Lauréat de l'Ecole Nationale d'Horlogerie de Cluses

LE à l' ombre de ses ruines

Nous avons creusé un sillon, à d'autres de l'élargir !

Abbé J.-M. LAVOREL, membre de l'Académie Salésienne.

Préface de « Cluses et le Faucigny », 1888.

S. I. P. E.

1956

PREFACE

Au mois d'octobre 1954, un jeune homme de m'écrivait pour m'exprimer le désir de réaliser une série d'ar- ticles historiques sur le Faucigny. Il me demandait de lui indi- quer les principaux ouvrages qui pourraient le documenter à ce sujet. Je m'empressais de répondre à ce débutant dans l'art d'écrire et d'encourager sa bonne volonté. Dès le mois de novembre 1955, et chaque quinzaine, paraissaient dans le quotidien « L'Echo-Liberté », en première page, des articles illustrés de photographies bien appropriées, qui furent immédiatement très goûtés du public. Celui-ci, d'ailleurs, ne lui ménagea pas ses encouragements. Beaucoup de lecteurs de « L' Echo-Liberté » ont découpé soigneusement chacun de ces articles et les ont collectionnés pour les relire à l'occasion. D'autres, plus nombreux, ont sollicité le jeune auteur de réunir ces articles en un volume qui aura sa place dans la bibliothèque de tous ceux qui s'intéressent à notre belle histoire de Savoie. Nous ne pouvons qu'encourager cette initiative pour ne pas laisser perdre le fruit de tant de veilles consacrées à cette étude, après des journées de travail passées dans une usine de décolletage. Un des plus judicieux historiens de notre époque compa- rait son travail à celui que font, au milieu de l'océan, les naturalistes et les géologues modernes. Ils laissent tomber la sonde à des profondeurs que l'on n'atteignait point jadis, et chaque coup donné ramène sur le pont du navire des poissons, des plantes, des coquillages inconnus jusqu'ici. Voilà le travail accompli pendant deux ans par ce jeune auteur, Louis Déruaz, lauréat de l'Ecole d'Horlogerie de Cluses, médaille d'or promotion 1955... Il va nous quitter maintenant pour accomplir son service militaire. Nous le félicitons de son travail avec l'espoir qu'il le continuera, à son retour du régiment.

Annecy, 15 octobre 1956.

F. COUTIN, Président de l'Académie Salésienne. QUE FUT LE FAUCICNY ?

Nous allons non pas découvrir mais redécouvrir une histoire que bien peu connaissent. Des historiens émérites ont recherché dans le passé du Faucigny : la plupart se contra- rient, certains même ont fait de graves erreurs. Nos archives ? Elles sont assez pauvres ici pour la bonne raison que leur majeure partie se trouve à Turin. Les témoignages ? Ils sont très souvent intéressants mais quelquefois romancés. Ce sont les ouvrages de l'abbé Falconnet (1882) et de l'abbé Lavorel (1888) qui nous ont le mieux guidé dans notre travail. En prenant ou Cluses comme point de départ, nous reprendrons, avec toutes les réserves qui s'imposent, l'histoire du Faucigny depuis les origines.

Les Allobroges furent les premiers habitants de cette contrée mentionnés par l'histoire. Le détroit de Cluses aurait été la limite de ceux-ci, les Centrons occupant la région de . Plus tard, les Allobroges s'étendirent jusqu'à Passy. Les Romains s'établirent à leur tour à Cluses : ils durent constituer là une station de leur voie romaine de Genève à . Ils ont laissé, avec leur influence, des construc- tions et des noms : des sarcophages ont été mis au jour à Thiez (le riche Romain avait déjà son cellier sur ces pentes ensoleillées) ; des trouvailles ont été faites à ; le noble Secondius aurait donné son nom à un hameau devenu aujoud'hui Scionzier. Le christianisme fit son apparition au milieu du premier siècle, c'est-à-dire très tôt, mais il s'implanta seulement vers la fin du second. Au milieu du V siècle, nous eûmes la visite des Burgondes, peuplade pacifique qui laissa un grand nom, celui de son roi Sigismond, martyr le 1 mai 524, et qui a donné son nom à l'un des plus jolis coins du Faucigny. Les Francs ensuite furent maîtres de l'Allobrogie pendant quatre siècles. Nous sommes à une époque où les tribus descendues du Nord et de l'Est défilent avec une rapidité déconcertante. Sous Charlemagne, le Faucigny englobait la Tarentaise, la vallée d'Aoste, le Valais, le Chablais et le Genevois ; on peut remarquer qu'il avait une autre étendue que celle d'aujourd'hui. Avec l'arrivée des Sarrasins et des Hongrois, il fallut se mettre à l'abri et choisir une capitale bien protégée; Cluses fit l'affaire : quelques maisons remarquablement bloquées contre le rocher par une énorme ceinture de fortifications. Après avoir fait partie du royaume de Bourgogne (888), le Faucigny devint un fief du Saint-Empire (1020) avant d'obtenir son indépendance (1038). De 1138 à 1168, c'est Aimon, sire de Faucigny, qui gouverna la province : trois événements mémorables l'ont rendu à jamais célèbre : la création du couvent de Sixt, celle de la Chartreuse du Reposoir et la deuxième croisade, où il accompagna Amédée III de Savoie. Ses descendants furent très pieux et très populaires. Agnès, fille d'Aimon II, laissa le Faucigny à sa fille Béatrix, la Grande Dauphine. Sous son gouvernement, la province dut prospérer ; après avoir perdu son unique fils Jean dans les bois du château de Faucigny, près du Bourg-du-Château elle vint s'établir au château de Châtillon ; elle fonda alors la chartreuse de Mélan, où son corps devait reposer. En 1310, avec la mort de Béatrix s'éteignait la dynastie des sires de Faucigny : « Princes paisibles par caractère, seigneurs vénérés et aimés, ils avaient entouré leur nom d'une gloire véritable... ». En hommage, Cluses fit siennes les armes de ses premiers princes : « D'or à trois pals de gueules ». 2

1. Bourg-du-Château : premier nom de Bonneville. 2. Terme héraldique : trois barres rouges sur fond or. LES DOCUMENTS PHOTOGRAPHIQUES

COUVERTURE. 1 page : Les ruines du château de Faucigny (photo de l'auteur). 4 page : en haut : les armes des barons du Faucigny et de la ville de Cluses ; à gauche : l'écusson de l'Ecole Nationale d'Horlogerie ; à droite : le blason de la Chartreuse du Reposoir (dessins de l'auteur).

Page 13 : Le Bienheureux Jean d'Espagne (Archives). Page 17 : La Chartreuse du Reposoir (cliché Carmel du Reposoir). Page 24 : Pieta du XV siècle en bois creux (cliché Carmel du Reposoir). Page 29 : Statuette datant du XVII siècle (photo de l'auteur). Page 35 : Restitution du château de Bonne-en-Faucigny (Archives). Page 41 : L'aile Est de la Maison Forte de La Croix (photo de l'auteur). Page 45 : La chapelle du château — église de Châtillon-sur-Cluses (photo de l'auteur). Page 62 : Saint François de Sales prêchant aux hérétiques du Chablais (Archives). Page 74 : Le bénitier des Cordeliers de l'église de Cluses (photo de l'auteur). Page 91 : La Tour d'Auvergne et Collot d'Herbois (Archives). Page 100 : Les soldats de l'An II (Archives). Page 121 : Intérieur de l'église de Cluses : calvaire et plaque de marbre indiquant l'endroit où est conservée la tête de Charles Joguet, martyr (photo de l'auteur). Page 132 : Plan de Cluses avant l'incendie des 13-14 juin 1844 (dessin de l'auteur). Page 147 : Portrait du Dr Guy, syndic de Cluses (photo privée). Page 157 : Vue générale de Cluses (photo Combier, Mâcon) LA CHARTREUSE DU REPOSOIR

JEAN D'ESPAGNE NAISSANCE DE LA CHARTREUSE

Nous voici donc en 1310 : la dynastie des sires de Faucigny s'éteint avec la Grande Dauphine Béatrix. Faisons ensemble un saut de deux siècles en arrière pour retrouver un des plus célèbres princes : Aimon 1 de Faucigny ; c'est sous son gouvernement et sur sa requête que fut fondée la Chartreuse du Reposoir. Comment se présente la contrée à cette époque ? n'existe pas : ce vallon est un endroit sauvage, une région rocheuse, boisée et inculte, habitée seulement par quelques bûcherons misérables. Ces lieux inhospitaliers portent pourtant un bien joli nom : Gorges de Béol (nom laissé probablement par les Romains : leur dieu Bel était leur Apollon). Non loin de là, au château de Faucigny, Aimon 1 caresse depuis quelque temps le projet d'établir une chartreuse dans ce coin retiré. Nous sommes en 1151 et il adresse sa requête à la Grande Chartreuse auprès de Saint Anthelme, général de l'Ordre de Saint Bruno. Jean l'Espagnol, jeune prieur à la vie tourmentée, vient d'être recueilli dans ce monastère. Né à Almanza vers 1123, il quitta sa famille à 13 ans pour venir en ; il séjourna à Arles, puis au monastère de Saint-Basile et entra à 19 ans à la chartreuse de Montrieux où il passa huit ans et dont il fut élu prieur. Après avoir connu la persécution, il se retira à la Grande Chartreuse et c'est là que nous le retrouvons. Il se propose d'emblée, avec l'accord enthousiaste de Saint Anthelme, et part en Faucigny avec six compagnons choisis dans différentes maisons de l'Ordre... Il trouva l'endroit si convenable qu'il décida d'en faire « son reposoir » (repausatorium : repos de l'âme). Le nom du vallon changea donc... L'acte de fondation est daté du 11 des calendes de février, soit du 22 janvier 1151. A la rédaction de cette charte assis- taient, outre Jean d'Espagne et Aimon de Faucigny, les frères de celui-ci : Arducius, évêque de Genève, et Rodolphe (tige de la maison de Faucigny-Lucinge). Etaient présents égale- ment : Otmar et Borno, convers de la Grande Chartreuse ; Vingris, convers de Portes ; Pierre de Boëge, Perrotin de Tosimo ; Ponce Manfred, Sanso de Melzinge, Pierre Gaudin de Marnaz, et Girod de Voserier. Cette charte ne mentionne pas l'endroit où elle fut signée : on pense qu'elle a été faite dans l'un des châteaux de Scionzier si ce n'est à Châtillon. Les limites sont ainsi fixées par le donateur : Au Nord : le Foron et la ferme de Melzinge ; au Couchant : la montagne de Randiez et le col du Grand Bornand ; depuis le col on suit, au Midi, les sommités qui s'étendent jusqu'aux Teynes et aux Platuys ; au Levant, l'arête des Pertuys, la fontaine de la Croix et le pré des Cucuats. Le sire de Faucigny accorde aux moines le droit de faire paître et d'hiverner leurs troupeaux dans tout son territoire depuis Le bienheureux Jean d'Espagne d'après une peinture anonyme de l'époque ; au bas du tableau : « Bienheureux Jean d'Espagne, premier prieur de la Chartreuse du Reposoir, qui est décédé en l'année 1160, le 23 juin, au tombeau duquel les malades sont guéris de la fièvre. » le pont de Marnaz jusqu'à Flumet Il défend, entre autres, toute chasse aux oiseaux ou aux bêtes fauves dans les limites du monastère et il interdit l'établissement d'aucun autre couvent dans le territoire compris entre l' et le Borne. ...Là-haut, dans la forêt et près du Foron, des cellules délabrées attendent leur restauration. La charte est signée, le bienheureux Jean d'Espagne n'a plus qu'à prendre le sentier qui le conduira vers son Reposoir. Un travail immense l'y attend.

Le bienheureux Jean d'Espagne, après la dure montée à travers bois, débouche dans la clairière principale du vallon. Voyons-le maintenant à l'œuvre : il commence par se faire connaître des rares bûcherons du lieu et, bientôt, sa bonne renommée descend dans la plaine et s'étend rapidement. Mais ce n'est pas là ce qui préoccupe notre bienheureux. Il a quelque chose de plus pressant et de mieux à faire : préparer à ses compagnons un abri et des moyens de subsis- tance. Sous sa direction, des ouvriers, la pioche ou la serpe à la main, labourent le sol, extirpent les buissons, agrandissent et préparent le terrain destiné aux récoltes prochaines... Les vieilles cellules 2 sont remises en état : ce sera la Correrie,

1. La Charte porte en toutes lettres Flumet, mais il faut compren- dre Flumes : frontière des pâturages du Grand-Bornand. Certains auteurs ont été trompés par la similitude des noms en disant que les pâturages concédés aux Chartreux s'étendaient jusqu'au Flumet du val d'Arly. 2. Avant 151, une colonie de moines était venue s'installer dans les gorges de Béol. La rigueur du climat les obligea à abandonner. Ce sont leurs cellules en ruines que Jean d'Espagne retrouva en 1151. ou maison d 'en-bas. C'est là que le père corrier, ou boulanger, cuira le pain destiné aux moines. Un vieux lit du petit Foron atteste que les eaux ont du battre en plein les murailles. Aujourd'hui, il ne reste rien de cette construction ; l'endroit est appelé « Corri » par les gens du Reposoir ; cette corrup- tion du mot « correrie » est le seul vestige. Les premières constructions s'élevèrent donc au confluent des Forons, du col et du vallon. Mais comme elles se trou- vaient exposées aux inondations et occupaient un emplace- ment trop restreint, Jean d'Espagne décida de bâtir à un kilomètre de là, sur un plateau solitaire. Au beau milieu de la verdure, c'est là que vous voyez aujourd'hui la chartreuse... Restaurée en 1671, elle forme un carré long orienté de l'Occident à l'Orient. La grande entrée s'ouvre au Nord. Sur le portail, on lit les inscriptions suivantes : « Aymo de fulciniaco fundavit anno 1151. Restauratur anno 1671. » A l'aile gauche, il y avait, au rez-de-chaussée, l'appartement réservé aux personnages de marque, les réfectoires et la cuisine ; et au-dessus la résidence du prieur et la bibliothèque. Les cellules des pères, constituées chacune par un petit bâtiment au toit élancé, comportant un rez-de-chaussée et un étage, avec un jardinet, étaient situées sur les côtés Nord, Est et Sud. Elles étaient reliées par le grand cloître, à l'Ouest duquel s'élève le petit cloître, d'architecture gothique.... L'église, dédiée à saint Jean-Baptiste, est de style ogival. Voici la chartreuse dont la solidité a défié les siècles. Jean d'Espagne fut le moteur puissant et infatigable de tous ces travaux ; mais pour subvenir à de telles dépenses, le bon saint fut providentiellement aidé par la munificence de quelques généreux bienfaiteurs : citons, entre autres, la famille de qui ajouta ses nobles largesses aux dons plus larges encore du vertueux Aimon de Faucigny. Jean d'Espagne gouverna pendant neuf ans la chartreuse du Reposoir. Il mourut prématurément vers 1160, le 23 juin, âgé de 37 ans, et fut enseveli dans une chapelle attenant à l'église... A son arrivée dans les gorges de Béol, il avait trouvé un désert inhabitable, sans communications avec la plaine et peuplé de bêtes féroces... 1160 : avec la complicité d'Aimon 1 une lumière vient de jaillir dans cette solitude froide ! Touriste, toi qui viens goûter d'agréables vacances au Reposoir, sache que ce coin de paradis a été créé par un saint !

INFLUENCE SUR LE FAUCIGNY

A la mort de Jean d'Espagne, la Chartreuse du Reposoir est debout depuis une dizaine d'années. Elle possède beaucoup de terres mais la plupart sont couvertes par une forêt dense et dangereuse. La seule partie mise en valeur semble être celle qui entoure le bloc des bâtiments. C'est de ce fond de vallée que va partir un courant de générosité : la chartreuse est riche, toute la région va en profiter. Ce courant de bénédic- tions et de richesses fut particulièrement bénéfique pour Scionzier... bienfaits de deux sortes : spirituels et matériels. En ce temps-là, la foi des peuples avait encore une vigueur de jeunesse. L'enthousiasme des croisades avait soufflé partout comme un vent généreux de christianisme. Les reli-

La Chartreuse du Reposoir

gieux, qui se sanctifiaient dans leur monastère, ne laissèrent pas que de produire autour d'eux un vaste rayonnement de force et de vertu : ils contribuèrent à faire vivre dans la basse vallée du Faucigny l'esprit de Dieu. Souvent les moines traversèrent Cluses, visitèrent Châtillon, édifiant, instruisant sur leur passage. Leurs pâturages immenses ne pouvant être mis en valeur, les moines louèrent ces terres aux bourgs voisins : La Thouvière, la Boucherie, Malatrait, Aufferand, entre autres, revinrent à des groupements de Scionzier. Le plus ancien des actes emphytéotiques connus est en date du 11 septembre 1356. « Le père prieur Dom Jean, alberge à perpétuité, aux Perrets de Myozinge, trois pièces de terre sises à Scionzier et contenant ensemble deux poses, moyennant quinze sols genevois comme prix d'intrage et quatre octanes de froment pour cense annuelle... ». La charité des chartreux était proverbiale dans tout le Faucigny. Jusqu'à l'époque des affranchissements (1773), ils avaient fait des aumônes considérables. Ils en faisaient tous les jours, à tout venant, et de temps immémorial. Celle de Noël groupait chaque année devant leur porte une foule de solliciteurs, pauvres ou non. Les aumônes quotidiennes se montaient à une coupe 1 de blé (728 1.) et celles de Noël à douze ou treize coupes. Le Faucigny connaissait-il la maladie, la misère, la famine ? La récolte était-elle désastreuse ? Le sire de Faucigny

1. pose, octane, coupe : toutes ces mesures sont celles de Cluses. A cette époque, en effet, chaque ville principale possédait ses propres mesures. Ces mesures étaient adoptées par toutes les agglomérations dépendant de ce chef-lieu. Exemple : « quatre octanes de froment » : 2 hectolitres et demi ».