Annales historiques de la Révolution française

370 | octobre-décembre 2012 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12488 DOI : 10.4000/ahrf.12488 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2012 ISBN : 978-2-200-92762-2 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 370 | octobre-décembre 2012 [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12488 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.12488

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SOMMAIRE

Articles

Le citoyen dans tous ses états : Rousseau au risque de Clio Monique Cottret

La politisation des corporations et les révolutions municipales : le cas de Marseille en 1789 Laurent Henry

« Des magistrats Républicains ne doivent s’occuper que de votre bonheur » Nathalie Alzas

Indépendance, égalité et possession. Saint-Just et le « trinôme républicain » Fabrizio Calorenni

Une espérance révolutionnaire en Moravie. L’imaginaire politique et philosophique de trois curés francophiles (1790-1803) Daniela Tinková

Un conspirateur républicain-démocrate sous la restauration : Claude-François Cugnet de Montarlot. Origine de l’élaboration d’une culture révolutionnaire Laurent Nagy

Thèse

Entre textes parisiens et réalités locales : l’administration départementale du Jura (1790-1793) Aline Bouchard

Regards croisés

Les révolutions à l’épreuve du marché Leora Auslander, Charlotte Guichard, Colin Jones, Giorgio Riello et Daniel Roche

Sources

Une correspondance sépharade : 1794-96 Helen M. Davies

Un inédit de Buonarroti : la « Réplique à la réponse de l’accusateur national » Stéphanie Roza

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Comptes rendus

Cécile OBLIGI, Robespierre. La probité révoltante Annie Duprat

Alain COHEN, Le Comité des Inspecteurs de la salle. Une institution originale au service de la Convention nationale (1792-1795) Jean Bart

Michel BIARD (Ed.), Procès-verbaux de la Société populaire de Honfleur (Calvados) (janvier 1791-février 1795) Côme Simien

Philippe BOURDIN (Dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution. Actes du colloque international de Vizille (10-12 septembre 2008) Jean Duma

Jeremy D. POPKIN, You Are All Free ! The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery Jean-Clément Martin

Daniel DESORMEAUX (Ed.), Mémoires du général Toussaint Louverture Alan Forrest

Semion BLUMENAU, Les transformations révolutionnaires de l’Assemblée constituante de la France en 1789-1791 Блуменау С.Ф. Революционные преобразования Учредительного собрания во Франции в 1789-1791 годах Varoujean Poghosyan

Gerard MENARD, Jacques Philippe Guilmard, un homme de combat(s). La Révolution, l’Empire, la Retraite de Russie et… Isigny-le-Buat Annie Crépin

Geraldine SHERIDAN, Louder than Words. Ways of Seeing Women Workers in Eighteenth-Century France Annie Duprat

Laure HENNEQUIN-LECOMTE, Le Patriciat strasbourgeois (1789-1830). Destins croisés et voix intimes Sylvain Turc

Laurent BRASSART, Jean-Pierre JESSENNE, Nadine VIVIER (Dir.), Clochemerle ou république villageoise ? La conduite municipale des affaires villageoises en Europe XVIIIe- XXe siècles Guy Lemarchand

Mary ASHBURN MILLER, A Natural History of Revolution. Violence and Nature in the French Revolutionary Imagination, 1789-1794 Michel Biard

René SIGRIST, La Nature à l’épreuve. Les débuts de l’expérimentation à Genève (1670-1790) Isabelle Laboulais

Gilles BANCAREL (Dir.), Raynal et ses réseaux Christian Albertan

Tatiana SIROTCHOUK, La Vie intellectuelle et littéraire en Ukraine au siècle des Lumières Vladislav Rjéoutski

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Stefano ANDRETTA, Stephane PEQUIGNOT, Marie-Karine SCHAUB, Jean-Claude WAQUET Et Christian WINDLER (Dir.), Paroles de négociateurs. L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle Anne Jollet

Youri ROUBINSKI et Marina ARZAKANYAN (Dir.), Russie – France. 300 ans des relations particulières Россия – Франция: 300 лет особых отношений / Отв. ред. Ю. И. Рубинский, М. Ц. Арзаканян Varoujean Poghosyan

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Articles

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Le citoyen dans tous ses états : Rousseau au risque de Clio The Citizen in all his (S)tates: Rousseau unmasked by Clio

Monique Cottret

1 Alors que l’on célèbre le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, il était tentant de revenir sur ce que le regard historien apporte à la compréhension du « citoyen de Genève ». L’étude de cas pose des problèmes méthodologiques qui tournent autour de la nécessaire distinction entre la norme et l’exception. Quand il s’agit d’un cas qui est d’emblée une exception, la difficulté est plus grande encore. Placé sous le signe de la mobilité sociale et géographique, de l’ascension puis de la chute, le destin de Rousseau semble parfois insaisissable tant il a lui-même accumulé les obstacles en multipliant les récits1. Confronté douloureusement à l’image que l’opinion publique a construite à son propos, Rousseau demeure en quête de lui-même. C’est ce qu’il signifie dans l’adresse « Au lecteur » de Rousseau juge de Jean-Jacques en justifiant la forme du dialogue choisie pour cette œuvre : « J’ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens mon nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, et je me suis désigné en tiers à son exemple par celui de baptême auquel il lui a plu de me réduire »2.

2 Personnage, éditeur, auteur, Rousseau a su jouer de l’ambivalence, mais jamais lorsqu’il signe l’un de ses écrits « citoyen de Genève ». Cette signature subit ainsi quelques éclipses dont Rousseau s’explique dans la préface (déjà dialoguée) de la Nouvelle Héloïse : « - N : A la tête d’un livre d’amour on lira ces mots : par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève. -R : Citoyen de Genève ! Non, pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie ; je ne le mets qu’aux écrits que je crois pouvoir lui faire honneur »3 .

3 Reprenant ses réflexions sur cette désignation, à la lumière de ses conflits ultérieurs avec les autorités genevoises, Rousseau constate amèrement dans ses Confessions : « Le seul avantage que me procura cet ouvrage (il s’agit du Discours sur l’inégalité), outre celui d’avoir satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen, qui me fut donné par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j’ai perdu dans la suite pour l’avoir trop bien mérité »4. Citoyen ou citoyen de Genève ? Le terme est lourd de sens et mérite toute notre attention. La relation de Rousseau à Genève a été longuement analysée5, la

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reprendre en la déclinant autour de l’universel et du singulier de cette catégorie politique n’est pas inutile.

Un citoyen peu ordinaire

4 Rousseau fut par rapport à Genève un citoyen intermittent. L’édition de son premier Discours est signée tantôt par « un citoyen de Genève », tantôt « par un citoyen genevois » mais la mention semble plus géographique que strictement patriotique6. La « préface » n’est pas genevoise ; la question mise au concours « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs » relève « d’une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain » proclame Rousseau7. Le genre humain et pas la petite cité du Léman. D’ailleurs de telles vérités ne sont pas accessibles à tous : « Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, de leur société : tel fait aujourd’hui l’esprit fort et le philosophe, qui, par la même raison n’eût été qu’un fanatique du temps de la Ligue »8.

5 Comme à partir des Lettres de la montagne, Rousseau a renoncé à la citoyenneté et donc ne signe plus « citoyen de Genève », ses textes genevois forment un corpus limité. Ils commencent avec le second Discours, celui sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Datée de Chambéry le 12 juin 1754, la « dédicace » s’inscrit dans une stratégie de retour à Genève. Mais il ne s’agit pas du retour honteux du converti : Rousseau traite de puissance à puissance. Il a négocié sa réintégration dans le giron de l’Église au prix de quelques entorses avec la réalité et se fait donneur de leçons face aux autorités genevoises. Ces stances « À la République de Genève » sont rédigées sur un mode grammatical introuvable : la nostalgie de ce qui n’a pas été et qui fut pourtant : « si j’avais eu à choisir le lieu de ma naissance […] j’aurais voulu […] j’aurais cherché […] j’aurais désiré […] j’aurais voulu naître sous un gouvernement démocratique sagement tempéré »9. Les autorités genevoises ne furent pas enthousiastes ; l’évolution oligarchique était déjà bien avancée et le Petit conseil n’aimait pas particulièrement la démocratie, même bien tempérée. La dédicace adressée au Conseil général contournait les conseils supérieurs et valorisait le peuple : « ces hommes instruits et sensés, dont sous le nom d’ouvriers et de peuple, on a chez les autres Nations des idées si basses et si fausses »10. Sur le mode de la prétérition, la dédicace se fait presque menaçante : « Il ne m’appartient pas, et grâce au ciel, il n’est pas nécessaire, de vous parler des égards que peuvent attendre de vous des hommes de cette trempe, vos égaux par l’éducation, ainsi que par les droits de la nature et de la naissance […] J’apprends avec une vive satisfaction de combien de douceur et de condescendance vous tempérez avec eux la gravité convenable aux ministres des lois […] conduite pleine de justice et de sagesse, propre à éloigner de plus en plus la mémoire des événements malheureux qu’il faut oublier pour ne les revoir jamais… »11.

6 Curieuse façon d’oublier que de se souvenir ! De l’arquebusade de Pierre Fatio en 170712 à l’enfermement de Micheli du Crest13 la politique genevoise du siècle des Lumières a été très agitée. Non seulement la cité du Léman est gouvernée par une minorité de plus en plus étroite, mais elle dépend de plus en plus de son puissant voisin et protecteur, le royaume de France14. Si, dès la fin du XVIIe siècle, Genève est « en théorie un État souverain » note Éric Golay, c’est avec « d’importantes concessions à la France ». Pour conclure : « À certains égards la Genève du XVIIIe siècle est devenue un protectorat français »15. Si quelques décennies avant la Révolution, Rousseau s’honore du titre de

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citoyen et respecte le peuple, les familles dominantes de Genève n’observent pas sans inquiétude ce censeur revenu d’ailleurs16.

7 Hélas pour l’oligarchie genevoise, l’article « Genève » de l’Encyclopédie devait donner à Rousseau l’occasion de voler une nouvelle fois au secours de sa patrie. D’Alembert y défendait la nécessité d’ouvrir un théâtre dans la ville de Calvin, tout en félicitant ses élites, y compris les pasteurs, d’avoir renoncé au calvinisme. La question du théâtre était éminemment politique dans le contexte genevois. C’était un bon test pour mesurer l’influence française. Le résident de France avait tenté de l’imposer en 1738 alors que la France apparaissait comme le grand vainqueur de la « Médiation ». Voltaire, installé sur les bords du Léman depuis 1755, avait repris le flambeau : les philosophes œuvraient en toute innocence pour le triomphe des mœurs françaises. Les élites genevoises étaient prêtes au basculement, mais les compliments de d’Alembert étaient pour le moins embarrassants. Rousseau réplique en patriote genevois et part en guerre contre les pièges de l’acculturation. Si, à , on lit cette Lettre à d’Alembert comme une dénonciation du théâtre, à Genève on y voit la défense et illustration de la République contre ses élites francisées. Dès la première page tout est dit puisque Jean- Jacques Rousseau « citoyen de Genève » s’oppose avec courtoisie à M. d’Alembert et à tous ses titres « de l’académie française, de l’académie royale des sciences de Paris, de celle de Prusse, de la société royale de Londres, de l’académie royale des belles-lettres de Suède, et de l’institut de Bologne » : le citoyen contre l’académicien. La résistance culturelle que Rousseau propose aux Genevois, et sur le succès de laquelle il ne se fait guère d’illusion, demeure l’une des clefs de son système. Face aux Polonais des années plus tard, il reprendra le même thème. À propos des Russes et des troupes des despotes éclairés qui déferlent sur la Pologne, il leur conseille : « Vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent, faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer »17. On ne saurait trop souligner l’extraordinaire modernité de ce raisonnement, sa fulgurance solitaire, ne serait-ce que par la définition essentiellement culturelle du religieux : protestante pour les uns, catholique pour les autres, la religion fonctionne comme un marqueur d’identité nationale. Les membres des conseils supérieurs de Genève trouvent Rousseau bien encombrant, mais il vit en France, il est l’ami d’un maréchal et bientôt l’idole de toute une génération avec le prodigieux succès de la Nouvelle Héloïse, comment ne pas le ménager ?

8 Du contrat social s’ouvre à nouveau sur une apologie genevoise : « Né citoyen d’un État libre, et membre du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir de m’en instruire. Heureux toutes les fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d’aimer celui de mon pays »18.

9 À nouveau, dans ce résumé des institutions de sa patrie, Rousseau met en avant le Conseil général dont il dira plus tard qu’il est « la loi vivante et fondamentale qui donne vie et force à tout le reste, et qui ne connaît d’autres droits que les siens. Le Conseil général n’est pas un ordre dans l’État, il est l’État même »19.

10 Il s’agit certes toujours d’une version démocratique de la République de Genève, mais curieusement Du contrat social semble plus modéré dans sa perception des choses avec cette remarque sibylline : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »20 . Comme Rousseau distingue le gouvernement et la souveraineté, sans doute envisage-t-

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il déjà ce qu’il proposera aux Corses, et en partie aux Polonais, une souveraineté populaire tempérée par un gouvernement aristocratique, au sens des meilleurs et non de la naissance ou du privilège. Rousseau ne récuse pas le modèle aristo-démocratique mis au point par Burlamaqui21 mais alors que ce dernier « commet » la souveraineté au prince, même si originellement elle appartient au peuple, pour Rousseau elle demeure inaliénable. À Genève le Conseil général demeure « l’État même ». Dans la subtile mécanique de la Constitution genevoise tout est affaire d’équilibre mais également de souplesse dans les rouages et engrenages.

Du citoyen au trublion

11 Rousseau n’est pas plus révolutionnaire dans l’Emile et dans Du contrat social que dans ses précédents écrits. Mais loin d’être désormais protégé à Genève par son statut d’homme de lettres parisien, il est décrété et exilé. Le soutenir serait prendre le risque de déplaire à Versailles. Il est donc condamné à Genève aussi et cette condamnation y marque le début d’une très vive agitation qui suscite à son tour une tension diplomatique en Europe22. Rousseau a abdiqué son titre de citoyen et les Lettres de la montagne sont incontestablement son œuvre la plus critique à l’égard des réalités de la République genevoise : « Rien n’est plus libre que votre état légitime ; rien n’est plus servile que votre état actuel »23. Le Petit conseil a usurpé la souveraineté qui résidait dans le Conseil général : « La puissance exécutive n’est plus que la force, l’État est dissous. Voilà, Monsieur, comment périssent à la fin tous les États démocratiques »24. Dans ce glissement vers la tyrannie, le sort de Rousseau est devenu emblématique : « Le Conseil m’a jugé contre la loi : des représentations s’élèvent. Pour établir le droit négatif, il faut éconduire les représentants ; pour les éconduire il faut prouver qu’ils ont tort ; pour prouver qu’ils ont tort, il faut soutenir que je suis coupable : mais coupable à tel point, que, pour punir mon crime, il a fallu déroger à la loi »25.

12 Le résumé de la situation est parfaitement objectif ; Rousseau n’a pas été condamné dans les formes, il n’a pas été entendu et l’avis du Consistoire n’a pas été pris. Les représentations qui protestaient contre cette anomalie n’ont pas été reçues, d’où le nom de « Négatifs » donné aux partisans du Petit conseil. Rousseau n’est pas chef de parti, et il entretient avec les représentants des relations complexes, mais on comprend aisément que ses adversaires ont pu penser le contraire !26 Ne pouvant rien obtenir des « Négatifs », les « Représentants » utilisent la seule arme institutionnelle qui leur reste, le blocage de la machine. Dès janvier 1766, ils refusent d’élire les nouveaux syndics27. La liberté genevoise étant une liberté surveillée, les puissances protectrices interviennent. Berne, Zurich et la France engagent une nouvelle « Médiation »28. Celle-ci donne entièrement raison au Petit conseil : le règlement de médiation de novembre 1766 limite le droit de représentation et interdit au Conseil général de surseoir indéfiniment à la désignation des Syndics. À l’indignation des puissances, le 15 décembre 1766, le Conseil général refuse par 1095 voix contre 515. Le jour même le chevalier de Beauteville fulminait au nom de Louis XV : « Le roi vous interdit, ainsi qu’à tous les Représentants, l’entrée et le commerce de son royaume. Tous ceux d’entre vous qui oseraient, après cette défense, se présenter sur les terres de Sa Majesté y seront arrêtés, et toutes marchandises que vous tireriez de France, ou que vous y feriez passer seront saisies jusqu’à ce qu’il plaise à Sa Majesté d’en décider. Allez, faites savoir ce que je vous dis à ceux de vos concitoyens qui ont été assez aveugles pour se laisser conduire par vous. Ils vous

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demanderont ce qui leur a attiré ces maux et vous leur direz que c’est vous qui vous êtes crus en état de contrecarrer les vues de Sa Majesté et de ses alliés et de renverser un gouvernement sage et prospère dont elle et deux des plus puissants cantons ont garanti la solidité et la durée »29.

13 On ne saurait être plus clair, c’est le ton employé un siècle plus tôt face aux « grenouilles » des Provinces-Unies. Et les Genevois suspects, qui sont présents à Paris, sont effectivement arrêtés et embastillés tandis que se met en place une tentative de blocus de la cité du Léman. Les dragons de la légion des Flandres et les fantassins du régiment de Conti s’installent sur la frontière30. En faisant construire la route de Pontarlier à Versoix par Meyrin, Choiseul poursuit le détournement du trafic et songe à ruiner définitivement Genève en faisant de Versoix le port concurrent. Versoix devient « Port Choiseul ». Il faudra encore des années de négociation et une ville en permanence au bord de l’émeute pour retrouver un fragile équilibre.

14 Ce conflit franco-genevois retient l’attention. Dès le début Voltaire a joué à la fois les intermédiaires et les incendiaires ; il tient Choiseul au courant des péripéties genevoises, et met en garde les Genevois contre une proximité avec Rousseau devenue périlleuse : « Je n’ai point caché aux principaux citoyens » écrit-il à un correspondant genevois « que s’ils étaient regardés en France comme les organes et les partisans d’un homme dont le ministère n’a pas une opinion avantageuse, ils indisposeraient certainement nos illustres médiateurs, et ils pourraient rendre leur cause odieuse »31. Voltaire partage le mépris français pour les querelles genevoises et s’indigne contre les excès de la liberté : « Chose étonnante que la liberté ! Il y a vingt villes en France plus peuplées que Genève. Qu’il y ait un peu de dissension dans une de ces vingt villes, on envoie des archers. Qu’il y ait une petite discussion à Genève, on y envoie des ambassadeurs »32. Une feuille volante publiée à Lyon le 23 janvier 1767 accuse également Rousseau et constate : « Genève n’a plus l’air d’une République, mais d’une anarchie […] La partie saine de la bourgeoisie, prévoyant les suites de ses dissensions, est dans les plus vives inquiétudes sur le sort de la patrie, tandis que les malintentionnés, qui causent des alarmes et qui ne travaillent que trop à les justifier s’en moquent »33.

15 Rousseau est aimablement comparé à la bête qui ensanglante le Gévaudan. Les diplomates attribuent également à Rousseau la responsabilité de la révolution genevoise34. La France ne pouvait supporter qu’un état démocratique s’installe à sa frontière, même si elle ne tenait pas du tout à l’annexer. Les instructions données au Résident sont claires : « La position géographique de ce petit État nous rend son indépendance plus utile que s’il était englobé dans nos possessions, puisqu’il sert en quelque sorte de rempart à la partie du royaume la moins défendue, et que sans l’espèce de séparation que Genève met entre nous et la Savoie, il serait libre en temps de guerre à Sa Majesté sarde de faire courir librement des troupes jusqu’à Lyon ».

16 Cependant il importe d’y maintenir l’inégalité et la supériorité du Petit conseil « parce que nous pouvons être plus aisément assurés des dispositions et des résolutions du premier que de celles de la multitude toujours prête à se laisser entraîner ou par la frénésie de quelque prévention insidieusement communiquée ou par l’intérêt mal entendu de la religion »35. L’Angleterre est au contraire persuadée que l’intervention française est imminente. La défaite française de 1763 a ouvert une période de véritable guerre froide : les Anglais attendent une revanche française et le moindre battement de

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cil de Choiseul donne lieu à des interprétations inquiètes. Le diplomate Charles Lennox redoute que cette intervention se fasse à Genève, il écrit au général Conway : « Je ne puis manquer de remarquer que l’existence et l’indépendance de Genève sont loin d’être des objets indifférents pour la Grande-Bretagne, car si Genève tombe, ce sera au profit de la France, et toute acquisition territoriale française s’opère au détriment de l’Angleterre. C’est d’autant plus vrai ici si l’on songe aux avantages considérables dont bénéficierait alors la France qui y trouverait une voie d’accès à la Suisse, ce qui rendrait les cantons perpétuellement dépendants de la France, comme si ce n’était pas déjà suffisamment le cas, vu notre négligence. Ce serait une épine dans le pied du roi de Sardaigne, qui ne pourrait plus nous rendre le moindre service en opérant une diversion sur cette frontière, qui est presque totalement ouverte désormais. Genève serait une excellente ville frontière, en garantissant les intérêts français de ce côté-là. À ce titre, la préservation de Genève est essentielle pour nous, et la ville sera en danger si elle continue de faire appel en permanence aux Français. De médiateurs, ces derniers risquent de devenir dictateurs »36.

17 Bien malgré lui, Rousseau apparaissait comme l’instigateur d’une révolution genevoise qui menaçait l’équilibre européen. Alors que les monarchies catholiques sont en lutte contre un improbable et universel complot jésuite, un deuxième front semble s’ouvrir à cause d’un agitateur patenté qui sait mobiliser la frénésie de la multitude, pour paraphraser les instructions diplomatiques françaises. Il était nécessaire d’éloigner Rousseau de Genève.

Le « zèbre » des chancelleries

18 Persécuté à Môtiers, interdit de séjour par Berne dans sa chère île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne, Rousseau pensait rejoindre Berlin. Frédéric II était un électron libre dans le champ diplomatique. Les « amis » de Rousseau font pression sur lui pour qu’il abandonne ce projet et choisisse un refuge en Angleterre. Pour cela l’autorisation de Choiseul était nécessaire. Le même ministre qui fait embastiller les démocrates genevois accepte que Rousseau, supposé leur chef, décrété par le Parlement, s’installe à Paris chez le prince de Conti37. Il faut croire qu’il avait de bonnes raisons pour faciliter la livraison de Rousseau aux Anglais. Le représentant de Genève à Paris, Jean-Pierre Crommelin, informe le Petit conseil de l’arrivée de Rousseau à Paris avec un commentaire désabusé : « Il y recevra les adorations de la colonie genevoise, très disposée à recevoir le nouveau degré de chaleur, qu’il lui voudra bien communiquer »38 ; nous retrouvons l’idée d’un Rousseau chef de bande et le terme de « chaleur » renvoie bien au caractère émotif, enthousiaste, voire fanatique des contestataires : hérésie religieuse et politique se confondent sous la plume du représentant de Genève. Par contre, Crommelin n’est pas inquiet à propos du séjour de Rousseau en Angleterre : « J’ai vu M. Hume hautement contre lui après la publication des Lettres de la montagne et aujourd’hui c’est lui qui, probablement à l’instance du prince et de Mme de Boufflers, l’a attiré ici et l’établit à Londres. Il est aisé de sentir que l’on profitera de ce voyage dans la circonstance, et je ne doute pas que l’on ne fonde de grandes espérances là-dessus, et sur les mouvements qu’il se donnera, sans paraître se mêler de rien »39.

19 Rousseau n’a qu’à bien se tenir, son séjour anglais risque de ne pas être agréable. Crommelin s’ingénie par ailleurs à rassurer le duc de Richmond sur les intentions de

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Choiseul : celui-ci veut simplement maintenir l’ordre à Genève et s’opposer à tout dérapage révolutionnaire : les intérêts français et anglais vont dans le même sens40. Dans la même correspondance diplomatique, un imprimé genevois désigne les fauteurs de troubles : François-Henri d’Ivernois41 pour sa Réponse aux lettres écrites de la campagne et Rousseau pour ses incendiaires Lettres de la montagne… Haro sur le Rousseau ! Rousseau ne fait rien pour nier ses sympathies pour les Représentants. En Angleterre, en dépit des difficultés de son séjour, il reste en relation avec ses amis genevois et ne se désintéresse pas de leur cause, bien au contraire. Il entretient une correspondance avec l’un des pasteurs de la communauté helvétique de Londres, Antoine-Jacques Roustan, et celui-ci le remercie pour avoir très généreusement cotisé au fonds de soutien des opposants genevois qui ne connaissait pas un grand succès : « Il y a près de quatre semaines que de concert avec quelques autres genevois je commençai ici une collecte en leur faveur ; tout ce que nous avons pu ramasser encore se réduit à 50 livres sterling. Le malheur est que nos riches négociants sont tous Négatifs et sont bien aise la plupart de se couvrir de ce nom contre nos prières »42.

20 Voltaire livre les clefs des malheurs de Jean-Jacques dans une prophétie plus ou moins rétrospective qui ignore complétement le contexte diplomatique et plaque un contenu psychologique sur un débat politique : « Les gazetiers tiendront un registre exact de vos faits et gestes, et parleront du grand Jean-Jacques comme de l’éléphant du roi et du zèbre de la reine : car les Anglais s’amusent des productions rares de toutes espèces, quoiqu’il soit rare qu’ils estiment. On vous montrera du doigt à la comédie, si vous y allez ; et on dira. Le voilà cet éminent génie qui nous reproche de n’avoir pas un bon naturel, et qui dit que les sujets de Sa Majesté ne sont pas libres ! C’est là ce prophète du lac de Genève, qui a prédit au verset 45° de son apocalypse nos malheurs et notre ruine parce que nous sommes riches. On vous examinera depuis les pieds jusqu’à la tête, en réfléchissant sur la folie humaine »43.

21 Le théâtre fonctionne à nouveau comme un marqueur essentiel dans l’entreprise de délégitimation de Rousseau. C’est le lieu où sont censées s’exprimer les contradictions du bonhomme. Rousseau a effectivement été exposé au théâtre, à la demande de George III, qui observe de sa loge ce curieux phénomène. La bonne société n’est pas indulgente et épie ses réactions, souvent décalées car il comprend très mal la langue. On prétend même qu’il serait tombé sur le parterre sans l’aide de Mme Garrick (l’épouse du grand acteur). Dès son arrivée commérages et folliculaires sont hostiles à cet excentrique venu du continent44.

22 Après le ridicule du théâtre, l’affaire de la pension. C’est un vieux débat qui a déjà opposé Rousseau à Diderot une dizaine d’années plus tôt et qui renvoie à la place de l’intellectuel dans la société d’Ancien Régime45. Mais transformer le fier républicain, le meneur supposé de la révolte genevoise, en pensionné du roi George avait cette fois une dimension diplomatique supplémentaire. Et nous touchons au cœur de la célèbre querelle Rousseau-Hume46. Le Hume que la postérité a justement retenu demeure un extraordinaire philosophe, mais David Hume appartient aussi à cette mouvance écossaise, longtemps écartée du pouvoir, qui bénéficie alors de la protection de George III. Ce Hume-là doit au soutien de la famille Conway sa présence dans l’ambassade britannique à Paris de 1763 à 1766 comme il lui devra l’année suivante un poste de sous- secrétaire d’État aux Affaires intérieures. Au moment où Hume prend Rousseau en charge pour le conduire en Angleterre, il exerce la fonction de chargé d’affaires à Paris, l’ambassadeur en titre Nicholas Seymour Conway (lord Hertford) venant d’être nommé

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vice-roi d’Irlande. On imagine mal qu’un tel personnage agisse sans avoir l’accord de ses supérieurs. Choiseul laisse passer Rousseau et Conway (Henry Seymour, frère cadet de Nicholas), responsable des Affaires du Sud, accepte de le recevoir. Cette bienveillance a un prix : exilé, isolé, Rousseau doit rentrer dans le rang et se déconsidérer aux yeux de ses partisans. Ce que Hume ne peut pardonner à Rousseau, c’est de refuser de faire sa cour à Conway (Henry Seymour) et de participer au jeu de la clientèle. Rousseau tergiverse à propos de la pension et refuse de rencontrer le ministre. S’adressant à Hume qu’il appelle encore « Mon très cher patron » (semblant accepter le jeu de la protection), Rousseau tire prétexte de sa mauvaise santé pour décliner une invitation à souper47.

23 Mené en Angleterre pour être politiquement anéanti, ce boutefeu de Rousseau ne risquait-il pas de passer entre les mailles du filet ? C’est la carrière de Hume qui était menacée. Le monde philosophique « sérieux », celui qui prétend contrôler l’opinion publique, et la mettre au service des hommes politiques éclairés, se mobilise. Parce que nous préférons très logiquement retenir les idées des philosophes plutôt que certaines de leurs pratiques, les liens entre Choiseul et Voltaire, par exemple, ne sont pas assez soulignés. Pour compromettre Rousseau, Voltaire est informé des interrogatoires du banquier genevois, partisan des Représentants, Lenieps48 lorsqu’il est embastillé. C’est au même moment que Voltaire obtient des papiers des Affaires étrangères sur le comportement de Rousseau vingt-deux ans auparavant lors de son séjour dans les services diplomatiques français à Venise. Voltaire veut les publier pour mieux assassiner Rousseau. La réponse de Choiseul permet de bien comprendre comment dans cette affaire se situent le pouvoir et les philosophes : « Je ne puis, ma chère marmotte, autoriser que l’on imprime les lettres du dépôt des affaires étrangères : 1° ces lettres n’en valent pas la peine, car qui doute que Rousseau est insolent, qu’il a mérité d’être bâtonné, qu’il est humble selon les circonstances, qu’il a été gâté par des seigneurs et dames de ce pays-ci, et que la tête lui a tourné ? 2° Ces lettres feront plus de tort à M. de Montaigu qu’à Rousseau. 3°Les Affaires étrangères, si je permettais l’impression, auraient l’air de prendre parti dans une querelle où elles ne doivent pas paraître ; ainsi, ma chère marmotte, si mes réflexions vous paraissent justes, persiflez Rousseau, ridiculisez-le par d’autres moyens, il y en a sans nombre »49 .

24 Pour le monde diplomatique, le « Sr. Rousseau » n’est pas grand-chose, « la tête lui a tourné » ; il convient de l’éloigner des « têtes chaudes » genevoises et de l’anéantir par le ridicule. Cette tâche ne saurait être mieux menée que par la coterie philosophique. La machine de guerre philosophique se met alors en marche. Elle est redoutablement efficace, proche du pouvoir à Paris comme à Londres. Antoine Lilti en a parfaitement analysé tant le contenu que la mécanique50 . Dans ce dispositif la fausse lettre de Frédéric II à Rousseau tient une place de choix. Le roi de Prusse ne faisait jamais rien comme les autres dans le monde politique du XVIIIe siècle, il avait protégé Rousseau des pasteurs et de leurs ouailles lorsque celui-ci séjournait à Môtiers dans la principauté de Neuchâtel qui dépendait de la Prusse. Rédigée par Horace Walpole, cousin et intime de Henry Seymour Conway, elle souligne la folie de la persécution dont Rousseau serait victime : « Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez : je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits ». La lettre circule à Paris. On sait que c’est le baron d’Holbach qui l’envoie à Garrick, le grand acteur que Rousseau avait été convié à applaudir lors de son arrivée à Londres. Elle se retrouve dans la St James Chronicle dont le rédacteur Wiilliam Strahan était, tout comme Walpole d’ailleurs, un ami de Hume. La presse en Angleterre au

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XVIIIe siècle, était capable de tout même du pire. Le 17 avril, c’est un pseudo quaker qui se moque de Jean-Jacques, et le 24 un conte satirique en français dénonce « le charlatan qui débitait des pilules »51…On serait déstabilisé à moins : Rousseau demande un droit de réponse. Son cousin, installé à Londres, Jean Rousseau en gémit et le met en garde : « Quant aux sottises que les malheureux ont fait mettre dans les papiers publics, je vous prie de n’y pas faire la moindre attention, ce serait une guerre perpétuelle »52. Le bruissement des salons, le tam-tam des correspondances philosophiques et, en Angleterre, l’écrasant rouleau compresseur de la presse, l’affaire Rousseau est menée comme une guerre éclair. Tandis que Voltaire en décembre 1766 martèle que Rousseau est le « Cromwell de Genève » et le « singe de la philosophie »53, en janvier 1767 paraît une estampe intitulée The Savage Man où un Rousseau chevelu et hirsute, est placé entre Hume qui le nourrit et Voltaire qui le corrige, tandis qu’un singe s’indigne de l’inégalité entre les hommes54. Durant l’hiver 1766-1767 la révolution se poursuit à Genève, malgré le blocus, l’ami Lenieps ruine sa santé (et perd sa fortune) à la Bastille, et Rousseau est victime d’une campagne de presse dont Roustan mesure les ravages : « Vous n’ignorez pas sans doute, les horreurs que Mr Hume a eu la bassesse d’écrire sur vous à Paris. La gazette de cette capitale les a répétées, et par ce moyen Genève en a été imbue »55.

25 Rousseau fuit l’Angleterre profondément déstabilisé. À la veille de l’embarquement, il écrit une longue lettre au général Conway qui ne manque pas cependant de lucidité : « J’ignore avec quel projet j’ai été amené en Angleterre ; il y en a un, cela est certain. J’en juge par son effet aussi grand, aussi plein qu’il aurait pu l’être quand ce projet eût été une affaire d’État. Mais comment le sort, la réputation d’un pauvre infortuné pourraient-ils jamais faire une affaire d’État ? […] J’ai été traité dans mon honneur aussi cruellement qu’il soit possible de l’être. Ma diffamation est telle en Angleterre que rien ne l’y peut relever de mon vivant »56.

26 Rousseau proclamait « Je veux sortir, Monsieur, de l’Angleterre ou de la vie » et s’engageait à ne plus rien publier sur l’Angleterre, contre son roi ou même sur son dramatique séjour. Il sortait de l’Angleterre comme de la Bastille en promettant de ne rien révéler. Finalement il acceptait la pension, fallait-il y voir le prix de son silence ? De l’engagement à se tenir coi ? De ne plus se mêler de près ou de loin de politique ?

Le citoyen errant

27 Réfugié, sous un nom d’emprunt, chez le prince de Conti au château de Trie, Rousseau se préoccupe toujours du sort de ses amis genevois. Mais il ne publie plus. Sa correspondance même alterne enthousiasme et désespoir. Il s’émerveille de la résistance au blocus et du courage des Genevois qui quittent la ville pour tenter d’échapper à ses désastreux effets. Mais, pour ne pas sombrer dans la guerre civile et éviter l’esclavage, l’exil semble la solution. Pas un exil individuel comme le sien, mais une démonstration collective. Pour cela Rousseau conseille aux Représentants une manifestation digne de l’Antiquité, il convient « d’en sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de vous, et puisqu’il faut porter des fers, d’aller porter du moins ceux de quelque grand prince, et non pas l’insupportable et odieux joug de vos égaux »57. Ses amis Coindet58 et Moultou 59 trouvent que les Représentants sont devenus trop radicaux et demandent à Rousseau d’intervenir pour les modérer. Rousseau refuse toute intervention, mais visiblement cette situation le

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trouble ; il a écrit et conservé sans les envoyer de longues lettres à Coindet qui cherchent de façon presque pathétique un impossible équilibre : « Le gouvernement démocratique, partout trop orageux, est surtout trop remuant dans une ville de commerce comme Genève, qui ne subsiste que par l’industrie, où sont beaucoup de gens riches, et où tout le monde est occupé. La pure aristocratie serait encore pire dans une aussi petite ville sans territoire où chacun incessamment sous quelque gueule de l’hydre en serait bientôt dévoré »60.

28 Il suit ses amis et regrette la radicalisation des Représentants, à d’Ivernois il confie : « Les maximes des Représentants vont par leurs conséquences, non seulement à l’excès, mais à l’abus de la démocratie, cela est certain »61. Mais dans une autre lettre à Coindet, qui n’a probablement pas été envoyée non plus, il réaffirme sa solidarité avec eux : « Vous me dîtes que les Représentants vont trop loin. Cela peut être. J’ignore les faits, mais jusqu’à ce que je les sache et que j’en juge par moi-même, je ne vois en eux que des hommes dignes du respect de tout l’univers. Qui mieux que moi qui suis faible et emporté, les deux choses dans l’adversité les plus fatales, sait combien sans appui, sans amis, sans conseil, sans protecteurs, sans ressources, et livré à des ennemis froids et ardents, il est grand et difficile d’être toujours, je ne dis pas courageux et ferme, mais sage, tranquille et modéré »62.

29 Rousseau n’a jamais voulu devenir le chef de l’opposition genevoise, contrairement à ce que l’on croit dans les milieux politiques. Mais son sort est lié à celui des Représentants d’une autre façon. Il l’écrit à Moultou en mars 1768, quelques jours avant la pacification : « Le malheur que j’ai eu d’être impliqué dans le commencement de vos troubles m’a fait un devoir, dont je ne me suis jamais départi, de n’être ni la cause ni le prétexte de leur continuation »63.

30 Pour autant, Rousseau n’est pas rallié au Petit conseil ! Il y voit une structure oligarchique grâce à laquelle tout le pouvoir est entre les mains de quelques riches familles. Et il peut encore s’indigner du pouvoir des « Négatifs » : « Le droit négatif tel qu’il est réclamé par le Petit conseil est absurde, inique, odieux, insupportable. Jamais le plus absolu despote ne se porta plus ouvertement pour juge et partie, et le grand Turc, quand on se plaint à lui de lui-même, renvoie l’affaire à son Divan »64. En fait, et pour éviter la guerre civile, Rousseau retrouve Burlamaqui : « Il n’est pas bon que le Conseil général soit trop nécessaire à tout. Mais le vice inhérent et fondamental est dans le défaut de balance et d’équilibre dans les trois autres conseils qui composent le gouvernement. Ces trois conseils dont deux sont à peu près inutiles sont si mal combinés que leur force est en raison inverse de leur autorité légale, et que l’inférieur domine tout. Il est impossible que ce vice reste, et que la machine puisse aller loin. Ce qu’il y a d’heureux pourtant dans cette machine qui dans le fond est admirable est que cet important équilibre peut s’établir sans rien changer aux principales pièces. Tous les ressorts sont bons, il ne s’agit que de les faire jouer un peu différemment »65.

31 La métaphore horlogère remplace la métaphore organiciste chère à la monarchie. Penché sur le sort de la constitution de sa patrie, Rousseau manie le scalpel et non la hache. Les termes de « balance » et « équilibre » rappellent évidemment l’abbé de Saint-Pierre sur les idées duquel Rousseau avait pourtant émis un avis assez sarcastique. Quel est son projet ? C’est finalement à d’Ivernois qu’il le confie : « Entre le Petit conseil, violent aristocrate, et le Conseil général, démocrate effréné, où trouver une force intermédiaire qui contienne l’un et l’autre et soit la clef du gouvernement ? Elle existe cette force, c’est le conseil des Deux-Cents. Mais pourquoi cette force ne va- t-elle pas à son but ? Pourquoi le Deux-Cents au lieu de contenir le Vingt-Cinq en est-il

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l’esclave ? »66. Question rhétorique évidemment. Finalement Rousseau ne voyait de solution que dans un patriotisme de réconciliation : « Que chacun rentre dans sa sphère et s’y tienne, tout est sauvé. Encore une fois, ne soyez ni Négatifs, ni Représentants, soyez patriotes, et ne reconnaissez pour vos droits que ceux qui sont utiles à cette petite mais illustre république, que de si dignes citoyens couvrent de gloire »67 ; nous sommes dans le modèle bolingbrokien du patriotisme qui avait prévalu quarante plus tôt en Angleterre comme moyen de dépasser les clivages et créer du consensus68. Mais le patriotisme, en France au moins, tendait à devenir beaucoup moins consensuel et même à fonctionner en-hors de la monarchie, voire à devenir un critère d’opposition, c’est ainsi que le « parti » janséniste serait devenu le « parti » patriote69.

32 Le patriotisme chez Rousseau est souvent patriotisme de résistance comme dans la question du refus d’un théâtre à Genève ou dans l’invocation aux Polonais écrasés par les Russes mais qui ne doivent pas être « digérés » même après avoir été militairement écrasés. Le patriotisme est ce qui reste quand tout a été perdu ! Le modèle le plus achevé en étant Moïse qui maintient l’intégrité culturelle d’un peuple qui n’existe plus : « Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre, et tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette institution durable, à l’épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille ans n’ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force lors même que le corps de la nation ne subsiste plus »70.

33 Les juifs selon Rousseau n’ont plus de patrie mais sont toujours citoyens ; sans doute de ce point de vue Rousseau se sent-il un peu juif lui-même ? Le patriotisme rassemble et le patriotisme permet de demeurer séparé. Face à Genève, Rousseau choisit la version plus modérée d’un patriotisme de rassemblement, après avoir valorisé le patriotisme de résistance culturelle. Mais quelle est la part de conviction et celle de la nécessité dans cette évolution ?

34 L’apatride du patriotisme promet un avenir meilleur à ses amis Représentants : « N’attendez pas que votre étonnante union se relâche, et ne comptez pas qu’un pareil miracle dure encore longtemps. L’expédient d’un règlement provisionnel peut vous faire passer sur bien des choses qui pourront avoir leur correctif dans un meilleur temps. Ce moment court et passager vous est favorable, mais si vous ne le saisissez pas rapidement, il va vous échapper, tout est contre vous et vous êtes perdus. Je pense bien différemment de vous sur la chance générale de l’avenir. Car je suis persuadé que dans dix ans et surtout dans vingt, elle sera beaucoup plus avantageuse à la cause des représentants, et cela me paraît infaillible ; mais on ne peut pas tout dire par lettres, cela deviendrait trop long. Enfin je vous en conjure derechef par vos familles, par votre patrie, par tous vos devoirs, finissez et promptement, dussiez-vous beaucoup céder. Ne changez pas la constance en opiniâtreté, c’est le seul moyen de conserver l’estime publique que vous avez acquise et dont vous sentirez le prix un jour. Mon cœur est si plein de cette nécessité d’un prompt accord qu’il voudrait s’élancer au milieu de vous, se verser dans tous les vôtres pour vous la faire sentir »71 .

35 L’espoir dans dix à vingt ans ? Le citoyen n’était pas si mauvais prophète.

36 Rousseau au risque de Clio avons-nous annoncé ; le risque encouru est bien entendu celui de la banalisation. Inscrire une pensée dans un contexte, n’est-ce pas inévitablement la sous-interpréter ? En réduire la portée et l’originalité ? Le débat a déjà eu lieu à propos de Du contrat social. Alors que Rousseau écrivain français était valorisé aux dépens du penseur, il était courant de limiter les effets du Contrat social et

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d’en faire une œuvre genevoise. Les démonstrations de John Stephenson Spink et Robert Derathé ont heureusement rompu avec cette tendance et rendu à Rousseau profondeur, unité et complexité. Mais fallait-il pour autant nier toute influence de l’origine genevoise comme de la culture protestante ? La magistrale édition de la correspondance de Rousseau par Ralph A. Leigh a réintroduit de facto Genève chez Rousseau72. Nous le voyons fêtant « l’Escalade », très proche de Lenieps, et toujours préoccupé de sa patrie, même après l’avoir abandonnée. Affirmer que le Contrat n’est pas une brochure genevoise, n’est-ce pas également faire preuve d’une certaine arrogance à l’égard d’un débat politique souvent ignoré en France ? La circulation des idées est largement manuscrite à Genève et pour apprécier la richesse, la diversité et le niveau du débat, il faut fréquenter la bibliothèque et les archives d’État de Genève73. Au travers du cas Rousseau, il ne s’agit pas de construire un conflit imaginaire franco- genevois mais de poser la vaste question du républicanisme. Faut-il privilégier l’héritage antique, revisité par la Renaissance et réinvesti à la fin du XVIIIe siècle par les révolutions américaines puis françaises ? Ou peut-on admettre que les petites républiques européennes qui ont, comme Genève, survécu au temps des monarchies ont pu transmettre modèles, réflexions, exemples et expériences, bref se comporter en laboratoire du républicanisme74 ? Claude Mazauric fournit une vision synthétique du « modèle-Genève » chez Rousseau : un « idéal-type » entre la nostalgie des origines et les temps à venir75. Le génie de Rousseau, outre le style, réside sans doute dans le constant dialogue qu’il entretient entre le singulier et l’universel. Un peu de singulier éloigne de l’universel, mais beaucoup en rapproche…76

37 Si la part genevoise de Rousseau a été si longtemps objet de polémique, faire glisser « l’affaire Hume-Rousseau » de la querelle littéraire au champ diplomatique, pire de l’infra-diplomatique, des machinations et manipulations secondaires, relève de la provocation. Le monde des idées ne peut que mépriser cette misérable agitation. Pourtant les sources diplomatiques sont là, et loin d’obscurcir « l’affaire » elles lui confèrent sa véritable dimension plurielle. Certes les philosophes n’y tiennent pas leur plus beau rôle. Mais faire l’histoire des Lumières, ce n’est pas faire de l’histoire sainte.

38 Si la dimension historique n’est pas prise en compte, les risques encourus semblent encore plus grands et l’on tombe aisément dans la psychologie de bazar. L’excellente édition des Dialogues par Philip Stewart n’échappe pas totalement à ce piège. L’auteur commente ainsi une allusion de Rousseau au port de Versoix : « Il s’agit d’un port de Genève creusé par Choiseul, trop à proximité de Ferney pour que Rousseau n’y voie pas une nouvelle insulte à ses sensibilités genevoises »77. Le port de Versoix a été développé dans le cadre du blocus de Genève pour ruiner la ville, et le blocus était tellement bien en train d’y parvenir que même les Négatifs étaient touchés. L’interprétation historique est ici pour le moins sous-évaluée ; du coup l’interprétation psychologique s’impose : la haine de Voltaire, et la « sensibilité ». Pour parler de Rousseau, dès le XVIIIe siècle, ses adversaires utilisent le vocabulaire des émotions. Est-ce parce que ce balourd de Rousseau est peuple qu’il est renvoyé du côté de la chaleur, de la frénésie, de l’émotivité, du délire78 ? Le risque de l’histoire peut être de noyer l’essentiel dans l’accessoire, de privilégier les faits (des faits qui sont toujours la construction de l’historien comme nous l’a appris Lucien Febvre) face aux idées. Mais que dire du danger d’une psychologie mal maîtrisée, qui semble ignorer que la folie aussi a une histoire, et construit des pathologies rétrospectives, de Rousseau à Robespierre ?

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NOTES

1. C’est notamment le cas pour le récit de sa fuite de Genève et de sa conversion au catholicisme dont il propose au fil du temps des versions légères ou dramatiques. Voir notre « Rousseau transfuge et relaps, itinéraire d’un converti », Anna BELLAVITIS, Laurence CROCQ, Monica MARTINAT, Mobilité et transmission dans les sociétés de l’Europe moderne, PUR, 2009, p. 159-170. 2. Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues, Édition critique par Philip STEWART, Éd. Champion classique, Paris, 2011, p. 53-54. 3. Nouvelle Héloïse, Œuvres complète, II, p. 27 ; Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1959-1995, désormais OC. 4. Confessions, Livre VIII, OC, I, p. 395. 5. Citons entre autres John Stephenson SPINK, Jean-Jacques Rousseau et Genève. Essai sur les idées politiques et religieuses de Rousseau dans leur relation avec la pensée genevoise au XVIIIe siècle. Paris, Boivin, 1934 ; Michel LAUNAY, Jean-Jacques Rousseau et son temps, Paris, Nizet, 1969 ; Helena ROSENBLATT, Rousseau and . From the « First Discourse » to the « Social Contract », 1749-1762, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. Et plus récemment Gabriella SILVESTRINI, « Le républicanisme de Rousseau mis en contexte: le cas de Genève », Les Études philosophiques, octobre 2007, p. 519-541 Rappelons que la société genevoise se divise entre ceux qui possèdent les droits de bourgeoisie et donc les droits politiques de citoyens et ceux qui bénéficient de droits civils et économiques mais pas de droits politiques. Si le peuple a le pouvoir, tout le monde n’est pas peuple. Tous les citoyens se rassemblent en Conseil général une fois par an pour nommer quatre syndics qui représentent en corps la République sur une liste proposée par le Petit conseil. Ce Petit conseil de 25 membres détient le pouvoir exécutif et celui de nommer à tous les postes importants. Il est désigné par le Conseil des deux-cents qui, lui, est chargé de formuler lois et règlements. Mais comme les Deux cents sont également désignés par le Petit conseil, la réalité du pouvoir est confisquée par une minorité de familles de notables. 6. Les éditeurs du Discours commentent « Il s’agit de se distinguer de Jean-Baptiste (de Paris) et de Pierre (de Toulouse), avec l’intention aussi, peut-être, de se rattacher à sa ville natale », OC, tome III, p. 1239. 7. OC , p.4 8. Ibid. 9. OC, tome III, p.111. 10. OC, tome III, p.118. 11. Ibid. 12. Olivier et Nicole FATIO, Pierre Fatio et la crise de 1707, Genève, Labor et fides, Histoire, 2007. 13. André CORBOZ et al., Micheli du Crest (1690-1764), homme des Lumières, Genève, Maison Tavel, 1995 ; Kenneth GOODWIN, Guillaume POISSON, Gabriella SILVESTRINI, Richard WHATMOORE, Micheli du Crest, Discours en forme de lettres sur le gouvernement de Genève (1735), Genève, Éditions Slatkine, 2011. 14. Rappelons que le débat politique à Genève tourne autour de la répartition des pouvoirs entre le Conseil général qui rassemble tous les citoyens et les conseils restreints, Conseil des Deux Cents et Conseil des Vingt-cinq (généralement appelé Petit conseil). Le Conseil général élit les quatre syndics, un lieutenant et des auditeurs. Il fixe la taxe sur le vin, approuve les lois proposées par les conseils restreints, donne son accord pour les alliances, la guerre, la paix. Les conseils restreints assurent le gouvernement. Quelques familles contrôlent de fait la marche des choses. Il y a également un Conseil des Soixante chargé spécifiquement des affaires internationales.

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15. Éric GOLAY, Quand le peuple devint roi, Ed. Slatkine, Genève, 2001, p. 24. Herbert LÜTHY va jusqu’à écrire que les grands négociants ont transformé Genève en « entrepôt de contrebande » et en banque extraterritoriale de la France, La banque protestante en France, de la Révocation de l’édit de Nantes à la Révolution, Paris, SEVPEN, 1959-1961, tome 1, p. 47 ; Éric GOLAY, Révolutions genevoises, Maison Tavel, Genève, 1989. 16. Parfaitement conscient des ambiguïtés de son retour, Rousseau commente dans les Confessions : « Comme cet ouvrage était dédié à la République, et que cette dédicace pouvait ne pas plaire au Conseil, je voulais attendre l’effet qu’elle ferait à Genève, avant que d’y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable, et cette dédicace, que le plus pur patriotisme m’avait dictée, ne fit que m’attirer des ennemis dans le Conseil, et des jaloux dans la bourgeoisie », Confessions, livre VIII, OC , I, p. 395. 17. Considérations sur le gouvernent de Pologne, OC III, p. 959-960. 18. Du contrat social, livre I, OC, III, p. 351. 19. Lettres écrites de la montagne, lettre VII, OC, III, p. 824. 20. Du contrat social, III-IV, OC, III, p. 406. 21. Lester G. CROCKER, « Les droits individuels et le corps social : Rousseau et Burlamaqui », Études Jean- Jacques Rousseau, IV, 1990, p. 9-29. Jean-Jacques Burlamaqui (1694-1748), professeur de droit à l’Académie de Genève et membre depuis 1742 du Petit conseil. Célèbre pour ses Principes du droit naturel (1747). 22. Sur les raisons qui motivent le Petit conseil, voir « Résumé des griefs du Petit conseil contre Rousseau, 6 janvier 1766 : Lettre du Conseil au duc de Praslin, AEG, CL, 88, p. 75-78 » dans Monique et Bernard COTTRET, Jean-Jacques Rousseau en son temps, Paris, Perrin, 2005, p. 627-629. 23. Lettres à la montagne, VII, OC, III, p. 813. 24. Ibid., VII, OC, III, p. 815 25. Ibid., IX, OC,III, p. 869. 26. André GÜR, « Le rendez-vous de Thonon », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, 42, 1999, p. 129-205. 27. Les syndics devaient être élus par le Conseil général sur des listes proposées par le Petit conseil, Monique et Bernard COTTRET, op. cit., p. 42-45, p. 654-658. 28. La précédente « Médiation » date de 1738. 29. Monique et Bernard Cottret, Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 425-426. BPUN Ms A 177 VII, p. 3-4. 30. Jean-Pierre FERRIER, « Le XVIIIe siècle, politique intérieure et extérieure », Histoire de Genève, Genève, Alexandre Jullien éditeur, 1951, p. 453. 31. 13 novembre 1765, Théodore BESTERMAN, Correspondance, Paris, Gallimard, « La pléiade », 1977-1993, VIII, p. 246-247. 32. A C.A. Ferriol comte d’Argental, 12 mai 1766, dans Théodore BESTERMAN, op. cit., VIII, p. 43. 33. Nouvelle Relation concernant l’état actuel de Genève, contenant ce qui s’est passé de plus remarquable jusqu’à présent, Lyon, 1767, non paginé. 34. Eugène ROVILLAIN, « L’Angleterre et les troubles de Genève en 1766-1767 », Revue d’Histoire suisse, 7, 1927, p. 201. D’après le fonds Shelburne à Ann Arbor, Michigan. 35. Instructions du 9 décembre 1765 à Pierre-Michel Hennin (1728-1807) nouveau résident de France à Genève, AE, Corr. Pol., Genève, LXX, fl. 431-457vo, Georges LIVET, Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France. Suisse, Paris, CNRS, 1983, 2 vol, II, p. 603. Sur la résidence de France voir Fabrice BRANDLI, « Le personnel diplomatique de la résidence de France à Genève : profil social et culture politique », Le diplomate en question, volume édité par Éva PIBIRI et Guillaume POISSON, Université de Lausanne, Revue Études de Lettres, Lausanne, 2010, p. 217-244. 36. Lettre du 23 janvier 1766, de Paris. Le général Conway est le secrétaire d’État des affaires du sud (dont relèvent les affaires de Genève) du 8 juillet 1765 au 13 juillet 1766. Charles Lennox,

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troisième duc de Richmond (1735-1806) lui succèdera en 1766 dans le ministère Rockingham ; BNA, SP 78, 269, fol. 76. 37. L’attitude de Choiseul est d’autant plus remarquable que pendant cette période il ménage le Parlement. Cette alliance depuis longtemps suspectée est précisée dans les mémoires de Robert de Saint-Vincent. Édition réalisée par Monique COTTRET, Nicolas LYON-CAEN et Valérie MÜRGER. Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 807-809. 38. AEG, RC 265, 1765, p. 579. 39. Ibid. 40. BNA, SP 78, 270, fol 145, lettre du 16 juin 1766. 41. François-Henri d’Ivernois (1722-1778), « marchand toilier », partage les idées des représentants et est le lien privilégié entre eux et Rousseau. Les Lettres écrites de la campagne de Jean-Robert Tronchin défendaient les décisions du Petit conseil. 42. Antoine-Jacques Roustan (1734-1808) était l’adjoint du pasteur titulaire de l’église helvétique Antoine Bugnon. Ralph A. LEIGH, Correspondances complètes, Institut et musée Voltaire, Oxford, The Voltaire Foundation, 1965-1998, désormais CC, . CC, XXXII, p. 124. 43. Lettre au docteur Pansophe, Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1883-1885, OC, XXVI, p. 24. 44. Le célèbre Samuel Johnson allait plus loin encore : « C’est un fripon qui mérite d’être expulsé de la société, comme il l’a déjà été. Trois ou quatre nations l’ont renvoyé ; et il est honteux qu’il jouisse de notre protection […] Ce Rousseau est un mauvais homme. J’aimerais mieux signer son arrêt de déportation que celle de bien des criminels qui sont passés par la prison de l’Old Bailey ces dernières années », John BOSWELL, Life of Johnson, Londres, Dent, 1958-1960, I, p. 317-318. 45. Benoît MELY, Jean-Jacques Rousseau, un intellectuel en rupture, Paris, Minerve, 1985. 46. « L’île infortunée : le séjour en Angleterre, 1766-1767 », Monique et Bernard COTTRET, Jean- Jacques Rousseau en son temps, op.cit., p. 409-432. 47. CC, XXIX, p. 41. 48. Toussaint-Pierre Lenieps (1697-1774), exilé car compromis dans l’affaire Micheli du Crest, réside à Paris et défend les idées des Représentants. Il entretient une correspondance suivie avec Rousseau. Les autorités laissent courir le bruit que parmi les papiers saisis lors de son embastillement, on a trouvé un écrit de Rousseau en faveur de la pure démocratie. Arrêté en novembre 1766, Lenieps est libéré en mars 1768, malade et ruiné. 49. Lettre du 19 novembre 1766, Monique et Bernard Cottret, Jean-Jacques Rousseau…, op. cit., p. 778-779. 50. Antoine LILTI, « Opinion mondaine, opinion publique : l’affaire Hume-Rousseau », Le monde des salons, sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 2005, p. 342-350. 51. Margaret H ILL PEOPLES, « La querelle Rousseau-Hume », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, 18, 1927-1928, p. 307-320. D’après le Pasteur Roustan l’auteur de ces charges serait Jacques-Georges Deyverdun (1734-1789) petit clerc dans les bureaux de Conway, lettre du 23 décembre 1766, CC XXXI, p. 303. 52. CC XXIX, p. 171. 53. 10 décembre 1766 à Tabareau et 17 décembre à Lacombe, dans Théodore BESTERMAN, op. cit., VIII, p.778. 54. Margaret HILL PEOPLES, op. cit., p. 228-233. 55. CC XXXII p. 124, voir Monique et Bernard COTTRET, op. cit., sur la circulation des informations concernant Rousseau dans le cadre des services diplomatiques, p. 782, note 96 56. CC XXXIII, p. 63, lettre du 18 mai 1767. 57. A F-H. d’Ivernois, 29 janvier 1768, CC XXXV p. 62-63 58. François Coindet (1734-1809). Devenu familier de Necker et de sa fille, c’est lui qui influence cette dernière dans la rédaction des Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau

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(1788). Léger et « bon garçon » selon Rousseau lui-même, Coindet participe à la psychologisation de Rousseau, victime de Thérèse et conduit au suicide, thèse que défendra Mme de Staël. 59. Paul-Claude Moultou (1731-1787), fidèle admirateur de Rousseau, pasteur qui renonce au ministère en 1773 car il a perdu la foi. 60. À Coindet, 9 février 1768, CC XXXV, p. 92-93. 61. CC XXXV, p. 101. 62. Ibid., p. 98 63. Ibid., p. 180 64. Ibid., p. 94. 65. Ibid., p. 93. 66. Ibid., p. 101 67. Ibid., p. 112, brouillon de lettre non expédié 68. Bernard COTTRET, Bolingbroke’s Political Writings, The Conservative Enlightenment, Macmillan Press, Londres, 1997. 69. Edmond DZIEMBOWSKI, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770, La France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept ans, Oxford, SEVC, 365, 1998. L’article de Jacques Godechot apporte toujours des éléments de clarification indispensables, voir « Nation, patrie, nationalisme et patriotisme en France au XVIIIe siècle », AHRF n°43, 1971, p. 481-501. Dans cet esprit également, voir Bernard COTTRET (dir.), Du patriotisme aux nationalismes (1700-1848), Paris, Créaphis, 2002. Sur le jansénisme et le patriotisme, voir Monique COTTRET, Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 143-178 ; Dale VAN KLEY, « Religion and the Age of « Patriot » Reform », Journal of Modern History, 80, juin 2008, p. 1-44 ; Peter CAMPBELL, « La rhétorique patriotique et le monde parlementaire », dans Alain J. LEMAÎTRE (dir.), Le monde parlementaire au XVIIIe siècle, l’invention d’un discours politique, PUR, 2010, p. 193-220. 70. Considérations sur le gouvernement de Pologne, OC, III, p. 956. Soulignons à nouveau la dimension critique de cette référence à Moïse et aux juifs adressée à la confédération de Bar, catholique, intolérante et violemment hostile au peuple « déicide ». 71. CC, XXXV, p. 188. Le sentiment patriotique chez Rousseau a été étudié par Géraldine LEPAN, Jean-Jacques Rousseau et le patriotisme, Paris, Honoré Champion, 2007. 72. Ralph A. LEIGH, « Le Contrat social œuvre genevoise ? », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, 39, 1972-1997, p. 93-111 ; Marc LAHMER, « Prolégomènes à Jean-Jacques Rousseau : culture et débat politique à Genève avant le Contrat social », Revue française d’histoire des idées politiques, 15/1 2002, p. 17-44 ; Monique et Bernard COTTRET, « Le contrat social ou le sacerdoce universel des citoyens », op. cit., p. 272-293. 73. On ne peut que souhaiter que la récente publication des Discours de Micheli du Crest, mentionnée plus haut, soit suivie d’autres. 74. Le problème posé ne saurait être résolu ici ; Manuela ALBERTONE, « Democratic republicanism. Historical reflections on the idea of Republic in the eighteenth century », History of European Ideas, 33/1, 2007, p. 108-130 ; Francis POMPONI, « Le contrat politique avant le Contrat social : le cas de la Corse, approche comparative », Études corses, juin 2008, 66, p. 7-38 ; Monique COTTRET, « De Genève et du Brabant : quelques grains de sable dans la Révolution atlantique », dans Marc BÉLISSA et Bernard COTTRET (dir.), Cosmopolitismes, patriotismes, Les Perséides, Rennes, 2005, p. 59-76. 75. Claude MAZAURIC, Jean-Jacques Rousseau à 20 ans, Un impétueux désir de liberté, Paris, au diable vauvert, 2011, p. 41. 76. On sait que dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau se prononce pour l’Europe des patries contre le cosmopolitisme des nantis : « Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu’aucun n’a reçu de forme nationale par une institution particulière […] Que leur importe à quel maître ils obéissent, de

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quel état ils suivent les lois ? Pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays ». Pour préciser l’originalité de la position de Rousseau, voir Raymonde MONNIER, Républicanisme, Patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan, 2005, notamment « citoyen : un dialogue entre Diderot et Rousseau », p. 94-116. 77. Philip STEWART, édition critique, Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues, Paris, Champion classiques, littératures, Paris, 2011, p. 355. 78. Jérôme MEIZOZ, Le gueux philosophe (Jean-Jacques Rousseau), Lausanne, Antipodes, 2003.

RÉSUMÉS

Alors que l’on célèbre le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, cet article présente quelques apports du regard historien sur le « citoyen de Genève », trop souvent victime d’une approche psychologique mal maîtrisée. Qu’est-ce qu’un citoyen à Genève au XVIIIe siècle ? Pourquoi et comment Rousseau fut-il amené à défendre les droits du Conseil général contre les pratiques des Conseils restreints ? « L’affaire Rousseau » qui déclenche la paralysie des institutions genevoises et le refus par le Conseil général de la médiation française entraîne le blocus de la cité par les troupes de Louis XV. Dans un contexte de guerre froide franco-anglaise l’équilibre européen est menacé : il faut relire le séjour anglais de Rousseau à la lumière de ces enjeux diplomatiques. Cette perspective permet également de s’interroger sur la place des républiques et la nature du républicanisme au temps des monarchies triomphantes.

At the time of the tricentennial celebration of the birth of Jean Jacques Rousseau, this article offers an historian’s perspective on the “citizen of Geneva”, a man too often the victim of flawed psychological analyses. What was a citizen of Geneva in the eighteenth century? Why and how was Rousseau led to defend the rights of the General Assembly against the practices of a restricted assembly ? The “affair Rousseau” provoked a paralysis of Genevan institutions and the refusal by the General Assembly of French mediation resulting in the siege of the city by the troops of Louis XV. In the context of a “cold war” between the British and the French, the European balance was threatened. One must reread the English sejourn of Rousseau in light of diplomatic issues. This perspective also permits an examination of the role of republics and the nature of republicanism in an era of triumphant monarchies.

INDEX

Mots-clés : République, citoyen, patriote, aristo-démocratie, représentants, Négatifs

AUTEUR

MONIQUE COTTRET Université Paris Ouest Nanterre La Défense CHISCO (centre d’histoire sociale et culturelle de l’occident)

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22 rue de Rebais, 77160 Provins [email protected]

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La politisation des corporations et les révolutions municipales : le cas de Marseille en 1789 The Politicization of the Guilds and the Municipal Revolutions: the case of Marseille in 1789

Laurent Henry

1 Les corporations ont-elles participé au processus révolutionnaire ? Si oui, quel sens donner à cette participation ? Le point de vue dominant est qu’étant des structures archaïques de production économique, politiquement oligarchiques et qui plus est en déclin, les corporations n’avaient aucune raison de participer au grand mouvement libérateur, politique, que fut la Révolution : « marginales par rapport à tout processus social, [les corporations] seront absentes du mouvement pré-révolutionnaire »1. Pourtant, même à Paris où les corporations avaient été affaiblies par les réformes de Turgot et Necker en 1776, elles furent actives en 1789, luttant contre leur éviction du processus électoral pour la convocation des États généraux2. Et Paris est une exception, car dans le reste du royaume elles n’avaient pas été évincées et la possibilité d’un engagement politique dans une direction proprement révolutionnaire restait ouverte.

2 Par ailleurs, les réformes de 1776 ne s’appliquèrent pas partout, notamment en Provence. Dans ces régions, le processus révolutionnaire a bien dû entrer en interaction avec un monde corporatif intact. Mais les corporations ont mauvaise réputation chez les historiens. La littérature les concernant a eu tendance à céder à la tentation téléologique de la thèse d’un déclin au XVIIIe siècle 3. Une batterie d’arguments a été mobilisée pour étayer cette thèse de la « décadence » : l’exaction fiscale de la royauté, la mise sous la tutelle des lieutenants généraux de police, des inspecteurs des manufactures, les entorses internes aux statuts corporatifs, les conflits entre corporations, le refus de l’évolution technique, les critiques formulées par les libéraux. Du point de vue de ces derniers, les corporations sont évidemment en déclin. Mais tous ces arguments ne renseignent en rien sur l’évolution de l’état interne des corporations, et particulièrement sur le degré de légitimité de l’organisation du point

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de vue de ses membres. Ces arguments signifient plutôt qu’une lutte est engagée contre le modèle corporatif, que l’État royal n’hésite pas à piller les corporations, et qu’il existe une opposition entre au moins deux manières d’organiser la production économique. Par exemple, le fait qu’il y ait des conflits entre corporations ne traduit aucun « déclin ». Au contraire, les conflits pour la délimitation du périmètre productif de chaque corporation sont consubstantiels à la forme corporée d’Ancien Régime, et le fait que des maîtres soient prêts à passer de leur temps et de leur argent pour défendre leur activité dans le cadre de la corporation, attesterait plutôt de sa légitimité, aucunement d’une décadence. En fait, aucun critère objectif, évalué par un dépouillement sériel des sources n’étaye la thèse du déclin4.

3 Outre l’imaginaire du déclin qui induit de fausses idées et bloque la production d’hypothèses, il est incorrect d’extrapoler le cas parisien à l’ensemble du royaume5. L’examen du cas marseillais montrera notamment que l’organisation politique des communautés de métier diffère substantiellement de celle observée à Paris.

4 L’hypothèse initiale de ce travail est que la corporation, en tant que forme d’organisation politique, est un lieu favorable à une politisation sur des enjeux de toute nature6. Par conséquent les corporations étaient susceptibles d’entrer dans la lutte politique au début de la Révolution, sur les enjeux locaux et nationaux autres que les enjeux strictement corporatifs. La forme corporative est bien une forme d’organisation politique puisqu’elle donne la capacité aux maîtres qui en font partie de participer à des assemblées pour débattre des affaires de la communauté et prendre des décisions les concernant par des votes : « bien plus que le tout-venant des Français et des Françaises, les membres des corporations étaient familiarisés avec les pratiques de la vie politique »7. Dans le même ordre d’idée, Philippe Minard a récemment insisté sur le fait que la corporation était « une structure d’auto-organisation [qui] comme telle, ne préjuge en rien du contenu ni du sens des décisions prises »8.

5 Cette culture politique des maîtres, constituée par la maîtrise pratique de procédures visant à résoudre la question du pouvoir dans une communauté de travailleurs, doit retenir l’attention de l’historien de la Révolution, puisque c’est avec cette culture qu’une fraction du peuple urbain rentre en révolution : les révolutionnaires ne sont pas nés en 17899. Il est donc nécessaire de connaître et de caractériser cet ensemble de pratiques, ce dont ce travail rendra compte. La culture d’assemblée dont étaient porteurs les maîtres n’a pu que grandement faciliter l’appropriation des formes politiques mises en place par l’Assemblée nationale, ainsi que leur subversion.

6 Ce qui doit aussi retenir l’attention, sur le plan événementiel, c’est l’implication des corporations dans la lutte politique tout au long de la période qui va de 1788 à la mise en place des municipalités révolutionnées en février 1790. Si les sources semblent rares à Paris, elles existent en province pour traiter cette question, dans les fonds départementaux et municipaux, respectivement dans les séries E et HH. Dans ces archives, les procès verbaux des assemblées de corporations constituent la source centrale à exploiter. On les complètera si nécessaire et selon les cas par les archives notariales, comme dans le présent travail.

7 Venons-en à Marseille, centre de cette étude. C’était une ville florissante économiquement à la fin de l’Ancien Régime, peuplée d’environ 120 000 âmes10. Marseille jouissait encore de quelques privilèges vis-à-vis du roi, qui par exemple ne pouvait pas y faire entrer ses troupes. Elle avait en Provence le statut de Terre Adjacente et ne participait pas aux États de la Province. Elle resta globalement à l’écart

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des débats et de la politisation relative à la tenue des États de Provence à Aix. Par ailleurs, c’est à Aix que siégeaient les grandes institutions administratives et judiciaires de la province, comme le Parlement, la Cour des comptes, aides et finances, et l’intendant. L’administration de la ville était confiée à une oligarchie cooptée, coiffée par un maire, un assesseur, quatre échevins, recrutés principalement parmi les négociants. Les charges de lieutenants généraux de police avaient été achetées par la municipalité et les échevins les exerçaient.

8 L’histoire de Marseille au début de la Révolution souffre d’un certain vide historiographique. En effet, sur la convocation des États généraux et les événements politiques en 1789, l’étude de référence reste celle de C. Lourde, en 1839, qui repose sur des sources locales11. Jules Viguier a utilisé en 1895 des sources conservées aux Archives Nationales12. Les études ultérieures ont principalement puisé dans Lourde, en commettant des erreurs factuelles, ne renouvelant pas la connaissance des faits13. Il faut attendre les travaux de Monique Cubells, mais qui ne concernent pour Marseille que le printemps 1789, pour voir une reprise des sources, avec de nouveaux éléments factuels versés au dossier, ainsi que la belle édition du journal de Jean-Louis Laplane, qui constitue le plus important récit de la période par un protagoniste14. En 2009, dans une étude consacrée aux sans-culottes marseillais, centrée principalement sur les années 1791-1793, au terme d’une tendance historiographique marquée par une prise de distance avec les sources du début de la Révolution, Michel Vovelle en vient à résumer l’année 1789 à Marseille à une insurrection le 23 mars, consécutive à des placards invitant les ouvriers à s’assembler, sans noter que ces assemblées n’eurent simplement pas lieu, et à l’altercation violente de la Tourette, qui aurait fait 40 morts, quand les sources parlent de 40 blessés15. Il décrit l’action politique des protagonistes de cette année en recourant à la catégorie de « foule », puisqu’il reviendrait à la Révolution d’avoir organisé politiquement les citoyens, dans les clubs et les sections, pour « l’affrontement des partis » à Marseille16. Pour conclure cette mise au point sur l’historiographie, on notera que les corporations en sont pratiquement absentes.

9 Pourtant la foule n’est pas la seule modalité d’action des citoyens en 1789. Les communautés de métier constituent la forme d’organisation politique que les maîtres ont utilisée pour lutter. Dans une ville d’Ancien Régime, c’est même la principale forme d’organisation politique légale et elle concerne des effectifs bien plus nombreux que les corps de ville, 20 % des hommes de plus de vingt ans à Marseille17. Ce travail vise donc à décrire le processus révolutionnaire à Marseille en 1789 en tenant compte de cette force que représentaient les maîtres assemblés.

10 Les fonds locaux et nationaux ont été utilisés. Ils se recouvrent relativement peu, ce qui justifie et même implique la nécessité d’y recourir conjointement. Les procès verbaux (PV) de délibération des corporations sont souvent conservés dans la série E des fonds départementaux, ce qui est en partie le cas à Marseille. Mais ce sont dans les minutiers de notaires qu’a été retrouvée la majeure partie du millier de PV utilisés dans cette étude, dont 370 pour 1789, sources inédites pour la plupart. Ont également été utilisés : les correspondances des échevins, les délibérations municipales, les archives des corporations, qui donnent entre autres des règlements, des pièces de compte, des recueils d’imprimés, les délibérations de la chambre de commerce, les fonds maçonniques, les fonds des comités de l’assemblée nationale, les séries relatives à la convocation des États généraux, les fonds du service historique de la défense18. Cette

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présentation des sources traduit une volonté de documenter l’espace social dans la plus grande extension possible.

11 La première phase du processus révolutionnaire à Marseille s’étend de décembre 1788, où l’on assiste au début de la politisation de la municipalité et d’une partie de la ville autour de l’enjeu des modalités de convocation aux États généraux, à février 1790, lors de la mise en place de la nouvelle municipalité révolutionnée par l’Assemblée nationale. Le bilan historiographique a montré que nous dépendons principalement, pour cette période, d’une étude de 1839. Ceci explique un caractère parfois narratif et descriptif de ce travail, qui vise à faire le point sur un certain nombre d’événements clés de la période. Et surtout, à introduire dans le tableau des événements, un acteur important, les communautés d’arts et métiers.

12 Outre la question des corporations, le cas marseillais permet d’enrichir le schéma classique concernant les révolutions municipales en 1789. Les corporations ne sont généralement pas présentées comme des acteurs ayant participé à ce processus de révolutions municipales à travers le royaume. Elles sont pratiquement absentes de l’article que Daniel Ligou a consacré en 1960 à la révolution municipale, que Maurice Genty présentait en 1989 comme encore « très neuf », et absentes aussi du travail de Lynn Hunt19. Pourtant, ce qui affleure dans quelques études, c’est bien le fait que les corporations ont été un acteur important du rapport de force et de la dynamique conduisant à la transformation des municipalités d’Ancien Régime, avec des variations spatiales qui restent à établir20.

13 Par ailleurs si, à Marseille, la pré-révolution ne fut pas très animée, dans d’autres villes, les corporations participèrent activement à la politisation de cette période21. De la fin de l’année 1788, aux révolutions municipales de 1789, ce sont en fait les mêmes acteurs qui luttent, autour de la question de l’organisation du pouvoir politique. Il conviendrait donc, dans les villes, de ne pas séparer l’étude de la pré-révolution de celle des révolutions municipales. La borne aval de ce processus de reconfiguration du champ du pouvoir dans les villes consiste en la mise en place des nouvelles municipalités suite à la loi du 14 décembre 1789.

14 Pour poser les bases d’une compréhension de la participation des corporations au processus révolutionnaire, il est nécessaire de décrire le monde corporatif marseillais à la veille de la Révolution, en précisant l’influence qu’a pu avoir le courant réformateur au XVIIIe siècle, et notamment les réformes de 1776. L’organisation politique des corporations sera décrite et on pourra ainsi mesurer l’écart avec le cas parisien et préciser la culture des maîtres en matière d’organisation politique. Ces structures posées, les événements de la longue année 1789 seront détaillés. Il sera alors temps de traiter la question du rapport entre les prises de position politiques des corporations et leur caractérisation socio-économique. Autrement dit, le positionnement des maîtres dans l’espace social est-il au principe d’une hétérogénéité de positionnements politiques ?

Les corporations à la veille de la Révolution

Un monde corporatif pleinement constitué

15 Les réformes successives des corporations initiées par Turgot en février 1776 n’ont eu ni application ni incidence à Marseille22. De plus, à la fin de l’Ancien Régime, les

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corporations ne sont l’objet d’aucune attaque en règle, ni de la municipalité, ni du Parlement, ni de l’intendant. C’est donc un monde corporatif pleinement constitué qui rentre en interaction avec le processus révolutionnaire en 1789. Par ailleurs, le début du processus révolutionnaire est un bon révélateur de la manière dont ceux qui exercent des pouvoirs perçoivent les corporations. Contrairement aux catégories amorphes de la « foule » ou du « peuple séditieux », les corporations (et leurs maîtres) sont nommées, connues, classées, et reconnues comme groupes ayant une existence légitime dans l’organisation urbaine. Les échevins, le commandant militaire de la province, ou Mirabeau, ne cessèrent de les solliciter en 1789 pour participer aux deux gardes bourgeoises ou pour asseoir les impositions nouvelles. Quand il fallut les convoquer pour élire les députés aux États généraux, non seulement aucune ne fut oubliée, mais les échevins poussèrent même le zèle jusqu’à convoquer d’infimes groupes qui déclinèrent l’invitation, disant ne pas faire corps. De plus, alors que les règlements du roi pour la convocation des États généraux ne prévoyaient pas que des doléances soient rédigées dans les assemblées primaires, les échevins leur demandèrent de rédiger des cahiers. Mauvais calcul politique et signe révélateur que les corporations étaient prises au sérieux.

16 À Marseille, tous les maîtres pouvaient participer aux assemblées de leur communauté, ce qui n’était pas le cas à Paris23. Combien de maîtres trouvait-on dans ces corporations à Marseille en 1789 ? En l’absence de sources fiscales ou de dénombrements systématiques, le recoupement des listes de noms des participants aux assemblées permet, en éliminant les doublons, de constituer un recensement des effectifs des communautés. En 1789, il y avait à Marseille environ 8 000 maîtres, pour une population totale de 120 000 personnes24. En utilisant un sex-ratio de 1, et une proportion de moins de 20 ans de 34 %, on trouve que les maîtres représentent 20 % des hommes de plus de vingt ans, ville et terroir compris25.

17 Les communautés sont assez diverses. Certaines sont grandes (un millier de portefaix), d’autres petites (une dizaine d’arquebusiers)26. Certaines ne concernent qu’un métier, d’autres plusieurs : les constructeurs font communauté avec les charpentiers, rémolats, poulieurs et machinistes. Par ailleurs, il existait dans l’Ancien Régime une distinction entre les communautés d’arts libéraux et d’arts mécaniques, les premières étant mieux considérées que les secondes27. Lors des fêtes et réceptions, pour lesquelles des défilés étaient organisés, les rangs des corporations étaient réglés, et ces préséances pouvaient être l’enjeu de luttes28. Du point de vue des conditions nécessaires pour pouvoir faire partie du conseil municipal ou de l’échevinat, la hiérarchie des groupes est assez claire29. Elle part des négociants non nobles, ou des marchands qui font le commerce en gros, puis ce sont les bourgeois ou les marchands qui ont cessé de tenir boutique ouverte depuis trois ans et qui ne font pas de commerce, puis les marchands tenant boutique ouverte, puis les médecins. L’assesseur est nécessairement un avocat. Aucune autre corporation que celle des marchands, des médecins ou des avocats ne peut conférer à un individu le privilège de participer à la municipalité30. Les corps de métier n’avaient plus accès au conseil de ville depuis le XIIe siècle31.

La culture des maîtres en matière d’organisation politique

18 Les corporations, grâce à leur entrée dans le processus révolutionnaire, constituent un lieu exceptionnel, car précoce, pour sonder les conceptions d’une partie des maîtres en

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matière d’organisation du pouvoir politique. Autrement dit, un terrain permettant de préciser la culture politique d’une fraction importante du peuple urbain, en observant les maîtres dans leurs assemblées. C’est un terrain relativement sûr, notamment par rapport aux tentatives de reconstitution de la culture politique par l’intermédiaire de l’analyse des doctrines mises en circulation, où se pose toujours la question de savoir qui les a lues et comment32.

19 L’assemblée est clairement un outil de prise de décision qui fait consensus parmi les maîtres. Le bien fondé de se rassembler pour prendre des décisions n’est jamais discuté. Au contraire, les conflits de pouvoir avec les conseils dont sont dotées certaines corporations indiquent que l’organe souverain est à la fois conçu comme devant être et comme étant de fait l’assemblée33. Par ailleurs, selon les maîtres, quelles sont les conditions de légitimité d’une assemblée d’élus auxquels est délégué un pouvoir ? Les horlogers avancent qu’elle doit être suffisamment nombreuse, et de composition homologue à celle des électeurs34. Les cahiers de doléances fourmillent d’arguments similaires. La légitimité de l’élection n’est jamais discutée comme mode d’accès aux charges. L’élection « libre » est perçue comme productive d’un « esprit de zèle et de patriotisme »35.

20 Les maîtres prennent leurs décisions soit à l’unanimité, soit à la majorité des voix. Le principe majoritaire est-il perçu comme une manière robuste de trancher les conflits (politiques) pacifiquement ? Dans la majorité des cas il semble que oui, et on trouve parfois mention de scrutins assez serrés, où la majorité s’impose sans l’intervention d’autorité extérieure pour légitimer la décision par un autre moyen.

21 La rotation des charges et l’impossibilité d’exercer de multiples fois la même charge sont discutées. Par exemple, les calfats avaient voté en 1783 l’interdiction d’être premier prud’homme plus d’une fois dans sa vie. Or un maître calfat s’était pourvu en opposition contre cette délibération. Le cas fut examiné en assemblée le 13 juillet 1789. Les conclusions de deux avocats au Parlement furent exposées36. Ils développèrent l’idée que la rotation obligatoire des charges était en contradiction avec le principe électif : « quelques purs que soient les motifs de cette délibération qui semble n’avoir eu pour objet que d’apeller un plus grand nombre de membres à l’administration du corps, […] on ne peut se dissimuler qu’[elle] ne gene la confiance, et ne soit contraire à la liberté qu’ont tous les membres de donner leur voeu à ceux qui ont déjà fait preuve de zele, de talent et d’experience dan quelqu’une des places de prud’homme ».

22 La consultation recommanda au corps d’accepter la cassation de la délibération de 1783, et l’assemblée accepta37.

23 Toutes ces questions d’organisation politique, la pratique de l’assemblée, l’usage de l’élection, la rotation des charges et surtout la délégation des pouvoirs, ont été des enjeux des luttes révolutionnaires. Il n’est pas inutile de connaître, sur ces points, l’état culturel dans lequel les maîtres abordèrent l’année 1789. Les pratiques d’Ancien Régime montrent que les maîtres étaient attentifs à la question du pouvoir et des procédures qui permettaient de le réguler.

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La Révolution à Marseille en 1789

Une politisation limitée (1788 – février 1789)

24 À Marseille, le débat sur les modalités de convocation pour les États généraux ne fut pas particulièrement vif38. Les premiers à prendre position furent les négociants, par l’intermédiaire du bureau de la chambre de commerce. Le but énoncé dans la délibération du 5 novembre 1788 était « d’avoir des députés aux etats generaux pour representer le commerce ». Pour cela, ils tenaient une correspondance avec le ministre de la Marine, le comte de la Luzerne, et de La Tour, l’intendant de la province39. Le conseil de ville prit position le 29 décembre 178840. Il préconisa que l’élection pour députer aux États généraux soit faite dans un conseil municipal « renforcé », composé de membres des trois ordres avec, pour le tiers état, des députés élus parmi tous les propriétaires et tous les citoyens appartenant à un corps ou à une communauté.

25 Le règlement de convocation que fit paraître le roi le 24 janvier 1789 tranchait les multiples débats sur l’organisation des États généraux, et ne suivait pas les demandes du conseil de ville. L’article 26 du règlement royal prescrivait, pour le tiers état, la convocation des « corporations […] et tous les autres citoyens réunis par l’exercice des mêmes fonctions et formant des assemblées ou des corps autorisés »41. C’est ce que firent les échevins le 13 mars, en appelant 78 communautés à participer aux élections des députés aux États généraux42.

26 Selon Steven Kaplan, « [en province], les édiles manipulèrent les convocations afin de réduire la présence ou l’influence corporative dans la rédaction des cahiers [...] »43. Cela ne semble pas être le cas à Marseille, puisque les échevins ont convoqué tous les corps de métier dont nous avons conservé quelques archives. De plus, les échevins ont relayé sans protester, la mise à l’ordre du jour des assemblées des communautés, décidée par le lieutenant général civil de la sénéchaussée, de la rédaction d’un cahier « de ses plaintes & doléances », ce qui n’était prévu dans aucun règlement du roi, qui réservait cette rédaction à l’assemblée générale du tiers état des bailliages et sénéchaussées44. S’ils avaient voulu museler les communautés, ils n’auraient certainement pas relayé cette demande. Ils auront d’ailleurs quelques raisons de le regretter.

Les corporations et la foule gagnent une bataille : première révolution municipale et autres conquêtes

27 Les élections pour les États généraux commencèrent le 15 mars, par l’assemblée des auffiers, et finirent le 29 mars par celle des meuniers. L’essentiel des assemblées se tint néanmoins entre le 15 et le 23 mars. En tout, on compte 72 assemblées pour 5 172 maîtres, au cours desquelles furent élus les députés pour l’assemblée du tiers état de la ville45. Les maîtres y discutèrent aussi des doléances, qui furent votées46. Elles étaient unanimes sur au moins deux points. Premièrement, elles réclamaient la réforme du régime des impositions, qui portaient uniquement sur les comestibles, à l’avantage de tous les possédants de biens47. Deuxième revendication unanime, l’élargissement du conseil municipal : les corporations voulaient y députer directement pour prendre part au pouvoir municipal.

28 Par ailleurs, de nombreux cahiers de doléances avaient été imprimés et mis en circulation. Les délibérations autour de ces doléances, qui ont rassemblé à Marseille au

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moins 7 500 personnes, et leur impression, sont des événements essentiels. Voici comment les échevins commenteront, plus tard, le 19 juin, la mise en circulation des doléances : « Lors de la convocation des etats généraux, le peuple et toutes les corporations formèrent le premier article de leurs plaintes sur cette imposition municipale. La liberté de la presse fit distribuer des déliberations de plusieurs corporations qui contenoient les déclamations les plus violentes sur l’imposition du pain et de la viande. Tel a été le prétexte ou la cause des mouvemens populaires qui ont agité Marseille le 23 mars dernier »48.

29 Car que sont des doléances ? Un moyen de fixer les idées par écrit, sorte de programmes politiques, débattus et votés, en assemblée, accomplissant le passage des volontés individuelles à la volonté collective tranchée à la majorité. Ces doléances ont servi de ligne de conduite tout au long de l’année 1789.

30 Le 23 mars, l’essentiel des assemblées de corporation étaient terminées. Après un voyage à Marseille qui fut un triomphe, Mirabeau était retourné à Aix. Une révolte fut déclenchée, qui se poursuivit le lendemain49. Ces journées des 23-24 mars 1789 sont généralement qualifiées d’émeutes frumentaires50. Cependant, des sources indirectes permettent de reconstituer les revendications des émeutiers. La première décision prise par les échevins le 23 mars fut de diminuer les prix du pain et de la viande, ce qui était sans ambiguïté une revendication des émeutiers. La deuxième décision prise par les échevins fut d’appeler les députés des corporations à participer au conseil de ville. Or c’était une revendication unanime des corporations. En conséquence, un premier conseil renforcé des députés des corporations se tint le 24 mars. La troisième décision fut d’abolir les fermes de la ville. C’était également une revendication des corporations et certainement des émeutiers, puisque ces derniers attaquèrent le 23 mars la maison du régisseur des fermes. Le 26 mars, les 210 personnes participant au conseil de ville, où se trouvaient 114 députés des corporations, décidèrent de nommer 24 commissaires pour mettre en place un nouveau régime d’imposition en remplacement des fermes abolies.

31 Il est clair que les décisions ont été prises sur revendication des insurgés et des corporations. Elles ont un caractère politique très marqué, puisqu’elles touchent d’une part à la distribution du pouvoir politique dans la ville, et d’autre part à la redistribution des richesses par l’intermédiaire des impôts. L’insurrection des 23-24 mars n’est pas seulement une émeute frumentaire. Ce qui la distingue et la caractérise, ce sont ses implications politiques. La suite des événements va permettre de préciser la signification de ces journées et de hiérarchiser les objectifs poursuivis par les corporations.

32 La conquête provisoire, par les corporations, de la possibilité d’envoyer des députés au conseil de ville est de première importance. Ce projet était explicité dans la majorité des cahiers de doléances. À l’inverse, dans des villes comme Troyes et Reims, si les corporations y ont aussi écrit des doléances, elles n’y ont pas fait figurer de revendications sur la forme du pouvoir local, et elles n’ont, semble-t-il, tenté aucun coup de force pour participer au conseil de ville51. Le fait de formaliser par écrit les revendications n’a pu qu’être une cause facilitante du processus de conquête politique.

33 À partir de mars, trois objets sont plus particulièrement l’enjeu de luttes. Tout d’abord, la composition du conseil de ville et la répartition du prélèvement de l’impôt. Les corporations relient ces deux enjeux, et considèrent comme nécessaire de changer la

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composition sociale du conseil pour avoir une garantie que l’impôt soit plus équitablement réparti. Le troisième enjeu de lutte, où les corporations sont encore impliquées, concerne la composition ainsi que l’organisation de la garde bourgeoise.

Une nouvelle garde de ville (23 mars – 20 mai 1789)

34 En effet, la constitution autonome d’une garde bourgeoise était une nouveauté issue des 23 et 24 mars. Son rôle lors de ces deux journées a été de protéger les sorties des échevins et certaines propriétés attaquées ou menacées. Marseille avait bien une garde de ville, qui comptait une centaine de personnes, et qui était notoirement insuffisante52. Concernant cette nouvelle garde, ses officiers étaient principalement des notables, et son recrutement se caractérisait par la présence des portefaix et de jeunes gens issus de la bourgeoisie53.

35 L’implication des corporations dans la nouvelle garde peut aussi être documentée. En effet, les échevins craignaient cette force armée qu’ils ne semblent pas contrôler. Le 9 avril au soir, ils réunissent à l’hôtel de ville « les jeunes citoiens qui font la garde de la ville et les membres des diverses corporations ». Les échevins exposent alors qu’ils ont « mis pour chef de divisions, ceux des citoiens, qui pourroient etre les plus agreables à la bourgeoisie, et à qui celle cy avoit deja voulu donner le titre de capitaine ». Et « les jeunes citoiens ont accueillis avec enthousiasme notre projet, ils l’ont tout de suite mis à execution, mais les membres des corporations qui étoient à l’hôtel de ville au moins au nombre de 400 demandoient beaucoup d’explications, faisoient des reflexions qui pouvoient être de dangereuses conséquences »54

36 Une opposition des maîtres se dessine. Le lendemain, 10 avril, les échevins font « venir à l’hôtel de ville les prieurs des corporations les uns après les autres, pour savoir d’eux le nombre d’hommes qu’ils peuvent fournir pour la formation de la garde bourgeoise »55.

37 Quelle est alors la réaction des corporations ? Du 11 au 19 avril, 29 corporations tiennent assemblée, pour un total de 1321 maîtres présents. Si toutes les délibérations soutiennent la nécessité d’une garde bourgeoise, seuls les « rôtisseurs & pâtissiers » et les ferblantiers acceptent sans condition d’y participer en l’état. Les autres corporations émettent des réserves aux sollicitations des échevins. La plus courante (23 occurrences), qui rompt avec les pratiques établies, consiste à confier aux volontaires de la garde la possibilité d’élire les officiers. Autre rupture, le refus de servir en tant que corps « vu les contestations qui s’eleveroient a raison des preseances et des inconvenients qui pourroient resulter des disputes qui pourroient s’élever à des heures indues » (18 occurrences)56. Ensuite, 17 corporations acceptent de servir dans la garde à condition qu’il n’y ait pas de « distinction d’état [pour ne former] qu’une seule classe de patriotes destines a antretenir la paix, a perpetuer le bon ordre, et a assurer la tranquilité des habitants »57. Quant aux hôtes et cabaretiers, ils en appellent à la décision du conseil des trois ordres, déniant par cela toute légitimité au règlement et aux décisions prises par les échevins seuls.

38 Les échevins, qui ont besoin d’une garde pour faire régner l’ordre, s’accommodent de cette innovation issue des journées de mars, mais échouent donc dans leur volonté de la reprendre en main. Par ailleurs, un certain nombre de Marseillais font jouer leurs relations à la Cour et demandent l’intervention du gouvernement pour casser cette garde. Puis, le 15 mai, Caraman, le commandant militaire de la province dit aux échevins avoir reçu « un courrier de la cour, qui [l]’ordonne de terminer par les moiens les plus courts et les plus positifs les troubles qui agitent votre ville »58. Caraman, de

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concert avec les échevins, met finalement ses ordres à exécution, et entre dans la ville le 20 mai ; ses troupes restent stationnées hors les murs, en vertu des privilèges de la ville et pour ne pas tendre inutilement la situation59. Il casse alors la garde, nomme un nouvel état-major opposé aux changements, et restaure la forme légale du conseil de ville, suspendue depuis le 24 mars.

La lutte autour de la composition du conseil de ville et la contre- révolution de mai 1789

39 En effet, la forme légale du conseil municipal avait été modifiée quand les députés des corporations y avaient été appelés pour la première fois le 24 mars. À ne lire que le registre des délibérations du conseil, tout se passe comme si l’intégration des députés des corporations était une initiative des échevins. Or, ces députés ne ressemblent pas vraiment aux « notables » que La Tour leur suggérait d’incorporer au conseil60. Des indices laissent penser que la décision aurait été prise le 23 mars au soir à l’hôtel de ville en présence des députés des corporations et des émeutiers61.

40 Les 24 et 26 mars, deux conseils renforcés sont tenus. Les échevins convoquent celui du 26 en y appelant des membres du clergé, de la noblesse, et d’une manière générale, on assiste à une notabilisation de sa composition, dans l’esprit des conseils de La Tour. Il est cependant trompeur de parler d’une fondation d’un conseil des trois ordres les 24 et 26 mars, puisque cela masque le fait que la lutte autour de la composition du conseil de ville ne fait que commencer et que les assemblées suivantes du 26 avril et du 14 mai ont été convoquées par les échevins sous la pression populaire, et non dans le cadre d’un fonctionnement normal. D’un point de vue des pratiques d’Ancien Régime, ces assemblées sont illégales, puisque leur composition n’a pas été sanctionnée par le roi, ou par le Parlement62. Par ailleurs, leur convocation est toujours du pouvoir des échevins.

41 Les échevins prennent l’initiative d’assembler un nouveau conseil renforcé le 13 avril, mais le contrôle de cette séance semble leur avoir échappé. En effet, dans le procès verbal, leur parole reste confinée au début, ce qui est tout à fait atypique. Alors qu’en temps normal ils ont un quasi monopole (de fait) de la proposition, ce n’est plus le cas ici. Notamment, Saurel, député des capitaines de navire, y prend la parole et plaide pour le maintien d’un conseil renforcé, composé de députés des trois ordres, pris selon les proportions actuelles, qui « représenterait [...] parfaitement tous les citoyens ». Et le conseil délibère de demander au roi l’autorisation de transformer ainsi le conseil. Mais les échevins ne firent jamais suivre cette requête, leur correspondance le montre63. On voit donc comment les échevins s’opposent à la volonté du conseil, en usant de leur pouvoir et de leurs prérogatives, notamment par leur contrôle de la correspondance officielle. Les deux conseils suivants sont cette fois convoqués non pas sur initiative des échevins mais sur pression populaire, ce qui confirme la défiance des échevins vis-à-vis de ce conseil renforcé.

42 Après le 20 mai, suite à l’entrée de Caraman, les corporations sont évincées du conseil et ce dernier est restauré dans sa forme d’Ancien Régime, jusqu’à la mi-juillet. Alors, 21 corporations prirent position contre leur éviction du conseil à qui elles déniaient toute légitimité ainsi composé64. Voilà un nouvel acte de rébellion politique de première importance. Le syndic des magasiniers saleurs exposa ainsi son opinion dans l’assemblée de son corps à propos du conseil de ville. Ce dernier

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« pour être legal et constitutionel doit être composé non seulement des conseillers municipaux mais encore des representans de chaque corporation & d’un certain nombre de contribuables choisis parmi les plus notables de la ville, [et] que l’interet du corps exige d’avoir un representant dans le conseil municipal pour concourir à l’établissement de la nouvelle imposition qui sera établie, consentir à la lévée & statuer avec tous les autres membres du conseil sur la meilleure forme possible pour alléger le fardeau de l’indigent & eviter le plus de fraix de perception que faire se pourra »65.

43 Sa position est validée par l’assemblée. Le 30 mai, les chapeliers prennent une position homologue : « dans ces circonstances, nous qui sommes tous citoyens et en partie possedant biens, devont consentir à payer les impositions qui seront etablies par le conseil. Mais il est de l’intéret particulier de notre corporation qu’elle soit réprésentée, ainsi que toutes les autres le reclament, dans le conseil ou se decidera ce nouveau régime d’impots. Ne sommes nous pas une partie de cette cité, & les corporations ne forment elles pas au moins la moitié de la ville ? »66.

44 Le comité des 12 chargé par Caraman de mettre en place une nouvelle imposition, en remplacement du comité des 24 limogé, sollicite les corporations pour obtenir un état de répartition, mais elles refusent invariablement, arguant de l’illégitimité du conseil. Au contraire, les corporations réclament le retour du conseil renforcé et du comité des 24. L’objectif politique central défendu par ces corporations concerne donc la composition du conseil de ville, et la capacité corrélative à y débattre et voter les impositions.

45 Le 7 juillet, une pétition est déposée chez le notaire Castelanet, intitulée « très respectueuses représentations adressé à [Caraman]. Par différentes corporations d’arts et métiers, grand nombre de chefs de famille & de citoyens de tous les états de la ville de Marseille »67. Cette pétition est un plaidoyer pour la participation des députés des corporations à un conseil de ville élargi. On y trouve 793 signataires, dont 118 négociants, 85 maîtres de corporations (dont une trentaine de syndics), 32 clercs, 29 bourgeois, 23 capitaines de navires, 5 chevaliers de Saint Louis, et hélas, 466 signataires non identifiés. Les négociants y sont surreprésentés, mais vu l’intitulé et le contenu de la pétition, on peut penser qu’elle a été initiée par des corporations.

46 Cette pétition va connaître un écho important. Elle est le signe d’une convergence de vues entre plusieurs catégories sociales, sur l’enjeu de la composition du conseil. Le 14 juillet, elle est lue et condamnée par le conseil municipal. Mais dans la même séance, Thulis, premier échevin, abdique et réclame « conformément au voeu des citoyens, un nouveau conseil municipal plus nombreux qui serait composé d’un tel nombre que S.M. déterminera et qui sera pris dans un plus grand nombre de classes de citoyens que par le passé ». Et « le conseil [...] a autorisé MM. les maire, échevins, & assesseurs de faire les démarches nécessaires auprès de S.M. pour obtenir ce nouveau conseil municipal »68. Ainsi les corporations remportaient une victoire correspondant à leur principale revendication.

Le retour des corporations au conseil : juillet 1789 ou l’autonomie des luttes marseillaises

47 Jusqu’à présent, les historiens ont écrit que la restauration du conseil renforcé s’était faite à Marseille en raison des événements parisiens. La nouvelle de l’incendie de la barrière de l’octroi à Paris arrive le 16 juillet au soir selon Laplane, mais le 17, « point

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de courrier », et l’incertitude grandit quant aux événements parisiens69. Alors Caraman décide de convoquer le conseil renforcé pour le 18 juillet70. La conjoncture conduit à oublier que les échevins avaient décidé quatre jours plus tôt de restaurer le conseil renforcé, en demandant son autorisation au roi ; et que cette décision a été prise suite au rapport de force construit par les corporations ralliées par certains négociants71. Il y a ici une synchronie des calendriers, et un renforcement des effets des actions des protagonistes engagés dans une lutte, chacun dans sa ville. Il semble donc impropre de décrire une révolution municipale à Marseille en juillet comme étant une conséquence des événements parisiens. Premièrement, parce que l’élargissement du conseil a eu lieu pour la première fois le 24 mars 1789. Deuxièmement, parce que le rapport de force qui aboutit au rétablissement de ce conseil s’est construit avant tout à Marseille même, de mars à juillet. L’arrivée des nouvelles des événements parisiens n’a fait qu’accélérer un événement structurellement acquis.

Suite de la lutte autour de la composition de la garde bourgeoise.

48 Concernant la garde bourgeoise, dirigée par des conservateurs depuis fin mai, un affrontement l’opposa le 19 août, sur la place de la Tourette, à des individus que les sources ne permettent pas d’identifier précisément72. Le soir même, en violation d’un privilège de Marseille, Caraman fait entrer des troupes royales dans la ville. Le 20 août, une partie du commandement de la garde démissionne73. Les corporations sont alors mobilisées par Caraman afin de pourvoir au remplacement des démissionnaires, et pour restaurer le crédit de la garde. La première quinzaine de septembre, un millier de maîtres se rassemblent dans trente et une assemblées pour députer au conseil de ville, afin de désigner les corporations qui devaient élire des capitaines de la garde bourgeoise. Mais huit corporations prennent position contre l’actuel règlement de la garde bourgeoise, en revendiquant que la garde soit organisée par quartiers, avec des officiers élus74. Elles refusent d’envoyer des députés au conseil, ou les mandatent pour protester. Puis, fin septembre, à nouveau un millier de maîtres élisent, dans vingt-deux assemblées, capitaines et lieutenants de la garde. La garde n’en tira pas de crédit supplémentaire jusqu’à son remplacement début 179075.

La signification de la deuxième révolution municipale d’octobre 1789

49 Après le 18 juillet, les corporations ne prennent plus position sur la question de la composition du conseil de ville, puisque l’objectif d’y députer directement semble atteint. En effet, le conseil renforcé par les députés des corporations a été rétabli le 18 juillet suite à la mobilisation des maîtres et il se réunit maintenant régulièrement. Caraman a personnellement soutenu sa renaissance. La situation ne semble donc plus être précaire comme elle l’était entre mars et mai, quand les conseils des 26 avril et 14 mai avaient été convoqués sous pression populaire, en toute illégalité vis à vis du pouvoir royal.

50 Mais, le 3 octobre, d’André, député à l’Assemblée nationale et commissaire du roi arrivé à Marseille le 16 septembre, rend avec Caraman une ordonnance convoquant des assemblées de quartier pour élire des représentants au conseil de ville. Cette opération met fin à la participation des députés des corporations, qui sont remplacés par les

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députés des quartiers76. Ce nouveau conseil composé des échevins, des conseillers de ville ordinaires et des députés de quartiers se réunit régulièrement jusqu’à la mise en place des municipalités selon la loi du 14 décembre 1789, début février 1790.

51 On ne sait pratiquement rien de ces assemblées de quartiers, hormis la liste des 87 élus, dont 32 négociants, 19 maîtres de corporation, 9 bourgeois, 4 paysans propriétaires, 4 membres du clergé, 3 de la noblesse, 2 courtiers et 2 avocats77. Aucune trace de protestation de la part des corporations n’a pu être trouvée, alors que le résultat de l’élection allait contre leur revendication de pouvoir députer directement au conseil. C’est une passe d’armes essentielle, qui n’a pour l’instant jamais été commentée.

52 En effet, ici se situe la deuxième révolution municipale. La première, initiée le 24 mars, consolidée le 18 juillet, s’était faite en partie sur des principes d’Ancien Régime. Le conseil de ville était un « conseil des trois ordres », et surtout, pour en faire partie, il fallait ou bien en faire déjà partie, ou être membre d’une communauté pour y être élu. Au contraire, d’André mit en place le principe, base de la nouvelle constitution, d’une élection entre citoyens égaux, autrement dit un système où les individus étaient considérés indépendamment de leur appartenance à une communauté.

53 Cependant, si le premier système revendiqué par les corporations avait pour caractéristique de leur garantir une participation au conseil, ce n’était pas le cas du système nouveau, qui n’offrait aucune garantie à aucun corps organisé de participer au pouvoir municipal. Dans le premier système, ceux qui appartenaient à un corps avaient une garantie d’envoyer un des leurs au conseil. Dans le second système, si tous les citoyens remplissant les critères d’éligibilité avaient une chance formellement égale d’être choisis au conseil de ville, plus personne n’avait de garantie de pouvoir participer à l’exercice du pouvoir.

54 On touche là à un enjeu essentiel qui concerne le sens de l’usage de l’élection sur base égalitaire – et non pas simplement de l’élection – comme procédure d’accès aux charges. Pour interpréter la signification de chacun de ces deux systèmes, il est nécessaire de se demander qui avait intérêt à défendre l’un plutôt que l’autre78. Si les maîtres avaient intérêt au premier système, qui leur offrait une garantie de participation au pouvoir politique, qui avait intérêt au second ? C’est un phénomène empiriquement attesté qu’en l’absence de candidatures déclarées, l’élection agit nécessairement comme un filtre social, de manière analogue à un cens79. C’est tout à fait ce que l’on observe dans le scrutin d’octobre 1789, comme le montre bien son résultat.

55 Considérer alors l’élection sur base égalitaire comme étant le système le plus légitime reviendrait, en tant qu’historien, à souscrire sans le dire au système dominant, autrement dit à oublier de dire que tous n’avaient pas un intérêt égal à le mettre en place, et qu’il existait des possibles latéraux, des alternatives. La légitimité de l’élection sur base égalitaire n’est en effet rien d’autre que le produit d’une lutte historique gagnée par ceux qui avaient le plus intérêt à cette procédure, une lutte ayant consacré l’aspect formellement égalitaire de l’élection tout en masquant son aspect socialement inégalitaire.

56 Par ailleurs, dans le droit fil des pratiques corporatives où il était courant d’utiliser le mandat impératif, certains élus dans les quartiers en octobre arrivèrent au conseil de ville munis de tels mandats. Le 10 octobre, d’André, qui présidait le nouveau conseil renforcé des députés des quartiers, dit avoir constaté que certains élus étaient porteurs de mandats impératifs et assène : ils « ont été jugés par l’Assemblée nationale », ils sont « cassables », et il les rejette80. Le contenu de ces mandats est inconnu. Mais il est

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remarquable qu’aucune source ne donne trace de protestations. Une explication pourrait être qu’aucune théorie générale du mandat n’a été produite par les acteurs marseillais, théorie qui a été développée à Paris et dont Maurice Genty a rendu compte81. Une telle théorie aurait pu servir aux acteurs à engager une lutte sur ce point précis avec d’André, en défendant le bien fondé – de leur point de vue – du mandat impératif. Il est aussi possible de déduire de cette absence de contestation la légitimité des décisions de l’Assemblée nationale82. Car l’habitude qu’avaient les maîtres d’utiliser le mandat impératif et d’être attentifs aux dangers de la délégation du pouvoir aurait dû les inciter à protester.

57 Que pourrait nous apprendre la confrontation des événements de la chronologie marseillaise avec les différents schémas de révolution municipale proposés par Daniel Ligou83 ? Ce dernier dégage trois cas généraux : une absence de révolution municipale, quand l’ancienne administration est restée en place, une révolution « incomplète » quand les pouvoirs anciens sont restés en place à côté de pouvoirs nouveaux, et une révolution « complète » où le pouvoir municipal est exercé dans sa majeure partie par des hommes nouveaux. Cette schématisation pose un premier problème : elle est linéaire, et ne permet pas de décrire des projets qui, tout en transférant le pouvoir à des groupes nouveaux, auraient des significations politiques différentes. C’est typiquement le cas de Marseille. Si le projet des corporations avait réussi, le pouvoir municipal serait passé à terme aux députés des corporations. Mais ces dernières ont été concurrencées par un autre projet, qui emporta la partie comme on vient de le voir. Dans les deux cas, les révolutions municipales auraient été « complètes », et auraient pourtant eu des significations différentes. Par ailleurs, cette schématisation ne prend pas en compte l’évolution de l’organisation du pouvoir à l’intérieur des municipalités. Il ne suffit pas que des hommes accèdent à un conseil municipal pour qu’ils puissent y exercer effectivement le pouvoir. Le conseil renforcé du 13 avril à Marseille l’illustre parfaitement : on a vu comment les échevins triaient les décisions du conseil pour ne relayer que celles qu’ils jugeaient utiles, écartant les autres, comme celle demandant la légalisation de l’entrée des corporations à la municipalité.

58 Outre l’implication des corporations, une étude des révolutions municipales devrait être très attentive aux changements de l’organisation du pouvoir, en documentant l’élargissement de fait et de droit de l’initiative politique dans les conseils municipaux, autrement dit en cherchant à savoir qui pouvait faire des propositions au conseil, si les délibérations étaient imprimées ou même publiques, quelles étaient les techniques délibératives, qui avait la maîtrise de l’ordre du jour, entre autres.

Les députés des corporations au conseil de ville : mars-octobre 1789

59 Reprenons l’arc chronologique correspondant à la présence des députés des corporations au conseil de ville pour en suivre la politique. Les députés des corporations participèrent au conseil de ville pendant deux périodes. Du 24 mars au 14 mai, puis du 18 juillet au 14 septembre. Dans la première période, de grandes décisions sont prises : l’abolition du régime des impôts, la nomination de 24 commissaires pour créer un impôt qui ne porte pas sur les comestibles, un emprunt de 600 000 livres pour subvenir aux besoins immédiats de la communauté, et le maintien d’un conseil de ville renforcé entre autres par les députés des corporations. Dans cette période, les députés

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des corporations d’arts libéraux et mécaniques réunis forment 60 % du conseil. Et les décisions du conseil sont dans le droit fil des cahiers de doléances des corporations. Les échevins gardaient cependant un autre pouvoir important : la maîtrise de la correspondance officielle. Par exemple, suite au conseil du 13 avril où il fut délibéré de demander au roi de sanctionner légalement l’élargissement du conseil de ville, les échevins n’écrivirent aucune lettre en ce sens, au contraire, ils critiquèrent cette composition nouvelle.

60 Dans la deuxième période, après le 18 juillet, le conseil fut composé en moyenne à 51 % par les députés des corporations. La participation générale fut en moyenne deux fois moins importante durant cette deuxième période : 86 personnes contre 164 présents dans la première période, en comptant les conseillers de ville ordinaires et les députés des corporations. Le conseil renforcé délibéra notamment sur les propositions d’une assemblée de citoyens réunis dans la taverne d’Arquier le 23 juillet84. Ces derniers demandaient plusieurs choses, dont la cessation de toute correspondance avec « les gens proscrits », notamment l’intendant, l’enlèvement des troupes logées chez l’habitant, la publicité des séances du conseil de ville, et une réforme de la garde bourgeoise. Concernant cette garde bourgeoise, le conseil de ville délibéra de demander aux officiers de cesser de tenir des assemblées au sein de leur « comité permanent ». Mais c’est Caraman qui réforma la garde, en y faisant entrer les corporations85. Le conseil délibéra aussi le 3 août que les troupes réglées seraient considérées comme « troupes nationales » et qu’en conséquence le roi devrait défrayer les citoyens qui les hébergeaient. Par ailleurs, rien n’indique que les séances du conseil fussent jamais rendues publiques. Par contre, à partir du 8 octobre, soit après l’éviction des députés des corporations, le conseil fut convoqué par affiches, et ses délibérations généralement imprimées.

61 Sur un aspect majeur le conseil suivit les propositions de l’assemblée d’Arquier, puisqu’il choisit le 30 juillet de consommer l’opposition contre l’intendant La Tour en cessant toute correspondance avec lui. C’était une décision politique forte, puisque le conseil de ville rompait avec le principal agent du roi en Provence, avec qui les échevins échangeaient une abondante correspondance avant 1789. Par ailleurs, le conseil continua de son propre chef le chemin vers une forme d’imposition nouvelle. Il délibéra le 27 août une contribution provisoire de 10 % du prix de la location des biens immeubles, payable moitié par le locataire moitié par le propriétaire. Il obtint rapidement une homologation par la Cour des comptes, le 31 août, puis délibéra un plan d’application le 7 septembre. Au 19 novembre, cette contribution avait produit environ 300 000 livres86. Le conseil continua aussi son effort pour éclaircir les comptes de la communauté des années 1787 et 1788.

62 En somme, le conseil de ville tint une position intermédiaire entre les tenants de l’Ancien Régime et les partisans de réformes plus radicales. En effet il ne réussit ou ne voulut pas réformer la garde bourgeoise pour lui donner une composition plus populaire et surtout des chefs élus, il ne rendit pas ses séances publiques, mais il continua néanmoins le travail de réforme des impôts, de rejet de la concentration du pouvoir dans les mains de l’intendant, d’éclaircissement des comptes de la communauté, et par sa seule existence, le conseil concrétisait deux formes différentes d’ouverture de la participation au pouvoir politique, tout d’abord aux députés des corps de métier, puis à ceux des quartiers.

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Diffusion de la politisation dans l’espace des corporations

63 Au terme de l’année 1789 dont on vient de dérouler la chronologie, il est légitime de s’interroger sur un éventuel rapport entre l’hétérogénéité socio-économique du monde corporatif et le contenu des revendications corporatives. En l’absence de toute source fiscale, il est impossible d’établir une classification précise des corporations en termes de richesse de leurs membres. Concernant le capital culturel, le seul critère quantifiable, est le taux de signatures87. Par ailleurs, on peut obtenir pour chaque corporation un indicateur de son engagement en comptant le nombre d’assemblées ayant pour enjeu des objets politiques non strictement corporatifs. Or il n’y a aucune corrélation entre le taux de signatures et le nombre de délibérations politiques, pas plus qu’avec le fait d’être une communauté d’art libéral ou mécanique. Concernant le contenu des revendications portées dans les doléances en mars, le fait dominant est leur unanimité, indépendamment de tout critère distinguant les communautés entre elles. Toutes veulent la réforme des impôts, toutes veulent l’agrandissement du conseil de ville et pouvoir y députer directement, et une grande majorité veut l’abolition pure et simple des fermes88.

64 Concernant la participation à la première garde bourgeoise, les corporations sollicitées par les échevins expriment des revendications homogènes : pouvoir élire les officiers, ne pas participer en tant que corps mais en tant que citoyens, autrement dit laisser à chacun sa liberté. Ce refus de servir en tant que corps, fut renouvelé début juin la première fois que Caraman tenta de les faire entrer dans la garde réformée. Ce n’est qu’en septembre que deux groupes distincts se dessinent, avec ceux qui refusent une participation à la garde ou émettent des critiques sur sa formation, autrement dit qui persistent dans leur position initiale, et ceux qui acceptent. Ici encore il n’y a aucune corrélation entre l’acceptation de la participation à la garde avec le taux de signatures ou avec l’intensité de la participation politique.

65 Entre mars et octobre, le conseil renforcé se réunit vingt et une fois. Une moyenne sur toutes les corporations et toutes les séances montre que les députés des corporations d’arts libéraux y sont présents neuf fois sur vingt et une, ceux des arts mécaniques dix fois sur vingt et une, autrement dit, aucune différence significative entre les deux groupes. Aucune corrélation ne peut être trouvée entre le nombre de délibérations politiques d’une communauté et la fréquence moyenne de présence de ses députés au conseil. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une communauté se réunit souvent pour délibérer sur les affaires de la ville que ses députés participent plus souvent que les autres aux séances du conseil renforcé.

66 De plus, aucune trace de conflits entre corporations autour des enjeux politiques municipaux et nationaux ne peut être trouvée. C’est que l’heure n’était pas aux conflits entre corporations. Ces dernières étaient conscientes de ce risque de division, et c’est entre autres pour cela qu’elles refusèrent au mois d’avril de participer en tant que corporations à la garde de ville, pour ne pas générer des conflits de préséances qu’elles ne connaissaient que trop bien, en ce moment où, au contraire, une victoire dépendait de leur convergence de vues. Le phénomène dominant est donc que la politisation des communautés de métier, dans son contenu et dans sa dynamique, semble indépendante de leur position dans les systèmes de classement d’Ancien Régime, et indépendante de leur hétérogénéité socio-économique.

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67 Par ailleurs, le rapport entre maîtres et ouvriers ne semble pas avoir été bouleversé au début du processus révolutionnaire. Les ouvriers étaient dépossédés de tout moyen légal d’organisation politique, et les maîtres ne leur ont jamais ouvert leurs assemblées89. En aucun cas les maîtres ne cherchèrent à représenter ou à porter les intérêts de leurs ouvriers. Par ailleurs, à l’intérieur des corporations, les syndics ne semblent pas avoir joué de rôle dominant. Un indice en est que dans 80 % des cas, les députés des corporations ne sont pas syndic ou prieur en exercice, autrement dit que les maîtres n’ont pas donné un pouvoir supplémentaire à ceux qui dirigeaient déjà, pour l’année en cours, les délibérations de leur corps.

68 Les corporations de métier ont bien été un acteur important des luttes politiques à Marseille en 1789. Pour faire émerger leur rôle réel, il fallait prêter attention aux sources permettant de reconstruire leur activité, leur positionnement politique et l’intensité de la mobilisation des maîtres. Ces sources existent pour de nombreuses autres villes dans les fonds départementaux et municipaux, et mériteraient une nouvelle exploration, dont l’histoire du début de la Révolution française bénéficierait grandement. Les communautés de métier n’étaient pas, dans de grandes parties du royaume, ces groupes en déclin décrit par l’historiographie. Au contraire, les maîtres étaient, parmi tous les acteurs urbains, les seuls à posséder une organisation légale de nature politique.

69 L’historiographie permet, avec plus ou moins de précision, de faire l’hypothèse que le cas marseillais n’est pas une exception. Mais dans la majorité des études publiées, les archives des communautés ont été laissées de côté, ainsi que les minutes notariales. Il est donc souvent impossible de savoir, en cas d’absence des communautés de métier du tableau des événements, si cette absence est le résultat d’un défaut d’activité politique, ou plutôt un effet des principes de vision des chercheurs ayant exclu a priori les corporations du champ de leurs investigations.

70 Concernant les conditions nécessaires à l’entrée dans la lutte politique en 1789, dans une ville comme Marseille, la comparaison entre les ouvriers et les maîtres est éclairante90. En effet, ce qui semble conditionner les différences de pratiques politiques entre maîtres et ouvriers, en 1789, n’est pas directement leur positionnement relatif dans l’espace social, mais leur inégale maîtrise de moyens organisationnels. Les ouvriers ne disposaient pas de moyens légaux d’organisation politique. Or ces moyens sont bien ici une condition nécessaire à une action prolongée et soutenue.

71 Les maîtres étaient porteurs d’une forte culture d’assemblée, maîtrisant un ensemble de procédures pratiques telles que l’élection, la délégation du pouvoir, la reddition des comptes, les votes à la majorité pour trancher des décisions. Ainsi, il conviendrait de nuancer le propos de Paula Cossart qui avance que la culture d’assemblée « n’était jusque-là pas celle de la population »91. Cette culture n’a pu que faciliter leur appropriation des institutions mises en place par la Révolution, à commencer par l’assemblée de section.

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NOTES

1. Haim B URSTIN, Le faubourg Saint-Marcel à l’époque révolutionnaire, Paris, Société des études robespierristes, 1983, p. 96. 2. Sur la participation des corporations au début du processus révolutionnaire à Paris et en Province, voir Steven L. KAPLAN, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001, p. 363-421. 3. Étienne MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des corporations de métiers, depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Genève, Slatkine – Megariotis reprints, 1976 (première édition : Paris, 1922) ; Émile COORNAERT, Les corporations en France avant 1789, Paris, Gallimard, 6e édition, 1941 ; Marie- Françoise BENECH-HOCHDOERFFER, « Le déclin des corporations toulousaines », AHRF, 1971, p. 197-220. Voir la très bonne mise au point historiographique dans Bernard GALLINATO, Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime. Vie et mort d’un mode d’organisation du travail, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1992. 4. Il serait pourtant possible de construire des critères mesurant la légitimité du modèle corporatif du point de vue de ses membres, par exemple l’évolution du taux de participation aux assemblées, l’évolution du nombre de demandes de statuts ou du taux de recouvrement des cotes levées annuellement pour les besoins du corps. 5. Sur l’organisation politique des corporations parisiennes, voir Steven L. K APLAN, Jeannine ROUTIER PUCCI, Philippe MINARD, « Idéologie, conflits et pratiques politiques dans les corporations parisiennes au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002 (1), p. 5-55. 6. Politisation au sens de prise de position sur des enjeux non purement corporatifs. 7. Steven L. KAPLAN, La fin…, op. cit., p. 392. 8. Steven L. KAPLAN, Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004, p. 49. 9. Voir Haim B URSTIN, « Pour une histoire socio-politique du Paris révolutionnaire : réflexions méthodologiques », AHRF, n° 263, 1986, p. 22-23, où il met en garde contre la tendance chez les historiens de la Révolution d’un défaut de pratique des archives d’Ancien Régime, qui pourrait les conduire à sous-estimer ou méconnaître certaines de ses institutions, dont font partie les communautés de métiers. 10. Édouard BARATIER (dir.), Histoire de Marseille, Toulouse, Privat, 1973. 11. C. L OURDE, Histoire de la Révolution à Marseille et en Provence depuis 1789 jusqu’au Consulat, Marseille, Serres, 1838-1839. 12. Jules VIGUIER, Les débuts de la révolution en Provence, Paris / Marseille, Lenoir / Aubertin, 1895. 13. Entre autres : Jules VIGUIER, op. cit., p. 108, qui annonce la création d’un garde nationale le 23 juillet à Marseille, quand elle ne le fut qu’en février 1790. Adolphe CRÉMIEUX, « Le particularisme municipal à Marseille en 1789 », La Révolution française, 1907, p. 196, commet un contresens complet sur la délibération du 29 décembre 1788, et invente même une “révolution municipale” qui aurait eu lieu en septembre 1788. Paul MASSON (dir.), Encyclopédie des Bouches-du-Rhône, T.14, Paris / Marseille, Honoré Champion / Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1926, p. 252, avance que le conseil des trois ordres se serait réuni jusqu’au 24 mai alors qu’il s’agit du 15 mai et qu’une deuxième révolution municipale aurait eu lieu le 20 juillet quand c’est le 18 juillet. Raoul BUSQUET, Histoire de Marseille, Paris, R. Laffont et J. Laffitte, édition augmentée de 1998, p. 273-274, sous-entend que les loges maçonniques ont eu un rôle à Marseille dans le début du processus révolutionnaire, quand aucune source, et particulièrement celles des archives du fonds maçonnique conservées à la BNF, ne permet d’étayer cette thèse. 14. Monique CUBELLS, « Marseille au printemps de 1789 : une ville en dissidence », Annales du Midi, 1986, p. 67-91. Id., Les horizons de la liberté. Naissance de la révolution en Provence, 1787-1789, Aix-en-

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Provence, Edisud, 1987 ; Jean-Louis LAPLANE, Journal d’un marseillais, Marseille, J. Laffitte, 1989, édité par Gérard FABRE et Véronique AUTHEMAN. 15. Michel V OVELLE, Les sans-culottes marseillais, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, p. 139-142. Les sources sont les suivantes : récit de Mézières, ancien officier au corps- royal de l’Artillerie, imprimé à Marseille en 1790, p. 34, BM Marseille, qui parle de quarante blessés et deux morts dans la foule ; deux morts signalés aussi dans « quès-à-co ? », p. 6, AD Bouches-du-Rhône 16 F 34 ; un mort dans « siège de la Tourrette », imprimé à Lausanne, p. 10, AD Bouches-du-Rhône, 16 F 34. 16. Ibid., p. 143 : la mobilisation marseillaise serait « inorganisée » avant 1789, et « semi-organisée […] à l’instigation véritable ou supposée du Club » en 1790. 17. Cf. ci-dessous. 18. AMM ; AA 70, BB 215 à BB 224, BB 287 à 291, BB 358 à 360, 1BB 3313 à 3360, EE 62 à 67, FF 305 à 312, FF 396-399, HH 386 à 440. AD BDR : B 3341 à 3465, C 2378 à 2399, C 2752, C 4110, 240 E et 250E, 72 minutiers de notaires dans la série E, 16 F 34. BM Marseille, recueil Michel de Léon, 29 volumes, série Xd contenant des brochures, almanach Grosson, tableau de Marseille d’Achard, journal de Ferréol Beaugeard. CCM, A 24 et 25, B 20. AN, B III 82, BB 30 14, 15 et 91, C 19, D XXIX 53 à 55, D XXIXbis 1 à 3, H1 1358 et 1359. SHD, A4 LV et LVI, Xb 40, 74, 98, 81, Ya 355*, 517 et 527*. BNF, toutes les cotes concernant les loges marseillaises dans le fonds maçonnique pour l’Ancien Régime, notamment le livre d’architecture de la loge de la triple union, FM3 387. 19. Daniel LIGOU, « À propos de la révolution municipale », Revue d’histoire économique et sociale, 38, 1960, p. 146-177 ; Maurice GENTY qui actualisa la bibliographie de la 7e édition de Georges LEFEBVRE, La Révolution française, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 713. Lynn A. HUNT, « Committees and Communes : local politics and national revolution in 1789 », Comparative studies in society and history, vol. 18, N° 3, 1976, p. 321-346. 20. Outre le travail essentiel de Steven L. KAPLAN, La fin…, op. cit., voir : pour Dijon, Auguste COCHIN et CHARPENTIER, La campagne électorale de 1789 en Bourgogne, Paris, 1904 ; pour Arles, Monique CUBELLS, « La ville d’Arles au printemps de 1789 », dans Jean SENTOU, Révolution et contre-révolution dans la France du Midi, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1991, p. 29 ; Pierre SERNA, Antonelle, aristocrate révolutionnaire (1747-1817), Paris, Éditions du Félin, 1997, p. 117-125 ; pour Bordeaux, Michel LHÉRITIER, La révolution à Bordeaux dans l’histoire de la Révolution française. Tome 1, Paris, Presses universitaires de France, 1942, p. 111-139. D’une manière générale, les corporations sont abordées de manière allusive, avec très peu de recours à leurs archives propres, et moins encore aux archives notariales, qui peuvent pourtant se révéler être une source importante de l’histoire politique, comme le montre ce travail. 21. C’est le cas au moins à Dijon, Toulouse, cf. Steven L. KAPLAN, La fin…, op. cit., p. 371-376, où Steven Kaplan pointe le défaut de connaissances précises de la part prise par les corporations dans le processus révolutionnaire. Un travail de repérage des sources effectué dans les fonds municipaux et départementaux des villes de Dijon, Lyon, Saint-Étienne, Aix-en-Provence, Toulon et Toulouse, confirme l’hypothèse que les corporations ont joué un rôle politique dans les villes où les réformes de Turgot en 1776 ne les avaient pas affaiblies, soit Dijon, Aix-en-Provence, Toulon, Toulouse, même si à Toulon les sources sont lacunaires. 22. Les édits de février et août 1776 ne furent jamais enregistrés au Parlement d’Aix. Pour d’autres provinces, et en premier lieu dans le ressort du Parlement de Paris, voir Steven L. KAPLAN, La fin…, op. cit., p. 128-162. 23. Steven L. KAPLAN et al., « Idéologie … », op. cit. Voir par comparaison Bernard GALLINATO, Les corporations à Bordeaux, op.cit., p. 143-161. Sur les corporations à Marseille, il n’existe pas d’étude d’ensemble, et pratiquement aucune étude publiée. Augustin FABRE, Les rues de Marseille, Marseille, Camoin, 1867-1869, a traité des communautés des pêcheurs, portefaix, avocats et huissiers. Michael SONENSCHER, The hatters of eightennth-century France, Berkeley, University of

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California Press, 1987, a étudié celle des chapeliers en France, avec un travail d’archives sur Marseille. 24. Le recensement des effectifs des maîtres pour l’année 1789 a été fait à partir des minutiers des 28 notaires de Marseille qui ont été dépouillés systématiquement, qui donnent 370 PV d’assemblée pour 58 corporations. Sur le dénombrement de la population marseillaise, voir Charles CARRIÈRE, Négociants marseillais au XVIIIe siècle, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, p. 193-211. 25. Cf. le dénombrement de 1765, AMM, FF 187 p. 370 et suivantes ; Michel VOVELLE, op. cit., p. 40. 26. Les portefaix étaient en conflit avec les robeirols, qui disputaient leur travail, mais qui ne formaient pas comme les portefaix une communauté, et ne prirent aucune part identifiable aux luttes politiques. Les arquebusiers et les armuriers ont des statuts datés du 15 avril 1716, enregistrés au Parlement le 24 décembre 1725 (AMM, FF 307 f°85, AD BDR, BB 3394 f°589, AMM, HH 389). En 1789, ils ont un syndic, Esprit Sic, qui est d’ailleurs élu député du corps (AD BDR, 364 E 505). Ce genre de petite corporation n’est pas une spécificité marseillaise. 27. Voir Nicolas GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris, 1775, article « arts et métiers ». Lors de la désignation des représentants aux États généraux, la qualité d’art libéral conféra par exemple l’avantage de pouvoir élire deux députés pour cent votants dans les assemblées primaires, quand les arts mécaniques ne purent en élire qu’un seul. Mais ces catégories étaient relativement floues. Elles furent notamment l’enjeu d’une lutte au moment de l’élection des députés. 28. AMM, FF 187 p.174-176, et les registres du cérémonial dans la série AMM AA. 29. Règlement municipal de 1717 dans AMM, BB 384, celui de 1766 dans AD BDR, 1 F 27. 30. Noter que les négociants ne forment pas une communauté. 31. George L ESAGE, Marseille angevine ; recherches sur son évolution administrative économique et urbaine de la victoire de Charles d’Anjou à l’arrivée de Jeanne 1er (1264-1348), Paris, E. De Boccard, 1950. 32. Roger CHARTIER, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 2000, p. 196. 33. Patrons pêcheurs, le 2 août 1789, BMM, recueil Michel de Léon, T.XXIII, p. 224 : « il faut des conseils, c’est à dire, des assemblées représentatives aux grandes agrégations politiques, & là où il est impossible que tous les membres concourent directement à la chose publique ; mais on ne persuadera jamais qu’une communauté de 200 personnes ait besoin de se choisir des mandataires ». 34. AD BDR, 370 E 63 f°357v. 35. « Libre » par opposition au vote portant sur une personne choisie à l’avance. 36. AD BDR, 363 E 397. 37. Il est intéressant de noter que, selon Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 49, « Les Athéniens avaient conscience du conflit potentiel entre le principe électif et le principe de rotation, c’est pourquoi rien n’interdisait d’exercer plusieurs fois de suite la même magistrature élective » ; c’est la position défendue ici par les avocats. 38. Le conseil du roi avait rendu un arrêt le 5 juillet 1788. Cet arrêt a fait l’objet d’interprétations exagérées, par exemple : Jean EGRET, La Pré-révolution française (1787-1788), Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 325, selon lequel cet arrêt « avait accordé, en fait à la presse politique, une large liberté, puisqu’il conviait tous les Français à donner leur avis sur les moyens de faire des États généraux promis, « une Assemblée vraiment nationale par sa composition comme par ses effets » ». Or l’arrêt ne demande jamais à « tous les Français » de prendre position. Au contraire, seules les administrations provinciales sont explicitement désignées comme devant rendre des avis sur la question, les administrations municipales étant cantonnées dans un rôle de collecte d’informations sur les formes des États généraux de 1614, et de transmission de ces informations aux administrations provinciales. Les échevins marseillais ont précisément suivi cette voie, à la nuance près qu’en tant que Terre Adjacente en Provence, ils transmirent leurs recherches non pas aux États de Provence, mais directement à l’administration royale. Par

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ailleurs, le régime de liberté de la presse n’était en rien modifié à Marseille. Les écrits politiques circulent sous le manteau, cf. Jean-Louis LAPLANE, op. cit., p. 73, et sont parfois saisis, comme les deux imprimés « avis aux provinces » et « profession de foi d’un militaire », et condamnés par le lieutenant général civil de la sénéchaussée de Marseille, BNF, Lb39 6504. 39. CCM, B 20 p.83. 40. AMM, BB 223, AN, B 30 91. C’est sur cette assemblée qu’Adolphe CRÉMIEUX fait un contresens, art. cit. Bien noter que l’arrêt du conseil du roi du 5 juillet 1788 ne demandait pas aux municipalités de prendre position sur la convocation aux États généraux. 41. Voir le T.1 des Archives Parlementaires. 42. AMM, BB 290, f°20r. 43. Steven L. KAPLAN, La fin… op. cit., p. 364. 44. AN, B III 82 p.58. 45. Ce chiffre ne prend pas en compte les non-corporés, négociants, bourgeois, ménagers et les 220 ouvriers assemblés le 29 mars, soit en tout 2 283 personnes supplémentaires non corporées. 46. Joseph FOURNIER, Cahiers de doléances de la sénéchaussée de Marseille pour les États généraux de 1789, Marseille, 1908. 47. Revendication qui fait suite à plus d’un siècle de luttes populaires contre les fermiers, cf. Jean NICOLAS (dir.), La rébellion française, Paris, Gallimard, 2008. La majorité des corporations demandent également la suppression pure et simple des fermes de la ville. 48. AMM, BB 290 f°112v. 49. Voyage de Mirabeau du 17 au 19 mars, Jean Louis L APLANE, op. cit., p. 90 ; l’impression des cahiers de doléances est signalée dans AMM, BB 290 f°112v ; ces imprimés se trouvent réunis dans le recueil Michel de Léon (BMM), et ont été utilisés par Joseph FOURNIER, op. cit. 50. Par exemple, Monique CUBELLS, Les horizons de la liberté, op. cit., considère p. 94 que les émeutes ont pour enjeu principal les « subsistances », et pour enjeu secondaire la « politique ». Les éditeurs du journal de Laplane ne commentent que la hausse des prix des denrées : note 2 p.117 ; de même Gérard-José MATTEI, Marseille, une cité face à la Révolution, 1788-1792, Thèse de doctorat d’État en droit, 1978, p. 162. François-Xavier EMMANUELLI, « Aux origines de la Révolution en Provence », AHRF, 254, 1983, p. 562, a nuancé l’intensité de la hausse des prix. 51. Lynn H UNT, Revolution and urban politics in provincial France. Troyes and Reims, 1786-1790, Stanford, Stanford Univ. Press., 1978. 52. Un règlement de 1787 prévoit 128 personnes divisées en 4 compagnies, soldées par la commune. Un impôt spécial était levé pour cela sur les « magasins, boutiques, remises & ecuries qui sont dans l’enceinte de ladite ville », AMM, EE 63 et AMM, EE 64. Sur l’insuffisance de la garde, voir AMM, BB 358 f°39r. 53. Monique CUBELLS, « Marseille au printemps de 1789 », op. cit. Les sources suivantes confirment la présence des portefaix et des maçons : AMM, EE 65 et 66 ; BMM recueil Michel de Léon, T14 ; AMM, BB 290 f°97r. 54. AMM, BB 290 f°56v. 55. Ibid. 56. Tonneliers, 13 avril, AD BDR, 367 E 287, je souligne. En temps de crise, il semble que l’usage était de lever une garde exceptionnelle composée de volontaires pris dans les corporations, avec les problèmes de préséances typiques des luttes de classements entre communautés, voir AMM, EE 72. 57. Menuisiers, 14 avril, AMM, HH 416. 58. AMM, BB 358 f°195v. 59. Elles n’y entreront pas avant le 19 août.

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60. Lettre de La Tour aux échevins le 22 mars, où il leur propose « d’assembler dans un moment critique un conseil » renforcé de notables pour « assurer la tranquilité publique », AMM, BB 358 f°130. 61. Jean Louis LAPLANE, op. cit., p. 112 ; AMM, BB 290, f°42v. 62. Sur la jurisprudence concernant les conseils de ville renforcés à Marseille, voir AN, BB 30 91, ainsi que AMM, BB 218 f°10v, f°14v, f°27r, f°70r, f°81r, délibérations en 1783 du conseil de ville renforcé de notables des quartiers de la ville pour délibérer sur un impôt sur le vin forain. Le conseil renforcé de 1783 ne compte aucun artisan, au contraire de celui issu des journées de mars 1789. 63. Alors qu’ils demandèrent l’autorisation de l’emprunt de 600 000 livres voté le 26 mars, et des 24 commissaires chargés de mettre en place un nouveau régime d’imposition, cf. AMM, BB 290, BB 358 et 359, BB 473. 64. Les horlogers ont fait imprimer leur délibération du 16 juin, AD BDR, 16 F 34. 65. Le 29 mai, AD BDR, 363 E 396. 66. AD BDR, 367 E 287. Noter que si les ouvriers et compagnons sont ici comptés par le prieur comme faisant partie des corporations, et ce pour les besoins de la démonstration, ils ne participent pas pour autant aux assemblées. 67. L’original est dans AD BDR, 394 E 84, avec les signatures. 68. AMM, BB 224 f°162r. 69. Jean Louis LAPLANE, op. cit., p. 163. 70. AMM, BB 359 f°1. 71. Noter que les doléances des négociants en mars proposaient une extension du conseil à 90 membres, avec une entrée des députés des corporations et des ménagers, qui devaient composer le tiers du conseil. Autrement dit, les négociants n’avaient pas attendu la première victoire des corporations du 23 mars 1789 pour réclamer, eux aussi, leur entrée au conseil de ville, tout en maintenant leur nombre à 30 députés sur 90. 72. Jean-Louis LAPLANE, op. cit., p. 180, les qualifie de « canaille révolutionnaire ». Voir aussi AN, D XXIX 53 et 54 qui donne le procès verbal de l’inspection des prisonniers, avec mention de leurs qualités : c’est sur cette source que reposent les statistiques données par Michel VOVELLE, op. cit., p. 140-141. 73. Démission de 28/60 capitaines de la garde, C. L OURDE, op. cit., p. 102, qui interprète l’événement comme une machination des « aristocrates » opposés à la révolution pour permettre l’entrée des troupes de Caraman en ville. 74. Règlement du 25 mai, modifié le 27 juin, AMM, BB 224 f°154, EE 65. 75. Faute de sources, on ne peut étudier la composition des volontaires de cette garde, et ainsi vérifier l’implication réelle des maîtres au delà de l’élection des capitaines. 76. Le règlement de convocation se trouve sur une affiche, AMM, 1BB 3335. Pour être électeur, il suffisait d’être chef de famille, avoir plus de vingt-cinq ans et être domicilié à Marseille. 77. AMM, BB 224 f°217 ; Jean-Louis LAPLANE, op. cit., p. 185, donne les qualités des élus. 78. Un intérêt objectif, autrement dit empiriquement constaté, ce qui ne signifie pas qu’il soit connu consciemment par les acteurs eux-mêmes. Deux cas exemplaires de phénomènes sociaux où les acteurs ajustent leurs pratiques sur leurs chances objectives de succès sans en avoir conscience peuvent-être cités : la reproduction sociale par le biais du système scolaire, où les acteurs sociaux ajustent leurs choix scolaires à leurs chances objectives de succès, et l’énonciation orale de certains phonèmes dans des interactions sociales inégalitaires, voir respectivement : Pierre BOURDIEU, La reproduction, Paris, Minuit, 1970 ; William LABOV, Sociolinguistique, Paris, Minuit, 1976. 79. Sur le caractère aristocratique de l’élection, au sens d’une procédure ayant, en l’absence de candidature déclarée, la caractéristique de produire une sélection des meilleurs, selon des

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critères propres à chaque société, voir Patrice GUENIFFEY, Le nombre et la raison, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1993, p. 411-415. On prendra soin aussi de ne pas confondre élection et représentation. Le mécanisme représentatif est un outil de légitimation de la délégation du pouvoir, et n’a rien d’aristocratique. Ceux qui sont choisis par élection ne deviennent pas mécaniquement des représentants, cela dépend de l’ensemble des procédures qui régissent la charge pour laquelle ils ont été choisis. 80. AMM, BB 224 f°220r 81. Maurice G ENTY, « Pratique et théorie de la démocratie directe : l’exemple des districts parisiens (1789-1790) », AHRF, n° 259, 1985, p. 8-24. 82. « Légitimité », au sens d’usage « dominant et méconnu comme tel », qui « produit ses effets en ayant l’air de ne pas être ce qu’il est », voir Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Minuit, 1984, p. 95-112. 83. Daniel LIGOU, op. cit. 84. Le manuscrit est dans AMM, BB 224, imprimé dans AD BDR, 16 F 34, édité dans Jean-Louis LAPLANE, op. cit., p. 226. 85. cf. ci-dessus. 86. AMM, BB 291 f°58r. 87. Le fait de savoir signer étant corrélé avec la connaissance de la lecture, voir François FURET et Jacques OZOUF, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Minuit, 1977. 88. Seuls les avocats posent des limitations à cette députation. L’abolition des fermes n’est pas demandée par les corps suivants : avocats, chaudronniers, cordonniers, colporteurs, couteliers, fripiers, horlogers, huissiers, jardiniers, liqueristes, magaziniers-saleurs, menuisiers. 89. À l’exception des emballeurs, le 18 mars 1789, pour l’élection aux États généraux, et le 15 avril à propos de la garde bourgeoise, ADBDR, 394 E 84. 90. Ouvriers au sens des classifications d’Ancien Régime. Par exemple, de ce point de vue, les portefaix ne sont pas considérés simplement comme des ouvriers puisqu’ils formaient un corps. 91. Paula COSSART, « S’assembler en Provence sous la Révolution », AHRF, n° 331, 2003, p. 57-77, p. 71.

RÉSUMÉS

Les maîtres de corporation ont été des acteurs essentiels du processus révolutionnaire à Marseille en 1789. Avec leurs cahiers de doléances comme programmes politiques, ils furent les artisans d’une première révolution municipale, conquise en deux temps, contre les tenants de l’ordre établi. La prise en compte de l’action des corporations est nécessaire pour comprendre les événements marseillais et mesurer l’autonomie du processus révolutionnaire, par exemple par rapport aux événements parisiens. Les maîtres avaient l’avantage, contrairement aux ouvriers, de disposer de moyens d’actions politiques légaux. Cet épisode est un terrain exceptionnel pour saisir la culture des maîtres en matière d’organisation politique, composante de la culture politique de l’Ancien Régime, dont la connaissance est nécessaire pour comprendre et interpréter l’action des révolutionnaires qui en étaient porteurs.

The guild masters were the crucial actors in the revolutionary process in Marseille in 1789. With their cahiers de doléances as political programs, they were the artisans of the first municipal revolution, conceived in two stages, against the defenders of the established order. The

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consideration of the action of the guilds is necessary to understand the events in Marseille, and to measure the autonomy of the revolutionary process, particularly compared with Parisian events. The masters had the advantage, unlike the workers, of possessing the means of legal political action. This episode offers an exceptionally rich field of investigation for comprehending the culture of the masters in matters of political organization, itself part of the political culture of the Old Regime. Such knowledge is necessary to understand and to interpret the action of the future revolutionaries imbued with this very culture.

INDEX

Mots-clés : révolution municipale, assemblée, culture politique, élection, autonomie

AUTEUR

LAURENT HENRY Université Paris I Panthéon-Sorbonne / IHRF La Source, 15 Chemin de Bédouffe 13109 Simiane Collongue [email protected]

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« Des magistrats Républicains ne doivent s’occuper que de votre bonheur »1 « Republican Magistrates must deal only with your Happiness »

Nathalie Alzas

1 À partir de 1789, les autorités issues de la Révolution sont confrontées à des défis redoutables, dont le moindre n’est pas celui de leur légitimité. Les discours qu’elles tiennent sur leur propre action, loin d’être un exercice vain et égocentrique, constituent un fondement essentiel pour l’enracinement du nouveau régime. En effet, à un moment de bouleversements politiques inouïs pour les contemporains, les autorités révolutionnaires doivent s’affirmer afin de pérenniser les acquis de la Révolution. Les administrateurs de département, de district et les municipalités affirment le bien-fondé de leurs décisions dans leur correspondance interne comme dans les écrits destinés aux citoyens. Tel un miroir, la représentation qu’ils font d’eux-mêmes les légitiment et confortent ceux qui chancelleraient sous le poids des pressions et passions politiques. Leurs discours rencontrent ceux des représentants du peuple en mission qui, eux aussi, dressent un tableau idéal de l’administrateur accompli. Mais ces différents discours réutilisent-ils des notions anciennes ou s’en affranchissent-ils ? Cette étude se propose de réinterroger la quête de légitimité des pouvoirs locaux à la lumière de thèmes ancestraux sur l’essence du « bon gouvernement » de la cité et sur l’image non moins idéale du « bon magistrat ». La notion de « bon gouvernement » est fort ancienne2, en tant que représentation à usage interne, pour rappeler aux magistrats, (les autorités de la cité), leurs devoirs. Elle se fonde sur leurs vertus civiques de protection des humbles, de défense de la justice, du respect de la liberté des citoyens. Selon l’Encyclopédie, « la loi souveraine du bon gouvernement est le bien public »3. Le présent article propose d’évoquer la quête de légitimité du nouveau régime dans un département où les tensions politiques sont particulièrement fortes, le Vaucluse. Le ci-devant Comtat Venaissin connaît des mutations plus conséquentes qu’ailleurs, ainsi ne serait-ce que par le passage du pouvoir pontifical à l’appartenance à la France. Là, les administrations du département, des districts et les municipalités énoncent au

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quotidien la conception de leur mission dans leurs délibérations, adresses, correspondance, tout en engageant un dialogue avec des représentants du peuple. Leurs visions respectives du bien commun sont ainsi confrontées. Des discours émanant des administrations de l’Hérault, département méridional moins conflictuel, serviront de contrepoint pour aborder la représentation du « bon magistrat » pendant la Révolution, surtout pour la période 1789-1795, moment de questionnements politiques intenses.

Le bon gouvernement de la cité

2 Au quotidien, les administrations locales dressent le portrait qu’elles désirent transmettre d’elles-mêmes. Leurs écrits révèlent la représentation plus ou moins idéale qu’elles se font de leur tâche et énoncent leur conception du bien commun. Or la population attend surtout de ses administrateurs un approvisionnement régulier et abondant en subsistances. On sait combien ce problème préoccupait les autorités sous l’Ancien Régime. Les administrations révolutionnaires ne rompent pas avec leurs devancières. L’approvisionnement reste au cœur de la notion du « bon gouvernement » de la cité, comme l’indique l’organisation des municipalités, ainsi à Avignon4. Cela concerne, en effet, plusieurs secteurs « d’utilité publique » : « M. le maire a exposé que les maçons de cette ville se présentent journellement à la maison commune pour demander de l’ouvrage […], il conviendrait d’occuper ces ouvriers que le manque d’ouvrages les laisse, eux et leur famille sans subsistances, pourroit les porter à des excès, surtout dans les circonstances critiques où se trouve la ville […]. Il a été délibéré de charger la municipalité du choix des ouvrages publics les plus utiles pour pouvoir faire travailler ces ouvriers »5.

3 Cette délibération, typique de pratiques héritées de l’Ancien Régime, mêle des services administratifs régaliens, instrument de la puissance de l’État (assurer l’ordre public), des services de réseaux (entretenir les routes), un service social (l’assistance aux démunis). Les officiers municipaux perpétuent une tradition qui fait des magistrats de la cité les protecteurs des faibles, notamment des pauvres. Les difficultés économiques renforcent cette conception. Devant les risques de disette, l’intervention des municipalités est jugée indispensable : « C’est vous, Magistrats, qui devez assurer les richesses [de la république], c’est vous qui devez faire fleurir l’agriculture, qui devez enfin assurer aux citoyens leurs subsistances »6.

4 Le rôle nourricier des autorités est ainsi vigoureusement réaffirmé. Il leur confère un aspect paternel, typique des traditionnelles conceptions d’un « bon gouvernement » : « Le magistrat du peuple est un père qui, sans cesse entouré de ses enfants, ne voit pour but de ses travaux que leur bonheur, leur attachement et leur estime pour récompense »7.

5 Les administrations associent le pouvoir politique à un pouvoir moral. La prospérité serait le fruit de la gestion raisonnée de la cité par l’aide aux démunis mais aussi par le maintien de la sûreté. Secourir les pauvres, par voie de conséquence, est une mission ambiguë, puisqu’elle mêle une conception d’aide à son prochain à la peur d’une subversion sociale. Cette crainte justifie les mesures d’approvisionnement d’urgence. L’ordre public est un des fondements du gouvernement idéal prôné par les autorités tant sous l’Ancien Régime qu’à l’époque révolutionnaire. Mais le pauvre ne saurait se résumer au spectre de l’affamé dangereux. Son image évolue au fil des avancées de la

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Révolution, lors de l’avènement de la République et du suffrage universel masculin. Les miséreux ne sont plus des inférieurs sur lesquels on se penche avec condescendance. Dans une France où la majorité vit dans des conditions précaires, le pauvre serait, désormais, le peuple souverain. Les magistrats ne sont en fonction que pour le servir. Cette évolution est l’une des conséquences de l’effort de guerre. Le départ vers le front de nombreux citoyens accentue les difficultés de la population, lorsque s’éloigne, avec les fils ou les maris, un soutien essentiel. Cette mobilisation appelle la solidarité de tous, au nom de la défense de la Patrie. Des sacrifices s’imposent au nom de la nécessaire fraternité avec le citoyen soldat. Le pauvre fait la richesse du pays par son travail, par les enfants qu’il offre à la patrie, par son sang qu’il verse devant l’ennemi. Tout administrateur doit se consacrer au soulagement des démunis, condition indispensable pour assurer la victoire de la République : « La campagne va s’ouvrir. Elle doit être la dernière. Les destinées des rois vont être pesées. […] Corps administratifs. Lorsque la Nation examinera l’usage que vous avez fait de votre autorité pour enchaîner les malveillants, la classe indigente y sera également appelée pour scruter aussi votre conduite. Chaque acte de faiblesse sera pesé. Lorsque la Patrie vous dira, vois les plaies que tu m’a faites en ménageant ce traître, le malheureux ajoutera, examines les coups mortels que tu as porté dans le sein de mes propres enfans, en les laissant dans cette affreuse indigence qui a flétri en eux les organes de la vie, lorsque tu avais les moyens de leur donner une existence heureuse »8.

6 Des réminiscences d’une rhétorique religieuse jaillissent. La contemplation des « plaies », la pesée de chaque acte rejoignent des discours traditionnels tels les sermons. Ce vocabulaire renoue avec une valorisation du pauvre malmenée par les visions utilitaristes de la société en essor au XVIIIe siècle. Le démuni, autrefois témoin de la charité chrétienne, dénigré avec méfiance ensuite comme symbole de paresse, porteur de tares innées, devient, dans des textes révolutionnaires, la quintessence du peuple laborieux et souffrant. L’intérêt général doit émerger en assurant au malheureux des conditions d’existence dignes : il faut donner au peuple les moyens d’accomplir sa souveraineté. Les interventions de l’État dans le quotidien des Français ne se justifieraient que par cela : « La Convention Nationale […] a trouvé dans le Maximum le seul moyen de rétablir l’équilibre entre la fortune publique et les fortunes privées. Elle y a vu la conservation des intérêts de tous, et l’intérêt momentané de quelques-uns pouvoit en être froissé, elle a considéré que cet inconvénient passager seroit supporté sans murmure par l’ami de la république »9.

7 Cette volonté d’« équilibre entre la fortune publique et les fortunes privées » s’inscrit dans le sillage de théories politiques où dominaient la crainte de voir les puissants s’emparer du pouvoir grâce à leurs richesses. Les discours révolutionnaires entrent en résonance avec « l’humanisme civique » et le « républicanisme classique » décrits par des historiens comme Quentin Skinner pour la fin du Moyen Âge et la Renaissance10. Cette réaffirmation d’un modèle de république passe par la proclamation, à nouveau, de la supériorité des citoyens-soldats sur les troupes de mercenaires stipendiés par les tyrans. Loin de fonder leur démocratie à partir d’une « table rase », des patriotes affirment renouer avec des principes anciens. Il est révélateur qu’un strasbourgeois ait fait exposer, lors de la conversion de sa cathédrale en temple de la Raison, quatre tableaux du XVIe siècle typiques des images du « bon gouvernement ». Ces peintures allégoriques, initialement offertes à la cité de Strasbourg par la ville-État de Berne, semblent familières, plusieurs siècles après, au sans-culotte donateur qui y

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projette ses conceptions politiques. En dédiant ces tableaux aux « défenseurs du bien commun », le jacobin ne manque pas, en effet, de souligner que « ces chef-d’œuvre du génie […] ont tant de rapport avec les circonstances dans lesquelles nous vivons »11. La vie démocratique à laquelle il participait, au sein de sa société populaire, l’enjoint à faire un tel rapprochement. L’idée d’une conquête de la Liberté face aux rois est souvent associée à une inquiétude face à l’inégalité des fortunes : « La classe indigente […] assez longtemps a été courbée sous le joug du despotisme le plus affreux. Il est temps qu’elle se place au rang que la nature lui destine. Dans tout gouvernement parfaitement libre tous les citoyens doivent jouir d’un bien-être que l’honnête médiocrité assure parce qu’il ne faut pas de citoyens trop puissants par leurs richesses et leur crédit, parce qu’il n’y a de pauvres que parce qu’il y a de riches et parce qu’il n’y a de despotisme que parce qu’il y a de gens trop puissants en crédit »12.

8 L’accaparement, par certains, de l’essentiel des richesses, notamment en grains, serait la marque de ceux qui refuseraient la République, par leur rejet de l’égalité et de la liberté. En effet, cette dernière ne saurait exister si la majorité de la population est dominée par une minorité. Le bon gouvernement doit assurer au peuple le plein exercice de ses droits, qui ne saurait s’accomplir sans une sécurité matérielle indispensable à l’indépendance politique du citoyen. Cela explique l’attachement de patriotes à une société de petits propriétaires et d’artisans indépendants qui ne seraient pas dans l’orbite des plus riches. Ces idées révèlent l’imbrication de thèmes politiques anciens, liés à des revendications économiques de la paysannerie et du petit peuple des villes, dynamisées par la Révolution. Ces résurgences sont également à l’œuvre dans les rapports entre les autorités locales et la population.

Le bon magistrat et le peuple

9 Pendant la Révolution, subsiste une conception traditionnelle des rapports entre administrateurs et administrés. Un schéma classique place les seconds dans la subordination des premiers : « Il est du devoir et de l’intérêt de chaque citoyen de concourir [au bonheur de la République] soit par sa soumission personnelle aux Lois, soit par l’exécution du serment qu’il a prêté de défendre la loi, au péril de sa vie, contre les agitateurs du repos public »13.

10 Le « bon administrateur » sait résister aux revendications irraisonnées de la « populace ». Le peuple, décrit comme capable de tous les débordements, doit être encadré : « Vos magistrats prennent tous les moyens pour que les marchés soient abondamment approvisionnés, mais, citoyens, leurs sages mesures seraient inutiles si vous ne vous montrez pas obéissants aux lois »14.

11 Mais cette hiérarchie est remise en question par la participation des sans-culottes à la vie politique. Pour ces derniers, l’implication des citoyens passe par la surveillance de leurs mandataires. Les rapports de subordination sont refusés. La gestion du pays doit être le fruit d’une collaboration active entre les autorités et les simples citoyens. Elle ne peut être assumée que si les responsables politiques sont proches du peuple et soucieux de l’intérêt général. Des militants affirment que tout agent public doit leur rendre des comptes, avec des formulations extrêmes sur le sort à réserver au magistrat infidèle : « Braves sans-culottes. C’est à vous de faire aimer et respecter les Magistrats que vous avez choisi ; qu’ils aient votre confiance et la patrie est sauvée. Citoyens, si

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l’union fait votre force, si votre confiance et votre respect pour vos magistrats raffermissent le gouvernement, songez aussi qu’en même temps votre surveillance doit être plus active. Si quelques-uns de vos administrateurs prévariquaient, […], si par fausse pitié ils se laissaient attendrir sur le sort des grands coupables, peuple orangeois, peuple brave et fidèle, dénoncez ces administrateurs perfides ! Livrez-les à la vengeance nationale ! Que leurs têtes sanglantes, en attestant leurs crimes, attestent aussi de votre courage et de votre impartialité »15.

12 Les représentants en mission, envoyés dans des départements en proie à de vives tensions, sont confrontés à un double défi pour restaurer l’autorité : chasser les administrateurs compromis dans le « fédéralisme », et résister aux pressions des révolutionnaires radicaux qui, s’identifiant au peuple souverain, risqueraient de remettre en question les institutions de la République. Dans le Vaucluse, le représentant du peuple délégué par la Convention, de nivôse à fructidor an II, est Étienne Maignet16. Des travaux ont renouvelé les approches sur ce député, le resituant dans le cadre général des « missionnaires de la République »17. Jacques Guilhaumou voit en lui un représentant d’un courant « maximaliste » montagnard qui, à l’instar d’un Billaud-Varenne, a tenté « un équilibre de la démocratie » par une complémentarité des différents échelons des autorités locales et de la Convention18. Étienne Maignet a voulu être, pendant toute sa vie politique, un bon magistrat. Attentif aux doléances du peuple, vigilant pour l’approvisionnement en grains, soucieux de justice, il fait libérer des citoyens incarcérés, après des troubles, en arguant qu’ils n’avaient été qu’égarés un bref instant. Il assume, jusqu’à sa mort, ses convictions, par une attention constante au sort des humbles19. Mais il est l’incarnation de la Terreur, pour ses adversaires qui dénoncent l’épisode tragique de Bédoin20. En effet, Maignet adopte une attitude intransigeante face à ceux qu’il qualifie de « traîtres » à la patrie. Son Instruction sur le gouvernement révolutionnaire est un des exemples les plus commentés de sa conception du bien public : « Ces administrations ne perdront jamais de vue que plus la Nation a cru trouver en elles de facilité pour exercer en ces moments critiques une surveillance active, plus le compte qu’elles auront à lui rendre deviendra terrible, ce qui, dans des temps calmes ne serait regardé que comme une négligence pardonnable devient aujourd’hui un véritable délit parce que cette négligence doit compromettre le salut de la patrie »21.

13 Des patriotes rejettent les administrateurs inactifs devant les menaces qui assaillent la patrie. L’absence de réaction est perçue comme une complicité tacite avec les contre- révolutionnaires22. Un élément essentiel de la compréhension de l’affaire de Bédoin surgit. Les décisions d’incarcération d’habitants visent, en premier lieu, les autorités locales : « Considérant que le soupçon doit tout envelopper dans un pays où les ennemis de la patrie, […] ont vécu jusqu’ici tranquillement au mépris des décrets qui ordonnent leur arrestation […] Que dans tous les cas, les officiers municipaux et les membres du comité de surveillance seront toujours avec raison regardé comme coupables de négligences à remplir leurs devoirs […] comme présumés les complices de ce délit et jugés prévaricateurs de leurs fonctions… »23.

14 Ces autorités sont jugées doublement coupables : elles ont failli à leur devoir de citoyen, et à leur devoir de magistrat. Leurs fonctions ne donnent pas davantage de droits, mais des devoirs supplémentaires. Chaque administrateur doit assumer la responsabilité de ses actes devant le peuple : « [Ces administrateurs] deviennent comptables à leurs

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concitoyens de l’emploi de tous leurs moments ; ils doivent être toujours prêts à apprendre à ceux qui les interrogent de ce qu’ils ont fait pour le bonheur public »24.

15 La République ne saurait exister sans des magistrats intègres25. La volonté d’établir la République sur la vertu de ses magistrats est associée souvent à la pensée politique des robespierristes26. Mais là encore, les hommes de l’an II, comme la majorité des révolutionnaires, ne font que reprendre un thème antique. À la suite de Salluste, ils lient souveraineté du peuple et vertu de ses magistrats : « L’expérience des temps anciens […] nous apprend que la décadence des républiques n’a d’autre cause que l’affoiblissement de l’amour de la Patrie ou de la vertu. Lorsque le citoyen commence à séparer son intérêt particulier de celui du gouvernement, lorsqu’il cesse de faire cause commune avec ses concitoyens, dès ce moment la Liberté est en danger car le peuple est près de la tyrannie. Lorsque les Romains dégénèrent les principes de leur vertu antique, préférèrent leurs jouissances personnelles au bien public […], ils perdirent leur Liberté »27.

16 Vu l’imprégnation de la culture antique, les liens entre patriotisme et vertu sont rappelés par des vies illustres. Cincinnatus, refusant les honneurs après avoir sauvé Rome, retournant à sa charrue, figure parmi les exempla les plus utilisés pour valoriser une magistrature dévouée au bien commun. L’idéal d’un bon gouvernement fondé sur les mœurs irréprochables des administrateurs est un thème récurrent chez les penseurs des Lumières, tel Montesquieu28, s’interrogeant sur les causes de la décadence romaine. De nombreux patriotes ne croient pas que de bonnes institutions suffisent pour réaliser un régime politique juste et harmonieux, si les hommes qui le dirigent sont corrompus. Des révolutionnaires s’inscrivent dans une tradition républicaine, reliant, à travers les siècles, écrivains antiques, rhétoriciens de la (pré-) Renaissance, auteurs anglais du XVIIe siècle et philosophes des Lumières. Maignet rappelle cet idéal du bon gouvernement aux administrateurs afin qu’ils adhèrent à ces valeurs de service public29. Les qualités du bon magistrat sont complétées par le désintéressement. Maignet partage les appréhensions de citoyens devant l’autonomie d’autorités qui prendraient des décisions sans surveillance du peuple. Le contrôle doit toujours être présent car, à l’idéal du bon magistrat, s’opposent des intérêts prosaïques d’argent et de pouvoir personnel qui tentent tout titulaire de fonctions officielles. De cette méfiance naît un appel aux citoyens afin qu’ils ne se détournent pas de la vie politique, afin de ne pas la laisser entre les mains d’une poignée d’hommes. Céder totalement la conduite du pays à des autorités, aussi dévouées fussent-elles, est ouvrir la porte à une confiscation du pouvoir par une minorité qui s’autoproclamerait seule capable de diriger la France. Lorsque Saint-Just dénonce l’usurpation de la souveraineté du peuple par des agents de l’État « qui se procurent l’indépendance et le pouvoir le plus absolu »30, il souligne les dangers d’une professionnalisation des charges publiques. Mais la voie dans laquelle s’engagent les montagnards est étroite. Ils naviguent entre deux écueils, l’autonomie grandissante des administrateurs et les revendications des sans-culottes pour un contrôle permanent de ces mêmes administrateurs31 : « Malheur aux peuples dont les individus regardent comme étrangères les affaires de la république ! Mais dans une grande nation, [le citoyen] ne peut pas plus administrer qu’il ne peut travailler lui-même à la confection des lois ; de même qu’il se nomme des représentants pour les lui proposer, il se choisit des administrateurs à qui il confie l’exécution de celles qu’il a approuvées formellement ou tacitement »32.

17 Tout le dilemme du gouvernement révolutionnaire est présent ici, entre sa volonté de conserver la confiance du peuple et la crainte d’une révolution qui se poursuivrait

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interminablement, dans l’anarchie. Le gouvernement doit s’appuyer sur un dynamisme révolutionnaire pour les nécessités de l’effort de guerre. Mais il refuse toute démocratie directe qui serait, selon Robespierre par exemple, une fausse démocratie car seule une minorité de militants pourrait être présente fréquemment dans les assemblées33. L’idéal du bon magistrat est une réponse aux diverses pressions qui s’exercent sur les autorités : « Le peuple est souverain, nous le savons, nul ne peut régner que lui, ou par lui ; mais un état social ne peut exister sans une hiérarchie de pouvoirs. Le peuple les a tous, mais il faut qu’il les délègue, avec cette clause, pourtant, que ceux à qui il les confie, [s’ils] trompent sa confiance, est de la leur retirer sans retour »34.

18 Devant le risque de déstabilisation des autorités, menacées d’un prompt châtiment populaire en cas de défaillance, Maignet assure une écoute constante : « Je sens parfaitement l’immensité des travaux confiés à un agent national. Mais je sais que personne n’est plus en état que toi, malgré ta faible santé, de les remplir et […] si quelque chose restait en arrière, il ne faudrait en accuser ni ton zèle ni ta bonne volonté »35.

19 Les districts adoptent la même sollicitude pour conforter les administrations rurales36. La prise en compte des problèmes des municipalités rejoint la tendance des autorités à faire preuve de modestie37, qualité qui rehausse la vertu du bon magistrat, dans le droit fil des exemples de l’Antiquité. Elle marque l’entrée dans une ère démocratique où l’administrateur n’est pas un être omniscient, un expert au-dessus du commun, mais un simple citoyen soucieux du bien public. La modestie est, également, un signe de prudence politique face aux soupçons d’abus de pouvoir. Ceci illustre la fragilité du gouvernement révolutionnaire en l’an II. Face à des « modérés » qui désirent refréner l’action de la « populace », c’est-à-dire écarter le peuple de la scène politique, et face à des sans-culottes qui prônent une action directe, les marges de manœuvre sont ténues. L’épuration des autorités locales est une tentative pour éviter le premier écueil. Parallèlement, l’action contre les sociétés populaires sectionnaires, en ventôse an II, révèle les inquiétudes du gouvernement révolutionnaire devant un pouvoir « populaire » qui exercerait un droit de contrôle sur ses agents38. Les montagnards expriment leur malaise devant des institutions sur lesquelles ils s’interrogent : les élections sont suspendues sine die, des représentants du peuple jugés infidèles sont exécutés. Dans le même temps, ces contempteurs de la démocratie directe, qui suppriment la permanence des sections, s’appuient sur des sociétés populaires et finalement sur la vox populi pour épurer des autorités locales. Le débat traverse toute la décennie 1789-179939 : qui doit s’occuper du bien public, qui doit déterminer ce qu’est le bien public ? Les autorités tentent de résoudre les apories de la démocratie par le retour à une figure classique, celle du bon magistrat, susceptible d’aboutir à l’harmonie tant recherchée entre les citoyens et leurs représentants. Certains refusent de voir tomber la chose publique entre les mains d’une minorité, qu’elle soit constituée de « riches » ou de « professionnels » de la Révolution. Mais la conception du « bon magistrat » va plus loin qu’une volonté d’équilibre entre la souveraineté du peuple et les multiples incarnations de l’autorité. Elle est emblématique d’une tentative de réinventer la République.

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Le « Bon Magistrat » et la Res Publica

20 Il est évident que les autorités locales désirent donner l’image d’un complet dévouement aux affaires publiques. Le bon administrateur, depuis un temps immémorial, serait au service de la population, dans une fonction qui lui conférerait de la considération. Les députés du tiers-état, lors des États généraux, sont dotés d’une telle image. Les journaux patriotes saluent leur abnégation. Le Serment du jeu de paume de David constitue un des points d’orgue de cette sublimation du « député-héros40 ». Mais la valorisation du bon magistrat se heurte à des réalités prosaïques. Des élus ont vu, dans leur fonction, un prolongement de leur carrière, sans que cela soit contradictoire, en 1789-1790, avec la volonté d’être utiles à leurs concitoyens. Leur tâche serait une place parmi d’autres. Les intérêts personnels passent devant l’intérêt général comme l’énonce sans ambages le procureur du district de Béziers : « Je sais que je ne puis absolument aller plus loin, le travail excessif que je suis forcé de faire influe sur ma santé : dans ces circonstances, monsieur, il ne m’était pas possible de rester dans cette place, sans risquer d’en crever ; et quelque zèle pour qu’on puisse avoir pour le bien public, on ne peut pas faire pareil sacrifice »41.

21 Cette conception était celle d’administrateurs de l’Ancien Régime, soucieux du bien public, mais sans que cela nuise à leurs propres intérêts42. Les années suivantes, une telle position est inconcevable. Les priorités s’inversent – au moins au niveau théorique- avec l’idée que l’intérêt général prévaut sur les intérêts particuliers. Comment cela est-il possible ? D’abord, des administrateurs modérés quittent leurs fonctions, tel le procureur du district de Béziers, tant ils rejettent les mutations en cours : « On a nommé pour électeur un homme qui ne paye que trois livres de capitation et qui ne paye absolument aucune charge foncière. En général, les élections se font très mal, et les électeurs qui sont nommés sont bien dignes des commettants qui en font choix »43.

22 Ces élus refusent l’irruption dans le jeu politique, non pas du bas-peuple (exclu encore par le suffrage censitaire), mais de catégories moins aisées que les élites traditionnelles. Les évolutions, même timides, dans la composition du personnel politique, remettent en question certaines conceptions. Les administrateurs ne s’occupent plus d’un peuple qui est perçu comme extérieur à eux-mêmes, mais d’un ensemble dont ils font partie. Cette démocratisation permet l’émergence d’un dévouement à la res publica qui n’est pas l’attention paternaliste de bons magistrats face à une population reconnaissante, mais celle d’une société où gouvernés et gouvernants seraient soumis aux même lois et devoirs. Le sentiment de supériorité, mêlé de mépris, tel qu’il était énoncé par le procureur de Béziers, à l’égard des moins fortunés, ne peut plus être formulé officiellement. La notion d’égalité fait apparaître une conception du bien public en direction de tous les citoyens quelle que soit leur fortune. D’autre part, les administrations sont attaquées par une presse contre-révolutionnaire virulente et par des sans-culottes qui leur reprochent un conservatisme qui briderait les droits du peuple. Les autorités développent alors, aussi bien à usage interne qu’aux yeux du public, l’image de magistrats intègres qui incarnent la nation, lui assurent prospérité et sécurité : « Il me sera toujours doux de travailler [pour la patrie], plus les dangers sont grands, plus il est glorieux de les surmonter […] Tous les sacrifices ne doivent rien coûter quand on a une aussi belle cause à défendre »44.

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23 Beaucoup d’administrateurs sont issus des milieux du droit. Loin d’être des hommes nouveaux, ils ont occupé des fonctions sous l’Ancien Régime. Leurs études les ont familiarisés avec une tradition de valorisation de la magistrature et du service de l’État. Le milieu robin, depuis le XVIe siècle, a subi de lourdes critiques. Il affirme alors sa légitimité par le mythe du « parfait magistrat », diffusé par des ouvrages consacrés aux devoirs des juges45. Ces œuvres se font l’écho d’un idéal de comportement, fondé sur une haute moralité et un dévouement au bien public46, élaboré au fil des siècles, s’agglomérant aux maximes du bon gouvernement des villes-États de la Renaissance. Ces conceptions, à chaque période de crise, rejaillissent afin de doter les hommes en place de la légitimité que leurs adversaires leur refusent. Au XVIIIe siècle, elles sont toujours au cœur du système de représentations des serviteurs de la monarchie47. Il est logique que les administrateurs révolutionnaires s’en inspirent, vu leur carrière, d’autant qu’émerge, à la fin de l’Ancien Régime, l’idée que les serviteurs du roi sont ceux de la Nation48. Ils doivent « rendre heureux » leurs concitoyens, en sachant se sacrifier, comme l’assure l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert 49. Une équivalence entre la santé du corps politique et la moralité de ses magistrats est énoncée. Le bon gouvernement a des effets physiologiques sur les citoyens : « Lorsque l’ambition ne nous brûle pas, lorsque la haine et la vengeance ne nous compriment pas le cœur, et ne nous allonge pas sur nos joues crispées ; mais que toujours d’accord avec nous mêmes, l’amour du bien général ne cesse d’électriser nos âmes, alors, nous pouvons être les magistrats d’un peuple libre »50.

24 Selon des thèmes classiques, le corps du magistrat, symbole du corps social, indique la régénération du pays. Le dévouement au « bien général » passe par une droiture qui se ferme aux passions extrêmes, sources de dégénérescence. L’administrateur acquiert une stature d’homme d’État, insensible à la corruption. Il s’affirme comme le cœur du pays, même en de modestes communes : « Je vous ferai sentir l’importance des municipalités, en vous démontrant que les lois, dont l’exécution leur est confiée, sont précisément celles qui touchent le plus immédiatement au bonheur, à l’ordre et à la tranquillité de chaque commune, de chaque ville, de chaque citoyen en particulier. […] C’est de leur sagesse, de leur prévoyance, c’est de leurs soins constants que dépend la félicité publique, puisque le bonheur de la République toute entière n’est que le bonheur de chaque section de la République »51.

25 Le souci du bien public, c’est-à-dire la recherche du bonheur du peuple, est un principe sacré devant lequel les considérations personnelles doivent s’effacer, ainsi il est attendu des employés le même dévouement que celui des élus52. L’entrée en guerre, en 1792, joue un rôle essentiel dans la redéfinition du rôle des administrateurs. Au moment où l’invasion et la guerre civile menacent, chacun doit se dévouer à la res publica, et les autorités encore plus. Or celles-ci rencontrent des oppositions dans une partie de la population, rétive à l’effort de guerre. Les administrations exaltent alors la complémentarité entre l’arrière et le front. Présenter leur action comme un sacrifice à la Patrie, parallèle à celui du citoyen-soldat, permet de la légitimer : « L’administration municipale exige de la part de ceux qui en sont chargés un grand amour de la chose publique, un entier dévouement à ses intérêts. […] [S’adressant aux jeunes requis :] Sachez qu’il n’y a point de véritable félicité sans vertu, qu’il n’est point de vertu sans sacrifices, que vous devez vos forces, votre courage à la patrie [….] Oui, citoyens, la gloire, la paix, et le bonheur de la République dépendent de l’union parfaite des hommes qui la composent »53.

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26 L’exaltation du patriotisme, d’autant plus exacerbé que la République est menacée de toutes parts, passe par la diffusion d’un vocabulaire héroïque, à la mode avant même la Révolution, par les arts et la littérature. La conjonction entre la valorisation du bon magistrat et la diffusion du patriotisme aboutit, tôt dans la Révolution, à la célébration des autorités victimes de troubles civils. Les administrateurs tentent ainsi de conjurer les menaces pesant sur leur propre personne. Le magistrat intègre, mort dans l’exercice de ses fonctions, avant même la guerre, reçoit des hommages solennels qui le sanctifient, au même titre que les soldats tombés au champ d’honneur, quelques mois plus tard : « Non, ce n’est point une cérémonie funèbre, c’est l’apothéose d’un héros. […] Vertueux magistrat du peuple, héroïque victime de la Loi, dont l’âme immortelle repose maintenant au sein de la Divinité, reçois les hommages […] de tes concitoyens. Du haut de la voûte céleste, jette les yeux sur ta Patrie, rends nous propice le Dieu protecteur des Nations »54.

27 Ce discours célébrant le maire d’Étampes fait partie d’un corpus en expansion qui popularise l’administrateur vertueux sacrifié au nom de son devoir. La mort tragique d’autres agents publics –le lynchage du procureur de l’Aude, là aussi lors de troubles frumentaires – avive la conscience des élus d’occuper des postes périlleux. Cela les hante pendant toute la Révolution55. Les hommages, mis au service d’une idéologie somme toute conservatrice – le bon administrateur tué parce qu’il tentait d’endiguer les débordements de la « populace » - évoluent cependant rapidement par le culte des martyrs de la Liberté, dans un contexte où les revendications sociales des humbles s’expriment davantage. Les députés Le Peletier, Marat, Beauvais, immolés par l’ennemi intérieur, sont des représentants du Peuple souvent visés en tant que tels. La figure du magistrat intègre est sacralisée, d’autant plus qu’au niveau local, en l’an II, la célébration d’administrateurs, assassinés par les contre-révolutionnaires, marque les esprits et redouble l’impact du culte des martyrs de la Liberté56. La répétition des hommages fonctionne comme un miroir qui valorise chaque administrateur, même dans le poste le plus modeste. Chacun y perçoit la justification de son action. Au-delà des tâches routinières, souvent ingrates, en butte au mauvais vouloir d’administrés rétifs à l’effort de guerre, à l’impôt, le simple agent national, officier municipal,… se voit, par identification, octroyer des parcelles de gloire. Derrière la grisaille du quotidien, les martyrs de la Liberté offrent un modèle, source de cohésion idéologique. Un idéal de l’administrateur dévoué est diffusé, tentative pour doter la République d’une transcendance : « Il faut donc faire toutes abstractions de nous-mêmes, de notre existence physique et morale, et n’envisager directement d’autre prix de nos soins que le sentiment intime d’avoir bien fait son devoir. Ne considérons que le bien de la chose publique. Aimons, servons la patrie par amour pour elle, pensons, agissons, respirons pour son lustre et son salut ; oublions tout ce qui peut nous être personnel, nos satisfactions, nos jouissances, nos rapports sociaux, nos intérêts domestiques »57.

28 Cette évolution atteint un apogée en 1793-1794 à un moment où la République semble sombrer : la tâche de l’administrateur est aussi vitale que celle du soldat, l’un combattant l’ennemi intérieur, l’autre l’adversaire étranger. La conception du bon magistrat dévoué corps et âme au « salut public » devient un impératif, auquel les autorités locales doivent se conformer sous peine d’apparaître comme des êtres dénaturés : « Magistrats du peuple. Tout citoyen français, appelé par la confiance de leurs concitoyens à remplir des fonctions publiques, a contracté en les acceptant

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l’engagement rigoureux et sacré de travailler au bonheur des administrés. Il ne peut sans prévariquer perdre de vue un seul moment ses obligations et ses devoirs »58.

29 Le temps est loin où un administrateur pouvait se plaindre des fatigues de sa fonction : « Agents nationaux, la lampe du fonctionnaire public doit s’éteindre la dernière, mais la vôtre doit toujours brûler59 ». Jusqu’à l’an III, dans un contexte où l’effort de guerre reste important, un vocabulaire héroïque marque fortement les conceptions sur le devoir des autorités : « La Convention nationale, en vous nommant, vous a imposé une charge pénible, mais honorable. Elle vous a donné l’occasion de faire des sacrifices pour le bonheur du peuple. […] Le principe essentiel de votre existence est dans le régime que fondent la liberté et l’égalité ; s’il pouvoit être détruit, il faut savoir expirer avec lui, comme l’on meurt quand le cœur est frappé. C’est surtout aux magistrats de donner l’exemple de cette conduite relevée, et de ces sentiments qui ne semblent héroïques que parce qu’on a mal calculé ce que c’est que la vie »60.

30 Ce type de discours associe étroitement « le bonheur du peuple » et « la liberté et l’égalité » dans une vision du bien commun au sein d’une « grande famille » où nul ne serait perdant61. En effet, « le bon magistrat », notamment en l’an II, exprime un idéal de société où les relations entre les citoyens ne s’exerceraient pas du haut vers le bas, par des rapports de domination, mais par des liens interdépendants et égalitaires. L’administrateur intègre offre son temps, ses talents, son travail, et, en certaines circonstances, sa vie, à son pays. Sa rémunération ne peut être que minime – lui permettre de vivre décemment – et ne doit pas le placer au-dessus des autres citoyens. Des patriotes refusent que le service de l’État, du bien commun, soit perçu comme une place parmi d’autres. Ils sont conscients que le passage d’une monarchie absolue à la république a bouleversé les relations entre les individus. Sous l’Ancien Régime, le roi concentrait en sa personne le capital symbolique : père nourricier, dispensateur des grâces, privilèges… Ses peuples ne pouvaient lui offrir que reconnaissance et obéissance. Avec la Révolution, des liens traditionnels, fondement de hiérarchies sociales, disparaissent. La République révèle une société basée sur des conceptions individualistes où les relations ne sont plus régies par les liens religieux et politiques traditionnels. Certes, certains perdurent. Mais ils sont absorbés, en partie, avant même la Révolution, par des conceptions utilitaristes où les différences de richesse dictent la place de chacun. Or des patriotes, ceux qui dénoncent la main-mise des « riches » sur le corps social, refusent que la seule puissance économique commande les rapports entre les citoyens. Le fait qu’un magistrat ne serve son pays qu’en fonction du salaire ou du pouvoir qu’il reçoit paraît inadmissible puisqu’il ne tenterait nullement de favoriser l’intérêt général. La corruption serait intrinsèque à des fonctions officielles régies par une logique carriériste et la démocratie serait menacée, puisque les autorités ne penseraient qu’à leurs propres intérêts62. D’ailleurs, si une minorité de « riches » domine la société, l’administrateur, comme le peuple, serait sous sa dépendance. Le simple citoyen, en situation inférieure, perdrait sa liberté. Il peut en effet avoir des droits – des libertés- mais en aucun cas la Liberté, puisque son existence serait dominée par les plus aisés. Le dévouement au bien commun permettrait d’éviter cette situation. À une société fondée sur des rapports de pouvoir liés à la richesse, les patriotes opposent une société où chacun est tributaire de l’autre : « L’homme a pris l’engagement de fournir aux besoins [de sa femme, de ses enfants] […] Les uns et les autres ne peuvent jamais se dégager des devoirs que leur impose l’obligation qu’ils ont contractée. Si la Patrie réclame dans des moments de crise

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l’antériorité du contrat que tout citoyen a passé avec elle, la seconde obligation n’en subsiste pas moins ; mais comme la chose publique demande alors tous les moyens du citoyen, c’est à la société à qui il les consacre à acquitter sa seconde dette. Le corps social remplace momentanément ce père de famille auprès de ses enfants, de sa femme et des auteurs de ses jours. […] Nous avons tous reconnu que la société étoit devenue débitrice du jour même où le père de famille […] avoit marché pour défendre le pays »63.

31 En réponse au sacrifice du citoyen-soldat, les autorités doivent mesurer « toute l’étendue de l’obligation, toute la grandeur de la dette » qui s’imposent à elles. Le terme de « dette » revient suffisamment sous la plume des administrateurs pour être significatif. Le don à sens unique (l’assistanat) est catégoriquement refusé, puisqu’il instaurerait un système de domination incompatible avec la citoyenneté. Si la Nation offre quelque chose, c’est en échange de ce qu’elle a reçu. Ce thème de la dette est longtemps central pendant la Révolution : « En acceptant les laborieuses et importantes fonctions auxquelles le choix du Peuple nous a appelés, […] nous devons nous efforcer de [les] remplir dignement pour nous acquitter vis à vis de la Patrie et d’accomplir les espérances, les vœux de nos concitoyens »64.

32 Le fait de ne pas considérer la fonction d’élu du peuple comme un poste comparable à d’autres change ses liens avec les autres individus. Au dévouement du magistrat répond l’implication des citoyens dans la Res Publica. De la même manière que les républicains refusent que l’armée soit composée de mercenaires stipendiés, uniquement mus par l’appât du gain, avec tous les dangers que représente cette troupe de métier pour la démocratie, le magistrat ne doit pas être un personnage motivé par les avantages de sa fonction, pouvoir et argent. Les relations entre les citoyens, y compris avec leurs magistrats, sont ainsi placées sous le signe du don et du contre-don. On sait combien la pratique de l’offrande patriotique65 est au cœur de l’engagement politique en l’an II66, notamment dans les sociétés populaires67. Donner revient à obliger l’autre à recevoir et à rendre. Ce n’est pas en payant une pension à un soldat qui a perdu une jambe, que la Nation est dégagée de sa dette à son égard. La reconnaissance demeure. Il faut continuer à offrir quelque chose pour compenser, en sachant que cette compensation échouera en partie, car, au contraire d’un échange commercial, elle ne liquidera jamais le don qui a été offert. Le contre-don n’efface jamais le don. Le sacrifice du soldat, comme celui du bon magistrat, fait entrer chaque citoyen dans un cercle d’échanges duquel il ne peut sortir. L’amour de la Patrie offre une transcendance qui permet le dépassement des égoïsmes, dans une perspective égalitaire : « Ô France ! Ô ma patrie ! Toi dont la puissance aussi ancienne que la société, se trouve fondée sur la nature, et sur l’ordre, toi, dont l’autorité est nécessairement supérieure à celles établies dans ton sein, pour ton bonheur, Législateurs, Juges, Administrateurs, Magistrats ; Toi qui soumets à tes Lois ceux qui font exécuter comme ceux qui exécutent. Ô Divinité qui n’acceptes les offrandes que pour les répandre »68.

33 La Largesse n’est plus l’apanage d’un puissant69, mais repose entre les mains de la Patrie, entité bienveillante qui ne reçoit que pour redistribuer. Un système de circulation permanent d’actions relie les uns aux autres, sans que personne ne les monopolise à son profit. La « Vertu » n’est pas une série de préceptes moralisateurs, mais est l’expression des « devoirs acquittés » à l’égard de ses concitoyens. La société idéale serait une société où existeraient l’Égalité et la Liberté, puisqu’aucun individu ne serait soumis à un autre de façon arbitraire, car tous participeraient au bien commun. Fonder la démocratie sur le dévouement à la Res Publica met en œuvre une réciprocité

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constante. Personne ne serait perdant puisque le don d’un individu appelle en retour une offrande dans un cercle perpétuel d’échanges : un soldat risque sa vie pour la Patrie, un citoyen récolte pour nourrir d’autres individus, et ces derniers d’offrir divers biens pour le soldat... Si les discours révolutionnaires insistent tant sur le sacrifice, ce n’est pas seulement parce que la défense du pays se fonde sur le patriotisme. Tout don est sacrifice, car au contraire d’une marchandise qu’on vend, l’offrande comporte une part de soi70. La République servie par l’administrateur intègre est une démocratie où chacun s’implique. En valorisant le sacrifice du bon magistrat, comme du soldat- citoyen, des patriotes tentent de dépasser les contradictions qui pèsent sur la République en la dotant d’une transcendance. Contre la confiscation du pouvoir par une poignée de « riches », « d’aristocrates », dans une société où prévaudraient les intérêts particuliers, des révolutionnaires imaginent une société fondée sur le don, qui peut être appelé dévouement au bien public, amour de la patrie, fraternité. Ce dévouement à la Res Publica ne saurait être cependant le fruit d’une pulsion irénique vers autrui, car il sert une volonté d’équilibre du corps social, afin d’éviter l’explosion de tensions fratricides entre citoyens, notamment entre « riches » et « pauvres ». À un moment où la France est en proie à des dissensions majeures, sources de guerre civile, l’offrande patriotique est un moyen de pacification des rapports sociaux, comme toute pratique du don en général71, en même temps qu’un moyen d’établir une République qui prendrait en compte l’intérêt de tous les citoyens, sans privilégier une minorité. L’offrande patriotique fonde les rapports entre ses membres sur des liens où prédominent le dépassement de soi, l’estime de soi, le respect de l’autre. Les seuls qui sortent de ce cercle d’obligations sont ceux qui ont donné leur vie. Leur sacrifice requiert une reconnaissance qui s’exprime dans les fêtes funèbres et renforce la communauté civique qui pleure ses morts. Les participants à l’hommage sont dans une situation de dette à l’égard du héros, qu’ils ne peuvent combler que par leur dévouement à l’intérêt général. Là, il n’y a pas de différence entre riches et pauvres car tous sont redevables de celui qui s’est sacrifié pour eux. En mettant le don de soi au cœur du dispositif cérémoniel de l’an II, des patriotes font de la République un système d’échanges réciproques où tous dépendent de tous puisque les citoyens sont enchaînés les uns par rapport aux autres par une série d’obligations.

34 Pendant la Révolution, les autorités locales reprennent des principes politiques anciens pour légitimer leur action. Abusivement peut-être, cette étude utilise la notion de « bon gouvernement » de la Cité pour appréhender cette tentative d’asseoir l’autorité d’administrations fragiles dans une société mouvante. La conception du bon magistrat est un moyen, parmi d’autres, pour convaincre que la voie choisie, notamment en l’an II, correspond au bien commun, dans une République fondée sur les relations d’interdépendance entre les citoyens. L’offrande à la Patrie, ce paradoxe - don librement consenti appelant un contre-don - marquerait la volonté d’établir la souveraineté du peuple. Dans un monde soumis aux passions et aux intérêts, la conception du magistrat vertueux peut apparaître bien naïve, mais pas plus que l’idée d’un régime politique qui ne soit pas, quel que soit son nom - monarchie, république, dictature - dominé par une oligarchie où des professionnels de la vie politique ne régneraient que pour le seul profit de quelques-uns.

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NOTES

1. BM Avignon, Ms. 2526, proclamation de la municipalité d’Avignon, 20 frimaire an II. 2. L’Allégorie du Bon et du Mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti date de 1337-1340. Elle est emblématique des diverses interprétations, âprement discutées, de cette notion ancestrale de bon gouvernement, ainsi dans l’essai de Quentin Skinner, L’artiste en philosophe politique, Ambrogio Lorenzetti et le bon gouvernement, Paris, Raison d’agir, 2002. 3. L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, Arts et métiers, Diderot et d’Alembert, 1751-1772, vol. 7, article « gouvernement » par le chevalier de Jaucourt. 4. AM Avignon, 1D12, délibérations de la municipalité, 7 janvier 1793. 5. Ibid., 15 mai 1792. 6. BM Avignon, Ms. 2526, proclamation du département de Vaucluse aux municipalités, 11 ventôse an II. 7. AD Hérault, L5522, discours prononcé par le citoyen Goulard, à la salle décadaire de Montpellier, 30 ventôse an III. 8. BM Avignon, Ms. 2526, proclamation du représentant Maignet, nivôse an II, mesures contre les suspects. 9. Ibid., Maximum fixé par le département du Vaucluse, 3 brumaire an II. 10. Quentin SKINNER, Les fondements de la politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001 pour la traduction française. 11. Liliane CHÂTELET-LANGE, « Trois tableaux allégoriques « pour servir d’exemple et d’instruction » à la ville de Strasbourg », Revue de l’Art, 1995, n°110, p. 23-32. 12. BM Avignon, Ms. 2526, discours sur le Maximum dont la société de l’Isle (sur Sorgues) a ordonné l’impression, Liotard fils, 29 pluviôse an II. 13. Ibid., Ms. 3014, discours à la municipalité de Pernes, par le citoyen Le Go, 30 décembre 1792. 14. AM Avignon, 1D12, délibération de la municipalité, 22 nivôse an II. 15. BM Avignon, Ms.2526, adresse du comité de surveillance d’Orange, 28 ventôse an II. 16. Jacques GUILHAUMOU, Martine LAPIED, « La mission Maignet », AHRF, 1995, n°2, p. 283-294. 17. Michel BIARD, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, CTHS, 2002. 18. Jacques GUILHAUMOU, « Un argument en Révolution, la souveraineté du peuple», AHRF, 1994, p. 695-714. 19. Auguste KUSCINSKI Dictionnaire des conventionnels, Paris, 1917. 20. À la suite d’un attentat contre un arbre de la Liberté, une répression sévère s’abattit sur la localité de Bédoin, dans le Vaucluse. Cf. Martine LAPIED, Le Comtat et la Révolution Française, naissance des options collectives, Aix en Provence, PUP, 1996, p. 170-183. 21. BM Avignon, Ms. 2526, Instructions du représentant du peuple [Maignet] envoyé dans les départements des Bouches-du-Rhône et de Vaucluse sur le gouvernement révolutionnaire, pluviôse an II. 22. AD Vaucluse, 1L134, proclamation de Maignet « concernant l’épuration des autorités », 14 floréal an II. 23. Ibid., proclamation de Maignet, 15 floréal an II (souligné par moi). 24. BM. Avignon, Ms.2526, Instructions du représentant du peuple…sur le gouvernement …op.cit. 25. Pierre VAILLANDET « La mission de Maignet en Vaucluse. L’épuration des autorités constituées », AHRF, 1926, n°14, p. 168-178, notamment p. 169 : « Convaincu que seules les bonnes mœurs fondent la République ». 26. Claire GASPARD « Vertu : le sens robespierriste du terme », Dictionnaire des Usages socio-politiques (1770-1815), fasc.2 notions-concepts, Paris, 1987, p. 197-210.

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27. AD Hérault, L5523, Discours sur la Vertu, par Avellan, Montpellier, an II. 28. « Le respect et la considération sont pour ces ministres et ces magistrats qui ne trouvent que le travail après le travail, veillant nuit et jour pour le bonheur de l’empire », MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, livre XIII, chapitre XX, 1re éd. 1748. 29. AD Vaucluse, 1L134, 16 ventôse an II, proclamation de Maignet aux administrateurs du district d’Avignon. 30. Rapport au nom du Comité de Salut Public sur les factions de l’Etranger…, 23 ventôse an II. Antoine- Louis de SAINT-JUST, Œuvres complètes, (Anne KUPIEC et Michel ABENSOUR éd.), Paris, 2007, p. 656-671. 31. Cf. certaines revendications de sections parisiennes telles que la possibilité de révoquer les députés (Haïm BURSTIN, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 457 par exemple). 32. BM Avignon, Ms. 2556, Instructions du représentant du peuple …op.cit. 33. Par ailleurs, l’activisme des sans-culottes les plus engagés suscite des méfiances et des interrogations sur leurs motivations (Haïm BURSTIN, L’invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005.) 34. BM Avignon, Ms. 2526, proclamation de la municipalité d’Avignon, 20 frimaire an II. 35. AD Vaucluse, 4L9, lettre n°18 de Maignet, 6 floréal an II, district de Carpentras. 36. BM Avignon, Ms.2526, adresse du district de Carpentras aux municipalités, 26 ventôse an II. 37. Ibid., délibération de la municipalité d’Avignon, 20 frimaire an II : « Nous n’avons pas consulté nos foibles moyens en acceptant les places de magistrat auxquelles nous avons été nommé ». 38. Albert SOBOUL, « Robespierre et les sociétés populaires », AHRF, 1958, n°152, p. 50-64. « L’avènement des porte-parole de la République » témoignerait de cette recherche d’une impossible alchimie entre médiateurs populaires et législateurs (Jacques GUILHAUMOU, L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792). Essai de synthèse sur les langages de la Révolution Française, Lille, PU du Septentrion, 1998). 39. Christine PEYRARD, « Avant-propos », Minorités politiques en Révolution, 1789-1799, Christine PEYRARD (dir.), Aix en Provence, PUP, 2007, p. 7-24. 40. Edna LEMAY et M.L. NETTER, « La Constituante et le député-héros », La Révolution Française et l’homme moderne, colloque de Rouen, 13-15 octobre 1988. Paris, Messidor, 1989, p. 453-466. 41. AD Hérault, L 557, lettre de Mainy, procureur du district, au procureur général syndic, 26 août 1791. 42. Julien NIGER, « Le magistrat et l’assistance publique à Rouen, Armand Thomas Hue de Miromesnil, 1er président du parlement de Normandie et l’administration des hôpitaux de Rouen », Les parlements et la vie de la cité (XVIe-XVIIIe siècle), Olivier CHALINE et Yves SASSIER (dir.), Rouen, 2004, p. 77-109. 43. AD Hérault, L 556, lettre de Mainy au procureur général syndic, 25 juin 1791. 44. Ibid., L 574, lettre de Pons, membre du département au procureur général syndic de l’Hérault, 15 avril 1793. 45. Frédérique PITOU, « Justice, morale et politique à la fin du XVIIe siècle », Histoire, économie et société, 2003, n°4, p. 537-554. 46. Colin KAISER, « Les cours souveraines au XVIe siècle : morale et contre-réforme », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 1982, n°1, p. 15-31. 47. Olivier CHALINE, « L’aristocratie normande au XVIIIe siècle : un système de représentations. Godart de Belbeuf ou le parfait magistrat », Histoire, économie et société, 1993, n°2, pp. 263-272. 48. Clarisse COULOMB, Les Pères de la Patrie. La société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumières, Grenoble, PUG, 2006. 49. Article « Magistrat » : « Il se dévoue à son roi et à sa patrie et devient l’homme de l’État : passions, intérêts, préjugés, tout doit être sacrifié ».

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50. BM Avignon, Ms 2526, proclamation de la municipalité d’Avignon « à ses concitoyens », 20 frimaire an II. 51. Ibid., Ms. 3014, discours de Le Go à la municipalité de Pernes, op. cit. 52. Catherine KAWA, Les ronds-de-cuir en Révolution. Les employés du ministère de l’Intérieur sous la 1ère République (1792-1800), Paris, CTHS, 1996. 53. AD Hérault, L 5522, discours de Goulard, op. cit. 54. Discours prononcé dans l’église paroissiale de Beaumont sur Oise… pour célébrer le maire d’Etampes [Simoneau] par Antoine Alexis Cadet (de Vaux), président du département de Seine et Oise [23 mars 1792], Paris, 1792 (consultable sur le site de la BNF, Gallica). 55. Marcel RUFAS, « Le comité de surveillance de Carcassonne et les questions économiques », AHRF, n°141, octobre-décembre 1955, p. 349-359. 56. Nathalie ALZAS, « La formation d’un panthéon révolutionnaire, entre stratégies locales et stratégies nationales : Un martyr de la liberté en l’an II, Vincent Malignon », dans Serge BIANCHI (dir.), Héros et héroïnes de la Révolution Française, Paris, CTHS, 2012. 57. Discours du président de l’administration du Gard, 29 novembre 1792, cité par François ROUVIERE, Histoire de la Révolution Française dans le département du Gard, tome III, Nîmes, 1889, p. 64. 58. BM Avignon, Ms. 2526, adresse du département de Vaucluse aux municipalités, 11 ventôse an II. 59. Ibid., Instructions du représentant… [Maignet] sur le gouvernement révolutionnaire, op. cit. 60. AD Vaucluse, 1L 134, proclamation de Debry, représentant du peuple, « aux autorités constituées », an III. 61. Jean-Pierre GROSS, Égalitarisme Jacobin et Droits de l’Homme, 1793-1794 (La Grande Famille et la Terreur), Paris, Arcanteres éd., 2000 (pour la traduction française). 62. Et à leur maintien au pouvoir, comme l’attesterait « La République des girouettes » dénoncée par les contemporains de la Révolution et de l’Empire : Pierre SERNA, La république des girouettes (1789-1815… et au delà). Une anomalie politique : la France de l’extrême Centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005. 63. Rapport…sur les secours à accorder aux pères, mères, femmes et enfants des citoyens soldats volontaires… au nom du Comité de Secours publics, par Maignet, Convention Nationale, Paris, sd, (disponible sur le site de la BNF, Gallica). 64. AD Hérault, L5757, L’administration de l’Hérault à ses concitoyens, 16 floréal an VI. 65. Dans le contexte d’un XVIII e siècle marqué par la bienfaisance (Catherine DUPRAT, « Pour l’amour de l’humanité ». Le temps des Philanthropes, la philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, tome I, Paris, CTHS, 1993). 66. Catherine DUPRAT, « Don et citoyenneté en l’an II ; les vertus du peuple français » Révolution et République, l’exception française, Michel Vovelle (dir.), Paris, Kimé, 1994, p. 263-281. 67. Nathalie ALZAS, La liberté ou la mort. L’effort de guerre dans le département de l’Hérault, Aix en Provence, PUP, 2006. 68. AD Hérault, L5523, Pouget, Discours sur les récompenses, Montpellier, an II. 69. Sur les évolutions de cette Largesse, notamment au XVIIIe siècle, cf. Jean STAROBINSKI, Largesse, Paris, Gallimard, 2007, 2e éd. 70. Jacques T. GODBOUT, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil, 2007, p. 182. 71. « La violence est l’inquiétude du don et le don est l’antidote de la violence » : Frédéric LORDON L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2011, 2e éd., p. 236.

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RÉSUMÉS

À partir des écrits laissés par des administrations locales, cette étude interroge certaines notions anciennes (« bon gouvernement » de la cité, « bon magistrat ») afin d’appréhender les discours d’auto-représentation d’autorités révolutionnaires qui, dans leur quête de légitimité, cherchent à désarmer les oppositions. La représentation de l’administrateur dévoué dévoile les antagonismes et contradictions à l’œuvre parmi les révolutionnaires sur la place à accorder au peuple, dans une France bouleversée par les sacrifices nécessaires à l’effort de guerre. En l’an II, l’exaltation du « bon magistrat » répond à un idéal de République fondée sur des relations d’interdépendance entre les citoyens, à partir du don de soi, engagement patriotique et fraternel, afin de réaliser une démocratie où seraient respectées la Liberté et l’Égalité.

Using the writings of local administrations, this article investigates certain time-honored notions (« good government » of the city and the « good magistrates) to understand the discourse of self- representation of revolutionary authorities who, in their quest for legitimacy, sought to appease their opponents. The representation of the devoted administrator reveals the conflicts and contradictions among the revolutionaries over the issue of the place to accord to the « people » in a France disordered by the sacrifices necessary for the war effort. In the Year II, the exaltation of the « good magistrate » corresponded to the ideal of a Republic founded on the interdependence of citizens, beginning with the notions of selfsacrifice, and political as well as fraternal commitments, aimed at achieving a democracy where liberty and equality would be respected.

INDEX

Mots-clés : Révolution, bon magistrat, patriotisme, bien commun, don

AUTEUR

NATHALIE ALZAS UMR TELEMME 6570 [email protected] Champigonnet Salavas 07150 Vallon-Pont d’Arc

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Indépendance, égalité et possession. Saint-Just et le « trinôme républicain » Independence, equality, and posssession. Saint Just and the « Trinôme Republicain »

Fabrizio Calorenni

1 Les récents travaux sur la Révolution française se sont concentrés sur l’évolution de l’idée de République et sur la présence d’une doctrine politique qui lui est liée.

2 En partant aussi des travaux récents développés par Quentin Skinner et Martin Van Gelderen sur la présence des thèmes typiques du républicanisme anglais dans les traditions politiques européennes2, Marc Belissa, Yannick Bosc, Florence Gauthier et Raymonde Monnier, ont mis en évidence la présence de ces éléments dans la pensée républicaine française de matrice révolutionnaire, caractérisée aussi par la présence du concept de liberté entendue comme une non domination, théorisé par Philip Petit3. Pourtant, comme le montrent les travaux de Raymonde Monnier4, le républicanisme révolutionnaire français s’est également enrichi de la philosophie des Lumières, instrument utile dans les mains des révolutionnaires pour réélaborer le sens de res publica, entendue non plus comme une forme d’État, mais aussi comme une forme de gouvernement centré sur les droits de l’Homme et du citoyen et sur la vita activa5. L’exemple le plus important, en ce sens, a été donné par le Cercle social, animé par d’éminentes figures comme Condorcet, Robert, Lavicomterie et Desmoulins. Grâce à l’élaboration d’un langage spécifiquement républicain et à leurs réflexions centrées sur la nature de la liberté républicaine et sur la centralité des droits naturels, ces derniers reformulent le concept de république pour le libérer de son sens classique.

3 C’est dans ce climat que prend forme la production politique et théorique de Saint- Just6. De la lecture approfondie de ses œuvres émergent tous les éléments qui caractérisent le républicanisme français de matrice révolutionnaire : la régénération des mœurs, la quête du bonheur et plus généralement le sens du terme république aussi bien du point de vue politique et institutionnel que du point de vue théorique.

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4 Comme le montre la structure de la première œuvre théorique, L’esprit de la Révolution et de la constitution de France, apparue en juin 1791, Saint-Just propose une idée d’État caractérisée par une récupération partielle de la conception romaine de république, centrée sur l’idée de gouvernement mixte. En remodelant cette forme de gouvernement, il est nécessaire pour Saint-Just de rendre concrets les principes d’égalité, de liberté et de justice7, afin d’établir une relation très étroite entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, termes avec lesquels il indique la relation entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. La nouvelle France doit alors reconnaître le peuple comme le dépositaire unique de la souveraineté et voir dans le corps législatif la clé de voûte du système politique tout entier ; alors que le roi doit être conçu simplement comme le premier fonctionnaire de l’administration publique à qui n’est confié que l’exercice du pouvoir exécutif8. En ce sens, l’action du corps législatif prend un rôle décisif : elle est pour Saint-Just l’unique garantie pour la réalisation de cet équilibre politique et social qui permet la réalisation concrète et entière de la liberté9.

5 La crise de Varennes, toutefois, conduit Saint-Just à modifier son idée de république. Comme le montrent ces deux autres œuvres théoriques, Du Droit social ou Principes du droit naturel, rédigé entre 1791 et 1792, et les Institutions républicaines, écrit entre 1793 et 179410, Saint-Just se pose le problème théorique et politique de la régénération dans le sens républicain de l’État français à travers l’exercice de la vertu.

6 En faisant référence à la pensée de Montesquieu, Saint-Just pense, en effet, que la vertu est le principe fondamental d’où proviennent tous les autres sentiments comme la probité et l’austérité11 et que c’est seulement grâce à celle-ci que l’éthique républicaine centrée sur l’égalité peut se réaliser12. De ceci découle le fait que l’action de la vertu peut se concrétiser seulement si celle-ci est directement liée à l’action d’un système politique et social centré sur la relation entre les principes d’indépendance, d’égalité et de possession, qui par leur étroite interconnexion forment un trinôme théorique nécessaire et fondamental pour la réalisation d’un ordre moral naturel, représenté par la République coïncidant avec l’état social, opposé à un ordre politique prenant les traits de la monarchie absolue.

7 La question centrale du passage de l’ordre politique à un nouvel ordre moral suscite l’intérêt et les affinités de Saint-Just pour les grands thèmes développés par les droits naturels. Il s’inspire de ces derniers pour élaborer un modèle politique et social conforme à la nouvelle réalité républicaine et adapté à dépasser les limites intrinsèques présentes dans la doctrine rousseauiste du contrat social13.

8 La position critique de Saint-Just au sujet de la pensée de Rousseau est mise en évidence par Miguel Abensour, qui pense que le point de rupture entre les deux penseurs se situe dans la conception de la société. Saint-Just n’accepte donc pas l’idée de l’homme, entendu comme un être isolé de ses semblables14. En se référant à la tendance naturelle de l’homme à l’agrégation, il conçoit l’individu comme un être enclin à vivre en société. Pour ces raisons, affirme Abensour, Saint-Just refuse la théorie du contrat social et « construit tout son système de droit social sur l’existence de la nature, c’est-à-dire sur un complexe de normes, aussi intemporelles qu’intangibles »15.

9 Anne Quennedey s’est aussi penchée sur la distance présumée entre Saint-Just et Rousseau. En reconstruisant du point de vue philologique la structure des pages du Droit social, elle parvient à mettre en évidence l’idée différente de contrat social élaborée par le théoricien jacobin. En effet, selon Anne Quennedey, Saint-Just, en

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redécouvrant dans le contractualisme du XVIIIe siècle l’importance de la socialité dans la construction harmonieuse de la société16, propose une théorie politique différente de celle de Rousseau, centrée sur l’importance des sentiments et des rapports sociaux naturels17.

10 Toutefois, les aspects importants relevés par Abensour et par Quennedey sur le rapport théorique entre Saint-Just et Rousseau doivent aussi être considérés à la lumière de la tentative jacobine de trouver principalement dans la lecture et dans l’interprétation de la pensée politique de Rousseau une base théorique sur laquelle puisse s’appuyer l’action politique. L’expérience tentée par Saint-Just d’abolir la distance entre les hommes à travers l’instauration des rapports sociaux institutionnels témoigne de la volonté de réaliser un programme alliant la morale et la politique, inventant un nouveau niveau théorique tendant à limiter le caractère abstrait de la pensée politique rousseauiste en faveur d’une politique concrète fondée sur le rôle des institutions qui, à leur tour, deviennent l’élément médiateur par excellence18.

11 C’est dans ce sens que la pensée politique de Saint-Just doit être lue et interprétée. Celui-ci, en effet, en mettant au centre de son système théorique la fonction de la vertu et du trinôme républicain, manifeste la volonté de régénérer complètement la France à travers les institutions.

12 Dans l’exposition de sa théorie politique, Saint-Just se concentre sur deux aspects fondamentaux. En premier lieu, le théoricien jacobin se penche sur la centralité de la socialité humaine, qui montre la volonté de dépasser toute forme d’individualisme en faveur de l’affirmation du concept de communauté nécessaire, à son tour, à la réalisation de la République19. En second lieu, Saint-Just, en reprenant la dichotomie état social/état politique, affirme que l’altération de l’état social a eu lieu au moment où la stipulation du contrat politique a conduit les individus à renoncer à gouverner et à se gouverner en délégant tout à un roi ou à une assemblée plus réduite20.

13 L’harmonie de l’ordre moral se brise alors lorsqu’une convention oppose les individus les uns contre les autres, altérant les équilibres naturels, favorisant l’affirmation de la force et de la coercition21. De tout cela émerge une structure très complexe, qui voit la présence d’un ordre moral opposé à un ordre politique, considéré sauvage et un état civil entendu comme le rapport des besoins22. Pour éliminer définitivement le désordre engendré par l’ordre politique et établir l’harmonie entre ordre moral et état civil, il est nécessaire de définir des règles inspirées du droit social naturel, elles-mêmes caractérisées par le respect du trinôme, entendu par Saint-Just comme l’émanation directe de la Nature et l’unique construction théorique capable de garantir l’affirmation totale de la nouvelle éthique républicaine.

14 Défini comme le « rapport des hommes entre eux »23, l’ordre moral ne peut toutefois se maintenir seulement grâce au retour et à l’observance de la loi naturelle et sociale, mais il doit se référer aussi à l’action des institutions fondées sur le trinôme républicain, qui deviennent les piliers de la nouvelle constitution républicaine, entendue comme le nouveau pacte social. Comme le démontre le Discours sur la constitution de France d’avril 1793, Saint-Just propose de nouveau une nette séparation entre ordre moral et ordre politique, déjà présente dans l’ouvrage Du Droit social24. En outre, ce même discours met aussi en évidence deux autres éléments qui se réfèrent à ce qu’il a voulu exprimer dans les pages de sa première œuvre théorique. Le premier aspect concerne la volonté d’interpréter et d’appliquer le principe de la volonté générale25, alors que le second se réfère à la recherche de l’harmonie entre l’ordre

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moral et l’état civil, qui peut se réaliser seulement grâce à la stabilité politique et sociale.

15 Une fois atteint l’équilibre parfait entre les deux conditions sociopolitiques, l’action du trinôme républicain prend une double valeur : puisque celui-ci représente l’expression directe de la Nature, il inspire et règle non seulement la dimension intime et personnelle des individus, mais aussi toutes les manifestations relatives à l’action de l’homme aussi bien du point de vue politique que du point de vue économique et social.

16 Le républicanisme de Saint-Just se caractérise non seulement par l’élaboration d’un modèle éthique caractérisé par la présence de la vertu, à laquelle tous les membres du moi commun doivent nécessairement se référer, mais aussi par une transposition concrète de ces valeurs dans la formation de liens sociaux et dans le respect des droits naturels qui de fait transforment les individus en une société. L’importance de ces principes dans l’affirmation d’une éthique républicaine vouée au recouvrement et à l’affirmation de la socialité humaine est soulignée par le même Saint-Just dans un message écrit au maire de Westhoffen du district de Strasbourg le 29 octobre 1793 durant sa mission auprès de l’Armée du Rhin effectuée avec Le Bas. Dans ce bref document, Saint-Just met en évidence le rôle joué par les sentiments de fraternité et de mutualité dans l’idée qu’il a du républicanisme, soulignant la nécessité de toujours maintenir l’indépendance, l’égalité et la possession d’un concitoyen engagé à défendre la République26. Ce qui ressort alors, ce n’est pas seulement la présence des sentiments typiques du civisme révolutionnaire mais aussi la volonté de créer un modèle de vie sociale centrée sur l’exercice de la vertu républicaine et sur la réalisation du trinôme républicain, c’est-à-dire sur les seuls éléments qui permettent à l’individu d’être partie intégrante de la République.

17 En partant de l’analyse des concepts d’indépendance, d’égalité et de possession, l’objectif de ce travail est celui de combler un vide qui accable la figure du Saint-Just politicien et théoricien. Affronter les thèmes de la naissance et du développement de l’idée de République et de républicanisme liés à l’expérience révolutionnaire française sans exposer à grands traits l’action du trinôme républicain, et donc sans définir les principaux traits du républicanisme élaboré par le jeune théoricien jacobin, signifie en effet analyser seulement partiellement le message républicain de matrice révolutionnaire.

Le trinôme républicain

18 La structure du trinôme républicain et sa fonction morale et sociale, vouée à la réalisation des conditions nécessaires pour la vie du moi commun, sont analysées par Saint-Just pour la première fois dans Du Droit social. Dans cet écrit, le concept de Nature recouvre un rôle fondamental. En plus d’être associée au droit naturel, la Nature a un double sens. En premier lieu, elle est l’ensemble des lois qui régulent de manière harmonieuse les rapports entre les individus. En second lieu, la Nature représente l’ensemble des principes moraux fondamentaux sur lesquels repose la nouvelle éthique républicaine, caractérisée par la vie active et par la régénération de l’individu.

19 Avec l’élaboration articulée et complexe du concept de Nature, il apparaît évident que Saint-Just cherche à réaliser une synthèse entre la conception typiquement normative présentée par Montesquieu et une conception très morale élaborée par Rousseau. Saint-Just, en effet, reprend le message rousseauiste et cherche à l’amener à une

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actuation concrète à travers la structure du trinôme républicain, dont le devoir principal est celui de transformer l’ordre politique régi par la force et par la coercition en un ordre moral, inspiré par la Nature et caractérisé par la vertu.

20 Le premier élément du trinôme, l’indépendance, joue un rôle premier dans la formation de la société, en permettant une vie harmonieuse à l’intérieur de l’ordre moral de façon à éviter des attentats contre l’État. Toutefois, afin que ce principe puisse s’affirmer, il est nécessaire qu’il soit étroitement lié aux règles de la citoyenneté, conçues par Saint- Just comme une émanation directe de la Nature27. Le respect de l’indépendance devient ainsi le premier objectif que le nouveau contrat social doit nécessairement réaliser afin qu’il puisse être parfaitement conforme à la nouvelle éthique républicaine, conçue comme le résultat du rapport originel des individus28.

21 L’indépendance, en effet, est l’élément destiné à caractériser les lois fondamentales de la République et à réguler les rapports humains, les besoins et les affections, considérés par Saint-Just comme des éléments importants pour les relations entre les individus, mais aussi entre ces derniers et le moi commun et entendus comme les règles principales du pacte social.

22 Le pacte social ainsi théorisé concerne, alors, non seulement la structure politique de l’État, mais aussi l’organisation de la vie civile et sociale des citoyens. L’action de l’indépendance permet, en effet, la réalisation à l’intérieur de la Cité républicaine de la conservation de l’individu qui, automatiquement, devient la conservation du corps social en son entier29. La Cité est pour Saint-Just l’unique lieu, physique et moral, à l’intérieur duquel peuvent se réaliser les lois de la Nature et dans lequel l’organisation est fondée sur les institutions républicaines, qui sont l’instrument au travers duquel l’ordre moral résiste à la déchéance et à la transformation consécutive en ordre politique garantissant ainsi l’actuation du trinôme30. Seules les institutions républicaines en effet empêchent, grâce à leur proximité immédiate avec les principes de la Nature, l’affirmation de la coercition et de la domination de l’homme sur l’homme et, à travers la pleine réalisation de l’indépendance, garantissent en même temps la réalisation concrète et entière de la véritable essence de l’homme31. Pour ces raisons le principe de l’indépendance, parce qu’étroitement lié à la réalisation de l’harmonie morale et fermement contraire à la réalisation de la force, empêche la manifestation de différences sociales qui peuvent déstabiliser gravement le système institutionnel républicain et, par conséquent, menacer son unité et la liberté même des citoyens.

23 L’importance de la morale et son lien avec les principes du trinôme est soulignée par Saint-Just dans le Discours sur les subsistances prononcé le 29 novembre 1792. En partant des conditions économiques précaires dans lesquelles la France était en train de sombrer à cause de la mauvaise gestion de la Cour, Saint-Just souligne le rôle joué par l’indépendance pour empêcher la décadence de l’ordre moral établi par la Révolution32. En rappelant la nécessité de créer une sorte d’osmose entre la société et le citoyen, Saint-Just pense que la morale, cet ensemble de règles inspirées de la Nature, est vouée à instaurer un système institutionnel capable de garantir l’affirmation de l’harmonie entre ordre moral et état civil33.

24 Par conséquent, les institutions sont vues comme un ensemble de principes fondés sur la morale et inspirés par le trinôme républicain, capables d’empêcher l’ordre moral de s’altérer en favorisant ainsi l’affirmation de la coercition et de la force. En ce sens, la défense de l’indépendance sociale de l’individu devient par conséquent l’objectif premier du nouveau contrat social qui, à la différence de la position traditionnelle, ne

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doit pas favoriser l’affirmation de la politique et de la violence, mais au contraire qui doit rétablir la sécurité sociale fondée exclusivement sur la réalisation et le respect de l’indépendance34. La République, écrit Saint-Just : « par la nature de la convention, a fait un contrat politique, ou de force entre chacun et tous et ce contrat politique forme un pacte social »35.

25 La réalisation d’un nouveau contrat social et le retour consécutif à l’ordre moral prévoient aussi, toutefois, la présence des deux autres éléments qui composent le trinôme : la possession et l’égalité.

26 En formulant le principe de possession, Saint-Just fait une synthèse intéressante entre ce dernier et le principe de propriété, considérant toujours la possession, comme une règle fondamentale pour l’équilibre socio-économique de la Cité36. Tout en maintenant quand même une distinction entre ces deux termes en ce qui concerne la nature, Saint- Just conçoit l’individu, qui vit en harmonie avec les principes de la Nature, pas seulement comme le propriétaire de sa personne et le possesseur de son champ et, par conséquent indépendant de ses semblables, mais comme un membre du corps social, directement sujet actif dans la gestion et dans la jouissance des biens attribuables à l’État. Il est intéressant de remarquer comment dans le développement du concept de possession, Saint-Just reprend non seulement ce qui est écrit dans l’Encyclopédie37, démontrant ainsi son lien avec la culture des Lumières, mais aussi comment il dépasse le sens purement économique du terme en le connotant d’un sens politique et social très fort et très significatif.

27 La possession dans son sens le plus large est conçue comme la manifestation de l’action de la loi sociale naturelle, qui, en régulant les relations et les besoins des membres du corps social, permet la réalisation des principes fondamentaux de la Nature et empêche l’apparition de luttes et de divisions38. De l’analyse des principes porteurs de la vie sociale, il émerge très clairement que pour Saint-Just le rapport entre la possession et l’indépendance est un pilier qui soutient la survie et la réalisation du nouveau système social. Selon Saint-Just, pour maintenir l’équilibre de l’ordre moral, il est nécessaire de conserver la possession qui, à son tour, permet la réalisation et le maintien de l’indépendance. Il y a, en effet, un lien étroit entre la conservation de l’ordre moral et l’indépendance du citoyen, lequel prend conscience de sa condition réelle seulement au moment où il se perçoit comme possesseur de sa personne39. L’individu se sent alors membre de l’ordre moral seulement quand la possession et l’indépendance, grâce à leur complète réalisation, empêchent l’affirmation de la force et de la coercition politique et sociale qui est une caractéristique principale de l’ordre politique40.

28 La relation entre l’indépendance et la possession est aussi mise en évidence dans certains passages significatifs des Institutions républicaines, où Saint-Just aborde de nouveau le problème économique et social du travail et de subsistance de l’individu. Saint-Just se penche sur l’importance de la propriété, expression concrète du principe de la possession, pour l’équilibre tout entier de la République. Si l’individu, en effet, est placé dans les conditions de pouvoir subvenir grâce à son travail à ses besoins et à ceux de sa famille, il sera de fait indépendant et à l’abri de toute forme de corruption morale41. Pour ces raisons, la République doit veiller à une distribution équitable des terres à travers l’institution d’un maximum et d’un minimum afin de garantir la réalisation du droit de propriété42 et l’affirmation concrète de l’indépendance43.

29 Cependant, la fonction de la possession ne peut être réalisée sans qu’il y ait une définition claire et précise du rôle et surtout de la nature juridique et sociale de

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l’individu vis-à-vis de la loi et des institutions. En ce sens, l’action de l’égalité, complétée et amplifiée par Saint-Just par rapport à l’élaboration de 1789, apparaît déterminante et nécessaire. En reprenant en partie ce qui est écrit dans l’Encyclopédie par Louis de Jaucourt sur le concept d’égalité44 et en rappelant analogiquement l’harmonie du corps humain, Saint-Just met étroitement en relation la possession et l’égalité, en soulignant comment justement cette dernière joue un rôle délicat dans le respect de la première et, plus généralement, dans la stipulation du nouveau contrat social45. L’importante question du nouveau contrat social crée une interconnexion délicate, mais fondamentale entre l’égalité et l’indépendance, favorisant ainsi le développement et l’articulation dans un sens politique et social de l’égalité.

30 En analysant la dimension politique, Saint-Just fait référence de manière critique à la division active et passive de la citoyenneté, introduite officiellement après la délibération du 22 décembre 1789 et considérée comme la cause de la faiblesse du corps social et de la naissance successive de factions, vues comme le mal absolu pour la stabilité et l’harmonie de l’ordre moral et de l’état civil. L’égalité, dans son sens politique, est considérée comme un élément essentiel afin de réaliser l’unité du moi commun.

31 À côté de la conception politique de l’égalité, Saint-Just donne force et importance à son aspect exclusivement social, retenu comme nécessaire et indispensable pour consolider le rapport entre les citoyens et la République. Saint-Just le démontre dans son analyse du concept de famille entendue non plus dans un sens traditionnel, c’est-à- dire comme une structure caractérisée par une hiérarchie rigide, mais comme la première cellule de la société, dans laquelle il n’y a plus de différences entre l’homme et la femme et dans laquelle tous, y compris les domestiques, sont considérés de la même manière comme des membres actifs du noyau familial46. Cette prise de position importante de Saint-Just contre l’inégalité non naturelle entre les êtres humains concerne inévitablement non seulement la nature même du rapport matrimonial47, qui ne doit plus être dicté par l’intérêt mais par l’amour, mais aussi ces mêmes relations sociales qui ne peuvent et ne doivent jamais outrepasser la dignité de la personne.

32 L’importance du concept politique et social d’égalité élaboré par Saint-Just est mis en évidence par les travaux de Jean-Pierre Gross qui, en élaborant le thème de l’égalitarisme jacobin48, a analysé le rôle fondamental développé par le texte de la Déclaration de 1793 dans l’élaboration d’une nouvelle conception de l’égalité. Partant justement de la nouvelle condition de l’homme qui travaille exprimée dans l’article 1849, Gross montre l’importance du lien étroit entre l’indépendance et l’égalité d’où émerge un concept original de liberté républicaine, qui se caractérise par la responsabilité de tout citoyen envers la res publica50 et par une forte affinité envers le concept de liberté entendue comme non domination. Ces éléments se retrouvent dans l’Essai de constitution, présenté le 24 avril 1793, dans lequel Saint-Just expose à grands traits de manière très claire le rôle que la loi républicaine doit jouer contre l’affirmation de la domination de l’homme sur l’homme et la fonction que joue le travail pour éviter que ne surgissent des situations tendant à l’exploitation et à l’esclavage51. L’unique modèle de liberté qui, par conséquent, doit s’affirmer dans la Cité républicaine ne peut se référer seulement et exclusivement à la réalisation et à la défense de la sphère individuelle, mais doit conjuguer ces exigences avec l’harmonie et avec la stabilité des institutions républicaines. Pour ces raisons, la liberté républicaine élaborée par Saint-Just ne peut faire abstraction de la présence de l’indépendance et de

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l’égalité et doit toujours s’opposer à la corruption morale qui génère la domination de l’homme sur l’homme.

33 Le rôle joué par le travail dans la consolidation du rapport entre ces deux éléments a pour Saint-Just une valeur politique et sociale déterminante pour l’équilibre de la République. Si, en effet, grâce à l’affirmation de l’égalité, la nouvelle société est épurée de tous ces vices qui ont causé la corruption de l’Ancien Régime et si ses membres redécouvrent le sentiment nécessaire de la fraternité52, grâce à l’indépendance, l’individu conserve sa dimension étroitement individuelle et, en même temps, renforce ultérieurement sa dignité d’être libre et non sujet à quelque coercition externe. Il apparaît clair alors que la synthèse entre ces éléments se relient aux fonctions jouées par la possession qui, par sa nature intrinsèque, est non seulement la manifestation matérielle du travail, entendu comme activité productive, mais représente en même temps une partie importante de la sphère individuelle qui s’oppose à la dépendance et à la coercition politique et sociale. Le paysan et le commerçant représentent donc, pour le penseur montagnard, la plus haute expression de l’être citoyen de la République et de l’exercice de la vertu républicaine.53 Par conséquent, la question économique est considérée par Saint-Just comme un aspect très important pour l’affirmation d’un nouveau contexte moral et social, comme le montrent, entre autres, les rapports du 8 et du 23 ventôse. Ce qui ressort de ces interventions, c’est la nécessité d’affirmer le trinôme républicain pour empêcher, d’un côté la manifestation de quelque forme d’exploitation économique et politique54 et, de l’autre, pour bloquer toute forme d’immoralité et de division sociale55.

L’action du trinôme et la régénération des mœurs

34 Les conclusions exprimées par Gross sur l’importance de l’indépendance, de l’égalité et de la possession confirment la centralité de la fonction politique et sociale jouée par le trinôme dans la construction d’un « moment républicain » déterminé. La formation d’une pensée républicaine et la construction consécutive d’une doctrine politique spécifique conforme à la nouvelle orientation de l’État français sont pour Saint-Just étroitement liées à la régénération totale de la société et de l’individu qui doit se concevoir non plus comme un être égoïste complètement détaché de ses semblables, mais, en harmonie avec les principes du trinôme, comme un citoyen, ou plutôt comme une partie active et intégrante du moi commun.

35 Premier aspect pris en considération par Saint-Just et étroitement inhérente à la formation de la nature républicaine du citoyen est la régénération des mœurs. Dans l’Esprit de la Révolution déjà, Saint-Just s’était arrêté sur la relation entre la loi et les mœurs et sur son importance du point de vue théorique, parce que cette dernière intéresse tous les aspects de la vie politique et sociale.

36 La réforme politique et morale, commencée avec la Révolution, qui avait déjà démontré sa force rénovatrice avec des mesures très significatives comme la constitution civile du clergé et l’abolition des droits féodaux peut se réaliser seulement à travers la purification des mœurs corrompues par la monarchie absolue. Celles-ci, considérées comme « les rapports que la nature avait mis entre les hommes »56 sont divisées par le théoricien montagnard en publiques et privées. Appartiennent à la sphère publique : la piété filiale, l’amour et l’amitié, qui jouent un rôle fondamental pour l’unité du corps social et qui, une fois altérés par la corruption provenant de l’Ancien Régime, se

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transforment en crainte, galanterie et familiarité57. Les mœurs privées, au contraire, sont directement liées à la nature humaine et sont considérées par Saint-Just comme « l’inévitable suite de la société humaine, et dérivent de la tourmente de l’amour- propre et des passions »58. Elles dérivent, en tant que telles, de l’égoïsme humain et manifestent leur capacité de se cacher sous les traits de la vertu, provoquant l’atomisation du corps social.

37 Le remède aux maux produits par la corruption dominante se trouve selon Saint-Just dans l’action de la loi républicaine. Les mœurs, en effet, ne peuvent retrouver leur pureté naturelle que grâce aux lois, qui, à l’intérieur d’un contexte constitutionnel caractérisé par la liberté, sont « admirables à quiconque peut approfondir les ressources que la nature laissait aux hommes dans la raison, tant elle est infinie, harmonieuse et inépuisable. La sagesse a placé les fondements éternels des lois françaises sous les diverses considérations du contrat social ; elles sont la plupart puisées dans le droit romain, c’est-à-dire dans la source la plus pure qui fut jamais »59.

38 L’Esprit de la Révolution présente donc un Saint-Just déterminé à établir un nouvel ordre politique moral de nature républicaine qui représente la seule et la véritable alternative à la corruption monarchique.

39 Ces aspects sont repris par Saint-Just dans les Institutions républicaines, où est soulignée l’importance de la dimension publique des mœurs et leur lien étroit avec les principes de la Nature60. Tout comportement public et privé, toute activité liée au travail61 doit, en effet, toujours avoir comme point de repère l’éthique républicaine, fondée sur le respect du trinôme républicain et de la vertu républicaine.

L’affirmation de l’homme républicain

40 Un autre aspect significatif de la fonction des mœurs républicaines concerne l’évolution politique et sociale de l’individu et en particulier son devenir d’homme révolutionnaire. La première référence à ce thème et son étroite corrélation avec la Révolution et le nouvel ordre républicain est déjà présente dans la première œuvre de Saint-Just, à l’intérieur de laquelle il se penche sur la condition de l’être indépendant dans l’état moral et sur le fait de considérer libre un individu qui vit dans l’ordre politique, revoyant ainsi la centralité du concept de liberté jusqu’ici soutenu par la tradition de la philosophie des Lumières62 et s’alignant sur des positions clairement rousseauistes63. En subdivisant en trois moments le processus de mutation de la nature humaine et des institutions politiques et sociales – état de nature, état politique et état social – et en se penchant sur la corruption due à l’affirmation de la force dans l’état politique et à la nécessité de donner vie à une morale républicaine64, Saint-Just considère que dans le passage de l’homme naturel à l’homme politique, le concept de liberté est corrompu et empêche de fait l’affirmation de l’indépendance et du trinôme républicain dans toute son extension65. Cet état de choses, qui représente de fait la condition de la France prérévolutionnaire, a engendré selon Saint-Just l’affirmation de l’individualisme et a miné les rapports humains provoquant une crise profonde des institutions publiques. La décadence de la France peut être évitée, alors seulement grâce à la présence d’une force commune qui représente pleinement la souveraineté qui, conçue comme « indivisible, incommunicable, inaliénable »66, est à son tour

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soumise à la suprématie de la loi capable de réguler toutes les catégories de rapports humains.

41 La question de l’évolution politique et sociale de l’individu est reprise et développée dans Du Droit social aussi où Saint-Just parle de nouveau de l’importance du trinôme pour l’affirmation de l’ordre républicain. L’homme est conçu comme un être social qui, même s’il est jaloux de son indépendance, se lie à ses semblables dans le contexte mutualiste de l’état social, parce que la loi sociale protège tout le monde et garantit à chaque individu ce qui est nécessaire et légitime67. Cette position, en plus de reconfirmer une certaine proximité avec la pensée de Rousseau68, montre l’éloignement de Saint-Just de la conception de l’homme naturel développée par Hobbes et une critique de la conception élaborée par Montesquieu69. Saint-Just refuse l’idée de l’homme violent ayant besoin d’une force coercitive capable de l’assujettir à un ordre politique. Il soutient que cette idée de nature sauvage et altérée de l’homme dans sa condition pré-politique est une construction faite par des classes dominantes pour justifier leur pouvoir70. Le passage de l’ordre moral à l’ordre politique est dû, pour Saint-Just, à la manifestation de certains changements relatifs non seulement à l’indépendance, mais aussi à l’action du principe d’égalité, qui a influencé négativement la nature humaine71.

42 En effet, dans les Institutions républicaines aussi, Saint-Just reprend ce qu’il a dit dans ses oeuvres précédentes et confirme deux aspects principaux liés entre eux : le rôle et la fonction du trinôme républicain et la sociabilité naturelle des hommes. La nature humaine, en effet, à la différence de la nature animale, cherche à satisfaire ses besoins et ses affections à travers la création de relations sociales qui savent garantir la jouissance de l’indépendance et le lien entre les différents individus. Pour cette raison, il est nécessaire, alors, que les liens sociaux et affectifs soient effectivement générés par l’action combinée du trinôme, qui empêche l’affirmation de la domination et des différences sociales et qui permette à l’individu de compléter sa régénération, en passant de la condition d’homme révolutionnaire72 à la condition d’homme républicain. Cette quatrième phase, produit théorique original de la pensée de Saint-Just, est conçue comme étant la dernière « mutation » que l’individu doit accomplir, afin qu’elle puisse être la plus grande expression des nouveaux principes basés sur les préceptes fondamentaux de la Nature. Le processus révolutionnaire, qui a permis la rupture définitive avec une tradition politique et morale caractérisée par la déchéance des mœurs et par la corruption morale, peut laisser définitivement la place au nouvel ordre politique et moral seulement au moment où prend forme le moi commun, c’est-à-dire la totalité du corps politique qui permet aux lois d’être réellement l’entière expression de la volonté générale.

43 La nouvelle condition morale de l’individu donne naissance à de nouvelles relations sociales qui se révèlent être très importantes pour le renforcement et la cohésion et qui mettent en relief la propension naturelle de l’homme à la sociabilité. La première manifestation de cette nature est la dimension humaine de la possession. Comme l’a souligné Miguel Abensour, le principe de la possession présente un caractère directement lié à la sphère des rapports humains qui est définie comme une possession personnelle se différenciant de la possession réelle, laquelle se réfère à la dimension liée à l’économie et au travail73. La possession personelle représente donc, dans le discours politique de Saint-Just, l’ensemble des relations interpersonnelles qui rendent possibles l’union des membres du moi commun. Le sentiment qui, plus que tout autre, lie

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entre eux les citoyens est l’amitié qui, comme le souligne encore Abensour, est pour Saint-Just comme le « support affectif et psychologique de la vie sociale »74.

44 L’importance du sentiment d’amitié pour la construction du « jus social et naturel » et son institutionnalisation successive ont été analysées aussi par Françoise Fortunet qui s’est penchée sur la relation entre l’indépendance et l’égalité. Partant de la nécessaire affirmation de l’ordre moral et du nouveau pacte social, selon elle, se déterminent des règles civiles qui disciplinent les rapports sociaux. À la différence de ce qui se produit dans l’ordre politique, où tout est domination et coercition, dans l’ordre moral, le rapport d’amitié trouve dans le droit, l’expression directe de la Nature, la force juridique pour être conçu comme un rapport de droit capable de créer des obligations entre les membres du corps social75. Le sens politique et social donné par Saint-Just au sentiment d’amitié se présente aussi comme une révision substantielle du terme même. À la différence de ce qui a été écrit et théorisé par Diderot dans l’Encyclopédie76, Saint- Just, grâce justement à la volonté d’institutionnaliser ce sentiment important, présente un modèle de relations sociales complètement différent et alternatif à celui prévu par la culture pré-révolutionnaire qui se fondait sur l’impersonnalité, sur le caractère abstrait de la loi et sur le pur intérêt personnel. La relation étroite entre la grande valeur de l’amitié et l’action articulée par les éléments du trinôme permettent non seulement l’affirmation du citoyen, entendu comme un être porteur de droits individuels, mais aussi la naissance et le renforcement de ces rapports humains77 qui, à leur tour, favorisent la cohésion du moi commun.

45 De l’analyse développée jusqu’ici, il émerge de manière claire que pour Saint-Just l’amitié républicaine représente un instrument permettant de concrétiser le dépassement de l’individualisme et, en même temps, elle est une démonstration importante de civisme et de grande unité du corps social dans le plein respect des institutions78.

Le trinôme et le bonheur républicain

46 La réalisation d’un système de règles sociales, basé sur une nouvelle éthique républicaine, prévoit que la fonction sociale et agrégative de l’amitié soit considérée comme une des garanties pour le bon fonctionnement du système social en son entier, qui refuse les divisions et se fonde sur la conscience de l’individu d’être citoyen de la République79. Grâce à la fonction jouée par l’amitié institutionnalisée et à son inévitable relation avec la régénération des mœurs, Saint-Just pense qu’il est possible de réaliser ce bonheur républicain, qui n’est pas seulement la manifestation de la vertu, mais aussi le fruit de l’action jouée par le trinôme.

47 Le bonheur, en effet, est conçu comme ce sentiment qui unit le citoyen aux institutions et qui se lie à la simplicité des mœurs républicaines. Comme pour l’amitié, Saint-Just revoit aussi le sens traditionnel du bonheur80 et dans son rapport étroit avec la vertu, entendue aussi comme sacrifice81, il met en relief l’importante relation qui s’instaure avec le sentiment de l’amitié. Les éléments qui relient immédiatement cette conception de la vertu élaborée par la doctrine républicaine de Saint-Just sont essentiellement trois. En premier lieu, comme le montre Robert Mauzi dans son important travail, le rapport étroit qui existe entre le concept de vertu, et notamment dans son acception de sacrifice, et la loi naturelle, conçue comme la formulation des devoirs moraux. La présence de la loi de nature, conçue comme règle de la morale, comme le souligne

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Saint-Just dans de nombreux passages, entend la réalisation de la vertu comme un devoir collectif dont tous les membres de la communauté doivent s’acquitter, à travers le sacrifice et le dévouement personnel pour la réalisation du bien commun82. En second lieu, la vertu-sacrifice prévoit la présence importante de l’amitié, élément qui s’avère être fondamental pour la doctrine de Saint-Just, conçue comme une inclination de la vertu ; un sentiment noble qui unit les individus contre toute forme d’égoïsme. Enfin, le dernier élément concerne la présence d’une racine stoïque de la vertu qui, pour Mauzi, libère le rapport vertu-bonheur de l’hédonisme individualiste et le lie directement à l’esprit unitaire du moi commun83 ; cet aspect est présent dans la pensée politique de Saint-Just et est considéré comme fondamental pour la défense de la République de la corruption84. La défense du bonheur, par conséquent, peut se réaliser seulement en participant activement à la vie de la Cité, en l’animant de comportements vertueux et contraires à l’égoïsme et à l’individualisme85. L’altération et la corruption consécutives des mœurs rendent instable et ingouvernable la Cité. Les citoyens, en effet, ne se percevant plus comme un moi commun, mais comme un ensemble d’unités singulières sans liens entre elles, replongent dans la condition sauvage représentée par l’ordre politique, caractérisé par la coercition exprimée par la loi politique86. En raison de ses caractéristiques originales, le bonheur et son étroite relation avec l’amitié pensée par Saint-Just est un élément important qui rend possible ce lien qui fait de la République non seulement une société homogène, égalitaire et respectueuse de l’indépendance privée de l’individu, mais aussi résolument contraire à toute forme de division politique et sociale, comme les factions et les partis qui, en suivant des intérêts particuliers, minent les institutions depuis ses fondations87.

48 L’analyse du « moment républicain » élaboré par le penseur jacobin, qui a montré la centralité du trinôme républicain et son articulation fondamentale dans les divers aspects de la structure politique et sociale de la Cité, se complète avec la relation qui existe entre le trinôme et le concept de vertu. Comme nous l’avons vu pour l’analyse du concept du bonheur, un tel concept a non seulement quelques points en commun avec la tradition de la philosophie des Lumières, mais il est aussi le produit de la synthèse des éléments du trinôme. Á l’intérieur de sa production théorique, Saint-Just ne s’arrête pas sur le concept de vertu, puisqu’il laisse entendre à plusieurs reprises que la vertu républicaine est de fait le produit d’un comportement politique et social que les individus et les institutions doivent maintenir afin que la Cité soit toujours l’expression concrète des principes de la Nature. L’action du trinôme et sa réalisation complète deviennent, alors, la manifestation de la dimension morale de la vertu républicaine qui, comme le rappelle Abensour, s’articule justement autour de l’indépendance, de l’égalité et de la possession. Ce spécialiste français pense, en effet, que l’indépendance, en plus d’être un pilier du jacobinisme démocratique, dont Saint-Just est un représentant convaincu, avec sa double dimension publique et privée est très importante pour la construction du concept de vertu88. À celle-ci s’unit la fonction de l’égalité qui, pour Abensour, « en est la condition de possibilité absolument nécessaire, et permet précisément qu’il n’y ait pas de dépendance mutuelle dans l’état civil »89. L’égalité, en effet, permet l’annulation de ces différences entre les citoyens, contraires aux principes de la Nature et à l’exercice de la vertu républicaine. Enfin, il y a la possession qui, étant étroitement liée aux deux principes et comprenant la dimension politique et la dimension liée au travail, représente aussi l’expression de ces valeurs morales typiques de la communauté rurale, qui, étant donné les origines de Saint-Just90, sont, selon Abensour, importantes et déterminantes pour toute sa structure théorique91.

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49 De tous les éléments exposés jusqu’ici, la fonction jouée par le trinôme républicain apparaît très claire et très évidente non seulement dans la détermination du principe de vertu républicaine, mais aussi dans l’élaboration et dans l’articulation de la théorie politique de Saint-Just qui se concrétise dans la structure du « moment républicain ». Le républicanisme de Saint-Just se caractérise, en effet, non seulement par la centralité du droit naturel, mais aussi par la connotation éthique et morale que son républicanisme prend à travers sa formulation. L’importance du rôle joué par l’éthique républicaine est démontrée justement par le trinôme qui, à travers son action, fait référence au rôle mené par le citoyen et implique toute la structure institutionnelle de la Cité républicaine. La synthèse éthique et politique obtenue grâce au trinôme, en plus de représenter la façon dont les citoyens doivent agir afin que leur comportement au sein des institutions soit vraiment républicain, garantit la réalisation et la conservation de cette liberté républicaine qui est entendue comme une « non domination » et qui représente de fait la manifestation réelle et concrète de l’affirmation de la République.

50 Cependant, l’originalité du républicanisme de Saint-Just réside aussi dans une autre caractéristique très importante : son être étroitement lié à la tradition politique révolutionnaire. De toute son œuvre théorique et politique émerge, en effet, la volonté de développer une théorie républicaine capable de renfermer en soi les exigences principales de la politique révolutionnaire, comme l’affirmation des droits naturels et la reconnaissance de l’importance de la volonté générale, et le recouvrement d’une éthique publique, caractérisée par l’exercice de la vertu et centrée sur le dépassement de l’individualisme et l’affirmation d’un esprit de communion et d’identité entre tous les membres du moi commun.

51 En conclusion, nous pouvons affirmer que le républicanisme théorisé par Saint-Just représente un des exemples les plus importants de républicanisme national de matrice révolutionnaire qui, en plus de reconnaître l’importance de la dimension privée de l’individu, a pour objectif l’égalité politique et sociale et la participation de tous les citoyens à la vie de la res publica.

NOTES

1. Pour la publication de cet article, je voudrais remercier les rapporteurs, qui grâce à leurs critiques et à leurs remarques ont permis une amélioration sustantielle de ce travail. 2. Cf. Quentin SKINNER et Martin VAN GELDEREN, Republicanism: a shared European heritage, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Marc BELISSA, Yannick BOSC et Florence GAUTHIER (dir.) , Républicanisme et droit naturel, Paris, Kimé, 2009, p. 8. 3. Sur le concept de liberté entendue comme non domination, voir Philip PETIT, Republicanism. A theory of Freedom and Gouvernement, Oxford, 1997, trad. de l’anglais, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004. 4. Cf. Raymonde MONNIER, Républicanisme, Patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 38. 5. Ibid, p. 77-84.

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6. Au sujet du rapport de Saint-Just avec le débat parisien voir : Louis-Antoine de SAINT-JUST, Lettre à Camille Desmoulins, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 1185. 7. Louis-Antoine de SAINT-JUST, L’esprit de la Révolution et de la constitution de France, op. cit, p. 380-382. 8. Ibid, p. 382-393. 9. Ibid, p. 429. 10. Le titre de l’œuvre a changé et est devenu « Du Droit social ou Principes du droit naturel ». On rappelle que dans les éditions publiées, le titre « De la nature, de l’état civil, de la cité ou les règles de l’indépendance, du gouvernement » est encore utilisé. À propos de la datation des deux œuvres, on accepte les considérations exprimées par Anne Quennedey, « Note philologique sur le manuscrit de Saint-Just faussement intitulé « de la nature », AHRF, n°351, 2008 et Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard 1985, p. 359-360. Cependant du point de vue politique, les concepts d’indépendance et de possession maintiennent leur valeur théorique et leur efficacité. 11. Jean- Pierre GROSS, « Saint-Just en mission. La naissance d’un mythe », dans Albert SOBOUL (dir.), Actes du Colloque Saint-Just, Paris, Société des études robespierristes, 1968, p. 57. 12. Ibid, p. 63. 13. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, de l’état civil, de la cité ou les règles de l’indépendance, du gouvernement, Œuvres complètes, op. cit., p. 1052. 14. Miguel ABENSOUR, « La philosophie politique de Saint-Just », AHRF, n°38, 1966, p. 22-27. 15. Ibid, p. 31. 16. Anne QUENNEDEY, art.cit., p. 124. 17. Ibid, p. 142-143. 18. Myriam REVAULT D’ALLONNES, « Rousseau et le jacobinisme : pédagogie et politique », AHRF, n° 234, 1978, p. 588-595. 19. Cf. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit.., p. 1051. 20. Ibid. 21. Ibid, p. 1057. 22. Anne QUENNEDEY, art. cit., p. 124. 23. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit., p. 1045. 24. Cf. Anne QUENNEDEY, art. cit., p. 139. 25. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Discours sur la constitution de la France, Œuvres complètes, op. cit., p. 546-547. 26. Id., Mission auprès de l’armée du Rhin, Œuvres complètes, op. cit., p. 891-892. 27. Ibid, p. 1060. 28. « J’ai appelé vie sociale celle des hommes réunis par un contrat écrit, autrement on ne m’aurait pas entendu, mais ce que nous appelons contrat social n’est qu’un contrat politique. Le contrat social est le rapport naturel de l’homme à l’homme, le contrat politique est le rapport raisonable d’un à tous, de tous à un ; les hommes dans l’état de la nature menaient la vie sociale, leur principe était l’amour; dans la vie politique, les hommes mènent la vie sauvage, leur principe est la force », Ibid, p. 1082-1083. 29. « La cité est le corps social formé du législateur, du roi et du souverain, conséquemment elle est indivisible car une societé qui se divise cesse d’être une societé. […] Puisqu’il n’est point de societé si elle n’est point fondée sur la nature, la cité ne peut reconnaître d’autres lois que celles de la nature ; ces lois sont l’indépendance et la conservation. La loi n’est donc pas l’expression de la volonté, mais celle de la nature. Il faut donc que la législation assure à l’homme l’indépendance et la conservation, de manière que l’indépendance de chacun et la conservation de chacun assurent celle de tous », Ibid, p. 1079. 30. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Institutions républicaines, Œuvres complètes, op. cit., p. 1087-1089.

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31. « Tous les êtres sont nés pour l’indépendance; cette indépendance a des lois sans lesquelles les êtres languiraient isolés, ces lois, en les rapprochant, forment la société ; ces mêmes lois dérivent des rapports naturels, ces rapports sont les besoins et les affections », Ibid, p. 1092. 32. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Discours sur les subsistances, Œuvres complètes, Ibid, p. 486. 33. Ibid, p. 487 34. Louis-Antoine de Saint-Just, Institutions, op. cit. 35. Ibid, p. 1094. 36. « Cette règle est la proprieté et la possession. La loi sociale n’est autre chose que la propriété, la loi civile et la possession ; l’une dérive naturellement de l’autre, si dans la loi sociale, l’homme est propriétaire de soi-même et possesseur de son champ, la loi civile doit régler l’usage de sa propriété et de sa possession sans les altérer », Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit. p. 1066. 37. On peut aller voir les termes « Possession, Possession de fait & de droit », « Possession personelle » et le terme « Propriété », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1765, t. XIII, p. 165-166 et p. 491. 38. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit., p. 1077-1078. 39. Ibid, p. 1057. 40. Ibid, p. 1058-1059. 41. Id., Institutions, op. cit., p. 1130. 42. Ibid, p. 1132. 43. Ibid, p. 1131. 44. Louis DE JAUCOURT, « Égalité naturelle », dans Encyclopédie, op. cit., t. V, p. 415. 45. « Le corps social rassemble au corps humain, tous ses ressorts concourent à une harmonie que si la propriété n’est point respectée. Dans l’état social la possession ne sera point respectée. Dans l’état civil, on n’y connaîtra point l’égalité, et l’état deviendra tout à coup politique ou sauvage », Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit., p. 1061. 46. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Institutions, op. cit., p. 1125. 47. Ibid., p. 1123-1124. 48. Jean-Pierre GROSS, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme 1793-1794. La Grande famille de la Terreur, Paris, Arcanteres Histoire, 2000. 49. « Art. 18 – Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il peut se vendre, ni être vendu; sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance, entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie », Archives Parlementaires, LXVII, p. 144. 50. Jean-Pierre GROSS, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme 1793-1794, cit., p. 52-55. 51. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Discours sur la constitution de France, op. cit., p. 553-554. 52. Jean-Pierre GROSS, « L’émancipation des domestiques sous la Révolution française », dans Marc BELISSA, Yannick BOSC et Florence GAUTHIER (dir.), Républicanisme et droit naturel, op.cit., p. 183. 53. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit., p. 1078. 54. Id., Rapport sur le personnes incarcérées, Œuvres complètes, op. cit., p. 667-669. 55. Id., Rapport sur les factions de l’étranger et sur la conjuration ourdie par elles dans la République française pour détruire le gouvernement républicain et effrayer Paris, Œuvres complètes, op. cit., p. 689-692. 56. Louis-Antoine de SAINT-JUST, L’esprit de la Révolution, op. cit., p. 399. 57. Ibid. 58. Ibid, p. 400. 59. Ibid. 60. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Institutions, op. cit., p. 1089. 61. Ibid, p. 1101-1117.

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62. Sur le concept de liberté, voir Louis DE JAUCOURT, « Liberté naturelle », « Liberté civile », « Liberté politique », dans Encyclopédie, op. cit., t. IX, p. 471-472. 63. « Je veux savoir ce que c’est que l’indépendance de l’homme dans l’état de nature, ce que c’est que sa liberté dans la cité. Dans la loi de nature l’homme n’est dépendant que quand il a commencé à se civiliser sans principes, et dans la cité l’homme n’est esclave que quand il préfère sa conservation, les délices et la bonheur », Louis-Antoine de SAINT-JUST, L’esprit de la Révolution, op. cit., p. 423. 64. « Le cœur humain marche de la nature à la violence, de la violence à la morale ; il ne faut pas croire que l’homme ait cherché d’abord à s’opprimer ; l’esprit démêle encore une longue altération entre la simplicité primitive et de conquête et de conservation », Ibid. 65. « Ceci posé, on trouve que la liberté est une corruption de l’indépendance, et qu’elle n’est aimable qu’autant qu’elle ramène à la simplicité par la force de la vertu », Ibid. 66. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit., p. 1059. 67. « L’individu vit pour soi seul. Dans la vie sauvage ou république par l’assujettissement de tous, chacun vit pour tous dans l’état social par son indépendance personnelle. Cela s’opére par le moyen que je vais dire : dans l’un, la loi politique sépare tout le monde pour protéger chacun au- dedans ce qui est superflu ou tyrannique. Dans l’autre, la loi sociale unit tout le monde pour protéger chacun au-dehors ce qui est nécessaire et légitime », Ibid, p. 1048. 68. Sur le sujet, on peut consulter l’article de Jean BIOU, « La théorie politique de Rousseau. L’homme et le citoyen », AHRF, n°234, 1978. 69. Louis-Antoine de SAINT-JUST, De la nature, op. cit., p. 1050. 70. Id., Discours sur la constitution de la France, op. cit., p. 537. 71. « Les hommes n’abandonnèrent point spontanément l’état social : ce fut par une longue altération qu’ils arrivèrent à cette politesse sauvage de l’invention des tyrans », Ibid, p. 538. 72. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Rapport sur la police générale, Œuvres complètes, op. cit., p. 747-748. 73. Miguel ABENSOUR, « La philosophie politique de Saint-Just », art. cit. 74. Ibid. 75. Françoise FORTUNET, « L’amitié et le droit selon Saint-Just », AHRF, n°248, 1982, p. 185. 76. Denis DIDEROT, « Amitié », dans Encyclopédie, op. cit., t. I, p. 361-362. 77. « L’amitié sera donc organiquement institutionnalisée et sera ainsi le moyen d’un renversement radical des rapports sociaux, un instrument révolutionnaire de premier ordre, le moyen de bâtir et cimenter cette société nouvelle dont les bases ont été jetées en 1789 », Françoise FORTUNET, art. cit., p. 187. 78. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Institutions, op. cit., p. 1102-1103. 79. Françoise FORTUNET, art. cit., p. 191. 80. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Rapport sur les factions de l’étranger et sur la conjuration… op. cit., p. 687-688. 81. Robert MAUZI, L’idée de bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1969, p. 624-634. 82. « La loi naturelle était une révélation immediate au sein d’une nature monolithique ; l’intérêt devient une médiation entre les deux parties de la nature dédoublée, où la spontanéité et la réflexion se distinguent l’une et l’autre. […] La doctrine de la vertu naturelle et celle de l’intérét oublient également ce fait fondamental : c’est que la vertu exige plus d’un sacrifice et que le sacrifice s’accomplit, non dans l’euphorie, mais dans le déchirement. Après la vertu-repos et la vertu-bienfaisance, c’est un autre visage de la vertu qui apparaît, dont aucune philosophie n’est capable de masquer l’âpreté », Ibid, p. 623. 83. Ibid, p. 627.

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84. « Le stoïcisme, qui est la vertu de l’esprit et de l’âme, peut seul empêcher la corruption d’une république marchande, ou qui manque de mœurs », Louis-Antoine de SAINT-JUST, Institutions, op. cit., p. 1137. 85. Ibid, p. 1090-1091. 86. Ibid, p. 1138-1339. 87. Patrice ROLLAND, « La signification de l’amitié chez Saint-Just », AHRF, 1984, n°257, p. 329. 88. Miguel ABENSOUR, art. cit., p. 29-30. 89. Ibid, p. 30. 90. Sur le sujet, voir notamment, Maurice DOMMANGET, « Saint-Just et la question agraire (en rapport avec ses origines paternelles et la terre picarde) », AHRF, 1966, n°38 ; Bernard VINOT, « Les origines familiales de Saint-Just et son environnement social », AHRF, 1982, n°248. 91. Miguel ABENSOUR, art. cit., p. 354.

RÉSUMÉS

Cet article se concentre sur l’importance que recouvrent les termes : indépendance, égalité et possession dans la pensée politique de Saint-Just et sur l’originalité de la forme théorique du trinôme républicain à qui ils donnent vie. Cette fondation d’une nouvelle éthique républicaine, expression de l’affirmation de l’ordre moral sur l’ordre politique, et la régénération des mœurs et de l’individu sont pour Saint-Just le résultat du recouvrement des principes de la Nature, qui grâce à l’action du trinôme, empêchent l’affirmation de la coercition et de la domination. Dans la vision de Saint-Just, l’application de cette structure théorique originale consent, en effet, la réalisation d’une symbiose complète entre l’individu et la société qui ne se traduit pas dans la perte de la liberté individuelle, mais dans la réalisation d’une liberté républicaine entendue comme une non domination et conçue comme une garantie pour l’individu et pour la Cité républicaine1.

This article concentrates on the importance of the terms « independence » « equality » and « possession » in the political thought of Saint-Just, and on the originality of the theoretical form of « trinome » republican. This foundation of a new republican ethic, the expression of the affirmation of a moral order on a political order, and the regeneration of « moeurs » and the individual, is for Saint-Just the result of the recovery of the principles of Nature, principles which by the action of the trinôme impedes the establishment of coercion and domination. In Saint- Just’s view, the application of this original theoretical structure promotes a complete symbiosis between the individual and society. This does not mean the loss of individual liberty, but rather the achievement of republican liberty understood as non-domination, and conceived as a guarantee for the individual and for the republican city.

INDEX

Mots-clés : Saint-Just, république, indépendance, égalité, possession

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AUTEUR

FABRIZIO CALORENNI Docteur de Recherche en Sciences Politiques Università degli Studi di Messina Via Risorgimento Pal. 1, int. 2 – Galati Marina 98134 – Messina Italia [email protected]

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Une espérance révolutionnaire en Moravie. L’imaginaire politique et philosophique de trois curés francophiles (1790-1803)1 Revolutionary hope in Moravia. The Political and Philosophical thought of three Francophile priests (1790-1803)

Daniela Tinková Traduction : Benoit Meunier et Daniela Tinková

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit par Benoit Meunier (et l´auteur). Traductions de l´allemand par l´auteur.

1 La présente « étude de cas » se propose d’examiner le cas de trois jeunes prêtres de Moravie du Sud ayant fait, au début du XIXe siècle, l’objet d’une enquête pour leurs sympathies envers la Révolution française, ou, selon les termes de l’époque, pour leurs « dangereux principes séditieux, anticléricaux et immoraux ». À une époque où la monarchie habsbourgeoise vivait dans la peur de la Révolution française, le crime en question était loin d’être négligeable. Il était d’autant plus grave aux yeux des autorités, que les « coupables » appartenaient à un corps ecclésiastique censé, par ses qualités morales et son orthodoxie politique, protéger le peuple des mauvaises influences.

2 Nous allons donc tenter de sonder la vie intellectuelle de cette génération de prêtres formés dans l’esprit du Joséphisme et de la fin des Lumières, mais qui durent pratiquer leur prêtrise dans une atmosphère politique et spirituelle radicalement différente. Comment la Révolution française pouvait-elle fasciner ces jeunes ecclésiastiques, et comment ces derniers percevaient-ils un événement d’une telle ampleur ? Nous aimerions également attirer l’attention sur certains traits aussi nouveaux que

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singuliers du travail des policiers et des enquêteurs dans cette période tendue qu’était l’après-Lumières en Autriche, alors qu’on pratiquait la « chasse aux ».

3 Notre contribution entend traiter la problématique de la réception de la pensée et des idéaux révolutionnaires, sujet d’étude essentiellement présent dans l’historiographie tchèque dans les années 1930 à 1990. Dans l’après-guerre, période particulièrement favorable au traitement de la thématique en question, on dénombre en effet un grand nombre de travaux consacrés à la question du « retentissement » de la Révolution, et dont l’objectif était avant tout de mettre en exergue les sympathies envers celle-ci

4 2. Il nous semble également important de noter le fait que le milieu de la Moravie, dans lequel nous évoluerons, suscitait alors un peu plus d’intérêt de la part des historiens que celui de la Bohême. Ceci est sans doute dû au fait que les événements de l’Histoire de France ont été liés plus intimement à la région de Moravie, et que les conséquences de la Révolution et de ses guerres y sont plus tangibles, constituant également des sources plus abondantes. Comme l’a montré le livre de Jiří Kroupa concernant l’aristocratie morave de la fin de la période des Lumières, la Moravie était alors déjà plus « francisée » que la Bohême3. Les deux métropoles moraves, Brno et Olomouc, étaient le lieu de détention des prisonniers d’État, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Français, dont le général Lafayette4 ; dans l’ensemble, de nombreux ressortissants étrangers présentant quelque danger et soupçonnés d’être des « émissaires jacobins » traversèrent la région5. Le passage de régiments français à deux reprises, lors des batailles d’Austerlitz, en 1805, et de Znojmo, en 1809, fut l’occasion d’un contact encore plus direct entre la Moravie et la fameuse « escroquerie de la libération française »6. Il n’est donc pas tout à fait surprenant que la question de l’impact politique, social et intellectuel de la Révolution française et des guerres napoléoniennes soit sensiblement mieux connu concernant la région de Moravie que celle de Bohême. Toutefois, l’historiographie tchèque et morave ne s’est jusqu’à présent intéressée que de manière marginale à la relation entre le clergé catholique et la Révolution française, du fait, entre autres, que les catholiques, tout comme les aristocrates, ont longtemps été associés à un grand nombre de stéréotypes, notamment aux idées de « réaction » et « d’obscurantisme ».

5 Le cas isolé que nous avons choisi de traiter ici n’est pas tout à fait inconnu : depuis les années 1880, il a déjà fait l’objet de plusieurs études brèves et partielles7, que nous tâcherons ici d’enrichir, entre autres, de documents d’archives jamais publiés et restés jusqu’ici « inconnus ». Afin de placer l’épisode en question dans un contexte culturel, social et politique plus large, nous tenterons d’élargir également les recherches antérieures à partir de « nouvelles » sources relativement riches8.

L’insurrection de Lukov

6 Lors du Jour de l’an de 1803, un soulèvement d’ampleur inédite éclate à Lukov u Znojma (Luggau bei Znaim), une petite bourgade de Moravie du sud située près de la frontière autrichienne. Josef Lang, le jeune vicaire du village (il est âgé d’à peine trente-cinq ans), vêtu d’élégants habits civils noirs, monte en chaire dans l’église Saint-Gilles. Après avoir lu les Saintes Écritures, il se déclare nouveau propriétaire du domaine seigneurial de Vranov nad Dyjí (Frain an der Thaya). Il destitue le seigneur local, démet de leurs fonctions le bailli et d’autres fonctionnaires et s’empresse de nommer de nouvelles personnalités à leurs postes. Il libère ensuite ses concitoyens, auxquels il vient de parler

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du concept de liberté, mais aussi de la corvée et de la gabelle seigneuriale. On entonne le Te Deum et les cloches sonnent le tocsin. Son sermon produit une profonde impression sur ses ouailles et ne reste pas sans conséquence. Les habitants de Lukov se soulèvent, refusent d’effectuer la corvée et de payer la gabelle. Personne ne semble douter de l’autorité du nouveau seigneur de Vranov, personne hormis le bailli, Anton Esserl, qui s’efforce en vain de rétablir l’ordre. Mais les habitants soutiennent à l’unanimité leur vicaire, de sorte que le bailli, effrayé, abandonne rapidement et s’empresse d’aller avertir l’administration seigneuriale de Vranov. L’administrateur général, nommé Pikner, dresse un procès-verbal de l’incident et renvoie Esserl exhorter la populace à obéir, après l’avoir muni d’un décret l’autorisant à emprisonner quiconque tenterait de résister. Il met également à sa disposition un fonctionnaire et deux archers. Mais lorsque le bailli revient à Lukov avec ses renforts, il trouve tous les habitants réunis autour du bailli nouvellement nommé, lequel l’accueille par des menaces et des injures. Le fonctionnaire seigneurial s’efforce en vain de lire son appel au calme : les villageois le font taire et se ruent sur lui armés de bâtons, de piques et de hallebardes. Sur ordre du vicaire Lang, ils le battent, ainsi que les deux archers, dont l’un aura les côtes cassées. L’administrateur Pikner, embarrassé, s’en remet aux autorités régionales de Znojmo et demande l’intervention de forces armées. Trois compagnies d’infanterie se mettent alors en route pour Lukov. Treize paysans sont emprisonnés et traduits devant le tribunal criminel de Znojmo9.

7 Le vicaire Lang est détenu d´abord à Znojmo, mais aussitôt, on le fait transférer pour des raisons de sécurité à Brno, au monastère des Frères de la Miséricorde, qui accueille les prêtres souffrant de troubles mentaux. Lors des interrogatoires, Lang affirme avoir été nommé seigneur du domaine de Vranov par l’empereur lui-même, et prétend disposer, comme tout propriétaire d’un domaine, du droit de nommer et de destituer à sa guise les fonctionnaires10.

8 Mais pendant ce temps, la cure de Lukov avait fait l’objet d’une fouille minutieuse et livré de surprenantes révélations : on avait en effet trouvé dans l´appartement de Lang une volumineuse correspondance, riche d’un millier de lettres environ, et dont le contenu, loin de prouver un égarement de la part du prêtre, éclairait d’un jour tout à fait nouveau son comportement. Les commissaires régionaux de Znojmo chargés de l’enquête ont tôt fait d’en identifier les principaux auteurs : il s’agit de jeunes prêtres de la région de Znojmo, notamment Jakob Böhm, âgé de trente-huit ans, chargé de la fonction de coordinateur dans le village voisin de Bítov (Vöttau), ainsi que d’un ami fidèle de Lang, Jakub Čermák, âgé de trente-deux ans et originaire de Moravské Budějovice (Mährisch Budwitz), alors curé de la paroisse de Horní Slatina (Latein) près de Budíškovice (Butsch), village alors situé à la bordure ouest de la région de Znojmo. Les interrogatoires et la correspondance saisie ont tôt fait de révéler que les jeunes curés non seulement partagent des opinions religieuses et politiques relativement radicales, mais qu’en outre, ils sont liés par une expérience commune : tous ont suivi le Séminaire général (Generalseminarium) de Hradisko (Hradisch, Gradisch) près d’Olomouc (Olmütz), désormais fermé, et ont été les élèves du philosophe, penseur et philologue tchèque Josef Dobrovský (1753-1829).

9 Les Séminaires généraux11, fondés à l’initiative de Joseph II et de plusieurs dignitaires de l’Église influencés par les Lumières, furent institués dans douze villes (dont Vienne, Prague, Olomouc, Pressbourg, Pest, Innsbruck, Freiburg, Lvov, Louvain et Pavie) par le rescrit du 12 janvier 1782 et le décret du 30 mars 1783. Il est important de souligner le

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fait qu’ils furent dégagés de toute compétence des évêchés, et leur création alla de pair avec la suppression des séminaires épiscopaux (et ordinaux) qui servaient jusqu’alors à la formation des clercs dans les diocèses concernés, chose fort mal perçue par certains ecclésiastiques, notamment les évêques eux-mêmes. La fondation de ces Séminaires généraux, destinés à former un clergé loyal envers l’État, traduisait une volonté de créer une véritable « masse » de jeunes prêtres censés véhiculer aussi bien une nouvelle morale religieuse que la volonté de l’État. Joseph II lui-même attendait beaucoup de ces nouveaux pasteurs des âmes, surtout d’un point de vue moral : il exigeait d’eux application, sobriété et vertu. Le prêtre devait être avant tout un pasteur éclairé, un précepteur du peuple, dont il devait constituer un modèle moral. De plus, Joseph II voyait en ces jeunes prêtres des « porte-parole » de l’État appelés à jouer de fait le rôle de médiateurs entre l’État (le souverain) et le bas peuple. Enfin, on exigeait de la part des clercs une formation poussée qui dépassait largement la simple théologie12. Les chaires devaient donc servir à l’instruction et à l’éducation générales des paroissiens : le prêtre devait être en mesure de transmettre des rudiments de médecine ou de gestion agricole, mais aussi de permettre la naissance d’une certaine forme de conscience civique. C’est également dans cet esprit que le réseau de cures fut renforcé durant le règne de Joseph II : de nouvelles cures furent fondées, surtout aux endroits peu accessibles depuis la paroisse d’origine, ou éloignés de plus d’une heure de route13. Le grand penseur des Lumières tchèques Josef Dobrovský devint recteur du Séminaire général d´Olomouc en 1789, âgé seulement de trente-six ans. Il se montrait sceptique envers les excès du rationalisme, mais ne cachait pas son dégoût des formes diverses que pouvait revêtir le « fanatisme » religieux. Il témoignait également d’un certain dédain pour les faux livres de prières à la sentimentalité baroque. Le fait qu’il ait initié ses élèves à la pensée d’Emmanuel Kant n’était un mystère pour personne. Cependant, les Séminaires généraux ne devaient pas survivre à leur créateur : ils furent abolis en juillet 1790, quelques mois à peine après la mort de Joseph II. La fermeture brusque des Séminaires devait interrompre les études de dizaines d’étudiants, parmi lesquels se trouvaient nos protagonistes. Tous durent terminer leurs études dans les séminaires épiscopaux fraîchement restaurés.

10 Du plus âgé, Jakob Böhm, on ne sait presque rien : né vers 1765 en Silésie, il est le fils d’un cordier de Bohumín (alors Oderberg). Il entame ses études dans sa région d’origine, puis part étudier la philosophie à Olomouc, ensuite il entre au Séminaire de Hradisko, probablement en 1789. La même année, un autre étudiant, Jakub Čermák, le plus jeune des trois, s’inscrit lui aussi au Séminaire. Nous disposons à son sujet d’informations plus amples, notamment du fait de sa loquacité et sa précision durant les interrogatoires, mais aussi d’une plus grande abondance de sources. Il naît le 18 juillet 1770 à Moravské Budějovice (Mährisch Budwitz), dans la région de Znojmo (Znaimer Kreis), selon toute probabilité dans une famille tchèque. L’état civil précise qu’il est le benjamin de quatre frères ayant repris la charge paternelle de chef- wagonnier, et qu’il a également quatre sœurs. Il étudie la philosophie à Olomouc, où il entre, âgé de dix-neuf ans, au Séminaire général. Celui-ci fermera l’année suivante. Quant au personnage principal de notre récit, Josef Lang, on ne sait presque rien de ses origines, du fait de son silence obstiné lors des interrogatoires. Seuls quelques indices indirects et quelques sources (les registres d’état civil) permettent d’établir le fait qu’il vient au monde le 24 février 1767 dans le pittoresque village viticole de Pavlov (à l’époque Pollau), alors entièrement germanophone, en Moravie du Sud-Est, au sein d’une famille de paysans et de vignerons allemands. Il entre probablement en 1787 au

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Séminaire général, qui ferme ses portes durant sa troisième et avant-dernière année d’études. Très vite, dès sa dernière année d’études, Lang entre en conflit ouvert avec les autorités religieuses, notamment le consistoire : à l’automne 1790, il est accusé d’avoir rédigé une lettre de doléances relativement critique au Gubernium (gouvernement régional) de Moravie et de Silésie, lettre tout à fait hostile à l’archevêché, dans laquelle il décrit la triste condition, notamment d’un point de vue matériel, des anciens élèves du Séminaire général, apparemment victimes d’une négligence volontaire ou involontaire de la part du consistoire. Il est alors condamné à être exclu du séminaire et privé de la possibilité d’être ordonné prêtre. Mais le Gubernium prend sa défense, Lang achève heureusement ses études, et il est ordonné prêtre en 179114. On peut cependant supposer que le consistoire ne devait jamais oublier cet « excès » (ainsi que sa collaboration avec le pouvoir temporel), et qu’il lui en serait tenu rigueur à la fin de sa courte carrière.

11 Tandis que Jakob Böhm poursuivait ses études au Séminaire épiscopal restauré, ses deux amis quittaient Olomouc. Jakub Čermák, âgé de vingt et un ans, partit en novembre 1791 pour Vienne, afin de terminer ses études de théologie et y restera jusqu ´à son ordination en 1793 ; une chance qui, pour un jeune homme pauvre issu d’une petite ville de Moravie, devait signifier une véritable révolution intellectuelle. Il semble qu’il ait passé deux heures par jour à la bibliothèque universitaire en plus des cours obligatoires. Lors des interrogatoires, il devait plus tard confesser avec candeur qu’il y lisait entre autres des auteurs tels que Montesquieu, Voltaire ou Rousseau. Il fréquentait par ailleurs les cafés, où il avait l’occasion de lire régulièrement de nombreux périodiques qu’il n’aurait jamais pu trouver en Moravie, ou du moins auxquels il aurait difficilement eu accès. Le Journal de Stuttgart et le Journal de Hambourg devaient devenir ses deux sources principales d’informations ; mais il lisait également des journaux français comme Le Moniteur de Paris15. La lecture des quotidiens devait certainement fournir matière à réflexion à ce jeune homme vif et ouvert, et dut lui ouvrir des horizons nouveaux. Non seulement il assimilait ces nouvelles impressions et ces nouvelles pensées, mais il éprouvait le besoin de les partager. C’est auprès de son grand ami et ancien condisciple Josef Lang, dont il attendait impatiemment les missives, qu’il devait trouver la plus grande compréhension.

12 Entre-temps, Josef Lang avait quant à lui pris ses nouvelles fonctions. Peu après son ordination, probablement au début de l’année 1792, il trouva un poste de coopérateur dans le village de Štítary (Schiltern), situé près de Znojmo, appartenant au domaine de Vranov nad Dyjí (Frain an der Thaya) et siège du décanat de Vranov16. Le domaine de Vranov, qui comptait alors quatorze villages aux habitants majoritairement allemands, est, au début des années 1790, un domaine criblé de dettes, mais racheté par un avocat anobli entreprenant -Josef Hilgartner -, qui s’efforce d’y développer ses activités. Hilgartner permet également à ses serfs de racheter leur liberté, de sorte que la promesse que Lang devait leur faire lors du Nouvel an 1803 concernant la fin de la corvée ne dut pas leur sembler totalement utopique. Il s’agissait d’une question sensible : la mort de Joseph II ayant interrompu le processus de réforme des registres censiers et l’abolition de la corvée, une tension latente montait dans les campagnes. Isolé dans la bourgade provinciale de Štítary, Josef « Sebastian » (il signe alors ainsi) démarre rapidement sa vaste correspondance. Il commence par faire des recherches sur ses anciens condisciples d’Olomouc et partage avec eux ses premières impressions et expériences de la prêtrise. Les fragments qui nous sont parvenus de la correspondance de Lang, ainsi que de ses brouillons et ses esquisses de divers essais et

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autres « traités » (il aurait même écrit des vers), suffisent pour nous faire une idée assez précise de leur auteur. Ses amis, parmi lesquels il fait figure d’autorité, l’évoquent lors des interrogatoires comme un homme cultivé, d’une grande intelligence, bien qu’ils ne nient pas le fait qu’il présente une personnalité quelque peu « agitée » et un caractère parfois difficile. Lang lisait beaucoup et prenait de nombreuses notes de lecture. Il se faisait également envoyer des journaux contenant des critiques littéraires qu’il commentait à son tour. Il faisait part de ses commentaires à ses amis, qu’il informait sans doute également des dernières acquisitions de sa bibliothèque. Lang aimait écrire, et il n’était pas dépourvu d’une certaine ambition littéraire et philosophique : dans sa correspondance, il se dépeint lui-même plus dans le rôle d’un philosophe isolé et d’un « précepteur du peuple » que dans celui d’un pasteur des âmes. Ses lettres, rédigées dans son allemand maternel, révèlent non seulement un bon niveau d’éducation, mais aussi une grande intelligence et un certain talent. Son discours est original et émaillé, entre autres, de métaphores colorées, de jeux de mots et de sarcasmes à l’ironie mordante. Son style se caractérise essentiellement par des exclamations fréquentes, des phrases volontairement inachevées et suivies de points de suspension, ainsi que d’envolées pathétiques dans lesquelles il recourt volontiers au français. Dans les passages les plus embarrassants, il passe au latin. Le ton guilleret et enjoué, le second degré, les jeux de mots, les variations stylistiques qu’il emploie suscitent encore aujourd’hui l’amusement. Mais il ne s’agit en aucun cas du discours d’un plaisantin frivole : les passages en question glissent souvent vers des épanchements nostalgiques, voire désespérés, qui laissent deviner un homme en proie à la mélancolie et une vision du monde plutôt pessimiste (à la fin de sa courte vie, il aurait déclaré qu’il « était prédestiné à venger le peuple de toutes les injustices ».) Dans les lettres et les fragments d’essais divers qui ont pu être conservés, on remarque l’influence notable de Montesquieu, et surtout celle de Kant et de Rousseau.

13 Ces échanges épistolaires et ces « essais érudits » devaient représenter pour le jeune prêtre l’un des moyens de sortir de son isolement et de vaincre le sentiment qu’il était le seul homme instruit parmi des paysans « incultes » et « superstitieux ». Exilé en Moravie du Sud, Lang commence bientôt à souffrir d’un manque d’informations et de journaux, et se met à rechercher d’autant plus activement toutes formes de documents écrits. Outre la presse quotidienne, la revue Oberdeutsche, Allgemeine Litteraturzeitung17, considérée comme un outil essentiel de diffusion des Lumières dans les pays germaniques du sud, devient une des lectures favorites des jeunes prêtres18. Publiée entre 1788 et 1798 à Salzbourg, elle offre trois fois par semaine à ses lecteurs des critiques littéraires assez développées concernant les derniers ouvrages publiés en allemand (parfois en français) dans les domaines les plus variés. Les deux jeunes gens avaient donc la possibilité de se familiariser avec des publications qui, autrement, seraient restées inaccessibles (y compris les ouvrages consacrés à la Révolution française). Lang s’abonne d’ailleurs rapidement à la revue : il se la fait envoyer à Znojmo. Ses documents conservés à Lukov comportent des notes et des commentaires sur de nombreuses publications présentées dans la Litteraturzeitung ; ils témoignent clairement du fait que, bien que Lang n’ait pas eu accès aux livres eux-mêmes, les critiques lui permettaient d’affiner ses opinions sur la religion ou l’actualité internationale, dont il était par ailleurs remarquablement au fait.

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« La Profession de foi d’un vicaire morave », ou le problème de la foi, de la religion et du célibat

14 Dans les premiers temps, la correspondance se concentre sur les premières expériences de la prêtrise et sur une critique – en réalité tout à fait « joséphiste » -- de l’Église catholique et de ses dignitaires. Le thème principal réside dans la raillerie des formes de dévotion trop pompeuses et « baroques », ainsi que des idéaux « monastiques ». La critique de collègues est également fréquente ; Lang dénonce avant tout leur manque d’éducation et leur absence de volonté de s’instruire, à commencer par le fait qu’ils ne lisent en général rien d’autre que leur bréviaire, et que leur occupation préférée est le jeu de cartes.

15 Il n’est cependant pas surprenant qu’une certaine amertume persistante due au conflit avec les autorités religieuses, qu’un sentiment « d’insuffisance » de leur pratique et qu’un retour au « sensoriel », aient mené ces jeunes gens réfléchis à la recherche d’une alternative. Jakob Böhm avait lui aussi pris part à la discussion, et il déclarait à l’automne 1796 « qu’on n’appelle plus des gens comme nous des hérétiques, c’est passé de mode, mais des naturalistes, des athées... »19. Le fait qu’on ait retrouvé dans ses effets personnels, entre autres, un traité de défense du suicide et un essai intitulé Lettres amicales à une Dame (1794) dans lequel Böhm, selon les rapports de police, « avilit très clairement la religion et a recours au naturalisme »20, est révélateur. Dans une lettre à Lang plus tardive mais non datée, Čermák se montre plus téméraire : « Il faut que je vous avoue une chose : je suis apostat »21. Il est fort probable que ces disciples et admirateurs de Dobrovský (lequel les avait introduits à la pensée de Kant dès leurs années d’études) en étaient progressivement arrivés à la « religion de la nature » et la « morale naturelle » de Kant et Rousseau, et qu’ils commençaient à se démarquer de la vision du monde catholique, voire chrétienne en général.

16 C’est chez Josef Lang, qui va jusqu’à reconnaître l’essai de Kant Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft (1793) comme sa « profession de foi », que cette prise de distance est la plus tangible22. L’idée centrale de l’essai en question est que la morale, ou plutôt l’acte moral, ne se fonde pas sur la religion, et ne s’appuie donc sur aucune idée de Dieu. L’homme pensant par lui-même est lié par des normes éthiques qu’il n’est capable de reconnaître que grâce à son propre entendement. Si l’homme a alors besoin d’une entité extérieure qui veille sur son acte moral, non seulement il s’avère qu’il n’est pas libre, mais c’est même là une preuve de son amoralité. On retrouve souvent des principes éthiques analogues dans les essais de Lang. On retrouve des échos kantiens également chez Čermák : « Nous vivons des temps critiques ; les hommes, voire des peuples entiers rivalisent afin de sortir de leur état de minorité et de s’émanciper de leur tendance à la raison passive ». Dans un autre passage, il développe une idée similaire : « Les peuples sentent qu’ils ont des tuteurs, et ils veulent se gouverner eux- mêmes. En se débarrassant de l’influence des calotins et en prouvant qu’ils peuvent vivre sans eux, les Français ont fait beaucoup ». Les termes kantiens de « minorité », « raison passive » et « tuteurs » rappellent surtout le célèbre essai de Kant intitulé Qu’est-ce que les Lumières ?, publié en 1784, dans lequel l’auteur les définit avant tout comme un état d’esprit, à savoir la « sortie » d’un état de minorité (Unmündigkeit) dans lequel les hommes auraient été plongés par la « raison passive », c’est-à-dire l’incapacité à employer leur propre raison, une raison au contraire « active » et débarrassée des « tuteurs » que représentent principalement les autorités temporelles

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et spirituelles. L’homme est donc responsable de son état de sujétion morale et de cette « minorité ».

17 On retrouve l’influence de Kant dans un autre manuscrit du jeune Lang, Das sogenannte sechste Geboth nach Prinzipien der Vernunft. L’attitude des jeunes prêtres envers l’Église, ainsi que, dans une certaine mesure, envers la Révolution française, était en effet en relation étroite avec une question qui les concernait personnellement et directement : celle du sixième commandement et son corollaire, le vœu de célibat. Pourrait-on espérer qu’il disparaisse ? On trouve déjà ce point au centre de leurs débats dès leurs études au Séminaire d’Olomouc, lorsque Dobrovský rédige à ce propos un dialogue entre « Coelèbe » et « Gamophile », qui confronte les deux points de vue opposés23. On peut supposer que ses jeunes disciples en aient déduit qu’un jour, le célibat des prêtres serait supprimé : du reste, ils devaient être au courant du fait que la chose s’était réellement produite durant la Révolution française, de sorte qu’elle ne paraissait pas tout à fait irréaliste aux séminaristes. Le thème du célibat revient en effet dans les lettres des jeunes prêtres comme un véritable fil conducteur, et refait surface dans les contextes les plus divers, tels que la morale en général, les supplices corporels ou encore le désarroi sentimental. Dans leur correspondance, Čermák et Böhm, les amis de Lang eux-mêmes, en arrivèrent à la conclusion, que le véritable péché réside davantage dans la vie hors mariage que dans la rupture du vœu de célibat. Le manuscrit du traité en question, intitulé Das sogenannte sechste Geboth nach Prinzipien der Vernunft, soit « Le soi-disant sixième commandement à l’aune des principes de la raison », comporte fièrement en exergue le nom de son auteur : « par Josef Sebastian Lang, simple homme d’Église », ainsi qu’une date : « Schiltern, janvier 1797 »24. Comme en témoigne son titre, ce bref écrit d’une quarantaine de pages est avant tout inspiré par Emmanuel Kant. Le texte est concis, laconique, presque lapidaire. Les instincts en eux-mêmes, naturellement présents chez l’homme, ne sont en aucun cas bons ou mauvais, tout comme la nature. La seule question importante est donc de savoir si l’homme donne une « forme législatrice » à sa raison, ou s’il inféode la voix de sa raison à ses instincts : il se trouve alors sur la mauvaise voie, celle du mal, du péché et du crime. Contrairement à ce qu’en ont pu dire les autorités, on ne peut pas considérer que le traité soit « antireligieux » ou même « immoral » : suivant la voie tracée par de Kant, Josef Sebastian s’efforce au contraire de d’établir une définition méta-religieuse des principes fondamentaux du processus de décision morale chez l’homme. Tout comme chez Kant, c’est l’homme lui- même qui est le garant de la morale, et non une divinité extérieure à lui. Et tout comme Kant, il est convaincu que si, quelqu’un a besoin d’avoir recours à Dieu ou à toute autre autorité pour garantir sa morale, cela ne fait que prouver qu’il est au fond immoral. D’ailleurs, le reste de ses lettres, considérées comme « immorales » par les services de police, condamnent le contournement hypocrite des règles, tout comme le recours à des prétextes fallacieux en vue de justifier un abandon aux instincts. Lang, humaniste éclairé, exprime ici sa foi profonde en la capacité de l’homme à agir moralement en dehors de tout précepte religieux.

18 Une autre personnalité intellectuelle commence cependant à influencer Lang au plus tard peu après sa sortie du séminaire. Il confie en effet à Čermák dans une lettre de 1791 que son livre de chevet est actuellement, outre Kant, « le malheureux Hans Jakob », c’est-à-dire Jean-Jacques Rousseau, et, deux ans plus tard, Lang travaille déjà à un écrit intitulé Glaubensbekentniss eines Vikärs aus Mähren (Profession de foi d’un vicaire morave). Le manuscrit n’ayant probablement pas été conservé, nous ne disposons que d’une esquisse du contenu, lequel, conformément au titre, est clairement inspiré du

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« manifeste déiste » que constitue la Profession de foi du vicaire savoyard correspondant au IVème livre de l’Émile de Rousseau.

19 Les doutes concernant leurs choix de vie et leur foi elle-même, jointes à des déceptions de diverse nature, jouèrent quoiqu’il en soit pour les jeunes gens le rôle de muse inspiratrice d’espoirs en un bouleversement du monde.

« Les révolutions sont dans le monde moral aussi nécessaires que le sont dans la nature les tempêtes »

20 La Révolution française elle-même, thème introduit dans la correspondance par Jakub Čermák, le plus jeunes des trois prêtres, constituait bien évidemment un sujet de discussion beaucoup plus grave et plus dangereux que la religion ou le célibat. Durant ses études à Vienne, Čermák avait eu l’occasion de suivre les nouvelles de l’étranger grâce aux journaux, notamment la presse allemande, mais aussi française, et il était littéralement fasciné par la Révolution. Voulant partager son enthousiasme, il faisait part des informations essentielles à son meilleur ami, Lang, qui attendait avec impatience les dernières nouvelles.

21 Dans ses lettres de Vienne adressées à Lang, Jakub Čermák commente d’abord et surtout les opérations militaires, se réjouissant des progrès de l’armée française, et porte un intérêt marqué à la création de la première République jacobine « allemande » de Mayence. Il ne dissimule pas non plus son enthousiasme pour d’autres informations en provenance de la jeune République française : dans plusieurs longues missives datant de fin 1792 – début 1793, il analyse en détails les avantages de la démocratie (ou plutôt de la république) vis-à-vis de la monarchie, et exprime sa satisfaction de voir mener des réformes de l’Église et de la vie religieuse en général. Il informe Lang avec enthousiasme d’une proposition de la Convention de mettre à bas toutes les églises, de raser tous les autels et d’interdire tous les offices. « Avons-nous besoin d’autres autels que ceux de la patrie, tels les arbres de la liberté et les fêtes nationales ? », demande-t-il avec emphase à son ami : « Le discours athée a suscité en moi des pensées fort agréables. […] La civilisation connaît désormais une croissance considérable, croissance qui devra mener à une guerre dans tous les cas bien plus dangereuse pour la monarchie que celle-ci ne l’imagine. Ceci prouve d’ailleurs que les monarques n’ont pas appris à penser […], et qu’ils n’avaient devant les yeux qu’un pouvoir stupide et courant à sa perte ».

22 Et le jeune théologien de conclure : « Amen, les fruits glorieux de la culture populaire française m’occupent tant qu’à présent, j’aimerais parler sans cesse de la même chose ! »25. Il laisse également entendre qu’il cautionne la condamnation à mort de Louis XVI, quoiqu’il condamne le fait que la Convention n’ait absolument pas pris en considération les conséquences de la mort du roi pour ce dernier : ce n’est logiquement pas à lui de porter la culpabilité d’un tel péché26. Il assure Lang du fait que les Viennois sont « emplis de francité », et que les Français ont le devoir « d’ouvrir les yeux aux Allemands ». Čermák, qui n’a jamais dissimulé son admiration pour son vieil ami, adresse à celui-ci à la fin de l’année 1792 une lettre optimiste disant que les temps sont proches où « vous pourrez faire votre entrée – une natte noire, chapeau bas – aux côtés de votre belle Dulcinée, à l’Assemblée nationale, en tant que député du département de Moravie ! » Il eut ensuite toutes les difficultés du monde à expliquer, lors des

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interrogatoires, ce qu’il entendait par ces paroles, à plus forte raison dans le contexte des premiers succès de l’armée française.

23 Si Čermák, encore tout jeune, s’avère – peut-être pour mieux paraître aux yeux de ses compagnons, admirés et plus âgés – plus politisé et plus radical qu’eux dans ses propos, il est aussi plus facilement en proie à l’enthousiasme et à la déception. Lang, son fidèle ami, son « Pylade », s’efforce au contraire de se montrer dans ses dialogues épistolaires comme un « penseur » occupé à édifier une philosophie de l’histoire et du progrès ; ceci explique pourquoi il fait preuve, dans ses questions concernant la Révolution française, d’un certain recul et d’un regard critique, parfois non exempt de cynisme.

24 Dans une lettre probablement rédigée fin 1792, c’est-à-dire peu avant la proclamation de la République, Lang se déclare « ami du régime français », et affirme quelques lignes plus bas que même si la France était divisée en une multitude de petites fractions, et si la constitution que le « peuple des Francs » a adoptée devait être plongée dans la boue par les baïonnettes et les canons pour y être repêchée par une force herculéenne, même dans ce cas il ne considérerait pas comme injustes les décisions du peuple français en matière de religion et de gouvernement, le monde entier dût-il les tenir pour infondées27.

25 Il est cependant intéressant de noter que, dans le même temps, Lang prend la défense, dans sa correspondance avec Čermák, de la monarchie, et, littéralement, du « despotisme » fondé sur l’autorité de la curie romaine. Il va jusqu’à faire de cette monarchie la seule forme de gouvernement possible et efficace, les peuples ayant encore besoin, en termes kantiens, de « tuteurs » : il pouvait lui-même se convaincre du fait que « le despotisme était la meilleure forme de gouvernement, et la superstition de la curie romaine la meilleure forme de religion »28. On peut se demander dans quelle mesure ces fréquentes louanges du despotisme éclairé et autoritaire au détriment du régime démocratique et républicain constituaient réellement l’expression de convictions personnelles et pragmatiques, découlant peut-être de son manque de confiance marqué pour le « peuple » et ses capacités, et dans quelle mesure il ne s’agissait pas plutôt d’une pose intellectuelle et d’une démonstration ostensible de scepticisme. À moins qu’il ne se fût agi d’une ironie acerbe, si courante sous la plume de Lang ? Quoiqu’il en soit, il est clair qu’à la différence de Čermák, un « démocrate », Lang – pourtant lui-même fils de paysan – fait preuve d’un comportement nettement plus distant envers la « démocratie ».

26 Dans sa comparaison des avantages et des inconvénients de la république et de la monarchie, Lang puise son inspiration, entre autres, dans la critique d’un essai sur la Toscane de Léopold, considérée par de nombreux auteurs progressistes comme une excellent modèle de transformation d’un État par des réformes (par opposition, entre autres, à la « barbare » Révolution française)29.

27 Dans son commentaire, Lang n’omet pas de préciser les différences géopolitiques qui séparent les deux pays, notamment la différence « colossale » entre un « petit pays » tel que la Toscane, dont la population se montait alors tout au plus à un million d’habitants, et une nation forte de vingt-quatre millions d’individus telle que la France, disposant, qui plus est, d’une tradition de servage et d’esclavage longue de plus de seize siècles. Lang conclut globalement en faveur des monarchies, les seules à être, selon lui, vraiment naturelles pour l’homme, avec cependant une restriction : elles doivent être gouvernées par le bien et par la raison, ce qui n’est pas le cas à l’époque, souligne le prêtre en précisant que « l’horizon de la monarchie est en Europe fort sombre et fort

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couvert. » La conclusion à laquelle en arrive finalement Lang est donc relativement nuancée : la pertinence de la forme de gouvernement est très relative, et peut varier selon les pays. Dans de nombreux cas, la monarchie présente plus d’avantages que la république, mais dans certains autres, c’est la république qui prime ; en fin de compte, il faut aussi tenir compte de la prospérité de ceux qui cultivent la terre.

28 Il s’était livré à une comparaison similaire au sujet de la Grande Bretagne, objet d’admiration. Dans son commentaire de la critique des célèbres Réflexions sur la Révolution de France du penseur conservateur anglais Edmund Burke (1790), il s’efforce également de défendre la République française face au pays opposé par l’auteur, la Grande Bretagne : il fait remarquer qu’on ne condamne pas assez le fait que cette dernière est en proie à la corruption, dirigée par des intérêts oligarchiques et divers clans financiers. Quant à Burke lui-même, il note à son adresse que sa plume n’est guidée par rien d’autre que son orgueil britannique. La fonction principale d’une telle œuvre, qui devait selon Lang la sauver aux yeux du monde et « justifier de vieux écrits rhétoriques », était de « forger des chaînes, et immortaliser sa folie »30.

29 Les notes de Lang sur la critique d’un ouvrage du jeune historien allemand Ernst Ludwig Posselt (1763-1804), Unpartheyische, vollständige, und actenmässige Geschichte des peinlichen Prozesses gegen Ludwig XVI., König von Frankreich [Histoire impartiale, entière et documentée du procès de Louis XVI, roi de France], publié en 1793 à Bâle, permet sans doute de comprendre encore mieux les opinions de Lang. La critique en question est publiée dans les pages de la Litteraturzeitung du 8 janvier 179431. La question centrale qui occupe les réflexions de Lang au sujet du procès royal revient à se demander si le peuple français avait le droit de juger son roi et de proclamer la République. Il s’efforce de répondre immédiatement que, puisque la République française avait dû exister au moins une fois, il signerait sans hésitation le « vote de l’odieux Marat » (il précise par ailleurs que tant que Louis XVI n’a pas été décapité, la République n’est qu’un château de cartes que le vent peut emporter à tout moment). Il s’exprime également à propos de la dimension morale de l’exécution du roi : « J’admets que, bien que je ne puisse en juger ici, les règles de la justice ont été enfreintes par cette exécution. Mais qu’on se pose la question : ces règles n’ont-elles pas été également enfreintes par les puissances de la Coalition ? Et, a contrario : les Français avaient-ils le choix dans une telle situation ? Que faire quand le pays est occupé par plus de deux cent mille soldats qui désirent à toute force changer le gouvernement ? ».

30 Dans un autre commentaire, il s’exprime au sujet du fameux débat sur « l’inviolabilité », c’est-à-dire l’immunité du roi, inscrite dans la Constitution de la monarchie constitutionnelle de 1791 : « Comment peut-on parler, dans un pays qui vient de passer en république, de l’immunité ou de la non immunité d’une personne récemment destituée pour les crimes qu’elle aurait commis, puis en répondre pour les mêmes raisons ? Si je n’y entends guère, c’est sans doute que je suis un piètre avocat. Soit [Louis XVI] est inviolable, et, dans ce cas, on n’avait pas le droit de le destituer, soit la loi garantissait qu’il pouvait être destitué pour ses crimes, mais qu’on n’irait pas plus loin ? ».

31 Dans l’ensemble, il semble que Josef Lang ait considéré la Révolution française, ainsi que la République, comme une sorte de nécessité historique due aux circonstances. Cette idée de fatalité historique transparaît également lorsqu’il affirme que « les révolutions sont aussi nécessaires dans le monde politique et moral que le sont dans la nature les tempêtes et les intempéries »32.

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32 Le fait que la Révolution ait exercé sur lui une certaine fascination est peut-être également tangible dans un poème révolutionnaire que le jeune prêtre de Štítary aurait rédigé et envoyé à son ami Čermák, à Vienne, début 1793. Il est probable que Čermák ait détruit le manuscrit, mais il en fait un commentaire écrit dans une de ses lettres, affirmant que le poème est d’une composition magnifique, mais qu’il connaît d’autres moyens d’entrer au Špilberk (allusion à la célèbre prison-forteresse de Brno destinée aux détenus politiques)33. Lors des interrogatoires, il affirmera ensuite avoir seulement loué les talents poétiques de Lang.

33 Après son retour de Vienne en Moravie, où il est ordonné prêtre en 1793 et devient coordinateur, puis curé à Horní Slatina (Latein) près de Budíškovice (Butsch), Jakub Čermák reste lui aussi fasciné par les événements français. Toujours en contact avec Josef Sebastian, il écrit alors avec enthousiasme : « Dans mes veines aussi coule le sang d’un élève du séminaire général ou d’un sans-culotte ! »34 Lorsqu’en 1796–1797, les troupes françaises approchent des frontières de Bohême, Čermák ne cache pas sa joie de les voir bientôt arriver : il est d’ailleurs convaincu que « le peuple est mûr pour la révolution », et que, si les Français viennent jusque là, le peuple s’alliera certainement à eux35. Il réfléchit déjà à la manière dont il gagnera alors sa vie, les églises étant probablement fermées et lui-même étant peu doué pour le travail artisanal. Il rappelle enfin à Lang qu’il est temps de travailler son français36. Il déclare en tous cas que, quand il pense aux Français, il sent « couler en lui le sang d’un sans-culotte ». Dans une lettre plus tardive de 1800, sans doute toujours dans l’espoir de voir bientôt arriver les Français, Cermák affirme encore qu’il est grand temps que l’aristocratie soit « jetée à bas de son trône malfaisant » : il s’agit là selon lui de l’expression du désir d’un « cœur insatisfait ». C’est ainsi que s’achève la dernière lettre conservée qu’il adresse à Lang.

34 Cette admiration de certains membres du bas clergé morave pour la Révolution française ne doit finalement pas tant nous surprendre. Ce sont en effet les membres du bas clergé eux-mêmes qui, en France, ont rejoint les premiers, en juin 1789, les députés du tiers état aux États généraux, alors qu’on proclamait l’existence d’une « Assemblée nationale ». La majorité des représentants du bas clergé étaient en effet issus de couches sociales défavorisées, de sorte qu’ils partageaient la vie quotidienne des simples sujets et n’ignoraient rien de leurs difficultés. Cependant, nous n’avons que peu de sources attestant la sympathie de ces ecclésiastiques moraves pour la Révolution, et surtout s’il s’agit d’une sympathie systématique, réfléchie et longuement discutée37.

Lukov

35 À partir de 1800, la correspondance des jeunes prêtres semble se tarir : le fait que les lettres aient pu être délibérément détruites parce qu’elles contenaient des projets de conspiration donnera du fil à retordre aux forces de police. Mais la réalité semble bien plus prosaïque : Lang, qui venait d’obtenir sa nomination dans la localité de Lukov, avait beaucoup moins de temps pour écrire. Il est également possible que sa maladie mentale, probablement une forme de schizophrénie à tendances paranoïdes liée à des états dépressifs, ait déjà commencé à se manifester. En tous les cas, il acquiert rapidement à Lukov la réputation de rebelle, d’un homme « entêté » et « agité ». Dès son installation à Lukov, il rencontre des difficultés avec les ouailles des paroisses attenantes, où il refuse de célébrer l’office lors d’une fête locale, prétextant qu’il s’agit d’un « vieil abus ». Lors d’une visite de l’évêque lui-même, il entre en conflit avec celui-

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ci. Mais nettement plus grave est son conflit avec son supérieur direct, doyen du décanat de Vranov : le litige concerne un partage de compétences et de rémunération entre la paroisse « supérieure » du doyen et la paroisse « inférieure » de Lang, située à Lukov. La délimitation peu claire des devoirs et des droits des deux paroisses semble avoir posé problème depuis longtemps déjà, et atteint alors son paroxysme.38 Ayant vraisemblablement perdu une part importante de son modeste patrimoine et une bonne partie de ses forces physiques et mentales au cours du litige, Lang tente d’obtenir une mutation. Il envisage également de s’adresser à l’empereur, à Vienne : il va jusqu’à faire des préparatifs pour son départ, et en informe l’évêque en novembre 1802. On ne sait s’il s’y est jamais rendu.

36 Quoiqu’il en soit, il était à Lukov pour le Jour de l’an de 1803, et il devait impérativement faire part à ses paroissiens de la nouvelle que le souverain de Vienne lui avait confié l’ensemble de la propriété de Vranov...

L’enquête et les peines

37 La « messe de Lukov » du Nouvel an 1803 ainsi que la découverte de la correspondance de Lang donnèrent lieu à une vaste enquête, certainement plus vaste et plus dramatique qu’on ne pourrait l’imaginer à première vue. En effet, il ne s’agissait pas d’une affaire banale : dans ces circonstances « révolutionnaires », la guerre grondante, des conflits tels que celui-ci, ajoutés à la diffusion et la proclamation de « mauvais principes », s’avéraient bien plus dangereux qu’en des temps plus tranquilles. En outre, les amendements les plus récents en matière de droit pénal, rendus nécessaires par les événements révolutionnaires, permettaient aux autorités publiques d’attribuer les peines les plus lourdes dans des cas comme celui-ci. C’est d’ailleurs en 1803 que devait paraître un nouveau Code pénal modifiant celui de Joseph II, daté de 1787 : il devait rétablir la peine de mort – abolie par Joseph II dans les procédures courantes –, et surtout renforcer les mesures de répression applicables dans les cas de crimes « politiques ». Selon le Code pénal de Joseph II39, on pouvait faire valoir un droit d’exception dans les procédures dites « sommaires » concernant les affaires exceptionnelles, notamment pour crime de sédition (la peine de mort devait alors être accompagnée d’une confiscation de biens)40. La patente de haute trahison émise en 1795, rédigée sous l’effet des « procès de [prétendus] jacobins autrichiens et hongrois », rétablissait cependant la peine de mort pour cause de menace envers le chef de l’État ou tentative de renversement du régime par la force.

38 L’enquête elle-même était menée par le directeur de la police de Brno, Johann Nepomuk von Okacz, ancien franc-maçon et chargé depuis peu de surveiller les maçons reconvertis. Tandis que le gouverneur de la région de Znojmo, mais aussi le président du Gubernium de Brno, et Johann Anton Pergen, ministre de la police à Vienne, se creusaient la cervelle pour tâcher de comprendre les « desseins » de Lang et les retombées possibles de ses idées et ses actes, ce dernier refusait à plusieurs reprises de témoigner, prétextant qu’en tant que seigneur de Vranov, il n’avait « de comptes à rendre à personne » concernant ses faits et gestes, et qu’il pouvait agir à sa guise. Il fut donc interné provisoirement au monastère des Frères de la Miséricorde, destiné aux prêtres souffrants de troubles mentaux.

39 Okacz finit donc par préférer interroger ses deux amis, Jakob Böhm et Jakub Čermák. Dans la première phase de l’enquête, on chercha surtout un lien direct entre le

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comportement de Lang à Lukov et la correspondance des trois hommes. On voulait prouver qu’il s’agissait d’un complot prémédité et organisé à l’avance par un groupe de prêtres, une conspiration englobant un espace social et géographique plus vaste. Le fait est attesté par un rapport anonyme daté de janvier 1803, qui mentionne clairement une « société sécrète des ecclésiastiques » avec à sa tête Lang, le vicaire de Lukov, censée préparer une révolte à grande échelle en Moravie, et dont les membres auraient coordonné leur action dans une correspondance utilisant une langue secrète. Le rapport entend dénoncer les noms des conjurés : « Les membres de cette société complexe correspondent de telle manière que chacun signe de la première lettre de son nom, » stipule le rapport anonyme. « Les doyens sont désignés comme les ’grands veneurs’, les curés comme des ’chasseurs’, et les vicaires comme des ’rabatteurs’. Les lieux où les prêtres étaient affectés étaient nommés ’chasses’, avec divers toponymes. Le domaine de Bítov, par exemple, est par exemple évoqué dans les lettres comme la ’chasse de Saint Venceslas’, et le vicaire local, Jakob Böhm, est donc le ’rabatteur de la chasse de Venceslas’. »41.

40 Il s’agissait en fait de sobriquets comiques employés par Lang pour désigner les dignitaires de l’Église. Mais, dans les documents de la police, ces jeux de mots deviennent un code secret, un langage de conjurés. Du fait, entre autres, de la créativité de Lang, qui aimait à manier l’ironie et le second degré, ainsi que les métaphores et les néologismes, certaines éléments, voire des phrases entières permettaient en effet bon nombre d’interprétations différentes, toujours exploitables contre l’auteur et le destinataire dans le contexte d’une enquête policière. Okacz est bien sûr aussi intéressé par le rôle des surnoms employés par les prêtres, notamment par Lang : le fait que Čermák et Lang se soient mutuellement désignés comme les « deux fidèles amis grecs » Oreste (Čermák) et Pylade (Lang) est considéré comme une tentative délibérée de camoufler la véritable identité des « conjurés ». Certains propos grivois sont quant à eux interprétés de manière erronée par la police, à plus forte raison ceux dont l’humour est à prendre au second degré.

41 Mais il est finalement impossible de prouver l’hypothèse d’une « conspiration » : les lettres ne mentionnent aucun complot et leur rédaction date, pour la plupart, de plusieurs années, celles des dernières années n’ayant pas été conservées. Quoiqu’il en soit, on ne parvient pas à prouver que ces « opinions dangereuses » aient pu avoir des retombées plus larges ; la « révolte de Lukov » n’a pas fait tache d’huile

42 La phase suivante de l’enquête constitue donc un revirement et on se tourne alors vers les « principes pernicieux » exprimés dans la correspondance et déclarés incompatibles avec la profession et la vocation de prêtre. Okacz veut comprendre d’où viennent ces « principes », quelles personnes y adhèrent, s’ils ont été traduits en actes, et, le cas échéant, comment. Il demande à plusieurs reprises quel rôle a joué le Séminaire général de Hradisko dans la formation intellectuelle des protagonistes. Cette enquête en elle- même mérite sans doute l’attention, car elle témoigne de plusieurs pratiques nouvelles en « Autriche », directement issues de la période révolutionnaire en France. Bien qu’on n’ait réussi à démontrer ni la thèse du complot ni même un lien direct entre la correspondance saisie et le comportement de Lang à Lukov, les lettres elles-mêmes étaient devenues un corpus delicti d’une certaine gravité. Ceci est d’autant plus important que l’objet de l’enquête résidait alors dans les opinions personnelles d’individus communiquant par le biais de lettres privées destinées à des amis intimes, ou s’exprimant dans des écrits à caractère exclusivement confidentiel. En outre,

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l’enquête a lieu a posteriori : la plupart des missives datent déjà de six à onze ans. On constate également que quasiment n’importe quelle thématique, considérée du point de vue du contenu, peut potentiellement faire l’objet d’une enquête politique ; mais le style et la forme du texte eux-mêmes peuvent aussi devenir suspects. On notera encore la volonté de mettre au jour à tout prix un « complot » même là où il n’y en a pas. Il est fort probable que le ministre Pergen ait réellement souhaité découvrir une conjuration derrière cette affaire (ou plutôt qu’il ait souhaité la reconstituer, comme il était parvenu à le faire huit ans auparavant, lors de l’affaire des Jacobins « viennois » et « hongrois », lesquels avaient alors été exécutés, ramenant un calme désiré dans le pays). On pourrait interpréter cette volonté comme une tentative de contrôler une nouvelle couche de la société potentiellement ennemie du régime réactionnaire de François II, à savoir le clergé formé sous Joseph II (outre le fait que le scandale lié aux actes de Lang participait à la notoriété des services de police).

43 Le cas de Böhm et Čermák posa le même type de problèmes. L’enquête ayant démontré qu’il ne s’agissait pour eux que de « délits de conscience » pour lesquels on ne pouvait prouver aucune conséquence réelle, forts du soutien de leur entourage, ils ne furent finalement condamnés qu’à quitter la région de Znojmo et à être placés sous la surveillance de prêtres de confiance. Nous n’avons plus aucune autre trace de Böhm, qui finit comme coopérateur quelque part en Moravie du Sud. Jakub Čermák fut destitué de la fonction de prêtre, rendu à celle de simple coordinateur et envoyé à Rosice près Brno. Il n’est pas exclu qu’il se soit sincèrement repenti : il dut en tous cas faire très attention et ne posa plus aucun problème. On trouve à Vienne des documents attestant ses demandes répétées en vue de redevenir prêtre ; ses demandes étaient du reste soutenues par l’évêque, mais Pergen ne l’entendait pas de cette oreille. Lorsqu´il prit sa retraite, son successeur décida de mettre fin à la peine de Čermák, en 1806. Celui-ci put récupérer une paroisse vacante, et il revint même à Rosice, quelques années plus tard, avec le titre de doyen : c’est dans ces fonctions qu’il décéda en 1837, à l’âge de soixante-six ans. Il semble que cette « affaire de jeunesse » n’ait pas réellement entravé sa carrière ecclésiastique.

44 Le cas de Lang fut bien sûr plus problématique : il était jugé pour des actes concrets, dont les conséquences auraient pu être considérables, quoiqu’elles n’aient finalement pas été aussi graves qu’il n’aurait pu sembler au début. Tandis que l’évêque Schrattenbach croyait (ou voulait croire) que Lang était fou, le président du Gubernium de Bohême-Moravie, le Landeschef morave Josef von Dietrichstein, était persuadé, tout comme le ministre Pergen, que sa folie n’était pas grave au point d’empêcher un interrogatoire ; il s’agissait au contraire, selon les propres paroles de Dietrichstein, d’un homme non pas fou, mais malintentionné, et qui ne faisait que simuler la folie. Cette polémique posait une question lourde d’enjeux : Lang, frappé de folie, devait-il être remis entre les mains de l’Église, et châtié d’une simple peine « spirituelle » et disciplinaire, ou bien Lang, véritable « voyou malintentionné », devait-il être remis dans les mains de la justice temporelle ? Cette question pose pour nous un problème d’interprétation : on peut se demander dans quelle mesure la controverse plus ou moins courtoise qui opposait Dietrichstein et Schrattenbach – en dépit de son apparente civilité – reflète les relations tendues définissant les compétences de l’Église et de l’État, mises à mal par les réformes de Joseph II. On peut quoiqu’il en soit considérer la proposition du Landeschef Dietrichstein d’interner Lang dans la prison ecclésiastique de Mírov comme un compromis relatif (citons Dietrichstein : « La prison de Mírov est l’unique lieu où des fous de son espèce ne peuvent plus nuire à la société

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civile ! »42). Il devait y être placé sous surveillance, et, lorsque son état s’améliorerait, enfin soumis à un interrogatoire en bonne et due forme.

45 Finalement, Lang est transféré à Mírov (Mürau) près de Šumperk (Schönberg) au début du mois de juillet 1803. Sur demande du ministre Pergen, transmise par le Gubernium, il devait y être soumis à une surveillance très stricte, et son comportement et ses paroles – chaque mot, chaque remarque, chaque geste – devaient être soigneusement consignés chaque semaine par le surveillant de la prison avec l’aide du vicaire de Mírov, avant d’être parallèlement transmis au Gubernium de Brno, au consistoire de Brno et au ministère de la police de Vienne. On apprend ainsi que Lang refusa systématiquement de communiquer avec son entourage, préférant lire à la fenêtre des « ouvrages édifiants » (il ne montrait aucun intérêt, paraît-il, pour les ouvrages religieux), ou chantant tout bas. On refusa de lui donner de quoi écrire. Son régime alimentaire était chiche, à cause, entre autres, d’une peur obsessionnelle de l’empoisonnement ; il refusait le tabac et le vin.

46 Cependant, son état physique et mental ne présentant aucun signe d’amélioration, l’évêque et l’archevêque acceptèrent en novembre 1810 de transférer Lang dans un hôpital des Frères de la Miséricorde. Il leur fallait cependant l’accord du ministre de la police, lequel hésitait encore. L’accord ne vint qu’au printemps, ce n’est donc qu’en mai 1811 que Lang fut transféré au monastère des Frères de la Miséricorde de Prostějov, mais il était trop tard : le jeune prêtre, épuisé et mourant, expira le jour même de son transfert. Il n’avait que quarante-quatre ans.

47 Entre-temps, les Français étaient arrivés en Moravie. Le 18 novembre, Napoléon passait la nuit à Znojmo ; deux nuits plus tard, il remportait la victoire d’Austerlitz (Slavkov). Quatre ans plus tard, les Français battaient les Autrichiens lors de la bataille de Znojmo, et ils occupaient pendant quatre mois à nouveau les parties sud de la Moravie. Plusieurs mois d´occupation française marquèrent profondément le pays. Des milliers de morts, des villages pillés et brûlés, des réquisitions draconiennes, telle était la « liberté » tant attendue43. Quelles pouvaient alors être les pensées des rebelles francophiles purgeant leur peine ? En tout cas, Austerlitz sonne bien le « glas de tous les espoirs », la déception pour ceux qui attendaient si impatiemment l’arrivée des Français.

48 Bien sûr, aucune révolte ne couvait dans la région de Vranov, ni même en Moravie, comme le croyait, ou plutôt voulait bien le croire l’administration locale. La « confrérie séditieuse des pères traîtres à la patrie » n’était finalement que le fruit de l’imagination policière, laquelle vivait à l’époque dans la hantise des « société secrètes » et des préparatifs révolutionnaires. Pourtant, entre les mains expérimentées des fonctionnaires, et surtout du fait des circonstances exceptionnelles, les jeux de mots et les délibérations philosophiques contenues dans des lettres licencieuses de quelques jeunes prêtres avaient pris une dimension et un sens inattendus.

49 Les actes de Lang lui-même lors du Jour de l’an 1803 n’étaient pas eux non plus le résultat de la longue préparation idéologique de conjurés, comme s’efforcèrent tout d’abord de le démontrer les organes du pouvoir. Il est en réalité fort probable que son comportement ait été influencé par une maladie mentale en gestation : il aurait pu s’agir d’une schizophrénie à tendance paranoïde caractérisée par des discours dépourvus de sens, comme ceux qu’il prononçait régulièrement, mais aussi par un délire de persécution et des convictions délirantes. La peur constante d’être persécuté, empoisonné ou égorgé (il ne voulait pas se laisser raser), ainsi que sa conviction d’avoir une vocation exceptionnelle ou celle qu’il était le vrai seigneur de Vranov suffiraient à

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le prouver. L’issue conflictuelle des tensions qui régnaient dans la paroisse de Lukov aux alentours de 1802 pourrait également être la conséquence d’une maladie ayant gonflé outre mesure l’étendue des problèmes aux yeux de Lang, de sorte qu’il aurait perdu toute mesure, toute subtilité, et, finalement, tout sens des réalités.

50 Une telle « explication » de l’affaire serait toutefois évidemment simpliste. Un dérangement de ce type aurait pu se manifester de mille manières différentes. Le fait que l’éventuelle schizophrénie du jeune homme se soit déclarée par le biais d’un sermon « politique » n’est certainement pas le fruit du hasard. Le comportement lui- même de Lang, de type paranoïde et schizoïde, devait avoir des causes plus profondes, et s’enraciner dans une crise existentielle de ce jeune homme talentueux et sensible qui n’était devenu prêtre que par un caprice du destin : son sentiment d’isolement intellectuel, ainsi que l’amertume durable que lui avaient laissée ses déboires avec les autorités ecclésiastiques, ne faisaient que renforcer sa défiance envers les dignitaires de l’Église et ses doutes quant à des choix de vie irréversibles, mais aussi, probablement quant à sa foi elle-même. Il s’agissait en même temps de la crise personnelle d’un Joséphiste et d’un adepte des Lumières devant faire face à des modèles sociaux et religieux traditionnels qui perduraient. On peut ainsi interpréter la crise personnelle de Lang comme le symptôme d’une « crise » culturelle et sociale plus profonde qui dut toucher plus d’un progressiste, y compris le clergé joséphiste. C’est donc peut-être tout à fait ailleurs que là où les services de police voulait à tout prix la déceler qu’on peut établir la fameuse corrélation entre la « messe de Lukov » et les « milliers de lettres » de la cure de Lukov.

51 On peut supposer que Lang et ses amis restèrent à de nombreux égards des Joséphistes modèles, doués de hautes exigences morales concernant les hommes d’Église, qu’ils considéraient comme des « précepteurs du peuple » de bonne éducation et s’efforçant d’élever les simples sujets. D’un autre côté, ils constituent l’une des rares illustrations directes des thèses de Rousseau et Kant ayant débordé les limites du Joséphisme. Si l’admiration que nourrissaient ces jeunes gens pour la Révolution provenait certainement aussi de leur estime pour « l’œuvre de raison » réalisée par les Lumières, la Révolution faisait également partie des idées développées par Kant et ses théories de sortie des peuples d’un état de minorité. Cette Révolution leur permettait donc non seulement de mettre à l’épreuve les idées de Kant, mais aussi, entre autres, de conceptualiser leur attitude envers différentes formes de régimes politiques dont ils connaissaient les archétypes grâce à la philosophie française, avec notamment Montesquieu et Rousseau.

52 On peut penser que le groupe de prêtres attendait d’une éventuelle révolution dans les Pays habsbourgeois qu’elle mît fin au célibat : il n’est pas rare à l’époque d’assister à l’expression de sentiments de torture morale et physique provoquée par la nécessité de préserver la pureté corporelle. Et même cette « attente des Français », qui devait pourtant déboucher sur une amère déception après les deux occupations de la Moravie par les armées de Napoléon, ne fut pas un fait isolé dans les Pays tchèques.

53 Cette plongée dans l’univers intellectuel des disciples de Dobrovský révèle en définitive la « frustration » d’une génération dont la formation aux principes du Joséphisme et des Lumières fut interrompue de manière précoce, au seuil de la vie active, et qui fut par la suite confrontée au monde conservateur de l’Autriche de François II et à l’autorité renouvelée de l’Église catholique romaine et ses formes « baroques » de piété. Ces jeunes gens à l’éducation joséphique durent donc, d’une part, faire face à une

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certaine forme de pression obscurantiste, et, d’autre part, prendre position face aux courants les plus radicaux des Lumières et face à la Révolution française.

54 La question reste donc ouverte de savoir dans quelle mesure on peut considérer les opinions politiques et religieuses plutôt radicales des jeunes prêtres de Moravie comme représentatives, comme un courant de pensée (ou plutôt un sentiment existentiel) plus vaste et commun à toute une partie de leur génération, ou au contraire comme un cas spécifique et exceptionnel. Il est possible, voire probable, que ces opinions et ces doutes aient été partagés par d’autres jeunes Joséphistes et progressistes, y compris des prêtres, désenchantés par cet inespéré « crépuscule du siècle des Lumières ». On peut quoiqu’il en soit avoir la certitude que les documents conservés de la main de ces jeunes gens représentent clairement la source manuscrite la plus riche des Pays tchèques en ce qui concerne une relation positive (et longuement réfléchie) des dignitaires du bas clergé envers la Révolution française. Dans le milieu des clercs des Pays tchèques et des penseurs « sans privilèges » de la fin du XVIIIe siècle, il s’agit aussi d’une influence quasi unique de la pensée de Rousseau et Kant sur le clergé catholique44.

NOTES

1. Cet article fait partie du projet de la Grantová agentura Akademie věd České republiky No. IAA801010903. 2. Cf. notamment František KUTNAR, « Reakce státu v Čechách na Velkou francouzskou revoluci » (« La réaction de l’État en Bohême à la Révolution française »), dans Český časopis historický (ČČH) 43, 1937, p. 324-342 et p. 520-542 ; Ibid, « Velká revoluce francouzská v naší soudobé kritice. Příspěvek ke vlivu Velké revoluce » (« La Révolution française dans la critique contemporaine. Contribution à l’influence révolutionnaire »), dans ČCH, 1934, p. 33-79 ; Květa MEJDŘICKÁ, Čechy a Francouzská revoluce (La Bohême et la Révolution française), Prague, 1959 ; Michael VAŇÁČEK, Francouzové a Morava v době Velké revoluce a koaličních válek (Les Français et la Moravie aux temps de la Révolution française et des Guerres de la Révolution), Brno, 1965. 3. Jiří KROUPA, Alchymie štěstí. Pozdní osvícenství a moravská společnost 1770-1810 (L’alchimie du bonheur. La fin des Lumières et la société morave, 1770 - 1810), Brno, 1986, édition revue et augmentée Brno, 2006. 4. Milan ŠMERDA, « Lafayettova internace v Olomouci v letech 1794-1797 a moravská společnost » (« L’emprisonnement de LAFAYETTE à Olomouc entre 1794 et 1797 et ses conséquences sur la société morave »), Časopis Matice moravské 95, 1976, p. 245-264. 5. Voir à ce sujet par exemple l’étude de Zeňka STOKLÁSKOVÁ, « Cizincem na Moravě. Zákonodárství a praxe pro cizince na Moravě (1750–1867) » (« Être étranger en Moravie. Législation et pratique concernant les étrangers en Moravie »), Matice moravská, Brno, 2007. 6. Dušan UHLÍŘ, Slunce nad Slavkovem (Le Soleil d’Austerlitz), Brno, 1987 et Bitva u Znojma a válka roku 1809. Sborník přednášek a studií k 200. výročí (La Bataille de Znojmo et la guerre de 1809. Recueil de contributions et d’études pour le 200ème anniversaire), préface de Robert Ouvrard, Akcent, Třebíč, 2009.

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7. Cf. « Eine Bauernrevolt in Luggau », dans Znaimer Wochenblatt, 1924, p. 23-26, Eduard KRECHLER, « Nepodařená selská vzpoura » (« L’échec de l’insurrection paysanne »), Znojemsko, 24 mars 1971), Jiří SVOBODA, « Lukovská rebelie » (« L’insurrection de Lukov »), Ročenka Okresního archivu ve Znojmě, 1991, p. 90-94), Michael VAŇÁČEK, « Obdivovatelé Velké francouzské revoluce mezi kněžstvem na Znojemsku » (« Les admirateurs de la Révolution française parmi le clergé de la région de Znojmo »), Vlastivědný věstník moravský, 1958, p. 232-236 ; cf. Idem, Francouzové a Morava v době Velké revoluce a koaličních válek, Brno, 1965, p. 72-75). L’auteur du présent ouvrage a publié le livre Jakobíni v sutaně. Neklidní kněží, strach z revoluce a konec osvícenství na Moravě (Des jacobins en soutane. Prêtres agités, peur de la révolution et fin des Lumières en Moravie), Prague, Argo, 2011, qui constitue une somme récapitulative de ses recherches. 8. Notamment les archives du Gubernium de Moravie et de Silésie, situé à Brno (Archives Régionales de Moravie (ARM), antenne de Brno, fond B 95 (Gubernium – Prezidium de Moravie et de Silésie)), mais aussi et surtout des fonds du Consistoire et de l’Ordinariat de l’évêché de Brno (ARM de Brno et archives de l’évêché de Brno, antenne de Rajhrad, près de Brno : E 80 Ordinariat épiscopal de Brno et E 82, Consistoire épiscopal de Brno) et des archives de l’archevêché d’Olomouc (ARM d’Opava, antenne d’Olomouc, fonds du Consistoire de l’archevêché d’Olomouc (CAO)). Nous avons également mis à profit les protocoles des conseils conservés aux archives départementales de Znojmo ((Archives nationales départementales (ANP) de Znojmo, Archives de la ville de Znojmo, dép. Registres et manuscrits de la période 1786 – 1945, Rathsprotokoll in Judicialibus, vom 1 Jänner bis Ende Juny 1803, et Rathsprotokoll ..., vom 1 Juli bis Ende Dezember 1803). Les documents émanant du bureau central de la police (Polizeihofstelle) et conservés aux Archives nationales autrichiennes se sont également avérés d’une grande importance (Österreichisches Staatsarchiv, Allgemeines Verwaltungsarchiv (OS-AVA), Vienne. Fonds : Polizeihofstelle). Nous avons enfin tiré un certain nombre de renseignements des registres d’état civil et des fonds de domaines seigneuriaux du domaine seigneurial de Vranov (ARM de Brno, F 97, Domaine de Vranov nad Dyjí (DV) 1500-1945). 9. Cf. ARM de Brno, B 95 (Gubernium et Prezidium de Moravie et de Silésie), carton 269, id. 389, signet 18, fol. 5, fol. 6 et fol. 42-43. 10. Ibid., carton 269, id. 389, signet 18. 11. Pour le séminaire d’Olomouc : Jan DRÁBEK, Moravský generální seminář: 1784-1790 (Le Séminaire général en Moravie), Loštice, Společenská knihtiskárna, 1946. Quant aux séminaires dans la monarchie des Habsbourg dans son ensemble, voir l’ouvrage désormais classique de Hermann ZSCHOKKE, Die theologischen Studien und Anstalten der katholischen Kirche, Wien-Leipzig, 1894. 12. Kamil ČINÁTL, « Katolické osvícenství a koncept pastorální teologie » (« Les Lumières catholiques et le concept de théologie pastorale »), in Kuděj. Časopis pro kulturní dějiny 2, 2000, p. 28-39 ; Ondřej BASTL, « Formování josefínských kněží a otázka generálních seminářů » (« La formation des prêtres joséphistes et la question des Séminaires généraux »), dans Od barokní piety k interiorizaci víry? Problémy katolického osvícenství v českých zemích. Historie-otázky-problémy 1 (2/2009), Ústav českých dějin FFUK, p. 109–118, ici p. 113-115, et Eduard WINTER, Josefinismus a jeho dějiny. Příspěvky k duchovním dějinám Čech a Moravy (1740–1848) (Le Joséphisme et son histoire. Contribution à l’histoire du clergé de Bohême et Moravie, 1740 - 1848), version tchèque Prague 1945, p. 126-128, 142 et 153. 13. Rudolf ZUBER, « Osudy moravské církve v 18. století, I. » (« Histoire de l’Église morave au XVIIIe siècle, I. »), Matice cyrilometodějská, Olomouc, 1987, p. 187-188, Zuzana ČEVELOVÁ, « Katolicismus kolem roku 1800. Římskokatolický kněz jako příslušník jedné sociální vrstvy, podoby pastorace a její dopad » (« Le catholicisme autour de 1800. Un prêtre de l’Église catholique romaine considéré comme membre d’une classe sociale, les formes de la prêtrise et son impact »), in Post tenebras spero lucem, p. 314-322, ici p. 319 ; Eduard WINTER, Josefinismus, op. cit., p. 134.

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14. ARM d’Opava, antenne d’Olomouc, fonds ACO, D4, carton 2453, ainsi que les Archives de l’évêché de Brno, antenne Rajhrad u Brna, fonds de l’Ordinariat épiscopal de Brno, E 80, carton 495, signet L 47, fol. 41n. 15. 14 ARM de Brno, B 95, carton 270, fol. 63, interrogatoire de J. Čermák. 16. Archives de l’évêché de Brno, Rajhrad, E 82 (Consistoire épiscopal de Brno), signet L3, carton 1726, No 6, fol. 36, 37. Voir également signet L3, carton 1726, fol. 6. 17. Oberdeutsche, Allgemeine Litteraturzeitung, Salzburg, 1788-1798. 18. Jacques DROZ, L’Allemagne et la Révolution française, PUF, Paris, 1949, p. 441, et Ernst WANGERMANN, Die Waffen der Publizität. Zum Funktionswandel der politischen Literatur unter Joseph II., Wien, Verl. für Geschichte und Politik/München, Oldenbourg, 2004, p. 222. 19. ARM de Brno, B 95, carton 269, le 30. 11. 1796. 20. Ibid., n. 2 et 3 dans les registres concernant Böhm. 21. Čermák à Lang, 30. 11. (1792), ARM de Brno, B 95, carton 270, fol. 105. 22. ARM de Brno, B 95, carton 269, n. 5 ex Lit. C. 23. Josef TÁBORSKÝ, Reformní katolík Josef Dobrovský (Le Catholique éclairé Josef Dobrovský), Brno 2007, p. 98-100. 24. ARM de Brno, B 95, carton 270, fol. 20-32, n. 4 ex Lit. B. Das sogenannte sechste Geboth nach Prinzipien der Vernunft. Von Joseph Sebastian Lang, Unterseelsorger. Schiltern. Im Jänermonth 1797. 25. ARM de Brno, B 95, carton 270, fol. 105, Čermák à Lang, le 30/11 (1792). 26. Ibid., Čermák à Lang, le 31 janvier (1793), fol. 116 et passim. 27. Ibid., No. 4, fol. 139, non daté, non signé (probablement fin 1792). 28. Ibid., fol. 99-101. 29. Ibid, carton 269. 30. Cf. Oberdeutsche, allgemeine Litteraturzeitung, 13/01/1794, pp. 113-127, ainsi que le 17/01 : Betrachtungen über die französische Revolution. Nach dem Englischen des Hrn. Burke neu bearbeitet,... von Friedrich Genz. ibid., p. 129-143, 20/01 ; ibid., p. 145-154, 22/01, signé W. B. Pour le commentaire de Lang, cf. ARM de Brno, B 95, carton 269, lettre à J. Čermák (?) de 1794. 31. Oberdeutsche, allgemeine Litteraturzeitung, Salzburg, 1794, p. 49-53 (08/01/1794). Pour le commentaire de Lang, cf. ARM de Brno, B 95, carton 269, « Lieber Amtskollega » (1794). 32. Ibid., lettre non datée de 1794. 33. ARM de Brno, B 95, carton 270, No. 22, fol. précédant 177. 34. Ibidem., question 61, lettre No. 26, ex Lit. C, fol. 124. 35. Ibid., lettre No. 8, fol. 158. 36. Ibid., lettre, No. 10, fol. 129. 37. Outre le cas que nous présentons ici, le seul cas connu et prouvé dans les Pays tchèques est sans doute celui du polyglotte et historien Karel Killar (1746-1806), officiant dans les Monts de Bohême-Moravie. Ce curé de Krucemburk (Kreuzberg), plus tard doyen de Polná (Polnau), était membre d’une loge maçonnique de Brno (Freimaurer Gesellschaft). Grâce au fait qu’il échangea durant seize ans (de 1793 à sa mort) des lettres rédigées en français avec le célèbre « philosophe solitaire » Jan Ferdinand Opiz (1741-1812), employé de banque à Čáslav, on peut suivre toute l’évolution de son attitude envers la France révolutionnaire et républicaine, depuis l’admiration enthousiaste jusqu’au désenchantement. Toutefois, ses opinions sont infiniment plus mesurées que celles de Lang et ses amis, et il n’abandonne jamais les dogmes catholiques, encore moins chrétiens. Cf. Daniela TINKOVÁ, « “La grande révolution de l’Europe n’est pas encore achevée”. La Correspondance littéraire de deux “jacobins” francophones de province en Bohême », dans Olivier CHALINE, Jaroslaw DUMANOWSKI et Michel FIGEAC (dir.), Le rayonnement français en Europe centrale du XVIIe siècle a nos jours, Centre d’Études des Mondes Moderne et Contemporain, Bordeaux 2009, p. 386-406. 38. ARM de Brno, F 97, domaine de Vranov nad Dyjí, cartons 1697 et 1700. 39. Allgemeines Gesetz über Verbrechen und derselben Bestrafung, Vienne, 1787.

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40. Ibid ; Daniela TINKOVÁ, Hřích, zločin, šílenství v čase odkouzlování světa (Péché, crime, folie au temps du désenchantement du monde), Argo, Praha 2004, p. 108 (note 196). 41. ARM de Brno, B 95, carton 269, fol. 42– fol. 43. 42. Österreichisches Staatsarchiv, Allgemeines Verwaltungsarchiv, Wien. Fond Polizeihofstelle, Bo 576, No. 1252. 43. Michael VAŇÁČEK, Francouzoé, op. cit. ; p. 39. 44. Il nous semble enfin indispensable de remercier les services de police des villes de Znojmo, Brno et Vienne, grâce auxquels ont été conservés jusqu’à nos jours cette liasse exceptionnelle d’écrits rédigés par les jeunes prêtres. Sans leur intervention opportune, une partie de ces documents précieux aurait très certainement été détruite, et le reste, qui constitue le fruit de leur consciencieux labeur, n’aurait jamais existé.

RÉSUMÉS

La présente « étude de cas » se propose d’examiner, à partir d’une correspondance privée exceptionnellement riche, le cas de trois jeunes prêtres de Moravie du Sud ayant fait, au début du XIXe siècle (1803), l’objet d’une vaste enquête policière pour leurs sympathies envers la Révolution française, ou, selon les termes de l’époque, pour leurs « dangereux principes séditieux, anticléricaux et immoraux ». Il s’agit d’abord d’une contribution à la problématique du « retentissement » de la Révolution française dans les pays habsbourgeois au temps de la « chasse aux Jacobins », qui permet d’approcher les sources d’informations sur les événements et les idées révolutionnaires accessibles dans la campagne morave, située entre les centres intellectuels de Vienne et de Brno ; mais il s’agit aussi d’entrer dans la vie d’une génération d’ecclésiastiques libéraux et cultivés, formés dans l’esprit du Joséphisme et des Lumières tardives, qui durent pratiquer leur prêtrise dans une atmosphère politique et spirituelle conservatrice et chargée de suspicion. L’article permettra également d’attirer l’attention sur certains traits du travail des policiers et des enquêteurs dans cette période tendue, et sur les modalités d’un « procès » contre des ecclésiatiques.

This case study, based on exceptionally rich, private correspondence, examines the history of three young priests from southern Moravia at the beginning of the nineteenth century (1803), who became the targets of a vast police investigation for their sympathies to the , or in the words of the time, for their « dangerous seditious, anticlerical, and immoral principles. » This article is a contribution to the general question of the impact of the French Revolution in the Hapsburg lands during a period of « anti-jacobinism. » In addition, it illustrates the use of certain sources of information about revolutionary events and ideas known in the Moravian countryside located between the intellectual centers of Vienna and Brno. The articles explores, moreover, a generation of ecclesiastics, liberal and educated, inspired by the ideas of Josephisme and the late Enlightenment, who were obliged to exercise their vocation in a conservative atmosphere politically no less than spiritually, an atmosphere heavy with suspicion. Some of the distinctive work habits of the police and investigators practiced during these tense years, as well as the characteristics of the legal trial against the priests, will also be highlighted in this article.

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INDEX

Mots-clés : répercussions-retentissements de la Révolution Française, Moravie, Autriche, joséphisme, Lumières catholiques, Josef Sebastian Lang

AUTEURS

DANIELA TINKOVÁ

Ústav českých dějin (Institut d´Histoire des pays Tchèques) Univerzita Karlova v Praze, Filozofická fakulta nám. Jana Palacha 2 116 38 Praha 1 [email protected] ; [email protected]

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Un conspirateur républicain- démocrate sous la restauration : Claude-François Cugnet de Montarlot. Origine de l’élaboration d’une culture révolutionnaire A liberal-democrat conspirator under the Restoration: C.-F Cugnet de Montarlot. The origin of the development of a Revolutionary culture

Laurent Nagy

1 En juillet 1824, alors que les royalistes espagnols, aidés par les troupes françaises sous les ordres du duc d’Angoulême, traquent les derniers libéraux de la Péninsule, Claude- François Cugnet de Montarlot rédige une Note préparatoire1 pour un discours qu’il compte adresser à ses camarades de combat, désespérés par leurs revers militaires et la fin inéluctable de leurs idéaux. Dans cet écrit, Cugnet y proclame une fois encore ses ambitions et sa foi dans les principes issus de la Révolution. Devant son auditoire, il annonce que : « La France Républicanisée a éprouvée les mêmes effets, mais elle s’est soutenue contre toutes les tentatives ; n’a t-elle pas eue à combattre contre toutes les puissances coalisées ? […] Elle s’est soutenue parce qu’elle n’a ni ralenti, ni borné ses mesures : nouvelles choses, nouvelles dispositions et nouveaux sacrifices. Il n’est personne d’entre-nous qui n’ait une idée de l’histoire de la Révolution Française. Aujourd’hui, Messieurs, toutes ces choses sont pour nous des épreuves confirmées et exemplaires, puissent-elles nous préserver de nouveaux vains sacrifices ! [...] »2

2 Cugnet se présente aux yeux de son public clairsemé et désabusé comme le maillon soudant par une chaîne du temps 1789 à 1824, liant la Révolution émancipatrice et le mouvement insurrectionnel de cette Sainte-Alliance des peuples qui a parcouru l’Europe depuis quatre ans. Entre mégalomanie et messianisme révolutionnaire, Claude-François Cugnet de Montarlot use de son expérience personnelle, de ses souvenirs de jeunesse

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pour encourager tous ces patriotes défaits, à résister et à croire au succès de leur cause. Certes, cernée par les troupes absolutistes, la flamme de la liberté est devenue étincelle, mais elle est toujours prête à se raviver sous l’impulsion d’hommes qui l’adorent. Cet espoir inébranlable n’est pas le fruit de spéculations, mais trouve ses fondements dans l’histoire de la propre existence de Cugnet de Montarlot.

Une enfance émancipée

3 Claude-François Cugnet est né le 3 juillet 1778 au moulin de Montarlot (Haute-Saône). Peu de temps avant la Révolution, toute la famille part s’installer à Gray, pour suivre le père qui a abandonné son métier de meunier pour devenir aubergiste. Cette ville est une petite cité à l’activité économique et politique réduite. Le pouvoir municipal qui s’est renforcé durant les dernières années du règne de Louis XVI administre la ville paisiblement. Les membres du clergé y sont importants et exercent une influence morale de premier ordre sur les habitants. L’enseignement y est son monopole séculaire. C’est entre leurs mains que naît chez Claude-François Cugnet, durant sa première éducation, une infrangible piété3.

4 Toutefois, comme la plupart de ses contemporains, Cugnet semble happé par la réalité du présent. La Révolution a débuté et occupe tous les esprits. Les conséquences de la Constitution civile du clergé poussent bon nombre de ses professeurs à abandonner leur poste. La qualité de l’enseignement s’en ressent, le désordre règne dans les collèges. Le jeune Claude-François Cugnet est formé dans l’action, dans la tourmente. Il est difficile pour un esprit en formation d’échapper à l’influence du temps. Charles Nodier, son compatriote et contemporain (il a deux ans de moins que Cugnet) écrit : « Je n’avais pas douze ans ; mais à l’époque dont je parle, la forte éducation des événements venait, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’émanciper l’enfance. Il n’y avait point de spectateur froid dans ce grand drame, et les distractions qui suivaient nos études de collège étaient plus sérieuses et plus imposantes que les hautes leçons de l’histoire et de la poésie. La tragédie courait les rues »4.

5 D’autant que Gray connaît très tôt un certain nombre de problèmes politiques. Dès juillet 1789, la société s’est divisée. Les notables afin de centraliser les actions et guider les velléités populaires réformatrices, fondent le 17 avril 1791, une société des Amis de la Constitution, à l’image de celle de Paris. Parmi les quatre-vingt cinq fondateurs, on retrouve deux aubergistes. Ils sont rejoints peu de temps après par deux cents autres adhérents. Les conditions d’admission sont sévères : il faut être coopté et obtenir les deux tiers des suffrages des membres. Ce club a pour objet d’être « dans sa nature une école bienfaisante comme une sentinelle vigilante de la Constitution. On discutera de tout ce qui peut intéresser la liberté, l’ordre public, la Constitution suivant les principes qui en sont la base, les moyens de maintenir la paix publique et la paix particulière entre les citoyens dans la ville »5.

6 L’Assemblée se réunit tous les après-midi à quatre heures, le jeudi et le dimanche après les Vêpres. Une séance est consacrée aux discours et aux mémoires patriotiques des sociétaires. Les débats, les polémiques, les dissensions concernant les affaires intérieures et extérieures de la nouvelle République sont commentées avec ardeur. Cugnet, bien que trop jeune pour prendre une part active et notable à l’euphorie générale, n’en demeure pas moins conscient des courants de pensées véhiculés par ces

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hommes. Son père, vraisemblablement membre des Amis de la Constitution, doit avoir fait de son auberge un lieu d’intense activité politique.

7 Peu de temps après l’exécution de Louis XVI, Gray est en effervescence. Le 13 mars 1793, les conventionnels en mission, Robespierre le jeune et Robert de Saintes s’arrêtent dans la cité. Au sein de la société populaire, Augustin de Robespierre prononce un discours patriotique enflammé professant sa foi révolutionnaire et ses principes républicains. L’auditoire est littéralement subjugué. Le soir, les Graylois les raccompagnent à leur demeure dans « une ivresse patriotique, ponctuée de chants républicains »6. Comment imaginer qu’un adolescent curieux n’assiste pas à cet événement ? Comment un individu en formation ne peut-il pas être imprégné par la vision de tels hommes ? Charles Nodier, à Besançon, assiste deux jours plus tard, aux discours de ces députés en mission. Il se souvient longtemps après de l’image de ces farouches républicains : « Robespierre le jeune n’avait qu’une trentaine d’années, mais sa tournure fatiguée, son regard obscurci par des lunettes de couleur, son front peu garni de cheveux, ses traits longs et prononcés, son teint hâve lui donnaient l’air beaucoup plus vieux. Il avait une redingote fauve, un grand pantalon blanc, un gilet ouvert qui laissait voir de très beau linge. Le col de sa chemise retombait des deux côtés de sa cravate ; mais il y avait dans sa négligence même du goût et de la propreté. Il monta à la tribune »7.

8 Claude-François s’ouvre à la vie en s’apercevant qu’il n’y a pas de barrières au possible. Le patriotisme et la ferveur des principes permettent de transformer l’espérance en succès. Chaque jour, il voit des volontaires courir aux frontières pour défendre la nouvelle République.

9 Le danger imminent d’une invasion pousse les Comtois à s’enrégimenter en nombre. Lorsque la Convention décrète le 24 février 1793 la levée en masse de 300 000 hommes, les commissaires de la République envoyés dans le Jura, le Doubs et la Haute-Saône soulignent avec quelle facilité les opérations de recrutement ont lieu. Le 18 mars 1793, ces députés écrivent aux Conventionnels : « Nous nous empressons de vous annoncer que le département de la Haute Saône, qui a déjà treize bataillons dans les armées de la République, a en deux jours trouvé son contingent, qui se porte à 2 000 hommes. Le recrutement s’est fait avec tant de facilités et de dévouement, que nous devons aux citoyens et aux corps administratifs les plus grands éloges »8. Ils poursuivent en insistant sur le fait que « les citoyens sont animés du patriotisme le plus pur ».

10 La Franche-Comté est un lieu de passage vers les frontières. Les volontaires ou réquisitionnés qui la sillonnent, apportent avec eux leurs idées et souvent leurs principes politiques. Une effervescence martiale et idéologique y règne. La profusion de lieux de discussion, l’assimilation entre l’idée de défense des frontières et celle de la Révolution, l’intense activité patriotique entraînent les Comtois à s’engager dans le destin du pays et à le défendre. Fait significatif, la forte proportion d’officiers supérieurs originaires de Franche-Comté qui vont s’illustrer par leurs qualités guerrières, mais aussi pour leur attachement aux principes de la République : Lecourbe, élu capitaine dans un bataillon de volontaires du Jura en 1791, Claude Michaud, le « républicain austère » ou encore le colonel Oudet le « philadelphe »... Quant à Gray, elle est transformée en une ville de garnison. Dans une telle atmosphère, un jeune homme plein d’enthousiasme et d’imagination ne peut qu’y trouver un terrain propice à son développement.

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11 À dix-huit ans, bien qu’ayant reçu un début d’instruction, le jeune Cugnet entre dans les bureaux du commissaire des guerres Thibault. L’obtention de ce poste laisse à penser que le père de Claude-François n’est pas dénué d’influence dans la société grayloise. Un commissaire des guerres détient un pouvoir important. Il a pour fonction de surveiller les approvisionnements, la police des étapes des convois militaires, la bonne tenue des hôpitaux… C’est un puissant personnage qui est directement lié avec toutes les autorités locales, régionales et l’administration parisienne. Grâce à ce poste, Claude-François Cugnet suit l’évolution des événements militaires en attendant son appel au sein de l’armée active.

Dans les armées de la République

12 En l’an VII (1799), la République n’est plus en danger sur ses frontières. La guerre a changé de visage, il ne s’agit plus de vaincre des ennemis hostiles à la Révolution, ni de répandre l’idéologie républicaine au-delà du territoire mais d’établir une hégémonie militaire sur les pays européens voisins. À l’intérieur, la République constitutionnelle connaît une crise profonde, un grand nombre de députés royalistes arrivent au sein du corps législatif. Face à la réaction royaliste qui s’amorce en France, une mobilisation nationale de grande ampleur s’effectue. Cet élan réformateur est dynamisé par la situation extérieure9.

13 Le général Bonaparte est en Égypte depuis mai 1798. La signature du traité de Campoformio (18 octobre 1797) assure à la France une mainmise sur la rive gauche du Rhin. Malgré ces succès militaires, les armées françaises connaissent une pléthore de désertions. Certains hommes parmi les volontaires de 1792 ou les réquisitionnaires ne veulent plus combattre pour une cause qu’ils ne comprennent plus. Depuis qu’elle est conquérante, l’armée se désolidarise de la société civile, elle se trouve séparée géographiquement de la nation, mais aussi idéologiquement. Le sous-lieutenant Chauvin se plaint : « au lieu de quelques égards de la part de ses concitoyens on n’éprouve que mépris, affronts et même des injures »10. Ce sentiment d’injustice et la perte du sens de leur combat font fondre les effectifs et poussent les législateurs à instaurer la conscription obligatoire. Cette mesure s’avère d’autant plus nécessaire qu’en l’an VII, l’Autriche, la Russie, l’Angleterre, la Sicile et la Turquie entrent en guerre contre la France. Les républiques sœurs italiennes s’effondrent. L’isolement de la République, la rapidité des mouvements et la force militaire des ennemis font craindre une invasion. Le Directoire décide trois levées d’hommes, dont la dernière « en masse ». Claude-François Cugnet, réquisitionné le 13 décembre 1798, fait partie des premiers contingents de conscrits, il devient soldat à la 23e demi-brigade d’infanterie.

14 La situation de la République est de nouveau soumise aux aléas de la guerre. L’atmosphère qui règne dans les rangs de cette armée confirme le sursaut patriotique animant les militaires, ils retrouvent leur « idéal ». L’adjudant major Dellard écrit : « Nous savions que le salut de la France dépendait de nous et qu’une victoire signalée était indispensable pour détourner les calamités dont elle était menacée, dans le cas où nous aurions succombé. […] Il n’était pas un soldat qui ne fût frappé de ces vérités et qui ne fût déterminé au sacrifice de sa vie plutôt que de voir notre belle patrie devenir la proie des barbares qui la convoitaient »11.

15 L’Armée d’Helvétie commandée par le général Lecourbe est une armée d’occupation composée d’environ 28 000 hommes de toutes armes. Quelques mois auparavant, en

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janvier 1798, les Français se sont emparés militairement des régions helvétiques dans l’intention d’en faire une République sœur. L’Armée d’Helvétie dans laquelle se trouve la 23e demi-brigade de ligne fusionne avec l’Armée du Danube. Elles sont, dès lors, placées sous le commandement en chef du général Masséna et la demi-brigade intégrée à la division du général Oudinot. La campagne militaire, fatigante et difficile, se termine brillamment par la victoire française de Zurich (27 septembre 1799) sur les Russes. La République est sauvée une nouvelle fois par ses armes.

16 La campagne de Suisse de l’an VII est particulière : elle est la dernière opération militaire qui a pour but avéré la sauvegarde de la République et elle est menée loin de l’influence du général Bonaparte. Ses participants animés d’un patriotisme exacerbé ont la sensation d’avoir combattu pour une cause aussi juste que celle de leurs prédécesseurs. A leurs yeux, la bataille de Zurich est un nouveau Valmy faisant ainsi coïncider leurs convictions citoyennes avec la vision de leur rôle dans ces armées. C’est sous l’autorité de généraux réputés pour leur attachement à la cause républicaine comme Jourdan, Lecourbe ou Masséna que la République est sauvée. L’esprit de la Révolution règne et pousse officiers et soldats à douter de la légitimité du coup d’État orchestré, entre temps à Paris par le général Bonaparte. Le capitaine Dellard écrit : « C’est à Taufels qu’on nous annonça les résultats du 18 brumaire et que nous prêtâmes serment au nouveau gouvernement. Bonaparte venait d’accomplir une partie de son dessein, en se mettant violemment le premier au timon de l’Etat. La suite nous prouva qu’il n’avait consenti à en partager le maniement que pour ne pas heurter trop fortement les droits de la nation dont il détruisit, peu de temps après, l’indépendance »12.

17 L’attirance pour Bonaparte est faible au sein de l’Armée d’Helvétie. Ces hommes ne s’attacheront que tardivement au Consul, au prix de récompenses honorifiques et de grades. Quant à Cugnet, il a le sentiment d’avoir participé à la défense de la Patrie et de la République, d’avoir accompli ce rôle de citoyen guerrier, défenseur des libertés qu’exige la nation pour la conservation de ses principes. Il s’est conduit bravement, lors du combat de Winterthur, il a pris « un obusier et deux chevaux à l’ennemi et plusieurs prisonniers montés »13. Pour prix de ce fait d’armes, il a reçu plusieurs blessures dont un coup de feu qui lui a traversé les deux jambes. Il ne peut plus rester dans l’infanterie et cela convient à son ambition. Modeste soldat d’infanterie, à l’annonce du coup d’État du 18 brumaire, il désire s’attacher aux pas du puissant général. Abandonnant l’infanterie et les champs de batailles de l’Est pour ceux du Midi, il entre dans la cavalerie le 15 mai 1800 au 2e régiment de chasseurs à cheval. Il quitte très volontiers l’habit veste bleu, le fusil et la fatigue des longues marches pour le splendide dolman à la hussarde brodé de fourrure, le sabre court et l’idée de sillonner les pays conquis sur son cheval de bataille. Cugnet change de monde. Le contraste même entre l’Armée d’Helvétie et l’Armée d’Italie est saisissant. Autant l’austérité morale et l’idéal politique animent la première, autant la seconde ressemble davantage à une légion de prétoriens au service d’un général charismatique. Henri Beyle (le futur Stendhal) en route vers l’Italie se souvient de l’intense euphorie martiale qui règne dans ses rangs : « J’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d’enthousiasme et de bonheur parfait. Ma joie, mon ravissement ne diminuèrent un peu que lorsque je devins dragon au 6ème régiment et encore ce ne fut qu’une éclipse » 14. Cette armée d’Italie n’en demeure pas moins l’un des meilleurs instruments pour la propagation de l’idéologie révolutionnaire15.

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18 Claude-François Cugnet participe à la bataille de Marengo (14 juin 1800). Après la victoire, son régiment reste dans la Péninsule, puis part combattre dans le sud contre les Napolitains. De retour dans le nord, lors de la bataille de Sienne en Toscane (1801) Cugnet « a donné des preuves de son courage à l’ennemi, que par ces preuves certaines à nos yeux, il a sauvé, lui seul le premier escadron du dit régiment dont il faisait partie en traversant les escadrons napolitains pour couper les harnais à un cheval attelé à une pièce de canon ; a pris après plusieurs coups de sabres la mèche d’un canonnier prêt à mettre le feu et a fait beaucoup de prisonniers »16.

19 Sa campagne se clôt par un fait d’armes notable. Ce dernier est récompensé par un sabre d’Honneur, décoration rare et recherchée par tous les militaires, officiers compris.

20 La pacification de l’Italie étant réalisée, son régiment rentre en France et tient garnison à Dôle (Jura). Dès lors, l’ennui de la vie de caserne remplace l’action des champs de bataille. Par les traités de Lunéville (9 février 1802) puis d’Amiens (25 mars 1802) la paix se réalise, la carrière militaire devient alors moins prometteuse. Le 18 pluviôse an XI (7 février 1803) Cugnet se marie avec Anne-Claude Causeret, fille d’un marchand épicier de la ville de Dôle. Le 5 octobre 1804, il demande son congé de réforme. De son activité martiale il n’a été récompensé que d’un modeste grade de maréchal des logis, d’un bon nombre de blessures qui l’« empêchent de continuer le service »17, d’un sabre d’Honneur non homologué dans ses états de service et d’un certificat de ses officiers attestant « qu’il s’est toujours activement comporté avec honneur et probité, d’une conduite yréprochable [sic] de manière qu’il s’est attiré l’estime de ses supérieurs, de ses camarades et le respect de ses inférieurs. Qu’il s’est toujours activement distingué dans le service tant par sa belle tenue que dans son exactitude »18.

21 1804 est une date curieuse pour mettre fin à une carrière militaire. En effet le désœuvrement de la vie de garnison est bien terminé. Depuis la fin mai 1803 le Consul à vie rassemble l’Armée des Côtes de l’Océan afin de préparer une expédition militaire contre l’Angleterre qui vient de rompre la paix d’Amiens. Le régiment auquel est attaché Cugnet se rend à Saint-Omer et participe à la création du Camp de Boulogne. Pour la première fois l’instruction des soldats est systématique et l’armée épurée de tous ses officiers incompétents. Cugnet travaille maintenant à la comptabilité de son régiment, remplissant les fonctions d’adjudant sous-officier et d’officier payeur. En tant que maréchal des logis ayant de l’instruction et de la bravoure, le grade d’officier est inéluctable à court terme dans cette armée en pleine restructuration.

22 C’est pourtant à ce moment qu’il décide de la quitter. Les blessures qu’il expose comme justification semblent être un prétexte. Cela fait deux ans qu’il fait son service sans aucune difficulté physique, comment peuvent-elles se raviver à ce moment précis ? De plus si leur gravité est évidente à son retour d’Italie, pourquoi ne fut-il pas mis directement en réforme ? Derrière ce subterfuge se cachent d’autres raisons, plus personnelles.

23 Ainsi, la déception de se voir oublié dans les dernières promotions de la nouvelle Légion d’Honneur, l’a sans doute encouragé à opter pour un poste plus lucratif dans le civil. Mais les explications peuvent être également d’ordre politique. La République est abolie depuis l’an XII. L’admirateur de Bonaparte rechigne peut-être à servir l’ambition de Napoléon. Les soldats de la Grande Armée en formation sont loin d’accueillir avec enthousiasme ces bouleversements politiques, François Vigo-Roussillon écrit :

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« L’impression sur l’armée par l’avènement de Bonaparte au trône impérial ne fut pas en général favorable. L’armée était encore composée en grande partie d’hommes qui avaient servi la République dès son origine et avaient grandi avec elle. C’est en son nom qu’avaient été remportées nos plus belles victoires, même par Bonaparte, et c’était sous la République que s’était formée notre grande réputation militaire. Notre gloire nous en paraissait inséparable. Cette gloire nous l’avions chèrement achetée et jusqu’ici autant par désintéressement que par courage. Il nous semblait que ce passé auquel nous étions attachés allait être promptement oublié sous un régime nouveau et surtout sous une monarchie qui avait déjà ses courtisans »19.

24 Depuis son accession au pouvoir le Premier Consul se lance dans les plébiscites, instrument essentiel pour légitimer son césarisme. Les militaires comme tous les citoyens signent sur un registre leur acceptation ou non au consulat à vie, puis à l’Empire. Alors que le régime républicain dérive visiblement vers une autocratie, Cugnet, tout comme Paul-Louis Courrier, peut penser ce qu’il écrit à son camarade de régiment : « En effet, que signifie, dis-moi… un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d’armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu’on l’appelle Majesté. Être Bonaparte, et se faire sire ! Il aspire à descendre : mais non, il croit monter en s’égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu’un nom. Pauvre homme ses idées sont au-dessous de sa fortune »20. Cette accumulation de déceptions personnelles et de désillusions politiques aboutissent à sa mise en congé de réforme le 17 octobre 1804, quelques semaines avant le sacre du général Bonaparte.

25 Finalement, son passage dans les armées républicaines apporte à Cugnet deux éléments supplémentaires dans sa construction personnelle : l’idée d’avoir participé à la dernière véritable campagne militaire pour la sauvegarde des principes de la Révolution (celle d’Helvétie)21, et la certitude qu’un homme peut bouleverser l’Histoire, par ses talents et sa force morale. En 1799, Bonaparte représente l’homme providentiel, celui par qui la France a été sauvée à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Cette double influence crée une vision du politique pleine d’ambiguïté, mêlant patriotisme et césarisme. En attendant, pour célébrer le nouvel héros, Claude-François Cugnet prénomme son fils Napoléon Claude André Prudence…

26 Le 3 mai 1804, quand commence l’Empire, Henri Beyle écrit dans son Journal : « Je sens que le temps est passé d’être républicain. Il ne faut pas déranger mes projets de gloire pour l’ambition, mais il ne faut rien faire qui lui soit contraire. Publier after my death »22. Ainsi, afin de profiter de cette conjoncture favorable à l’assouvissement de leur désir de reconnaissance, la plupart des hommes nourris de principes abandonnent leurs idéaux au profit de leur carrière. Cugnet, comme les autres, subit l’influence du temps, et plus qu’un autre s’investit pour la permanence de ce régime synonyme d’élévation sociale. Le meilleur biais pour réussir étant de servir le maître du moment, Claude-François Cugnet va alterner les emplois : agent aux Droits réunis, il abandonne son poste en 1812 pour devenir commissaire de police à Orléans. La reconnaissance se trouvant près de l’empereur et dans les rangs de la Grande Armée, il sert comme commissaire des guerres adjoint lors de la campagne d’Allemagne (1813). Si l’ambition l’anime sans relâche, qu’il se fait appeler dorénavant Cugnet de Montarlot, Claude-François demeure toujours attaché au mysticisme républicain de ses premières années… qu’il ne peut cultiver que dans la sphère du secret.

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Permanence et ancrage mystique

27 Durant sa jeunesse, l’esprit de Cugnet est ballotté en permanence entre l’intériorité liée à la prégnance de son enseignement chrétien et l’extériorité de sa vie représentée par l’engagement politique public. Pourtant, cette alliance improbable devient très tôt réalité pour notre personnage. Quand en 1791, la société des Amis de la Constitution s’ouvre à Gray avec l’objectif de fédérer les ambitions politiques, celle-ci prend de sévères précautions afin d’éviter une trop grande publicité à leurs œuvres : « outre la rigueur de la procédure d’admission, la société prenait l’allure de club très fermé et secret. […] Le goût du secret paraît les avoir animés constamment »23. Les membres possèdent des cartes de reconnaissance, des signes distinctifs qui permettent d’unir davantage ces hommes dans leur projet. Cependant, les sociétaires occupent l’espace du visible car si leurs débats sont limités à un cénacle plus ou moins large, leurs combats sont publics. Cugnet, alors adolescent, est impressionné par tous ces « mystères ». Désormais, il liera toujours la pratique du secret à son activité politique.

28 Son environnement même est propice au développement de ce penchant, la présence dans la ville de ventes de Bons cousins Charbonniers le pousse vers les voies de la clandestinité, de l’engagement à la fois mystique et politique. Un faisceau d’éléments permet d’émettre l’hypothèse d’une affiliation de Cugnet aux Bons cousins Charbonniers. Les indices le prouvant se trouvent dans les traces visibles de ses principes et dans les fondements de sa future société clandestine. Cette association secrète provinciale sans but politique affiché, va lui servir de source primitive pour élaborer sa société conspirative sous la Restauration. Les Bons cousins se sont intensément développés au XVIIIe siècle dans l’Est du royaume et principalement en Franche-Comté. Ils forment une organisation apolitique de type corporatif et compagnonnique. Les prétendants sont cooptés et subissent un examen sévère portant sur leur moralité. Si, socialement, la société est ouverte à tous, les recrutements se font chez les petits propriétaires, les artisans, les commerçants... parmi cette bourgeoisie qui aspire aux réformes politiques modérées24. Le caractère moral de la société est déterminant, l’affilié appartient à un groupe et le représente dans toutes ses actions : il doit donc faire montre de sa probité, de son honnêteté et de sa religiosité. Les membres sont liés par un sentiment de fraternité scellé par un serment. Cet esprit d’appartenance se noue aussi par l’intermédiaire de rites et autres épreuves initiatiques lors des réunions. Les coreligionnaires œuvrent ensemble, clandestinement, pour l’élaboration d’une communauté universelle, fondée sur la fraternité et sur la religion. Les membres sont très attachés au catholicisme, les références à la Passion du Christ dans les rites y sont fréquentes25.

29 L’existence de ventes de Bons cousins Charbonniers est attestée à Gray durant la Révolution. Il y avait deux ventes : celle des Combes (près d’Ancier) et celle des Capucins26. Dans cette petite ville, un homme plein d’enthousiasme et de ferveur, ne peut qu’y adhérer. Cugnet en fut certainement membre. Appartenant à cette petite bourgeoisie qui croit aux changements politiques dans la modération, il se voudra tout au long de son combat, l’invariable défenseur d’un régime constitutionnel. On retrouve aussi dans la rhétorique future de Cugnet un grand nombre de références et d’idées émanant de cette société philanthropique. Dans ses écrits postérieurs, il adoptera fréquemment une vision christologique des événements. Ainsi, dans un discours devant servir de base pour sa défense en 1821 lors d’un procès, il proclame à la face de ses

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juges : « Mes principes sont purs à l’imitation de Jésus-Christ, qui est mort pour l’indépendance des Nations »27. Cette constante religieuse, l’assimilation du Messie à sa cause, provient de l’influence primitive des Charbonniers.

30 Cependant, face aux bouleversements politiques, la société « traditionnelle » des Bons cousins Charbonniers est transformée dans son essence. Le caractère apolitique et ses desseins philanthropiques ne suffisent plus aux jeunes générations. Ces derniers (affiliés durant la Révolution) vont évincer l’aspect pacifique au profit d’un militantisme républicain. Pierre-Joseph Briot28 est l’un des principaux artisans de cette mutation de la société secrète. Cet avocat comtois, fondateur du club des Amis de la Liberté de Besançon, a été affilié en brumaire an II à Gray… sans doute, dans la même Vente que Claude-François Cugnet. De leurs actions dans les Ventes de bons Cousins, ils partageront des idées similaires fondées sur de fortes convictions politiques et un attrait prononcé pour la lutte clandestine. Au cours de leur vie et de leurs combats, notamment sous la Restauration, ils ne cesseront de se croiser.

Premières armes maçonniques

31 Pendant ces années de guerre, l’engagement clandestin de Cugnet paraît ininterrompu. Dans les armées consulaires, il est en contact avec d’autres individus aimant le secret : les Francs-maçons. La maçonnerie, par son ancienneté et ses desseins originels, ne peut qu’attirer un esprit enclin au mysticisme. La religiosité profonde des Bons cousins Charbonniers la rend quasiment imperméable à la réalité du moment. La maçonnerie, elle, s’avère plus attractive pour un jeune homme plein d’ambition. Non seulement elle conserve ses vertus philanthropiques, mais en plus elle est vecteur d’avancement social. En effet, les ateliers militaires sont tolérés, voire encouragés par le gouvernement consulaire. Les ateliers sont actifs et dynamiques, notamment lors des longues journées passées en garnison où les travaux maçonniques remplissent les jours monotones29. Cugnet, avec l’ardeur du néophyte s’engage dans l’apprentissage, la diffusion et le prosélytisme maçonnique. Rapidement un constat s’impose : ces loges sont complètement inféodées au nouveau pouvoir.

32 Lorsque Cugnet devient commissaire de police à Orléans en 1811, lui qui fréquente les maçons depuis son affiliation, semble s’interroger sur la réelle utilité de son engagement clandestin. Il existe trois loges en activité dans la ville : celle de « Jeanne d’Arc », du « Creuset moral » et celle de la « Parfaite union »30. Comme dans la plupart des grandes villes de France, les serviteurs du pouvoir (préfet, maire…) se trouvent à la tête de ces loges.

33 Ces personnages discrédités à ses yeux pour leur pusillanimité et leur vanité ne correspondent guère aux vertus affichées par l’ordre : la philanthropie et la fraternité. Pour Cugnet, les loges orléanaises sont sclérosées par la mainmise de ces notables. Il ne peut que constater les contradictions qui les déchirent : des principes prônant la liberté et louant la dictature, des cérémonies ostentatoires mais aucune action concrète, des proclamations de philanthropie au sein des loges mais une profonde vanité chez les frères… Ces observations n’engendrent, chez un homme du tangible, qu’un rejet massif et total de l’ordre.

34 Proche de Claude-François Cugnet, son beau-frère Jean-François Vernhes, homme de lettres de profession et maçon actif, fait publier un Essai sur l’histoire de la Franc- Maçonnerie31. Dans cet écrit, il réconcilie l’ancienne association clandestine avec la

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société, dévoile ses buts, désacralise ses mystères. Sous le régime impérial où les Lettres sont tant surveillées et la censure omniprésente, son ouvrage est publié sans difficulté en 1813.

35 Le développement de la société est indéniable sous l’Empire : « il est probable que jamais il n’y eut sur le territoire français autant de maçons ni autant de loges : cent quatorze en 1802, trois cents en 1804, six cent soixante-quatre en 1806, mille cent soixante et un en 1810, mille deux cent dix-neuf en 1814 »32. Cette croissance s’accompagne d’une soumission au pouvoir impérial.

Vers la dissidence

36 Lors du retour du roi, les francs-maçons se retrouvent aux postes politiques, économiques et militaires les plus élevés de la société française. Ces hommes, le plus souvent, aspirent à l’ordre et à la paix. Louis XVIII leur a apporté tout cela et il n’est donc pas dans leur intérêt de mettre fin à cette situation privilégiée. Le comte Decazes, homme fort du gouvernement après la dissolution de la Chambre des députés (août 1816), autorise partout dans le royaume, la réouverture des loges contrôlées par le Grand-Orient. Comme l’indique le Moniteur Universel : « le Roi tolère les loges soumises à la surveillance du Grand-Orient, qui ne sont pas considérées comme sociétés secrètes »33. Elie Decazes est lui-même, bien que ministre de la police, à la tête du Suprême Conseil Ecossais, loge prestigieuse qui rassemble la plupart des personnalités parisiennes. Cette ostentation visible du Grand-Orient pour les royalistes à tendance libérale s’impose comme l’orientation obligatoire de tous les maçons de France.

37 Cependant, tous les adeptes ne partagent pas cette vision qui plonge leur ordre dans une position toujours plus servile vis-à-vis du pouvoir. Beaucoup de frères décident de s’éloigner du Grand-Orient de France. Selon eux, la maçonnerie ne peut plus redevenir cette association philanthropique, cette légion pour la défense des libertés individuelles qu’elle fut avant la Révolution. Certains d’entre eux entrent en dissidence et créent leur propre société clandestine. Ils comptent profiter du discrédit des loges officielles pour attirer un fort contingent de néophytes.

38 L’ordre de Misraïm apparaît dans la Capitale (1814) et connaît rapidement un succès important. Cette réussite provient du caractère mystique et ancien des rites, des cérémonies extrêmement compliquées et de l’absence de dessein politique affiché. Cette association de Misraïm, de rite égyptien, a été fondée à Paris, par les trois frères Bédarride. Le Conseil Suprême34 est composé de personnages au parcours politique marqué par leur peu de ferveur pour la monarchie. On retrouve outre les trois frères Bédarride, le comte Muraire, le lieutenant-général Charles Teste, son frère François Teste (lieutenant de Philippe Buonarroti)… et Pierre-Joseph Briot comme grand-maître des Cérémonies. Ce dernier, Bon Cousin Charbonnier durant la Révolution, maçon pendant l’Empire se retrouve dans cet ordre composite et nébuleux35. Parmi les membres de Misraïm, on trouve comme l’un des plus ardents propagandistes : « Un sieur Vernhes du département de l’Hérault. Ce dernier qui prend aujourd’hui le titre d’homme de lettres, était moine augustin au commencement de la Révolution. Il se maria à cette époque et se fit remarquer par les excès auxquels il se livra aux époques les plus orageuses. Il quitta ensuite son pays où il avait perdu toute espèce de considération, et se rendit dans la Capitale »36.

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39 Jean-François Vernhes et Pierre-Joseph Briot, attachés à l’ordre de Misraïm, gravitent dans les mêmes sphères mystiques que Cugnet. Seulement ce dernier, défiant envers cette nouvelle société régénératrice, choisit dès son retour en France d’élaborer sa propre association secrète.

L’ordre du Soleil, source régénératrice à la philanthropie universelle

40 L’étude de l’ordre du Soleil trouve son intérêt dans le caractère unique de cette société. Elle est l’application concrète d’une pensée confuse et dans son ancrage volontaire dans l’immédiateté politique. Elle confirme l’idée de Charles Nodier qui affirme que : « Comme toutes les agrégations possibles d’hommes aspirent à s’attribuer des privilèges qui leur soient propres ? Il a fallu se défendre dans toutes de l’intrusion et de l’envahissement des intérêts étrangers ; il a fallu se circonscrire et s’isoler ; il a fallu inventer des mots de passe, des mots d’ordre et des mystères. Tout cela est très social ; l’harmonie publique ne peut même se concevoir autrement, car c’est de l’esprit unanime de la société humaine, qui a aussi ses mots d’ordre et ses mystères, c’est-à-dire ses gouvernements et ses religions »37.

41 Il existe deux documents fondamentaux pour la compréhension de la société de l’ordre du Soleil. Le premier a été retrouvé sur un affilié en 1817, le second se trouvait dans les papiers de Cugnet de Montarlot en 1824. Il s’agit de rites initiatiques où l’empreinte du fondateur est évidente. Dans le premier, le rôle de la société est avant tout philanthropique, dans le second, le plus tardif, elle devient un outil politique clandestin.

42 La date de sa fondation reste obscure. Cugnet de Montarlot la situe précisément le 9 mars 1809, à Strasbourg. Selon toute vraisemblance, elle apparaît entre la fin de l’Empire et les Cent-Jours. Cette organisation clandestine d’inspiration maçonnique se proclame ouvertement en opposition avec la franc-maçonnerie traditionnelle. En effet, sa naissance traduit le phénomène d’exaspération générale parmi les « frères ». Dans le rite initiatique d’affiliation, le Grand-Maître proclame en prolégomènes : « Mes Frères, depuis longtemps, j’ai parcouru le monde, j’ai visité plusieurs temples, j’ai trouvé des frères pervertis ; la corruption est à son comble, et la confiance est à chaque instant trahie. Il est temps d’aviser aux moyens de réprimer les mauvaises mœurs, de chercher à rendre les hommes meilleurs, de rapprocher les esprits de l’ordre social et de l’amour de la patrie, enfin de rendre la paix au monde. Pour parvenir à ce degré de perfection, il est essentiel d’invoquer le secours de véritables FF... réguliers et reconnus sans tache, pour former un autre ordre, où l’on ne recevra que les hommes connus »38.

43 La dissidence est nécessaire car les vertus chrétiennes et fraternelles sous l’influence néfaste des notables de la franc-maçonnerie sont en train de péricliter. Il s’agit bien de régénérescence, c’est-à-dire de faire renaître une institution morale à partir de ses décombres.

44 Fruit de son imagination et de sa spiritualité, l’ordre que Cugnet forge sera transformé dans ses fondements idéologiques au gré de ses orientations personnelles. L’existence de la société est indissociable de celle de son fondateur. Son influence est omniprésente, notamment dans la doctrine professée. On s’aperçoit, malgré son originalité évidente, qu’elle est un fourre-tout mystique où l’on retrouve pêle-mêle les

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influences chrétiennes de la charbonnerie comtoise, la symbolique maçonnique traditionnelle et enfin l’empirisme spirituel de l’auteur.

45 Les membres créateurs, tous d’anciens maçons, désireux de régénérer la société philanthropique de la Franc-Maçonnerie décident de renoncer à leur ancienne croyance (celle du Grand-Orient) et de suivre les nouveaux principes prônés par le Grand-Maître ; ne peut-on reconnaître dans cette attitude les disciples du Christ abandonnant leur ancienne conviction pour le suivre dans la Vraie foi ? Ce sont ces anciens sectateurs fourvoyés qui vont diffuser l’ordre nouveau, comme ce furent les plus ardents prosélytes qui se firent les meilleurs disciples de Jésus-Christ. Le Grand- Maître ne désire rien de moins qu’anéantir les loges du Grand-Orient pour faire renaître la maçonnerie ancestrale, celle qui prône l’union fraternelle et la concorde entre les hommes. Une fois les épreuves rituelles passées, l’impétrant prête serment : « Je jure par tout ce que je reconnais de plus sacré de ne jamais me séparer de l’ordre que j’embrasse ; d’aimer et secourir mes frères, de défendre l’innocent opprimé ; d’être, à chaque instant de ma vie, prêt à tout sacrifier au bonheur et à la prospérité de l’ordre. Enfin de garder un secret irrévocable ; de me conformer aux lois de mon pays et celles des nations chez lesquelles je pourrai voyager ; de me mêler d’aucune affaire qui tendrait à inquiéter les chefs du gouvernement. Si je viole mon serment, que mon nom soit proféré comme un blasphème ; que ma tête soit frappée d’un quintuple anathème de l’ordre, et que mon corps, pour prix de mon parjure, devienne la proie des chiens et des vautours »39.

46 Le rituel initiatique sentencieux, enrobé d’un voile mystique, donne l’impression aux prosélytes d’appartenir à une élite, d’intégrer une classe à part, de former un rempart à la déliquescence ambiante. Ils s’imaginent les garants de la vertu morale originelle, comme ils seront bientôt les responsables de la conservation des Droits politiques pour l’ensemble de la nation.

« Repousser le despotisme et la tyrannie »

47 Dès les premiers jours du retour de Louis XVIII, entouré d’une nuée d’espions, Claude- François Cugnet de Montarlot va passer son temps à contrecarrer leur surveillance40. À partir de 1818, l’orientation constitutionnelle du régime l’encourage à quitter l’opposition clandestine pour se lancer dans le journalisme. Éditeur-responsable d’un périodique ultralibéral nommé Le Nouvel Homme Gris, il acquiert une réelle célébrité comme « écrivain patriotique ». Devenant gênant pour le ministère lui-même, son journal est saisi et Cugnet poursuivi en justice pour avoir écrit des propos jugés séditieux. Acquitté en 1819, l’arrivée au pouvoir des contre-révolutionnaires, après l’assassinat du duc de Berry, le pousse à abandonner la lutte légale. Quand en février 1820, les Chambres votent la suspension de la loi sur la liberté individuelle, Cugnet de Montarlot qui avait déjà subi de longs emprisonnements préventifs, risquant d’être de nouveau incarcéré arbitrairement, part trouver refuge en Espagne. C’est un asile d’autant plus agréable que Ferdinand VII, après un pronunciamiento, vient d’accepter la Constitution de 1812.

48 Cugnet de Montarlot est proche des membres du Comité Directeur de la Charbonnerie41. Il part sans doute commissionné par l’organisation parisienne dans la Péninsule. Seulement, la formation de l’individu, le destin personnel qu’il s’accorde, ne peuvent convenir à son intégration totale dans cette organisation conspirative. Travaillant seul depuis le début de la seconde Restauration, il pense proposer ses services et son Ordre

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aux autres révolutionnaires européens présents en Espagne. Afin d’adapter sa société secrète aux événements, il en a modifié les statuts. Sa nouvelle société prend le titre de « Légion de la Liberté Européenne, ordre du Soleil ». Dans ses errances utopiques, Cugnet de Montarlot souhaite que cette Légion : « Sous la forme évidente de l’ordre du Soleil établi dans les quatre parties de l’Europe, lie les nations à leur liberté, et à leur indépendance réciproque : Elle est un gouvernement ambulant toujours en garde contre le despotisme et la tyrannie d’un gouvernement quelconque ; contre la trahison ou le crime de Lèse-Nation. C’est ce qu’on appelle la Sainte-Alliance des peuples. Au triomphe de la liberté, ses chevaliers paraissent ostensiblement sous l’emblème d’une décoration qui n’a pour noblesse que la vertu récompensée. Le serment sacré que prête un chevalier à sa réception l’engage à faire respecter les Droits de l’homme et du Citoyen ; en un mot le Chevalier est une sentinelle consacrée à la surveillance du bien public, qui réveille le pouvoir suprême de l’ordre, aux cris plaintifs d’une nation opprimée, car ce n’est pas le tout que de faire des révolutions politiques, l’expérience nous apprend qu’il faut les maintenir pour ne pas retomber tous les jours dans la nécessité de faire de nouveaux sacrifices, des fortunes et de la vie. Je regarde donc l’ordre comme un rempart formé autour de la liberté »42.

49 Cette Légion incarne un idéal républicain et démocratique. Claude-François Cugnet est persuadé que tous les peuples attendent la renaissance du grand mouvement de 89. Voilà le serment que le néophyte prête lors de son intronisation comme chevalier de l’ordre du Soleil, enrégimenté dans la Légion de la Liberté Européenne : « Je jure pour tout ce que je reconnais de plus sacré, de ne jamais me séparer de l’ordre que j’embrasse, d’aimer et de secourir mes frères, de protéger la veuve et l’orphelin, de respecter tous les cultes, de combattre les ennemis de la liberté des peuples, de repousser le despotisme et la tyrannie ; et de défendre l’opprimé, d’obéir aux ordres de mes chefs qui combattent pour l’indépendance des nations libres et constitutionnalisées »43.

50 Quand Cugnet s’installe à Saragosse durant l’été 1821, il songe à organiser une cohorte de patriotes pour soulever l’armée française installée, en cordon sanitaire, tout le long des Pyrénées44. Le gouvernement de Madrid craignant d’offrir un casus belli aux Français en soutenant les desseins de Cugnet, ordonne son arrestation ainsi que celle de son acolyte, le général proscrit Guillaume de Vaudoncourt45. Après son acquittement (février 1822) dans un procès où il a résumé sa situation ainsi : « un libéral est emprisonné dans un pays libre pour avoir seulement manifesté le désir de voir renaître la liberté dans sa patrie »46, l’Homme gris se rapproche de la faction la plus extrême des constitutionnels espagnols, les communeros47. Au sein de cette association secrète, Cugnet de Montarlot, se prépare à résister à l’entrée de l’armée française qui, commissionnée par la Sainte-Alliance après le congrès de Vérone (octobre 1822), entend envahir l’Espagne afin de rétablir le pouvoir de Ferdinand VII dans toutes ses prérogatives.

51 Début avril 1823, l’armée royale sous le commandement du duc d’Angoulême, pénètre dans les provinces septentrionales de la Péninsule, sans rencontrer de véritables résistance. Le rêve des libéraux européens s’effondre face à cette expédition qui ressemble, selon les contemporains, à une promenade militaire. Les Cent mille fils de Saint-Louis occupent Madrid sans coup-férir ; puis s’avancent vers l’Andalousie, où le roi Ferdinand VII a été forcé de suivre la débacle du gouvernement constitutionnel. Durant toute cette période de désillusions, la situation personnelle de Cugnet est particulièrement inconfortable : connu à la fois par les autorités espagnoles et françaises, apparaissant comme l’un des plus ardents révolutionnaires, il est

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activement recherché par tous les royalistes. Comme la plupart des communeros, Cugnet est emporté vers le sud de la Péninsule, près de Cadix où tous les libéraux espèrent livrer leur ultime combat. Seulement, le 8 juillet 1823, après la prise du Trocadéro et la délivrance du roi, la révolution constitutionnelle d’Espagne semble terminée.

52 Ferdinand VII s’illustre par ses représailles. Rafael del Riego est exécuté, les principaux responsables de la révolution de 1820 sont emprisonnés dans l’attente de passer devant la justice d’exception mise en place pour l’occasion. Dans ce climat d’extrême violence, les derniers rescapés trouvent refuge à Gibraltar, sous législation britannique. Le 5 août 1823, le consul de France signale la présence de Cugnet : « La défaite de Ballesteros laisse enfin les véritables ennemis de l’Espagne sans ressource et sans espérance, le nombre des réfugiés français ennemis de leur roi et de leur patrie à tout à coup beaucoup augmenté. J’ai vu passer ici depuis peu de jours les capitaines Nantil, Caussin, Tessier, tous trois complices du général Berton, le général Lallemand les a suivis ; on m’assure qu’il s’est embarqué pour l’Afrique. Les généraux Cugnet de Montarlot et Vaudoncourt y sont encore »48.

53 Cugnet ne reste pas longtemps à Gibraltar, dès que l’occasion s’offre à lui, il s’embarque pour Tanger, ville appartenant à l’empire du Maroc. Entre Tanger et Gibraltar se concentrent bon nombre de naufragés britanniques, espagnols ou français. Ils ont en commun de conserver, malgré leurs déboires, cette foi dans le sacrifice et cette vision surdimensionnée de leurs attributions. Tous se sont fédérés pour préparer un nouveau soulèvement. Le chef de bataillon François Husson, envoyé dans la Péninsule par le général de La Fayette en 1821, placé comme représentant de la charbonnerie française auprès des communeros, en est l’un des agents les plus dynamiques.

54 Leur projet est une reproduction de la révolution de 1820, seulement cette fois, la base de départ doit être Gibraltar. L’idée consiste à prendre la citadelle d’Alicante, puis de se diriger ensuite en Murcie. Deux corps expéditionnaires sont prévus et doivent agir simultanément : le premier après avoir débarqué à Malaga se portera sur la ligne de San-Roque, alors qu’un second prendra par surprise la ville de Tarifa, créant un double front. À l’annonce de la réapparition de la liberté, sous la forme de ces hommes armés : « toutes les associations intérieures doivent faire explosion à un signal convenu »49.

55 Le plan des conjurés est grandiose. Alors que la Péninsule est occupée par les forces françaises et espagnoles, alors que la population a regardé sans s’émouvoir la cause constitutionnelle s’effondrer, les sociétés secrètes libérales veulent rallumer la flamme révolutionnaire. Les derniers exaltés n’abandonnent ni lutte, ni l’espoir. L’Espagne représente le dernier bastion libéral, sa disparition signifierait sur tout le continent l’anéantissement des croyances en la liberté, en l’égalité et dans la puissance des peuples sur leur devenir.

56 Début août 1824, Cugnet de Montarlot est à Tanger. Il sait qu’il a été condamné par la justice française à dix ans de bannissement pour sa tentative sur la frontière en septembre 1821. Méditant sur sa situation, il décide, avec d’autres Français, de faire des démarches auprès du consul général du roi en vue : « d’obtenir l’autorisation de retourner en France, afin d’y purger un jugement par contumace qu’il annonce avoir encouru »50. La réponse du ministre de l’Intérieur concernant toute idée de retour de Cugnet de Montarlot en France est parfaitement claire : « Il importe à la tranquillité publique que ces aventuriers, notamment Cugnet de Montarlot, n’obtiennent point les moyens de rentrer en France ; et je pense même

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que s’ils tombaient sous la loi du pays de Maroc, ils ne devront en aucun cas être réclamés comme français »51.

57 L’Homme gris décide alors, comme général de sa Légion de la Liberté Européenne de se joindre aux opérations projetées par les communeros. Les deux corps expéditionnaires sont promptement formés. Le premier est placé sous l’autorité du colonel Francisco Valdés52. Le 3 août 1824, avec soixante-cinq hommes, il quitte Gibraltar et prend par surprise aux cris de « Vive la Constitution ! » la garnison bordant les côtes de Tarifa53. Alors que les libéraux sont rapidement assiégés par les troupes françaises et espagnoles, l’autre cohorte menée par le général Iglesias débarque peu de temps après à Almeria pour marcher sur Alicante. Ils sont plus d’une centaine à y participer. Parmi ces derniers se trouve Claude-François Cugnet de Montarlot. Alors que l’effet de surprise est indispensable pour la réussite de ce coup de force, le général espagnol O’Donnell est depuis plusieurs jours sur ses gardes, suite aux révélations du chef de bataillon François Husson, qui pour prix de ses aveux a obtenu le pardon royal54.

58 L’issue est donc prévisible. Les Coloraos55, dont Cugnet est l’un des capitaines, tentent vainement de prendre la ville, puis de soulever les habitants d’Andalousie à leur cause. Après deux jours de lutte, les royalistes espagnols finissent par écraser ces derniers défenseurs armés de la cause libérale. Cugnet de Montarlot, qui use depuis plusieurs semaines du pseudonyme de Masoff, est reconnu par les royalistes espagnols, puis condamné à mort par le tribunal militaire improvisé.

59 À la veille de son exécution, comme un homme totalement dissous dans ses rêves, il rédige un Testament qui débute ainsi : « Au nom de Dieu mon père, je meurs innocent comme Jésus-Christ, et comme lui, je meurs innocent pour la liberté. Mes compagnons meurent innocents pour la même cause »56. Dans ce manuscrit, Cugnet n’envisage pas sa mort comme la fin d’un idéal. Bien au contraire, il imagine l’effet induit de l’annonce de l’iniquité de sa condamnation sur les nations européennes et entrevoit un soulèvement général. Il est convaincu que l’espoir en la liberté subsistera après sa disparition. Quant à lui, il a accompli sa mission. Nouveau messie, il subit le même sort que Jésus Christ et pour la même cause : enseigner aux hommes le chemin de la Liberté et du Salut. Il termine son testament en paraphant : « le petit-fils de Dieu, grand-maître du Soleil, Montarlot »57.

60 Seulement, à l’inverse du Christ, Cugnet de Montarlot n’a guère de disciples autour de lui. Il n’a que des individus qui, après de nombreuses vicissitudes liées à leur engagement politique, désirent s’effacer face au nouvel ordre des choses. Outre cette absence d’apôtres, en France, la mort de Louis XVIII (septembre 1824) quelques semaines plus tard, monopolise toute l’attention de l’opinion publique.

61 Après avoir annoncé l’exécution de l’Homme gris58, ses ennemis et ses amis l’oublient59. D’ailleurs, la conservation de son souvenir est embarrassante pour tous. Les libéraux français, atomisés par le succès de l’armée du duc d’Angoulême, se soumettent momentanément au nouveau gouvernement de Charles X ; ils sont maintenant persuadés que le messianisme politique n’est qu’une croyance révolutionnaire aussi incohérente qu’inefficace. Cugnet de Montarlot disparaît donc après avoir fréquemment alimenté les conversations de ses contemporains. Pour des raisons diverses, Stendhal, Victor Hugo, le vicomte de Chateaubriand… dans leurs écrits vont se souvenir de cet homme qui emporté par sa fougue fit de la politique, l’unique objet de sa vie.

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62 Activiste par sa plume, militant par ses actions publiques et clandestines, Cugnet a utilisé toutes les armes à sa disposition pour faire triompher ses principes. Le 24 août 1824, sous les balles espagnoles, s’achève la vie d’un homme qui avait pris fait et cause pour une idée qu’il n’a cessé de proclamer tout au long de ses tribulations ; réinterprétant en le personnifiant le Vivre libre ou mourir des Républicains de l’an II, Cugnet annonçait à ses commettants : « Je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie pour l’indépendance des Peuples et pour les idées libérales »60… Sa mort est donc presque naturelle, car avec l’écrasement de l’Espagne constitutionnelle, c’est la fin du dernier État européen où les principes de la Révolution française perduraient encore.

NOTES

1. AN (Archives nationales) F7 6684, Note préparatoire, papiers retrouvés sur Cugnet de Montarlot, 1824. 2. Ibid. 3. Jean-Pierre MARQUE, Institution municipale et groupes sociaux : Gray petite ville de province 1690-1790, Paris, Belles Lettres, 1979. 4. Charles NODIER, Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l’histoire de la Révolution & de l’Empire, Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1831 De Robespierre le Jeune et de la Terreur, p. 35. 5. Jean GIRARDOT, Le département de la Haute-Saône durant la Révolution, Vesoul, S.A.L.S.A, 1973,, tome 2, p. 52. 6. Ibid. 7. Charles NODIER, Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l’histoire de la Révolution & de l’Empire, op. cit., De Robespierre le Jeune et de la Terreur, p. 40. 8. Philippe MARECHAL, La Révolution dans la Haute-Saône, p. 160. Compte-rendu des députés de la Haute-Saône à la Convention, le 18 mars 1793, p. 180. 9. Bernard GAINOT, 1799, un nouveau jacobinisme ? : La démocratie représentative, une alternative à Brumaire, Paris, éd. du CTHS, collection Mémoires et documents d’histoire de la Révolution française, 2001. 10. Jean-Paul BERTAUD, La vie quotidienne des soldats de la Révolution 1789-1799, Paris, Hachette, 1985. 11. Jean-Pierre DELLARD, Mémoires militaires du général baron Dellard sur les campagnes de la République et de l’Empire, Paris, Librairie illustrée, sd (1892), chapitre VIII, p. 109. 12. Ibid, chapitre IX, p. 139. 13. S.H.D. (Service historique de la Défense) 2YG. Dossier militaire Cugnet de Montarlot. Certificat des membres du conseil d’administration du 2e régiment de chasseurs à cheval, le 2 brumaire an XIII. 14. STENDHAL, Vie de Henry Brulard, Paris, Folio Gallimard, 1973, p. 412. 15. Gilles CANDELA, L’armée d’Italie. Des missionnaires armés à la naissance de la guerre napoléonienne, Presses Universitaires de Rennes, 2011. 16. S.H.D. 2 YG. Dossier militaire Cugnet de Montarlot. Certificat des membres du conseil d’administration du 2e régiment de chasseurs à cheval, le 2 brumaire an XIII. 17. Ibid. 18. Ibid.

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19. François VIGO-ROUSSILLON, Journal de campagne (1793-1837), Paris, Éditions France-Empire, 1981, p. 134. 20. Paul-Louis COURRIER, Œuvres de Paul-Louis Courier, Paris, Firmin-Didot, 1851, Ibid., Lettres inédites écrites de France et d’Italie, Lettre à M. N., à Plaisance, le … mai 1804, p. 437. 21. Attaqué par les contre-révolutionnaires en 1818, Cugnet rédige sa propre biographie, et revenant sur ses années de guerre, affirme : « J’ai promis de justifier ma conduite, je tiens ma parole. Dès ma jeunesse, obéissant aux lois, je volais à la défense de ma patrie. Je me signalai par quelques services et quelques actions honorables aux Armées… » Claude-François CUGNET DE MONTARLOT, Précis analytique pour servir de justification à Cugnet de Montarlot (ex-commissaire des guerres) en réponse à une injure de M. Vatismenil, avocat-général, faisant fonction du Ministère public, dans l’affaire du Libéral, à l’occasion des Suisses, le 14 juillet 1819, Paris, 1819, 1. 22. STENDHAL, Œuvres Intimes, Paris, Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1956. p. 87. 23. Jean GIRARDOT, Le département de la Haute-Saône durant la Révolution, op. cit., tome 3, p. 98. 24. Pierre-Arnaud LAMBERT, La Charbonnerie Française 1821-1823 – du secret en politique, Lyon. Presses universitaires de Lyon, 1995, p. 49-55. 25. Ibid,. p. 60-70. 26. Maurice DAYET, Un révolutionnaire franc-comtois, Pierre-Joseph Briot, Besançon, Belles-Lettres, 1958. De plus, dans un rapport adressé à Murat par le général Rossetti, ce dernier écrit le 15 juin 1815 : « La secte des carbonari n’est autre chose que celle des Bons Cousins Charbonniers très connue en France et surtout dans la Franche-Comté. J’en fus affilié en 1802 lorsque mon régiment était en garnison à Gray. » Dictionnaire du XIXe siècle européen, Madeleine AMBRIÈRE (dir.), Paris, PUF ; 1997, article « Charbonnerie ». 27. AN, F76649. Mémoire pour servir de défense à Cugnet de Montarlot, décembre 1821. On retrouve encore cette idée dans un article de journal rédigé par lui : « Si vous aviez lu l’Evangile, vous auriez remarqué que Jésus-Christ qui était libéral, a dit à ses Apôtres en leur montrant un enfant… » Diaro constitucionel, 1822. 28. Francesco MASTROBERTI, Pierre Joseph Briot : un giacobino tra amministrazione e politica (1771-1827), Napoli, Jovene, 2002. 29. Jean-Luc QUOY-BODIN, L’Armée et la franc-maçonnerie : au déclin de la monarchie sous la Révolution et l’Empire, 1987, Paris, Economica, p. 41-56. 30. Maurice BONNET, La franc-maçonnerie orléanaise dans la première partie du XIXe siècle, Bulletin trimestriel de la Société Archéologique et Historique de l’Orléanais, séance du 23 février 1968, Paris, Economica, 1987 p. 8-10 31. Jean-François VERNHES, Essai sur l’histoire générale de la Franc-maçonnerie, depuis son établissement jusqu’à nos jours, suivi de quelques discours sur divers sujets maçonniques, Paris, Caillot, (s. d.), In-12, publié en 1813, d’après Wolfstieg ; les discours sont datés des 24 avril, 27 juin, 18 juillet 1813. 32. Daniel LIGOU (dir.), Dictionnaire universel de la Franc-maçonnerie, Paris, Éditions de Navarre, Éditions du Prisme, 1974, premier volume, chapitre 2, p. 215. 33. Moniteur universel, 25 novembre 1818, n° 329. 34. Marc BEDARRIDE, De l’ordre maçonnique de Misraïm, depuis sa création jusqu’à nos jours, de son antiquité, de ses luttes et de ses progrès, Paris, impr. de Bénard, 1845. 35. Deux raisons expliquent sa présence au sein de l’ordre de Misraïm : la première est personnelle, Pierre-Joseph Briot suit dans cette société mystique son beau-père le comte Honoré Muraire. La deuxième est plus politique. Briot après avoir fondé les ventes carbonari en Italie sous l’Empire, cherche un moyen de répandre sa charbonnerie républicaine en France. En entrant dans cette société, il est en contact avec un grand nombre d’individus aux desseins politiques divergents, aux relations clandestines étendues, qui peuvent se révéler utiles dans l’élaboration et le développement de son projet. 36. AN, F7 6666. Rapport d’après les notes personnelles du sous-directeur de la police Duplay.

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37. Charles NODIER, Souvenirs de la Révolution et de l’Empire , op. cit., De la maçonnerie et du carbonarisme, tome 2, chap. IV, p. 131 38. AN, F7 6649, Rite initiatique d’affiliation dans la société secrète de l’ordre du Soleil. 39. AN, F7 6649, Rite initiatique d’affiliation dans la société secrète de l’ordre du Soleil. 40. Laurent NAGY, D’une Terreur à l’autre. Nostalgie de l’Empire et théories du complot, 1815-1816, Éditions Vendémiaire, 2012. La nébuleuse des opposants p. 109-128. 41. CUGNET DE MONTARLOT est en relation régulière avec le député Jacques-Antoine Manuel et l’avocat Mérilhou, qui sont deux membres avérés du Comité directeur de la Charbonnerie parisienne. 42. AN, F7 6684. L’article 5 de Légion de la Liberté Européenne, l’ordre du Soleil stipule : « Tous les Comités auront des ramifications réciproques pour la cause de la liberté, et se donneront mutuellement la main pour la défendre toutes les fois qu’elle sera susceptible d’être violée par le despotisme et la tyrannie d’un souverain ». 43. Ibid., Légion de la Liberté Européenne, l’ordre du Soleil. Serment. 44. Laurent NAGY, Le romantisme en action. Représentations et réalités subversives dans une France post- révolutionnaire (1814-1824), Thèse de doctorat sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, Paris VIII, 2006, Troisième partie, Les libéraux français et l’Europe. 45. Frédéric Guillaume de VADONCOURT, Mémoires d’un proscrit, Cahors, Éditions de La Louve, 2012. 46. AN, F7 6684, Manuscrit sans date, papiers F. Cugnet de Montarlot. 47. Selon un agent français : « La Constitution proclamée, le gouvernement organisé d’après ses bases, fut entièrement dévolu aux maçons. Ils envahirent tous les emplois et l’Espagne devint pour eux une province conquise ; mais ce partage des fruits d’une victoire commune ne se fit pas sans choquer de nombreuses ambitions. Des individus, elles s’étendirent à des fragments de la société qui, sous l’influence de quelques meneurs, se séparèrent de la société mère, pour élever un nouveau pouvoir entre les mains d’une secte nouvelle dont les membres prirent le nom de communeros. Ce nom rappelait d’anciens souvenirs : Les souvenirs d’une lutte armée, qui pour la défense de quelques droits populaires avait affronté la puissance de Charles Quint. On y accourut de toutes parts, et d’ailleurs les membres étant peu scrupuleux sur l’admission des adeptes, elle prit en peu de temps un accroissement considérable ». AN, F7 6667, Rapport de surveillance sur les événements d’Espagne, 1824. 48. AN, F7 6665, Copie d’une lettre du consul de France au ministre des Affaires Etrangères, 5 août 1823. Le général Frédéric Guillaume de Vaudoncourt a laissé d’excellents mémoires relatant ses années de proscription. Frédéric Guillaume de VAUDONCOURT, Mémoires d’un proscrit (1812-1834), op. cit. 49. Ibid., Traduction du mémoire remis par le commandant Husson… 50. Ibid., F7 12000, Le baron de Damas au ministre de l’Intérieur, août 1824, note marginale. 51. Ibid., F7 6663, Paris, le 3 septembre 1824, correspondance du baron de Damas au ministre de l’Intérieur. 52. Jose MARIANO LINARES, Historia militar de la Forma y defensa de la plaza de Tarifa en el mes de Agosto de 1824, por una espedición de patriotas al mando del Ciudadano Coronel D. Francisco Valdés, Cuenca, 1837. 53. Les paysans stupéfaits ne réagissent pas à ce coup de main, d’autant plus incertain que le corps d’armée du général français comte d’Astorg est tout proche, appuyé par celui du général espagnol O’Donnell. Enfermés dans Tarifa, ville fortifiée, les constitutionnels résistent au siège organisé par les troupes royales pendant quinze jours, durant lesquels les bombardements intensifs détruisent la ville. Alors qu’une brèche est pratiquée dans l’enceinte du mur, les assiégés dans un ultime effort tentent de repousser leurs ennemis. Au soir, cent soixante hommes sont arrêtés et envoyés immédiatement à Algéciras pour y être jugés.

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54. AN F 7 6665, Traduction du Mémoire remis par le commandant Husson au lieutenant-général O’Donnell, Algéciras, le 8 juillet 1824. 55. Ce surnom de « coloraos » provient des tenues chamarrées que porte la troupe. Comme l’indique un témoin : « cent hommes avec uniforme, drap couleur rouge et casques à plumets blancs furent jetés sur la plage ». Archives des Affaires Etrangères. Correspondance politique. Espagne, août-septembre 1824, note 728. 56. AN F7 6664, Testament, papiers retrouvés sur F. Cugnet de Montarlot. 57. Ibid. 58. Le Moniteur Universel indique : « Aujourd’hui, trente-deux criminels sont entrés en chapelle pour être fusillés demain ; parmi eux se trouvent le frère du comte Santa-Anna, et le fameux Cugnet de Montarlot. On compte quatre-vingt prisonniers impliqués dans cette affaire qui seront exécutés dans le courant ». Moniteur Universel, le jeudi 16 septembre 1824, n° 260. 59. Le silence de l’autorité et de ses amitiés politiques est tellement fort qu’en 1831, la fille de Cugnet réclamant au Ministère de la Guerre l’extrait mortuaire de son père, n’est pas certaine de la date de son décès. La reconnaissance constitutionnelle est indirecte et n’appartient pas à l’histoire du parti libéral français, mais à celle de l’Espagne. En 1841, les Espagnols se souviennent des hommes qui se lancèrent dans cette ultime attaque et décident de construire un monument aux « Martires de la libertad de 1824 ». A Tarifa et à Almeria, une colonne commémorative est érigée en plein centre ville afin de se souvenir de ces révolutionnaires romantiques européens. 60. AN, F7 6664, Mémoire pour servir de base de défense de Cugnet de Montarlot, décembre 1821.

RÉSUMÉS

Le règne de Louis XVIII est un moment d’intenses activités politiques. L’expérience du passé récent avec ses combats incessants au nom de principes idéologiques ou patriotiques a fortement influencé certains hommes de ce début du XIX siècle. Ainsi, quand s’instaure en 1814 une monarchie constitutionnelle, des individus extrêmement marqués par leur temps refusent d’être de simples témoins des événements et s’engagent dans la lutte politique pour des valeurs qu’ils jugent fondamentales. Après vingt-cinq ans de bouleversements, ils n’entendent pas accepter la paix et l’ordre qu’induit la présence de Louis XVIII en France. Par des moyens extra-légaux (conspirations) et clandestins (sociétés secrètes), ces hommes d’action vont combattre violemment le système restauré. Héritiers de la Révolution (ou de la Contre-révolution), dès 1815, ils s’affrontent en s’adaptant à l’évolution des pratiques politiques, pour imposer leurs vues. Cette passion les mène à travers toute l’Europe, notamment en Italie et en Espagne. Ces individus, comme c’est le cas notamment de Claude-François Cugnet de Montarlot, qui n’appartiennent pas aux élites de l’ancienne ou de la nouvelle France, se trouvent en marge de la société. Militants sincères ou fanatiques de la Liberté, ces aventuriers plongent par leurs manœuvres subversives la restauration monarchique dans la continuité du grand mouvement d’idées entamé depuis 1789.

The reign of Louis XVIII was a period of intense political activity. The recent past with its incessant combats over ideological or patriotic principles had strongly influenced certain men at the beginning of the nineteenth century. With the establishment in 1814 of a constitutional monarchy, persons extremely affected by their recent political experiences refused to be simple witnesses of events; instead, they engaged in political struggles in the name of values they deemed fundamental. After twenty-five years of upheaval, they refused to accept the peace and

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order introduced by the presence of Louis XVIII in France. By extra-legal means (conspiracies) and clandestine activities (secret societies), these men of action would combat, violently, the restored political system. Heirs of the Revolution (or of the Counterrevolution), they confronted and adapted, beginning in 1815, to the evolution of political practices in order to impose their views. This passion led them to different parts of Europe, notably to Italy and Spain. These persons notably Claude-François Cugnet de Montarlot who did not belong to either the elites of the Old or the New France found themselves on the margins of society. Sincere militants or fanatics of liberty, these adventurers by their subversive maneuvers helped to sustain during the monarchical restoration the broad movement of ideas begun in 1789.

INDEX

Mots-clés : Restauration, conspiration, République, société secrète, Charbonnerie, messianisme révolutionnaire

AUTEUR

LAURENT NAGY Docteur en Histoire [email protected]

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Thèse

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Entre textes parisiens et réalités locales : l’administration départementale du Jura (1790-1793)

Aline Bouchard

1 Partant du constat de la rareté de travaux récents sur les nouvelles administrations locales révolutionnaires, cette thèse a pour but de saisir comment de nouveaux administrateurs locaux prennent conscience de leur rôle et de leur place dans l’État en temps de Révolution et dans un cadre géographique renouvelé jusqu’à dépasser leurs strictes missions administratives pour mener une révolte politique. Si l’administration départementale constitue le centre de l’étude, ce travail n’en multiplie pas moins les angles d’approche, au croisement des histoires administrative, institutionnelle, politique et sociale. Car il ne s’agit pas d’étudier uniquement la création, la mise en place et le fonctionnement d’une nouvelle autorité constituée, mais bien de voir aussi son insertion dans la pyramide des pouvoirs ainsi que les hommes, administrateurs élus comme hommes de bureaux, derrière les structures. Au-delà de la question des administrations et des pratiques institutionnelles en temps de crise, c’est aussi l’occasion de réfléchir à la réception et au vécu de la Révolution par un groupe de révolutionnaires bien circonscrit qui mène, à l’instar des députés et des militants, une action concrète dans la Révolution.

2 Mais pour étudier ces questions au plus près, il était nécessaire de choisir un cadre départemental. Or l’historiographie jurassienne de la période reste peu développée, encore trop tributaire d’histoires partisanes du XIXe siècle, alors même que ce département peut représenter un champ d’étude intéressant. Bien intégré au royaume de France à la veille de la Révolution et conformiste, le département du Jura jouit en outre du contexte particulier d’un département frontalier. Par ailleurs, s’il s’est toujours marqué par un patriotisme profond, il est également le lieu d’un des mouvements « fédéralistes » de 1793. Si bien que l’interrogation initiale sur les administrations locales se double d’une question particulière liée aux conditions et réalisations de cette crise « fédéraliste » sur le terrain.

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3 Alors qu’il faut quatre à cinq jours à un courrier pour relier Paris et la première ville du Jura, il convient de se rappeler enfin que les administrations locales sont prises entre deux tensions pour remplir leurs missions, à savoir le contenu des textes reçus de la capitale, textes produits par les pouvoirs législatif et exécutif, correspondances, journaux, et les réalités locales, qu’elles soient jurassiennes ou interdépartementales. Entité administrative autonome, l’administration départementale est également un intermédiaire entre Paris et son ressort, partie prenante des relations et des tensions qui existent entre, d’une part, les lois, les écrits et les discours et, d’autre part, les hommes, les lieux et les moments. C’est ce fil qui conduit le travail, celui de la place et de l’autonomie de l’administration face aux textes parisiens et aux réalités locales.

4 Le cœur du travail est constitué de sources manuscrites. Néanmoins, pour des raisons de conservation de sources, on s’est concentré sur les sources produites ou reçues par l’administration. À cet effet, le gros des dépouillements a eu lieu aux archives départementales du Jura (série L notamment), complétés par des dépouillements aux archives du SHD, aux Archives nationales et dans quelques autres fonds locaux. On notera que les registres de délibérations des deux organes, conseil général et directoire, et les correspondances des principaux protagonistes ont été dépouillés in extenso, ce qui permettait de prendre en compte tous les éléments, tant endogènes qu’exogènes, sans préjuger de leur importance postérieure. Cette orientation permet alors de dresser une histoire du point de vue des acteurs, acteurs dont la prosopographie des quatre-vingt un administrateurs et trente-deux hommes de bureaux a été grandement facilitée par le recours à un dictionnaire antérieur1, et qui permet de resituer le moment révolutionnaire dans des courants et des pratiques de plus longue durée. Du côté de l’historiographie, ce travail s’affirme dans la lignée des travaux de Catherine Kawa et Vida Azimi. Tout en ayant recours aussi souvent que possible aux monographies départementales existantes pour fournir des éléments de comparaison, ce travail espère s’inscrire aux côtés de la thèse de Solange Ségala sur les Bouches-du-Rhône et de la thèse en cours de Gaïd Andro sur les procureurs généraux syndics2. L’ensemble se compose de trois volumes, les deux premiers étant consacrés au texte et le troisième contenant les annexes, dont un dictionnaire des administrateurs et des hommes de bureaux, les sources et la bibliographie.

5 Le plan s’articule en trois parties chronologiques, ce qui souligne le rôle des événements dans l’évolution des relations Paris/province et le calendrier des administrations locales : transition géographique et institutionnelle depuis la province comtoise jusqu’au département jurassien (1789-1790) ; fonctionnement concret et réel de l’administration (1790-1792) ; ruptures et mutations impliquées par le Dix août et la crise fédéraliste (1792-1793). Le terme de l’étude correspond au remplacement de l’administration départementale par une commission administrative d’un autre type.

6 Après une rapide présentation de la province de Franche-Comté à la fin de l’Ancien Régime et un retour sur le cadre théorique de la réorganisation constituante, la première partie s’arrête sur la mise en place des nouvelles administrations locales dans un cadre géographique réorganisé. Localement, la transition se révèle assez aisée, tant pour les hommes que pour les pouvoirs, les archives et les pratiques, sans retour d’un éventuel esprit provincialiste. Selon un modèle que l’on retrouve dans les autres départements, les élections jurassiennes de 1790 et de 1791 amènent au pouvoir des personnes ayant déjà fait leurs preuves par ailleurs, dans l’administration ou la justice, sanior pars paternaliste bien assise localement. Signe d’une volonté vraisemblable des

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administrateurs, les hommes s’effacent derrière la structure et le pouvoir collectif, à l’exception notable du procureur général syndic qui, dans le Jura, jouit d’une place particulière. Ces hommes nouveaux parviennent sans difficulté mais non sans tâtonnements à établir une organisation administrative tout à fait satisfaisante, dans ce qu’elle a d’humain (hommes de bureaux, principes) comme dans ce qu’elle a de matériel (locaux, outils de travail) et technique (règlements et procédures), sachant mêler les nouveautés révolutionnaires aux principes d’Ancien Régime.

7 La deuxième partie présente concrètement les différents domaines d’intervention des autorités constituées, qui associent aux domaines de leurs prédécesseurs les intendants de nouveaux domaines : maintien de l’ordre, économie, santé, fiscalité, travaux publics... Simple niveau d’une pyramide administrative, l’administration départementale s’insère dans des jeux de pouvoirs complexes, tant verticaux qu’horizontaux. De fait, les relations évidentes et attendues avec les différents pouvoirs hiérarchiques sont rapidement complétées par des relations informelles et nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble. Si la réalisation des missions initiales a déjà été l’occasion d’adaptations régulières, c’est encore plus vrai avec l’apparition de nouvelles tâches. En multipliant les domaines d’intervention et en favorisant la prise de parole d’opposants, le renforcement de la répression contre les réfractaires, la crainte de la Contre-Révolution ou encore l’imminence de la guerre pèsent d’un poids tout particulier sur l’activité administrative, au moment où les administrateurs se font davantage l’écho des événements parisiens. Poussés autant par les événements que par les principes qu’ils se sont construits, les administrateurs jurassiens se montrent alors de plus en plus politiques, s’éloignant progressivement de leur légalisme foncier initial au profit d’un plus grand réalisme.

8 Les élections de 1792 apportent un renouvellement important des organes du département, mais les nouveaux élus ont généralement déjà une expérience administrative inférieure. Néanmoins, alors que les pouvoirs locaux issus de la Constituante sont toujours en place, les administrateurs jurassiens sont confrontés à l’apparition des pouvoirs extraordinaires issus du Dix août, comme les représentants en mission. De fait, si les administrateurs acceptent, sans entrain, la République, leur discours sous la Convention est avant tout convenu et attendu, plaçant toujours les administrations locales au cœur du succès de la Révolution, sur un pied d’égalité avec l’Assemblée nationale, au nom de la souveraineté populaire. Dans ces conditions, on comprend mieux la révolte contre la Convention du printemps 1793, commencée dans le Jura avant même la chute de la Gironde. Mais si le « fédéralisme » jurassien connaît des particularités, essentiellement liées à son verrouillage par l’administration départementale, il n’en présente pas moins des points communs avec nombre de ses homologues et souligne le patriotisme et le légalisme des administrateurs. C’est sans doute cette absence de véritable projet qui explique sa répression modérée, avant tout liée aux rivalités personnelles et au contexte propre de 1794, puis le retour dans les institutions d’un certain nombre d’administrateurs dans les années qui suivent.

9 Au final, ce travail illustre le processus de politisation d’un groupe directement en prise avec les évolutions de la Révolution sous deux angles complémentaires sinon opposés. De fait, les administrateurs établis par la Constituante ont une double réalité : ce sont autant des citoyens avec une certaine vision des pouvoirs et de la Révolution, que des administrateurs élus par leurs administrés, membres des pouvoirs constitués et garants des institutions. Or leur implication dans la Révolution même a un rôle évident

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dans leur évolution, alors qu’ils cherchent à faire coïncider leurs principes avec les besoins de leur charge. Soumis à des changements et des recompositions constantes de leurs missions et de leurs devoirs, c’est autour du succès de la Révolution et du service de l’État qu’ils se construisent une identité.

10 Les administrateurs qui s’installent en 1790 sont confrontés à une réorganisation générale de ce qui composait le cadre de travail de leurs prédécesseurs et doivent trouver leur place tant dans la pyramide des pouvoirs étatiques que face à leurs administrés, obéir et se faire obéir dans un contexte institutionnel redéfini. Pour mener à bien leurs missions de maintien de l’ordre et de paix sociale, les administrateurs se trouvent rapidement face à un dilemme, celui de respecter ou non à la lettre les textes de loi. On sait, naturellement, que tout texte législatif connaît des applications locales particulières parce que les pouvoirs centraux sont loin, parce qu’ils ne prévoient pas tout et parce qu’il faut bien remplir les missions. Mais l’apparition de textes plus polémiques, un décalage croissant entre les tâches à remplir et les moyens disponibles, ainsi que le développement de groupes de pression, comme les sociétés populaires, poussent les administrateurs à s’éloigner volontairement et consciemment de plus en plus fréquemment de la loi à partir de 1791-1792, au profit de principes présentés comme supérieurs : les intérêts locaux, le succès de la Révolution et le salut public. Si les Jurassiens évoluent de la même façon que leurs homologues, il est à souligner cependant leur extrême prudence en la matière, marquée par une autonomie évidente vis-à-vis des différents groupes de pression au profit du cadre administratif.

11 C’est également au cadre administratif que les administrateurs jurassiens accordent une place essentielle pour diffuser la Révolution auprès des populations. Persuadés de leur rôle dans la société, ils multiplient les cérémonies et les discours pour asseoir leur légitimité et acculturer leurs administrés et les citoyens aux principes révolutionnaires. Mais parce que ce sont aussi leurs actions elles-mêmes qui doivent parler en faveur de la Révolution, on les voit régulièrement préférer le dialogue et la conciliation à l’usage de la force et à la précipitation pour inciter les administrés à remplir leurs devoirs, et assurer ainsi la cohésion locale. Néanmoins, de telles mesures ne sont nullement anodines, car il en va également de la place de l’administration départementale au sein des institutions, au point de ne pas tout dire à Paris. De telles préoccupations soulignent bien le rôle d’encadrement et de filtre que s’attribuent les administrateurs au sein des institutions.

12 La mise en place de nouvelles administrations basées sur l’élection en temps de Révolution favorise l’introduction de questions politiques dans des domaines qui ne devraient être qu’administratifs. Et l’engagement dans l’administration en 1790 comme en 1792 n’est pas anodin. Par ailleurs, les administrateurs ne sont pas des naïfs. Pourtant, en ce domaine comme en d’autres, les premiers administrateurs jurassiens se montrent extrêmement réservés, et tout vocabulaire ou discours politique met du temps à apparaître. Certes, dès le début, certaines décisions et mesures liées à l’organisation matérielle, technique et humaine du travail administratif ont des fondements politiques ; mais dans le même temps, les administrateurs, qui sont au courant des événements politiques, notamment parisiens, semblent se cantonner volontairement aux missions administratives, à l’écart de tout positionnement ou parti pris politique, et dans un cadre départemental. C’est seulement progressivement, et sous le poids conjugué de la pratique, des circonstances et de la nécessité administrative et politique, qu’on les voit s’exprimer explicitement sur les questions

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politiques, et s’ouvrir au cadre national. Si les suites de Varennes sont encore fortement marquées par un point de vue institutionnel et étatique, le maintien de la monarchie constitutionnelle pour sauver la Révolution, désormais indissociable de l’État, et si les administrateurs apparaissent souvent comme de simples spectateurs et suiveurs, la chute de la royauté et le sort de la représentation nationale sont l’occasion d’exprimer une position politique différenciée, rejetant avec la même vigueur les contre-révolutionnaires et les différents groupes qui divisent la Convention au profit d’un intérêt commun supérieur. Le mouvement fédéraliste permet de ne plus subir passivement mais bien d’agir activement sur la scène politique nationale. Néanmoins, au final, si les administrateurs sont des hommes de principes, conscients des enjeux d’une administration, ils n’ont pas pris la mesure des enjeux politiques au tournant de 1792-1793 et ils comprennent mal que les cadres et les repères de 1789-1790 ont changé.

13 Car c’est véritablement autour de leurs tâches administratives qu’ils se construisent une place et une identité. Et tout comme pour les députés de 1789, cette construction d’une pensée politique est moins le fruit d’un héritage antérieur que la conséquence de l’apprentissage des premières années de Révolution. Difficile d’établir ce qui, des situations parisiennes, nationales, locales ou jurassiennes, favorise le plus cette prise de conscience, tant les raisons et les chronologies sont intriquées. Confrontés à des situations parfois difficiles comme les rivalités urbaines et personnelles locales, le manque d’informations et de moyens depuis Paris ou encore l’interférence constante des enjeux nationaux et locaux, les administrateurs gagnent leur autonomie sur les difficultés et les carences de la Révolution, développant des situations originales pour remplir l’ensemble de leurs missions et favoriser la réforme du royaume. Nul doute que ces réussites, longtemps non confrontées à l’épreuve des faits, jouent un rôle évident dans la confiance que se construisent les administrateurs et expliquent, au moins en partie, le mouvement « fédéraliste ». Sincèrement attachés à la Révolution, conscients des sacrifices que cela implique, persuadés de travailler aux affaires du département et de l’État et incapables de laisser de côté leurs préoccupations administratives au cœur même du mouvement « fédéraliste », ils se créent durant ces années une véritable expérience professionnelle. Et c’est cette expérience, alliance des principes de l’Ancien Régime, des nouveaux principes révolutionnaires et de l’expérience pragmatique d’une administration, qui leur permet de servir l’État au-delà de 1793, à l’écart cependant de nouvelles joutes politiques.

14 Au final, l’administration départementale jurassienne peut apparaître suivre son propre rythme sans être nécessairement à l’unisson du reste, que ce soit Paris, le reste de la France ou même certaines populations locales. Ce sont d’autres questions, d’autres priorités et d’autres buts qui se font jour que les strictes questions administratives pensées initialement à Paris par les Constituants et qui sont aussi l’occasion d’expérimentations multiformes et originales, propres aux temps instables.

15 Orientée sur un groupe défini et ses archives, il est évident que cette thèse laisse dans l’ombre de nombreux points. De fait, la disparition de la quasi-totalité des archives des sociétés populaires et de tout journal jurassien ainsi qu’une historiographie locale encore trop restreinte n’ont pas permis de résoudre toutes les questions posées par ces nouvelles administrations, de la présence des administrateurs dans les administrations d’Ancien Régime, aux relations avec les sociétés locales en passant par la chronologie de la politisation des administrateurs locaux. Parmi les questions en suspens et qui

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mériteraient des réponses au niveau national, figurent en premier lieu les modalités et réalités de l’acculturation des administrateurs locaux, notamment à travers l’étude de leurs discours. Il serait intéressant également d’avoir des études plus fréquentes sur les administrateurs au pouvoir entre 1790 et 1793, ce qui permettrait de réfléchir aux questions d’engagement et de continuité ou de ruptures induites par les différentes périodes de la Révolution. Enfin, on aimerait connaître plus en détail les similitudes et individualisations locales et savoir dans quelle mesure, selon les lieux et les dates, les nouvelles administrations de 1790 ont été ou non un réel succès.

NOTES

1. Henri HOURS (dir.), Naissance d’un département. Dictionnaire biographique des administrateurs du département, des districts et des cantons du Jura pendant la Révolution française, 1790-an VIII (1800), suivi de quelques biographies détaillées, Lons-le-Saunier, Société d’Émulation du Jura, 1991. 2. Solange SÉGALA, L’activité des autorités administratives départementales des Bouches-du-Rhône de 1790 à 1792, Aix-en-Provence, Presses universitaires Aix-Marseille, 1997. Gaïd ANDRO, « Pistes de recherche pour une étude sur les procureurs généraux syndics : entre histoire individuelle et histoire institutionnelle », AHRF, n° 360, 2010, p. 3-25.

AUTEUR

ALINE BOUCHARD IHRF - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 7 rue de la Sorbonne, 75231 Paris cedex 05 [email protected]

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Regards croisés

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Les révolutions à l’épreuve du marché

Leora Auslander, Charlotte Guichard, Colin Jones, Giorgio Riello et Daniel Roche Traduction : Julien Louvrier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les traductions des réponses de Leora Auslander, Colin Jones et Giorgio Riello ont été assurées par Julien Louvrier.

1 Le marché fait-il les révolutions ? Telle est la question que nous avons posée à des historiens de la consommation et du marché, de la culture matérielle, des révolutions. Les révolutions : la formule s’entend au sens large, et désigne non seulement les révolutions politiques (en France et sur le continent américain), mais aussi les révolutions industrielles et ce qu’un nombre croissant d’historiens appellent la révolution de la consommation. Depuis les travaux de Daniel Roche en France, de Neil McKendrick et John Plumb en Angleterre, l’histoire de la consommation s’est considérablement développée et la marchandisation de la société est devenue un trope dans les études dix-huitiémistes, même si les notions de marché, de « révolution de la consommation » et la figure du consommateur restent encore largement discutées entre spécialistes. Dans cette perspective d’histoire économique, les rapports entretenus entre ces mutations de la consommation et les révolutions industrielles ont fait l’objet de nouvelles interrogations, notamment dans l’ouvrage de Jan De Vries1.

2 Tout ce courant historiographique est resté assez imperméable aux interrogations que soulèvent les révolutions politiques de la fin du XVIIIe siècle, en dépit des travaux d’Éric Hobsbawm2. Certains historiens saluent certes l’articulation accrue entre histoire du marché et histoire des révolutions politiques : l’article de Colin Jones « The Great Chain of Buying » qui démontrait les liens intimes entre les transformations du marché et les formes de la Révolution française conserve à cet égard toute son importance. Mais d’autres au contraire soulignent que l’historiographie de la consommation — par

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ailleurs longtemps restée suspecte aux yeux des historiens de l’économie — reste encore réfractaire à toute dimension politique, selon l’argument qu’elle serait cantonnée à l’histoire de la sphère domestique. De fait, on a là deux courants historiographiques traditionnellement séparés, entre une histoire industrielle et économique centrée sur l’Angleterre, et une histoire politique des révolutions centrée sur la France et les Amériques.

3 La rencontre de ces deux historiographies se pose d’autant plus que chacune est désormais prise dans une vision qui s’est globalisée. L’histoire économique des révolutions industrielles et de la consommation s’est mondialisée et intègre maintenant le continent asiatique3, tandis que l’ouvrage récent dirigé par David Armitage et Sanjay Subrahmanyam témoigne d’un élargissement de l’historiographie des révolutions politiques dans une perspective véritablement mondiale4.

4 Ces historiographies se sont donc globalisées et leur rencontre se pose de plus en plus, non plus dans la perspective marxiste mais dans des termes qu’il convient d’inventer.

5 Dans leurs travaux sur les origines de la Révolution industrielle, les historiens de l’économie ont longtemps privilégié le XIXe siècle. Depuis maintenant une trentaine d’années, le XVIIIe siècle a pris une part extrêmement importante dans ces études à la fois dans le monde anglophone, sous l’impulsion de John Plumb, Roy Porter et John Brewer, et en France, avec les travaux de Daniel Roche. On a souvent opposé ces deux approches : l’une serait davantage inscrite dans une généalogie de la culture de masse et de la naissance de la société de consommation, tandis que l’autre s’intéresserait davantage à une anthropologie du quotidien et à une histoire de la culture matérielle dans une tradition braudélienne. Dans quelle mesure ces distinctions historiographiques ont-elles encore un sens ? Que nous disent-elles des objets et des méthodologies proposées ? Comment le XVIIIe siècle s’inscrit-il dès lors dans un récit de la modernité ? Daniel Roche

6 Le déplacement de l’intérêt pour la Révolution industrielle du XIXe au XVIIIe siècle, et de surcroît celui de sa place dans les origines de la Révolution française, masque un débat ancien sur l’existence et la datation d’une révolution industrielle, car tous les historiens de l’économie ne sont pas d’accord sur les ruptures décisives. Qualitativement, avec Patrick Verley, je pense qu’une vraie rupture se situe entre 1760 et 1870, sans sous-estimer les changements intervenus dans les économies préindustrielles. L’enjeu de la question me paraît double. Le premier est à replacer dans l’idée de comprendre les facteurs explicatifs de la transformation, de ce point de vue mettre l’accent sur la naissance d’une société de consommation aboutit à rassembler les préalables du développement, et ainsi, à justifier le décollage par le choix d’une variable. D’autre part, la combinaison des causes est soumise à interprétation. Donc mon intérêt pour la société de consommation ne vise pas à relier le temps de la longue durée (la culture matérielle braudélienne) à la formation de la culture des masses consommatrices comme facteur unique, ce qui est difficile à démontrer à l’échelle seule de l’Europe comme on le voit dans le modèle de l’Industrious Revolution proposée par Jan de Vries5. Il s’agit plutôt de comprendre comment des relations nouvelles se nouent entre les différents éléments du système social, culturel et économique. Ce qui est le second enjeu des études associant l’analyse du changement politique, les Révolutions, avec celle des modifications de l’Ancien Régime économique dans son fonctionnement et dans son interprétation. En bref, quand j’ai commencé à travailler pour le Peuple de Paris, j’essayais de comprendre, comme Michelet et Labrousse, ce qui comptait de la

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pauvreté et de la richesse. Quand je l’ai achevé, j’avais conscience d’interroger un changement fondamental des comportements hiérarchisés selon les capacités et les nouveaux besoins, avec de nouvelles sensibilités, ceci dans une économie où l’agriculture progressait peu, mais où la culture et la circulation urbaine intensifiaient une demande de nouveaux produits, étalaient la visibilité des consommations des vrais riches, accéléraient la demande des classes moyennes et des riches de la pauvreté. Colin Jones

7 Si l’on considère que l'on a longtemps vu la Révolution française comme l'origine de la culture politique moderne, l’attention portée au XVIIIe siècle dans les récits de la modernité n’est pas franchement chose nouvelle. Toutefois, au cours des dernières décennies, en portant une attention plus grande aux origines intellectuelles de la Révolution, les historiens se sont aventurés plus loin dans le XVIIIe siècle. Ils ont trouvé sur ce terrain des historiens du social, de la culture et des idées qui avaient eux-mêmes trouvé à s'entendre pour défricher un champ laissé vierge, du moins en Grande- Bretagne, de toute incursion historiographique des historiens de l’économie.

8 De ce point de vue, ce sont les travaux pionniers devenus classiques de Neil McKendrick sur le comportement des consommateurs au XVIIIe siècle qui retiennent l'attention. Au lieu de supposer, comme auraient eu tendance à le faire d’après lui la plupart des historiens de la Révolution industrielle, qu'une offre améliorée suscite invariablement une demande prise pour argent comptant et très insuffisamment problématisée, McKendrick part de l’hypothèse inverse que la demande féminine de biens manufacturés au cours du XVIIIe siècle est à l'origine de l'apparition d'une offre renouvelée6. La publication de The Birth of a Consumer Society, écrit par McKendrick avec John Plumb et John Brewer en 1982, a montré à quel point cette « découverte » de la demande s'est révélée fructueuse en permettant aux historiens de repenser des aspects primordiaux de l’histoire sociale, culturelle et politique.

9 Au moment même où cette nouvelle approche est venue chambouler le milieu des spécialistes de l’histoire anglaise du XVIIIe siècle, Daniel Roche faisait la démonstration de son utilité auprès des dix-huitièmistes français. Là où McKendrick s'était confronté au poids de l’historiographie de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne, Roche s’attaquait lui à une lecture de l’économie française au XVIIIe siècle dominée alors par l’arithmétique sociale convaincante de son maître, Ernest Labrousse. La paupérisation signalée par Labrousse est dure. Avec une augmentation des prix agricoles de 62 %, des salaires de 26 %, une baisse du niveau de vie de 15 % à 25 %, l'équation laisse peu de place à la surprenante abondance d’objets matériels que Roche et ses élèves ont commencé à recenser dans les maisons, les placards et les armoires des classes populaires parisiennes au cours du dernier siècle de l’Ancien Régime. En France, on avait jusqu'alors tenu la consommation pour un phénomène de la fin du XIXe siècle voire du XXe siècle. En la faisant remonter au XVIIIe siècle, le livre de Daniel Roche, Le Peuple de Paris, paru en 1981, a fait l’effet d’un pavé dans la mare jusqu'à provoquer quelques dommages collatéraux et involontaires en faisant exploser quelques-unes des conceptions majeures de l’interprétation jacobino-marxiste de la Révolution française. Il était ainsi approprié que les classes populaires avant 1789 – les futurs « sans- culottes » – portent des culottes et non le pantalon des travailleurs que les sans- culottes ont adopté ensuite.

10 Comme le suggère cet aperçu un peu rapide, l’historiographie de la société de consommation a joué un rôle catalyseur vital en modifiant la place accordée au

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XVIIIe siècle dans les discours de la modernité. L’intérêt historiographique grandissant pour le comportement des consommateurs au XVIIIe siècle a profondément modifié les deux grands discours de la modernité existants, constitués autour de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne et autour de la Révolution française en France. Par conséquent, le XVIIIe siècle dans son ensemble a bénéficié d'une attention bien plus importante que ce n’était le cas jusque là.

11 Enfin, il faut noter que malgré la capacité du modèle consumériste à remettre en cause les paradigmes existants, les différences au sein des cadres nationaux de la recherche sur la place du XVIIIe siècle dans les discours de la modernité sont au moins aussi importantes que les différences entre les écoles historiques nationales. En Angleterre, John Plumb et Roy Porter sont par essence des historiens néo-Whig (une catégorie qui n’a pas d’équivalent en France et qu’il ne faut absolument pas confondre avec les néo- libéraux) qui croient dans la réalité du progrès, quoiqu’en se montrant plus conscients de ses coûts que leurs prédécesseurs Whig. Ceci dit, on ne peut pas réduire l’historiographie britannique à cette approche. De la même façon, on pourrait discerner en germe à la fois dans la tradition des Annales et aussi (malgré les divergences mentionnées plus haut) dans l’œuvre d’Ernest Labrousse, le cadre de longue durée dans lequel Daniel Roche inscrit son travail, qu'il s'agisse du Peuple de Paris ou de sa superbe Histoire des choses banales. Naissance de la société de consommation (XVIII e-XIXe siècles). Toutefois, Roche se garde bien de faire irruption de façon trop intrusive dans l’historiographie française des révolutions politiques de la fin du XVIIIe siècle qui ont toujours attiré à elles une grande partie de l’école historique française. Giorgio Riello

12 L’histoire de la consommation a certainement contribué à mettre le XVIIIe siècle sur le devant de la scène. Traditionnellement, le domaine de compétence des historiens économiques de la Révolution industrielle s'est exercé sur les six décennies comprises entre 1770 et 1830, période de transition d’une société moderne, depuis les classiques de l'histoire industrielle, jusqu'aux histoires sociales à la Asa Briggs et aux grands tableaux vivant à la Hobsbawm. Au cours des trois dernières décennies, la consommation s'est imposée irrésistiblement dans l’historiographie comme un outil permettant de poser des problèmes historiques qui sont essentiels à notre identité actuelle. Une partie des méthodes est empruntée à l’histoire économique, mais je pense que c’est l'influence de l’anthropologie et dans une moindre mesure de la sociologie qui a davantage contribué à faire évoluer les questions que se posent les historiens. Pour ce qui est de l’opposition entre une façon britannique (« anglo-saxonne ») et une façon française (ou « continentale ») d’aborder la consommation au XVIIIe siècle, j’avoue que je la trouve peu convaincante. L’interprétation de McKendrick, Brewer et Plumb, influencée par l’agenda « néo-libéral » des années 1980 et les idées de liberté et d’individualisme, oublie un peu que McKendrick avait déjà clairement formulé ses arguments au début des années 1960 dans ses travaux sur Josiah Wedgwood. Elle oublie également les nombreuses contributions qui suivirent le livre de McKendrick et Alt et qui n’étaient certainement pas, elles, « néo-libérales ». Personne ne niera l'existence de différences nationales, qu'explique l'utilisation de sources différentes, mais deux livres comme ceux de Daniel Roche, Le peuple de Paris (1981) et celui de Peter Earle, A City Full of People (1994) peuvent suggérer qu’il existe des intérêts communs et des choix méthodologiques partagés. En outre, on a vu paraître au cours des dix dernières années, des travaux sur l’Espagne, les Pays-Bas ou la Scandinavie, pour n’en citer que

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quelques-uns, qui soulèvent des questions qui ne rentrent ni dans le cadre de la consommation de masse ni dans celui d’une anthropologie du quotidien. La littérature sur le sujet est désormais abondante si bien qu’il est devenu difficile de distinguer les différents courants et, plus important encore, d’identifier une position claire du XVIIIe siècle par rapport au XVIIe siècle et au XIXe siècle. La référence au « long dix- huitième siècle » est d’usage courant en Grande-Bretagne, dans la mesure où l’étude de cette période s’étend à la fois à la deuxième moitié du XVIIe siècle et à la première moitié du XIXe siècle. Le problème avec cette périodisation est qu’elle nous fait perdre le sens et la mesure du changement. Le XVIIIe siècle a toujours refusé d’être perçu comme un « pas vers la modernité » et a revendiqué une identité propre. Ce faisant, le danger est grand de se retrouver isolé. Leora Auslander

13 S'il s'agit de distinguer des objets d’études plutôt que des périodisations, la distinction reste utile. Je vois deux avantages à comprendre la seconde approche comme celle qui met l’accent sur le « quotidien » et la « culture matérielle » par opposition à la société de consommation (et non pas comme une approche qui se concentre sur la longue durée plutôt que sur le temps court, ce qui est une autre discussion). D’abord, cela oblige le chercheur à aborder l’étude des objets et de leur sens potentiels avec un esprit ouvert. Alors que le travail généalogique est évidemment important, il est tout aussi crucial que les historiens essaient de penser le passé dans ses propres termes. Les objets n'ont pas toujours eu le même rôle et la même place au fil du temps. Si l’on se limite à vouloir comprendre l'origine de notre rapport actuel aux choses, on risque de passer à côté de ce qui est intéressant et important au sujet du passé. On s'expose également à des risques supplémentaires d’anachronisme. C’est une erreur de croire que l’acquisition et la mise en scène des objets du quotidien sont systématiquement les lieux où se forment les identités individuelles et collectives ou le sens social. Ensuite, et cette remarque découle de la précédente, l’approche par la culture matérielle évite la quête apparemment incessante pour dater toujours plus tôt le début de la « société de consommation » ou même de la « consommation de masse ». Quand on en vient à définir le XVe siècle comme une période caractérisée par la consommation de masse, on peut considérer que le concept a perdu tout son sens. Ceci étant dit, la transformation du XVIIIe siècle a été d’une importance cruciale tant elle a façonné notre compréhension de la modernité.

14 Dans vos travaux, vous avez utilisé et problématisé la figure du consommateur ainsi que les notions de marché et de consommation. Quelles définitions en donnez-vous ? Certains historiens ont proposé la thèse d'une révolution de la consommation au XVIIIe siècle, qu’en pensez-vous ? Giorgio Riello

15 Je suis très heureux que cette question soit posée dans la mesure où je réalise que les historiens se réfèrent à des définitions très différentes. La remarque est valable pour moi qui ai utilisé des notions assez variées de consommateur, consommation et de marché en fonction des besoins. Il est frappant qu’à la différence des débats des années 1970 et 1980 sur la proto-industrialisation, la discussion sur la société de consommation au XVIIIe siècle n’a pas prêté beaucoup attention aux définitions des concepts qui sont justement au coeur du débat. Deux raisons peuvent expliquer cette situation : d’abord, la discipline qui aurait raisonnablement pu fournir des définitions et des modèles – l’économie – s'est avérée plutôt inutile pour toutes les questions liées à la consommation. Dans son ensemble, l’histoire économique continue de tenir l’histoire

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de la consommation pour quelque chose de suspect. C’est pourquoi nous disposons davantage de bons exemples d’histoires sociales et culturelles du consommateur, du marché et de la consommation plutôt que d’histoires économiques. Ensuite, l’imprécision des définitions s'explique par le fait que les études portant sur la consommation ont été conçues de façon ascendante, en partant des archives pour créer un tableau général plutôt que le contraire. Il s’agit là bien sûr d’une généralisation, dans la mesure où ces discussions ont aussi mobilisé des chercheurs comme Jan de Vries, l'un des historiens économiques les plus importants de sa génération, doté d’une solide formation économique et par là même intéressé par l’élaboration de modèles. La « révolution industrieuse » proposée par de Vries – un concept emprunté à l’histoire économique japonaise – a l’ambition de rassembler le travail et les comportements du consommateur en soutenant qu’au cours des trois derniers siècles c’est l’intensification du travail affecté à la production de biens destinés à être vendus sur le marché qui a permis aux gens de pouvoir consommer davantage. Travailler plus pour consommer plus : rien de plus vrai dans la société d’aujourd’hui. Mais le modèle proposé par de Vries est aussi une réponse à l’idée de « révolution de la consommation » comme changement radical dans la taille, la nature et l’impact de la consommation sur la vie des gens au cours du XVIIIe siècle. Personnellement, je trouve le concept utile quand il s'agit d'enseigner aux étudiants de première année. Mais si l’on considère les travaux des principaux participants à ces débats – la sainte trinité McKendrick, Porter et Brewer, mais aussi Weatherill et Berg pour l’Angleterre, Shammas et Breen pour l’Amérique, Shamma et Blondé pour les Pays-Bas, Yun-Casalilla pour l’Espagne, etc – on s'aperçoit qu’il faudrait plutôt parler d’« évolutions de la consommation » caractérisées par différentes chronologies du changement. Colin Jones

16 C’est à McKendrick, dans les années 1970 et 1980, que l’on doit l’idée d'une révolution de la consommation, à une époque où il était encore à la mode chez les historiens de découvrir des révolutions dans tous les aspects possibles et imaginables du passé. Le mot fait encore l’objet d’un emploi abusif et le moins que l'on puisse espérer des discussions actuelles serait qu'en émerge une terminologie analytique plus sobre et plus utile. Les changements dans le comportement des consommateurs sont certainement assez évidents pour justifier l’attention des chercheurs, notamment en France et dans le monde anglo-saxon. Pourtant, là aussi, l’échelle et la pénétration du marché, surtout en dehors des milieux urbains, doivent être débattus, comme Leora Auslander l'a récemment montré. Par ailleurs on peut détecter des changements notables dans le comportement des consommateurs dans d’autres sociétés plus éloignées dans le temps (l’Italie de la Renaissance, par exemple, comme l’ont montré les travaux d’Evelyn Welch)7. Il faudrait probablement recommander d’éviter l'expression « révolution de la consommation » jusqu’à ce que l’idée générale du comportement des consommateurs au cours de la période moderne ait été définie de façon plus précise. Leora Auslander

17 Les recherches menées ces trente dernières années ont démontré l’existence d’une augmentation de la quantité de biens disponibles, de même qu’un changement de leur nature, de leur prix et de leur sens au cours du XVIIIe siècle dans l’ensemble du monde atlantique. Je ne suis toutefois pas convaincue que l'expression « révolution de la consommation » est adéquate pour définir correctement ces transformations. Une telle révolution impliquerait une modification de la signification des objets à un point tel

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que l'identité individuelle et collective de la plupart des gens en viendraient à découler prioritairement des produits qu’ils achètent. J'avancerais cependant que – même si l'on ne peut dire ni pour l’Amérique coloniale ni pour la France du XVIIIe siècle que la société de consommation s’y soit développée au point de façonner les identités individuelles et collectives – l'accessibilité des biens de consommation et la publicité de plus en plus sophistiquée utilisée pour les vendre, ont rendu possible une nouvelle façon de penser la place des objets dans la production du sens social et du changement politique. Cette position suppose implicitement qu’un « consommateur » n’est pas simplement une personne qui acquiert et utilise des biens ; dans ce cas tout le monde est un consommateur. On ne peut être un consommateur qu’à partir du moment où l’on dispose d’un accès économique à une variété de biens symboliquement riches, librement consommables sans lois somptuaires ou toute autre forme de régulation, ainsi qu'à des informations sur ces produits (sous la forme de publicités, de conseils et d’exposition), de façon à permettre à l’individu de faire des choix raisonnablement libres sur les biens qu’il acquière. Daniel Roche

18 Je ne crois pas avoir eu une utilisation originale de la notion de marché, autre que le lieu de la réalisation des échanges. Le développement commercial du XVIIIe siècle a entraîné une extension des transactions et une transformation des marchandises. Dans la ville, les différents aspects de ces changements sont fondamentaux, car ils conduisent à s’intéresser à la hiérarchie et à la fonction des lieux et des modes de l’échange. La circulation des marchandises où se jouent les transformations de la consommation passe par les boutiques qui acquièrent une nouvelle visibilité, le shopping, mais aussi par les formes de la revente, le regrat alimentaire, le fripier, le neuf et l’usé, ont place dans la vente, mais autrement aussi, le don et le vol. Ce qui justifie que l’on doit replacer les controverses économiques sur la liberté et le contrôle dans une perspective élargie, ouverte à la figure des consommateurs et à l’analyse des comportements individuels révélés dans l’étude des choix et des goûts, soit encore par l’examen des relations sociales qui leur donnent sens. Une autre définition du marché est peut-être nécessaire pour ne pas projeter l’interprétation standard résultant de la définition par la décision libre des choix individualisés et des offres autonomes. C’est un marché qui se dévoile dans la société des consommateurs de l’Ancien Régime avec des niveaux d’implication diversement développés. Beaucoup de choses restent à étudier dans les campagnes et dans les villes pour en comprendre le fonctionnement, soit les actions et les réseaux des individus, des forces culturelles et politiques, donc des normes explicites ou implicites qui encadrent les consommations. Pour dire bref et donner un seul exemple, on n’a toujours pas prouvé l’action efficace des lois somptuaires. S’il y a une révolution de la consommation, elle s’est faite progressivement, mais avec une avancée urbaine décisive comme l’a montré Jean- Claude Perrot à Caen et d’autres ailleurs. La société des consommateurs fonctionne sans doute simultanément à l’économie marchande, à l’économie non marchande et à l’économie non monétaire comme l’a écrit Polanyi. La consommation vise à la fois le gain, le profit, mais aussi les relations réciproques, la vie matérielle et les réseaux sociaux qu’elles relient.

19 Dans l’histoire des révolutions politiques du XVIIIe siècle, le boycott, l’encadrement des prix (notamment la question du maximum) et le refus des taxations apparaissent comme des moments clefs, parfois déclencheurs, notamment en France et dans l'Angleterre coloniale. Peut-

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on dire que le phénomène nouveau de la consommation a préparé, voire provoqué les révolutions politiques en France et sur le continent américain ? Ou au contraire, ce phénomène est-il cantonné à la sphère domestique et privée ? Leora Auslender

20 Les nouvelles idées – comme celle qui veut que les objets possédés par les gens ordinaires aient un sens symbolique et affectif ; ou celle qui suppose que les gens sont liés les uns aux autres par les styles et les goûts qu’ils partagent – générées par le développement de la consommation ont bel et bien créé la base essentielle aux réflexions révolutionnaires sur la place de la culture matérielle dans la transformation politique. J’irais jusqu’à soutenir que les transformations de la culture marchande au XVIIIe siècle ont joué un rôle capital dans la forme prise par les révolutions américaine et française et ce faisant leur impact ne s'est certainement pas limité à la sphère domestique ou à la sphère privée. Le fait qu'il existe de nombreuses sources textuelles et iconographiques qui témoignent des usages explicitement politiques de la culture matérielle, indique que pour les acteurs des révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe siècle les objets avaient leur importance – même les choses les plus banales avaient leur place dans la transformation révolutionnaire. Des efforts ont été faits pour révolutionner l’habillement, les formes architecturales, et la vaisselle (entre autres choses). Qu’il s’agisse d’obtenir l’indépendance, ou de faire tomber la monarchie et créer une république, les révolutionnaires de l’aire atlantique de la fin du XVIIIe siècle ont cru dans le pouvoir pédagogique et figuratif de la culture matérielle.

21 La politisation du vêtement dans les révolutions américaine et française en est un exemple saillant. De part et d'autre de l'Atlantique, les acteurs politiques étaient convaincus de l’importance de l’habillement dans la dynamique transformatrice ; mais il existe aussi des différences significatives entre les deux contextes. Élément clé du vestiaire révolutionnaire américain, le homespun est un vêtement qui a pour caractéristiques essentielles d'être réalisé au sein du foyer ou sur la propriété de celui qui le porte, à partir d’une pièce de tissu produite sur place, dans les colonies américaines et non importé d'Angleterre. Il s'agit donc d'un produit domestique dans les deux sens du terme, au sens social, à la maison, c'est-à-dire chez soi, et à la maison au sens politique, c'est à dire sur le continent américain. Le vêtement acquiert ainsi une signification particulière pour celui qui le porte : il englobe tout à la fois l'idée d'indépendance, d'autonomie et de maturité politique. Le pantalon emblématique des sans-culottes est quant à lui un vêtement traditionnellement porté par les hommes des classes laborieuses (même s'il se trouve des artisans en milieu urbain qui s’en accommodent). Porté avant la Révolution, il signale immédiatement l’appartenance sociale de son propriétaire. Au cours de la Révolution, le port délibéré de ce vêtement devient un signe d’appartenance politique et non plus de classe. Et il est tout à fait révélateur que dans la Révolution américaine, le vêtement incarne la nation qui n’a pas encore d’existence concrète, tandis qu'en France, il devient le symbole d'une classe sociale (ou un groupe si l’on préfère éviter la référence aux classes) privée du pouvoir politique. L'étude de la mode vestimentaire éclaire alors les enjeux fondamentaux de chaque révolution.

22 Deux autres choses distinguent encore le homespun américain du pantalon des sans- culottes. Premièrement, notons que si des deux côtés de l'Atlantique les hommes comme les femmes utilisent les vêtements à des fins politiques, dans le cas français il s'agit d'un vêtement par définition masculin. Il n’existe pas d’équivalent féminin au

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pantalon des sans-culottes, c'est à dire un type de vêtement directement associé aux femmes des milieux populaires. Celles qui souhaitent être perçues comme sans-culottes se contentent simplement de porter des vêtements modestes. À l'inverse, dans la mesure où le homespun fait davantage référence à un mode de fabrication qu’à un type de vêtement particulier, il est adopté aussi bien par les hommes que par les femmes.

23 Deuxièmement, alors que dans la France du XVIIIe siècle comme dans l’Amérique coloniale le tissage est une activité essentiellement féminine et que la production de vêtements par les foyers ruraux est importante, l’habit des sans-culottes n'est pas associé au foyer familial, ni aux femmes ni à la maison. À l'inverse, ces associations sont fortes pour le homespun. Le boycott des produits manufacturés venus d’Angleterre et leur remplacement par des produits américains, stratégie politique fondamentale de la Révolution américaine, a été essentiellement mis en œuvre par les femmes. Dans l’Amérique de la fin du XVIIIe siècle, les femmes sont à la fois consommatrices (elles constituent la plus grande partie de la demande de produits de consommation) et – du moins dans certaines régions – productrices de produits domestiques. Lorsque l’appel au boycott des étoffes venues d’Angleterre fut lancé, on a attendu des femmes qu’elles s’abstiennent d’acheter des tissus importés. Pendant les années de guerre, on leur a aussi demandé d’augmenter significativement leur production de vêtements, non seulement ceux destinés à leur usage personnel, mais également pour fournir l'armée. En Amérique, l’imbrication particulière du public et du privé, l’importance de la maison, à la fois au sens littéral et politique, le rôle central du mouvement de boycott (et par conséquent de l’importance accordée à la production domestique) et enfin l’importance des femmes dans la production et la consommation de produits textiles, a conféré à ces dernières une place politique singulière dont on a pu mesurer l'effet à long terme.

24 Explorer la Révolution américaine au miroir de l'expérience française à l’aide du homespun et du pantalon des sans-culottes permet de complexifier les idées reçues sur les différences nationales et d'enrichir notre compréhension de chaque processus révolutionnaire. Même si les révolutionnaires puis les citoyens américains se sont montrés beaucoup plus timides que les Français sur la question du pouvoir de l’État et de ses domaines d’intervention, la politisation du foyer a été en fait beaucoup plus intensive et étendue aux États-Unis qu’elle ne l’a été en France. Privées de la participation politique formelle, les femmes américaines n'en ont pas moins conservé un sens aigu de leur rôle et de leur capacité d'action sur le plan national. En France, la politisation de l’espace public fut totale, mais l’engagement de la Révolution à l’égard de la liberté et la définition qu’elle en proposait excluaient le foyer familial de la vie politique et par conséquent les femmes dont la maison était considérée comme un abri. Colin Jones

25 Dans mon article « The Great Chain of Buying », paru en 1996 dans l'American Historical Review, j’avais cherché à montrer comment le marché (saisi à travers le monde de la publicité publiée dans les journaux) en produisant une vie publique plus harmonieuse et de nouvelles formes de citoyenneté, favorise et contribue à façonner de nouvelles manières d'appréhender l’identité sociale ainsi qu’une vision neuve et optimiste de la place du marché. Timothy Breen a proposé une interprétation similaire concernant la Révolution américaine8. Pour une grande majorité d'entre-eux, les révolutionnaires de 1789 ont été formés par le marché ; on pourrait d'ailleurs utilement appliquer cette idée de marché aux Lumières comprises comme un marché des idées. La France de 1789

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comptait davantage de révolutionnaires « consommateurs », favorables au marché, que l'inverse. En général, les historiens n’ont pas perçu à quel point l’engagement politique révolutionnaire s’est accompagné de l'acceptation du marché bien plus que de sa critique ou de son rejet. On en a fait plus qu’il n’aurait fallu sur la politique de la vertu d’un Robespierre, dont les opinions sur le sujet étaient pourtant loin d’être représentatives et sont parfois même contradictoires (l’apôtre de la vertu républicaine n'était-il pas lui-même un gros consommateur de poudre à cheveux ?). En 1999, dans un article écrit avec Rebecca Spang, nous avons cherché à montrer combien même les sans-culottes de l’an II se sont adaptés aux nouvelles normes de consommation9. La liste des produits dont le prix fut fixé par la loi du Maximum n’a rien de spartiate, et témoigne de l’immense extension du marché au cours du siècle. Les denrées alimentaires autrefois luxueuses sont devenues des nécessités pour les masses populaires de l'an II. Au grand dam de Robespierre, les sans-culottes ont manifesté autant pour réclamer du sucre que pour réclamer du pain10. L’économie morale est un concept à géométrie variable. Il peut être utile de garder ceci en tête lorsque que l’on discute des formes de résistance comme le contrôle des prix et la taxation populaire, qui déjà à l'époque pouvaient se targuer d'une histoire longue, entamée bien avant la montée en flèche de la demande des consommateurs à la fin du XVIIIe siècle11.

26 Enfin, mais faut-il le préciser, la conséquence politique d’une place plus importante au sein du marché diffère en fonction du contexte. Les conséquences postulées plus haut pour la France et l’Amérique sont bien différentes dans le cas de l’Angleterre. Il serait également utile de prendre en compte le rapport entre le comportement des consommateurs et les attitudes politiques en dehors du contexte anglo-américano- francais au sein duquel la plupart des travaux dans ce domaine semblent avoir été écrits. À l'heure actuelle, les autres historiographies nationales ne semblent pas faire beaucoup de cas du phénomène consumériste (malgré les facteurs de la globalisation discutés plus bas). Giorgio Riello

27 J’ai dû aller vérifier les deux étagères qui dans mon bureau sont dédiées à l’histoire de la consommation. Je suis désolé mais je ne partage pas l'opinion de mes collègues sur le sujet. J’inclus tout ce qui a été dit au sujet de l’excellent travail de Timothy Breen pour l’Amérique coloniale, l'idéologie du homespun de Michael Zakim, les recherches menées par Colin et Leora, mais aussi par Rebecca Sprang, Richard Wrigley et Ulrich Lehman. Et malgré ce qui apparaît comme la preuve indéniable que les chercheurs ont travaillé dur pour mettre en évidence le rapport entre consommation et révolutions politiques, je pense que la démonstration est loin d’être convaincante et ce pour deux raisons. D’abord, la « consommation » a-t-elle « préparé » ou « provoqué » les révolutions ? Je vais peut-être passer pour un chercheur tatillon, mais je ne crois pas que l’on puisse mettre en évidence de corrélation claire. On a le sentiment que ce qui s’est produit dans la « sphère du consommateur » allait dans le même sens que ce qui était en train de se passer dans la sphère politique, le marché allant jusqu'à reprendre à son compte le discours politique dominant, mais j’ai bien peur que dans leur grande majorité les gens qui vivaient à cette époque n’étaient pas mus par la consommation et que celle-ci n’a joué qu'un rôle mineur dans la constitution de leurs idéaux et la mise en forme de leurs actions. Ensuite, et c’est peut-être le point le plus important, j’ai réalisé en faisant cet exercice de vérification dans mes étagères que les travaux évoqués plus haut se trouvent au beau milieu d’un océan de publications sur la consommation qui ne

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s'intéressent en aucune manière au rapport entre les révolutions politiques et la consommation au XVIIIe siècle. Leurs auteurs semblent plus préoccupés par la consommation de thé et les scènes de conversation (qui dépeignent généralement la vie des familles aisées en train de prendre le thé) que par la Boston tea party. Et je ne parle pas des travaux sur la mode, les commodités, la décoration d’intérieur, le luxe etc. : tous font la part belle à la sphère domestique et privée mais aussi à la question de la sociabilité et à la problématique des interactions sociales qui se développent autour de la consommation (du shopping à l’échange de politesses, en passant par les cures thermales à Tumbridge Wells et à Bath). J’ai le sentiment que nous avons créé un consommateur moyen du XVIIIe siècle un peu trop semblable à notre propre expérience et à notre propre identité : un personnage plutôt civilisé mais fainéant, davantage préoccupé par le type de boucle à porter avec telle ou telle paire de chaussures que par le destin du monde. L’histoire de la consommation est aussi très féminine, il semble que nous en sachions beaucoup plus sur le rapport des femmes à la consommation que sur celui des hommes. Daniel Roche

28 L’intérêt pour la réaction à tout ce qui concerne les prix, l’encadrement du marché, ne peut se démentir dans l’étude des révolutions, au XVIIIe siècle, après. Le refus des taxations est toutefois à replacer dans une perspective qui a été développée par Dominique Margairaz et Philippe Minard12. Le contrôle des prix qui a survécu à la Révolution française est une traduction de l’Économie morale de la foule, analysée par E.P. Thompson, et Steve Kaplan en a montré de façon quasiment définitive les implications, même si celles-ci ont été nuancées dans le long terme. Ce qui est à retrouver, c’est la diversité qui est à l’œuvre dans le mouvement divers des taxes urbaines, de la surveillance des prix, du contrôle des marchés et des marchands, du Maximum, et aussi ce que visent les consommateurs et leurs représentants. Le phénomène de la consommation n’a pas le même sens selon l’articulation des consommateurs au marché, selon les produits. Les troubles de la Révolution et l’élargissement des exigences qu’ils révèlent en matière de taxe montrent aussi l’élargissement des consommations, le savon, le sucre, le coton, par exemple, en même temps que la diversité des dispositifs de contrôle. L’histoire du Maximum imposé par les circonstances montre comment la consommation étendue à tous les biens, généralisée à toutes les catégories sociales a participé au passage de l’économie morale à l’économie nouvelle où la circulation est l’âme du commerce. C’est peut-être là que la sphère domestique, résultant de l’industrious revolution, la révolution de la consommation qu’on peut lire dans l’histoire des budgets (présentée dans l’Histoire des choses banales) rencontre les exigences collectives. La consommation élargie fait que la protestation ne vise plus seulement la défense pour la survie à l’œuvre dans les émeutes de la faim, mais le maintien d’un niveau de vie et d’une consommation variée. Là réside peut-être l’importance décisive de la transformation des mœurs du XVIIIe siècle.

29 Le commerce apparaît aussi comme un catalyseur du changement politique, un accélérateur des temporalités. Peut-on dire que le commerce et l’économie atlantiques ont favorisé l’exportation de la révolution sur le continent américain (dans l’Angleterre coloniale, à Saint-Domingue, mais aussi dans les colonies latino-américaines au début du XIXe siècle) ? Plus généralement, comment l’histoire globale, en décentrant le regard, a-t-elle permis de changer le point de vue sur les révolutions du XVIIIe siècle, entendues au sens large ?

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Colin Jones

30 La thèse de la Révolution atlantique, prêchée dans les années 1950 et 1960 par Jacques Godechot et l’historien américain Robert R. Palmer, cherchait à mettre les révolutions française et américaine au centre d’un enchaînement de révolutions supposées « démocratiques » de part et d’autre de l’Atlantique au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle13. À l’époque, Godechot et Palmer se sont retrouvés confrontés à un torrent de critiques, ils furent accusés notamment de s'en prendre – sacrilège – au statut de la Révolution française, notre mère à tous, et leurs arguments furent jugés comme une tentative idéologique visant à légitimer l’existence de l’OTAN ! Certes, la nature soi- disant « démocratique » de bien des soulèvements de la fin du XVIIIe siècle pourrait être questionnée, et les aspects téléologiques de l’hypothèse Palmer-Godechot en faveur du bloc de l’Ouest apparaissent aujourd’hui extrêmement datés. Pourtant, ces dernières années, quelque chose qui ressemble beaucoup à la thèse de la Révolution atlantique a de toute évidence fait un retour, notamment, mais pas uniquement, chez les chercheurs anglais et américains. L'ouvrage dirigé récemment par David Armitage et Sanjay Subrahmanyam, The Age of Revolutions in Global Context, 1760-1840, témoigne du chemin parcouru depuis Godechot et Palmer, mais souligne également qu’il reste beaucoup à faire : le chapitre sur la Révolution française brillamment rédigé par Lynn Hunt montre combien il est toujours difficile de penser la Révolution française comme un phénomène transnational. « L’âge des révolutions » ne s’est pas arrêté en 1799 (comme Palmer le pensait), il s’étend à la fois à la Révolution haïtienne et aux révolutions de l’Amérique espagnole au début du XIXe siècle. Les auteurs qui ont contribué à l’ouvrage dirigé par Armitage et Subrahmanyam élargissent la perspective à la fois dans l’espace et dans le temps, en travaillant dans un cadre véritablement mondial. Cet élargissement se traduit notamment par un regain d’intérêt des historiens pour l’histoire du sous-continent indien. L'idée d’une interconnexion globalisée, rendue perceptible par l'étude fine de la production et de la consommation de biens manufacturés, semble indiquer que la quête pour trouver des points de convergence entre le comportement des consommateurs au long d’un XVIIIe siècle et l'existence d'un mouvement politique de transformation de la société dont l’impact est évident bien après 1800, est de nouveau d’actualité. Leora Auslander

31 Penser en terme de monde atlantique plutôt que de se concentrer sur les histoires nationales change fondamentalement la perception des dynamiques à l’œuvre dans ces premières révolutions modernes. Compte tenu que l’interconnexion économique est essentielle au développement de la société marchande et que ce développement est lui à l'origine des recontextualisations de l'ordre social qui sous-tendent les soulèvements politiques, ces révolutions nous apparaissent maintenant définitivement pour le moins « atlantiques », sinon « globales », par nature. Par exemple, les Africains réduits à l’esclavage ont traversé l’Atlantique pour travailler en Amérique du Nord et ce faisant, par leur travail, ils ont influencé les formes culturelles de cette société. Les colons venus d’Angleterre, de France, des pays germaniques et des Pays-Bas ont certes commencé de nouvelles vies en Amérique du Nord, mais ils n'en ont pas moins conservé des liens avec l’Europe. Les livres, le thé, la porcelaine, les étoffes, les miroirs et les partitions de musique ont aussi traversé l'océan. L’histoire du commerce et des révolutions du XVIIIe siècle est ainsi fondamentalement et nécessairement une histoire « atlantique » dans le sens qu’il s’agit d’une histoire rendue possible par les

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mouvements et l'interconnexion des hommes, des biens et des idées permis par cet espace maritime. Giorgio Riello

32 On peut aussi comprendre le développement du commerce comme le signe de l’interconnexion croissante du monde au XVIIIe siècle. Et bien évidemment les marchands n’amènent pas avec eux que des biens de consommation. L’Atlantique est ainsi un bon exemple de création de structures de longue distance qui soutiennent un système économique nouveau, à la fois par son échelle et par sa portée. Les colonies sont synonymes de réserves ou de ressources (naturelles mais aussi agricoles comme c’est le cas avec le sucre, le cacao ou le coton) tandis que les colons (et leurs subordonnés, esclaves ou paysans libres sous contrat) forment le marché. Ce récit européo-centré est valable à la fois pour l’Amérique du Nord française et anglaise et pour l’Amérique du Sud espagnole et portugaise. Il montre toutefois combien les intérêts de la métropole peuvent être différents de ceux des colons. Des tensions s’ensuivent. Mais il y a encore deux autres aspects à cette question. Le premier est la guerre plutôt que la révolution. La Guerre de Sept Ans est un des plus grands rééquilibrages du pouvoir global au XVIIIe siècle. Elle éclate au milieu du siècle, c’est un tournant fondamental dont les répercussions affectent non seulement l'Europe et l'Amérique du Nord mais également l'Asie. Et ceci nous amène au deuxième point de votre question au sujet de la perspective globale. Le commerce avec l’Asie consistait principalement à faire venir des produits manufacturés (des cotonnades en particulier). Il a conduit à une expérience coloniale d’un autre type. On trouve dans le livre dirigé par Armitage et Subrahmanyam une carte intéressante qui rappelle l'existence au niveau mondial d'un grand nombre de révoltes majeures, de guerres et de révolutions qui n’ont rien à voir, sinon pas grand-chose, avec les puissances européennes ou l’expansion commerciale du continent. Elles font néanmoins partie d’une reconfiguration globale de la politique mondiale au XVIIIe siècle.

33 À distance des pratiques de consommation et de la structuration des marchés, quelles sont les lectures savantes et juridiques de cette économie politique et de l’articulation entre marché, régulations économiques et ordre social au XVIIIe siècle ? Les révolutions de la fin du XVIIIe siècle ont-elles fait évoluer les conceptions de l’économie morale et politique ; en d’autres termes, assiste-t-on à une rupture ou à une affirmation du modèle libéral du marché en Europe, mais aussi dans les espaces extra-européens ? Giorgio Riello

34 L’idée d’un XIXe siècle libéral tout droit sorti des soulèvements révolutionnaires européens reste encore très confuse. L’opposition entre le monde économique libéral du XIXe siècle et l’économie protectionniste, mercantile et fortement régulée du XVIIIe siècle est aujourd’hui remise en cause. Du point de vue du libre échange, l’Angleterre est la seule nation européenne ayant embrassé activement les doctrines économiques libérales et, malgré tout, les idées d’Adam Smith n’ont été véritablement mises en pratique qu'à l'horizon des années 1840. Nous devons nous rappeler également que parmi les nombreuses personnalités farouchement opposées aux idées smithiennes se trouvaient des hommes comme Frédéric List, Alexander Hamilton et les Francais Chaptal et Dupin. Au-delà du problème du libre échange, le monde libéral s'impose comme celui de la libre entreprise au sein duquel émergent la firme moderne, la responsabilité limitée et les flux de capitaux importants gérés par de grands établissements bancaires. Les structures sont aussi posées – financières d’une part,

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mais aussi celles qui permettent les communications et les déplacements, pensons simplement au télégraphe, au téléphone, aux voies ferrées – pour connecter entre elles les différentes régions du monde. Williamson et O’Rourke voient le XIXe siècle comme la première phase de globalisation véritable avec l'intégration des marchés mondiaux et la convergence du prix des matières premières. Cependant, tout ceci ne nous dit pas ce qui l’a provoquée. Je vois le modèle libéral non pas tant comme le fruit des révolutions mais comme celui de la Restauration qui a installé l'Angleterre fermement au sommet du système. Il était dans l'intérêt de celle-ci et plus tard des États-Unis d’ouvrir les marchés et de faire pression pour imposer le libre échange et la mobilité du capital et du travail. Le travail de Philippe Minard sur le colbertisme, de même que ses recherches plus récentes sur l’Angleterre, sont utiles car il y montre l’existence de différences importantes entre ces deux nations au XVIIIe siècle, l’Angleterre s’engageant bien avant « l’ère des révolutions » sur le chemin – en terme de structures économiques, d’idées et de conditions – qui mène au monde libéral. Le drame de l’Europe continentale – et la cause du futur incertain de l’Union Européenne aujourd’hui, pourrait-on dire – est qu’elle n’a jamais adhéré pleinement aux idées libérales. Le corporatisme et la régulation dans la France, l’Italie ou même l’Allemagne d’aujourd’hui ne sont pas sans rappeler la régulation économique de l’Ancien Régime. Daniel Roche

35 J’ai évoqué (question 3) le problème de l’économie morale, c’est une des lectures de l’économie politique et de la régulation économique. Elle ne se confond pas avec la régularisation du mercantilisme, avec sa volonté d’unification territoriale et administrative et aussi cette entreprise au service d’une politique, instrument de grandeur politique et militaire. Ce mercantilisme, c’est la théorie d’un système de production de richesse et non de distribution, dit Pierre Deyon, après Eli Filip Heckscher, et par comparaison avec le modèle libéral. On sait par les travaux de Jean- Pierre Hirsch sur le négoce, de Philippe Minard sur les inspecteurs des manufactures et les corporations, de Steven Kaplan sur le complexe frumentaire, les subsistances, le pouvoir et l’approvisionnement, ce qu’il contient. Ces études montrent bien comment fonctionnent jusqu’à la Révolution les systèmes traditionnels et comment ils évoluent face à la commercialisation, au développement technique, à la consommation. C’est aussi pour nous le moyen de découvrir la différence entre le marché tel que le définissent les pratiques des échanges comme lieu social contrôlé et le marché fondateur du libéralisme ouvert au libre jeu de la concurrence et qui ne s’incarne plus comme pour les blés dans des lieux fixes et surveillés. On sait quelle place le marché ancien accordait au Roi, à sa responsabilité de père nourricier, à son rôle pour équilibrer liberté et surveillance. Avec la Révolution, et au XIXe siècle, il reste de cette idée que les taxes et le contrôle garantissent la confiance mais elles n’engagent plus la responsabilité morale et la mission pastorale de l’État. L’individualisme l’a emporté sur l’organicisme et l’inégalité.

36 En aval, il me semble qu’on pourrait rouvrir le chantier en l’élargissant à l’ensemble des produits de consommation de la Révolution, en suivant l’institutionnalisation des théories dans les lois sur la propriété, dans l’instauration du pouvoir des nouvelles élites administratives, des notables qui incarnent le nouveau fonctionnement de la justice, dans le rapport de domination, dans la législation économique et les monopoles d’État. C’est ce qu’a esquissé S. Ayad-Bergougnioux dans sa thèse sur la Bourgeoisie de robe et l’esprit d’État.

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37 En amont, un grand chantier d’histoire intellectuelle européenne est resté ouvert. Il consisterait à analyser, de l’Ancien Régime à la Révolution et au-delà, le rapport religion-économie, pratiques et théories. Si la liaison entre les croyances et les dogmes d’une part, l’économie d’autre part, a été parmi les préoccupations de Max Weber, on a rarement tenté d’analyser les effets du développement économique en reliant valeurs religieuses, normes et pratiques avec les analyses théoriques et les comportements. Par rapport à notre temps, c’est un moyen de se demander comment on est passé de l’économie religieuse, morale, à la religion de l’économie avec ses temples, ses prophètes, ses écritures.

38 À partir d’une historiographie sur le marché et les consommations, il semblerait que la réflexion porte désormais de plus en plus sur la culture matérielle et l’anthropologie du quotidien des révolutions, étudiée à partir des objets — y compris ceux qu’elles produisent, même les plus éphémères (objets portatifs ou décoratifs, d’actualité ou commémoratifs, vêtements, iconographies). Que nous apprend ce materialturn des révolutions ? Dans quelle mesure les révolutions transforment-elles le rapport aux objets du quotidien mais aussi produisent-elles de nouveaux types d’objets, avec une iconographie et des usages spécifiques ? Leora Auslander

39 Dans le contexte français comme dans le contexte américain, l’habillement et les objets du quotidien occupent une place incontournable, à la fois parce qu'ils sont partie intégrante de la transformation révolutionnaire, mais aussi parce qu'ils sont utilisés comme support pour la célébrer ou la commémorer. En Amérique du Nord, les travaux de couture occupent une place particulièrement importante, aussi bien pendant la période révolutionnaire qu’après l’indépendance. Dans les foyers américains, la fabrication de courtepointes est une façon typique de célébrer la Révolution. Sur certaines sont reproduites des images patriotiques, si bien que les familles peuvent littéralement s’endormir au contact des symboles de la nation. Ces travaux commémorent aussi des événements importants de la Révolution. Le motif connu sous le nom de « The Burgoyne Surrounded » (L'encerclement de Burgoyne) a ainsi été spécialement créé pour célébrer la bataille de Saratoga (17 octobre 1777) au cours de laquelle les 6 000 soldats britanniques conduits par le général John Burgoyne furent encerclés et défaits par l’armée américaine. La réalisation des courtepointes et des broderies est une activité qui très lente : ces symboles, ces visages et ces lieux chargés de significations politiques ont d’abord pris forme dans l’esprit des femmes avant d’être réalisés à la main, au sein du foyer, pendant de longs mois, voire de longues années. La réalisation et l’utilisation d’objets du quotidien s’imposent alors comme une modalité particulière de la formation de la conscience politique. La politisation qui en résulte s’est prolongée bien au delà du moment révolutionnaire.

40 Dans le cas américain, la politisation intense de la vie familiale et le rassemblement de femmes produisant et consommant volontairement des biens américains se sont poursuivis au cours du XIXe siècle. Le savoir-faire des femmes américaines s'est manifesté dans deux domaines : l'organisation des consommateurs et la réalisation d'ouvrages de couture et de décoration pour soutenir le mouvement abolitionniste et la lutte contre l'alcoolisme. Les abolitionnistes ont repris l'idée du boycott (cette fois des produits issus du travail des esclaves) et celle de la pédagogie du quotidien à travers l’ameublement de la maison avec des objets porteurs d'un message abolitionniste. Les motifs que l'on rencontre le plus souvent représentent l’intérieur d’un bateau négrier dans le but de donner à voir l’espace brutalement confiné consacré à la marchandise ;

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un esclave agenouillé levant ses mains enchaînées en implorant la liberté ; ou des esclaves épuisés sous des plantes tropicales. La plupart des objets sur lesquels ces images ont été reproduites étaient fabriqués à l’étranger. En Angleterre, Josiah Wedgwood a commencé à produire des camées abolitionnistes en porcelaine dès les années 1770 ; ses modèles ont été exportés vers l’Amérique du Nord où les motifs ont ensuite été copiés et distribués. Les femmes ont ainsi acheté des objets très divers, des broches pour leurs vêtements, des gravures pour leurs murs, des services à thé pour leur salon, des carafes pour leur service à petit-déjeuner et des pipes pour leurs maris, qui avaient pour particularité d'être agrémentés de textes et d’images anti- esclavagistes. Utilisés et manipulés quotidiennement, ces objets venaient constamment rappeler à chacun le positionnement politique du foyer ; ils servaient en outre de modèle pour les objets que les femmes réalisaient chez elles.

41 Comme à l'époque de la Révolution, beaucoup de ces objets ont été fabriqués de façon artisanale, à la maison, par des femmes travaillant seules ou en groupe, à l'image de ce porte-aiguille brodé des années 1830-1850, conservé au Peabody Essex Museum et qui représente une esclave agenouillée libérée par une autre femme, transformant le célèbre slogan anti-esclavagiste britannique « Ne suis-je pas un homme et un frère ? » en « Ne suis-je pas une femme et une soeur ? ». La courtepointe réalisée en 1842 par les femmes de l'Indiana Yearly Meeting of the Anti-Slavery Friends of Clinton County, Ohio, et Wayne County, Indiana, après avoir été exclues de l’Indiana Yearly Meeting of Friends à cause du radicalisme de leurs positions abolitionnistes, est un exemple particulièrement spectaculaire d’effort collectif. Chaque femme a d’abord conçu un motif, qu’elle a ensuite cousu sur un carré signé. La courtepointe est le résultat de tous ces éléments uniques mais complémentaires, qui font de l’ouvrage une fois achevé une déclaration audacieuse de responsabilité individuelle et collective. Les femmes afro- américaines se sont elles aussi engagées dans des activités similaires ; si bien que la fabrication de courtepointes est devenue un élément important de l’esthétique noire après l’émancipation. Certaines esclaves affranchies, comme Sarah Sedgwick, ont même réalisé des broderies pour célébrer leur propre liberté. Enfin, des femmes ont organisé des ventes d’objets afin de collecter des fonds pour la cause abolitionniste, à l'image des dix « women managers » de la conférence anti-esclavagiste de Philadelphie qui tous les ans à partir de 1834 ont sollicité des dons de meubles, de porcelaines, d’éventails, d’épingles à cheveux, d’argenterie et autres objets du quotidien, pour les vendre. Dans ce cas, les objets en eux-mêmes n’avaient aucune portée politique, seule la vente en avait. Daniel Roche

42 L’histoire des changements de comportement à l’époque des Révolutions est, à mes yeux, marquée par deux interrogations : celle de la rupture de l’ancien système de circulation des biens et du luxe, celle de la mobilité accélérée dans la dimension locale, nationale et internationale. On n’a pas porté l’attention qu’il mérite à l’effet de redistribution entraîné par la désorganisation du marché, les confiscations, la mise en vente aux enchères, voire la captation des biens par la violence. Ainsi dans le domaine de l’économie équestre, la vente des chevaux du Roi est un événement fondamental pour l’élevage, l’armée, la symbolique du pouvoir, qui n’a jamais été étudié à ma connaissance.

43 Le Material turn des révolutions interroge partout la culture des apparences révolutionnée. Où passent la nouvelle emblématique et l’affirmation des

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contradictions ? L’an II a été de ce point de vue un moment de rupture où les transformations théoriques venues d’en haut — le vêtement étant présenté comme le modèle de la régénération républicaine — rencontrent les capacités d’accueil des populations. Les modèles vestimentaires antérieurs ne sont pas bouleversés, mais comme l’a montré Richard Cobb, des changements de détails apparaissent. Ils sont liés à la spécificité même des circuits vestimentaires de production et de consommation, au rôle du vêtement comme outil d’échange et de revente. C’est dans des détails majeurs, la cocarde, le bonnet rouge, le pantalon, la carmagnole, les sabots, qu’on va saisir la novation temporaire qu’illustreront certains sans culottes qui promeuvent l’idéal du bon citoyen. On le saisit dans les images et dans les recueils de mode comme le Journal de la mode et du goût qu’il faut confronter aux archives judiciaires, car elles enregistrent l’expression des valeurs et de leur écho. Leur usurpation, les déguisements, les jeux de masque qu’observent et contrôlent les policiers en révèlent la capacité politique entre le culte et la dénonciation. La stabilisation révolutionnaire s’accompagne, en tout cas après Thermidor, d’une intense réflexion sur le langage des signes et sur l’affirmation de l’autorité politique par la définition d’un costume officiel. Ceci au moment où la réaction à la Terreur a déclenché la réapparition et l’accélération des modes. Au total, en ce domaine, la Révolution met en valeur deux fonctions fondamentales du vêtement, paraître ou transparaître, révéler ou masquer, et l’on se doute que, de la capitale aux provinces, le mouvement n’a pas eu la même ampleur et des rythmes identiques. Giorgio Riello

44 En disant plus haut que l’histoire de la consommation ne s’intéresse pas à la politique, j’ai consciemment exclu la culture matérielle. D’abord, permettez-moi de dire que je vois le material turn comme découlant de l’idée de consommation. Sans doute, certains critiques pourraient dire que la culture matérielle est la dernière et la pire dégénérescence des études de la consommation. Sans être aussi acerbe, il est indéniable que les historiens sont parvenus à se glisser jusque dans les réserves des musées et se confrontent désormais à toutes sortes d’objets qui sont parfois curieux. Je voudrais vous donner un exemple : le musée Carnavalet à Paris. Au premier étage, le public se voit proposer une collection d’objets assez particulière. Il s’agit d’un reliquaire constitué des objets donnés par Madame Royale à Madame de Tourzel et à sa fille lorsque la famille royale fut emprisonnée au Temple. La collection, absolument fascinante, comprend des portraits de Louis XVI, de la reine, du dauphin et d’autres membres de la famille royale, mais aussi des médaillons avec des cheveux de Louis XVI, de la reine et du dauphin et même un morceau de filet fait par Marie-Antoinette à la Conciergerie. Il ne fait aucun doute que ces objets sont des faux, mais force est de constater qu’ainsi réunis ils traduisent mieux qu'aucun livre le sens du drame ordinaire qui s’est joué alors. Au rez- de-chaussée du musée une enseigne provenant du Palais-Royal est exposée (« Aux Trois Ordres », enseigne de marchand de cocardes de l’époque révolutionnaire - inv. EN 120). Elle témoigne à sa façon de l’aspect mercantile de la Révolution et en particulier de sa tentative pour réformer la consommation et la mode, un sujet qui a reçu beaucoup d’attention ces dernières années. Ces objets (y compris une impressionnante et effrayante tête en cire de Louis XVI bizarrement agrémentée de quelques cheveux douteux) doivent nous amener, sinon à de nouvelles interprétations, du moins à envisager de nouvelles manières d’aborder des sujets bien connus et parfois banals.

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NOTES

1. Jan de VRIES, « The Industrial Revolution and the Industrious Revolution », Journal of Economic History, juin 1994, 54/2, p. 249-70 ; id., The Industrious Revolution: Consumer Demand and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Voir la note critique de Jean-Yves GRENIER, « “Travailler plus pour consommer plus”. Désir de consommer et essor du capitalisme, du XVIIe siècle à nos jours », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/3, p. 787-798. 2. Eric J. HOBSBAWM, The Age of Revolution : Europe 1789-1848, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1962. 3. Kenneth POMERANZ, The Great divergence : China, Europe, and the making of the modern world economy, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; Giorgio RIELLO, Cotton: The Fabric that Made the Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, à paraître. 4. David ARMITAGE et Sanjay SUBRAHMANYAM (éd.), The Age of Revolutions in Global Context, c. 1760-1840, Farnham (GB), Palgrave Macmillan, 2010. 5. Jan de VRIES, « The Industrial Revolution... art. cit ; id., The Industrious Revolution..., op. cit. 6. Neil MCKENDRICK, « Home demand and economic growth : a new view of women and children in the industrial revolution », Neil MCKENDRICK (ed.), Historical Perspectives: Studies in English Thought and society in Honour of J.H. Plumb, Cambridge, 1974. Voir également l'article publié par Margot Finn qui reprend l'argument d'une façon intéressante, « Men's things : masculine possessions in the consumer revolution », Social History, 25, 2000. 7. Evelyn WELCH, Shopping in the Renaisance: Consumer Culture in Italy, 1400-1600 , Londres, 2005. 8. Timothy H. BREEN, The Market-Place of Revolution : How Consumer Politics Shaped American Independence, Oxford, 2004. 9. Colin JONES & Rebecca SPANG, « Sans-culottes, sans café, sans tabac : shifting realms of luxury and necessity in eighteenth century France », in Maxine Berg & Helen Clifford (eds), Consumer and luxury : consumer culture in Europe, 1650-1850, Manchester, 1999. 10. Robespierre : « Le peuple de Paris doit se lever non pour recueillir du sucre mais pour terrasser les brigands ». Discours à la Convention, 25 février 1793, au moment où la hausse du prix du sucre est à l’origine d’émeutes dirigées contre les épiciers. 11. Sur ce sujet, voir les travaux classiques d’ E.P Thompson, George Rudé, Richard Cobb et qui tous soulignent la dimension traditionnelle des formes de contestation liées à l'économie morale. 12. Dominique MARGAIRAZ et Philippe MINARD, « Marché des subsistances et économie morale : ce que “ taxer ” veut dire », AHRF, avril-juin 2008, n° 352, p. 53-99. 13. Jacques GODECHOT et Robert R. PALMER, « Le problème de l'Atlantique du XVIIIe au XXe siècle », Comitato internazionale di scienze storiche. Congresso internazionale di Scienze storiche, Roma, 4-11 Settembre 1955, Relazioni 5 (Storia contemporanea), Firenze, 1955.

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AUTEURS

LEORA AUSLANDER [email protected]

CHARLOTTE GUICHARD [email protected]

COLIN JONES [email protected]

GIORGIO RIELLO [email protected]

DANIEL ROCHE [email protected]

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Sources

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Une correspondance sépharade : 1794-961

Helen M. Davies

1 De l’historiographie révolutionnaire émerge une image de la vie quotidienne bordelaise faite de chaos, de peur et d’incertitude, ainsi que de ruine économique et de désastre politique. Il est rarement question d’amitié entre personnes « ordinaires » ou même, du moins à partir de 1794, d’enthousiasme pour la Révolution elle-même. Et pourtant, pendant que l’économie bordelaise sombrait et que sa communauté marchande était en proie à une période de crise, une série de lettres entre trois négociants sépharades de la ville révèle un récit plus nuancé, où abonde la tenace et réconfortante chaleur de l’amitié et leur reconnaissance aux événements qui leur avaient accordé la pleine citoyenneté. Cette correspondance, entre des hommes qui n’étaient des meneurs à aucune des étapes de la Révolution et qui, sans elle, nous seraient restés inconnus, contribue à l’histoire révolutionnaire de Bordeaux. Ces lettres nous donnent également un éclairage sur l’histoire de cette amitié et sur les émotions d’affection et d’amour qui en ont été le fruit.

2 La période 1794-1796 a été une année charnière pour Bordeaux, précipitant un long déclin. Les événements politiques représentèrent un coût exorbitant. La révolte fédéraliste de l’été 1793 déclencha sur la ville une série de rudes représailles en chaîne et, en octobre, le Comité de salut public à Paris enjoignit à des représentants en mission à Bordeaux d’entrer dans la ville avec 1 650 hommes de troupe afin de la mater définitivement. Un Comité de surveillance établit et une Commission militaire imposa les sanctions. Cette dernière condamna 299 personnes à mort avant d’être abolie en mai 1794. Une mesure spéciale de sûreté générale concernant les négociants cibla systématiquement la communauté marchande, parmi lesquels deux cent négociants furent arrêtés et des amendes punitives furent appliquées, en particulier sur les négociants juifs.2 La communauté marchande de Bordeaux, souffrant déjà de l’effet débilitant du blocus britannique sur l’économie, est dévastée par l’abolition de l’esclavage en février 1794 dans les colonies françaises. Le Comité de salut public à Paris qui, dans sa tentative d’éliminer le modérantisme, avait déjà imposé de sévères restrictions au commerce, fut forcé de mitiger l’effet de ces désastres en mars de cette

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année en levant l’embargo sur la navigation neutre dans le port de Bordeaux. La réintroduction des bateaux américains dans le port avait ainsi partiellement soulagé l’économie à partir de 17953. La reprise est néanmoins entravée par le pouvoir d’achat fluctuant de l’assignat, finalement abandonné en mars 1796 pour être remplacé par le mandat territorial qui fut abandonné à son tour en 1797.

3 Pendant ce temps, la guerre avec l’Espagne qui avait été déclarée en mars 1793, fait subir d’extrêmes privations à la population de Bordeaux. Les réquisitions pour l’armée des Pyrénées occidentales imposent un lourd tribut qui a pesé sur la disponibilité de nourriture, de vêtements et de matériaux de transport. Avec l’abolition de la loi du Maximum en décembre 1794, le prix du pain grimpe de façon vertigineuse et les réserves de pain pour les pauvres sont devenues une nécessité à partir de février 1795. L’inflation était rampante. La famine a emboîté le pas au terrible hiver de 1794-954. Le Directoire, qui était arrivé au pouvoir en novembre 1795, plusieurs mois avant la date de la dernière lettre étudiée ici, a été le témoin d’une initiation périlleuse.

4 Dès le départ, la communauté sépharade de Bordeaux avait accueilli la Révolution pour la liberté et l’égalité qu’elle promettait. En dépit des longs et parfois hostiles débats concernant leur aptitude à l’entière citoyenneté qui fut débattue à l’Assemblée Nationale pendant 1789, leur soutien de la Révolution semble avoir été justifié quand le décret d’émancipation fut promulgué par Louis XVI le 28 janvier 17905. Arrivé 1794, cependant, les circonstances devinrent dangereuses pour nombre de juifs – beaucoup d’entre eux, tel l’armateur, Abraham Furtado, étaient connus comme sympathisants girondins – même si d’autres se considéraient favorisés par le sort6.

5 Isaac Rodrigues et son ami, Isaac Pereire, ainsi qu’un troisième, Mardochée Lopès Fonseca, étaient résidents permanents de Bordeaux, membres respectés de la communauté juive, et, tous, à ce moment-là, décrits comme négociants7. Les antécédents familiaux de chacun étaient caractéristiques des Juifs du sud-ouest, faisant remonter leur origine commune à l’expulsion massive d’Espagne par Ferdinand et Isabelle en 1492. Une communauté comparativement réduite avait trouvé refuge dans la sécurité relative de Bordeaux et de Bayonne et les villes environnantes, atteignant un total de quelque quatre mille cinq cent Sépharades à l’époque de la Révolution8.

6 La famille Rodrigues avait quitté l’Espagne pour s’installer à Bordeaux au début du XVIIIe siècle. Benjamin Rodrigues Henriques, le père d’Isaac Rodrigues, a été décrit de façon diverse comme négociant-cultivateur et comme marchand détailliste ; sa mère, Judith Mendès, était également issue d’une famille sépharade résidant à Bordeaux la plus grande partie du siècle9. Le père d’Isaac Pereire, Jacob Rodrigues Pereire, qui avait quitté l’Espagne pour aller à Bordeaux en 1741, était professeur reconnu pour les sourds-muets, atteignant la position éminente de représentant des juifs sépharades du sud-ouest de la France à la cour de Louis XV et de Louis XVI. Il avait épousé à cinquante-et-un ans une femme de trente ans sa cadette, Miriam Lopès Dias, qui venait d’une famille nantie d’une autre colonie sépharade du Sud-Ouest, St. Esprit-les- Bayonne, aujourd’hui une banlieue de Bayonne. Fonseca, dont la famille avait trouvé refuge à St. Esprit en arrivant du Portugal au début du XVIII e siècle, était une figure notable de la vie communautaire sépharade qu’il avait représentée à de nombreuses occasions dans des forums extérieurs à Bordeaux où il s’installa en 1788. Il avait avec sa femme, Esther de Daniel Delvaille, également une ancienne résidente de St. Esprit, une famille composée de trois filles et d’un fils.

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7 Aucun de ces trois correspondants n’avait de lien de parenté au départ, bien que ces liens allaient se créer : en octobre 1794, Rodrigues épouse la fille de Fonseca, Sara- Sophie, et Pereire épouse son autre fille, Rebecca-Henriette, en 1800.

8 Les lettres qui font partie des archives de la famille Pereire à Paris, ne sont pas nombreuses : il y en a trente-deux. Outre quatre lettres d’autres correspondants, on y trouve quelques documents officiels. Les trois ont correspondu entre mai 1794 et septembre 1799, écrivant en français avec seulement de rares références au judéo- espagnol (Ladino), la langue séculaire des Sépharades, mais jamais en hébreu.

9 À la différence de la plupart des Sépharades de Bordeaux qui soutenaient la cause des girondins, les activités de Fonseca et de Pereire à Bayonne en 1791 démontrent clairement qu’ils étaient tous les deux jacobins. Une lettre de Rodrigues indique qu’il était également un sympathisant jacobin. À la chute de Robespierre en juillet 1794, Fonseca s’est retrouvé forcé de revenir précipitamment et clandestinement à Bordeaux10.

10 La première lettre existante est de Rodrigues à Pereire datée du 2 prairial an II (21 mai 1794). Elle se réfère à une lettre précédente de Pereire datée du 28 floréal an II (17 mai 1794). La dernière lettre dans la série a été écrite de Paris par Fonseca et envoyée à Bordeaux pour Pereire, le 24 fructidor an VII (10 septembre 1799). La collection présente une ultime lettre écrite quatre ans plus tard par Pereire, qui se trouve alors à Bordeaux, à destination de Rodrigues, à Paris. Les lettres étaient donc écrites au moment où l’un ou l’autre s’absentait de Bordeaux, que ce soit à Bayonne où Fonseca se trouvait au début de la correspondance et où Pereire s’est engagé dans l’armée des Pyrénées-Occidentales ; à Rochefort où Fonseca est allé en 1795 pour des motifs qui restent incertains, mais vraisemblablement professionnels ; à Toulouse où Pereire a rejoint l’état-major du Général Desnoyers au début de 1796 ; ou à Paris où Rodrigues s’était installé définitivement vers la fin de 1796 et où Fonseca l’a retrouvé temporairement en 1797 et en 1799. Le contenu des lettres est parfois codé ou les mots sont abrégés, en particulier les passages qui concernent leurs relations d’affaires, ce qui engendre quelques difficultés de transcription.

11 Dix-sept des trente-deux lettres disponibles ont été choisies pour l’édition présente. Quatre d’entre elles ont été écrites entre juin et septembre 1794, toutes adressées à Pereire par Rodrigues bien que l’une ait été rédigée au nom de Fonseca. Dix lettres datent de 1795, la plupart pendant les mois de novembre et décembre. Six d’entre elles sont adressées par Pereire à Fonseca, mais il y a également une lettre de Rodrigues et une autre écrite par Fonseca à Pereire. Enfin, trois lettres, écrites en février et en avril 1796 ont été envoyées par Rodrigues à Pereire.

12 J’ai donné la priorité aux lettres écrites dans la période la plus éloignée, soit 1794-96, en raison de leur plus grande cohérence. Néanmoins, plusieurs d’entre elles ont été exclues, soit par l’obscurité de leur contenu, soit par l’impossibilité d’y apporter une explication suffisante. Dans la correspondance sélectionnée des corrections ont également été effectuées pour des raisons analogues. Elles sont indiquées dans le texte. Les lettres ont été reproduites telles qu’elles ont été écrites. Elles n’ont pas été corrigées et je n’utilise pas « sic » pour indiquer les erreurs. Toutefois, je me suis assignée le but de maintenir l’intégrité des lettres sélectionnées.

13 La correspondance tournait surtout autour des affaires – traitant de marchandises à la pièce, de denrées alimentaires de base et de devises. Bien qu’il y ait des preuves que

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Pereire et Rodrigues ont été employés par l’une ou l’autre des maisons de négoce bordelaises, ils faisaient également des affaires ensemble. Il n’y a pourtant aucune trace de contrat les liant l’un à l’autre : en effet, leur association semble avoir été volontaire et spontanée, reposant probablement sur un accord verbal de confiance mutuelle11. De temps à autre, les deux associés faisaient également des affaires avec d’autres Sépharades. Ces lettres apportent à la fois une perspective et un éclairage sur l’économie à l’époque de la Révolution, présentant un témoignage de première main sur le chemin turbulent qu’ont suivi les assignats et les tentatives (illégales) de les compenser avec d’autres devises.

14 La correspondance est aussi remarquable par l’amitié profonde qui l’anime et le degré d’affection qui y est si librement exprimé. Cette amitié était personnelle et, de toute évidence sincère et proche. Elle s’essayait à explorer les limites de la complicité de Pereire et Rodrigues et les tâches sans fin auxquelles celle-ci pouvait être soumise : les mots « ami », « amitié » et « amicalement » rythment fréquemment leurs missives. Les moyens d’exprimer cette amitié étaient aussi solidement arrimés aux modèles du Siècle des Lumières, révélant une culture et une sophistication qui se référaient à la littérature des Lumières à laquelle les auteurs étaient familiarisés12. En dépit de leurs imperfections – les lettres se révèlent parfois erratiques et présentent des fautes d’orthographes – les idées qui y figurent et l’aisance avec laquelle elles sont exprimées indiquent un certain niveau de culture. Bordeaux le 23 prairial, l’an 2e de l’ère française [11 juin 1794] Répondu le 26 Prairial13 Mon cher Pereyre. On ne peut mettre pas plus de zèle et de dévouement que toi dans l’amitié. Ta lettre particulière m’a donné cette preuve dont je n’avais pas besoin. Il est heureux pour moi d’avoir choisi pour le plus intime de mes amis celui qui réunit toutes les qualités pour l’être. Crois Monsieur Pereyre, que Rodrigues est dîgne de l’amitié que tu lui porter, & que sa chère Sophie partage ses sentiments à ton égard14. Travailler à nôtre bonheur n’est ce pas assurer le tien ? Ô mon bien cher Pereyre, mon frere mon ami. Je t’embrasse mille et millions de fois dans ma pensée, et je te prie d’embrasser le cher Fonséca dont j’attends le retour [de Bayonne] avec la plus vive impatience. Adieu, le meilleur des amis, le plus sensible des hommes. I. Rodrigues Fils « Au Républicain I de J Pereyre chez l’heritier de Ic. Levy à J.J. Rousseau Lez- Bayonne »15 Bordeaux le Prairial l’an 2e de l’ère française [11 juin 1794]16 Répondu le 26 Prairial Mon cher Pereyre, Ma précédente t’aura prouvé le plaisir que j’ai de m’entretenir avec toi sur des matieres un peu sérieuses. Celle que j’ai reçu renfermant ton adresse à l’armée des Pyrénées-Orientales & une priere à la l’être suprême me fournit l’occasion de m’en entretenir de nouveau17. Je te ferai part de mes réflexions avec une liberté entiere et je commence par t’annoncer d’avance que ton adresse m’a fait le plus grand plaisir. L’ensemble est excellent ; elle serait meilleure si elle était plus courte ; le style m’a paru assez harmonieux, les pensées ne m’ont pas paru moins heureuses, en un mot il était possible de faire une adresse plus parfaite, mais il était assez difficile de la faire assez bonne18. Je n’ai pas porté le même jugement de la priere républicaine que tu as eu la bonté de m’envoyer19. J’ignore qu’il en est l’auteur ; mais à mon avis il ne réunit pas les qualités nécessaires pour travailler une production de ce genre. Indépendament de la confusion qui règne dans son style, il ne s’est pas bien pénétré de l’esprit de son sujet. Il y a mêlé la prophétie d’Osée, le pain quotidien, l’adoration du veau d’or,

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tout cela rappelle une superstition qu’il faut détruire. Un homme raisonnable sait ce qu’il doit penser des prophéties et quel cas il en doit faire. L’auteur devait se renfermer dans le spectacle de la nature sans aller puiser des citations dans une source qui fournit autorité à des combattants de toute espece. L’orsqu’on encensait le roi, c’était à l’appui de la bible, lorsqu’on adore la liberté les puissantes armes de la raison et l’imposante majesté des cieux, la brillante clarté du jour soulevement des mers, la reproduction des êtres, tout annonce un principe créateur, une intelligence suprême, une puissance infinie, une bonté sans bornes. À quoi bon mêler à ces verités pures l’accomplissement des prophéties, et regarder par là comme divin des choses purement humaines. C’est le progrès de la philosophie et par conséquent ceux de la raison publique qui ont renversé le Despotisme, fondé la république et rappellée l’homme à l’exercice des droits impriscritibles qu’il tient de la nature. En dépit de la prophétie d’Osée & de toutes les prophéties possibles, France ne tarderait pas à subir le joug de ses anciens usurpateurs, si elle négligeait l’instruction publique, source féconde de bonheur & de prospérités pour les nations qui la cultivent ; voilà la véritable prophétie, celle qui ne ment jamais. Je te sais bon gré de m’avoir communiqué les détails des avantages remportés par l’armée des Pyrénées occidentales sur les satellites de l’orgueilleux castillans. Plus d’espoir, dis-tu, pour cette race maudite que dans la mort ou la capitulation la plus honteuse20. C’est ainsi que s’expriment des républicains, parce que c’est ainsi qu’ils sentent. Non sans doute plus d’espoir pour les despotes coalisés qui nous font si injustement la guerre. En vain le sort des armes leur offre t-il par temps quelques avantages. Ils ne peuvent entrer en comparaison avec nos glorieux succès, et le seul effet qu’ils produisent sur nous c’est de redoubler notre courage à les vaincre et notre perséverance à les détruire. Ainsi aime je bien ces paroles du Rapport de Robespierre. « Soyons terribles dans les revers, et modestes dans les succès. […] Assure les deux aimables soeurs de mon souvenir et mon estime. […] Embrasse bien tendrement le cher Fonséca et croyez-moi tous deux le meilleur de vos amis. I. Rodrigues Fils « Au Républicain I de J Pereyre chez l’héritier de Ic Levy à J. J. Rousseau, Lez- Bayonne » [lettre écrite par Rodrigues Fils de la part de Fonseca]21 Bordeaux le 3 Fructidor l’an 2e de l’ère française [20 août 1794] Répondu le 6 Fr[uctidor] Mon très cher Pereyre, mon bien dîgne ami. Ton cœur démentait ta plume l’orsque tu as écrit que je ne méritais pas que tu pensasses à moi, ou pour mieux dire tu n’as écrit ces mots que pour stimuler ma paresse. Tu ne pouvais mieux t’y prendre si c’était en effet là la cause de mon silence. Je puis te gronder par fois l’orsque nous vivons l’un à coté de l’autre mais dès que la moindre distance nous sépare, le plus petit nuage qui s’éléverait entre nous me serait insuportable. Un tendre amant ne serait pas plus chatouilleux que moi à cet égard. Trêve de phrases, dirais-tu, & venons au fait. Le fait est, mon ami, que depuis que je suis ici je n’ai pas encore eu le temps de me reconnaitre ; tant de choses m’ont assailli que je n’ai su par où commencer. Le croirais-tu, Mon cher Pereyre, j’en suis encore avec le cher Rodrigues dans le même état à peu près ou j’en étais le jour que je suis sorti de Bayonne. […] Cela n’empêche cependant pas que nous ne soyons ensemble depuis le matin jusqu’au moment de nous coucher. Mais au lieu de parler affaires nous nous livrons à des éffusions de cœur, & nous avons toujours la manie de parler littérature. Il faut pourtant que cela change, car nous remplirions mal nos destinées si nous nous bornions à faire des dissertations. Il faut agir & enfin se fixer que nous aurions besoin de toi, cher ami, tu nous communiquerais un peu de ton excéssive activité & il faut en convenir nôtre paresse mutuelle en aurait un peu besoin. Rodrigot [Rodrigues] écrit ceci en réchignant, car il soutient qu’il n’est pas paresseux. […] Je vais sortir aujourd’hui & je vais employer mes premiers moments à remplir tes vues en soignant tes affaires. J’aurai soin de te rendre compte du résultat de mes démarches. Ton intéressante, autant que respectable, tante a du te mander que j’avais eu la

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satisfaction de m’entretenir avec elle deux fois après mon arrivée :/ que je te rassure sur l’inquiétude dans la quelle m’avait laissé Rodrigot relativement aux Batiments [navires]sur les quels j’étais inquiet. Ils sont ici, mais cela n’empêche pas que je n’éprouve d’autres pertes. Ma situation à cet égard est si facheuse que si je n’avais pas le bonheur d’en détourner quelquefois mes regards & de les fixer sur l’amitié, dont les ressources alimentent mon ame, je ne sais ce que je serais devenu. […] Tu te plains beaucoup de mon silence. Eh bien apprends que je n’ai pas encore rempli un devoir bien sacré & bien cher à mon cœur. C’est celui d’exprimer directement ma reconnaissance à une des plus respectables femmes que je connaisse, à la digne épouse de Furtado Jeune22. […] On exerce rarement l’hospitalité comme elle a été exercée envers moi & cher Furtado & cher Castro23. J’en ai le cœur si plein que si j’en parlais à quelqu’un qui connut cela moins que toi & qui ne fut pas en état de l’apprécier aussi bien que tu peux les faits je serai je crois intarissable sur ce chapitre. […] Adieu cher et bon ami, ne nous recommandons pas de nous aimer, ce serait chose inutile, le sort en est jeté c’est pour la vie & si nous ressucitions nous nous aimerons encore. Ton fidele ami M Fonseca neveu [PS écrite par Fonseca] Temoigne je ten prie à mon ami Castro aine (Sre. de la Société) sil est à Bayonne ou autrement à sa famille que jai lu avec satisfaction sa lettre …PS [écrite par Rodrigues] Dis à mon bon ami Andrade que mon incomodité m’a empêché de lui écrire & que je le ferai pendant ma convalescence24. Je suis sensible aux compliments de Barroin25. Un million de choses à tous les bons frères de la Société Populaire. J’espère qu’on n’aura pas manqué de faire une adresse à la Convention pour la feliciter de l’énergie avec laquelle elle a déjoué l’horrible conspiration qu’avait ourdie le Tyrant Robespierre. […] « Au Républicain I. de J. Pereyre chez Cathérine à J. J. Rousseau Lez-Bayonne » Bordeaux le 15 Fructidor l’an 2e de la République une & indivisible [1 septembre 1794] Répondu le 18 Mon cher Pereyre, Le temps que je suis obligé de donner au cher Fonséca, pour l’aider à faire sa correspondance, me prive de celui que me serait nécessaire pour répondre d’une manière sattisfaisante à tes cheres lettres. Je suis forcé d’être bref malgré tout le desir que j’aurais à mon tour de me livrer à des effusions de cœur qui font le charme & l’essence d’une correspondance amicale. Devine tout ce que je pourrais te dire par la connaissance parfaite que tu as de mes sentiments & de mon cœur, & crois moi toujours ton ami pour la vie. I Rodrigues Fils [PS] La chere Sophie verra toujours avec plaisir les témoignages d’estime & d’amitié que tu lui donnes. Elle te prie de croire que personne ne t’est plus sincèrement attaché qu’elle. [écrite par Fonseca] Mon feal ami, Rodrigot me porte les lettres de la poste je les devore sur tout la tienne prends la plume lui dis-je & repondons y sur le champ par qui commencerons nous ! [...] Je dicte rapidement pour venir vite a toi mais le moment du courrier arrive & il ne me reste que le temps de tassurer ce que tu sais mais ce que jaime repetter, que tant que j’aurai un soufle de vie tu seras lami de mon cœur. M Fonseca neveu Tu ne me dis rien des cheres autant quinteressantes soeurs & cela metonne26. Bordeaux le 1er Floréal an 3e [20 avril 1795] […] Mon cher Pereyre [à Bayonne], […] Que te dirai-je des affaires de commerce ? Le moment est si critique pour en

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entreprendre qu’il faut être bien téméraire pour se hazarder. On n’a aucune donnée certaine aujourd’hui. Les prix changent d’un moment à l’autre & à moins d’une grande marge, il est de la plus grande imprudence de se livrer à des spéculations. Pour moi je suis très décidé à rester tranquile. Je ne veux pas exposer mon petit capital & encore moins celui des autres. Si je me livre à quelque affaire je veux que ce soit pour un court terme, & j’aime mieux ne gagner que 5 p %. de cette maniere que d’en gagner 20. pour attendre. Achetter & vendre voila la seule chose que je veuille faire. Dans ma position je ne puis me conduire différement sans compromettre ma tranquilité. L’ambition n’aura jamais d’empire sur moi aux dépens de l’honneur. & je saurais plutôt mourir de faim, que de mettre en danger le bien d’autrui27. Je ne partage pas tes sentiments sur les épingles28. Je suis d’avis que tu les vende si tu en trouve un joli bénéfice. [ … ] Je t’embrasse & suis ton ami de cœur. I.Rodrigues Fils. « Au citoyen I. de J. Pereyre chez le citoyen Furtado Jeune à Bayonne »29 Bordeaux 6 Floréal an 3e [25 avril 1795] Répondu le 11 Floréal La multiplicité de mes occupations me prive de la plus douce de mes jouissances, puisqu’elle m’empêche de correspondre exactement avec toi. Je n’ai pu t’écrire par le dernier courrier. Je serais peut être obligé de différer de répondre à tes lettres des 29 Germ[ina]l. & 2 Ct. si j’attendais à demain pour le faire. C’est avant de me coucher que je t’écris la présente, & c’est assez te dire le vif desir que j’ai de te donner de mes nouvelles. J’ai reçu l’instruction que tu as bien voulu m’adresser pour régler les comptes avec Mendes30. Je la communiquerai à Alexandre, & nous en ferons nôtre projet en temps & lieu31. Je t’eusse déja remis tes fonds si je ne pensai pas qu’il t’est plus convenable de les laisser ici pour en faire l’application à la premiere occasion favorable. Nous sommes à même de traiter une partie de Toiles de Flandres ; si l’affaire à lieu tu peux compter sur un intérêt au moins égal à tes fonds. Dans le cas contraire je verrai de te les employer de compte en participation dans quelque autre article. Au reste si tu en as besoin à Bayonne dis-le moi en réponse & je t’en ferai la remise de suite, si d’ici à cette époque ils ne sont employés ; ce que je ne crois pas. Comme toi je ne vois pas jour à quelque spéculation pour envoyer des marchandises à Bayonne. Il faut donc se décider à faire la navette ici. Dis moi en réponse de la maniere la plus expresse si tu entends adopter ce mode d’affaires & si dans ce cas tu m’autorise à te donner des intérêts dans des achats en t’en donnant avis. J’ai toujours pensé que tu l’entendais ainsi mais je serais très aise que tu voulus me l’expliquer de nouveau32. […] Il ne s’est presque rien fait en change d’aujourd’hui. Les denrées coloniales sont toujours recherchées sur tout le sucre & le café. Le riz a baissé de quelque chose […] [page déchirée], depuis 4 à 5 jours. Il ne vaut maintenant [page déchirée] 5.5/. à 5.8/ 33 Le Lo. vaut 225 à 228le. Hambg. 2 ¾ 1/834. Le nouveau plan des finances intrigue tous les esprits, & chacun l’envisage à sa maniere. Ce qu’il y a de certain c’est que la proposition mise en avant d’une nouvelle création de 3. milliards 2. cents millions d’assignats a fait une sensation très viv.— & que tous les objets ont augmenté35. Ton ami I. Rodrigues Fils [ … ] Bordx 6 Floréal 3eme année [25 avril 1795] [aucune adresse] Mon cher Pereire Je me reffere a lentier contenu de mes dernieres par les deux precedent courriers. Jespere daprendre par le 5 prem[ie]res que tu as terminé avec mes amis t’ayant a

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cet effet laisse la plus grave latitude en y ajoutant autant de renseignement quil ma été possible de t’en fournir. […] Pardonne cher ami lembarras La melancolie de la plus affreuse me devore, ma santé s’en ressent d’une manière terrible. Un flux hemoroïdal que j’eprouve depuis 2 jours me met sur les dents. […] Levenement du convoye n’est pas encore bien connu. On croit qu’il a êté echarpé. Je tremble vif & pour mieux me preparer à ces pertes lhorrible guignon qui me poursuit vient de menlever 930’’ sans que je puisse trop expliquer comment. Les assignats se degradent chaque jour davantage que valent les K, les Pearl, les Portug, chez toi36. Tu faisais bien des echelles pour le compte entier sils fournissent sur moi. Japprends avec plaisir que mes amis Posso et Castro se sont raprochés37. Je voudrais que ce fut pour ne plus se separer. Quant a nous jespere quil n’y aura que la mort qui puisse nous separer. Ton ami de cœur M Fonseca neveu « Au Citoyen Fonseca, Poste restante à Rochefort, le 25 Brumaire 4e. »[16 novembre 1795] Mon très cher Fonseca, Il m’a été douloureux, comme tu peux en juger, de n’avoir pas pu embrasser mon plus tendre et plus sincere ami avant son départ. La veille mon examen qui a duré jusqu’à près de 10 heures38, et le matin la priere que l’ami Castro m’a faite de passer de suite chez lui, sont cause de la privation dont je me plains. Le dit ami Castro n’aura pas tardé à te rejoindre vraisemblablement, et son voyage à Rochefort ne doit plus être par toi un mystère. Celui du tien s’est évanoui sans qu’il y ait eu de ma part ou de celle de ton gendre la plus légère indiscrétion, mais l’on sait présumer, et l’on t’a vu des ans chez Robles à l’instant de mettre le pied dans la voiture, c’en est allés39. […] Sois tranquile sur le soin de tes affaires : Si tes interets ont dû m’etre précieux de tous tems, combien ton absence ne doit-elle pas étendre mes obligations pour les faire valloir et entirer le plus avantageux parti. J’espere que ton gendre me secondera ou, pour mieux dire, que nous agirons de concert, avec une conscience pure, l’esprit a beau errer, le cœur ramène toujours, et lorsqu’il s’agit des interets d’un p [ ?] de ceux d’un ami, l’on peut compter sur le plus tendre sollicitude, sur l’accord le plus parfait, et même sur la sagesse et la prudence des moyens. Il ne nous a pas été possible de faire quelque chose à la bourse d’hier : le Courrier a porté les changes à 23000, Hambg, le L 3300, le tous avec apparence de hausse, et l’on ne fait ici que pour assignats 128e au dessous d’1/4. L’on a cependant offert, (ton gendre entre autres) 15/64e, mais sans préneurs malgré qu’il y eut de la demande. Nous verrons aujourd’huy. Ta famille est dans le meilleur etat de santé, elle t’embrasse & moi qui me joins à elle. Je demeure ton ami pour la vie. I. de J. Pereire Remets S[‘il]. T[e]. P[laît] l’incluse à l’ami Castro, que j’embrasse. Bourse du 24 Amstme 17/32e} . Hamb. 31/128e} S 2600 (blanc)} demande40 £ 9000 à 9100} « Au Citoyen Fonseca neveu, Poste restante à Rochefort » Bordeaux le 28 Brumaire an 4e [19 novembre 1795]

Mon très cher Fonseca Encore un petit benéfice à t’annoncer : l’Amst[erda]me. que nous avons pris à 17/3e a été négocié le lendemain à ½ ; ce qui nous laisse vingt mille livres à partager entre

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quatre. Je t’ai écrit longuement par le dernier ordre—poste restante. Le cher Rodrigues n’a pas pu en faire autant à raison de ses occupations.—Vers la fin de la bourse d’avant- hier, il s’etait fait sentir un calme qui avait fait porter Hamb. jusqu’à ¼. Les £ qui etaient monté à dix mille, avaient chuté à près de 9000’’. À la bourse d’hier je n’ai pas tardé à m’appercevoir aux opérations de ton gendre qu’il y etait survenu du changement. Aussi, après m’en etre assuré en lui demandant si je pourrais prendre pour t/c [ton compte] à ¼. en demandant quelqu’aisance. Me suis-je mis en campagne ? Mais vainement : le Papier était très rare, et ton gendre même qui avait effectivement un courrier n’a pu à beaucoup se remplir à ¼, à ce qu’il m’a dit. Le change est retombé 1/128e au dessus et sans donneurs. Au reste : il parait que cette variation n’a pas eu de cause bien puissante. On prétend qu’Hambg. etait tombé à Paris à 19000, et qu’il avait repris en suite jusqu’à 22. Nous verrons ce qu’il y aura à faire aujourd’huy41. J’ai mis hier ton fils en ½ pension chez le maitre d’ecole que tu avais indiqué, à raison de 100’’ par mois. J’ai été très satisfait des manières de ce maitre qui, à son tour, l’a beaucoup paru etre des dispositions de ton enfant. Il est etroitement recommandé et je me propose d’aller le voir aujourd’huy en classe42. Fais de bonnes affaires, et nous donne de tes nouvelles. Je t’embrasse tendrement et suis ton ami qui t’aime. Et ne m’oubliera pas auprès de l’ami Castro. I. de J. Pereire P.S. Ta famille porte à merveille. La sœur de Rodrigues a mis au monde un Garc[on] à la suite d’un enfantement très laborieux. [Ecrite par Rodrigues Fils] J’ai reçu ta lettre Mon cher Fonséca & tu n’en aura point reçu des miennes parceque mes occupations depuis ton départ ont quintuplé. Je suis écrasé par le Travail & n’ai qu’un seul commis pour m’aider. Tranquilité [ ?illisible] par la Dépense. Elle est assurément bien forte, mais enfin j’espere qu’il ne t’en contera rien pend[an]t. ton absence. J’ai achetté hier 305 $. en or à 2858le & comte à 1/3 entre toi, Chevalier & moi43. Le cher Pereyre n’a pas voulu prendre d’intérêt pour te laisser une plus forte portion. La dissimulation de Castro est étrange mais n’a rien qui m’étonne quoique l’homme ne naisse ni bon ou méchant, il est en général plus méchant que bon. Il faut s’attendre à tout, & supporter sans murmurer l’ingratitude & l’injustice de ses semblables. […] Il ne m’a pas été possible de rien faire pour ton compte ni pour le mien. Ainsi que te le dit le cher Pereyre. Je n’ai exécuté qu’en parties les ordres que j’ai reçus & alors ma délicatesse n’a pas pu me permettre de m’appliquer une partie de ce j’ai fait. Si le cher Pereyre m’avait un peu mieux deviné il t’aurait pris peut être un à 2 mille marcs à ¼44. Mais il ne faut point avoir des regrets à la pre.[premiere ?] occasion tu serais content. Ma sœur a eu le malheur de perdre son enfant ; c’était un gros garçon ; elle a eu des couches très dangereuses. Cependt. elle est je crois sans aucun danger à cet égard. Les affaires sont toujours dans le même étât. J’ai pris hier environ 15000 m[arcs] à 15/64e. (entre nous). Je n’ai cependt. pas cru prudent de faire prendre pour toi à ce prix. […] Ta femme [Esther de Daniel Delvaille], Henriette [sa fille], Fonséca [son fils, Jacob] tous se portent à merveille. Le dernier va à l’école depuis deux jours. Le pain vaut 28le. la 10 que tiempos est oie45. […] Adieu, Mon très cher Fonséca. Compte toujours sur ton fils & ton ami. I. Rodrigues Fils « Fonseca neveu à Rochefort » Bordx. le 17 frimaire, 4e [8 décembre 1795] Mon très cher Fonseca, Nous n’avons point vendu tes Lu. [Louis ?] à raison de 10,000’’ et nous ne nous en mordons pas les doigts. Cependant, ainsi que tu le présume, puisque l’excessive et

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horrible hausse qui s’opère progressivement chaque jour les a porté hier en bourse au dessus de 11000’’ Hambg. 3/16, et l’on dit même que le soir le £ : [illisible] a été demandé à raison de 3600’’. Mais je n’étais point au spectacle, l’abonnement est de cent Pistollets46. Par l’effet de ces circonstances désastreuses, il est possible que je gagnerai quelque chose sur mon opération à Toulouse ainsi qu’à Bay[onn]e., mais j’en ignore jusqu’a ce moment encore le résultat. […] Je t’embrasse et suis ton ami. I. de J. Pereire « Au Citoyen Fonseca neveu Poste restante à Rochefort » Bordx le 24 Fr[imair]e. 4. [15 décembre 1795] Mon très cher Fonseca, Le soin de diférentes correspondances commerciales qui, dans ces moments surtout, exigent la plus grande exactitude, distraire indispensablement plusieurs instances à l’amitié, mais elle ne prive par celle-ci entièrement d’un juste tribut. Ne fasse donc que deux lignes, il faut que j’écrive à mon cher Fonseca. Tu verras par ma lettre à l’ami Castro l’effet que la peur a produit hier sur moi. Nous avons été assez heureux—Rodrigues & moi ; pour ne point trouver à vendre pour toi ; Ce n’est pas cependant faute de mouvemens, mais ils ont été vains. Le Ciel veut que tes affaires ne périclitent pas en ton absence, au contraire : qu’elles prospèrent. […] J’ai vu hier au soir ta famille bien portante. Je t’embrasse du profond de mon cœur. I de J Pereire […] « Au Citoyen Fonseca neveu, Poste restante Rochefort » Bordeaux, le 27 frimaire 4e [18 décembre 1795] Mon très cher Fonseca, Je te remercie à la lettre que le cher Rodrigues m’a promis hier au soir qu’il t’écrirait, pour ce qui concerne tes affaires. À vrai dire, j’en ai perdu de vue la véritable situation, depuis que te découvrir plus avantageusement. Ton gendre a fait pour t/c [ton compte] des ventes de matieres en especes diférentes de celles qu’il avait achettés pour toi. Qu’il te sufise de savoir que tu as été mis à découvert d’une manière convenable autant que les circonstances pourvoient le necéssites. Je tâcherai toutefois, en me concertant pour cela avec le cher Alexandre & Rodrigues, de te débarrasser aujourd’hui des Ms. Bco. 2000. auxquels je me trouve intéressé47 ; d’autant que j’ai besoin de m’alleger. Je n’ai point encore de nouvelles de Toulouse, mais d’après mes ordres, on a dû achetter pr. m/c [mon compte] et les £ y étaient suivant la Cotte 24, à 5500 ! D’après l’annonce que tu me fais de l’envoie de ta réponse à R, j’ajourne toute discussion à cet égard, et suspend mon jugement. Je veux cependant préjuger : en convenant que la conduite de R a pu être astucieuse et scélérate, mais que le langage de la lettre que tu lui as écrite, n’était pas exempte de reproche48. La mesure de finance que le Corps législatif vient d’adopter, n’a pas produite ici toute la sensation qu’on etait en droit en attendre. Le numéraire particulierement parait se soutenir, malgré qu’il ait éprouvé depuis environ huit jours des variations surprenantes et disparates49. L’on a vu des Bourses ou d’abord demandé à 5000’’, il a fini par être offert à 4000’’. Je n’ai pas été heureux dans ces variations, et si je n’avais pas eu soin de me couvrir en hambourg de certaines ventes, j’aurais fait de plus mauvaises affaires. Je t’embrasse tendrement et suis ton ami. I. de J. Pereire P.S. J’ai oublié de te donner avis que j’ai compté pour toi à Roblès 25 £ en écus (qu’il m’a dit que tu lui devais) avec l’argent provenant de nos sucres. Il y avait parmi ceux-ci S. Louis à la République, ainsi que je t’en ai prévu50 ; j’en ai fait l’échange contre des vieux en bonifiant 100 le. par Louis, ce que fait pour chacun de nous 250 le.

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« Au Citoyen Fonseca neveu, Poste restante Rochefort » Bordx. le 29 frim[ai]re. 4e, [20 décembre 1795] Mon très cher Fonseca, Je te neglige singulièrement dis-tu dans une des tendres lettres au cher Rodrigues ah ! Si la phrase qui suit ce reproche n’en adoucissait pas l’injustice, comme je te gronderais ! Rien au monde, mon ami, ne t’est plus cher que moi ! Combien cette expression est douce à mon coeur, et combien mon âme est ennivrée par les sentiments qu’elle produit ! Mais, mon ami, je n’ai point encore un coup mérité tes reproches ; mes lettres des 17, 20,24, et 27, attestent de la manière la moins incontestable mon exactitude. Et si leur contenu a été moins étendu en general que je l’eusse désiré, au moins ont-elles excité telles quelles, et servent de titre à mon innocence. Le cher Rodrigues t’a instruit avant-hier des opérations qu’il avait fait pour t/c [ton compte] et dans le sens de ta maniere de voir ; nous avons été assez heureux pour diferer dans la Bourse d’avant-hier la négociation de tes marcs ; les premiers effets que la mesure de finance adoptée par le Corps législatif avait produit d’abord, ont été, contre notre attente et le sens commun, d’une courte durée, et la hausse a repris de plus belle51. Le cher Rodrigues a d’abord songé à tes interets, nous nous sommes ensuite occupé des notres ; il a achetté 10 £il. pour t/c [ton compte] à 14000’’ ; nous les avons payées pour le notice à 15000’’. malgré que j’aie eu la guignon de me découvrir pour beaucoup à 3700’’ et à 1200’’. La Lu, j’ai été assez heureux pour prendre à 3/16. […] Tu te réjouiras j’en suis certain de cette bonne petite affaire sur laquelle j’aurais pu réaliser au-delà de vingt mille eccus dans de Benef. la meme bourse si j’en eusse cedé les 2/3 de mon interet. Hâte ton retour, Mon cher Fonseca, et que nous reprenions nos affaires en Société. Par quelle fatalité une absence qui devait durer seulement 10 à 12 jours, s’est-elle prolongée de 3 décades de plus ? Je t’embrasse & suis ton meilleur ami. I. de J. Pereire [PS] Je cotte le cours à l’ami Castro. « Au citoyen I de J Pereire, Poste restante à Toulouse, Bordeaux le 29 Pluviôse an 4e [18 février 1796] » Mon cher Pereyre, Il ne m’a pas été possible de t’écrire le courrier dernier. Sois tranquile sur tes affaires. Je charge aujourd’hui 210000’’ à Hine & Morninglant pour faire face à ta première Traité52. Par le prochain je leur remettrai le montant & la seconde. Les choses ont été depuis ton départ comme je l’avais prévue. Le L est monté à 8200’’ & c’est à ce prix que j’ai placé les 2 Pls [ pistoles] que je t’ai pris. & celles de Cacoul53. Tu vois que je ne me point trompé. Il y a eu des variations singulieres avant-hier. Il tomba à 7600’’ & le soir à 7100. Puis ensuite remonté à 7300’’ hier à la bourse. Il se fit jusqu'à 8050’’ & ce soir jusqu’à 8100’’.Voila ou nous en sommes.’ Adieu. Le temps me presse. Tu trouveras ci-joint la lettre pour Neveu [Fonseca]. Je suis sur que tu en seras bien accueilli ! Je t’embrasse & suis pour la vie ton ami. I. Rodrigues Fils Hambg. 11/128 à 21/258e (or fit avant-hier à 5/64e) Amstm. 3/1 £ 8100 200’’ « Au Citoyen I. de J. Pereyre, Secrétaire du Général Desnoyers Chez le Cn. Carré rue de la Pomme No. 31 à Toulouse Bordx. le 2 Floréal an 4e [21 avril 1796] F. Mon cher Pereyre, J’ai reçu, ou pour mieux dire Naviceau a reçu avis de neveu, que le paquet d’assignats que j’ai chargé à son adresse pour te remettre lui était parvenu54. Je compte qu’il t’aura réuni de faire une belle opération pour le cher Fonséca puisque

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le cours des Nankinettes parait avait singulierement baissé. Il me tarde d’apprendre le résultat de tes soins à cet égard. Tu apprendras avec un plaisir indicible, Mon cher Pereyre, que j’ai reçu mon congé de réforme du Directoire Lui même55. Ainsi me voilà parfaitement tranqile à cet égard. Monsieur Boyer m’appellant à Paris j’ai pris un passeport pour cette Ville & je compte partir le 6. au plus tard. Tu pourras m’adresser tes lettres chez le Cie. F. B. Boyer Fonfrède, rue Grammon No. 538 à Paris56. J’aurais desiré pouvoir t’embrasser avant mon départ mais cela est impossible & il faut que je m’en console. En attendant que je puisse t’écrire de Paris, crois moi pour la vie ton meilleur ami. I. Rodrigues Fils » « Au Citoyen I. de J. Pereyre, Secrétaire du Général Desnoyers Chez le Cn. Carré rue de la Pomme No. 31 à Toulouse Bordx. le 6 Floréal an 4e [25 avril 1796] R. le 12.8o Mon cher Pereyre. Je pars dans une heure pour Paris. Je te remets ci-joint une lettre que j’ai reçue pour toi ; Je desire trouver [… illisible] nouvellement arrivant. En attendant je t’embrasse & suis ton ami pour la vie. I. Rodrigues Fils »

NOTES

1. Traduction (l’introduction, notes de bas de page) de l’anglais (Australie) par Catherine de Saint Phalle. 2. L’auteur est reconnaisssante aux membres de la famille Pereire de lui avoir donné accès aux archives de la famille Pereire [AFP] à Paris où est située cette correspondance et souhaite remercier Géraldine Pereire Henochsberg en particulier. Elle est également reconnaissante au Professeur Peter McPhee de l’Université de Melbourne pour ses conseils avisés et ses lumières. Un article fondé sur ces documents, « Friendship in the Revolution : A Sephardic Correspondence (1794-1799) », a été publié dans French History and Civilization. Papers from the George Rudé Seminar, Vol. 4, 2011, h-france.net. Philippe GARDEY, Négociants et marchands de Bordeaux : De la guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830) (Paris, 2009), ch. III. Une étude précédente par Paul BUTEL—Les Négociants bordelais, l’Europe et les Iles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974 — demeure très utile tout comme l’Économie de la Révolution française, Paris, Hachette, 1987 Florin AFTALION, ainsi que Alan FORREST, Society and Politics in Revolutionary Bordeaux, London, Oxford University Presss, 1975, et The Revolution in Provincial France : Aquitaine, 1789-179, Oxford, Clarendon Press, 1996. Pour de plus récents articles : Stephen AUERBACH, « Politics, Protest, and Violence in Revolutionary Bordeaux, 1789-1794 », Proceedings of the Western Society for French History, vol. 37, 2009, http://hdl.handle.net/2027/spo. 0642292.0037.010 ; Kenneth LOISELLE, « Living the Enlightenment in an Age of Revolution : Freemasonry in Bordeaux (1788-1794) », French History, 2010, 24, 1, p. 60-81. 3. Silvia MARZAGALLI, « Le négoce maritime et la rupture révolutionnaire : un ancien débat revisité », AHRF, Numéro special, 2008-2 ; « Les temps composés de l’économie », p. 183-201; « Establishing Transatlantic Trade Networks in Time of War: Bordeaux and the United States, 1793-1815 », Business History Review 79, Winter 2005, p. 811-844. 4. Alan FORREST, Revolution in Provincial France, op. cit., p. 267-270.

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5. Gérard NAHON, Juifs et Judaïsme à Bordeaux, Bordeaux, Mollat, 2003, p. 165-170. Voir aussi AD Gironde, C 4438 (liasse), « Répertoire contenant le nom de mm. les négociants-armateurs, assureurs, banquiers, & commissionnaires, convoqués à l’Assemblée qui doit avoir lieu le 2 mars 1789 dans l’hôtel de la bourse ». Il y avait plus d’une douzaine « Négociants Juifs ». 6. A[braham]. FURTADO, Mémoire d'un Patriote proscrit, Bordeaux, Bibliothèque de Bordeaux, Fonds Patrimoniaux, (s.d.). 7. Ils étaient ainsi décrits dans la vie civile. 8. En plus des 2 000 Sépharades à Bordeaux, il y avait approximativement 2 500 Sépharades à St. Esprit-lès-Bayonne et dans les villes environnantes. 9. Simon ALTMANN et Edouardo L. ORTIZ (dir.), Mathematics and Social Utopias in France : Olinde Rodrigues and his times, American Mathematical Society, Providence, Rhode Island, 2005, p. 6-7. 10. Pour débattre de Fonseca et sa carrière voir Helen M. DAVIES, Jewish Identity, Social Justice and Capitalism : the making of the Pereire brother, Thèse de Doctorat à l’Université de Melbourne, 2005, dact., p. 67-71. Les noms complets de naissance d’Isaac Rodrigues Henriques et Isaac Rodrigues Pereire ont été abrégés du moins à l’époque où ils ont atteint l’âge adulte. 11. Quelques années plus tard, il a été dit de Fonseca et de Pereire qu’en commençant ensemble une affaire d’assurance maritime, le seul contrat entre eux était verbal. AD Gironde, 3 E 24125, Mathieu notaire, Fonseca neveu inventaire. 12. Fonseca et Pereire possédaient tous deux de bibliothèques bien fournies. AD Gironde, 3 E 24125, Mathieu notaire, Fonseca neveu Inventaire, 5 février 1806, et 3 E 24127, Mathieu notaire, Isaac Rodrigues Pereire Inventaire, 10 décembre 1806. 13. Pereire datait d’habitude sa réponse. 14. Sara-Sophie Lopès Fonseca allait épouser Isaac Rodrigue quatre mois plus tard. 15. On ignore avec qui Pereire résidait à l’époque. St. Esprit-lès-Bayonne avait changé son nom pour Jean-Jacques Rousseau. 16. 16 À cette époque, il était courant d’écrire deux lettres par jour. 17. Ceci était une erreur. Pereire s’était engagé dans l’Armée des Pyrénées-Occidentales. 18. Nous supposons que Pereire a été sommé de fournir une adresse à l’Armée. 19. On peut trouver la prière intégrale, écrite par Fonseca, dans Henri LÉON, Histoire des Juifs de Bayonne, Paris, Armand Durlacher, 1893, p. 164. 20. L’armée espagnole qui avait déclaré la guerre à la France à l’exécution de Louis XVI fut repoussée à Bilbao, San Sebastian et Figuéras en 1794. 21. Les activités jacobines de Fonseca à St. Esprit ont précipité un retour hâtif au moment de la chute de Robespierre. 22. Joseph Furtado, le frère cadet d’Abraham Furtado, armateur et citoyen sépharade bordelais réputé. 23. Probablement le négociant bayonnais, Jacob Castro, qui était aussi actif dans les sociétés populaires jacobines de St. Esprit et de Dax. 24. Rabbin et membre du comité de surveillance de Jean-Jacques-Rousseau. 25. « Barroin » est inconnu, bien que cela puisse être un négociant bordelais, François Barran, au nom mal orthographié. 26. Référence aux filles cadettes de Fonseca, qu’il tentait de vanter à Pereire. Celui-ci finit en effet par épouser l’une d’entre elles. 27. C’était une époque de pénurie de céréales et de manque de pain dans les provinces. Il y eut des émeutes à Paris lorsque les rations chutèrent à deux onces par personne. 28. Un velours tissé sur un métier à la tire, appelé Velours de Gêne. 29. Joseph Furtado. 30. On ignore qui cela peut être, bien qu’il s’agisse d’un nom courant parmi les Sépharades de Bordeaux. Des membres de la famille Mendès avaient été négociants à la Martinique et à Saint- Domingue.

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31. Samuel Alexandre, banquier de Bordeaux et ami proche des correspondants. 32. J’ai omis le long calcul du solde de 7617 livres du compte de Pereire avec Rodrigues. 33. Le riz était utilisé pour suppléer au manque de blé mais, comme il n’y avait pas non plus de combustible, il ne pouvait pas être cuit. 34. Ceci est sans doute une référence au taux de change de Hambourg pour le louis d’or en livres. 35. Ceci est peut être une référence à la décision prise par la Convention le 7 janvier 1795 d’imprimer 30 milliards d’assignats supplémentaires. 36. Devises étrangères. « Les Portug » fait sans doute allusion à la pièce d’or ou d’argent, le « réis » portugais. 37. Posso était un nom courant à Bayonne. 38. Il est probable que Pereire ait passé un examen pour obtenir un certificat de qualification professionnelle. 39. Roblès, un parent de Fonseca. 40. S = Sol. “Blanc” fait habituellement référence à l’argent. Ceci peut-être une référence à la pièce d’argent de 15 ou 30 sols frappée au cours de 1791-1792, qui portait l’image de Louis XVI. 41. La Bourse de Paris ferme très vite après au mois de novembre. 42. Fonseca avait demandé à Pereire de trouver un pensionnat pour son fils, Jacob. 43. $ = le doublon d’or espagnol. 44. Référence au marc ou mark, l’unité de compte monétaire utilisée à Hambourg. 45. Le pain valait 28 livres la livre. Les temps sont remplis de folie [Français/Ladino]. 46. Nom français donné à la pièce d’or espagnole valant deux escudos. 47. Obscur. 48. Probablement Aaron Roblès, négociant bordelais et parent de Fonseca. 49. Fait sans doute référence au prêt forcé en nature du 6 décembre qui était supposé encourager les gens à renoncer à leur monnaie sonnante et trébuchante, mais qui échoua. 50. On appelait aussi une pistole, le Louis d’or. 51. Le franc est introduit en 1795 pour remplacer la livre. L’assignat est abandonné au début de 1796 et remplacé par le mandat territorial. 52. Hine et Morninglant sont inconnus. 53. Inconnu. 54. Naviceau, négociant bordelais. 55. Démobilisation. 56. François-Bertrand Boyer-Fonfrède, Bordeaux, armateur et fabricant qui s’occupait aussi de finance. Frère du girondin, Jean-Baptiste Boyer-Fonfrede. L’adresse est peut-être dans la rue de Gramont, bien que le numéro de la rue semble erroné.

AUTEUR

HELEN M. DAVIES Docteur en Histoire School of Historical and Philosophical Studies University of Melbourne Parkville VIC 3010

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Australia [email protected]

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Un inédit de Buonarroti : la « Réplique à la réponse de l’accusateur national »

Stéphanie Roza

1 À la fin des années 1920, Gustave Fontaine, maire socialiste de la commune de Coudekerque-Branche, dans le Nord, fait l’acquisition chez un bouquiniste lillois d’un épais cahier manuscrit, anonyme, contenant trois chapitres intitulés respectivement « Défense de Buonarroti », « Discussion particulière à Buonarroti » et enfin « Réplique à la réponse de l’accusateur national ». Ces titres évoquaient sans doute possible le fameux procès, intenté en Haute Cour conformément à la lettre de la constitution de 1795, aux auteurs et supposés complices de la Conspiration des Égaux dite de Babeuf, conspiration dans laquelle Buonarroti avait joué un rôle majeur, pour lequel il avait été condamné à la déportation de 1797 à 1800, et dont il avait été par la suite (en 1828) le premier chroniqueur.

2 Gustave Fontaine avait toutes les raisons de se passionner pour le document. Maire socialiste, féru d’histoire, porté sur le récit des événements de la Révolution Française, il nourrissait un respect particulier pour Robespierre, tout comme Buonarroti en son temps, dont il était également, selon ses propres mots, un « admirateur ».

3 Bientôt, il entreprit de vastes recherches visant à établir l’authenticité du manuscrit, l’identité de son ou ses auteurs, ainsi que le destin ultérieur de ces lignes manifestement écrites pour être lues à la barre du tribunal. En 1935 il entra en correspondance avec Georges Lefebvre, président de la Société des Études Robespierristes, qui l’encouragea dans ses démarches. Un travail minutieux lui permit de dénombrer trois écritures différentes, dont celle de Buonarroti qui n’apparaît cependant que pour quelques dizaines de retouches ponctuelles. Manifestement, d’autres que lui avaient recopié sa plaidoirie, qui au vu des circonstances du procès ne pouvaient être que des co-accusés. L’historien-maire parvint à établir que les premier et troisième chapitres du document étaient presque assurément de la main de Babeuf ; la deuxième pouvant être soit de celle de Darthé, soit de Germain, deux importants

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animateurs du mouvement, membres de ce qui se dénommait le « Comité insurrecteur ».

4 Les deux premières parties de ce manuscrit se retrouvent, au mot près, les retouches de Buonarroti exceptées, dans le compte-rendu sténographié édité aux frais du gouvernement au moment du procès lui-même, en 17971. La troisième partie ne s’y trouve pas. Cette absence permet à Gustave Fontaine (et à nous après lui) de conclure que celle-ci n’a finalement pas été prononcée, et donc qu’elle est inédite, malgré l’annonce, faite par Buonarroti dans un prospectus paru à Paris en 18302, d’une parution prochaine dont on n’a retrouvé aucune trace.

5 Cette copie très propre et très lisible des discours, ainsi que les retouches de Buonarroti sur le manuscrit, probablement postérieures à la tenue du discours lui- même puisqu’elles n’apparaissent pas dans le compte-rendu sténographié publié, laissent penser que Buonarroti et ses compagnons d’infortune, projetaient dès l’époque de publier l’ensemble, ce qui ne s’est pas réalisé.

6 Comment ce texte s’est-il conservé jusqu’à atterrir chez un bouquiniste de Lille ? Nous l’ignorons. Gustave Fontaine poursuit ses recherches dans les fonds d’archives et sa correspondance avec la Société des études robespierristes jusqu’en 1935. Il meurt le 25 février 1937 sans avoir pu achever son travail. En 2011, son petit-fils Pierre Fontaine fait parvenir une copie du manuscrit au secrétariat de la Société, qui le remet à Claude Mazauric. Celui-ci, empêché, le transmet à l’auteure de cette notice aux fins d’en préparer l’édition. Qu’il soit rendu ici un hommage au sérieux à toute épreuve du grand-père Fontaine, et à la bonté et probité du petit-fils qui permet ainsi la publication souhaitée par Buonarroti de sa défense en entier.

Un procès politique retentissant

7 Pour comprendre la démarche de Buonarroti, il faut tout d’abord rappeler ici les circonstances très particulières du procès des babouvistes. Le 21 floréal an IV (10 mai 1796), les principaux animateurs du groupe des Égaux étaient interpellés par la police, suite à la dénonciation de l’agent militaire Grisel : Didier, Germain, Darthé et Drouet appréhendés chez un militant, Babeuf, Buonarroti et Pillé, le secrétaire de la conjuration, surpris chez Babeuf3. Dans les jours et les semaines qui suivirent, le nombre d’incarcérations ne cessa d’augmenter, dans un contexte où le gouvernement faisait imprimer des affiches présentant les inculpés comme des anarchistes, des pillards, des assassins4, et où la presse directoriale se déchaînait contre ceux qu’elle accusait pêle-mêle d’être des agents de l’étranger, des terroristes ou même des royalistes5. Le gouvernement entendait en fait profiter pleinement de l’émoi suscité par la découverte d’une conspiration pour menacer l’ensemble de ses adversaires politiques démocrates. Des enquêtes s’ouvrirent un peu partout en France alors que parmi les individus arrêtés, un certain nombre n’avait aucune implication dans les projets des Égaux.

8 La présence parmi les inculpés du député Drouet avait mis les cinq Directeurs dans l’obligation constitutionnelle de réunir la Haute-Cour de Justice. Cette nécessité coupait cours à la possibilité de traduire les Égaux devant une commission militaire expéditive et contraignait les autorités à attendre la proclamation de cette instance judiciaire exceptionnelle pour juger en bloc tous les accusés. Cependant, elle offrait plusieurs avantages aux yeux du gouvernement. Tout d’abord, l’établissement d’un tribunal qui

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présentât toutes les apparences du respect de la légalité constitutionnelle, malgré les nombreuses irrégularités qui entâchèrent le processus réel de sa création, permettait de montrer à tous que le temps des tribunaux révolutionnaires et de la Terreur jacobine était passé, et de rassembler autour des Directeurs les possédants et les partisans de l’ordre en vue des élections de l’an V. Par ailleurs, elle permettait d’éviter que les accusés ne se pourvoient en cassation, dans la mesure où les jugements de la Haute-Cour devaient être exécutés dans les vingt-quatre heures, au mépris, par parenthèse, de la constitution elle-même. Last but not least, la Haute-Cour devant obligatoirement siéger à une distance éloignée de l’Assemblée nationale, les débats seraient hors de portée de la foule parisienne au sein de laquelle un certain nombre de dirigeants babouvistes était très populaire. Mais Paris devait être informé du déroulement des débats, le procès étant, pour la première fois dans l’histoire judiciaire française, transcrit par des copistes-sténographes et publié par l’imprimerie nationale, ce qui allait donner à l’événement, que nombre de journaux commenteraient, un écho très large. De toute évidence, ce tribunal d’exception et son verdict devaient aux yeux de son principal maître d’oeuvre, le Directoire et notamment Carnot, revêtir un caractère exemplaire et marquer les esprits à droite comme à gauche.

9 Les accusés furent laissés au secret jusqu’à leur transfert à Vendôme, dans la nuit du 9 au 10 fructidor an IV (27 août 1796). Dès les premiers jours suivant son arrestation, Babeuf revendiqua hautement la conspiration et en soutint la légitimité. Alors que Drouet était parvenu à s’évader, peut-être avec l’aide des autorités elles-mêmes, les autres accusés gagnèrent Vendôme « dans des cages grillées construites exprès pour les donner, comme des bêtes féroces, en spectacles aux ennemis de l’égalité », et suivis à pied par les femmes, filles et soeurs des accusés qui elles aussi « essuyèrent fréquemment les rigueurs de l’atmosphère et les sarcasmes des aristocrates »6.

10 Ce n’est qu’une fois transférés que les Égaux purent mettre au point un système commun de défense, essayer de récuser une partie des jurés proposés comme la loi le leur permettait. Les interrogatoires, l’élection des juges et des jurés durèrent jusqu’en octobre 1796 ; le procès ne s’ouvrit finalement qu’en février 1797.

11 C’est donc le 2 ventôse an V que « commença l’un des procès les plus extraordinaires de l’histoire »7 par son ampleur et sa portée. Les accusés étaient au nombre de soixante- quatre, dont dix-huit contumaces, même si d’après Buonarroti dans sa relation postérieure de l’événement, seuls vingt-cinq d’entre eux avaient effectivement pris part aux préparatifs de la Conjuration, et cinq les y avaient aidés indirectement, les autres y étant complètement étrangers. Le procès public fut extrêmement long, avec plus de cinquante séances, du 2 ventôse au 7 prairial (25 mai 1797). Les débats se déroulèrent le plus souvent dans un climat houleux, avec des juges et des accusateurs nationaux (Viellart et Bailly) ouvertement hostiles aux accusés, une foule nombreuse dans cette salle d’audience gardée militairement, et des chefs de file comme Babeuf, Germain, ou d’autres, qui multiplièrent les incidents de séance, interrompant les débats, invectivant, protestant, chantant des chants républicains souvent sous les applaudissements d’un public favorable. Par l’intermédiaire d’un républicain fervent, ami de Babeuf et de sa famille, Pierre-Nicolas Hésine, et de son Echo des hommes vrais et sensibles, journal de la Haute-Cour de Justice, dont soixante-treize numéros parurent tout au long du procès, les accusés disposaient non seulement d’un journal qui leur était favorable mais encore, selon des recherches érudites synthétisées par Claude Mazauric, « d’une tribune imprimée pendant toute la période de leur incarcération dans la ville

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de la Haute-Cour »8, ils faisaient probablement passer hors de la prison des écrits par leurs parents ou leurs défenseurs, qui les transmettaient au journaliste et à sa femme.

12 Le procès connut un certain nombre de temps forts. D’abord la Cour décida de faire comparaitre Grisel, ce qui était illégal puisqu’il était le dénonciateur. Sa déposition hargneuse dura deux jours et suscita de véhémentes protestations de Babeuf et Germain. Dans un tout autre registre, l’attitude de Meunier et Barbier, deux membres de la Légion de police qui vinrent à la barre rétracter des aveux qui leur avaient été extorqués sur la Conjuration, et écopèrent plus tard pour cela de vingt ans de fers, suscita une forte émotion. Enfin, le 7 prairial, après des délibérations pendant lesquelles s’étaient exercées les plus fortes pressions sur les rares jurés susceptibles de prononcer l’acquittement général, notamment sur le plus républicain d’entre eux, Gaultier de Biauzat, ancien Constituant représentant du Puy de Dôme9, le jury de Vendôme acquittait presque tous les accusés, mais condamnait sept d’entre eux (Buonarroti, Germain, Moroy, Cazin, Blondeau, Mennessier, Bouin) à la déportation, et deux d’entre eux, Babeuf et Darthé, à la peine capitale. Un tumulte s’ensuivit, pendant lequel Babeuf et Darthé se plongèrent un stylet dans la poitrine. Leur tentative de suicide réussit-elle ? Les témoignages divergent sur la question. Le lendemain même, morts ou moribonds, ils furent conduits à l’échafaud et exécutés.

La stratégie de défense des accusés de Vendôme

13 Une importante particularité du déroulement de ce procès politique tient au choix que les accusés firent de leur système de défense, qui consista globalement à nier la réalité de la Conjuration dont on les chargeait, et à réduire leur activité commune à celle d’une « Société des démocrates », un club de réflexion et de propagande républicaine sans volonté réelle de passage à l’acte. Ainsi, malgré la dénonciation de Grisel, malgré le grand nombre de documents manuscrits saisis au domicile de Babeuf et constituant autant de preuves accablantes, les plaidoiries s’empêtrèrent souvent dans des justifications maladroites, des interprétations sophistiques et peu convaincantes des pièces les plus compromettantes ; mis à part celle de Babeuf lui-même, elles atténuèrent globalement la portée politique du projet des Égaux en mettant notamment sous le boisseau le thème incendiaire de « la communauté des biens et des travaux » qui en était le fondement doctrinal.

14 Une telle stratégie, produit d’une délibération collective menée dans la prison de Vendôme, est liée aux grands contrastes dans l’implication concrète et morale des différents accusés. Elle reflète très certainement certaines divisions politiques et idéologiques entre ceux pour qui « le communisme était le moteur de l’action » et ceux pour qui il « n’était peut-être pas un objectif qui valût la peine de s’exposer à la peine maximum »10. Les échos dans la prison de la tentative avortée du « coup de Grenelle », (23-24 fructidor, 9-10 septembre 1796), lors de laquelle des partisans babouvistes, avec d’autres démocrates attachés au souvenir de l’an II, avaient essayé de soulever la garnison de Grenelle, et s’étaient fait brutalement réprimer, dut renforcer la volonté d’édulcorer le sens de l’activité du groupe. Le cercle restreint des Conjurés les plus convaincus, en se ralliant à ce choix qui pourtant minimisait la portée exemplaire de leur geste et blessait leur foi, chercha sans doute à protéger la majeure partie de leurs camarades ; ce faisant, les conjurés reportaient toute la rigueur vengeresse des juges sur leur propre personne dont les actes insurrecteurs et autres écrits de leur main

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montraient sans rémission possible la réalité du projet politique et social. Deux d’entre les prévenus, Darthé et l’ancienne adhérente de la société des républicaines révolutionnaires, Sophie Lapierre, refusèrent de se rallier à la décision commune : tous deux rejetèrent la compétence de la Haute-Cour puis s’enfermèrent dans un silence méprisant pendant toute la durée du procès.

15 On a beaucoup discuté de la pertinence de cette orientation globale. Incontestablement, elle a embarrassé les babouvistes les plus convaincus, les empêchant de défendre leurs positions avec toute la clarté et la cohérence souhaitées, en appelant au rassemblement clairvoyant de tous les démocrates, les contraignant simultanément à adopter une posture de rêveurs impuissants ou d’agitateurs dangereux. « Aucun accusé n’était plus que Babeuf gêné dans sa défense »11 dit en particulier Buonarroti, Babeuf que tout accusait et que son naturel bouillant et héroïque avait poussé dans les premiers moments à assumer fièrement ses actes. Georges Lefebvre notamment critiqua ce choix, considérant que l’attitude de Darthé avait été « la plus conséquente et la plus digne » et que tout « cela ne servit du reste à rien »12, puisque les condamnations tombèrent malgré tout.

16 Cette interprétation cependant ne prend pas en compte, comme Claude Mazauric le souligne, le fait que la majeure partie des accusés fut effectivement acquittée en fin de compte. Ian Birchall va plus loin, affirmant que Buonarroti lui-même « a exagéré la faiblesse de la stratégie : elle n’a pas empêché les accusés d’utiliser la Cour comme tribune pour un puissant exposé de leur politique »13. Rappelons enfin, que pour pouvoir prononcer les condamnations, les juges de la Haute-Cour furent réduits à employer une méthode illégale, ajoutant rétrospectivement à l’accusation première de conspiration contre le gouvernement, celle d’avoir cherché, par des discours ou des actes, à rétablir la Constitution (abolie) de 1793. Concernant la première charge, les accusés avaient obtenu gain de cause, puisque les jurés avaient conclu à un non-lieu. Malgré le sacrifice de Babeuf, chef incontesté de la Conjuration et de Darthé, qui du fait de son attitude au procès, comme de sa collaboration passée avec Joseph Le Bon au tribunal révolutionnaire d’Arras pendant la Terreur, était une victime toute désignée, le « pieux mensonge » des accusés de Vendôme était donc légitimé a posteriori par son résultat. La plupart des accusés avaient été épargnés.

Le cas Buonarroti

17 Contrairement à celle de ses deux infortunés camarades, Babeuf et Darthé, la présence de Buonarroti sur le banc des accusés était problématique pour la Haute Cour. À cette époque, l’homme, issu d’une illustre famille toscane, était en effet (déjà) une grande figure politique. De Corse, il s’était embarqué avec Bonaparte pour l’expédition de Sardaigne en janvier 1793. Par la suite, il avait été chargé par la Convention d’une mission de réorganisation administrative de la Corse, qu’il n’avait pu mener à bien, puis avait été nommé commissaire national à Oneilla en Ligurie, au-delà de la frontière italienne, au printemps 1794. Au moment où la Conjuration avait été découverte, il venait d’être promu commandant pour être partie prenante de l’expédition militaire en Italie confiée à Bonaparte. Certains bonapartistes dans l’armée, pas tous et peut-être pas Bonaparte lui-même, cherchaient certes à l’éloigner, mais pas à l’éliminer.

18 Au procès, Philippe Buonarroti montra plus de retenue que les autres dirigeants : il interrompit rarement les débats, ne participa pas aux tumultes. Il intervint toujours en

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montrant une connaissance approfondie des lois, tentant par exemple sans succès d’empêcher l’audition de Grisel le 7 ventôse. Lorsque son cas fut abordé le 14 germinal, il prononça une profession de foi personnelle, dans laquelle il rappelait les services rendus par lui à la cause de la Révolution Française, son attachement précoce aux principes rousseauistes et républicains et évoquait une première fois comment « la constitution de 1793 devint [sa] religion »14. Le révolutionnaire cherchait à rappeler au jury qu’il avait en tous points mérité de la patrie, ce qui constituait une défense justifiée et n’impliquant pas de compromission par ailleurs.

19 Son grand discours de défense, qui constitue les deux premières parties de notre manuscrit, prononcé le 21 floréal, ne fera pas non plus état de convictions clairement hostiles au droit de propriété. On y trouve un Buonarroti tentant, après Babeuf et avec les mêmes explications contournées, d’atténuer la signification insurrectionnelle des pièces à conviction, et d’accréditer l’idée d’un groupe de promotion d’idées démocratiques et humanitaires sans portée pratique immédiate et sans moyens réels. Il insiste beaucoup sur la sensibilité de ces patriotes aux malheurs publics et à la misère du peuple. Mais en même temps, Buonarroti revenant sur les circonstances des années de révolution, et notamment sur la période de la Convention montagnarde puis thermidorienne, se livre à une défense des mesures de Terreur de l’an II, rappelant les difficultés exceptionnelles rencontrées par la jeune République ; il réaffirme le caractère démocratique de la Constitution de 1793 (An premier de la République) et l’importance du principe de souveraineté du peuple que ses dispositions consacrent.

20 La partie inédite, dont nous reproduisons ici la partie la moins technique et la plus dense d’un point de vue politique15, intitulée « Fond de la Conspiration », reste dans le même esprit. Malgré les précautions de langage qui l’entourent, on peut la lire comme l’affirmation maintenue d’un certain nombre d’idées qui ont incontestablement fondé la Conjuration. Tout d’abord, on y retrouve la volonté de rétablir en les prolongeant les mesures économiques et sociales prises sous la Terreur en faveur des catégories sociales les plus démunies, même si Buonarroti avait retranché de ces propositions leur caractère transitoire vers la communauté des biens : réquisition des boulangeries et des armureries confiées à la garde du peuple, distribution des biens nationaux aux nécessiteux et aux défenseurs de la patrie ; adoption par la nation des veuves et des orphelins des soldats républicains tombés au combat, etc. Encore une fois, l’orateur revint sur les circonstances respectives des votes des Constitutions de 1793 et de 1795, afin de montrer l’incontestable supériorité, en matière de légitimité démocratique, de la ratification bien plus massive de la première. En termes certes choisis, il suggérait néanmoins de manière claire que son abandon au profit de la constitution de l’an III était un déni de souveraineté populaire, et que de véritables patriotes ne pouvaient que le contester. Il cherchait à démontrer que de telles entorses aux règles républicaines ne pouvaient qu’encourager les menées royalistes. Plus que jamais, il s’agissait de prendre au mot les réprésentants de l’autorité républicaine et de faire des jurés les arbitres des contradictions du Directoire par rapport aux principes qu’il affichait. Buonarroti l’écrivit plus tard : il cherchait à l’époque à s’adresser « à la vertu des jurés » et à leur « patriotisme ». De ce point de vue, on le voit, il ne trahissait pas ses engagements passés, et malgré les euphémismes et les concessions indéniables, il continuait d’assumer une part du fond politique babouviste.

21 Comment expliquer que cette dernière partie du discours n’ait finalement pas été prononcée ? En tout état de cause, la loi ne prévoyait pas que les prévenus puissent

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formuler une réplique à la réponse de l’accusateur national. Mais on a suffisamment évoqué les multiples libertés prises à l’égard de la procédure, aussi bien par la Cour que par les accusés eux-mêmes dans une certaine mesure, et le caractère exceptionnel du procès. Une autre explication peut peut-être être avancée16. En effet, les accusés avaient choisi d’assurer eux-mêmes leur défense, mais on leur avait adjoint un défenseur en la personne de l’avocat Réal, lui-même proche de Barras, l’un des cinq Directeurs, mais aussi de Bonaparte dont il sera, l’Empire proclamé, l’un des très hauts serviteurs. Les cinq ont pu chercher à sauver la tête de Buonarroti par son intermédiaire. Il est ainsi permis de se demander si l’avocat, prévenu que les jurés auraient finalement à se prononcer sur le délit de tentative de rétablissement de cette constitution de 1793 qu’ils avaient en horreur, n’a pas dissuadé Buonarroti de réitérer en des termes sans équivoque son attachement à cette dernière, aggravant par là son cas. Quoi qu’il en soit, les Jurés trouvèrent finalement des circonstances atténuantes à celui dont la main avait sans doute rédigé, après celle de Babeuf, le plus grand nombre des documents jugés « compromettants ». Nous concluerons donc sur cette interrogation en suspens, laissant au lecteur la liberté de statuer par lui-même sur ces questions à la lecture de ce texte inconnu et sauvé de l’oubli.

Fond de la Conspiration

22 [Cette partie du manuscrit constitue le coeur de la défense de Buonarroti et se trouve en dernière partie de la « Réplique à la réponse de l’Accusateur national ». Elle comporte 25 086 signes. Les biffures et les mots en gras sont de la main de Buonarroti. Nous indiquons entre crochets les césures de pages. Les mots soulignés dans le manuscrit sont en italiques ici. Les passages ajoutés sont précédés de la mention « passage ajouté » et mis en italiques.] [p. 18] S’il était possible de voir dans cette affaire une véritable conspiration les preuves ne pourraient sortir que de l’arrangement des pièces dans l’ordre imaginé par les accusateurs nationaux ; or on a vu dans le débat de Babeuf combien il est naturel de donner à beaucoup d’entre elles un sens et un objet différents de celui qu’ils leur prêtent, et alors on sent aisément combien il est facile de faire crouler cette monstrueuse statue à pieds d’argile. C’était à celui qui connait la source et le véritable objet de ces pièces à vous en donner l’explication : vous avez remarqué, Citoyens Jurés, que sa défense a surtout établi la vérité de quatre points principaux : savoir la pureté des [p. 19] intentions de la société des Démocrates dont il vous a parlé et leur extrême sensibilité pour tous les maux qui avaient fondu sur la patrie : une frayeur constante des manoeuvres sans cesse ourdies par le royalisme, dont la plus à redouter était l’adresse de profiter de l’esprit du gouvernement actuel pour ramener insensiblement l’État à la Monarchie ; la tâche qu’elle s’était imposée de recueillir toutes les idées récentes et éloignées relatives à l’essence et à l’établissement de la Démocratie : l’interruption et la divergence de leurs ses17 opérations. Quoi qu’en dise l’accusateur national, je crois que le compte que j’ai rendu des pièces de mon écriture aura arrêté l’attention des Jurés. Ils auront vu surtout combien sont frêles les inductions qu’il a prétendu tirer de celles que j’ai écrites à la maison d’arrêt du Plessis18 : dès qu’une partie de l’édifice croule tout le reste ne peut tarder [p. 20] à tomber en ruine. Constant dans l’ordre de discussion que j’ai suivi dans mon discours du 21 Floréal, j’adopte un instant pour vrai l’arrangement des accusateurs : et je passe à peser les objections qu’ils ont opposées à la justification du résultat de leur propre système.

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Ces mots pillage et massacre vous sont bien chers ; c’est à l’aide de vos phrases hypocrites, de votre feinte indignation que vous espérez exalter l’opinion et exciter contre nous le ressentiment universel ; vous espérez surtout, et ceci est d’une grande leçon pour le Peuple, vous espérez surtout faire détester la Révolution, et ramener tous les esprits à préférer une tranquille Servitude à la méfiante Liberté. Nouveaux Appius19 vous ne voyez dans les malheurs de la multitude que des reproches perpétuels et vous craignez sans cesse en elle les ressentiments que vous avez trop mérité. [p. 21] Vous dîtes que le pillage était moyen et but de l’insurrection qu’on projetait : mais accordez de grâce cette constante et ridicule prétention avec l’article formel de l’acte insurrecteur (acte qui, s’il y a eu conspiration doit être regardé comme le dépôt final des intentions des conspirateurs) qui met expressément les propriétés publiques et particulières sous la sauvegarde du peuple ; vous ne parlez jamais de cet article qui ne cadre pas avec vos vues meurtrières. Vous n’êtes donc pas d’accord avec vos consciences quand vous prétendez que la possession qu’on insinuait au Peuple de prendre des magasins publics ou privés contenant des vivres ou des munitions de guerre était une provocation au pillage, tandis qu’il est constant et par l’article susdit et par la vertu connue du Peuple de Paris expérimenté en plusieurs autres circonstances que les propriétés confiées à sa garde ne pouvaient pas avoir de plus sûr garant. [p. 22] Faut-il aussi que je définisse le pillage ? Faut-il aussi que vous vous serviez pour nous accabler de chacun des mots que vous ne voulez pas définir ? Le pillage n’est-il pas dans la dispersion des biens meubles sans aucune indemnité pour le propriétaire ? Et pouvez-vous en voir un dans les réquisitions aux boulangeries de cuire du pain et aux armureries de donner leurs armes sous la condition expresse de les payer sur leur seule déclaration ? Art. 15 de l’acte insurrecteur20. Y a-t-il la moindre idée de pillage dans les bienfaits qu’on se proposait de répandre aux frais de la République sur les infortunés, soit pour la distribution à eux et aux défenseurs de la Patrie des biens nationaux, soit en les logeant dans les maisons nationales, soit en les habillant aux dépens de la nation, soit en rendant gratuitement au Peuple les effets déposés au Mont-de-Piété, [p. 23] soit en adoptant les épouses et les enfants des citoyens péris pour la défense de la Liberté ? Ah ! La conception seule de tels actes est faite pour honorer le coeur de ceux qui les ont écrits : et vous avez beau blasphémer, les hommes impartiaux sauront apprécier la rage avec laquelle vous vous acharnez à les déshonorer. Toutes les dispositions de cette nature étaient subordonnées à la volonté du Peuple ; ceux qui les traçaient sur le papier auraient eu tout au plus le mérite de les lui avoir proposées ; elles portaient toutes sur les bien nationaux, qui, oh ! Honte de la Révolution, ont fini par passer à vil prix dans les mains des voleurs publics, des spéculateurs sur la misère des français ! ... Ah ! Certes, le luxe de quelques fripons vaut mieux pour l’ordre que quelques légers secours distribués sagement à une multitude d’infortunés que la Révolution [p. 24] et la méchanceté avaient dépouillés de toute ressource. Je le répète hautement le mot insensé, affreux de pillage n’a été que dans les Lettres et dans le coeur de l’épouvantable Grisel21. Et tant d’éclatants témoignages de sensibilité, de compassion seront-ils perdus pour la conscience des Jurés ? La compassion est pour quelques âmes une passion forte à laquelle les méchants ne croient pas ; mais vous, Citoyens, vous saurez démêler ce sentiment qu’on veut si étrangement défigurer, vous sentirez, je l’espère, par votre propre expérience qu’il peut devenir impérieux et déterminant pour les hommes qui ont la conviction intime de la dignité du Peuple et qui se sont accoutumés à réfléchir sur eux-mêmes les innombrables douleurs qui l’accablent. Toutes les fois qu’on vous parle raison vous criez massacre, sang, terreur, en vérité si je ne [p. 25] me connaissais pas vous m’auriez convaincu que je suis un cannibale : il y a une singulière remarque à faire, c’est que chez toutes les nations toutes les fois que l’on a réclamé les droits de la Nature ceux qui ne s’en accommodaient pas, et qui se sentaient en faute ont toujours essayé d’effrayer la masse en criant à

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l’assassinat et à la fureur : semblables à des conquérants jaloux ils ne voyent que révolte dans les moindres plaintes de ceux qu’ils oppriment. À entendre les accusateurs on ne sait pas où se serait arrêté le carnage : Députés, Directeurs, fonctionnaires, Propriétaires tous devaient être immolés. Réduisons cela à sa juste valeur, et abordons à regret cette dégoûtante discussion. Une pièce de la procédure a donné aux accusateurs nationaux lieu d’effrayer l’imagination des Jurés et [p. 26] du Peuple : je veux parler de la fameuse pièce dite tuer les cinq22. On a prétendu qu’elle était le résultat des délibérations d’une assemblée de conjurés, et comme elle contient des mesures violentes on en a conclu que telles étaient les vues du prétendu Directoire insurrecteur. J’observe qu’il est souverainement injuste d’attribuer à ce Directoire dans le cas qu’il y en ait eu un les idées qu’il n’a pas adoptées, et qui ne peuvent se retrouver que dans les actes qui paraissent évidemment lui appartenir tels que l’acte insurrecteur où il faut chercher seulement le dernier résultat de ses projets. Cette pièce tuer les cinq est évidemment un avis individuel fruit d’une imagination exaltée indignée contre les injustices dont tout le monde était spectateur : ce que j’avance est démontré [p. 27] par cette phrase de la p. 422 vol. 1er : Je pense qu’il est politiquement essentiel. Cette manière de s’exprimer annonce bien clairement que la pièce entière ne contient que les extravagantes rêveries d’un seul homme ; je reviendrai d’ailleurs sans cesse sur ces traits qui ont effacé le mot qu’on veut avoir été tuer, traits qui me paraissent le témoignage le plus sensible du dégoût que le contenu de cet écrit avait inspiré à ses lecteurs, ou peut-être à l’auteur lui-même. Il faut donc l’écarter de toute discussion. Les Députés, dîtes-vous, et les Directeurs devaient être jugés par le Peuple d’après l’acte insurrecteur et vous concluez de là qu’ils étaient voués à la mort ; mais par quel magique événement transformez-vous l’idée de jugement en celle de mort ? N’est-ce pas au Peuple à juger ses mandataires ? N’est-ce pas le Peuple qui nous juge ici par ses Représentants, n’était-ce pas [p. 28] le Peuple qui jugeait à Rome les citoyens ? Et de quel droit transformez-vous en Bourreaux les citoyens français ? Quand les auteurs des pièces ont voulu la mort ils ont écrit sans mystère la mort, tuer ; dès qu’ils se sont servis du mot juger il faut conclure, la Justice vous le commande, qu’ils faisaient une grande différence entre le jugement et la mort. La mort dans l’acte insurrecteur et même dans la 9e pièce de la 2e liasse23 est une simple menace faite à ceux qui contre la volonté du peuple auraient exercé des fonctions, ou se seraient opposés à ses vues : quelle énorme différence ! Au lieu de voir dans ces dispositions le but unique, affreux, coupable d’exterminer pour assouvir la vengeance, on ne retrouve que des menaces pour écarter l’opposition à des opérations pour lesquelles la volonté [p. 29] du Peuple était la condition suprême : cessez donc, cessez vils calomniateurs de la Révolution, cessez âmes de glace trempées au crime, des peindre les plus chauds amis de l’humanité sous les couleurs odieuses qui conviennent seulement à vos froids calculs. À vos déclamations, à vos furieux efforts contre la Philosophie qui irrite votre orgueil, j’opposerai sans cesse ces mots mémorables écrits de la main de Babeuf, de celui que vous vous obstinez à peindre comme le chef de la Conjuration, non dans une pièce destinée à devenir publique mais dans l’épanchement secret de son âme : rendre les chefs responsables du sang qui sera répandu24, p. 68 du 1er volume. Où avez-vous lu que les Listes qui sont au procès fussent des listes de proscription ? Ne pouvait-on pas avoir mille motifs raisonnables [p. 30] ordinaires de connaitre les bons, ou les mauvais Républicains ? De quel droit vous permettez-vous d’effrayer imprudemment les Propriétaires dont les biens étaient expressément mis sous la sauvegarde du Peuple par l’acte insurrecteur ? Et que serait-ce au fond les menaces et même les projets d’une sévérité outrée si la conspiration dont on en fait le moyen et le but, est hors de l’animadversion de la Justice par cela seule que dénuée de la possibilité de réalisation, elle n’exposait la société à aucun danger, et n’était pas ainsi une véritable conspiration.

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J’avais démontré, je pense à la séance du 21 que ceux dont on veut faire des conjurés n’avaient ni les soldats, ni les armes, ni l’argent, ni la puissance [p. 31] moyens indispensables pour l’exécution de leurs projets. L’accusateur voit des moyens efficaces dans les notes des magasins contenant des armes et des provisions : ces notes indépendamment des explications qui leur ont été données prouvent tout au plus que les prétendus conjurés n’avaient pas un fusil, pas une pique à leur disposition. Il voit des moyens alarmants dans les nomenclatures d’hommes propres à commander ; rappelez-vous, citoyens Jurés, qu’on a donné à ces listes des explications très vraisemblables auxquelles vous ne pourriez vous dispenser d’avoir égard sans une extrême injustice : on a dit qu’elles avaient été rédigées en Vendémiaire25 pour fournir à la Convention des défenseurs ; les événements de cette époque ne sont-ils pas assez connus, les dangers que courait alors la République ne sont-ils [p. 32] pas écrits en caractères de sang dans les pages de notre histoire ? Mais fussent-elles ces listes telles que vous le prétendez où est le fil secret par lequel on devait faire mouvoir les hommes qui y sont inscrits, où sont les engagements, les promesses, le secret, les assemblées, le concert sans lesquels il est impossible de pouvoir compter sur la volonté d’autrui ? L’exaspération du Peuple, dîtes-vous est le grand moyen par lequel les conjurés espéraient accomplir leur funeste dessein : la famine et les malheurs causés par le maximum, les réquisitions et la terreur étaient les plus puissants ressorts dont les conspirateurs voulaient profiter. Il faut rectifier sans cesse une erreur funeste par laquelle on a depuis longtemps bouleversé toutes les idées, perverti les [p. 33] esprits, fait oublier l’histoire et contre-révolutionné la France. Ce n’est pas au maximum et aux réquisitions qu’il faut attribuer la famine et les malheurs publics, c’est à la conspiration puissante de l’intérieur qui arma contre le Peuple français tous les tyrans ligués de l’Europe qu’il faut imputer les efforts qu’on fut obligé de faire pour les repousser ; et si de mauvais citoyens voyaient avec indifférence les dangers de la Liberté, fallait-il la laisser périr, fallait-il arracher au malheureux qui versait son sang jusqu’à son dernier haillon ? On demanda à celui qui en avait le superflu qu’il devait à la Patrie, et celui-ci avait souvent la barbarie de le refuser ! Fallait-il comme sous le régime de la terreur réactionnaire discréditer, par une énorme émission, la monnaie nationale et faire peser uniquement sur la classe laborieuse tous les frais de l’état ? Car elle seule a payé le discrédit de la fortune publique : avant [p. 34] on avait demandé aux riches leur superflu, après on arracha aux pauvres leur nécessaire : la vérité est que l’une et l’autre mesure dont on apprécie l’énorme différence furent commandées non par un système fantastique de brigandage mais par les manoeuvres dangereuses et toujours renaissantes des ennemis extérieurs et intérieurs de la République. L’exaspération du peuple était juste : les écrivains qui faisaient retentir la France de ses malheurs étaient ses répétiteurs : l’injustice de l’autorité fut toujours de s’en prendre à ceux qui publient la vérité que chacun nourrit secrètement dans son coeur. Mais Et cette exaspération, un peu de sensibilité l’aurait éteinte, un rien l’étouffait : les groupes de Germinal26 s’évanouissaient à la vue d’une patrouille, la Société du Panthéon27 disparut à la lecture d’un arrêté : il ne restait aux [p. 35] hommes sensibles que des regrets superflus, des plaintes inutiles. Ouvrez, je le répète, ouvrez la correspondance que vous attribuez aux prétendus agents, prenez même le prétendu rapport des agents militaires ; vous y lirez que le Peuple ne pouvait se mouvoir sans les troupes, que celles-ci ne pouvaient être déterminées que par l’argent… et l’argent, les trésors de la conspiration étaient… six mille livres en Assignats, deux pamphlets, des voix perdues, une austérité ridicule, un zèle inutile. Comparez, si vous voulez la situation des Patriotes en Prairial de l’An III28 à celle de Floréal de l’An IV ; alors le Peuple avait encore ses assemblées, tous les citoyens

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étaient armés, les Sections de Paris gardaient leur artillerie, il avait grand nombre de partisans dans la Convention et dans les autorités ; en Floréal de l’An IV au contraire plus d’assemblées, plus d’armes, point d’argent, point de partisans [p. 36] dans l’autorité, l’inquisition la plus sévère, la terreur la plus révoltante sur tout ce qui avait l’air de la Démocratie. Oh vous qui tout en convenant qu’il n’y a pas de conspiration criminelle là où il n’y a pas de danger pour le gouvernement, voulez qu’il y en ait une dans cette affaire, dîtes-nous comment il n’y eut pas de conspiration en Vendémiaire de l’An IV quand les conjurés avaient à leur disposition 40 000 baïonnettes, quand le sang français coula dans les rues de Paris ; jusqu’à ce que vous nous ayez bien expliqué cet étonnant mystère nous crierons à l’injustice toutes les fois que vous voudrez voir conspiration dans la misérable affaire du 21 Floréal29. Nous voilà enfin au point le plus important de la discussion : il présente les armes les plus victorieuses contre les objections de l’accusateur. Je me suis placé à la séance du 21 dans [p. 37] l’hypothèse que les auteurs des pièces de la procédure désiraient réellement ramener le Peuple à l’établissement de la Constitution de 1793, et j’ai conclu que même dans cette supposition et d’après les circonstances résultantes du procès ils ne seraient pas criminels. J’ai besoin d’une grande latitude et de beaucoup d’attention pour développer et rendre sensible à cet égard la justification de l’affaire sous ce point de vue. Fixez avant tout, je vous prie votre attention sur la distinction que j’ai faite à la séance du 21 entre la Constitution de 1793 et le Gouvernement de 179330 : cette constitution n’a jamais été en activité, il me semble même que ceux qui la caractérisent si souvent d’anarchique ne la connaissent pas. Il faut donc se bien garder d’attribuer à cette constitution rien de tout ce qu’on peut croire avoir à reprocher au Gouvernement révolutionnaire. Cette distinction bien posée, je dis que les [P. 38] intentions de ceux qui ont voulu la rétablir ne furent pas criminel [sic] s’ils ont cru fermement, décisivement, de bonne foi qu’elle était la véritable loi de la France, qu’elle consacrait un droit inaliénable de la Nation. C’est ici le cas d’observer qu’en matière de conspiration l’inspection du juge doit se porter et sur ce qu’on voulait renverser, et sur ce qu’on voulait substituer : si les vues personnelles sont démontrées le crime est certain : mais si la conviction du bien est constante… Si vous ne pouvez pas douter que le coeur de l’accusé ne palpitait que pour la justice, que son esprit en avait soigneusement mesuré les préceptes pourriez-vous le frapper sans effroi ? Ce qui constitue la criminalité en matière de conspiration est la science de la légitimité de l’autorité contre laquelle on dirige ses plans : si cette science n’existe pas, s’il y a une [p. 39] conviction contraire fondée sur les raisonnements les plus séduisants, sur les calculs que l’homme le plus prudent ne peut pas se dispenser de reconnaitre pour vrai [sic] avouez-le, il y aura peut-être erreur, mais pas criminalité… Vous pourrez argumenter, convertir, mais non poursuivre et punir. Raisonnons paisiblement. Il est reconnu que la loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale. Voici le raisonnement qu’ont dû faire les partisans de la Constitution de 1793. La Constitution de 1793 fut acceptée par 4 800 000 suffrages non compris ceux des armées qui ne furent pas consultées31. Elle fut acceptée librement, car qui aurait pu forcer un si grand nombre de volontés : elle fut acceptée libremenent car à l’époque de cette acceptation il n’y avait en France ni législation des suspects, ni terreur, ni échaffauds, ni [p. 40] Bastilles. Elle fut acceptée solennellement car 8 000 députés vinrent apporter à Paris le voeu d’autant d’assemblées primaires, et assister au recensement par lequel il ne s’est élevé aucun doute. Elle était bien certainement alors l’expression de la volonté du Peuple Français.

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Il est survenu ensuite une nouvelle Constitution : tout homme raisonnable, tout bon citoyen a dû se demander : ce nouvel acte contient-il une nouvelle volonté du Peuple français dérogeant à celle qu’il avait émise en 1793. Il a pu considérer premièrement que d’après la Constitution de 1793 la Convention n’avait pas pu en proposer au Peuple une nouvelle. Il a pu considérer que lors de l’adhésion à l’acte de 1795 il n’y a eu que 900 000 suffrages pour déterminer la volonté générale. Il a pu considérer que les voix des [p. 41] armées ont aussi été recueillies. Il a pu considérer que le recensement fut fait d’une manière obscure et bien différente de celle qui fut pratiquée en 1793. Il a pu considérer qu’en 1795 un grand nombre de citoyens languissaient dans les Bastilles, qu’un grand nombre était exposé aux poignards, et qu’un grand nombre fut expulsé des Assemblées primaires. Et toutes ces considérations ont pu le déterminer très impérieusement à penser qu’en 1795 il n’y avait pas eu de nouvelle émission de la volonté du Peuple dérogeant à la première. Et cela paraitra d’autant plus raisonnable au citoyen Viellart qui lui-même n’a pu se dispenser de qualifier de fausse l’acceptation des fameux décrets des 5 et 13 Fructidor32, quand il considéra que le recensement des suffrages pour l’acceptation de l’acte constitutionnel fut fait avec les mêmes formalités et en même temps que celui pour [p. 42] les deux décrets qu’il ne considère pas avec raison comme sanctionnés par le Peuple. Vous remarquerez à ce sujet, citoyens Jurés, que cette violation même dont l’accusateur national convient franchement était de nature à faire penser que l’autorité existante en Floréal dernier n’était pas absolument légitime. Permettez-moi de pousser ma considération encore plus loin. Il y a entre la Constitution de 1793 et celle de 1795 une différence très remarquable. Celle-ci veut que les lois reçoivent leur validité par le sur le concours des deux Conseils, l’autre voulait que les décrets du Corps législatif ne fussent considérés comme lois que dans le cas où dans un délai déterminé il n’y aurait pas eu réclamation de la part du dixième des assemblées primaires de la moitié des départements plus un, et en cas de réclamation [p. 43] elle prescrivait de consulter la Nation. Vous voyez donc bien clairement que cette Constitution de 1793 garantissait au Peuple entier, [passage ajouté] paisiblement assemblé le droit de délibérer sur les lois, de les accepter ou de les refuser. Or c’est ce droit qui peut avoir fortement frappé la tête de ceux qui, je suppose, voulurent rétablir cette constitution. Ils avaient probablement lu dans Rousseau et dans Mably que sans ce droit la Souveraineté du Peuple disparait, la Nation n’est plus, la Loi n’est pas telle. Ils avaient vu ce droit implicitement ou explicitement consacré dans toutes nos Déclarations des Droits. Ils avaient probablement vu les arguments par lesquels les Philosophes anciens et modernes ont démontré que c’était dans ce droit que résidait [p. 44] le bonheur permanent de la Nation. Ils avaient probablement vu dans l’histoire Romaine la bénédiction que l’introduction de ce droit accumula sur Valerius Publicola33. [passage ajouté] Ils s’étaient probablement convaincus par la méditation et par l’étude que ce droit est naturel, inaliénable, inabdiquable. Ils avaient probablement pensé avec une multitude d’orateurs et d’écrivains que le recouvrement de ce droit de souveraineté fut le but de l’insurrection de 1789 et de toute la Révolution. Et d’après toutes ces considérations fortes, pressantes, séduisantes ils ont pu raisonnablement penser que l’acceptation de la Constitution de 1795 avait été illusoire. Y avait-il dans ce cas intention criminelle ? Et si de pareils hommes s’étaient trompés, ne faudrait-il pas reconnaitre dans leur détermination le désir du bien, la

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volonté de respecter l’autorité légitime, la prudence des recherches, la nécessité, l’impossibilité de se déterminer autrement, l’amour de la patrie, le zèle le plus constant et le plus illimité pour le service de la République ? Deux objections ont été faites par [p. 45] l’accusateur national à ce raisonnement. Il a prétendu d’abord que l’acceptation de 1793 fut aussi illusoire et arrachée par la terreur : je réponds par l’histoire. Il a prétendu ensuite que mes arguments fussent-ils vrais les Jurés ne pourraient pas s’arrêter aux motifs qui ont pu déterminer les accusés, ni voir dans leurs intentions autre chose que l’intention de renverser la Constitution de 1795. Je crois que si on admet cette étrange prétention il n’y a plus en France ni institution des Jurés, ni Patrie. D’abord ce n’est pas sur le renversement de la Constitution actuelle mais sur celui de l’autorité légitime qu’il faudrait à mon avis porter l’attention des Jurés : car je ne puis pas me persuader qu’ils pussent déclarer coupable [p. 46] celui qui tout en agissant contre le Gouvernement actuel aurait fermement cru agir pour l’autorité légitime. À quoi se réduirait alors ce sentiment intérieur du bien ou du mal qui rend si précieuse pour l’âme pure l’institution du Jury : à quoi se réduirait le soin que la Loi a pris de concilier par les questions sur l’intention et sur l’excuse les contradictions si fréquentes entre les préceptes de la Loi naturelle et ceux des Lois positives ? À quoi se réduirait la Loi suprême de l’intérêt du Peuple qui ordonne à ses mandataires de compter pour principale circonstances dans le coeur des accusés l’amour de la Patrie et le dévouement pour elle ? À quoi se réduirait surtout cette bienfaisante règle de Philosophie et de Politique qui ordonne d’instruire les égarés et de ne punir que les méchants ? [p. 47] Je n’entretiendrai pas de nouveau les Jurés de la sagesse du Peuple Romain absolvant les défenseurs violents, et quelquefois indiscrets de la Souveraineté : vous êtes aussi Républicains : vous avez lu dans nos âmes : tout est légitime par la haine du vice et par l’amour de la Patrie. Hâtez-vous, citoyens Jurés, hâtez-vous de prononcer sur mon sort, hâtez-vous de rendre au coeur d’une épouse tendre le calme que je m’efforce en vain de lui inspirer. Hâtez-vous de briser des fers qui réjouissent les Rois et leurs infâmes défenseurs.

NOTES

1. Débats du procès instruit par la Haute-Cour de Justice, séante à Vendôme contre Drouet, Babeuf et autres, Paris, Baudoin, An V (1797). 2. Philippe BUONARROTI, Mémoires de F.-N. Gracchus Babeuf, précédés de l’ouvrage « Conspirations pour l’égalité, dite de Babeuf », Prospectus, Paris, Imprimerie de Carpentier-Méricourt, 1830. 3. Claude MAZAURIC, « Carnot et les babouvistes » dans Jean- Paul CHARNAY (dir.), Lazare Carnot ou le savant citoyen, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1990, p. 99-117. 4. Laura MASON, « Le procès de Vendôme mis en imprimé », dans Babeuf et les babouvistes en leur temps, colloque des 16-17 octobre 1997, Saint-Quentin, Association Les amis de Gracchus Babeuf, 2000, p. 117. 5. Jean-Marc SCHIAPPA, Les babouvistes, Saint-Quentin, Association Les amis de Gracchus Babeuf, 2003, p. 368-369. 6. Philippe BUONARROTI, op. cit. p. 15.

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7. Claude MAZAURIC, Babeuf et la Conspiration pour l’Égalité, Paris, Éditions Sociales, 1962, p. 214. 8. Claude MAZAURIC, op. cit. p. 212. 9. Philippe BOURDIN, entre autres travaux, Des lieux, des mots, les révolutionnaires.., Clermont- Ferrand, Université Blaise Pascal, 1995, p. 410. 10. Claude MAZAURIC, op. cit., p. 210. 11. Philippe BUONARROTI, op. cit., p. 30. 12. Georges LEFEBVRE, La France sous le Directoire, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 204-205. 13. Ian BIRCHALL, « The Vendôme defence strategy », Journal for Eighteen Century Studies, vol. 20, September 1997, p. 145. Traduction personnelle. 14. Débats du Procès..., op. cit., t. III, p. 217. 15. Le texte sera disponible dans sa totalité sur le site de la revue. 16. La suggestion a été émise par Claude Mazauric, que je remercie ici pour toute l’aide fournie. 17. Les biffures se trouvent dans le manuscrit; les mots en gras sont de la main de Buonarroti lui- même. 18. Buonarroti avait été arrêté le 5 mars 1795 suite à la plainte d’un noble sarde qui l’accusait d’avoir fait saisir ses biens dans l’exercice de ses fonctions à Oneilla. C’est en prison au Plessis qu’il fit la connaissance de Babeuf et qu’il fut probablement gagné aux idées communautaires de ce dernier. 19. Il s’agit peut-être de Claudius Appius Regillanus, decemvir préposé à la rédaction des lois sous l’empereur Tibère, qui provoqua une rupture entre le Sénat et le Peuple à cause de ses mauvaises moeurs. 20. Reproduit dans Philippe BUONARROTI, op. cit. p.169 : « Tous les boulangers seront en réquisition pour faire continuellement du pain, qui sera distribué gratis au peuple; ils seront payés sur leur déclaration ». 21. En effet, le terme se trouve dans une « lettre » de Grisel destinée à la propagande parmi les soldats, et reproduite dans Philippe BUONARROTI, op. cit. p. 182-185, attestant le rôle d’agent provocateur joué par le dénonciateur. 22. Ce fameux texte constitue les 34e et 35e pièces de la 8e liasse, dans Copie des pièces saisies dans le local que Babeuf occupait lors de son arrestation, Paris, Imprimerie nationale, an V, t. I, p. 238-242. Il est de la main de Darthé et a constitué un point d’appui majeur de l’accusation contre les babouvistes, parce qu’il contenait cet appel au meurtre. 23. Copie des pièces..., op. cit., t. I, p. 26 : « Tuer sur-le-champ tout député, directeur, administrateur, juge, officier ou fonctionnaire public, qui paraitrait pour donner des ordres, ou pour l’exercice d’une fonction. Arrêter tout député ou directeur trouvé dans les rues, le faire conduire à son poste pour y être jugé ». 24. C’est effectivement ce que l’on trouve dans la 23e pièce de la 5e liasse, de la main de Babeuf. Tout au long du processus révolutionnaire, le tribun a manifesté son horreur du sang versé, dans des écrits publics comme dans sa correspondance personnelle. 25. Le 13 vendémiaire an IV, une insurrection royaliste dans Paris menaça la Convention qui dut réarmer des patriotes poursuivis ou incarcérés après Thermidor. Il y eut environ 2 à 300 tués et blessés de chaque côté, et la répression qui s’ensuivit fut modérée. 26. Journées des 12 et 13 germinal an III : manifestations des sans-culottes parisiens pour obtenir du pain et la Constitution de 1793. Sa répression consolida le pouvoir des thermidoriens et priva de dirigeants le mouvement populaire, notamment à Paris. 27. Lieu où se rassemblèrent (et s’affrontèrent) les patriotes « de gauche » à partir du 25 brumaire an IV. C’est Bonaparte qui finit par obtenir du Directoire l’ordre de sa fermeture le 9 ventôse. 28. Le 1er prairial avait été une journée d’insurrection sans-culotte avec les mêmes mots d’ordre qu’en germinal, dans un contexte où la disette sévissait. La foule envahit la Convention mais en

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fut repoussée dans la nuit. Les députés montagnards qui avaient fait voter des décrets favorables aux insurgés furent arrêtés. Dans les jours qui suivirent, la répression permit d’éliminer les derniers représentants de la Montagne et de défaire le mouvement populaire. 29. Il s’agit du 21 floréal an IV, jour de l’arrestation des chefs babouvistes, à distinguer du 21 floréal an V, jour de la première plaidoirie de Buonarroti. 30. La Convention avait en effet ajourné jusqu’à la paix l’application de la Constitution qui venait d’être adoptée. 31. Buonarroti reprend, comme le font les Égaux, y compris pendant le procès, une évaluation fantaisiste publiée par Babeuf dans le numéro 34 du Tribun du peuple. Babeuf, comme presque tous ses contemporains, semble avoir ignoré le chiffrage des votes de 1793, quelques deux millions, mais dont le Comité de salut public avait fait renfermer le décompte dans l’Arche d’alliance. 32. Les Conventionnels adoptèrent à la veille du vote populaire les décrets dits des deux-tiers qui permettaient, conformément au régime prévu pour le futur Directoire, de n’élire qu’un tiers de nouveaux députés dans les nouveaux conseils et donc de s’y conserver à hauteur des deux tiers. Ces décrets, mal diffusés, rarement soumis au vote furent, lorsque c’est le cas, souvent rejetés. La fraude ouverte qui aboutit ensuite à proclamer leur « adoption » est inséparable de la tentative insurrectionnelle de vendémiaire et pèsera toujours sur le Directoire. 33. Un des fondateurs légendaires de la République romaine après la chute des derniers rois (509 av. Jésus-Christ).

AUTEUR

STÉPHANIE ROZA Doctorante, Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne CHSPM (Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne) 7 rue Voltaire, 93400 Saint-Ouen [email protected]

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Comptes rendus

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Cécile OBLIGI, Robespierre. La probité révoltante

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Cécile OBLIGI, Robespierre. La probité révoltante. Paris, Belin, 2012, 160 p, ISBN : 978-2-701-15331-5, 20 €.

1 Dans une nouvelle collection dirigée par Thierry Sarmant, les éditions Belin nous proposent ce petit livre (160 pages) consacré à la figure et à l’action de Robespierre, livre très bien illustré et écrit de manière attrayante. Depuis mai 2011, lorsque des manuscrits dont l’existence même était ignorée des historiens ont été vendus aux enchères à Paris et que notre société s’est mobilisée efficacement en lançant une souscription publique, est très présent sur la scène politique et médiatique nationale, soit de manière positive (voir les discours du candidat du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon), soit, à l’inverse, comme le héros noir, l’instigateur de la Terreur et des massacres de Vendée. L’auteur du présent ouvrage, Cécile Obligi, est actuellement conservateur à la Bibliothèque nationale de France. Particulièrement attentive à la période révolutionnaire, elle rend d’ailleurs hommage à la Société des études robespierristes en mentionnant dans l’introduction que nous poursuivons le travail d’édition des œuvres complètes de Robespierre.

2 L’ouvrage est divisé en cinq chapitres organisés de façon chronologique, successivement : « Robespierre avant Robespierre, 1758-1789 », « Le héraut des droits de l’Homme à la Constituante, 1789-1791 », « Une sentinelle sous la Législative, 1791-1792 », « Les débuts de la Convention, 1792-1793 », et « Fonder la République, 1793-1794 ». La conclusion, très brève, s’attache à présenter la construction de « La légende noire de Robespierre » en évoquant essentiellement les pamphlets thermidoriens de Robespierre, d’une part, et la polémique qui a suivi la première représentation de Thermidor, de Victorien Sardou, en 1891. Les protagonistes du débat sont Francisque Sarcey et Ernest Hamel. Le premier ose écrire : « Pour [l’auteur

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dramatique] qui s’adresse à la foule, qui doit faire effet sur la foule, le préjugé de temps, c’est la vérité vraie. Est-il véritable que dans l’opinion populaire (qui est même celle de beaucoup d’historiens très documentés) Robespierre était si bien l’incarnation de la Terreur que, lui tombé et mourant, les prisons s’ouvrirent comme par enchantement et rendirent leurs victimes ? Il n’y a pas à discuter là-dessus. Que le fait soit exact ou ne le soit pas, il est admis par la généralité du public […] Toute ma génération, toutes celles qui ont suivi, ont été pénétrées de cette idée qui, vraie ou fausse, fait aujourd’hui office de vérité » (p. 146-147).

3 Merveilleux exemple d’anti-méthode historique ! Ernest Hamel, pourtant auteur reconnu de plusieurs travaux érudits sur Robespierre aura beau ferrailler, rien n’y fera. En 2012 encore, comme l’a montré la discussion engagée lors de la diffusion d’un téléfilm Robespierre : bourreau de la Vendée ? (voir le communiqué de notre société sur le site de la SER ainsi que l’argumentation de Marc Belissa sur le site revolution- francaise. net) une sorte de vérité d’évidence s’est installée, Robespierre = Terreur. Constat assez démoralisant pour les historiens qui tentent de résister au « mainstream » de la pensée.

4 Dans le même ordre d’idées, l’auteur rappelle dans son introduction, très brève également, que la simple énonciation du nom de « Robespierre » cause toujours des réactions passionnées dans le public, qui vont de l’admiration au rejet le plus violent. Pour situer le dilemme, elle cite Alphonse Aulard, qui qualifiait Maximilien de « bigot monomane » et de « mystique assassin » et Jules Michelet, pour qui il était le « prêtre Robespierre ». La très belle formule retenue comme titre de l’ouvrage, « La probité révoltante », réplique que Georg Büchner met dans la bouche de Danton, « Robespierre, tu es d’une probité révoltante », dans sa pièce, La mort de Danton (1835) dit assez le point de vue de l’auteur. Il est impossible à présent d’écrire un nouvel ouvrage sur l’Incorruptible, qui demeure le personnage central tant de la Révolution française que de l’édition. Cécile Obligi rappelle d’ailleurs opportunément qu’au milieu des années 1930 un journaliste et écrivain engagé aux côtés du parti démocrate américain avait estimé à plus de 10 000 le nombre d’ouvrages suscités par la figure de l’Incorruptible. Même si ce chiffre est difficile à retenir étant donné que toutes sortes de publications sont placées sur le même plan, gageons que, plus de quatre-vingt ans plus tard, une bibliographie exhaustive sur le sujet remplirait des kilomètres de rayons de bibliothèque ! Dans ce livre à l’écriture fluide et élégante, Cécile Obligi donne volontiers la parole à son héros, tout comme aux autres protagonistes du grand théâtre de la Révolution. Les citations sont nombreuses, bien choisies, et n’entravent pas la lecture du texte. Cependant, on regrettera que l’éditeur ait choisi de ne pas faire figurer des notes infra-paginales qui auraient été d’un grand secours pour tous les lecteurs désireux de préciser les informations et de confronter les discours des uns et des autres. Mais il est une idée (fausse) bien ancrée chez de nombreux éditeurs que les notes feraient fuir le lecteur : le paresseux ne les regardera pas alors que le curieux sera ravi de pouvoir aller plus loin…

5 En racontant l’histoire d’un homme qui a incarné son époque (idéaux des Lumières, passions de l’avocat puis du député), l’auteur expose ici ses difficultés à affronter la nécessité de la décision, mais aussi la ténacité dans les convictions. Prenons un seul exemple, moins connu que les prises de positions de Robespierre sur le droit de vote, la guerre ou la question coloniale. Admis au conseil provincial d’Artois en 1781, à l’âge de vingt et un ans, il ne tarde pas à s’illustrer dans une affaire retentissante. En effet, pour

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défendre un simple maître-cordier attaqué par un moine bénédictin de l’abbaye d’Anchin, il attaque en justice un riche monastère. Il va même jusqu’à publier son plaidoyer avant que l’affaire ne soit close, ce qui n’était pas dans les habitudes de l’époque mais démontre assez la ferme volonté du jeune Robespierre de consacrer ses talents d’avocat à la défense des plus faibles. Nous sommes en 1784 : cette affaire prend, à juste titre, une dimension politique et révèle le talent et les convictions du jeune Maximilien, talent qui ne se démentira pas tout au long de la période révolutionnaire.

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Alain COHEN, Le Comité des Inspecteurs de la salle. Une institution originale au service de la Convention nationale (1792-1795)

Jean Bart

RÉFÉRENCE

Alain COHEN, Le Comité des Inspecteurs de la salle. Une institution originale au service de la Convention nationale (1792-1795), préface de Michel Biard, Paris, L’Harmattan, 2011, 223 p., ISBN : 978-2-296-55894-6, 22,50 €.

1 Quiconque serait rebuté par le titre et renoncerait à lire ce livre commettrait une erreur. Opportunément, le sous-titre souligne l’intérêt d’étudier une institution jusqu’alors ignorée, ou presque, dont le rôle dépassait largement la simple gestion du lieu où siégeaient les représentants du peuple.

2 L’« ébauche » d’un tel organe date des débuts de la Révolution, lorsque l’Assemblée, devenue constituante et donc permanente, fut confrontée à des problèmes pratiques évidents et, surtout, à la nécessité politique de se dégager de l’emprise du ministre de la Maison du Roi à laquelle la réunion des trois ordres avait été soumise. L’installation de la Constituante aux Tuileries en l’automne 1789, après un court séjour à l’Archevêché, rendit ces exigences encore plus impératives. Aussi l’Assemblée désigna-t-elle en son sein, à partir d’octobre 1790, des commissaires - dont le docteur Guillotin, célèbre à un autre titre - et des inspecteurs, « inspecteurs du travail des commis », car le nombre des employés nécessaires au bon fonctionnement du pouvoir législatif est vite devenu important, et « inspecteurs des dépenses des bureaux des comités » qui, elles aussi, ont rapidement augmenté. Commissaires et inspecteurs accomplissaient déjà « des fonctions administratives et financières très larges correspondant à la gestion de la

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salle et du personnel administratif », mais ils ne constituaient pas un comité spécifique, et il en fut de même sous la Législative.

3 Cependant, dès les premiers jours de la Convention, est ouvert un registre contenant les procès-verbaux d’un groupe bientôt désigné sous le nom de Comité des Inspecteurs de la salle, des bureaux et de l’Imprimerie de la Convention. Cinq autres registres du même genre seront remplis jusqu’au début de l’an III, ce qui révèle l’intensité des réunions de ce comité. Ses membres appartiennent naturellement à la Convention et sont, en principe, désignés par elle, selon une rotation périodique. Ce furent d’ailleurs les Inspecteurs de la salle qui prirent en charge l’organisation du renouvellement de tous les autres comités. Toutefois, au gré des événements politiques, les principes suivis en la matière ne furent pas toujours respectés, notamment sous la pression du « grand comité de salut public ». Toujours est-il qu’avec beaucoup de précision Alain Cohen dresse la liste de tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont été choisis comme inspecteurs. Dans l’ensemble, pas de personnalités marquantes, sauf peut-être Antoine- François Sergent, graveur de son état, qui, après avoir été élu au comité de surveillance de Paris, puis révoqué, fut aussi, une fois devenu conventionnel, membre de la Commission des monuments historiques, puis du Comité d’instruction publique ; il fut, parmi les Inspecteurs de la salle, l’un des rares montagnards ; outre quelques girondins ayant échappé à la guillotine, la plupart d’entre eux appartenaient à la Plaïne. Ce qui explique sans doute en partie la longévité du comité.

4 Le titre qui lui a été donné montre la variété des missions qui lui sont confiées et qu’il mène à bien grâce à un personnel technique ou de service relativement nombreux, d’autant qu’au cours des mois, pour résoudre les difficultés politiques et économiques auxquelles devaient faire face les députés, les attributions des inspecteurs se sont multipliées, au point que ceux-ci apparaissent un peu comme les hommes à tout faire de la Convention. Il est peu de domaines qui leur échappent. De leurs tâches diverses, minutieusement analysées par l’auteur, retenons l’organisation matérielle des instances délibératives, ne serait-ce, par exemple, que pour trouver, en période de pénurie, les milliers de livres de cire nécessaires à l’éclairage de la salle ! Il faut aussi aménager des lieux qui n’étaient pas faits pour cela, et embellir le jardin situé autour du Palais national, ce qui n’a pas manqué de soulever des conflits de compétence, entre autres avec les services du ministère de l’Intérieur. Les Inspecteurs de la salle sont en contact direct avec les entreprises ou corps de métiers intervenant sur les lieux, comme avec les fournisseurs. Ils assurent donc d’abord un contrôle technique, mais aussi, par voie de conséquence, un contrôle financier. D’une façon générale, le comité s’est toujours montré fort attentif au bon emploi des deniers publics ; il apparaît comme l’« artisan d’une très judicieuse politique immobilière ». C’est avec le même souci qu’il encadre les frais de fonctionnement de l’Assemblée, cherchant à prôner, par exemple, des économies d’énergie, ou qu’il veille au marché des draps nécessaires à la confection des costumes des représentants du peuple. Tout naturellement, son inspection s’étend à l’utilisation des sommes allouées aux députés, et particulièrement aux représentants en mission.

5 Chargés de la gestion des lieux où s’exerce le pouvoir, les Inspecteurs de la salle sont responsables de la sécurité de ceux qui y vivent ou y travaillent ; ils assurent la police des abords et des tribunes dont l’accès est réglementé par eux. Ils doivent aussi éviter que les abords et les jardins soient envahis par les marchands ou les agioteurs. Il faut surtout protéger les représentants du peuple contre l’intrusion d’opposants violents. Si,

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au début, l’exécution des ordres des inspecteurs est confiée à la gendarmerie et à la garde nationale, le comité lui-même crée, en juillet 1793, une compagnie militaire spéciale composée d’invalides, destinée en particulier à protéger les statues et objets d’art installés dans les jardins. Ce qui ne manqua pas de mécontenter les membres du Comité militaire. En fait, le Comité des Inspecteurs de la salle touchait volontiers à tout, provoquant maints conflits de compétence et plaintes de la part d’autres autorités, causés par des empiétements d’autant plus mal supportés que la situation politique était tendue.

6 Il en fut ainsi même dans l’exercice d’une des fonctions premières et permanentes du comité : la surveillance des travaux de l’imprimerie nationale, une entreprise au statut curieux, qui succède dès 1789 à l’Imprimerie royale du Louvre et à celle du Cabinet du roi de Versailles. Ce n’est pas une entreprise publique et elle ne jouit pas du monopole de l’impression des nouvelles officielles. Sa nature mixte préfigurerait les catégories du droit administratif moderne. En tout cas, sous la Convention, son importance stratégique est certaine. Aussi le Comité des inspecteurs de la salle veille-t-il attentivement à l’approvisionnement des presses, grâce à la réquisition de papiers et étoffes, de même qu’il cherche à éviter les arrêts de travail provoqués par les manifestations d’ouvriers revendicatifs, sans renoncer davantage, en ce domaine, à la réquisition. Fut ainsi toujours assurée la diffusion des textes officiels, dont les procès-verbaux des séances de l’assemblée. À certains moments, d’ailleurs, les Inspecteurs eurent à donner leur avis sur la publication de mémoires ou discours justifiant les idées émises par tel ou tel député, ou encore de pétitions. Ce qui n’alla pas sans heurts. Ainsi, en novembre 1793, certains inspecteurs de la salle protestèrent contre l’intervention du ministre Roland qui avait empêché la diffusion d’une réponse de Robespierre à Louvet, alors que le texte de ce dernier avait été tiré à 15 000 exemplaires pour être diffusé largement. Prudemment, le Comité se retranchait d’ordinaire derrière l’avis de la Convention, ou plutôt des comités de gouvernement.

7 En définitive, le Comité des Inspecteurs de la salle semble avoir été un instrument malléable dont la souplesse lui a permis de s’accommoder « fort bien de l’évolution politique de la Convention nationale jusqu’à sa séparation le 4 brumaire an IV ». Il faut savoir gré à Alain Cohen de l’avoir sorti de l’ombre.

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Michel BIARD (Ed.), Procès-verbaux de la Société populaire de Honfleur (Calvados) (janvier 1791-février 1795)

Côme Simien

RÉFÉRENCE

Michel BIARD (Ed.), Procès-verbaux de la Société populaire de Honfleur (Calvados) (janvier 1791- février 1795), Paris, Éditions du CTHS, 2011, 820 p., ISBN : 978-2-735-50757-3, 60 €.

1 Le présent volume poursuit, quatre ans après l’édition des procès-verbaux de la Société populaire de Crépy-en-Valois, une collection entièrement consacrée à la publication de ce type de sources. En s’appuyant sur une très riche documentation, pour l’essentiel conservée aux archives municipales de Honfleur, Michel Biard nous offre ici la lecture de quatre années ininterrompues d’activités d’un club jacobin normand, installé le 30 janvier 1791 par dix-huit pères fondateurs. La société des Amis de la Constitution de Honfleur appartient donc à la première génération de sociétés populaires du Calvados, qui n’en a vu naître que six en 1790 puis six autres en 1791, dans les chefs-lieux de districts et de cantons les plus importants (à l’image de Honfleur et de ses 8 000 à 9 000 habitants). Ce type de sociabilité politique restera par la suite peu fréquent dans un département où seules 50 communes sur 903 en compteront une au plus fort de la Révolution.

2 Formé d’abord dans le but de « se procurer avec plus de facilité la connaissance des affaires publiques de la France » par l’intermédiaire de journaux variés auxquels la société ne cessera plus de s’abonner ou de se désabonner au gré des fortunes diverses connues par ces titres, le club honfleurais nous donnerait presque à voir une société populaire « normale », tant son désir de se conformer aux modèles voisins, locaux et nationaux, est omniprésent. Évoquant en janvier 1791 le cas des villes qui ont imité « l’exemple de la capitale », les patriotes honfleurais estiment devoir « rivaliser » avec ces localités déjà dotées de clubs. Lorsqu’en février l’on décide d’établir une carte de

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membre, c’est que « toutes les sociétés voisines et étrangères étaient munies » d’un tel document. Ce conformisme, dont la prudence se laisse discerner par les adresses transmises à la Convention nationale pour la féliciter d’avoir su déjouer les complots des Exagérés, des Indulgents puis des Robespierristes au cours du printemps et de l’été 1794, ne doit cependant pas, pour Michel Biard, être confondu avec une quelconque forme d’opportunisme ou, pis encore, de couardise. À Honfleur comme dans d’autres sociétés populaires, l’adaptation aux retournements de la conjoncture traduit surtout un souci de la légalité et le souhait de faire passer la « volonté générale » avant les positions partisanes au nom de l’intérêt supérieur de la République. Cela ne veut donc pas dire que le club s’est contenté de subir le mouvement révolutionnaire. L’activité est intense. Si elle est souvent consacrée à des questions d’organisation interne, cette préoccupation même témoigne du désir de structurer le microcosme patriote en un corps social régénéré (en avril 1791 on parle d’ailleurs de « règlement social d’organisation »). Médiatrice et pédagogue des idées nouvelles, la société contribue à diffuser dans la ville et ses environs, par des affiches ou par l’envoi répété de commissaires (leviers privilégiés de son action), les principes révolutionnaires et les pratiques démocratiques naissantes. Tel est aussi le cas lorsqu’en juin 1791 le président de la société propose d’accueillir en son sein aussi bien les citoyens actifs que passifs, ouvrant un premier espace de délibérations politiques à ces derniers. Par ailleurs, la société est un véritable acteur local de la chose publique, en faisant tomber dans son champ d’intervention des questions de plus en plus nombreuses (effort de guerre, marine, secours aux indigents, éducation, certificats de civisme…). Relais des décisions des autorités locales lorsqu’elles lui semblent satisfaisantes, elle cherche aussi à influer sur la municipalité (problème récurrent des prêtres réfractaires en particulier) et n’hésite pas à exprimer sa désapprobation lorsque les décisions publiques lui semblent trop timorées (émigrés, septembre 1792). Á partir de pluviôse an II, la société devient même le « centre d’impulsion révolutionnaire majeur dans la ville et dans le canton ». Cela ne devait pourtant pas durer. Comme dans de nombreuses autres sociétés, la question de l’absentéisme et les moyens à mettre en œuvre pour le juguler reviennent maintes fois la hanter, surtout passé le 9 thermidor. Á compter de brumaire an III, certaines séances sont annulées faute de participants. L’énergie était brisée. Le 19 pluviôse an III, avant même que la Convention nationale n’ait décrété la fermeture des clubs, la société populaire de Honfleur clôture au son des « acclamations ordinaires » son ultime séance.

3 On regrettera bien sûr le silence des procès-verbaux à l’occasion de certains moments clés de la Révolution. La société ne se réunit plus, ou du moins ne couche plus sur le papier le fil de ses séances, entre le 23 juin et le 24 août 1793 alors que la révolte fédéraliste bat son plein en Normandie. On regrettera d’autant plus cette interruption que Honfleur est l’une des rares municipalités normandes à prendre le parti de la Convention montagnarde. On sait toutefois qu’à la fin juin, le président de la société, sans doute en raison de son soutien au mouvement fédéraliste, démissionne de son poste. De plus, dès ses premiers mois d’existence, les officiers municipaux successifs sont presque tous membres du club. En tout état de cause, sa position ne devait donc pas être trop différente de celle de la municipalité, rapidement hostile au soulèvement. La société a donc pu jouer un rôle dans la prise de position jacobine de Honfleur. Cependant, aussitôt les événements terminés, alors que plusieurs membres de la municipalité ont été destitués par les représentants du peuple en mission en raison de leur manque d’« énergie » lors des troubles, la société plaide en leur faveur, arguant

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d’un simple égarement momentané, ce qui permet à ces anciens détenus de réintégrer la société où continuent de siéger leurs accusateurs du comité de surveillance. On touche ainsi à l’une des autres préoccupations constantes de la société : assurer l’unité de la famille patriote, vœu déjà bien exprimé lors de la scission, à Paris, à l’été 1791, des jacobins et des feuillants, qui avaient vu la société honfleuraise appeler à leur réunification.

4 D’utilisation aisée grâce à des chapeaux introductifs résumant le contenu de chaque séance, l’ouvrage est encore parfaitement servi par une introduction qui restitue les contextes locaux, régionaux et nationaux indispensables à la mise en perspective du travail de la société. Ces prolégomènes d’une cinquantaine de pages offrent, de plus, un aperçu complet de l’activité, des débats ou de l’organisation de cet espace de sociabilité qui contribua localement à l’expérimentation des formes de l’innovation politique. Au fil des pages, un appareil critique important fournit toutes les informations nécessaires pour éclaircir les sous-entendus, les noms de personne, les titres de journaux, les dates et le contenu de décrets, en recourant à l’occasion à des documents d’archives complémentaires, tandis que des renvois nouent avec profit les liens de certaines prises de décisions au long cours. 89 pages d’annexes clôturent le volume par une abondante correspondance et le tableau des membres de la société (320 au total). Ce dernier, comprenant date d’admission, responsabilités et professions de quelques 204 citoyens, rend possible une analyse de la composition socio-professionnelle du club, qui témoigne de la surreprésentation du milieu des capitaines et des officiers de marine ainsi que de celui des marchands et des négociants, au détriment du monde du petit commerce, du petit artisanat et des marins. Enfin, les cartes et graphiques proposés permettront d’apprécier les questions de la périodicité des réunions de la société (plus nombreuses en juin 1791 et à l’automne 1792, plutôt moins fréquentes en l’an II) ou de la morphologie de ses réseaux, naturellement denses en Normandie (vingt-six clubs correspondants), néanmoins tissés à l’échelle nationale (quarante-trois autres localités recensées).

5 Michel Biard nous permet ainsi, page après page, d’évoluer au plus près des citoyens de la première moitié de la décennie 1790 et de leurs expérimentations démocratiques. De la fenêtre honfleuraise, c’est l’histoire du temps tel qu’il pouvait être vu et vécu par des révolutionnaires provinciaux qui nous est révélée et expliquée. Ce n’est bien sûr pas la moindre des qualités de ce volume qui, nous l’espérons, en appellera d’autres dans cette collection.

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Philippe BOURDIN (Dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution. Actes du colloque international de Vizille (10-12 septembre 2008)

Jean Duma

RÉFÉRENCE

Philippe BOURDIN (Dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution. Actes du colloque international de Vizille (10-12 septembre 2008), Rennes, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires de Rennes & Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2010, 601 p., ISBN : 978-2-753-51125-5, 24 €.

1 Publié rapidement après la tenure du colloque dont il est issu, cet ouvrage est appelé à faire date. Introduit par un texte substantiel de Philippe Bourdin, maître d’œuvre du colloque, il comprend trente-cinq contributions organisées autour de six parties. « La fin d’un ordre ? » (six contributions) s’interroge sur les débuts de la révolution mais aussi sur ce qu’est cette noblesse de la fin de l’Ancien Régime. « Un nouvel horizon politique » (sept contributions) entre de plain-pied dans la question du politique et s’intéresse à la participation de cette noblesse au combat politique. « Noblesses provinciales » (six contributions) prend en compte la diversité de ces noblesses dans l’espace et revient ainsi sur les définitions de la noblesse. « Les voies de l’émigration » (cinq contributions) aborde, en s’inscrivant dans une perspective européenne, une question incontournable pour cette période. « Une identité culturelle » (six contributions) explore les composantes culturelles de cette noblesse (mais pas seulement). Enfin, « Le miroir tendu des représentations » (cinq contributions) traite

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des représentations et des images de cette noblesse, à la fois élément de définition du groupe et moyen de s’insérer dans le combat idéologique et politique.

2 La constatation initiale de Philippe Bourdin sur le creux relatif de la bibliographie concernant la place des noblesses dans la Révolution permet de souligner un apport essentiel de cet ouvrage qui, par la diversité et la richesse de ses contributions, constitue à la fois un premier bilan historiographique et un programme de recherche. Ce gros volume, qui vient combler un vide de façon extrêmement bienvenue, constitue une pierre importante dans un champ de recherche qui appelle encore des approfondissements. Par son équilibre d’ensemble, il comporte des éléments divers indispensables pour une synthèse à venir qui est nécessaire mais qui n’est peut-être pas encore possible.

3 En rendre compte est difficile en raison de sa richesse et de la multiplicité des thèmes qu’il aborde, aussi on se limitera à présenter quelques remarques suscitées par sa lecture et à mettre l’accent sur quelques points, parmi beaucoup d’autres, qui ont semblé particulièrement opportuns ou qui ouvrent des pistes productives pour la recherche, certains aspects de du débat historiographique concernant aussi bien la noblesse que la Révolution.

4 La question essentielle de l’impact de la Révolution sur la noblesse traverse la plupart des contributions. L’ouvrage tord ainsi le cou à quelques poncifs, la noblesse martyre ou la noblesse ruinée, qui pour être classiques n’en sont pas moins faux. Cet impact est réel car indubitablement la noblesse perd son statut d’ordre privilégié mais en ce qui concerne sa position économique, sociale, voire politique, les choses sont plus complexes et méritent d’être fortement nuancées. Ainsi Bernard Bodinier, à travers l’exemple du département de l’Eure, souligne que si la noblesse perd 7 % de ses possessions, ce chiffre global cache des disparités importantes entre les membres de l’ancien deuxième ordre : certains sont de gros acquéreurs de biens nationaux alors que d’autres perdent tout. Sur le marché ordinaire les nobles restent des acteurs importants même s’ils sont légèrement perdants et, en 1811, ils sont loin d’être dans une situation défavorable avant que la Restauration permette une amélioration de leur situation. Globalement sur le plan économique leur situation demeure forte même si un rééquilibrage s’est produit au profit des nouveaux notables et des bourgeois issus de la Révolution. Le cas de l’Essonne (Serge Bianchi) ne vient pas contredire ces remarques, au contraire, et, en Picardie (Laurent Brassart), les nobles savent pratiquer l’accommodement politique pour maintenir leur patrimoine et échapper aux sanctions qui visent les émigrés. La diversité des situations ne doit pas occulter le maintien d’une forte prépondérance même s’il faut laisser un peu de place aux nouveaux venus.

5 La contribution au débat sur la définition de la noblesse constitue un autre apport important. Face à la difficulté d’une définition claire et précise de la noblesse, l’intérêt de l’ouvrage est en effet double. Il tient à son ancrage chronologique, la décade révolutionnaire, qui introduit une complication dans l’approche aujourd’hui renouvelée des noblesses tant du XVIIIe que du XIXe siècle constitue aussi une sorte de laboratoire autorisant une étude plus aigüe d’un certain nombre de problèmes nouveaux concernant cette ou plutôt ces noblesses. Il réside ensuite notamment dans la multiplicité des approches qui permettent de préciser de façon concrète les contours d’un objet flou. Cet effort de définition comprend des éléments classiques – il y a des noblesses plus qu’une noblesse – mais aussi beaucoup d’autres qui sont plus nouveaux en raison de cet ancrage dans la période révolutionnaire qui à la fois fait disparaître la

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noblesse en tant qu’ordre mais lui ouvre de nouvelles perspectives, sa prépondérance économique et sociale n’étant pas fondamentalement mise en cause. La multiplication des études de cas à cette occasion – la règle d’or d’un colloque – permet par leur richesse, leur diversité, de construire le tableau de ces noblesses confrontées à une mutation brutale et profonde et qui se révèlent capables de conjuguer à cette occasion permanences et efforts de renouvellement.

6 Cela se traduit souvent par un effort de redéfinition de leur identité et par une mutation de leurs valeurs. Ainsi l’analyse par Jean-Luc Chappey des lettres écrites par de nombreux nobles pour réagir au décret du 27 germinal an II, permet de souligner les mutations qui marquent cette identité. Les titres, signes de dignité que l’on s’efforçait d’usurper, deviennent alors des signes d’opprobre qu’il convient de mettre à distance. On passe d’une logique collective qui valorisait titres et qualifications à une logique individuelle marquée par un refus de cet héritage. Une idéologie du mérite commence à se construire. Des éléments qui semblaient intangibles comme le mariage sont remis en cause. Cette mutation des valeurs est mise en évidence par Élise Chopin-Tufel qui pointe la pénétration de l’idéologie des Lumières dans la noblesse parlementaire, qui conduit à mettre à mal les comportements matrimoniaux traditionnels au profit d’une poussée de l’individualisme. À l’inverse, des blocages persistent, à l’image de Charlotte Corday (Guillaume Mazeau) marquée par l’attachement de son père à une conception mythique et idéale de la noblesse et, elle-même, hantée par la déchéance et une conception traditionnelle de l’honneur.

7 Cette question de l’identité et des valeurs débouche sur celle des représentations. Jean- Luc Chappey analyse aussi les représentations que les nobles donnent d’eux-mêmes et comment ils s’insèrent ainsi dans l’espace politique, participant aux débats et transformant le terrain politique. Cette approche du monde des représentations, que ce soit par l’image (Pascal Dupuy et la caricature) ou les mots (Michel Biard et le Père Duchesne), témoigne d’une lutte de tous les instants pour construire une image négative de la noblesse. On a affaire à une guerre des mots et des images qui participe pleinement d’un combat politique d’où la noblesse elle-même n’est pas absente. Sébastien Pivoteau, à travers l’exemple du Cantal, montre finement comment les processus de politisation du monde paysan se mettent en place autour de la figure de l’aristocrate comploteur, une figure qui rassemble autant qu’elle divise et cristallise des visions politiques diverses et des revendications plus ou moins radicales.

8 Cela débouche sur une dernière remarque : le politique est au cœur de l’ouvrage et traverse la plupart des contributions. Cela renvoie à une réalité fondamentale. Groupe dominant de la société d’Ancien Régime, la noblesse demeure un acteur incontournable de la période révolutionnaire. Au delà de l’image véhiculée par une partie du groupe lui-même – des martyrs et des victimes – cet ouvrage rend justice d’une réalité. Les nobles sont « des acteurs omniprésents du champ politique durant toute la Révolution, dans tous les camps, tenant un rôle où leur habitus leur servait de bouclier, où leur formation passée les installait naturellement parmi les élites nouvelles » (Pierre Serna, p 177). Cela s’accompagne d’une diversité des comportements politiques depuis le prince de Condé, prince du sang attaché à son rang et à ses privilèges, à une conception traditionnelle de la noblesse, qui émigre dès le 17 juillet 1789, aux attitudes plus nuancées et plus fluctuantes, qui oscillent entre participation au nouveau cours des choses, désillusions, opposition modérée mais qui dans tous les cas donne à voir des nobles attachés au maintien de leur prééminence économique et sociale à défaut de

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leurs titres et de leur rang. Les itinéraires singuliers sont multiples : le comte de Frénelle (Jean-Paul Rothiot), seigneur éclairé qui se transforme en notable propriétaire en faisant preuve d’un grand pragmatisme pour s’inscrire dans le nouveau cours des choses. Mettant en œuvre plusieurs stratégies, utilisant toutes les possibilités juridiques et procédurières, notamment pour échapper à la loi sur les émigrés, il parvient à maintenir son patrimoine et sa prééminence sociale ; Montlosier (Pierre Serna) qui est capable de se saisir des opportunités de la période révolutionnaire pour régénérer la pensée de droite ; Bonnier d’Alco (Mathieu Soula) qui s’engage totalement et durablement dans la Révolution ; les frères Lameth (Sylvia Delannoy) qui entrent en Révolution, en sortent mais gardent leurs distances avec la Contre-Révolution ; Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, Le Peletier de Saint-Fargerau (Michel Figeac), divers dans leurs réactions mais confrontés à une même difficulté d’insertion dans le processus.

9 Tous les domaines sont concernés par ce poids du politique. Ainsi, dans le cas de la religion, les émigrés (Arnaud Decroix) font aussi preuve d’un grand pragmatisme, reconnaissant la place essentielle de la religion mais s’interrogeant sur l’articulation du couple religion/monarchie pour savoir qui a le pouvoir de commande et joue le rôle essentiel, le Concordat apportant sa réponse. Attachement aux valeurs anciennes et réactions contrastées se mélangent face à cette situation allant du rejet brutal à des efforts d’adaptation.

10 Cette mise en avant du rôle politique de la noblesse dans la Révolution est aussi une contribution importante à une relecture plus générale du politique qui est au cœur des problématiques récentes.

11 Par les nombreuses études de cas qui tirent de l’oubli des figures secondes mais non pas secondaires de cette période, par la multiplication des micro-analyses apportant des éclairages très neufs sur la période, témoignant des résistances de cette noblesse et de sa grande capacité d’adaptation au cours nouveau des choses pour se maintenir envers et contre tous, par ses mises au point synthétiques sur des points importants (Bernard Gainot et la noblesse militaire, Karine Rance et l’historiographie de l’émigration), ce colloque rend à la noblesse sa place de composante essentielle du processus révolutionnaire. Il témoigne de la vitalité aujourd’hui des études sur la Révolution. Bilan d’étape, il ouvre aussi à la recherche des perspectives nouvelles.

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Jeremy D. POPKIN, You Are All Free ! The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Jeremy D. POPKIN, You Are All Free ! The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 2010, 422 p., ISBN : 978-0-521-73194-2, 23,17 €.

1 Avec ce nouveau livre, l’auteur, bien connu pour ses études sur la presse et la droite pendant la Révolution, ainsi que sur l’écriture de l’histoire, confirme son implication dans l’historiographie révolutionnaire des Antilles, illustrée notamment par Facing Racial Revolution de 2007. Toujours soucieux de suivre les événements au plus près des témoignages et des sources primaires, l’auteur suit les péripéties qui ont conduit à l’abolition de l’esclavage à partir des conflits survenus à Saint-Domingue et notamment l’incendie de Cap Français, le 20 juin 1793, présenté comme la journée la plus sanglante de toute l’histoire de la Révolution.

2 Après une longue introduction insistant sur le souci de conjuguer les contraintes structurelles, les stratégies des acteurs et les conséquences imprévues des événements, qui ont conduit à l’abolition de l’esclavage le 16 pluviôse an II, la démonstration part de la description des rapports de force dans la colonie de Saint-Domingue et d’abord à Cap Français, ville riche au port actif, où cohabitent blancs, libres de couleurs et même esclaves engagés parfois dans une activité économique autonome. Le choc de la Révolution bouscule cet équilibre fragile, les blancs réclamant leur reconnaissance politique et le maintien de leurs avantages, les libres de couleur attendant d’obtenir l’entrée dans la milice et le droit de vote, les deux groupes ne se souciant pas des esclaves ! L’expédition d’Ogée en octobre 1790 et la répression qui la suit, l’agitation des planteurs contre les innovations de l’Assemblée et enfin l’insurrection des esclaves en

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août 1791 achèvent de bouleverser tous les camps et provoquent des alliances instables entre des groupes rivaux.

3 Les conflits d’autorité entre le gouverneur, l’assemblée provinciale et l’assemblée coloniale anéantissent toute unité dans la colonie, travaillée dorénavant par des courants ouvertement contre-révolutionnaires. Alors que les incendies ravagent des régions entières, les débats politiques entre les blancs sont vifs et presque surréalistes à Cap Français, où arrivent des commissaires Sonthonax et Polverel, avec l’appui de Brissot et des jacobins. Leur position est favorable à la disparition de l’esclavage, heurtant immédiatement le clan colonial. Mais envoyés au nom du roi en juin 1792, ces hommes sont mis en porte-à-faux par leurs opposants, qui se rallient au nouveau gouverneur Galbaud, militaire présent à Valmy, qui vient, paradoxalement, au nom de la République dans l’île où il a des liens familiaux. Ceci permet de comprendre qu’il puisse se lier aux planteurs, contre les libres de couleur et les esclaves, avant de rompre avec la Révolution. Le décalage entre les positions politiques de part et d’autre de l’Atlantique est ainsi continuel ce qui renforce les clivages et en modifie souvent le sens.

4 La marche chaotique des rivalités débouche sur un conflit ouvert, dans lequel Galbaud aidé par les marins et les planteurs échoue de peu à obtenir le contrôle politique à Cap Français en juillet 1793, mais faute de décision, au dernier moment, les commissaires sont sauvés par l’appui des libres de couleur et par les esclaves qu’ils ont libérés et qui se rallient à eux. Ce retournement de situation débouche sur la dévastation de Cap Français, l’effondrement de tout le système colonial et la généralisation des atrocités tandis que Galbaud et nombre des planteurs prennent la fuite pour les États-Unis. Le ralliement a été aidé par la proclamation de l’abolition de l’esclavage, ce qui donne le titre du livre, « Vous êtes tous libres ». Qui en porte la responsabilité ? L’auteur insiste sur le rôle des libres de couleur, les commissaires suivant le mouvement qu’ils estiment de toutes façons justifié.

5 La dernière étape, tout aussi complexe, se passe à Paris, lorsque les émissaires, la fameuse trilogie des envoyés représentant blanc, métis et noirs, paraît à la barre de la Convention, après avoir dû vaincre les résistances du lobby colonial et les réticences politiciennes des membres du Comité de salut public (Robespierre compris). L’abolition du 16 pluviôse an II est décrétée ainsi à la suite de cet enchaînement d’événements retracé au plus près des péripéties vécues par les différents acteurs. Ce souci du détail permet d’éclairer précisément les luttes au sein même de la Convention, sans s’inscrire dans une démarche accusatrice ou justificatrice. En utilisant les récits des survivants racontant comment ils réussissent à échapper aux insurgés en étant aidés par certains de leurs esclaves, l’auteur permet aussi de rendre compte de la complexité des liens tissés entre les populations de Saint-Domingue, évitant les simplifications abusives. L’apport de ce livre est ainsi important autant pour sa méthode que pour l’établissement des faits. Il montre comment des décisions ont été prises à l’improviste, sans que les acteurs aient adopté auparavant des stratégies cohérentes et délibérées, mais dans la suite de positions initiales décantées en quelque sorte par les conflits et les recompositions politiques. Cette conclusion ne remet pas en cause l’importance des événements retracés mais la façon dont l’écriture de l’histoire peut se mener en évitant de chercher systématiquement du sens dans des événements.

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Daniel DESORMEAUX (Ed.), Mémoires du général Toussaint Louverture

Alan Forrest

RÉFÉRENCE

Daniel DESORMEAUX (Ed.), Mémoires du général Toussaint Louverture, Paris, Garnier, 2011, 239 p., ISBN : 978-2-812-40291-3, 29 €.

1 Avouons-le dès le départ : les mémoires de Toussaint Louverture provoquent chez le lecteur une curiosité qui frôle le soupçon, ce qui explique qu’ils soient restés méconnus des historiens plus de deux siècles après avoir été écrits. L’introduction de ce volume, écrite par Daniel Desormeaux, spécialiste de la littérature française et de l’histoire des idées à l’Université de Chicago, a moins pour objectif de mettre au clair les idées de Toussaint Louverture (qui sont au demeurant assez décevantes) que de défendre la valeur et l’authenticité d’un document mal orthographié, peu cohérent, et ne consistant qu’en une trentaine de pages manuscrites, dont l’authenticité a longtemps été remise en question par les historiens. Daniel Desormeaux refuse de partager leurs réserves, autant sur l’authenticité du document que sur sa valeur. Á son avis – et il insiste peut-être plus qu’il ne le prouve – ce texte, qui a existé au XIXe siècle en quatre versions subtilement distinctes et écrites par des mains différentes, fut vraiment rédigé (sinon écrit directement, au moins dicté à un secrétaire) par Toussaint pendant la dernière année de sa vie, au cours de son emprisonnement, brutal et finalement fatal, au Fort de Joux dans le Jura. Le texte avait été déclaré authentique par un historien haïtien, Joseph Saint-Rémy, au milieu du XIXe siècle ; mais son avis avait été traité avec prudence, pour ne pas dire une certaine dérision, par d’autres. C’est son travail, et avec lui sa réputation, que Daniel Desormeaux cherche maintenant à réhabiliter. Il reconnaît que les manuscrits ne furent pas écrits par Toussaint lui-même ; son niveau d’instruction ne l’aurait pas permis. Mais, d’après lui, il aurait bien pu dicter les textes à ses secrétaires, en créole ou en français. Cela serait cohérent avec l’ensemble de sa légende : « L’image de Toussaint, tout puissant, dictant une centaine de lettres par jour

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à des secrétaires, des blancs pour la plupart, est gravée depuis le XVIIIe siècle dans l’imaginaire collectif » (p. 61). En tout cas, suggère Daniel Desormeaux, la différence entre la rédaction et la dictée est moins réelle qu’apparente ; car « c’est par une espèce d’exécution imitative que le véritable « auteur » des mémoires n’est plus celui qui rédige, corrige, rassemble des documents d’archives pour le compte d’un homme illustre, mais celui-là même dont les actes héroïques sont racontés par lui-même ». Autrement dit, « faire écrire ses mémoires par quelqu’un d’autre, ou les écrire soi- même, revient au même ». (p. 66).

2 Après cette introduction qui souligne l’importance et la qualité unique de ce document, le texte lui-même est un peu décevant. Il ne nous apprend pas beaucoup de neuf, et prend la forme d’un plaidoyer pour la justice. Toussaint demande le droit d’être jugé en France, et de déposer sa défense devant la postérité. Au passage, il révèle une certaine arrogance militaire, un sens profond de la hiérarchie sociale et un culte du pouvoir absolu. Comme Napoléon, pour lequel il semble éprouver un respect presque sans bornes, il cherche à établir sa réputation et à préparer sa légende devant l’Histoire, se représentant comme le meilleur de commandants militaires, le plus grand Noir de son ère. Dans ce sens, conclut l’auteur, les Mémoires « constituent la défense préventive d’un accusé qui sait qu’il n’aura jamais l’occasion de confronter ses adversaires, de prouver sa bonne foi devant le gouvernement, qui est à la foi juge et avocat » (p. 82). Et ils ont pour l’historien un intérêt particulier sinon unique. Car dans les Caraïbes francophones il nous manque de véritables témoignages noirs : ni Haïti ni la Guadeloupe ni la Martinique n’ont produit de figure littéraire qui, comme l’anglophone Olaudah Equiano, laisserait à la postérité un récit personnel de l’esclavage.

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Semion BLUMENAU, Les transformations révolutionnaires de l’Assemblée constituante de la France en 1789-1791 Блуменау С.Ф. Революционные преобразования Учредительного собрания во Франции в 1789-1791 годах

Varoujean Poghosyan

RÉFÉRENCE

Semion BLUMENAU, Блуменау С.Ф. Революционные преобразования Учредительного собрания во Франции в 1789-1791 годах. Брянск: Издательство Курсив, 2011, 216 с [Semion BLUMENAU, Les transformations révolutionnaires de l’Assemblée constituante de la France en 1789-1791], Briansk, Éditions Koursiv, 2011, 216 p., prix non ind.

1 Le récent livre de Semion Blumenau, professeur à l’Université de Briansk, élève de Anatoli Ado, se distingue par sa thématique parmi les études qu’il a consacrées à l’historiographie française de la Révolution du XVIIIe siècle (Discussions sur la Révolution dans la science historique française du milieu des années 1960 jusqu’en 1979, Briansk, 1994 ; De l’histoire socio-économique à la problématique de la mentalité collective. L’historiographie française de la Révolution de la fin du XVIIIe siècle (1945-1993), Briansk, 1995, etc.). Cette fois- ci, c’est l’activité de l’Assemblée constituante qui a fait l’objet de ses recherches, un sujet qui n’a jamais attiré l’attention de ses prédécesseurs soviétiques. Ces derniers, comme on le sait, s’intéressaient essentiellement à l’histoire de la Révolution « d’en bas », et surtout à celle de l’an II. L’auteur a raison de l’expliquer par l’extrême politisation de l’historiographie soviétique : la comparaison de la dictature jacobine avec celle du prolétariat, instaurée en Russie en 1917, en est la cause principale. Dans

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ces conditions, en ancienne URSS, on n’a abordé l’activité de la Constituante que dans les livres sur l’histoire générale soit de la Révolution française, soit de la France, ainsi que partiellement dans les études biographiques des hommes politiques de l’époque.

2 Étant loin de considérer les transformations de la Constituante comme « réactionnaires », comme l’ont fait nombre d’historiens soviétiques, Semion Blumenau s’inscrit dans la perspective de François Furet et Patrice Gueniffey, qui mettent l’accent sur le rôle positif de son œuvre dans le processus de rupture avec l’Ancien Régime. Il signale le nouvel intérêt, mais qui demeure limité, des historiens russes contemporains à l’égard de cette période importante de la Révolution. Son livre est toutefois, en Russie, la seule étude complexe consacrée à l’Assemblée constituante.

3 Dans la première partie, Semion Blumenau étudie les « grandes réformes » de la Constituante, en accordant une place de choix : primo, à la destruction du système administratif et territorial de l’Ancien Régime et à son remplacement par de nouvelles institutions ; secundo, à la réforme du droit et de la jurisprudence ; tertio, à la législation fiscale.

4 L’un des leitmotive de son approche est la volonté des Français, dès le début de la Révolution, d’avoir de nouvelles institutions exécutives élues par le peuple. Ce souci apparaissait déjà dans les cahiers des doléances, car nombre de leurs auteurs comprenaient bien, comme le note Semion Blumenau, que le système électoral permettrait une meilleure prise en compte des problèmes de la vie provinciale (p. 33). Or, en notant l’unanimité des trois ordres à instaurer des États provinciaux dans toute la France, l’auteur attire également l’attention sur une autre circonstance, à savoir la coïncidence des vues des trois ordres avec celles de quelques-uns des fonctionnaires d’État qui étaient disposés favorablement à l’égard des réformes.

5 Une autre particularité de son approche est la discussion de la notion de la « nation ». Semion Blumenau défend la thèse de l’absence d’un programme « d’unité nationale », car deux tendances primordiales se sont reflétées dans les cahiers de doléances, celles des intérêts locaux et de la centralisation : cependant, il croit à juste titre que ce fut grâce à l’activité des députés qu’on a adopté la voie de la centralisation nationale (p. 40-41).

6 Quant aux décrets du 4-11 août, l’auteur reconnaît la « principale et énorme portée des solutions prises », y compris la révocation de la dîme, sans négliger le rôle de la « jacquerie » dans les prises de décisions (p. 42, 126). Une telle interprétation est donc, à mon sens, l’un de ses mérites indéniables : si l’on a, à l’heure actuelle, tous les droits de reprocher aux historiens soviétiques d’avoir exagéré la portée de la lutte des classes, cela ne signifie point que celle-ci n’a jamais existé, ayant laissé son empreinte sur le développement des événements révolutionnaires.

7 En mettant en relation la création des départements avec la nécessité de consolider la nation, Semion Blumenau observe comment « un système administratif et territorial à la fois rationnel et uniforme a été créé », qui devait déployer son activité d’après des lois adoptées par la Constituante (p. 46-47). Il discute dans la même optique les péripéties de la « révolution municipale » et l’œuvre des constituants, désireux d’atteindre « l’uniformité », dans l’organisation des municipalités. En profitant de l’occasion, l’auteur dévoile les racines de la démocratie française actuelle : il a raison de traiter les élections des organes municipaux de 1790 « d’école démocratique, ayant influencé ultérieurement la mentalité et la conduite politique des Français » (p. 55). Il

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accorde également une énorme importance à l’activité de la Commune de Paris, en notant la participation des citoyens à la solution des questions brûlantes, qui était l’une des preuves de l’émergence de la démocratie directe, ainsi qu’au processus de la décentralisation administrative. Comme il le note, à la différence des élections des députés des États généraux, autrement dit, de la Constituante même, d’après leur appartenance d’ordre, les dirigeants des nouveaux organes administratifs ont été élus sur une base beaucoup plus démocratique.

8 Semion Blumenau accorde une importance majeure à l’étude des transformations fondamentales de la Constituante dans la sphère de la réforme de la jurisprudence. Par les notions de la « loi » et du « droit », la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fonde l’ordre légal et contribue à la construction d’un État de droit d’après l’auteur (p. 74).

9 Il examine minutieusement les différentes modifications, à savoir la proclamation de la liberté de l’individu, la publicité de la jurisprudence, l’égalité des châtiments, le libre accès des citoyens à toutes les fonctions, l’instauration des nouvelles institutions juridiques et de l’impartialité lors des processus juridiques, l’humanisation du droit, etc. Relevons une importante question soulevée par l’auteur, celle de l’abolition de la peine capitale dont Robespierre était à cette époque l’un des partisans. Comme cette proposition a été rejetée, Semion Blumenau en conclut que la Révolution a ouvert la voie à la violence (p. 98). Dans son ensemble, il constate le caractère « principal, profond et de large envergure » des réformes juridiques (p. 99) et approuve la conclusion de Jacques Godechot, d’après laquelle « l’organisation judiciaire de la France par la Constituante a sans doute été une des parties les plus réussies de son œuvre » (Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, 1985, p. 159).

10 La politique fiscale de la Constituante, qui n’est pas moins importante, retient également l’attention de l’auteur. Il interprète les traits caractéristiques du système des impôts directs et indirects qui, sous l’Ancien Régime (depuis le « Roi soleil »), pesaient surtout sur les masses populaires. Semion Blumenau souligne la portée du décret du 11 août ayant supprimé tous les privilèges dans le domaine fiscal et attribué à tous les citoyens, sans aucune distinction, le « statut » de contribuables. Il analyse en détail les trois contributions directes adoptées par les constituants, et mises en vigueur en 1791 : la « foncière », le revenu de la terre ; la « mobilière » qui envisageait les rentes ; la « patente », dont le but était de taxer les revenus commerciaux.

11 Une approche complexe a permis à l’auteur de révéler également, dans le second chapitre, les erreurs commises par les Constituants, qui se faisaient sentir au fil de leurs résolutions prises sur l’Église, les droits électoraux des citoyens et les questions financières. Le paragraphe consacré aux relations compliquées de l’Assemblée avec l’Église, ainsi qu’à la réaction de la société française aux réformes ecclésiastiques est, je crois, le plus intéressant. Semion Blumenau discute ces relations, embrouillées à bien des égards, et relève toutes les questions (en premier lieu du point de vue juridique) qui étaient liées, au début de la Révolution, aux possessions foncières de l’Église ; en fin de compte, il affirme que la révocation de la dîme, la confiscation et la vente des biens de l’Église ont été approuvées par presque toute la société française (p. 128). Mais il n’en était pas de même pour son organisation qui a suscité de nombreux problèmes, puisqu’il s’agissait, d’après la réforme de 1790, de l’indépendance de l’Église française de Rome, et des élections des religieux, au même titre que des fonctionnaires laïcs.

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L’auteur a réussi à bien montrer les multiples ripostes et protestations du clergé – dont une grande partie a refusé, à la fin de 1790 de prêter serment de fidélité à la Constitution – ainsi que de Rome et de la paysannerie pieuse, surtout dans les départements de l’Ouest. Partageant l’approche de François Furet, l’auteur a raison de conclure que c’est l’imprévoyance politique des constituants qui a contribué à l’amplification de la Contre-Révolution (p. 148). Il l’explique par l’attitude « abstraite et spéculative » de ces derniers, leur manque de doigté et de souplesse (p. 132).

12 Semion Blumenau ne doute pas non plus que le suffrage censitaire, adopté par la Constituante, n’a fait qu’empêcher la stabilisation du processus de réforme du pays. Il aborde ce problème assez minutieusement à travers l’étude des querelles que ces réformes ont suscitées entre les représentants des différents camps politiques, dont les vues étaient incompatibles. Il interprète surtout la position des démocrates, tels Desmoulins, Marat et Robespierre, engagés dans cette discussion. L’interprétation des discours de Robespierre contre le suffrage censitaire et en faveur de sa démocratisation a permis à l’auteur de constater que ces propos ont contribué à l’accroissement de sa popularité (p. 161, 166).

13 Quant aux transformations dans la sphère financière (émission des assignats, vente des biens nationaux), l’approche de l’auteur est beaucoup plus modérée, car il note, d’une part, l’influence destructive du papier-monnaie sur l’économie française (renchérissement de la vie, etc.), et, de l’autre, ses résultats positifs évidents, tels que le renforcement de la capacité défensive du pays, l’armement et l’équipement de l’armée, la possibilité donnée à un grand nombre de citoyens d’acheter des terrains, et, par conséquent, l’augmentation en nombre de la classe moyenne : « Par les assignats et les biens nationaux, la Révolution s’est attachée des milliers des Français », écrit-il (p. 183).

14 Le bilan de l’activité de la Constituante exposé plus haut (l’instauration de l’égalité civile, des libertés politiques, de nouveaux principes judiciaires, du système électoral, d’un nouvel ordre administratif et économique, etc.) fait dire à l’auteur que celle-ci a fait tout ce qui lui était possible, et il met l’accent sur son rôle crucial dans l’histoire de la France. Mais il note avec regret, qu’à cause des fautes commises par les constituants et de la fuite du roi (cette dernière circonstance a modifié la situation politique en France et hors du pays), les événements ultérieurs ont pris une tournure défavorable, qui a été conditionnée, d’après lui, par beaucoup de circonstances, dont l’influence de la pratique égalitaire, de la réglementation de la vie économique, de la dictature étatique et de la violence. Ce fut en l’an II qu’on s’attacha à réaliser des rêves utopiques. Semion Blumenau propose de faire un choix entre ces deux traditions historiques : il préfère la voie du réformisme adoptée par l’Assemblée constituante, qu’il qualifie de « précédent de la démocratie libérale contemporaine » (p. 190).

15 Nous saluons la nouvelle approche de la science historique russe à l’égard de l’étude de l’époque révolutionnaire, entreprise par Semion Blumenau, et nous souhaitons qu’il continue ses recherches dans cette même sphère en rédigeant de nouveaux livres sur l’œuvre historique de la Législative et de la Convention.

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Gerard MENARD, Jacques Philippe Guilmard, un homme de combat(s). La Révolution, l’Empire, la Retraite de Russie et… Isigny-le-Buat

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Gerard MENARD, Jacques Philippe Guilmard, un homme de combat(s). La Révolution, l’Empire, la Retraite de Russie et… Isigny-le-Buat, Marigny, Éditions Eurocibles, coll. Inédits et Introuvables du patrimoine normand, 2010, 475 p., ISBN : 978-2-354-58002-5, 25 €.

1 L’auteur, qui a mené une partie de sa carrière au collège d’Isigny-le-Buat, commune du sud du département de la Manche, a été amené à s’intéresser à l’entrée en vigueur de la loi Guizot dans cette région. On sait que cette loi de 1833 prescrivant le développement de l’instruction publique fut un jalon important dans un processus qui va jusqu’aux lois Ferry. Gérard Ménard a été très frappé du fait que le maire d’Isigny de l’époque, Jacques Philippe Guilmard, s’était alors montré un ardent propagateur de cette loi, voire, en allant au-delà des prescriptions officielles, un précurseur. Or Guilmard avait été auparavant soldat de la Révolution et officier de Napoléon, puis, après avoir survécu à toutes les campagnes de l’Empire, notamment celle de Russie, était devenu un de ces vétérans dont le rôle dans la France du XIXe siècle, longtemps mythifié, fait maintenant l’objet de l’attention des historien/ne/s et des chercheurs.

2 Ce fut le point de départ du livre, l’auteur s’essayant à retrouver dans le parcours de Guilmard les raisons qui en firent un partisan de l’extension de l’enseignement public. Malheureusement les sources sur Jacques Philippe Guilmard sont rares, hormis celles concernant son activité de maire sous la monarchie de Juillet ; elles sont beaucoup plus maigres que celles qui permettent de connaître son compatriote de la Manche, Valhubert, dont Gérard Ménard a publié une biographie, préfacée par Jean-Paul

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Bertaud, dans la collection où est publié le présent ouvrage. Il est vrai que Valhubert accéda au généralat et eut un parcours beaucoup plus brillant que Guilmard, devenu « simple » capitaine seulement en septembre 1809, après seize ans passés sous les drapeaux. Aussi l’auteur en est-il réduit à s’en tenir à des conjectures. Il « contourne l’obstacle » en reconstituant l’environnement de son personnage, environnement historique, sociologique et économique, politique et culturel, et le contexte dans lequel il vécut, d’abord celui du Mortainais et de l’Avranchin, sa région d’origine, qui redevint le havre du guerrier réduit à l’état de demi-solde après 1815, puis le contexte militaire des campagnes révolutionnaires et napoléoniennes. Il échafaude ainsi des hypothèses en déduisant ce que son héros devait penser ou ce qui logiquement le motivait. Il conclut souvent ses chapitres en écrivant : Guilmard a dû, aurait dû, aura fait ou aura pensé. La formule revient un peu trop souvent et on peut regretter qu’elle tourne au procédé surtout quand l’auteur passe de la supposition à l’affirmation.

3 Gérard Ménard retrace la vie de Jacques Philippe Guilmard en suivant son fil chronologique. En 474 pages divisées en 18 chapitres, l’auteur raconte le parcours de son personnage, scandé par les grandes étapes de la vie de la nation, qui ne peuvent manquer d’avoir des répercussions sur sa carrière. Pour reconstituer la fin de l’Ancien Régime dans le sud de la Manche, époque à laquelle se déroulent l’enfance et la prime jeunesse de Guilmard, Gérard Ménard se sert des synthèses classiques (Goubert / Le Roy Ladurie) et aussi des manuels (Bertaud) et des vies quotidiennes (Bluche). À partir des débuts de la Révolution, il y ajoute des citations extraites des sources locales, telles les délibérations de la municipalité de Mortain ou les cahiers de doléances du bailliage de Cotentin, du moins des études qu’en ont faites les érudits locaux. Il utilise aussi le livre qu’un descendant de Guilmard lui a consacré en 1996 et également l’article que celui-ci a publié dans la Revue de l’Avranchin (sans préciser la pagination ni la date de publication).

4 Né en 1771 d’un père meunier, deuxième d’une fratrie de onze enfants dont huit parviennent à l’âge adulte, le père ayant en outre à sa charge un fils né d’une première union, Guilmard est très tôt mis en apprentissage et ne bénéficie que d’une instruction rudimentaire. Apprenti menuisier, il appartient sans conteste « au monde de l’échoppe et de la boutique ». Il est enrôlé au printemps 1793 dans le 5e bataillon de la Manche formé pour combattre en Vendée. S’il restait encore quelques volontaires – et peut-être Guilmard fut de ceux-là – la majorité fut réquisitionnée. Or l’auteur, très prudent au départ quant au « volontariat » de son personnage, le devient moins au fil de sa narration et parle trop souvent du volontaire de 93 – ce qui était probablement le cas de Guilmard – mais aussi – plus gênant – des « volontaires de 93 ».

5 Pour les campagnes de la Révolution et de l’Empire, Gérard Ménard s’appuie sur l’histoire- bataille classique telle qu’elle fut pratiquée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (Bourdeau / Picard / Desbrière) et, pour l’évolution historique générale, sur les volumes de la série Nouvelle Histoire de la France contemporaine. La carrière de Guilmard n’a rien de fulgurant mais est représentative de celle de l’immense majorité des soldats de la Révolution et de l’Empire : élu caporal en juillet 1793, certes un mois et demi après son inscription, il accède au grade de fourrier en l’an II mais ne parvient à celui de sergent-major qu’en 1802 et ce n’est qu’en octobre 1806 qu’il devient officier. Le sous-lieutenant est fait lieutenant le 7 juin 1809 puis les choses s’accélèrent : il est capitaine en septembre de la même année. Il devient chef de bataillon au printemps 1813. Il avait été fait chevalier de la Légion d’honneur en octobre 1812 à Moscou.

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6 Bien davantage basée sur des sources de première main est l’étude de son retour et de sa réinsertion dans la société civile. Elle confirme le constat de Natalie Petiteau – citée souvent à juste titre par Gérard Ménard – dans son ouvrage Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle. C’est la diversité qui est le trait dominant du destin des vétérans mais, somme toute, pour un certain nombre une mobilité sociale ascendante a été possible. Tel est le cas de Jacques Philippe Guilmard : s’il échoue dans un projet de mariage « avantageux », il est nommé maire-adjoint de Naftel, sa commune natale, en 1820, c’est-à-dire dès la Restauration. Avec le soutien de sa famille et grâce à un héritage, il peut acquérir une propriété, située sur la proche commune d’Isigny où il fait figure de notable. La monarchie de Juillet le promeut maire d’Isigny en décembre 1831. Dès lors, lui qui a été freiné dans sa carrière par une instruction sommaire, entre autres, va s’adonner à sa « grande idée » : que le plus grand nombre accède aux bienfaits de l’enseignement. Il met tout en œuvre pour créer une école de garçons en tentant d’associer les ressources de cinq communes – celles d’Isigny étant trop limitées – pour bâtir une maison d’école digne de ce nom qui servirait au canton et, sans attendre cette réalisation pour laquelle il va se battre pendant des années, en recrutant d’emblée pour instruire les garçons d’Isigny un jeune homme issu de l’École normale. Plus original, il veut établir une école de filles. Tous ses souhaits ne sont pas réalisés quand il meurt en 1845. Si l’école de filles existe bel et bien, la maison-école ne sera construite qu’en 1850 au bénéfice de deux communes.

7 Le récit de l’ultime combat de Guilmard est passionnant et peut-être aurait-il fallu que l’auteur en fasse le cœur de son ouvrage, quitte à être plus concis sur la narration des campagnes auxquelles participa son personnage.

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Geraldine SHERIDAN, Louder than Words. Ways of Seeing Women Workers in Eighteenth-Century France

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Geraldine SHERIDAN, Louder than Words. Ways of Seeing Women Workers in Eighteenth-Century France, Lubbock, Texas Tech University Press, 2009, 272 p., ISBN : 978-0-896-72622-2, 55 $.

1 Le livre de Geraldine Sheridan, professeure émérite d’histoire culturelle du XVIIIe siècle français à l’Université de Limerick (Irlande), comble un vide en révélant, grâce à une iconographie jamais présentée, la part éminente prise par les femmes dans les activités professionnelles au XVIIIe siècle. En effet, si l’on connaissait bien, par les textes et les documents d’archives, le rôle des femmes dans les activités domestiques – rôle traditionnel - ou encore leur place dans les activités commerciales « légères » (marchandes de mode, lingères, marchandes de bouquets par ex.), on n’avait guère conscience de leur présence dans des verreries (p. 183 et suiv.) ou des ateliers de chaudronnerie (p. 133 et suiv.). Certes, dans le cas des métiers de force, elles sont représentées non à l’établi mais au bureau, où l’on peut supposer qu’elles rédigent des commandes. Mais elles sont aussi ouvrières et on les voit participer aux travaux des ateliers de poterie de terre ou d’étain, ciseler le cuivre, faire des chapeaux et des éventails… (chapitre 2, consacré à l’artisanat). Pour étudier le travail des femmes, l’auteur a choisi d’examiner des sources connues mais a priori peu étudiées : les gravures techniques publiées par la célèbre Encyclopédie et par la Description des Arts et Métiers, un ouvrage de grande ampleur réalisé à la demande de l’Académie Royale des sciences et publié entre 1761 et 1788. Dans ce dernier opus, on remarquera la richesse du Traité des pêches (1769-1777) de Duhamel de Monceau, largement étudié dans le livre. Le corpus ne compte pas moins de deux cents images dans les deux œuvres précédemment

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citées et une trentaine de gravures non-publiées provenant de la Description des Arts. L’ensemble doit beaucoup à Colbert qui avait encouragé dessinateurs et graveurs à se mettre au travail afin de faire connaître les nouvelles techniques (lettre datant de 1675). De nombreuses initiatives semblables ont été prises par la suite, tout particulièrement au XVIIIe siècle. Mais force est bien de reconnaître que la place des femmes y est toujours limitée et c’est justement l’intérêt de cet ouvrage de nous les montrer précisément, grâce à la sélection faite par l’auteur.

2 Ayant travaillé de façon privilégiée aux Archives de l’Académie des Sciences à Paris et à la Bibliothèque de l’Institut (Paris), G. Sheridan a également profité des ressources des fonds anciens des bibliothèques anglo-saxonnes (Harvard par exemple où se trouve un important fonds d’archives de Réaumur, avec les dessins et les gravures préparées pour l’Académie, sur les arts du fabricant d’étoffes de soie et de l’épinglier entre autres mais qui n’ont jamais auparavant vu le jour, Trinity College à Dublin ou encore les Archives de l’Académie des Sciences à Paris). L’hypothèse de l’auteur est toute entière contenue dans le titre du livre : « Plus fort que les mots. Façons de voir les femmes au travail durant le XVIIIe siècle français ». Dans une longue introduction (p. 3-19) bien documentée, Geraldine Sheridan remarque qu’il existe peu de documents sur les femmes, encore moins sur les femmes au travail dont les archives du temps ne remarquent l’existence que lorsqu’il s’agit des veuves devenues responsables des activités de leur époux (cas fréquent dans le commerce, en particulier celui de la librairie). Pourtant, elle observe que le nombre des femmes au travail dans les manufactures a beaucoup augmenté au XVIIIe siècle, en particulier dans le textile comme dans les soieries lyonnaises. Les recherches archivistiques de l’auteur lui permettent de trouver les femmes « sur le côté, à l’ombre de la loi », quand elles sont présentes lors des conflits du travail. Se plaçant dans la continuité des travaux de Michaël Sonenscher (Work and wages : natural law, politics and eighteenth century French trades, 1989), de Daryl Hafter (Dynamos and virgins revisited. Women and technological change in history, 1989) et de plusieurs autres (la bibliographie du travail et des travailleurs au XVIIIe siècle est bien fournie) Geraldine Sheridan remarque que, chez les historiens aussi, il n’est guère fait mention des multiples activités des femmes ouvrières. Le livre est donc une réponse à ces manques caractérisés.

3 La sélection des gravures réunies ici montre que leurs auteurs n’ont jamais cherché le réalisme mais présentent au contraire une vision idéalisée des corps et des gestes, réservant la précision aux instruments techniques et aux lieux. Rappelons que le corpus a une fonction didactique et non artistique. On y constate cependant que les femmes sont souvent placées dans des situations professionnelles inférieures, comme simples aides dans les ateliers situés en ville ; en revanche, sur l’iconographie très abondante du Traité des pêches, elles occupent le même genre d’activité que les hommes (s’occupant des filets, du transport et du séchage des poissons, de la récolte des coquillages sur les plages à marée basse mais aussi s’affairant à relever les casiers en ayant de l’eau jusqu’à la taille…). Dans ces activités physiques, elles sont présentées à l’égal des hommes. Ici, Geraldine Sheridan s’inscrit en faux par rapport à l’une des conclusions de William Sewell en 1986 (« Visions of labor : illustrations of the mechanical arts before, in and after Diderot’s Encyclopédie », in Work in France : representations, meanings, organization and practice, éd. par Steven Kaplan) ; Sewell avait conclu que les femmes au travail n’étaient représentées que dans des rôles sexuels. Le présent livre, aux dires de son auteur, n’a pas pour ambition de rétablir

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l’équilibre de la balance des représentations des femmes mais d’établir une vérité. Un long développement permet à l’auteur de montrer comment, sur ces questions, travaillent habituellement les chercheurs. Pour sa part, elle reconnaît la fonction didactique des images, particulièrement importante au XVIIIe siècle, et travaille par étapes successives : donner à voir le plus grand nombre de documents, les décoder le mieux possible, les contextualiser. Nous sommes ici dans le champ des « visual studies » qui ne cessent de progresser dans le paysage universitaire anglo-saxon, davantage qu’en France d’ailleurs.

4 Le livre est divisé en cinq chapitres d’inégale longueur : « L’économie traditionnelle » (p. 21-74), « Le commerce traditionnel et l’économie familiale » (p. 75-140), « Les textiles » (p. 141-182), « Les manufactures » (p. 183-202), « Les activités commerciales » (p. 203-216). Il s’achève par l’appareil scientifique de rigueur (notes, sources, bibliographie et index). Sur un sujet très peu exploré encore ; on notera seulement que le livre de Valérie Mainz datant de 1999 traitait d’un sujet voisin, mais pour la décennie révolutionnaire (L’image du travail et la Révolution française, Vizille, Musée de la Révolution française, 1999) est absent de la bibliographie. Ce livre est un trésor pour tous ceux qui se préoccupent de l’histoire des femmes, de l’histoire des techniques, de l’histoire du travail mais aussi de l’histoire des images. Pour conclure, notons, et c’est un point très important, la qualité de l’édition du livre. De grand format, il est imprimé sur un papier assez léger pour ne pas rendre le poids dissuasif à la lecture – remarque qui peut sembler triviale mais qui est importante pour de nombreux livres d’art ! Ce papier n’est pas translucide et l’iconographie très abondante est d’autant mieux rendue que l’éditeur a pris soin d’insérer des gros plans dans des cartouches sur toutes les gravures dont le sujet était important. Il y a donc eu une réelle collaboration entre l’auteur et l’éditeur, fondée sur des raisons scientifiques. Le point valait d’être souligné au moment où, en France, une loi inique sur les droits de reproduction des images nous contraint à limiter au maximum nos envies et handicape les recherches en « visual studies ».

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Laure HENNEQUIN-LECOMTE, Le Patriciat strasbourgeois (1789-1830). Destins croisés et voix intimes

Sylvain Turc

RÉFÉRENCE

Laure HENNEQUIN-LECOMTE, Le Patriciat strasbourgeois (1789-1830). Destins croisés et voix intimes, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Études alsaciennes et rhénanes », 2012, 397 p., ISBN : 978-2-868-20474-5, 28 €.

1 La publication soignée d’une thèse de doctorat menée à son terme demeure pour les recherches d’un auteur le moyen le plus sûr d’échapper à la confidentialité d’une soutenance comme à la clandestinité des éditions électroniques. Il faut donc saluer les Presses universitaires de Strasbourg qui mettent à la disposition du lecteur une version allégée et remaniée de la thèse de Laure Hennequin-Lecomte soutenue en 2007 (dir. Michel Hau) et récompensée la même année par le prix Martin Bucer. Initialement intitulé Les réseaux d’influence du patriciat strasbourgeois de 1789 à 1830, ce travail s’attelle à l’étude d’une fraction de l’élite dirigeante alsacienne – le patriciat de Colmar en constitue l’autre partie – au tournant de la période contemporaine. L’élite politique strasbourgeoise, qualifiée « d’oligarchie » (p. 7) ou d’élite dirigeante, se compose du Magistrat de la Ville, c’est-à-dire de l’ensemble des membres qui ont occupé une place dans les institutions de la capitale alsacienne.

2 Ce sont toutefois les familles de Dietrich et de Turckheim, unies par les affaires, le pouvoir et le sang, qui sont placées au cœur de l’analyse, la recherche s’inscrivant dans les pas des travaux de Guy Richard et de Michel Hau. Profitant d’une aubaine archivistique (la mise à la disposition des chercheurs du fonds Turckheim, archives privées de la famille qui sont le complément de celles des Dietrich), l’auteur propose une relecture de l’histoire révolutionnaire de l’Alsace à partir d’un ensemble de correspondances privées et de journaux intimes provenant des deux familles. Sont

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adjoints des documents imprimés concernant des familles alliées, alsaciennes (les Berckheim, les Rapp), françaises (les Gérando, les Perier) ou étrangères (les Ochs, les Schöenemann), mais également de grandes figures nationales (Pfeffel, Camille Jordan). Le corpus n’inclut cependant pas les archives notariales si précieuses pour l’histoire des familles. Toutes ces dynasties doivent comprendre leur siècle et s’adapter aux bouleversements de l’histoire politique comme aux formes nouvelles de l’industrialisation afin de maintenir leurs positions sociales. L’ouvrage prend en conséquence pour objet les mentalités, les liens sociaux et les stratégies d’un patriciat immergé dans une histoire (celle de la Révolution et du premier XIXe siècle, rarement abordée de front, mais toujours présente en arrière-fond) dont ils tentent de rester les maîtres. La méthode employée se veut résolument interdisciplinaire. Aussi l’intérêt de maints chapitres tient-il beaucoup à la manière dont ils combinent une étude des élites sociales en temps de révolution à une histoire, voire à une ethnologie, du for privé, du genre et de la famille. Le tout en faisant la démonstration que ce patriciat s’organise en réseaux dans lesquels le pouvoir ne prend pas la forme d’une hiérarchie, mais plutôt d’une lutte d’influence dont les individus sont les enjeux. Le livre offre ainsi la possibilité de revenir sur une question classique dans l’historiographie : les liens qu’entretiennent l’individu et le social.

3 Ce dualisme méthodologique conduit l’auteur à ordonner son propos en deux parties complémentaires. Une première partie vise à porter au jour les types de relations qui structurent le groupe social choisi. Une présentation méthodologique, matière du chapitre liminaire, montre comment l’analyse matérielle des correspondances constitue en elle-même une source d’enseignement. En effet, c’est pendant la période révolutionnaire, élargie jusqu’en 1820, que la plupart des lettres sont échangées, comme si l’ampleur des mutations rendait nécessaire une communication plus intense. La géographie des échanges épistolaires prouve que ce patriciat a su s’approprier des espaces relevant d’échelles différentes : celle de l’Alsace, de la capitale, lieu fréquent de séjour, celle des villes de la France orientale, celle enfin du monde germanique, de l’Allemagne centrale à la Suisse. Du graphe des réseaux de correspondance (p. 54), on apprend que le groupe patricien se forme à partir de trois types de relations : familiales, amicales et économiques. On peut regretter cependant que la disparition, dans l’édition finale, des généalogies originales pourtant annoncées dans des notes, nuisent à la compréhension des parentés, toujours complexes dans des milieux pratiquant une forte endogamie sociale.

4 La famille nucléaire constitue à l’intérieur du patriciat le noyau du réseau de correspondances. Aux missives des pères qui fixent des règles de conduite à leurs fils, et à celles des mères qui veulent entretenir l’affection (parfois pesante) qu’elles éprouvent pour leurs filles, répondent les lettres des enfants, déférentes et respectueuses à l’égard de leurs géniteurs, tandis que les relations conjugales et fraternelles sont placées sous le signe de la douceur et du sentiment. « Instrument de sublimation » (p. 66), la lettre a pour fonction de reconstituer (par la pensée) l’unité familiale. Les correspondances mettent également en lumière les liens amicaux qui s’établissent le plus souvent entre individus du même sexe, consolidant autant que conditionnant l’existence du patriciat. Si, du côté féminin, on pratique dans le cercle de Schoppenwihr le « commerce des esprits » afin d’atteindre l’excellence intellectuelle, les relations sociales masculines s’épanouissent dans le domaine politique et mêlent l’amitié et la protection, la fidélité et la recommandation. En considérant le groupe entier, un réseau social élargi prend consistance ; il s’articule autour des relations très solides (y compris matrimoniales) et

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étendues qui unissent les Dietrich, les Berckheim et les Turckheim, noyau social lui- même lié aux élites économiques et intellectuelles françaises et étrangères (Ochs, Reubell, Goethe, Linz). Sur le plan économique, l’ouvrage montre de manière très convaincante comment un cercle familial fortement connecté à un réseau d’influence hiérarchisé redonne aux Dietrich, dès l’Empire, une autonomie financière perdue sous la Terreur. Malgré les bouleversements révolutionnaires, la branche cadette de la dynastie industrielle parvient à assurer la continuité de l’entreprise grâce à l’action conjointe d’Amélie de Berckheim, veuve de Dietrich, de sa fille, de Scipion Perier, et enfin du banquier Bernard-Frédéric de Turckheim (maire de Strasbourg au début de la République), bras droit et actif conseiller de la première après 1806 (sa « tâche sacrée »).

5 Placée sous le titre « Puissance du patriciat strasbourgeois de la fin de l’Ancien Régime au début du XIXe siècle », la seconde partie du travail de Laure-Hennequin Lecomte étudie successivement la puissance économique et politique des trois pôles du réseau patricien. La famille, envisagée non plus comme un système de relations mais comme une entité, est l’objet des meilleures pages du livre. Elle constitue d’abord un « giron » (p. 169) qui protège des malheurs de la vie en sachant se réfugier à la campagne (c’est le modèle de la double résidence) et en tissant un cocon enveloppant autour de ses membres. Soit autant de pratiques qui nous rappellent que sous la Révolution encore, l’individu a du mal à s’affirmer et ne peut envisager son existence qu’en fonction de celle d’autrui. Au-delà, le réseau de parenté représente la pierre angulaire de l’activité économique et, in fine, l’espace de la reproduction sociale. La force du lien entre l’entreprise et la famille conditionne la perpétuation de l’une de ces dynasties industrielles alsaciennes que Michel Hau a décrites avec bonheur. On ne s’étonnera donc pas si la formation professionnelle occupe une place de choix dans chaque famille. Pour rassurer la clientèle, les héritiers doivent avoir fait leurs preuves et s’être frottés aux réalités du commerce et de la production, en général sur le tas, dans une maison de banque européenne ou dans une administration. La transmission de valeurs et de symboles (les prénoms de Jean et de Frédéric) s’effectue au sein de la famille élargie, mais chacun sait témoigner d’une discrétion toute protestante à l’égard de l’argent et des mésententes inévitables.

6 Les deux derniers chapitres de l’ouvrage nous invitent à porter le regard sur les trajectoires sociales des individus et leurs valeurs en fonction de leur sexe. Ce sont ces passages qui peuvent le mieux susciter l’intérêt des spécialistes de la période révolutionnaire, car l’auteur souligne que la noblesse et la grande bourgeoisie strasbourgeoises ont été des acteurs de la Révolution, du moins jusqu’en 1792. Tout prouve que ces acteurs n’ont pas été renvoyés à l’obscurité et, au rebours des idées reçues, qu’ils sont même parvenus à maintenir leur domination en maîtrisant les règles du jeu social.

7 Sous la tutelle d’un précepteur d’expérience ou d’une relation de leur père, les hommes des dynasties Dietrich et Turckheim font l’apprentissage dès leur jeunesse d’une « règle de conduite spartiate (qui crée) les conditions d’une transmission des pouvoirs […] au sein de la cité » (p. 216). Leur formation intellectuelle, très soignée, leur forge une culture humaniste classique, mais ne néglige ni la musique ni le chant, pas plus que les règles pratiques de la tenue d’une correspondance. La fréquentation des universités de Strasbourg et de Göttingen parachève le parcours scolaire des jeunes nobles et leur ouvre les portes d’une carrière : d’abord dans l’armée, puis au service de l’entreprise

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familiale, la banque pour les Turckheim, la sidérurgie pour les Dietrich. La position économique acquise leur octroie une légitimité sociale qui les conduit à assumer des responsabilités tant dans le domaine de l’action publique (mairie de Strasbourg, Conseil général du Bas-Rhin, Chambre des députés, gouvernement du pays de Bade), que dans le champ religieux (Consistoire général de l’Église de la Confession d’Augsbourg) – mais qu’en-est-il de l’interpénétration des liens privés et des institutions économiques que Jean-Pierre Hirsch, naguère, et Claire Lemercier, plus récemment, ont interrogée ? Sans surprise, car les travaux d’André-Jean Tudescq et de Guy Chaussinand-Nogaret avaient déjà établi l’essentiel, les idéaux politiques de ces nobles devenus notables les rangent dans le camp des libéraux attachés à la monarchie constitutionnelle et aux valeurs de 1789 qui s’épanouissent après 1830. Regrettons toutefois que cette partie s’appuie exclusivement sur le cas des Perier, dynastie dauphinoise s’il en est, et développe trop longuement le récit des fêtes de 1825… à Vizille. Une évocation du rôle des femmes dans les réseaux d’influence du patriciat, fort originale dans une histoire des élites qui majore l’action des hommes, clôture avec brio l’ouvrage de l’historienne dans le sillage des travaux de Bonnie Smith. La singularité et les formes de l’éducation des filles sont mises en valeur, tout comme les particularités de la vie sociale des femmes, entre dévouement à la maternité (ou à son substitut, le préceptorat), éducation « sage et éclairée » (p. 347) des enfants, influence politique et culturelle, voire activité économique.

8 Certes, à l’issue de la lecture, les contours de l’élite strasbourgeoise restent flous faute d’une pesée globale ou d’une analyse qui tienne lieu de prosopographie du groupe envisagé à l’origine, même si le panorama, dès l’abord, ne se veut pas exhaustif et a le grand mérite de se fonder sur l’analyse réticulaire. Pourtant, Laure Hennequin-Lecomte signe un livre de micro-histoire tout en finesse, profond dans sa reconstitution d’un système de pensée et d’action, et qui ouvre des perspectives à l’histoire des élites urbaines postrévolutionnaires. L’ouvrage souligne à quel point les franges supérieures de la société française déploient leur vie sociale dans un espace qui emboîte plusieurs échelles, nationales ou internationales. Il rappelle également que nombre de grands bourgeois et d’aristocrates, non seulement ont traversé la Révolution sans trop d’encombres, mais surtout qu’ils ont joué un rôle actif dans son déroulement en faisant le choix de la stabilisation d’un « ordre bourgeois ». Il montre enfin que « penser par cas » peut apporter du neuf à condition de mettre en perspective, grâce à une bonne connaissance de l’historiographie (les notes en témoignent à défaut de la bibliographie originale), les résultats de l’enquête.

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Laurent BRASSART, Jean-Pierre JESSENNE, Nadine VIVIER (Dir.), Clochemerle ou république villageoise ? La conduite municipale des affaires villageoises en Europe XVIIIe-XXe siècles

Guy Lemarchand

RÉFÉRENCE

Laurent BRASSART, Jean-Pierre JESSENNE, Nadine VIVIER (Dir.), Clochemerle ou république villageoise ? La conduite municipale des affaires villageoises en Europe XVIIIe-XXe siècles, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 356 p., IBSN : 978-7574-036-4, 27 €.

1 Objet difficile à saisir par les historiens parce qu’ayant longtemps laissé peu de sources directes et parce que considérées par les élites étatiques comme secondaires et archaïques, les communautés rurales n’ont été étudiées systématiquement que depuis les années 1960. Certes bien avant cette date les monographies locales se sont multipliées depuis le XVIIIe siècle mais la problématique en a été très variable et fréquemment peu réfléchie. De plus, pour cerner la cible, le vocabulaire a été souvent incertain, village, communauté d’habitants, bourg, paroisse, et il diffère sensiblement d’une langue à l’autre ou même à l’intérieur d’un même état. Il en résulte qu’aujourd’hui encore la comparaison internationale est délicate et peu pratiquée, ce qui d’emblée donne à cet ouvrage hardiesse – mais ici conduite avec prudence – et grand intérêt. En même temps les promoteurs ont choisi la longue durée, des bouleversements de la Révolution française à 2 000, ce qui permet de mieux appréhender mouvements généraux à l’échelle du Vieux-continent et spécificités nationales. Sans tomber dans le franco-centrisme, la France occupe le plus grand

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nombre de pages parce que, avec l’école des Annales, quoique celle-ci se soit consacrée essentiellement à l’Hexagone, les Français ont préférentiellement porté l’investigation sur la paysannerie et donc abordé tôt la question de la commune rurale. De plus, à l’étranger au XIXe siècle les créations en la matière nées en France ont été assez souvent une référence.

2 En fonction de la nouveauté relative du thème, les maîtres d’œuvre ont à juste titre donné une large place à la méthodologie et à la mise en garde vis-à-vis des stéréotypes anciens. Jean-Pierre Jessenne et Nadine Vivier délimitent le chantier en revenant sur la définition de la ruralité avec l’importance de l’agriculture comme occupation et ressource, la limite des 2 000 habitants pour caractériser le village, et, au-delà de l’apparence d’immobilité, la multiplicité des facteurs de transformation du milieu depuis le XVIIIe siècle et les enjeux sociaux qui sont à l’œuvre derrière les débats d’époque et les lois d’organisation des communes. À la fin du livre on revient utilement sur les notions et documents de base de ces recherches. À la veille de la Révolution Catherine Denys souligne l’abandon relatif dans lequel les autorités centrales tiennent la campagne. La maréchaussée ou la lieutenance de police sont urbaines ; même la banlieue urbaine est peu considérée ; la police du village est laissée à la justice seigneuriale et au curé de paroisse. Jean-Paul Rothiot précise les difficultés des études sérielles des délibérations et budgets communaux : peu de documents directs avant 1800, des chiffres peu fiables jusqu’à 1820. Dominique Rosselle indique pour la France le contenu des dépôts d’archives, municipaux, départementaux et nationaux où on peut trouver des données. Laurent Brasssart et Jean-Pierre Jessenne dessinent les directions principales d’une recherche à l’échelle européenne : législation, financement et endettement, poids réel de la tutelle centrale. Ils mettent en garde contre les idées reçues, incompétence des édiles ruraux, caractère inéluctable et irréversible de la désagrégation de la communauté locale face à l’attrait de l’urbain et la puissance de l’État.

3 Pour la France, Peter Jones, spécialiste britannique connu des campagnes de notre pays, décrit la situation à la veille de 1789 de ce côté de la Manche avec la variété des structures municipales d’une province à l’autre, en dépit d’une tutelle des intendants tendant à uniformiser institutions et pratiques et d’ailleurs plus faible qu’on ne l’a vu. Pour Laurent Brassart et Jean-Pierre Jessenne, plus que la réforme Brienne de 1788, la loi de décembre 1789 est fondatrice à l’échelle du royaume entier, attribuant à la municipalité un double rôle d’administrateur local et d’exécutant délégué de l’État, ce qu’accentue l’an II. Après le regroupement qui efface les 44 000 communes dans 10 000 cantons, dû à la volonté des thermidoriens d’effacer la « tyrannie » jacobine, le Consulat revient en février 1800 à la structure de 1789, mais en remplaçant l’élection du maire par sa nomination par le centre, dispositif qui va en gros durer jusqu’à la Troisième République et qui n’empêche pas que s’instaure peu à peu une vraie vie politique dans la campagne malgré le poids du département et du gouvernement. Nadine Vivier précise les modifications apportées par la monarchie de Juillet avec la loi de 1837 qui donne à la municipalité une certaine initiative en matière de recette, parcours et vaine pâture, appropriation et gestion de propriété communale et service public, la Seconde République passant en juillet 1848 au suffrage universel pour les conseillers et jusqu’à 1851 les maires. La Troisième République et l’élection d’édiles socialistes à partir des années 1880, puis le gonflement des aides de l’État après 1914, la

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décentralisation de 1968-70 permettent de doter les municipalités même rurales de services nouveaux de bienfaisance, assistance médicale, aide à l’électrification.

4 Mais le gouvernement dès le Consulat n’a cessé en fait de s’intéresser à l’activité productrice et à la santé des ruraux, multipliant, à l’exemple du Pas-de-Calais qu’étudient Vincent Cuvilliers et Matthieu Fontaine, les enquêtes, démentant la légende grise de la Révolution qui aurait laissé se perdre le goût de la statistique né pendant la monarchie. De 1800 à 1815 on ne compte pas moins pour le département de douze enquêtes annuelles et plus de soixante exceptionnelles, accablant même les maires de questionnaires portant sur les ovins, les forêts, les manufactures aussi bien que les vétérinaires ou les écoles, documentation à manier avec précaution car les rédacteurs étaient souvent surchargés par la tâche et veillaient à ne pas susciter l’appétit fiscal de la préfecture. À travers l’exemple de Draveil et Montgeron dans la Brie, Serge Bianchi livre un schéma de l’évolution au XIXe siècle des institutions municipales qui dépasse la région. En Brie comme dans toute l’Ile de France ou la Normandie, il n’y a pas de commune laïque et la fabrique, ses marguilliers, un syndic sans pouvoir permanent et le procureur fiscal de la haute justice en tiennent lieu. À partir de 1790 on passe à un conseil autonome de onze à vingt personnes élues par 55 % des actifs, délibérant fréquemment mais ne disposant pas de recettes régulières. Après 1800, les séances du conseil général reprennent mais limitées à trois à quatre par an avec un compte rendu et une ressource propre, le « centime d’impôt ». Les lois de 1831-33 font élire le conseil pour six ans par 10 % des habitants. Un personnel municipal permanent apparaît avec l’instituteur, le receveur, le garde-champêtre. 1882-1935 marque l’apogée de la municipalité avec l’élection du maire, la publicité des délibérations, l’obligation d’établir un bâtiment pour la mairie, pour le conseil et pour l’école. Depuis la fin du XVIIIe siècle s’est établi ce que l’Ancien Régime ne connaissait, un budget municipal dont en Lorraine Jean-Paul Rothiot suit la construction et la multiplication des postes jusqu’au Second Empire. Du côté des recettes les ventes des arbres des forêts communales, dans les Vosges, sont une ressource essentielle, mais figure aussi à l’impôt pour la réparation des chemins. À partir de 1795 et surtout 1800, les besoins nouveaux gonflent la dépense, administratifs et sociaux. La gestion se fait malgré la ressource forestière généralement prudente. Relevant du roi et du seigneur dans l’Ancien Régime, avec un droit d’usage plus ou moins large des habitants, la gouvernance de l’eau passe à la commune avec la Révolution, mais comme le montre Jean-Michel Derex, après la tentative d’assèchement des marais ordonnée par le Comité de salut public, un pouvoir notable est donné en 1797 à l’ingénieur départemental des Ponts et Chaussées pour l’attribution des prises d’eau (canaux, moulins, irrigation) avec cependant à partir de 1803 l’assistance du maire du lieu, l’avis du premier l’emportant le plus souvent auprès du préfet.

5 Malgré ces limitations diverses de leur autorité, le rôle des édiles peut être important et marquer le développement économique de la localité par leur initiative. C’est ce que retrace Corinne Marache pour une région qu’on aurait pu croire vouée à la misère et au dépeuplement au milieu du XIXe siècle : l’Ouest de la Dordogne, la Double aux nombreux étangs, qui voyait sa population diminuer en 1840-1870 à cause des fièvres et de la malnutrition. Á partir de 1860 quelques notables propriétaires fonciers, organisateurs de comices agricoles, maires, bataillent pour l’assèchement des marais, la construction de routes, la création de foires, voire l’établissement d’une brigade de gendarmerie demandée en 1848 et enfin obtenue en 1882. Marie-Christine Allart s’attache aux actions d’aménagement, beaucoup plus ambitieuses, menées par certains

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des élus des huit cent-trois villages du Pas-de-Calais pendant la seconde moitié du XXe siècle. Sollicitant des aides financières diverses, même auprès de l’Europe, formant des syndicats intercommunaux autorisés depuis 1890 et aux compétences élargies en 1992 avec une fiscalité propre, certains ont réalisé de véritables plans d’aménagement avec équipements sportifs, culturels, aides aux transports vers la ville. Une population de non cultivateurs est venue s’établir et s’ouvre alors un débat entre agriculteurs moins nombreux, parfois parcimonieux sur la dépense, et nouveaux habitants soucieux de confort.

6 Répondant à des problématiques moins étendues qui témoignent d’orientations différentes des historiographies nationales, quatre articles sur des régions étrangères permettent quelques comparaisons. En Angleterre, suivant John Broad, la structure administrative des campagnes au XVIe siècle est assez proche de celle de la Normandie. Élus par l’assemblée de la paroisse, les marguilliers constituant la fabrique (vestry) assument des fonctions municipales sous l’œil du prêtre desservant et des officiers du lord of manor. Á partir de 1601 les juges de paix royaux contrôlent, spécificité britannique, l’action des inspecteurs des pauvres (surveyors). Puis deux faits qu’on retrouve ailleurs bien plus tard, vont, de la seconde moitié du XVIIe siècle à la fin du XIXe siècle, bouleverser l’équilibre administratif et social local : une forte concentration agraire qui restreint les cotisants pour les pauvres, une rapide expansion démographique, surtout après 1780, qui multiplie les nécessiteux. En 1834 la paroisse perd une grande partie de son autorité sur l’assistance, les regroupements, poor law unions, se multiplient. En 1888 seulement sont mis en place des conseils élus à la tête des comtés, puis des paroisses. La question du logement possédé ou subventionné par la municipalité, devient une bataille municipale souvent essentielle. En Allemagne, entre 1750 et 1850, il y a selon Clemens Zimmerman, un écart entre l’autoritarisme du discours des princes et un rôle laissé assez ouvert à la communauté rurale, particulièrement dans le Sud du Saint-Empire. Même au-delà de l’Elbe, en région du « Second servage », la communauté n’est pas inexistante et s’y exerce une contestation limitée des charges féodales. Après 1815 progressent dans le Sud et le Sud-Ouest l’autonomie et l’élection des municipalités, mais en Prusse jusqu’à 1848 noblesse et notables résistent fortement.

7 Dans la partie montagneuse de l’ancienne république de Venise étudiée par Andrea Zannini où les communaux, forêts et pâtures étaient étendus et où une émigration organisée vers les plaines régulait la démographie, les guerres napoléoniennes, le passage du royaume d’Italie à la lourde occupation autrichienne, les crises de subsistances telle celle de 1817 et la poursuite de l’expansion démographique locale ont bouleversé la société, fait disparaître les anciennes assemblées villageoises et assuré la consolidation des conseils restreints tenus par les propriétaires aisés, en même temps qu’était de plus en plus privatisée la gestion des communaux. Les villages de la province de Murcie dans le royaume de Castille n’offrent pas, analysés par Maria Teresa Perez Picazo, une ligne d’évolution très différente. En 1900 73 % de la population est villageoise, 67 % en 1755. La Reconquista avait obligé à donner une large autorité et de vastes communaux (propios) aux conseils municipaux (ayuntamientos) tenus par des regidores héréditaires. Après 1815 la bataille politique locale se livre autour de la gestion de l’eau d’irrigation que les libéraux veulent, par la loi de 1834, détacher du pouvoir municipal pour la confier aux associations de propriétaires, ainsi que sur le maintien des communaux dont la loi de 1856 ordonne la vente aux enchères. La dépression économique longue et la résistance d’une partie de l’oligarchie empêchent les recettes

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communales d’augmenter, alors que les dépenses pour les hôpitaux et la police s’accroissent. À la fin du siècle l’analphabétisme rural témoigne de cette arriération. Pays également fortement cléricalisé mais au mouvement ouvrier actif après 1945, la Belgique décrite par Leen Van Molle et où la loi avait renforcé le pouvoir municipal (loi d’autonomie communale de 1836, droit de délivrance du permis de construire 1946, caractère obligatoire du permis de construire 1962) connaît un effort municipal notable au milieu du XXe siècle pour arrêter l’exode rural et accroître les actions municipales en faveur de l’amélioration de la vie au village. Tendent à s’opposer, les uns et les autres poussés par la pression démographique, le Parti Social Chrétien favorable à la propriété individuelle familiale du logement et le Parti Socialiste favorable aux grands ensembles (lois de 1948-1949 sur le financement).

8 La comparaison internationale ruine donc nettement toute vision essentialiste et dénuée de conflits internes de la commune rurale. L’évolution depuis le XVIIIe siècle met en relief le jeu contradictoire entre intégration à l’État-nation et désintégration de l’ancienne structure, laquelle avait déjà perdu une partie de sa solidarité interne antérieurement, et d’ailleurs n’avait jamais été un paradis de bons sentiments. Le développement du capitalisme a tendu avec d’importants décalages chronologiques, à uniformiser institutions et pratiques, mais n’a pas effacé toutes les nombreuses particularités locales et nationales.

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Mary ASHBURN MILLER, A Natural History of Revolution. Violence and Nature in the French Revolutionary Imagination, 1789-1794

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Mary ASHBURN MILLER, A Natural History of Revolution. Violence and Nature in the French Revolutionary Imagination, 1789-1794, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2011, 232 p., ISBN : 978-0-801-44942-0, 45 $.

1 Plus évocateur que le titre, le sous-titre de cet ouvrage indique les pistes que l’auteur se proposait de suivre : repérer les diverses références aux violences de la nature dans l’imaginaire, les écrits et discours des protagonistes de la Révolution française, pour mieux appréhender leur vision des événements en cours. Le choix implique d’emblée que soient écartés d’autres aspects de la nature, pourtant alors eux aussi très présents dans l’imaginaire des hommes du XVIIIe siècle, des scènes champêtres aux paysages réputés « sublimes », du bonheur rousseauiste de la communion avec la nature aux guides qui conduisent les voyageurs sur les chemins, de beautés naturelles en beautés naturelles. Au cœur de l’enquête de Mary Ashburn Miller prennent donc place les tremblements de terre, les volcans, le tonnerre et la foudre, etc. Elle ne manque pas de justifier ce choix, bien entendu, mais celui-ci ne pouvait qu’orienter son travail vers les violences de la Révolution française, soit vers une vision à bien des égards réductrice.

2 L’ouvrage comporte cinq chapitres et leur succession même illustre elle aussi le propos de l’auteur, qui livre là une sorte d’essai et non une recherche qui prétendrait, d’ailleurs en vain, être exhaustive. Le premier chapitre fait presque office d’introduction, en soulignant les antécédents dans la culture du XVIIIe siècle, notamment avec le choc du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, ainsi que celui

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de Sicile et Calabre en 1783. Le deuxième joue de la rhétorique du tremblement de terre avec le séisme politique et social qui ébranle la France en 1789. Le troisième s’intéresse à toutes les métaphores liées à la foudre, le suivant à l’opposition entre la pureté de la Montagne et la corruption du Marais, enfin le cinquième et dernier aux diverses déclinaisons de l’image du volcan. Autant de thèmes qui, on le sait, ont retenu de longue date l’attention des historiens de la Révolution française, comme l’attestent d’ailleurs les références données par l’auteur dans sa bibliographie (où manquent cependant divers travaux, à commencer par ceux de Françoise Brunel sur la Montagne et les montagnards). Autant de thèmes qui donnent donc lieu à un essai composé d’une succession d’études de cas, avec des choix forcément subjectifs. Ainsi, le thème du tremblement de terre s’appuie, d’une part, sur le massacre de la Glacière en Avignon, d’autre part, sur les massacres de septembre 1792 à Paris, là où nombre d’autres exemples auraient pu permettre d’approfondir la démonstration. L’ouvrage relève donc de cette tendance de l’histoire « culturelle » qui entend proposer une réflexion globale tout en prenant appui sur des exemples en nombre volontairement réduit. Dans la même logique, l’auteur a utilisé une douzaine de journaux, des brochures, des discours, etc., là où la presse seule aurait évidemment pu lui offrir un corpus très large, au moins pour les années 1789-1792. Sans doute sommes-nous ici face à un constat qui risque de devenir de plus en plus fréquent, au gré de la mise en ligne de sources numérisées chaque jour plus nombreuses. Fantastique outil de travail, l’Internet modifie en profondeur les activités des chercheurs et désormais une recherche de ce type peut, de fait, être entreprise sans nécessairement passer des semaines entières à la Bibliothèque nationale pour dépouiller des centaines de journaux. Le tout n’a pas à être « jugé », pas davantage qu’il conviendrait de se complaire dans le regret des temps anciens où chacun(e) prenait plaisir à parcourir les originaux dans la grande salle de la rue de Richelieu. En revanche, il convient de ne point être aveugle et de reconnaître les limites inhérentes à ce changement dans nos façons de travailler.

3 Ces réserves étant exposées, le livre de Mary Ashburn Miller permet de retrouver les références employées pour expliquer les événements avec le langage de l’« histoire naturelle », auxquelles il serait possible d’ailleurs d’ajouter des explications de type religieux, avec notamment le thème du chaos. S’agissant par exemple des massacres de septembre ou de celui de la Glacière, sont mobilisées les « révolutions de la terre », l’action du « torrent » qui balaie tout sur son passage, celle de la tempête qui « purifie » l’atmosphère, et bien sûr la « justice populaire » aussi imprévisible et impossible à arrêter qu’un tremblement de terre. L’orage, le tonnerre et la foudre offrent tout autant de possibilités, et là l’auteur avait l’embarras du choix tant les sources sont nombreuses. Tel Jupiter, « le » sans-culotte jette ses foudres sur les ennemis de la Révolution (dès lors « foudroyés »), tandis que la « foudre nationale » frappe Lyon qui a osé se rebeller contre la Convention, alors que la campagne pour organiser la récolte du salpêtre suscite là aussi toute une rhétorique spécifique. Je ne m’attarderai pas ici sur le thème de la M/montagne et du M/marais, car ce sont des thèmes en général bien connus des lecteurs français, en revanche force est de regretter l’analyse consacrée par l’auteur à la Fête de l’Être suprême. S’il était bien sûr tout à fait légitime de mentionner le beau livre de Mona Ozouf sur les fêtes révolutionnaires, la lecture des travaux de Michel Vovelle (lui aussi absent de la bibliographie) aurait pu ouvrir d’autres horizons et éviter l’assimilation de cette cérémonie à une « théologie de la Terreur » ! Quant aux références au thème du volcan, là aussi hélas la lecture de l’ouvrage n’apporte pas

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grand-chose de neuf, d’autant que l’auteur utilise Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal, pièce sur laquelle beaucoup a déjà été écrit.

4 Reste la conclusion du livre qui, se référant aux travaux de Dan Edelstein (The Terror of Natural Right […], 2009) et à ceux de François Furet, entend démontrer que les Jacobins « de l’an II » fondaient leur politique sur la « loi naturelle » plutôt que sur une Constitution, étaient « obsédés » par la volonté générale qui les mena à la Terreur, usaient d’une rhétorique dans laquelle la violence naturelle permettait de justifier les violences révolutionnaires… et l’auteur de revenir au tremblement de terre de Lisbonne pour affirmer qu’à la fin de 1794 la France « était une nation de Candides », chacun étant désormais prêt « à cultiver son jardin ». Là encore, une vaste bibliographie, tant sur la Terreur que sur la Convention « thermidorienne » et le Directoire, aurait permis de nuancer ces affirmations. En dépit de tout cela, l’ouvrage de Mary Ashburn Miller se lit sans déplaisir et permettra à chacun(e) de découvrir ou redécouvrir une partie de l’imaginaire révolutionnaire.

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René SIGRIST, La Nature à l’épreuve. Les débuts de l’expérimentation à Genève (1670-1790)

Isabelle Laboulais

RÉFÉRENCE

René SIGRIST, La Nature à l’épreuve. Les débuts de l’expérimentation à Genève (1670-1790), Paris, Classiques Garnier, coll. L’Europe des Lumières, 2011, 704 p., ISBN : 978-2-812-40248-7, 73,23 €.

1 Avec ce livre de René Sigrist, la prolifique collection dirigée par Michel Delon et Jacques Berchtold, « l’Europe des Lumières », bâtie aux confins de la littérature et de l’histoire culturelle, s’ouvre à l’histoire des sciences. Cette somme érudite, qui est une version remaniée de la thèse soutenue par l’auteur, entend proposer, à partir du cas genevois, une synthèse consacrée à la science des Lumières et plus particulièrement à l’essor de l’histoire naturelle, de la physique expérimentale et des sciences de la terre. Genève est le prisme par lequel René Sigrist propose de saisir ce moment de l’histoire des sciences qui, selon lui, est souvent présenté par l’historiographie comme une sorte de creux entre les sommets des XVIIe et XIXe siècles. Il faut rappeler qu’au fil des années, René Sigrist est devenu un spécialiste de l’histoire des savants des Lumières, et plus particulièrement des naturalistes genevois. En 2004, il a fait paraître un ouvrage intitulé L’essor de la science moderne à Genève ; il a par ailleurs dirigé des volumes collectifs consacrés à de grands naturalistes genevois (Horace-Bénédict de Saussure, Jean-André Deluc, Louis Jurine) et dirigé l’édition de la correspondance scientifique de Marc-Auguste Pictet.

2 Son dernier livre s’ouvre par un chapitre de mise en contexte dans lequel René Sigrist examine la place laissée à la science à Genève, ainsi que les liens que la ville entretient avec la République des sciences. L’auteur souligne à la fois que « l’intérêt des savants helvétiques pour des questions pratiques et pour l’expérimentation résulte d’une

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longue tradition » (p. 43) et montre, via l’étude des voyages, des correspondances et de la sociabilité académique, l’appartenance de quelques naturalistes genevois aux réseaux européens de la République des sciences. Une fois le groupe des savants genevois situé dans son environnement, l’auteur examine tour à tour plusieurs champs. Il se penche dans le deuxième chapitre sur la réception du modèle newtonien à Genève et sur la place qui est faite à l’expérimentation à partir des années 1740. Il s’attache ici tout particulièrement au rôle de Jallabert. Dans le chapitre suivant, lorsqu’il détaille l’affirmation d’une histoire naturelle empirique, il s’arrête plus longuement sur les parcours de Trembley et de Bonnet, il propose une étude très fine de la structure argumentative de leurs travaux (à partir de la page 263) qui vient enrichir utilement les travaux sur la rhétorique de la preuve. Dans le chapitre 4, il observe la place prise par la quête de la mesure en analysant plus spécifiquement les méthodes d’élaboration ainsi que les usages du thermomètre, du baromètre et de l’hygromètre, voire les controverses suscitées par l’utilisation de ces instruments. L’essor des sciences de terrain analysé dans le chapitre 5 permet de retrouver les frères Deluc ainsi que Saussure, déjà convoqués dans le chapitre précédent ; Pictet fait là également une rapide apparition. On retrouve de riches développements sur la question du regard posé sur la montagne – déjà abordée dans le volume collectif consacré à Saussure – et sur les enjeux des notes de terrain. On ne peut toutefois s’empêcher de songer aux travaux que Marie-Noëlle Bourguet a consacrés au carnet de terrain comme objet d’histoire, travaux qui curieusement ne sont pas cités par René Sigrist. Le dernier chapitre intitulé « Les méthodes de la philosophie expérimentale » examine de manière synthétique les questions de l’expérience, de la mesure et du terrain. L’auteur y met en avant une certaine diversification des pratiques de la philosophie naturelle et l’élaboration de schémas interprétatifs de plus en plus complexes.

3 Dans sa conclusion, René Sigrist avance que malgré l’évidente tension vers l’harmonisation des méthodes et des pratiques, de nombreuses particularités demeurent dans les manières de faire propres à chaque savant genevois. Si convaincante que soit cette conclusion, on peut regretter que René Sigrist se soit essentiellement attaché à des cas individuels sans s’arrêter suffisamment sur la « communauté des expérimentateurs » (p. 536), dans l’optique, par exemple, de ce que fait Anne Saada à propos de Göttingen. La manière dont une communauté savante se constitue, les raisons pour lesquelles les savants cherchent à façonner une communauté, les enjeux dont une telle entité est porteuse, ce sont là autant de pistes qui auraient enrichi l’étude de René Sigrist. Les annexes du livre confortent dans cette analyse : on y retrouve la liste des savants genevois actifs entre 1700 et 1825. Ils sont présentés en trois groupes : les « grands savants » affiliés à au moins deux des six principales académies royales du XVIIIe siècle, les « savants de second plan » affiliés à une des six principales académies royales du XVIIIe siècle, ainsi que les « amateurs ». Si ces listes apportent la matière d’une possible prosopographie, on regrette que l’auteur ne l’ait pas davantage exploitée pour questionner cette notion de « communauté savante », à l’image par exemple de ce qu’a fait récemment Jean-Luc Chappey dans le livre qu’il a consacré à la Société d’histoire naturelle de Paris.

4 Les pratiques savantes des naturalistes genevois du XVIIIe siècle constituent un objet vaste que René Sigrist examine avec rigueur et érudition. L’ouvrage est si dense que la table des matières peut laisser croire que Genève est présenté comme un archipel isolé. Cette impression première ne rend pas justice au volume car au fil des pages, René Sigrist parvient à situer les naturalistes genevois et les savoirs qu’ils ont produits à

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l’intérieur de la constellation qu’est la République des sciences dans l’Europe des Lumières.

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Gilles BANCAREL (Dir.), Raynal et ses réseaux

Christian Albertan

RÉFÉRENCE

Gilles BANCAREL (Dir.), Raynal et ses réseaux, Paris, Honoré Champion, 2011, 389 p. avec index, ISBN : 978-2-745-32236-4, 96 €.

1 L’abbé Guillaume Thomas Raynal (1711-1796), l’auteur de la fameuse Histoire des deux Indes (1770), une des œuvres emblématiques du siècle des Lumières, a été un écrivain choyé de son vivant et a connu une immense popularité à travers l’Europe entière. Tout bascule pour lui au soir de sa vie avec l’envoi à l’Assemblée nationale, en mai 1791, d’une adresse dénonçant courageusement certains désordres liés à la Révolution. Il cesse alors d’être aux yeux de l’opinion le représentant respecté de l’humanisme philosophique pour devenir le renégat des Lumières. Il sort des fastes de la République des lettres pour une longue période de purgatoire qui va durer près de deux cents ans. Ce n’est que depuis une quarantaine d’années qu’à l’initiative de chercheurs comme la regrettée Michèle Duchet, Gilles Bancarel et Gianluigi Goggi, on s’est repris d’intérêt pour son œuvre abondante et complexe : Raynal, en effet, n’est pas que l’auteur éponyme de l’Histoire des deux Indes, œuvre écrite à plusieurs mains, il a été également nouvelliste au service de l’aristocratie européenne, journaliste, directeur du très prisé Mercure de France, historien, animateur de la République des lettres et des salons littéraires, aussi bien qu’homme d’affaires avisé, soupçonné par certains de ses adversaires d’avoir versé dans le proxénétisme et la traite des esclaves…

2 Ce sont quelques-unes des multiples facettes du personnage et de son œuvre qu’explorent les treize articles formant cet intéressant recueil. Ils ont en commun de replacer l’abbé Raynal au sein des réseaux dans lesquels il a vécu et qui peuvent expliquer bien des aspects de son œuvre. La plus grande partie de l’ensemble porte inévitablement sur l’Histoire des deux Indes et ses différentes versions, que les auteurs du recueil ont soin de replacer dans leur contexte intellectuel et matériel. Kenta Ohji se

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penche ainsi sur les liens existant entre Necker, la Compagnie des Indes et l’auteur de l’Histoire. Au terme d’une étude dense et développée (p. 105-181), Ohji Kenta démontre la nécessité d’apporter des retouches à l’image d’un Raynal « timbalier de Necker ». Yves Terrades revient, pour sa part, sur la qualité d’historien que certains ont cru pouvoir contester à l’abbé Raynal (p. 69-90). Deux autres articles mettent en perspective le contenu de l’Histoire, en le rapprochant des discussions qu’a suscitées en Europe le Nouveau Monde. Jonathan Camio montre comment les réflexions de l’abbé Raynal sur les Amériques contraignent à repenser l’altérité au XVIIIe siècle. Ottmar Ette confronte la pensée de Raynal à celle de Cornélius de Paw, de Georg Forster et d’Alexandre de Humboldt.

3 Remontant aux sources de l’œuvre, quatre études portent sur les informateurs et les informations qui ont été utilisés par l’abbé Raynal et ses collaborateurs. Alain Roman s’intéresse au réseau d’hommes d’affaires et de négociants gravitant autour du négrier malouin Meslé de Grandclos (1728-1806), une relation de l’abbé Raynal et un des négociants français les plus importants de la fin du XVIIIe siècle. Gilles Bancarel attire l’attention des chercheurs sur les liens unissant Raynal et des techniciens de l’économie, comme le puissant banquier Ferdinand Grand, tandis que Max Guérout fait revivre les acteurs d’une fraude dans la traite des esclaves mise au jour dans les îles Mascareignes en 1767. Diderot, un des principaux collaborateurs de l’abbé-philosophe, a su se souvenir de cet épisode dont il a suivi de près le déroulement. Mais, les relations entre Raynal et les membres de son réseau ne sont pas univoques, comme pourrait le donner à penser ce qui précède. C’est ce que démontre l’étude des échanges entre l’auteur de l’Histoire et les membres de l’Académie de Lyon. Certains d’entre eux, comme Pierre Poivre (1719-1786), informent Raynal, ce dernier, en retour, soutenant l’activité de l’académie provinciale (p. 277-290).

4 La personnalité contestée de Raynal n’est évidemment pas oubliée dans cet ensemble. F. Moureau brosse un intéressant et vivant portrait de l’abbé à partir de ce qui se disait de lui dans la presse clandestine (p. 31-51). J.-D. Candaux tire des Souvenirs du polygraphe Dieudonné Thiébault d’utiles informations sur le séjour que Raynal, redoutant les mesures pouvant accompagner la condamnation par le Parlement de l’Histoire (1780), effectue à Gotha et à Berlin en 1781. Cela nous vaut de précieuses anecdotes qui émanent d’un témoin oculaire, qui n’aime guère Raynal : ce dernier apparaît sous les traits d’un intarissable causeur, quelque peu ridicule (p. 100 et sq.). Mémoires et nouvelles littéraires ne sont pas les seuls témoignages à la disposition de l’historien des idées dans cette affaire : il y a aussi beaucoup à tirer de l’étude de la statuaire. C’est ce que s’attache à démontrer Guilhem Scherf en examinant la stratégie de la représentation à l’œuvre dans la production et la diffusion des statues de Raynal, de Diderot et de Voltaire (p. 53-68). De statuaire il est encore question dans la contribution de Pierre Pinon sur le monument que l’abbé Raynal fait lever à la gloire des fondateurs de la Liberté helvétique sur une île du lac des Quatre-Cantons (p. 227-246). D’un coût impressionnant (15 000 livres), elle ne résistera pas au temps : achevée en 1783, elle est foudroyée en 1796 et il n’en reste désormais que des gravures. Ces études mettent en exergue la multiplicité des centres d’intérêts de l’abbé- philosophe et permettent de comprendre comment s’est constitué autour de lui un vaste réseau de correspondants. L’étendue de ce réseau est confirmée par l’étude de la correspondance de Raynal, que Gilles Bancarel présente dans un article sur lequel se

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clôt le volume. On y trouvera, outre un précieux tableau synoptique des lettres connues de l’abbé Raynal, un index des noms apparaissant dans cette correspondance.

5 L’ensemble ainsi constitué fourmille en informations sûres et précieuses sur des questions et des milieux assez mal documentés. Il fournit des indications précises sur les relations sociales et les affaires de proches de l’abbé Raynal. On a même accès au contenu de leurs bibliothèques toujours riche en enseignements. De telles richesses nous en font naturellement désirer d’autres et nous font éprouver aussi quelques regrets : il est, par exemple, du plus haut intérêt de connaître l’identité des membres du réseau de l’abbé Raynal, mais on aimerait également savoir en quoi, précisément, ils ont aidé l’auteur de l’Histoire des deux Indes et ses collaborateurs. Cela n’apparaît pas clairement (cf. les contributions sur les négociants et les académiciens). Mais tous ceux qui savent les difficultés que soulève ce type de recherches passeront condamnation à quelques auteurs de ce volume pour les blancs qui subsistent dans leurs études. Ils retiendront tout ce que cette passionnante présentation kaléidoscopique nous apporte. Cet ouvrage nous rend plus présent un penseur du XVIIIe siècle original, complexe et parfaitement intégré à des milieux que l’on croit parfois hostiles aux idées nouvelles. Il met également l’accent sur l’importance essentielle des réseaux dans l’activité et la diffusion des Lumières. Au passage, s’effritent un peu plus certains mythes et s’impose la nécessité de poursuivre notre questionnement du siècle des Lumières.

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Tatiana SIROTCHOUK, La Vie intellectuelle et littéraire en Ukraine au siècle des Lumières

Vladislav Rjéoutski

RÉFÉRENCE

Tatiana SIROTCHOUK, La Vie intellectuelle et littéraire en Ukraine au siècle des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2010, 496 p., ISBN : 978-2-745-32091-9, 96 €.

1 L’ouvrage de Tatiana Sirotchouk explore les manifestations des Lumières dans une des parties périphériques de l’Europe, en Ukraine. Il est superflu de souligner l’importance du sujet choisi. Il y a trois grandes parties dans cet ouvrage. La première traite du contexte politique et culturel de l’Ukraine au XVIIIe siècle (ch. 1), du rôle et de la personnalité des hetmans Mazepa et Razoumovski et des études des Ukrainiens dans les universités européennes (ch. 2) ; enfin de la notion de « despote » et de « despote éclairé » et de l’opposition au despotisme en Ukraine (ch. 3). La deuxième partie est consacrée à l’Académie de Kiev (ch. 1), aux Ukrainiens dans différents domaines tels que la traduction, la littérature, les sciences, etc. (ch. 2) et à la « Cause ukrainienne à la portée de l’Europe » où l’auteure analyse notamment l’image de l’Ukraine dans l’œuvre de Voltaire (ch. 3). Enfin, la dernière partie est entièrement consacrée à une grande figure des Lumières ukrainiennes, le philosophe Grégoire Skovoroda.

2 Le nombre de figures importantes dans la culture ukrainienne du siècle des Lumières, les relations très étroites qu’elles entretenaient avec la culture russe dont elles devenaient souvent des acteurs majeurs, le besoin de prendre en compte le contexte russe sans pour autant faire une histoire des Lumières en Russie, tout cela ne facilitait pas la tâche de l’auteure. J’essaierai de montrer, sur quelques exemples, la méthode, les sources utilisées par Tatiana Sirotchouk, les problèmes et les questions qu’elle soulève. J’ai adopté pour les personnes ayant travaillé et vécu en Russie la forme des noms la plus utilisée dans les études slaves en France.

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3 L’auteure brosse plusieurs portraits. Si la partie consacrée à Skovoroda s’étend sur plus de cent pages, celle traitant de l’hetman Mazepa, sur une vingtaine de pages (mais il est question de Mazepa aussi dans d’autres parties du livre), celle où il est question de l’hetman Razoumovski occupe une trentaine de pages. Il y a aussi des parties explorant une question particulière : celle du reflet de l’histoire ukrainienne dans l’œuvre de Voltaire est traitée dans une cinquantaine de pages. Du point de vue de la structure, on pourrait se demander si le titre de l’ouvrage reflète bien son contenu : l’intérêt de l’image de l’Ukraine dans l’œuvre de Voltaire est incontestable, mais cette question a-t- elle toute sa place dans un livre sur la « vie intellectuelle et littéraire en Ukraine » ? Il est possible que son inclusion s’explique par le rôle de relais d’information entre l’Ukraine et Voltaire qu’ont joué certains Ukrainiens (les membres de la famille Orlyk d’abord et surtout).

4 Dans le chapitre consacré aux Ukrainiens dans les universités européennes, l’auteure montre que, bien avant le XVIIIe siècle, les Ukrainiens partaient étudier dans différentes universités de l’Europe. Elle explique leur choix par l’impossibilité d’étudier dans les universités polonaises fermées aux Ukrainiens après le traité de Pereiaslav de 1654. L’auteure s’appuie beaucoup sur les travaux de Lossky sur la pérégrination académique ukrainienne, mais utilise aussi quelques données d’archives. L’exposé est présenté comme une série de portraits d’Ukrainiens ayant fait leurs études à Leipzig, Göttingen, Königsberg, etc. Il peut être complété par le chapitre « Les oiseaux migrateurs » qui donne un aperçu de l’activité des médecins ukrainiens en Russie, la majeure partie desquels ont fait leurs études dans les universités européennes. À la lecture de ce chapitre, on peut comprendre qu’en Ukraine la pérégrination académique n’a pas touché seulement la noblesse, il aurait été souhaitable de fournir quelques données plus précises sur ce sujet. Est-ce que les études des Ukrainiens étaient des initiatives privées ou y avait-il des envois d’étudiants organisés par les autorités ? L’auteure mentionne l’envoi d’étudiants de l’Académie de Kiev à l’université de Halle, s’agit-il d’une pratique courante ou exceptionnelle ? La comparaison avec la Russie est essentielle, mais s’arrête à une remarque : les études dans les universités occidentales deviennent à la mode parmi les aristocrates russes. Le livre majeur d’Andreev sur les étudiants russes dans les universités allemandes (А.Ю.Андреев, Русские студенты в немецких университетах XVIII — первой половины XIX века. М., 2005) aurait été utile pour la préparation de ce chapitre d’autant plus qu’Andreev parle de plusieurs Ukrainiens dans les universités allemandes.

5 Un sous-chapitre est consacré à Vassyl Barsky, savant itinérant connu pour ses relations de voyage publiées plus tard à Saint-Pétersbourg. L’auteure veut inscrire Barsky dans le contexte des Lumières et le comparer aux figures de Rousseau ou de Montesquieu. La comparaison n’est pas poussée : « […] il s’inscrit dans la tradition littéraire de la relation de voyages, pratiquée au siècle des Lumières, dont Montesquieu est sans doute l’exemple le plus connu ». Les Lettres de Barsky sont comparées aux Lettres persanes de Montesquieu, qui auraient pour objectif de « faire connaître les mœurs des pays lointains » (p. 79), ce dont il est permis de douter.

6 S’il n’y a pas de chapitre consacré à Féofan Prokopovitch, figure majeure des Lumières ukrainiennes, il est très présent dans cet ouvrage où les différents aspects de l’œuvre de ce prélat et écrivain sont discutés. Prokopovitch se met au service de Pierre le Grand pour justifier la primauté de la raison d’État sur l’Église. Sa justification est intéressante car il utilise à bon escient certaines notions des Lumières. Le rapprochement entre la

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critique de l’Église par Prokopovitch et celle des philosophes plus tard dans le siècle mériterait à mon avis d’être mieux argumenté.

7 Dans le sous-chapitre « Connaître Voltaire », l’auteure explique le refus opposé d’abord par la cour de Russie à la demande de Voltaire d’écrire une histoire de Pierre le Grand par la proximité de Cyrille Razoumovski et du chancelier de l’Empire, Bestoujev, connu pour son désamour de la France. L’auteure s’appuie sur l’ouvrage classique d’Albert Lortholary (Les « Philosophes » du XVIIIe siècle et la Russie), assez controversé ces dernières années (cf. l’étude de Georges Dulac dans Le Mirage russe au XVIIIe siècle, éd. par S. Karp et L. Wollf), et sur celui, plus ancien, de Vassiltchikov, sur la famille Razoumovski, mais les travaux traitant des relations de Voltaire avec la Cour de Russie et de la commande qui lui a été faite d’une Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, ceux de Chmourlo et surtout ceux de Michel et Christiane Mervaud, ne sont pas utilisés (cependant, le dernier ouvrage est cité dans un autre chapitre). Dans le sous-chapitre « Tentative de réformes : projets et utopies », sont rapprochés le Plan d’une université de Diderot et l’Essai sur les études en Russie (ce dernier n’étant pas de Diderot mais de Grimm) et le Projet d’élaboration d’une université à Batouryn écrit par Grigori Teplov. Les institutions universitaires allemandes sont prises comme modèle dans les deux cas, nous dit l’auteure, mais les ressemblances semblent s’arrêter là. Par ailleurs, dans le Plan d’une université, Diderot écrit : « Je ne crois pas que les Universités d’Allemagne soient beaucoup mieux ordonnées que les nôtres ».

8 Dans le chapitre « Les oiseaux migrateurs » l’auteure, en s’appuyant sur les documents publiés sur l’Académie de Kiev, montre la part très importante des enseignants de cette institution dans le développement des écoles en Russie. Les données sur les départs des Ukrainiens vers la Russie sont éclairantes, mais celles sur le développement du système scolaire russe sont plus que schématiques ; le peu qu’on nous en dit est tiré de Fontenelle (p. 214) ! L’analyse précise de la situation de l’enseignement en Russie et de l’apport fait par les enseignants ukrainiens fait défaut. Le même reproche peut être adressé à la suite de ce chapitre. Que les Ukrainiens aient contribué au développement de la traduction en Russie, on le savait bien, mais quel était leur apport spécifique ? Le contexte de leur travail en Russie est à peine évoqué, on pourrait croire qu’ils œuvrent dans un véritable désert culturel. On nous dit que Grigori Kozitski était la cheville ouvrière de l’Union pour la traduction de livres étrangers et c’est exact ; mais est-il superflu de savoir que sa nomination a été décidée par Catherine II dont il était le secrétaire d’État, que tout le travail de l’Union était payé par le Cabinet de l’impératrice ou que Kozitski a participé à la traduction du Bélisaire de Marmontel, l’une des grandes « actions de propagande » orchestrée par Catherine II ? On aurait aimé avoir plus d’informations sur ces traducteurs : de quelle origine sociale étaient-ils ? Quelles langues traduisaient-ils ? Bénéficiaient-ils de commandes d’institutions russes ?

9 La partie sur l’image de l’Ukraine et particulièrement celle de Mazepa dans l’œuvre de Voltaire est de meilleure qualité, le détail des sources utilisées par Voltaire et du rôle des Orlyk auprès du philosophe ne manque pas d’intérêt. Mais la conclusion ne semble pas à la hauteur de l’exposé (p. 292) : « […] pour tout ce qui concerne l’image de Mazepa et de l’Ukraine dans l’œuvre de Voltaire, on ne peut aboutir qu’à une seule conclusion : son Histoire de l’empire de Russie doit être absolument étudiée en parallèle avec l’Histoire de Charles XII si on veut ne pas tomber dans le piège tendu par Voltaire lui-même ». La dernière partie de l’ouvrage, consacrée à la figure de Skovoroda, est peut-être plus élaborée, mais quelques généralisations ou comparaisons me semblent hâtives : ainsi,

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Rousseau est rapproché de Skovoroda à cause de leur goût pour l’errance ; ne pourrait- on pas invoquer aussi la tradition de sages itinérants propre aussi bien à la Russie qu’à l’Ukraine ?

10 L’ouvrage aurait gagné en qualité si l’auteure avait utilisé quelques études importantes, on pense aux classiques tels que David Saunders, The Ukranian Impact on Russian Culture, 1750-1850 (1985) ou le Dictionnaire des écrivains russes du XVIIIe siècle (Словарь русских писателей 18 века, 1988, 1999 et 2010). En dehors du contenu scientifique, on peut reprocher des expressions inélégantes ou incorrectes. L’auteure en porte la responsabilité, mais cela soulève aussi la question du travail éditorial, qui s’est réduit, semble-t-il, à un toilettage superficiel. Quelques exemples : « des remarques affirment », « une révélation confirme » (p. 86) ; « travailler les informations » (p. 126) ; « il avait presque cédé de parler russe » (p. 206, « cessé ») ; « L. Sitchkarov, F. Ianovsky […] se voient enseignants dans cette école » (p. 210) ; « dans de telles occurrences l’élite cosaque continue […] » (p. 210, circonstances ?) ; « il avance sa propre persuasion que le peuple peut être bon » (p. 227, opinion ?) ; [il] « excellait particulièrement à mépriser son précepteur » (p. 302) ; « une philosophie semblable à maintes reprises » (p. 314) ; « par ses mots […] il voit en La Fontaine un homme des Lumières » (p. 382) ; ou encore : « poussé par un fort désir de connaissances et sachant que là-bas, en Occident, elles connaissaient un bel épanouissement, Skovoroda se met en route, comptant sur ses seuls pieds » (p. 308) ! Le sens devient obscur dans certaines phrases alambiquées : « L’Europe toute entière devient observatrice de cette belle légende du XVIIIe siècle que nous reprenons ici, afin de trouver, suivant l’exemple de Jean Starobinski, la signification de l’histoire tracée souvent sous son influence » (p. 81).

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Stefano ANDRETTA, Stephane PEQUIGNOT, Marie-Karine SCHAUB, Jean-Claude WAQUET Et Christian WINDLER (Dir.), Paroles de négociateurs. L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle

Anne Jollet

RÉFÉRENCE

Stefano ANDRETTA, Stephane PEQUIGNOT, Marie-Karine SCHAUB, Jean-Claude WAQUET Et Christian WINDLER (Dir.), Paroles de négociateurs. L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle, École française de Rome, 2010, 446 p., ISBN : 978-2-728-30879-8, 42 €.

1 Cet important volume de l’École française de Rome réunit dix-huit contributions en sus d’une introduction rédigée par Jean-Claude Waquet et d’une conclusion d’une vingtaine de pages rédigée collectivement par les responsables de l’édition du volume. L’usage du volume, très bien présenté, est facilité par la présence d’un index et de résumés des contributions.

2 Cette production est le résultat d’un travail collectif au cours de séminaires qui se sont déroulés de 2005 à 2007 dans le cadre de l’École française de Rome. Le sujet de ces séminaires a été rigoureusement défini par les initiateurs : les négociations en face-à- face. Il s’agit donc d’aborder une forme bien particulière des négociations, de se placer

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au niveau de l’analyse fine des pratiques. Cette définition précise du projet à laquelle se sont tenus les auteurs rend stimulante la lecture. L’entrée chronologique, comme souvent dans les actes de séminaires, est, elle, large, englobant quatre siècles d’histoire et des contextes politiques et sociaux très différents, de la Naples d’Alphonse le Magnanime à la France de la fin du XIXe siècle. Comme on l’aperçoit à travers ces exemples, l’inscription géographique est également large, disons à l’échelle de l’Europe (certaines de ces négociations mettant en cause des États non européens, mais le point de vue étant plutôt celui des Européens). Cet horizon se traduit par la présence d’interventions d’historiens européens dont les textes ne sont pas toujours traduits en français (quatre contributions sont en italien, une en anglais).

3 Le volume s’inscrit donc dans le renouvellement des études sur la diplomatie, elle- même inscrite dans le renouvellement des études des pratiques du pouvoir. L’intérêt nouveau pour les pratiques de la guerre, évidemment connexes du sujet traité ici, est rappelé par l’auteur de l’introduction comme une autre des dimensions de ce renouveau.

4 De façon générale, le rejeu des cadres nationaux de la fin du XXe siècle a conduit les historiens européens à considérer avec un intérêt nouveau la question des relations entre les États et l’importance des interactions dans le développement de chaque État. L’intensité des activités diplomatiques qui l’accompagnent a conduit sans doute aussi au regain d’intérêt pour les pratiques « informelles », « secrètes », celles qui sont condamnées dans notre horizon démocratique et toujours renaissantes, celles dont les actes officiels ne conservent pas ou peu de traces. Une grande partie des contributions fonctionne autour de cet intérêt pour la complexité des circuits d’information et le recours des pouvoirs à des individus dont l’intervention vient brouiller les engagements officiels. Ainsi, Jean-Claude Waquet dans l’introduction de l’ouvrage montre comment le chargé d’affaires du roi de France à Naples dans les années 1780, Dominique-Vivant Denon, en dépit des face à face solitaires avec le ministre en titre à la cour de Naples, doit tenir compte de l’influence de multiples personnages, eux-mêmes pris dans des interactions instables. On peut, quant à cet apport du livre, s’arrêter aussi sur la contribution d’Eva Kathrin Dade à propos de l’ascendant de Madame de Pompadour en matière diplomatique, tant la question de l’influence de la maîtresse du souverain fait partie des lieux communs des coulisses de la politique. Il est donc particulièrement intéressant de voir la question reprise dans la perspective large des réseaux propres aux différents acteurs, de leur relative autonomie, de leurs dépendances multiples. L’auteur confirme la réalité de l’ascendant de la marquise, ascendant construit sur des compétences, elles-mêmes liées à des réseaux très efficaces d’informateurs, qui lui permettent, notamment, d’être informée de l’état des opérations militaires avant les ministres eux-mêmes. L’auteure montre comment les diplomates étrangers ont cherché à utiliser cet ascendant, et aussi combien ces approches font partie d’une dimension secrète des transactions diplomatiques dont on trouve la trace dans les correspondances privées tandis que les sources officielles sont muettes à leur sujet.

5 De façon générale aussi, cette histoire n’est donc désormais plus une histoire étudiée du point de vue des pouvoirs et des représentations qu’ils cherchent à construire d’eux- mêmes, mais du point de vue des pratiques des acteurs, rejoignant, avec des différences sensibles d’une contribution à l’autre, les études nouvelles sur l’absolutisme, par exemple l’approche des liens sociaux en termes d’anthropologie du don telle qu’a pu la

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pratiquer Natalie Zemon Davis dont la référence apparaît dans l’introduction de l’une des contributions, celle de Hillard von Thiessen. L’historien de l’université de Cologne introduit son analyse des relations diplomatiques entre le pape Paul V et les ambassadeurs de Philippe III par la remise en cause de l’analyse dominante du rôle des pratiques diplomatiques dans le renforcement de l’État. A contrario, il développe la thèse de la force de l’encastrement des diplomates du début du XVIIe siècle dans l’habitus nobiliaire. Les études rassemblées ici font toutes apparaître les strates multiples des pratiques de la négociation, associées à la circulation de personnes de fonctions sociales diverses selon les périodes et les interlocuteurs concernés. S’appuyant sur l’apport de Christian Windler autour de « la diplomatie comme expérience de l’autre », mais aussi sur les analyses en termes d’interaction de Goffman, Philippe Rössler, par exemple, montre l’importance de l’entretien comme outil majeur de compréhension mutuelle dans le commerce interculturel. L’auteur montre aussi comment la forme des entretiens se transforme avec l’entrée de la France en république en 1792 en même temps que le rapport de forces entre les représentants de l’ancienne Compagnie royale d’Afrique devenue l’Agence Afrique et le bey de Constantine. Faisant suite à cette contribution, celle de Marc Belissa étudie les formes diplomatiques acceptables pour la République française d’une part, pour les puissances monarchiques d’autre part à l’époque du Directoire. Il montre l’importance accordée par les deux camps à la forme des négociations et la difficulté, de ce fait, à entrer en négociation. Sont en cause aussi bien les protocoles que les usages vestimentaires – les diplomates républicains se présentent en veste et en pantalon au grand scandale des diplomates des puissances –, mais aussi les marges d’initiative laissées par le gouvernement aux négociateurs. Les limites ultimes de la reconnaissance de ces émissaires pas comme les autres s’exprimant avec l’attentat de Rastatt qui signe la fin de la tentative d’intégration de la France républicaine à l’ordre européen des monarchies.

6 Un autre apport transversal de ces études est l’importance pour l’historien des formes de l’écriture de la source et en deçà des formes de l’élocution des acteurs. D’emblée, le sujet introduit la question de l’art de « traiter les affaires de vive voix » et de « les faire entendre par écrit tels qu’ils sont » écrit Jean-Claude Waquet, citant le cardinal d’Ossat, négociateur pour Henri IV en cour de Rome. Les initiateurs du projet ont fait ce choix de se placer à la limite de ce que l’histoire a les moyens de restituer, la parole, dans des temps où seule la transcription écrite peut permettre de la retrouver. La façon dont le passage de l’oral à l’écrit est commenté, analysé par les acteurs eux-mêmes est passionnante. Les communications abordent donc d’une façon ou d’une autre cette question du traitement de l’échange verbal. Les traces sont le plus souvent dues à l’un des protagonistes, mais parfois aux deux interlocuteurs. Les auteurs mettent en évidence combien, de façon plus ou moins consciente, ces transcriptions sont modelées par les attentes d’un destinataire, par des rapports de pouvoir, par une mise en scène de soi à laquelle procède nécessairement le protagoniste devenu correspondant. Ce travail sur les contraintes pesant sur la fabrication des écrits qui nous sont parvenus est au cœur de nombreuses analyses. En effet, l’enjeu conduit les chercheurs à souvent croiser les types de sources, en particulier les correspondances des différents acteurs, mais aussi d’autres sources (journaux privés, mémoires) comportant des appréciations de contemporains associés à cette actualité diplomatique.

7 On est donc souvent confronté à des subtiles analyses mettant en évidence les diverses formes de mise en scène, au moment des négociations, puis dans le rendu desdites

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négociations. Ainsi Jean-Claude Waquet, dans son évocation des entretiens entre l’auditeur florentin, Angeli, et le maréchal Carafa défendant à Milan en 1691-1692 les prérogatives impériales, décrit la façon dont les interlocuteurs cherchent à s’impressionner, à se tromper, par des protestations d’amitié et de sincérité ou de feintes colères. Un autre niveau de la complexité des échanges est celui du choix de la langue, des niveaux de maîtrise de la langue commune quand il y en a. Marie-Karine Schaub évoque ainsi les choix successifs de « translateurs » permettant les échanges, parfois en passant par l’allemand, entre les membres de l’ambassade russe de 1668 et leurs interlocuteurs français. Ces problématiques, qui rejoignent celles de l’historien dans son propre travail, conscient de lutter avec les effets de mise en scène sur sa compréhension des événements et en même temps conscient d’élaborer sa propre dramaturgie à travers son exercice d’écriture, sont passionnantes.

8 Cette approche méticuleuse des pratiques concerne également le cadre matériel des négociations, les tenues vestimentaires, les gestes bien sûr des protagonistes. Les deux protagonistes évoqués ci-dessus, Angeli et Carafa, se témoignent en public les plus grands égards, le plénipotentiaire de l’Empereur reconduisant ostensiblement l’envoyé de Côme III jusqu’au haut des marches de l’escalier à son départ.

9 Pour conclure, il s’agit d’un riche volume qui est parcouru de pistes historiennes diverses et fécondes, depuis le recours aux concepts de la micro-sociologie d’Erwing Goffman à l’apport des travaux plus récents des sciences sociales sur les réseaux, sur la négociation, en passant par le « régime de la parole » auquel se réfère Stéphane Péquignot. Il est difficile de rendre compte de l’apport de chacune de ces contributions de spécialistes de domaines très divers réunis ici par un objet d’étude aussi précis que transversal. Les auteurs de l’édition ont eu le souci de reprendre en conclusion ce qui leur apparaissait comme les apports principaux de cet ensemble. Parmi ceux-ci, on peut citer la question de l’égalité/inégalité entre les puissances mais aussi les négociateurs, question donc de l’« asymétrie », de ses multiples usages, de ce qu’elle rend possible et impossible. On peut retenir aussi l’importance des « petites cérémonies de l’interaction », l’importance de l’interprétation des normes dans des contextes normatifs éloignés. Ce peut être du fait des situations politiques, la Fronde évoquée par Stefano Andretta, la République directoriale comme vue par Marc Belissa, ou la Troisième république évoquée dans la dernière contribution du volume par Gilles Ferragu. Ce peut être aussi du fait des distances culturelles, ainsi entre Portugais et Perses à la cour du Châh début XVIe siècle, négociation étudiée par Dejanirah Couto, entre l’envoyé du roi d’Espagne et le souverain Inca un peu plus tard dans le siècle évoquée ici par Manfredi Merluzzi, rencontre entre émissaires français et russes au siècle suivant, analysée par Marie-Karine Schaub. En dépit de cet effort de synthèse qu’il faut souligner, on pourra penser que le nombre important des contributions, la diversité des contextes sociaux de référence et la présentation par ordre chronologique des contributions rendent un peu laborieuse une lecture globale de ce riche ensemble. Bien sûr, il s’agit d’un ouvrage savant, faisant part de recherches en cours, mais l’accès aurait peut-être pu en être facilité en resserrant explicitement l’ouvrage sur son cœur, les fonctionnements des pouvoirs au sein des monarchies de l’Europe de l’époque moderne, l’existence d’un ordre normatif nobiliaire, lui-même complexe et divers d’une cour à l’autre. Ceci, quitte à mettre en évidence la formidable coriacité de cet ordre dans le domaine des pratiques diplomatiques, à travers des exemples pris dans le XIXe siècle, du type de ceux que l’on trouve présentés ici, mais présents plus nettement

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à titre d’horizon comparatif, dans un temps moyen au cours duquel tant de réalités sociales changent.

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Youri ROUBINSKI et Marina ARZAKANYAN (Dir.), Russie – France. 300 ans des relations particulières Россия – Франция: 300 лет особых отношений / Отв. ред. Ю. И. Рубинский, М. Ц. Арзаканян

Varoujean Poghosyan

RÉFÉRENCE

Youri ROUBINSKI Et Marina ARZAKANYAN (Dir.), Россия – Франция: 300 лет особых отношений / Отв. ред. Ю. И. Рубинский, М. Ц. Арзаканян. Москва: «РОСИЗО», 2010, 328 с [Youri ROUBINSKI et Marina ARZAKANYAN (dir.), Russie – France. 300 ans des relations particulières], Moscou, éd. Rosizo, 2010, 328 p. [prix non ind.]

1 Youri Roubinski et Marina Arzakanyan ont récemment réuni dans un volume les communications des participants d’un colloque international d’historiens français et russes, qui a eu lieu à Paris en octobre 2009. Ce recueil comprend vingt-huit articles dans lesquels les auteurs abordent différents problèmes touchant à l’histoire des relations diplomatiques et culturelles entre la Russie et la France du XVIIIe siècle à nos jours. Parmi les articles publiés, cinq seulement portent sur l’époque prérévolutionnaire et impériale, dont quatre sont sortis de la plume de nos confrères russes.

2 L’article d’Alexandre Tchoudinov se distingue par son importance scientifique. Il est consacré à la préhistoire de la conclusion du traité commercial franco-russe de 1787, qu’il analyse dans le contexte des relations internationales de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. D’après son récit, basé non seulement sur les sources imprimées, mais également sur les documents inédits des Archives du Ministère des Affaires étrangères français, les relations entre la France et la Russie étaient assez compliquées dans les années 1760-1770. L’auteur discute des causes de cette tension, en mettant l’accent sur

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la signification de la « barrière orientale », l’un des principes dominants de la politique extérieure adoptée depuis longtemps par la France. Comme il le note, celle-ci avait à cette époque modifié son orientation : si la France était jadis désireuse de soutenir la Suède, la Pologne et l’Empire Ottoman, afin de faire face à l’Empire des Habsbourg, elle poursuivait, par contre, au milieu du XVIIIe siècle, le but d’enrayer par la « barrière » mentionnée la poussée contre l’Europe de la Russie, ce pays « despotique » et « insuffisamment civilisé ». L’auteur souligne l’importance de cette dernière circonstance qui intéressait les gouvernements de la France encore plus que leurs intérêts commerciaux.

3 Ce fut à l’époque de Louis XVI que l’amélioration entre les relations de ces pays s’est déjà fait sentir. Alexandre Tchoudinov met en évidence les actions des deux parties dans le but d’atteindre ce rapprochement : la médiation de la France lors de la conclusion de la convention entre la Russie et la Turquie en 1779, la position de l’Empire russe en faveur de la France pendant la guerre d’Indépendance, et surtout le rôle décisif de la France en 1783, lors du règlement de la confrontation entre la Russie et l’Empire ottoman, en vertu de quoi la Crimée a été incluse dans la Russie. Comme cette adjonction a assuré à la Russie un accès à la Mer Noire, l’auteur n’a nul doute que ce fut cet événement primordial qui a contribué au développement des relations (en premier lieu économiques) entre la France et la Russie. Sans négliger les différents obstacles qu’on a eu à surmonter, il met en valeur l’intérêt que les dirigeants des deux pays prêtaient à la prospérité des relations commerciales. Alexandre Tchoudinov a raison d’apprécier le rôle des hommes d’État des deux pays, surtout celui du prince Grigori Potemkine, gouverneur des régions du Sud de la Russie, dans la conclusion du traité commercial du 11 janvier 1787. Il me semble que toutes ses interprétations et conclusions sont convaincantes.

4 Le second article qui est en relation avec l’époque prérévolutionnaire, est rédigé par Irène Zaytséva : « La collection des livres français de l’impératrice Catherine II ». L’auteur suit minutieusement le sort de la riche bibliothèque personnelle de l’impératrice russe, qui se trouvait à sa disposition durant les douze dernières années de sa vie, et qu’elle a léguée à son petit-fils, le futur tsar Alexandre Ier. En se référant au « Registre » de cette bibliothèque, document important qu’elle a découvert dans les Archives d’État historiques russes, Irène Zaytséva précise le nombre des livres personnels de Catherine II, qu’on a transmis en 1817 au Lycée impérial : ce document indique 256 titres soit presque 1 000 volumes appartenant à l’impératrice. La majeure partie des bibliothèques des empereurs russes se trouvent à l’heure actuelle à Ekaterinbourg et seulement 50 titres (représentant 84 volumes) de la collection personnelle de Catherine II ont été rendus au musée du Lycée de Saint-Pétersbourg. À travers ces livres rares dont les titres figurent dans le « Registre », elle précise les principaux intérêts de l’impératrice russe, à savoir la philosophie, la littérature, l’histoire, l’éthique et la morale. En constatant sa passion pour la lecture dès sa jeunesse, son intelligence et sa grande érudition, l’auteur note que la bibliothèque de l’impératrice a été essentiellement composée de livres français (91 livres seulement sur 1 000 étaient en allemand et en russe). Donc, comme elle l’écrit, « bon gré, mal gré, Catherine II avait transmis les valeurs de la culture française à la société russe » (p. 90). C’est sa conclusion essentielle, que je partage.

5 Deux articles sont dédiés aux relations diplomatiques de l’époque napoléonienne. Celui d’Oleg Sokolov est consacré à « La première tentative de la conclusion d’une alliance

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franco-russe à l’époque de Napoléon. Bonaparte et Paul Ier ». En dépit de la prétention de l’auteur de présenter « tout ce qui s’est passé sous une nouvelle lumière » (p. 93), il n’apporte en réalité presque rien de neuf dans la vision de cette alliance manquée (sauf quelques détails secondaires qui ne modifient point le tableau général bien connu depuis longtemps).

6 Cet article est apparemment rédigé d’après les traditions du courant apologétique de Napoléon. L’auteur se limite à avancer des jugements élogieux à son égard : dès lors, le général Bonaparte se dresse devant le lecteur comme une sorte de « sauveur », qui n’a accompli le coup d’État de Brumaire que sur sa décision personnelle. On ne trouve même pas la moindre allusion à l’activité des « révisionnistes » et aux préparations entreprises préalablement par eux, quand « l’épée » qu’ils cherchaient se trouvait encore en Égypte. D’ailleurs, citons que leurs actions et vues ont été étudiées en profondeur par l’historien russe Djoutchi Tougan-Baranovski dans son livre Napoléon et le pouvoir (l’époque du Consulat), (en russe, Balachov, 1993). Les interprétations plus objectives du rôle de Bonaparte dans ce coup d’État, avancées depuis longtemps par de grands spécialistes de l’époque, tels Georges Lefebvre, Albert Manfred et d’autres (soutenues par Jacques Godechot : voir sa recension sur le Napoléon Bonaparte d’Albert Manfred dans les AHRF, 1982, n° 249, p. 493-495), lui sont probablement inconnues, ou inconcevables pour lui. C’est peut-être parce que ces historiens se soulevaient résolument contre la conception d’Albert Vandal, adoptée par l’auteur.

7 La politique de Bonaparte, surtout celle de l’intérieur, est pour lui hors de critique, car, d’après lui, le Premier consul avait réglé, et même « brillamment », tous les problèmes brûlants dressés devant le pays (p. 99). Comme il l’affirme, « toute la nation s’était ralliée » autour de Bonaparte, même avant la bataille de Marengo [sic] (p. 100). Il n’est peut-être pas au courant de l’activité énergique des royalistes à l’époque du Consulat (voir par exemple le livre détaillé de Jean-Paul Bertaud, Les royalistes et Napoléon, Paris, 2009), ni de celle de l’opposition démocratique non plus. D’ailleurs, Victor Daline a étudié en profondeur la politique de Bonaparte à l’égard des babouvistes (Victor Daline, « Napoléon et les babouvistes », Questions d’histoire, en russe, 1970, no 7, p. 190-204 ; traduction française : AHRF, 1970, no 201, p. 409-418), et Djoutchi Tougan-Baranovski a consacré une monographie à l’activité des républicains : (Djoutchi Tougan-Baranovski, Napoléon et les républicains. (De l’histoire de l’opposition républicaine en France de 1799 à 1812), en russe, Saratov, 1980).

8 D’après l’auteur, Nathan Eydelman, auteur russe, est le premier à avoir réfuté en 1982 la version erronée de la folie de Paul Ier (p. 93). En réalité le premier chercheur qui l’a discutée et l’a réfutée à la fois, c’est Hugh Ragsdale (« The Mental Condition of Paul », dans id. (dir.), Paul I: A Reassessment of His Life and Reign, University of Pittsburgh, 1979, p. 17-30). Notons que les interprétations de ce dernier sont présentées plus qu’en détail dans son livre publié plus tard : Tsar Paul and the Question of Madness. An Essay in History and Psychology, New York, 1988.

9 Oleg Sokolov explique le désir de Paul Ier de se rapprocher de la France pour réaliser ses visées extérieures, en notant une fois de plus les différences entre les régimes politiques existant en France et en Russie (p. 107, 111). Or il me semble que l’attitude très bienveillante de Paul à l’égard du consul Bonaparte a été principalement motivée par des circonstances politiques. Le tsar russe, partisan déterminé de la restauration des trônes déchus en Europe, ce qui n’a pas échappé à l’attention de l’auteur (p. 95-96), avait reconnu en Bonaparte le fossoyeur du régime républicain. C’est cette

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considération qui a conditionné sa position envers Bonaparte et a contribué au changement de son orientation dans la sphère des relations internationales ; et c’est ce que j’ai tâché de montrer dans mon livre sur Le coup d’État du 18 fructidor de l’an V en France (en russe, Erevan, 2004). Notons, toutefois, qu’Oleg Sokolov se borne à faire rapidement allusion à ces circonstances politiques dans son dernier livre sur La bataille de deux empereurs. 1805-1812 (en russe, Moscou, 2012, p. 707).

10 Je crois que ce n’est pas commode, du moins pour un historien, de supposer la probabilité, sinon la possibilité, du développement des événements du passé en se référant au mot « si ». Oleg Sokolov croit donc que si, l’alliance entre la Russie et la France avait été conclue, ces pays auraient pu « écraser la marine de guerre de la [Grande-]Bretagne » et devenir des puissances dominantes, non seulement en Europe, mais aussi dans le monde entier (p. 111). C’est sans doute une exagération de supposer que les marines de guerre de ces pays auraient pu vaincre celles de l’Angleterre.

11 L’article d’Oleg Sokolov est rempli non seulement de jugements discutables, voire erronés, mais aussi de contradictions. Citons le fait le plus spectaculaire : après le coup d’État de Brumaire les hostilités entre la coalition et la France continuaient, et c’est ce qu’il indique (p. 99). En émettant encore une fois des jugements élogieux à l’égard du Premier consul qui a « battu à plate couture » les Autrichiens à la bataille de Marengo (p. 100) (on ne trouve pas même un mot sur le rôle décisif du général Desaix dans cette victoire), il conclut : « À peine commencée, la guerre a été terminée » [?] (p. 100). On est tout simplement étonné de lire quelques pages plus loin la rupture de l’armistice par les Autrichiens, la victoire remportée par le général Moreau à Hohenlinden et la conclusion de la paix à Lunéville (p. 108-109).

12 En somme, d’après son récit, on peut conclure que le général Bonaparte, devenu l’empereur Napoléon Ier, était omnipotent. Notons que ses « sympathies sincères » envers Napoléon, qui apparaissent déjà dans ses autres ouvrages, ont récemment suscité la critique de l’un des historiens russes (Victor Bezotosni, Russie et Europe à l’époque de 1812. Stratégie et géopolitique, en russe, Moscou, 2012, p. 15-16).

13 La paix de Tilsit a fait l’objet de multiples recherches en URSS et a suscité bien des discussions ; Eugène Tarlé, Albert Manfred, Vladlen Sirotkin et beaucoup d’autres l’on abordée dans leurs études, en avançant des explications parfois incompatibles. Par exemple, étant sûr que « l’alliance avec la Russie fut celle de deux parties égales en droits », Albert Manfred affirmait que « la paix de Tilsit signifiait qu’à ce jour la France n’avait plus d’ennemis sur le vieux continent européen » (Albert Manfred, Napoléon Bonaparte, en français, Moscou, 1980, p. 461). Par contre, Vladlen Sirotkin proposait sa version, d’après laquelle après Tilsit la lutte contre Napoléon « n’a que changé de forme » (Vladlen Sirotkin, Le duel de deux diplomaties. Russie et France en 1801-1812, en russe, Moscou, 1966, p. 105 ; id, Napoléon et la Russie, en russe, Moscou, 2000, p. 126).

14 Youri Roubinski nous présente sa vision du traité de Tilsit dans un article spécial. Son approche est analytique et plutôt théorique. En brossant d’abord le tableau des relations internationales des années précédentes, il émet la certitude que toutes les concessions d’Alexandre Ier à Napoléon étaient douteuses. L’auteur considère l’échec de Tilsit comme légitime, parce que les deux parties n’ont pas réussi à résoudre les problèmes territoriaux, surtout le sort des possessions de l’Empire ottoman dans les Balkans, qui se trouvaient au centre de leurs intérêts. L’adhésion de la Russie au blocus continental (d’ailleurs formelle dans son ensemble, car le traité donnait toutes les possibilités à la Russie de continuer ses relations commerciales avec les pays neutres)

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n’était point compatible avec les intérêts économiques de la Russie. Je me borne à citer ces deux causes principales qui, d’après Youri Roubinski, avaient conduit à la rupture des relations entre ces pays, et qui à son tour les a conduits à la confrontation militaire de 1812. Autrement dit, il s’approche plutôt de la conception de Vladlen Sirotkin que de celle d’Albert Manfred.

15 L’ouvrage publie aussi l’article de Marie-Pierre Rey, « Alexandre Ier à Paris : la France et l’idée de l’Europe en 1814-1815 », dont l’auteur avoue que son article se base sur ses réflexions qui ont été déjà présentées dans son livre Alexandre Ier, Paris, 2009.

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