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REMY DE GOURMONT Essai de biographie intellectuelle Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. (Imprimé en France)

REM Y DE GOURMONT en 1914 (Portrait par Olga Rosnonska) GARNET REES, M. A. Université du Pays de Galles Docteur de l'Université de

REMY DE GOURMONT Essai de biographie intellectuelle

BOIVIN & C ÉDITEURS, 5, RUE PALATINE, PARIS

AVANT-PROPOS

Je tiens à remercier vivement, au seuil de cet essai critique, mon maître Monsieur Maurice Levaillant, Professeur à la S or- bonne, qui, par ses conseils éclairés et ses encouragements ami- caux, n'a cessé de faciliter ma tâche ; mon maître, Monsieur An- dré Barbier, Professeur de Français à l'University College of Wales, Aberystwyth, qui, après avoir dirigé mes efforts préli- minaires, m'a suggéré l'idée d'entreprendre ce travail. Je dois une reconnaissance profonde — pour tout ce que cet ouvrage peut contenir d'inédit — au regretté Edouard Champion et à Madame Edouard Champion, qui m'ont constamment encouragé et qui m'ont permis d'examiner les trésors de la Collec- tion Champion ; à Miss Natalie Clifford Barney, à MM. Paul Léautaud, Jules de Gaultier, André Rouveyre, Edouard Du- jardin, qui ont eu la très grande amabilité de me communiquer les documents en leur possession. Ce serait manquer à la gratitude que d'oublier dans cette liste les noms de ceux qui m'ont très cordialement reçu et transmis oralement les souvenirs que leur amitié ou leur admiration pour Remy de Gourmont n'ont jamais laissé mourir : MM. , Arnold Van Gennep, Lucien Corpechot, et Yvanhoe Rambosson. MM. , , Marcel Cou- Ion et Paul Voivenel ont bien voulu me donner des précisions sur des aspects inconnus de l'œuvre de Gourmont. Finalement, je remercie en toute affection mon ami, M. Al- fred R. Péron, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure agrégé de l'Université, qui m'a souvent aidé à « éclairer ma lan- terne », au cours de conversations sans apprêt. GARNET REES. Paris, juin, 1939. PRÉFACE

La guerre de 1914 à 1918 s'élève comme une barrière entre deux générations ; les admirations littéraires d'avant- guerre sont aujourd'hui démodées ou même oubliées. Parmi les écrivains négligés est Remy de Gourmont. Cet esprit curieux n'a jamais exercé d'influence littéraire. D'un abord difficile, il dédaigna la gloire et la popularité. Ignorant toute influence matérielle de vente, d'honneurs officiels, ou d'argent, il suivit tranquillement pendant toute sa vie, les impulsions de son ardente sensibilité. Né en 1858, il subit successivement l'influence de l'évo- lution littéraire ; parti d'un classicisme universitaire, il évolua sous l'égide de ses maîtres Villiers de l'Isle Adam et Mallarmé, vers un symbolisme outré. Fanatique de la philosophie idéaliste, il écrivit des ouvrages où s'inscrivent, dans un style précieux gemmé d'images rares, des varia- tions sur l'idée de Schopenhauer « le monde est ma repré- sentation ». Ses écrits de cette époque sont délaissés aujour- d'hui : Sixtine, les Chevaux de Diomède et l'Histoire tragique de la Princesse Phenissa, n'ont plus de lecteurs. Il est évident que ces livres ne contribuent en rien à la solution des inquiétudes contemporaines, mais ils ont leur charme particulier, indécis et précieux. Tout en intelli- gence, Remy de Gourmont évolua vite vers une formule plus souple. Esprit encyclopédique, il s'intéressa à la science, et suivit de près les expériences du Docteur René Quinton. Les connaissances scientifiques lui font défaut parfois, mais son intelligence si grande sait tirer parti des plus menus faits. La caractéristique fondamentale de son esprit est un scepticisme absolu, non pas un scepticisme indiffé- rent, mais celui du sensuel qui refuse d'épouser une seule idée afin de pouvoir les goûter toutes, tour à tour. Remy de Gourmont se promena dans la vie portant une cotte de mailles, prêt à défendre la liberte de l'art, des mœurs, et de la vie. L'hypocrisie et la foi étaient ses deux ennemies qu'il traqua même dans les endroits les plus surprenants. Occupé à dissocier les idées il commenta ironiquement l'actualité dans ses Epilogues. La vie de la France entre 1895 et 1914 se déroule dans ces échos, vue à travers l'esprit critique de Gourmont. Il ne jugea point (ainsi il n'exprima jamais sa propre opinion sur l'affaire Dreyfus) ; il regarda. Son enthousiasme pour les idées était sans bornes ; devant une idée nouvelle, il restait en extase, la caressant avec une joie voluptueuse. La vie de Gourmont était pourtant affreusement triste. Il fut atteint d'un lupus tuberculeux au visage pendant sa jeunesse, et la défiguration qui en résulta le tint à l'écart de la vie. Refoulé sur lui-même, il traversa une période de souffrances morales (traduites si discrètement dans le Fantôme et dans les contes de cette époque), et enfin réussit à surmonter l'horreur de cette infirmité. Il était naturellement réservé, et penchait vers le doute ironique ; la qualité impersonnelle et inhumaine de son œuvre ne résulte pas entièrement de sa maladie, bien que celle-ci ait faussé les rapports de Gourmont avec le monde. Poète, critique, dramaturge, conteur, philologue, savant, psychologue, romancier ; il fit de son œuvre la glorifica- tion de l'intelligence. Etroitement lié à son époque, il en est la voix la plus douée, la plus universelle. A lui seul, il résume presque toutes les tendances d'un moment de la littérature française. Son apprentissage symboliste a laissé une empreinte profonde sur son œuvre. Son érotisme, sa froideur appa- rente et son irréligion sont autant d'obstacles à sa popu- larité. Sa pauvreté l'obligea à écrire dans les revues et les journaux, et son énorme production est d'une valeur iné- gale. La forme écourtée de la chronique ne permet pas de développer longuement les idées, mais Gourmont réussit à introduire tant de substance dans un article d'une tren- taine de lignes, que l'on criait au paradoxe. Pourtant il tenait le paradoxe pour un exercice méprisable et trop facile. C'est un auteur « difficile ». Son bagage littéraire (une cinquantaine de volumes) contient tant de pièces variées, il a changé d'idées si souvent — tout en restant le même esprit indépendant — qu'on ne peut facilement sai- sir le principe directeur de son œuvre. Son intégrité artis- tique est absolue ; s'il a joué avec les idées et essayé toutes les formes littéraires, c'est qu'il croyait que le philosophe devait tout savoir, et le critique tout faire. Aucune affir- mation brutale, aucun effort de prosélytisme dans son œuvre ; voilà pourquoi sa voix douce et ironique est noyée aujourd'hui, et, trop oubliée. Très peu d'efforts ont été faits pour commenter son œuvre et la dévoiler à un public plus grand. De son vivant Gourmont a joui d'une certaine renommée, grâce à la grande diffusion du . En France les études de MM. Pierre de Querlon, Louis Dumur, Francis de Miomandre, Marcel Coulon, André du Fresnois et Paul Escoube (1) contribuèrent à le faire connaître. Après la guerre les études sympathiques de M. André Rouveyre ont révélé des côtés cachés de Gourmont, et M. Paul Léau- taud a su combiner, pour parler de lui, des traits piquants avec des remarques d'une grande clairvoyance. « L'Ama- zone » (2) aussi a aidé à faire la lumière sur le travail de Gourmont. Plus récemment encore MM. Paul Voivenel, René Taupin, André Beaunier et Gabriel Brunet lui ont consacré des « essais ». Remy de Gourmont qui raillait de bon cœur « l'esprit (1) Voir la bibliographie à la fin du volume. (2) Miss Natalie Clifford Barney. universitaire » a pourtant été le sujet de deux thèses de doctorat. Une première, présentée en 1928, à l'Université de Toulouse, par M. Eugène Bencze, s'est bornée à étudier la Doctrine esthétique de Remy de Gourmont. Cet ouvrage très documenté présente les qualités littéraires de l'auteur d'une façon admirable, mais il est limité par le choix même du sujet. A notre avis, l'esthétique de Gour- mont est inextricablement liée à sa. philosophie et aux circonstances de sa vie. Une deuxième thèse, Remy de Gourmont par M. P.-E. Jacob a été présentée à l'Univer- sité d'Illinois. L'auteur n'a pas pu consulter les documents uniques conservés à Paris, à la Bibliothèque Nationale, à la Bibliothèque Doucet de l' Université de Paris, et par les amis de Gourmont. Donc il y a des lacunes dans cette étude uniquement faite à l'aide de textes imprimés. De plus, la méthode de l'ouvrage — chapitres consacrés à des aspects différents de Gourmont : Poète et dramaturge, Conteur et Romancier, etc. — ne permet pas l'étude du développement chronologique de Gourmont. Il nous a donc semblé légitime de reprendre l'œuvre de Gourmont, de la suivre dans l'ordre chronologique, en essayant de noter les influences successives qu'il a subies. Nous avons essayé de présenter un tableau de sa vie et de son œuvre, insistant sur son milieu et sur ses amis, car Gourmont est resté symboliste. Dans cette tâche nous avons eu la chance de trouver quelques lettres inédites et quelques faits nouveaux. Les difficultés bibliographiques s'attachant à l'étude de Gourmont sont très grandes. Ecrivant dans nombre de journaux et de revues français et étrangers, il a réimprimé la plupart de ces articles dans ses volumes, sans y rien changer. Pourtant il en reste encore d'oubliés, dans les pages de ces revues. Nous en donnons une liste à la fin de ce volume (1). (1) Cette liste est plus complète que celles qui ont été données dans les autres essais de bibliographie gourmontienne. Pourtant il reste des articles dans des revues françaises et étrangères que L'œuvre de Gourmont est si vaste, et le champ de ses idées si étendu qu'il reste bien des points à éclaircir dans son œuvre, et dans toute l'époque dont elle représente si bien l'esprit. Nous avons voulu résumer l'état des études gourmontiennes, mettre en lumière quelques idées et quel- ques faits nouveaux, et fournir à de futurs critiques la matière brute de synthèses plus générales sur ce grand écrivain français qu'est Remy de Gourmont. nous n'avons pas pu trouver. Cet ouvrage a été écrit avant la modernespublication de duMM. septième Talvart volume et Place. de la Bibliographie des Auteurs CHAPITRE PREMIER JEUNESSE ET DÉBUTS LITTÉRAIRES (1858-1889)

« La période imitatrice de la carrière d'un poète est intéressante historique- ment ; aussi, on pénétrera mieux sa psychologie si l'on connaît les origines de son talent et de quelles beautés lit- téraires son cerveau fut d'abord im- prégné. » REMY DE GOURMONT : Le Problème du Style.

Remy-Marie-Charles de Gourmont naquit le 4 avril 1858, au château de la Motte, à Bazoches-en-Houlme (Orne), fils aîné du Vicomte Auguste-Marie de Gour- mont. Sa famille était d'ancienne noblesse normande, et les Gourmont avaient produit, pendant des siècles, des magistrats, des prêtres, des avocats et des officiers : guides de la vie intellectuelle et piliers de la tradition dans les petites villes du Cotentin et du Carentan. Ce n'est guère la filiation qu'on attendrait pour un esprit aussi libéral que Gourmont. Le Prince Gormon de Danemark, figure légendaire, est souvent cité parmi les ancêtres de Gourmont, mais bien que les Scandinaves aient ravagé les côtes de la Normandie à plusieurs reprises, cette parenté doit être considérée comme une légende. La famille de Gourmont semble avoir été ruinée par la domination anglaise sur la Normandie et les Gourmont se virent contraints de se livrer à l'agriculture ou au commerce. Tels furent Robert, Gilles, François et Jean de Gourmont, maîtres- imprimeurs à Paris, qui imprimèrent de 1498 à 1533 les premiers textes grecs et hébreux en France. Mais Remy de Gourmont ne descend pas de cette branche illustre mais d'une branche cadette qui resta en Nor- mandie (1). Parmi les ancêtres plus proches se trouvent quelques- unes des plus anciennes familles bourgeoises et nobles de la Normandie. Du côté paternel il descend des Michel de Coutances, des Le Pigeon, de la haute bourgeoisie avranchinaise, des Hugon de Granville, des Brohon, originaires de Coutances et des de La Mare, famille du poète latiniste du XVI siècle, Guillaume de La Mare. La mère de Remy de Gourmont était née Mathilde de Montfort, elle-même fille ou petite-fille d'une demoi- selle de Malherbe, de la famille du poète Malherbe. Il ne faut pas trop insister sur la portée des influences prénatales qui sont, en général, un peu chimériques, mais Remy de Gourmont semble avoir été marqué d'une façon assez manifeste par la tradition religieuse de sa famille. Il passa près de ses parents les dix premières années de sa vie, au château où il naquit ; en 1868, sa famille prit possession du Manoir de Mesnil-Villeman (Manche), près de Coutances. Ainsi Remy de Gourmont fut élevé dans une atmosphère pieuse et familiale. Son œuvre est particulièrement discrète sur ce sujet et on (1) MM. Michel Le Pesant et André-P. Delaunay ont bien voulu me communiquer les résultats de leurs longues recherches sur les origines de la famille de Gourmont. Toutefois, Claude Hariel dans un article (Les Ancêtres de Remy de Gourmont, Mercure de France, I.XI. 1922) affirme que Remy descend des maîtres-imprimeurs, mais le témoignage de MM. Le Pesant et Delaunay est catégorique. Voir M. Michel Le Pesant : Les ori- gines de la famille de Gourmont (Normannia, 2-3, avril-septembre 1938). ne peut guère y trouver de détails autobiographiques. Par conséquent ses parents sont des silhouettes assez vagues. Il ne parla jamais de son père qui fut un homme pieux et dévoué, ni de sa mère à qui l'unissait une grande tendresse. Elle fut la seule personne qui pût tirer quelque chose de Remy, enfant solitaire et taci- turne, car elle était très intelligente. Henri de Gourmont frère de Remy, écrit : « Ils se fussent parfaitement com- pris, n'eût été la question religieuse qui les sépara vite (1). » On trouve très peu de renseignements sur les parents de Gourmont, et, la mort de ses frères et de sa sœur a fermé les sources de toute documentation sur sa première enfance. Son talent se manifesta assez tard dans la vie, et il semble avoir eu une jeunesse tout à fait ordinaire. En octobre 1868 il entra au Lycée de Coutances où, pendant huit ans, il fut un des trois cents internes de cet établissement. Il n'y était pas très heureux, et on peut tirer parti de cette remarque qui se trouve dans Sixtine, tout en faisant les réserves nécessaires, car Sixtine, si elle est autobiographique, l'est d'une façon très dis- crète : « Du collège, l'horreur m'en est encore dure à renouveler, dantesque et inutile horreur infligée à ma pitoyable enfance. Mais déjà, un peu à ma volonté, le monde s'absentait de moi, et par une lente ou soudaine récréation, je me faisais une vie plus harmonieuse (2). » Pourtant c'était un bon élève, brillant en français, en anglais et en latin, mais médiocre en sciences. Déjà son inlassable curiosité se manifestait. Le proviseur écrit dans son bulletin trimestriel : « Intelligence facile, dis- tinguée, mais qu'il ne peut apprendre à diriger. Il fait un peu trop d'excursions dans le champ de la fantai- (1) Lettre d'Henri de Gourmont au Docteur Paul Voivenel. Cit. Paul Voivenel : Remy de Gourmont vu par son médecin, p. 53. Paris, Ed. du Siècle, 1925. (2) Sixtine, Mercure de France, éd. de 1905, p. 25. sie (1). » Les nominations de Gourmont sont nombreuses et indiquent la variété de son talent (2). Sa jeunesse fut solitaire. Pendant les vacances il rê- vait sur les longues plages désertes de la Normandie, pays auquel il resta profondément attaché. Ce décor roma- nesque de la mer, balayée par le vent et le soleil, plut au jeune étudiant, et, bien plus tard, se souvenant de ces jours lointains, il écrit : « La mer est une compagne qui ne vous lasse jamais, et quoique sa voix soit monotone, (1) Cit. Legrand-Chabrier : Remy de Gourmont : son œuvre. Paris, 1925. (2) Voici la liste des nominations de Remy de Gourmont, tirée du Palmarès du Lycée de Coutances. Les détails m'ont été très aimablement communiqués par M. Em. Vivier, professeur au Lycée de Coutances. 1868 : Cinq fois nommé : Enseignement religieux, classe de huitième, 3 accessit. Version latine, 1 prix. Orthographe et langue française, 2 accessit. Histoire et Géographie, 1 prix. Musique vocale, 2 accessit. 1869 : Le Palmarès manque (Cit. Journal de Coutances, 3 de sa classe). 1870 : Une fois nommé : Classe de Sixième. Version latine, 2 prix. 1871 : Une fois nommé : Classe de Cinquième. Langue française, 3 accessit. 1872 : Neuf fois nommé : Classe de Quatrième. Enseignement religieux, 4 accessit. Excellence, 3 e accessit, Thème latin, 1 prix. Version grecque, 2 accessit. Version latine, 1 accessit. Histoire et Géographie, 4 accessit. Récitation, 4 accessit. Langue anglaise, 3 accessit. Gymnastique, 1 accessit. 1873 : Sept fois nommé : Classe de troisième. Excellence, 2 prix. Examens trimestriels, 1 accessit. Langue et littérature françaises, 1 prix. Version latine, 1 prix. Version grecque, 1 prix. Langue anglaise, 1 prix. Gymnastique, 1 prix. on y trouve une diversité singulière. Elle se plie si bien à la qualité de la rêverie, elle se fait si plaisante ou triste selon les mouvements de votre âme (1). » Au fond, c'était un « campagnard » résolu, bien qu'on ne trouve que peu de descriptions de la campagne dans son œuvre. La Petite ville (1913) décrit avec une sympathie évidente la ville de Coutances et ses environs. M. Jules de Gaultier a examiné Remy de Gourmont et la mélancolie normande dans un article de l'Imprimerie Gourmontienne, où il remarque que : « Cette curiosité d'esprit et cette lucidité intellectuelle, ces qualités communes à un Fontenelle, à un Saint-Evremont, à un Flaubert, à un Maupassant, à un Gourmont, réalisent l'une des conditions de ce désenchantement duquel relève la mélancolie normande. L'autre condition est la violence de la sensibilité, cet élan passionné dont il n'est pas déraisonnable d'imaginer que les hardis pi- rates scandinaves aient transmis à leurs descendants les germes latents (2). » En indiquant une sensibilité commune aux écrivains normands, M. de Gaultier aurait pu ajouter Barbey d'Aurevilly aux ancêtres de Gourmont. Ce dernier, intéressé par une théorie du 1874 : Sept fois nommé : Classe de seconde. Excellence, 3 accessit. Version latine, 2 e prix. Narration latine, 3 accessit. Vers latins, 2 prix. Version grecque, 2 accessit. Anglais, 1 prix. Gymnastique, 1 accessit. 1875 : Le Palmarès manque. (Cit. Journal de Coutances, 1 prix Gymnastique, 1 prix d'Anglais.) 1876 : Concours général entre tous les lycées et collèges de France : Langue anglaise, 2 accessit. Baccalauréat : 1 partie, reçu. 2 partie, reçu. Mathém. élém. et Philosophie, 1 prix. (1) La Petite ville, Mercure de France, 1913, p. 19-20. (2) Imprimerie Gourmontienne, i, nov.-déc. 1920, janv. 1921. Docteur concernant une forme générale de l'esprit imposée aux gens de la même région, étudia Barbey d'Aurevilly comme type de l'écrivain normand En décrivant ainsi la sensibilité normande, Gourmont semble indiquer, à grands traits, sa propre nature : « Très peu religieux, le Normand (on entend la Basse- Normandie, la région qui forma Barbey d'Aurevilly) ne supporte l'autorité que lointaine, invisible ; il est pro- fondément individualiste, d'un patriotisme fort modéré... D'une assez grande curiosité d'esprit, il goûte l'instruc- tion et toutes les activités intellectuelles ou qui gra- vitent autour de l'exercice de l'intelligence (1). » Formé par la religion catholique, Gourmont invoqua l'aide de cette indépendance pour se rendre libre. Pen- dant ses années de formation le catholicisme de Gour- mont est un décor qui lui servit pour ses romans et ses contes au temps du symbolisme (2). Ce mysticisme que nous étudierons dans un autre chapitre, accepte la reli- gion comme une institution nécessaire, et c'est seulement vers 1898 que Gourmont rompt définitivement avec la foi de sa jeunesse. Dès sa vingtième année, il se demande : « Quelle est la grande consolatrice ? — La mort. Pour- quoi suis-je chrétien ? Ces deux lignes peignent l'état de mon âme (3). » Il est rarement question de la religion dans son journal intime, et ces doutes sont un stade reconnu de l'adolescence. Gourmont accepte tout (1) Promenades littéraires, première série. Mercure de France, 1904, p. 261. (2) Sa position est assez exactement celle de Durtal en face de la religion. « Il rôdait constamment autour d'elle, car si elle ne repose sur aucune base qui soit sûre, elle jaillit du moins en de telles efflorescences que jamais l'âme n'a pu s'enrouler sur de plus ardentes tiges et monter avec elles et se perdre dans le ravissement, hors des distances, hors des mondes, à des hau- teurs plus inouïes ; puis, elle agissait encore sur Durtal, par son art extatique et intime, par la splendeur de ses légendes, par la rayonnante naïveté de ses vies de Saints. » J.-K. Huysmans : Là-Bas. Ed. Plon, 1938, p. 12. (3) Journal intime et inédit de feu Remy de Gourmont, le 12 oct. 1878. d'abord la religion d'instinct, mais au fur et à mesure que son esprit devient plus apte à critiquer, il commença à examiner de plus près ses raisons de croire. Il se croyait entravé par la foi, et le prologue d'Un pays lointain (1898) raconte, sous forme de parabole, sa libération de ces chaînes. Le pays lointain, dont tous les habitants étaient aveugles (entendez, catholiques pratiquants) représente le pays où il passa ses premières années. Le père, « aveugle de naissance », encourage ses enfants à devenir aveugles comme lui, en subissant une petite opération (la confirmation). Le père énumère les joies d'un être privé de la vue, « comme tous les autres » : « La première joie est une joie intime et profondément satisfactoire, la joie de la répulsion surmontée, du désir accompli ; en second lieu, vous ressentirez un plaisir d'orgueil, mais d'orgueil permis, le plaisir d'être abso- lument pareils à tous vos petits camarades, le plaisir de vivre parmi des égaux : ce plaisir vous accompagnera durant toute votre vie ; enfin, châtrés de la vue, vous aurez conquis la paix qui naît de l'incuriosité ; ...vous vous endormirez dans la certitude de n'être jamais sortis du droit chemin, de n'avoir jamais cueilli aucune fleur, de n'avoir jamais contemplé le ciel ni la nuit (1). » Le conteur subit l'opération, avec son frère et sa sœur. Eux, restent dans le pays lointain, lui : ... « Moi, j'étais intelligent et hypocrite. Jamais personne ne se douta que j'y voyais. J'enfermais mes impressions, mes joies, mes désirs, sous une triple serrure, dans mon crâne, invincible coffret, et un jour... je m'enfuis (2). » Il s'enfuit à travers une forêt lumineuse où chaque arbre a la forme d'une femme et où il cueille une âme. Enfin, il trouve des hommes qui ont les yeux ouverts, mais uniquement pour les guider à travers le monde. Parmi

(1) D'un pays lointain, Mercure de France, 1898, p. 9-10. (2) D'un pays lointain, Mercure de France, 1898, p. 11. ces hommes, quelques-uns savent faire usage de leur vue, et c'est parmi eux qu'il reste. Les origines nobles de sa famille ne furent pas sans exercer quelque influence sur l'esprit de Gourmont, qui demeura aristocrate de goût comme il l'était de nais- sance. Anatole France a dit que « le scepticisme est la plus aristocratique des vertus », et cette boutade trouve sa justification dans la personne de Gourmont. Le Journal intime et inédit du feu Remy de Gourmont recueilli par son frère, publié en 1923, nous donne de précieux renseignements sur la vie spirituelle de Gour- mont de 1874 à 1880. Amant de la poésie romantique, cet adolescent de dix-sept ans, répète avec une sincérité évi- dente et décidée, les grands sentiments tragiques d'un Musset ou d'un Lamartine : « Cendre ! cendre ! il faut toujours en arriver là ! Le souvenir n'est qu'un peu de cendre plus ou moins chaude, et l'amour qui brûle de- vient, lui aussi, bientôt cendre (1). » Mais à côté de l'adolescent pessimiste, il ne faut pas oublier le Gourmont « qui parlait, non sans quelque com- plaisance, de ses succès de barre fixe et de trapèze au lycée de Coutances » (2). Ce dédoublement de la person- nalité n'est pas rare chez les adolescents et il fut parti- culièrement remarquable chez Gourmont à cause de sa vie solitaire. Le journal nous révèle le caractère roma- nesque du jeune Gourmont, bien compréhensible d'ail- leurs chez un étudiant qui lisait beaucoup et qui passait la plupart de ses journées de vacances à faire de longues promenades au bord de la mer. Sa réserve est déjà évidente, même dans ces pages qu'il pensait bien ne devoir jamais être publiées. La jeune fille dont l'ombre passe à travers ses pages, reste anonyme, et même les (1) Journal intime et inédit du feu Remy de Gourmont, le 24 avril 1875. (2) Propos rapporté d'Emile Barbé, dans Lettres de Remy de Gourmont à Emile Barbé, Imprimerie Gourmontienne, n° 3, 1921, p. 15. faits de la vie réelle sont transposés sous forme de rêves et de méditations comme plus tard dans Sixtine. Il est intéressant de relever quelques traits dont Gourmont ne se départit jamais : cette pudeur farouche qui cacha sa vie intime même dans les pages d'un journal, cette ambition d'être poète, de vivre une vie intense, et d'em- brasser toutes les idées. Les exagérations sont permises à la jeunesse, et il ne faut pas le prendre au sérieux quand il s'écrie : « Heureux celui qui vit, qui meurt dans son rêve et qui ne s'est jamais réveillé en sursaut, cherchant, effaré, une vision absente (1). » Il aima toutes les femmes d'une façon fort innocente, et un mot d'une vérité pro- fonde se cache dans ses pages : « J'aime à aimer. » En 1876, Gourmont partit pour où il s'inscrivit à la Faculté de Droit. Cette vie ne lui convenait guère et il regrettait vivement la campagne et sa maison : « ... Je suis là comme en prison. Au lieu d'une vaste maison, une chambre étroite ; au lieu de la campagne, les rues d'une ville ; au lieu des bois, des champs, des promenades solitaires, rien que le pavé couvert de gens affairés (2). » Sa vie se passa entre les deux pôles de l'espoir et du désespoir : « Il me semble que j'ai manqué ma vie et que je l'ai manquée par ma faute... A cet âge où l'âme a soif d'être heureuse, où elle fuit les soucis... mon âme à moi, indifférente au présent va dans le passé chercher ces émotions et n'y trouve que les larmes : l'avenir est fermé pour elle » ; et encore : « Ouvrez vos ailes, espé- rances folles, emportez-moi dans votre vie, bien haut, toujours plus haut (3). » Il ne parle jamais de son travail ni de ses amis, car sa vie intérieure l'intéresse beaucoup plus. Il voudrait vouer sa vie à la littérature, devenir quelqu'un : « Je ne suis peut-être pas plus qu'un autre, mon intelligence sort peut-être tout juste du commun (1) Journal intime et inédit, 24 avril 1875. (2) Ibid., 2 mars 1878. (3) Ibid., 2 nov. 1877. mais mon orgueil, alors, m'élève au-dessus de moi-même. Je rêve que je pourrais devenir quelque chose ; je rêve que mon nom pourrait être un jour prononcé avec la gloire pour auréole. Et quelle est la gloire que je cherche? La politique ? Non. La poésie. Je n'aspire à être préfet, ni député, ni ministre, mais je veux qu'on dise : C'était un poète (1). » A Caen il retrouva un ami, Emile Barbé, qui a rapporté ses souvenirs de Gourmont à cette époque (Imprimerie Gourmontienne, n° 3, 1921). Gourmont allait rarement à la Faculté, passant ses journées à la Bibliothèque Muni- cipale où il lisait avec acharnement. La sentimentalité ne l'égarait pas, et en lisant, il cherchait surtout la pensée et « l'atmosphère » — le style ne l'intéressait que comme qualité accessoire. Barbey d'Aurevilly le sédui- sit et il savait ses romans presque par cœur. Ces romans de la chouannerie, où l'action se déroule dans le pays même de Gourmont, étaient faits pour le fasciner, et ces mots magiques de la préface de l'Ensorcelée ont dû exciter son imagination : « La chouannerie est une de ces grandes choses obscures, auxquelles, à défaut de la lumière intégrale et pénétrante de l'Histoire, la Poésie, fille du Rêve, attache son rayon (2). » Dans un journal il commenta plusieurs fois des pensées de Sainte- Beuve, il lut Manon Lescaut, Michelet, Montaigne, Gœthe... et à mesure qu'il lisait, il se découvrait. Il fai- sait des vers en « baudelairien innocent », et les envoyait aux journaux. Entre 1877 et 1881 il y a une lacune dans nos rensei- gnements sur la vie de Gourmont. Un article d'Ernest Gautier (3) prouve que Gourmont s'installa à Paris en juin 1877, avec l'autorisation de ses parents, mais nous

(1) Ibid., 24 juill. 1878. (2) Préface de l'Edition de Lemerre, 1858. (3) Ernest Gautier : Remy de Gourmont, étudiant à la Faculté de Droit de Caen (1876-77). Normannia, août-sept. 1935. ne retrouvons aucune mention de ce grand événement dans le Journal intime. Nous savons qu'il débuta comme critique en 1882 et que les articles qu'il écrivit alors furent probablement les premiers qu'il réussit à faire imprimer. En tout cas, le 7 novembre 1881, il entra à la Bibliothèque Nationale comme attaché au Départe- ment des Imprimés (1). Il ne tarda pas à débuter dans les journaux. « J'ai débuté dans la même semaine de 1882 à la Vie Parisienne et au journal le Monde (2) », dit-il. Ce furent probablement des comptes rendus ou des chroniques non signés car on ne trouve pas son nom dans les journaux qu'il cite. Quelques mois plus tard, il entreprit une série de travaux de vulgarisa- tion qui devait être longue, pour le placement desquels son titre d'Attaché à la Bibliothèque Nationale ne lui était pas inutile. Il n'était pas riche et sans doute avait- il besoin d'écrire pour améliorer un peu son traitement de la Bibliothèque. La suite de ces travaux de vulgarisation est sans (1) La date de 1883 donnée jusqu'à maintenant par les bio- graphes de Remy de Gourmont, est inexacte, car son nom est inscrit sur les registres de la Bibliothèque Nationale à partir du 7 novembre 1881 (Communiqué par l'Administration de la Bibliothèque Nationale). Il demanda ainsi un emploi : Paris, le 2 octobre 1881. Monsieur le Directeur, J'ai l'honneur de vous prier d'agréer ma candidature à un em- ploi à la Bibliothèque Nationale. Je suis âgé de vingt-trois ans ; je suis Bachelier ès Lettres ; je sais l'anglais, l'italien et l'espagnol. J'ai quelques connaissances bibliographiques que je complèterai, autant qu'il sera en mon pouvoir, d'ici mon admission éventuelle. Je vous prie, Monsieur le Directeur, etc. Remy de Gourmont. 41, rue d'Hauteville. (Lettre conservée dans le dossier de Remy de Gourmont à la Bibliothèque Nationale.) (2) Promenades Littéraires, 6e série, Mercure de France, 1927, préface. grand intérêt. Un volcan en éruption (1882), Une Ville ressuscitée (1882) ; Tempêtes et Naufrages (1883), Ber- trand du Guesclin (1883), En Ballon (1884), Les derniers jours de Pompéï (1884), Les Français au Canada et en Acadie (1888), Chez les Lapons (1890), et Les Canadiens de France (1893) : ces travaux divers témoignent des recherches que Gourmont a dû faire pour préparer ses livres. Ils sont bien présentés, avec de nombreuses illustrations. En les parcourant, on a nettement l'im- pression que Gourmont aurait été un professeur extra- ordinaire. D'un amas considérable de faits et de chiffres il réussit à faire sortir le vivant tableau d'une époque reconstituée. Un volcan en éruption contient une des- cription de l'ensevelissement de Pompéi ; une traduction de quelques lettres de Pline le Jeune, témoin de l'érup- tion, et selon les principes de la pédagogie moderne, Gourmont rattache son histoire à l'expérience person- nelle de l'enfant. Les fouilles de Pompéi sont racontées dans Une Ville ressuscitée en un style agréable et cou- lant, sans métaphores effrayantes. Gourmont semble aimer raconter ces histoires à des écoliers. Bien que les livres ne soient, pour la plupart, que des résumés habiles de quelques articles de revues ou d'encyclopédies, la connaissance profonde de la mythologie grecque et romaine qu'avait Gourmont rend intéressants ses deux premiers livres. Il est curieux de voir qu'il professe un culte pour les anciens dans ses livres de vulgarisation aussi bien que dans ses articles de critique. Relevons cette dernière phrase d'Une Ville ressuscitée : « Si, comme dit le poète latin Plaute (1), rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger, nous devrions, en ce cas, nous passionner pour ces Anciens dont nous sommes les descendants directs par les qualités de l'in- telligence et le goût du beau, et dont nous devons nous (1) Erreur de Gourmont. Il s'agit de Térence. efforcer d'être les continuateurs et les disciples fervents. » Gourmont serait le dernier à revendiquer pour ces ouvrages une valeur littéraire. Les sujets ne lui tenaient pas au cœur, et, en les développant, il ne pouvait guère sentir la joie de la création. C'était une besogne qu'il a bien accomplie, mais qui retarda son développement de près de dix ans. Gourmont attendit l'approche de la quarantaine pour trouver sa vraie voie, restant la proie facile des influences les plus diverses avant cet âge. Les nécessités de l'existence le forçaient à accepter ces travaux ; il écrivit des articles de critique, sans inspira- tion ; il chercha même à devenir un romancier à la mode. Pourtant sa position et ses croyances littéraires sont intéressantes, parce qu'elles nous permettent de juger du changement que le symbolisme a produit chez lui. Sa production littéraire ne fut pas limitée à des travaux de vulgarisation, pendant ses années d'apprentissage car il collaborait à diverses revues : telles Le Contem- porain, La Controverse et le Contemporain, La Revue de l'Enseignement secondaire des Jeunes Filles. Ses études traitaient des sujets les plus variés, mais presque tous littéraires .(1) Des articles avertis sur les littératures anglaise, américaine et italienne, nous prouvent sa connaissance des langues ; il écrivit également sur la Philosophie d'André Chénier, Victor Hugo, Le Natura- lisme, et la Révolution dans la Manche. Du point de vue de l'érudition, ces articles sont excellents, mais il man- quait à Gourmont une foi vivante, une direction litté- raire. C'est d'ailleurs la critique que Gourmont devait adresser plus tard à Jules Lemaître. Il lui manquait les deux vertus essentielles de la critique créatrice : d'abord une esthétique, une attitude constante envers

(1) La plupart de ces articles ont été réunis en volume à la Bibliothèque Nationale, sous le titre Mélanges Littéraires. Le volume comprend 17 articles de 1882 à 1885, sans indication. d e leur origine. Cote de la Bibliothèque Nationale 8° Z. 11200. l'art, fondée sur une expérience personnelle ; puis l'irré- sistible besoin d'écrire imposé par le choc qu'une œuvre d'art donne à la sensibilité artistique du critique. Gour- mont n'avait pas de foi littéraire et il jugeait d'après des règles qu'on lui avait apprises, ou imposées, et non pas selon celles qu'il s'était imposées lui-même comme convenant à son esprit. Les sujets qu'il traitait ne l'é- mouvaient guère, et si l'on trouve que la critique de Gourmont manque de qualités stimulantes, c'est que n'importe quel étudiant de talent aurait pu en faire autant. Malgré le caractère romantique de ses préférences littéraires, reflétées dans le Journal intime, il est resté imprégné de classicisme, grâce à l'influence de sa famille et de son éducation. Ses ambitions littéraires étaient un peu vagues, et, ignorant le mouvement de sa génération vers l'idéalisme, il se réfugiait dans l'imitation. La cri- tique de Sainte-Beuve fut son modèle, et dans un essai sur l'Esprit littéraire (d'ailleurs le meilleur de ses ar- ticles de critique) il définit assez exactement sa foi littéraire : « Puisque notre littérature procède de l'an- tiquité, écrit-il, ne devrions-nous pas, au moins dans la forme, tenter toujours de plus en plus de nous en rap- procher ? Lorsque l'on veut exprimer le plus haut degré d'admiration possible pour une œuvre littéraire ou artistique, on dit : beau comme l'antique. » (1) L'esprit littéraire est la tradition du sentiment du beau, ce qui sous-entend qu'il existe un beau absolu. Gourmont le dit : ... « Il y a un beau absolu parce que le beau est un prin- cipe, principe générateur dont l'homme doit se pénétrer avant de produire ; mais il n'y a pas de beauté absolue parce que la beauté est un résultat. Le beau est l'idéal, la beauté en est la représentation imparfaite. » La beauté est donc un idéal, mais un idéal qui a trouvé son (1) Le Contemporain, nov. 1882. Se trouve dans Mélanges Littéraires. expression dans l'Antiquité. Il ne conseillait pas l'imi- tation des classiques, mais il proposait qu'on les étu- diât pour s'imprégner de leur esprit. Il trouvait intéres- sante, mais rétrograde la littérature du Moyen Age, puisqu'elle rendait hommage à de fausses idoles (dix ans plus tard il publia le Latin mystique) : « ... La vraie littérature française commence à la Renaissance, à ce moment difficile à préciser où l'esprit humain vint agran- dir les vues encore étroites de l'esprit national, où les idées générales longuement élaborées par les anciens arrivèrent à flots illuminer le Moyen Age. » Vingt ans plus tard, il écrivait : « Je me sens chez moi avant Boi- leau et après Baudelaire. » (1) Les deux grands ennemis de la tradition étaient le naturalisme et le romantisme, et les deux tendances à supprimer dans la littérature contemporaine : l'érudi- tion mal appliquée et la science : « En somme, conclut-il, les manies de science et d'érudition, la confusion des genres les plus légitimement séparés jusqu'ici, la re- cherche exagérée du style au dépens de l'idée, voilà ce qui, à mon avis, bat le plus en brèche la vieille tradition de l'esprit littéraire. » (2) Il attaqua le naturalisme férocement, démontrant malicieusement combien Zola devait à Dickens et à Claude Bernard... « les principes littéraires de M. Zola, lorsqu'ils sont justes, sont vieux comme l'Iliade », et encore « les romanciers naturalistes sont des photographes, mais je le dis maintenant... des photographes qui, au rebours de leurs confrères de la chambre noire, enlaidissent les objets ». (3) Toujours dans l'Esprit littéraire, on trouve ce passage qui, plus que tous les autres, atteste le changement radical du point de vue de Gourmont après le symbo-

(1) Promenades littéraires, 3° série, Mercure de France, 1909, p. 39. (2) L'Esprit littéraire. (3) Le Naturalisme (Le Contemporain, avril 1882). lisme : « Je crois qu'en général la fréquentation trop intime avec un contemporain ne peut être que nuisible pour un esprit faiblement trempé, dit-il. Les forts n'y gagnent pas grand'chose... En résumé, l'étude des con- temporains est funeste ; parce qu'on est, par cela même qu'on les étudie de trop près, invinciblement porté à les imiter. Tout autre est le résultat de l'étude des anciens ; à mesure qu'on remonte en arrière, elle devient plus profitable ; celle des premiers qui aient pensé et écrit est même indispensable, parce que c'est chez ceux-là que se trouve en germe tout ce qui dans la suite des siècles l'humanité pensera et écrira. » Encore peut-on montrer son changement d'attitude... « On ne peut faire la critique que des livres du monde dans lequel on vit » — opinion de 1905. (1) Mais Gourmont n'avait pas. le choix. Il ne connaissait rien de la littérature contem- poraine (à part le naturalisme), et sa seule pierre de touche fut cette littérature classique qu'il avait apprise à aimer au lycée. Mais en dépit de ces professions de foi, la première œuvre personnelle de Gourmont ne fut pas imprégnée de la haute qualité d'art des classiques. Merlette, paru en 1886 en une seule édition, est son premier roman, mais il n'exprime pas du tout ces grandes vérités humaines qu'il a proposées aux littérateurs comme but essentiel. C'est un roman dont l'intérêt dépend uniquement de l'intrigue, les personnages étant modelés par les exi- gences de l'intrigue, et n'imposant nullement leurs formes aux évènements. Le roman est une œuvre com- plètement extériorisée, procédé directement opposé à celui de Sixtine. Hilaire de Montlouvel, fils du Comte de Montlouvel, est amoureux d'Elisabeth Davray. Celle-ci, qui n'est pourtant pas éprise d'Hilaire, éprouve un

(1) Cit. Le Cardonnel et Vellay : La Littérature contemporaine, Mercure de France, 1905, p. 47. sentiment de jalousie à l'égard de Merlette, fille du meunier, et sœur de lait d'Hilaire. Hilaire épouse Eli- sabeth Davray, et Merlette meurt dans un accès de désespoir et de déception. (1) Ce roman, qui semble avoir été écrit pour obtenir un succès de public, a tous les défauts des ouvrages qui tendent aux mêmes fins. Les personnages ne vivent pas, mais agissent comme des marionnettes. Le côté du ro- man qui décrit les mœurs de la Normandie est plus inté- ressant, car on y sent l'amour confus qu'avait Gourmont pour son pays natal (le fait qu'il a situé son premier roman en Normandie en est une preuve suffisante). Le curé du village remplit son rôle traditionnel de confi- dent et d'ami, personnage vraiment sympathique. Le style n'est pas mauvais, mais les phrases ne sont pas bâties selon une musique intérieure. A travers le style on aperçoit des couches d'influence... Barbey d'Aure- villy, Flaubert et Chateaubriand notamment. Ce qui manque le plus à Merlette est ce que Gourmont a appelé lui-même, « le sel de l'ironie ». L'élément pathétique de l'histoire est un peu gros et la recherche constante de l'effet finit par nous ôter tout vestige de sympathie pour la figure réellement tragique de Merlette. Les descriptions méticuleuses de la campagne rappel- lent parfois Flaubert, et Gourmont laisse voir à plu- sieurs reprises des tendances naturalistes. En même temps l'histoire semble irréelle, et la mort de Merlette est théâtrale. Les pages qui décrivent sa fin sont un écho de sa fréquentation des romantiques. Merlette est assise sur un rocher : « Sous elle l'eau clapotait sourde- ment, et le courant qui venait se briser là, jetait en tournoyant sur lui-même, une phrase menaçante, tou- jours la même. Elle écouta : la vague arrivait, s'écrasait

(1) Cette histoire présente une analogie curieuse avec le thème de « On ne badine pas avec l'Amour » de Musset. contre le roc, revenait sans bruit, frissonnante, puis gagnant en vitesse, élevait son murmure qui des notes basses montait en plainte aiguë et plongeait dans l'en- tonnoir en sifflant. Un gros bruit, comme un glouglou vertigineux, se faisait alors, puis un vomissement jail- lissait, mourant à la surface, dans un effort. Mais tout s'entremêlait parfois, les bruits doublaient en se confon- dant, des craquements secouaient le rocher, une pierre se détachait et roulait dans l'abîme ; parfois c'était une seconde de silence, à croire que tout était fini, que la rivière s'affaissait, emportant tout à des profondeurs infinies. » (1) Après la publication de Merlette, Gourmont essaya de faire paraître un deuxième roman — Patrice — qui semble avoir été écrit immédiatement après Merlette. Dans ce roman il raconta beaucoup de sa jeunesse, et son amour de la mer s'y exprimait. (2) Ce roman n'a jamais paru, bien qu'il fut annoncé sur le faux-titre de Sixtine en 1890, et Jean de Gourmont rapporte ce pro- pos de son frère : « Remy me raconta qu'il avait jadis porté le manuscrit de ce roman à la rédaction du Gil- Blas, et qu'il n'en avait jamais entendu parler. » (3) A cette époque Gourmont menait une vie assez mon- daine, sortait souvent et même se montra dans mainte soirée dansante. En même temps, il travaillait à la Bibliothèque et pour son propre compte. Nous avons des renseignements relativement nombreux sur cette époque de sa vie. Jean de Gourmont le décrivit ainsi : « Remy était alors dans toute la plénitude de son être, et d'une telle noblesse et beauté de visage qu'on ne pouvait pas ne pas en être troublé. Il donnait aussi l'impression d'une grande force physique et d'une grande puissance

(1) Merlette, éd. orig., p. 235. (2) Lettres intimes à l'Amazone, Mercure de France, p. 53. (3) Imprimerie Gourmontienne, n° 5, 1922. de travail. » (1) Il ignorait les milieux littéraires, bien qu'il semblât bien décidé à poursuivre la carrière des lettres. Cet écho extrêmement curieux parut dans un journal américain après sa mort : « During the last half of the eighties, he was particularly assiduous at the house of a wealthy American widow who had three or four very pretty marriageable daughters. There he sounded his title of Marquis for all that it was worth, probably for more than it was worth, and was even seen waltzing the hostess's girls. » (2) A la fin de 1886, Gourmont rencontra chez un ami M Berthe de Courrière, nièce du sculpteur Clésinger. Cette femme étrange fut le premier amour de Gourmont. Elle était d'un caractère assez curieux, portée vers la Magie noire et encline à l'hystérie. Gourmont la décrivait ainsi en 1894 : « Kabbaliste et occultiste, instruite en l'histoire des religions et des philosophies asiatiques, attirée par le charme des symboles, fascinée par le voile d'Isis, initiée, par de dangereuses personnelles expé- riences aux plus redoutables mystères de la Magie noire, théurgiste et pourtant catholique, et encore artiste pas- sionnée... M Berthe de Courrière a trop peu écrit pour vouloir, sans doute, être jugée comme écrivain ; mais ce peu, interprétations de miraculeuses images, notations mystiques, promenades dans le rêve, affirme une âme à qui le Mystère a parlé — et n'a pas parlé en vain. » (3) Pourtant elle fut très bonne pour Gourmont, le soigna pendant sa maladie, et resta auprès de lui pendant toute sa vie. Leur liaison débuta d'une façon assez ordinaire.. Gourmont, toujours Attaché à la Bibliothèque Natio- nale, adressa des poèmes à M de Courrière, et ensuite des lettres de plus en plus ardentes. La suite de leur cor -

(1) Souvenirs ; Imprimerie Gourmontienne, n° 5, 1922. (2) Théodore Stanton : The Late Remy de Gourmont, , Chicago, 25 nov. 1915. (3) Portraits du Prochain Siècle, 1894, p. 17-18. respondance, publiée dans les Lettres à Sixtine, datant du 14 janvier au 15 décembre 1887, parcourt toute la gamme des émotions, — querelles, reproches, passion, belles phrases. En tout cas, dans les premières lettres, Gourmont n'était pas à l'aise avec elle, car il ne la com- prenait pas, et elle se plaisait à le mystifier malicieuse- ment. Il lui écrivait : « Oh mon amie, vous êtes trop exi- geante. Vous cherchez l'introuvable et vous vous éton- nez de ne le point rencontrer ». (1) Il faut croire que Gour- mont n'était pas habitué à ce monde de paradoxes et d'occultisme, car il ne pouvait pas donner la réplique à M de Courrière. On a l'impression, en lisant ces lettres, que M de Courrière considéra Gourmont comme un provincial ; en tout cas, il lui reprocha constamment son ironie et sa froideur. Il est curieux de lire ces lettres brû- lantes de Gourmont, où le détachement de sa maturité manque complètement : ... « Sais-tu que je n'ai presque pas de plaisir à te voir, que bientôt je te redouterai comme une douleur ? C'est comme si j'étais amoureux de la Madone de Botticelli et que je la voulusse emporter. (2) » Au mois de septembre il passa ses vacances chez ses pa- rents en Normandie. Il adressa de nombreuses lettres à Sixtine où la spontanéité de son amour est évidente. Ses excentricités lui parurent charmantes — « Sa belle écri- ture sur l'enveloppe : l'adresse sur le côté gommé, le timbre de travers... » (3) Il pleurait en pensant qu'elle était loin de lui, il dissimulait ses lettres en les faisant envoyer à la poste restante « pour allayer la curiosité du facteur ». Cette naïveté étonne chez Gourmont. Lui qui toujours semblait si maître de lui et qui se gardait bien de se mon- trer au monde, était complètement désemparé dans ce premier contact avec un milieu qui lui était étranger. (1) Lettres à Sixtine, 10 mai 1887, p. 38. (2) Ibid., le 27 mai, 1887, p. 53. (3) Ibid., le 3 sept. 1887, p. 113. 3281. — Imprimerie Jouve et C 15, rue Racine, Paris. — 1-1940

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