LA VIGUERIE DE ( VICARIA CASSANOMENSIS )

La rue de la Viguerie a remplacé heureusement à Chassenon l’avenue Néron, empereur romain de sinistre réputation. Mais qu’est-ce qu’une viguerie et pourquoi ce nom a-t-il été donné , avec raison, à la principale rue du bourg ?

Le dictionnaire de l’Académie Française donne la définition suivante, reprise dans l’article de Wikipédia : « Une viguerie ou vicairie ( vicaria) est une juridiction administrative médiévale. Elle tire son nom du mot vicarius qui veut dire remplaçant. C'est le cadre d'une juridiction administrée par un personnage qui n'est pas le détenteur légal des droits d'origine publique qu'il exerce, mais le représentant local de ce dernier ».

Apparue à l’époque carolingienne, la viguerie ou vicairie (vicaria) est au départ le siège local d'une juridiction civile rendue au nom du comte, représentant du roi, ou d'une autre personne détenant tout ou partie des pouvoirs comtaux sur un territoire donné ( un vicomte par exemple). Au début, elle avait des attributions judiciaires, fiscales et militaires. Cependant, avec l'accroissement du pouvoir des juridictions royales, la viguerie est devenue tardivement la juridiction locale, seigneuriale, la plus petite, ne traitant plus que des affaires courantes, comme ce qui sera , beaucoup plus tard, la justice de paix . Elle était administrée par un vicaire ou viguier. (à ne pas confondre avec le vicaire qui assistait autrefois le curé). Viguier est aujourd'hui un nom de famille relativement répandu dans le Sud de la . En Limousin, le patronyme Vigier, de même origine, est bien représenté.

Chassenon a été le siège d’une viguerie, dans le haut Moyen Âge. Pourquoi ? Et comment le savons-nous ?

La principale raison pour laquelle Chassenon a été une viguerie vient de son passé d’agglomération secondaire de la Cité des Lémovices au temps où elle se nommait Cassinomagus et où ses thermes, son temple, son théâtre attiraient les foules , tout en fixant une population importante dans un gros village bien situé sur la Via Agrippa. Ceci du premier au Vè siècle de notre ère. L’historien médiéviste Jean-François Boyer a bien démontré que plusieurs autres agglomérations secondaires gallo-romaines du Limousin( Brive ou Chervix, par exemple) étaient devenues , comme Chassenon, des vigueries. Un autre historien médiéviste bien connu à Chassenon pour avoir réalisé des études sur l’église et le cimetière, Luc Bourgeois, a fait la même constatation pour le Poitou : d’anciennes agglomérations secondaires gallo- romaines comme Civaux ou Loudun, sont devenues, au IXè siècle, des vigueries.

Autre point commun entre ces agglomérations : elles ont été, entre le Vè et le IXè siècle, d’importants centres du christianisme naissant. Ce fut le cas de Chassenon, dont une très ancienne église Saint- Jean-Baptiste devint un centre baptismal et où le cimetière était particulièrement vaste et éloigné de l’église, comme on le voit encore à Civaux. On venait à Chassenon pour se faire baptiser et se faire inhumer. Les sarcophages étaient d’ailleurs tellement nombreux que , plus tard , on s’en servit pour édifier le mur de clôture du cimetière ! ( celui de Civaux est toujours visible, celui de Chassenon a été détruit au XIXè siècle).

Ajoutons que Chassenon était aussi un centre de production de sarcophages qui s’exportaient jusqu’à , l’impactite dans laquelle ils étaient creusés étant censée mieux conserver les corps que les autres roches. (Impactite : roche issue de la chute d’une météorite géante, il y a plus de 200 millions d’années)

Donc, dès avant le IXè siècle, à l’époque mérovingienne, alors qu’il était dans le royaume d’Aquitaine, Chassenon était déjà un « vicus »(agglomération rurale) et une « parochia » (paroisse) dont l’importance surpassait celle des villages voisins. Les desservants étaient nommés directement par l’évêque de Limoges, ce qui permettait à ce dernier de contrôler les marges occidentales de son diocèse, et ceci jusqu’à la Révolution de 1789.

Aussi n’est-il pas étonnant que Chassenon soit devenu au IXè siècle, le siège d’une vicairie ou viguerie. Les documents qui nous renseignent sur cette fonction sont rares et succincts. Il s’agit d’abord d’un diplôme ou acte du roi d’Aquitaine Pépin Ier (petit-fils de Charlemagne), souscrit le 23 avril 838 in Cassano, c’est-à-dire à Chassenon. Est-ce l’acte de création de la vicairie ? Le roi lui-même est-il venu à Chassenon ? Nous ne le savons pas , mais c’est possible. En tout cas cela témoigne de l’importance du lieu.

Les deux autres documents sont extraits des cartulaires (recueils d’actes) de la cathédrale Saint-Étienne de Limoges et de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême. Ils sont tous les deux du milieu du Xè siècle et citent tous les deux la « vicaria Cassanomensis »(vicairie ou viguerie de Chassenon)

Voici la traduction du texte latin : Cartulaire de Saint-Etienne de Limoges. Don par Geoffroy de diverses villas (vastes domaines) dans la vicairie de Chassenon. « La loi romaine déclare et l’autorité exige que quelque personne que ce soit qui veut donner une partie de ses biens pour le repos de son âme, soit libre et assuré qu’il ait la possibilité de faire ce qu’il veut en toutes choses. Donc, moi, Geoffroy, au nom de Dieu, uniquement pour l’amour de Dieu et le repos de mon âme, je donne et je fais donation à Saint-Étienne de Limoges et à ses chanoines qui y sont attachés de droit, mes biens héréditaires, c’est-à-dire ma villa appelée Visuracus, et une autre villa qui la touche, appelée la grande villa Frigida, et une troisième villa qui touche celle-ci et est appelée Pauliagus, et une quatrième villa qui s’appelle Exsartus et une cinquième villa appelée a Mansiones et dans un autre lieu un autre domaine(manse) situé dans une villa qui se nomme Siluacus. Toutes ces choses susdites, je les donne et en fais donation à Saint-Étienne et à ses chanoines, c’est-à- dire jardins, vignes, champs, prés, bois, eaux dormantes et eaux courantes pour les moulins, toutes ces choses susdites qui m’appartiennent, j’en donne la totalité et j’en fais donation. Et toutes ces choses susdites sont dans la Cité Lémovice, dans la vicairie de Chassenon (in vicaria Cassanomense) »

Cartulaire de Saint-Pierre d’Angoulême. Autier et sa femme Ermensende, donnent, pour le repos de leurs âmes, à Saint- Pierre d’Angoulême et à ses chanoines, trois domaines (manses) situés, l’un à Traizen, vicairie de , les deux autres à Loriac, vicairie de Chassenon, avec toutes leurs dépendances, sous cette clause qu’ils en jouiront leur vie durant en payant une rente annuelle de douze deniers. « A Dieu très glorieux et à saint Pierre, apôtre du seigneur , chef des apôtres, à qui sont confiées les clés du paradis, en l’honneur de qui l’église de la Cité d’Angoulême et ses chanoines a été consacrée, et où Fulcaldus est évêque ( 940-952). Moi, vénérable Autier et ma femme du nom de Ermensende, considérant la fragilité de notre santé, pour la crainte de Dieu et le repos de nos âmes, nous cédons au lieu susdit Saint-Pierre et à ses chanoines un domaine( manse) dans le pagus d’Angoulême et la vicairie de Vouzan, la villa qui a pour nom Traisen, sur le fleuve Tardoire, avec toutes ses dépendances et son serf, Fulbert, notre meunier, et sa femme Stéphanie. Et nous cédons au même lieu de Saint-Pierre, dans le pagus de Limoges, dans la vicairie de Chassenon (in vicaria Cassanomense), dans la villa dont le nom est Loriaco (Laurière ?), notre domaine (manse) où Johannes (Jean) réside, et dans cette villa un autre domaine où il réside aussi.Tous ces domaines que l’on peut voir sont en notre possession et nous en garderons l’usufruit tant que nous vivrons, en donnant, le jour de la fête de saint Pierre, une rente de 12 deniers comme impôt dû aux chanoines. Et si quelqu’un de nos héritiers venait à ne pas respecter ces conditions, il se heurterait à la colère de Dieu Tout Puissant, de ses saints, des anges et des archanges, et il serait excommunié comme Judas, Dathan et Abiran qui vivent en Enfer , et serait tourmenté par les flammes de l’Enfer jusqu’à la fin des temps. »

Maximin Deloche, un historien du XIXè siècle, a eu connaissance de ces actes. Des recherches complémentaires lui ont permis de dresser une carte ( voir ci-dessous) des vicairies ou vigueries de la région limousine vers le Xè siècle. Malgré de nombreuses approximations et erreurs, on peut voir que la vicairie de Chassenon (vicaria Cassanomensis) s’étendait sur un vaste territoire. Ses limites, à l’Est, allaient jusqu’aux localités actuelles de Saint-Brice, Saint-Auvent, Gorre et même ! Au Sud, elle touchait à la Centena Nontronensis ( Nontron). A l’Ouest, elle s’étendait jusqu’à Lézignac et . Au Nord, jusqu’à la Vienne près de et de Saint-Junien et même au delà, sur une petite portion de la paroisse d’Étagnac ( Pilas et Beaulieu). Elle englobait ce que sont aujourd’hui , Biennac, Vayres, Oradour-sur-Vayres, , Saint-Quentin, Verneuil, Videix, Chéronnac, Chaillac, Saillat, etc.

L’abbé Nadaud, un des premiers historiens limousins, venu à Chassenon en 1749, avait déjà noté que : « Les habitants de Chassenon croient que leur ville s’appelait autrefois la ville des Tempes, qu’elle était arrosée par quatre rivières, la Vienne, la Gorre, la Grêne et la , qu’elle s’étendait jusqu’à La Péruse et devait avoir deux lieues de contour ». Il y avait bien une part de vérité dans cette croyance !

Combien de temps Chassenon garda-t-il ce statut de vicairie ou viguerie ? Certainement un peu plus d’un siècle et demi. Le cartulaire de l’abbaye de , d’avant 1014, localise un manse (domaine) « in pago Lemovicensi, in vicaria Cabanensi, in parochia S. Johannis de Cassano » (dans le pagus de Limoges, la viguerie de Chabanais, la paroisse Saint-Jean de Chassenon). Ainsi, dès le début du XIè siècle, Chassenon n’était plus qu’une paroisse, donc une petite circonscription civile et religieuse, faisant partie désormais de la vicairie ou viguerie de Chabanais.

Cette dernière, dont la création est liée à l’édification d’un château par Abbon Cat Armat et ses successeurs (qui seront princes) sur les bords de la Vienne, va englober une partie de la vicairie de Chassenon, alors que l’autre partie le sera par la vicairie de Rochechouart, née elle aussi de l’édification d’un château sur une roca (roche) par un certain Cavardus (Chouart) et ses successeurs les vicomtes. Ce sont des vicairies ou vigueries seigneuriales, castrales, qui se mettent ainsi en place au XIè siècle, remplaçant les anciennes vicairies héritières de leur passé gallo-romain, comme Chassenon. L’historien André Debord l’a bien démontré.

En outre Chassenon perdit en même temps son rôle de relais routier sur la Via Agrippa, car une nouvelle route longeant la Vienne au Nord (actuelle N. 141) reliait désormais Saint-Junien à Chabanais, provoquant l’abandon de la vieille voie romaine.

Carte de la « vicaria Cassanomensis » établie par Maximin Deloche.

Bibliographie

BOURGEOIS Luc. Le poids du passé : le rôle des pôles de pouvoir traditionnels dans le Poitou des VIè-XIè siècles. CESCM 2004

BOYER Jean-François. Les circonscriptions carolingiennes du Limousin. BSAHL 1995

DEBORD André. La société laïque dans les pays de la Charente. Xè-XIIè siècles. Picard 1984

DELOCHE Maximin. Étude sur la géographie historique de la Gaule. Imprimerie impériale. 1860

André BERLAND