Annales historiques de la Révolution française

379 | janvier-mars 2015 Nouvelles perspectives pour l'histoire de la musique (1770-1830)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13406 DOI : 10.4000/ahrf.13406 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 15 février 2015 ISBN : 978-2-200-92958-9 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 379 | janvier-mars 2015, « Nouvelles perspectives pour l'histoire de la musique (1770-1830) » [En ligne], mis en ligne le 15 février 2018, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13406 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.13406

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SOMMAIRE

Revisiter l’histoire sociale et politique de la musique années 1770 – années 1830 Mélanie Traversier

Articles

La musique des spectacles en Suède, 1770 – 1810 : opéra-comique français et politique de l’appropriation Charlotta Wolff

Le rendez-vous manqué entre Mozart et l’aristocratie parisienne (1778) David Hennebelle

Dynamiques de professionnalisation et jeux de protection : pratiques et enjeux de l’examen des maîtres de chapelle à (1784) Élodie Oriol

Trois batailles pour la République dans les concerts parisiens (1789-1794) : Ivry, Jemappes et Fleurus Joann Élart

Les fantômes de l’Opéra ou les abandons du Directoire Philippe Bourdin

Des fêtes anniversaires royales aux fêtes nationales ? Pratique musicale et politique à Berlin, 1800-1815 Katherine Hambridge

La Restauration de la musique de la Chapelle royale et les fantômes de l’Ancien Régime (1814-1815) Youri Carbonnier

La profession de chanteuse d’opéra dans le premier XIXe siècle Le cas de Giuditta Pasta Catherine Menciassi-Authier

La bibliothèque de Saint-Just : catalogue et essai d’interprétation critique Louise Ampilova-Tuil, Catherine Gosselin et Anne Quennedey

Hommage à Maurice Agulhon (1926-2014)

Le Normalien Jean Ehrard

Le collègue et l’ami Michel Vovelle

Maurice Agulhon, de la Provence à la Nation Raymond Huard

Maurice Agulhon et la morale Jacqueline Lalouette

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En lisant, en écoutant Maurice Agulhon Jean-François Chanet

Comptes rendus

Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française , Les Prairies ordinaires, 2013 Jacques Guilhaumou

Maria Pia Donato, David Armando, Massimo Cattaneo et Jean-François Chauvard (dir.), Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e napoleonica École française de Rome, 2013 Jean-Clément Martin

Anne de Mathan (éd.), Histoires de Terreur. Les Mémoires de François Armand Cholet et Honoré Riouffe Paris, Honoré Champion, 2014 Michel Biard

Henri Guillemin, 1789-1792/1792-1794. Les deux Révolutions françaises Bats, éditions Utovie, 2013 Philippe Foussier

Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipédia Champ Vallon, La Chose publique, 2013 Jean-Clément Martin

Eric Szulman, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2014 Guy Lemarchand

Philippe Riviale, La Révolution française dans l’infortune de la finance Paris, L’Harmattan, 2013 Marie-Laure Legay

Texte établi, présenté et annoté par Jacques Resal et Pierre Allorant, Un médecin dans le sillage de la Grande Armée. Correspondance entre Jean Jacques Ballard et son épouse demeurée en France (1805 – 1812) Paris, L’Harmattan, 2013 Bernard Gainot

Manuela Albertone, National Identity and the Agrarian Republic: The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830) Farnham, Burlington, Ashgate, 2014 Manuel Covo

Michel Biard, 1793, Le siège de Lyon : entre mythes et réalités Clermont-Ferrand, Lemme édit., 2013 Maxime Kaci

Gilbert Romme, Correspondance 1779-1786 édition établie par Anne-Marie Bourdin, Philippe Bourdin, Jean Ehrard, Hélène Rol-Tanguy et Alexandre Tchoudinov, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2014, volume 2, tomes 1 et 2 Pierre-Yves Beaurepaire

Annie Duprat, Marie-Antoinette, 1755-1793 Images et visages d’une reine Paris, Autrement, 2013 Guillaume Mazeau

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Revisiter l’histoire sociale et politique de la musique années 1770 – années 1830

Mélanie Traversier

1 En août 1776, l’Académie royale de Musique met à l’affiche Les Romans, un ballet héroïque en trois tableaux qui avait été créé quarante ans plus tôt sur un livret de Michel de Bonneval, alors Intendant des Menus Plaisirs1. Le compositeur Giuseppe Maria Cambini est chargé d’en refaire la musique. Observateur avisé et mondain averti, le baron Grimm rend compte du spectacle avec une certaine déception : On a été obligé de retirer l’ouvrage après la troisième représentation. Les paroles qu’il avait prétendu faire revivre ont paru d’une insipidité parfaite ; sa composition, dont on avait pris une idée assez avantageuse sur les morceaux qu’on avait entendus de lui au Concert Spirituel et au Concert des Amateurs, n’a guère mieux réussi. On a trouvé la facture facile et passablement correcte, mais faible et froide, sans idée, sans génie […]2.

2 Guère convaincu par la partition musicale du musicien italien, Grimm en déduit le peu d’intérêt artistique et économique qu’il y a à reprogrammer une œuvre après la mort de son auteur. Au-delà de l’expression de sa désillusion, il évoque sans s’y attarder des aspects pourtant essentiels de la vie musicale parisienne dont on retrouve également les traits dans les autres capitales européennes de la musique du dernier tiers du XVIIIe siècle.

3 Les institutions et lieux dédiés à la musique savante, qu’elle soit profane ou sacrée, se sont en effet multipliés et diversifiés et se singularisent peu à peu dans le paysage urbain3, notamment avec l’apparition des premières salles de concert spécifiques4 ; ils concurrencent les théâtres d’État plus anciens, tout en recrutant bien souvent les mêmes artistes (musiciens, chanteurs, compositeurs) qui offrent indifféremment leur talent. Les carrières se construisent ainsi selon des parcours professionnels et géographiques de plus en plus complexes qui marquent un essoufflement relatif du mécénat comme principal pourvoyeur d’emploi musical5. L’accès à une certaine réputation dépassant l’horizon de la ville de formation implique assez généralement

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une vie d’itinérance. Ce nomadisme est particulièrement contraignant pour les chanteurs et plus encore les chanteuses qui ne peuvent vivre de leur art que par le biais du spectacle vivant6, tandis que les compositeurs bénéficient du relais toujours plus productif et efficace de l’édition musicale gravée et des réseaux éditoriaux la soutenant à l’échelle européenne7. Les recensions du baron Grimm, dont la diffusion est certes socialement limitée, participent d’un autre processus qui valorise toujours plus le « public » comme principale instance d’accréditation culturelle, capable de lancer les carrières des plus jeunes, comme de faire tomber des opéras pourtant programmés sur des scènes prestigieuses8. S’il n’y pas encore de véritables périodiques savants dédiés aux seuls spectacles musicaux, la présence plus fréquente dans les gazettes et journaux d’articles relevant véritablement d’une critique musicale, et non plus seulement de la chronique des sociabilités élitaires, atteste cette mutation.

4 Amorcés au début du XVIIIe siècle, ces phénomènes font véritablement sentir leurs effets sociaux à la fin du siècle. À ce titre, ils ont suscité un certain nombre de travaux récents, sensibles au dialogue méthodologique et heuristique entre histoire socio- culturelle et musicologie et aux échanges entre différentes historiographies nationales9. Ces recherches souvent portées par d’ambitieux programmes collectifs ont augmenté le corpus documentaire au-delà des sources musicales traditionnelles (partitions, traités sur la musique, archives des institutions musicales) et ont décrit avec finesse les modalités par lesquelles la mobilité des musiciens avait pu s’élargir et s’accélérer10 ; elles ont également remis en évidence la vitalité musicale des institutions religieuses et leur cohorte de musiciens et musiciennes « modestes »11. Analysant la hiérarchie mouvante des genres de musique savante, comme les rapports conflictuels qui peuvent opposer les différents métiers de la musique de manière synchronique ou diachronique, plusieurs travaux individuels ou collectifs réinterrogent notamment l’histoire musicale des Lumières et du premier XIXe siècle au prisme des gender studies12.

5 Les huit contributions rassemblées ici s’inscrivent dans ce renouvellement engagé depuis une dizaine d’années, tout en questionnant les habituelles frontières chronologiques académiques. Le numéro couvre en effet la période allant des années 1770 aux années 1830, dans une perspective résolument sensible à l’histoire politique heurtée de cette période et à ses effets sur le fonctionnement et les acteurs sociaux multiples du monde musical, tel qu’il s’est déjà élargi progressivement à l’échelle européenne depuis la fin du XVIIe siècle. Il s’agit en effet de resituer à la croisée de l’histoire politique et de l’histoire sociale de la musique un certain nombre de dynamiques, qu’elles aient été déjà à l’œuvre ou qu’elles soient activées ou directement provoquées par les soubresauts politiques, et qui participent de la professionnalisation des métiers de la musique, de la structuration toujours plus complexe du marché de la musique et d’un mouvement croissant de politisation des œuvres musicales dont la dimension nationale ne saurait être négligée.

6 Révélant une autorité nouvelle en matière d’arbitrage culturel, les musiciens, à commencer par les compositeurs, revendiquent un rôle accru en terme d’expertise des talents de leurs pairs. Cette conquête qui doit être considérée comme un marqueur de professionnalisation et d’autonomisation par rapport au système mécénal peut s’appuyer sur l’ancienne structure corporative comme à Rome (Élodie Oriol) ou au contraire s’en affranchir brutalement et précocement, comme en témoigne le déclin de la corporation des ménestriers parisiens face à l’affirmation de musiciens, souvent liés aux institutions de cour, se proclamant comme génies créateurs plutôt que comme

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« faiseurs de musique »13. Les rapports entre création et professionnalisation se nouent ainsi de manière complexe, selon la plus ou moins grande institutionnalisation des activités musicales locales et selon la mainmise des autorités politiques sur la vie culturelle. La captation du discours sur la musique, sur sa nécessaire réforme ou sur les nouveaux talents musicaux par les professionnels de la musique eux-mêmes n’est toutefois pas linéaire, comme en atteste leur participation encore faible aux débats éditoriaux qui scandent à Paris la querelle des Gluckistes et des Piccinnistes et qui demeurent confisqués par les érudits et autres intellectuels écrivains14.

7 Ces musiciens, toujours plus professionnalisés et qui s’émancipent à terme du cadre corporatif, bénéficient d’un vivier d’emplois musicaux plus vaste en raison de la diversification et de la spécialisation des lieux de musique, qu’ils soient privés, publics ou princiers (Charlotta Wolff, David Hennebelle, Katherine Hambridge). Les horizons géographiques de leurs carrières sont également élargis, à mesure que se structure un marché européen de la musique, façonné et animé en partie par des réseaux d’intermédiaires transnationaux15, qu’il s’agisse des éditeurs16, des diplomates17, des directeurs de salle ou des artistes eux-mêmes. Selon les ambitions et les propositions du moment, ils sollicitent tour à tour ces médiateurs de réputation et d’information musicales, ou bien activent des solidarités nationales ou professionnelles. La mobilisation de ces ressources personnelles et professionnelles n’est toutefois pas un gage de succès (David Hennebelle) et n’occulte pas les rivalités et les conflits entre gens du spectacle (Élodie Oriol, Youri Carbonnier, Catherine Authier-Menciassi).

8 En entraînant la disparition de certaines institutions musicales liées aux pouvoirs renversés, et par leurs effets induits en terme de recrutement des musiciens, les bouleversements politiques de la période couverte par ce numéro rendent saillantes ces tensions et rappellent la précarité du statut de musicien. Offrant d’abord des opportunités inespérées à de nouveaux venus, les théâtres d’État et les autres lieux princiers de représentations musicales, au-delà de leur changement temporaire de dénomination officielle, recomposent assez vite leurs rangs, non sans conflits entre vrais anciens, vrais parvenus, faux et fausses nouvelles recrues (Philippe Bourdin, Youri Carbonnier). Si du point de vue du calendrier des saisons musicales, des effets de prestige recherchés et des musiciens engagés, un certain nombre de permanences sont manifestes entre les institutions musicales d’Ancien Régime et celles relevant d’un nouvel ordre politique révolutionnaire ou impérial (Katherine Hambridge), le renforcement de la vocation explicitement politique de la musique en tant qu’elle vise à conquérir les coeurs et convaincre les esprits se lit dans certaines formes musicales inédites ou renouvelées. C’est le cas notoire des chansons et hymnes révolutionnaires, mais aussi des œuvres savantes résolument patriotiques, créées au service de la cause révolutionnaire ou de la gloire du nouveau pouvoir, des figures ou des événements emblématiques qui l’incarnent (Joann Élart). Ce processus de politisation de la musique18 ne submerge pas l’ensemble des évolutions amorcées ou entérinées au XVIIIe siècle, il peut les accélérer ou les freiner non sans a-coups, selon des rythmes variés qui sont en partie calqués sur les spécificités politiques et culturelles locales héritées et présentes (Katherine Hambridge). Les années suivant le Congrès de Vienne sont marquées par le renforcement du caractère concurrentiel et internationalisé du marché de la musique profane, la concurrence accrue entre lieux et institutions programmant des manifestations musicales, la complexification des carrières et des itinéraires professionnels transnationaux et définitivement par la promotion de la voix de femme sur les scènes européennes et bientôt mondiales. Les plus célèbres

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chanteuses d’opéra sont enfin en partie libérées du soupçon moral ayant longtemps entaché leur destin musical et peuvent s’attirer l’éloge le plus exalté. Ainsi, le 9 septembre 1816, le marquis de Custine, saisi d’admiration « jusqu’à la terreur » après avoir entendu « La » Catalani à Francfort, écrit aussitôt à son amie Rahel Varnhagen, la brillante femme de lettres dont le salon berlinois est fréquenté par la fine fleur des artistes et auteurs allemands : Mme Catalani chante, ou plutôt laisse chanter par sa bouche le démon de l’art […]. Elle vous délie ou vous enchaîne à son gré en se jouant tout-à-tour de l’impression qu’elle produit et de celle qu’elle éprouve ; vous n’êtes plus en vous, vous êtes dans la musique, la musique est en vous, c’est un talent immédiat qui vous plonge dans la source ; impossible d’y penser, impossible de la juger, c’est le torrent de ce chant qui se précipite d’un autre monde dans celui-ci et qui entraîne tout avec lui […]. Ah ! venez, venez l’entendre, cherchez-la, suivez-la, poursuivez-la […]19.

9 Rahel Vanhagern ne manque pas de suivre la suggestion de son correspondant. Si elle s’exprime laconiquement, son « enchantement » est tout aussi évident : « J’ai entendu la Catalani ; ici je n’ajoute rien, je répète tout ce que vous avez dit »20.

10 Quelques années plus tard, les succès parisiens et les anecdotes plus ou moins légendaires et bienveillantes qui contribuent à la célébrité21 de la chanteuse italienne Giuditta Pasta (Catherine Authier-Menciassi) marquent à coup sûr l’avènement des femmes soprani au sommet de la hiérarchie vocale22 ; plus largement, les collaborations parfois houleuses mais fructueuses entre Gioacchino Rossini23 et Giuditta Pasta illustrent de manière exemplaire ces réalités « nouvelles » et durables du marché de la musique, les contraintes comme les opportunités financières, publicitaires et statutaires qui en résultent pour les artistes d’opéra en particulier. D’autres processus socio-économiques viennent par la suite accentuer les caractères propres à ces carrières musicales professionnelles : la « mondialisation » des carrières avec l’émergence d’un marché « américain » de la musique lié aux acteurs sociaux de la vie musicale européenne, l’affirmation et le respect du droit d’auteur des compositeurs qui vont de pair avec l’explosion et la spécialisation critique de l’édition musicale, l’institutionnalisation de l’histoire de la musique24, l’essoufflement relatif de la musique sacrée et la promotion générale et effective des musiques nationales25 en même temps que l’affirmation d’un « grand répertoire » européen…

11 Ce numéro qui ne prétend nullement dresser un panorama exhaustif de la vie musicale européenne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, explore donc quelques-uns et quelques-uns seulement des terrains de la recherche la plus récente telle qu’elle articule toujours plus fructueusement histoire et musicologie. En se focalisant sur une période marquée par la transition entre ce que la taxinomie musicologique appelle le classique et le romantisme, les contributions rassemblées rendent d’autant plus visibles les questions relatives à la dimension sociale et politique de l’histoire de la musique.

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NOTES

1. Sur les liens entre les Menus Plaisirs et l’Académie royale de Musique en général, et sur la carrière de Michel de Bonneval, Pauline LEMAIGRE-GAFFIER, Administrer les Menus Plaisirs. La cour, l’État et les spectacles dans la France des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, à paraître en 2015 (livre issu d’une thèse soutenue en 2011 à l’université de Paris 1). 2. Baron GRIMM, Correspondance littéraire, philosophique et critique, Paris, chez F. Buisson, rééd. 1812, t. 3, p. 208. 3. En particulier, sur l’insertion des lieux de musique dans le paysage urbain, Peter BORSAY, « Sounding the Town », Urban History, 29 (2002), p. 92-102 ; Juan José CARRERAS, Miguel Ángel MARÍN, Andrea BOMBI (dir.), Música y Cultura Urbana en la Edad Moderna, Valencia, Instituto Valenciano de la Música, 2005 ; Hans Erich BÖDEKER, Patrice VEIT et Michael WERNER (dir.), Espaces et lieux de concert en Europe, 1700-1920. Architecture, musique, société, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008 ; Laure GAUTHIER et Mélanie TRAVERSIER (dir.), Mélodies urbaines. La musique dans les villes d’Europe (XVIe-XIXe siècles) , Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. Sur les implications urbanistiques, architecturales et policières liées à la multiplication des lieux de spectacle urbains aux XVIIIe siècle, Christophe LOIR, Mélanie TRAVERSIER (dir.), Aller au théâtre. Pour une perspective diachronique de la circulation autour des théâtres, Antiquité -XVIIIe-XIXe siècles, Histoire Urbaine, n° 38, 2013, Introduction, p. 5-18. 4. Hans Erich BÖDEKER, Patrice VEIT et Michael WERNER (dir.), Espaces et lieux de concert, op. cit. 5. David HENNEBELLE, De Lully à Mozart. Aristocratie, musique et musiciens à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2009. 6. Christian MEYER (dir.), Le musicien et ses voyages. Pratiques, réseaux et représentations, Berlin, BWV- Berliner Wissenschafts-Verlag, 2003. Voir également Reinhard STROHM (dir.), The Eigthteenth- Century Diaspora of Italian Music and Musicians, Turnhout, Brepols Publishers, 2001. Plus récemment encore les recherches menées depuis 2010 dans le cadre du programme ANR-DFG MUSICI dirigé par Anne-Madeleine Goulet et Gesa Zur Nieden et publiées dans Anne-Madeleine GOULET, Gesa ZUR NIEDEN (dir.), Europäische Musiker in Venedig, Rom und Neapel, Actes du colloque conclusif de l’ANR-DFG MUSICI, Rome, 19-21 janvier 2012, Analecta Musicologica, n° 52, 2014. 7. En particulier, Kate VAN ORDEN (dir.), Music and the Cultures of Print, New York, Garland, 2000 ; Rudolf RASCH (dir.), Music Publishing in Europe 1600-1900, Berlin, Berliner-Wissenschafts-Verlag, 2005 et Id., The circulation of Music in Europe 1600-1900, Berlin, Berliner-Wissenschafts-Verlag, 2008. 8. En particulier, parmi les travaux récents, Manuel COUVREUR, Thierry FAVIER (dir.), Le plaisir musical en France au XVIIe siècle, Wavre, Mardaga, 2006 ; Xavier BISARO (dir.), Les sons du théâtre - Angleterre et France (XVIe-XVIIIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. 9. À titre emblématique, le programme « Music Life in Europe, 1600-1900. Circulation, Institutions, Representation » soutenu par l’European Science Foundation. Sur les nouvelles orientations de la recherche consacrée à l’histoire de la musique, Jane H. FULCHER, « Defining the New Cultural History of Music, Its Origins, Methodologies, and Lines of Inquiry », dans Jane F. FULCHER (dir.), The Oxford Handbook of the New Cultural History of Music, Oxford, 2012. Ainsi, le projet ANR « Musiciens et Musiciennes des Saintes Chapelles, XIIIe-XVIIIe siècles » (2011-2013) dirigé par David Fiala illustre la richesse de cette approche interdisciplinaire des phénomènes musicaux tels qu’ils peuvent être ressaisis dans leur épaisseur historique à partir d’une enquête collective prosopographique et d’une attention aux espaces de production et de consommation musicale. 10. Dans le sillage des travaux menés par l’équipe de l’ANR-DFG MUSICI sur la circulation des musiciens européens vers et en Italie durant la période 1650-1750 (voir note 6), le programme européen HERA-MUSMIG dirigé par Vjera Katalinić est consacré aux cadres et effets en terme de

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transferts culturels de la mobilité des musiciens en Europe de l’Est, de l’Ouest et du Sud durant la période moderne : http://musmig.hypotheses.org. Sur la circulation des musiciens et des objets de culture liés au monde musical (décors, accessoires, partitions, ouvrages chorégraphiques…), ainsi que sur le rôle des réseaux qui animent le marché de plus en plus transnational de la musique en Europe, voir Mélanie TRAVERSIER (dir.), Musiques nomades : objets, réseaux, itinéraires, (Europe, XVIIe-XIXe siècles), numéro thématique, Diasporas, Circulations, migrations, histoire. n°26 (à paraître, automne 2015, titre provisoire). 11. Les travaux menés dans le cadre de l’ANR MUSEFREM, notamment à partir des archives révolutionnaires, ont récemment révélé un tissu de modestes musiciennes professionnelles, généralement organistes, qui exerçaient discrètement mais activement dans les églises et les couvents du royaume de France : Bernard DOMPNIER, Sylvie GRANGER, Isabelle LANGLOIS, « Deux mille musiciens et musiciennes d’Église en 1790 », dans Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE, Armelle LE GOFF (dir.), Histoires individuelles, histoires collectives, Sources et approches nouvelles, Paris, CTHS, 2012, p. 221-235. 12. Parmi les ouvrages parus dans les années 1990 et désormais classiques, on peut citer Susan MCCLARY, Feminine Endings : Music, Gender, & Sexuality, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991, rééd. 2002 ; Marcia CITRON, Gender and the musical canon, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Ruth A. SOLIE (dir.), Musicology and difference : gender and sexuality in music scholarship, Berkeley et Los Angeles, University of California Pres, 1993 ; Leslie C. DUNN, Nancy A. JONES (dir.), Embodied voices : representing female vocality in Western culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. Plus récemment, sur les parcours contrastés des musiciens et musiciennes à l’époque moderne, voir l’étude consacrée aux jeunes filles formées dans les ospedali vénitiens, Caroline GIRON-PANEL, À l’origine des conservatoires : le modèle des ospedali de Venise (XVIe-XVIIIe siècle), thèse d’histoire moderne, Grenoble 2-Università Ca’ Foscari, 2010 (à paraître) ; sur les représentations sociales contraignant l’écoute de la voix féminine chantée, parmi les travaux menés par les membres du Cercle de Recherche Interdisciplinaire sur les Musiciennes (http://www.creim.fr), Raphaëlle LEGRAND, « Libertines et femmes vertueuses : l’image des chanteuses d’opéra et d’opéra- comique en France au XVIIIe siècle », dans Hélène MARQUIÉ, Noël BURCH (dir.), Émancipation sexuelle ou contrainte des corps ?, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 157-175 ; Catherine DEUTSCH, « Musique et eccellenza delle donne dans l’Italie des XVIe et XVII e siècles », Actes du colloque Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes à l’échelle européenne de 1400 à 1800 : Revisiter la Querelle des femmes, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne (à paraître) ; voir également, Sarah NANCY, La Voix féminine et le plaisir de l’écoute en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2012. Le poids de l’imaginaire social stigmatisant la chanteuse d’opéra comme figure immorale a des implications professionnelles et judiciaires non négligeables : Mélanie TRAVERSIER, « Les chanteuses à la barre », Criminocorpus [En ligne], Musique et Justice, Les musiciens face à la justice, mis en ligne le 14 avril 2014, URL : http://criminocorpus.revues.org/2691. 13. Sur les attaques menées contre les prérogatives de la ménestrandise en France, voir Luc CHARLES-DOMINIQUE, Les ménétriers français sous l'ancien régime, Paris, Klincksieck, 1994 ; Florence GÉTREAU, « François Couperin, la Grande et ancienne Ménestrandise et Guillaume de Limoges », dans Musik. Raum. Akkord. Bild. Festschrift zum 65. Geburtstag von Dorothea Baumann. Music. Space. Chord. Image. Festschrift for Dorothea Baumann's 65th Birthday, Peter Lang, 2011, p. 163-182. 14. Alessandro DI PROFIO, La révolution des Bouffons : l’opéra italien au Théâtre de Monsieur, 1789-1792, Paris, CNRS Éditions, 2003 ; Id., D’une scène à l’autre. L’opéra italien en Europe, Wavre, Mardaga, 2 vol., 2009. 15. Sur l’histoire récemment renouvelée des réseaux, attentive aux acteurs, aux usages, aux champs d’intervention des réseaux, citons en France les travaux lancés dans le cadre de l’ANR CITERE animée par Pierre-Yves Beaurepaire, qui trouvent des échos parmi les jeunes chercheurs (groupe RES-HIST ; laboratoire Junior NHumérisme ; atelier REPLIC à l’université Bordeaux 3), les

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recherches animées par Carole Carribon et Dominique Picco articulant histoire des réseaux et histoire des femmes : Fanny BUGNON, Carole CARIBBON, Bernard LACHAISE, Delphine DUSSERT-GALINAT, Dominique PICCO (dir.), Femmes et réseaux dans les sociétés modernes et contemporaines. Réalités et représentations, Actes du colloque de Bordeaux, 16-17 octobre 2014, Presses universitaires de Bordeaux, (à paraître fin 2015) ; voir également sur le cas particulier des réseaux animant le marché musical européen sur la longue durée, Mélanie TRAVERSIER (dir.), Musiques nomades, op. cit ; à l’étranger, les récents ateliers de travail du programme Analisi delle Reti Sociali (notamment celui des 20-22 juin 2013, consacré aux « Networks in space and time : Models, Data collection and Applications », et ceux de l’Historical Network Research (Gand,15-19 Septembre 2014). 16. Voir par exemple sur le rôle des éditeurs allemands installés à Paris et liés au milieu musical, Joann ELART, « Une nouvelle voie pour la circulation musicale : l’exemple des symphonies de Sterkel entre France et Allemagne (1777-1783 »), Dix-Huitième siècle, n° 43, 2011, p. 101-130. 17. Sur le rôle des diplomates comme médiateurs culturels dans l’Europe des Lumières, en particulier dans le cadre des transferts culturels liés aux arts de la scène, Charlotta WOLFF, « L’ambassadeur des spectacles : le comte de Creutz et l’opéra », dans Pierre-Yves BEAUREPAIRE, Rahul MARKOVITS, Mélanie TRAVERSIER, Charlotta WOLFF (dir.), Les circulations musicales et théâtrales, vers 1750-vers 1815. Actes du colloque international de Nice, 21-23 novembre 2014, à paraître ; Rahul MARKOVITS, Civiliser l'Europe. Politiques du théâtre français au XVIIIe siècle , Paris, Fayard, 2014 ; Mélanie TRAVERSIER, « Costruire la fama : la diplomazia al servizio della musica durante il Regno di Carlo di Borbone », dans Anne-Madeleine GOULET, Gesa ZUR NIEDEN (dir.), Europäische Musiker, op. cit., p. 171-189. Voir également, sur les expressions diverses du rôle culturel des diplomates, les contributions réunies dans Rebekah AHRENDT, Mark FERRAGUTO, Damien MAHIET (dir.), Music and Diplomacy from the Early Modern Era to the Present, Palgrave Macmillan, décembre 2014. Pour la période contemporaine, voir le numéro dirigé par Isabelle DASQUE et Renaud MELTZ, Histoire, Économie et Société, n° 2014/2, Pour une histoire culturelle de la diplomatie. Pratiques et normes diplomatiques au XIXe siècle, ainsi que le double numéro thématique dirigé par Anaïs FLÉCHET et Antoine MARÈS, Relations internationales, n°155-156, Musique et relations internationales I et II, 2013/3 et 2014/1. 18. Sur les appropriations politiques des formes musicales dans les années révolutionnaires et plus généralement les rapports entre musique et politique depuis la fin du XVIIIe siècle, voir Esteban BUCH, La Neuvième de Beethoven – Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999 ; Martin KALTENECKER, La Rumeur des batailles, Paris, Fayard, 2000 ; Mélanie TRAVERSIER, « Transformer la plèbe en peuple ». Théâtre et musique à Naples en 1799, de la proclamation de la République napolitaine à la Première Restauration », AHRF, n° 335, 2004, p. 37-70, et plus récemment, pour un observatoire contemporain, Esteban BUCH, « L’Orchestre de Paris et Daniel Barenboïm dans l’Argentine du général Videla : la musique et le silence de la mort », Relations internationales, n° 156, Musique et relations internationales II, op. cit., p. 87-108. 19. Lettres du Marquis A. De Custine à Varnhagen d’Ense et Rahel Varnhagen d’Ense, Bruxelles, C. Muquardt, 1870, lettre du marquis A. de Custine à Rahel Varnhagen, datée du 9 septembre 1816, p. 55-61. 20. Ibid., lettre de Rahel Varnhagen au marquis A. de Custine, datée du 9 décembre 1816 (Karlsruhe), p. 78-83 : 83. 21. Sur la construction et les usages sociaux de la célébrité, voir Fred INGLIS, A Short History of Celebrity, Princeton, 2010 et le numéro thématique du Lapham’s Quarterly, Celebrity (winter 2011) ; et plus récemment encore, Antoine LILTI, Figures publiques. Célébrité et modernité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014. 22. Rachel COGWILL, Hilary PORRIS (dir.), The Arts of the Prima donna in the Long Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 2012.

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23. Sur la carrière européenne de Rossini et ses étapes parisiennes en particulier, Aurélie BARBUSCIA, Rossini et la « Restauration » de la grandeur musicale dans la France des années 1820, thèse d’histoire et civilisation, soutenue à l’Institut Européen de Florence, 2013. 24. On songe notamment à l’entreprise « encyclopédique » de François-Joseph Fétis : sur son œuvre de musicographe et la genèse de la musicologie savante, Rémy CAMPOS, François-Joseph Fétis, musicographe (1784-1871), Genève, Droz, Haute École de Musique de Genève, 2013. 25. Voir en particulier Didier FRANCFORT, Le Chant des Nations. Musiques et Cultures en Europe (1870-1914), Paris, Hachette Littératures, 2004 ; Philipp THER, In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815-1914, Vienne-Munich, Oldenbourg, 2006.

AUTEUR

MÉLANIE TRAVERSIER IRHiS-UMR 8529 Université de Lille 3 Rue du Barreau BP 60149 59653 Villeneuve d’Ascq Cedex [email protected]

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Articles

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La musique des spectacles en Suède, 1770 – 1810 : opéra-comique français et politique de l’appropriation Music on stage in , 1770-1810: French opéra-comique and politics of appropriation

Charlotta Wolff

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article a été produit dans le cadre du projet de chercheur de l’Académie de Finlande Comic and society in France and Northern Europe, ca. 1760–1790 (265728, 2013-2018). Traduction assurée par l'auteure.

1 Le théâtre parlé comme les diverses formes de spectacles lyriques jouent un rôle central dans la formation de l’opinion et du développement de la sphère publique au XVIIIe siècle. Cet aspect formateur et inclusif des spectacles devient important à l’époque de la Révolution française, la politique pouvant aussi être perçue comme une mise en scène collective et volontariste2. De même, la pratique collective de la musique, qu’il s’agisse de l’écoute ou du fait de jouer ou de chanter, a une fonction socialisante et participative essentielle. Dans une perspective plus vaste encore, la nature cosmopolite de la musique et des milieux musicaux défie les frontières linguistiques et politiques et offre à l’historien des transferts et circulations culturels un champ d’investigation particulièrement fécond mais assez peu étudié.

2 Cette étude a pour objet la musique des spectacles en Suède entre 1770 et 1810, dans un pays monarchique attaché à la liberté mais a priori opposé à la révolution et dont les élites ont de solides liens culturels avec le continent européen et la France en particulier. Au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, la vie musicale et particulièrement

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l’opéra s’y développent fortement. La musique des spectacles y reflète les évolutions du goût dramatique et musical en Europe du Nord, avec, au début, un intérêt affirmé pour la musique italienne en apparent contraste avec la prépondérance de la littérature dramatique française. La cour donnant le ton, les scènes s’ouvrent aux importations musicales, et l’opéra-comique gagne bientôt du terrain aux dépens de l’opéra italien. S’ajoutant aux réseaux personnels des acteurs et musiciens, les liens directs de l’aristocratie avec Paris fournissent des canaux précieux pour l’acheminement de livrets et de partitions.

3 À côté des commandes princières, existe-t-il des voies d’importation indépendantes ? Au-delà de la mélomanie, quels sont les intérêts des passeurs d’information ? Quelle est la place de la musique française dans un pays monarchiste et plutôt contre- révolutionnaire après 1789 ? Nous commencerons par un état des lieux de la scène lyrique suédoise avant et après la fondation de l’Opéra en 1773. L’étude se concentrera sur . Dans un deuxième temps, nous examinerons les voies et agents par lesquels la musique scénique arrive en Suède. Enfin, l’étude se termine par une analyse du répertoire comme miroir des tensions politiques de l’époque révolutionnaire.

Le développement de la scène lyrique et la fondation de l’Opéra

4 Si la fondation d’un théâtre royal d’opéra par Gustave III – dont le règne commence et s’achève dans une salle de théâtre – a été un facteur décisif pour le développement du théâtre lyrique en Suède, il ne faut pas pour autant conclure que la vie musicale et dramatique était plus ou moins inexistante avant 1773.

5 Au début des années 1770, l’élite de Stockholm compte de nombreux amateurs de musique. Parmi eux, le sénateur comte Clas Ekeblad, ministre de Suède en France au début des années 1740 et président de la chancellerie lors de sa mort en 1771, joue de la viole de gambe et chante. À Paris, il notait dans son journal tous les opéras auxquels il assistait3. De retour en Suède, il est le protecteur du compositeur Johan Helmich Roman, dont la Messe suédoise a été créée dans le palais d’Ekeblad à Stockholm, en 1752. De nombreux concerts y ont lieu. Le beau-frère de sa femme, le comte Carl von Fersen, directeur des théâtres royaux à partir de 1780, se profile comme chanteur, acteur et violoniste amateur. Le baron Arvid Niclas von Höpken, également proche de l’ancien parti français, compose des opéras dans le style italien. Les amateurs se retrouvent dans « l’aréopage » musical de la société littéraire Utile Dulci, fondée en 1766, et sont à l’origine de la fondation de l’Académie royale de musique, à laquelle l’Opéra de Gustave III sera associé quelques années plus tard4.

6 Quant aux spectacles, le théâtre suédois avait connu une phase de développement depuis la fin des années 1730 mais stagne au milieu des années 1750 pour ne reprendre vie qu’après 1770. La cour d’Adolphe Frédéric de Holstein-Gottorp (1751-1771) et de Louise Ulrique de Prusse s’est tournée vers l’étranger pour des spectacles et de la musique de qualité. En plus d’une troupe de comédiens français arrivée en 1753, elle recrute une troupe de chanteurs italiens, qui restent de 1754 à 1757, la reine préférant l’opéra italien à la tragédie lyrique française. Lors des anniversaires et fêtes royaux, la cour se divertit par des pièces de Métastase mises en musique par Francesco Uttini, maître de chapelle napolitain venu avec la troupe italienne5.

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7 En même temps, les comédiens français jouent dans la salle du Jeu de Paume (Bollhuset) face au château royal de Stockholm. La troupe compte une trentaine d’acteurs et quatorze danseurs, hommes et femmes. Nous ne savons quelles étaient leurs capacités musicales ; le répertoire, toutefois, comprend non seulement des comédies et des tragédies mais aussi des opéras-comiques, dont dix dans le style de la Foire pour la seule année 1756. La troupe suit de près la parution de nouvelles œuvres, et à partir de la deuxième moitié des années 1760, on voit apparaître à son répertoire des comédies à ariettes et des opéras-comiques dans le style nouveau, plus élaboré, de Duni, de Monsigny, de Philidor et enfin de Grétry6.

8 La musique jouée à l’occasion des festivités de mariage du prince Gustave en 1766 est représentative du tournant du goût, en train de basculer de la musique italienne et du style forain vers la comédie à ariettes. À côté de Psyché de Quinault avec musique d’Uttini et des Chinois de Favart (une parodie de Il Cinese rimpatriato de Sellitti), on donne Tom Jones de Philidor. En 1770, lors de la visite du prince Henri de Prusse, on compte seize représentations privées et plusieurs représentations publiques. Parmi les pièces jouées alors, on note La fée Urgèle de Duni, Le cadi dupé de Monsigny, Les trois sultanes de Favart et L’aveugle de Palmyre de La Vallée, les deux derniers remaniés par Uttini7. Nous pouvons y voir une espèce d’appropriation de l’opéra-comique par le biais du style italien, considéré encore comme la norme.

9 À partir des années 1770, le suédois revient sur les tréteaux, en grande partie par le moyen des traductions de comédies et de vaudevilles. À la fin de 1771, Petter Stenborg, directeur d’un théâtre dans un des faubourgs de la capitale, demande au nouveau roi Gustave III la permission de donner des comédies suédoises au Jeu de Paume. Cette scène est devenue vacante après le renvoi de ceux-ci la même année, Gustave III souhaitant se démarquer par son soutien à la langue et à la littérature suédoises. Stenborg n’obtient que la grâce de pouvoir donner deux représentations8.

10 Car le roi vise plus haut. En août 1772, par un coup d’État non sanglant, il restaure le pouvoir royal en limitant celui de la Diète et s’impose comme le sauveur de la patrie. En 1773, il fonde l’Opéra de Stockholm. Comme Erik Lönnroth et Marie-Christine Skuncke l’ont souligné, pour le roi les deux projets sont liés, « l’opéra » étant le nom de code du coup de force royal9.

11 Avant 1780, le répertoire de l’Opéra couvre à la fois le grand opéra sérieux et le genre comique, mais tout y est joué en suédois. En 1776 on y représente Lucile de Grétry et en 1777 Le Déserteur de Monsigny. L’auteur de la traduction du Déserteur est Carl Stenborg, chanteur à l’Opéra et fils de Petter Stenborg. En 1778, trois autres œuvres de Grétry sont traduites. L’opéra-comique, tel qu’il s’est développé en France depuis la fusion des troupes de la Comédie Italienne et de la Foire, devient rapidement très aimé en Suède, malgré la préférence personnelle du roi pour la tragédie lyrique et le drame historique10.

12 Si elle émane directement du roi, la fondation d’un théâtre lyrique à Stockholm correspond aussi à une demande. Les spectacles jouent un rôle important dans la sociabilité des élites urbaines et dans l’affichage du statut social, si besoin en est par la violence symbolique. D’après le journal du baron Gustaf Adolf Reuterholm pour 1773, les jeunes nobles entrent au théâtre de Petter Stenborg, qui affiche complet. Ils se fraient un passage jusqu’à la scène pour assister à la comédie, laquelle, selon le jeune baron, fait rougir et pâlir les femmes par « ses équivoques et ses grossièretés »11. Cela

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laisse entendre que non seulement le public est mixte, mais aussi sensible à sa vulgarité supposée.

13 La fonction sociale du spectacle semble aussi expliquer le succès croissant de l’entreprise de Stenborg. La même année où est fondé l’Opéra, celle-ci s’installe dans la rotonde de Humlegården, l’ancienne houblonnière royale située au nord des quartiers aisés de Stockholm, atteignant des segments variés du public urbain et périurbain. On y joue des comédies simples en un acte, mais aussi des parodies d’opéra qui deviennent très populaires12.

14 En 1780, Petter Stenborg cède la direction de son théâtre à son fils Carl. Celui-ci mise sur les imitations de comédies étrangères, les traductions de comédies et surtout d’opéras-comiques français. C’est une recette à succès, et Stenborg doit s’agrandir. De 1780 à 1784 sa troupe joue à Eriksberg, à l’ouest de Stockholm, et à partir de 1784 à Munkbron, dans le centre-ville, dans une nouvelle salle pouvant contenir jusqu’à sept- cents personnes. À partir de 1785, elle joue aussi le dimanche. Sous Carl Stenborg, un échange naturel se fait avec l’Opéra, auquel il emprunte des musiciens. Un partage des tâches s’établit, l’Opéra abandonnant peu à peu l’opéra-comique, qui devient la marque du théâtre de Stenborg. Cet établissement subsiste jusqu’en 179913.

15 Un examen du répertoire musical du théâtre de Carl Stenborg démontre une présence massive d’opéras-comiques français, traduits ou adaptés. Pas d’opéra sérieux ou de tragédie parlée : ce serait piétiner le privilège des autres scènes14. Comme les représentations « chez Stenborg » deviennent extrêmement courues dans la population aisée de Stockholm, voire la petite bourgeoisie, tout porte à croire à une familiarisation du public avec les airs et mélodies de la Comédie Italienne de Paris. De 1760 à 1809, sur près de deux cent-cinquante spectacles lyriques tous genres confondus, à l’exception des ballets non chantés, on compte autour de deux-cents opéras-comiques, comédies à ariettes et vaudevilles contre seulement une trentaine d’opéras ou tragédies lyriques et quelques opéras-ballets ou ballets héroïques15.

16 Comme le démontre le tableau 1, les compositeurs les plus appréciés en nombre de titres sont Grétry, Dalayrac, Duni et Monsigny. Si dans d’autres domaines de la musique l’influence allemande et italienne reste forte et que l’opéra royal a été créé pour promouvoir les genres sérieux, le succès de l’opéra-comique français est incontestable dans les années 1770-1780. La souplesse du format permet des adaptations et des productions rapides, avec un orchestre au besoin réduit. La concurrence du mélodrame allemand et de nouveaux compositeurs italiens dans les années 1790 ne semble que modestement défier l’opéra-comique français, qui reste au répertoire pendant toute la période étudiée.

Voies et agents des circulations musicales et dramatiques

17 Par où arrivent donc toutes ces compositions ? Une première porte d’entrée pour les matières musicales étrangères est la cour et la voie officielle et diplomatique. Adolphe Frédéric, en arrivant du Holstein en 1743, se faisait accompagner par quatorze musiciens, dont onze joueurs à corde ou de bois, deux cors et un claveciniste16. Sa cour, dont le directeur des plaisirs était le brillant comte Carl Gustaf Tessin, ancien ambassadeur en France, rehausse le niveau des spectacles et de la musique, notamment

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par le recrutement de chanteurs et acteurs français et italiens à Copenhague en 1753-1754, à un moment où la Suède se rapproche momentanément du Danemark. La dimension artistique de la diplomatie suédoise à cette époque est loin d’être négligeable, et c’est dans ce contexte d’importations culturelles de prestige qu’il convient de placer ces recrutements. Les diplomates continuent à jouer un rôle important dans ce sens pendant plusieurs décennies17.

18 Le comte Gustav Philip Creutz, représentant diplomatique à Paris de 1766 à 1783 et ami des philosophes, forme un lien entre la scène lyrique parisienne et celle de Stockholm. Son rôle ne se limite pas à celui d’agent transmetteur. Il endosse aussi celui du patron et mécène car c’est en effet lui qui lance Grétry, arrivé d’Italie et encore inconnu du public parisien. Il est à l’origine de la coopération entre Marmontel et Grétry et de leur premier succès commun, Le Huron, opéra-comique basé sur L’Ingénu de Voltaire. Dédié à Creutz, Le Huron a sa première au Théâtre Italien le 20 août 1768. Dès lors, Creutz se met au travail pour le faire représenter à Stockholm. Il envoie le livret au prince Gustave, et il fait l’éloge de son protégé au baron Carl Fredrik Scheffer, conseiller du prince. Le Huron est donné à Stockholm le 26 juin 1769 par la troupe française, soit très rapidement en comparaison avec les œuvres ultérieures de Grétry, représentées en suédois à partir de 177618.

19 À partir de 1778 Creutz dispose d’un attaché aussi passionné que lui par les spectacles, Erik Magnus Staël von Holstein. Lorsque Gustave III veut des danseurs, Staël se fait gloire d’avoir pu engager Jean-Rémy Marcadet19. Staël envoie aussi des catalogues d’opéras au roi. En 1781, Creutz et Staël font « l’acquisition » du librettiste Jacques Boutet de Monvel, qui devient alors directeur d’une nouvelle troupe française à Stockholm. Sur le répertoire de celle-ci, on trouve des opéras-comiques de Grétry et de Dezède, les œuvres de ce dernier avec des livrets par Monvel lui-même20. Même si le rôle de Monvel dans la diffusion de l’opéra-comique français en Suède est moindre que celui de Carl Stenborg, sa troupe est probablement une des portes d’entrée par lesquelles les œuvres arrivent en Suède.

20 Plus tard, de 1784 à 1786, lorsque Staël a succédé à Creutz au poste d’ambassadeur, il loue un quart de loge à la Comédie Italienne, un luxe que son prédécesseur ne pouvait s’offrir mais que l’on est peut-être en droit d’attendre du gendre de Necker. D’après Jean-Nicolas Bouilly, auteur du livret de La jeunesse de Pierre le Grand de Grétry, qui contient un éloge à Necker dans le personnage de Lefort, l’ambassadrice reçoit aussi les compositeurs Grétry, Monsigny, Dalayrac, Dezède et Jean-Paul-Égide Martini21. Tous font partie des compositeurs les plus joués en Suède.

21 Staël n’a pas de relations aussi cordiales avec son roi que Creutz, mais il est franc- maçon et par là familier des cercles du duc Charles de Sudermanie, frère de Gustave III et chef de la régence de Gustave IV Adolphe en 1792-1796. Personnage évasif et opportuniste, souvent en désaccord avec son frère, le duc s’intéresse beaucoup aux spectacles en musique, particulièrement l’opéra-comique. Le catalogue de sa bibliothèque musicale de 1784-1789 en contient un grand nombre, surtout de la plume de Philidor, Duni et Grétry. Les concerts, l’opéra et les spectacles sont aussi grandement appréciés par le baron Reuterholm, le conseiller influent du duc pendant la régence22.

22 Le rôle exact de ce cercle et de son goût pour l’opéra-comique, qui se présente comme une alternative à l’opéra sérieux et héroïque de la monarchie gustavienne mais qui a aussi un potentiel subversif assez évident, reste à éclaircir. Y aurait-il un lien entre l’opéra-comique et une attitude émancipée à l’égard de la politique – y compris lyrique

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– du roi ? Rien ne permet encore de l’affirmer avec certitude, mais la question mérite réflexion.

23 Secondant l’institution monarchique dans l’acquisition d’œuvres à représenter devant la cour et aux spectacles royaux, les directeurs de ces derniers sont recrutés dans l’élite diplomatique et militaire. Le premier à tenir la charge de premier directeur des théâtres royaux de 1773 à 1776 est le baron Gustaf Johan Ehrensvärd. Il porte un intérêt réel au développement de l’art dramatique et lyrique, et c’est également lui qui fait représenter pour la première fois un opéra-comique français (la Lucile de Grétry) en traduction suédoise devant la cour, le 19 juin 1776. Comme il le note dans son journal, j’ai pensé que durant l’été les grands opéras ni ne valent la peine d’être donnés ni ne plaisent ; il faut des spectacles courts, qui n’ôtent pas trop de l’heureux temps estival. Tels sont les opéras-comiques ; l’essai a réussi ; jamais aucune pièce a été si [bien] accueillie ; il semble que l’on préfère les aventures humaines à celles des dieux23.

24 Si ses successeurs ne prennent pas tous leur tâche à cœur, Ehrensvärd bénéficie de l’amitié des amateurs Patrick Alströmer, Carl Christoffer Gjörwell et Carl von Fersen, qui le secourent par des idées, des contacts et probablement des partitions. Il est également ami du jeune comte Clas Julius Ekeblad, intime du duc Charles. Comme celui- ci, Ehrensvärd souhaite promouvoir l’opéra-comique, mais devant la résistance royale, il quitte son poste en 1776, après avoir réussi à faire de l’Opéra une entreprise viable24.

25 Il convient de s’arrêter quelques instants sur le rôle d’Alströmer. Cet industriel érudit et mélomane, possédant des connaissances musicales égales à celles des meilleurs musiciens professionnels, est un des personnages centraux dans la vie musicale de Stockholm et de Göteborg, où il réside à partir de 1777. Il est le moteur de la fondation de l’Académie Royale de Musique en 1771 et de l’obtention du privilège royal pour cette institution, dont il est le principal mécène. Ses réseaux dans le monde musical européen et sa connaissance des artistes ont sans doute été décisifs pour la survie de l’Opéra fondé en 1773. Alströmer fournit des idées pour le répertoire et ne se lasse pas de recruter des chanteurs. Il connaît non seulement « tous les virtuoses », mais aussi « leurs intérêts et besoins et les moyens de les gagner »25. La renommée de ce patron et collectionneur s’étend au-delà de la Suède : six quatuors de Boccherini, gravés à Amsterdam vers 1771, lui sont dédiés26.

26 Le rôle de l’amateur dans la circulation de partitions et d’artistes peut ainsi être crucial. Par ailleurs, il est caractéristique que l’amateur ne se distingue du professionnel que par la non-dépendance de l’exercice de la musique pour sa subsistance. Un autre collectionneur polyvalent ayant contribué à l’arrivée d’opéras, de spectacles et de matières musicales en Suède est le maître chanteur de l’Opéra Lars Samuel Lalin. Ce membre de la chapelle royale a obtenu en 1765 le droit de tenir un billard à Stockholm à condition d’effectuer un voyage à l’étranger afin de collectionner des œuvres de grands maîtres compositeurs. Pendant ce séjour de deux ans et demi, il a acquis une grande documentation, probablement aussi des contacts précieux pour l’approvisionnement des spectacles royaux en partitions ; par ailleurs, quelques années plus tard, c’est précisément Lalin qui adapte et arrange la musique d’un grand nombre d’opéras et d’opéras-comiques aux paroles suédoises lors de leur traduction pour l’Opéra de Stockholm27.

27 Les traducteurs sont des agents importants dans la transmission des œuvres théâtrales et musicales et des idées et concepts dont elles sont porteuses. Si les traducteurs de

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l’Opéra travaillent sur commande royale et font souvent partie de l’aristocratie littéraire en tant que membres de l’Académie suédoise, ce n’est pas le cas de l’équipe de Carl Stenborg. Filleul du sénateur comte Adam Horn et ayant étudié aux frais de ce dernier, Stenborg fait partie de l’élite artistique de la capitale et des amis du publiciste Gjörwell, qui dispose de son côté d’un immense réseau de correspondance et de relations connecté à celui d’Alströmer. En tant que premier acteur et chanteur de l’Opéra, Stenborg a également à sa disposition immédiate les ressources humaines et documentaires de cette institution. Dans les années 1780, son théâtre privé devient une véritable usine à traductions, où les adaptations d’opéras-comiques français sont produites en étroite collaboration entre Stenborg et ses traducteurs Carl Envallsson et Didric Gabriel Björn. Stenborg fait aussi de la traduction, mais surtout il compose et arrange de la musique28.

28 L’activité d’une seule personne peut avoir une incidence considérable sur la circulation et la réception des œuvres dans une aire linguistique relativement petite, où les volumes des pièces traduites sont, après tout, limités. Dans son étude sur les traductions de pièces de théâtre en Suède, Marie-Christine Skuncke a montré comment à partir de 1796 les traductions du français reculent devant celles de l’allemand et que ceci s’explique probablement par le remplacement de Björn par Mårten Altén, qui préfère traduire de l’allemand ; de plus, le goût du public de Stenborg serait alors en train d’évoluer. Après la mort de Gustave III et la faillite du théâtre de Stenborg en 1799, les opéras-comiques français se retrouvent dans le répertoire de l’Opéra, dans un cadre plus clairement associé à la famille royale, parfois avec de nouvelles traductions plus académiques sanctionnées par le pouvoir29.

29 À ces exemples de personnes ayant joué un rôle clé dans la diffusion d’un certain type de musique scénique en Suède, il faudrait ajouter le grand nombre de musiciens, acteurs et artistes qui circulent entre ce pays et le continent. Le milieu artistique très cosmopolite de Stockholm compte une forte proportion d’immigrés de première et seconde génération. Les Allemands, tels le claveciniste Heinrich Philip Johnsen, arrivé du Holstein avec Adolphe Frédéric en 1743, le compositeur Johann Gottlieb Naumann ou le maître de chant Johann Christian Haeffner, sont nombreux. Appelés en Suède pour y transmettre leurs savoirs, certains jouent un rôle très actif, comme le maître de chapelle Joseph Martin Kraus, originaire de Franconie, lequel voyage de 1782 à 1787 aux frais de Gustave III en France, en Allemagne, en Angleterre et en Italie pour y étudier les spectacles. On peut souligner le rôle d’Uttini, qui sert de lien entre l’Italie, la France et la Suède et fournit un exemple de transfert culturel en adaptant la musique française au goût italianisant du moment. D’autres qui mériteraient des études plus approfondies de ce point de vue sont le maître de danse Louis Gallodier, le librettiste Monvel, ou encore le violoniste, compositeur et chanteur suisse Édouard Du Puy, exilé par Gustave IV Adolphe pour avoir entonné des chansons révolutionnaires lors d’une fête en l’honneur de Bonaparte chez les comédiens français en octobre 179930.

Transferts en révolution

30 Il est clair que la circulation des œuvres scéniques et des matières musicales et dramatiques les affecte. Le processus d’appropriation devient plus complexe encore à l’époque de la Révolution française, avec d’un côté une censure renforcée et de l’autre un public manifestement conscient de son pouvoir d’opinion.

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31 Dans les années 1770, la Cour garde encore un rôle déterminant pour le choix des genres et des styles. L’Opéra est comme un instrument d’éducation civique aux mains d’un roi réformateur. Certains des premiers opéras-comiques montés à l’Opéra de Gustave III ont des aspects fortement moralisants et plaident contre les iniquités sociales, voire en faveur de l’égalité. C’est le cas, en particulier, des premiers opéras de Grétry sur des livrets de Marmontel. Lucile, représenté au Jeu de Paume en 1776, notamment le soir de la fondation de la nouvelle cour d’appel de Vasa, puis chez Stenborg de 1786 à 1795, rejette la naissance comme mesure de la vertu de l’individu. Silvain, donné par les comédiens français en 1770 puis en suédois chez Stenborg de 1791 à 1795, défend les droits des paysans à se servir des biens communaux et se termine aussi par le constat que la vertu peut tenir lieu de naissance31.

32 Si en Suède les paysans sont libres et les droits communaux plus forts qu’en France, la pièce n’est pas pour autant anodine. En 1770, l’année de la première représentation de Silvain en Suède, la presse, libre depuis 1766, est submergée par des pamphlets attaquant les prérogatives de la noblesse, et lorsque Gustave III impose son autorité à la Diète deux ans plus tard, il se présente comme sauveur de l’harmonie sociale face aux ordres privilégiés32. Il est improbable que le public, habitué au jeu d’association, n’ait pas fait le lien entre spectacles et débats politiques contemporains. L’année de la reprise de Silvain par Stenborg, la mésentente est toujours forte entre l’opposition nobiliaire et le roi.

33 Au début du règne de Gustave III, les spectacles prohibés sont rares. Une véritable censure préalable des spectacles n’est instaurée qu’en mai 1785, en même temps que Le mariage de Figaro est donné en français à Drottningholm et traduit en suédois pour le théâtre de Stenborg, qui, toutefois, ne le représente que deux ans plus tard. Si, comme Marie-Christine Skuncke l’a bien montré, il est possible mais pas certain que la traduction ait été censurée, il est probable qu’il y ait un lien entre la faveur croissante du public pour le théâtre de Stenborg et l’audace qu’a celui-ci de donner des pièces « insolentes » d’un côté et l’instauration de la censure de l’autre. À cela s’ajoutent les tensions politiques de la Diète de 1786. Cette année-là, Gustave III fait donner une tragédie lyrique de sa propre plume, Gustaf Wasa, avec musique de Naumann, célébrant le monarque libérant son peuple de la tyrannie danoise33.

34 Au printemps 1789, un mois avant l’ouverture des états généraux de France, Gustave III promulgue un Acte d’union et de sécurité qui garantit l’égalité d’accès aux emplois publics mais donne au roi un pouvoir politique pratiquement absolu. L’emprise du pouvoir royal sur la sphère publique est accentuée de 1788 à 1790 par l’effort de propagande lié à la guerre contre la Russie. Cela se voit aussi sur la scène, avec le divertissement Den glade medborgaren (« Le gai citoyen ») donné après L’amant jaloux de Grétry au théâtre de Stenborg en septembre 1790 à l’occasion du retour du roi et de la conclusion de la paix34.

35 Stenborg fait preuve d’un royalisme sans faille. Le 21 décembre 1791, six mois jour pour jour après la fuite à Varennes, il choisit de donner Richard Cœur de Lion, où le roi d’Angleterre est délivré de prison grâce à la fidélité de son trouvère Blondel de Nesle. Depuis le banquet des gardes du 1er octobre 1789, cet opéra de Grétry et son air « Ô Richard, ô mon roi » sont devenus des signes de ralliement des sympathisants de la monarchie française. Les élites de Stockholm n’ignorent ni la volonté de Gustave III de sauver la famille royale française ni le rôle du comte Axel von Fersen dans ces projets et notamment dans la fuite manquée de juin 1791. Dans ce contexte particulier, il devient

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significatif que Stenborg en traduisant le livret de Sedaine remplace la phrase « les accents de l’amitié » de Blondel, rôle chanté par Stenborg lui-même, par « mon amour pour le roi »35.

36 Gustave III s’étant présenté comme un roi protecteur des arts dramatiques, son assassinat en mars 1792 a inévitablement des répercussions sur l’organisation des spectacles. Le nouveau roi n’ayant que treize ans, la régence est assurée par son oncle, le duc Charles, chef de file d’une partie de l’opposition aristocratique et dont le cercle d’amis est dominé par le baron Reuterholm, franc-maçon et mystique, qui devient une espèce d’éminence grise du régent. Devant l’animosité de Reuterholm, le directeur des spectacles royaux le baron Gustaf Mauritz Armfelt démissionne le 1er avril 1792 et est remplacé par Claës Rålamb, un fidèle du régent. La passivité de ce dernier accroît le rôle des seconds directeurs, l’académicien Abraham Niclas Clewberg-Edelcrantz et le capitaine Carl Gustaf Nordforss, qui se distingue comme poète et traducteur de pièces de théâtre et livrets d’opéras. À la suite de ces changements, les opéras-comiques réapparaissent sur la scène de l’Opéra, rendant la vie difficile à Carl Stenborg36.

37 À partir de là, on voit arriver un nouveau type de spectacles aux sujets plus connotés, comme si les apparences libérales, voire révolutionnaires, du début de la régence avait encouragé les traducteurs et metteurs en scène à un ton plus dégagé. En effet, cherchant à se démarquer du régime précédent, la régence instaure la liberté de la presse en juillet 1792, pour l’annuler six mois plus tard. La censure des spectacles demeure, comme Skuncke l’a démontré, assez laxiste, les censeurs se contentant, en 1793, de dénoncer, par exemple « quelque petite odeur de sans-culottisme » dans Féodor et Lisinka de Desforges tout en louant « le bon peuple ». La même année, Stenborg donne Raoul, Sire de Créqui, avec toute sa panoplie de violences féodales, dans une légère adaptation intitulée Folke Birgersson till Ringstad, où l’action a été transportée dans un Moyen-Âge suédois imaginaire. Ici, le traducteur-adaptateur Olof Kexél ne craint pas de traduire littéralement des expressions comme « le joug de mes tyrans » du livret de Monvel37.

38 En Suède, où le discours politique se construisait depuis le début du siècle autour du concept de liberté ou de la dénonciation de son absence, un tel langage est moins révolutionnaire qu’en français. On peut cependant supposer que la lecture d’une œuvre comme Les trois fermiers de Monvel et Dezède, traduit sous le titre De ädelmodige bönderne, eller Dygden tillhör alla stånd (« Les nobles fermiers, ou la Vertu appartient à tous les états »), pour citer un autre exemple, n’est pas la même en 1794 qu’en 1777. Le public contemporain, au courant de ce qui se passe en France, ne se prive pas de commenter ce qu’il voit sur la scène. D’après le journal de la duchesse de Sudermanie pour 1793, de jeunes marchands et commis de boutique applaudissent alors à toute allusion à la liberté aux spectacles ; dans ce cas, il s’agit probablement du théâtre de Stenborg, à la fois accessible à la petite bourgeoisie et apprécié par l’aristocratie qui au début des années 1790 boudait le théâtre du roi38.

39 Que voyait donc ce public, dont nous ne connaissons pas la composition exacte ? Le répertoire des années 1790 et 1800 révèle quelques transitions notables. D’abord, on continue à donner les pièces à succès des années 1770 et 1780, notamment les opéras- comiques de Grétry en traduction et des pièces dans le même genre par des auteurs et compositeurs suédois. Deuxièmement, à partir de 1792 et la première de Nina en suédois, on observe la montée de Dalayrac, dont six opéras-comiques sont créés à Stockholm en 1793-1794 contre un seul (La fausse magie) de Grétry, très aimé sous

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Gustave III. Par leur thématique, les premiers opéras-comiques de Dalayrac représentés en Suède ne diffèrent guère de ceux de Grétry. Musicalement, Dalayrac représente une nouvelle génération de compositeurs s’intéressant aussi à de nouveaux thèmes musico- dramatiques proches du roman noir : le Moyen Âge et la féodalité (Sargines ; Raoul, sire de Créqui), la folie (Nina), la prison, la guerre ou la rébellion (Léhéman, ou la tour de Neustadt), la perversion (Camille, ou le souterrain), ou encore la satire de ce même genre mélodramatique (Léon, ou le château de Montenero). Cette même tendance esthétique, enfin, est également présente dans les drames parlés et les mélodrames allemands, ces derniers arrivant en nombre sur la scène de Stenborg à partir du milieu des années 179039.

40 Une estimation des effets de la Révolution française et de la politique extérieure sur la scène suédoise, cependant, doit aussi prendre en compte ce que l’on n’y voit pas. Parmi les œuvres de Grétry et de Dalayrac (tableaux 2 et 3), dont les compositions sont tellement suivies en Suède que le choix de ne pas en représenter devient significatif, on ne joue de Grétry, naguère si apprécié, ni Guillaume Tell, ni Cécile et Ermancé, ni Callias, ni Denys le Tyran. La jeunesse de Pierre le Grand, célébrant les réformes de Louis XVI, est impensable pour d’autres raisons, les relations de la Suède avec la Russie restant médiocres après la guerre de 1788-1790. De même, Asgill, La prise de Toulon, ou L’enfance de Jean-Jacques Rousseau de Dalayrac ne sont pas plus représentés que ses spectacles ouvertement républicains. Ces œuvres ne semblent même pas avoir été présentées aux censeurs ; nous pouvons en déduire, à la suite de Skuncke, que la part de l’autocensure dans le choix des pièces à traduire a été assez considérable40.

41 Gustave IV Adolphe, devenu majeur en 1796, est plus contre-révolutionnaire encore que son père et se méfie de tout ce qui vient de la France révolutionnaire. La réaction se voit sur la scène, par exemple dans l’exil de Du Puy en 1798. En janvier 1803, suite à la représentation d’Anacréon chez Polycrate, le roi prie le corps diplomatique d’excuser le manque de goût du directeur des spectacles, le baron Hamilton. La pièce ne convenait sans doute pas pour fêter les relevailles de la reine ; qui plus est, depuis Richard, Grétry a eu le temps de donner dans le genre républicain. En 1805, après la représentation par une nouvelle troupe française de Ma tante Aurore de Boieldieu, où une princesse est dévêtue et attachée à un arbre par des brigands, le roi, choqué, renvoie les comédiens. Son dégoût pour l’Opéra le conduit même à donner, le 16 mars 1807, l’ordre de sa destruction, un ordre qui reste lettre morte. Après les désastres militaires de 1808-1809 et la déposition de Gustave IV Adolphe, son oncle monte sur le trône sous le nom de Charles XIII. Toujours favorable aux spectacles, il ordonne la réouverture de l’Opéra. Celui-ci manque cependant cruellement de moyens, car le pays souffre des suites de la guerre, la paix de septembre 1809 lui ayant fait perdre, avec la Finlande, un tiers de son territoire. Le théâtre lyrique ne se relève réellement qu’après l’avènement de Charles XIV Jean (Bernadotte), régent de facto en 1812 et roi en 181841.

42 Dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, les matières musicales circulent par les réseaux organisés des imprimeurs et libraires, mais aussi par les voyageurs, les artistes itinérants, la correspondance, et même par la presse, les gazettes rapportant les nouveautés littéraires, dramatiques et musicales des grandes capitales comme Paris ou Londres. Dans le cas des productions musicales prestigieuses comme les opéras, il convient de prêter une attention particulière au rôle des diplomates en tant qu’agents transmetteurs, puisque ceux-ci peuvent agir avec les moyens et les ordres directs des cours qu’ils représentent, non seulement en recommandant des pièces et des

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compositeurs, mais aussi en recrutant des musiciens et artistes, ce qui ouvre des chemins particulièrement intéressants pour la diffusion des matières musicales.

43 Dans le cas de la Suède, les relations privilégiées avec la France au milieu du siècle ont rendu le terrain fertile aux importations musico-dramatiques. Le goût des élites pour la culture française rend facile l’appropriation de la musique d’un Grétry ou Dalayrac. En observant la musique des spectacles, la présence massive de l’opéra-comique est frappante. À ses débuts, l’opéra-comique se confond avec les comédies, les vaudevilles et les bouffes italiennes. Pour la montée spectaculaire qui s’ensuit, il y a trois raisons assez évidentes : les relations fortuites, mais étroites et importantes, entre les représentants diplomatiques suédois et le monde des librettistes et des compositeurs de Paris, particulièrement entre Creutz, Marmontel et Grétry ; deuxièmement, l’intérêt d’une partie de la cour et de l’élite aristocratique, notamment le cercle du duc et de la duchesse de Sudermanie, pour ce genre de spectacle, ce qui lui assure un public privilégié aussi en dehors des théâtres royaux qui se consacrent de 1780 à 1792 aux genres « nobles » ; et, enfin, l’évolution du goût en Europe, favorisant l’opéra-comique et le mélodrame à partir de 1790.

44 Les comédiens français, toutefois, semblent jouer un rôle limité, servant d’importateurs et d’initiateurs de genres mais plus rarement de diffuseurs de nouveautés en Suède. Dans le choix des œuvres du répertoire, le facteur humain est décisif. Il est difficile de pointer du doigt par où arrivent les partitions d’œuvres particulières, mais les contacts personnels jouent probablement un très grand rôle. À côté des voies officielles directes, l’importation de spectacles en musique se fait avant tout par la traduction des pièces. Une lecture comparative et intertextuelle des œuvres et de leur processus d’appropriation au cas par cas permettrait d’une part de mettre en évidence ce facteur de manière plus claire encore, d’autre part d’approfondir l’étude de la dimension politique des œuvres. Il y a en effet dans le répertoire des coïncidences qui sont trop remarquables pour être de purs fruits du hasard. Les choix lexicaux des traducteurs, les coupures ou le maintien de certains concepts dans les adaptations suggèrent, de leur côté, une conscience politique « à l’envers », prévenant la censure mais restant en rythme avec les événements du monde. Surtout, la place de l’opéra-comique français sur la scène suédoise demeure si grande après la Révolution qu’il convient d’en conclure à une appropriation forte mais sélective d’un genre qui n’est alors plus seulement français, mais européen.

ANNEXES

Table 1 Nombre de premières par compositeur à Stockholm et Drottningholm, 1760-1809

Compositeur 1760-69 1770-79 1780-89 1790-99 1800-09 Total

Grétry 1 5 4 10 5 25

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Dalayrac 0 0 0 10 10 20

Duni 8 1 4 1 0 14

Monsigny 6 1 3 2 0 12

Stenborg 0 5 3 0 0 8

Dezède 0 0 6 2 0 8

Uttini 1 7 0 0 0 8

Philidor 2 1 2 2 0 7

Zander 0 0 4 3 0 7

Gluck 0 2 4 0 0 6

Piccinni 0 0 4 1 0 5

Méhul 0 0 0 0 5 5

Kraus 0 0 2 2 0 4

Bruni 0 0 0 1 3 4

Cimarosa 0 0 0 3 1 4

Naumann 0 1 2 0 0 3

Della Maria 0 0 0 1 2 3

Autres, France 6 2 2 11 12 33

Plusieurs compositeurs 0 1 11 5 8 25

Compositeur inconnu 0 3 3 4 8 18

Autres, Italie 1 0 4 4 3 12

Autres, Suède 0 2 2 3 3 10

Autres, espace germanique 0 0 1 0 1 2

Autres, Danemark 0 1 0 0 0 1

Total 25 32 61 65 61 244

Table 2 Œuvres de Grétry représentées en Suède 1760-1820

Représenté en Nombre Titre français Librettiste Création Traducteur Total Suède de fois

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Le Huron Marmontel 1768 en français 1769 - 1 1

Silvain Marmontel 1770 en français 1770 - 2

Lenngren (née Silvain Marmontel 1770 1791-1795 17 19 Malmstedt)

Lucile Marmontel 1769 1776, 1786- 1795 Malmstedt 17 17

Céphale et Procris Marmontel 1773 1778 Adlerbeth 3 3

1778-1779 Les deux avares Falbaire 1770 1785-1796, Manderström 60 60 1804-1816

1778-1780, Zémire et Azor Marmontel 1771 1787-1799, Malmstedt 74 74 1815-1817

1782-1783, Le tableau parlant Anseaume 1769 Envallsson 62 1785-1798

1799-1822, Le tableau parlant Anseaume 1769 Leopold 47 109 1802-1828

L’ami de la maison Marmontel 1771 en français 1784 - 1 1

en français Le magnifique Sedaine 1773 - 1 1 1785

Kellgren, Ristell, Andromaque Pitra 1780 1785-1799 9 9 Clewberg

L’amant jaloux d’Hèle 1778 1790-1798 Envallsson 31 31

Richard Cœur de en français Sedaine 1784 - 1 Lion 1791

Richard Cœur de Sedaine 1784 1791-1799 Envallsson 76 Lion

Richard Cœur de Sedaine 1784 1797-1833 Lindegren 49 126 Lion

Le jugement de d’Hèle 1778 en français 1792 - 1 1 Midas

La fausse magie Marmontel 1775 1792-1797 Envallsson 38 38

Le rival confident Forgeot 1788 1794, 1798 Envallsson 3 3

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La caravane du Morel de 1783 1796-1823 Lannerstjerna 47 47 Caire Chedeville

La rosière de Masson de 1774 1798 Lindegren 2 2 Salency Pezay

Le comte d’Albert et Suite du comte Sedaine 1786 1799 Lindegren 4 4 d’Albert

Panurge dans l’île Morel de 1785 1799-1800 Valerius 5 5 des lanternes Chedeville

Les événements d’Hèle 1779 1800 Stenborg 3 3 imprévus

Anacréon chez Guy 1797 1803 Valerius 1 1 Polycrate

Lisbeth Favières 1797 1803-1811 Spetz 14 14

Table 3 Œuvres de Dalayrac représentées en Suède 1790-1820

Représenté Nombre Titre français Librettiste Création Traducteur Total en Suède de fois

Les deux petits en français Marsollier 1789 - 1 Savoyards 1792

Les deux petits Marsollier 1789 1794-1833 Envallsson 63 64 Savoyards

Nina, ou la folle par Marsollier 1785 1792-1820 Stenborg 56 56 amour

Azémia, ou les Poisson de La 1787 1793-1799 Envallsson 46 Sauvages Chabeaussière (1786)

Azémia, ou les Poisson de La 1787 1793-1833 Rosenheim 51 97 Sauvages Chabeaussière (1786)

Raoul, sire de Monvel 1798 1793-1822 Kexél 70 70 Créqui

La soirée orageuse Radet 1790 1793-1830 Envallsson 45 45

1793, Les Deux tuteurs Fallet 1784 Envallsson 12 12 1796-1809

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Sargines, ou l’élève Monvel 1788 1795-1796 Envallsson 10 10 de l’amour

Renaud d’Ast Radet et Barré 1787 1796-1809 Envallsson 10 10

Camille, ou le Marsollier 1791 1797-1799 Envallsson 17 souterrain

Camille, ou le Marsollier 1791 1800-1809 Lindegren 10 27 souterrain

Philippe et Monvel 1791 1800-1821 Valerius 34 34 Georgette

Gulnare, ou Marsollier 1797 1801-1827 Valerius 32 32 l’esclave persane

Adolphe et Clara, ou les deux Marsollier 1799 1801-1838 Nordforss 74 74 prisonniers

La maison isolée, Moor/ ou le vieillard des Marsollier 1797 1802-1860 91 91 Nordforss Vosges

Léhéman, ou la Marsollier 1801 1805-1832 Nordforss 28 28 tour de Neustadt

Léon, ou le château Hoffman 1798 1805-1854 Valerius 116 116 de Montenero

Une heure de Etienne 1804 1808-1830 Nordforss 20 20 mariage

Maison à vendre Duval 1800 1808-1837 Nordforss 31 31

Koulouf, ou les Pixérécourt 1806 1809-1820 Nordforss 26 26 Chinois

Ambroise, ou voilà Monvel 1793 1812-1817 Nordforss 13 13 ma journée

Picaros et Diégo Dupaty 1803 1813-1814 Brooman 4 4

Deux mots, ou une Marsollier 1806 1816-1857 Nordforss 58 58 nuit dans la forêt

NOTES

2. Pour un résumé de la discussion sur théâtre, opinion et sphère publique initiée à l’origine par Koselleck et Habermas, voir par exemple Jeffrey S. REVEL, The Contested Parterre: Public Theater and

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French Political Culture 1680–1791, Ithaca, Cornell University Press, 1999, p. 1-7 ; voir aussi Paul FRIEDLAND, Political Actors: Representative Bodies and Theatricality in the Age of the French Revolution, Ithaca, Cornell University Press, 2002. 3. Journal de Clas Ekeblad pendant son séjour à Paris 1743-1744, Archives nationales de Suède, Ekebladska samlingen, vol. 17. 4. Marie-Christine SKUNCKE, « Teater och opera », dans Jakob CHRISTENSSON (dir.), Signums svenska kulturhistoria : Frihetstiden, Lund, Signum, 2006, p. 463-469 ; Lennart HEDWALL, « Hov-musik och konsert », dans Leif JONSSON et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON (dir.), Musiken i Sverige II. Frihetstid och gustaviansktid 1720-1810, Stockholm, Fischer & Co, 1993, p. 67 ; Eva HELENIUS-ÖBERG, « Musikälskare, mecenater och samlare », dans Leif JONSSON et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON (dir.), op. cit., p. 110-111 ; Johanna ILMAKUNNAS, Ett ståndsmässigt liv. Familjen von Fersens livsstil på 1700-talet, Helsingfors et Stockholm, Svenska litteratursällskapet i Finland et Atlantis, 2012, p. 174-175 ; Anna IVARSDOTTER- JOHNSON, « Den gustavianska operan », dans Leif JONSSON et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON (dir.), op. cit., p. 289. 5. Lennart HEDWALL, « Hovmusik och konsert », op. cit., p. 65-66 ; Lennart HEDWALL, « Teatermusik », dans Leif JONSSON et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON (dir.), op. cit., p. 90-97 ; Marie- Christine SKUNCKE, op. cit., p. 463-469. 6. Marie-Christine SKUNCKE, « Teater och opera », op. cit., p. 470-472, 481 ; Fredrik August DAHLGREN, Förteckning öfver svenska skådespel uppförda på theatrar 1737–1863 och Kongl. Theatrarnes personal 1773–1863 med flera anteckningar, Stockholm, Norstedt, 1866, p. 571-572 ; Agne BEIJER, Les troupes françaises à Stockholm, 1699–1792. Listes de répertoire, éd. Sven BJÖRKMAN, Upsal, Acta Universitatis Upsaliensis, 1989, passim ; Lennart HEDWALL, « Teatermusik », op. cit., p. 100-101. 7. Lennart HEDWALL, « Teatermusik », op. cit., p. 95-96 ; voir aussi Cathleen Morgan CAMERON, “China” as theatrical locus : performances at the Swedish court, 1753–1770, diss., Indiana University, 2005. 8. Johan FLODMARK, Stenborgska skådebanorna. Bidrag till Stockholms teaterhistoria, Stockholm, Norstedts, 1893, p. 41-47 ; supplique de Petter Stenborg au roi, Bibliothèque universitaire d’Upsal, Coll. Mss Regi Gustavi III, vol. XXVIII, F. 437. 9. Marie-Christine SKUNCKE, « Teater och opera », op. cit., p. 483 ; Erik LÖNNROTH, Den stora rollen. Kung Gustaf III spelad av honom själv, Stockholm, Norstedts, 1986, p. 45. 10. Marie-Christine SKUNCKE « Teater och opera », op. cit., p. 485 ; Marie-Christine SKUNCKE et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON, Svenska operans födelse. Studier i gustaviansk musikdramatik, Stockholm, Atlantis, 1998, p. 22 ; Anna IVARSDOTTER-JOHNSON, op. cit., p. 306. 11. Journal de Reuterholm, 8 octobre 1773, Archives nationales de Suède, Reuterholm- Ädelgrenska samlingen, vol. 22. 12. Lennart HEDWALL, « Stenborgs teater och det svenska sångspelet », dans Leif JONSSON et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON (dir.), op. cit., p. 351 ; Johan FLODMARK, op. cit., p. 47-49 ; Marie-Christine SKUNCKE et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON, op. cit., p. 26-28. 13. Lennart HEDWALL, op. cit., p. 351, 354. 14. Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama 1772–1796. A Study of Translations and Adaptations, Upsal, Acta Universitatis Upsaliensis, 1981, p. 55-59. 15. Ce décompte a été fait par l’auteur à partir des listes de répertoire établies par Fredrik August DAHLGREN, op. cit., et Agne BEIJER, op. cit. 16. Lennart HEDWALL, « Hovmusik och konsert », op. cit., p. 65-66. 17. Olof JÄGERSKIÖLD, Den svenska utrikespolitikens historia II:2 1721–1792, Stockholm, Norstedts, 1957, p. 185-186 ; [Carl Fredrik SCHEFFER], Lettres particulières à Carl Gustaf Tessin 1744–1752, éd. Jan HEIDNER, Stockholm, Kungl. Samfundet för utgivande av handskrifter rörande Skandinaviens historia, 1982, p. 18-19 ; Gunnar CARLQUIST, Carl Fredrik Scheffer och Sveriges politiska förbindelser med

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Danmark åren 1752–65, Lund, Gleerups, 1929 ; Charlotta WOLFF, « Voyageurs et diplomates scandinaves, acteurs de circulations culturelles internationales 1680-1780 », dans Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Pierrick POURCHASSE (dir.), Les circulations internationales en Europe, années 1680–1780, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 373-384. 18. David CHARLTON, Grétry and the growth of opéra-comique, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 26-27 ; Thomas VERNET, « “Avec un très profond respect, je suis votre très humble et très obéissant serviteur”, Grétry et ses dédicataires », dans Jean DURON (dir.), Regards sur la musique: Grétry en société, Wavre, Mardaga, 2009, p. 62-72 ; André-Ernest-Modeste GRÉTRY, Mémoires, ou essais sur la musique, vol. I, Paris, an V, p. 159 ; Jean-François MARMONTEL, Mémoires, éd. Jean-Pierre GUICCIARDI et Gilles THIERRAT, Paris, Mercure de France, 1999, p. 302-304 ; Gunnar CASTRÉN, Gustav Philip Creutz, Stockholm et Borgå, Albert Bonnier et Holger Schildt, 1917, p. 367-369; Antoine LILTI, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 258 ; Charlotta WOLFF, « Grétry en Suède. Réception et adaptations », dans Bruno DEMOULIN, Jean DURON, Jean-Patrick DUCHESNE, Christophe PIRENNE et Françoise TILKIN (dir.), Grétry, un musicien des Lumières. Art et fact, revue des historiens de l’art, des archéologues et des musicologues de l’Université de Liège, vol. 32 (2013). 19. Lettre de Staël à Gustave III, Paris 24 octobre 1778, Bibliothèque universitaire d’Upsal, Coll. Mss. Regi Gustavi III, vol. XXXXIV, F 518 : « Monsieur Gal[l]odie[r, premier danseur de l’Opéra de Stockholm] m’a ecrit il y a quelque tems que Votre Majeste desiroit un danseur dans le genre de Doberval sur cela j’ai engagé le Sr Marcadet, qui est un des premiers sauteurs de l’opera et qui double Doberval, je lui ai donné 200 Ducats pour le voyage, et je l’ai engagé pour trois ans a 7000 livres d’appointement par an, ce qu’on m’a mande etre conforme à l’intention de Vôtre Majeste, j’ai l’honneur de Lui envoyer l’engagement du Danseur, et je suplie Vôtre Majeste de ne pas dire à Monsieur d’Usson [l’ambassadeur de France] que c’est moi qui l’ai engage, on m’en voudroit infiniment si on venoit a le savoir dans ce pays ci ». 20. Lettre de Staël à Gustave III, Paris 4 octobre 1780, Bibliothèque universitaire d’Upsal, Coll. Mss. Regi Gustavi III, vol. XXXXIV, F 518 ; lettre de Creutz à Gustave III, 21 juin 1781, dans Comte de CREUTZ, La Suède et les Lumières. Lettres de France d’un Ambassadeur à son Roi (1771-1783), Marianne MOLANDER BEYER (éd.), Paris, Michel de Maule, 2006, p. 455 ; Gunnar CASTRÉN, op. cit., p. 307 ; Arvid HULTIN, Gustaf Filip Creutz. Hans levnad och vittra skrifter, Helsingfors, Svenska litteratursällskapet i Finland, 1913, p. 284-285 ; Agne BEIJER, op.cit., passim. 21. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Archives de l’Opéra, TH OC 151 Registres de l’Opéra-Comique ; Jean-Nicolas BOUILLY, « Soirées chez Mme de Staël, ou les cercles de Paris, en 1789 et 1790 », dans Paris, ou le livre des cent-et-un, t. XI, Paris, Ladvocat, 1833, p. 232, 242-243. 22. Bibliothèque royale de Suède, U 253a Catalogue de la Musique de son Altesse Royalle Monseigne[ur] le Prince Charle par alfabet ; Journal de Reuterholm, Archives nationales de Suède, Reuterholm-Ädelgrenska samlingen, vol. 22. 23. Gustaf Johan EHRENSVÄRD, Dagboksanteckningar förda vid Gustaf III:s hof, éd. E. V. MONTAN, vol. I, 2e edition, Stockholm, Norstedts, 1878, p. 40-41. 24. Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 413-414 ; Bengt HILDEBRAND et Pierre de la BLANCHETAI, « Gustaf Johan EHRENSVÄRD », Svenskt biografiskt lexikon, vol. XII, Stockholm, 1949, p. 460. 25. Gustaf Johan EHRENSVÄRD, op. cit., p. 223-224. 26. Erik NAUMANN et H. NYBLOM, « Patrick Alströmer », Svenskt biografiskt lexikon, vol. I, Stockholm, 1918, p. 564 ; Luigi BOCCHERINI, Six quatuor a deux violons, taille e basso obligés, dedies a Monsieur Patrick Alströmer, Amsterdam, J. J. Hummel, [v. 1771]. 27. Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 423 et passim ; Lennart HEDWALL, « Hovmusik och konsert », op. cit., p. 65.

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28. Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 430 et passim ; Lennart HEDWALL, « Carl Stenborg », Svenskt biografiskt lexikon, vol. XXXIII, Stockholm, 2007-2011, p. 285 ; lettres de Stenborg à Gjörwell, Bibliothèque royale de Suède, Ep. G. 7:3 Brev till Gjörwell 1763–75. 29. Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama, op. cit., p. 20, 33, 64 ; Charlotta WOLFF, « Grétry en Suède. Réception et adaptations », op. cit., p. 139. 30. Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 452-453, 562. 31. David CHARLTON, op. cit., p. 56-57 ; [Jean-François MARMONTEL, André GRÉTRY et Anna Maria MALMSTEDT], Lucile, opera-comique i en act, öfversatt från fransyskan, Stockholm, Joh. Arv. Carlbohm, 1776, p. 34-35 ; Jean-François MARMONTEL et André GRÉTRY, Silvain. Comédie en un acte, mêlée d’ariettes, Bruxelles, Van den Berghen, 1779, p. 39 ; Henrika TANDEFELT, Konsten att härska. Gustaf III inför sina undersåtar, Helsingfors, Svenska litteratursällskapet i Finland, 2008, p. 185-186. Selon Grimm, cité par Charlton, Silvain est mal reçu par l’aristocratie de Versailles qui y voit un complot des philosophes. 32. Voir les articles contenus dans Marie-Christine SKUNCKE et Henrika TANDEFELT (dir.), Riksdag, kaffehus och predikstol. Frihetstidens politiska kultur 1766–1772, Stockholm et Helsingfors, Atlantis et Svenska litteratursällskapet i Finland, 2003. 33. Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama, op. cit., p. 100-103, 124-127 ; Marie- Christine SKUNCKE et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON, op. cit., p. 100-112. 34. [Carl ENVALLSSON], Den glade medborgaren, divertissement i anledning af konungens lyckliga återkomst ifrån kriget, samt friden med Ryssland. Gifvit som efterspel til: De falska apparencerne, eller Den svartsjuke älskaren, på svenske comiske theatern d.: 4 sept. 1790, Stockholm, Anders Jac. Nordström, 1790 ; Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 229. 35. « Orphée animé par l’amour, s’est ouvert les enfers: les guichets de ces tours s’ouvriront peut- être aux accents de l’amitié », [Michel-Jean SEDAINE], Richard, Cœur de Lion, comédie en trois actes, en prose, et en vers mis en musique, Paris, Brunet, 1786, p. 7 ; « Och hvad bör jag icke våga? Det är ju kärleken för min Monark, som uplifvar mig », [Michel-Jean SEDAINE et Carl STENBORG], Konung Rikhard Lejonhjerta, eller Kärleken och troheten. Skådespel i tre acter, Stockholm, 1791 ; p. 7. Axel von Fersen était le neveu de l’ancien directeur des spectacles Carl von Fersen. 36. Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 413-414, 417-418 ; Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama, op. cit., p. 63. 37. Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama, op. cit., p. 109 ;[Jacques BOUTET DE MONVEL, Nicolas D’ALAYRAC ET Olof KEXÉL], Folke Birgersson til Ringstad, Opera Comique i Tre Acter, Stockholm, Anders Jacobsson Nordström, 1793, p. 34. 38. Johan FLODMARK, op. cit., p. 166, 402 ; Marie-Christine SKUNCKE et Anna IVARSDOTTER-JOHNSON, op. cit, p. 32 ; My HELLSING, « Hertiginnan, hovet och staden i det gustavianska Stockholm », Sjuttonhundratal: Nordic Yearbook for Eighteenth-Century Studies, 2013, p. 11, 123 n. 50 ; Marie- Christine SKUNCKE, « Teater och opera », op. cit., p. 489. Le prix des entrées les moins chères chez Stenborg correspondait au salaire journalier d’un travailleur non qualifié. 39. Sur l’influence du roman noir sur la musique, voir Patrick TAÏEB, L’ouverture d’opéra en France de Monsigny à Méhul, Paris, Société française de musicologie, 2007, p. 119 et passim ; sur l’arrivée de la littérature allemande, Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama, op. cit., p. 33, 63. 40. Sur les attitudes de Grétry et Dalayrac pendant la Révolution, voir Françoise KARRO, « Le musicien et le librettiste dans la nation : propriété et défense du créateur par Nicolas Dalayrac et Michel Sedaine », ainsi que Manuel COUVREUR, « Le diable et le bon Dieu ou l’incroyable rencontre de Sylvain Maréchal et de Grétry » et Philippe VENDRIX, « Proposition pour une poétique musicale révolutionnaire. L’exemple d’André Modeste Grétry », tous dans Roland MORTIER et Hervé HASQUIN (dir.), Études sur le XVIIIe siècle. Fêtes et musiques révolutionnaires : Grétry et Gossec , Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1990, p. 9-62, 98-135 ; M. Elizabeth C. BARTLET, « Grétry and the

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Revolution », dans Philippe VENDRIX (dir.), Grétry et l’Europe de l’opéra-comique, Liège, Mardaga, 1992, p. 47-110 ; sur la censure, Marie-Christine SKUNCKE, Sweden and European Drama, op. cit., p. 124. 41. Fredrik August DAHLGREN, op. cit., p. 83-84, 87-97.

RÉSUMÉS

La Suède des années 1770-1810, attachée à la liberté mais opposée à la Révolution française, fournit ici un cas pour l’étude des circulations musicales et dramatiques. Les liens culturels des élites avec la France facilitent la réception des spectacles musicaux français, alors que dans d’autres domaines de la musique les influences germaniques et italiennes sont fortes. Avec la fondation de l’Opéra et le développement simultané de théâtres privés, les spectacles deviennent à la fois un instrument politique pour la monarchie et un lieu de sociabilité et de débat permettant aux élites urbaines de construire leur identité par le goût. L’étude du répertoire montre que le genre le plus joué est l’opéra-comique, reçu sous la forme de traductions légèrement adaptées. Cet article étudie les voies par lesquels les spectacles musicaux étrangers arrivent en Suède, mais aussi la dimension politique de leur appropriation.

Attached to the idea of liberty but opposed to the French Revolution, Sweden in the 1770-1810s offers an original case study of musical and theatrical circulation. The cultural ties between the Swedish elites and France facilitated the reception of French music for the stage, whilst in other musical genres German and Italian influences remained strong. After the foundation of the Opera and the simultaneous development of private theatre, dramatic performances became both a political instrument for the monarchy and a place for sociability and debate, allowing urban elites to express their identity through musical taste. An analysis of the repertoire shows that the most performed genre was French opéra-comique, staged in slightly adapted translations. The article explores the ways in which foreign music for the stage reached Sweden, as well as the political dimensions of its appropriation.

INDEX

Mots-clés : Suède, spectacles, opéra, opéra-comique, traductions

AUTEUR

CHARLOTTA WOLFF Université d’Helsinki Department of philosophy, history, culture and art studies P.O. Box 59 00014 University of Helsinki Finlande [email protected]

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Le rendez-vous manqué entre Mozart et l’aristocratie parisienne (1778) A Missed “Rendez-vous” between Mozart and the Parisian aristocracy (1778)

David Hennebelle

1 Ainsi s’exprime Leopold Mozart dans une lettre écrite au début de 1778, peu de temps avant que son fils ne remette le pied sur le pavé parisien. On ne peut qu’être saisi par le contraste entre les promesses du troisième séjour parisien de Mozart – largement fondées sur les souvenirs glorieux des deux premiers – et le gâchis manifeste qui en résulta finalement. Partant de ce constat, de nombreuses questions restent pendantes. Mozart était-il en situation de réussir à Paris ? Quelle fut l’attention que la bonne société lui accorda réellement ? Son échec fut-il aussi complet qu’on le présente ordinairement ? Quelles sont les causes véritables de ce qui, aujourd’hui, nous apparaît davantage comme un rendez-vous manqué ?

2 Mozart, chaperonné par sa mère, avait quitté Salzbourg en septembre 1777. Au bout de six mois de démarches insistantes afin d’obtenir un congé pour voyager et rechercher une situation plus prestigieuse, Mozart s’était vu signifier sa mise à pied par son employeur, le prince-archevêque de Salzbourg, le comte Hieronymus Colloredo (1732-1812)2. Après plusieurs tentatives infructueuses à Munich et à Mannheim, Paris devait constituer l’étape ultime et décisive dans cette quête. Les ressources musicales qu’offrait la ville lumière avaient en effet de quoi lui redonner espoir : C’est le seul endroit où l’on peut gagner de l’argent et se faire honneur […]. Quiconque a écrit quelques opéras à Paris reçoit quelque chose de fixe par an. Et puis il y a le Concert spirituel, l’accadémie des amateurs […]. Si l’on donne des leçons, l’usage veut que l’on gagne 3 louis d’or pour 12 leçons. On fait ensuite graver en souscription des sonates, trios et quatuors3.

3 Outre les grandes institutions musicales comme l’Académie royale de musique et le Concert Spirituel, le patronage de l’aristocratie restait le principal mode d’appropriation de la musique et des musiciens et de structuration de la vie musicale. Le règne de Louis XV avait vu s’épanouir de multiples patronages musicaux à Paris et

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dans les résidences d’Île-de-France. C’est par centaines que les compositeurs dédiaient leurs œuvres à des personnes de haut rang. Les concerts privés, numériquement les plus importants, constituaient les « sas » de la reconnaissance, de la protection, de l’intercession et parfois de l’attache permanente. Ils formaient aussi des vases communiquants avec la sphère publique, tout en restant parfaitement distincts. La venue de Mozart coïncida avec une phase de recomposition qui allait dans le sens d’une expansion du marché de la musique. Aux patronages individuels, se substituaient ou s’ajoutaient de plus en plus des formes collectives. Les expériences du Concert des Amateurs, la vie musicale des loges maçonniques, en particulier la Société Olympique, les soutiens aristocratiques au concert à bénéfice et aux projets de théâtre lyrique témoignaient de cet élargissement. Les patronages établis de musiciens à demeure cohabitaient avec des formules plus souples de musiciens invités, se mêlant fréquemment à des amateurs4. Pour autant, la bonne société parisienne gardait la haute main sur ces initiatives, leur conservant un caractère strictement aristocratique : La Société Olympique, la plus brillante de toutes celles du Palais Royal […] est composée de 200 Messieurs et de 102 Dames de la plus grande distinction. […] Les membres de cette société portent, dans leurs assemblées, pour marque distinctive, une plaque brodée en paillettes d’argent, formant une lyre entourée de rayons5. Mozart pouvait se référer à la réussite parisienne de nombreux musiciens allemands, à l’instar de Christoph Willibald Gluck (1714-1787), dont les opéras avaient révolutionné la scène lyrique.

4 Sur la route qui le menait à Paris, Mozart se trouvait en possession d’une pile impressionnante de lettres que lui avait envoyées son père afin de lui prodiguer ses sages conseils, depuis les aspects matériels et financiers du voyage jusqu’aux règles de la sociabilité aristocratique, en passant par la prise en compte du goût musical parisien. Il possédait aussi une liste de personnalités à rencontrer mais cet annuaire, basé sur les notes de voyage de Leopold, était largement obsolète. Bercé par le souvenir des deux séjours triomphaux de l’enfant prodige en 1763-1764 et 1766, il se trompait lourdement en écrivant : « Voici la liste de nos connaissances à Paris, qui te reverront toutes avec joie »6. À la différence aussi des précédents séjours, il ne disposait que d’une lettre de recommandation pour Diderot, absent de Paris, une autre pour d’Alembert et deux pour le comte von Sickingen, envoyé de la cour du Palatinat. C’était plutôt mince, même si ce genre de sésame n’offrait aucune garantie et pouvait au contraire susciter de l’agacement.

5 Le 23 mars 1778, Mozart et sa mère arrivaient à Paris. Dès le lendemain, le compositeur salzbourgeois se rendit chez le baron Grimm (1723-1807). Personnage influent au carnet d’adresses particulièrement fourni, familier des Encyclopédistes et des salons, il était d’abord connu pour ses articles dans la Correspondance littéraire, philosophique et critique adressée à un souverain d’Allemagne, publiée entre 1753 et 1790. À plusieurs reprises par le passé, il avait aidé la famille Mozart. Pressé par les lettres de Leopold, il s’engagea sans grand enthousiasme à aider son jeune compatriote : « Je suis accablé d’affaires et d’écritures […] mais lorsque M. votre fils sera ici, il sera mon secrétaire »7. Il commença par lui fournir une lettre de recommandation pour le duc et la duchesse de Rohan-Chabot afin de renouer avec la cousine du roi, la duchesse de Bourbon, qui, petite fille, avait dédié un rondeau pour clavier au jeune virtuose. Cette fois pourtant la magie n’opéra plus et la visite tourna court : […] la D. Chabot arriva et me pria avec la plus grande amabilité de me satisfaire du piano qui était là, du fait qu’aucun des siens n’était en état […]. Puis elle s’assit et

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commença à dessiner pendant toute une heure, en Compagnie d’autres messieurs […]. Ainsi, j’ai eu l’honneur d’attendre une heure entière […]. Et je ne savais que faire, si longtemps, de froid, de mal de tête et d’ennui. […] Finalement, pour être bref, je jouai sur ce misérable affreux Pianoforte. […] je dus donc jouer pour les fauteuils, les tables et les murs. Dans ces conditions aussi abominables, je perdis patience, — je commençai les variations de Fischer, en jouai la moitié et me levai. Il y eut une foule d’Eloges. […] Donnez-moi le meilleur piano d’Europe mais comme auditeurs, des gens qui n’y comprennent rien, ou qui ne veulent rien y comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue, j’y perds tout plaisir. […] les gens font certes des compliments, mais qui s’arrêtent là. Ils me demandent de revenir tel ou tel jour, je joue et ils disent : O c’est un Prodige, c’est inconcevable, c’est étonnant. Et là- dessus addieu […] 8.

6 Dès le début du séjour, Mozart entra en relation, par l’entremise du flûtiste alsacien Johann-Baptist Wendling côtoyé à Mannheim, avec le duc de Guines (1735-1806), une des figures d’amateur les plus accomplies de son temps. Ayant entamé une brillante carrière militaire et diplomatique, il avait été ministre plénipotentiaire à la cour de Frédéric II, en 1769, puis ambassadeur à Londres entre 1770 et 1776.

7 Tout le monde s’accordait à louer le talent de Guines pour la flûte, à commencer par Mozart lui-même : « Je crois vous avoir déjà écrit […] que le duc de Guines […] joue incomparablement de la flûte »9. Jouer de la flûte traversière supposait de bien posséder l’embouchure, ce qui ne se faisait guère aisément. L’inventaire après décès révèle l’intérêt du duc pour son instrument, puisqu’il ne mentionne pas moins de trois flûtes traversières pour un total de 126 francs en 180710. À Berlin, il avait probablement entendu parler de Johann Joachim Quantz (1697-1773), musicien de la chambre du roi de Prusse, qui avait beaucoup fait pour perfectionner l’instrument et qui, en outre, était l’auteur d’une méthode réputée, parue en 1752. Le duc de Lévis laissait entendre que la passion partagée pour la flûte avec Frédéric II avait servi ses ambitions. En réalité, chez l’amateur, l’aristocrate n’était jamais loin.

8 Mêlant habilement le goût de la musique et sa pratique à un niveau élevé avec les stratégies de réussite sociale, il n’est pas douteux que ses activités musicales avaient contribué à renforcer ses liens avec Marie-Antoinette, dont il devint l’un des intimes. Ainsi, en juin 1779, à Trianon, il fut en mesure de se mêler à deux musiciens professionnels de grand renom : […] on lui donna le désir de descendre dans ses jardins. Là, elle fut surprise par les sons d’une musique céleste, […] elle aperçut, dans une des niches du bosquet, un berger jouant de la flûte ; c’était M. le duc de Guines ; plus loin deux faunes, Begozzi et Ponto, qui exécutèrent un duo de cor et de hautbois, et, réunissant ensuite leurs accords avec ceux de la flûte, formèrent un trio charmant11.

9 Le duc passa commande à Mozart d’un concerto, celui pour flûte et harpe en ut majeur K. 299 (297c), et l’engagea comme maître de composition de sa fille aînée, également harpiste. À ce stade, Mozart semblait plutôt satisfait de son élève : Elle a un grand Talent, du génie et surtout une mémoire incomparable : elle joue tous les morceaux par cœur et en connaît certainement 200 […]. Aujourd’hui, je lui ai donné la 4ème leçon, et en ce qui concerne les règles de la Composition et de l’harmonie, je suis assez content d’elle12.

10 Très vite pourtant, il se lassa et après avoir reconnu du génie à son élève, lâcha cet aveu d’impuissance : « Elle n’a aucune idée, il n’en sort rien. J’ai tout essayé avec elle »13. Le découragement l’emportait, d’autant que son élève le laissa pour se marier. Pire

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encore, le duc ne lui paya pas le concerto et la totalité des vingt-quatre leçons professées. Mozart laissa alors exploser sa colère : La gouvernante tira une bourse et me dit : pardonnez-moi de ne vous payer que douze leçons pour cette fois, je n’ai pas assez d’argent ; – c’est noble ! […] Mr le duc n’avait donc aucun honneur – et pensait : voici un jeune homme et de plus un Allemand benêt – comme disent les français – qui s’en satisfera. Mais le nigaud d’Allemand ne fut pas satisfait – et n’accepta pas l’argent. […] J’attends donc que le mariage soit passé puis j’irai chez la gouvernante et exigerai mon argent […]14.

11 Les désillusions étaient grandes, à la mesure des espoirs nourris par ce coûteux voyage. Elles s’ajoutaient au drame intime vécu par le jeune homme avec la disparition de sa mère, emportée par le typhus, le 3 juillet 1778. Le compositeur traversa une longue phase d’abattement dont les deux sonates en mode mineur pour piano et violon K. 304 (300c) et pour piano seul K. 310 (300d) portent incontestablement la marque.

12 Face à l’adversité, Mozart cherchait le réconfort auprès de ses amis musiciens de Mannheim également présents à Paris comme Wendling ou le ténor Anton Raaf. Il entra aussi en relation avec le comte Von Sickingen (1737-1791), envoyé du Palatinat à Paris, pianiste et compositeur amateur. Une véritable complicité lia tout de suite les deux hommes. Mozart se rendait régulièrement chez lui, y passait des journées entières à parcourir les partitions d’opéras du comte et à lui faire découvrir ses œuvres nouvelles comme la symphonie en ré majeur K. 297 (300a) dite « Parisienne » créée au Concert Spirituel le 18 juin 1778. Il trouva aussi un appui en la personne de la marquise Louise d’Épinay (1725-1783), compagne du baron Grimm et égérie des philosophes15. Elle entreprit de lui trouver un logement plus confortable et finit même par l’héberger dans son hôtel de la Chaussée d’Antin.

13 Durant l’été, alors qu’une vague de chaleur s’abattait sur le Bassin parisien et que l’aristocratie était à la campagne, Mozart fut invité chez le duc de Noailles (1713-1793) dans son château de Saint-Germain-en-Laye. Le duc de Noailles était un mécène de premier plan : ancien chanteur amateur des spectacles des « Petits Cabinets » sous l’égide de la marquise de Pompadour à la fin des années 1740, il était aussi un dédicataire recherché, l’un des souscripteurs de la Société Olympique et, surtout, entretenait un ensemble musical. Sous son patronage, Mozart passa dix jours agréables en compagnie des musiciens allemands du duc, du castrat italien Tenducci (1736-1790) et du plus jeune des fils de Johann Sebastian Bach, Johann Christian (1735-1782). Le témoignage de ce bain musical autant qu’amical dans lequel Mozart se plongea fut la composition de la scène dramatique pour Tenducci avec accompagnement de piano, hautbois, cor et basson K. 315b, laquelle n’est malheureusement pas parvenue jusqu’à nous.

14 Ce répit fut de courte durée. Sitôt revenu à Paris à la fin du mois d’août, Mozart se trouva aux prises avec le baron Grimm qui émettait des doutes sérieux sur ses capacités à réussir à Paris et décida d’en faire part à Léopold à l’insu du compositeur. Les deux hommes, l’un à Paris, l’autre à Salzbourg, les mêmes qui s’étaient engagés à tout faire pour sa réussite, commencèrent un siège méthodique pour ramener le musicien sur sa terre natale. La tension entre Mozart et Grimm devint très vive et provoqua la rancœur de Mozart : « Je lui ai ouvert mon cœur, comme à un véritable ami – et il en a fait usage ; il m’a toujours mal conseillé parce qu’il savait que je le suivrai »16. En fait le désaccord se situait d’abord sur le terrain musical. Grimm, critique influent mais à la formation musicale superficielle, se heurtait à un compositeur de génie, conscient de l’être et très indépendant dans ses goûts. Aujourd’hui, les écrits de Grimm apparaissent

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contestables et bien souvent contradictoires. Son revirement le plus spectaculaire concerna l’œuvre de Rameau qu’il commença par trouver grande et originale en 1754 et qu’il jeta au caniveau dix ans plus tard : « Je veux mourir si Rameau et toutes ses notes ont jamais compté pour quelque chose dans le reste de l’Europe »17. Il ne sut éviter le piège du pessimisme et du scepticisme, portant souvent la musique sur le terrain d’un affrontement entre nations, ce qu’il déplorait à d’autres moments.

15 L’examen de sa bibliothèque inventoriée au moment des saisies révolutionnaires révèle son goût quasiment exclusif pour l’opéra italien (près de 82 % du total)18. On comprend mieux alors l’exaspération de Mozart qui voyait en lui un godillot du « parti » italien.

16 Le 26 septembre 1778, c’est un Mozart écumant de rage, avec la sensation d’avoir été joué, qui refranchit, en sens inverse, les barrières de la ville. Ce départ précipité imposé par Grimm, lequel a été jusqu’à lui réserver une place dans la lente diligence de Strasbourg, scelle définitivement l’échec de ce troisième séjour parisien.

17 Nombre de musicologues se sont penchés sur ce rendez-vous manqué de Mozart avec la bonne société parisienne afin d’en rechercher les causes. Son caractère ombrageux ou son physique peu attirant ont ainsi été mis en avant. Mais que dire alors d’un Rameau ou d’un Gluck ? On a également insisté sur son fort accent tudesque, mais alors comment expliquer le succès de centaines de musiciens étrangers à Paris ? Dans le même registre, on a pointé du doigt son incapacité à adopter les usages de la sociabilité et de la mondanité aristocratiques. Qui pourtant mieux que lui, qui avait arpenté depuis sa tendre enfance toutes les cours européennes, pouvait en être le meilleur connaisseur ? Mozart était tout à fait capable de s’y adapter parfaitement, ainsi qu’il le dit lui-même : « Par ma complaisance, je me suis acquis amitié et protection ; si je devais tout écrire – j’aurai mal aux doigts »19. On argue aussi le fait que Mozart n’aurait pas été lui-même, durant ces six mois, éloigné de celle dont il était tombé follement amoureux à Mannheim, la chanteuse Aloysia Weber. Mais alors, comment expliquer son regret maintes fois répété, jusqu’à un mois et demi après son départ, de quitter Paris précipitamment ?

18 Outre ces éléments imputés à Mozart lui-même, certaines analyses ont invoqué le contexte historique. Mozart aurait été ainsi la victime de la réaction aristocratique20. Le contexte musical est tout autant sollicité. La querelle des Gluckistes et des Piccinnistes, la concurrence avec les Cambini, Grétry et autres Gossec… auraient rendu impossible toute percée mozartienne. Sans se soucier du péril téléologique, des biographes ont énoncé les conclusions qui les arrangeaient jusqu’à affirmer que quitter Paris et retourner en Autriche était ce que Mozart avait à faire de mieux21.

19 Mozart n’est resté que six mois à Paris. Sans véritable recommandation et sans y être invité, la probabilité de s’imposer dans un délai aussi court était faible. L’examen de la carrière de nombreux autres musiciens montre que la réussite supposait des séjours prolongés ou répétés. Ainsi Wendling s’était rendu deux fois à Paris et y revenait une troisième en 1778. Un autre compatriote allemand, Carl Stamitz, était arrivé en 1770, avait attendu plus d’un an pour devenir compositeur et chef d’orchestre au service du duc de Noailles et n’avait été reçu à Versailles qu’en 1772. Gluck, lui, était venu pour la première fois en 1764, avait multiplié les séjours en 1777 et 1779. Piccinni, l’autre grand protagoniste de la scène lyrique, était arrivé en 1776 pour y demeurer jusqu’à sa mort en 1800. Durant l’été 1778, sa correspondance montre de manière particulièrement insistante qu’il était décidé à faire montre de patience et qu’il commençait à entrevoir la possibilité de réussir :

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Dieu veuille qu’un changement intervienne bientôt ! – Entre-temps, je ne manquerai ni d’application, ni de peine ou de travail. Je mets quelque espoir dans l’hiver, lorsque tout le monde rentrera de la campagne22.

20 Mozart prenait progressivement conscience que sa venue se situait à contretemps du rythme musical parisien et que l’essentiel de la saison musicale se concentrait durant l’hiver, tant pour l’opéra que pour le concert23. Au début de septembre, l’horizon s’éclairait : Si je pouvais me décider à tenir bon ici quelques années, je ne doute pas d’être en mesure de vraiment bien arranger mes affaires. Je suis maintenant assez connu ici ; moi je ne connais pas les gens, mais eux savent qui je suis. Je me suis fait beaucoup d’honneur avec mes 2 symphonies […]. Il m’aurait été maintenant possible de faire un opéra […]. Toutefois, je vous dis franchement que mes affaires commençaient à bien marcher, il ne faut rien bousculer ; chi va piano, va sano. Par ma complaisance, je me sui acquis amitié et protection ; si je devais tout écrire – j’aurais mal aux doigts […]24.

21 Une chose est sûre : Mozart était sincère. Tout enfiévré qu’il était à la pensée de revoir Aloysia Weber en repassant par Mannheim, il accordait cependant la priorité à sa réussite parisienne. Mozart eut clairement le sentiment de faire le mauvais choix en quittant Paris. D’ailleurs, ce n’est pas tout, il envisageait de demeurer à Paris plusieurs années, sans abdiquer son regard sévère sur la France en général et Paris en particulier. Le 15 octobre 1778, il écrivait à son père : Et j’ai pensé en moi-même que si je n’avais pas eu de tels ennuis dans la maison où je logeais et que si les choses ne s’étaient pas précipitées avec la rapidité de l’orage, j’aurais finalement pu réfléchir calmement à toute cette affaire – je vous aurais prié d’avoir encore un peu de patience et de me laisser encore à Paris. Je vous assure que je serais parvenu à y obtenir honneur, gloire et argent – et vous aurais sûrement débarrassé de vos dettes25. Quinze jours plus tard, il ne décolérait pas, n’ayant pu achever ses affaires en cours26.

22 L’examen de l’ensemble des démarches entreprises par Mozart durant ces six mois montre que sans réelle stratégie préétablie, il réussit néanmoins à faire entendre ses compositions à l’Académie royale de musique, au Concert Spirituel, à se voir commander des œuvres par des patrons importants, à avoir trois élèves et à faire graver ses œuvres 27. Mieux encore, son nom apparaît seize fois entre 1778 et 1789 dans les programmes du Concert Spirituel et une cinquantaine d’œuvres sont publiées à Paris de son vivant, dont une quinzaine en première édition28. Son réseau relationnel était déjà étoffé : nobles allemands à Paris (Sickingen), univers des Encyclopédistes (Grimm, Marquise d’Épinay), aristocratie de cour (Guines, Noailles, Rohan-Chabot).

23 En fin de compte, son échec résulte bien davantage de la trop grande brièveté de son séjour, abdiquant du même coup sa propre volonté face aux injonctions de Grimm et de son père, lequel n’hésitait pas à le rendre responsable de la mort de sa mère, que de l’idée infondée qu’il n’y avait pas de place pour lui à Paris. La meilleure preuve nous en est donnée quatre ans plus tard, en 1782 : « Mon idée est d’aller à Paris pour le prochain carême ; bien entendu pas au petit bonheur »29. Ce nouveau voyage ne vit pas le jour. Mozart ne revint jamais en France. Mais à l’évidence, Paris et ses ressources musicales restaient gravées dans sa mémoire.

24 Depuis Paris, où ses premières sonates éditées furent dédiées à Victoire de France, jusqu’à Vienne, où sa mort interrompit la genèse du commandé par le comte Walsegg, la musique de Mozart fut l’incarnation désirée autant que nécessaire de la

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société aristocratique, bien avant que de devenir le sommet olympien de la culture européenne.

NOTES

2. À Salzbourg, Mozart occupait la charge de konzertmeister de la Cour archiépiscopale. À ce titre, il était surtout requis comme violoniste mais devait aussi composer, notamment de la musique religieuse. 3. Wolfgang-Amadeus MOZART, op. cit., vol. 2, p. 153. Lettre de Mozart à son père, Mannheim, 3 décembre 1777. 4. David HENNEBELLE, De Lully à Mozart. Aristocratie, musique et musiciens à Paris (XVIIe - XVIIIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2009. 5. Almanach du Palais Royal pour l’année 1786, p. 135-136. 6. Wolfgang-Amadeus MOZART, op. cit., vol. 2, p. 231. Lettre de Leopold à son fils, Salzbourg, 5 février 1778. 7. Ibidem, p. 256. Lettre du baron Grimm à Leopold Mozart, Paris, 21 février 1778. 8. Ibid., p. 300-301. Lettre de Mozart à son père, Paris, 1er mai 1778. 9. Ibid., vol. 2, p. 311. Post-scriptum de Mozart à son père, Paris, 14 mai 1778. 10. AN, Minutier central, Étude LXIX/885, inventaire après de décès de M. Deguines de Bonnieres, 9 janvier 1807. 11. Frédéric Melchior GRIMM, Correspondance littéraire, philosophique et critique, Paris, Tourneux, 1877-1882, vol. 12, p. 260-261. 12. , op. cit., vol. 2, p. 311. Post-scriptum de Mozart à son père, Paris, 14 mai 1778. 13. Ibidem. 14. Ibid., vol. 3, p. 42. Lettre de Mozart à son père, 31 juillet 1778. 15. Jean de VIGUERIE, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, R. Laffont, 1995, p. 961. 16. Wolfgang Amadeus M OZART, op. cit., vol. 3, p. 80. Lettre de Mozart à son père, Paris, 11 septembre 1778. 17. Friedrich Melchior GRIMM, op. cit., vol. 6, p. 88. 18. BNF, Département de la Musique. Inventaire manuscrit des musiques saisies chez les émigrés dressé par Bruni, achevé en juillet 1796, non côté. 19. Wolfgang Amadeus M OZART, op. cit., vol. 3, p. 79. Lettre de Mozart à son père, Paris, 11 septembre 1778. 20. Jean et Brigitte MASSIN, Wolfgang Amadeus Mozart, Paris, Fayard, 1990 (1re édition 1970), p. 236-237. 21. Howard Chandler ROBBINS LANDON, « La place de Paris dans la vie et l’œuvre de Mozart », Mozart à Paris, Paris-Musées/Francis Van de Velde, 1991, p. 16. 22. Wolfgang Amadeus MOZART, op. cit., vol. 3, p. 79. Lettre de Mozart à son père, Paris, 31 juillet 1778. 23. Nous renvoyons le lecteur aux analyses de Joann Élart sur le calendrier des concerts parisiens. « Retour sur le séjour de Mozart à Paris en 1778 », Mozart et la France, de l’enfant prodige au génie (1764-1830), ouvrage coordonné par Jean GRIBENSKI et Patrick TAÏEB, Lyon, Symétrie, 2015 [à

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paraître], p. 21-38. Nous ne souscrivons cependant pas à son ultime conclusion qui affirme que Mozart ignorait les logiques de production dans l’espace public. 24. Wolfgang Amadeus M OZART, op. cit., vol. 3, p. 79. Lettre de Mozart à son père, Paris, 11 septembre 1778. 25. Ibidem, p. 96. Lettre de Mozart à son père, Strasbourg, 15 octobre 1778. 26. Ibid., p. 102. Lettre de Mozart à son père, Strasbourg, 2 novembre 1778. 27. Mozart n’obtint pas de poste permanent, mais le pouvait-il, lui qui ne voulait rien d’autre qu’un poste de maître de chapelle ? Il fit état en mai d’un poste d’organiste à Versailles que lui aurait proposé le corniste Johan Joseph Rudolph, musicien de la Chapelle royale. Mozart écarta la proposition, fût-elle vague ou sérieuse. 28. Jean GRIBENSKI, Catalogue des éditions françaises de Mozart 1764-1825, Hildesheim, Olms, 2006. 29. Wolfgang Amadeus MOZART, op. cit., vol. 4, p. 57. Lettre de Mozart à son père, Vienne, 17 août 1782.

RÉSUMÉS

Le troisième séjour de Wolfgang Amadeus Mozart à Paris, entre mars et septembre 1778, a retenu depuis longtemps l’attention des biographes. Si l’on s’accorde généralement pour y voir un tournant majeur dans sa maturation personnelle et artistique, il n’y a guère d’unanimité sur le bilan qu’il convient de dresser de cette expérience et sur les motifs réels de l’échec, échec au demeurant tout relatif au vu des démarches entreprises en un laps de temps relativement court. Le présent article propose d’explorer, en regard avec d’autres carrières musiciennes, une autre piste généralement ignorée : celle de la trop grande brièveté de sa présence parisienne.

The third sejourn of Wolfgang Amadeus Mozart in Paris, between March and September 1778, has long held an interest for biographers. If it is generally agreed that these months constituted a major turning point in the personal and artistic maturity of the composer, there is less unanimity about the results of this experience and the actual reasons for its failure---a failure that must remain relative given the initiatives undertaken in an relatively short period of time. In this article, the author will explore, compared with other musical careers, a largely neglected subject: Mozart's all-too-brief presence in Paris.

INDEX

Mots-clés : Mozart, Paris, aristocratie, patronage musical

AUTEUR

DAVID HENNEBELLE Centre de Recherche et d’Études Histoire et sociétés Université d’Artois 9, rue du Temple BP 10665

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62030 ARRAS cedex [email protected]

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Dynamiques de professionnalisation et jeux de protection : pratiques et enjeux de l’examen des maîtres de chapelle à Rome (1784) The Dynamics of professionalization and the game of protection: the practices and conflicts of the choirmasters in Rome (1784)

Élodie Oriol

1 Dans une lettre datée du 9 juin 1784, le maître de chapelle de l’église des Santi Dodici Apostoli de Rome, Luigi Antonio Sabbatini1, informe son homologue bolonais et ancien professeur Giovanni Battista Martini que deux de ses élèves, Giovanni Antonio Ambrosini et Giovanni Francesco Schito, ont soutenu le mois précédent l’examen des maîtres de chapelle de la Congregazione dei musici di Santa Cecilia. Cet examen s’était déroulé le 14 mai 1784 dans l’église de San Carlo ai Catinari, siège de la congrégation, en présence de trois examinateurs : Giovanni Battista Casali, Raimondo Lorenzini et Santi Pesci2. Dans sa lettre, Luigi Antonio Sabbatini indique que l’un des examinateurs, Giovanni Battista Casali, a refusé d’admettre les deux candidats, estimant qu’ils ont échoué à l’une des épreuves ; la réponse de la fugue3 proposée par les deux candidats n’aurait pas été écrite dans la bonne tonalité. Luigi Antonio Sabbatini conteste ce jugement et, pour convaincre le Cardinal Giovanni Francesco Albani et son neveu Giuseppe Albani, respectivement protecteur et préfet de la congrégation, demande à Giovanni Battista Martini d’examiner les compositions de ses élèves et d’émettre un avis sur leurs qualités : Que vous me pardonniez si je vous dérange par la présente, mais je suis très soucieux pour ma réputation […] Voilà pourquoi, je désire […] si j’ai raison, que vous me donniez une réponse claire pour la montrer au Cardinal et à son neveu, et si j’ai tort, je vous prie de la poster ou de la retourner de quelque façon que ce soit […] pour soutenir ma dignité, tandis que le dit Casali, sur toutes les places de Rome, propage partout que l’affaire va assez mal, et cette rumeur se répand à Rome, aussi

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bien dans la profession qu’à l’extérieur, qu’on ne parle de rien d’autre que de ce sujet4.

2 Dès le début de la lettre, on saisit l’enjeu de l’initiative de Sabbatini : rétablir, par le recours à une autorité externe, sa réputation localement compromise. Alors qu’on débat ardemment de cette affaire à Rome aussi bien dans le milieu professionnel que sur la place publique, Sabbatini s’adresse à Padre Martini pour qu’il fasse une contre- expertise, confiant dans ses compétences reconnues et supérieures. Ce soutien permettrait de défendre l’honneur du professeur des deux candidats recalés. Dans sa réponse datée du 16 juin 1784, Martini informe Sabbatini qu’il accepte de se charger de l’affaire et annonce qu’il écrira sans tarder à Casali à ce sujet5. La mort de Martini, au début du mois d’août, complique cependant les initiatives de Sabbatini. Ce dernier écrit néanmoins dans les mois qui suivent à Stanislao Mattei, un proche de Martini, pour poursuivre cette affaire qui, alors, n’a toujours pas été résolue.

3 Commencés ainsi en juin 1784, les échanges épistolaires des trois maîtres de chapelle dureront un peu plus de deux mois. Les documents que l’on se propose d’étudier font partie de la collection des correspondances de Giovanni Battista Martini conservée au Museo internazionale e Biblioteca della musica di Bologna. Si plusieurs spécialistes, conscients de l’intérêt de cette source pour l’histoire de la musique du XVIIIe siècle, l’ont examinée selon des perspectives de recherche variées (étude de la pratique musicale, constructions biographiques, réseaux de musiciens…)6, son exploitation reste encore partielle. Certaines lettres tirées de la correspondance entre Martini et Sabbatini, qui n’a fait l’objet d’aucune étude systématique, seront ici étudiées dans la mesure où elles éclairent les transformations à l’œuvre dans le milieu musical romain.

4 Cet article n’a pas pour objectif de revenir sur les points techniques sur lesquels débattent les trois maîtres de chapelle, mais d’observer en quoi ce conflit, né autour d’une procédure d’examen, révèle les tensions qui traversent le milieu musical au sujet des procédures de qualification et de l’accès aux charges les plus rémunératrices, tant sur le plan matériel que symbolique.

5 En effet, l’exercice de la musique dans les lieux de culte est régulé par la Congregazione dei Musici di Santa Cecilia di Roma qui, depuis le début du XVIIIe siècle, dispose d’un monopole réglé par des statuts reconnus par les autorités pontificales. Le conflit qui s’ouvre en 1784 au sujet d’un examen organisé par cette institution permet de voir comment l’introduction ou l’amélioration des contrôles de compétences musicales, signes d’une professionnalisation progressive7, modifient l’organisation du milieu musical, produisent des discours révélateurs des représentations associées à la musique et à ses métiers, et offrent de nouveaux espaces aux stratégies d’affirmation professionnelle8. L’épisode conflictuel s’inscrit en effet dans le processus de professionnalisation des structures et des pratiques musicales qui marque le XVIIIe siècle, en particulier dans sa seconde moitié9, et qui a été peu étudié pour la ville de Rome10. La pratique de l’examen qui, à première vue, peut se présenter comme un mode de sélection juste, car reposant sur des démonstrations objectives de compétences, vérifiées par la communauté professionnelle dont elles renforcent la cohésion, modifie en réalité le jeu des protections et des recommandations sans les neutraliser. Choisir comme angle d’approche les pratiques d’examen, élément significatif d’une professionnalisation en cours, permet de saisir les évolutions qui conduisent à modifier le statut du musicien professionnel dans la société de l’époque, dont l’impact est particulièrement fort dans la seconde partie du siècle.

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La pratique de l’examen des maîtres de chapelle : histoire, signification et enjeux

L’examen, un sésame pour entrer dans la congrégation des musiciens romains

6 Depuis 1716, pour pouvoir exercer dans les édifices sacrés, les musiciens doivent obligatoirement être membres de la Congregazione dei Musici di Santa Cecilia di Roma11. Cette confrérie, animée de finalités corporatives, professionnelles et religieuses, règle l’exercice de la musique sacrée à Rome. Il s’agit d’une institution laïque dont les membres sont ecclésiastiques ou non, et mixte, bien qu’il faille attendre 1774 pour qu’une femme, la compositrice Maria Rosa Coccia, y soit admise. Seule la chapelle pontificale échappe à son contrôle et fonctionne comme une institution indépendante.

7 La confrérie réunit ainsi les musiciens qui pratiquent la musique régulièrement ou occasionnellement dans les institutions musicales religieuses de Rome, à savoir les grandes ou petites chapelles des basiliques, les églises, les collèges, les couvents, les pensionnats, les orphelinats, les oratoires, les confréries, les écoles religieuses… Cette institution répartit ses membres en quatre catégories : les maîtres de chapelle (maestri di cappella), les organistes (organisti), les instrumentistes (strumentisti) et les chanteurs (musici). À la tête de chacune d’elles se trouve un gardien (guardiano) dont la charge annuellement renouvelée est centrale dans le cadre institutionnel de la confrérie.

8 Les derniers statuts de l’institution validés par le Pape Innocent XI en 1716 ne se prononcent que timidement sur l’organisation des examens d’entrée. Les chapitres XXI et XXII indiquent sommairement que le musicien qui souhaite exercer dans les chapelles musicales doit être obligatoirement « abilitato e approvato per idoneo »12 par quatre maîtres de chapelle élus tous les ans qui prennent la fonction d’examinateur. Rien n’est cependant précisé sur le contenu et le déroulement des examens.

9 L’étude des comptes rendus d’assemblée de la confrérie permet d’observer que ses membres portent progressivement une plus grande attention à l’amélioration du fonctionnement de l’examen au sein de l’institution. Ces initiatives vont dans le sens d’une professionnalisation accrue de la pratique musicale, par le contrôle de la formation et de la qualité du travail.

10 En juillet 1741, devant le constat qu’un certain nombre de maîtres de chapelle exercent sans avoir passé l’examen, on décide que les maîtres non habilités obtiendraient la patente à titre gracieux, mais, qu’à l’avenir, tous les futurs candidats devront se soumettre à l’examen de contrepoint et de chant ecclésiastique13.

11 Signes de l’attention plus vive qu’ils portent à l’examen d’entrée, les membres de la confrérie se soucient de la fonction d’examinateur. Ils prennent des mesures pour la rendre plus efficace et pour faciliter la procédure de désignation. C’est en effet sur les examinateurs que repose la responsabilité des nouvelles admissions des maîtres de chapelle qui souhaitent exercer dans les différentes institutions religieuses. Ces examinateurs, à ce moment fixé au nombre de cinq (quatre maîtres de chapelle et le gardien en fonction), doivent occuper leur charge pendant l’année entière. En cas d’absence, l’assemblée doit élire un remplaçant14.

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12 En 1747, Girolamo Chiti, maître de chapelle exerçant à Rome, explique à Martini le fonctionnement de l’examen pour devenir maître de chapelle : Je sais de façon certaine par Pitoni, et selon une ancienne et inaltérable habitude, que pour l’examen des maîtres de chapelle de toutes sortes, et pour les concours qui se font à Rome, cela fonctionne et fonctionnera toujours avec la proposition d’une antienne en cantus firmus, pour voir si le candidat connaît son devoir ; règle qui nous a été donnée par Palestrina et par les observations d’Antimo Liberati etc. etc. etc15.

13 Pour leurs examens d’entrée, les compositeurs doivent donc composer une antienne16 en cantus firmus. Chiti défend cette procédure et rappelle que c’est une règle de composition donnée par Palestrina et confirmée par les observations d’Antimo Liberati (1617-1792)17 qui, au XVIIIe siècle, jouit d’un grand crédit chez les défenseurs de la « Scuola Romana »18. Selon Arnaldo Morelli, l’« école musicale romaine » reposait, depuis la fin du XVIIe siècle, sur le modèle de la pratique musicale de la chapelle pontificale et de ses compositeurs, en premier lieu Palestrina, autour duquel se construisit un véritable mythe.

14 Malgré les initiatives répétées des membres de la confrérie pour faire respecter l’admission obligatoire et le passage de l’examen, les différents rappels qui apparaissent dans les comptes rendus d’assemblée révèlent que, pendant tout le siècle, des musiciens continuent d’exercer sans avoir la patente et sans être inscrits au sein de la confrérie19.

15 En mai 1784, les deux élèves de Luigi Antonio Sabbatini sont pourtant bien convoqués pour passer un examen d’admission. L’étude des lettres échangées entre les trois compositeurs au sujet de leur éviction met en lumière les enjeux que pouvait recouvrir la pratique de l’examen.

L’examen ou l’expression de l’autorité des musiciens

16 Pour les musiciens, la pratique de l’examen devient un moyen d’affirmer leur autorité dans le milieu professionnel, et ceci dans les différentes fonctions qu’ils occupent. Suivant cette logique, l’échec d’un élève dans ce cadre peut ternir la réputation de l’enseignant. Sabbatini, en tant que professeur des deux candidats, explique clairement que l’exclusion de ses élèves conduit à le discréditer. Ce refus d’admission porte atteinte à sa personne dans l’exercice de sa fonction d’enseignant. Il présente ainsi son initiative comme étant un moyen de défendre sa « réputation », de retrouver « honneur » et « dignité ». On rencontre explicitement cette revendication dans une lettre adressée à Stanislao Mattei en décembre 1784. Sabbatini indique clairement pourquoi, malgré le décès de Padre Martini, il tient à poursuivre son engagement dans cette affaire : Très cher Père Mattei, cette affaire me tient très à cœur, pas seulement pour les jeunes gens, mais pour ma réputation, et celle de notre école, et ces messieurs les Académiciens devraient être de cet avis20. Le musicien précise qu’il défend ses élèves non seulement pour protéger sa propre réputation, mais aussi celle de l’école bolonaise à laquelle il est attaché comme ancien élève de Martini, l’un de ses principaux représentants.

17 La mise en place de l’examen peut également devenir un moyen de favoriser un certain conservatisme, ou du moins une fermeture corporative, en protégeant certains

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musiciens au détriment d’autres qui se trouvent ainsi écartés et empêchés de développer leurs activités. Cette utilisation est visible aussi bien à Rome qu’à Bologne.

18 Dans la première lettre qu’il envoie à Casali, Padre Martini indique que le conflit qui concerne les élèves de Sabbatini lui fait penser à la procédure d’admission de ce dernier à l’Accademia Filarmonica di Bologna. Celle-ci ne s’est visiblement pas faite sans difficulté et Martini rappelle ainsi au compositeur romain la confiance qu’il lui a accordée dans le passé, sous-entendant par la même occasion qu’il lui en est débiteur : En écoutant cette controverse, je me suis souvenu de ce qu’il advint en 1740 de votre illustrissime, lorsque vous vous présentâtes à l’examen pour devenir membre de l’Accademia Filarmonica di Bologna ; sur le fait qu’ils ne voulurent pas vous admettre, disant que la composition était mal faite et pleine d’erreurs […] Mais comment ! Vous vous souviendrez sans doute très bien, que la raison n’était pas que la composition fut mal faite, mais c’était votre personne qu’ils craignaient voir s’installer à Bologne, leur enlevant des fonctions musicales, et c’est pourquoi ils étaient conduits non par la raison, mais par la passion21. Martini témoigne ainsi sans ambiguïté des manœuvres des maîtres de chapelle en fonction à Bologne, qui avaient alors utilisé l’examen pour limiter la concurrence dans la ville. Ils souhaitaient empêcher Casali d’exercer par crainte de voir diminuer le nombre de leurs engagements et perdre ainsi une partie de leurs prérogatives.

19 À Rome, la pratique de l’examen semble également avoir été un moyen, pour Casali, de conforter une position d’autorité. Ce dernier devient au sein de la Congregazione dei musici di Santa Cecilia di Roma un élément structurant et une référence dans le milieu musical local. Il occupe en effet à plusieurs reprises la charge de gardien de la catégorie des maestri di cappella (1752-1753 ; 1760-1761 ; 1771-1772 ; 1779-1791)22 et exerce dans un grand nombre de chapelles musicales23. Selon Sabbatini, si Casali occupe une position dominante à Rome, c’est en particulier grâce à la fonction d’examinateur qu’il occupe. L’exercice de cette charge lui confère en effet une qualité de juge en matière musicale et lui permet de contrôler les nouvelles admissions dans la ville.

20 Dans une lettre datée du 3 juillet 1784, Sabbatini indique que la situation s’envenime, notamment à cause de l’influence prédominante de Casali dans le milieu musical romain : La Profession, ici à Rome, est gérée par un coquin, et pour toutes les affaires il fait montre de deux visages, et veut que les choses se fassent à sa manière, avec grande perfidie […] Ici, à Rome, ils le prennent pour un oracle, et celui-ci s’en est rendu compte, et c’est pour cela qu’il fait le coq ; cela serait l’occasion de le mortifier et d’enlever un peu l’arrogance qu’il a dans la tête […] 24.

21 Le 10 juillet 1784, Sabbatini se plaint de la toute puissance de Casali et reporte l’opinion d’un anonyme qui ternit la réputation de Martini en retour : Lequel [Casali] s’est constitué tout seul ici à Rome un royaume sur la musique, et tous dépendent de lui, de sorte qu’il y a quelqu’un qui, dans cette circonstance, s’est exprimé ainsi : que veut dire Martini ? Pourquoi veut-il porter un jugement contre les raisons de Casali ? Alors que quand Martini lui-même dirigea sa musique ici à Rome, il alla d’abord voir Casali. Voyez maintenant quelle estime on vous porte, et quel monarque est celui-ci, mais ils n’omettent pas d’ailleurs de le traiter de coquin dans certaines occasions 25. Pour Sabbatini, Casali est le principal responsable du climat délétère qui règne à Rome, plus spécifiquement au sein de la Congrégation de Sainte Cécile, dans laquelle il a les moyens de contrôler les admissions, et à travers elles d’amples segments de l’accès au travail des musiciens sur le marché urbain.

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22 Dans les archives de la chapelle de San Giovanni in Laterano se trouve un document anonyme qui confirme la position dominante de Casali et dénonce la cooptation comme mécanisme de recrutement au sein de la Congrégation. Ce document intitulé Memoriale per il Maestro Giuseppe Heiberger a été rédigé en 1775, au moment où Giuseppe Heiberger26 se présente au poste de coadiutore de Giovanni Battista Casali, maître de chapelle titulaire de San Giovanni in Laterano27. L’auteur anonyme indique que Casali a refusé de reconnaître les compétences de Heiberger au seul motif qu’il a préféré demander l’admission à la Filarmonica di Bologna plutôt que de passer l’examen de la Congregazione dei Musici di Santa Cecilia. Certains arguments avancés par l’auteur anonyme portent sur les mécanismes de sélection mis en oeuvre. Des maestri se réservent exclusivement le choix des musiciens à promouvoir, sans autre consultation externe, et de la sorte, privatisent l’institution. Pour l’auteur de ce mémorial « l’examen a toujours été arbitraire et partial », les examinateurs se montrant bien plus tolérants avec les candidats qu’ils soutiennent. La procédure de l’examen vient en quelque sorte masquer les véritables ressorts des recrutements, à savoir les liens tissés entre les maestri de l’institution et leurs protégés ; il s’agit d’une simple cooptation28.

23 La rigidité dont fait preuve la Congregazione dei Musici di Santa Cecilia pour les examens d’entrée des compositeurs peut ainsi être interprétée autrement que par la seule volonté de relever le niveau de qualification des musiciens et par une nouvelle attention aux exigences de la profession. Elle devient aussi un moyen de limiter la concurrence et, pour certains musiciens comme Casali, d’étendre une influence dans le milieu local en tenant fermement en main l’accès à l’emploi au profit d’élèves fidèles. Un signe de fermeture, donc, plutôt que d’ouverture sur un recrutement élargi et de qualité par l’adoption de normes et d’exigences propres à la profession.

24 À travers le conflit qui naît de l’examen des deux élèves de Sabbatini, on peut également voir se dessiner les différences de positionnement et d’opinion autour du jugement esthétique dans le domaine musical29. Dans la première lettre qu’il adresse à Casali qui associe marques d’autorités, conseils amicaux et menaces à peine voilées, Giovanni Battista Martini donne une définition précise de l’expertise musicale et des valeurs qui, selon lui, doivent lui être attachées : J’ai appris qu’on souhaite que je prenne la défense des candidats, et que je fasse voir au public le tort que vous leur avez fait. Très estimé Monsieur Casali, être juge et examinateur est une chose en soi honorifique, et respectable, mais à bien y penser, les qualités sont trop nombreuses pour qui doit vraiment juger, et parce que le juge doit être informé de toutes les opinions qui se trouvent dans son Art, alors que le candidat a le droit de résister à n’importe quelle sentence, à moins qu’elle ne soit universellement interdite ou condamnée, et l’art de la fugue est complexe, et les façons d’y répondre sont nombreuses. Dans cette affaire, vous avez perdu la cause, et vous perdrez encore votre honneur et votre dignité, si bien que je vous conseille de vous retirer de votre engagement de ne pas vouloir accepter les candidats, de prendre le risque de les accepter et sauver ainsi votre dignité. Parce que je vous assure que vous ferez mauvaise figure en étalant cette controverse par la presse dans toute l’Europe30.

25 Émettre un jugement est ainsi perçu comme un honneur qui contribue à la dignité de la profession. Martini développe ici un argumentaire sur le jugement esthétique qui peut être rapproché de l’idéal véhiculé par la République des Lettres31. Parmi les critères retenus par le compositeur bolonais, on trouve la dimension collective du jugement et la conscience de l’universel. Le jugement ne peut être établi par un seul individu. Il est nécessaire que ce dernier s’informe auprès de la communauté de savants qui

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représente l’art en question. Martini compte ainsi convaincre Casali d’écouter les remarques d’autres experts et indique que les candidats ont le droit de contester une décision qui n’a pas été prise de façon collégiale. Bien que Martini approuve et reconnaisse la valeur du jugement esthétique en matière musicale, il récuse toute forme d’exclusivité ou de monopole exercée dans ce cadre. La réaction de Casali est contraire aux principes d’universalisme et de communauté de talents, égaux dans leurs fonctions et leurs capacités à juger, qu’il défend pour construire une identité collective professionnelle qui dépasse les particularismes et les ancrages locaux.

Les stratégies des musiciens face aux évolutions du milieu musical

26 À partir des correspondances, il est possible d’observer les différentes stratégies mises en œuvre par les musiciens engagés dans ce conflit singulier, et d’évaluer ainsi des différences de positionnement révélatrices de conceptions divergentes de la profession, à un moment où le milieu musical romain se recompose, en particulier par le succès de nouveaux genres musicaux. Si Rome se montre relativement ouverte aux musiciens étrangers qui peuvent être admis dans la Congrégation de Sainte Cécile, les postes stables et rétribués dans les chapelles restent comptés et par conséquent enviés32. En plus de conférer une situation économique privilégiée, ces postes de maîtres de chapelle donnent l’occasion de se faire connaître, d’être sollicités pour d’autres prestations musicales et d’étendre ainsi leur réseau professionnel. Enfin, si le succès de la musique théâtrale génère effectivement d’autres canaux de réussite dans la ville, les perméabilités et les porosités entre musique sacrée et musique profane, les circulations des musiciens entre chapelles et théâtres rendent ces postes attractifs pour se situer en bonne place sur le marché musical romain dans toutes ses composantes.

Luigi Antonio Sabbatini : solliciter la reconnaissance des pairs

27 Le professeur des deux étudiants recalés, Luigi Antonio Sabbatini, construit sa défense en ayant recours à des procédés multiples pour mieux faire entendre sa voix. Il mobilise aussi bien des ressources locales que des ressources externes pour contrer le jugement de Casali.

28 Le recours à une personnalité de référence comme Giovanni Battista Martini se présente comme une recherche de légitimation extérieure pour promouvoir la carrière de ses élèves dans le système local. Le musicien est conscient de l’autorité qu’exerce le compositeur bolonais et espère que son appui l’accréditera auprès de la communauté musicale33. Auteur d’un Saggio fondamentale pratico di contrapunto sopra il canto fermo (Bologne 1774, 2 tomes) et de la Storia della musica (Bologne 1757-1781, 3 tomes) qui nourrissent sa réputation d’érudit34, le compositeur et théoricien bolonais échange de nombreuses lettres avec des musiciens actifs dans la péninsule italienne mais aussi à l’étranger. En outre, en tant que responsable de l’Accademia Filarmonica de Bologne, il est souvent sollicité par les musiciens.

29 Si Sabbatini cherche le soutien de Martini, il met également en œuvre des processus de légitimation dans le milieu musical romain.

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30 La première réaction de Sabbatini face au jugement négatif de Casali est de dresser une note informative (informazione sopra alle opposizioni fatte dal Sig. Casali) au cardinal protecteur de la confrérie, Giovanni Francesco Albani, et à son neveu, Monseigneur Giuseppe Andrea Albani (1750-1834) qui occupe la charge de Préfet de la Congrégation35. Le compositeur espère ainsi recevoir le soutien des protecteurs de la congrégation, détenant un pouvoir institutionnel, pour contrer le jugement de Casali36, tout en ayant conscience qu’il doit compléter son initiative en ayant recours à l’expertise d’autres musiciens. Ainsi, dans sa lettre du 9 juin 1784, il explique avoir sollicité l’avis de plusieurs maîtres de chapelle exerçant à Rome pour évaluer les compositions de ses élèves37. Dans la note informative rédigée par Sabbatini, on apprend que sept compositeurs ont d’abord reconnu la validité des compositions des deux jeunes candidats, par un « jugement dépassionné » et de façon « unanime »38.

31 Pourtant, si les maîtres de chapelle sollicités se sont montrés verbalement favorables aux deux élèves de Sabbatini, ils se rétractent finalement devant l’autorité de Casali39. Les maîtres de chapelle se sont ainsi laissés convaincre par les arguments de Casali, ce qui complique la tâche de Sabbatini qui ne dispose plus de soutien dans le milieu musical local. L’aide de Giovanni Battista Martini lui est donc d’autant plus nécessaire pour remporter la cause, raison pour laquelle il se montre particulièrement attentif aux propositions de ce dernier.

Giovanni Battista Martini : défendre la dignité de la profession

32 Dans la lettre du 16 juin 1784 où il s’engage à défendre les deux candidats et Sabbatini, Martini précise qu’il a écrit à Casali sur un ton amical tout en le pressant d’abandonner cette affaire. Il se montre aussi très précis sur la marche à suivre si ce dernier s’obstine. Dans le cas d’un refus de la part de Casali, Martini est disposé à utiliser la presse écrite pour faire savoir à tous que Casali a commis une erreur de jugement : J’ai résolu d’écrire à Monsieur Casali de façon amicale, l’avertissant de se retirer de son étrange engagement […] La lettre que je lui ai écrite parle clairement, mais en ami, parce qu’il a été l’un de mes élèves […] Nous verrons bien quel effet aura cette lettre, mais si celui-ci s’obstine à ne pas vouloir céder, je suis prêt à défendre les candidats, en démontrant que l’examinateur est incapable de juger, et si je dois le faire, je veux que ce soit publié dans la presse40.

33 On retrouve ici sous la plume de Martini l’importance de la communication et de la collaboration dans le développement du savoir qui caractérise l’idéal de la République des Lettres41. Présentant le visage d’un savant « communicatif »42, Martini veut rendre publique l’affaire et utiliser cette publicité comme moyen de pression pour convaincre Casali d’abandonner la cause.

34 Dans la première lettre qu’il envoie à Casali à la fin du mois de juin, le musicien met également en place un stratagème habile dans le but de tester les capacités musicales du destinataire. En effet, Martini demande à Casali de se prononcer sur une composition musicale que l’on vient de lui soumettre, sans indiquer le nom de son auteur.

35 Le 13 juillet 1784, Padre Martini reçoit la réponse de Giovanni Battista Casali rédigée quelques jours plus tôt. Ce dernier commence sa lettre en rendant son jugement sur la composition que Martini lui a demandé d’examiner et se montre très critique : « En

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définitive, selon moi, elle [la composition] me semble de mauvaise harmonie, et de mauvais effet notamment avec les nombreux tritons que l’on trouve »43.

36 Pourtant, la composition anonyme envoyée n’est autre qu’une composition de Giovanni Pierluigi da Palestrina, l’un des principaux représentants de l’école romaine. Par sa réponse, Casali révèle qu’il n’a pas reconnu le prestigieux compositeur, ce qui le discrédite fortement. Dans la lettre qu’il envoie à Sabbatini pour l’informer de cette réponse, Martini condamne l'audace insensée de Casali qui a osé « critiquer et corriger Palestrina » et se montre plus que jamais déterminé à le désavouer, espérant « qu’avec le temps et la patience », ils vaincront44.

37 Dans la réponse qu’il envoie à Casali le 14 juillet 1784, Martini n’exprime aucune forme d’animosité envers lui. En revanche, dans les lettres qu’il envoie à Sabbatini, il se montre très hostile. Le 28 juillet 1784, par exemple, il dénonce clairement l’incompétence de Casali, manifeste dans le fait que ce dernier n’ait pas été capable de reconnaître l’écriture de Palestrina : Palestrina, non seulement à Rome, mais dans toute l’Europe a toujours été considéré comme étant le meilleur Maître de tous les compositeurs, et que je sache il n’a jamais été critiqué par personne. Monsieur Casali, qui exerce en juge suprême à Rome, n’est peut-être pas obligé de reconnaître l’écriture et le style de Palestrina ? C’en est trop !45. Giovanni Pierluigi da Palestrina se présente en effet comme une référence pour la musique religieuse, le fondement d’une tradition, d’une représentation partagée de l’histoire de la musique46. La critique de Casali remet en cause cette image et, à travers elle, une certaine conception de la profession, ce qui renforce clairement l’hostilité de Martini à son égard.

38 Avant même de recevoir la première réponse de Casali, en date du 7 juillet, Martini expose àSabbatini une stratégie si Casali refuse. Le 3 juillet 1784, Martini se montre déterminé à poursuivre sa défense et précise qu’il sera peut-être nécessaire d’avoir recours à la justice : « Vu que Monsieur Casali insiste pour ne pas vouloir les admettre, voici le remède. Faites rédiger une appellation formelle de la main d’un notaire par les deux candidats, avec laquelle vous appelez en justice Monsieur Casali, et qu’ils se remettent tous deux à mon jugement, dans ce cas je ferai connaître à Monsieur Casali qu’il n’est pas capable de juger, lui manquant toutes les qualités qu’il incombe à un juge. Et si j’ai besoin d’émettre ce jugement, je veux qu’il soit publié, afin que le public soit informé du tort manifeste, et de son incapacité à juger […] »47. Martini annonce ainsi à Sabbatini qu’il dispose d’arguments conséquents contre Casali. Il demande néanmoins à Sabbatini de se renseigner pour savoir si les candidats ont reçu des instructions sur les règles d’écriture pour la réponse de la fugue.

39 Dans une lettre datée du 10 juillet 178448, Sabbatini précise que les statuts de la congrégation ne mentionnent pas les règles de composition et qu’aucune directive n’a été donnée aux candidats avant de composer. Tous les maîtres de chapelle qu’il a rencontrés lui assurent qu’aucun document ne précise cette règle mais aucun d’eux n’accepte de s’engager par écrit. Sabbatini ajoute que les archives de l’institution conservent des compositions d’examen de candidats reçus bien que les réponses de la fugue ne soient pas écrites dans la bonne tonalité. Ces documents révèlent la partialité de l’examen et peuvent devenir une preuve valide pour un éventuel recours en justice.

40 Parallèlement, le maître de chapelle bolonais continue d’exprimer son soutien à Sabbatini et condamne l’entêtement de Casali. Pour contrer Casali, Padre Martini

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propose trois solutions à Sabbatini. Ce dernier devait choisir celle qu’il jugerait la plus pertinente : I. Je le citerais à comparaître, en déclarant son jugement nul, parce qu’il n’a pas en lui les qualités qu’un juge requière, en plus du fait qu’il est frauduleux, et de mauvaise foi. II. Je donnerais un Mémorial au Pape, en y exposant le tort que Monsieur Casali a fait à ces deux jeunes gens, en ne voulant pas les approuver sans raison, et seulement de mauvaise grâce, et si jamais vous estimez opportun que je fasse une attestation en faveur des deux candidats, laquelle soit mise sous les yeux du Pape, je suis prêt. III. Je citerais Casali, l’obligeant à donner la raison pour laquelle il ne veut pas approuver les deux candidats49. Les trois propositions de Martini portent toutes préjudice à Casali.

41 Martini se montre résolu à poursuivre Casali car l’attitude et les discours de ce dernier s’opposent à la conception de la profession musicale et du rôle des examinateurs qu’il soutient. L’argumentaire de Martini est construit autour d’une défense de l’art musical et des règles traditionnelles qui s’y rapportent. Son avis se fonde sur une connaissance de l’histoire de la profession, et des contributions de ses prédécesseurs parmi les plus réputés, dont celle de Palestrina. Cette revendication d’une « tradition professionnelle » est un élément qui doit être porté à l’actif de la construction d’une certaine idée de la profession50. Attaché à la dimension collective du jugement, Martini rejette également l’attitude de Casali, autoritaire et poursuivant un intérêt personnel, au nom d’un savoir qui doit être soumis au jugement des différents membres de la communauté musicale et à un échange ouvert des opinions.

Giovanni Battista Casali : une vision corporative et hiérarchique

42 Qu’en est-il alors de la défense construite par Casali ? Le compositeur romain, quant à lui, utilise dans un premier temps des ressources locales pour se défendre des attaques et contrer les initiatives de Sabbatini. Le 3 juillet 1784, celui-ci indique que Casali fait circuler un document adressé aux maîtres de chapelle, dont il ne connaît pas le contenu51. On apprend en effet plus tard que Casali a réussi à rallier les maîtres de chapelle à sa cause : J’imagine qu’il [Casali] lui aura envoyé le papier avec les approbations des maîtres, lequel indique que tous conviennent que la réponse n’est pas tonale, ce qui ne change rien, et les mêmes maîtres qu’il a cherché à faire souscrire, sont ceux auxquels j’ai moi-même fait voir les deux fugues auparavant, et tous les jugèrent bonnes, mais maintenant, avec les paroles de Casali ils ont tous baissé la tête dans l’espoir de pouvoir obtenir des remplacements dans ses églises, ou bien parce qu’ils ne savaient pas répondre aux arguments de Casali52. Sabbatini, déçu du revirement des maîtres de chapelle, décrit la position hégémonique qu’occupe Casali et l’influence sans borne qu’il exerce. Selon lui, les maîtres de chapelle se rallient à son jugement dans l’espoir de le remplacer dans les chapelles où ce dernier dispose d’un poste de titulaire, ce qui confirme la vive compétition qui se joue dans le milieu romain pour accéder à ces emplois.

43 Des écrits de Casali au sujet de cette affaire, seule la lettre de réponse à Padre Martini datée du 7 juillet 1784 nous est parvenue53.

44 Le compositeur mentionne les compositions d’examen des deux candidats et les problèmes qu’elles présentent.Casali signale aussi que l’affaire a créé une grande confusion à Rome. Il mentionne la témérité d’un des élèves de Sabbatini et signale que

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des insultes et des paris circulent et compromettent la réputation des maîtres de chapelle54.

45 Son plaidoyer suit une logique de garantie du monopole, basée sur la défense de la congrégation de Sainte Cécile, sur ce qui la distingue, et sur la mise en valeur de sa position dominante pour exercer un contrôle de la profession. Il expose une défense du corporatisme en construisant son discours autour du respect des règles de composition relatives à la fugue qui, selon lui, figurent dans les statuts : L’obligation de répondre dans la même tonalité est tellement évidente, qu’à celui qui ne respecterait pas cela et écrirait comme bon lui semble, je dirai que cela fait partie des statuts de notre Congrégation observés depuis plus de cinquante ans, statuts confirmés par le bref pontifical de Clément XI […]55.

46 Pour contrer l’argumentation de Padre Martini qui a comparé ce conflit aux difficultés rencontrées par Casali à Bologne à l’occasion de son admission à l’Accademia Filarmonica, le compositeur explique que son refus ne témoigne pas d’une attitude conservatrice ou protectrice : Ici, on n’exerce pas par passion, ou par crainte de Dieu témoin, comme cela fut le cas pour ma personne à Bologne. Parce qu’en plus des trois églises pour lesquelles je reçois un salaire mensuel, je sers aussi cinquante autres églises dont les principales, et par la grâce de Dieu en ville j’ai fait en sorte que je n’ai pas l’ombre d’une peur que ces personnes m’enlèvent les fonctions musicales56. Le compositeur, précisant qu’il cumule de nombreux postes dans les chapelles musicales, se défend d’agir selon des intérêts contraires à ceux de la profession.

47 Dans la fin de la lettre, Casali tente enfin, sur un ton presque menaçant, de dissuader Padre Martini de toute intervention : Par ce conseil en tant que bon Ami, je vous éviterais la fatigue des documents à préparer pour cette défense, car vous serez perdant, parce que vous aurez une réponse de six ou sept lignes ; si vous la publiez, nous aussi ; si vous la diffusez en Europe, moi je corresponds avec La Havane en Amérique, à Lima au Pérou, à Séville, dans les Flandres, en Allemagne, à Turin, à Venise […] vous montrerez votre savoir, mais vous ne servirez pas l’intérêt des candidats parce qu’un décret d’Assemblée générale sera émis pour que ceux-ci ne puissent plus jamais se présenter à l’examen57.

48 Casali avertit Martini qu’il est également prêt à se défendre dans le cas d’une attaque par la presse. Non seulement il s’appuiera sur l’influence de la congrégation romaine, mais il affirme également disposer d’un réseau international qui s’étend jusqu’en Amérique espagnole, lui permettant de faire valoir son autorité qu’il juge supérieure à celle de son ancien enseignant, limitée, selon lui, à l’échelle européenne. Le musicien se dit donc prêt à solliciter des soutiens externes. À la fin de la lettre, il propose néanmoins aux deux candidats de repasser l’examen pour mettre fin à cette affaire58. L’attachement du musicien à la pratique de l’examen s’exprime une fois encore ; elle lui permet de contrôler les accès aux postes de maîtres de chapelle et d’exercer ainsi une hégémonie sur le marché local.

Une issue incertaine

49 Dans sa réponse datée du 14 juillet 1784, Padre Martini, « persuadé de la dignité, et du respect que doivent avoir les Professeurs de musique entre eux quel que soit leur rang »59, conseille à Casali, sur un ton amical et respectueux, de mettre fin à la

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controverse à l’amiable, notamment en cherchant un médiateur compétent capable de régler le conflit.

50 Pourtant, si le ton de Martini est relativement apaisé dans sa réponse à Casali, il se montre intransigeant envers lui dans les lettres qu’il adresse à Sabbatini. Il demande à ce dernier de lui fournir tous les documents qui peuvent l’aider à préparer sa défense et dont Sabbatini lui a parlé dans les lettres précédentes, dont les compositions des précédents candidats admis, afin que Casali « ouvre progressivement les yeux » sur cette affaire60.

51 Martini se renseigne également auprès de Sabbatini pour savoir s’il dispose de soutiens dans le milieu musical romain. Il s’inquiète notamment de l’avis du compositeur et théoricien de la musique Antonio Eximeno61. On peut imaginer qu’il recherche un soutien local puissant, notamment parmi les musiciens qui jouissent d’un prestige certain dans le monde des lettres.

52 Dans sa lettre datée du 21 juillet 1784, Martini, dans l’attente de la réponse de Casali à la lettre qui propose un tiers pour régler le conflit, pense que, si Casali et les maîtres de chapelle romains le refusent, la solution d’avoir recours au Cardinal protecteur de la Congrégation serait sans doute la « solution la plus juste »62 et la plus judicieuse pour mettre fin au conflit, tout en ayant conscience que cela nuirait gravement à la réputation de Casali.

53 Dans la lettre du 21 juillet 1784, Sabbatini précise qu’il est prêt à poursuivre Casali en justice et que le cardinal Albani est disposé à le soutenir : Moi, pendant ce temps, ayant pensé qu’il ne voudrait pas envoyer les diplômes, ce qui m’a en effet été confirmé ce matin, puisqu’il s’est exprimé pour dire qu’il ne voulait pas les donner, je m’étais déjà assuré auprès du Cardinal Albani de la permission de le faire comparaître en lui exposant les raisons […] Si bien que maintenant, j’attends sa confirmation, et juste après je le fais comparaître, alors que sur les trois points que vous me signifiez, celui-ci me paraît le plus efficace […]63. Il attend donc le jugement de Martini pour appuyer son argumentation et exprime sa détermination pour remporter l’affaire.

54 Sabbatini, dans la lettre du 24 juillet 1784, reprend point par point les arguments avancés par Casali pour les contester. La défense de Casali qui se base sur les statuts de la Congrégation est « démontée » par les examens de composition de candidats reçus que Sabbatini a en sa possession, celle de Rosa Maria Coccia, de Benedetto Alimenti et d’Antonio Aurisicchio. Selon lui, d’autres compositions conservées dans les archives sont tout aussi inadaptées. Les copies des compositions d’examen de certains candidats admis bien qu’elles ne fussent pas tonales étaient une preuve de la partialité de Casali. Sabbatini s’insurge aussi devant le manque d’informations données par les examinateurs et précise que l’argument avancé par Casali au sujet de la présence des règles de la fugue dans les statuts n’a pas de sens : Si ce point est présent dans les statuts pourquoi ne le font-ils pas savoir à tous ceux qui passent l’examen, d’autant plus qu’ils sont très nombreux, ceux-ci n’ayant pas été avertis ; de même que les quatre autres qui allèrent à l’examen avant eux […] Où est donc cette règle qui doit être observée avec exactitude ? Vous voyez déjà que, de toutes les façons, il [Casali] se met à terre avec des arguments de la sorte64. Sabbatini n’a aucune confiance en Casali et se montre déterminé à le poursuivre en justice, comme prévu.

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55 Dans les deux dernières lettres qu’il rédige avant sa mort, datées du 28 et du 31 juillet 1784, Martini exprime aussi son désir de voir juger Casali, en rappelant qu’il a déshonoré la profession non seulement par sa conduite, mais en osant critiquer aussi Palestrina : Je suis et serai constant dans l’opinion, que l’on doive citer Monsieur Casali, dénonçant son mauvais jugement, et de demander à l’Excellentissime Monsieur le Cardinal Albani de trouver un tiers […] Je reste étonné, et surpris de voir les compositions approuvées par le même Casali : Pauvre Rome, dans quel état déplorable a-t-elle été réduite ! je ne pensais pas à un excès de cette envergure. Je joins ici une attestation qui approuve les susdites compositions de vos élèves, afin que, si vous le jugez utile, vous puissiez la présenter aux yeux de Votre Excellence afin qu’il voit la faiblesse de Monsieur Casali. Passion, malignité et ignorance sont les bases sur lesquelles s’est fondée sa conduite65. Si Sabbatini et Martini se montrent prêts à poursuivre Casali dans cette affaire, la mort du maître de chapelle bolonais empêche inévitablement une prompte résolution. Sans le dossier préparé par Martini, la défense de Sabbatini est nettement plus fragile. Le musicien essaie, dans les mois qui suivent, d’obtenir l’appui de l’Accademia Filarmonica di Bologna en correspondant avec Stanislao Mattei, l’ami de Martini.

56 Ce conflit, reconstruit à partir des témoignages des trois principaux protagonistes de l’histoire, révèle les principaux enjeux qui se déclinent autour de la pratique de l’examen. Ce moyen de sélection semble approuvé de tous. Il apparaît bien comme un signe de professionnalisation, en permettant aux maîtres de chapelle de juger collégialement, en interne et selon des critères techniques, du niveau de pratique des postulants. Il renforce l’identité collective des musiciens, par le partage de critères de compétence. En revanche, le différend porte sur la façon dont il doit être conduit pour en garantir les effets bénéfiques sur la profession. Les conditions et la pratique de l’examen ne sont jamais neutres ; loin de n’avoir d’implications que pour l’entrée dans une carrière, elles mettent en jeu les positions les mieux établies au sein de la profession. Le monopole de Casali est fortement contesté par Padre Martini et Sabbatini. Pour ces derniers, la mise en œuvre collégiale du déroulement de l’examen et de la prise de décision doit être strictement respectée pour éviter toute captation personnalisée de la légitimation professionnelle. De son côté, Casali cherche à renforcer, sans doute à son profit, la congrégation comme pôle exclusif de reconnaissance.

57 En outre, les compositeurs, en affirmant publiquement leur capacité à juger de la validité ou non de l’examen, manifestent leur autorité dans l’univers professionnel auquel ils appartiennent. On observe que Casali se vante de pouvoir faire jouer ses protections à l’échelle internationale, au-delà même de l’Europe, alors que les fondements de son jugement sont contestés localement. Sabbatini indique aussi que la résolution du conflit en sa faveur est essentielle à sa réputation. Les candidats écartés sont ses élèves, et son crédit en tant que maître de musique se trouve donc fortement engagé dans cette affaire. Le jugement autour de l’examen leur donne ainsi l’occasion de renforcer leurs protagonistes, et de construire leur sphère d’influence, dans un milieu musical compétitif et en dehors de ce monde, en se signalant comme de puissantes références pour qui veut entreprendre ce type de carrière.

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NOTES

1. Luigi Antonio Sabbatini (1732-1809) est un compositeur et théoricien de la musique. Il compte parmi les disciples de Giovanni Battista Martini. Depuis 1772, il exerce à Rome en tant que maître de chapelle de l’église des Santi Dodici Apostoli. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages théoriques : Elementi Teorici della Musica, Rome, 1789-1790 et Trattato Sopra le Fughe Musicali,Venise, 1802. Voir la notice de Sven Hansell dans le Grove Music Online. 2. La date précise de l’examen est indiquée dans la lettre de Luigi Antonio Sabbatini datée du 14 juillet 1784 adressée à Giovanni Battista Martini conservée au Museo internazionale e Biblioteca della musica di Bologna, Carteggio di Padre G. B. Martini. Par la suite, le fonds de conservation des lettres provenant de la correspondance de Padre Martini ne sera plus précisé. 3. En musique, la fugue commence par l'exposition d'un thème, dit « sujet », suivi de la « réponse », qui est le sujet répété au ton, soit de la dominante, soit plus rarement de la sous-dominante. 4. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Padre Martini, Rome, 9 juin 1784. 5. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 16 juin 1784. 6. Sur la correspondance de Giovanni Battista Martini, voir Anne SCHNOEBELEN, Padre Martini’s Collection of Letters in the Civico museo bibliografico musicale in Bologna : an annotated index, New York, Pendragon Press, 1979 ; Giancarlo ROSTIROLLA, « La corrispondenza fra Martini e Girolamo Chiti : una fonte precioza per la conoscenza del Settecento musicale italiano », dans Angelo PAMPILIO (dir.), Padre Martini. Musica e cultura nel Settecento europeo, Florence, Olschki, 1987, p. 236-276. Les lettres échangées entre Girolamo Chiti et Giovanni Battista Martini ont récemment été publiées par Giancarlo ROSTIROLLA, Luciano LUCIANI, Maria Adelaide MORABITO IANNUCCI et Cecilia PARISI (dir.), Epistolario Giovanni Battista Martini e Girolamo Chiti (1745-1759). 472 lettere del museo internazionale e biblioteca della musica di Bologna, Rome, Ibimus, 2010. 7. Sur les marqueurs de la professionnalisation observés dans les milieux artistiques, voir notamment Bram KEMPERS, Peinture, pouvoir et mécénat. L’essor de l’artiste professionnel dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Monfort, 1997 ; Nathalie HEINICH, Du peintre à l’artiste, artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1999. 8. À titre comparatif, voir l’étude conduite sur les stratégies des écrivains professionnels, par Alain VIALA, La naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 170-289. 9. Pour des éclairages sur la professionnalisation de la vie musicale en Europe, voir notamment Hans Erich BÖDEKER, Patrice VEIT et Michael WERNER (dir.), Les sociétés de musique en Europe, 1700-1920 : structures, pratiques musicales, sociabilités, Berlin, Berliner-Wissenschafts-Verlag, 2007. Pour une étude de ce processus dans la ville de Paris, voir David HENNEBELLE, De Lully à Mozart. Aristocratie, musique et musiciens à Paris (XVIIe-XVIIIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2009. 10. Ce dossier est issu de ma thèse de doctorat en histoire moderne intitulée « Vivre de la musique à Rome au XVIIIe siècle : lieux, institutions et parcours individuels », Aix-Marseille Université – Università di Roma I, « La Sapienza », sous la direction de Renata Ago et Brigitte Marin, soutenue le 6 décembre 2014 à Aix-Marseille Université. 11. La Confraternita musicorum de Urbe naît officiellement le 1er mai 1585 par décret apostolique. En promulguant la bulle Rationi congruit, le pape Sixte Quint reconnaît l’existence d’un noyau déjà actif de musiciens opérant à Rome, connu sous le nom de Compagnia dei Musici di Roma. La confrérie musicale nouvellement créée est placée sous la protection de la Vierge Marie, saint Grégoire le Grand et sainte Cécile. Sur l’histoire de la confrérie voir notamment l’ouvrage de Remo GIAZOTTO, Quattro secoli di Storia dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, Rome, Accademia Santa Cecilia, 1970, 2 vol. 12. Archivio dell’Accademia di Santa Cecilia, Carteggio, Serie II.

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13. Ibidem, Atti delle congregazioni, Registro 4, 18 juillet 1741. 14. Ibid., Registro 4, 21 avril 1746. 15. Lettre de Girolamo Chiti à Giovanni Battista Martini, Rome, 6 septembre 1747, dans Giancarlo ROSTIROLLA, Luciano LUCIANI, Maria Adelaide MORABITO IANNUCCI et Cecilia PARISI (dir.), op. cit., p. 295. 16. Selon Rousseau, la définition de l’antienne est la suivante : « Sorte de Chant usité dans l’Église Catholique. […] Aujourd’hui, la signification de ce terme est restrainte à certains passages courts de l’Ecriture, qui convienne à la Fête qu’on célèbre, & qui précédant les Pseaumes & Cantiques, en réglant l’intonation » (Jean-Jacques ROUSSEAU, Dictionnaire de la musique, Paris, Chez la veuve Duchesne, 1768, p. 32). 17. Les écrits théoriques d’Antimo Liberati (1617-1692), chanteur et compositeur né à Foligno, défendaient notamment la place de Palestrina et le qualifiaient de « sauveur » de la polyphonie. 18. Sur l’acception de cette expression, voir notamment Arnaldo MORELLI, « “Schola romana”, “Stile di cappella” e cerimoniale papale », dans Musici e istituzioni musicali a Roma nello stato pontificio nel tardo Rinascimento : attorno a Giovanni Maria Nanino, Atti della Giornata di studi (Tivoli, Villa d’Este, 26 ottobre 2007), vol. 81, n˚ 1, 2008. 19. Sur le travail en dehors du cadre corporatif, voir Steven KAPLAN, « Les corporations, les "faux ouvriers" et le faubourg Saint-Antoine au XVIIIe siècle », Annales ESC, 1988, no 2, p. 353-378 ; Michel SONENSCHER, Work and Wages. Natural Law, Politics and the Eighteenth Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 20. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Stanislao Mattei, Rome, 25 décembre 1784. 21. Lettre de Giovanni Battista Martini à Giovanni Battista Casali, Bologne, sans date. 22. Voir la notice “CASALI Giovanni Battista”, Dizionario Biografico degli Italianion line- Volume 21 (1978), notice de Maria Caraci. 23. Giovanni Battista Casali cumule déjà un grand nombre de postes dans les chapelles musicales en 1754, alors qu’il se présente à un poste de maître de chapelle dans l’église de la Chiesa Nuova, comme l’atteste la liste qu’il dresse des églises dans lesquelles il exerce. En plus d’être le maître de chapelle suppléant dans la basilique San Giovanni in Laterano et à San Lorenzo in Damaso, le musicien exerce dans vingt-deux autres églises. Document cité par Bianca Maria ANTOLINI, « La vita musicale a Roma nella seconda metà del Settecento. Nuove acquisizioni e prospettive di ricerca », Analecta musicologica, n˚ 45, 2011, p. 328-360, p. 329. 24. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 3 juillet 1784. 25. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 10 juillet 1784. Le passage a été souligné par l’auteur. 26. La carrière de ce compositeur est peu connue. Son nom figure néanmoins dans les journaux et les périodiques de l’époque. L’un de ses opéras a fait par exemple l’objet d’une critique positive dans la Gazzetta Universale du 18 février 1777. Voir Franco PIPERNO, « Le système de production jusqu’en 1780 », dans Lorenzo BIANCONI et Giorgio PESTELLI (dir.), Histoire de l’opéra italien. Le système de production et ses implications professionnelles, Liège, Mardaga, 1992, vol. 4, p. 71. 27. ASVR, Capitolo di San Giovanni in Laterano, Urbis = Cappella Pia Lateran (1766-1866), Urbis 13, O LXXXIX, n° 3, Urbis 1775. 28. Sur ce mode de recrutement, voir Mark GRANOVETTER, Getting a Job : A Study of Contacts and Careers, Chicago, University of Chicago Press, 1995. 29. Pour un ouvrage récent sur les formes d’expertise voir notamment Christelle RABIER (dir.), Fields of Expertise. A Comparative History of Expert Procedures in Paris and London, 1600 to present, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2007. Sur l’expertise dans le domaine artistique, voir Raymonde MOULIN et Alain QUEMIN, « La certification de la valeur de l’art. Experts et expertises », Annales ESC, nov.-déc. 1993, no 6, p. 1421‑1445 ; Charlotte GUICHARD, « Les formes de l’expertise artistique en Europe (XIVe - XVIIIe siècle) », Revue de Synthèse, 2011, vol. 132, no 1, p.

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1-11 ; Mélanie TRAVERSIER, « De l’érudition à l’expertise : Saverio Mattei (1742-1795), “Socrate imaginaire” dans la Naples des Lumières », Revue historique, 2007, vol. 2007/1, no 641, p. 91-136. 30. Lettre de Giovanni Battista Martini à Giovanni Battista Casali, Bologne, non datée (16 juillet 1784 env.). 31. Voir en particulier Françoise WAQUET, « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, 1989, vol. 147, p. 473‑502. 32. Sur l’intégration des musiciens étrangers à Rome au XVIIIe siècle, voir notamment Élodie ORIOL, « Musicisti e ballerini stranieri a Roma: percorsi sociali e sviluppo delle carriere nella prima metà del Settecento » dans Anne-Marie GOULET, Gesa ZUR NIEDEN (dir.), Europaische Musiker in Venedig, Rom und Neapel, actes du colloque conclusif de l'ANR-DFG MUSICI, Rome, 19-21 janvier 2012, Analecta musicologica, vol. 52, 2014, p. 269-299. 33. Sur la figure de Giovanni Battista Martini, voir notamment Leonida BUSI, Il padre G.B. Martini musicisita-letterato del secolo XVIII, Bologne, Zanichelli, 1891 ; Angelo POMPILIO, Padre Martini : musica e cultura nel Settecento Europeo, Florence, Olschki, 1987 ; Piero MIOLI, Padre Martini. Musicista e musicografo da Bologna all’Europa (1706-1784), Lucques, Libreria Musicale Italiana, 2006. 34. Voir la notice “MARTINI, Giovanni Battista”, Dizionario Biografico degli Italiani on line - Volume 71 (2008), notice d’Elisabetta Pasquini. 35. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 9 juin 1784. 36. Sur les systèmes de clientélisme et de patronage dans le domaine musical, voir notamment David HENNEBELLE, « Nobles, musique et musiciens à Paris à la fin de l’Ancien Régime : les transformations d’un patronage séculaire (1760-1780) », Revue de musicologie, 2001, vol. 87, no 2, p. 395-418 ; Roger FREITAS, Portrait of a Castrato : politics, patronage, and music in the life of Atto Melani, Cambridge, New York, Melbourne, Cambridge University Press, 2009. 37. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 9 juin 1784. 38. Cette note informative a été transcrite dans la lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 14 juillet 1784. 39. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 26 juin 1784 : « les maîtres de chapelle de Rome auxquels j’avais fait juger les compositions n’eurent pas le courage de les approuver par écrit ». 40. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 16 juin 1784. 41. À ce sujet, voir Françoise WAQUET, « Qu’est-ce que la République des Lettres ? », op. cit., p. 492-493. 42. « Fondé sur la collaboration, le savoir moderne implique la communication […] il n’est pas pour un savant de plus belle qualité que d’être “communicatif” ». Ibidem, p. 492. 43. Lettre de Giovanni Battista Casali à Giovanni Battista Martini, Rome, 7 juillet 1784. En musique, un « triton » est l’autre nom donné à l'intervalle de quarte augmentée, ou encore de quinte diminuée. Ce nom est dû au fait que cet intervalle fait exactement trois tons (ce qui donne triton), soit une demi-octave. 44. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 17 juillet 1784 (minute). 45. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 28 juillet 1784. 46. Sur le mythe de Palestrina qui naît au XVIIe siècle, voir Lorenzo BIANCONI Il Seicento, Torino, EDT, 1982, p. 115-117. 47. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 3 juillet 1784 (minute). 48. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 10 juillet 1784. 49. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 10 juillet 1784. 50. Sur la place de la théorie et de l’historiographie de l’art dans les processus de professionnalisation, cf. Bram KEMPERS, Peintres et mécènes de la Renaissance italienne, Paris, Gérard Monfort, 1997, traduction française de l’édition originale de 1987.

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51. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 3 juillet 1784 : « je ne sais pas ce que contient le feuillet, mais je sais par ailleurs, qu’à l’endroit où étaient présents un religieux et deux cavaliers il a dit que, lui vivant, ces deux [candidats] ne passeraient pas ». 52. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 10 juillet 1784. 53. Padre Martini recopia la lettre de Casali qu’il avait reçue le 13 juillet dans la lettre qu’il adressa à Sabbatini, Bologne, 14 juillet 1784. 54. Lettre de Giovanni Battista Casali à Giovanni Battista Martini, Rome, 7 juillet 1784. 55. Ibidem. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. Ibid. 59. Lettre de Giovanni Battista Martini à Giovanni Battista Casali, Bologne, 14 juillet 1784. 60. Lettre de Giovanni Battista Martini à Giovanni Battista Sabbatini, 17 juillet 1784. 61. Antonio Eximeno Pujades (1729-1809), originaire d’Espagne, exerce à Rome depuis la fin des années 1760. Il devient en 1773 membre de l’Académie littéraire de l’Arcadie en 1773. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Dell'origine e delle regole della musica, con la storia del suo progresso, decadenza e rinnovazione (Rome, 1774). 62. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 21 juillet 1784. 63. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 21 juillet 1784. 64. Lettre de Luigi Antonio Sabbatini à Giovanni Battista Martini, Rome, 24 juillet 1784. 65. Lettre de Giovanni Battista Martini à Luigi Antonio Sabbatini, Bologne, 31 juillet 1784.

RÉSUMÉS

À partir de la correspondance de musiciens, cet article propose de reconstruire et d’analyser un conflit né en 1784 autour d’un examen d’entrée pour la fonction de maître de chapelle organisé par la Congregazione dei musici di Roma, institution qui contrôlait la pratique musicale sacrée à Rome. Les étapes du conflit peuvent être reconstruites grâce aux lettres échangées entre Padre Martini, maître de chapelle à Bologne, et deux musiciens exerçant à Rome : Luigi Antonio Sabbatini, l’un de ses anciens élèves et maître de chapelle de l’église des Santi Dodici Apostoli à Rome, et Giovanni Battista Casali, l’un des examinateurs mis en cause. Sabbatini contestait la décision de la congrégation, à savoir le refus d’admettre deux de ses élèves, et dénonçait notamment le rôle joué par Giovanni Battista Casali, qui jouissait alors d’une forte autorité dans le milieu musical romain. Cette affaire éclaire, dans toutes leurs implications, les premiers signes d’une professionnalisation progressive du milieu musical romain au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, l’affermissement des exigences et du contrôle des qualités musicales passait notamment par la mise en place et l’organisation d’examens. L’étude du conflit, à travers les témoignages des maîtres de chapelle, permet d’entrer au cœur des procédures de qualification et de mettre ainsi au jour les tensions qui pouvaient exister au sein du milieu musical local pour l’accès aux charges les plus rémunératrices, sur le plan matériel comme symbolique. L’examen est révélateur des conflits d’autorité qui traversent ce milieu, des recompositions qu’il favorise et des stratégies mises en œuvre par les musiciens pour asseoir leur position sur la scène urbaine. Il ouvre des pistes de réflexion sur la définition et le partage des codes professionnels, comme sur l’adoption de comportements professionnels collectifs, générés

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ou modifiés par les formes de qualifications internes introduites au sein des institutions musicales.

Using the correspondence of musicians, this article aims to reconstruct and analyze a conflict that arose in 1784 concerning an entrance examination for the role of choirmaster organized by the Congregazione dei musici di Roma, an institution that controlled the performance of sacred music in Rome. The different stages of this conflict can be reconstructed from letters exchanged between Padre Martini, the choirmaster of Bologna, and two musicians in Rome : Luigi Antonio Sabbatini, one of his former students and choirmaster of the Church of Santi Dodici Apostoli in Rome, and Giovanni Battista Casali, one of the examiners implicated in the conflict. Sabbatini contested the decision of the congregation, notably the refusal of admit two of his students, and decried, in particular, the role played by Giovanni Battista Casali who enjoyed at the time a certain authority in the musical world of Rome. This incident, in all its implications, sheds light on the first signs of the progressive professionalization of the musical milieu of Rome in the second half of the eighteenth century. Indeed, the tightening up of requirements and the enhanced assessment of musical qualities appears markedly in the establishment and organization of examinations. The study of this conflict in the statements of choirmasters reveals the essence of the procedures for qualification, and thus clarifies the tensions that existed in the local musical world dealing with the access to the most lucrative posts, both materially and symbolically. Such an analysis shows the conflicts of authority that pervaded this milieu, the new alliances it favored, and the strategies used by musicians to assure their power on the urban scene. This article will further suggest topics for reflection about the definition of professional codes, as well as the adoption of collective professional conduct, generated or modified by the forms of internal qualifications introduced in musical institutions.

INDEX

Mots-clés : Rome, maîtres de chapelle, conflit, professionnalisation, carrière musicale, expertise

AUTEUR

ÉLODIE ORIOL UMR 7303 Telemme, Aix-Marseille Université/CNRS MMSH — 5, rue du Château de l’Horloge BP 647 — 13094 Aix-en-Provence Cedex 2 [email protected]

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Trois batailles pour la République dans les concerts parisiens (1789-1794) : Ivry, Jemappes et Fleurus Three battles for Republic in Paris concerts (1789-1794): Ivry, Jemappes and Fleurus

Joann Élart

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction assurée par l'auteure.

1 Vouloir rétablir la monarchie en France, tel est le projet des grandes puissances européennes coalisées contre la France révolutionnaire. Jusqu’en 1801, avant que les guerres ne basculent dans l’ère napoléonienne, les conflits se succèdent pendant près d’une décennie de la Première coalition (1792-1797) à la Seconde coalition (1798-1801). Tout commence par un ultimatum lancé par la France à l’Autriche, qui se transforme en une déclaration de guerre en avril 1792 ; tout dégénère rapidement avec la suspension du roi le 10 août, qui marque la proclamation de la République et l’abolition de la monarchie en septembre ; tout s’envenime enfin avec l’exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793. Les Autrichiens, les Prussiens, les Anglais, les Italiens, les Espagnols, les Portugais s’unissent pour tenter d’écraser le modèle que la France souhaite maintenant étendre à l’Europe entière, celui de la Révolution et de la République. La France combat sur plusieurs fronts simultanément, et malgré son isolement et la durée des conflits, elle réussit à repousser l’assaillant et à préserver, tant que bien que mal, la République. Le contexte est naturellement favorable à la composition d’hymnes, de chants, de marches et de pièces militaires en tout genre. Comme le rappelle en effet Constant Pierre dans ses Hymnes et chansons de la Révolution1 :

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L’ouverture de la campagne contre la coalition étrangère et les émigrés offrit aux chansonniers un aliment nouveau : ils purent à souhait exalter le courage des défenseurs de la patrie, volontaires ou soldats de la réquisition ; maudire les tyrans et les rois ; apostropher ironiquement Prussiens et Autrichiens ; chanter les exploits de nos jeunes troupes qui remportèrent d’éclatants succès à Valmy, Jemmapes, Mons, etc. ; […] glorifier la défense héroïque de Lille bombardée et l’énergique résistance de Thionville ; railler les mésaventures des troupes ennemies dans les chansons grivoises ou de plaisantes facéties […]2.

2 Dans cet ouvrage, Constant Pierre a rassemblé un corpus de près de 3 000 pièces produites entre 1789 et 1802, réparties en deux grandes familles : d’un côté, les œuvres vocales, majoritaires, composées d’hymnes, de chants, de chansons populaires, de couplets politiques ou patriotiques, parfois extraits d’ouvrages dramatiques ; de l’autre, les œuvres instrumentales, composées d’ouvertures, de symphonies, de marches, de pas, etc. Dans cet ensemble foisonnant, trois pièces empruntant leur titre à trois batailles – Ivry, Jemappes et Fleurus –, se retrouvent à l’affiche des concerts parisiens pendant les premières années de la Révolution française, entre le 14 juillet 1789 et le 9 Thermidor (27 juillet 1794). Malgré le titre commun de « bataille », ces œuvres présentent pourtant des différences importantes, tant historiques que stylistiques. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous passerons en revue la Bataille d’Ivry de Martini, une bataille d’une autre époque qui s’invite dans les concerts de la Révolution française. Nous nous arrêterons ensuite sur la Bataille de Fleurus , ou plutôt, « les Batailles » de Fleurus de Catel. Enfin, il sera question de la Bataille de Jemappes de Devienne et de la naissance d’un genre de pièces imitatives. Pour mener à bien cette étude, deux ensembles de sources ont été exploités : tout d’abord, les périodiques parisiens, dans lesquels ont été relevés les articles de presse relatifs aux concerts publics3 ; ensuite, les sources musicales des batailles à l’affiche des concerts et à la vente dans les catalogues d’éditeur.

3 Avant de commencer à présenter les résultats de cette étude, il est prudent d’énoncer quelques notions générales sur le concert. Comme le théâtre, le concert est pendant la Révolution française un spectacle en pleine mutation. Espace public propice à l’exaltation des sentiments patriotiques et à la diffusion des idées de la Révolution, le concert se distingue en tant que forme d’organisation de la fête et de la cérémonie révolutionnaire. Le modèle hérité de la fin de l’Ancien Régime4 réussit à se maintenir, même si le concert public peut parfois prendre les allures d’un concert patriotique, les pièces purement concertantes faisant place aux hymnes et aux chants révolutionnaires. Le concert est cependant en pleine restructuration sous la Révolution. Tout d’abord, on assiste à la lente agonie du Concert Spirituel, seule institution royale autorisée par le privilège à organiser des concerts dans la capitale les jours de fêtes religieuses depuis 1725. L’institution survit quelques mois à la Prise de la Bastille, en déménageant plusieurs fois et en changeant de direction in extremis, pour disparaître définitivement en mars 17905. Ensuite, disparaît le Concert de la Loge Olympique, concert aristocratique à souscription prenant la relève du Concert des Amateurs en 1783, et, avec la loi Le Chapelier en 1791, de nouvelles structures se développent, comme le concert du Cirque du Palais-Royal. Enfin, pendant la Terreur, l’aristocratie est en fuite, et avec elle, une grande partie des artistes. La vie de concert est quasiment au point mort à Paris au plus fort de la crise entre 1792 et 17936 et s’implante dans quelques villes provinciales où la société parisienne se reconstitue, notamment à Rouen, qualifiée de « capitale musicale » par l’historien Claude Mazauric7. Enfin, il est utile de rappeler que les connaissances sur le concert pratiqué à cette période sont lacunaires :

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elles correspondent essentiellement à l’information qu’il est possible de trouver dans les annonces et les comptes rendus de presse, et à l’activité – ou une grande partie de l’activité – des concerts dits publics. Il faut ajouter que, pour un bon nombre d’entre eux, si la date et le lieu du concert nous sont ainsi parvenus, les programmes sont absents dans les sources. Enfin, la plupart des programmes connus restent souvent incomplets ou approximatifs : le compositeur n’est pas mentionné ou le niveau de précision sur l’œuvre est trop faible. Par ailleurs, il est impossible de mesurer avec précision les hymnes ou les chants patriotiques donnés spontanément à la demande du public, sauf quand ces suppléments au programme font l’objet d’une critique dans la presse.

Une bataille d’une autre époque : La Bataille d’Ivry de Martini

Des valeurs de la Monarchie aux couleurs de la Révolution

4 D’origine allemande, Jean-Paul-Égide ou Jean-Paul-Gilles Martini (1741-1816) s’installe à Paris dans les années 1760, où il devient musicien du Prince de Condé, musicien du comte d’Artois, surintendant de la musique du roi, directeur de la musique du Théâtre Feydeau sous la Révolution, inspecteur de l’enseignement, professeur de composition au Conservatoire et plus tard surintendant de la Chapelle de Louis XVIII8. Auteur de treize opéras dont L’Amoureux de quinze ans (1771), Le Droit du seigneur (1783) et Annette et Lubin (1785) du répertoire de l’Opéra-Comique, il se distingue également dans la composition de musique de chambre, de romances – dont le célèbre Plaisir d’amour –, de musique religieuse et de nombreuses pièces de musique militaire écrites pour différentes circonstances révolutionnaires. Drame lyrique en trois actes, composé sur un livret de Durosoi et représenté pour la première fois à l’Opéra-Comique le 14 novembre 1774, Henri IV ou la Bataille d’Ivry est une œuvre de commande pour les célébrations de l’accession au trône de Louis XVI en mai 1774. Cette circonstance impose à la partition un ancrage idéologique évident, qui l’associe aux réjouissances et aux valeurs de la monarchie, comme le rappelle notamment sa reprise sous la Restauration à l’Opéra-Comique le 23 avril 1814 « pour l’heureux retour des fils de Henri IV au trône de France9 », ou plus tard, sous la monarchie de Juillet – elle est par exemple exécutée à la Cour devant le roi Louis-Philippe à Saint-Cloud le 15 octobre 184010. Cet opéra fait référence à la victoire de Henri IV sur l’armée de la Ligue lors de la bataille d’Ivry le 14 mars 1590, qui est une des batailles de la huitième guerre de religion : le roi est le personnage principal du livret et de l’action, où la musique emprunte beaucoup aux fanfares militaires, aux marches et aux pièces vocales héroïques11.

5 Pourtant, malgré le fond idéologique de la Bataille d’Ivry, son ouverture et son entracte apparaissent à cinq reprises dans les concerts parisiens entre novembre 1789 et août 179112. Pour Patrick Taïeb, l’engouement est tel qu’il y aurait eu une véritable « frénésie [qui a] laissé des traces indélébiles dans la mémoire musicale des Français »13. L’affiche des concerts viendrait-elle défendre une idée de la monarchie face à la Révolution en marche, ou au contraire, détournerait-elle les élans guerriers de l’œuvre et l’image paternelle du roi Henri IV à des fins patriotiques ? Patrick Taïeb pense en effet que son « attractivité […] relève […] de l’opportunité politique [où] la référence à Henri IV véhicule l’image du souverain réunificateur après les guerres de religion et sert à

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adresser au roi [Louis XVI] un message d’allégeance consentie en retour de la bienveillance protectrice »14. Il ajoute que « la multiplication des spectacles musicaux comportant cet extrait de l’opéra suggère qu’il a été choisi pour le sentiment politique dont il est porteur et en raison de son ancienne popularité »15. Indépendamment de la portée idéologique, la partition musicale, et en particulier son ouverture et son premier entracte, très en vogue sous le règne de Louis XVI, est de fait encore très populaire dans les premières années de la Révolution, dans cette période transitoire où Louis XVI est encore roi de France (jusqu’au 4 septembre 1791) puis roi des Français (jusqu’au 10 août 1792). Mais ce n’est plus le roi que l’œuvre vient saluer mais bien l’esprit révolutionnaire et les victoires de la République, comme l’attestent par ailleurs les reprises sous le Directoire16 et le Consulat17.

Popularité et produits dérivés

6 La popularité de la Bataille d’Ivry, en particulier de son ouverture et de son entracte, est intimement liée à son instrumentation. En effet, l’ouverture fait appel « à une instrumentation exceptionnelle […], deux trompettes et deux timbales en plus de l’orchestre habituel, et […] en plus, une petite flûte »18, sans compter, dans l’opéra, l’utilisation de deux fifres, d’un tambour, de coups de canons et de cris de soldats pour produire un « bruit de guerre »19. Pour cette raison, selon Patrick Taïeb, cette ouverture évoque, comme celles du Magnifique et d’Aucassin et Nicolette de Grétry, « une couleur guerrière, importante dans le livret »20. Outre l’ouverture et le premier entracte aux accents militaires, le second entracte, dit « entracte de la bataille »21, précédé d’une « explication de l’entracte formant la bataille »22, est composé de plusieurs séquences successives, inscrites dans des carrures régulières : la Générale, l’Assemblée, l’Appel, le Drapeau, la Marche, la Charge. Contrairement à la plupart des opéras-comiques qui se terminent par un chœur moralisateur en vaudeville, l’opéra se conclut ici sur une marche instrumentale après un long monologue du roi Henri23, suivie d’une nouvelle « explication de la marche »24 et de la conduite de la figuration militaire pendant les deux derniers actes.

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L’entracte de la bataille et son explication

Partition de Henry IV ou la Bataille d’Ivry de Martini, Paris, Sieber, 1775, p. 100-101 Bibliothèque nationale de France, Département de la musique, [H 944

7 Un autre témoin de sa popularité est sa reprise récente à l’Opéra-Comique. Ce véritable « retour en force » de l’œuvre entre 1789 et 1791 « s’explique par la reprise que le Théâtre-Italien entreprend en automne 1789, non sans rapport avec les événements de l’été »25, même si le Moniteur universel « dénonce la lourdeur des rapprochements entre la figure légendaire et l’atmosphère particulière de l’hiver 1789-1790, pendant lequel le peuple parisien pouvait se sentir en harmonie avec un souverain qui venait de rendre dignement hommage aux événements récents dans un discours prononcé le 4 février 1790, devant une Assemblée Constituante enthousiaste »26. Cette extraordinaire popularité est par ailleurs attestée par la publication de l’ouverture et de l’entracte en parties séparées chez Sieber27, indépendamment de la gravure de l’opéra chez le même éditeur, comme le signale l’annonce publicitaire déposée à la page de titre de ce dernier : « L’ouverture, et le premier Entracte sont gravé [sic] et se vendent séparément »28. Connu pour son catalogue de musique instrumentale à dominante germanique, Sieber se lance dans l’édition d’opéras-comiques en 1775. Il est intéressant de constater que c’est justement avec Henri IV et deux autres opéras qu’il inaugure sa rubrique « opéra-comique »29, en même temps qu’il intègre à la rubrique des symphonies périodiques la référence à l’ouverture et l’entracte vendus séparément30. Il est également intéressant de constater que cette référence à une ouverture vendue séparément est la seule dans le genre de l’ouverture proposée dans son catalogue, au moins jusqu’en 1782. En effet, en 1776, bien que Sieber ajoute douze nouveaux opéras- comiques à son catalogue, aucune autre ouverture n’est publiée séparément31 ; ce n’est qu’en 1782 que Sieber intègre deux nouvelles ouvertures à son catalogue32, et en 1786 qu’il ajoute le mot « ouverture » au titre de la rubrique qui devient « Simph.es Périodiques et Ouverture »33 ; en 1801, dans la rubrique « Ouverture » qui est devenue une rubrique à part entière, l’ouverture d’Henri IV figure toujours à la tête d’une liste comportant seize références34.

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8 Enfin, la popularité de l’œuvre est confirmée par les différentes parodies de l’air Pour un peuple aimable et sensible (ronde de l’acte II, scène V35), présenté parfois sous le titre Vive Henri ! Vive Henri36 ! D’après Constant Pierre, cet air sert en effet de timbre pour plusieurs chants révolutionnaires : Pour célébrer la gloire, « récit historique de ce qui s’est passé dans la ville de Paris, depuis le commencement de juillet jusqu’aux 13, 14, 15 et 16 du même mois de l’année 1789 »37 ; Vous à qui la patrie est chère, « couplets à M. Duv(erney), commandant du bataillon de la garde nationale de Lézigny, chantés le dimanche 30 mai 1790, jour de la bénédiction des drapeaux »38 ; Enfin cet heureux jour arrive, « chanson patriotique pour le jour de la Confédération »39 ; Sur les ailes de la victoire, « chanson de table pour la fédération du 14 juillet 1790 […] La garde nationale de Paris aux députés de celle des provinces, et des troupes de ligne, par J.-S. L***, natif de Paris, garde national de Beaumont-sur-Oise »40 ; Français contemplez votre ouvrage, « couplets […] chantés à la cérémonie célébrée en l’honneur de Mirabeau, le 14 mai, à l’église Sainte-Geneviève, par les ouvriers du bâtiment »41 ; Pour un peuple loyal et brave, « chanson pour le 14 juillet »42. Au-delà d’Henri IV, Martini sera sollicité tardivement sous le Directoire pour la composition d’hymnes, comme le montrent les transcriptions de Constant Pierre43 : en 1796, Martini compose L’Hymne à l’Agriculture sur des paroles de Mme Pipelet44 ; en 1798, l’Hymne à la République sur des paroles de Chénier45 et le Chant triomphal pour la fête du 1er vendémiaire an VII sur des paroles de Leclerc46.

9 Pour conclure, si la Bataille d’Ivry n’a donc vraisemblablement aucun rapport avec les événements et aucune bataille de la Première coalition, c’est une bataille populaire d’un autre âge qui s’affiche dans les programmes de concert de la Révolution pour constituer une illustration guerrière évocatrice de l’époque. Le succès populaire de l’ouverture de la Bataille d’Ivry préfigure celui des batailles en général, comme l’affirme Patrick Taïeb choisissant justement l’exemple de la Bataille de Fleurus de Catel « que les concerts de l’Institut national feront entendre en 1794 »47, même si les deux œuvres n’ont rien à voir du point de vue du style.

Chanter la bataille au concert : les Batailles de Fleurus de Catel

Catel et Fleurus

10 Élève de Gossec, puis accompagnateur à l’École royale de chant, Charles-Simon Catel (1773-1830) entre dans le corps de la Garde nationale de Paris pendant la Révolution, avant d’enseigner l’harmonie et le contrepoint au dès son ouverture en 1795. Il est ensuite nommé inspecteur de l’enseignement à partir de 1810 et membre de l’Institut en 1815. Auteur du Traité d’harmonie (1802), ouvrage théorique de premier rang traduit en trois langues, Catel a laissé quelques pages célèbres dans les répertoires de l’Opéra et de l’Opéra-Comique : dans une production comptant dix opéras, retenons les Artistes par occasion (1807), L’Auberge des Bagnères (1807) ou Les Bayadères (1810), trois de ses plus grands succès48. Après Gossec, il est le compositeur le plus fécond dans le domaine des pièces révolutionnaires, comme le montre la liste des œuvres et des transcriptions publiées par Constant Pierre49.

11 La bataille de Fleurus et la victoire de la France le 8 messidor an II (26 juin 1794) ont inspiré de nombreux compositeurs, chansonniers et paroliers. De toutes les productions qui exploitent ce sujet florissant, seules deux versions composées par Catel

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ont été à l’honneur à l’affiche des concerts parisiens. Comme le rappelle Constant Pierre : C’est le 26 juin 1794 que les armées françaises vainquirent les Autrichiens et leurs alliés dans les champs de Fleurus. Deux jours après, la nouvelle de cette victoire parvenait à la Convention qui décréta, le 11 messidor an II (29 juin), qu’un concert serait donné le soir même dans le jardin des Tuileries par l’Institut national de musique pour célébrer ce fait d’armes50.

12 Et effectivement, la presse annonce un concert patriotique le 29 juin 1794 au Palais national pour le « gain de la bataille de Fleurus & de ses suites heureuses par la déroute entière des armées coalisées devant les Soldats de la liberté »51. L’orchestre de l’Institut national de musique y exécute la Bataille de Fleurus, ode républicaine de Catel sur des paroles de Lebrun, ainsi que l’Hymne à l’Être suprême de Gossec. Après la chute de Robespierre, elle est à nouveau programmée le 10 août 1794 au Jardin national, lors d’un concert patriotique pour la célébration de l’anniversaire du 10 août. Elle est exécutée après une « décharge d’artillerie, ouverture digne d’un tel morceau »52, par l’orchestre de l’Institut national de musique, avec l’Hymne à l’Être suprême de Gossec et le Chant des victoires de Méhul, en plus d’une symphonie de Gossec et d’une ouverture de Jadin. Elle est également à l’affiche de l’Exercice annuel de l’Institut national de musique le 7 novembre 1794, qui, avec une ouverture de Méhul et une symphonie concertante de Devienne, « a excité le juste enthousiasme des auditeurs »53. À ces trois événements relayés par la presse, s’ajoutent trois autres exécutions relevées par Constant Pierre à partir des archives54, qui distingue deux versions bien différentes de « la bataille de Fleurus » : d’un côté, l’Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus – ou Chanson de Fleurus –, et de l’autre, la Bataille de Fleurus à proprement parler. Il publie d’ailleurs la transcription d’un billet signé des « Administrateurs provisoires de l’Institut / Sarrette, Devienne, Chérubini, Gossec, Pagniez, F. Duvernoy, Delcambre55 » qui confirme bien que : La Bataille de Fleurus, chant républicain du citoyen Lebrun, a été renvoyé par le Comité de salut public à l’Institut national pour être mis en musique. Ce morceau a été traité de deux manières. En premier lieu, pour l’usage du peuple, il a été fait un air simple ; en second lieu, il a été traité pour être exécuté à grand chœur et à grand orchestre56.

13 À cet égard, les sources musicales confirment bien l’existence de deux versions, même si dans les faits, il n’est pas simple de savoir quelle(s) version(s) et quel(s) arrangement(s) ou extrait(s) de ces versions ont été donnés en public. Cette confusion est principalement la conséquence du choix des paroles par le compositeur, « auteur d’une scène lyrique composée avec diverses strophes de l’Ode patriotique sur les événements de 1792 de Lebrun, [qui] trouva dans ce même poème la matière d’un hymne sur la victoire de Fleurus, dont il fit deux versions musicales »57. Du point de vue des sources musicales, il est entendu que la Commission d’instruction publique a fait imprimer « le chant simple avec refrain pour le peuple »58 (la Chanson de Fleurus) et sent « la nécessité d’imprimer aussi les strophes qui ont été mises en musique pour un grand orchestre »59 (la Bataille de Fleurus). Effectivement, les deux pièces apparaissent dans la collection de la Musique à l’usage des fêtes nationales, recueil de pièces de différents genres publiés en douze livraisons. Constant Pierre rappelle que « chacune de ces livraisons fournissait de la sorte le matériel d’exécution indispensable à la célébration des fêtes dans les départements et aux armées »60 et qu’« elles ont permis de publier plusieurs œuvres importantes, pour chœur et orchestre, de Gossec, Catel, Cherubini, Lesueur, Méhul, etc. […], dont certaines eussent été perdues sans elles : l’Hymne à la

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Raison, le Chant du départ de Méhul ; la Bataille de Fleurus, le Chant des triomphes, l’Hymne du Panthéon, etc »61. Sans aucun doute possible, l’Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus est publié dans la cinquième livraison en thermidor an II, et la Bataille de Fleurus, dans la septième livraison en vendémiaire an III62.

L’Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus

L’Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus de Catel

Paris, Au Magasin de musique à l’usage des fêtes nationales, 1794 Bibliothèque nationale de France, Département de la musique, [Vm7 16772

14 L’Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus est composé sur les paroles de Lebrun de l’Ode patriotique sur les événements de 1792 – cinq à six strophes selon les sources – et font alterner, dans la pure tradition du genre, des couplets chantés par un soliste ou un coryphée, et un refrain chanté par le chœur qui peut être le peuple. Les nombreuses sources de cet hymne63 suggèrent des arrangements différents : de la simple basse chiffrée à l’accompagnement d’une harmonie avec serpent, de la transcription pour piano-forte à la partition pour orchestre, Fleurus marque les esprits et se chante tous les tons. Constant Pierre qualifie cette pièce d’« improvisation de 29 mesures, pour une voix, sans développement et facilement exécutable », avant de préciser : On ne pouvait exiger davantage. Bien que ce soit une œuvre hâtive, elle n’est pas dépourvue de qualités. Précédant le Chant des victoires et peut-être le Chant du départ de Méhul, qui offrent quelque analogie avec lui […], cet hymne a un caractère martial ; la simplicité de la mélodie n’en exclut pas l’énergie64.

15 Dans un compte rendu du concert de la fête du 10 août 1794, on estime que « Catel, élève de Gossec, […] jeune compositeur, […] marche sur les traces de son maître » et qu’il « a saisi toutes les nuances du poème de Lebrun » :

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Il a peint avec une vérité frappante le combat, le récit des combats et le chant de la victoire ; et certes, il fallait avoir reçu de la nature une énergie peu commune pour rendre ce couplet digne de Pindare : Pareils aux flots de ces ravines / Dont le bruit sème la terreur65.

16 Chanté au concert du peuple le 16 messidor an II (4 juillet 1794)66, l’hymne semble avoir été donné dès le concert du 11 messidor (29 juin) au Palais national et repris à celui du 23 thermidor (10 août) au Jardin national, dans une version avec chœur et orchestrée pour instruments à vent, puisque l’« on chanta en chœur la strophe de Lebrun : Soleil, témoin de la victoire […] »67 le 29 juin et « la Bataille de Fleurus, grand Chœur, paroles de Lebrun, musique de Catel »68 le 10 août. Constant Pierre indique en effet que « cette “ mise en chœur ” était faite pour 4 voix, ainsi qu’il résulte de la note du copiste qui fournit à cette occasion 20 parties de dessus, 15 de haute-contre, 16 de taille et 20 de basse-taille […] »69. Grâce aux archives rassemblées patiemment par Constant Pierre, on sait que pour ce dernier concert, « l’Association des artistes musiciens fournit 10 exemplaires de “ l’accompagnement du chant simple de la Bataille de Fleurus ” moyennant la somme de 7 lt ; ces parties séparées d’instruments furent insérées dans la 5e livraison du Magasin de musique à l’usage des fêtes nationales »70. On sait par ailleurs que « deux mille exemplaires contenant les paroles seules de la strophe : Soleil témoin de la Victoire furent fournis par l’Institut national pour être distribuée au peuple »71.

17 Même si le terme de « concert » est parfois employé dans les comptes rendus de presse72, la forme d’organisation se rapproche ici de la fête patriotique, en atteste la nature des programmes regroupant des œuvres de circonstance. Ce sont en effet « des Airs patriotiques & guerriers, & des Chants civiques en chœurs nombreux [qui] ont attiré l’attention générale & produit un plaisir universel »73. Le cadre même de l’événement et la participation spontanée du public – désigné comme « une foule immense de citoyens et de citoyennes »74 ou « le peuple réuni en masse »75 – aux cris victorieux de Vive la République ! et aux nombreuses danses, ne laissent aucun doute : « les drapeaux pris sur les ennemis, flottants autour de l’estrade qui contenait tous les Musiciens, attestaient et rappelaient les victoires nombreuses de la République, & tous les spectateurs réunis en aussi grand nombre, ont fini par se confondre fraternellement & former entre eux différents groupes qui exécutaient des danses & des rondes, sur les airs & les paroles depuis longtemps adoptés par la Nation ; ces groupes ne se sont séparés qu’à la naissance du jour »76. Le programme peut cependant se rapprocher de la forme du concert en puisant directement dans son répertoire, comme la Symphonie en ut de Gossec ou l’Ouverture de Jadin données le 10 août.

La Bataille de Fleurus

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La bataille de Fleurus de Catel

Premier chœur, mesure 11, « Non, non, il n’est rien d’impossible » Gravure : Joann Élart

18 Dans le prolongement de cet hymne, Catel produit une seconde mise en musique des paroles de Lebrun en ne conservant que trois des six strophes : la première remaniée (les quatre premiers vers sont remplacés par le refrain Non, non, il n’est rien d’impossible qui introduit la suite Fleurus, tes champs couverts de morts), la deuxième sans le refrain (Pareils aux flots) et la quatrième également sans le refrain (Soleil témoin de la victoire)77. Les parties séparées publiées dans la Musique à l’usage des fêtes nationales laissent à entendre une œuvre pensée pour l’exécution en plein air : un chœur à trois voix d’hommes accompagné par un orchestre d’instruments à vents (deux pupitres de petites flûtes, de clarinettes, de bassons, de trompettes, de cors, trois de trombones, un de serpent et des timbales78). À cette structure centrale, Catel adjoint une ouverture pour instruments à vent, publiée dans la dixième livraison de la Musique à l’usage des fêtes nationales, composée à l’origine « pour le concert donné au théâtre Feydeau par l’Institut national de musique le 17 brumaire an III (7 novembre 1794) »79. D’après une note retrouvée par Constant Pierre, l’« “ ouverture qui précède les trois chœurs de la bataille de Fleurus ” […] laisse supposer que cette œuvre a servi d’introduction à l’une des auditions de l’hymne composée sous ce titre par le même auteur »80. Pour Constant Pierre, « cette composition de Catel mérite l’attention […] parce qu’elle témoigne d’une profonde science théorique qui lui valut, huit ans plus tard, l’honneur de mettre d’accord des maîtres tels que Chérubini, Méhul, Gossec, etc., très divisés pour la rédaction du Traité d’harmonie nécessaire à l’enseignement du Conservatoire […] » 81. Il développe ensuite son analyse musicale : La facture est surtout scolastique ; on y trouve des marches d’harmonie, canons, etc., présentés sous une forme intéressante. Point de mélodie à proprement parler ; des suites d’accords savamment enchaînés et combinés en vue de l’effet d’ensemble.

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On sent que l’auteur a procédé largement, en tenant judicieusement compte des conditions d’exécution par des masses imposantes et en plein air. On remarque aussi dans son œuvre le souci de l’expression et un certain sentiment, avec une tendance au style imitatif […]82.

19 Constant Pierre affirme qu’un fragment de cette bataille est programmé au concert du 11 messidor an II (29 juin 1794)83, avec l’Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus, même si « la première audition dans sa forme intégrale eut lieu le 14 juillet suivant »84. La Bataille de Fleurus est donc encore une œuvre de circonstance et de commande pour une fête en plein air, un « chant républicain, envoyé à l’Institut national de musique par le Comité de salut public, pour être chanté au concert du 14 juillet »85. Les mémoires de Lefebvre, copiste de l’Opéra, révèlent une seconde exécution de l’œuvre le 23 thermidor an II (10 août 1794) avec une « 4e strophe sur de nouvelle musique »86, qui est redonnée le 16 pluviôse an IV (5 février 1796) « à la cérémonie funèbre [sic] en l’honneur du général Jourdan »87.

20 La Bataille de Fleurus est enfin programmée en clôture de l’exercice annuel de l’Institut national de Musique le 7 novembre 1794 au Théâtre Feydeau88. De la fête publique, l’œuvre glisse donc volontiers vers l’espace du concert : bien qu’il soit gratuit, puisqu’« on y entrait par des billets donnés, […] il y a eu un peu de confusion dans la manière de placer le public, par une distinction de billets timbrés, et d’autres non timbrés »89. Le peuple n’est pas le public des concerts et le public des concerts ne veut pas se mélanger au peuple : c’est pourquoi en ces temps troublés, il est prudent d’annoncer que « l’Institut réformera dorénavant cette distinction, qui a déplu généralement »90. Tout dans la forme indique ici qu’il s’agit d’un concert public : le programme en deux parties est composé d’une alternance d’œuvres vocales et instrumentales ; chaque partie commence par un morceau symphonique et termine par un chœur ; le répertoire est puisé dans celui du concert de musique savante (ouvertures pour instruments à vent de Méhul et Catel – détournées de l’usage des fêtes –, air de bravoure de Langlé, duo de Cherubini, symphonies concertantes de Devienne et de Kreutzer), à l’exception des deux chœurs patriotiques de Le Sueur et de Catel (la Bataille de Fleurus).

Fleurus, un sujet à la mode

21 Comme bien d’autres batailles, Fleurus appartient aux faits historiques de l’année 1794 « dont le souvenir a été conservé dans les chansons », pour lesquels « des couplets élogieux parurent à l’annonce […] des succès des armées […] de sorte que les noms de Fleurus […], inscrits dans les fastes militaires, se retrouvent dans les annales de la chanson »91. Constant Pierre inventorie une vingtaine de pièces vocales écrites sur ce sujet. Parmi les compositions originales, l’Ode sur la victoire remportée dans les plaines de Fleurus de Cambini 92 est un chant avec accompagnement de deux hautbois ou clarinettes, deux cors, deux bassons et trombone. Sa brièveté (seize mesures) et son orchestration pour instruments à vent en font un hymne populaire, qui a pu concurrencer celui de Catel, surtout venant d’un compositeur qui est une célébrité à Paris à cette époque. Très connu pour ses motets, Giroust est également l’auteur de deux pièces, Les volontaires en gaîté à la bataille de Fleurus93 et Tyrtée aux plaines de Fleurus, « hymne guerrier demandé par la Convention et agréé par elle »94. À côté de ces trois compositeurs de musique savante, d’autres auteurs signent des versions peut-être plus spontanées : Où courent-ils ces vils esclaves, « Himne sur la victoire remportée aux

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champs de Fleurus […], paroles et musique par le citoyen Roy, de la section des Marchés »95 ; Le Français libre à ses voisins, « après la bataille de Fleurus, par le citoyen Vaudrey, de Spoy »96 ; C’est en vain que le Nord enfante, « chant républicain sur la bataille de Fleurus, paroles de Lebrun, musique de J.-B. l’Élu »97 ; Couplets chantés à l’occasion de la victoire de Fleurus, célébrée dans la commune de Bernay98 ; Hymne sur la victoire de Fleurus, par le citoyen Chauchot99 ; Les Vainqueurs de Fleurus à la postérité, « récit héroïque à grand orchestre, par F. Nogaret »100 ; La Prise de Charleroi et la victoire de Fleurus101.

22 S’ajoutent à cette liste les pièces parodiques utilisant un timbre connu, comme l’air Allons, enfants de la patrie, sur lequel se chantent Contre nous des rois en délire, « couplets patriotiques chantés à l’Opéra national, par Chéron, le 12 messidor (30 juin), en réjouissance de la victoire signalée remportée le 8 à Fleurus, paroles de Fabre- Olivet »102, et Français, nous n’avons plus d’alarmes, couplets chantés à Bapaume par l’agent national du district « sur l’autel de la Patrie, le 15 messidor deuxième année républicaine, en l’honneur de la victoire remportée le 9 par les Français dans les plaines de Fleurus »103. À Bapaume encore, le citoyen Caigniez, administrateur du district, chante le 9 messidor an II (27 juin 1794) sur l’air de Roland, opéra de Piccinni, Que de nos voix les fiers accents, « couplets sur la victoire remportée par les Français dans les plaines de Fleurus »104. Citons encore : Tandis qu’à l’Éternel la France rend hommage, « hymne patriotique sur la bataille de Fleurus, par le citoyen Moline, secrétaire-greffier, attaché à la Convention nationale »105 sur l’air En détestant les rois ; Le Pied de né du quintumgueusat de Mercier, « chanson militaire sur la mémorable journée de Fleurus, dialogue »106, sur l’air Mes bons amis, voulez-vous m’enseigner ; Le Grand bal de Fleurus, « rondeau républicain, par le citoyen Pierre Colau, de la section Bonne-Nouvelle »107, sur l’air Si vous aimez la danse ; Sonnons la trompette guerrière ou Victoire de Fleurus, « couplets sur la victoire des républicains français à Fleurus, chantés au théâtre de la cité Variétés, paroles de Gamas »108, sur l’air des Montagnards ; Malgré l’impuissante rage de Lemaire, « couplets patriotiques, chantés à l’Opéra le lendemain de la bataille de Fleurus »109, sur l’air Aussitôt que la lumière ; Qui pousse des cris d’allégresse par Royer, « couplets sur la victoire de Fleurus »110, sur l’air de l’Hymne de la patrie ; Il fuit l’ennemi perfide par Guéniot, officier de santé à Avallon, « hymne sur la prise de Charleroi et sur la victoire de Fleurus »111, sur l’air Oublions jusqu’à la trace tiré du Déserteur, opéra de Monsigny.

23 Pour conclure, la bataille de Fleurus est une des représentations les plus retentissantes sur la scène publique parisienne, qu’elle soit fête ou concert, deux modes d’organisation entre lesquels les pièces patriotiques et les œuvres de concert circulent volontiers. Dans ce mélange des genres, les Batailles de Fleurus de Catel trouvent leur place, plus que toutes autres. Outre les différentes pièces vocales que nous avons évoquées, deux autres pièces attirent particulièrement l’attention. Il s’agit des Batailles de Fleurus de Despréaux et Metzger, deux compositions écrites pour piano-forte et violon – de la musique instrumentale pure donc – qui s’inspirent des formes musicales héritées directement de la Bataille de Jemappes de Devienne.

De l’imitation de la bataille : la Bataille de Jemappes de Devienne

24 Deux ans avant Fleurus, la bataille de Jemappes, près de Mons en Belgique, s’achève le 6 novembre 1792 par la victoire de l’armée révolutionnaire française sur l’armée

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autrichienne. Pour les historiens, la bataille de Jemappes est la première victoire française de l’histoire de la République qui intervient quelques mois après la proclamation du 11 juillet sur la Patrie en danger ; pour les musicologues, elle est aussi la première mise en musique d’une bataille de la Révolution française.

Une bataille entre Danton et Robespierre

25 Une fois n’est pas coutume sous la Révolution française, l’histoire de l’œuvre n’est pas en phase avec l’histoire de France. En effet, la Bataille de Jemappes de Devienne est exécutée pour la première fois le 8 avril 1794 au Théâtre Feydeau112, soit près de deux années après la victoire remportée par les Français le 6 novembre 1792. Aucune raison ne vient expliquer cet hommage tardif, à l’exception de la liberté du compositeur d’écrire sur un sujet ancien dont il souhaite peut-être rappeler le souvenir. Certes les années 1792-1793 sont fortement perturbées et, comme nous l’avons évoqué en introduction, les concerts parisiens sont en déroute113, notamment ceux de la rue Feydeau, « célèbres par leur exécution parfaite, [qui] avaient été suspendus dans les temps calamiteux de la tyrannie dictatoriale »114 lit-on en novembre 1794 à leur réouverture. Toujours est-il que le concert du 8 avril, annoncé dès le 3 avril dans le Moniteur universel, est placé sous les couleurs du drapeau français : la Bataille est donnée avec l’Hymne patriotique à grand chœur de (1760-1825), dans un contexte houleux, celui du procès et de l’exécution de Danton et de ses partisans.

26 Plus tard, après la chute de Robespierre, la Bataille s’invite encore à l’affiche du concert du 28 octobre 1794, qui inaugure la réouverture des concerts du Théâtre Feydeau, et plus généralement, des concerts parisiens. Le programme éclectique est celui d’un concert de musique savante, nettoyé de la plupart des morceaux patriotiques qui avaient envahi l’affiche ces dernières années : à l’exception de la Bataille de Jemappes de Devienne et de l’Hymne français à grand chœur de Lebrun, il propose une affiche de musique savante alternant pièces vocales (air de bravoure, air italien et scène française), pièces instrumentales remettant à l’honneur le répertoire symphonique et concertant d’Ancien Régime, défendu par la jeune génération des musiciens français (Symphonie de Haydn, Concerto pour cor d’Eler exécuté par Duvernoy, Symphonie concertante pour flûte, clarinette et basson de Devienne115, Concerto pour violon composé et exécuté par le jeune Rode de retour de Rouen). La presse souligne « la parfaite exécution de l’orchestre »116, mais, malgré une description de chaque élément de programme, la revue de la Bataille est passée sous silence. La « Symphonie patriotique de Devienne »117 est encore programmée le 19 novembre 1794, lors du deuxième concert de la saison à Feydeau, marqué par la présence de Pierre Garat et de sa Complainte du troubadour, écrite dans les geôles rouennaises sous la Terreur118.

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La Bataille de Jemappes de Devienne

Paris, Imbault, [mai 1794], page de titre de l’arrangement pour piano-forte Bibliothèque nationale de France, Département de la musique, F-Pn [Vm7 7117

Devienne et Jemappes

27 Virtuose de la flûte et du basson, François Devienne (1759-1803) se fait un nom au Concert Spirituel où il se produit à de nombreuses reprises dans les années 1780 dans un répertoire de concertos et de symphonies concertantes de sa composition. Il occupe différents postes dans les orchestres parisiens les plus réputés : bassoniste à l’Opéra en 1779, flûtiste au Concert de la Loge Olympique dans les années 1780, sergent-musicien de la Garde nationale en 1790. Alors impliqué dans l’enseignement musical auprès des enfants des soldats, Devienne conserve cette activité quand l’institution devient l’École gratuite de musique de la Garde nationale en 1792, puis l’Institut national de Musique en 1793 avant de devenir le Conservatoire en 1795. Auteur de la Nouvelle méthode théorique et pratique pour la flûte (1794), il écrit également de nombreuses romances, de la musique de chambre et une douzaine d’opéras inscrits au répertoire de l’Opéra- Comique, dont le titre à grand succès Les Visitandines119. Créé peu de temps avant Jemappes, le 7 juillet 1792 au Théâtre Feydeau, cet opéra est représenté plus de deux cents fois entre 1792 et 1797 et reste l’opéra le plus parodié pendant la Révolution française120. Auteur très à la mode à cette époque, il l’est également par les différentes pièces révolutionnaires qu’il inscrit au répertoire des fêtes : l’Hymne à l’Éternel121, le Chant du retour122, l’Hymne au bonnet rouge123, la Raison du sage124, la Chute des tyrans125, la Romance patriotique sur la mort du jeune Bara126, le Chant républicain sur la mort d’Agricol Viala, soldat de onze ans, mort en combattant pour la patrie127 et une Ouverture pour instruments à vent128.

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28 La Bataille de Jemappes 129 est probablement l’œuvre la plus originale de toute sa production. Tout d’abord, selon l’usage répandu à cette époque pour l’édition de la musique instrumentale, la première version130 est gravée chez Imbault en parties séparées131. Sans conducteur, il est certes difficile d’analyser le travail d’orchestration de Devienne, mais il est toutefois important de constater que « la Bataille de Gemapp […] est peut-être la première symphonie dans l’histoire de la musique où l’on utilise le trombone – et de plus, trois trombones à la fois »132. En effet, la présence des trois trombones est exceptionnelle, puisque « Beethoven lui-même n’introduira cet instrument qu’à partir de sa cinquième symphonie »133. Du point de vue du genre, l’œuvre se distingue des Batailles de Fleurus de Catel, puisqu’il s’agit de musique instrumentale. L’absence de paroles et le développement en un seul mouvement symphonique sont deux caractéristiques qui pourraient la rapprocher de l’ouverture, de laquelle elle n’a cependant pas la forme. En effet, son caractère anticiperait plus volontiers celui de la symphonie à programme. Sorte de symphonie descriptive en un seul mouvement, elle est pourtant qualifiée de « symphonie à grand orchestre » dans les sources134, d’« Historishe Symphonie » (symphonie historique) par un correspondant à Paris de l’Allgemeine musikalische Zeitung en juillet 1800 135, de « programmatic ov. [erture] » (ouverture à programme) par William Montgomery dans le New Grove Dictionary136, figure dans le corpus des « symphonies françaises » de Barry Brook137 et appartient au genre des « pièces caractéristiques » de Michèle Biget138. Loin de la coupe de la symphonie classique en trois ou quatre mouvements, la Bataille expose d’un seul tenant des « éléments pittoresques139 » enchaînés les uns après les autres, où la recherche d’effets prime sur le travail thématique et harmonique. La Bataille de Devienne propose ainsi une juxtaposition d’épisodes contrastés, où la musique suit une progression temporelle en trois temps (préparatifs, combats et victoire), accompagne les armées dans leurs déplacements (départs des troupes ou de la cavalerie, attaques, charges), rythmés par différents bruits de guerre (générale, trompettes, tocsin, feux de file, canons), animés par quelques hymnes et chants patriotiques (la Marseillaise pour les préparatifs ; la Carmagnole, Ça ira et des fanfares pour la victoire), pour constituer une fresque où la voix humaine est également imitée par les instruments de musique (le général Dumouriez s’adressant aux soldats, les plaintes et les cris des blessés, les cris de victoire). Ce morceau symphonique n’est donc pas sans rappeler la célèbre chanson de Clément Janequin (ca 1485-après 1558), la Bataille de Marignan qui inaugure une tradition de pièces musicales évoquant les bruits de guerre aux XVIIe et XVIIIe siècles, même si le genre est complètement renouvelé entre la Révolution française et la Restauration. Conséquence du contexte que nous avons décrit, la bataille de Jemappes n’est pas un sujet très fécond, en comparaison de la bataille de Fleurus140. Si elle ne semble pas inspirer compositeurs et chansonniers, elle remet au goût du jour, en revanche, le genre de la « bataille musicale », qui fédère toute une production d’œuvres descriptives et imitatives portant non seulement sur les plus grandes batailles des Première et Seconde coalitions, mais également sur d’autres événements historiques marquants comme la Journée du 10 août 1792141, le procès et l’exécution de Louis XVI142 et de Marie-Antoinette143, la Chute de Robespierre le 9 thermidor144, ou encore, dans un style moins événementiel, le tombeau de Mirabeau145, ou le portrait des Incroyables146 et des Merveilleuses147.

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Du bruit, et rien que du bruit148 ?

29 Le correspondant de l’Allgemeine musikalische Zeitung cité précédemment remarque « ne pas comprendre du tout l’engouement des Français pour ces sortes de composition »149 et déclare que « nous n’avons, en allemand, encore aucun nom pour cela »150. Véritable mode en France, ces fresques historiques se multiplient en effet chez plusieurs éditeurs et viennent illustrer non seulement les victoires de l’armée française – rarement les défaites –, quelques épisodes marquants de l’histoire de France entre la Révolution et la Restauration151. C’est ainsi que l’on peut évaluer à environ une cinquantaine le nombre de pièces de ce type éditées en France152. Dans toute cette production écrite pour piano- forte (avec souvent accompagnement d’un violon et d’une basse ad libitum), seule une douzaine de pièces ont été d’abord écrites pour l’orchestre153, de la Bataille de Jemappes de Devienne à la Bataille de Wellington ou la bataille de Vitoria opus 91 de Beethoven dont elle pourrait s’inspirer d’après Barry Brook154. Au passage, il est intéressant de prendre conscience des moments forts qui ont marqué l’histoire des guerres de la Révolution et de l’Empire car, si certains bruits de batailles ont été immortalisés par l’imagination des artistes, d’autres n’ont pas été mis à l’honneur. Certes, les partitions ne constituent pas un témoignage sonore fidèle aux événements, mais ces « batailles » en musique versent toutefois un apport critique et anecdotique dans l’histoire des faits. Nous retiendrons de cet ensemble : les deux Révolutions (Journée du 10 août 1792 et 9 Thermidor [27 juillet1794]) de Lemière de Corvey155, dont la première anticipe de quelques mois la Bataille de Jemappes de Devienne156 ; trois versions de la Bataille de Jemappes (6 novembre 1792) de César, Steibelt et Devienne157 ; une Mort de Louis XVI (21 janvier 1793) de Mouchy158 ; la Bataille de Neerwinden (18 mars 1793) de Steibelt 159 ; une Mort de Marie- Antoinette (16 octobre 1793) de Dussek160 ; deux versions de la Bataille de Fleurus (26 juin 1794) de Despréaux et Metzger161 ; la Défaite des Espagnols de Steibelt, probablement à la bataille du Boulou (30 avril au 1er mai 1794)162 ; deux versions de la Bataille de Praga (4 novembre 1794) de Lorenziti et Viguerie163 ; la Bataille de Montanotte (12 avril 1796) de Beauvarlet-Charpentier164 ; une Paix entre la France et l’Empereur au siège de Mantoue (entre 1796 et 1797) de Metzger165 ; trois versions de la Bataille de Marengo (14 juin 1800) de César, Viguerie et Dourlen166. Entre le sacre de Napoléon et le retour des Bourbons, de nouvelles « batailles » sont encore livrées par les éditeurs de musique dans la tradition de ces pièces révolutionnaires167.

30 Sur la nature de ces pièces, les musicologues sont assez partagés : Michèle Biget considère « ce répertoire pour clavier […] conservateur », « d’une évidente naïveté » et « manqu[a]nt d’originalité »168 ; à propos de la Bataille de Jemappes de Devienne, Jean Mongrédien estime que « tout cela est à peu près sans intérêt »169, ce qui semble résumer le point de vue très critique de Castil-Blaze en son temps : On donne ce nom [bataille] à une sorte de composition instrumentale dans laquelle le musicien croit imiter, avec des sons, le bruit de guerre et les divers résultats d’une bataille. / L’expression musicale, riche en images et en effets, a ses bornes qu’il faut bien se garder de passer. Toute tentative, en ce genre, ne sert qu’à montrer l’impuissance de l’art et la sottise de l’artiste. […] Il y en a qui poussent leur ridicule présomption jusqu’à tenter l’imitation d’une bataille. Que produisent- ils ? du bruit, et rien que du bruit. L’expression instrumentale est trop vague. […] / L’auteur d’une bataille […] couvre sa partition grotesque de burlesques explications. Les écoutants n’ont pas sous les yeux un livret qui les aide à débrouiller ce chaos infernal, cet amas indigeste de lieux communs triviaux, dont l’effet assourdissant ne peut être comparé qu’au vacarme que font les paysans pour arrêter leurs abeilles

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fugitives. / […] c’est le comble de l’absurdité. / On nous a donné successivement les batailles de Prague, de Jemmapes, de Marengo, d’Austerlitz, de Waterloo, etc., etc., […]. Tous ces œuvres singuliers ont été achetés par la foule ignorante. Ne doit-on pas compter sur le succès d’une spéculation fondée sur la sottise170 ?

31 Yves Jaffres pense quant à lui que ces batailles « participent de quelque manière à un élan social et politique qui leur confère une toute nouvelle dimension psychologique » et que le piano-forte est chargé de « traduire, dans le cadre d’une famille, ou d’un groupe de partisans, souvent éprouvés, les émotions fortes causées par les troubles de ces périodes agitées… »171. Cette réflexion est d’autant plus vraie que ces « batailles », à l’exception peut-être de celle de Devienne, sont publiées dans les jours ou les semaines qui suivent l’événement172. Elles constituent donc un corpus de pièces dont l’intérêt dépasse la simple analyse musicale. Comme le souligne Adélaïde de Place, « d’une façon générale, ces œuvres visaient d’abord à l’effet, faisant fi de toute qualité musicale »173, là où Yves Jaffres précise que « ce sont avant tout des évocations : elles ont pour but de susciter de vives émotions chez les auditeurs »174.

32 Mais de quels auditeurs parlons-nous ? À l’exception de la Bataille de Jemappes de Devienne exécutée en concert, les autres pièces n’apparaissent pas dans les programmes de concert. La « foule ignorante » de Castil-Blaze serait donc principalement constituée par celle des amateurs et des élèves qui se produisent dans le cadre de la famille et de la leçon. Du divertissement à l’enseignement, il n’y aurait qu’un pas pour Adélaïde de Place car « en réalité, il s’agissait surtout d’une musique de divertissement qui, comme le précisait Camille Pleyel, convenait particulièrement bien aux apprentis pianistes en quête de morceaux récréatifs »175. Toujours à l’exception de Devienne, il n’est donc pas très étonnant de trouver dans la liste des auteurs un profil commun de pianiste virtuose, professeur de piano et arrangeur d’œuvres lyriques réduites pour le piano176, dont la production vise effectivement un lectorat d’amateurs et d’élèves, et correspond tout à fait à la généralisation du piano-forte dans la société. Pour Yves Jaffres, « l’émergence de batailles musicales se révèle donc comme un événement essentiellement pianistique »177, ajoutant que les circonstances historiques exceptionnelles sont en quelque sorte un prétexte pour explorer les limites sonores de l’instrument qui pouvaient rendre tous ces effets et ces contrastes grâce aux jeux de nuances et de pédales, loin du peuple et des fêtes révolutionnaires.

33 Si l’on se réfère au quatrième chapitre du catalogue de Constant Pierre consacré à la musique instrumentale178, les « batailles » se distinguent en effet des œuvres composées pour les cérémonies en plein air et souvent orchestrées pour instruments à vent. D’ailleurs, Constant Pierre ne s’attarde pas sur ces pièces savantes, dont l’intention et la destination sont tout à fait différentes. En cherchant à valoriser la virtuosité de l’exécutant, elles s’apparentent ainsi à trois autres genres proches de l’improvisation écrite, très en vogue à cette époque : le thème et variations, la fantaisie sur la paraphrase d’un thème donné, le pot-pourri combinant, juxtaposant et variant différents airs à la mode tirés du répertoire vocal (opéras, romances, chansons, comptines) ou instrumental. Elles empruntent également aux genres musicaux mis au goût du jour pendant la Révolution : marches – lugubres, funèbres, militaires, victorieuses ou parfois religieuses –, ouvertures – du répertoire lyrique ou pour instruments à vent –, pas – redoublés, de manœuvre ou de charge –, symphonies militaires, harmonies, chants – de triomphe, de départ, de retour –, suites d’airs civiques, etc. Une des particularités de toutes ces pièces historiques, qui puisent un peu dans tous ces genres, est de donner une perspective du champ de bataille ou de

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l’événement historique, en exploitant différents moyens musicaux souvent stéréotypés que l’on trouve dans la mélodie, l’harmonie, le rythme, l’intensité et le timbre.

Cris des blessés et coups de canon

34 Le point commun de toutes ces pièces descriptives est le récit d’un épisode historique particulier qui associe à la musique des didascalies permettant de suivre le déroulement de l’événement et de donner à l’interprète l’intention souhaitée. La comparaison des Batailles de Jemappes de Devienne et de César fait apparaître des traits communs entre les deux pièces. La coupe est quasiment la même : la forme globale est en trois parties, décrivant les préparatifs de la bataille, le combat et la victoire. Le plan tonal des pièces est en ré majeur, avec épisode central expressif dans l’homonyme mineur, ici en ré mineur, pour peindre « les plaintes et les cris des blessés » pour Devienne, les « plaintes des mourants et des blessés » pour César. Les séquences militaires sont marquées par des éléments musicaux caractéristiques puisés dans le genre des marches et des fanfares, qui apportent au passage quelques éléments thématiques. Les hymnes cités, souvent arrangés, donnent du mouvement au tableau, en imitant le déplacement des troupes alliées ou ennemies (avec effets d’éloignement et de rapprochement). Les airs patriotiques ont un caractère diégétique et donnent à entendre la Marseillaise, la Carmagnole ou Ça ira. Les couleurs du tableau puisent enfin dans la transcription de bruits de guerre : le tocsin résonne au loin, le feu de file s’embrase, les coups de canon assourdissants détonnent, les troupes et les cavalcades progressent, fuient ou s’affrontent en assauts violents à la baïonnette, les ordres militaires du général prennent l’allure d’un récitatif et les cris des soldats percent le tumulte. Tous ces éléments stylistiques se retrouvent dans les « batailles » composées après celles de Jemappes et ce, jusqu’à la Restauration. Arrêtons-nous sur deux de ces éléments : l’épisode expressif et les coups de canon.

Devienne, La Bataille de Jemappes

César, La Bataille de Jemappes

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Despreaux, La Bataille de Fleurus

César, La Bataille de Marengo

Viguerie, La Bataille de Marengo

35 Dans le corpus des batailles révolutionnaires, l’épisode expressif est présent dans cinq batailles, de Jemappes à Marengo, en passant par Fleurus. Les caractéristiques sont semblables d’une bataille à l’autre : il est toujours écrit dans le relatif mineur du ton principal dans un tempo assez lent (largo, adagio, andante, lento ou lamentabile) ; pour illustrer les « plaintes » des blessés et des mourants, didascalie commune à toutes ces pièces, les compositeurs empruntent au style rigoureux les dissonances et les chromatismes de Gluck, l’écriture syncopée alla zoppa ou en triolets de croches rappellent le style Sturm und Drang de Haydn ou de Mozart, l’imitation des plaintes sont accentuées, en plus des dissonances, par des sforzando (rinf) ou des accents.

Devienne, La Bataille de Jemappes

36 S’ils sont présents dans toutes les pièces, les coups de canon sont figurés par différents moyens. Devienne utilise un motif mélodique très simple, allant de la dominante à la tonique sur des valeurs courtes. La simplicité de cette écriture dérive ici de la première version pour orchestre179, dont la palette d’effets disponibles diffère de celle du piano- forte. Cette manière d’imiter le tir rapide du canon n’est pas sans rappeler quelques introductions de symphonies classiques, notamment les 38e et 41 e symphonies de

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Mozart. La puissance des coups est marquée de trois manières différentes : registre grave, doublure à l’octave et suspension. C’est exactement le procédé utilisé, avec quelques variantes de rythmes, par Despréaux dans sa Bataille de Fleurus. Cette idée de suspendre la détonation – par un point d’orgue chez Devienne ou par une valeur longue chez Despréaux – figure assez bien l’effet perçu par l’oreille humaine : le bruit assourdissant du canon s’impose et résonne longtemps.

Despreaux, La Bataille de Fleurus

Metzger, La Bataille de Fleurus

37 Sur le même sujet, Metzger utilise des moyens similaires, mais en opposant deux sonorités de canons, le « canon ennemi » (en si mineur) et le « canon français » (en la majeur). Le choix des tonalités renforce l’expression en donnant une perspective dramatique : le ton mineur des canons ennemis évoque la peur, la douleur et les pertes françaises, alors que le ton majeur des canons français ouvre le chemin de la victoire. Dans sa Bataille de Marengo, César simplifie ce procédé en marquant les coups par de puissants accords à trois sons avec octave dans le grave du piano-forte, sur un rythme soutenu de noires alternant avec des blanches.

César, La Bataille de Marengo

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38 Dans cette pièce, César réutilise le procédé imitatif du « feu de file » précédant la série de coups de canon, qu’il avait déjà imaginé pour sa Bataille de Jemappes. Dans celle-ci, le feu de file débouche sur une mesure vide avec point d’orgue dans laquelle l’absence de musique doit pourtant figurer le coup de canon précédant la charge : voici l’illustration parfaite de l’utilisation de la pédale de tenue d’harmonie, qui, bien qu’elle ne soit pas notée, semble assez évidente pour produire l’effet du feu de file.

César, La Bataille de Jemappes

39 Celui-ci progresse dans l’aigu tout en faisant grossir une pâte harmonique débouchant sur une résonance maintenue de deux gammes complètes de ré majeur à laquelle s’ajoute un cluster dans le grave de l’instrument. C’est en effet ce que César demande à l’interprète dans l’avertissement de ses deux batailles en précisant que, mêlé au son du tocsin des villages environnant la bataille de Jemappes, « ce coup doit estre exprimer [sic] sourdement, avec le plat de la main gauche, en touchant toutes les notes indistinctement dans les basses et conserver la main dessus pendant les quatre mesures », ou que pour Marengo, « le coup de canon s’exprime en frappant du plat des deux mains à la fois, avec une sorte de force, toutes les notes indistinctement des basses, et les conserver jusqu’à l’extinction de la vibration du son ». Dans sa Bataille de Marengo, Viguerie propose une variante de jeu pour produire ce cluster : « on exprimera les coups de canon marqués [O barré d’une croix], en étendant l’avant bras droit et les deux mains à plat sur les trois octaves d’en bas, pour en faire sonner indistinctement toutes les notes ; on en soutiendra le son jusqu’à ce que les vibrations soient presque éteintes ».

Viguerie, La Bataille de Marengo

40 À l’affiche des concerts parisiens s’invitent entre 1789 et 1794 trois œuvres portant le titre de « bataille ». Pièces de circonstance qui collent à l’actualité politique, elles défendent toutes une idée de la république au concert, au théâtre, au salon ou dans la rue. Malgré une apparente similitude de titre, elles font pourtant l’objet de traitements bien différents et s’adressent également à des publics variés. L’ouverture et l’entracte

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de la Bataille d’Ivry de Martini ne célèbre plus à l’Opéra-Comique le sacre et la grandeur de Louis XVI, mais incarne à travers l’expression d’une musique guerrière, le sentiment patriotique du moment. L’hymne et les chœurs des Batailles de Fleurus composées par Catel s’inscrivent dans les célébrations officielles des victoires de la Première coalition : le peuple s’en empare dans les concerts patriotiques organisés en plein air. La Bataille de Jemappes de Devienne est quant à elle une symphonie descriptive et imitative inscrite au programme des concerts de Feydeau. Relativement épurées et accessibles, elles suivent la forme de l’hymne avec son alternance de couplets et de refrains, ou celle de la cantate avec chœur chez Catel ; parfois audacieuses et savantes, elles bouleversent les formes et les genres académiques pour devenir de véritables expériences musicales et originales chez Devienne. La Bataille de Jemappes est de ce point de vue une partition hors du commun, une des rares arrangées pour l’orchestre, et de fait, l’unique pièce de ce genre donnée dans un concert public. Elle apparaît donc comme représentative de toute une littérature parallèle pour le piano-forte, destinée aux amateurs et aux élèves, qui constitue « un champ d’expérimentation à la fois des ressources sonores de l’instrument en pleine évolution et aussi d’une écoute qui laisse plus de place à l’émotion »180. Par ailleurs, elle appartient aux premières pièces d’un genre nouveau, très en vogue entre la Révolution française et la Restauration, composé – si l’on fait la synthèse des titres des sources – de « pièces » ou de « sonates », « militaires », « historiques » ou « imitatives », « où l’on entendra tout ce qui s’est passé dans cette action »181.

NOTES

1. Constant PIERRE, Les Hymnes et chansons de la Révolution. Aperçu général et catalogue avec notices historiques, analytiques et bibliographiques, Paris, Imprimerie nationale, 1904. Pour un panorama sur la musique révolutionnaire en général, Jean-Rémy JULIEN, Jean MONGREDIEN, Le tambour et la harpe : œuvres, pratiques et manifestations musicales sous la Révolution, 1788-1800, Boulogne-Billancourt, édition du May, 1991 ; Malcolm BOYD (dir.), Music and the French Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 2. Constant PIERRE, Les Hymnes et chansons, op. cit., p. 38 ; plus récemment, Martin KALTENECKER, La rumeur des batailles - La musique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Fayard, 2000. 3. D’après Joann ÉLART (dir.), Répertoire des concerts parisiens. De Louis XVI à la Révolution, 1773-1794 (en préparation) et Cécile DUFLO, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB (dir.), Répertoire des concerts parisiens. De la Révolution aux Cent jours, 1794-1815 (en préparation). 4. Construit sur le « programme éclectique », qui se met en place dans les grandes institutions de concert public à Londres ou à Paris dans les années 1760-1770. Après une ouverture instrumentale (symphonie ou mouvement symphonique), il présente une alternance de musique vocale – pièces pour soliste (airs de bravoure, scènes italiennes ou françaises, etc.) ou ensembles vocaux (motets, hiérodrames, etc.) – et de musique instrumentale (symphonies concertantes, concertos, sonates, etc.) 5. Constant PIERRE, Histoire du Concert spirituel (1725-1790), Paris, Société française de Musicologie, 1975, 2000.

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6. Voici un bref état du nombre de concerts parisiens relevés entre 1781 et 1800, établi à partir de Joann ÉLART (dir.), op. cit., et Cécile DUFLO, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB (dir.), op. cit. Entre 1781 et 1788, 35 concerts sont organisés en moyenne chaque année, moyenne qui explose littéralement avec la loi Le Chapelier et l’inauguration du Cirque du Palais-Royal : 73 concerts en 1789, 176 en 1790 et 77 en 1791. Suivent ensuite les années creuses pendant la Terreur : 23 concerts en 1792, 10 en 1793, 27 en 1794 et 28 en 1795. Le nombre de concerts retrouve ensuite une moyenne de 42 concerts par an. 7. Claude MAZAURIC, « Rouen, capitale musicale », À travers la Haute-Normandie en révolution. 1789-1800, Comité régional d’histoire de la Révolution française, 1992, p. 261-263. Voir aussi Joann ÉLART, « Circulation des quatre symphonies œuvre VII de Johann Franz Xaver Sterkel de l’Allemagne à Rouen : un itinéraire singulier du goût musical entre 1770 et 1825 », Herbert SCHNEIDER (dir.), Studien zu den deutsch-französischen Musikbeziehungen im 18. und 19. Jahrhundert : Bericht über die erste gemeinsame Jahrestagung der Gesellschaft für Musikforschung und der Société française de musicologie Saarbrücken 1999, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2002, p. 266-281. 8. D’après Elizabeth C. BARTLET, « Martini, Jean-Paul-Gilles », Grove Music Online. Oxford Music Online, Oxford University Press, [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/music/17926. 9. Indication figurant sur le livret de 1814, citée dans Nicole WILD et David CHARLTON, Théâtre de l’Opéra-Comique. Paris. Répertoire 1762-1972, Sprimont, Mardaga, 2005, p. 275, notice 883. Le 26 janvier 1815, l’ouverture est également donnée au début du concert de Pio Cianchettini à la Salle Olympique (voir Cécile DUFLO, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB (dir.), op. cit.). 10. Voir Thomas VERNET, « Les Concerts à la cour de Louis Philippe », Dezède [en ligne]. https:// dezede.org/dossiers/34/. 11. Voir Elizabeth C. BARTLET, op. cit. 12. Voir Joann ÉLART (dir.), op. cit. L’ouverture est exécutée les 26 novembre 1789 au Cirque du Palais-Royal, le 2 février 1790 au Portique français (ancien Panthéon) par les Élèves de l’École Royale de danse, le 25 février 1790 et le 4 août 1791 au Cirque du Palais-Royal. L’entracte seul est donné le 26 mai 1791 au Cirque du Palais-Royal. 13. Patrick TAÏEB, L’ouverture d’opéra en France de Monsigny à Méhul, Paris, Société française de Musicologie, 2007, p. 344. 14. Ibidem, p. 343. 15. Ibid., p. 344. 16. L’ouverture est donnée à un concert à bénéfice au Théâtre Louvois le 9 mars 1798 (voir Cécile DUFLO, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB , op. cit.). 17. L’entracte est exécuté le 31 août et le 22 septembre 1800 lors de concerts d’harmonie au Pavillon d’Hanovre. L’ouverture et l’entracte sont entendus le 29 septembre 1800 au concert de l’orchestre des musiciens du Consul à la Maison Longueville (voir Cécile DUFLO, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB, op. cit.). 18. Patrick TAÏEB, op. cit., p. 221. 19. Jean-Paul-Gilles MARTINI, Henry IV, drame lyrique en trois actes et en prose mêlé d’ariettes, représenté pour la première fois par les Comédiens Italiens ordinaires du Roy. Le 14 novembre 1774, Paris, Sieber, 1775, F-Pn [H 944, p. 100, 130-131. NB. F-Pn = Département de la musique de la Bibliothèque nationale de France. Désormais noté [Henri IV, opéra]. 20. Patrick TAÏEB, op. cit. 21. [Henri IV, opéra], op. cit., p. 101-102. 22. Ibidem, p. 100. 23. Ibid., p. 125-129. 24. Ibid., p. 130-131.

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25. Patrick TAÏEB, op. cit., p. 344. 26. Ibidem. 27. [Henri IV, ouverture et entracte] Jean-Paul-Gilles MARTINI, op. cit. 28. [Henri IV, opéra], op. cit., page de titre. 29. Cari JOHANSSON, French Music Publishers’ Catalogues of the Second Half of the Eighteenth Century, Stockholm, 1955, vol. 2, facs. 106, catalogue Sieber, 1775. Les deux autres opéras-comiques sont Le Prétendu de Gaviniès, un intermède en trois actes créé en 1763, et Gilles garçon peintre de Laborde, parodie en un acte créée en 1767. 30. Ibidem, « Ouverture et entra. d’Henry ». 31. Ibid. 32. Ibid., facs. 111, catalogue Sieber, 1782. Les deux ouvertures sont celles de La Frascatana et celle des Deux jumeaux. 33. Ibid., facs. 112, catalogue Sieber, 1786. Une quatrième ouverture est alors proposée à la vente, celle d’Iphigénie. 34. Ibid., facs. 117, catalogue Sieber, 1801. 35. [Henri IV, opéra], op. cit., p. 87-88. 36. Il s’agit du refrain de cette ronde, ponctuant les quatre couplets, voir [Henri IV, opéra], op. cit., p. 88. 37. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 460-461, notice 190. 38. Ibidem, p. 473, notice 291. 39. Ibid., p. 497, notice 345. 40. Ibid., p. 500, notice 372. 41. Ibid., p. 523, notice 513*. 42. Ibid., p. 550, notice 643. 43. Constant PIERRE, Musique des fêtes et cérémonies de la Révolution française, Paris, Imprimerie nationale, 1899. À signaler une quatrième pièce de Martini ne figurant pas dans cet ouvrage, le Chant d’allégresse donné à la fête de la Paix le 9 novembre 1801, voir Constant Pierre, Hymnes et chansons, op. cit., p. 453, notice 163. 44. Id., Musique des fêtes et cérémonies, op. cit., p. 265-269, pièce n° 48 ; Hymnes et chansons…, op. cit., p. 398, notice 120. 45. Ibidem, p. 148-152, pièce n° 28 ; Hymnes et chansons, op. cit., p. 420, notice 146. 46. Id., Musique des fêtes et cérémonies, op. cit., p. 153-166, pièce n° 29 ; Hymnes et chansons, op. cit., p. 420, notice 147. 47. Patrick TAÏEB, op. cit., p. 344. 48. D’après Sylvan SUSKIN, « Catel, Charles-Simon », Grove Music Online. Oxford Music Online, Oxford University Press, [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/ grove/music/05167. 49. En 1791 : Hymne à l’égalité, paroles de Chénier, n° 86 ; Marche pour musique militaire en fa majeur, n° 125b. – En 1793 : Ode patriotique, paroles de [Lebrun], n° 87 ; Ouverture pour instruments à vent en do mineur, n° 116 ; Hymne sur la reprise de Toulon, paroles de Chénier, n° 55. – En 1794 : Stances chantées à la fête des élèves pour la fabrication des canons, poudres et salpêtre, paroles de Pillet, n° 90 ; Pas de manœuvre pour instruments à vent, n° 139 ; Marche militaire en fa majeur, n° 128 ; Marche pour musique militaire en fa majeur, n° 129 ; Hymne à la victoire sur la bataille de Fleurus, paroles de Lebrun, n° 57 ; La Bataille de Fleurus, paroles de Lebrun, n° 58 ; Symphonie militaire en fa majeur, n° 114 ; Marche militaire en fa majeur, n° 130 ; Marche en fa majeur, n° 131 ; Ouverture en fa majeur, n° 121. – En 1795 : Symphonie pour instruments à vent en do majeur (1795), n° 115 ; Stances pour l’anniversaire du 9 thermidor, paroles de Fabien Pillet, n° 19 ; Hymne du 10 août, paroles de Chénier, n° 10. – En 1796 : Chant du banquet républicain, paroles de Lebrun, n° 64 ; Chant pour l’anniversaire de la fondation de la République, paroles d’Amalric, n° 27. – En 1799 : Hymne pour la souveraineté du peuple, paroles de

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Boisjoslin, n° 33. – Dates imprécises : Ode sur la situation de la République durant la tyrannie décemvirale, paroles de Chénier, n° 99 ; Hymne à l’Être suprême, paroles de Chénier, n° 40 ; Ode sur le vaisseau “ le Vengeur ” (13 prairial an II), paroles de Lebrun, n° 98. D’après constant PIERRE, Musique des fêtes et cérémonies, op. cit., « liste des morceaux par ordre chronologique », p. 573-577 (la numérotation renvoie à celle proposée par Constant Pierre). Voir également les notices historiques correspondantes dans Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit. 50. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 331. 51. Journal de Paris, 13 messidor an II (1er juillet 1794). 52. Journal de Paris, 25 thermidor an II (12 août 1794). 53. Journal des théâtres et des fêtes nationales, 25 brumaire an III (15 novembre 1794). 54. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 330-336 (notices 65 et 66). 55. AnF [F 1c 184, cité dans Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 333. 56. Ibidem. 57. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 61. 58. AnF [F 1c 184, cité dans Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 333. 59. Ibidem. 60. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 124. 61. Ibidem, p. 124. 62. Ibid., p. 140. 63. Ibid., p. 330-331. 64. Ibid., p. 331. 65. Journal des théâtres et des fêtes nationales, 5 fructidor an II (22 août 1794). 66. Charles-Simon CATEL, Hymne à la Victoire. Sur la Bataille de Fleurus. Par Lebrun ; […] Chanté au Concert du Peuple, le 16. Messidor, an 2. de la République Française, Paris, Au Magasin de musique à l’usage des fêtes nationales, 1794, F-Pn [Vm7 16772. 67. La Décade philosophique, t. 1, 20 messidor an II (8 juillet 1794). 68. Journal de Paris, 25 thermidor an II (12 août 1794). 69. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 332. 70. Ibid., p. 331. 71. Ibid. 72. On lit par exemple que « les musiciens de l’Institut national, réunis à un grand nombre d’artistes des différents spectacles, commencèrent un concert qui dura deux heures ». Moniteur universel, 14 messidor an II (2 juillet 1794). 73. Journal de Paris, 13 messidor an II (1er juillet 1794). 74. Moniteur universel, 14 messidor an II (2 juillet 1794). 75. Journal des théâtres et des fêtes nationales, 4 fructidor an II (21 août 1794). 76. Ibidem. 77. Charles-Simon CATEL, La Bataille de Fleurus, chœur par Le Brun […] N. 7 et 8, Paris, Magasin de musique à l’usage des fêtes nationales, [1794], 13 parties, F-Pn [H2-88 (Vm Bob 650). 78. Constant Pierre publie le détail des parties copiées par Lefebvre pour les concerts du 14 juillet et du 10 août 1794, qui révèle, outre une idée du nombre d’exécutants – d’une soixantaine au double, selon la pratique du dédoublement des pupitres –, la présence de parties de contrebasses à cordes et de grosse caisse et cymbales non imprimées. Voir Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 333. 79. Ibidem, p. 855, notice n° 2313. 80. Ibid. 81. Ibid., p. 335. 82. Ibid. 83. Ibid., p. 333.

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84. Ibid. 85. D’après l’indication figurant sur le livret : BnF [8-YE pièce 4947. – Paris , Imprimerie nationale, [s. d.], 3 p. 86. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 333. 87. Ibidem, p. 335. 88. Cette exécution n’est pas mentionnée par Constant PIERRE, op. cit. Voir Cécile DUFLO, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB, op. cit. 89. Affiches, annonces et avis divers, 19 brumaire an III (9 novembre 1794). 90. Ibidem. 91. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 40. 92. Giuseppe Maria CAMBINI (1746-1825 ?), Ode sur la victoire remportée dans les plaines de Fleurus, Paris, Boyer, [1794], 7 parties, F-Pn [Vm7 7065. Voir Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 336, notice n° 67. 93. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 706, notice n° 1451. Paroles de Félix Nogaret. 94. Ibidem, p. 706, notice n° 1452. Paroles de Félix Nogaret. 95. Ibid., p. 704-705, notice n° 1448*. 96. Ibid., p. 705, notice n° 1448**. 97. Ibid., p. 705-706, notice n° 1449*. 98. Ibid., p. 707, notice n° 1454. 99. Ibid., p. 707, notice n° 1457*. 100. Ibid., p. 707, notice n° 1458. 101. Ibid., p. 708, notice n° 1466. 102. Ibid., p. 704, notice n° 1448. 103. Ibid., p. 705, notice n° 1449. 104. Ibid., p. 706, notice n° 1453. 105. Ibid., p. 706, notice n° 1450. 106. Ibid., p. 707, notice n° 1455. 107. Ibid., p. 707, notice n° 1456. 108. Ibid., p. 707, notice n° 1457. 109. Ibid., p. 707, notice n° 1459. 110. Ibid., p. 707, notice n° 1460. 111. Ibid., p. 708, notice n° 1465. 112. D’après le dépouillement de la presse parisienne et la mention « exécutée au Concert du théâtre de la Rue Feydeau » figurant à la page de titre de la source musicale (voir plus loin). 113. L’œuvre a pu être donnée quelques jours après la victoire, au cours d’une cérémonie improvisée pour la circonstance qui aurait échappé à la critique parisienne. 114. Journal des théâtres et des fêtes nationales, 11 brumaire an III (1er novembre 1794). 115. Voir Aurélie MALLÉDANT et Patrick TAÏEB, « Les sources de la Quatrième symphonie concertante de Devienne conservées à la Bibliothèque nationale de France », dans Joann ÉLART, Étienne JARDIN et Patrick TAÏEB (dir.), Quatre siècles d’édition musicale. Mélanges offerts à Jean Gribenski, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 125-147. 116. Affiches, annonces et avis divers, 9 brumaire an III (30 octobre 1794). 117. C’est ainsi qu’elle est annoncée dans les Affiches, annonces et avis divers et le Journal des théâtres et des fêtes nationales, le 29 brumaire an III (19 novembre 1794). 118. Voir Joann ÉLART et Patrick TAÏEB, « La Complainte du Troubadour de Pierre-Jean Garat (1762-1823) », Les Orages, n° 2 (L’imaginaire du héros), Besançon, Apocope, mai 2003, p. 137-168. 119. D’après William MONTGOMERY, « Devienne, François », Grove Music Online, Oxford Music Online, Oxford University Press [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/grove/music/07688.

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120. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 54. Quatre motifs empruntés à cet opéra ont servi de timbre pour environ une cinquantaine de chansons révolutionnaires. 121. Ibidem, p. 328, notice 57. Paroles de Geoffroy. 122. Ibid., p. 400, notice 127. Paroles de Legrand. 123. Ibid., p. 676, notice 1309. Paroles de Hérivaux. 124. Ibid., p. 703, notice 1439. Paroles de Guéroult. 125. Ibid., p. 703, notice 1440. Paroles de Magol. 126. Ibid., p. 716, notice 1517. Paroles d’Auguste. 127. Ibid., p. 718, notice 1526. Paroles de Coupigny. 128. Ibid., p. 853, notice 2305. 129. Ibid., p. 845, notice n° 2277**. 130. D’après les numéros de cotages (qui donnent l’ordre de parution chez l’éditeur), il semble que la seconde version arrangée pour piano-forte, violon et basso, visant le marché des amateurs, ait été imprimée avant la première version exécutée en concert, qui elle est arrangée pour orchestre symphonique. 131. Parties : violon I, violon II, altos I et II, basso, petite flûte, hautbois I, hautbois II, clarinette I, clarinette II, bassons I et II, cor I, cor II, trompette I, trompette II, trombone I, trombone II, trombone III, timbales. 132. Barry BROOK, La symphonie française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Publications de l’Institut de Musicologie de l’Université de Paris, 1962, tome II, p. 241. 133. Jean MONGRÉDIEN, La musique en France des Lumières au Romantisme (1789-1830), Paris, Flammarion, 1986, p. 265. 134. Par exemple, dans le Moniteur universel, 7 et 8 avril 1794, ou dans la source musicale : François DEVIENNE, La Bataille de Gemmapp, sinfonie à grand orchestre exécutée au Concert du théâtre de la Rue Feydeau, Paris, Imbault, [1794], cotage 495, 18 parties, F-Pn [Vm7 7116. 135. Cité dans Jean MONGRÉDIEN, op. cit., p. 266. 136. William MONTGOMERY, op. cit. 137. Barry BROOK, op. cit., tome I, « inventaire sommaire de la symphonie et de la symphonie concertante françaises », p. 600 ; une notice lui est consacrée dans le tome II, p. 246-247. 138. Michèle BIGET-MAINFROY, « Les pièces caractéristiques de la Révolution française et de l’Empire », dans Marita GILLI (dir.), Les limites de siècles : champs de forces conservatrices et régressives depuis les temps modernes, Besançon, Presses universitaires Franc-Comtoises, 2001, vol. 2, p. 395. 139. Jean MONGRÉDIEN, op. cit., p. 265. 140. Deux autres mises en musique sont connues : Cinquième harmonie ou la Bataille de Gemmapes et la prise de la ville de Mons, dédiée aux armées du Nord, composée par G.-F. Fuchs, ordinaire de l’armée parisienne (Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 845, notice n° 2277) ; Aux armes ! Aux armes ! « hymne pour la fête du citoyen soldat N. Labertêche, blessé de quarante-un coups de sabre, et d’un coup de feu à la glorieuse journée de Jemmapes », sur l’air Vive le vin, vive l’amour (qui devient Vivent les faits, vive le nom), par le républicain T. Rousseau, auteur des chants patriotiques en deux volumes, au marché d’Aguesseau (Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 582, notice n° 803*). 141. Dans la Révolution du 10 aoust 1792 de Lemière de Corvey (Paris, Frère, 1793), la bataille est transposée dans les rues de Paris. On entend un « Patriote courant dans les fauxbourgs » avant l’« Étonnement et le tumulte », un « Espion allant au château » des Tuileries avant l’« Arrivée des Patriotes » ; les bruits de guerre (tocsin, chanson de guerre, appel de trompette, charge, combat, air des Fédérés [la Marseillaise]) et les airs victorieux (la Carmagnole et Ça ira) viennent rythmer l’évocation des acteurs de la journée qui prennent la parole sur des airs d’opéras parodiés (les Fédérés chantent « Mourir n’est rien » [air tiré du Déserteur de Monsigny] ; le roi prononce le « Discours du roi » [sur l’air de la romance « Une fièvre brûlante un jour me terrassoit » tiré de

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l’acte II de Richard Cœur-de-Lion de Grétry] et chante en prison « S’il faut ici passer ma vie » [sur l’air de « Si l’univers entier m’oublie » tiré de l’acte II du même opéra] ; « Les Aristocrates » viennent soutenir le roi [sur l’introduction de l’air « Ô Richard ô mon roi » tiré de l’acte I du même opéra). – Nos attributions entre crochets carrés, d’après la source musicale : F-Pn [Vm7 7111. 142. Dans la Mort de Louis Seize de Mouchy (Paris, Mallet, ca 1794), le piano-forte peint Louis XVI « au Temple avec sa famille », puis le déroulement du procès et du jugement à la Convention, sa comparution, son interrogatoire, les tumultes, les prises de parole du roi et le discours de Malesherbes prenant sa défense, le désespoir de sa famille à laquelle le roi adresse son testament et ses adieux, sa marche au supplice, son dernier discours sur l’échafaud couvert par le bruit des tambours, sa mort sur un long decrescendo intervenant après une rapide descente en arpège à la main droite figurant bien entendu la guillotine qui n’est pas nommée. 143. Dans la Mort de Marie-Antoinette de Dussek (Paris, Pleyel, ca 1796), le piano-forte accompagne également la Reine au supplice, de son emprisonnement à l’échafaud, en passant par ses réflexions sur son ancienne grandeur, sa séparation de ses enfants, la lecture de la sentence de mort et sa résignation, la marche au supplice pour finir sur le bruit de la guillotine. 144. Dans la Révolution du 9 thermidor de Lemière de Corvey (Paris, Frère, 1795), l’auditeur s’invite cette fois à la Convention et à la Commune, et prend place entre montagnards et jacobins. La pièce comporte trois mouvements rythmés par différents épisodes : 1. « Ouverture de la Séance du 9 », « Entrée de Robespierre », « Discours d’un Patriote », « Discours de Barrere » sur la Carmagnole, « Un Conjuré », « Tapage des Patriotes », « Un Patriote seul », « Un Conjuré », « On demande l’arrestation des Conjurés », « Aux voix », « Le Décret est rendu », « Ah ça ira », « la Séance est levée » ; 2. « Assemblée de la Commune », « Arrivée d’Henriot [sic] » [sur l’air du chœur des Trembleurs extrait d’Isis de Lulli], « Motions » [sur l’air « Je crains de lui parler la nuit » tiré de l’acte I de Richard Cœur-de-Lion de Grétry], « On envoye Henriot [ sic] chercher les Conjurés » sur l’air « Nage toujours mais n’ti fies pas », « Départ d’Henriot [sic] » sur l’« Air de Malbrouck [sic] », « la Victoire », « Leur réception à la Commune », « La Retraite » ; 3. « Séance du soir », « On annonce la rébellion de la Commune », « Poursuivons jusqu’au trépas », « Appel », « La Générale », « Trompette », « Proclamation », « Aux armes Citoyens » [la Marseillaise], « Siège de la Commune », « On prend les Conjurés », « On les mène au supplice ». – Nos attributions entre crochets carrés, d’après la source musicale : F-Pn [Vm7 7111 bis. 145. Jean-Frédéric-Auguste LEMIÈRE DE CORVEY, Le Tombeau de Mirabeau le patriote, composé pour le forte-piano, Paris, auteur, mai 1791. 146. Gervais-François COUPERIN, Les Incroyables, pièce musicale pour le piano-forte, œuvre VI, Paris, auteur, 1797. La didascalie « c’est incroyab paol d’honeur c’est incroyab » est répétée de nombreuses fois sur un motif rythmique et mélodique très simple (un saut d’octave) qui suggère vraisemblablement une libre intervention de chanteurs. 147. Gervais-François COUPERIN, Les Merveilleuses, pièce musicale pour le piano-forte, œuvre VII, Paris, auteur, 1797. Aucune didascalie. 148. François-Henri-Joseph CASTIL-BLAZE, Dictionnaire de musique moderne, Paris, Magasin de musique de la Lyre moderne, 1825, tome I, notice « Bataille », p. 57. 149. Jean MONGRÉDIEN, op. cit., p. 266. 150. Ibidem. 151. Sous l’Empire et la Restauration, en plus des batailles, la Cérémonie du couronnement de sa Majesté l’Empereur des Français de Beauvarlet-Charpentier (Paris, auteur, février 1805) rend hommage au sacre de Napoléon le 18 mai 1804. L’Entrée solennelle de Louis XVIII dans la ville de Paris de Metzger (Paris, auteur, avril 1814) accueille quant à elle le retour des Bourbons le 24 avril 1814, et L’Affaire de Rodez de Lemière de Corvey (Paris, Naderman, mai 1818) revient sur les procès de l’affaire Fualdès entre 1817 et 1818.

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152. Nous avons constitué notre corpus à partir des catalogues et des ressources en ligne (BnF, CCfr, Gallica, etc.), du catalogue volumineux publié en annexe d’Adélaïde de PLACE, Le piano-forte à Paris entre 1760 et 1822, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1986, p. 197-362, de listes partielles comme celles publiées par Michèle BIGET-MAINFROY, op. cit., p. 407 (elle propose également des pièces anglaises non retenues dans notre étude et quelques autres glissées par erreur, comme la Mort de Mozart de Lodi, pièce non imitative), ou dans Musique et Révolution française, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1989, p. 95-97 et p. 234-235. Pour complément d’information, il existerait plus de cent cinquante de ces pièces à l’échelle européenne, d’après Karin SCHULIN, Musikalische Schlachtengemälde in der Zeit von 1756 bis 1815, Tutzing, 1986, cité dans Yves JAFFRES, « Les batailles musicales et le piano-forte : les Batailles de Jemmapes », dans Catherine GAS-GHIDINA et Jean-Louis JAM (dir.), Aux origines de l’école française du pianoforte de 1768 à 1825, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, collection Révolutions et romantismes, n° 7, 2004, p. 87-101 : 87. 153. Yves JAFFRES, op. cit., p. 87. 154. « Il se pourrait bien que Beethoven ait connu cette œuvre, qui offre de nombreuses ressemblances avec sa propre Bataille de Vittoria ». Voir Barry BROOK, op. cit., tome II, p. 241. 155. Jean-Frédéric-Auguste LEMIÈRE DE CORVEY (1771-1832), La Révolution du 10 aoust 1792, pot-pourri national composé pour le forte-piano […] dédié aux mânes de Guillaume Tell, œuvre XIe, Paris, Frères, [février 1793], F-Pn [Vm7 7111 ; Id., La Révolution du 9 thermidor (faisant suite à la Révolution du 10 aoust 1792), pot-pourri national composé pour le forte-piano […] dédié aux amis de la Justice, œuvre XXe, Paris, Frères, [avril 1795], F-Pn [Vm7 7111 bis. Datations des sources musicales, d’après les annonces publiées dans Anik DEVRIÈS-LESURE, L’édition musicale dans la presse parisienne au XVIIIe siècle. Catalogue et annonces, Paris, CNRS éditions, 2005. 156. La partition de la Révolution du 10 août publiée chez Frère est annoncée dès le 1er février 1793 dans le Journal de Paris, tandis que la publicité pour les deux versions de la Bataille de Jemappes gravées chez Imbault paraît dans les Annonces du 19 mai 1794. Voir Anik DEVRIÈS-LESURE, op. cit., p. 156 et 325. 157. Pierre-Antoine CÉSAR (17..-1809 ?), Bataille de Gemmap ou la prise de Mons par les Français sous le Commandement du Général Dumourier. Composé pour le forte piano, Paris, Durieu, [janvier 1793], F-Pn [Vm7 7119 ; Daniel STEIBELT (1765-1823), Grande bataille de Gemmapes et Hymne des Marseillais avec variations pour piano-forte, Paris, Gaveaux, [décembre 1793], aucune source à la BnF ; DEVIENNE, La Bataille de Gemmapp, sinfonie à grand orchestre exécutée au Concert du Théâtre de la rue Feydeau composée & arrangée pour clavecin ou piano-forte avec accomp.t de violon et violoncel ad-libitum, Paris, Imbault, [mai 1794], F-Pn [Vm7 7117. 158. F. D. MOUCHY, La Mort de Louis XVI arrangée pour le forte-piano ou harpe, et violon ad libitum, œuvre 3, Paris, Mallet, [ca 1794], F-Pn [Vm7 5709. 159. Daniel STEIBELT, La Bataille de Nerwinde, pièce militaire et historique arrangée pour le piano et dédiée à la mémoire du Maréchal de Luxembourg et aux armées royales françaises, op. 110, Paris, Richault, [ca 1793], F-Pn [Vm12 26867. 160. (1760-1812), La Mort de Marie-Antoinette, pièce de piano-forte, œuvre 44, Paris, Pleyel, ca 1796, F-Pn [L 10334. 161. Félix DESPRÉAUX (1746-1813), La Bataille de Fleurus suivie de Pas de charge qui a décidé la victoire en faveur des Français composée pour le piano-forte avec accompagnement de violon, Paris, Porro, [octobre 1794], F-Pn [D 16415 ; Franz METZGER (actif à Paris entre 1785 et 1808), Bataille de Fleurus, pièce militaire pour le forte-piano avec accompagnement de violon ad Libitum dédiée à l’armée de Sambre et Meuse […] œuvre XIe, Paris, Auteur, Lobry, [novembre 1794], F-Pn [Vm7 7120. 162. Daniel STEIBELT, Défaite des Espagnols par l’armée française, sonate militaire pour le piano-forte, Paris, Boyer (n° 127 du Journal de pièces de clavecin), [juillet 1794], F-Pn [Vm7 5658. 163. Bernard LORENZITI (1764 ?-1815 ?), Bataille de Prague, quatuor pour deux violons, alto et basse, Paris, Naderman, [ca 1794], [Vm7 7115 ; Bernard VIGUERIE (1761-1819), La Bataille de Prague, sonate

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pour le piano-forte avec accompagnement de violon et violoncel, Paris, Imbault, [ca 1794], F-Pn [Rés. F 1612. 164. Jacques-Marie BEAUVARLET-CHARPENTIER (1766-1834), Victoire de l’armée d’Italie, ou la Bataille de Montenotte, pour le forte-piano ou orgue, Paris, Auteur, Louis, [septembre 1796], F-Pn [Fol Vm 2254. 165. Franz METZGER, La Paix entre la France et l’Empereur, ou les prodiges de l’armée d’Italie, pièce militaire pour le forte-piano, avec accompagnement de violon et de violoncelle ad libitum, œuvre 15, dédiée au général Buonaparte, Paris, [novembre 1797], auteur, F-Pn [Vm7 5711. 166. Pierre-Antoine CÉSAR, Bataille de Maringo gagnée par le général Bonaparte, Premier Consul de la République française, où l’on entendra tout ce qui s’est passé dans cette action, composée pour le forte- piano, Paris, Durieu, [ca 1800], F-Pn [Vm7 7118 ; Bernard VIGUERIE, Bataille de Maringo, pièce militaire et historique pour le forte-piano avec accompagnem.t de violon et basse dédiée à l’armée de réserve, Paris, auteur, [juillet 1800], F-Pn [Vm7 5697 ; Victor DOURLEN (1780-1864), Sonate militaire pour piano forte […] œuvre 2.e, Paris, Capelle, Paris, Capelle, [décembre 1800], [Vm12 8394. À noter également l’existence d’une version pour musique militaire par Georg-Friedrich FUCHS, La Bataille de Maringo, dédiée à Bonaparte, premier consul, musique militaire, Paris, auteur, [ca 1800], F-Pn [Vm27 1594. 167. Sans dresser un état complet et précis des sources, signalons que Steibelt écrit sur la bataille d’Ulm (15-20 octobre 1805) et sur la bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805), sujet également de deux autres pièces de Jadin et Beauvarlet-Charpentier ; Lemière de Corvey met en musique le siège de Gaète (26 février-18 juillet 1806) ; dans son Élégie harmonique, Dussek évoque le souvenir de la bataille de Saalfeld (10 octobre 1806, du côté prussien) ; Lemière de Corvey et Beauvarlet- Charpentier composent sur la bataille d’Iéna (14 octobre 1806) ; Mansui s’intéresse à la campagne de Russie (juin-septembre 1812) ; Beauvarlet-Charpentier, à l’entrée à Wilna (juin-juillet 1812) ; Steibelt, à la prise de Moscou et à son incendie (14 septembre au 23 octobre 1812) ; Aubery- Duboulley, à la bataille de Montmirail (11 février 1814) ; Pacini, à la bataille de Paris (30 mars 1814). Pendant les Cent-Jours, Ruppe peint la défaite à la bataille de Waterloo (18 juin 1815). Sous la Restauration, Beauvarlet-Charpentier rend hommage à la bataille de Fontenoy (11 mai 1745) gagnée par Louis XV, quelques mois après le retour des Bourbons. 168. Michèle BIGET-MAINFROY, « Les pièces caractéristiques », op. cit., p. 397, 395 et 406. 169. Jean MONGRÉDIEN, op. cit., p. 266. Si Jean Mongrédien accorde une place à cette « symphonie » dans son livre, c’est qu’il recherche les traces de la symphonie française qui « disparaît en tant que genre » (p. 265). 170. François-Henri-Joseph CASTIL-BLAZE, op. cit., p. 57-60. Pour contredire cette opinion, il suffit de se forger la sienne en découvrant les différentes batailles enregistrées en 2012 chez Forgotten Records par le pianiste Daniel Propper dans L’Écho des batailles. 171. Yves JAFFRES, op. cit, p. 88. 172. Il suffit pour cela de comparer les dates des annonces relevées dans la presse avec les dates des événements dans les sources citées plus haut. 173. Adélaïde DE PLACE, op. cit. p. 105. 174. Yves JAFFRES, op. cit., p. 90. 175. Elle cite les « observations » de Pleyel publiées en préface du Répertoire des demoiselles (Paris, Pleyel et fils, 1820) : « J’ai remarqué depuis longtemps que les professeurs qui se livrent à l’enseignement du piano, sont fort embarrassés lorsque […] ils sont obligés de choisir des morceaux susceptibles d’être exécutés en société, et de produire de l’effet, sans cependant être difficiles. / C’est à cet embarras sans doute qu’il faut attribuer la prédilection de quelques maîtres pour les ouvertures, batailles et airs de ballets ». 176. À titre d’exemple, Pierre-Antoine César est l’auteur d’un catalogue d’arrangements produits à partir du répertoire de l’Opéra et de l’Opéra-Comique (entre autres, les ouvertures de Deux jumeaux de Bergame de Désaugiers, des Trois fermiers de Dezède, d’Iphigénie en Aulide et d’Armide de Gluck, de la Fausse magie, de Midas, des Événements imprévus et de Colinette de Grétry, d’Henri IV et

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de son entracte de Martini, de Félix et de la Belle Arsène de Monsigny, de la Feinte jardinière et de Roland de Piccinni, d’Œdipe à Colone de Sacchini), mais également des 24 livraisons des Variétés amusantes comportant des ariettes d’opéra et d’opéra-comique, ariettes italiennes, romances, vaudevilles et duo. 177. Yves JAFFRES, op. cit., p. 88. 178. Constant PIERRE, Hymnes et chansons, op. cit., p. 839-860. 179. L’introduction de la pièce par les cinq coups de canons entrecoupés par des points d’orgue a été ajoutée dans l’arrangement pour forte-piano. Ils reprennent le style d’écriture employé par Devienne pour imiter les détonations dans les parties de violoncelles et contrebasses de la version pour orchestre. 180. Yves JAFFRES, op. cit., p. 97. 181. Pierre-Antoine CÉSAR, Bataille de Marengo, op. cit., page de titre.

RÉSUMÉS

Trois batailles s’invitent à l’affiche des concerts parisiens entre 1789 et 1794. L’ouverture et l’entracte de la Bataille d’Ivry de Martini ne célèbrent plus à l’Opéra-Comique le sacre et la grandeur de Louis XVI, mais incarnent à travers l’expression d’une musique guerrière, le sentiment patriotique du moment. L’hymne et les chœurs « des Batailles » de Fleurus composés par Catel s’inscrivent dans les célébrations officielles des victoires de la Première coalition : le peuple s’en empare dans les concerts patriotiques organisés en plein air. La Bataille de Jemappes de Devienne est une symphonie descriptive et imitative inscrite aux concerts Feydeau. Partition hors du commun, celle-ci témoigne de la naissance d’une littérature parallèle pour le piano-forte destinée aux amateurs et aux élèves, très en vogue entre la Révolution française et la Restauration, composée de pièces militaires, historiques ou imitatives, qui donnent à entendre tout ce qui s’est passé sur le champ de bataille.

Three battles enter the program of Parisian concerts between 1789 and 1794. The ouverture and interludes of Martini’s Bataille d’Ivry no longer celebrate the coronation and the magnanimity of Louis XVI at the Opéra-Comique, but embody the patriotic sentiment of the moment through the expression of a war music. The hymn and the choruses of the Batailles de Fleurus composed by Catel form part of the official celebrations of the First Coalition victories: the people seize them in the patriotic concerts organized outdoors. The Bataille de Jemappes by Devienne is a descriptive and imitative symphony included in the Feydeau concerts. This extraordinary score gives an account of the birth of an alternative literature for the piano-forte intended for amateurs and students, very popular between the French Revolution and the Bourbon restoration and consisting of military, historical, or imitative pieces, which evokes all that happened on the battlefield.

INDEX

Mots-clés : concert, bataille, fête révolutionnaire, opéra-comique, théâtre Feydeau, Paris, Révolution française, Consulat, Empire, Restauration, Première coalition, Seconde coalition, Bataille de Fleurus, Bataille de Jemappes

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AUTEUR

JOANN ÉLART

Département de musicologie Université de Rouen Rue Lavoisier 76821 Mont Saint Aignan Cedex [email protected]

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Les fantômes de l’Opéra ou les abandons du Directoire The Phantoms of the Opéra or the abandonments of the Directory

Philippe Bourdin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction assurée par l’auteur

1 Si la Révolution française reconnaît dès 1789, après quelques vifs débats, le rôle de vitrine internationale de l’ancienne Académie royale de musique et l’importance de l’entreprise qu’elle fait vivre au sein de la capitale1, les moyens, une fois effrités les privilèges de l’institution2, sont loin d’être toujours au rendez-vous et le déficit chronique : bon an, mal an, il avoisine en général 300 000 livres3. Alors que l’Opéra a déménagé à la fin de l’an II rue de la Loi, préemptant dès germinal la très moderne salle construite par La Montansier4, pour devenir officiellement en l’an V le Théâtre de la République et des Arts, la crise est plus que jamais aigüe. Elle pousse les autorités du Directoire à renouer avec les tentatives de gestion erratiques qui caractérisaient déjà l’Ancien Régime : le gouvernement hésite en permanence entre l’administration directe par le ministère de l’Intérieur ou la dévolution à des entrepreneurs privés peu scrupuleux — les mêmes que dans les années 1780 : en l’an VI, Jacques de Vismes, ancien protégé de Marie-Antoinette ; l’année suivante Francoeur, bientôt inquiété pour sa comptabilité fantaisiste, qui l’avait déjà amené en prison en 1793 ; en l’an VIII son vieil associé Cellerier, qui avait connu le même sort. Les premiers artistes gèrent en direct de l’an II à messidor an IV puis un semestre en l’an V5. La situation financière joue contre un personnel jugé pléthorique, victime de coupes sombres malgré ses grèves ; contre les premiers artistes de la danse, du chant et de l’orchestre, tentés par des aventures plus rémunératrices (qui leur permettent de négocier chèrement leur maintien) ; contre les auteurs, qui attendent en vain la mise en scène de leurs œuvres qui ont été retenues. Les créations sont très peu nombreuses, un choix drastique est opéré au sein de la tradition classique et révolutionnaire, en partie guidé par les

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considérations d’un ministère de l’Intérieur désireux de voir proposer aux spectateurs des modèles historiques susceptibles de les mobiliser, selon une vulgate que ne renieraient ni Chénier ni les anciens membres du Comité de salut public, et que revivifie la réaction républicaine de l’an VI. Tentons un arrêt sur images sur cet Opéra du Directoire, ses artistes, son répertoire, les moyens de sa production.

L’ombre des vedettes

2 Les coulisses bruissent des revendications portées par les anciennes gloires qui ont illustré la scène dans les dernières décennies de l’Ancien Régime et tentent d’obtenir leurs retraites et de les augmenter de quelques représentations, dont les administrateurs craignent qu’elles ne soient pathétiques6. La chanteuse soprano Sophie Arnould, gloire des années 1760-1770, a vu ses revenus durablement écornés par la Révolution, à laquelle elle s’est cependant ralliée avec enthousiasme, fière que ses fils participent à sa défense. Retirée dans un bien national acheté à Picpus, où elle vit des produits de son jardinage, elle n’oublie pas les relations que lui avaient offertes ses talents de séductrice et son art des bons mots qui faisait la réputation de son salon. « J’ai vieilli, blanchi, rougi même pendant trente années sous le harnais lyrique. Que je chantais, ne vous déplaise ! Je vous prie d’observer qu’au titre de pensionnaire non liquidée de la nation, je ne puis y ajouter que celui de rentière non payée, et que ces deux adverbes joints font vivre d’indignation et mourir de faim »7, écrit-elle ainsi au ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau. Elle le sollicite au nom de l’ancienne admiration transie qu’il lui a portée jusqu’à la versifier. Elle peut compter sur les soutiens de Bougainville, Talleyrand, La Chabeaussière, le comte Daru, etc. Tout cela lui assure une pension de 2 400 livres. Mais elle n’obtiendra jamais de remonter sur scène, au contraire de sa consœur, la danseuse Marie-Madeleine Guimard. Capricieuse et dépensière comme la chanteuse, comme elle salonnière et redoutable amante, comme elle ralliée à la République et bénéficiant de soutiens identiques – ils lui permettent l’oubli de ses compromissions d’Ancien Régime, d’autant que sa philanthropie est réputée –, « la » Guimard a abandonné sa vie luxueuse et s’est installée jusqu’en l’an V sur les hauts de Montmartre, vendant pour survivre livres et vêtements8. La cinquantaine passée, elle obtient de revenir fouler la scène de l’Opéra, le 4 juin 1797, dans le ballet de Ninette, contre un tiers des entrées – semblable opportunité lui est ensuite systématiquement refusée9. Le compositeur Piccinni, à 65 ans, après avoir travaillé dix-sept ans pour l’Opéra, a quant à lui été privé en 1793 d’un revenu annuel de 8 000 livres (dont 2 000 de droits d’auteur) ; depuis l’Italie, où il est désormais réfugié, il continue de réclamer ses accomptes, avant de venir les chercher à Paris où il meurt le 21 floréal an VIII (11 mai 1800)10. Jean-George Noverre (1727-1810), grand rénovateur des ballets de l’Opéra, sollicite en 1798 deux places vacantes : chef de l’école de danse et de théâtre, aide des ballets (il voudrait, plus exactement, seconder Gardel). La première lui est accordée, mais la seconde semble hors de portée pour un homme qui apparaît désormais « de complexion faible » et dont les conceptions sont considérées obsolètes : « Il est à propos de remarquer que dans la marche progressive des arts, il se fait d’époque en époque des changements si considérables que la méthode qui dans un temps a mérité les plus justes éloges ne seroit accueillie dans un autre temps qu’avec indifférence et dédain, et nuiroit plutôt que d’être utile »11. On en passe… Mais il faut compter avec ces pensionnés plus ou moins influents, qui ne disparaissent

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jamais complètement des mémoires et des affaires de la prestigieuse maison, surtout quand ils sont au cœur de véritables dynasties – les Vestris, les Gardel.

Ancienneté des artistes de l’Opéra (an V)

Période d’engagement Chanteurs Choristes Musiciens Danseurs Figurants Figurantes

1760-1764 1

1765-1769 3 1

1770-1774 1 1 3 1 1

1775-1779 4 5 8 5 4 1

1780-1784 4 7 11 3 7 2

1785-1789 6 6 19 3 6 2

1790-1794 4 29 17 15 11 15

an III - an IV 1 11 8 2 5

TOTAL 20 62 68 27 31 25

NB : seuls ont été pris en compte les artistes dont la date de réception était mentionnée – 7 cas n’étaient pas renseignés (dont 6 figurantes), 8 places vacantes, essentiellement dans les chœurs.

3 Un état sommaire des artistes de l’an V12 prouve cependant l’importance du recrutement de la période révolutionnaire (50,6 % de l’ensemble), le vieillissement accepté des chœurs et des musiciens, évidemment impossible pour les chanteurs et les danseurs, bien qu’un quart d’entre eux affichent déjà presque vingt ans de carrière. L’inégalité règne en leur sein : le chef d’orchestre gagne plus de deux fois ce que perçoit son second, et mieux vaut jouer d’un instrument à vent que des cordes, violon excepté, a fortiori des timbales. En l’an V, alors que l’écart entre les meilleurs salaires et ceux des portiers est de 1 à 18, les premiers rôles masculins et féminins, les premiers danseurs, les premières danseuses, le chef de danse gagnent 9 000 francs annuels, 1 000 de plus que les administrateurs, 3 000 de plus que le chef d’orchestre ou celui de chant. Les fluctuations des revenus sont régulières, en fonction du déficit budgétaire. Au début de l’an VI, les premiers danseurs Vestris et Gardel, les chanteurs Chéron et Laÿs reçoivent, gratifications comprises, 12 000 livres ; en fin d’année, alors qu’un redressement financier est tenté, seuls 7 200 francs leur sont proposés, auxquels il faut ajouter 18 francs de feux par représentation. L’heure est alors à l’augmentation des émoluments des employés les plus pauvres, à la fixation d’un « maximum » pour les mieux lotis, qui compensent le manque-à-gagner par des primes valorisant talent, ponctualité et obéissance aux règles de l’établissement13. Dès vendémiaire an VI, Lainez, Vestris, Gardel et Laÿs sont ainsi gratifiés de 500 livres. Et il suffit que la première danseuse Chevigny songe à partir pour que lui soit offerte l’une des quarante-huit actions de 5 000 livres créées au titre de l’emprunt lancé par le Théâtre le 9 thermidor an V14.

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Le délabrement de l’institution

4 La crise financière de l’institution rend difficile de garder les meilleurs, et impose même parfois de réemployer quelques brebis galeuses qui, autrefois, ont indûment rompu leur contrat15. Le danseur Moreau jeune quitte brutalement l’Opéra, abandonnant le rôle majeur qu’il tenait dans le Ballet de Pâris , au risque de compromettre ce dernier, tandis que son collègue Goyon prétexte un mystérieux mal de pied pour se défausser de sa prestation dans Le Déserteur16. Des artistes réputés, tels les chanteurs Chéron et Laÿs, préfèrent tenter leur chance ailleurs. L’administration se bat pour les faire revenir en l’an VII, acceptant que Mme Chéron demeure première chanteuse, malgré un talent limité, et que Laÿs bénéficie de 20 000 francs de salaire au terme d’une surenchère indécente. Mais les citoyens Lainez et Vestris fils, qui n’ont jamais quitté le navire dans la tempête, ont droit à une augmentation strictement officieuse (afin d’éviter les jalousies) de 3 000 francs annuellement17. Vestris, en réalité, a lui aussi fait pression sur le ministère de l’Intérieur, menaçant de tout abandonner pour une tournée rémunératrice d’un semestre à l’étranger : un congé, deux représentations du ballet de Pâris données à son profit ont eu raison de sa détermination18. Ces privilèges réservés aux « vedettes », qui dictent leur loi et vérifient constamment leurs prérogatives, contribuent à une ambiance professionnelle conflictuelle, où le rappel au règlement par les administrateurs est avant tout recherche d’ordre social – par exemple lorsqu’ils demandent à Gardel, maître des ballets, de prendre « les dispositions nécessaires pour qu’à l’avenir, lorsque l’on représentera Iphigénie en Aulide, le pas des filles de Lesbos soit rétabli tel qu’il a existé dès la mise en scène de cette pièce, l’administration voulant éviter toute occasion de lutte entre les artistes, que leurs talents nous font également chérir »19. Il faut souvent trancher entre des différends particuliers : ainsi, la chanteuse Stiglitz dénonce calomnieusement, en frimaire an VI, le chef de chant Guichard pour mieux faire oublier sa propre ivrognerie – « Un jour, son chant fut interrompu par un sale hoquet, qui scandalisa tout le monde et qui fut hué. Elle est convenue de ce fait et s’en est excusée, en disant que c’étoit l’effet d’un verre de bière qui avoit interrompu sa digestion » ; elle finit par démissionner20.

5 Le nouveau règlement du 1er germinal an VIII 21révèle des bribes de ces vies professionnelles et, en creux, quelques mauvaises habitudes d’une entreprise qui emploie alors 325 personnes. Ainsi, pour le chant, répété tous les jours de 10 h à 15 h (art. 31), l’Opéra mobilise deux chefs, deux adjoints, six premiers rôles, six remplaçants, quatorze doublures, six coryphées, cinquante choristes, un accompagnateur, des avertisseurs – le chef de chant, qui dirige également l’école de l’Opéra, conduit les chanteurs depuis les coulisses et veille à leurs entrées et à leur accoutrement. L’orchestre compte un premier et un second chef, un adjoint, cinq hautbois et flûtes, deux clarinettes, quatre cors, cinq trombones et trompettes, quatre bassons, six altos, onze violoncelles, six contrebasses, un timbalier, deux cymbalistes et un copiste. Le chef d’orchestre a fort à faire, si l’on en croit un règlement qui souligne en creux les errements le plus souvent constatés : « Art. 49 : Il a grand soin que les artistes soient à leur place aux heures précises pour y prendre l’accord et être prêts à commencer aussitôt le signal donné ; Art. 50 : Il empêche qu’aucun artiste ne quitte sa place ni son instrument pendant la durée des répétitions et des représentations » ; sans compter

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qu’il doit s’assurer qu’aucun symphoniste « ne fasse aucun prélude lors que l’accord est pris « (art. 52)… On sait par ailleurs qu’artistes et employés empruntent fleurs, bas et lingerie pour leur usage personnel22, que la distribution des entrées gratuites donne lieu à des abus et à des aberrations – jusqu’en l’an VI, par exemple, Sarrette, commissaire chargé de l’organisation du Conservatoire de Musique, n’en bénéficie pas23. Les conséquences des inventaires et rapports des ans V et VI sont lourdes : baisse des hauts salaires, réduction des effectifs (gestionnaires, enfants-danseurs, tailleurs, ouvreurs, sont les premiers touchés) et des répétitions, usage limité des étoffes luxueuses. Cette dernière restriction trouve une justification bienvenue dans la recherche de la véracité, plaidée quelques années plus tôt par Le Vacher de Charnois ou Talma : « Il faudrait réduire l’usage de ces étoffes aux opéras seuls où la scène se passe de notre tems, car il est très ridicule de voir vêtir de soye des peuples et des roys qui existaient dans un temps où on ne faisoit usage que de la laine »24. Cela étant, les loges manquent de glaces et les matelas qui reçoivent les cascades mériteraient d’être remplacés25. Non payés des mois durant, les ouvriers se mettent en grève en germinal an VI, obligeant la direction à annuler plusieurs représentations26. Privé en l’an VII des secours que lui attribuait jusqu’alors le Corps législatif, soumis aux dons que lui octroient différents ministères (la Guerre, la Marine) ou la commission des Travaux publics (cordes, huile, fusils, uniformes, tuniques, etc.), aux prélèvements matériels sur d’autres établissements (Théâtre de la Porte Saint-Martin, Petit Théâtre de Versailles, Théâtre Montansier) ou sur les magasins des ci-devant Menus-Plaisirs27, aux avenants de contrats nationaux28, l’Opéra envisage même de fermer ses portes.

La rareté des nouveautés

6 Les décideurs ont conscience des difficultés à fidéliser des spectateurs : ils en voient les causes dans « le dérangement des fortunes, une nouvelle direction donnée au goût des citoyens, les fêtes champêtres, les Élysées, les Tivoli, la stagnation du commerce, la rareté du numéraire » et des visiteurs étrangers. Invités à trouver quelques analogies avec le temps présent « dans l’histoire de l’ancienne Grèce », les programmateurs, depuis l’an III, réduisent surtout les frais, évitant les créations trop dispendieuses et reproduisant les dix-huit spectacles favoris du public29. Pour moitié, les opéras qui demeurent à l’affiche datent de l’an II et les autres ont été donnés pour l’essentiel lors du règne de Louis XVI. Les ballets, en revanche, oublient les renouvellements apportés depuis 1789, sinon lorsqu’ils s’inscrivent dans des livrets contemporains (Le Triomphe de la République est ainsi incorporé au dispositif scénique de Miltiade à Marathon)30. Opéras et ballets, s’ils ne sont intégrés, ponctuent les deux moments d’une même soirée : Iphigénie en Tauride et La Charmeuse d’esprit, Les Prétendus et Pâris, Didon et Le Déserteur, etc31. Le théâtre n’a cependant pas un rendement maximal : il fait régulièrement relâche pour des répétitions, des fêtes et pompes nationales, des remises de prix (ceux du Conservatoire), des réparations (sept décades en l’an VII), ou à cause des indispositions des artistes ; il sacrifie des soirées à la caisse des pensions, de plus en plus nombreuses, ou à ses vedettes (comme Vestris jeune en pluviôse an VII). Si l’imprimeur Ballard édite sur un papier jaune paille l’annonce des représentations ordinaires, il a peu à utiliser sous le Directoire la couleur aurore, annonçant les premières32. Seules six créations renouvellent le répertoire durant la période. Part belle

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est faite à l’Antiquité grecque et aux arguments militaires, parfois pour des péplums faiblement argumentés.

Opéras créés sous le Directoire

Titre Auteurs Date de la première

Anacréon chez Polycrate Guy, Grétry 17.01.1797

Apelle et Campaspe Eler, Demoustier 11.07.1798

Olympie Kalkbrenner, Guillard 18.12.1798

Adrien Méhul, Hoffmann 04.06.1799

La Nouvelle au camp, ou le Cri de la vengeance 14.06.1799

Persuis, Gresnick, Léonidas, ou les Spartiates 15.08.1799 Pixérécourt

Théodore de LA JARTE, Bibliothèque musicale du théâtre de l’Opéra. Catalogue historique, chronologique, anecdotique, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1969 [1878], t. 2, p. 11-19.

7 Ainsi, le livret d’Olympie frappe par sa médiocrité33. Les personnages en sont : Cassandre, fils d’Antipatre, roi de Macédoine ; Antigone, roi d’une partie de l’Asie ; Statira, veuve d’Alexandre (que Cassandre croit avoir tuée et qui, devenue prêtresse, se cache sous le nom d’Arsane) ; Olympie, fille de Statira et d’Alexandre ; l’hiérophante, prêtre qui préside aux grands mystères ; Sosthène, officier de Cassandre ; Hermas, officier d’Antigone ; des prêtres, des prêtresses, des soldats, le peuple – à l’honneur sur les scènes de la Révolution. Alors qu’il vient de signer, à Éphèse, la paix avec Antigone, Cassandre veut épouser Olympie, réduite en esclavage, pour apaiser les mânes d’Alexandre, ce qui choque et Sosthène et Antigone. Ce dernier parle de reprendre les armes pour se venger de ce qu’il pense être un outrage, invitant à la destruction du temple où l’hymen a eu lieu (« Arrosons ces asiles saints/Moins du sang des taureaux que du sang des humains »). Statira, fille de Darius et veuve d’Alexandre, se voit contrainte de célébrer sous un prête-nom le mariage de sa fille avec celui qui est censé l’avoir tuée et qui a empoisonné son époux. Elle dévoile son identité et son cas de conscience au hiérophante, qui s’effondre à ses genoux ; elle lui dit ne pas vouloir de cette déférence, ayant à jamais abandonné ses titres et ne vivant que pour retrouver sa fille. Elle rencontre Olympie, qui, élevée par Cassandre, ne se souvient plus de ses parents, et lui révèle tout, jugeant son hymen « impie », avant que de recevoir Cassandre en présence de cette dernière et de se dévoiler encore. Cassandre (empruntant à La Fontaine : « Ô Ciel ! Que vois-je ici paraître ! Statira ! ») lui dit n’avoir pas voulu la tuer mais l’avoir atteinte par mégarde dans la fureur des combats, déplorant quinze ans durant sa « détestable erreur » qu’il veut réparer en épousant Olympie. Statira refuse sa repentance et Olympie désire rejoindre sa mère comme vestale. Cassandre demande à la première de lui déchirer le cœur avant que son désespoir extrême ne lui fasse souiller le temple, arracher de force sa bien-aimée (« Tout est possible à l’amour en fureur/Ces lieux pour moi n’ont plus de privilège/Je vais en faire un théâtre d’horreur,/Si je suis meurtrier, je serai sacrilège/Je brave et

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défie à la fois/Vos prêtres, vos autels et vos dieux et vos lois »). On ne sait comment averti, Antigone offre alors son aide à Statira : il devient le bras de la vengeance et Statira, en récompense, lui promet la main de sa fille (Olympie : « Il n’est pour moi plus d’espérance,/De tout côté mon malheur est certain »). Dans la scène 2 de l’acte III, invraisemblance supplémentaire, Cassandre prend à parti Antigone en lui disant que ses desseins lui sont connus, et l’accuse de trahison alors qu’il avait lui-même approuvé la chute d’Alexandre. Quant au meurtre en partie exécuté sur Statira, il répète « Mon bras le commit en effet/Mais mon cœur n’en fut point coupable », remords dont il croit Antigone incapable. Il revendique son mariage. Les deux alliés d’un jour rompent. L’hiérophante tente de les séparer alors qu’ils en viennent aux armes. Cassandre essaie de circonvenir Sosthène pour enlever Olympie du temple, mais son officier ne veut pas attaquer un lieu sacré. Il essaie alors de convaincre Olympie de revenir à lui, mais celle- ci résiste avant de considérer qu’elle est cause des grands combats qui se préparent (« Mon nom est un obstacle à ma félicité »). Cassandre, contre toute attente, parvient à vaincre Antigone et à le tuer. Statira juge qu’elles et sa fille doivent se suicider, et sort déjà un poignard quand Cassandre se précipite pour lui demander de le frapper en plein cœur. Olympie s’interpose. En quelques phrases, l’hiérophante convainc Statira de laisser sa fille épouser son ennemi !

L’interventionnisme de l’État

8 Au-delà de ces nombreuses incohérences, de ces échappées viriles, brutales et profanatrices, qui exaltent la force des armes et le droit du vainqueur, les ministres de l’Intérieur, très interventionnistes, veillent au grain. Pierre Bénézech conditionne en l’an IV ses secours à la mise en scène pour brumaire d’Alceste, opéra de Gluck. François de Neufchâteau réclame en vendémiaire an VI qu’en hommage à Hoche soit donné l’hymne funèbre de Cherubini34. Conviée, la famille du défunt voit se dérouler sur la scène une pompe grandiose et grandiloquente autour d’un sarcophage installé devant un temple, bordé de part et d’autre par un bois de cyprès. Plaintes, gémissements, bruits sourds des tambours voilés, « sons lugubres des instruments », musique religieuse créent l’univers sonore. Derrière l’urne contenant les cendres du « pacificateur de la Vendée », et dans « la pâleur des lumières », qui souligne le drame et le sérieux du moment, suivent à pas lent des soldats aux yeux embués, puis un cortège de jeunes vestales, de citoyens et de citoyennes, arborant tous un crêpe noir. Il faut faire passer « dans l’âme des spectateurs, les regrets, les chagrins et la douleur la plus profonde », et susciter leur mobilisation : Au même instant qu’on dépose l’urne dans le temple, ce temple et le sarcophage disparoissent. On aperçoit alors, au fond du théâtre et sur des nuages, éclatant de lumière, Hoche, en habit de général, aiant sous ses pieds l’hydre du fanatisme, la trahison et la guerre civile, représentées sous les formes qui leur conviennent. La République française, qui présente au héros la palme de la reconnoissance ; la victoire, qui tient sur sa tête une couronne de lauriers ; la renommée, qui le mène au Temple de l’immortalité ; la gloire, qui le conduit par la main ; et enfin, les génies de la France, qui lui présentent, de tous côtés, des trophées et des fleurs. Tous les guerriers admirent, en silence, ce sublime tableau, et paroissent désirer le sort de leur général. On entend le canon autrichien : à l’instant même, ils partent tous, avec l’ardeur et l’impétuosité qui caractérisent les soldats français, pour aller combattre l’ennemi35.

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9 L’idée perdure pourtant au plus haut niveau, en cette période de réaction républicaine au danger royaliste exprimé en l’an V dans les urnes, de pousser le jury du Théâtre à encourager les auteurs patriotes, « ceux dont le sujet paraîtra le plus propre à former l’esprit public, à inspirer l’amour de la liberté et la haine de la tyrannie », à vanter « les faits éclatants de nos guerriers »36. Le 18 Fructidor a été fêté, deux jours plus tard, par L’Offrande à la liberté, puis le surlendemain par le Chant du départ, au prix de répétitions écourtées alors qu’une centaine de soldats est mobilisée sur la scène, mais le ministre de l’Intérieur demeure persuadé qu’il ne faut pas abuser de « ce moyen de ranimer l’esprit public »37. Son offensive républicaine a, du reste, bien d’autres déclinaisons qui ravivent l’héritage de l’an II : « l’abus qui subsiste encore parmi les artistes d’employer la qualification féodale et royaliste de Monsieur » est susceptible de provoquer le renvoi de ceux qui hésitent à user des dénominations de « citoyen » et « citoyenne » ; les artistes de l’Opéra sont sommés de participer aux grandes fêtes du Directoire38. Neufchâteau se fait censeur lorsqu’il est question de reprendre Adrien, d’Hoffmann et Méhul, en prairial an VII. Acceptée en 1788 et interdite en 1792, la pièce lui paraît toujours potentiellement subversive, « entachée de la rouille du temps », nécessitant une mise « au goût du jour ». Il déplore qu’Adrien conserve dans la pièce son titre d’empereur, que, sur son trône, il reçoive l’hommage de la foule, que « quelques maximes du pouvoir arbitraire » n’aient pas été effacées. Supprimant les mots « empereur », « roi », « trône », « régner », « couronnement », etc., il fait au final d’Adrien un général célèbre et magnanime avec les vaincus, exécutant les ordres du sénat romain, « portant la terreur chez les princes rebelles, la paix et le bonheur chez les peuples amis. Il combat et triomphe dans la capitale de la Syrie, dans cette même contrée où le vainqueur de l’Égypte a conduit nos phalanges républicaines ». Cet éloge de Bonaparte n’empêche pas qu’il réclame des mesures de police pour surveiller la salle de l’Opéra, car il craint que ne subsistent « quelque hémistiche, ou quelque mot, qui prêtât à des allusions inciviques »…39.

10 Neufchâteau insiste aussi pour que l’on rejoue Horatius Coclès, de Méhul et Arnault, créé en l’an II ; mal lui en prend : le pont du décor réemployé s’effondre sous le poids des soldats qui y combattent, occasionnant plusieurs blessures et la démission du machiniste Boullet, écoeuré et inquiet de l’état général du matériel — jusqu’au plancher du théâtre qui n’a pas été changé depuis quatre ans quand il doit l’être annuellement40, au luminaire dont les huiles empestent l’air41. Il est enfin des tentatives avortées de création : ainsi en l’an VI pour l’opéra de Saulnier, La Descente des Français en Angleterre, dont toutes les copies des partitions ont été faites, les répétitions commencées, avant qu’un ordre du gouvernement ne les interrompe à l’heure où échoue son projet de débarquer outre-Manche42… Mais, en l’an VII, l’attentat de Rastadt inspire les auteurs, que relaie un ministère pressé de laver l’affront. Il propose deux pièces aux administrateurs de l’Opéra, à charge pour eux de monter rapidement la plus facile : Le Cri de la vengeance, intermède en trois scènes, est évidemment préféré à Vengeance, tableau allégorique en huit scènes de et Persuis43. L’entremise du ministre de l’Intérieur est alors recherchée par des écrivains qui ont eu leur heure de gloire en l’an II, tel Sylvain Maréchal, demandant la reprise de son Denys le Tyran, maître d’école à Corynthe, et l’examen de sa nouvelle création, Diogène et Alexandre, opéra en trois actes mis en musique par Grétry (terminé en l’an II, il n’a jamais été joué), en assurant que « les deux pièces, patriotiques, sans jacobinisme aucun, sont parfaitement à l’ordre du jour »44. Quelques créateurs, faisant hommage de leurs œuvres au Directoire,

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bénéficient du reste de l’oreille du ministre, qui les transmet au comité de sélection du Théâtre de la République et des Arts : le professeur de musique Jacques-Marie Beauvarlet-Charpentier, fils du célèbre organiste, ancien engagé en Vendée, admirateur de Bonaparte auquel il a dédié La Bataille de Montenotte, et ses trois Chants de guerre ; l’ancien danseur Giguet et son « ballet patriotique » ; Lemoine et sa tragédie lyrique en trois actes, Lucrèce, ou l’Expulsion des rois de Rome, un rappel apprécié en haut lieu des « crimes du despotisme » ; Saulnier pour une pièce patriotique en un acte, L’Imposteur démasqué. Cette pression finit par exaspérer à l’Opéra, où l’on demande un ordre exprès de la tutelle45. Les interventions extérieures sont légion pour essayer, malgré la dureté des temps, de promouvoir un protégé : Lacépède, par exemple, intercède en l’an V pour que soit mise au répertoire Hécube, de Fontenelle – la première de cette pièce, retenue dès 1795, n’aura lieu qu’en 180046 ; le député Boisset s’étonne de ne jamais voir représentées des pièces contemporaines pourtant admises par le jury de l’Opéra47. Les auteurs, étranglés par cette perte de revenus potentiels, ne cessent de s’inquiéter de ces retards. Lacombe, en l’an IV, attend toujours que son Scipion à Carthage (musique de Méreaux), accepté trois ans plus tôt, et depuis réduit de morceaux de déclamation et d’une partie du récitatif, soit joué48. Désespérant de contempler son Ziméo sur la scène du Théâtre des Arts et de la république, Johann Paul Martini, ancien surintendant de la musique de Louis XVI (après avoir servi le comte d’Artois), d’origine allemande et à ce titre refusé à l’Institut, se pense victime des nouvelles mœurs musicales contre lesquelles il peste : « Il ne suffit point de faire des nottes et un grand bruit d’orquestre. La musique étoit la fille du ciel, on en a fait une fusée »49.

La Grèce au répertoire

11 Alors que l’Opéra menace de fermer, Neufchâteau propose plusieurs réformes entre pluviôse et ventôse an VII : organisation d’un concours spécial, fondé sur une audition, pour recruter les instrumentistes de l’orchestre, sous la houlette du Conservatoire pour les solistes, d’un jury de leurs pairs pour les autres ; idem pour les acteurs ; réorganisation du comité de sélection des œuvres. Ce dernier est formé d’hommes de lettres (Guillard, Monvel, Brousse des Faucherets suppléant), de compositeurs de musique (Gossec, Grétry, Cherubini suppléant), de chefs (La Suze, Gardel, Dégoty suppléant) et d’artistes (Lainez, Lays, Adrien suppléant). Ce jury, qui sera renouvelé tous les six mois par tirage au sort dans chacune de ces catégories, se réunit au besoin, et sur convocation des administrateurs, le 15 de chaque mois à 10 h du matin, en autant de séances que nécessaire et sans interruption. Des convocations extraordinaires sont possibles après accord du ministre. Il est incompatible d’en être membre et de lui soumettre une œuvre, d’où la présence de suppléants. « Les auteurs seront admis à faire lecture de leurs poëmes et les musiciens à accompagner leurs partitions », mais ils peuvent aussi se faire représenter ; le jury peut aussi solliciter une répétition d’essai durant laquelle ses membres seront placés dans une loge séparée de toutes les personnes qui se trouveront dans la salle (éventuellement invitées par le compositeur). Ils auront sous les yeux une copie de l’œuvre « afin qu’ils puissent suivre le musicien et reconnoître s’il a rendu le sens des paroles autant que les moyens de son art le permettent »50.

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Pièces acceptées au répertoire en l’an VII

Nombre Œuvre Auteurs Date d’acceptation d’actes

Le Vieux de la montagne 5 Milcent 27 floréal an VII (16 mai 1799)

Léonidas ou le Départ des 1 Guilbert 27 prairial an VII (15 juin 1799) Spartiates

Ossian 3 Monvel 27 prairial an VII (15 juin 1799)

Les Fêtes lacédémoniennes 3 Santerre 7 messidor an VII (25 juin 1799)

Bailly (de 3 thermidor an VII (21 juillet Télémaque dans l’île de Calypso 3 Versailles) 1799)

Corinthe sauvée 5 Delrieu 15 thermidor an VII (2août 1799)

1er fructidor an VII (18 août Les Horaces 3 Serigny 1799)

Mercier, Penthée 3 7 fructidor an VII (24 août 1799) Cherubini

Julia ou la Vestale 3 Jouy 11 fructidor an VII ()

17 fructidor an VII (3 septembre Soliman et Éronime 3 Le Bailly 1799)

12 Les conclusions de ces sélections nous donnent quelques indications sur les thèmes et l’esthétique privilégiés. Les juges sont à l’évidence déférents vis-à-vis du pouvoir : hors l’Antiquité, point de salut ; hors la Grèce, guère de modèles. Ils s’inscrivent aussi dans une continuité. Leurs prédécesseurs ont peaufiné leurs critères en fonction des capacités d’un ouvrage à émouvoir, voire sidérer et, bien au-delà de la qualité de la langue et des vers, ont porté leur attention « sur les caractères, les situations, les passions, et tout ce qui peut produire et fortifier l’intérêt, concurremment avec la musique, et selon le goût du public à cet égard »51. Ils ont rejeté le « genre admiratif » quand Porta a essayé de l’imposer en modifiant la musique composée par Salieri pour Les Horaces52. Les juges de l’an VII pèsent tout autant le style et les situations, renonçant toutefois aux projets de ballets, tant le magasin en est plein53. Du Vieux de la montagne de Milcent, ils espèrent d’heureux effets sur scène » grâce à la qualité lyrique des vers. Corinthe sauvée est estimée « recommandable par le style, par les situations et par l’action, ainsi que par les sentiments héroïques ». Ils sont confrontés aux refus de quelques créateurs (tel Candeille) de subir des auditions. Ils rejettent beaucoup d’œuvres (dix-huit de ventôse à fructidor an VII), faisant le malheur d’auteurs parfois célèbres (Darrieux, Lacombe, Milcent, Moline, Quinault, etc.). S’ils suggèrent fréquemment d’importantes corrections – y compris pour Léonidas, Ossian, Soliman et Éronime – , ils s’auto-promeuvent aussi, acceptant par exemple au répertoire Tancrède et Mélizinde de Monvel, opéra en quatre actes déjà présenté en brumaire an IV 54. Leurs

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jugements sont souvent comminatoires, dénués d’explications, et ils opposent une fin de non-recevoir aux auteurs désireux d’en savoir davantage : « les membres chargés d’examiner les pièces qu’on leur présente ne sont point tenus de rendre compte des raisons pour lesquelles ils n’approuvent point celle sur laquelle ils ont à prononcer », répondent-ils ainsi à Gaigneux après avoir retourné Les Thermopyles55. Les rares développements justificatifs laissent d’ailleurs perplexe sur l’aide apportée aux librettistes et aux compositeurs. Si, par exemple, la partition que Marie-Anne-Henriette Viot a composée pour La Forêt de Brama, opéra en 4 actes de Gresnick, est acceptée après audition, il lui est toutefois réclamé « d’en faire disparaître la monotonie qui règne du commencement à la fin de cette pièce, en en variant le ton, la couleur et le mouvement ; de simplifier, même de refaire le récitatif, qui n’a pas l’accent qu’il doit avoir ; et de raccourcir plusieurs chœurs en en retranchant les répétitions inutiles. En supposant ces corrections, cet opéra a paru devoir faire espérer de brillants succès, vû les beautés que le compositeur a su y répandre »56 ! Quant à Carite et Polidore, tiré des œuvres de l’abbé Barthélémy par un réquisitionnaire désormais au front, son auteur est invité « à son retour à en changer le dénouement, à en servir davantage la marche, et à en faire disparaître quelques incorrections »57. Sémiramis met les jurés dans l’embarras. La partition de Catelles convainc : « d’une belle et large composition, […] on y trouve à la fois une mélodie heureuse et une harmonie savante […], les chœurs sont d’un grand effet, le récitatif parfaitement dialogué, dramatique et rempli de force et de dessein »58. Mais le livret de Desriaux leur paraît médiocre : il faut retravailler le texte en mettant à profit « tous les moyens d’intérêt que présentoit la tragédie de Voltaire », en y reportant « les situations tragiques qu’on y a admiré », en s’imposant « une réserve scrupuleuse sur le stile et surtout sur l’emprunt des vers de Voltaire qui devient un abus dans l’ouvrage »59.

Un public averti

13 Les budgets mobilisés pour chaque mise en scène sont, il est vrai, considérables (3 000 francs pour le ballet de Héros et Léandre, 15 000 francs pour Les Mystères d’Isis, « dont les décors et costumes sont d’un genre tout nouveau au théâtre puisqu’ils tiennent au rite égyptien »60). Il faut bien des représentations réussies – au-delà de la curiosité que peuvent susciter les premières – pour les rembourser, comme nous le démontre le bilan financier du Chant des Vengeances de Rouget de l’Isle, donné le 7 mai 179861. Or l’intérêt du public s’émousse très vite. L’évolution des recettes d’Olympie le prouve : représentée pour la première fois le 28 frimaire an VII (18 décembre 1798), la pièce assure plus de 8 000 livres d’entrées mais, dès sa seconde, le gain n’est guère supérieur à 2 000, pour tomber à près de 1 100 à la troisième, le 4 nivôse (24 décembre) – sa médiocrité reconnue, elle n’est pas reprise ensuite. Dans l’été 1799, la chute est tout aussi brutale encore pour Léonidas (de plus de 2 500 livres à 470 en trois spectacles). Il en va tout autrement pour La Caravane du Caire, de Grétry et Morel de Chédeville, créée à l’Académie royale en 1784, dont la première reprise, en germinal an VII, rapporte plus de 11 000 livres, les trois suivantes chacune plus de 7 000 livres – elle est encore donnée sept fois jusqu’en fructidor, jamais pour moins de 2 500 livres, le goût pour l’orientalisme et les illusions sur l’Égypte aidant62. Les grands succès de la période 1795-1799 sont Psyché (119 représentations), Œdipe à Colone (99), Télémaque dans

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l’île de Calypso (84), Le Déserteur (79), Iphigénie en Aulide (67), Iphigénie en Tauride (64), Castor et Pollux (55), Anacréon chez Polycrate (37) et Tarare (34)63.

Bilan financier du Chant des Vengeances de Rouget de l’Isle, donné le 7 mai 1798

DÉPENSES (Francs, centimes) RECETTES (Francs, centimes)

Étoffes fournies par le dépôt du magasin 624,10 Première représentation 726,10

Objets 1292,30 Déductions

Peinture 540 Pour les indigents 66

Soldats pour 2 répétitions et 1 180 Pour les feux 66 représentation

Perruques 42 TOTAL 594,10

Plumes 76,50

Copies de la musique 420

TOTAL 3174,90

TOTAL DE LA DEPENSE 2580,80*

* 82 F seront dépensés également pour des répétitions extraordinaires de la danse, 120 pour les couleurs du décor

14 On imagine mal le travail de fourmi des chapeliers, des perruquiers, des plumassiers, des brodeuses, des peintres… ou des copistes pressés par le temps. Pour le Chant des Vengeances, 2 353 pages ont ainsi été reproduites en cinq journées64. Si des éléments de décors sont réutilisés (l’arc de triomphe d’Alceste), il faut concevoir six grands trophées, des obélisques de douze pieds de haut, avec un aspect de marbre granité gris, surmontés de boules de bronze rehaussées d’or et décorés d’armes, de chêne, de laurier, sur chacun desquels sont inscrits les noms des héros morts pour la patrie et, sur leurs piédestaux : « Aux victimes de la Terreur », « Aux mânes des braves ». On fait l’économie des drapeaux anglais, prussiens, hollandais, savoyards, initialement prévus, prétextant que « ce mélodrame est vraiment une fête nationale que l’on ne peut traiter trop grandement »65. On va rechercher dans le magasin d’habits drap, cretonne, serge, burat, gaze, popeline et siamoise : les couleurs nationales dominent pour les militaires français (drap blanc de l’habit, aune écarlate du manteau, taffetas bleu de l’écharpe, raz de castor bleu de l’armure) tandis qu’elles varient et flamboient pour le chœur des paysannes et des enfants66. Par souci d’unité esthétique et nationale, Apelle et Campaspe se vit en tricolore, avec bien des nuances (du rose au rouge cerise, en passant par l’amarante, le cramoisi, le coquelicot), des rehauts d’argent, d’or et de paillettes, que ce soit pour les rôles titres, les Babyloniens, les Persanes, les Macédoniens, les Égyptiens, etc.67

15 Plaidée depuis un demi-siècle, la vraisemblance des décors et des costumes s’en trouve évidemment amoindrie. Quelques spectateurs cultivés s’en plaignent aux

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administrateurs de l’Opéra. L’un d’eux, après avoir vu et écouté Adrien déplore : « Beaucoup de gens d’esprit même paroissent regarder comme futilité l’application aux représentations théâtrales des notions que nous puisons dans les monuments et dans les auteurs anciens. Tous les théâtres nous offrent des invraisemblances qui sautent aux yeux des plus ignorants. […] Agamemnon arrivant en Grèce après la ruine de Troye entouré d’aigles romaines et des effigies des Césars, Brutus et Néron accompagnés de licteurs et de soldats dont la marche et l’ordonnance nous rappellent bien plutôt une revue de grenadiers que les bas-reliefs de la colonne Trajane et beaucoup d’autres inconvenances de ce genre sont ce qu’on y voit tous les jours »68. Un autre, féru des humanités classiques apprises en collège, trouve Scipion « dénué d’intérêt » et politiquement déplacé : « Scipion et Lucilius ne sont point montrés tels que l’histoire les a consacrés. Leur belle amitié surtout semble avoir été oubliée. Lucilius, ce modèle d’amitié, n’est qu’un confident vulgaire. Enfin, le style est extrêmement négligé et demanderait à être retouché en mille endroits. On ne peut se dissimuler que cette pièce qui fut autrefois une pièce de circonstance, présente maintenant des allusions trop ouvertes. On ne doit point ainsi injurier des ennemis qui peuvent bientôt cesser de l’être »69.

16 Faiblement intéressé par les artistes du Théâtre de la République et des Arts, Fabien Pillet, dans sa Nouvelle lorgnette de spectacles, ne manque cependant pas de louanger ou d’égratigner huit d’entre eux. Basse-taille « soutenue quoiqu’un peu sourde », Adrien est félicité pour sa méthode de chant et sa déclamation digne et chaude, notamment dans le rôle d’Œdipe. Parfois négligente dans son art vocal limité, la chétive et sombre Mme Chéron excelle dans le pathétique « et l’impression qu’elle fait alors nous empêche presque toujours de songer à sa méthode » (« Il échappe souvent des cris à la douleur/ Qui sont faux à l’oreille et sont vrais pour le cœur »). La critique vaut pour Lainez, dont « la voix cassée et criarde » est compensée par ses hautes qualités de tragédien, qui ne lui évitent toutefois pas toujours de tomber dans l’outrance. « Voix forte, sonore et soutenue, poitrine robuste, belle stature, de la chaleur et de l’énergie », mais un art poussé trop souvent jusqu’au cri, telle apparaît « la » Maillard. Mme Chevalier est tenue pour « une excellente cantatrice », sachant ménager habilement son organe « sans en laisser remarquer les tons faibles ou inégaux » ; Melle Latour éblouit lorsqu’elle se fait Didon ; froide et monotone, pourtant aguerrie dans le jeu et le chant, Mme Ponteuil a pour seul avantage l’expressivité de ses yeux quand elle exprime l’amour et la volupté… Seul Laÿs, excellent comique, sort indemne du crible de l’amateur rompu au persiflage des salons : Voix franche, flexible et sonore ; goût exquis, méthode sage, chant pur, expressif, brillant et moelleux. Il possède au suprême degré toutes les qualités d’un grand virtuose, et l’on peut hardiment lui accorder la palme de son art. Il tient le juste milieu entre la manière italienne qui étouffe le chant sous des roulades, et la manière française qui semble interdire le moindre embellissement ; lorsqu’il lui plaît d’adopter momentanément l’un ou l’autre de ces deux genres, il s’y montre au moins l’égal de ceux qui s’en croyent possesseurs exclusifs. Personne ne distribue les agréments avec plus de grâces et d’aisance, personne ne file des sons avec plus de justesse et de pureté70.

17 Si l’opinion du public est convoquée, la crise de fréquentation du Théâtre de la République et des Arts en est souvent l’expression la plus rude, motivée par le départ de quelques gloires déçues de leur sort financier, ou souvent tournée contre un répertoire plus étique qu’éthique, bridé par les objurgations et la censure ministérielles. Il faut pourtant, au-delà de ses hésitations administratives, tout le

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volontarisme du gouvernement pour maintenir une institution dont il espère utiliser le renom au profit d’une mobilisation républicaine. François de Neufchâteau est l’aiguillon de cette mobilisation politique et guerrière, virile et patriotique, qui n’ignore pas les prouesses du jeune Bonaparte. Et l’on sait combien ce dernier, devenu empereur, saura à son tour faire de l’Opéra un écrin privilégié pour sa propagande, veillant tout aussi jalousement, mais avec plus de réussite et de déférence de la part des spectateurs, sur les administrateurs, les personnels, le répertoire. Nonobstant l’acceptation de quelques œuvres éminemment révolutionnaires, les héritages structurels paraissent peser bien plus que la novation au sein de l’ancienne Académie, née par le pouvoir et pour celui-ci. L’idéologie résiste mal aux besoins de ce service et les fantômes des vieilles gloires de la maison rappellent au besoin cette faculté d’oubli et cette facilité d’adaptation.

NOTES

1. Victoria JOHNSON, Backstage at the Revolution : how the Royal survived the end of the Old Regime, University of Chicago Press, Chicago et Londres, 2008. 2. Mark DARLOW, Staging the French Revolution. Cultural politics and the Paris Opera (1789-1794), New- York, Oxford University Press, 2012. 3. Philippe BOURDIN, « L’économie du Théâtre de la République et des Arts sous le Directoire », dans Guillemette MAROT-MERCIER et Nicholas DION (dir.), Diversité et modernité du théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 2014. 4. AN, F/21/1051. Arrêté du Comité de salut public, 27 germinal an II (16 avril 1794). 5. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Arch. 18[46. Anecdotes sur l’Opéra pendant la Révolution (1790-1795). 6. Philippe BOURDIN, « Gloires encombrantes. Les retraités de l’Opéra sous le Directoire », actes du colloque Genèse du vedettariat théâtral (XVII e-XIXe siècles), Université de Poitiers, mai 2014, à paraître. 7. AN, F/17/1295. Lettre de Sophie Arnould au ministre de l’Intérieur, 8 messidor an V (26 juin 1797). 8. Cf. les documents produits par Jules et Edmond DE GONCOURT, La Guimard d’après les registres des Menus-Plaisirs, Paris, Eugène Fasquelle, 1893. 9. AN, F/21/1051. Lettre du directeur général de l’Instruction publique à la Guimard, femme Dépreaux, prairial an V. Rapport de Mirbeck au ministre de l’Intérieur sur la demande faite par la Guimard de trois représentations à son profit, 13 frimaire an VI (3 décembre 1797) ; décision ministérielle du 26 floréal an VI (15 mai 1798). 10. AN, F/17/1298. Lettre du fondé de pouvoir de Piccinni, Gandon, s.d ; Bibliothèque de l’Opéra, Arch.18/51 (100). 11. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, AD 27. Registre de correspondance du comité d’administration du Théâtre de la République et des Arts, 13 floréal an VI (2 mai 1798). 12. AN, F/17/1298. 13. AN, F/17/1298. Note sur le traitement des artistes par Mirbeck, commissaire du gouvernement auprès de l’administration du Théâtre de la République et des Arts, 19 brumaire an VI (9 novembre 1797) ; lettre du même au ministre de l’Intérieur, même date.

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14. AN, F/21/1051. Rapports du commissaire Mirbeck au ministre de l’Intérieur, vendémiaire et frimaire an V. 15. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, AD 27. Registre de correspondance du comité d’administration du Théâtre de la République et des Arts, 1er prairial an VI (20 mai 1798). Il en va ainsi du choriste François Deville, repris malgré les griefs qui pèsent contre lui (« Nous ne vous dissimulerons pas que vous avez des torts à vous reprocher : vous avez été en général peu exact ; vous avez cessé de vous présenter sous prétexte que vous étiez malade ; et lorsque l’on a envoyé chez vous pour connoître le premier état de votre santé, on a appris que vous étiez parti ») ; de Lefèvre, premier danseur sérieux, parti faire carrière en Russie et en Italie, et maintenant recommandé par Barras et Talleyrand. 16. Ibidem, 19 et 21 floréal an VI (8 et 10 mai 1798). 17. AN, F/17/1298. Lettre des administrateurs du Théâtre de la République et des Arts au ministre de l’Intérieur, 1er frimaire an VII (21 novembre 1798). 18. AN, F/21/1051. Demande du citoyen Vestris d’aller à l’étranger où on lui offre l’équivalent de 72 000 l., 18 vendémiaire an V (9 octobre 1796) ; lettre du ministre de l’Intérieur Benezech au citoyen Vestris, 15 prairial an V (3 juin 1797) ; rapport au ministre, en date du 23 brumaire an VI (13 novembre 1797), sur la demande du citoyen Vestris d’aller se refaire une santé financière pendant six mois à l’étranger ; lettre des bureaux du ministère de l’Intérieur à Mirbeck, 23 brumaire an VI (13 novembre 1797), le prévenant de la décision du ministre concernant Vestris. 19. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, AD 27. Registre de correspondance du comité d’administration du Théâtre de la République et des Arts, 6 prairial an VI (25 mai 1798). 20. AN, F/21/1051. Rapport du commissaire Mirbeck au ministre de l’Intérieur, 19 frimaire an VI (9 décembre 1797). 21. AN, F/17/1298. Organisation du Théâtre de la République et des Arts, 1er germinal an VIII (22 mars 1800). 22. Ibidem, État des dépenses et propositions de réductions, an V. 23. AN, F/17/1297. Rapport au ministre de l’Intérieur, 16 pluviôse an VI (4 février 1798). 24. AN, F/17/1298. État des dépenses et propositions de réductions, an V. 25. AN, F/21/1051. Lettre des artistes du conseil d’administration au ministre de l’Intérieur, 15 brumaire an VI (5 novembre 1797). 26. AN, F/17/1297. Lettre des administrateurs au ministre de l’Intérieur, 21 germinal an VI (10 avril 1798). 27. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Arch.18/33. Lettre des artistes composant le comité d’administration au comité de Salut public, 15 thermidor an III (2 août 1795). 28. Ibid. Lettre des administrateurs du Théâtre de la République et des Arts au ministre de l’Intérieur, 23 fructidor an VII (9 septembre 1799) : « La compagnie Gaudin, en faisant son marché avec le gouvernement pour l’entretien des prisonniers en Angleterre, s’étoit obligée à payer par forme de don la somme de trois cent mille francs au Théâtre de la République et des Arts. Nous n’avons encore reçu sur cette somme que celle de cent mille francs, la compagnie Gaudin ayant suspendu les versements qu’elle avoit à nous faire dans l’embarras où elle assure être elle-même par défaut de payement du gouvernement ». 29. AN, F/17/1298. Tableau de la situation du Théâtre des Arts depuis le 1 er vendémiaire an III jusqu’à pareil jour de l’an IV : Castor et Pollux, de Rameau (1737), Le Devin du village, de Jean- Jacques Rousseau (1752), Orphée et Euridyce, de Gluck (créé à l’Opéra en 1774), Iphigénie en Aulide, de Piccinni et Guillard (1779), Renaud, de Sacchini (1783), Didon, de Piccinni (1783), Œdipe à Colone, de Sacchini et Guillard (1786), Miltiade à Marathon, de Guillard et Le Moyne (1793), La Réunion du 10 Août ou l’Inauguration de la République, de Porta (1794), La Rosière républicaine de Grétry (1794), Horatius Coclès, de Méhul et Arnault (1794), Denys le Tyran, maître d’école à Corynthe, de Grétry (1794), Toute la Grèce du Cousin Jacques et de Le Moyne (1794), Le Chant du départ, de Méhul et

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Chénier (1794), les ballets La Chercheuse d’esprit, de Gardel (1778), Mirza, de Gardel et Gossec (1779), Le Déserteur, de Gardel (1786), Télémaque dans l’île de Calypso, de Gardel et Miller (1790). 30. Cf. Françoise DARTOIS, « Les spectacles dansés pendant la Révolution et l’Empire », dans Philippe BOURDIN et Gérard LOUBINOUX (dir.), Les arts de la scène et la Révolution française, Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2004, p. 439-484. 31. AN, AJ/13/44. Recettes à la porte du Théâtre de la République et des Arts, pour l’an VI. 32. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, AD 27. Registre de correspondance du comité d’administration du Théâtre de la République et des Arts, 1er prairial an VI (20 mai 1798). 33. AN, AJ/13/55. Livret d’Olympie. 34. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Arch.18/33. Lettre des administrateurs du Théâtre de la République et des Arts (Parny, Caillot, Mazade) au peintre Degoti, 14 fructidor an IV (31 août 1796) ; AN, F/21/1051. Lettre du ministre de l’Intérieur à Mirbeck, 12 vendémiaire an VI (3 octobre 1797). 35. AN, F/21/1051. Lettre de Mirbeck au ministre de l’Intérieur, 16 vendémiaire an VI (7 octobre 1797). 36. AN, F/17/1298. Notes sur la situation du théâtre pour le ministre de l’Intérieur, an VII. 37. AN, F/21/1051. Lettres de Mirbeck au ministre de l’Intérieur, 19 et 23 fructidor an V (5 et 9 septembre 1797), et réponse de celui-ci. 38. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, AD 27. Registre de correspondance du comité d’administration du Théâtre de la République et des Arts, 8 floréal an VI (27 avril 1798). 39. Lettre du ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau, au Directoire, publiée dans journal Le Rédacteur, du 22 prairial an VII (10 juin 1799), suivant un rapport du jour précédent. 40. Ibidem. Lettre de Mirbeck au ministre de l’Intérieur, 26 brumaire an VI (16 novembre 1797). 41. AN, AJ/13/60. Lettre du 2 frimaire an VI (22 novembre 1797) des artistes du théâtre de la République et des Arts au CnBoullet, machiniste en chef. 42. AN, F/21/1051. Mémoire de Kalkbrenner pour le paiement de ses partitions de La Descente des Français en Angleterre, opéra de Saulnier, an VI. 43. AN, AJ/13/44. Procès-verbaux du jury des œuvres, 1er prairial an VII (20 mai 1799). 44. AN, F/17/1297. Lettre de Maréchal, en poste à la ci-devant Bibliothèque Mazarine, au ministre de l’Intérieur, fructidor an V. La lettre est signée : « Sylvain Maréchal, qui n’a encore rien demandé au gouvernement, & à qui on a fait des passe-droits, mais qui n’a jamais été infidèle à la patrie et aux lettres malgré les injustices commises envers lui ». 45. Ibidem, Lettre du ministre de l’Intérieur au citoyen Beauvarlet, 6 ventôse an VI (24 février 1798) ; lettre de Giguet au ministre de l’Intérieur, 21 pluviôse an VI (9 février 1798) ; lettre du ministre de l’Intérieur aux administrateurs du Théâtre des Arts, 6 ventôse an VI (24 février 1798) ; AN AJ/13/44. Procès-verbaux du jury des œuvres, 17 fructidor an VII (3 septembre 1799). 46. AN, F/17/1297. Lettre de Lacépède, 27 thermidor an V (14 août 1797) et lettre de Georges Granges de Fontenelle au Directoire, ventôse an VI – il se plaint notamment de 3 000 francs de copies engagées pour l’Opéra après la décision de l’an III. 47. AN, F/17/1297. Lettres du député Boisset au ministre de l’Intérieur Letourneux, 24 ventôse an VI (14 mars 1798), au directeur Merlin, 7 et 27 ventôse an VI (25 février, 17 mars 1798). 48. Ibidem, Lettre de Lacombe aux administrateurs du Théâtre de la République et des Arts, 30 fructidor an IV (16 septembre 1796). 49. Ibid., Lettre au Directoire, 30 pluviôse an IV (19 février 1796). 50. AN, AJ/13/44. Lettres du ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau, aux administrateurs du Théâtre de la République et des Arts, 26 pluviôse et 11 ventôse an VII (14 février et 1er mars 1799). 51. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, AD 27. Registre de correspondance du comité d’administration du Théâtre de la République et des Arts, 25 floréal an VI (14 mai 1798). Critique de l’opéra Gonzalve de Cordoue.

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52. Ibidem, 5 prairial an VI (24 mai 1798). 53. AN, AJ/13/44. Procès-verbaux du jury des œuvres, 7 messidor an VII (25 juin 1799). 54. Ibid., 27 ventôse an VII (17 mars 1799). 55. Ibidem, 21 thermidor an VII (8 août 1799). 56. Ibid., 5 fructidor an VII (22 août 1799). 57. Ibid., 17 fructidor an VII (3 septembre 1799). 58. Ibid., 18 ventôse an VIII (9 mars 1800). 59. Ibid., 29 ventôse an VIII (20 mars 1800). 60. Ibid., Lettre des administrateurs du Théâtre de la République et des Arts au ministre de l’Intérieur, 4 brumaire an VIII (26 octobre 1799). 61. AN, AJ/13/55. Budget du 27 floréal an VI (16 mai 1798). 62. AN, AJ/13/44. Recettes à la porte du Théâtre de la République et des Arts, pour l’an VII. 63. Mark DARLOW, « The repertory of the Paris Opera, 1789-1799 », dans Michel NOIRAY et Solveig SERRE (dir.), Le répertoire de l’Opéra de Paris (1671-2009). Analyse et interprétation, Paris, Presses de l’École des Chartes, 2011, p. 139. 64. AN, AJ/13/55. Facture du copiste et bibliothécaire de l’Opéra, Lefebvre, 18 floréal an VI (7 mai 1798). Les artistes servis sont, pour le chant, 28 dessus, 12 haute contre, 9 tailles, 18 basses et 3 partitions pour les chœurs. Pour l’orchestre : 6 partitions pour les premiers violons, autant pour les seconds, 4 pour les quintes, 10 pour les basses, 3 pour les trombones, 2 pour les trompettes, 2 pour les cors, 3 pour les bassons, 4 pages pour les timbales, 10 pour un cor seul, 17 pour une flûte seule, 23 pour les flûtes ensemble, 16 pour un hautbois seul, 28 pour les hautbois ensemble, 26 pour les clarinettes. Deux autres partitions ont été faites pour les ballets. 65. Ibidem, Décor et économies faites sur certains éléments, note du 12 germinal an VI (1er avril 1798). 66. Ibid., État des marchandises prises sur le magasin pour les costumes, s.d. 67. Ibid., État des marchandises fournies et dépenses faites, s.d. La première a lieu le 25 messidor an VI (12 juillet 1798). 68. Ibid ., Lettre de Hennin fils aux administrateurs du théâtre de la République et des Arts, 16 prairial an VII (4 juin 1799). 69. Ibid., Avis anonyme du 17 thermidor an VII (4 août 1799) sur l’opéra Scipion. 70. Fabien PILLET, La Nouvelle lorgnette de spectacles, Paris, Les Marchands de nouveautés, an IX (1801), p. 9, 45, 47, 138, 154, 160, 203.

RÉSUMÉS

Le Théâtre de la République et des Arts, nouvelle dénomination de l’Opéra de Paris à partir de l’an V, vit avec un déficit financier chronique. Ni l’État qui le protège, ni les entrepreneurs privés qui se succèdent à son chevet, n’y pallient. L’ombre des anciennes gloires des années 1770 continue de planer sur l’institution, malgré l’importance des recrutements durant la Révolution. Elle est malmenée par les infidélités des premiers rôles, qui vont chercher ailleurs des salaires plus réguliers. Les créations sont rares durant le Directoire et contraintes par les thématiques patriotiques imposées par le ministère de l’Intérieur, favorable aux modèles antiques, à la gloire de la république et de l’armée citoyenne. Le théâtre n’a pas un rendement maximal : il fait régulièrement relâche pour des répétitions, des fêtes nationales, des remises de prix, des

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réparations, ou à cause des indispositions des artistes. Tandis que bien des auteurs protestent contre la perte de leurs revenus, le public n’est pas toujours au rendez-vous.

The Theatre of the Republic and Arts, the new name given to the Opera of Paris from the year V, lives with a chronic financial deficit. Neither the State which protects it nor the private entrepreneurs leading it will improve the situation. In spite of the importance of the recruitments during the French Revolution, the shadows of the former famous artists of the 1770’s continue to hang over the institution. It is also endangered by the infidelities of the main roles, who seek more regular salaries elsewhere. During the Directory, creations are rare and have to follow the patriotic themes imposed by the Ministry of the Interior, which is favourable to the ancient models, to the glory of the Republic and to citizen-soldiers. The Theatre is rarely at full capacity because it is regulary closed for rehearsals, national celebrations, awards ceremonies, repairs, or because of the real or pretended sickness of the artists. While many authors protest against the loss of their incomes, a part of the public doesn’t come to attend performances.

INDEX

Mots-clés : opéra, vedettariat, répertoire patriotique, François de Neufchâteau, critique théâtrale

AUTEUR

PHILIPPE BOURDIN Centre d’Histoire « Espaces & Cultures » Maison des Sciences de l’Homme 4, Rue Ledru 63057 CLERMONT-FERRAND Cedex 1 Université Blaise-Pascal (Clermont Universités) ANR THEREPSICORE [email protected]

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Des fêtes anniversaires royales aux fêtes nationales ? Pratique musicale et politique à Berlin, 1800-1815 From Dynastic Birthdays to National Festivals? The Evolution of Political Music- making in Berlin, 1800-1815

Katherine Hambridge Traduction : Pascal Dupuy

Nous souhaitons remercier Harriet Boyd, Jonathan Hicks, Roger Parker, Benjamin Walton et Hanna Weibye pour leur lecture de cet article.

1 Dans les histoires de la Prusse, 1806 est souvent considérée comme l’année où tout a basculé1. Les défaites d’Iéna et d’Auerstedt, ainsi que les termes sévères du traité de Tilsit, un an plus tard, ont entraîné humiliations et contraintes financières extrêmes, en particulier pour les Berlinois obligés d’accueillir dans leur ville 15 000 soldats français. Frédéric Guillaume III de Prusse, la reine Louise et la Cour avaient fui jusqu’à Koenigsberg (aujourd’hui Kaliningrad) où ils restèrent pendant trois ans. Mais, cette période est aussi marquée par les célèbres réformes menées par Karl August von Hardenberg et le baron Charles Henri de Stein qui devaient bouleverser les règles de la citoyenneté, l’organisation militaire et la politique économique du pays, transformer le système éducatif et aboutir à l’abolition du servage et à des promesses de représentation politique2. Suggérer que la défaite contre Napoléon et l’occupation de la Prusse ont entraîné des bouleversements significatifs dans la culture musicale de la capitale n’est en rien une affirmation osée, toutefois cette rupture a plutôt découragé qu’attiré l’attention des Musicologues3. Dans cet article, à partir d’exemples d’événements musicaux les plus importants se déroulant sous l’occupation et l’administration française de Berlin (les fêtes anniversaires royales), nous explorons l’utilisation de la musique à des fins de négociation et d’articulation de la relation entre le peuple, l’État et le monarque et entre le patriotisme monarchique prussien, bientôt pangermanique4.

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2 La nature du patriotisme dans la Prusse de l’époque a fait l’objet de nombreuses études : les premières explications de sa naissance lors des guerres de Libération ont été révisées au profit de la mise en avant de caractéristiques monarchiques permanentes apparaissant tant dans la politique officielle qu’au sein même des motivations de certains combattants. L’identité nationale et la tradition monarchique allemandes sont deux identités politiques cohérentes parmi d’autres à cette époque mais ces sensibilités n’ont pas simplement coexisté. Les impératifs de guerre ont créé des alliances personnelles et des recoupements entre la politique et la rhétorique qui allaient, plus tard, s’avérer limitées ; de nouvelles formes et de nouveaux lieux d’expression patriotique et politique s’étaient développés sans le caractère partisan qu’ils allaient bientôt acquérir. En nous attachant aux célébrations des fêtes royales anniversaires, nous souhaitons montrer combien les ambiguïtés politiques ont participé au façonnement de la sphère culturelle, et dans quelle mesure la solidarité populaire prussienne se développa et s’exprima lors d’événements apparemment conservateurs et loyalistes5.

3 Comme l’a relevé Karen Hagemann, les années qui suivent les défaites ne sont pas des périodes propices à la démonstration de sentiments de fidélité monarchique. Et bien que de nombreuses réformes aient eu pour but d’assurer la survie de la Prusse, grâce à l’élargissement du corps électoral par exemple, elles s’avéraient peu satisfaisantes : elles s’accompagnaient de contraintes financières accrues (de nouveaux impôts), d’une instabilité croissante, élargissant en fait « l’abîme entre les citoyens (les sujets) et l’État », tout en participant à une chute de la popularité de la monarchie et à une baisse du moral de la population dans son ensemble6. Ainsi, les Neue Feuerbrände révélaient dans leurs colonnes qu’en 1807 l’amour de la patrie ou la fidélité au roi étaient au plus bas, tandis qu’un article ultérieur suggérait que l’ancienne génération, celle qui avait connu le règne de Frédéric le Grand, ne pouvait simplement pas accepter les termes du traité de Tilsit7.

4 Pour Hagemann, le nombre limité de manifestations publiques en l’honneur de la monarchie atteste de la désillusion envers le système, alors que dans le même temps le ressentiment envers les Français était en progrès ; l’absence de la monarchie et de la Cour entre 1806 et 1809 a également eu pour conséquence d’évincer les principaux organisateurs de ce type de manifestations, elles-mêmes limitées, en outre, par les autorités françaises. La même auteure relève uniquement trois manifestations « extraordinaires » de patriotisme régional et monarchique entre 1806 et 1813 : lors du retour des troupes prussiennes après le départ des Français, en décembre 1808 ; au retour de la famille royale, en décembre 1809 et enfin lors du décès de la reine en juillet 18108. Ces trois événements furent également célébrés au travers de concerts aux accents politiques et ouvertement patriotiques, dans un format né sous l’occupation et se révélant comme le moyen principal de commémorer les anniversaires du roi et de la reine (respectivement les 3 août et 10 mars). Oubliés par les historiens et les musicologues, ces concerts, mis sur pied par des fonctionnaires et des musiciens, faisant l’objet de nombreuses annonces et d’importants comptes-rendus, devaient s’avérer une nouvelle tribune pour le patriotisme monarchique prussien lors des années d’exil de la famille royale et après les guerres de Libération. Leur apparition réagit bien sûr à plusieurs dynamiques familières en jeu au sein de la vie musicale, parmi elles l’augmentation et la diversification des initiatives en dehors de la sphère courtisane9, la récession graduelle des politiques représentationnelles10 de la culture et

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la participation croissante de la société civile, en particulier à travers la pratique du chant choral11. Cependant, on peut aussi considérer les concerts anniversaires comme relevant des formes traditionnelles de la fête nationale : la possibilité accordée aux Berlinois de participer à ces célébrations de fêtes anniversaires, en l’absence littérale de la cour et de la monarchie, a contribué à l’appropriation, sur le long terme, du symbolisme monarchique et des cérémonies au service de l’État-nation.

L’ordre ancien

5 Même si les couronnements et les grandes fêtes religieuses n’étaient pas célébrés par la monarchie des Hohenzollern de manière aussi fastueuse qu’ils l’étaient dans de nombreux États catholiques allemands, les événements associés à l’État furent un élément important de la politique représentationnelle de la culture en Prusse tout au long du XVIIIe siècle12. Cérémonies de mariage et serments d’allégeance (« Huldigung ») au monarque avant le couronnement servaient opportunément à l’organisation de commémorations grandioses. Quant aux fêtes anniversaires royales, elles donnaient lieu à des célébrations musicales plus modestes, mais plus fréquentes et souvent plus musicales. Sous le règne de Frédéric le Grand (1740-1786), par exemple, l’anniversaire de sa mère, Sophie-Dorothée de Hanovre, fut célébré par des premières d’opéras italiens, soit dans l’un des théâtres des palais de Berlin, soit dans le nouvel opéra (le Königliches Opernhaus) de l’avenue Unter den Linden13. Sous le règne de son successeur, Frédéric-Guillaume de Prusse, l’anniversaire du monarque était aussi fêté par l’intermédiaire d’opéras joués dans divers lieux, dont le nouveau théâtre national (Nationaltheater) de langue allemande.

6 Lors de l’accession au trône de Frédéric-Guillaume III de Prusse en 1797, ces types de célébration furent limités par la volonté du nouveau monarque de diminuer la taille et les salaires des troupes d’opéras italiens à Berlin et aussi en raison de sa décision de renvoyer les compagnies d’opéras-bouffe vers les palais de Potsdam et Charlottenburg. Tandis que chaque anniversaire du roi donnait toujours lieu à des bals, des dîners et de la poésie encomiastique, ils étaient accompagnés au théâtre national (Nationaltheater) de diverses performances dramatiques dans plusieurs genres mais payantes comme toute autre représentation. En 1803, par exemple, la première de Coriolan, une pièce d’Heinrich Joseph Edler von Collin, fut jouée à Berlin pour l’anniversaire du roi et précédée d’une proclamation du directeur du théâtre, August Iffland14. À partir de 1805, cette pratique fut étendue aux anniversaires de la reine Louise et du prince héritier Frédéric-Guillaume (15 octobre)15. Toutefois, entre 1806 et la fin de l’année 1809, ces modestes démonstrations de souveraineté furent restreintes par la présence de l’occupant français et par l’exil de la famille royale. En leur absence, l’opéra royal fut fermé et ses musiciens renvoyés. Iffland dut s’adapter aux goûts des Français et aux censeurs venus de France.

7 En conséquence, on ne relève aucune célébration publique des anniversaires royaux lors de la première année d’occupation. La vénérable comtesse von Voss, qui avait accompagné le couple royal en exil notais d’ailleurs dans son journal qu’à Berlin « personne n’aurait osé »16. Durant l’année 1808, au cours de laquelle les concerts anniversaires publics allaient occuper une place centrale, la situation paraissait suffisamment stable pour permettre officiellement la célébration de l’anniversaire de la reine : on joua en son honneur au Nationaltheater l’opéra de Gluck, Iphigénie en Tauride

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(1779), opéra très populaire à Berlin depuis 1797. Toutefois, cet événement ne fut pas sans incident : Iffland et Jacoby, l’inspecteur théâtral, furent tous deux assignés à résidence pour acte de célébration interdite : la veste d’Iffland, décorée de fleurs, avait provoqué, pendant la représentation, applaudissements et acclamations théoriquement prohibés17. Pour l’anniversaire du roi, la même année, le Nationaltheater ne fut autorisé à jouer, par l’administration française, que l’opéra d’Antonio Sacchini, Œdipe à Colone (1786), que les rapports officiels prussiens considéraient comme un opéra tristement inadapté à de telles circonstances. Aucune annonce dans les journaux précisant qu’il s’agissait d’un concert en l’honneur du roi ne fut autorisée à paraître. L’événement fut simplement présenté comme organisé au profit de deux institutions de bienfaisance publique récemment créées en faveur des enfants (Friedrichs-und-Luisenstifte)18. Mais le départ, en décembre 1808, des troupes et de l’administration française allait entraîner une nouvelle vague de liberté et l’année suivante la coutume des proclamations publiques en l’honneur du roi lors de son anniversaire fut réactivée par Iffland19.

8 Deux jours après son retour, le 23 décembre 1809, la famille royale fut accueillie par un public de plus de trois milles personnes, d’abord réuni pour la réouverture solennelle du Königliches Opernhaus, puis un peu plus tard dans la soirée, au Nationaltheater20 ; les célébrations théâtrales des anniversaires royaux reprirent pour les années suivantes la forme qu’elles connaissaient avant l’occupation française. La disparition de la reine, en juillet 1810 causa cependant une interruption dans ce déroulement, les spectacles étant suspendus au Nationaltheater jusqu’après l’anniversaire du roi. Ce dernier fut de nouveau célébré en 1811, avec un opéra de Simon Mayr, Adelasia e Aleramo (1806) à l’Opernhaus21. Toutefois, malgré la continuité de cette tradition, on relève également des différences notables. Ainsi, les deux théâtres royaux furent en 1811 réunis sous la même direction, celle d’Iffland (et à partir de 1814, celle de son successeur, Graf von Brühl). L’Opernhaus perdit sa propre troupe (chanteurs et danseurs) et se consacra pendant toute l’année à des spectacles en langue allemande de tous genres, alors que dans le passé la programmation était composée principalement d’opere serie. Retrouvant son prestige d’antan, il semble rapidement être devenu le lieu privilégié des célébrations monarchiques. Un autre événement fut encore plus significatif des changements en cours : le 13 mars 1810, Deodata, la pièce de Kotzebue jouée au Nationaltheater à l’occasion de l’anniversaire de la reine, fut accompagnée par un grand concert chanté dans une salle du palais royal de Berlin (Weißer Saal) en présence de la famille royale et devant un public de cinq cents personnes : cent soixante-douze musiciens et plus de trois cents chanteurs exécutèrent un Te Deum qui avait été composé l’année précédente par le Kapellmeister Vincenzo Righini, afin de célébrer la fin de l’exil de la famille royale à Königsberg22.

9 Ce grand spectacle musical « Nachfeier », littéralement « post-célébration », fut vécu à l’époque comme une sorte d’événement historique, bien qu’il ne dura qu’une trentaine de minutes23. D’un côté, la monarchie était célébrée par une prestigieuse œuvre de musique sacrée composée pour l’occasion par le Kappellmeister royal et rien ne pouvait être plus symptomatique de l’utilisation de la culture au service de la politique de représentation de l’Ancien Régime. Mais d’un autre côté, au centre des célébrations de l’anniversaire du monarque, au sein même du palais royal, se produisaient deux chorales amateurs issues des rangs de la bourgeoisie urbaine : la Carl Zelter Singakademie et le Singinstitut, dirigés par Otto Friedrich Gustav Hansmann (également directeur du chœur au Königliches Opernhaus). La place centrale accordée à cette « magnifique foule, si bien ordonnée » comme le décrivait de manière suggestive la Allgemeine musikalische

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Zeitung, reflète la nouvelle importance accordée au « peuple » prussien, même lors des représentations officielles de la monarchie24.

Le nouvel ordre

10 La Nachfeier ne peut cependant pas être considérée comme une simple réactualisation d’une tradition remontant à la période précédant la défaite, mais doit être plutôt perçu comme une reconnaissance officielle des fêtes anniversaires musicales qui s’étaient développées en l’absence de la famille royale. Bien sûr, les anniversaires royaux avaient pu, dans le passé, avant l’occupation française, être célébrés lors de spectacles musicaux organisés en dehors des théâtres. Cependant, pendant les cinq ou six premières années du XIXe siècle, de telles manifestations se déroulaient typiquement sous la forme de concerts dans des auberges, dans des jardins ou dans des salons25. On les trouvait évoqués dans les dernières pages des journaux, au milieu de petites annonces pour des objets à vendre ou pour des chats perdus et ils combinaient souvent performance musicale et danses, repas et jeux de lumière26.

11 En l’absence de la famille royale, et parce qu’il était interdit de manifester ses sentiments patriotiques dans les théâtres, des musiciens professionnels ou des fonctionnaires passionnés de musique organisèrent ailleurs des concerts public afin de célébrer l’État. Ces manifestations eurent notamment lieu dans des loges maçonniques ou dans la salle de concert du Nationaltheater, soit les lieux traditionnellement dédiés aux concerts à souscription et aux tournées des virtuosi. Par un mouvement similaire, la tenue de ces événements allait bientôt se retrouver dans les pages « Annonces de concert » des journaux, faire l’objet de comptes-rendus et ainsi pénétrer la sphère publique sous une nouvelle forme. En d’autres termes, les populaires (et commerciales) célébrations monarchiques, qui combinaient musique, repas et effets visuels, avaient été transformées en des entreprises sérieuses (et comme nous le verrons charitables), migrant des marges au centre de la vie publique. Le premier de ces concerts, sous l’occupation française, avait eu lieu en 1808 en l’honneur de l’anniversaire de la reine. Mélangeant artistes professionnels et amateurs, l’événement se déroula dans une résidence privée au profit d’une œuvre de bienfaisance qui venait en aide au Friedrichsstift27. Alors que le programme proposait ce que William Weber a appelé un programme éclectique (un mélange de musique chantée et instrumentale, ancienne et contemporaine, issu de répertoires nationaux et étrangers tout à fait typique du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle), les deux concerts suivants, pour célébrer des événements nationaux sous l’occupation française, et les premiers ouverts au public, relèvent d’un raisonnement différent qui, apparemment, marqua un précédent pour tous ceux qui allaient suivre28.

12 Le 6 décembre 1808, l’administration française abandonnait le contrôle de Berlin. Une semaine plus tard, le premier des Vaterländische Truppen paradait solennellement dans la ville, en un spectacle, apparemment, chargé « de pure joie patriotique »29. Considérant qu’il y avait là une occasion à saisir, l’ancien fonctionnaire Johann Philipp Samuel Schmidt, qui pour gagner sa vie, lors de l’exil de la famille royale, s’était tourné vers l’enseignement du piano, la composition et l’organisation de concerts, fait paraître une annonce pour une lyrische Feier afin de célébrer le retour des troupes et dont les profits seront versés à « une association caritative »30. L’événement se déroula onze jours plus tard, à la loge maçonnique des Trois Globes, les participants et le public

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placés sous les auspices du buste du roi, réalisé par Johann Gottfried Schadow, buste décoré pour l’occasion d’une couronne de myrte et placé au centre de l’avant-scène. lyrische Feier, 21 décembre 180831 Hymnus an Gott – musique de J. A. P. Schulz « Domine, salvum fac regem » (Krönungsgesang) tiré de Die Jungfrau von Orleans – livret de F. Schiller ; musique de B. A. Weber « Prologue » – dit par A. Hartung Nationalmarsch – ? Hymnus der Freude auf die Rückkehr des Königs – livret de A. Hartung ; musique de J. P. Schmidt « Gesang an die Hoffnung » tiré d’Urania – livret de C. A. Tiedge ; musique de F. H. Himmel Macht des Gesanges – F. Schiller « Gesang der Pilger beym Einzug zu Jerusalem » tiré de I [p] ellegrini al sepolcro – musique de J. G. Naumann Die Hirten bey der Krippe zu Bethlehem – livret de K. W. Ramler ; musique de D. G. Turk

13 Capitalisant sur ce succès et anticipant sur le retour de la famille royale, Schmidt organisa une « Vorfeier » (une pré-célébration) en l’honneur de l’anniversaire de la reine trois mois plus tard, événement qui se déroula dans la même loge maçonnique, cette fois sous les auspices du buste de la reine, réalisé par le même artiste, mais pour l’occasion orné de roses. Vorfeier, 8 mars 180932 Te Deum – C. H. Graun « Domine salvum fac regem » – C. F. Rungenhagen « Erinnerungen an die preiswürdigsten erlauchten Frauen der Hohenzollern » – dit par A. Hartung « Chor » – livret de C. Müchler ; musique de B. A. Weber « Würde der Frauen » – F. Schiller « Festgesang an die Königin » – livret de C. Müchler ; musique de J. P. Schmidt « Epilog » – F. Schiller « Frühling » tiré de Die Jahreszeiten – J. Haydn

14 Ces deux programmes possèdent des traits caractéristiques partagés par de nombreux concerts patriotiques organisés entre 1808 et 1815. On retrouve la prépondérance de la musique chantée, l’importance accordée aux compositeurs locaux, vivants ou morts, mais également l’accent mis sur les représentations visuelles de la monarchie et enfin l’utilisation d’un vocabulaire similaire, ici les termes « Vor- » et « Nachfeier »33. Après le retour de la famille royale en décembre 1809, en plus des célébrations théâtrales déjà évoquées, la Singakademie organisa deux concerts. Le premier proposait « Choral von Klopstock » de Carl Zelter et le Te Deum d’Händel (1713), tandis que, quelques semaines plus tard, on donnait cette fois en présence de la reine Louise et de ses enfants34 le Dettingen Te Deum d’Händel (1743) accompagné d’un grand chœur et d’un orchestre. De même, l’anniversaire de la reine Louise en 1810 ne fut pas seulement célébré par le Deodata et le concert officiel Nachfeier du Weißer Saal, déjà évoqué, mais également par le Te Deum de Zelter donné par la Singakademie, ainsi qu’une autre lyrische Vorfeier jouée à la loge maçonnique des Trois Globes, toujours sous les auspices du buste de la reine et accompagnée d’un programme consistué entièrement de musique de compositeurs locaux et d’un prologue de circonstance35.

15 Peut-être ce concert (« Nachfeier ») courtisan en l’honneur de l’anniversaire de la reine en mars 1810 encouragea-t-il et incita-t-il à reproduire sous une forme similaire les célébrations à venir des événements monarchiques. De tels concerts, officiels ou

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officieux, devaient se multiplier lors des années suivantes, avec toutefois des variantes à la suite de la mort de la reine Louise, le 19 juillet 1810. En effet, à la suite de sa disparition, le Nationaltheater, pour son premier concert, donna le jour de l’anniversaire du roi un récital officiel en la mémoire de la reine disparue, le programme incluant le Requiem de Mozart et le chœur Halleluiah36. La vie des concerts en 1811 fut dominée par ce type de programmation commémorative (« Feier »). Ainsi, le 16 janvier 1811, Schmidt organisa un concert à la loge des Trois Globes37 servant de « Vorfeier » à la fois à l’anniversaire du couronnement, à l’anniversaire de Frédéric le Grand et de « lyrisches Monument » à la reine Louise. Le sixième concert de G.A. Schneider par abonnement, pour la commémoration de l’anniversaire de Frédéric le Grand, comprenait une Gedächtnißfeier au monarque, durant laquelle furent jouées à la fois une symphonie composée par Frédéric lui-même et une Trauercantate écrite par Reichardt pour la mort du roi en 178638. La mort de la reine fut l’occasion, entre autres, d’une lyrisch-musikalische Nachfeier, le 17 mars, organisée par les directeurs du Friedrichsstift39, mais aussi d’une Gedächtnißfeier officielle, coordonnée par Iffland en juillet 1811. Le programme de cette dernière était composé de musique chorale et se déroula pendant l’érection d’une nouvelle statue de la reine en Uranie40.

16 Le concert devint temporairement la forme privilégiée des célébrations officielles des anniversaires royaux. En 1813, le jour de l’anniversaire du roi se substitua à l’Opernhaus une « Große dramaturgische Akademie » à la traditionnelle représentation d’opéra ; des scènes d’opéra et des morceaux instrumentaux de Spontini, Gluck, Mozart et B. A. Weber, puis la pièce de Friedrich Heinrich Karl de la Motte Fouqué, Waldemar, Markgraf von Brandenburg, se succédèrent, le tout culminant avec une interprétation commune en allemand du « God Save the King »41. De même, une « dramatische Akademie als Nachfeier », en 1815, fut organisée en l’honneur de l’anniversaire du roi par Graf von Brühl pour laquelle le coût des billets d’entrée était plus élevé que celui pour le spectacle donné à l’Opernhaus le même jour42.

17 La propension des concerts anniversaires officiels lors des guerres de Libération à se porter sur des œuvres éclectiques et musico-dramatiques suggère un retour délibéré à une tradition ancienne de la culture musicale représentationnelle, qui révèle, une fois la menace napoléonienne évacuée, le progrès du conservatisme sous la monarchie prussienne. En effet, à partir de 1816, les anniversaires du roi semblent se célébrer au sein des théâtres, même si parallèlement les célébrations populaires de type « Vor- » et « Nachfeier », annoncées modestement, comme nous l’avons vu, dans les dernières pages des journaux, se maintiennent. Les Nachfeier en l’honneur du prince héritier, qui avaient commencé en 1812, continuèrent jusqu’en 1818. Les concerts pour l’anniversaire de la reine, d’un autre côté, étaient à présent annoncés comme faisant partie des « Schauspiele ». Ainsi, on relève en 1817, la création d’une nouvelle messe par Poißl accompagnée du Requiem43 de Mozart. En 1819, c’est une « lyrische Feier » qui reprend de nouveau la messe de Poißl44. Enfin, en 1820, on relève un concert de musique éclectique par Andreas Romberg45. De même, les célébrations prenaient toujours la même forme. Ainsi, l’opéra de Berton, Aline, Königin von Golkonda en l’honneur de l’anniversaire du roi en 1820, fut précédé par un « Preußischer Volksgesang » écrit par Spontini, et exécuté par trois cent-cinquante chanteurs46. La forme des concerts patriotiques prise lors des anniversaires royaux sous l’occupation semble avoir provoqué des changements durables dans l’articulation musicale de la relation entre le peuple, l’État et la monarchie.

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Représenter le peuple

18 La prépondérance des grandes œuvres chorales lors des concerts patriotiques peut s’expliquer par deux raisons liées entre elles. Tout d’abord, il s’agit d’une stratégie voulue d’auto-représentation du Volk, lors d’une époque marquée par l’instabilité et l’humiliation. Les fêtes républicaines en France dans les années 1790, avec leurs chœurs patriotiques, avaient déjà mis en avant ces formes symboliques qui étaient, sans aucun doute, connues dans les états allemands47. Un article de la Allgemeine musikalische Zeitung en 1815 relatif à la « musique fortement orchestrée » notait, en passant, que « le chœur représente toujours le peuple » que ce soit pour l’Église, l’humanité ou l’univers lui-même48. Si l’on excepte les concerts très privés de la Singakademie, les chœurs n’étaient pas un trait caractéristique des concerts publics du temps, probablement en raison de la difficulté, pour la plupart des organisateurs49, à rassembler autant d’individus. En outre, l’organisation de tels concerts aurait été considérée alors comme une véritable prise de position, position qui aurait d’ailleurs pu être interprétée diversement, en particulier concernant le « Volk » que l’on souhaitait représenter.

19 Il semble symptomatique, par exemple, qu’au concert donné au Weißer Saal en 1810, n’étaient pas uniquement réunis des chanteurs professionnels affiliés aux théâtres royaux, mais aussi des amateurs issus de chorales non-professionnelles, dont la participation vocale, lors d’une cérémonie nationale, façonnait la participation politique à l’État. Toutefois, si l’on se réfère à la situation politique de la Prusse à cette époque, la relation entre participation musicale et politique relève plutôt d’un phénomène d’idéalisation. Il est d’ailleurs probablement significatif que les comptes- rendus de ces concerts anniversaires insistent avant tout sur l’ordre qui y régnait. Ainsi pour la Allgemeine musikalische Zeitung, le chœur représentait « une vaste multitude bien ordonnée ». Rellstab, dans sa description du Te Deum joué au Weißer Saal, présentait Zelter, le chef d’orchestre, comme faisant preuve de « rigueur policière », ce qui permettait à son chœur d’éviter toute fausse note50. Dans sa description du Te Deum d’Händel jouée à la Singakademie en 1809, le critique de la Vossische Zeitung était apparemment en mesure d’entendre chaque mot entonné par l’ensemble des deux- cents choristes, en même temps que les nuances de chaque partie vocale, un exploit uniquement envisageable grâce à un énorme travail et de nombreuses répétitions, comme le compte-rendu le reconnaissait51. Qu’il soit louangeur ou critique, l’accent placé sur le travail ou sur la discipline (et sur le maintien de l’ordre) mettait en évidence les relations existantes entre la chorale et le peuple.

20 Mais peut-être que l’autre intérêt pour les grandes œuvres chorales résidait dans leur taille même. Les annonces, tout comme les comptes-rendus, évoquent largement le nombre des participants, c’est le cas, on l’a vu, du compte-rendu de Rellstab qui donne précisément le nombre de participants (quatre cent quatre-vingt) lors de la Nachfeier au Weißer Saal en 1810 52 pour l’anniversaire de la reine Louise. Dans sa thèse sur la monumentalité musicale, Alexander Rehding a précisé la capacité de la pure taille physique à monumentaliser un objet musical lorsque « ses dimensions dramatiques (ou bien même l’absence de proportionnalité)….suscitent l’étonnement du public »53. Nicholas Mathew a également précisé l’importance des versions musicales du « sublime mathématique » de Kant dans les représentations du pouvoir à Vienne pendant cette période54. L’article de la Allgemeine musikalische Zeitung, cité plus haut, l’avait déjà

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identifié comme relevant d’un effet du chant choral de masse (une impression d’un « pouvoir débordant » sur les sens55). Ce que Mathew prend pour une représentation du pouvoir en place (un « sublime autoritaire ») peut être interprété de manière différente dans le contexte des concerts patriotiques berlinois : initialement en l’absence de la monarchie et joué par des amateurs. Outre le fait qu’ils représentaient le peuple (plutôt que le monarque), ces spectacles de chorale de masse accompagnés de leur « pouvoir pompeux » révélaient également la force du peuple-État. Pour Rehding, l’esthétique monumentale « répond à la question de l’identité en nous assurant de notre grandeur et de notre capacité durable à dépasser les défis des autres » : précisément le type de confiance solidaire dont manquait la Prusse à cette époque56.

21 Dans ce contexte, de manière étonnante, la seconde partie des quatre pages du compte- rendu de Rellstab est consacrée aux autres spectacles musicaux de taille comparable. Il évoque tout d’abord les concerts commémoratifs du Messie d’Händel à l’abbaye de Westminster (qui avait réuni cinq cents participants en mai 1804 et six-cent sept le mois suivant). Suivent toujours sur cette même liste deux spectacles berlinois : un Messie en 1786 à la Domkirche (seulement trois cent-huit spectateurs, mais un orchestre de cent quatre vingt-dix musiciens) et le concert organisé par Reichardt de sa musique funéraire en l’honneur de Frédéric le Grand, accompagné de son Te Deum en l’honneur du couronnement de Frédéric-Guillaume II à la Garnisonkirche en 1787 (avec un orchestre encore plus grand). Cette comparaison de grands concerts établie par Rellstab étend la dimension historique et replace le Te Deum du Weißer Saal dans une lignée distincte. Cette réflexion sur la grandeur passée d’un genre tout particulier ne souligne pas uniquement l’importance de la taille et du pouvoir de ces réunions de masse, mais également leur monumentalité immédiate. Ainsi, le chroniqueur de la Allgemeine musikalische Zeitung pouvait décrire la « Nachfeier » du Te Deum de Righini joué en 1810 en l’honneur de l’anniversaire de la reine, comme « l’une des opérations les plus magistrales et les plus élaborées du temps : un événement à dimension historique immédiate »57.

22 À la fois en terme de puissance et en raison de cette signification d’historicité immédiate, ces grandes œuvres chorales ont pu agir, selon un processus décrit par Rehding : comme « une impulsion pétrifiée et sonique permettant de rassembler cette communauté imaginée et de l’identifier en un groupe »58. Dans ce sens, ces grandes œuvres chorales furent à la fois des symboles et des outils d’unité et de force au sein de la communauté, et leur prépondérance lors des célébrations dynastiques renvoie à l’importance grandissante du « Volk » dans les représentations de l’État, même lors des célébrations en faveur de la monarchie.

Une programmation représentationnelle de la Prusse, du peuple, de la communauté

23 Mais les références au « peuple » et au statut du monarque ne sont pas uniquement limitées au nombre de musiciens participant à ces concerts. Selon des contextes pluriels, le répertoire de nombreux de ces concerts patriotiques s’éloignait de la vieille coutume qui imposait pour la célébration de spectacles monarchiques ou nationaux des compositeurs à la renommée internationale. Tout d’abord, on relève la présence visible d’œuvres du XVIIIe siècle, en raison de leur statut classique prestigieux (dans le cas de Gluck et de Mozart), mais également en raison de leur filiation avec l’héritage prussien.

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Nombreuses furent les œuvres qui évoquaient l’époque de Frédéric le Grand, comme Die Hirten bey der Krippe zu Bethlehem (1782) de Daniel Gottlob Türk, programmé dans le cadre d’un concert pour l’accueil des troupes en 1809, et dont le livret était de la main du célèbre poète, Karl Wilhelm Ramler qui deviendra ultérieurement directeur du Nationaltheater ; la Gedächtnißfeier d’Iffland, en l’honneur de la reine, le 20 juillet 1811, contenait un chœur d’oratorio composé par J. A. Hasse, l’un des compositeurs favoris de Frédéric le Grand. La Gedächtnißfeier de G. A. Schneider, le 24 janvier 1811, proposait une symphonie que l’on disait composée par le monarque lui-même. Quant au Te Deum de C. H. Graun, il était étroitement lié au « der Alte Fritz », sa première ayant eu lieu à la cathédrale St Pierre (Hambourg) en mai 1757, en célébration de la victoire de Frédéric II à Prague contre les troupes autrichiennes, puis repris ensuite, à la demande du monarque, afin de célébrer d’autres victoires. Mais cette « programmation à caractère patrimonial » faisait aussi l’objet d’une véritable reconnaissance et importante notoriété. Ainsi, le compte-rendu de la Allgemeine musikalische Zeitung de la Vorfeier (8 mars 1809) décrit cette œuvre de C. H. Graun, comme « un chant du cygne qu’il a proverbialement écrit à la suite de la bataille de Prague en 1756 [sic] »59.

24 De même, l’emploi du Te Deum, en général, était un trait coutumier des célébrations des années 1808-1810, une caractéristique reposant sur une tradition paneuropéenne vieille de plusieurs centaines d’années et en usage lors de fêtes officielles, tout particulièrement les victoires et les couronnements60. Ainsi, le compte-rendu du Dettingen Te Deum d’Haendel à la Singakademie en 1810 par la Vossische Zeitung, évoquait sa dimension historique de la même manière qu’il l’avait fait pour le Te Deum de Graun, tout en s’étendant sur la victoire dont il était fait mention dans le titre61. Un nouveau Te Deum arrangé par le Kapellmeister Righini, joué en 1810, en l’honneur de l’anniversaire de la reine, insère cet anniversaire dans une grande tradition commémorative d’emploi du Te Deum à Berlin et renvoyait à l’histoire des victoires militaires prussiennes. En se référant au passé glorieux de la Prusse, ces programmes créaient une identité narrative pour l’État qui s’étendait au-delà du présent monarque.

25 Enfin, la musique jouée lors de ces concerts patriotiques, où étaient insérées des œuvres qui avaient connu une certaine popularité ou une certaine notoriété à Berlin durant les années passées, renvoyait à des expériences plus récentes vécues par la population berlinoise. Ainsi, la programmation en 1808 pour la Lyrische Feier, organisée en l’honneur du retour des troupes, du « Domine, salvum fac regem », l’hymne du couronnement tiré de la partition composée par Weber en 1801 sur le texte de Johann Christoph Friedrich von Schiller, Die Jungfrau von Orleans, ainsi que les extraits de la musique, également très appréciée de Weber composée pour le Wallenstein du même Schiller à la Große dramatische Akademie en 1813, en se référant au rôle des œuvres du poète (elles-mêmes porteuses d’une dimension pangermanique), ont pu aiguiser le sentiment patriotique prussien au Nationaltheater, lors des années précédant la défaite prussienne en 1805-180662. Une telle programmation évoquait et célébrait une prise de conscience politique naissante qui, de bien des manières, suggérait plutôt l’histoire de la communauté prussienne qu’un simple témoignage de fidélité au monarque. L’inclusion du Schlusschor de 1808 de Heinrich Himmel dans le programme pour la Nachfeier de l’anniversaire du roi en 1815 a été vue par les commentateurs de l’époque comme un mémorial de l’exil et comme une preuve de l’endurance allemande.

26 L’intertextualité des commémorations musicales en l’honneur de la reine Louise prit, en revanche, des formes quasiment ritualisées qui vont au-delà d’ouvrages canoniques

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comme le Requiem de Mozart (joué en 1810, 1812 et 1817). La cantate Der Wanderer d’Heinrich Himmel et de Christoph August Tiedge est répétée en mars 1812. Le « Lyrisches Monument » à la reine de Schmidt, apparemment écrit pour le « Gedüchtnisfeyer » l’année précédente, provoqua des souvenirs puissants chez un commentateur63.

27 Les répétitions du répertoire lors de ces concerts patriotiques, parfois des œuvres courtes ou de circonstance, plutôt que des œuvres très connues, établissaient des éléments de continuité et mettaient ainsi en scène la mémoire d’une expérience partagée. Christopher Clark identifie cet accent placé « sur l’expérience vécue, soit une force capable de réunir les êtres humains et donner du sens à leurs liens » comme l’élément au cœur du culte de la mémoire qui suivit les guerres de Libération. Cette « nouvelle forme de communauté politique » s’était établie à partir d’événements tributaires de politiques, non pas « rationnelles et raisonnées, mais symboliques, cultuelles et émotionnelles »64. À partir de 1808, quelque chose d’approchant se développa lors de ces concerts patriotiques berlinois, quelque chose qui s’apparentait à une instrumentalisation du pouvoir émotionnel de la musique afin de sacraliser la mémoire et la communauté. D’ailleurs, antérieurement aux expériences des guerres de Libération, les Berlinois développaient des formes d’expression publique, dans lesquelles, comme Dana Gooley l’indique dans une description de concerts patriotiques de 1848, « l’union pouvait être ressentie et pas seulement être représentée » et lors desquelles les interprétations étaient dirigées « non pas par le savoir ou l’idéologie », mais par la mémoire sociale et les habitudes corporelles »65.

Possession dynastique

28 Si l’unité était « ressentie », ce sentiment provenait de la polyvalence politique de ces événements lors d’une période d’une « étrange ambiguïté », comme l’a qualifiée Thomas Nipperdey66. La popularité pour le moins fragile de la monarchie, la restructuration légale de l’État, les bouleversements du quotidien à Berlin ainsi que la diversité des appartenances politiques suggèrent que ces actes étaient bien plus que de simples démonstrations de fidélité à la monarchie, qu’ils soient d’ailleurs sincères ou purement serviles. En premier lieu, honorer la famille royale était visiblement un facteur d’union afin de témoigner de son hostilité envers l’occupant français, comme ce fut le cas en 1808, avec les fleurs arborées par Iffland lors du concert en l’honneur de l’anniversaire de la reine. Les organismes de charité fondés en 1807 au nom du roi et de la reine auxquels les concerts anniversaires pouvaient être dédiés, furent, de la même façon, un exutoire au sentiment anti-français qui s’étendait bien au-delà de l’amour pour la famille royale. Mais plus encore, ces concerts patriotiques (qui aspiraient à la solennité d’une Feier) témoignaient d’une nouvelle participation des citoyens à la culture politique musicale : organisés par des professionnels plutôt que par la Cour et mélangeant amateurs et musiciens professionnels.

29 Toutefois, les formes et la participation à ces célébrations demeuraient des sujets potentiellement polémiques. Nous en voulons pour preuve les débats autour des commémorations en l’honneur de Frédéric le Grand qui débutèrent au lendemain de sa mort en 1786 et se poursuivirent pendant plus de cinquante ans. On s’interrogea ainsi, non seulement, sur le costume qu’il devait arborer (Classique, Contemporain ou Renaissance allemande ?) dans ses portraits, mais on se posa aussi la question ambigüe

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de savoir ce qui devait être représenté. Après tout, le monument en l’honneur de la dynastie, le premier des idéaux-types des « Nationaldenkmäler » selon Thomas Nipperdey, pouvait, à la fin du XVIIIe siècle, facilement suggérer l’individu, un individu représenté sous une forme abstraite tout en un (le génie, la dynastie, l’État, la mère patrie ou la nation) ou sous diverses combinaisons. De même, il était tout aussi difficile de s’entendre sur celui ou ceux qui devaient créer ces représentations. Au début des années 1790, la suggestion radicale selon laquelle l’ensemble des groupes sociaux prussiens devait participer à l’édification du monument à la mémoire de Frédéric le Grand avait été rapidement rejetée par Frédéric Guillaume III, « en suivant par là, la tradition monarchique ». Lorsque la même question se posa dans les années 1820, le monarque fit encore jouer son privilège royal en s’acquittant lui-même des frais occasionnés67.

30 Les célébrations musicales publiques en l’honneur de la monarchie ne semblent pas avoir provoqué de tels conflits d’intérêts. Pendant son exil, le compte-rendu du concert de 1809 (certes dirigé par le Kapellmeister Righini et non pas par un musicien amateur) fut brièvement rapporté au roi afin d’illustrer la ferveur de ses sujets à son encontre68. Bien que la musique en raison de sa réalité éphémère ne portât pas en elle une telle dimension de propriété, ces concerts possédaient toutefois une matérialité particulière. Ainsi, la présence séparée ou combinée des bustes du roi et de la reine réalisés par Schadow dans la Loge des Trois Globes, était bien une preuve de la volonté de suggérer par là leur présence. Après sa mort, la reine Louise fut encore continuellement rappelée par un déploiement de sculptures. L’utilisation, lors de ces concerts patriotiques, de ces nombreuses, amovibles et flexibles représentations de la monarchie (ce qui n’était pas un phénomène nouveau en soi) suggère la croissante mobilisation et l’importante manipulation de la symbolique royale par les classes moyennes en leur faveur. En d’autres termes, les symboles monarchiques, en l’absence des Hohenzollern, étaient à disposition des Prussiens.

Des fêtes anniversaires royales aux fêtes nationales ?

31 La formule du concert patriotique fut progressivement transformée en un modèle plus conservateur (plus cosmopolite, plus scénique mais avec des chorales plus réduites) par Iffland et von Brühl lorsque ces derniers mirent en place, l’année qui suivit le retour de la famille royale, les concerts anniversaires officiels en l’honneur du roi et du prince héritier. Cette observation rend la question de savoir comment et par qui la monarchie devait être célébrée toujours d’une grande importance et d’une grande actualité au sein de la Cour prussienne. Comme nous l’avons déjà évoqué, de tels développements sont à mettre en relation avec la réaction conservatrice de la monarchie prussienne à la suite des Guerres de Libération, période pendant laquelle de nombreuses réformes promises (le suffrage universel par exemple) ne furent pas tenues. Toutefois, le fait que ce format soit néanmoins adapté (de manière spectaculaire lors des célébrations en l’honneur de l’anniversaire de la reine au Weißer Saal en 1810) indique que la Cour admettait formellement le besoin de reconnaissance du rôle du peuple au sein de l’État. Et même en 1820, lorsque les décrets liberticides de Karlsbad (1819) qui limitaient l’activité politique furent entrés en vigueur, « das Volk » se retrouva au centre des festivités théâtrales lors des célébrations de l’anniversaire du roi, lors du concert de Spontini, Preußischer Volkgesang qui réunissait un chœur de trois cent-cinquante chanteurs.

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32 Un tel geste peut être considéré comme une sorte de « modernisation défensive » culturelle pour reprendre la fameuse expression de Hans-Ulrich Wehler relative aux nombreuses réformes politiques et administratives prises en Prusse à la suite de la défaite69. Dans sa Deutsche Gesellschaftsgeschichte, il avance que les projets établis par les bureaucrates prussiens après 1806 peuvent être considérés comme des réactions à la menace permanente d’occupation de Napoléon. Cela passait par l’adoption de nouvelles dispositions, plus ou moins radicales, dont beaucoup d’entre elles, d’ailleurs, étaient inspirées par la politique française. Elles avaient pour but de préserver ou retrouver le statu quo d’antan, soit les structures anciennes du pouvoir 70. De manière définitive, selon le même auteur, les réformes restaient défensives par nature et s’employaient à éviter une révolution par le bas, en menant des réformes par le haut71. Ce concept peut s’appliquer aux concerts patriotiques par un double biais. En apparaissant sous l’occupation, les concerts prenaient appui, en premier lieu, sur le socle du sentiment conservateur patriotique et ces formes de célébration de la monarchie, parfois organisées par d’anciens fonctionnaires, semblaient concues comme pouvant permettre la préservation de l’identité prussienne durant l’occupation française. Mais, en second lieu, il s’agissait aussi d’une protection obtenue par des dispositions modernes, comme l’emploi de la puissance du chant choral de masse associé à un répertoire musical éclectique qui remplaçait la simple présentation de quelques nouveautés prestigieuses. Avec les retours de la famille royale et de l’administration prussienne, le concert patriotique et la symbolique du chant de masse furent officiellement adoptés par la Cour.

33 Mais on doit aussi souligner que ce processus de modernisation et de défense culturelle débuta dans les années 1790. Ainsi, lors des fêtes du mariage en 1793 de Frédéric- Guillaume III (alors le prince héritier) et de Louise, le roi Frédéric-Guillaume ouvrit pour la première fois à la foule des spectateurs les chambres d’apparat du Schloß berlinois. Comme le fait remarquer Thomas Biskup, en cette occasion, un privilège jusqu’alors réservé à la Cour, la monarchie et le peuple allaient pouvoir se rencontrer, dans une sorte d’alternative pacifique aux Journées des 4 et 5 octobre 1789 à Versailles et de la prise des Tuileries en 1792 à Paris, et à la lumière de l’exécution du couple royal en 179372. En fait, depuis la Guerre de Sept ans, et dans l’urgence face aux effets de la Révolution française, d’illustres figures culturelles prussiennes, comme Johann Wilhelm Ludwig Gleim et Karl Wilhelm Ramler, avaient essayé d’utiliser le culte de Frédéric le Grand et les spectacles monarchiques, comme les anniversaires et les victoires, afin de se rapprocher patriotiquement d’un public plus large. Les premiers partisans de la fête nationale (ou fête du Volk) prussienne accueillirent favorablement ces démonstrations de fidélité monarchique et s’attachèrent davantage à développer des techniques de mobilisation politique, souvent inspirées secrètement de l’exemple français73. Un article des Jahrbücher der preußischen Monarchie en 1799 précise que les fêtes politiques et folkloriques du temps étaient « ennuyeuses et impuissantes » en raison de leur faible participation, qu’il attribue en particulier à « l’absence de bonnes chansons, possédant une véritable flamme patriotique et une passion pour la mère patrie et sa constitution »74. Le monarque, dans les années 1790, avait refusé de telles tentatives, même si c’est précisément ce à quoi étaient parvenus les organisateurs des concerts lors de l’exil de Frédéric-Guillaume III dans les années 1810. Bien que Hubertus Büschel ait rejeté l’idée d’une « Verbürgerlichung » de la monarchie prussienne au début du XIXe siècle à partir de la double constatation qu’il y avait une petite réduction des cérémonies de Cour et que le nouveau « Krönungs- und Ordensfest » passé en 1810

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maintenait soigneusement les hiérarchies sociales, ces concerts indiquent, au contraire, la « Verbürgerlichung » d’un régime grâce à la participation des citoyens aux événements monarchiques se déroulant en dehors de la sphère privée de la Cour75.

34 On peut alors considérer ces concerts patriotiques comme des antécédents précoces (et défensifs) à la tradition des fêtes nationales et des festivals de musique (ce que Dieter Düding appelle les « fêtes politiques citoyennes »), considérée comme déterminante pour le développement du mouvement national allemand au XIXe siècle. Düding a également suggéré que le modèle des fêtes nationales allemandes se trouve dans les célébrations du premier anniversaire de la Bataille de Leipzig en 1814 qui, si elles ne réprouvaient en aucune façon l’autorité princière, représentaient une nouvelle solidarité « civique-monarchique » dans sa représentation de l’action politique du peuple76. Dès 1817, des étudiants au festival de Warburg, déçus par les termes du traité du Congrès de Vienne, désavouaient catégoriquement l’autorité du prince. En 1833, soit des années plus tard, Abraham Mendelssohn décrivait le festival de musique de Düsseldorf, auquel il assistait, comme « ein wahres Volksfest », en raison de l’absence de la monarchie et de la police et du retrait des représentants officiels de la monarchie77. Assurément, les concerts patriotiques berlinois dont nous avons fait état n’étaient pas des lieux d’opposition et étaient encore soumis à l’influence de la monarchie et de la Cour. Ils demeuraient, à l’occasion, sous la coupe des officiers royaux (jouant ou non de leurs pouvoirs officiels), et la présence du roi et de la reine était formellement suggérée par une statuaire finement choisie, lorsqu’ils ne pouvaient physiquement être présents. Toutefois au cœur du concept de Nationalfest (en une différence fondamentale avec la tradition des fêtes royales selon Düding) réside la place centrale accordée au peuple, une place non plus de spectateur, mais de participant, la sphère publique représentationnelle devenant alors communicationnelle et politique78.

35 Ainsi, les mécanismes d’auto-représentation de la classe moyenne et d’expression personnelle nationale visibles ensuite lors des fêtes nationales se sont développés dans le cadre ambigu d’une allégeance à la monarchie et du patriotisme prussien. D’ailleurs, les observations formulées par James Garratt à propos des fêtes musicales ultérieures, à l’image de celles de Clark pour les célébrations post-1814 ou encore de celles de Gooley, s’appliquent tout autant à ces spectacles monarchiques. Dans la mesure où l’on ne pouvait pas se permettre de tenir des discours radicaux lors de ces fêtes publiques, Garratt avance que ces fêtes, malgré tout, offraient la possibilité « de tenir un message politique : musique chorale, chants scandés par la foule, processions et autres formes de rituels permettaient la célébration de nouvelles formes collectives et d’un ordre politique à venir »79.

36 Ma volonté de relier ces concerts patriotiques à la tradition ultérieure des fêtes nationales ne repose pas sur une démarche téléologique qui associerait un phénomène bref à une histoire plus longue. Il s’agit plutôt de résister à une autre forme de téléologie : celle qui fait remonter le nationalisme moderne au début du siècle sans s’intéresser aux autres sensibilités politiques du temps, en une approche qui, dans son obsession unique pour le commencement plutôt que pour la fin, tend à minimiser le développement de la culture musicale politique moderne au sein des traditions monarchiques car, même si elles étaient de nature défensive, on ne pouvait pas après coup se défaire des modifications dans la culture politique et la culture politique musicale pendant les guerres napoléoniennes. Ces spectacles, malgré leur dimension conservatrice, démontrent l’émergence, aux côtés du monarque, du « Volk », en tant

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que symbole de l’État, et révèle le développement des concerts comme des lieux d’expression permettant d’afficher solidarité et allégeance afin de célébrer des héros et des héroïnes communs et, par-dessus tout, participer à une nouvelle communauté politique. De telles transformations, en favorisant participation et action politique, semaient les graines du mouvement national d’opposition à venir.

ANNEXES

Programmes des concerts loyalistes donnés à Berlin (1808-1820) d’après les périodiques locaux

Abréviations des titres des journaux : AmZ : Allgemeine musikalische Zeitung HSZ : Haude und Spenersche Zeitung/ Berlinische Nachrichten von Staats-und-gelehrten Sachen VZ : Vossische Zeitung/ Königl. priviligirte Berlinische Zeitung Von Staats-und-gelehrten Sachen ZeW : Zeitung für die elegante Welt * indique soit un musicien, un compositeur ou un auteur résident, soit un artiste ayant déjà été en résidence à Berlin.

Organisateur et œuvre Evénement ; de charité ; Date Intitulé du concert ; Programme Symbolique visuelle ; Lieu Références

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Overture de Die Hussiten vor Naumburg – B. A. Weber* Organisée par Herr Eberty Prélude et chœurs – livret de pour venir en aide au K. Müchler*80 ; musique de B. Friedrichsstift (concert à A. Weber* (tiré de Die Hussiten) souscriptions).

« Die Ideale », « Die Würde der Le buste de la reine par Anniversaire de la reine Frauen » et « Die Hoffnung » – Johann Gottfried Schadow – F. Schiller est exposé.

Polonaise avec variations Références : (piano) – F. S. Lauska* 10/03/1808 Salle située au n° 103 HSZ, n° 31 (12 mars 1808) ; Friedrichstraße, Symphonie – J. Haydn Morgenblatt für gebildete anciennement le palais Duo pour bassons – ? Stände, n° 81 (4 avril du prince Louis 1808) ;81 Louis von Voß, Ferdinand Aria tirée d’Aeneas – V. Geschichte des Righini* Friedrichsstiftes in Berlin « Das Lied von der Glocke » – F. (Berlin, Friedrich Braunes, Schiller 1811), p. 68-72 ; Neue Preußische Kreuzzeitung, « Schlußchor » – livret de K. n° 115 (9 mars 1913). Müchler* ; musique par B. A. Weber* (tiré de Leichter Sinn)

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Hymnus an Gott – musique de J. A. P. Schulz*

« Domine, salvum fac regem » (Krönungsgesang) tiré de Die Jungfrau von Orleans – livret de F. Schiller ; musique de B. A. Weber* Organisé par Johann Prélude – ? Philipp Samuel Schmidt Nationalmarsch – ? dans « un but de bienfaisance ». Hymnus der Freude auf die Retour à Berlin des Rückkehr des Königs – livret d’A. Le buste du roi de Johann troupes Hartung* ; musique de J. P. Gottfried Schadow est prussiennes Schmidt* exposé décoré d’une 21/12/1808 couronne de laurier. « lyrische Feier » « Gesang an die Hoffnung » d’Urania – livret de C. A. Références : Loge des Trois Globes Tiedge* ; musique de F. H. (Wallstraße) HSZ, n° 152 (20 décembre Himmel* 1808) ; HSZ, n° 154 (24 « Macht des Gesanges » – F. décembre 1808) ; VZ, Schiller n° 154 (24 décembre 1808) ; AmZ, n° 16 (18 « Gesang der Pilger beym janvier 1809), 250. Einzug zu Jerusalem » tiré de I Pellegrini al sepolcro – musique de J. G. Naumann*

Die Hirten bey der Krippe zu Bethlehem – livret de K. W. Ramler* ; musique de D. G. Turk*

Te Deum – C. H. Graun*

« Domine salvum fac regem » – C. F. Rungenhagen* Organisé par Johann Philipp Samuel Schmidt « Erinnerungen an die dans « un but de preiswürdigsten erlauchten bienfaisance ». Frauen der Hohenzollern » (allocution) – Le buste de la reine par Johann Gottfried Schadow Anniversaire de la reine Chor – livret de K. Müchler* ; est exposé et décoré de musique de B. A. Weber* 08/03/1809 « Vorfeier » roses. « Würde der Frauen » – F. Loge des Trois Globes Références : Schiller HSZ, n° 30 (11 mars 1809) ; « Festgesang an die Königin » – VZ, n° 30 (11 mars 1809) ; livret de K. Müchler* ; musique ZeW, n° 53 (16 mars 1809) ; de J. P. Schmidt* AmZ, n° 28 (12 april 1809), « Epilog » – F. Schiller 442.

« Frühling » from Die Jahreszeiten – J. Haydn

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Ouverture – E. Méhul Organisé par Vincenzo Righini (Kapellmeister Prélude – K. Müchler* royal) afin de prêter Anniversaire du roi Extrait de Der Zauberwald – V. secours au Friedrichsstift. Righini* – Les bustes du roi et de la 03/08/1809 Symphonie – W. A. Mozart reine sont exposés. Salles de concert du Nationaltheater Ode (« An den König » ?) – F. G. Références : Klopstock HSZ, n° 90 (29 juillet Double concerto pour hautbois 1809) ; VZ, n° 93 (5 août et flûte – ? 1809).

Organisé par la Singakademie. Retour de la famille Hymne (« Wachet auf » ?) – – royale livret de F. G. Klopstock ; 26/12/1809 – musique de C. Zelter* Références :

Singakademie Te deum (1713) – G. F. Händel AmZ, n° 16 (17 janvier 1810) ; VZ, n° 8 (18 janvier 1810).

Organisé par la Singakademie ; joué en Retour de la famille présence de la reine royale « Dettingen » Te deum – G. F. Louise et de ses enfants. 16/01/1810 – Händel –

Singakademie Références :

VZ, n° 8 (18 janvier 1810).

Fest-Cantate – livret de K. Müchler* ; musique de V. Organisé par Johann Righini* Philipp Samuel Schmidt.

Prélude – ? Le buste de la reine par Anniversaire de la reine « Hymne » – J. P. Schmidt* Johann Gottfried Schadow est exposé. 07/03/1810 « Vorfeier » « Das Lied von der Glocke » (pour chœur et orchestre) – Références : Loge des Trois Globes livret de F. Schiller ; musique HSZ, n° 28 (6 mars 1810) ; d’A. Romberg HSZ, n° 30 (10 mars 1810) ; « Schluß-Gesang » – livret de AmZ, n° 27 (4 avril 1810), K. Müchler* ; musique de B. A. 423. Weber*

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Poem – ?

Ouverture de Brennus – J. F. Reichardt* Organisé par F. Semler Aria – V. Righini* (musicien royal) ; la vente du poème s’effectue au Anniversaire de la reine Concerto pour violoncelle – F. profit des pauvres. – Semler ?* 10/03/1810 – Salle de concert du Overture – F. W. Salingre* Références : Nationaltheater Concerto pour piano – J. L. Dussek VZ, n° 29 (8 mars 1810) ; AmZ, n° 27 (4 avril 1810). Trio – B. A. Weber*

Potpourri pour violoncelle – F. Semler ?*

Joué devant la Cour entière. Anniversaire de la reine – « Nachfeier » 13/03/1810 Te Deum – V. Righini* Références : Weißer Saal, Berliner Schloß VZ, n° 32 (14 mars 1810) ; HSZ, n° 32 (15 mars 1810) ; AmZ, n° 27 (4 avril 1810).

Organisé par la Singakademie. Anniversaire de la reine Hymne – C. F. C. Fasch* – 13/03/1810 – Te Deum – C. Zelter* Références : Singakademie HSZ, n° 32 (15 mars 1810) ; AmZ, n° 27 (4 avril 1810).

Ouverture – J. F. Reichardt*

« Trauerode » – F. G. Klopstock Au profit du Luisenstift. Ouverture de Alceste – C. W. Décès de la reine/ Gluck – 03 ou Anniversaire du roi Requiem – W. A. Mozart Références : 04/08/1810 – « Durch einen kam der Tod » ZeW, n° 161 (13 août 1810), Nationaltheater et « Halleluja » tiré du Messias 1279 ; AmZ, n° 52 (26 – livret de F. G. Klopstock et C. septembre 1810), 837. D. Eberling ; musique de G. F. Händel

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Requiem – W. A. Mozart

« Trauerode » – livret de F. G. – Klopstock ; musique de J. F. Décès de la reine (Messe Reichardt* – catholique) 06/08/1810 « Domine, salvum fac regem » Références : – – musique de B. A. Weber* ZeW, n° 161 (13 août 1810), Hedwigskirche « Halleluja » tiré du Messias – 1279-1278 ; AmZ, n° 52 (26 livret de F. G. Klopstock et C. D. septembre 1810), 837. Eberling ; musique de G. F. Händel

Organisé par G. A. « Sie ist nicht mehr » – livret Schneider (musicien royal) de K. Duncker* ; musique de C. pour venir en aide aux F. L. Hellwig* Funéraille de la reine pauvres. 18/08/1810 Fantaisie pour harmonica sur « Gedächtnißfeier » Le buste en marbre de la Répété au « Wie sie so sanft ruhn » – F. reine est exposé. 25/08/1810 Salle de concert du Pohl Opernhaus Références : « Nachtfeier » (cantate) – livret d’H. L. A. Arnim* ; HSZ, n° 101 (23 août 1810) ; musique de G. A. Schneider* AmZ, n° 52 (26 septembre 1810), 838.

Ouverture – E. Méhul Organisé par Johann Couronnement ; « Friedrich der Einzige » – C. F. Philipp Samuel Schmidt. Anniversaire de Frédéric D. Schubart – le Grand (25 janvier) Fantaisie pour harmonica – F. Références : « Vorfeier » (en Pohl l’honneur du VZ, n° 6 (12 janvier 1811) ; 16/01/1811 82 Couronnement) ; « Lyrisches Monument » HSZ, n° 7 (15 janvier « Gedächtnißfeier » (en (cantate dédiée à la reine) – J. 1811) ; HSZ, n° 9 (19 l’honneur de Frédéric le P. Schmidt* janvier 1811) ; VZ, n° 13 Grand et la reine) « Die Macht des Gesanges » – (29 janvier 1811) ; AmZ, n° 7 (13 février 1811), Loge des Trois Globes livret de F. Schiller ; musique de A. Romberg 131-132.

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Symphonie – J. Haydn

Aria – V. Righini* Organisé par G. A. Concerto pour violon en B Schneider (musicien royal) majeur – C. W. ( ?) Hennig (ou dans le cadre de ses Anniversaire de Frédéric Henning) concerts par abonnement. le Grand Seconde partie : – 24/01/1811 « Gedächtnißfeier » Gedächtnißfeier Friedrich des Références : Große Salle de concert du VZ, n° 7 (15 janvier 1811) ; Nationaltheater Symphonie–Frédéric le Grand* HSZ, n° 10 (22 janvier Allocution – ? 1811) ; HSZ, n° 12 (26 janvier 1811) ; VZ, n° 13 « Trauercantate auf den Tod (29 janvier 1811). Friedrichs des Großen » – J. F. Reichardt*

En aide au Luisenstift et à la Luisenstiftung. Anniversaire de la reine Der Wanderer (cantate) – livret – – 09/03/1811 de C. A Tiedge* ; musique d’H. Références : Salle de concert du Himmel* Opernhaus VZ, n° 31 (12 mars 1811) ; AmZ, n° 13 (27 mars 1811), 229.

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Ouverture et Trauerchor de Trauer-Kantate (à partir d’un nouveau texte) – livret de C. Herklots* ; musique de B. A. Weber*

Allocution – livret de ? Robert

« Trauer-Gesang am Grabe der Unvergeßlichen » – livret de « F. M » ; musique d’« A. v. K. »* [Agnes von Knoblauch] Organisé par les directeurs Aria de The Creation, (à partir du Friedrichsstift. d’un nouveau texte) – J. Haydn La statue de la reine est Anniversaire de la reine Psaume 98 – traduit par M. exposée. Mendelssohn* ; musique de G. « lyrisch-musikalische Meier-Beer* Références : 17/03/1811 Nachfeier » Ouverture et chœur d’ Alceste, HSZ, n° 31 (12 mars 1811) ; Salle de concert du avec une scène ajoutée et à VZ, n° 31 (12 mars 1811) ; Nationaltheater partir d’un nouveau texte – C. VZ, n° 34 (19 mars 1811) ; W. Gluck HSZ, n° 34 (19 mars 1811) ; AmZ, n° 16 (17 avril 1811), Duetto (à partir d’un nouveau 274-275. texte) – W. A. Mozart

« Hymne an Gott » de la Friedens-Kantate – livret de C. Herklots* ; musique de B. A. Weber*83

« Domine, salvum fac regem » (Krönungsgesang) de Die Jungfrau von Orleans – livret de F. Schiller ; musique de B. A. Weber*

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« Klaggesang » avec chœurs et arias – livret de C. Herklots* ; musique de B. A. Weber* Organisé par August Iffland (directeur du « De profundis » – C. W. Gluck Nationaltheater), pour « Lauda ! » tiré de l’Oratorio venir en aide au Die Pilgrimme – J. A. Hasse* Luisenstift et à la Luisenstiftung. Décès de la reine « Hymne an Gott » (probablement comme, le Une nouvelle statue de la « Gedächtnißfeier » 20/07/1811 précédent, tiré de la Friedens- reine en Uranie par Salle de concert du Kantate – livret de C. Wichmann est exposée. Nationaltheater Herklots* ; musique de B. A. Références : Weber* VZ, n° 85 (16 juillet 1811) ; « Domine, salvum fac regem » HSZ, n° 86 (18 juillet (probablement comme, le 1811) ; VZ, n° 88 (23 juillet précédent, tiré de Die Jungfrau 1811) ; AmZ, n° 39 (25 von Orleans – livret de F. septembre 1811), 654. Schiller ; musique de B. A. Weber*)

Pour venir en aide au Trauersymphonie – B. Luisenstift, au Romberg* Friedrichsstift et à la Luisenstiftung. Anniversaire de la reine Der Wanderer (cantate)– livret de C. A. Tiedge* ; musique de – 10/03/1812 « großes Concert » H. Himmel* Références : Opernhaus Allocution – livret de C. A. HSZ, n° 30 (10 mars 1812) ; Tiedge* HSZ, n° 31 (12 mars 1812) ; Requiem – W. A. Mozart AmZ, n° 17 (22 avril 1812), 276.

Ouverture de Iphigenie in Aulis – C. W. Gluck

Prélude – livret de C. Pour venir en aide au Herklots* ; musique (finale) de Luisenstift, au B. A. Weber*84 Friedrichsstift et à la Anniversaire du Luisenstiftung. couronnement du Concertante pour violon et prince violoncelle – J. Müntzberger – 18/10/1812 « Nachfeier » Scène – D. Cimorosa Références :

Salle de concert du Ouverture de Tigranes – V. HSZ, n° 125 (17 octobre Nationaltheater Righini* 1812) ; HSZ, n° 126 (20 octobre 1812) ; AmZ, n° 49 Scène italienne – ? (2 décembre 1812), Solo de flûte – ? 799-800.

« Salvum fac regem » (chœurs en quatre parties) – V. Righini*

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« Frühling » de Die Jahreszeiten Pour venir en aide au – J. Haydn Luisenstift et à la Anniversaire de la reine Symphonie n° 2 en D Major – L. Luisenstiftung. Beethoven – – 10/03/1813 Messe – J. G. Naumann* Salle de concert du Références : « Trauer-Gesang am Grabe der Nationaltheater HSZ, n° 30 (11 mars 1813) ; Unvergeßlichen » – musique AmZ, n° 19 (12 mai 1813), d’« A. v. K. » [Agnes von 318. Knoblauch]

Ouverture de Ferdinand Cortez – G. Spontini

Scène de Ferdinand Cortez – G. Spontini

Waldemar, Markgraf von Brandenburg (pièce) – Frederick de la Motte Fouqué*

Scène de Iphigenie in Aulis – C. W. Gluck – Anniversaire du roi Scène de Titus – W. A. Mozart – « Große dramaturgische Sulmalle, « Lyrisches Références : 03/08/1813 Duodrama » – livret de C. HSZ, n° 93 (5 août 1813) ; Akademie » Herklots* ; musique de B. A. HSZ, n° 93 (5 août 1813) ; Opernhaus Weber* AmZ, n° 45 (10 novembre Musique de scène de 1813), 740-741. Wallensteins Tod de Schiller – B. A. Weber*

« Neues Divertissement » – ?

« Der, der auf Blitzen fährt » – traduction de « God Save the King » par L. Werner ; musique de « Händel » (« God save the King »)

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Ouverture de Egmont – L. Beethoven

Allocution – livret de F. W. Gubitz*

Récitatif et Aria – B. A. Weber* et V. Righini*

Variations sur « Bey Männer Organisé par les musiciens Anniversaire du welche Leibe fühlen » pour royaux (Weber, Gürrlich et couronnement du violon et violoncelle – B. Schick) pour venir en aide prince Romberg* au Friedrichsstift. « musikalische 17/10/1813 « Dem Andenken Moreau’s » – – Akademie als eine livret de K. Müchler* ; musique würdige Nachfeier » Références : de B. A. Weber* Salle de concert du HSZ, n° 123 (14 octobre Ouverture de Die Vestalin – G. Nationaltheater 1813) ; AmZ, n° 45 (10 Spontini novembre 1813), 743-744. Scène avec chœur – S. Pavesi

Variations pour basson – C. Bärmann

« Kampfruf » (chœur) – livret de F. W. Gubitz* ; musique de B. A. Weber*

Ouverture – P. Winter

Anniversaire du Concerto pour violon – C. Organisé par le couronnement du Möser* Friedrichsstift. prince Scène – D. Cimarosa 16/10/1814 – « Nachfeyer » Scène et Aria – F. Päer Références : AmZ, n° 45 (9 Salle de concert du « In Arm der Liebe ruht sichs novembre 1814), 755-756. Nationaltheater wohl » (chœur avec harmonica) – ?

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Ouverture d’Iphigenie in Aulis – C. W. Gluck

Scène d’Iphigenie in Aulis (pièce) – J. K. A. Levezow*

Herrmann und Marbod oder Der erste deusche Bund (pièce) – A. Organisé par le Graf von Schreiber Brühl pour venir en aide au « Vaterländischen Scène de Lodoiska – S. Mair Verein zur Verpflegung Anniversaire du roi « Das Lied von der Glocke » – F. hülfloser Krieger ». 04/08/1815 Schiller (joué en musique avec « Dramatische Academie – répété le als Nach-feier » des extraits de la partition de 6/08/1815 B. A. Weber* pour Z. Werner’s Références : Opernhaus 85 Die Weihe der Kraft) HSZ, n° 91 (1 août 1815) ; « Schluß-Chor » – livret de. J. HSZ, n° 95 (10 août 1815) ; F. G. Delbrück* ; musique d’H. AmZ, n° 38 (20 septembre Himmel* 1815), 639-641.

« Die Deutschen Frauen » (chanson militaire avec chœurs et danses) – livret de Fr. Kinds ; musique de J. A. Gürrlich*

Ouverture de Colmal – P. Winter

Scène – G. Nicolini

Allocution Pour venir en aide au Anniversaire du Friedrichsstift. couronnement du Chanson en quatre couplets prince (chantée par les orphelins du – 27/10/1816 Friedrichsstift) – ? « Nachfeier » Références : Duetto – S. Maier (Mair) Salle de concert du HSZ, n° 129 (26 octobre Nationaltheater Adagio et Rondo pour 1816) ; AmZ, n° 46 (13 Waldhorn – B. H. Crusell novembre 1816), 793-794.

Duetto d’Armide – C. W. Gluck

Concerto pour flûte et hautbois – F. Westenholz*

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Pour venir en aide aux nécessiteux du Duché de Clèves.

Références : Anniversaire de la reine Messe – J. N. Poißl VZ, n° 29 (8 mars 1817) 10/03/1817 _ Requiem – W. A. Mozart (annoncé par les Garnisonkirche « Königliche Schauspiele ») ; HSZ, n° 29 (8 mars 1817) (annoncé par les « Königliche Schauspiele ») ; AmZ, n° 16 (16 avril 1817), 277.

Ouverture – ?

Allocution – livret de C. Herklots*

Scène de Zaire – P. Winter

Solo de violoncelle – B. Romberg* Organisé par les directeurs du Friedrichsstift. Anniversaire du Chœur (chanté par les couronnement du orphelins du Friedrichsstift) – – prince ? 26/10/1817 Références : « Nachfeyer » Oboe Concerto – J. F. Braun HSZ, n° 128 (25 octobre Loges des Trois Globes Duet from Armide – C. W. Gluck 1817) ; AmZ, n° 47 (19 novembre 1817), 803. Solo pour flûte – ?

Chœurs (chantés par les orphelins du Friedrichsstift) – ?

« Domine salvum fac regem » – ?

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Ouverture de Colmal – P. Winter

Aria de Titus – W. A. Mozart

Allocution – livret de C. Herklots* Anniversaire du Organisé par les directeurs couronnement du Concerto pour hautbois – J. F. du Friedrichsstift. prince Braun – « Nachfeyer » Variations pour Contraviolon – 04/11/1818 Références : Salle située G. A. Schneider* HSZ, n° 132 (3 novembre Französische Aria de Rosamunda – J. F. 1818) ; AmZ, n° 50 (16 Strasse/ Reichardt* Gendarmenplatz décembre 1818), 869. Adagio et Rondo pour 2 cors français –

Chœurs (chantés par les orphelins du Friedrichsstift) – ?

Cavatina (pour harmonica) – P. Winter – Fantasia pour basson – C. G. – Schwarz* Références : Der heilige Lukas (avec Anniversaire de la reine accompagnement VZ, n° 29 (9 mars 1819) harmonique) – A. W. Schlegel* (annoncé par les « musikalische « Königliche 10/03/1819 Akademie »/ « Frühlingslieder » – livret de Schauspiele ») ; HSZ, n° 29 « lyrische Feier » L. Uhland ; musique de C. (9 mars 1819) (annoncé Kreutzer Opernhaus par les « Königliche Récitatif de Wallensteins Tod – Schauspiele ») ; VZ, No, 31 F. Schiller (13 mars 1819) ; HSZ, n° 31 « Thekla, eine Geisterstimme » (13 mars 1819) ; AmZ, n° 15 – F. Schiller (14 avril 1819), 251.

Messe – J. N. Poißl

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Ouverture – A. Romberg

« De profundis » (chanson) – C. W. Gluck

Concertante pour deux violons – A. Romberg – « Die Sehnsucht » – livret de F. Références : Anniversaire de la reine Schiller ; musique d’A. Romberg VZ, n° 31 (9 mars 1820) 10/03/1820 « Concert » (annoncé par les Variations sur des airs russes Opernhaus « Königliche pour violons – B. Romberg* Schauspiele ») ; AmZ, n° 16 « Vertraue Theurer meinem (19 avril 1820), 261-262. Wort » de Samson – G. F. Händel

Potpourri sur des airs très populaires pour deux violons – A. Romberg

NOTES

1. Observation facilement vérifiable à partir des titres des ouvrages portant sur l’histoire de cette période. Voir, par exemple, Karin FRIEDRICH, Brandenburg-Prussia, 1466-1806 : The Rise of a Composite State, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011 ; et Matthew LEVINGER, Enlightened Nationalism : The Transformation of Prussian Political Culture, 1806-1848, Oxford, Oxford University Press, 2000. 2. Un grand nombre de ces réformes avaient fait l’objet de très anciens débats, mais furent déclenchées et rendues nécessaires par la défaite. Toutefois, toutes les réformes envisagées ne furent pas réalisées. L’édit d’octobre 1807, qui abolissait le servage et rendait les citoyens « égaux devant la loi » est décrit par Christopher Clark comme « davantage une déclaration d’intention qu’une véritable loi » ; la promesse d’un parlement national en 1810 et en 1815 ne fut pas non plus tenue. Voir Christopher CLARK, Iron Kingdom : The Rise and Downfall of Prussia, 1600-1947, Londres, Allen Lane, 2006, p. 312-344. 3. Christoph Hellmut Mahling considère cette occupation comme une brève interruption dans le processus de développement de la culture du concert instrumental. Voir Christoph Hellmut MAHLING, « Zum “Musikbetreib” Berlins und seinen Institutionen in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts », in Carl DAHLHAUS, Studien zur Musikgeschichte Berlins im frühen 19. Jahrhundert, Regensburg, Bosse, 1980, p. 31-41. De manière plus générale, la recherche musicologique relative à Berlin s’arrête à cette date, puis reprend après les Guerres de Libération. L’étude de Matthias Röder, par exemple, se termine en 1806. Voir Matthias RÖDER, Music, Politics, and the Public Sphere in Late Eighteenth-Century Berlin, PhD diss., Harvard University, 2009. 4. Quelle que soit la rhétorique idéaliste à propos de « das Volk » à cette période, le véritable « peuple » acteur et participant du temps serait la Bürgertum, qui regroupe les artisans, les boutiquiers et les catégories professionnelles éduquées (respectivement les « citoyens » et les « bourgeois »). Voir M. RIEDEL, « Bürger, Staatsbürger, Bürgertum », dans Otto BRUNNER, Werner CONZE et Reinhart KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe Historisches Lexikon zur politisch- sozialen Sprache in Deutschland, tome 1 (A-D), Stuttgart, Ernst Klett, 1972, p. 697-709 : Pour une comparaison avec un autre territoire passé sous souveraineté française durant la période impériale, voir les usages politiques de la musique par les Napoléonides (Joseph Bonapate puis

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Joachim Murat) analysés par Mélanie TRAVERSIER, Gouverner l’opéra. Une histoire politique de la musique à Naples, 767 Rome, École française de Rome, 2009, p. 27-314, 536-579. 5. Le patriotisme autour de l’État peut être plus ou moins actif auprès de la monarchie. Voir par exemple, Otto DANN et Miroslav HROCH, « Einleitung », dans Otto DANN, Miroslav HROCH et Johannes KROLL (dir.), Nationsbildung am Ende des Heiligen Römischen Reiches, Cologne, SH-Verlag, 2003, p. 9-18. De même, la distinction entre pangermanisme et patriotisme prussien peut se révéler anachronique en raison de l’emploi dans les deux cas des termes « nation » et « national ». 6. Karen HAGEMANN, « Occupation, Mobilization, and Politics : The Anti- in Prussian Experience, Memory, and Historiography », Central European History, vol. 39, n° 4 (décembre 2006), p. 592. 7. « Relationen aus Berlin » und « Berlin, den 1sten August », Neue Feuerbrände, vol. 3, n° 8 (1807), p. 33-48, 67-69. 8. Karen HAGEMANN, op. cit., p. 592. 9. Sur les développements à Berlin plus particulièrement, voir Silke HÖHNE, Die Herausbildung und Entwicklung der Berliner Konzertpraxis zwischen 1779 und 1812/13 – eine Studie zum Prozeß der beginnenden Loslösung bürgerlich geprägter Musiziersphären von höfischen Einflüssen, thèse de doctorat, Universität Potsdam, 1992. 10. « Culture représentationnelle » : il s’agit d’une expression de Jurgen Habermas, définissant le statut des classes dirigeantes qui assument « une attitude entièrement passive sur le reste de la population ». Pour une présentation de sa transmission et pour une introduction à la théorie de Jurgern Habermas sur la sphère publique, voir Tim C. W. BLANNING, The Culture of Power and the Power of Culture : Old Regime Europe 1660-1789, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 5-15, en particulier p. 7. Concernant la Verbürgerlichung de la monarchie allemande au XIX e, voir les travaux récents d’Hubertus BÜSCHEL, Untertanenliebe : Der Kult um deutsche Monarchen, 1770-1830, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006. 11. Voir par exemple James GARRATT, Music, Culture and Social Reform in the Age of Wagner, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; et Ryan MINOR, Choral Fantasies : Music, Festivity, and Nationhood in Nineteenth-Century Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. 12. Thomas BISKUP, « Eine patriotische Transformation des Stadtraums ? Königliches Zeremoniell und nationales Ritual in Berlin um 1800 », dans Claudia SEDLARZ, (dir.), Die “Königsstadt”. Stadtraum und Wohnräume in Berlin um 1800, Hanovre, Wehrhahn, 2008, p. 73-74. Biskup avance que sous Frédéric le Grand la majorité des cérémonies prussiennes de dimension représentationnelle étaient centrées sur l’aspect militaire. 13. Le feste galanti de C. H. Graun fut écrit pour l’anniversaire de reine mère en 1747. 14. Vossische Zeitung (puis VZ), n° 92 (2 août 1803). 15. Pour les comptes-rendus, voir VZ, n° 30 (9 mars 1805) et n° 124 (15 octobre 1805). 16. Gräfin von VOSS, Neunundsechzig Jahre am Preußischen Hofe, Berlin, Richard Schröder Verlag, 1935, p. 139. 17. VZ, n° 31 (12 mars 1808). 18. Herman GRANIER, Berichte aus der Berliner Franzosenzeit 1807-1809 : Nach den Akten des Berliner Geheimen Staatsarchiv und des Pariser Kriegsarchiv, Leipzig, S. Hirzel, 1913, p. 284-285. 19. Allgemeine musikalische Zeitung (puis AmZ), n° 28 (12 avril 1809). 20. Le répertoire comprenait l’opéra de Gluck, Iphigénie in Aulis et l’opéra de Iffland, Der Verein, voir Haude und Spenersche Zeitung (puis HSZ), n° 155 (Iphigenie 18 décembre 1809) ; HSZ, n° 154 (26 décembre 1809) ; Zeitung für die elegante Welt (puis ZeW), n° 11 (15 janvier 1810), p. 37. 21. HSZ, n° 90 (27 juillet 1811). Les anniversaires de la naissance et de la mort de la reine furent en revanche honorés par une suspension de toute activité théâtrale au moins jusque dans les années 1820.

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22. Ces chiffres sont donnés dans le compte-rendu de Johann Carl Friedrich Rellstab dans VZ, n° 32 (14 mars 1810). 23. Le compte-rendu de Rellstab (voir la note précédente) est en fait un supplément de quatre pages incluant un plan indiquant la position de l’ensemble de la troupe. Le compte-rendu de la AmZ, n° 27 (4 avril 1810), 425, le décrit comme «certainement une des plus grandes opérations des temps récents ». 24. AmZ, n° 27 (4 avril 1810), 425. 25. Une exception, celle de la « Grande Académie de Musique » à la Garnisonkirche pour la célébration de l’anniversaire de la reine en 1802 : l’annonce promettait un Te Deum par Reichardt et plus de deux cent-cinquante artistes : VZ, n° 26 (2 mars 1802). Il n’y eut plus de concert de ce type jusqu’en 1808. 26. Parfois de telles célébrations s’inspiraient des célébrations « officielles ». Ainsi, en 1800, Herr Schleritztin, propriétaire d’un jardin près du Stralauer Tor, annonça pour le 5 août prochain, en l’honneur de l’anniversaire du roi, un grand concert de musique instrumentale, qui réunirait, à une adresse connue, un grand nombre de musiciens. Il est possible qu’il s’agisse là d’une démarche évoquant les prologues des théâtres. HSZ, n° 92 (2 août 1800). 27. Voir HSZ, n° 31 (12 mars 1808) ; Morgenblatt für gebildete Stände, n° 81 (4 avril 1808) ; Neue Preußische Kreuzzeitung, n° 155 (9 mars 1913). 28. Voir William WEBER, The Great Transformation of Musical Taste, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 13-16. 29. Le retour des premières troupes fut particulièrement fêté, il s’agissait précisément de ceux qui avaient défendu en 1807 avec succès la ville assiégée de Kolberg, sous le commandement de Ferdinand von Schill, un hussard à la grande popularité. Voir VZ, n° 149 (13 décembre 1808). 30. Schmidt (1779-1853) était membre de la Singakademie dépuis 1801. Il avait été accesseur à la «Kriegs-und-Domänenkammer» et sans emploi entre 1806 et 1811. Voir Ernst FRIEDLAENDER, «Schmidt, Johan», dans Allgemeine Deutsche Biographie (version numérique), http:// www.deutsche-biographie.de. 31. Voir AmZ, n° 16 (18 janvier 1809), 250; HSZ, n° 154 (24 décembre 1808) ; VZ, n° 154 (24 décembre 1808). 32. Voir HSZ, n° 30, 11 mars 1809 ; ZeW, n° 53 (16 mars 1809) ; AmZ, n° 28 (12 avril 1809), 442. 33. Le concert en l’honneur de l’anniversaire du roi en 1808, cette fois en aide au Friedrichsstift et dirigé par Righini, est dans cet esprit peu caractéristique. Peut-être en raison du statut de Righini en tant que musicien de cour, le programme comprenait un répertoire d’opéra et instrumental. Voir VZ, n° 90 (29 juillet 1809). 34. AmZ, n° 16, (17 janvier 1810) ; VZ, n° 8 (18 janvier 1810). 35. HSZ, n° 28 (6 mars 1810) ; AmZ, n° 27 (4 avril 1810), 423. 36. ZeW, n° 161 (13 août 1810), 1279. 37. Voir HSZ, n° 9 (19 janvier 1811) ; VZ, n° 4 (8 janvier 1811) ; VZ, n° 6 (12 janvier 1811). 38. VZ, n° 13 (29 janvier 1811). Si l’on suit le descriptif détaillé de la HSZ (n° 12, 26 janvier 1811), la symphonie était certainement l’ouverture de Frédéric le Grand du pastiche Il re pastore dont la première avait eu lieu en août 1747; quelques morceaux étaient inclus dans le pastiche, Galatea ed Acide, joué en 1748. Je remercie Lena van der Hoven qui m’a envoyé le manuscrit de son livre à paraître, me permettant ainsi d’obtenir ces informations. Voir Lena van der HOVEN, Musikalische Repräsentationspolitik in Preußen (1688-1797). Hofmusik als Inszenierungsinstrument von Herrschaft im politischen Wandel, Kassel, Bärenreiter, à paraître en 2015. 39. Voir VZ, n° 34 (19 mars 1811) ; et HSZ, n° 34 (19 mars 1811). 40. VZ, n° 85 (16 juillet 1811) ; VZ, n° 88 (23 juillet 1811). 41. HSZ, n° 93 (5 août 1813).

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42. Voir HSZ, n° 90 (29 juillet 1815) et n° 91 (1 août 1815). Lors de l’anniversaire du roi au Opernhaus, on joua des extraits d’Aus der Heimkehr des großen Kurfursten de Frédéric de la Motte Fouqué et Des Epimenides Urtheil de Konrad Levezow. 43. VZ, n° 29, 8 mars 1817 44. Ibidem, n° 31, 13 mars 1819 45. Ibid., 9 mars 1820 46. Ibid, n° 92, 1er août 1820 47. Mona OZOUF (La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1976) est l’ouvrage classique sur les fêtes en France pendant la Révolution (mais il contient peu d’éléments sur la musique). Pour une synthèse de la nature de la musique « républicaine », voir Esteban BUCH, Beethoven's Ninth : A Political History, traduction Richard Miller, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. 26-44. 48. [F. L. B.], « Über starkbesetzte Musik », AmZ (27 septembre 1815), n° 39, 651. 49. La difficulté d’assembler de larges chorales est soulignée dans le compte-rendu de la Gedächnißfeier de Schmidt en janvier 1811, dans lequel il était précisé que la musique avait besoin d’être jouée par un plus grand nombre afin d’obtenir tous ses effets. HSZ, n° 9 (19 janvier 1811). 50. VZ, n° 32 (15 mars 1810). 51. Ibidem, n° 8 (18 janvier 1810). 52. Voir AmZ, n° 27 (4 avril 1810), 425 et VZ, n° 32 (15 mars 1810). Dans le second compte-rendu Rellstab donne une liste de quatre solistes, près de deux cents chanteurs de la Singakademie, les quarante membres du chœur du Nationaltheater, entre cinquante et soixante chanteurs de la Singanstalt de Hansmann, et cent soixante-douze musiciens d’orchestre (chaque section instrumentale est répertoriée individuellement). De la même manière, Rellstab nota en 1809 dans son compte-rendu du concert de la « Friedens-Kantate » de B. A. Weber, Vertrauen auf Gott, à la fois le nombre de sections individuelles (quinze flûtes, douze violoncelles, un chœur de trombones, etc.), et le nombre total de chanteurs (cent quarante-deux) : VZ, n° 51 (29 avril 1809). Dans ses pages sur les fêtes musicales un peu plus tard dans le siècle, Ryan Minor relie « l’obsession pour les chiffres » et l’idéal participatif. Ryan MINOR, op. cit., p. 27. 53. Alexander REHDING, Music and Monumentality : Commemoration and Wonderment in Nineteenth- Century Germany, New York, Oxford University Press, 2009, p. 27. 54. Nicholas MATHEW, Political Beethoven, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 102-135, particulièrement p. 104-106, p. 113. 55. [F. L. B.], « Über starkbesetzte Musik », op. cit., p. 651. 56. Alexander REHDING, op. cit., p. 28. 57. AmZ, n° 27 (4 avril 1810), 425. 58. Alexander REHDING, op. cit., p. 42. 59. Christoph Henzel observe que lorsqu’ils les annoncent, les organisateurs de concert du XVIIIe siècle ont tendance à se référer au contexte originel du Te Deum. Mais ils en précisent la fonction avec une preußische Staatsmusik. Voir Christoph HENZEL, Berliner Klassik : Studien zur Graunuberlieferung im 18. Jahrhundert, Beeskow, Ortus Musikverlag, 2009, p. 342-344. Sur la réception du Te Deum de Graun à Berlin au XVIIIe siècle, voir Matthias RÖDER, op. cit., p. 119-126. 60. Sur l’emploi politique du Te Deum, voir Friedrich Wilhelm RIEDEL, «Kirchenmusik als politische Repräsentation. Zur Vertonung des “Te Deum laudamus” im 18. und 19. Jahrhundert», dans Peter ACKERMANN (dir.), Festschrift für Winfried Kirsch zum 65. Geburtstag, Tutzing, Schneider, 1996, p. 117-129. 61. VZ, n° 8 (18 janvier 1810). 62. Sur l’écho politique de Schiller à Berlin pendant cette période, voir mon article à paraître, « Staging Singing in the Theater of War (Berlin, 1805) », Journal of the American Musicological Society, Vol. 68, n° 1 (printemps 2015). La musique de B.A. Weber pour la Deodata de Kotzebue (la

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pièce offerte pour l’anniversaire de la reine en 1810) et de Die Weihe der Kraft de Zacharias Werner de 1806 fut aussi incluse dans les concerts d’anniversaire. 63. AmZ, n° 13 (27 mars 1811), 229 ; HSZ, n° 30 (10 mars 1812). 64. Christopher CLARK, The Iron Kingdom, op. cit., p. 385. 65. Dana GOOLEY, « Enacting the Revolution : Thalberg in 1848 », in Nicholas COOK and Richard PETTENGILL (éd.), Taking it to the Bridge : Music across the Disciplines, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2013, p. 107. 66. Thomas NIPPERDEY, Germany from to Bismarck 1800-1866, traduction Daniel Nolan, Princeton, Gill & Macmillan, 1996, p. 69. 67. Le monument fut commandé en 1839 mais pas achevé avant 1851 : voir Thomas NIPPERDEY, « Nationalidee und Nationaldenkmal in Deutschland im 19. Jahrhundert », Historische Zeitschrift, Vol. 206, n° j, 1968), p. 534-539. 68. Herman GRANIER, op. cit., p. 497. 69. Sur la notion de « modernisation défensive » dans un contexte musical, voir mon article «Staging Singing». 70. Hans-Ulrich WEHLER, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, Vol. 1, Munich, C.H. Beck, 1987, p. 345-546. 71. Ibidem, p. 345. 72. Thomas BISKUP, op. cit., p. 79-80. 73. Ibidem, p. 75. 74. « Was macht unsere politischen und auch die wenigen Volksfeste so öde und kraftlos? Der Mangel an guten Volksliedern, wodurch das wahre patriotische Feuer, der Enthusiasmus für Vaterland und vaterländische Verfassung in den Herzen entflammt würde », dans HOCHE, « Über den Werth der Volkslieder », Jahrbücher der preußischen Monarchie, vol. 2 (1799), p. 3-16. 75. Hubertus BÜSCHEL, op. cit., p. 81-85. 76. Dieter DÜDING, «Einleitung» in Dieter DÜDING, Peter FRIEDEMANN et Paul MÜNCH (dir.), Öffentliche Festkultur : Politische Feste in Deutschland von der Aufklärung bis zum Ersten Weltkrieg, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1988, p. 16. 77. Cité in James GARRATT, Music, Culture and Social Reform, p. 87. Voir également Sebastian HENSEL, Die Familie Mendelssohn, 1729-1847. Nach Briefen und Tagebüchern, Vol. 1, Berlin, Behr, 1906, p. 319. 78. Dieter DÜDING, op. cit., p. 15. 79. James GARRATT, op. cit., p. 91. 80. De nombreux Préludes et livrets pour ces concerts anniversaires étaient des mains du Berliner Kriegsrat et du poète Karl Müchler. Un certain nombre de textes se trouvent dans K. MÜCHLER, Gedichte. Niedergelegt auf dem Altar des Vaterlandes, Berlin, Salfeld, 1813. 81. Le Morgenblatt rappelait que le directeur du Luisenstift, Herr Hanstein, fut aussi pris d’une telle fièvre de charité. 82. Selon la AmZ, l’oeuvre avait été jouée auparavant au Königsberg « Gedächtnißfeyer » en l’honneur de la reine. 83. Une annonce de la HSZ indique qu’à la fois Trauer- et Friedens-Kantaten étaient de C. M. von Weber, mais la HSZ dans son compte-rendu et la VZ dans son compte-rendu et dans son annonce indiquent qu’elles étaient de B. A. Weber. Aucune Friedens-Kantate n’apparaît dans les listes de l’ouvrage de C. M. von Weber ; en revanche, on sait que B. A. Weber en a écrit une en 1809, intitulée Vertrauen auf Gott : voir VZ, n° 51 (29 avril 1809). 84. Il semblerait que cela soit un nouvel exemple lors de ces concerts patriotiques d’une nouvelle adaptation de la pièce très populaire de B. A. Weber, cette fois avec la musique de Deodata d’August von Kotzebue, dont la première remonte à l’anniversaire de la reine en 1810. Voir AmZ, n° 49 (2 décembre 1812), 799-800.

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85. Die Weihe der Kraft, la pièce controversée de Zacharias Werner au sujet de Martin Luther, avait provoqué une grande sensation à Berlin en 1806. La partition de B. A. Weber avait été particulièrement applaudie. Voir les comptes-rendus dans HSZ, N°s. 71-74 (14-21 juin 1806).

RÉSUMÉS

La victoire des Français sur la Prusse en 1806 et les réformes qui suivirent sont généralement considérées comme les catalyseurs de la montée du sentiment national et de la renégociation des relations entre le monarque, l’État et le peuple. Malgré une cour exilée et un Berlin occupé, les transformations de la vie musicale y ont également joué un rôle, comme l’indique le développement de concerts publics organisés afin de célébrer les anniversaires royaux. En un contraste saisissant avec les programmes éclectiques traditionnels, les choix musicaux et l’importance des effectifs révèlent, lors de ces anniversaires, une volonté concertée de représenter l’État prussien aux Berlinois, grâce à des chœurs massifs et à des compositeurs locaux, anciens et contemporains. Tout en replaçant ces concerts dans la tradition des fêtes nationales, je montre comment ces événements monarchiques aux accents conservateurs ont eu pour effet de propager et exprimer la solidarité du peuple prussien, et ont contribué sur le long terme à l’appropriation de la symbolique et du cérémonial monarchique au service de l’État nation.

Prussia’s defeat by the French in 1806 and the subsequent reforms are generally considered catalysts to the growth of national sentiment and the renegotiation of the relationship between monarch, state and populace. In occupied Berlin, with the court in exile, changes in musical life also reflected and contributed to these developments, as seen in the establishment of public concerts to celebrate royal birthdays. In sharp contrast to the usual cosmopolitan miscellany, the choice of music and forces for the birthday concerts amounted to a concerted effort to represent the Prussian state to Berliners through the use of local composers past and present and massed . Considering the concerts within the tradition of the national festival, I show how these seemingly conservative dynastic occasions propagated and expressed popular Prussian solidarity, and contributed to the longer-term appropriation of monarchical symbolism and ceremony in the service of the nation state.

INDEX

Mots-clés : Berlin, fête nationale, anniversaire monarchique, concerts patriotiques

AUTEURS

KATHERINE HAMBRIDGE Research fellow, University of Warwick Coventry CV4 9AL

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UK [email protected]

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La Restauration de la musique de la Chapelle royale et les fantômes de l’Ancien Régime (1814-1815) The Restoration of the Music of the Royal Chapel and the Ghosts of the Old Regime (1814-1815)

Youri Carbonnier

1 Jusqu’au 10 août 1792, la Musique du roi constitue un rouage essentiel, car quotidien, de la vie de la Cour, déjà diminué après le transfert aux Tuileries1, puis nettement affaibli après l’incident de Varennes, entraînant le déplacement de la messe dans la galerie des Ambassadeurs, vraisemblablement sans musique2. Depuis le règne de Louis XIV, plus particulièrement depuis l’installation à Versailles, la messe basse quotidienne, accompagnée de musique, est en effet un moment phare, durant lequel chaque courtisan peut voir le roi et en être vu, ce qui en fait un moyen de gouvernement et d’éclat de la souveraineté.

2 C’est à ce titre que la messe en musique, désormais dominicale3, fait sa réapparition en 1802, gagnant progressivement en pompe avec l’augmentation des effectifs musicaux entamée en 18044, puis avec l’aménagement, par Percier et Fontaine, de la chapelle des Tuileries, inaugurée le 2 février 1806. L’aménagement de la tribune de la Musique y doit beaucoup à l’inspiration versaillaise, ce qui n’a pas été souligné jusqu’à présent : face à la tribune du souverain, elle accueille les musiciens dans un espace en amphithéâtre aménagé au-dessus de la sacristie et surplombant l’autel5. Le mimétisme va jusqu’au maintien du partage des exécutants en deux groupes, à droite et à gauche, pratique courante à la chapelle de Versailles6.

3 La Musique de la Chapelle du roi ne peut échapper à la vaste opération de restauration de la Cour d’Ancien Régime mise en œuvre en 1814. Impliquant des compétences particulières, la Musique est peu concernée par la course aux places qui, au sein de la Maison du roi, oppose les rejetons de l’ancienne noblesse à ceux de la noblesse impériale7. Pour autant, elle n’échappe pas tout à fait à la brigue des anciens musiciens

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ou aux réclamations de leurs descendants, avec un succès relatif et variable selon la période.

Parer au plus pressé : la Musique provisoire de 1814

4 Dans les journées confuses d’avril 1814, rares sans doute sont ceux qui se soucient de la situation de la Musique de la Chapelle. Le directeur de la Musique impériale, Jean- François Le Sueur (notre unique source directe, et combien prolixe, pour cette période), se présente aussitôt comme l’homme de la situation, capable d’offrir à Louis XVIII – et en attendant, à son frère le comte d’Artois, entré à Paris le 12 avril avec le titre de lieutenant général du royaume et aussitôt assailli « de placets, de pétitions, de mémoires et d’écrits »8 – un ensemble musical digne de la monarchie des Bourbons restaurée. Il se démène pour le maintien du statu quo, obtenu provisoirement le 1er mai, et pour donner au roi un accueil digne de Louis le Désiré : le Te Deum célébré à Notre- Dame le 3 mai doit constituer la preuve de l’opportunité de sa proposition, face aux contre-projets qui se multiplient9.

5 Le 16 mai 1814, il adresse au comte de Blacas, ministre de la Maison du roi, et au duc de Duras, premier gentilhomme de la Chambre10, un mémoire extrêmement précis sur la Musique provisoire, assorti de comparaisons avec celle de l’Ancien Régime et d’une justification détaillée de ses choix pour l’avenir, documents qui lui auraient été demandés « par écrit, dès le mois d’avril » et qu’il signe « le chevalier Le Sueur, provisoirement directeur et compositeur de la musique du Roi »11.

6 La comparaison du dernier état de paiement des musiciens de l’Empire12 avec celui que fournit Le Sueur atteste une continuité quasi absolue, soulignée par un papillon sur le titre de ce dernier, où une main anonyme a tracé : « État de la Musique de la chapelle de Buonaparte », suivi de, au crayon, « telle qu’elle existe encore ». On ne saurait plus clairement définir la stabilité de la situation, assez semblable à celle des autres départements de la Maison du roi, en particulier des services techniques13.

7 À y regarder de plus près, l’effectif monte à cent-six personnes (dont cent-un musiciens) au lieu de quatre-vingt dix-sept (quatre-vingt onze musiciens) : quatre artistes absents et quatorze nouveaux. Tout à la défense de l’ensemble qu’il dirige depuis une décennie, Le Sueur bâtit ainsi habilement l’image d’une machine solide, parfaitement opérationnelle. Trois chanteuses sont absentes, « vu des rapports faits contre elles, mais qui paroissent être erronés »14, ainsi que le hautboïste Gebauer, disparu pendant la retraite de Russie à la tête de la musique de la Garde impériale15. Les nouveaux sont soit des chanteurs (quatre femmes et sept ténors16), soit des membres d’un « quatuor récitant » (deux harpes, cor et violoncelle)17. Par cette augmentation d’effectif, Le Sueur fige la masse salariale à un niveau élevé, tout en s’ingéniant à démontrer l’économie réalisée par rapport à 1789. Malgré cela, pour deux tiers des nouveaux ce ne sera qu’un feu de paille, qu’illustre le refus de paiement signifié au ténor Ménars en 1815, car il n’apparaît que sur un projet et n’a été convoqué que « très irrégulièrement »18. Enfin, l’organiste Nicolas Séjan semble avoir été ajouté après coup, pour réparer un oubli bien compréhensible du fait que la chapelle des Tuileries ne possédait pas d’orgue à cette époque19. De fait, le grand aumônier de Louis XVIII, Talleyrand-Périgord, a chargé Séjan de tenir les claviers, dès qu’il aurait trouvé un instrument. Aidé du facteur Dallery, Séjan fait transférer en urgence l’orgue de la chapelle du château de Saint-Cloud, qui sonne aux Tuileries dès le dimanche 8 mai20.

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8 Dans ce document essentiel, Le Sueur tâche avant tout de pérenniser la situation provisoire de la Musique. Pour cela, il avance en particulier deux arguments : son efficacité, forgée par une longue pratique commune qui, seule, permet « la précision vocale exigée »21, et l’économie réalisée. C’est là l’argument suprême, asséné dès la première page : même en ajoutant aux musiciens en place huit ou neuf anciens encore en état de servir, le budget global (180 000 francs) demeure inférieur aux 260 000 francs prévus par l’édit portant règlement sur la Musique du roi de mai 1782. Cette économie est due au fait que les artistes actuels, les meilleurs musiciens de Paris, peuvent se contenter de traitements moindres, car ils sont aussi salariés d’un des théâtres de la capitale, ce que les astreintes d’un service quotidien à Versailles rendaient impossible sous l’Ancien Régime. Ce faisant, Le Sueur fourbit ses armes pour sauvegarder les titulaires, face à une offensive des anciens musiciens du roi, qui explique à la fois les huit à neuf places offertes à ces derniers dans son projet et la mention entre parenthèses « de l’ancienne Mque du Roi », pour cinq artistes en exercice22.

9 Cette offensive des « revenants »23 est-elle réelle ? Est-elle aussi massive et dangereuse que Le Sueur le prétend ? Ne s’agit-il pas pour le directeur de la Musique de sauver avant tout sa propre position ?

L’offensive des « revenants » de l’Ancien Régime

10 Dans son long mémoire, Le Sueur évoque à plusieurs reprises une offensive des anciens musiciens du roi visant, selon lui, à évincer et à remplacer les artistes en place. Elle s’inscrit dans le mouvement de reconstitution informelle de la cour, encouragé par la volonté royale « de rappeler de préférence à tous autres les anciens titulaires »24.

11 Sans jamais nommer ses adversaires, Le Sueur concentre ses piques sur un « survivancier-surintendant » qu’il est aisé d’identifier. En effet, Jean Paul Gilles Martini25 avait obtenu la survivance d’une charge de surintendant de la Musique du roi le 28 février 178826. À ce titre, comme les autres anciens titulaires d’offices ou héritiers d’officiers de l’ancienne monarchie, Martini peut réclamer la fonction ou, à défaut, le remboursement de la finance de sa charge, que l’état du Trésor ne permet pas en fait d’envisager27. Selon Le Sueur, son rival « a prouvé un très beau talent par plusieurs ouvrages au théâtre de l’opera comique, mais [il] n’a jamais été maître de chapelle » et il est vrai que la tâche du surintendant était presque exclusivement profane avant la Révolution28. Ce compositeur (« non français », précise-t-il fielleusement) n’aurait de toute façon « point l’intention, vu son grand âge, de faire les services actifs, ni de composer les musiques nécessaires à la chapelle, ce qui est un travail considérable »29.

12 Pour Le Sueur, le vieux survivancier incarne surtout la menace de perdre une position confortable et enviable, longtemps attendue, qu’il considère avoir obtenue par son seul mérite30. Cela suffit sans doute à expliquer l’acharnement presque obsessionnel avec lequel il dénonce son rival dans ses écrits de l’été 1814. Martini est-il le Machiavel qu’il décrit ? Sans doute pas. Certes, dans une lettre adressée le 20 avril 1814 au comte Beugnot, ministre de l’Intérieur, Martini s’appuie sur le rôle dévolu au surintendant pour obtenir l’exécution de son Te Deum à Notre-Dame lors de l’entrée de Louis XVIII, mais, comme Le Sueur, il porte ses coups contre Choron31. S’il est certain que la musique de Martini se fait entendre à la chapelle32, les traces de son action sont rares dans les archives. Mais son influence, potentiellement réelle (il dirigeait en 1789 l’orchestre du théâtre de Monsieur, placé sous la protection du futur Louis XVIII33), a pu

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user d’intermédiaires. Ainsi, fut-il peut-être à l’origine des listes d’anciens musiciens qui ont fleuri alors ; il semble en tout cas avoir promis, hors de tout cadre formel, des emplois à certains34.

13 Quoi qu’il en soit, Martini n’agit pas seul dans ce retour des anciens et Le Sueur évoque « plusieurs musiciens de la Chapelle de Louis XVI », voire « quelques anciens pensionnaires de la musique de Louis XV » qui auraient échafaudé de nouveaux projets35. De fait, Métoyen, bassoniste à partir de 1760 et doyen de la Musique du roi, qui semble au cœur des revendications de l’ancienne chapelle, appartient à ces deux groupes36. Jadis chargé de dresser chaque année un état de la Musique (parfois illustré, nous l’avons vu), il en a conservé les minutes, sur lesquelles il s’appuie pour dresser des listes de ses anciens collègues, assorties de commentaires sur l’organisation générale, aussi bien que sur les capacités ou les adresses des survivants37. L’une d’elles évoque les musiciens « qui ont droit à être replacés »38. Métoyen s’est donc investi pour ses anciens camarades, parmi lesquels figure son fils Guy Joseph, sobrement qualifié de « bon violoncelle » – quant à lui, trop âgé pour exercer la musique, il réclame, outre sa pension, « le titre honorifique de Bibliothécaire de la Grande Chapelle »39. Notons que ces documents ne précisent jamais l’appartenance de certains anciens à la Chapelle impériale et que les observations s’inscrivent toutes dans le registre le plus positif : « il chante avec beaucoup de goût » ou « très bien », voire « il fait encore plaisir ».

14 Métoyen pourrait être également à l’origine (ainsi que Martini, qui n’y apparaît pas) de deux listes intitulées « Projet d’organisation de la Musique du Roi », égarées au sein du fonds de la Musique du roi de l’Ancien Régime, mais indéniablement datables de 181440. On y trouve des propositions d’emplois de musiciens présents à Paris, avec, pour certains d’entre eux, la précision « de l’ancienne chapelle » (royale, donc) ou « de la nouvelle chapelle » (i.e. impériale). Une autre main (qui pourrait appartenir à Le Sueur) a ajouté des commentaires, parfois laudateurs (« 1er talent », « fort en état de servir », comme Cardon), d’autres fois interrogatifs (« bien âgé pour chanter » pour Platel ou Josephini, à propos de qui on lit en outre « a-t-il conservé ses moyens ? »), plus rarement assassins (« n’est pas musicien » pour Catalan, qui, comme par hasard, est « proposé par Martini », ou pire, sur Théodore : « il n’est nullement musicien et ne chante ni juste ni en mesure »).

15 Tout ceci paraît loin de la tentative de putsch évoquée par Le Sueur, lui-même du reste plus nuancé et conciliant dans certains de ses écrits. Au demeurant, bien des anciens ne sont plus en mesure de servir et ne se font aucune illusion à ce propos. Une comparaison entre les listes des trente-neuf musiciens encore vivants et les suppliques adressées à l’administration de la Maison du roi41 montre deux choses. En premier lieu, ceux qui ont dû reconstruire leur vie après la dissolution de la Musique du roi ne sont pas toujours désireux de reprendre du service. Ainsi, Métoyen fils, bien que réintégré au début de 1815, envoie une lettre de démission fort bien tournée à Martini, dans laquelle il argue « d’une Place que j’occupe ne me laissant pas la liberté de remplir exactement le devoir que je m’imposerais en acceptant celle que vous et Monseigneur le Duc de Fleury avez cru juste de me rendre à la Musique du Roi »42. Quant aux autres, ils aspirent plus à une retraite, assortie d’une pension conforme à l’édit de 1782, qu’à une réintégration. Cette catégorie, la plus importante, regroupe les vétérans et ceux qui auraient dû l’être sans la Révolution. Ainsi, l’ancien hautboïste Jean-François Rostenne, vétéran depuis 1782, souhaite retrouver la totalité de sa pension, avançant ses déboires, à Paris et à Lyon, comme gage de sa fidélité inébranlable à la monarchie43. Jean Joseph

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Évelart, ayant servi 16 ans (de 1777 à 1792) comme flûtiste, « reparoit »44 pour réclamer la pension égale à la totalité de ses appointements, « d’après l’édit du Roi de 1782, qui [l’]accorde aux instrumens à vent, après 15 années de service […] Sa Majesté n’ayant pas abrogé l’édit sus-nommé »45.

16 Certes, comme l’écrit Le Sueur, la plupart des « anciens musiciens de Louis XV et de Louis XVI […] ont de 66 à 75 ans »46 et il est à craindre qu’ils ne réclament des places que pour obtenir une pension tenant compte des services passés. Pourtant, ces neuf mois de projets et de contre-projets accouchent d’une organisation assez peu bouleversée, malgré des mouvements de personnels non négligeables.

L’établissement de la Musique de la Chapelle du roi (janvier 1815)

17 Le 1er janvier 1815, la Musique est définitivement organisée avec un effectif de cent personnes (dont quatre-vingt huit musiciens)47 : quarante-neuf nouveaux venus émargent désormais sur les listes, tandis que cinquante-six membres de la Musique provisoire sont remerciés. C’est donc un échec pour Le Sueur, qui sauve sa place, mais (exemple typique de la méthode de distribution des places sous la première Restauration) doit la partager avec Martini et perd une partie de son traitement, ramené de 10 000 à 6 000 francs.

18 L’une des décisions les plus marquantes confirme les craintes exprimées par Le Sueur six mois plus tôt : les chanteuses sont exclues de la Musique, remplacées par des « pages » (qui s’ajoutent aux cent personnes de l’état). Ces dix jeunes garçons (plus deux suppléants, ce qui correspond à la situation de 1790), placés sous la houlette du pianiste Louis Emmanuel Jadin, lui-même ancien page de la Musique du roi, sont censés assurer désormais le pupitre de dessus, avec l’aide du castrat Josephini, dont la voix semble encore solide à 60 ans passés, et de quatre nouveaux faussets48. L’éviction des femmes d’un ensemble voué spécifiquement à la musique d’église sonne comme un écho aux débats sur le sujet qui avaient agité la Chapelle royale sous le règne de Louis XV : alors que son prédécesseur avait autorisé l’apparition de quelques femmes à la tribune de sa chapelle, elles en furent écartées au profit de nouveaux castrats italiens.

19 Vingt anciens surnagent parmi les nouveaux venus de 1815 (41 %), dont Mornard, qui retrouve sa place de secrétaire. Contrairement aux craintes de Le Sueur, la Musique n’a pas été assaillie par des vieillards cacochymes chasseurs de pension. Deux septuagénaires qui ne peuvent plus chanter, Le Roux (qui avait repris du service en 1802) et Pusseneau, font figures d’exception en retrouvant leurs places de 1792, comme avertisseurs, en charge de prévenir leurs collègues des activités musicales49. Les autres sont tous opérationnels, qu’ils soient sexagénaires, comme la basse Platel, les ténors Richer et Guichard (également maître de chant des pages), le corniste La Motte, le hautboïste Garnier ou le violoniste Guénin, ayant servi Charles IV d’Espagne exilé à Marseille50, ou quadragénaires, comme les violonistes Marcou et Eigenschenck, le contrebassiste Gelinek, le flûtiste Besozzi ou deux anciens pages, désormais ténors, Félix et Durais51. Les autres sont des hommes nouveaux, jeunes pour la plupart, dont la moitié recrutés comme chanteurs. Leurs carrières antérieures sont quasi inconnues52, mais tous semblent avoir été reçus pour leurs qualités musicales – leur longévité à la Chapelle milite en ce sens –, y compris Cauchoix, fils d’un ancien musicien du roi. Pas

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de favoritisme inconsidéré, ni de dévalorisation de la qualité musicale, donc53. Une faveur est cependant accordée aux « revenants » : ils ont droit à un traitement annuel de 1 500 francs, quand leurs collègues du même pupitre touchent 300 ou 400 francs de moins54.

20 Quant aux réformés, près des deux tiers (34 personnes, dont 15 femmes) sont des chanteurs. Plus qu’une épuration politique – sauf, peut-être, pour Lays dont les opinions révolutionnaires étaient notoires55 –, c’est un nettoyage moral : la défense présentée par Le Sueur n’a pas su détruire l’idée que des chanteurs d’opéra étaient inconvenants à la chapelle. La précision de n’avoir jamais été attachée au théâtre que Mme de Staiti a cru devoir apporter dans sa réclamation du 11 janvier 1815 est symptomatique à cet égard56. L’éviction du deuxième chef d’orchestre, Rochefort, qui occupe un poste similaire à l’Opéra, découle sans doute du même principe, mais aussi d’une volonté de rationalisation : Persuis, désormais « chef de chœur », suffit d’autant mieux à la tâche que Kreutzer peut le suppléer. Il est plus difficile de comprendre la réforme de cinq violoncellistes et d’autant de seconds violons, si ce n’est pour Ertault, de l’ancienne Chapelle, qui est mis à la retraite57.

21 Bien entendu, les réclamations ne tardent guère. Marand, « 2e secrétaire de la Direction », prétend, avec une impudence rare et une démonstration aussi douteuse qu’alambiquée, avoir servi le roi depuis onze ans. La succession des rois Bourbons étant ininterrompue depuis Louis XVI, écrit-il, « il n’y a point d’interrègne. Cet argument est péremptoire et sans réplique. Mes onze années de service ont donc incontestablement eu lieu dans la musique de la Maison du Roi. Je suis donc apte à jouir du Bénéfice de l’Edit de 1782 »… Et de réclamer sa pension entière, en insistant sur le fait qu’il n’a pas démissionné58. Cet aplomb insolent demeure néanmoins rare59, face aux suppliques larmoyantes des « pauvres refformez de la chapelle », qui implorent le paiement des neuf mois de service de 1814 : « ils attendent cette grace de votre humanité si vous etiéz persuadéz combien ils gémissent vous en seriez touché »60. Dans une autre du même tonneau, datée du 15 mars, l’auteur, malheureusement anonyme, ne craint pas d’affirmer être prêt à « partir pour la défense du roi » – à cette date, Napoléon est déjà à Autun –, mais ne pouvoir le faire tant que ses neuf mois de service pour le roi ne lui auront pas été payés. Il a en effet « besoin de ce secours pour le laisser a [sa] famille pour la soulager pendant [son] absence » et n’hésite pas à finir ainsi : « plusieurs voudroient se jetter aux pieds du roi pour implorer sa miséricorde ! »61. Gageons qu’il n’en fit rien et fut réintégré à compter du 20 mars, comme la quasi-totalité des réformés de janvier, dans la Musique impériale ressuscitée.

Le sursaut des Cent-Jours et la stabilisation

22 Les états de paiement du « gouvernement intérimaire »62 disent clairement le retour à l’organisation de 1814 : à neuf exceptions près (dont Séjan), tous les musiciens de la Musique provisoire y sont présents. En revanche, aucun nouveau de janvier n’y apparaît et ce n’est vraisemblablement pas par choix de leur part. Bien entendu, aucun n’accompagne Louis XVIII à Gand63 et Martini ne tarde pas à informer le comte Élisabeth-Pierre de Montesquiou, grand chambellan de Napoléon, que « les musiciens employés à la chapelle depuis le 1er janvier 1815, et qui ne font plus partie de la musique de la Chapelle de S.M. » demandent à recevoir au plus vite leurs appointements du mois de mars64. Dans ce groupe d’une quarantaine se rencontrent

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certains des neuf disparus évoqués plus haut : est-ce l’expression d’un choix réfléchi ? C’est vraisemblable pour les ténors Courtin et Rignault qui, dans l’espoir d’accélérer le paiement d’une indemnité due pour 1814, soulignent n’avoir point servi « pendant l’interregne » et avoir « été privé [s] de leur traitement pendant trois mois »65. Quant à Lhoste qui avait chanté sous Louis XVI puis dès 1802, son décès, survenu le 19 avril 1815 « par suite de la douleur qu’il éprouva à la révolution du 20 mars précédent », est cause de son absence… à croire du moins sa veuve et ses deux fils66. De là à y lire l’aboutissement dramatique d’un choix en faveur des Bourbons, il y a un pas que je me garderai bien de franchir.

23 Le tourbillon des Cent-Jours n’a guère été propice aux activités musicales, ce qui entraîne la mise en paiement de tous les traitements… après le retour de Louis XVIII. Les états dressés pour les trois mois « d’interrègne » ne comptabilisent que les écartés, considérés comme des fidèles des Bourbons et bien entendu tous réintégrés en juillet 181567. Pour autant, il ne s’agit pas simplement de refermer une parenthèse en revenant à la situation de mars.

24 L’effectif global de la seconde Restauration, désormais de cent-huit personnes (sans les pages), accuse une augmentation de 8 %, dont le retour de chanteuses constitue le facteur le plus voyant.

25 Un an plus tôt, Le Sueur soulignait que, au service funèbre célébré à Notre-Dame pour les Bourbons morts pendant la Révolution, le 14 mai 1814, « l’execution [du Requiem de Jommelli] a été mauvaise, parce qu’on avait défendu que les femmes y fussent et qu’elles y ont été remplacées par les mêmes enfants qu’on admettra pour être pages »68. La courte expérience des messes du début de 1815 a sans doute abouti au même constat. C’est pourquoi, dès le 18 juillet, Le Sueur, Martini, Cherubini et Plantade69 écrivent ensemble au duc de Rohan pour réclamer quelques chanteurs des deux sexes, tirés « des premiers théâtres de la capitale »70. Les quatre hommes, dont les deux premiers parlent probablement pour la première fois d’une même voix, obtiennent gain de cause, avec le recrutement de cinq « récitantes », chargées des solos : deux anciennes « premières cantatrices » de la Chapelle impériale (Mmes Armand et Albert-Himm) et trois nouvelles recrues, dont Mme Lemonnier-Regnault, future gloire de l’Opéra- comique. Les pages ne sont pas supprimés pour autant. Le Sueur insistait d’ailleurs, dès avant 1814, sur l’utilité de tels lieux de formation musicale qui, avec les maîtrises de cathédrales peu à peu recréées en France, constituaient la pépinière des voix masculines à venir. Réduits au nombre de six, plus deux suppléants, ce n’est qu’à la fin de l’année que ces jeunes garçons sont installés dans un pensionnat à la charge de Jadin, après un temps d’improvisation qui avait entraîné quelques plaintes des parents71.

26 L’adoucissement des mesures d’exclusion de janvier ne concerne pas uniquement les deux chanteuses évoquées plus haut, puisque trois anciens chanteurs (Chenard et Martin, récitants, et Prévost, choriste) les rejoignent, ainsi que le clarinettiste Lefèvre, le corniste Vandenbrock, le violoniste Cartier et deux violoncellistes, Boulanger et Charles.

27 D’un autre côté, 46 des révocations de janvier sont confirmées, et même renforcées par une dizaine de personnes ayant pourtant été titularisées en janvier 1815. Parmi ces dernières, le départ le plus marquant est celui de Persuis, souvent expliqué par la reprise, pendant les Cent-Jours, de son Triomphe de Trajan, donné sur la scène de l’Opéra dès le 26 mars et joué cinq fois… cinq fois de trop72. Les autres exclus, moins exposés,

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restent peut-être sur la touche pour avoir trop tardé à se manifester. De fait, loin d’être automatiques, les réintégrations font l’objet de demandes des intéressés, ainsi qu’il ressort des rejets de réclamations arrivées trop tard. Ainsi, Murgeon, fausset de Louis XVI puis de la Chapelle impériale, attend le 20 décembre 1815 pour demander, avec le soutien de Le Sueur, à réintégrer sa place, et se voit répondre que, « le travail étant terminé et approuvé par le Roi, il est impossible d’y apporter aucun changement »73. Ces délais, généralement méconnus des musiciens, expliquent que les recalés de juillet 1815 reviennent parfois plus tard dans les rangs de la Chapelle, au gré des départs et des concours de remplacement. C’est le cas du hautboïste Vogt, du ténor Bouffet, des basses Devilliers et Lecocq, de la mezzo Staiti et même du fausset Théodore, pourtant cible d’une note cruelle en 181474.

28 Enfin, la réorganisation de juillet 1815 permet de pensionner quelques artistes trop âgés pour servir, dont certains anciens qui ne reparaissent sur les états que pour être placés en retraite. C’est le cas du flûtiste Évelart, évoqué plus haut, dont la brève apparition en tant que « 1er hautbois », sur l’état de juillet 1815, vaut marchepied pour la retraite75. Le paiement de ces pensions, qui avait été un casse-tête, source de dépassements sous l’Ancien Régime, avait été largement amélioré sous l’Empire par la création d’une « caisse de vétérance » alimentée par la retenue de 3 % des traitements. Ce système, prorogé par l’ordonnance du 3 décembre 1814, permit de dédommager les vétérans de l’Ancien Régime aussi bien que ceux qui avaient perdu leur emploi à la chute de l’Empire, « à condition toutefois qu’ils aient servi Napoléon à partir du 1er janvier 1810 »76.

29 Le 14 février 1816, le décès de Martini77 libère la place pour son survivancier Cherubini et permet de fixer l’organisation de la Musique jusqu’en juillet 1830, par un règlement daté du 27 février78. Le résultat le plus tangible de ce règlement, qui établit un roulement trimestriel des surintendants, est l’exécution alternée, au cours de la messe, des compositions de Le Sueur et de Cherubini, en plus « des ouvrages les plus renommés des anciens compositeurs ». Ce texte, truffé de réminiscences des règlements de 1761 et 1782, peut être lu comme la victoire de l’Ancien Régime, mais il est surtout le témoin d’une volonté d’efficacité qui s’inscrit dans la continuité du fonctionnement progressivement mis en œuvre par Le Sueur depuis 1804.

30 En définitive, malgré un renouvellement de la moitié de son effectif, la Musique de la Chapelle du roi ressemble fort à celle de l’empereur. Certes, environ 20 % du personnel de 1816 est constitué de musiciens de l’Ancien Régime (donc cinq qui étaient pages), mais plus de la moitié des artistes exerçaient déjà sous l’Empire. Les fantômes de l’Ancien Régime ne s’expriment donc pas tant à travers les réapparitions de ceux « de l’ancienne chapelle », du reste parfois fugaces (Martini, Métoyen père et fils… et d’autres mis à la retraite), que par des choix terminologiques (réapparition du titre de surintendant, distinction entre les voix de haute-contre et de taille, regroupées sous l’appellation ténor pendant l’Empire) ou structurels (éviction des femmes, retour des pages), qui s’avèrent finalement de peu de portée et pas toujours durables. Ainsi, le recours aux chanteuses ne cesse de progresser au fil du temps : en 1829, ayant totalement évincé les hommes (qui sont encore quatre en 182679), une vingtaine de femmes peuplent les deux pupitres de dessus d’un chœur désormais à quatre voix, au sein duquel les ténors ont définitivement supplanté les hautes-contre80.

31 Si, comme avant 1792, l’activité religieuse apparaît prépondérante, ne serait-ce que dans l’appellation retenue pour le corps de musique, c’est en fait le résultat d’un choix

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effectué sous le Consulat, lors de la refondation d’une Chapelle, conséquence du concordat autant que des tendances monarchiques du premier consul Bonaparte. L’activité musicale y est désormais bien éloignée de celle qui avait cours jusque dans les derniers temps de l’Ancien Régime : le règne du motet à grand chœur, déjà critiqué au siècle précédent comme un héritage obsolète du Roi-Soleil, est clos, tandis que la messe quotidienne n’est plus qu’un souvenir. Les deux derniers Bourbons ne remettent pas en cause cette évolution, dont Le Sueur est le principal artisan. Néanmoins, la messe impériale, puis royale, célébrée le dimanche en présence du souverain dans la chapelle des Tuileries, se distingue toujours nettement de la pratique des grandes paroisses et des cathédrales de France. Comme à l’époque versaillaise dont elle s’inspire, elle prend l’aspect d’une messe basse accompagnée de musique. Ce que Le Sueur nomme « messe » revêt des formes diverses, qui l’apparentent à l’oratorio, au motet ou au fragment de messe. En dehors des fêtes religieuses particulières, solennisées par l’exécution d’une « messe solennelle » constituée de l’ordinaire complet mis en musique, Louis XVIII, comme son aïeul et comme son défunt frère, assiste à l’office depuis la tribune où ne lui parviennent pas les paroles du prêtre, couvertes par la musique. L’ensemble ne dure qu’une demi-heure et se clôt traditionnellement par le chant du Domine, salvum fac regem. La similitude de la forme autant que de la durée n’a guère reçu d’écho parmi les contemporains. Qui se souvient de la messe de l’ancienne monarchie ? D’ailleurs, l’acoustique sourde de la chapelle des Tuileries ne peut rivaliser avec celle de Versailles. Et surtout, la musique, dont le style plus théâtral que religieux a tant surpris les étrangers, n’est guère comparable aux compositions de Delalande, de Blanchard ou de Giroust qui, jusqu’en octobre 1789, retentissaient quotidiennement sous la voûte peinte de la chapelle de Versailles81.

NOTES

1. Sur les conditions de travail des musiciens et l’aménagement de la chapelle des Tuileries, voir Youri CARBONNIER, « Les Musiciens du roi face à la Révolution », Revue de l’histoire de Versailles et des Yvelines, t. 90, 2008, p. 20-23. 2. Hubert Robert nous en a laissé une image saisissante dans La dernière messe de la famille royale aux Tuileries, 1792 (coll. part.). Courte analyse dans François PUPIL, « Les fidèles à l’église dans la peinture française », Revue de l’histoire des religions, 2000, vol. 217, n° 3, p. 403 ; reproduction dans Olivier MICHEL, « “Avoir tout ce qu’il y a de beau en Italie” ou quelques avatars de la Galerie des Carrache », dans Les Carrache et les décors profanes, Rome, École française de Rome, 1988, p. 477-490 : 479. La présence de musique est toutefois attestée par le témoignage de Mme Campan sur les vêpres du dernier dimanche avant la fin de la monarchie, durant lesquelles les musiciens firent preuve d’un esprit frondeur en enflant leurs voix pour le Deposuit potentes de sede du Magnificat (Mémoires de Madame Campan, Paris, Mercure de France, 1988, p. 322). Il est possible que certains offices aient pris place à la chapelle, comme semble l’indiquer le journal de Louis XVI pour le 4 août 1791 (Mathieu COUTY, La vie aux Tuileries pendant la Révolution, 1789-1799, Paris, Tallandier, 1988, p. 132).

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3. Mais le jeudi accueille également un office religieux (Pierre BRANDA, Napoléon et ses hommes. La Maison de l’Empereur 1804-1815, Paris, Fayard, 2011, p. 184 et 201). 4. Sur cette réorganisation, qui coïncide avec la nomination de Le Sueur à la tête de la Musique : Jean MONGRÉDIEN, Jean-François Le Sueur, contribution à l’étude d’un demi-siècle de musique française (1780-1830), Berne, Peter Lang, 1980, p. 803-828. 5. Louis HAUTECŒUR, Histoire de l’Architecture classique en France, t. V, Paris, Picard, 1953, p. 164-166 ; Jean MONGRÉDIEN, Jean-François Le Sueur, op. cit., p. 808-810 ; Guillaume FONKENELL, Le Palais des Tuileries, Arles / Paris, Honoré Clair / Cité de l’architecture et du patrimoine, 2010, p. 145-147. À la différence de Versailles, la Musique semble au moins partiellement cachée aux regards « derrière des grilles voilées » (selon Le Sueur, dans sa « Lettre sur la Musique du roi Louis XVIII », S.I.M., VIIe année, n° 10, octobre 1911, p. 4, mais le sens exact du passage, à propos de la présence de chanteuses, n’est pas clair), élément confirmé par des images du Second empire, mais absent des gravures antérieures. 6. Disposition bien visible sur le plan de Métoyen : BM Versailles, Ms F 87, Plans des Tribunes & Orchestres de la Musique du Roy, Avec les Noms des Sujets qui en occupent les Places. En l’Année 1773. Plusieurs listes des musiciens de la période impériale distinguent, dans un même pupitre, ceux « de la droite » de ceux « de la gauche » (AN, O2 62). 7. Francis DÉMIER, La France de la Restauration (1814-1830), Paris, Gallimard, 2012, p. 68-69, 81 ; Emmanuel DE WARESQUIEL, Benoît YVERT, Histoire de la Restauration 1814-1830, Paris, Perrin, 2002, p. 72-93 ; Philip MANSEL, La Cour sous la Révolution, l’exil et la Restauration 1789-1830, Paris, Tallandier, 1989, p. 115-131 ; Id., Louis XVIII, Paris, Pygmalion, 1982, p. 218-219. 8. Pierre François Léonard FONTAINE, Journal. 1799-1853, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts / Institut français d’architecture / Société de l’histoire de l’art français, 1987, vol. 1, p. 411. 9. Sur ces premiers jours et les prétentions, en particulier de Choron, à organiser et diriger la cérémonie de Notre-Dame : Jean MONGRÉDIEN, Jean-François Le Sueur, op. cit., p. 831-832. 10. Le duc de Duras retrouve cette charge qu’il occupait déjà en 1789, à la suite de son grand- père. 11. AN, O3 375, Direction Provisoire de la Musique du Roi, conservée par ordonnance de S.A.R. Monsieur, Lieutenant General du Royaume, du 1er mai 1814 [désormais Direction Provisoire] ; il s’agit d’un duplicata, complété d’une longue note autographe de Le Sueur, datable d’août 1814. Les mêmes arguments sont développés dans une lettre adressée à Mornard, secrétaire de Talleyrand, mais surtout, secrétaire de la Musique dans la dernière décennie de l’Ancien Régime : « Lettre sur la Musique… », op. cit., p. 1-7 (p. 1 pour la mention d’une demande écrite en avril). 12. AN, O 2 62, Exercice an 1814, mois de mars, Maison de S. M. l’Empereur et Roi. Service du Grand Chambellan. 13. Philip MANSEL, La Cour… op. cit., p. 120. Le 4 mai, Fontaine écrit qu’« on a conservé jusqu’ici presque toutes les personnes qui sont restées à leur poste » (Pierre François Léonard FONTAINE, op. cit., p. 415). Sur la stabilité des administrations, Emmanuel DE WARESQUIEL, Benoît YVERT, op. cit., p. 69-71. 14. AN, O3 375, Direction provisoire. L’une d’elles, Mme de Staiti, avait été autorisée à aller en Italie Ibid., n° 9, réclamation du 11 janvier 1815). 15. D’abord signalé « prisonnier en Russie » (AN, O1 842, n° 104, ajout marginal), puis « cru décédé en russie » et remplacé par Chol, en janvier 1815 (O3 375, liste sans titre), il est enfin déclaré mort « à Wilna – 9bre 1812 » (ibid., État des Musiciens de la Chapelle décédés en exercice, s.d. [1826]). Cette situation empêche sa veuve d’obtenir une pension (O3* 279, p. 47, n° 170, lettre du 11 décembre 1815 à Mme Gebauer). 16. Surtout des ténors choristes : ils ne sont que deux en mars 1814, ce qui est effectivement insuffisant.

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17. Le Sueur ajoute un « 2 e harpiste », Nadermann cadet, et le violoncelliste Duport, qui rejoignent Nadermann l’aîné et le corniste Frédéric Duvernoy. Cet ensemble était dédié aux petits concerts chez l’empereur (Victorine DE CHASTENAY, Mémoires de Madame de Chastenay 1771-1815, t. 2, Paris, Plon, 1897, p. 130), tout en étant sollicité à la chapelle dès 1802 (Jean MONGRÉDIEN, La musique en France des Lumières au Romantisme 1789-1830, Paris, Flammarion, 1986, p. 168-169). 18. AN, O3* 279, p. 23, n° 85, lettre du 15 octobre 1815. 19. Par la suite, Dallery construit un premier instrument en 1819 (AN, O3 221 ; autre exemplaire publié par Norbert DUFOURCQ, Autour des orgues du Conservatoire national et de la chapelle des Tuileries, Paris, Floury, 1952, tiré à part de la revue L’Orgue, n° 58-62, 1951-1952). 20. Toute l’affaire est racontée par Séjan lui-même dans un courrier réclamant le paiement de son service à la Chapelle de mai à décembre 1814. Ayant été appelé par le grand aumônier, il n’a pas été porté sur les états de paiement de la Musique avant son organisation définitive, le 1er janvier 1815, et a donc été oublié (AN, O3 282). 21. En réponse à la proposition d’engager des élèves du Conservatoire, Le Sueur ne craint pas d’affirmer qu’« il leur faudrait dix ans d’expérience musicale » pour rendre correctement le répertoire de la Chapelle, constitué de « trente messes, les meilleures de Paisiello et du Directeur actuel ». La ficelle est un peu grosse, surtout pour un homme qui a justement fait chanter ces élèves durant les premières années de l’Empire, mais il est vrai qu’il s’adresse à des béotiens en matière de musique, dont l’adhésion peut facilement être emportée par l’orgueilleuse assurance d’un spécialiste reconnu. Ailleurs, Le Sueur retourne l’argument, expliquant l’audience favorable que reçoivent les contre-projets par le fait que les décideurs sont insuffisamment éclairés « sur une matière qu’on ne connoit point » (« Lettre sur la Musique… », op. cit., p. 3). 22. La Musique compte en fait sept anciens membres de la chapelle de Louis XVI, dont le fameux violoniste , dédicataire d’une sonate de Beethoven, entré en 1785. 23. Le terme, tout à fait adapté à la situation de certains anciens musiciens du roi, disparus du paysage musical depuis 1792, est employé par Fontaine dans son journal pour désigner ses concurrents surgis de l’Ancien Régime : Pierre François Léonard FONTAINE, op. cit., p. 416. 24. Philip MANSEL, La Cour…op. cit., p. 113 et p. 115-116 pour la citation. 25. Né en 1741 à Freystadt, en Bavière, Johann Paul Aegidius Martin dit Schwarzendorf avait italianisé son nom en « Martini il Tedesco », à son arrivée en Lorraine vers 1760. En France, Aegidius est traduit par Gilles, auquel les dictionnaires préfèrent Égide (dès Alexandre CHORON, François FAYOLLE, Dictionnaire historique des musiciens, Paris, Chimot, 1817, t. II, p. 26). 26. AN, O1 676, n°500, 501 et 503, dossier de François Giroust, titulaire de la charge. La survivance est, pour le survivancier, l’assurance d’entrer en charge au décès ou à la démission du titulaire de l’office. 27. Thibaut TRÉTOUT, « La transmission héréditaire des charges de la Maison civile du roi sous la Restauration. Le cas des maîtres de l’hôtel (1814-1815) », Hypothèses, 2009/1, n°12, p. 67-73 : 63-64. Martini affirme avoir déboursé 25 000 francs pour cette charge, dont 16 000 versés à Giroust (BNF, Musique, Lettres autographes, vol. 71, 213 bis, lettre au Directeur Reubell). 28. À l’actif de Martini, dont la postérité retient surtout la romance « Plaisir d’amour », citons néanmoins une messe solennelle, publiée en 1808, et un Te Deum donné en 1809, ou la publication d’une École d'orgue […] d’après les ouvrages des plus célèbres organistes de l'Allemagne, et dédiée à Sa Majesté l’impératrice Joséphine, Paris, Imbault, s.d. [vers 1805], fruit de son expérience précoce d’organiste. 29. Toutes les citations sont tirées de AN, O3 375, Direction Provisoire. Les mêmes idées, assorties de critiques plus acerbes contre Martini, sont développées dans la « Lettre sur la Musique… », op. cit., passim. Martini a néanmoins composé pendant son service un Requiem pour la messe obituaire de Louis XVI, huit messes et sept élévations (BNF, Musique). Par ailleurs, si la signature tremblée de Martini accuse sa faiblesse en 1815, ce n’est pas encore le cas en 1814.

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30. Après des débuts précoces et prometteurs, Le Sueur avait échoué, malgré l’appui de la reine et de nombreuses recommandations, qu’il sut opportunément ressortir en 1814 (AN, O3 245), à obtenir une place de maître de musique de la Chapelle royale en 1786. Agé de 26 ans, joué au Concert spirituel, il avait alors obtenu la direction de la musique de Notre-Dame de Paris dont il fut écarté dès l’année suivante, ayant effrayé les chanoines par ses innovations musicales. Se tournant dès lors vers la musique profane, ce n’est qu’en 1804 qu’il obtint la direction de la Chapelle impériale et revint à la musique religieuse. Sur les débuts de sa carrière, Jean MONGRÉDIEN, Jean-François Le Sueur, op. cit., p. 15-204. 31. BNF, Musique, Lettres autographes, vol. 71, 209. Il est amusant de constater que Martini y souligne le rôle que joue le surintendant lors des cérémonies religieuses extraordinaires, « depuis Lully », tout comme Le Sueur à la même époque (Ibidem, vol. 67, p. 135, lettre au roi, 26 mai 1814). 32. Ibid., 208, lettre à Lefèvre, 5 octobre 1814, demandant « de copier le plutôt possible la partition [d’un] pseaume, même les parties séparées [car] il se pourroit que celui-ci soit exécuté le premier ». 33. Adélaïde de PLACE , La vie musicale en France au temps de la Révolution, Paris, Fayard, 1989, p. 48-49. 34. AN, O3 282, plusieurs échanges entre le baron de La Ferté, intendant des Menus Plaisirs, et le comte de Pradel, directeur général de la Maison du roi (lors de la seconde Restauration, il a remplacé Blacas sans avoir le titre de ministre), à propos des irrégularités de Martini qui ordonnance des états de paiement sans y être autorisé. 35. « Lettre sur la Musique… », op. cit., p. 2-3. 36. Hervé AUDÉON et Cécile DAVY-RIGAUX, « Jean-Baptiste Métoyen (1733-1822). Parcours et œuvre d’un musicien de la Chapelle royale, de l’Ancien Régime au début de la Restauration », Revue de musicologie, t. 94, 2008, n° 2, p. 347-385. 37. AN, O 3 375, n° 1, Etat de la Musique du Roi dans les dernières années du Règne de Louis XVI ; Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris, Arch. Div 14 [7 : Etat des sujets composant la Musique de la Chapelle du Roy, lors de sa destruction au 10 Aoust 1792, qui précise les dates d’entrée en service, les personnes décédées et le domicile des survivants ; mais aussi Ibidem, Liste des Musiciens de la Chapelle du Roi, qui restent éxistants en 1814. suivant leurs réceptions et le tems de leurs services jusqu’en 1792. pour faire connoître ceux qui ont droit à la totalité de leurs vétérances, ou assez jeunes pour y être replacés (autre version, avec quelques différences minimes : Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris, Arch. Div 14 [1) ; Etat nominatif des anciens Musiciens de la Chapelle du Roi encore existant, qui précise l’âge (systématiquement abaissé d’environ cinq ans, mais Métoyen ne dispose pas des extraits de baptême de ses anciens collègues), l’année de réception, le montant du traitement en 1792, et résume les capacités musicales de chacun. 38. Ibid., Liste des Musiciens de la Chapelle du Roi, qui restent existans en 1814, et qui ont droit à être replacés. Trente-trois noms cités, « dont sept sont à la Chapelle du Roi ». Une autre main a tracé des croix, barré certains noms et ajouté un commentaire pour Ertault : « mauvaise réput. ». 39. Ibid., Extraits des Réclamations…, n° 5 ; Extraits des Placets en demande de pensions, n° 2. Le titre convoité est accordé à compter du 1er janvier 1815. 40. AN, O1 842, n° 104 et n° 105. 41. AN, O3 375, une vingtaine de réclamations. 42. Ibidem, lettre du 3 janvier 1815. 43. Ibid., n° 14. 44. Ibid., Liste des Musiciens […] qui ont droit à être replacés. 45. Ibid., lettre du 3 février 1815. 46. Ibid., Direction provisoire. Le Sueur noircit la réalité : seuls onze anciens sont âgés de plus de 66 ans (dont Martini, 73 ans, et Métoyen, 81 !), mais il est vrai que plus de la moitié sont sexagénaires et que sept seulement ont moins de 50 ans, dont Kreutzer, alors en place.

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47. AN, O3 296, n°502, Personnel de la musique de la chapelle du Roi. Appointemens de Janvier 1815 ; O3 375, grande liste alphabétique, sans titre, avec renvois aux numéros d’ordre du document précédent, lieux et dates de naissance, services rendus sous Louis XVI et « sous le dernier gouvernement » (expression qui remplace celle, biffée, de « Musique de Buonaparte »), et date d’admission dans la Musique de Louis XVIII. Les employés non musiciens sont le facteur d’orgue, l’accordeur, deux garçons de la musique, un porteur d’instruments (ces deux fonctions étaient réunies auparavant), deux avertisseurs, un secrétaire, un bibliothécaire et, pour les pages, un garçon, un précepteur et un maître d’écriture. Plusieurs brevets, datés pour la plupart du 27 décembre 1814, en AN, O3 375. 48. Leurs antécédents musicaux sont inconnus. L’un d’eux, Ducroc, a été auparavant vérificateur à la cour des comptes pendant 28 ans (AN, O3 354, n° 324, demande de pension par sa veuve). Il pourrait être le fils d’un ancien musicien du roi. 49. Le surintendant envoie des billets manuscrits pour les répétitions : deux exemples, signés Martini, du 28 décembre 1814, pour la répétition générale de la messe du 1er janvier 1815, « qui aura lieu le Vendredy 30 Xbre, a la chapelle, a midy ½ » (BNF, Musique, Lettres autographes, vol. 71, 205 ; Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris, L.A.S. Martini). 50. Claire LAMQUET, « Marie-Alexandre Guénin (1744-1835), un compositeur entre Lumières et romantisme », Dix-huitième siècle, n° 43, 2011, p. 136. 51. Son père, basse-taille, fut représentant des musiciens du roi à l’assemblée du bailliage de Versailles en 1789. En juillet 1815, Durais prend aussi en charge le secrétariat à la place de Mornard, nommé inspecteur. 52. Deux militaires (Morena et Consul, ayant aussi servi au théâtre italien), un maître de piano et de chant de la maîtrise de Notre-Dame (Cornu) (AN, O3 354, états de services, 1825). 53. La nomination de Chevalier comme garçon de la musique, récompense de l’aide qu’il a apportée au duc de Duras pour émigrer, n’a aucune incidence musicale (AN, O3 354). 54. Cette différence ne saute pas aux yeux sur les états de traitements mais les ajustements des premiers temps, qui entraînent le remplacement des anciens démissionnaires par des nouveaux, obligent à revoir à la baisse les appointements, d’où plusieurs courriers en ce sens (AN, O3 282, Rohan à Blacas, 24 et 28 février 1815, et rapport sur le sujet). 55. Adélaïde DE PLACE, op. cit., p. 129. 56. AN, O3 375, n° 9. 57. Ibidem, n° 13. Ertault semble surpris par cette décision (imputable à sa « mauvaise réput[ation] », signalée plus haut ?) et met en avant ses services militaires, à l’Opéra et à la Chapelle pour obtenir une pension complète. 58. Ibid., n° 5. 59. Autre exemple, moins outré, mais avec les mêmes arguments pour le bassoniste Dossion (Ibid., n° 15). 60. AN, O3 282, ? [signature illisible] à Blacas, 8 mars 1815. 61. Ibidem, lettre non signée, 15 mars 1815. 62. AN, O2 62, Maison de S.M. l’Empereur. Exercice 1815, 10 derniers jours de mars, avril, may. 63. Dans un état de ses services établi en 1825, le chanteur Huet affirme avoir suivi le roi à Gand, mais il était alors officier de santé, pas encore musicien (AN, O3 354). 64. AN, O3 282, lettre de Montesquiou au ministre des Finances, 1er avril 1815. Ces musiciens n’ont pas été entendus, si l’on en croit l’interrogation de l’administration royale sur l’opportunité de payer Mme Camporesi « pour services dans la Maison de Buonaparte […] d’autant […] que ce dernier n’a fait acquitter aucun des traitemens dus pour la Maison du Roi, quoique les états fussent ordonnancés et que des fonds suffisans aient été laissés au trésor au Départ de S.M. » (Ibid., rapport du 26 octobre 1815).

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65. AN, O 3 285, lettre à Pradelle [sic], s.d. [octobre 1815]. Rignault, entré dès 1802, déclare pourtant en 1825 n’avoir servi que « trois années […] sans appointemens » sous l’Empire, déclaration qui semble attester un rejet viscéral de cette période (AN, O3 354). 66. Ibidem, supplique à Pradel, 24 octobre 1815. Un mois et demi plus tard, l’un des fils demande une survivance de basse, qui lui est refusée, car « S.M. ne veut plus que ce mode soit suivi pour les places de Sa Maison ». On l’encourage à passer une audition en cas de vacance (O3* 279, p. 47, n° 169, réponse du 11 décembre 1815). 67. AN, O 3 379, Maison du Roi, Exercice 1815. Mois de Mars, avec une partie portée « pour vingt jours », puis Mois d’Avril, Mai et Juin. 68. AN, O3 375, Direction provisoire. 69. Cherubini avait été nommé surintendant en survivance de Martini dès janvier 1815 et Plantade, qui était page dans les années 1770, remplace Persuis, avec le titre nouveau de maître de chapelle. 70. AN, O3 291, lettre publiée dans Marius VACHON, « La Chapelle royale et le corps des pages de la Musique de 1815 à 1830 », Le Ménestrel, 1880, 46e année, n° 22, p. 169-170 : 170. 71. AN, O 3 282, arrêté du duc de Rohan, du 30 août 1815, et différents mémoires ; O3* 279, : p. 169-170 : 170, p. 37-38, n° 126, lettre à Jadin du 7 novembre 1815. 72. Jean MONGRÉDIEN, La musique en France, op. cit., p. 57-59 ; David CHAILLOU, Napoléon et l’Opéra. La politique sur la scène 1810-1815, Paris, Fayard, 2004, p. 83-85 et 522-524 pour les représentations. 73. AN, O 3* 279, p. 51, n°188, 25 décembre 1815, réponse à Murgeon (finalement réintégré en 1818). 74. AN, O1 842, n° 105, cité supra. 75. AN, O3 282, n° 154, Etat nominatif des Musiciens et Employés de la Chapelle du Roi aux quels Mr le Duc de Rohan a accordé des Gratifications et Secours pour le Service quils ont fait pendant 1815, avec les musiciens réformés à la fin. Il y côtoie le corniste Collin, le pianiste Piccini, la basse Fontaine, les bassonistes Henry et Judas, les clarinettistes Dacosta et Solere, ainsi que ses anciens collègues Richer et Eigenschenck. 76. Philip MANSEL, La Cour…op. cit., p. 123-124. 77. AN, O3 379, acte de décès, 15 février 1816, sur déclaration faite par Plantade. 78. AN, O 3 290. S’y trouve également l’ordonnance sur la Musique du 13 mars 1830 (avec le rapport préparatoire de La Ferté) qui n’a pas été appliquée, la suppression de la Chapelle du roi ayant suivi le changement de régime. 79. Ibidem, Etat général de la Musique du Roi, s.d. [1826]. Parmi les quatre dessus masculins, Josephini et Murgeon achèvent, par une retraite fixée au 1er janvier 1826, une longue carrière commencée sous l’Ancien Régime. Le premier, arrivé en France en 1774, est non seulement le dernier castrat à s’être produit en France, mais aussi le seul musicien qui ait chanté aux sacres de Louis XVI et de . 80. Ibid., Chapelle du Roi. Etat des Personnes attachées à la Musique du Roi pendant les Exercices 1829 et 1830. 81. Jean MONGRÉDIEN, La musique en France, op. cit., p. 164-183.

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RÉSUMÉS

Lors de la première Restauration, en 1814, la Musique impériale est provisoirement maintenue sous la direction de Jean-François Le Sueur, malgré les réclamations d’anciens musiciens du roi survivants. La nouvelle Musique du roi, organisée en janvier 1815, garde l’essentiel des acquis de la période précédente, dont son directeur, et la moitié de son effectif. Elle intègre quelques anciens, dont le surintendant Martini, mais aussi bon nombre de nouveaux venus. L’Ancien Régime transparaît dans des choix terminologiques et dans le remplacement des femmes par des jeunes garçons. L’essai avorté de revenir en arrière durant les Cent-Jours entraîne toutefois le retour des chanteuses et donne à la Musique du roi la physionomie qu’elle garde jusqu’à sa dissolution en 1830. Elle s’inscrit moins dans un impossible retour à l’Ancien Régime que dans la continuité de la Chapelle impériale, elle-même inspirée de celle des anciens rois.

At the time of the first Restoration, in 1814, Imperial Music was temporarily maintained under the direction of Jean-François Le Sueur, despite complaints of the surviving former musicians of the King. The new music of the King, organized in January 1815, kept the major elements from the previous period, including the director and half of his personnel. Indeed, it integrated not only some former members, such as superintendent Martini, but a good number of newcomers as well. The Old Regime was still apparent in the choice of terminology and in the replacement women by young boys. The abortive attempt to turn back the clock during the Hundred Days occasioned, however, the return of female singers and gave the Music of the King the aspect it kept until its dissolution in 1830. It belongs less to an impossible return to the Old Regime than to a continuity of the Chapelle impériale, itself inspired by that of former kings.

INDEX

Mots-clés : Musique du roi, Chapelle, musique, Ancien Régime, Restauration

AUTEUR

YOURI CARBONNIER CREHS – Université d’Artois 9, rue du Temple BP 10665 62030 Arras cedex [email protected]

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La profession de chanteuse d’opéra dans le premier XIXe siècle Le cas de Giuditta Pasta From Courtesan to Diva : Working as an Italian Woman Singer in the Early Nineteenth Century

Catherine Menciassi-Authier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction assurée par l’auteure

1 Figure fondamentale du chant lyrique et de l’histoire de la musique, la cantatrice Giuditta Pasta (1797-1865) appartient à ces artistes dont la réputation eut une résonance immense en Europe. Elle fut l’objet de nombreuses controverses qui questionnaient ses qualités vocales et qui alimentèrent du même coup sa réputation. Elle possédait en effet un timbre rauque, sourd et voilé, apparemment rebelle aux exigences de l’art lyrique1. Sa voix a ainsi pu fasciner des mélomanes comme Stendhal, inspirer Bellini dont elle fut la muse et Donizetti, sans pour autant convaincre entièrement un compositeur comme Rossini. Régulièrement critiquée vocalement, l’artiste semble en revanche avoir été reconnue comme une tragédienne exceptionnelle, saluée de ce point de vue par Talma lui-même.

2 L’étude de la carrière et de la construction de la renommée de Giuditta Pasta dans la première moitié du XIXe siècle doit être resituée dans l’histoire d’un processus entamé au siècle précédent : la naissance et la reconnaissance des premières divas. C’est en effet dans ces années du premier XIXe siècle que s’accomplit « le rite de passage d’un mythe musical à un autre »2, du « divo » – le castrat de l’époque baroque – à la figure de la diva, figure qui transforma le statut subordonné de « l’artiste courtisane » en un être puissant et captivant qui allait dominer les théâtres d’opéra et subjuguer leur public.

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3 Notre objectif sera donc d’étudier le parcours qui a permis à Giuditta Pasta, après ses débuts en 1816 à Milan, de devenir une diva au rayonnement international3. Comment a-t-elle progressivement construit sa carrière et sa réputation artistique ? Le propos s’inscrit ici à la croisée de plusieurs historiographies : celle de l’histoire de la musique marquée au début du XIXe siècle par le brouillage de la dichotomie classique de l’opéra italien opposant opera seria et opera buffa et par la complexification croissante du marché de la musique qui accompagne l’essoufflement du modèle mécénal ; celle des études de genre qui interroge le rôle et la place des artistes féminines de la scène dans l’histoire de l’industrie du spectacle4 ; celle de la réception musicale qui questionne les lieux et formes d’écoute des publics des spectacles musicaux. Nous verrons ainsi en quoi cette période a été déterminante pour l’évolution de la situation des comédiennes, sur le plan des conditions de travail comme du point de vue du niveau social5. Giuditta Pasta chante en effet au moment où le traditionnel fonctionnement qui imposait aux artistes d’avoir des ressources personnelles ou le soutien d’un mécène cède la place progressivement à la notion de marché. L’itinéraire professionnel de la Pasta, marqué par un nomadisme continu entre la Péninsule italienne, la France et l’Angleterre, témoigne de la professionnalisation achevée du métier de chanteuse d’opéra et de l’importance des négociations contractuelles dans la poursuite de la carrière. Du reste, cette dernière considère son activité en tant qu’une source de revenus lucrative ; elle se révèle une femme d’affaires redoutable, en négociations permanentes avec les différents protagonistes du marché du spectacle musical, à commencer par les impresari.

4 L’impresario est en effet l’un des protagonistes essentiels de la carrière du chanteur d’opéra. Il devient l’interlocuteur principal des artistes dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale. Sa fonction consiste à servir d’intermédiaire entre l’artiste et la structure qui désire organiser une saison d’opéra. L’impresario est littéralement en italien, celui qui « entreprend »6, « chargé d’exhiber et de faire valoir quelque chose en public » selon les termes du Larousse du XIXe siècle. C’est pourquoi plusieurs d’entre eux considéraient les saisons d’opéra comme de simples spéculations commerciales. Il n’était donc pas nécessairement un homme de théâtre ou un musicien, même si, dans la pratique, nombre d’entre eux appartenaient plus ou moins directement au monde du spectacle. C’est lui qui organisait notamment les tournées internationales qui connurent un développement important grâce aux progrès des transports mais qui constituaient un travail complexe. Son salaire dépendait des subventions des propriétaires ou du gouvernement, mais il se payait aussi en prélevant un pourcentage sur le gain des artistes dont il s’occupait. Selon Anne Martin-Fugier, les chanteuses devaient verser environ 10 % pour un contrat à l’étranger et 5 % pour un engagement en province7.

5 Les extraits de la correspondance entre Giuditta Pasta et ses impresari successifs révèlent l’importance des exigences de la cantatrice et la sévérité de ses négociations, au cours des saisons dans les théâtres car il s’agit pour la chanteuse d’obtenir le meilleur engagement possible, sous la forme d’un contrat avec une ville ou pour une saison8. Les contrats spécifiaient les dates des spectacles, leur fréquence, s’il y avait des soirées de bénéfice mais aussi quand les artistes devaient être payés et à quel rythme. À l’époque de Giuditta Pasta, il existait des modèles pré-édités pour les contrats, attestant une certaine normalisation de la profession. En fait, les prestations imposées dans les contrats dépendaient essentiellement du pouvoir de négociation du chanteur.

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6 Nous étudierons, à travers quelques exemples, les conditions de travail de Giuditta Pasta, ses négociations avec les institutions et les impresari, les tournées à l’étranger, les contrats, les questions d’étiquette, de salaires, de congés dans un climat de forte concurrence avec les autres artistes. Dans cette perspective, les registres officiels, les contrats et autres documents qui témoignent des propositions, des négociations ou des décisions prises par Giuditta Pasta et les acteurs du lyrique nous fourniront des éléments concrets d’information9, très utiles pour poser le cadre matériel et appréhender les réalités d’une carrière d’artiste lyrique durant les premières décennies du XIXe siècle. Outre les documents d’archives, les articles de presse, les mémoires, les lettres et certains témoignages des contemporains constituent toujours un matériel documentaire fondamental, où se dessine progressivement la naissance d’une profession, évoluant de la figure socialement stigmatisante de la courtisane à la future diva libérée des préjugés moraux.

L’Affaire Semiramide : rivalités et effets de réputation

7 Les sacrifices que demandait la carrière lyrique dans un marché fermé, organisé en réseau, déterminaient un climat de forte concurrence entre les artistes. Les mémoires de l’époque rendent compte des jeux de rivalité et de forte jalousie entre eux. Il y eut beaucoup de conflits célèbres entre chanteurs10.

8 Les chanteurs étaient très préoccupés par les questions de statut et de hiérarchie au sein d’une troupe de spectacle car la nature du rôle distribué était un indicateur de leur cachet et de leur réputation, autrement dit de leur valeur sur le marché de la musique. Cela faisait d’ailleurs l’objet de précisions minutieuses dans les contrats. Ce fut donc la source de continuelles luttes pour bien des artistes, qui se battaient par exemple pour la position de leur nom sur l’affiche. Dans cette logique, la production musicale était entièrement organisée pour placer un nombre extrêmement restreint d’artistes sur un piédestal. Le mythe de la diva romantique tire, en partie, ses origines de ces rivalités qu’engendrait la composition de la troupe, avec deux prime donne en tête.

9 L’organisation du Théâtre Italien de Paris, le théâtre de la Pasta dans les années 1820, favorisait particulièrement ce monopole du pouvoir, avec un personnel plus réduit que dans les autres théâtres lyriques. On y trouvait sept ou huit grands noms, sortes de stars du moment, auxquels se joignaient quelques rôles subalternes. Enfin la nouveauté qui consiste à faire précéder le nom d’une cantatrice particulièrement renommée de l’article « la », est une coutume d’Italie du Nord, réappropriée par Paris pour souligner la grandeur de l’artiste.

10 Cependant, au fur et à mesure que s’affirma le marché du lyrique, le critère fondamental ne fut plus tant le statut déclaré d’un artiste que le cachet qu’il avait réussi à obtenir. Peu à peu les artistes allèrent au plus offrant, et l’étiquette, en forte inflation vers les années 1830, fut de plus en plus dévalorisée. Ainsi, par exemple, à l’époque de Giuditta Pasta, la seconda donna se faisait appeler « autre prima donna », et le qualificatif d’« absolu », que l’on appliquait à l’origine à une seule personne, tendit à se galvauder, désormais exigé par tous les chanteurs importants. Tout cela signifiait en réalité que l’argent était le vrai test ou, comme le disait l’impresario Lanari, « le prix est le vrai thermomètre »11. La création d’un rôle était aussi une clause du contrat qui était très convoitée, et déchaînait la fureur des artistes quand elle n’était pas respectée. Le duel qui eut lieu entre Madame Fodor et Giuditta Pasta, véritable événement de la vie

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culturelle parisienne sous la Restauration, en est une illustration parfaite. Il fournit un exemple représentatif de la rivalité et de l’esprit de forte concurrence qui pouvait régner entre deux artistes féminines au XIXe siècle.

11 Quand, à la fin de l’année 1825, Rossini12 prépare au Théâtre Italien la première de son opéra Semiramide, les noms de Mme Pasta et de Mme Fodor sont tout de suite avancés. Dès lors éclate une violente controverse liée à la légitimité de l’interprète dans le rôle- titre de la première œuvre parisienne du maître. En effet, les deux cantatrices qui allaient se disputer l’honneur de ce rôle avaient toutes les deux de réels arguments pour convaincre. Le nouveau directeur musical du Théâtre Italien savait en effet que Guidita Pasta était en train de négocier des contrats pour chanter à Londres, Vienne et Naples et qu’elle était la seule chanteuse de la compagnie dont les apparitions apportaient des recettes importantes. Par ailleurs, le retour de Mme Fodor, en 1825, après une très longue absence au Théâtre Italien, était un événement très attendu. Les administrateurs du Théâtre Italien avaient donc là l’opportunité de présenter les deux divas dans un nouvel opéra de Rossini, ce qui constituait une attraction exceptionnelle. L’engagement, à grands frais, de Joséphine Fodor-Mainvielle devait permettre d’assurer, avec la Pasta, l’alternance de deux talents très différents, mais supposés d’égal niveau.

12 Mme Pasta comme Mme Fodor avaient déjà chanté Semiramide en dehors de Paris. Les deux chanteuses étaient éminemment talentueuses et avaient eu du succès dans ce rôle. L’une et l’autre avaient une parfaite légitimité pour incarner le personnage de la reine de Babylone, Giuditta Pasta étant sur place depuis longtemps, après en avoir obtenu plus ou moins l’assurance, et la Fodor l’ayant chanté plus de soixante fois, à Naples et à Vienne, et s’en considérant comme la « titulaire ». Le duel13 qui débutait s’annonçait long et difficile. En effet, cette querelle donna lieu à une confrontation par voie de presse, épuisante et éprouvante émotionnellement. Des lettres des deux artistes paraissent chaque jour dans les journaux comme droits de réponse. Mme Mainvielle est également assaillie de billets anonymes dans lesquels on menace de la siffler. Elle est persuadée que ces missives lui sont adressées par les amis personnels de sa rivale, c’est- à-dire de Mareste, Beyle et Jacquemont. Ce dernier est indigné par ces infamies et s’en plaint dans sa correspondance avec Chaper : Ce matin encore, on m’écrit que je suis soupçonné d’avoir écrit des lettres anonymes que je trouve infâmes. C’est à Madame Mainvielle-Fodor qu’elles sont adressées ; on lui écrit des indignités, on la menace de la siffler. Elle, les gens de sa société doivent croire que cela vient de la Giuditta ou de ses amis ; et, comme ils ne nous connaissent pas personnellement, Mareste, Beyle et moi, ils nous en soupçonnent les auteurs. Qui fait ces infamies ? Nous l’ignorons. Mais qu’il est odieux d’en pouvoir être soupçonné, et par qui ? Qu’il est désagréable d’être compromis avec de telles gens14. Quant à Stendhal, il donne pour sa part un éclatant démenti à ces accusations en consacrant deux articles extrêmement élogieux à Madame Fodor dans le Journal de Paris, et Le Mercure du XIXe siècle15.

13 Comme la Pasta avait déjà triomphé dans des rôles de travestis comme Tancrède ou Roméo de Zingarelli, le Théâtre Italien pensait qu’elle pourrait être un Arsace sublime. Elle rétorque dans Le Corriere delle Dame du 15 octobre : Certaines voix de quelques journaux feraient croire que je n’ai pas le droit de chanter le rôle de Semiramide dans la première représentation de cette œuvre […] Donc je veux mettre sous les yeux du public, dont les suffrages me furent toujours si

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précieux, l’article joint à mon contrat du 2 mai, de Mr du Plentis, administrateur du Théâtre Italien16.

14 Cet article, entièrement écrit de sa main, explique : « Bien entendu, que les termes primo musico que Mme Pasta laissa insérer dans le 1 er article de ce contrat ne l’obligeaient pas à faire le rôle d’Arsace dans la Semiramide, opéra réservé à son bénéfice » […]. Donc s’il y avait encore quelque objection à un droit si clairement établi, je me verrais dans la nécessité de publier une lettre qui me fut écrite le 22 novembre 1824. Cette lettre, de par l’autorité dont elle émane, de par la date qu’elle porte, et par la précision de ses termes, ne laisserait certainement pas la place à la moindre ambiguïté »17.

15 La Fodor, « se trouvant obligée de faire connaître au public les faits suivants », réplique immédiatement : Je lis dans un journal de cette matinée une lettre signée Me Pasta. Elle vous cite un article dans lequel il est dit qu’elle ne sera pas obligée de faire le rôle d’Arsace dans la Semiramide, opéra réservé à son bénéfice. Cette lettre m’impose l’obligation bien pénible de faire connaître au public les faits suivants. Quand, il y a un an, l’administration m’a contactée et a manifesté le désir de m’attacher au Théâtre Italien, j’ai laissé à ce procurateur toute autorité quant aux intérêts, mais j’ai fortement insisté sur une clause qui me garantissait le choix des rôles. En conséquence, il fut inséré dans mon contrat, signé par le Vicomte de la Rochefoucauld d’une part et de mon procurateur d’autre part, le 20 février, l’article qui suit : « Les deux œuvres dans lesquelles Me Mainvielle-Fodor apparaîtra en 1er lieu sur la scène, seront choisies par elle : si bien qu’elle devra faire connaître à la direction avant le 1er juillet, les 2 œuvres qu’elle aura choisies afin qu’on puisse organiser son arrivée ». À travers la faculté de choisir les rôles, attribuée par cet article, j’ai l’honneur d’annoncer à M le Vicomte de la Rochefoucauld que j’ai choisi la Semiramide et l’Elisabetta18.

16 Le 12 octobre 1825, l’affaire fut définitivement tranchée. Le numéro suivant du même périodique reporte l’issue de l’affaire : La controverse entre la Pasta et la Fodor, relativement aux droits de comparaître l’une ou l’autre dans la Semiramide de Rossini, fut arrangée honorablement pour les deux. La Fodor fera le rôle de Semiramide et la Pasta en compensation aura pour une des deux soirées à son bénéfice, auxquelles elle a le droit, la première représentation de la première des deux œuvres que Rossini est en train de composer, et dans laquelle chacune des deux célèbres chanteuses aura un rôle19.

17 Ce fut donc Mme Fodor qui obtint le rôle principal pour la première de Semiramide, la Pasta ayant obtenu la promesse d’avoir un rôle majeur dans le nouvel opéra de Rossini. En vain, Rossini tenta d’amadouer la Pasta, en surélevant pour elle la tessiture de la partition d’Arsace, écrit en réalité pour le ténébreux contralto Rosa Mariani et donc inadéquat pour les moyens de Giuditta Pasta. Mais cette dernière ne céda pas, révélant depuis ses tout premiers contrats un tempérament inflexible dans les affaires. Voici ce qu’elle répondit au compositeur depuis sa résidence de Puteaux : Monsieur le Directeur, ne vous faites pas d’illusion sur le fait que je chante le rôle d’Arsace. Si votre parole réussit à ensorceler le bon ami Micheroux, vous n’avez pourtant pas réussi dans vos intentions. Ne vous évertuez pas à estropier votre musique pour moi, vu que je ne chanterai jamais ce rôle. Croyez-moi toujours la vraie admiratrice de votre talent, Giuditta Pasta »20.

18 La Pasta semblait en apparence la perdante dans ce conflit avec Mme Fodor. Si elle avait permis à Rossini d’adapter Arsace pour elle, ce rôle aurait pourtant pu susciter

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bon nombre d’applaudissements et impressionner le public. On peut même supposer qu’elle aurait probablement pu triompher de sa rivale dans cette rude compétition.

19 Alors qu’elle s’était battue pour obtenir gain de cause, Joséphine Fodor avait contracté une indisposition à la gorge qui persistait depuis son arrivée à Paris. Mettant l’administration dans l’embarras, elle fut contrainte de repousser, à plusieurs reprises, ses débuts « en paralysant le répertoire et en lui ôtant les moyens de présenter des opéras nouveaux ou remises d’ouvrages » que le public attendait21. Le 16 novembre, le vicomte de La Rochefoucauld exigea que le début ait finalement lieu le 24 du même mois, mais le 3 décembre suivant, un rapport du médecin de service établissait : « l’impossibilité de fixer l’époque où elle pourra paraître »22. Rossini lui déclara alors que « si elle ne pouvait encore paraître, il se verrait obligé de proposer à Me Pasta, de se charger du rôle de Sémiramis »23.

20 La première de la Semiramide parisienne eut finalement lieu le 8 décembre 1825, avec Joséphine Fodor-Mainvielle dans le rôle-titre et Adelaïde Schiasetti en Arsace. Ce 8 décembre 1825 fut en réalité un tournant dans la carrière de Mme Fodor, qui avait été par ailleurs jusqu’alors très impressionnante. L’épisode se révéla dramatique pour la chanteuse qui éprouva en réalité des difficultés vocales dès le final du premier acte.

21 Quand il parut évident que la Fodor24 ne pourrait plus chanter, il fallut user de beaucoup de diplomatie pour convaincre la Pasta de reprendre le rôle qui lui avait été retiré. À bout d’arguments, La Rochefoucauld invoqua les termes de son engagement pour la décider : Madame, J’ai reçu votre réponse et je ne puis que vous louer de la délicatesse que vous y montrez par rapport à Mme Fodor, et relativement à ma demande de vous charger du rôle de Sémiramide. Je ne saurais néanmoins trop vous recommander la position difficile ou se trouve l’Administration ; le public est trop convaincu de la manière supérieure avec laquelle vous lui feriez connaître ce Bel ouvrage, pour ne pas compter sur le plaisir de vous le voir exécuter ; mais enfin s’il est nécessaire d’employer un moyen puissant pour lever les obstacles que votre réserve semble encore vous imposer, J’aurais l’honneur de vous représenter les conditions de votre engagement qui vous imposent l’obligation de faire comme devoir ce que je viens solliciter de vous, dans l’intérêt de vos succès, comme dans celui du goût. Toutefois j’ajouterai aussi que par ces motifs eux-mêmes il en résultera que le rôle de Sémiramide une fois joué par vous deviendra votre propriété, droit que l’Administration sera toujours disposée à reconnaître25.

22 La seconde représentation de Semiramide eut finalement lieu un mois plus tard, le 3 janvier 1826, avec Mme Pasta remplaçant Mme Fodor dans le rôle-titre. L’excitation remplissait l’atmosphère, la longue querelle entre les divas et le retrait de Mme Fodor ayant intensifié considérablement la curiosité des spectateurs, avides de voir et d’écouter ce que Mme Pasta pourrait alors faire à sa place. Il semble qu’elle ne déçut pas son public, « couverte d’applaudissements » dans ce rôle, d’après Stendhal26 qui témoigne : « Pour le jeu et l’action dramatique, Mme Pasta a une supériorité incontestable ; elle représente avec une dignité plus majestueuse, elle nuance plus habilement et fait mieux ressortir les traits saillants du rôle »27. En définitive, le rôle de la reine de Babylone devint l’un de ses favoris ; et Rossini lui-même, dans une lettre du 28 mai 1826, la surnomme « vera Semiramide » ; Jean-Marie Bruson28 précise néanmoins que le contexte ne permet pas de décider s’il s’agit là d’un témoignage d’admiration pour le talent de l’interprète ou d’une marque d’ironie pour ses exigences de prima donna ! Après avoir surmonté l’humiliation d’être évincée comme première Sémiramide

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parisienne, Giuditta Pasta sortit finalement victorieuse de cette épreuve. D’après la critique, son jeu et son chant avaient atteint de nouveaux degrés d’excellence.

Les congés, un privilège à négocier

23 Les chanteurs étaient extrêmement attachés à cette clause qui conditionnait très souvent un refus ou au contraire la signature d’un contrat dans un théâtre pour une saison. Après avoir passé un long séjour dans une capitale européenne, les artistes qui se devaient aussi d’entretenir leur renommée auprès de différents publics, s’efforçaient donc de prendre un congé tous les six mois d’une durée de trois à six mois le plus souvent. Pour les meilleurs chanteurs, ces « périodes de vacances » avaient en général pour destination le Théâtre-Italien de Londres, qui présentait un attrait financier considérable, et bien entendu, les scènes italiennes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les saisons d’opéra italien furent progressivement écourtées, pour se terminer vers la fin du mois de mai, afin de coïncider avec la « London Season » qui durait seulement quatre mois, d’avril à juillet.

24 Dès son premier engagement avec le Théâtre Italien de Paris, en 1821, Giuditta Pasta avait signé avec l’administration un contrat pour une durée de huit mois. Par la suite, devant son succès fulgurant, les conditions que Giuditta Pasta réclama auprès du Théâtre Italien furent toujours plus élevées, la chanteuse étant assez représentative de ce que pouvait exiger un grand artiste lyrique international au XIXe siècle. En 1823, elle demanda de nouveau un congé de trois mois pour aller faire la saison d’été à Londres. La direction du Théâtre Italien, qui craignait à chaque congé de la Pasta un départ définitif, ou une signature dans un autre théâtre, lui proposa cette fois-ci un appointement fixe de 50 000 francs par an, une représentation à bénéfice garantie à 15 000 francs, avec ce fameux congé de trois mois par an, sans retenue, ni aucune réserve, à condition qu’elle prolongeât son engagement pendant trois ans. Les théâtres vivaient ainsi dans la peur continuelle de perdre leurs têtes de troupes, leurs artistes- phares. Pourtant, malgré une proposition aussi alléchante, dont le montant était unique à cette époque, la Pasta refusa. Elle voulait être libre de ses mouvements, et ne pas lier sa carrière lyrique à la seule ville de Paris pour une si longue durée29.

25 Dès avril 1825, les relations entre Giuditta Pasta, Rossini et le vicomte de Chabrand s’étaient dégradées, ces derniers voulant à tout prix l’empêcher de partir à Londres. Mais Giuditta Pasta était une artiste extrêmement exigeante en matière de négociations, et elle défendit son droit au congé à travers une lettre énergique à la direction du Théâtre Italien. Elle y explique avoir toujours répondu aux attentes de l’administration, en accomplissant avec conscience son devoir d’artiste : Mon silence et mon zèle ont semble-t-il généré, au lieu de le supprimer, cet abus. La nécessité seule me contraint à déclarer à cette direction, que je ne peux plus soutenir un poids insupportable pour n’importe quel artiste. J’ai du finalement me persuader qu’un travail inusité use mes forces, et menace d’anéantir leurs fleurs. Il est impossible que je puisse successivement représenter l’Otello, Romeo, la Médée. Ma trop grande facilité à être indulgente et à assumer dans le passé ma tâche, ne donne pas le droit à cette Direction, je crois, d’exagérer de tels sacrifices. La Raison et l’Humanité s’y opposent, et je ne doute pas qu’une telle Direction soit sourde à leur voix. Ma santé vous est peut-être indifférente, mais chère au public, et pour moi précieuse, je serai alors contrainte à invoquer la résiliation d’un Contrat qui ne pourrait avoir de la valeur au prix de si graves sacrifices30.

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26 Si l’artiste peut sembler sincère lorsqu’elle décrit ses sacrifices d’artiste fidèle et zélée, on ne peut que s’interroger sur les raisons véritables qui poussent la Pasta à vouloir partir. Pourquoi voulut-elle résilier son contrat avec le Théâtre Italien ? Rappelons qu’à cette époque, elle avait également été sollicitée par Barbaja pour chanter à Naples. De toute évidence, l’argument de la santé est un prétexte pour chanter dans un autre théâtre, afin d’amorcer son retour en Italie.

27 Dotée d’un caractère ferme, elle joue ici la corde sensible en faisant valoir ses indulgences antérieures et son droit au repos. Or il s’agit en réalité d’un congé pour aller à Londres, et y gagner beaucoup d’argent ! Le mari confirme alors, une fois à Londres, que finalement : « La Giuditta aura tout ce qu’elle a demandé »31.

Voyages et tournées : les contraintes de la célébrité

28 Dès le XVIIIe siècle, les artistes lyriques commencent à ouvrir leur carrière à l’international. Des villes comme Madrid ou Saint-Pétersbourg par exemple deviennent attrayantes pour les chanteurs qui y trouvent des cachets généreux. Au cours du XIXe siècle, les artistes lyriques italiens sont de plus en plus nombreux à parcourir les routes d’Europe centrale, les Îles britanniques, la Péninsule ibérique, et, dans la deuxième moitié du siècle, travaillent de plus en plus en Russie, en Scandinavie, voire en Turquie, en Grèce et en Amérique. Toutefois, les villes de Londres et de Paris représentent de loin les places artistiques les plus courues, étant les plus avantageuses du point de vue financier.

29 Mais il faut resituer ces tournées dans leur contexte. Pour un musicien de cette époque, accepter une série d’engagements à l’étranger signifiait faire de très longs voyages, dans des conditions souvent extrêmement précaires. En Italie, par exemple, les musiciens devaient être disposés à faire de longs parcours, sur des routes en très mauvais état, dans un pays qui possédait peu de chemins de fer et où le voyage par la mer, le long des côtes occidentales de Gênes à Palerme, restait assez dangereux. Et quel que soit le moyen de transport choisi, il était toujours surchargé par les malles des chanteurs. Ainsi, même s’ils n’avaient pas à transporter d’instrument, les chanteurs voyageaient toujours avec des bagages pesants, remplis de livrets et de partitions, les fameux « airs de malle » qu’ils intercaleront ou substitueront à d’autres morceaux d’opéra, sans compter une quantité d’articles de vestiaire.

30 L’eldorado des chanteurs d’opéra au XIXe siècle fut l’ouverture du marché du Nouveau Monde. L’Amérique attire en effet peu à peu les chanteurs célèbres, en pleine carrière, dès les années 1830. Giuditta Pasta fut elle aussi sur le point de partir, hésita puis renonça.

31 Toutefois Giuditta Pasta effectua régulièrement des tournées à l’étranger, pour accroître ses revenus et sa notoriété. Elle cherchait donc à rentabiliser au maximum ses congés, lancée dans un rythme épuisant et une course à l’argent. C’est ainsi qu’Anne Martin-Fugier précise à propos des tournées que « les premières sont faites jeunes et plein d’espoir, les deuxièmes sont les plus lucratives et les plus glorieuses. Les troisièmes serrent le coeur quand ce sont des femmes usées qui doivent reprendre la route pour subsister » 32. Sans avoir connu la misère à la fin de sa carrière, Giuditta Pasta dut continuer à travailler alors que ses moyens artistiques déclinaient. Elle fit

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notamment deux tournées signalées dans la presse et les mémoires de l’époque : l’une en Angleterre en 1837, et l’autre en Russie en 1840.

32 Les grandes cantatrices italiennes à l’image de la Pasta savent donc mobiliser tout un arsenal pour faire rédiger à leur avantage les contrats avec les impresari et imposer leurs vues face aux institutions de spectacle. Toutefois, pour les chanteurs et chanteuses d’opéra, le pouvoir le plus visible et le plus éclatant au cours du XIXe siècle est incontestablement celui de l’argent.

Le pouvoir de l’argent

33 La carrière de Giuditta Pasta se déroule à une époque où se développe progressivement une certaine industrie de la culture et du spectacle et où s’épanouit ce que l’on peut appeler « le star-system », avec l’avènement de la notion de marché dans le domaine du lyrique. Du reste, rappelons qu’au début du XIXe siècle, la profession de musicien est encore largement considérée comme un travail, et non une recherche artistique « élevée ». L’idée d’une vocation artistique particulière, qui occulterait toute considération utilitaire ou rémunératrice relève pleinement de la mythologie de la diva romantique qui sacrifierait tout son être au chant. Giuditta Pasta insistera en outre toute sa vie, dans sa correspondance, sur l’aspect extrêmement pesant de sa carrière en se plaignant continuellement du rythme infernal de la scène, et du public dont elle se sent prisonnière et qui la réduit « en esclavage »33. Il est vrai qu’outre le discrédit que subissaient encore la plupart des artistes dans la société, la vie de bohème comportait beaucoup de risques et d’inconvénients, qui justifiaient une vraie compensation financière.

34 Giuditta Pasta arrive sur scène au moment où ce que l’historien-économiste John Rosselli définit comme un véritable « marché lyrique » commence à se développer. Selon lui, les carrières des artistes lyriques sont en fait régulées par les lois du marché dès les années 1780. Autour de 1800, les chanteurs d’opéra sont donc déjà des « créatures du marché », ou « marchandises », phénomène qui allait se développer au fur et à mesure que le XIXe siècle avançait.

35 Il ressort de la période qui nous intéresse une croissance exponentielle des salaires des chanteurs d’opéra italien, qui augmentent régulièrement des années 1820 à la fin du XIXe siècle, pour atteindre le double ou le triple du chiffre encaissé par une chanteuse du siècle précédent. En effet, la course au profit du temps de Giuditta Pasta est générale, et la règle qui réunit les artistes peut se résumer ainsi : « le meilleur est celui qui gagne le plus »34. Le renouveau de l’opera seria et la folie rossinienne qui éclate dans les années 1820 en Europe expliquent aussi ce phénomène avec une demande accrue en Italie comme à l’étranger de chanteurs italiens.

36 Dans ce contexte, le « star-system » est un terme particulièrement adapté à la situation qui se met en place dans le domaine du lyrique dans les années 1830-1840 en Europe. Selon Dominique Leroy35, « le star system » ou « système de l’idole »36 consiste essentiellement à utiliser en vue de la production d’une pièce le nom et le renom d’un ou de quelques artistes dont la célébrité et la notoriété sont telles que toutes les caractéristiques de la production, titre, thème, nom de la troupe, etc., apparaissent peu importants au regard de la star. C’est un système dans lequel le directeur vend au public plutôt l’acteur (star), que la pièce proprement dite37.

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37 De par l’importance que leur donnaient les compositeurs d’opéra italiens, et les libertés qu’elles prenaient vis-à-vis de certaines partitions, les prime donne étaient à l’époque de la Pasta au sommet de la hiérarchie de la troupe, et leur présence était indispensable au Théâtre Italien. Cela correspond en fait à un public qui préfère se concentrer sur les exhibitions de quelques stars, et leurs airs favoris, ce qui pousse l’administration à économiser sur les autres rôles plus économiques. Du reste Anne Martin-Fugier38 rappelle que les stars elles-mêmes étaient soumises aux exigences de ce public enthousiaste. Une diva pouvait ainsi « difficilement refuser d’honorer les demandes de représentations, sous peine de manifestations de la presse et même de la justice »39. De fait, chacune des apparitions de Giuditta Pasta assurait de remplir le théâtre où elle se produisait.

38 L’une des réalités du « star-system » réside dans le fait que les stars sont beaucoup mieux rémunérées que les autres artistes. Cette différence qui commence à se creuser fortement entre une simple interprète de musique et une diva se matérialise notamment sous Louis-Philippe par des salaires extrêmement fluctuants, une soirée d’opéra pouvant en effet rapporter 1 000 francs à La Pasta, soit 4 500 euros, valeur qui ne fut pas dépassée jusque dans les années 1870, contre 50 francs, soit 250 euros pour des personnes peu connues, aux talents plus modestes. Il s’agit donc d’un système très coûteux, les émoluments des grands artistes, célèbres et convoités partout en Europe, pouvant être exorbitants.

39 Giuditta Pasta appartenait à la catégorie de ces artistes d’exception qui pouvaient se permettre d’apposer des clauses particulières dans ses contrats, tout en ayant la garantie de décrocher un cachet extraordinaire. En tant que négociatrice et stratège redoutable, elle eut très vite conscience de sa haute valeur financière. Jean Mongrédien parle pour sa part de « culte de la vedette »40. Dans ce cas, la cote de l’artiste justifiait les tarifs les plus exorbitants. Dans un contexte de surenchère, la cantatrice voulait faire monter les prix et exigeait alors des conditions hors concours, notifiées dans un contrat sans concurrence possible.

Les soirées à bénéfice41

40 Il est difficile d’imaginer le rythme de travail que devaient soutenir les comédiens et les chanteurs au XIXe siècle. Il était en effet fréquent de se produire dans diverses œuvres simultanément, en montant sur scène quasiment tous les soirs. Entre 1820 et 1840, la plupart des grands chanteurs essayaient néanmoins de limiter le nombre de leurs prestations au théâtre à trois ou quatre soirées maximum par semaine, en évitant surtout d’avoir deux représentations consécutives. Toutefois, ils devaient parfois rattraper à la hâte certaines représentations annulées, pour cause de maladie ou parce qu’ils avaient été déjà engagés ailleurs. Dans ces cas particuliers, il n’était pas rare de les voir chanter durant quatre, cinq voire six soirées par semaine. On peut d’ailleurs expliquer la brièveté de certaines carrières de l’époque par cette surexploitation de leurs capacités, ainsi que par des débuts prématurés, précédés d’une formation trop rapide42. Beaucoup de carrières de l’époque de Giuditta Pasta furent ainsi menées de manière insensée et imprudente. Giuditta Pasta connut également ce rythme excessif avec des spectacles en continu pendant plus d’une décennie. Certains mois, elle chanta presque tous les jours, dans un opéra, lors de soirées à bénéfice ou au cours de concerts privés, pour gagner toujours plus d’argent.

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41 Les soirées à bénéfice constituaient pour les chanteurs italiens, qui se les étaient vu octroyer par l’administration d’un théâtre, une grande source de revenus, notamment à l’étranger. Il s’agissait d’une représentation exceptionnelle dont l’intégralité de la recette, moins les frais de fonctionnement du théâtre, était versée à l’artiste qui en bénéficiait. Ce système comportait cependant un certain risque financier pour le chanteur qui devait payer tous les frais de la représentation et couvrir notamment les coûts de location pour la soirée au théâtre. Il faut d’ailleurs préciser qu’une représentation à bénéfice était un privilège dont jouissaient exclusivement les meilleurs premiers sujets.

42 Quand Giuditta Pasta interpréta au Théâtre Italien, dans le cadre d’une soirée à bénéfice, le rôle d’Elcia dans l’opéra Mosé in Egitto de Rossini, le 20 octobre 1822, le Journal de Paris témoignait : « aucune place n’est restée vacante à l’orchestre, au parterre, à l’amphithéâtre ; presque toutes les loges étaient louées et remplies de la plus brillante société. Les premiers talents des autres grands théâtres avaient aussi voulu offrir à Mme Pasta un hommage qui les honore, et tous les regards se tournaient vers une loge où Jean-François Talma, Mlle Duchenois et Mlle Mars se trouvaient réunis »43. Le Journal des Débats nous informe quant à lui que cette première parisienne rapporta la somme de 12 437 francs44 ou 55 000 euros actuels. La Pasta dut cependant partager cette somme avec les impresari du Théâtre Italien. Afin d’assurer des recettes substantielles, l’Académie Royale de Musique avait été utilisée.

43 Mais beaucoup plus que dans les concerts publics, c’est lors de soirées privées, organisées dans les salons de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, que Giuditta Pasta gagne beaucoup d’argent.

Les concerts privés

44 D’une manière générale, la profession de chanteur, quand elle était couronnée de succès, pouvait apporter toute une série de bénéfices marginaux, au-delà des théâtres d’opéra. Les chanteurs avaient la possibilité de chanter à l’église, mais pouvaient aussi se produire en Italie, dans des villes comme Naples ou Rome, où les familles riches donnaient des concerts dans leurs salons. À Londres, Paris, Saint-Pétersbourg, ou New York, en travaillant en marge des saisons d’opéra, les artistes pouvaient espérer des revenus bien plus importants que dans les théâtres.

45 La plupart des concerts privés étaient en général très lucratifs car, en plus du cachet convenu au préalable pour la prestation artistique, des chanteurs comme Giuditta Pasta recevaient souvent des cadeaux des aristocrates chez qui ils chantaient, comme de somptueux bijoux, des châles en cachemire, des robes de velours ou des couverts en argent.

46 En France, le concert au salon fait partie intégrante du paysage musical de la Restauration et de la monarchie de Juillet. C’était aussi l’occasion pour les chanteurs de rivaliser avec d’autres artistes pour le simple plaisir et défi d’aller jusqu’au bout de leurs possibilités. De telles soirées permettaient d’organiser un duel musical entre deux grands interprètes, très à la mode du temps. En lisant les mémoires de Giuditta Pasta on s’aperçoit qu’elle avait participé à quarante-huit concerts privés dans la seule année 182445. Ces rencontres durent être passionnantes, les programmes musicaux offrant à la Pasta l’opportunité d’affronter des pages qui étaient habituellement hors de son

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répertoire, et de se mesurer avec des interprètes qu’elle n’aurait jamais pu rencontrer sur les scènes.

47 Giuditta Pasta fut certainement l’une des premières divas de l’histoire de la musique, une interprète dont la personnalité a changé le cours de l’histoire de la musique. Ainsi, si l’on parlait de « virtuoses » pour désigner les chanteurs les plus brillants des XVIIe et XVIIIe siècles, ces titres sont relayés par de nouveaux adjectifs donnés par les critiques et les mélomanes du XIXe siècle. Pour désigner un talent d’exception, on parle désormais d’artiste « distingué », « remarquable », « célèbre » ou « fameux ». La presse française commence aussi à parler à cette époque d’« étoile », ou d’« astre », annonçant les « vedettes », et « stars »46 venues d’Angleterre.

48 Le musicologue Jean Mongrédien situe ainsi la naissance du mythe de la diva vers 1826, date où Giuditta Pasta est unanimement reconnue comme étant la plus grande cantatrice du Théâtre Italien.

49 On a vu, à travers quelques exemples dans cet article comme la Pasta a révélé un talent remarquable pour mener sa carrière. Elle a compris comment tirer parti de l’avènement du « star-system », avec la surenchère que cela représente47. Elle a manifesté un esprit de stratège en utilisant les ressources des impresari, en jouant des rivalités entre les grands théâtres européens du XIXe siècle, en faisant monter les prix et en négociant âprement dans tous ses contrats la question des congés ou celle des soirées à bénéfice. Elle paraît maîtriser avec aisance les rouages de l’industrie lyrique qui est en train de se mettre en place. Les sommes vertigineuses qu’elle gagne ont participé activement à l’élaboration de son mythe car, comme l’explique Jean-Michel Nectoux : « le cachet mirifique de la star est constitutif de son personnage social : elle a beaucoup de talent parce qu’elle est très bien payée et inversement »48.

NOTES

1. On peut tenter d’imaginer ce que furent les critiques de l’époque envers Giuditta Pasta, à travers le cas ultérieur de Maria Callas qui s’est attirée le même mélange d’opprobre et d’éloge : comme la Pasta, elle fut décriée pour sa voix imparfaite mais admirée pour sa puissance dramatique. 2. Patrick BARBIER, La Malibran Reine de l’opéra romantique, Paris, Pygmalion,2005, p. 7. 3. Notre propos attentif aux manifestations d’engouement public autour de la Pasta s’inscrit dans l’histoire des formes de célébrité telle qu’elle a été récemment renouvelée par Antoine LILTI, Figures publiques. Célébrité et modernité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014. 4. Rappelons le statut à part qui fut accordé aux interprètes féminines, exclues des chapelles musicales, prisées sur les scènes publiques mais longtemps décriées d’un point de vue moral et nettement moins rémunérées que leurs collègues masculins. Si une poignée de chanteuses exceptionnelles (Francesca Cuzzoni, Faustina Bordoni, Caterina Gabrielli) connaissent une carrière européenne prestigieuse au XVIIIe siècle, c’est surtout au début du XIX e siècle, quand Giuditta Pasta débute sa carrière, qu’évolue le statut des artistes lyriques femmes. Elles commencent alors à pouvoir assumer véritablement leur profession, sont désormais considérées pour leurs capacités vocales et dramatiques et non plus seulement pour leurs qualités physiques.

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C’est à cette époque que le terme de « cantatrice » s’impose. Sur le statut des chanteuses d’opéra à la fin de l’Ancien Régime, Mélanie TRAVERSIER, « Les chanteuses à la barre », Criminocorpus : [En ligne], dossier « Musique et Justice, Les musiciens face à la justice », mis en ligne le 14 avril 2014, URL : http://criminocorpus.revues.org/2691. Pour une comparaison avec le cas français, Sarah NANCY, La Voix féminine et le plaisir de l'écoute en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris : Classiques Garnier, 2012. 5. Anne MARTIN-FUGIER, Comédienne : de Mlle Mars à Sarah Bernhardt, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 11. 6. D’après le Grand Robert, le mot date de 1753 et vient de l’italien impresa, entreprise. 7. Anne MARTIN-FUGIER, op.cit., p. 67. L’impresario le plus célèbre est l’entrepreneur de spectacles américain Phinea Taylor Barnum, 1810-1891. Sur les liens entre artistes, impresari et directeurs de théâtre, Pascale GOETSCHEL et Jean-Claude YON (dir.), Directeurs de théâtre (XIXe-XXe siècles), Histoire d’une profession, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008. 8. On découvre ainsi un rituel autour du langage de ces transactions, les intéressés voulant faire croire qu’il s’agit de relations artistiques et non commerciales. On ne compte plus les mentions d’ « amitié » ou d’ « estime » réciproque, et les chanteurs mettent souvent l’accent sur leur propre « honnêteté » et sur leur total « désintérêt ». Quant aux impresari, ils tiennent à souligner leurs « sacrifices » au bénéfice de la contrepartie, même s’ils s’attendent à être dédommagés pour cela. Mais en cas d’insatisfaction, ces lettres peuvent aussi être houleuses, chacun des partis luttant pour défendre ses intérêts. Ces tractations prennent alors facilement une tournure agressive, la réputation des impresari étant souvent déplorable chez les artistes, qui voient en eux « un amas de porcs », Settimio Malvezzi à G. Marchetti, 21 juin 1866, Piancastelli Autog. s.v. Marchetti » ; les mêmes sentiments se retrouvent chez Nicola Tacchniardi à Lanari, 26 février 1828, cité par John Rosselli, Il cantante d’opera. Storia di una professione (1600-1900), Bologne, Il Mulino, 1993, p. 208. 9. Ont été notamment examinés les fonds conservés dans les collections de la Bibliothèque de l’Opéra de la BNF : Registres de l’Opéra dont les Réunions du Comité (AD. 14 à AD. 18, 1er janvier 1819-1er septembre 1828) ; Correspondance (AD. 34-35 ; AD. 44 ; AD. 49) ; fonds Robert et Severini L.A.S. 1 et 2. Les archives américaines fournissent également des informations précieuses sur la carrière de la Pasta : New York Public Library, Lincoln Center (MNY-Pasta Collection). Les ouvrages de John ROSSELLI permettent de resituer dans l’histoire générale du marché de la musique les données archivistiques recueillies : John ROSSELLI, Il cantante d’opera, op.cit., ; Id., Sull’ali dorate. Il mondo musicale italiano dell’Ottocento, Bologne, Il Mulino, 1992. Pour une exploitation systématique des archives confrontées à la chronique théâtrale de l’époque permettant de reconstituer l’ensemble de la carrière de la Pasta, nous nous permettons de renvoyer à Catherine MENCIASSI-AUTHIER, De Tancrède à Norma : La construction d’une diva internationale : Giuditta Pasta (1797-1865), Paris, Armand Colin, sous presse (ouvrage tiré de notre thèse d’histoire contemporaine, Université Versailles-Saint-Quentin, 2013). 10. L’exemple le plus connu est celui de la querelle entre Faustina Bordoni et Francesca Cuzzoni qui s’affrontèrent à Londres au milieu des années 1720. Distribuées dans la même production, chacune dut affronter pendant des semaines les sifflements des admirateurs de l’autre. 11. Cité par John ROSSELLI, Su’alli dorate, op.cit., p. 92. 12. Sur la carrière « parisienne » de Rossini, voir la thèse d’Aurélie BARBUSCIA, Rossini et la « Restauration » de la grandeur musicale dans la France des années 1820, Florence, European University Institute, 2013. 13. Voir le Courrier des Théâtres, 30 septembre, 1er et 6 octobre 1825, et Journal de Paris, 30 septembre et 11 octobre 1825. 14. Voir Victor JACQUEMONT, Letters to Achille Chaper, Intimate Sketches of Life among Stendhal’s Coterie, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1960. Lettre de Jacquemont à Chaper, 53 (Paris, le 1er octobre 1825), p. 185.

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15. Voir STENDHAL, Mélanges d’art et de littérature, Paris, Michel Lévy, 1867, p. 326-336. Cependant, rappelons que dans sa Vie de Rossini il est assez injuste envers Mme Fodor. 16. Il Corriere delle Dame, 15 octobre 1825. 17. Ibidem. 18. Ibid. 19. Voir Giorgio APPOLONIA, Giuditta Pasta, gloria del bel canto, Turin, Eda, 2000, p. 80. 20. Maria FERRANTI-GIULINI, Giuditta Pasta e suoi tempi. Memorie e lettere, Milan, 1935, p. 89. 21. Archives de l’Opéra, AD44 (n°209), 3 décembre 1825. 22. Ibidem. 23. Ibid. 24. Son enrouement persista sans disparaitre ni les jours ni les mois suivants, Joséphine Mainvielle fut obligée de renoncer à la scène, malgré quelques vaines tentatives de retour : elle tenta ainsi de remonter sur scène en 1830, à Naples, sans retrouver ses succès d’antan ; la soprano dut se forcer à se retirer prématurément. À trente-six ans, sa carrière s’était ainsi achevée brutalement. 25. Archives de l’Opéra, AD 44 (n°228), lettre du 26 décembre 1825. 26. Journal de Paris, 5 janvier 1826, et Mélanges d’art, p. 340-344. 27. La Pandore, 4 janvier 1826. 28. Jean-Marie BRUSON, Rossini à Paris, Musée Carnavalet, Paris, Société des Amis du Musée Carnavalet, 1992, p.75. 29. Bibliothèque de l’Opéra, registre AD34. Sur la difficulté à concilier la recherche d’un contrat et la liberté de mouvement dans une carrière fondamentalement gyrovague pour les chanteurs et chanteuses d’opéra, voir Mélanie TRAVERSIER, Gouverner l’opéra. Une histoire politique de la musique à Naples, Rome, École française de Rome, 2009, notamment p. 339 et sq. 30. Maria FERRANTI-GIULINI, op.cit., p. 72-73. 31. Ibidem, p. 73. 32. Anne MARTIN-FUGIER, op.cit., p. 143. 33. Giuditta Pasta à sa fille Clelia, 19 janvier 1835, LPA New York. 34. John ROSSELLI, Il cantante d’opera, op. cit., p. 153. 35. Dominique LEROY, Histoire des Arts du Spectacle en France : aspects économiques, politiques et esthétiques de la Renaissance à la première guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1990. 36. Voir Alfred BERNHEIM, The business of the theatre : An economic history of the American Theatre, 1750-1932, 1964, cité par Dominique LEROY, op. cit., p. 259. 37. Ibidem. 38. Anne MARTIN-FUGIER, Comédiennes, op. cit., p. 153. 39. Ibidem. 40. Jean MONGRÉDIEN, La musique en France des Lumières au romantisme, Paris, Flammarion, Harmoniques, 1986, p. 68. 41. Une représentation au bénéfice d’un artiste est un usage qui a complètement disparu de nos jours. 42. Voir David KIMBELL, Italian opera, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 421. 43. Journal de Paris, 22 octobre 1822. 44. Journal des Débats, 21 octobre 1822. 45. Voir Maddalena BERTELÀ : Stendhal et l’autre, l’homme et l’œuvre à travers l’idée de Féminité, Florence, Leo S. Olschki Éditore, 1985, p. 107. 46. Dès les années 1820 et même dès la fin du XVIII e siècle, le terme désigne en Angleterre un acteur de théâtre ou un chanteur de grande renommée, dont les apparitions publiques suscitent un engouement exceptionnel, tant au théâtre qu’à la ville. Cet anglicisme apparaît en France dans la Revue des deux Mondes en septembre 1849.

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47. Les spectateurs gagnent parfois en un an ce que la diva reçoit en une soirée ! 48. Jean-Michel NECTOUX, Stars et monstres sacrés, exposition au Musée d’Orsay, Paris, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1986, p.18. Plus tard, Adelina Patti va battre tous les records de notoriété et de richesse parmi les artistes de la scène dans la seconde moitié du XIXe siècle.

RÉSUMÉS

Giuditta Pasta fut l’une des toutes premières divas de l’histoire de la musique. Par son timbre vocal rare et original et sa présence scénique unique, elle triompha sur toutes les grandes scènes européennes de la Restauration et de la monarchie de Juillet, une époque d’âge d’or pour le chant et l’opéra italien en particulier. Elle fit preuve d’une intelligence exceptionnelle en exploitant pleinement les ressources du « star-system » qui naît à cette époque, dans un contexte d’industrialisation de la culture avec l’apparition de la notion de marché dans le monde du lyrique. Excellente négociatrice dans tous les domaines de sa carrière, elle géra avec fermeté et exigence les contrats, les questions d’argent, d’étiquette, de tournées ou de congés auprès des impresari et des institutions musicales de son temps. Son brillant parcours illustre le passage du statut de chanteuse « courtisane » à celui des premières divas puissantes et adulées des foules.

Giuditta Pasta was one of the first divas in the history of music. Thanks to her rare and original vocal tone and her unique stage presence - reminiscent of Maria Callas a century later - Guiditta Pasta rose to fame and success on all the great European stages during the Restoration and July Monarchy, the golden age of singing and of Italian opera in particular. She proved exceptionally intelligent in making the most of the nascent star system of the time, within a context where culture became progressively industrialised as the notion of the market appeared in the world of opera. La Pasta was a skilled negotiator in all areas of her career, proving firm and demanding in her dealings with managers and musical institutions about contracts and issues related to money, etiquette, tours or holidays. Her brilliant career illustrates how women singers shifted from the status of courtesan to that of the first divas, who were extremely powerful and adored by the crowds.

INDEX

Mots-clés : opéra, diva, « star-system », contrat, argent, célébrité

AUTEUR

CATHERINE MENCIASSI-AUTHIER Centre d’Histoire culturelle des sociétés contemporaines Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines [email protected]

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La bibliothèque de Saint-Just : catalogue et essai d’interprétation critique

Louise Ampilova-Tuil, Catherine Gosselin et Anne Quennedey

1 Mis sous scellés avec ses papiers au soir du 9 Thermidor1, les livres de Saint-Just furent inventoriés le 13 fructidor an III (30 août 1795) après leur transfert au dépôt littéraire de la rue Cerutti. Cet inventaire2 a attiré à plusieurs reprises l’attention des chercheurs : à la fin du XIXe siècle, Germain Bapst 3 en a donné une transcription accompagnée de remarques et, plus récemment, Agnès Marcetteau-Paul et Dominique Varry4 lui ont consacré un développement dans leur étude d’un corpus de vingt-six inventaires de bibliothèques de la période révolutionnaire. Ce sont dans les deux cas des commentaires brefs (moins d’une page) rendant seulement compte d’une partie des livres répertoriés par l’inventaire, en sorte que l’on ne dispose pas d’une analyse de la bibliothèque de Saint-Just qui soit exhaustive et suffisamment précise.

2 Cet article pose les bases d’une telle étude critique. On trouvera d’abord une nouvelle transcription de l’inventaire qui corrige les erreurs des transcriptions existantes5. Nous l’avons fait suivre du catalogue des trente-deux ouvrages que l’inventaire permet d’identifier, dans lequel nous indiquons chaque fois que possible l’édition que possédait Saint-Just. Il a en effet paru que, dans la mesure où au XVIIIe siècle le texte d’un ouvrage varie souvent considérablement d’une édition à l’autre, donner simplement une liste de titres et d’auteurs n’était pas satisfaisant : les éditions ont donc été identifiées en utilisant les ouvrages bibliographiques spécialisés, les catalogues des bibliothèques publiques et des librairies anciennes ainsi que les sources et les possibilités de recherche inédites qu’offre le réseau Internet.

3 À partir de ce catalogue, nous avons réalisé un premier essai d’examen critique qui prend en compte l’ensemble des livres répertoriés en les classant par domaines de connaissance6. Un développement sur le devenir des livres de Saint-Just conclut ce travail.

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Transcription du document F/17/1198 (pièce n° 117) des Archives nationales7

Le 13 fructidor an 3e9 deposé au depot Inventaire des Livres de l’ex-constituant et condamné St-Just deposé dans une national Maison dite depot national Rue Cerutti N° 5 section du Mont blanc a nous remis

Litteraire par le Citoyen Desroches commissaire du Bureau du Domaine national du Rue St- Departement de paris en presence des Citoyens Chailliot et Mosnier Marc8 commissaires adjoints au Comité de laditte section dont la description et la mise en paquet va etre faite ainsi qu’il suit. Savoir.

2 vol10 in 4° et 5 vol in 8°. yu le grand et confucius par clerc deux tomes 1 vol, codes des loix des Jentoux meme vol, Le conseiller d’état, in 4°. constitution de N° 1 -- l’angleterre de delolme 1778 Elemens d’arithmetique de Maseas 1788 harrangues Politique de Demosthenes traduite par gin 1791...... 7 –

14 vol in 12 Emile 4 vol vie de Cromwel 1730, 3 vol discours sur l’histoire universelle 1763, 2 vol Salustes de Dotteville, pensées de pascal 1699. avantures 2 -- de telemaque figures 1738 Le Genie de hume.. ………………………………………………………………………………………………………… 14 –

14 vol uvres de Montesquieu 6 vol, Du meme le tôme 4. Revolutions Romaine les tomes 1 et 3. principes de Moral de Moral [sic] de Mably formant le tome 15 de 3 -- ses uvres, Les autres ne meritant description...... 14 –

16 vol in 12 rel11 et Broches complets et incomplets oraisons choisies de Ciceron latine et françaises 2 vol Caracteres de Theophrastes 1750, 2 vol Uvres posthumes du chevalier Temple, histoire poetique 1777. fables de la fontaine

4 -- 1788 Contrat social 1791. Lettres d’une peruvienne 1787 pensées de J. J. Rousseau Brochés 2 vol Gerusalem delivrée 1793 figure 2 vol Manuel des Jeunes Republicains Brochés…………………………………………………………………………...... 16 –

16 vol in 8°. Brochés Code Militaire 1793 3 vol Recueil de pieces affaires du temps 2 vol, confessions de J. J. Rousseau tomes 3e Les chaines de l’esclavage

Memoire sur l’education des bêtes a laine par Duquesnoy les autres affaires du 5 -- temps ne meritant aucune description, Plus les Nos 20 a 25 des tableaux de la Revolution francaise 6 16 vol Cahiers……………………………………...... 6 Cahiers

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Catalogue succinct des ouvrages mentionnés dans l’inventaire

4 La liste suivante12 a été réalisée en croisant les indications fournies par l’inventaire (dates d’édition, formats des livres, nombre de volumes) avec les ressources informatisées du Catalogue collectif de France qui répertorie les livres conservés à la Bibliothèque nationale de France et dans les principales bibliothèques municipales et universitaires françaises, les catalogues en ligne de plusieurs grandes bibliothèques publiques étrangères13 ainsi que les catalogues de vente de librairies spécialisées en livres anciens. Les bibliographies des éditions de Montesquieu et de Rousseau ont également été consultées14. Nous avons parfois pu identifier certains livres rares en nous aidant de Google Books (Google Livres) malgré les difficultés d’utilisation de cette bibliothèque numérique pour la recherche bibliographique15.

5 Les ouvrages sont rangés par ordre d’inscription dans l’inventaire. Pour chacun des ouvrages, la graphie et la ponctuation des titres et sous-titres sont données d’après la page de titre.

6 1. Clerc, Nicolas Gabriel. Yu le Grand et Confucius, histoire chinoise. Soissons, Ponce Courtois, 1769, 1 vol. in-4°.

7 2. Halhed, Nathaniel Brassey. Code des loix des Gentoux, ou Réglemens des Brames, traduit de l’Anglois, d’après les Versions faites de l’original écrit en Langue Samskrete. Paris, Stoupe, 1778, 1 vol. in-4°.

8 3. Le Conseiller d'Estat, ou Recueil des plus generales considerations servant au maniment des affaires publiques. Divisé en deux parties. En la première est traicté de l’establissement d’un Estat. En la seconde, Des moyens de le conserver & l’accroistre. Première édition : Paris, Estienne Richer, 1632, 1 vol. in-4° ; rééditions dans ce format par le même éditeur en 1633 et à Paris chez Michel Bobin en 1645.

9 4. Lolme, Jean Louis de. Constitution de l'Angleterre, ou Etat du gouvernement anglois, comparé avec la forme républicaine et avec les autres monarchies de l'Europe. Amsterdam, E. van Harrevelt, 1778, 1 vol. in-8°.

10 5. Mazéas, Jean Mathurin. Elémens d'arithmétique, d'algebre et de géométrie, avec une Introduction aux Sections coniques. Ouvrage utile pour disposer à l’étude de la Physique, & des Sciences Physico-Mathématiques. Paris, Nyon, 1788, 1 vol. in-8°.

11 6. Les Harangues politiques de Démosthène avec les deux harangues De la Couronne. Traduction nouvelle par M. Gin. Suivies de notes relatives aux circonstances présentes et des extraits de plusieurs comédies d’Aristophane. Paris, Didot fils aîné - Bossange, 1791, 2 vol. in-8°16.

12 7. Rousseau, Jean-Jacques. Émile ou de l'Éducation. Première édition : Amsterdam, Jean Néaulme, 1762, 4 vol. in-12 ; plusieurs rééditions en quatre volumes au même format jusqu’en 1794.

13 8. Leti, Gregorio. La Vie d'Olivier Cromwel. Amsterdam, Henri Desbordes, 1730, 3 vol. in-12.

14 9. Bossuet, Jacques Bénigne. Discours sur l'histoire universelle à Monseigneur le Dauphin : pour expliquer la suite de la Religion & les changements des Empires. Paris, Christophe David, 1763, 2 vol. in-12.

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15 10. Traduction de Salluste avec La vie de cet historien et des notes critiques ; Seconde édition revue, corrigée & augmentée du Texte Latin à côté de la Traduction, avec des Variantes choisies ; par Jean-Henri Dotteville, de l’Oratoire. Paris, Auguste Martin Lottin, 1763, 1 vol. in-12 ; plusieurs rééditions en un volume et au même format sont parues jusqu’en 1794.

16 11. Pascal, Blaise. Pensées de M. Pascal sur la religion, et sur quelques autres sujets. Edition nouvelle. Augmentée de beaucoup de Pensées, de la Vie de l’Autheur, & de quelques Dissertations. Amsterdam, Henri Wetstein, 1699, 1 vol. in-12.

17 12. Fénelon, François de Salignac de La Mothe. Les Avantures de Télémaque, fils d'Ulysse. Nouvelle édition conforme au Manuscrit original, & enrichie de Figures en taille douce. Amsterdam, J. Wetstein, G. Smith et Zacharie Chatelain, Rotterdam, Jean Hofhout, 1738, 1 vol. in-12.

18 13. Hume, David. Le génie de M. Hume, ou Analyse de ses ouvrages, dans laquelle on pourra prendre une idée exacte des Mœurs, des Usages, des Coutumes, des Loix, & du Gouvernement du Peuple Anglois. Londres, se trouve à Paris chez Vincent, 1770, 1 vol. in-12.

19 14. Montesquieu, Charles Louis de Secondat baron de La Brède et de. Œuvres de Montesquieu, 6 volumes. Il s’agit de l’une des éditions en 6 volumes in-12 ou in-16, ou encore de l’une des éditions en 7 volumes in-12 parues avant 1795 à laquelle manquerait un volume (ce qui expliquerait la présence du tome 4 des Œuvres de Montesquieu mentionné juste après dans l’inventaire : cf. 15 ci-dessous).

20 15. Montesquieu, Charles Louis de Secondat baron de La Brède et de. Œuvres de Montesquieu, tome IV. Ce volume isolé provient de l’une des éditions des Œuvres en 6 ou 7 volumes in-12 ou in-16 (cf. ci-dessus) ou de l’une des éditions en 4 ou 5 volumes in-8° parues jusqu’en 1794.

21 16. Vertot, René Aubert de. Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la république romaine, tomes I et III. Première édition : Paris, François Barois, 1719, 3 vol. in-12 ; plusieurs rééditions au même format et en trois volumes jusqu’en 1794.

22 17. Mably, Gabriel Bonnot de. Œuvres complètes de l’abbé de Mably, tome XV. Toulouse, N.- Etienne Sens, et Nîmes, J. Gaude, 1791, 1 vol. in-12 ; réédition chez les mêmes et dans un format identique en 1793.

23 18. Oraisons choisies de Cicéron, latines et françoises. Traduction nouvelle. Deux éditions possibles : Lyon, Jacques Guerrier, 1723-1726, 2 vol. in-12 ; Lyon, Antoine Molin l’aîné, 1726, 2 vol. in-12.

24 19. La Bruyère, Jean de. Les Caractères de Théophraste, avec les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle. Nouvelle Edition augmentée de quelques Notes sur ces deux Ouvrages, & de la Défense de La Bruyère, & de ses Caractères, par M. Coste. Paris, Michel-Etienne David, 1750, 2 vol. in-12.

25 20. Temple, William. Œuvres postumes du chevalier Temple, Contenant I. Un Essai sur les Mécontentemens populaires. II. Un Essai sur la Santé & la longue Vie. III. Une défense de l'Essai sur le Savoir des Anciens & des Modernes. Des Pensées sur les diferens états de la Vie & de la Fortune, & sur la Conversation. Utrecht, Guillaume van de Water, 1704, 1 vol. in-12.

26 21. Histoire poétique, tirée des poètes français ; avec un dictionnaire poétique. Troisième édition, revue & corrigée. Paris, Joseph Barbou, 1777, 1 vol. in-12.

27 22. La Fontaine, Jean de. Fables choisies, mises en vers par monsieur De La Fontaine ; avec un nouveau commentaire par M. Coste. Paris, Jean- François Bassompierre, 1788, 1 vol. in-12.

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28 23. Rousseau, Jean-Jacques. Du Contrat social, ou Principes du Droit politique. Trois éditions possibles : Paris, Cazin, 1791, 1 vol. in-12 ; Strasbourg, Imprimerie de la Société typographique, 1791, 1 vol. in-12 ; Paris, Defer de Maisonneuve, 1791, 1 vol. in-1217.

29 24. Graffigny, Françoise de. Lettres d'une Péruvienne. Lyon, Bruyset frères, 1787, 1 vol. in-12.

30 25. Rousseau, Jean-Jacques. Les Pensées de J. J. Rousseau, Citoyen de Genève. Première édition en deux volumes in-12 : Amsterdam (Paris), Prault, 1766 ; plusieurs rééditions au même format et en deux volumes jusqu’en 1794.

31 26. Le Tasse, Torquato Tasso dit. Jérusalem délivrée, poëme du Tasse. Londres, s. n., 1793, 2 vol. in-12.

32 27. Le Manuel des jeunes Républicains, ou Éléments d'instruction à l'usage des jeunes élèves des écoles primaires. Ouvrage contenant un précis sur l’origine de la Nation française et sa révolution ; un exercice, en forme de Catéchisme, sur l’essence de notre gouvernement républicain ; la Géographie de la République Française ; trois Tableaux par ordre alphabétique ; […] les Droits de l’homme ; la Constitution ; un recueil des faits héroïques les plus remarquables, par lesquels se sont signalés les Républicains Français ; une estampe représentant le jeune Barra au moment où il est assassiné, avec les faits héroïques qui lui ont mérité les honneurs du Panthéon. Paris, Devaux - Patris, an II, 1 vol. in-12.

33 28. Code militaire, ou recueil méthodique des décrets relatifs aux troupes de ligne et à la gendarmerie nationale, rendus par les assemblées constituante et législative, et par la convention nationale, depuis 1789, jusques et compris le 15 juin 1793. Paris, Prault, 1793, 3 vol. in-8°.

34 29. Rousseau, Jean-Jacques. Seconde partie des Confessions de J. J. Rousseau. Tome troisième. Deux éditions possibles : Genève, s. n., 1789, 1 vol. in-8° ; Paris, Poinçot - Lejay, 1789, 1 vol. in-8°.

35 30. Marat, Jean-Paul. Les Chaînes de l'esclavage, Ouvrage destiné à développer les noirs attentats des princes contre les peuples ; les ressords secrets, les ruses, les menées, les artifices, les coups d'état qu'ils emploient pour détruire la liberté et les scènes sanglantes qui accompagnent le despotisme. Paris, Imprimerie de Marat, l’an premier de la République, 1 vol. in-8°.

36 31. Duquesnoy, Adrien Cyprien. Mémoire sur l'éducation des bêtes à laine et les moyens d'en améliorer l'espèce. Nancy, Vve Bachot, 1792, 1 vol. in-8°.

37 32. Tableaux de la Révolution française, ou Collection de quarante-huit gravures, représentant les Evénemens principaux qui ont eu lieu en France depuis la transformation des Etats-Généraux en Assemblée nationale. Paris, Briffault de La Charprais, s. d., livraisons 20 à 25, 6 cahiers in-fol.

Essai d’interprétation critique

38 Préalablement à toute étude, il convient de soulever la question de l’identité du propriétaire de cette bibliothèque. Les auteurs qui se sont intéressés à l’inventaire ont tous considéré a priori qu’il répertoriait des livres du conventionnel Saint-Just. Mais la mention « ex-constituant » à la première ligne de l’inventaire amène à se demander si cette bibliothèque ne serait pas plutôt celle du constituant Fréteau de Saint-Just, guillotiné le 26 prairial an II. Un ensemble d’indices dont aucun ne serait suffisant à lui

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seul mais dont la conjonction est remarquable fait cependant écarter cette attribution. Les plus décisifs18 sont à notre avis la date à laquelle l’inventaire fut réalisé, qui suit d’un jour la vente des meubles, vêtements et autres biens que Saint-Just détenait dans son domicile de la rue Caumartin19, et la mention par l’inventaire des livraisons 20 à 25 des Tableaux de la Révolution française, publication périodique distribuée gratuitement aux députés à mesure de leur parution. Or les récents travaux de Claudette Hould ont montré que les numéros 20 à 25 des Tableaux sont parus à l’époque où Saint-Just siégeait à la Convention20.

39 La bibliothèque de Saint-Just est relativement modeste : elle compte soixante-treize volumes en tout, soit trois fois moins que celle de Robespierre et presque deux fois moins que celle de Couthon, par exemple21. Que Saint-Just ait eu à Paris moins de livres que Robespierre ou Couthon n’est d’ailleurs pas étonnant car, à la différence de ses aînés, il n’avait emménagé dans la capitale qu’en septembre 1792.

40 La part des livres en rapport avec la Révolution y est importante. L’inventaire ne décrit précisément que onze volumes relevant de cette catégorie, mais il faut leur ajouter les dix volumes du cinquième paquet pour lesquels est seulement noté qu’ils portent sur des « affaires du temps ». Cette formule courante dans les inventaires désigne en effet « les nouvelles de politique qui regardent la conjoncture présente, et la situation des choses du monde » (Dictionnaire universel de Furetière). Ainsi, c’est entre un quart et un tiers des ouvrages de la bibliothèque de Saint-Just qui concernent, de façons diverses, l’actualité révolutionnaire. Parmi ces livres, le plus intéressant est certainement Les Chaînes de l'esclavage, traduction de l’ouvrage que Marat avait publié à Londres vingt ans plus tôt sous le titre The Chains of Slavery mais que son auteur a remanié pour la version française afin de le faire correspondre aux enjeux politiques contemporains. La présence de ce livre dans sa bibliothèque confirme le jugement très positif que Saint- Just porte sur les idées politiques de Marat dans ses discours. La bibliothèque de Saint- Just comprenait encore trois tomes d’un Code militaire réalisé à la demande du ministre de la Guerre Bouchotte, que le conventionnel a pu acquérir durant l’été 1793 alors qu’il travaillait à la section de la Guerre du Comité de salut public en coopération étroite avec ce ministre22, ainsi que Le Manuel des jeunes Républicains, compilation hétérogène et sans grand intérêt, surtout utile pour ses tableaux récapitulant les départements, districts, cantons et chefs-lieux. Dernier ouvrage mentionné dans l’inventaire, les Tableaux de la Révolution française ne sont pas significatifs dans la mesure où, comme nous l’avons dit, ce périodique était offert aux députés.

41 Quels pouvaient être les dix autres volumes en rapport avec l’actualité que l’inventaire ne décrit pas ? D’après les autres inventaires de révolutionnaires condamnés, il pourrait s’agir de publications en série tels que les procès-verbaux de la Convention, de volumes de la Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, de journaux de format in-8° comme le Journal des débats et des décrets, d’ouvrages administratifs ou encore de recueils de textes imprimés plus ou moins hétérogènes23.

42 Après la Révolution française, c’est la philosophie du XVIIIe siècle qui occupe le plus de place dans cette bibliothèque. Les auteurs les plus présents sont, sans surprise, Rousseau (huit volumes) et Montesquieu (sept volumes) dont on a souvent noté l’influence sur la pensée de Saint-Just24. Cependant, la composition de cette bibliothèque marque une différence dans la façon dont Saint-Just considérait chacun de ces auteurs : alors qu’il lisait Montesquieu dans une édition de ses Œuvres complètes, il ne possédait que certaines des œuvres de Rousseau – Émile, le Contrat social dans une

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édition de 1791, une partie des Confessions – ainsi qu’une anthologie en deux volumes de ses œuvres. Saint-Just avait également chez lui un recueil d’extraits classés par thèmes de David Hume. Le quinzième tome des Œuvres de Mably, contenant les Principes de morale et un second texte attribué à l’abbé qui est un faux, serait quant à lui une acquisition tardive et en partie fortuite puisque, d’après une anecdote rapportée par Laurent de l’Ardèche25 qui la situe au printemps 1794, Saint-Just aurait emprunté le livre au Comité de salut public après une discussion entre ses membres. Sa pensée ne paraît en effet pas avoir été marquée par ce philosophe jusqu’à la rédaction des passages du Projet d’institutions consacré à la religion26.

43 Avec respectivement sept et deux volumes, l’histoire et le droit sont moins représentés dans cette bibliothèque. Saint-Just possédait une histoire générale : le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet que complète une Suite anonyme, assez médiocre, résumant de façon chronologique les événements survenus entre 800 et 1700 principalement en France et en Europe. Saint-Just s’intéressait plus particulièrement à l’Angleterre et à la révolution anglaise, avec les trois tomes de La Vie d'Olivier Cromwel et les développements extraits de l’Histoire d’Angleterre que contient Le génie de M. Hume, ainsi qu’à l’histoire romaine. Sa bibliothèque contenait en effet l’ouvrage à succès que l’abbé de Vertot a consacré à la Rome antique, ainsi qu’un volume bilingue réunissant la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha de Salluste. Les ouvrages de droit y sont remarquablement peu nombreux. Tout juste relève-t-on la Constitution de l'Angleterre de Jean-Louis de Lolme, autre succès de librairie du XVIIIe siècle que l’on retrouve dans plusieurs bibliothèques de conventionnels condamnés, et un ouvrage de jurisprudence plus inattendu puisqu’il s’agit du Code des loix des Gentoux, une compilation réalisée à la demande de Warren Hastings pour instruire les colonisateurs anglais des règles et conventions des brahmanes.

44 Plusieurs tendances se dégagent des livres tant de philosophie que d’histoire et de droit décrits par l’inventaire. D’abord, un fort intérêt pour la philosophie morale et les questions politiques qui ne saurait étonner de la part de Saint-Just. Sa bibliothèque contenait les ouvrages majeurs sur la politique des philosophes des Lumières, et les livres d’histoire et de droit qui la composaient étaient tous propres à nourrir la réflexion d’un dirigeant politique. Il en est de même pour deux ouvrages plus anciens conservés dans sa bibliothèque qui sont des essais portant sur des aspects de la technique du gouvernement : Le Conseiller d'Estat généralement attribué à Philippe de Béthune, et l’Essai sur les Mécontentemens populaires de William Temple, première partie des Œuvres postumes du ministre de Charles II.

45 Par ailleurs, les lectures de Saint-Just montrent une attirance pour les penseurs anglo- saxons et pour l’Angleterre que l’on retrouve, parfois de façon plus prononcée, chez d’autres révolutionnaires27. Nous avons mentionné les ouvrages de Hume, Temple et de Lolme, ainsi que La Vie d'Olivier Cromwel ; à ces ouvrages, il faut ajouter Les Chaînes de l'esclavage de Marat qui, outre ses nombreux exemples tirés de l’histoire anglaise, comporte en annexe un « Tableau des vices de la constitution angloise » développant des thèses contraires à celles que soutient de Lolme dans sa Constitution de l'Angleterre28.

46 Un autre centre d’intérêt que manifestent la bibliothèque de Saint-Just mais aussi les exemples historiques de ses discours, est l’Antiquité, particulièrement romaine. Le conventionnel possédait en effet la synthèse de l’abbé de Vertot, les deux ouvrages de Salluste, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence contenues dans le tome VI des Œuvres de Montesquieu, ainsi que des recueils de discours

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de Cicéron et de Démosthène dans des éditions en éclairant les enjeux historiques et politiques. Le quatrième livre du Contrat social contient aussi des chapitres sur les institutions romaines que sont les comices, le tribunat, la dictature et la censure.

47 Mais Saint-Just ne s’intéressait pas à la seule Antiquité gréco-romaine. Il possédait aussi des ouvrages traitant de la Chine ancienne, Yu le Grand et Confucius, et de l’Inde, le Code des loix des Gentoux, qui ont la particularité d’avoir été réunis en un seul volume ainsi que l’indique la précision « meme vol » après le titre Code des loix des Gentoux. Malgré leurs différences d’approche, ces deux ouvrages ont en effet en commun de porter sur des sociétés non européennes et précapitalistes généralement mal connues en Europe mais qui suscitaient au XVIIIe siècle un fort intérêt dans une partie du public cultivé. Ils témoignent qu’existaient chez Saint-Just non seulement une curiosité prononcée pour des civilisations très différentes de la nôtre mais aussi le désir de connaître précisément les mœurs et l’organisation politique et juridique d’autres peuples. Ce désir trouvait aussi à se satisfaire avec l’Introduction historique sur les Incas qui précède les Lettres péruviennes dans l’édition du livre de Madame de Graffigny que possédait Saint-Just et avec l’Esprit des loix29. En dépit de son sous-titre (« histoire chinoise »), Yu le Grand et Confucius est moins un ouvrage historique sur la Chine qu’un livre de philosophie pratique d’inspiration physiocratique portant sur les principes et l’action d’un bon gouvernement30. Plusieurs idées développées dans le Projet d’institutions de Saint-Just – le respect de la vieillesse, l’importance de l’amitié, la liberté des unions, l’institution des censeurs surveillant sévèrement les autorités constituées – pourraient avoir été en partie inspirées par la lecture de Yu le Grand et Confucius. Le Code des loix des Gentoux n’a en revanche pas d’écho dans les écrits de Saint-Just. Une allusion de l’Esprit de la Révolution31 laisse même penser qu’il a pu ne pas considérer d’un œil favorable les lois des brahmanes.

48 Si la bibliothèque de Saint-Just était peu fournie en livres d’histoire et de droit, elle contenait un nombre important d’ouvrages de littérature32 : avec treize volumes, cet ensemble constitue en effet la troisième catégorie de livres la mieux représentée après les ouvrages sur la Révolution et ceux de philosophie. On y trouvait les discours des deux orateurs qui, au XVIIIe siècle, sont regardés comme les plus grands orateurs ayant existé : Cicéron dans une édition bilingue, et Démosthène dans une traduction française parue sous la Révolution. Le corpus oratoire antique que Saint-Just avait à disposition à son domicile se trouvait complété par son exemplaire du Catilina et du Jugurtha de Salluste qui contient plusieurs harangues considérées elles aussi comme des modèles d’éloquence (harangues de Catilina, de César, de Caton, de Sylla)33.

49 Parmi les ouvrages de littérature de sa bibliothèque parisienne, on remarque également trois œuvres majeures du XVIIe siècle, les Fables de La Fontaine et Les Caractères de La Bruyère dans les éditions annotées de Pierre Coste, ainsi que Les Aventures de Télémaque de Fénelon. Les Aventures de Télémaque fut l’un des livres les plus lus jusqu’au XXe siècle, par la jeunesse notamment. Les lecteurs du XVIIIe siècle paraissent avoir été particulièrement sensibles à deux aspects de l’œuvre : l’enseignement moral et politique de ce livre écrit pour exposer au duc de Bourgogne les qualités d’un grand roi et, peut-être plus encore, le charme poétique qui se dégage de ce texte. Pour cette raison, et bien qu’il soit écrit en prose, le Télémaque est pour les contemporains de Saint-Just moins un roman qu’une épopée dont les mérites littéraires sont comparés à l’Odyssée et à l’Enéide.

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50 La littérature du XVIIe siècle était donc assez bien représentée dans cette bibliothèque. Il ne semble pas qu’il en ait été de même pour le siècle suivant, puisque l’inventaire ne mentionne qu’une seule œuvre de fiction datant du XVIIIe siècle, les Lettres d’une Péruvienne de Madame de Graffigny34. Les Lettres d’une Péruvienne sont pour l’essentiel un roman sentimental dans le goût du temps célébrant l’attachement indéfectible d’une femme malgré l’abandon de son amant. Sur cette trame se greffent des épisodes fortement inspirés des Lettres persanes, qui développent de façon convenue le thème du bon sauvage mis en contact avec la société européenne qui constate à quel point ses mœurs sont éloignées de la nature. Ce roman épistolaire eut un vif succès durant la seconde moitié du XVIIIe siècle 35. Dernièrement, un courant universitaire a vu dans certaines des Lettres d’une Péruvienne l’expression d’un engagement en faveur d’une émancipation des femmes. Il n’est pas impossible que Saint-Just ait été sensible au tableau de la condition misérable des femmes françaises qu’expose la trente-quatrième lettre.

51 Mais l’ouvrage de littérature le plus intéressant de sa bibliothèque est certainement la Jérusalem délivrée, le célèbre poème épique du Tasse, dans une édition de 1793. Sa présence dans la bibliothèque du conventionnel est à mettre en rapport avec le Télémaque de Fénelon qui, nous l’avons vu, était couramment considéré au XVIIIe siècle comme une épopée en prose, avec Organt, l’épopée satirique en vers publiée par Saint- Just en 1789, ainsi qu’avec la phrase du Projet d’institutions énonçant que « Le prix de la poesie ne sera donné qu’à l'ode et a l'epopée »36. Mise ainsi en perspective, l’acquisition tardive de cette édition du poème du Tasse montre que le conventionnel menait, les derniers mois de son existence, une réflexion sur les conditions de possibilité et l’utilité politique d’une poésie épique moderne dont la Jérusalem délivrée est considérée, tout au long du XVIIIe siècle, comme le modèle 37. Un dernier livre de littérature, l’Histoire poétique, qui est un exposé sur les mythes gréco-latins illustré d’extraits de poètes français des XVIIe et XVIIIe siècles, vient confirmer à la fois l’intérêt de Saint-Just pour la poésie d’inspiration élevée et un goût pour la mythologie antique que dénote également la présence du Télémaque dans sa bibliothèque.

52 Ainsi que Dominique Varry et Agnès Marcetteau-Paul l’ont indiqué38, Saint-Just fait partie des révolutionnaires dont la bibliothèque ne contenait pas de livre de religion. Pour autant, toute préoccupation religieuse ou en rapport avec la religion n’en est pas absente. Nous avons vu que Saint-Just avait chez lui l’Émile, qui contient la Profession de foi du vicaire savoyard ; il possédait aussi l’édition dite de Port-Royal des Pensées de Pascal, dans laquelle la plupart des chapitres sont ordonnés autour de questions religieuses, et le Discours sur l'histoire universelle qui interprète l’Histoire d’après l’action supposée de la Providence divine. Saint-Just a pu encore lire dans le Contrat social ainsi que dans le faux Mably du tome XV de ses Œuvres complètes des développements sur les rapports que l’État doit entretenir avec la religion.

53 Enfin, la bibliothèque de Saint-Just contenait deux ouvrages qui ne relèvent pas des catégories sous lesquelles nous avons rangé ses autres livres. Le premier est un manuel scolaire de mathématiques acquis par Saint-Just après 1788, alors que ses études secondaires étaient achevées. S’agissait- il d’un achat utile, destiné à rafraîchir ou compléter les compétences mathématiques qu’il était susceptible d’utiliser en tant que législateur ? Dans la mesure où le contenu du manuel de l’abbé Mazéas excède de beaucoup les besoins de Saint-Just dans ses fonctions à la Convention nationale puis au Comité de salut public, on doit plutôt supposer qu’il a souhaité approfondir pour son

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propre compte une matière bénéficiant alors d’un large engouement39. Les manuels de l’époque insistent en particulier sur les qualités de rigueur logique que les mathématiques développent, y compris chez les jeunes gens ne se destinant pas aux sciences.

54 L’autre ouvrage témoignant de la diversité des centres d’intérêt de Saint-Just durant les années où il siège à la Convention est un livre sur l’élevage des moutons intitulé Mémoire sur l'éducation des bêtes à laine et les moyens d'en améliorer l'espèce40. On peut s’étonner que les charges politiques qui étaient alors les siennes lui aient laissé le loisir de se plonger dans la lecture des détails techniques qu’énumère cet ouvrage. Cependant, son discours sur les subsistances du 29 novembre 179241 et, en 1794, le Projet d’institutions montrent que Saint-Just se préoccupait des moyens d’accroître le cheptel français, et en particulier le cheptel ovin : les feuillets 25 et 35 du manuscrit des Institutions prévoient en effet des institutions ayant cette fin.

Limites de l’inventaire et devenir des livres de Saint- Just après fructidor an III

55 L’apport principal de l’inventaire de la bibliothèque parisienne de Saint-Just est de mettre en lumière des lectures que l’on ne soupçonnerait pas en son absence et qui ont pu jouer un rôle dans la formation de ses idées, comme Yu le Grand et Confucius, les Œuvres postumes de William Temple, Le génie de M. Hume et les Pensées de Pascal. Il a aussi l’utilité de montrer l’importance de centres d’intérêt (pour les sociétés précapitalistes non européennes, pour la pensée politique de Marat, pour l’épopée) que ses discours ne manifestent pas, à eux seuls, aussi clairement.

56 Mais, comme on devait s’y attendre, cet inventaire ne rend pas compte de toutes les lectures du conventionnel42. En particulier, l’inventaire ne fait pas état de plusieurs ouvrages dont les œuvres de Saint-Just portent la trace, ni d’auteurs que certains de ses contemporains, parfois sujets à caution, affirment qu’il a lus. C’est ainsi qu’Augustin Lejeune, une connaissance soissonnaise qu’il fit employer au Bureau de police générale, assure que Saint-Just fut un lecteur assidu d’Homère et de Racine durant ses jeunes années, et qu’il lut l’abbé Raynal pendant la Révolution43. Élisabeth Le Bas a, quant à elle, raconté dans ses souvenirs qu’en octobre 1793, dans la voiture qui les emmenait en Alsace, son mari et Saint-Just lisaient à haute voix « pour passer le temps […] des pièces de Molière ou quelques passages de Rabelais »44.

57 Parmi les auteurs que Saint-Just cite dans ses ouvrages et que l’inventaire de l’an III ne mentionne pas, on remarque plusieurs poètes dont Chaulieu (1639-1720), auteur de poèmes anacréontiques, et le satiriste Gilbert (1750-1780)45. On s’étonne aussi de ne pas trouver mention dans l’inventaire d’ouvrages de théâtre, alors que Saint-Just avait pour la poésie dramatique un fort intérêt qui lui fit écrire la comédie en vers Arlequin-Diogène et une épigramme en rapport avec une tragédie de Le Belloy46.

58 Le grand absent de la bibliothèque de Saint-Just est cependant Voltaire. Son absence est d’autant plus frappante que ses œuvres se trouvent dans de nombreuses bibliothèques d’acteurs de la Révolution dans d’imposantes éditions en quarante, soixante-dix ou quatre-vingt-douze volumes47, et qu’il est clair que Saint-Just connaissait très bien plusieurs ouvrages de Voltaire qu’il imite ou auxquels il fait des emprunts dans Organt. De la même façon, les livres de Rousseau de sa bibliothèque ne sont pas les seules

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œuvres de lui que Saint-Just ait lues, puisqu’on trouve dans ses discours des phrases démarquées d’ouvrages moins connus de cet auteur. Que des livres avec lesquels Saint- Just avait une évidente familiarité manquent dans l’inventaire pourrait s’expliquer par la volonté d’avoir avec soi à Paris une bibliothèque réduite qui soit essentiellement une bibliothèque de travail, pour laquelle il n’était donc pas utile de retenir des ouvrages mal adaptés à la situation politique ouverte par le 10 Août.

59 Après le 13 fructidor an III, les livres qui composaient la bibliothèque de Saint-Just furent transférés du dépôt de la rue Cerutti à celui de la rue Saint-Marc48 puis au dépôt de la rue de Lille49. S’il n’existe pas de document indiquant ce qu’ils devinrent par la suite, les travaux de Jean-Baptiste Labiche50 ont établi que l’ensemble des ouvrages entreposés dans le dépôt rue de Lille furent transportés en l’an V au dépôt de la rue des Cordeliers, dans lequel des prélèvements en vue d’enrichir les fonds des bibliothèques publiques furent organisés, puis en l’an XIII à l’hôtel de Chabrillant, rue de l’Université, où les prélèvements se poursuivirent jusqu’à la réunion à la bibliothèque de l’Arsenal des derniers restes des dépôts littéraires de la Révolution, en 1811.

60 C’est ainsi que la bibliothèque de Saint-Just, qui avait été conservée intacte dans des paquets étiquetés pendant les deux années précédant son arrivée rue des Cordeliers, se trouva divisée à la suite des opérations de triage menées dans les dépôts littéraires afin de compléter les collections des quatre grandes bibliothèques publiques parisiennes (Bibliothèque nationale et bibliothèques de l’Arsenal, du Panthéon et des Quatre- Nations), des bibliothèques des départements ainsi que de plusieurs bibliothèques spécialisées. Nous avons cherché à savoir s’il serait possible de retrouver dans les bibliothèques publiques françaises des livres ayant appartenu à Saint-Just. Bien qu’aléatoire, cette entreprise ne paraissait pas en effet vouée à l’échec dans la mesure où les livres ayant appartenu au conventionnel pourraient porter des marques distinctives (ex-libris, reliure particulière, etc.) ou avoir été versés en grand nombre dans un même fonds.

61 Cette recherche a permis de trouver à la Bibliothèque nationale le premier livre décrit dans l’inventaire51 : le volume contenant sous une même reliure Yu le Grand et Confucius par Nicolas Gabriel Clerc (Soissons, P. Courtois, 1769, 1 vol. in-4°) et le Code des loix des Gentoux par Nathaniel Brassey Halhed (Paris, Stoupe, 1778, 1 vol. in-4°). Plusieurs indices conduisent en effet à affirmer que le livre de la Bibliothèque nationale de France conservé sous la cote Fb-18111-18112 ne saurait être que l’exemplaire ayant appartenu à Saint-Just. D’abord, la relative rareté des deux ouvrages52 ; comme ils n’ont de surcroît entre eux qu’un rapport ténu, qu’existent plusieurs exemplaires de ces deux ouvrages reliés ensemble paraît improbable. Ensuite, la reliure du livre de la Bibliothèque nationale coté Fb-18111-18112, est bien d’époque XVIIIe siècle. Enfin, le fait que ce livre provienne effectivement des dépôts littéraires révolutionnaires.

62 Le livre de la Bibliothèque nationale est un fort volume in-4° de vingt centimètres de large sur vingt-six de haut pour une épaisseur de huit centimètres et demi, relié pleine peau en veau marbré. Sans être précieuse, la reliure est assez caractéristique : les plats sont simplement décorés d’un triple filet d’encadrement, mais les compartiments du dos à cinq nerfs sont abondamment ornés de fleurons et de palettes dorés, avec des pièces de titre rapportées de maroquin bordeaux, pour « Yu le Grand et Confucius », et fauve, pour « Code des Gentoux ». Les trois tranches sont teintes en rouge, les gardes sont de papier marbré rouge, vert, jaune et blanc à motifs de coquille, les tranchefiles sont de mêmes couleurs et le signet est un ruban vert. Hormis les inscriptions portées

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par les bibliothécaires en début et en fin de volume, nous n’avons pas remarqué d’annotations. Le livre n’a pas non plus d’ex-libris.

63 Comme l’indiquent le cachet « Bibliothèque du roi - Fontainebleau » ajouté sous la Restauration sur la page de titre et plusieurs tampons d’inventaire53, cet ouvrage a appartenu à la bibliothèque impériale du palais de Fontainebleau avant d’être versé dans le fonds de la Bibliothèque nationale de France où lui fut attribuée son actuelle cote en « Fb », pour « Fontainebleau ». Avant d’être au palais de Fontainebleau, ce livre de Saint-Just passa par la bibliothèque du Conseil d’État : Yu le Grand… et le Code des loix des Gentoux sont en effet répertoriés dans le catalogue de cette bibliothèque réalisé en 180354. La bibliothèque du Conseil d’État a deux origines : les dépôts littéraires révolutionnaires et la bibliothèque du Directoire, elle-même formée en puisant dans les dépôts littéraires de Paris et Versailles, qui lui fut donnée en 180055. Ainsi, le volume de Saint-Just contenant Yu le Grand… et le Code des loix des Gentoux quitta le dépôt des Cordeliers soit entre 1798 et 1800 pour la bibliothèque du Directoire exécutif, avant d’être transférée en 1800 à la bibliothèque du Conseil d’État, soit entre 1800 et 1803, pour entrer directement dans cette bibliothèque56.

64 En 1807, l’ouvrage fut transporté au palais de Fontainebleau avec l’ensemble des livres du Conseil d’État, Napoléon ayant demandé qu’une bibliothèque soit constituée dans ce palais. Lorsqu’en 1888 la bibliothèque de Fontainebleau, qui comptait alors plus de 43 000 volumes, fut supprimée comme les autres bibliothèques des palais impériaux, elle fut rattachée à la Bibliothèque nationale de France. Seul un dixième des livres du fonds Fontainebleau a été effectivement transporté dans les locaux de la Bibliothèque nationale. Notre exemplaire fait partie des livres portant les cotes Fb-17597 à Fb-21113 qui y furent transférés à la fin du XIXe siècle57.

65 C’est ainsi qu’avant d’achever sa course à la Bibliothèque nationale, le livre de Saint- Just contenant Yu le Grand… et le Code des loix des Gentoux passa par quatre dépôts et trois bibliothèques, et ne subit pas moins de dix déménagements58. D’autres livres de la bibliothèque de Saint- Just connurent-ils le même sort que ce volume en étant, comme lui, affectés à la bibliothèque du Conseil d’État puis à celle de Fontainebleau ? Seuls trois livres répertoriés par le Catalogue des livres de la bibliothèque du Conseil d’État et l’inventaire de la bibliothèque du palais de Fontainebleau59 pourraient éventuellement correspondre à ceux décrits par l’inventaire du 13 fructidor an III. En conséquence, sauf à supposer que Bonaparte, Cambacérès et Lebrun, qui s’adjugèrent plusieurs milliers de volumes de la bibliothèque du Directoire60, aient récupéré une grande partie des livres qui avaient composé la bibliothèque de Saint-Just, on doit considérer que les ouvrages du conventionnel n’ont pas été versés en nombre dans la bibliothèque du Conseil d’État. Le plus probable est qu’une dispersion générale des livres de Saint-Just entre les différentes bibliothèques de Paris et de province ait eu lieu entre l’an V et 1811, des ouvrages ayant pu être vendus ou détruits61, particulièrement lorsqu’ils étaient brochés ou incomplets.

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NOTES

1. AN, F/7/477511. 2. AN, F/17/1198, pièce n° 117. 3. « Inventaire des bibliothèques de quatre condamnés », La Révolution française, t. 21, juillet- décembre 1891, p. 535. 4. Agnès MARCETTEAU-PAUL et Dominique VARRY, « Les bibliothèques de quelques acteurs de la Révolution, de Louis XVI à Robespierre », Livre et Révolution, Mélanges de la Sorbonne, n° 9, 1989, p. 204. 5. Outre celle de Germain Bapst, il s’agit de la transcription faite par Michel Morineau en annexe d’un article sur Couthon, qui a le mérite d’être complète mais qui présente des erreurs empêchant d’identifier plusieurs livres (« Documents sur Georges Couthon », AHRF, n° 253, 1983, p. 468-469). Une transcription manuscrite très lisible mais fautive est également conservée à la Bibliothèque nationale de France sous la cote NAF 22995. 6. Nous avons préféré ce mode de classement à la classification traditionnelle de la librairie parisienne selon cinq catégories (Belles-lettres, Histoire, Sciences et arts, Droit et jurisprudence, Religion) qui, en règle générale, est mal adaptée aux bibliothèques de la fin du XVIIIe siècle. Notre jugement concorde avec celui de Claude Jolly, qui a aussi adopté une classification moderne dans son étude des livres de l’abbé Grégoire (« La bibliothèque de l’abbé Grégoire », Livre et Révolution, op. cit., p. 209-220). 7. Notre transcription conserve la graphie, souvent fautive, et la ponctuation originales. Les inscriptions « N° 1 », « 2 », etc. de la première colonne de l’inventaire renvoient aux numéros des paquets de livres. Les nombres de la troisième colonne correspondent au nombre de volumes contenus dans chaque paquet (« 7 – », par exemple, se lit « 7 volumes »). 8. Inscription postérieure (Cf. en fin d’article la section sur le devenir des livres de Saint-Just après fructidor an III). 9. Cette date, qui paraît avoir été écrite postérieurement, comporte des surcharges qui la rendent difficilement déchiffrable. Il est en effet également possible de lire non pas « 13 fructidor an 3e » mais « 12 fructidor an 3e », cette dernière date correspondant à celle de la vente des autres biens de Saint-Just rue Caumartin. 10. Dans tout l’inventaire, « vol » abrège « volume[s] ». 11. « rel » est mis pour « reliés ». 12. On trouvera des précisions sur ces ouvrages et leurs auteurs dans : Anne QUENNEDEY, Un sublime moderne : l’éloquence de Saint-Just à la Convention nationale, thèse, Paris-Sorbonne, 2013, t. III, p. 147-193. 13. En particulier la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et la bibliothèque de l’Université d’Ottawa. 14. Jean ERHARD, « Les Œuvres complètes de Montesquieu », La Notion d’Œuvres complètes, Studies on Voltaire and the eighteenth century, n° 370, 1999, p. 49-55 ; Théophile DUFOUR, Recherches bibliographiques sur les œuvres imprimées de J.-J. Rousseau, Paris, L. Giraud-Badin, 1925 ; Jean SÉNELIER, Bibliographie générale des œuvres de J.-J. Rousseau, Paris, PUF, 1950. 15. Les notices des ouvrages mis en ligne sur Google Books sont notoirement insuffisantes et très inférieures à celles réalisées pour les bibliothèques traditionnelles. Pour notre recherche, nous avons particulièrement eu à regretter que ne soient spécifiés ni le format des livres scannés ni les bibliothèques qui les conservent. Cependant, il a souvent été possible de remédier à ces défauts grâce aux indications de catalogage portées sur les pages et couvertures des livres, qui ont permis de remonter aux catalogues des bibliothèques concernées. 16. Il semble que Saint-Just ait possédé un seul des deux volumes de cette édition.

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17. Cette dernière édition comprend également les Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projettée. 18. Les autres tiennent à la place qu’occupent les œuvres de Montesquieu et de Rousseau, influences majeures du conventionnel, dans cette bibliothèque ainsi qu’à la présence d’un ouvrage de Marat, des trois premiers tomes du Code militaire et du tome XV des Œuvres complètes de Mably (pour tous ces livres, cf. la suite de notre développement). 19. Archives de Paris, cote DQ 10 790 ; publié partiellement par Gabriel VAUTHIER, Annales révolutionnaires, tome 15, 1923, p. 513-514. 20. Claudette HOULD, La Révolution par la gravure. Les Tableaux de la Révolution française, Vizille, Musée de la Révolution française - Paris, Réunion des Musées nationaux, 2002, p. 236. Claudette Hould date de façon moins précise les livraisons 24 à 26 des Tableaux qui, d’après ses recherches, pourraient avoir paru début 1794 ou après Thermidor. Les collections des Tableaux que possédaient Saint-Just et Couthon (Michel MORINEAU, op. cit., p. 467) s’interrompant l’une et l’autre à la 25e livraison, on peut préciser que les 24 e et 25 e livraisons sont antérieures au 9 Thermidor. 21. Cf. également « Les bibliothèques de quelques acteurs de la Révolution… » qui examine un corpus de vingt-six bibliothèques. La bibliothèque de Saint-Just est l’une des deux qui contient le moins de volumes (op. cit., p. 195). 22. Jean-Pierre GROSS, Saint-Just, sa politique et ses missions, Paris, Bibliothèque nationale, 1976, p. 52-55. 23. Les deux volumes présentés allusivement comme « Recueil de pieces affaires du temps » sont certainement des recueils factices de ce type. 24. « Entre l’Esprit de la Révolution et l’Esprit des lois, la filiation est perceptible à la fois dans le titre, la présentation, la formulation et la manière d’aborder les grands problèmes, mais aussi dans les réponses » (Bernard VINOT, Saint-Just, Paris, Fayard, 1985, p. 114). 25. Réfutation du livre de M. l’abbé de Montgaillard intitulé Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI jusqu’en 1825, Paris, Delaforest, 1828, p. 331. 26. Anne QUENNEDEY, « Le rôle de Saint-Just dans l’élaboration du décret du 18 floréal an II », à paraître. 27. Robespierre possédait ainsi des ouvrages de Locke, de Pope et de Bacon, The Guardian de Joseph Addison et Richard Steele, une Histoire de la Grande-Bretagne et une Grammaire anglaise (Fabienne RATINEAU, « Les livres de Robespierre au 9 Thermidor », AHRF, n° 287, 1992, p. 132-134). 28. Doit-on supposer que la connaissance qu’avait Saint-Just des penseurs anglo-saxons ait été beaucoup plus étendue que ce qu’en laisse connaître sa bibliothèque ? Dans l’Esprit de la Révolution, il s’étonne que Pope n’ait sa statue nulle part en Europe, critique dans Du Droit social les vues de Hobbes sur l’état de nature, et son discours du 29 novembre 1792 contient une référence à Adam Smith. Ce que Saint-Just dit d’eux n’incite cependant pas à penser qu’il connaissait ces auteurs de première main, comme c’est le cas pour Hobbes qu’il cite d’après Montesquieu. 29. Cf. le grand nombre de développements sur la Chine et les Indes répertoriés par l’Index de l’Esprit des loix, par exemple. 30. Concernant l’inspiration physiocratique de cet ouvrage rédigé pour servir à l’instruction du tsarévitch Paul Ier, on se reportera à Miguel ABENSOUR, « La philosophie politique de Saint-Just. Problématique et cadres sociaux », AHRF, n° 185, 1966, p. 343-344. Sur l’idéalisation de la Chine par les physiocrates, voir Zhan SHI, « L’image de la Chine dans la pensée européenne du XVIIIe siècle : de l’apologie à la philosophie pratique », AHRF, n° 347, 2007, p. 102-104. 31. « Une des causes qui empêcheront la liberté de pénétrer dans les Indes, est la multitude des Bramines ; ce sont les rites qui enchaînent la plupart de ces pauvres peuples » (SAINT-JUST, Œuvres complètes, Anne KUPIEC et Miguel ABENSOUR (éd.), Paris, Gallimard, 2004, p. 419).

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32. Sur le sens moderne du mot littérature qui s’impose à partir des dernières décennies du XVIIIe siècle et la révolution qui s’opère vers la même époque dans l’ancien système des Belles- Lettres, voir Jacques RANCIÈRE, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998. 33. Ces trois éditions donnent aussi des indications sur la connaissance qu’avait Saint-Just des langues anciennes. Ses exemplaires de Cicéron et de Salluste étant bilingues, on peut supposer que Saint-Just était capable sinon de lire le latin dans le texte, du moins de goûter les qualités formelles de textes écrits dans cette langue ; en revanche, qu’il n’ait pas cherché à se procurer Démosthène en grec donne à penser qu’il ne maîtrisait pas le grec ancien. Charles Vellay a publié une transcription de la liste des prix que Saint-Just reçut en classe de cinquième d’où il ressort qu’il commença à acquérir une aisance avec la langue latine durant ses années de collège (« Les premières luttes politiques de Saint-Just », La Revue de Paris, octobre 1906, p. 822). 34. Saint-Just pouvait cependant lire des œuvres comme les Lettres persanes ou Le Temple de Gnide dans son exemplaire des Œuvres complètes de Montesquieu. 35. Daniel MORNET, « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780) », Revue d'histoire littéraire de la France, t. 17, 1910, p. 449-496. 36. BNF, NAF 24136, feuillet 17. 37. Saint-Just pourrait avoir eu un intérêt ancien pour l’ouvrage du Tasse : le premier feuillet du recto du carnet du manuscrit Du Droit social porte en effet le titre biffé « Jerusalem Poëme » tracé d’une écriture maladroite qui semble enfantine. Il n’est néanmoins pas certain que ce soit celle du jeune Saint-Just (Anne QUENNEDEY, « Note philologique sur le manuscrit de Saint-Just faussement intitulé De la nature », AHRF, n° 351, 2008, p. 126-127). 38. Agnès MARCETTEAU-PAUL et Dominique VARRY, op. cit., p. 204. 39. L’abbé Bossut écrit par exemple que les mathématiques « ont acquis parmi nous, surtout depuis quelques années, un degré de faveur, qui a prodigieusement multiplié les Livres élémentaires destinés à les expliquer et à les répandre » (Cours de mathématique, Paris, Claude- Antoine Jombert, 1775, p. IX). 40. Son auteur Adrien Cyprien Duquesnoy, ancien constituant puis maire de Nancy, fut destitué en août 1793 après que l’ouverture de l’armoire de fer eut dévoilé ses rapports avec le roi. Incarcéré à La Force en 1794, Duquesnoy fut libéré après Thermidor (Edna Hindie LEMAY, Dictionnaire des Constituants, Paris, Universitas, t. I, 1991, p. 321-322). 41. SAINT-JUST, Œuvres complètes, op. cit., p. 494-495. 42. On prendra néanmoins garde à ne pas surestimer l’étendue des lectures de Saint-Just : lorsque celui-ci fait référence à Ulpien et à Aulu-Gelle, par exemple, dans Du Droit social, c’est en se fondant sur ce que Montesquieu a mentionné de leurs ouvrages dans l’Esprit des loix. 43. Notice historique sur Saint-Just publiée par Alfred BÉGIS dans : Saint-Just et les bureaux de la police générale au Comité de salut public en 1794, Paris, Les Amis des livres, 1896, p. 30. Une phrase ambiguë que Lejeune prête à Saint-Just pourrait indiquer que le conventionnel avait aussi apprécié, dans sa première jeunesse, les Idylles du poète suisse Gessner (ibidem, p. 33). 44. STÉFANE-POL (Paul COUTANT), Le Conventionnel Le Bas d'après des documents inédits et les Mémoires de sa veuve, Paris, Flammarion, 1901, p. 132. 45. SAINT-JUST, Œuvres complètes, op. cit., p. 265 (citation de Chaulieu). Cette édition oublie l’épigraphe anonyme d’Organt qui, ainsi que l’a vu Bernard Vinot, est tirée du poème de Gilbert Le Dix-huitième Siècle (Bernard VINOT, op. cit., p. 66). 46. Bernard VINOT, op. cit., p. 49. 47. Agnès MARCETTEAU-PAUL et Dominique VARRY, op. cit., p. 200. 48. Inscription manuscrite en haut à gauche de l’inventaire. 49. Inventaire des dépôts littéraires, Bibliothèque de l’Arsenal, tome 1, ms n° 6487. Ils portaient le numéro 85 et étaient entreposés au rez-de-chaussée.

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50. Jean-Baptiste LABICHE, Notices sur les dépôts littéraires et la révolution bibliographique de la fin du dernier siècle, d’après les manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, Paris, A. Parent, 1880. 51. « yu le grand et confucius par clerc deux tomes 1 vol, codes des loix des Jentoux meme vol ». 52. Le Catalogue collectif de France recense dix-neuf exemplaires de Yu le Grand et treize du Code des loix des Gentoux. 53. Inventaires de 1856 et 1873. 54. Catalogue des livres de la bibliothèque du Conseil d’État, Paris, Imprimerie de la République, an XI, t. I, p. 107, n° 1123, et t. II, p. 276, n° 8956. D’après le catalogue et une mention à l’encre sur la page de garde de l’exemplaire Fb-18111-18112 de la Bibliothèque nationale, le volume de la bibliothèque du Conseil d’État était rangé sous la désignation « Recueil n° 18 ». En l’an XI, cette bibliothèque comptait approximativement 25 000 volumes. 55. Anne-Marie RABANT, « Barbier et la bibliothèque du Conseil d’État », Bulletin d’information de l’Association des Bibliothécaires français, n° 57, 1967, p. 243-248. La bibliothèque du Directoire se trouvait hôtel de Croy, rue du Regard, et contenait environ 30 000 volumes. 56. C’est Antoine-Alexandre Barbier, successivement conservateur de la bibliothèque du Directoire, bibliothécaire du Conseil d’État puis bibliothécaire des palais impériaux, qui s’occupa du choix des livres à puiser dans les dépôts pour ces bibliothèques et qui fut également chargé de faire transporter à Fontainebleau les livres du Conseil d’État (« Barbier et la bibliothèque du Conseil d’État », op. cit., et Maurice LECOMTE, « Les bibliothèques et les bibliothécaires du palais de Fontainebleau depuis le XVIIIe siècle », dans Mélanges historiques sur Fontainebleau, Fontainebleau, Maurice Bourges, 1904, p. 72-77). Auparavant, ce bibliographe réputé avait été membre de la Commission temporaire des arts et chargé de répartir entre les différentes bibliothèques de Paris les livres de dépôts, fonction qui lui avait apportée une bonne connaissance de ce fonds gigantesque. 57. Les cotes Fb-17597 à Fb-21113 correspondent à un ensemble de recueils de pièces reliées que les bibliothécaires n’ont pas voulu dérelier (Eugène Gabriel LEDOS, Histoire des catalogues des livres imprimés de la Bibliothèque nationale, Paris, Éditions des Bibliothèques nationales, 1936, p. 217). Depuis son déménagement sur le site de Tolbiac, ils y sont conservés réunis au département Philosophie, histoire, sciences de l’homme (Bibliothèque nationale de France, Dictionnaire électronique des fonds spéciaux, entrée « Fontainebleau »). 58. D’abord aménagée dans la chapelle Saint-Saturnin, la bibliothèque de Fontainebleau fut installée après 1851 dans la Galerie de Diane. La bibliothèque du Conseil d’État fut successivement aux Tuileries puis au Louvre. 59. Fichier manuscrit établi en 1899, conservé à la Bibliothèque nationale de France (Tolbiac). Il convient de consulter le fichier du fonds Fontainebleau car les prélèvements dans les dépôts pour la bibliothèque du Conseil d’État se sont poursuivis après le catalogage de 1803. 60. « Barbier et la bibliothèque du Conseil d’État », op. cit., p. 243. 61. Sur les ventes et destructions des livres des dépôts, voir Jean-Baptiste LABICHE, op. cit., p. 51-55 et p. 117-118.

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AUTEURS

LOUISE AMPILOVA-TUIL maîtrise d’histoire [email protected]

CATHERINE GOSSELIN docteure d’État en droit [email protected]

ANNE QUENNEDEY docteure en littérature française, agrégée de lettres modernes [email protected]

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Hommage à Maurice Agulhon (1926-2014)

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Le Normalien

Jean Ehrard

J’ai fait sa connaissance à la rentrée universitaire de la Toussaint 1946. Nous avions dû nous croiser, mais sans plus, au début de l’été, dans les couloirs du 45, rue d’Ulm, parmi les quelques dizaines de khâgneux admissibles au concours de l’ENS, sans nous remarquer particulièrement l’un l’autre. Il venait de la khâgne de Lyon, moi de Louis- le-Grand, et si la communauté de situation aidait des liens de sympathie à se tisser déjà entre les candidats, l’heure était plus à la concentration sur soi qu’à l’ouverture aux autres. Tout a changé à la rentrée, quand la solidarité s’est substituée à la concurrence : micro communautés de turne, relations de voisinage entre turnes. Dans celle qui m’avait accueilli j’avais notamment retrouvé mon camarade de la rue Saint-Jacques, le futur géographe Marcel Roncayolo. Lui qui ambitionnait déjà de situer l’espace dans le temps, par une approche historienne du fait géographique, était naturellement porté à fréquenter les historiens. Littéraire, j’y inclinais également, conquis que j’étais depuis la khâgne par la méthode du Rabelais de Lucien Febvre. Roncayolo se lia donc très vite avec les historiens de notre promotion, en premier lieu Guy Palmade, dont Maurice Agulhon se trouva être le cothurne. Et comme « Ronca » et moi commencions à tout partager, nous partageâmes aussi ces amitiés naissantes. Agulhon n’est pourtant pas celui dont je me suis immédiatement senti le plus proche. Par tempérament, peut-être par hérédité huguenote, ce grand garçon réservé et plutôt taciturne se livrait peu. Provençal, puisque né et élevé à Uzès, il n’avait rien du type convenu du méridional. Il me fallut un peu de temps pour découvrir l’humour que recelait sa discrétion. Et c’est surtout la façon dont il s’acquittait de sa mission de commissaire au Pot qui m’en fournit l’occasion. Le commissaire au Pot était le représentant des élèves auprès de l’intendant, pour toutes doléances et revendications concernant la vie matérielle de la collectivité normalienne. Pour avoir accepté la fonction, sans doute par civisme, l’austère Maurice Agulhon avait donc sa part de responsabilité dans la qualité – à vrai dire très correcte pour un lendemain de guerre – de nos repas, et cela lui valait maintes taquineries qu’il encaissait avec un imperturbable sang-froid. Je puis citer en exemple l’affaire des petits pois. On nous en présentait régulièrement, et à chaque fois ils étaient accueillis par un vacarme de

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protestations et de lazzi qui montaient des tables, accompagnés de vigoureux « Agulhon ! Agulhon ! ». Pourquoi ce tohu-bohu, vite devenu rituel ? Nos petits pois n’étaient nullement déplaisants, du moins à mon goût ; peut-être un peu gros, comme s’ils étaient d’origine anglaise (hypothèse tardive car je n’ai connu chez eux les greenpeas britanniques que des années après ma sortie de l’École), mais adaptés à notre robuste appétit. Tandis que celui-ci se laissait suspendre un instant par le plaisir du chahut, Agulhon se levait, promenait sur les trublions un regard impassible et, de sa voix lente, énonçait ce constat irréfutable : « Ces petits pois sont exactement comme d’habitude ». Ses hautes fonctions de commissaire au Pot n’avaient pas réussi à l’isoler de la tribu, fût-ce à un petit pois près : là où les greenpeas échouaient, la politique allait-elle réussir ? À l’initiative de Roncayolo et de moi-même, auxquels Palmade s’était joint, un petit groupe d’admirateurs de Léon Blum venait de redonner vie au cercle d’études socialistes qui avait fonctionné quelques décennies plus tôt autour de Lucien Herr. Ce cercle, indépendant, n’était pas intégré à la SFIO, même s’il pouvait compter sur le soutien de quelques parlementaires archicubes qui l’aidaient à trouver des conférenciers sur les thèmes choisis. Mais, dans cet hiver 1946-1947, le mot « socialiste » et la référence à Blum résonnaient désagréablement à certaines oreilles qui n’étaient pas toutes de droite, et bientôt la guerre froide allait commencer. Or, Agulhon était communiste. À l’École, les relations entre le gros bloc des communistes ou communisants et les sympathisants socialistes ne pouvaient s’abstraire de ce climat, propice à une rhétorique de rupture. J’entends encore la voix d’un des leaders communistes de la rue d’Ulm, lui aussi prénommé Maurice, dénoncer d’une prose rythmée les sociaux-traîtres dont nous étions, « ceux qui s’en vont, rasant les murs, la haine au cœur » ! Mais je n’ai pas le souvenir que l’autre Maurice, notre Agulhon, ait jamais mêlé sa voix à ces chants d’exécration. Était-ce camaraderie, tolérance foncière, sens du ridicule ? Toujours est-il que, si elle nous a un temps distingués, la politique ne nous a jamais opposés. Beaucoup plus tard, j’ai appris qu’il s’était éloigné du PC et rapproché de la social- démocratie. Je faisais un peu le même chemin, au milieu des années 1970, vingt ans après avoir coupé les ponts avec la SFIO dont je rejetais notamment la politique coloniale. Pendant une longue période, accaparé par mes responsabilités universitaires et mes activités militantes, je n’ai plus eu l’occasion de le voir. Par nos amis communs, j’avais cependant assez régulièrement de ses nouvelles. Il m’arrivait de le lire, pourvu que l’ouvrage ne fût pas trop volumineux : sa période d’étude n’était pas celle du dix- huitièmiste que j’entendais rester mais l’idée de République ne pouvait être indifférente au citoyen que je m’efforçais d’être aussi. Ce n’est pas la simple curiosité historienne qui m’a, par exemple, attiré vers son livre sur 1848. Je suivais donc à distance, de mon mieux, son parcours scientifique et universitaire. En 1986, son élection au Collège de France me parut un légitime couronnement (si le mot convient pour le plus éminent historien de l’idée et de la symbolique républicaines !) et de sa carrière et de son œuvre. Ni l’une ni l’autre n’était pourtant achevée. Et avec lui nous allions découvrir Marianne, dans son village, au pouvoir, dans toutes ses métamorphoses. Nous arrivions ainsi à 1992 et au bicentenaire de la République. Cependant, l’enthousiasme commémoratif de 1989 s’était bien attiédi : je le constatais à Riom comme au plan national, et je m’en accommodais mal. Après deux mandats de maire, j’avais dû céder la place à un homme de centre-droit dont je n’espérais aucune

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initiative, ni historienne, ni philosophique, ni festive sur le sujet qui me tenait à cœur. Avec Antoinette, ma femme, qui partageait mes convictions, la décision fut prise de pallier les carences officielles par l’initiative citoyenne. Dans le cadre d’un groupe d’action municipale, avec le concours de quelques associations, notamment l’Amicale laïque de notre ville, nous pûmes organiser une célébration qui, sans avoir évidemment l’ampleur de celle de 1989, eut dans l’espace public riomois une présence honorable. Ce fut les 25 et 26 septembre – donc avec un léger décalage de calendrier, sans doute imputable au délai de transmission des nouvelles entre Paris et Riom – un grand défilé historique, avec chars symboliques et costumes des époques successives de la République, grand jeu de l’oie républicain (conçu et réalisé avec l’aide du Service Université-Culture de Clermont) et un banquet placé, cela allait de soi, sous la même étiquette. Parallèlement une exposition en vingt-huit panneaux, accompagnée d’une brochure éditée avec le concours de la Société des Amis du Centre de recherches révolutionnaires et romantiques, proposait un double regard, national et local, sur un thème éminemment agulhonien, Marianne et les symboles de la République. Bien plus, le Collège de France, en la personne du grand spécialiste et inventeur du sujet, avait accepté notre invitation. C’est ainsi qu’Antoinette et moi nous eûmes la joie de le recevoir chez nous, avec un bonheur qu’il partagea, je crois. De sa conférence à la Bibliothèque municipale, propos savant d’un savoir parfaitement maîtrisé et dont la simplicité formelle rendait lumineuse la pénétration, je ne saurais mieux dire que ce que m’a spontanément écrit, au lendemain de sa mort, l’une de ses auditrices riomoises de 1992, Françoise Fernandez, ancienne enseignante d’histoire et formatrice à l’IUFM de Clermont : Cher Jean Ehrard, J’ai appris avec tristesse le décès de Maurice Agulhon, et je voulais partager avec vous la gratitude que je lui porte. En 1992, alors que le bicentenaire de la République était on ne peut plus discret, vous l’aviez invité à donner une conférence à Riom sur Marianne et les images de la République à l’occasion aussi de son livre coécrit avec Pierre Bonte. Ce fut une révélation : une curiosité qui ne s’est toujours pas éteinte, qui a nourri mon enseignement, ma réflexion citoyenne, qui a décoré quelques étagères de notre maison, et un plaisir partagé dans plus de 70 conférences, dont la dernière lundi au centre de détention de Riom. Merci de ce beau cadeau dont vous étiez l’initiateur en citoyen ô combien actif, et Maurice Agulhon, maître en République, le conférencier. Je n’avais pas eu l’occasion de vous en parler et de vous dire Merci. C’est chose faite ? Vive Marianne ! Vive la République ! Ainsi la sobre parole d’un « maître en République » continue-t-elle à susciter, par-delà la disparition d’Agulhon, intérêt intellectuel et adhésion enthousiaste. Et j’imagine qu’à l’appellation que lui applique Françoise Fernandez, et qui lui va si bien, ce fils d’un couple de « hussards noirs » gardois aurait discrètement réagi par un petit sourire, énigmatique.

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AUTEUR

JEAN EHRARD Professeur honoraire Université Blaise Pascal, Clermont II [email protected]

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Le collègue et l’ami

Michel Vovelle

C’est par l’évocation d’une amitié que je souhaite rendre personnellement hommage à Maurice Agulhon, avec la réserve et la discrétion qui conviennent vis-à-vis de lui, mais aussi l’attention et la fidélité qui s’imposent au terme des plus de cinquante ans écoulés depuis notre première rencontre au début des années soixante. À Aix-en-Provence, le professeur Pierre Guiral, libéral à tous les sens du terme, n’a pas craint alors d’embaucher presque simultanément des assistants formés à l’école d’Ernest Labrousse, d’orientation différente de la sienne. Nous avons enseigné côte-à-côte, lui un peu plus âgé et avancé que moi, au sein d’une équipe où des liens amicaux se sont tissés très vite, dans un département d’histoire en plein renouvellement. Au-delà des travaux dirigés ou des cours en parallèle, des formes de solidarité amicale se sont vite établies, chacun d’entre nous épaulant l’autre dans les vicissitudes et parfois les malheurs de la vie. Je lui sais gré de la sympathie fraternelle avec laquelle il nous a accompagnés, mon épouse Gaby et moi, durant les trois années où nous avons lutté contre sa maladie. Maurice et moi n’en restions pas moins attachés à nos recherches : l’achèvement pour lui du grand œuvre de « ses » thèses, et pour moi la mise au point laborieuse de mon champ de recherche. Nous avions travaillé ensemble sous la conduite du maître Labrousse, et c’est ensemble mais chacun à notre manière que nous avons vécu le tournant épistémologique des années 65-70, quand la diaspora des historiens sociaux (et politiques) s’opéra, alors que s’affirmait le courant de l’histoire des mentalités, à mots couverts ou ouvertement. Le paradoxe, assez représentatif du climat artisanal de la recherche à l’époque, est que, sans qu’il y ait eu aucune dissimulation de la part de chacun, il m’a fallu la surprise, au lendemain de sa soutenance historique, de la lecture de Pénitents et Francs-Maçons, avec ses ouvertures pionnières sur la sociabilité méridionale, pour découvrir à quel point nos démarches et nos objectifs de recherche pouvaient être convergents, voire complices – je réponds aussi, dans ma Piété baroque… à un même besoin « d’aller plus loin ». Notre amitié aurait pu être menacée par l’épisode de 1968. Nous nous connaissions proches sur le plan des idées, moi communiste, lui ancien mais sans partager la rancune de certains de ses proches, comme Furet ou les Ozouf, et j’avais beaucoup d’estime pour son attitude durant la guerre d’Algérie. En mai 1968, tous deux

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syndicalistes SNESup, nous nous retrouvions dans deux tendances différentes, plus conformiste chez moi, « gauchiste » chez lui. Le terme peut faire sourire ; au vrai, il n’était pas plus gauchiste que je n’étais stalinien, et nous nous sommes retrouvés côte- à-côte dans la gestion difficile des institutions de l’après-68, chacun prenant son tour à la direction du département en révolution. Dans les années 70, alors que les liens amicaux avec mon couple reconstruit grâce à mon épouse Monique s’affermissaient, Maurice Agulhon, au sommet de sa notoriété allait céder, comme Georges Duby, à l’attraction de Paris, à laquelle il semblait que l’on ne pouvait échapper à Aix, cependant que je prenais le relais d’une partie de ses chantiers dans le domaine de la sociabilité méridionale, fidèle à son inspiration. À la Sorbonne, puis au Collège de France, il a donné une ampleur nationale à ses ouvertures sur la symbolique républicaine, dont la figure des Marianne a scandé les étapes. À Aix, qu’il continuait à fréquenter, nous n’étions pas inattentifs à ce souffle. Mais le temps est venu du rapprochement quand j’ai à mon tour cédé à l’appel de Paris, en prenant en 1992 la direction de l’Institut d’Histoire de la Révolution. Maurice Agulhon m’a accueilli à la Sorbonne qu’il s’apprêtait à quitter pour le Collège de France. Il m’a initié aux amphis qu’il avait tenus à assurer à partir du premier cycle dans l’annexe de Tolbiac, où certains collègues distingués ne se commettaient pas. Comme lui, je tenais (par une vocation de fils d’instituteurs ?) à ce devoir pédagogique. Mais durant dix ans (1982-1993), j’ai surtout pu apprécier le soutien indéfectible qu’il a apporté dans la grande aventure – une bataille – de la préparation de la commémoration du bicentenaire de la Révolution. Maurice Agulhon avait été proche de François Furet comme de Mona Ozouf, liens tissés de longue date dans un groupe de travail, d’amitié, et, un temps, de proximité idéologique. Mais il n’a pas partagé le tournant de « l’histoire critique », un temps maladroitement dite « révisionniste », notamment sur le chantier de la Révolution française. Lorsque Mona Ozouf, avec Furet, s’est interrogée sur l’opportunité de commémorer la Révolution, en laquelle Furet voyait un « objet froid », c’est lui qui, avec mesure mais avec toute son autorité, a pris la plume pour plaider avec conviction le devoir non de célébrer, mais d’honorer l’héritage. Dans les instances mises en place, notamment la commission de recherche scientifique du CNRS pour la commémoration, que j’ai eu la responsabilité de présider durant cette décennie, il a été, comme Madeleine Rebérioux et d’autres que je ne puis tous citer, le plus ferme soutien, conseil avisé et prudent au milieu de toutes les turbulences de l’alternance politique. Il était écouté en haut lieu. Il avait eu la sagesse de refuser la direction des Archives nationales que Jack Lang s’obstinait à vouloir lui confier (avant de se retourner vers moi… avec la même réponse). Je n’entreprendrai pas de raconter cette aventure, dont l’histoire reste largement à écrire. Je me contenterai d’une anecdote, qu’il m’a relatée et qui témoigne de son sens (assez bien caché) de l’humour. François Furet lui a téléphoné pour l’engager à prendre ses distances vis-à-vis d’une commission truffée de communistes, à quoi il aurait répondu en s’appuyant sur l’argument (le mien) que le pourcentage n’était pas supérieur à celui des voix du candidat du parti aux élections présidentielles… Et c’est avec le sourire que notre ami relatait la réplique de Furet : « Oui, mais il y a les anciens ! » Nous sommes sortis de cette bataille fourbus, mais avec la satisfaction sinon d’une demi-victoire, du moins de l’écho du grand congrès mondial des historiens en juillet 1989, de la reconnaissance manifestée en haut lieu, comme par la masse de ceux qui nous avaient accompagnés. Le rideau retombé, la célébration de la République escamotée, dans l’après bicentenaire, ma retraite prise dès 1993 en Provence n’a en rien affecté les liens

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d’amitié de notre couple, Monique et moi, avec Maurice Agulhon, qui trouvait dans l’affection de sa compagne, Catherine, un soutien précieux. Il y eut dans les années de son enseignement au Collège de France, suivi par une cohorte de disciples fidèles, une apogée, moins spectaculaire que certaines, mais largement appréciée de ceux qui, comme moi, ont été sensibles à son autorité d’historien de la République – De Gaulle compris – et de sa symbolique, illustrée par l’enchaînement des aventures des Marianne. Et nous avons été complices de son « histoire vagabonde », qui aide à suivre les étapes au fil desquelles s’est affirmée sa stature qui est celle d’un des maîtres de l’historiographie contemporaine. Il doutait de lui-même – c’était dans sa nature, scrupuleuse. Il m’a parlé – nous a parlé à quelques-uns – de l’œuvre ultime qu’il aurait eu l’ambition d’écrire, la synthèse qui aurait prolongé ce qu’il avait annoncé dans sa contribution à l’histoire de France Larousse (La République de 1880 à nos jours). Il invoquait sa nonchalance, ce qui faisait sourire tous ceux qui, comme moi et bien d’autres, considéraient l’édifice des trois thèses et de ce qui s’est ensuivi, les voies ouvertes, de la sociabilité à l’imaginaire et à la symbolique. Il est vrai que Maurice Agulhon a été lourdement frappé par la maladie, cette attaque qui l’a mutilé physiquement, alors même qu’une retraite fructueuse, en pleine possession de ses moyens, pouvait s’offrir à lui, avec le soutien de son épouse, le retour au moins partiel au lieu de ses origines, à Villeneuve-lès-Avignon. Il aménageait sa bibliothèque puis s’inquiétait de son devenir, triait ses archives. Proches amis, nous avons été, Monique et moi – comme d’autres, certes -, bouleversés par ce malheur, attentifs autant que possible à le visiter, guidés par Claude et Hélène Mesliand, sa sœur et son beau-frère, visites que j’ai tenté de poursuivre après la mort de mon épouse, Monique, une de ses admiratrices, qui affirmait qu’il écrivait mieux que moi, et je crois qu’elle avait raison. Je crois aussi être l’un des tout derniers auquel Maurice Agulhon, peu de mois avant sa mort, a envoyé un petit mot autographe – une ligne très laborieusement écrite – et comme son dernier message, me remerciant du petit livre que je lui avais envoyé… et me morigénant quand même, comme un grand frère, sur les mémoires du bicentenaire que je devais me faire un devoir d’écrire… Je ne suis pas sûr d’en avoir le temps.

AUTEUR

MICHEL VOVELLE Professeur honoraire Université Paris I

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Maurice Agulhon, de la Provence à la Nation

Raymond Huard

Face à une œuvre aussi importante et variée que celle de Maurice Agulhon, il faut choisir et c’est un seul aspect que nous retiendrons, son appartenance provençale. Car s’il est devenu peu à peu une personnalité nationale, à la fois par sa stature historique et par le sujet de ses travaux, Maurice Agulhon a été aussi profondément marqué par ses origines provençales qui ont d’ailleurs contribué à orienter le début de sa carrière scientifique. Il est né à Villeneuve- lès- Avignon, au bord du Rhône, dans une famille à la fois protestante et catholique, témoin de la « division de culte » (comme on disait au XIXe siècle), qui caractérisait cette région, a vécu à Uzès et à Villeneuve où ses parents ont été instituteurs. Il a fait ses études secondaires à Avignon puis, après le passage par l’ENS, il a enseigné à Toulon, à Marseille, à l’Université d’Aix avant d’accéder à la Sorbonne et au Collège de France. Et sa curiosité aiguë à l’égard des traces du passé, visibles dans les localités qu’il fréquentait, a pu trouver matière à une réflexion plus large d’ordre historique… Sans doute est-ce par commodité qu’il a choisi pour cadre de ses thèses la région où il enseignait, mais il y avait tant d’affinités entre son itinéraire personnel et le terrain qu’il a étudié qu’on ne peut s’étonner de ce choix. Il y avait à Villeneuve des traces des confréries de pénitents, objet de ses premiers travaux (Pénitents et Francs-maçons dans l’ancienne Provence). Le Var, où il a enseigné, a été un des départements gagné en partie à la République rouge entre 1848 et 1851, où l’insurrection de cette année-là, qu’il a étudiée dans la République au Village, a pris le plus d’ampleur et où la répression a été la plus féroce. Il a exercé à Toulon, grand port et ville ouvrière dont il a su rendre dans plusieurs ouvrages notamment Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique, la personnalité originale. C’est dans les villages de Provence qu’il a pu observer en nombre, non seulement les pratiques de sociabilité et la persistance des cercles locaux, mais aussi les statues de la République dont il a ensuite élargi l’étude à l’échelle nationale1. Ayant milité dans des organisations politiques locales, il était préparé à comprendre en profondeur les comportements politiques populaires, en particulier dans cette région. Sensible aux rapports de classe, il n’en a pas moins, dès la première

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partie de sa thèse sur la vie sociale en Provence à la veille de la Révolution, caractérisé bourgeois et paysans non pas seulement par leur place dans le processus de production, mais par la totalité de leurs déterminations. Comprendre le ralliement à la République des milieux populaires, c’est évidemment percevoir à la fois le rôle des militants, bourgeois assumant un « patronage démocratique » et celui des militants ouvriers comme Louis Langomazino, issu de l’arsenal de Toulon, mais aussi élaborer ce qu’il a appelé « le schéma méditerranéen d’explication politique », mettre en évidence le rôle des pratiques communales (notamment d’opposition au seigneur), et de la sociabilité populaire des chambrées, sociabilité dont il a montré l’importance en milieu bourgeois ou à propos des pénitents et Francs-maçons de Provence, rattacher aussi ces pratiques à un type d’habitat, le village urbanisé. Une grande idée était lancée, celle du rôle de la sociabilité comme mode de propagation des idées politiques. Ce « schéma méditerranéen » devait être ensuite nuancé, à partir d’une vaste discussion internationale sur la politisation de la paysannerie française au XIXe siècle. Avec cette thèse, Maurice Agulhon ranimait aussi l’attention, après Philippe Vigier, sur l’insurrection républicaine de décembre 1851 contre le coup d’État bonapartiste, élément important de notre tradition républicaine, affinait la réflexion sur ce mouvement populaire en montrant que s’y entremêlaient indissolublement la modernité et un certain archaïsme des mentalités et comportements. Cette thèse sur le Var fait donc de Maurice Agulhon, un, des spécialistes marquants de la Seconde République. Provençal, il l’était certes, mais il y a plusieurs façons de l’être. Son enfance dans un milieu d’instituteurs laïcs, qui propageait l’idéologie unitaire de la Troisième République, l’a sans doute détourné d’une étude approfondie de la langue locale, et il s’est assez peu intéressé aux activités des félibres et occitanistes. Rien non plus n’était plus éloigné de lui qu’une certaine exubérance méridionale. Au contraire, c’est un autre versant du Méridional, celui de la méditation un peu rêveuse, qu’il représentait, et il l’incarnait aussi par son talent de conteur, qui a fait le charme de sa conversation comme de ses écrits. Le conteur procède lentement, ménage ses effets, sait retenir le petit fait significatif et en élargir la portée, charmant ainsi le lecteur. Les trois volumes de son énorme thèse de doctorat préparée pendant quatorze ans (1954-1968) l’ont ainsi imposé comme l’historien de la Provence. Et pourtant, déjà, pas seulement de cette région. Car, dès le départ, cette attention à la réalité provençale se situait dans une démarche plus générale. Il y était préparé par sa formation universitaire généraliste, et aussi par une tendance naturelle à une réflexion d’ordre théorique. Il s’est élevé ainsi des situations locales à des problèmes généraux. Des pénitents aux Francs-maçons, il a interrogé les continuités et les processus d’évolution de la sociabilité cultivée, il a cherché à comprendre à travers les cercles populaires comment ils contribuaient à une politisation des masses de type nouveau. Au-delà du recensement des statues de la République, d’abord dans le Midi puis dans toute la France, il a exploré les différentes significations et les effets mobilisateurs de l’allégorie civique féminine républicaine en rattachant celle-ci aux grandes options nationales. Affinant toujours son approche, dépassant largement le cadre régional, il a pu construire une grande œuvre de portée générale, mais toujours avec une attention scrupuleuse à la réalité locale, ce terreau vivant de l’histoire dont il était parti d’abord et qui avait nourri aussi bien son enfance que les débuts de sa carrière et ses premiers travaux d’historien.

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NOTES

1. La République hante l’œuvre de Maurice Agulhon Pour comprendre cet attrait, il faut certainement partir de son enfance dans un milieu d’instituteurs de la troisième République attachés à diffuser les valeurs de ce régime. Après l’expérience du régime de Vichy et de l’oppression nazie vécue dans sa jeunesse la restauration de la République en 1944 suscitait l’espoir d’une nouvelle république plus authentique que visait aussi l’engagement communiste de sa jeunesse.

AUTEUR

RAYMOND HUARD Professeur honoraire Université Montpellier III [email protected]

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Maurice Agulhon et la morale

Jacqueline Lalouette

Parmi les sujets relatifs à l’organisation de la société, la morale retint fortement l’attention de Maurice Agulhon. Mais, avant de mobiliser la pensée et les analyses du citoyen et de l’historien, la morale fut tout d’abord un élément essentiel dans la formation de l’homme. Maurice Agulhon était le fils de deux instituteurs, tous deux protestants, son père, « par tradition ancestrale », sa mère, « par conversion personnelle »1, qui avaient « quelque chose d’exceptionnel et de glacé » et semblaient habités par le sentiment d’être « le sel de la terre », tout en étant, par ailleurs, bons et généreux. « Puritains à un degré rare », extraordinairement réservés, ils étaient préservés de la bien-pensance par des convictions solidement ancrées à gauche. Démocrates et pacifistes, ils ne militaient pas politiquement parce que la politique peut tourner à la facilité, à la vulgarité, voire à la compromission. Le grand-père maternel offrait un profil bien différent. Catholique de naissance, mais anticlérical, il était membre du parti radical ; enjoué, il lisait l’Almanach Vermot et cultivait le calembour ; chaleureux, il avait quelque chose de « rayonnant ». Âgé d’une quarantaine d’années, Maurice Agulhon fit ce constat : « Aujourd’hui, rassis, je me sens proche du grand-père, mais à vingt ans je devais sans doute être marqué davantage par l’éthique des parents. »2 Tout dans « Vu des coulisses » laisse en effet entrevoir un garçonnet puis un adolescent modèle. Si la vie lui fit préférer le côté plus vivant et plus chaleureux de l’aïeul, Maurice Agulhon garda du moule familial un sens absolu du devoir et de la probité qui transparut tout au long de sa vie professionnelle, tout en étant coloré par une grande bienveillance et un humour subtil. Parallèlement aux évolutions de sa conception de la morale privée, mais en lien avec elles, Maurice Agulhon analysa à diverses reprises les évolutions de la morale sociale, soit lors de conversations ou de démarches privées, soit par le biais d’articles, notamment « Faut-il avoir peur de l’« ordre moral » ? »3 et « La morale d’hier et son discrédit actuel »4. Il regrettait que le mot même de morale fût devenu quasiment imprononçable et que « dans le secteur gauche de l’opinion notamment, un immoralisme global à coloration libertaire soit aujourd’hui hégémonique. L’intelligentsia de gauche, poursuivit-il dans ce texte, ne parle plus des criminels et des délinquants que pour leur trouver des excuses, et de la police que pour l’insulter. »

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Historien, il releva les erreurs ayant contribué à un tel résultat. Attachée aux deux premières années du septennat de Mac-Mahon, l’expression d’« ordre moral », expliqua-t-il, fut à tort interprétée comme synonyme d’« ordre moraliste, moralisateur », comme si moral était ici antonyme d’immoral et non pas de matériel ; pour se faire mieux comprendre, Maurice Agulhon ajoutait que le pendant de l’Académie des Sciences morales et politiques était l’Académie des Sciences (matérielles par définition), que personne n’aurait jamais songé à lui opposer une Académie des Sciences immorales et que « le fait patent que des moralistes moralisants et moralisateurs aussi confirmés que les Jules Ferry ou les Victor Hugo aient farouchement combattu Mac-Mahon, Broglie et leur Ordre moral suffirait à montrer que ce dernier mot d’ordre était un drapeau de conservatisme politique crypto- royaliste et non pas un programme de puritanisme »5. Une autre étape historique, celle de Vichy, avait à son tour introduit une confusion. Le maréchal Pétain et ses partisans ne remplacèrent pas la devise républicaine par une formule exprimant leur véritable programme politique, comme « Autorité, Hiérarchie, Ordre », mais adoptèrent « un trio de sympathiques banalités » : Travail, Famille, Patrie, toutes réalités que 1848 et la troisième République avaient « cultivées ». Chacun de ces trois termes peut se lire sous un angle très positif : le labeur du travailleur est plus honorable que la consommation de l’exploiteur, le rôle irremplaçable de la famille dans l’éducation de l’enfance mérite d’être soutenu par la société, la patrie ne s’oppose pas aux conceptions universalistes – songeons aux lumineux textes de Jaurès. Mais, constata Maurice Agulhon, aucune discussion sérieuse ne fut jamais menée à ce sujet et la devise de l’État français donna naissance à une position simpliste et même à un sophisme : « Vichy fut moralisateur, donc tout moralisme est crypto-vichyssois »6. À ce substrat politique s’ajoutèrent d’autres évolutions politiques et sociologiques, dont l’analyse qu’en présentait Maurice Agulhon ne peut trouver place ici. Pour lui, la question n’était pas seulement d’ordre théorique et historique. Les pauvres, constatait-il, souffraient plus de « l’anarchie diffuse » que les riches ayant « les moyens de s’offrir la sécurité de leurs biens ». Par ailleurs, si la gauche continuait à s’aveugler sur ces questions et ne cherchait pas à définir « une nouvelle moralisation laïque adaptée à notre temps », qui ne toucherait pas aux libertés de la vie privée, notamment « au libéralisme sexuel », le peuple pourrait bien un jour se tourner vers l’extrême droite qui ferait triompher une « réaction moralisatrice et autoritaire »7. Il serait intéressant de relire ces analyses de Maurice Agulhon à la lumière d’évolutions plus récentes : la montée de l’extrême-droite, les manifestations et débats liés « au mariage pour tous », aux lois dites Taubira… Sachons gré à Maurice Agulhon d’avoir posé avec courage et lucidité des questions trop souvent occultées, minimisées, voire ridiculisées, tout en maintenant des exigences de liberté absolue dans des domaines strictement individuels.

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NOTES

1. « Vu des coulisses », Essais d’ego-histoire, réunis et présentés par Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1987, p. 10. 2. Les citations sont toutes extraites des pages 19 et 20 de « Vu des coulisses ». 3. « Faut-il avoir peur de l’“ordre moral” ? », Histoire vagabonde, tome III, La politique en France, d’hier à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1996, p. 254-267. 4. « La morale d’hier et son discrédit actuel », La morale contre l’ordre moral, Raison présente, n°244, 3e trimestre 1998, p. 13-23. 5. « Faut-il avoir peur de l’“ordre moral” ? »…, art. cit., p. 256. 6. Ibidem, p. 260-261. 7. Pour ce paragraphe, voir Ibid., p. 20-21 et p. 266-267.

AUTEUR

JACQUELINE LALOUETTE Professeur honoraire Université Lille III [email protected]

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En lisant, en écoutant Maurice Agulhon

Jean-François Chanet

Parler de Maurice Agulhon professeur, inspirateur et directeur de recherche, est difficile à l’un de ceux qui comptent parmi ses derniers élèves. Il n’ignore pas qu’il en va un peu des élèves comme des enfants : les tard venus sont souvent les plus gâtés. Maurice Agulhon était conscient des raisons qui avaient fait venir puis attaché à lui les élèves en assez grand nombre pour qu’il soit légitime de parler d’une école. Il a donné avec humour une preuve de l’importance que cette école avait pour lui en un jour qui compte dans une carrière de professeur, celui de la leçon inaugurale au Collège de France. Ce vendredi 11 avril 1986, il prenait l’engagement suivant : « Je ne me consacrerai pas à réinventer un parti républicain radical, je n’écrirai pas d’éditoriaux, je ne serai pas conseiller de prince ; je ne tenterai même pas de monter dans la chaire de Michelet, ce qui dispensera mes élèves de se colleter avec les sergents de ville comme firent parfois les siens…1 ». Relire ces lignes, c’est l’entendre les dire. Il en va de même de ses livres, car il existe chez lui une continuité naturelle entre la leçon, l’argumentation, la conversation même, toujours ordonnée, où tout vient à point à qui sait attendre, et le texte écrit, où s’entend une voix patiente, méthodique, mais non sans tendresses ni sourires. Austère, intimidant, Maurice Agulhon l’était assurément, pour celle ou celui qui montait l’escalier C de la Sorbonne et attendait son tour dans le couloir en fixant le cadran solaire de la cour d’honneur. Mais à la fin de l’entretien c’était lui, souvent, qui jetait un regard par la fenêtre, tout en vous serrant la main avec chaleur, comme pour tenir immédiatement à distance la sensibilité qui entrait dans l’attention avec laquelle il vous avait écouté. Homme d’enseignement, il l’était sous toutes les formes que pouvait revêtir son activité d’historien. La correspondance était de celles qu’il affectionnait et où il se montrait d’une particulière générosité. C’était au siècle dernier, les usages épistolaires n’avaient pas encore intégré l’impatience, la précipitation, le minimalisme compulsif qu’y a introduits le courrier électronique. Ses réponses, écrites d’un seul jet, souvent retouchées et complétées à la relecture, offraient à leurs destinataires une telle qualité

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d’attention individuelle qu’ils auraient pu en oublier qu’ils n’étaient pas les seuls à obtenir ainsi, en peu de jours, les avis et conseils demandés. Son expression orale semblait par contraste moins fluide, plus hésitante, parce qu’il avait le souci d’y apporter la même exactitude, la même pesée des mots. Dans le discours qu’il a prononcé à l’université de Paris-I lors de la cérémonie organisée pour la remise des mélanges en son honneur, en 1998, il a évoqué la distinction entre maîtres et patrons telle que l’avait analysée son camarade et collègue Pierre Bourdieu dans Homo academicus, ce livre où le sociologue s’est fait historien du champ universitaire. Maurice Agulhon voulait bien concéder, puisque ce volume de mélanges l’attestait, qu’il avait pu appartenir à la première catégorie, mais pas à la seconde. C’était mettre l’accent moins sur des aptitudes ou inaptitudes personnelles que sur un trait distinctif de l’école dont beaucoup de représentant-e-s étaient ce jour-là réuni-e-s autour de lui. Préoccupé du devenir de ses élèves autant que peut l’être un directeur de thèse – rien ne le montrait mieux que le soin qu’il mettait à écrire les lettres d’appui à leurs candidatures –, il se savait mal armé pour corriger, chez beaucoup d’entre eux, une tendance à la discrétion, à la réserve, une inadaptation réelle ou supposée aux nouvelles formes dominantes de médiatisation du travail historique. Le grand âge venu, les épreuves de santé ont hélas rendu plus douloureux ce sentiment d’inachevé. De l’engagement communiste de sa jeunesse, il avait conservé, avec la passion de l’histoire politique et de la politique en train de se faire, le goût du travail collectif. Si personnel que fût cet objet d’étude, Marianne et la symbolique républicaine ne l’auraient peut-être pas occupé durant plus de vingt ans s’il n’avait su constituer tout un réseau d’informateurs divers, de correspondants locaux, d’érudits qui faisaient à son séminaire, tenu les dernières années à l’École normale supérieure, à laquelle il était resté si attaché, un public atypique mais fervent, accueilli avec bienveillance et dont il reformulait les questions en des termes qui parfois donnaient à ceux qui les avaient posées une fierté un peu imméritée. Le professeur au Collège de France se montrait par-là fidèle au doctorant qui avait su arrêter son étude de l’histoire du Var en 1851 pour laisser la seconde moitié du siècle à un autre chercheur, au risque de décevoir Fernand Braudel, pour qui il allait de soi « qu’un brillant sujet plein d’avenir pouvait, tel le seigneur de La Fontaine, traverser avec sa chasse le potager d’un instituteur de province2 ». C’est pourquoi nous ne devons pas à son enseignement seulement la transmission d’un savoir, mais celle aussi d’une certaine idée du métier.

NOTES

1. Maurice A GULHON, « Conflits et contradictions dans la France contemporaine », leçon inaugurale au Collège de France, Histoire vagabonde, II, Idéologies et politique dans la France du XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1988, p. 295. 2. Id., « Vu des coulisses », Pierre NORA (éd.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 31.

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AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS CHANET Professeur à l’IEP de Paris Recteur de l’Académie de Besançon [email protected]

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Comptes rendus

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Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française Paris, Les Prairies ordinaires, 2013

Jacques Guilhaumou

RÉFÉRENCE

Sophie Wahnich (dir.), Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013, 367 p., ISBN 978-2-35096-071-5, 24 €.

1 Le présent ouvrage collectif porte sur l’actualité de la Révolution française au regard de la transmission de son héritage. Nous le savons, l’actualité de l’événement révolutionnaire consiste souvent dans le jeu actuel des procès en cours, à l’exemple sans cesse réitéré de la figure de Robespierre. À ce titre, un tel recours historique, jusque dans les médias, demeure encore source d’interférences mutuelles, donc producteur de lien social et de réciprocité à l’encontre de la déliquescence des valeurs républicaines. Dans l’introduction et le premier texte (« L’inquiétude de la transmission »), Sophie Wahnich propose de conceptualiser la notion de transmission, tout en adoptant une démarche contextuelle. Elle centre l’approche de l’actualité de la Révolution française autour de ce qui reste de son potentiel créateur d’une part, et de ce qui s’articule aux préoccupations présentes sur une citoyenneté en devenir d’autre part. À ce titre, elle reprend centralement la notion-concept d’institutions civiles, analysée à maintes reprises par Françoise Brunel dans ses travaux sur les montagnards, concept rapporté aussi à l’analyse de l’intuition politique développée par les philosophes allemands contemporains de la Révolution française. Puis en second lieu, Sophie Wahnich resémantise historiquement le concept « européen » d’incertitude par un déplacement vers la notion d’inquiétude considérée comme constitutive du moment révolutionnaire. Elle en vient ensuite à considérer que si nous arrivons à percevoir la coupure de la Révolution française au travers du regard des révolutionnaires les plus

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radicaux, l’événement révolutionnaire relève d’« une éthique de soi exigeante » qui permet de « faire justice », et ouvre ainsi la voie à sa transmission. Mais, si cette coupure est brouillée dans le discours même des conventionnels pris dans le maintien aléatoire d’une relation avec les porte-paroles, à l’exemple des massacres de septembre, l’idée du temps historique et de son devenir située au fondement de l’actualité de la Révolution française perd de sa lisibilité. Sophie Wahnich montre aussi en quoi l’instrumentalisation politique de la violence, plus que le ressenti de l’événement révolutionnaire, rend difficile la lecture de l’événement-rupture, et donc sa transmission, d’autant que cette violence accède au statut de concept avec la séquence de la Terreur. Elle reprend donc l’analyse de la Révolution française comme intuition politique mais selon des modalités historiques qui lui sont propres au regard de ses recherches sur les émotions révolutionnaires. Elle insiste sur l’importance de l’intuition sensible dans la mesure où cette forme de l’intuition révolutionnaire est perçue à la fois comme un risque et une chance, donc comme une donnée nécessaire à la transmission, et devient ainsi l’élément central de la nécessité historique, donc de l’idée de temps révolutionnaire. C’est vraiment là où elle situe l’importance du jugement politique des conventionnels, en particulier des montagnards, lorsqu’ils ont recours aux institutions civiles pour juguler une telle incertitude inscrite au cœur même de l’événement révolutionnaire. Il s’agit alors de mettre un temps de côté, au nom de la nécessité historique de l’intuition politique du temps révolutionnaire dans l’abord de la transmission de l’événement, les considérations sur l’esprit politique de la Révolution française, certes au risque de marginaliser l’évaluation précise, donc en contexte, de la réflexivité des acteurs révolutionnaires.

2 Tout commence ici par la mise en scène de l’événement-Thermidor dans l’immédiateté, sans prendre donc en compte l’ensemble des archives rassemblées dans les Archives parlementaires. Jolène Bureau considère ainsi principalement les interventions des conventionnels et les premiers pamphlets dans le but de s’interroger ou non sur l’existence d’une version officielle. Que conclure du constat que le « Robespierre historique » est recouvert par les « Robespierre mémoriels » ? La réalité de l’individu révolutionnaire reste-t-elle ici paradoxalement à la marge ? L’interrogation continue avec le cas des Mémoires pendant la Restauration, étudiés par Anna Karla, tout particulièrement la Collection des mémoires relatifs à la Révolution française. Indéniablement s’ouvre ici un espace de communication relatif à la Révolution française face à des lecteurs soucieux d’entrer dans le dialogue suscité par les éditeurs au nom de la quête d’une vérité de l’événement. Ainsi émerge une identité collective, un nous révolutionnaire. Cependant la discontinuité de la transmission, de la Restauration aux années 1830, étudiée par Emmanuel Fureix, brouille de nouveau les cartes, toujours à partir du support de Mémoires, mais souvent clivées, et inégalement explicites, tout en maintenant entre elles et leurs lecteurs une interaction permanente. Pour autant, il s’instaure bien un sens commun du langage révolutionnaire qui positionne l’individu révolutionnaire à l’horizon du droit naturel déclaré.

3 Nul ne s’étonnera alors que ce qu’il en est de la nature du moi, et du fonctionnement de l’esprit humain en Révolution, prend d’abord forme à partir d’un objet, périphérique en apparence, la guillotine saisie à travers le rêve (« Je rêve de la Terreur.. ») de l’érudit Maury présenté à la Société médico-psychologique, et souvent cité jusqu’à Freud, comme le montre Nathalie Richard. L’invention d’un nouveau sujet politique se transmet ainsi à l’intérieur d’un espace cognitif, mais par la médiation d’une

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Révolution rêvée. La réalité de l’individu révolutionnaire nous échappe-t-elle encore ? Qu’en est-il alors de la transmission de l’événement révolutionnaire dans les années 1848-1880 ? Olivier le Trocquer interroge ici les discontinuités de cette expérience révolutionnaire, ne serait-ce que pour se mettre à distance de la philosophie de l’histoire. La seconde République apparaît alors comme un moment de transformation de la transmission plein d’ambiguïtés, ainsi de la figure d’un peuple tout à la fois sans cesse réinventé et toujours instable. Toute tentative de reprise de la Révolution renvoie à des « effets de répétition négative ». Certes Michelet rend mieux pensable la Révolution française, mais le lecteur d’une image de la Révolution véhiculée principalement par le roman (Victor Hugo en premier lieu) est pris dans l’oscillation incertaine entre le possible et le réel. Avec la Commune de 1870-1871, le travail d’interprétation du moment révolutionnaire est tout autant un parcours continu et nécessaire en référence à la Révolution française. Mais c’est surtout le point d’orgue de l’émergence des femmes révolutionnaires qui marque la presse de l’époque, jusqu’au Journal officiel. L’individu/e genré/e apparaît ainsi comme une présence certaine là où règne de l’imprévu dans la transmission, à l’exemple de la guillotine incendiée par la Commune de manière symbolique sur la place Voltaire précisément. Reste que « le réévénement » bute de nouveau sur l’impossible avec la défaite après la victoire. Olivier Trocquer en vient à considérer qu’en se mettant le plus à distance possible des interprétations historiennes construites sur une base archivistique sans cesse élargie, parler de forclusion de l’héritage n’est pas trop fort, ce qui laisse une fois de plus en suspens le témoignage de l’expérience vécue des individu/e/s.

4 Cependant bien des éléments fondateurs de l’héritage nominaliste de la Révolution française persistent, voire s’enrichissent. Marc Deleplace étudie ainsi les deux moments-clés de l’instauration de la Révolution française à l’école : d’abord le temps inaugural de la troisième République, puis le tournant pédagogique et épistémologique des années 1980-2000, particulièrement propice au renouvellement de cet héritage. C’est là où se met en place un véritable répertoire des individus acteurs de la Révolution française, par la description de leurs expérimentations multiples à l’horizon d’un sens moral de l’événement. Ce constat est singulièrement renforcé par l’examen des programmes scolaires des années 1980-1990 : il s’agit alors bien de « présenter les principaux acteurs de la période révolutionnaire » dans un récit synthétique. Ce mouvement vers les acteurs s’accompagne d’un renforcement du sens civique de l’événement révolutionnaire. La transmission socialiste de la Révolution française, étudiée par Jean-Numa Ducange, en appui sur des lectures militantes, associe, pour sa part, les figures révolutionnaires majeures à des « blocs historiques » propices au maintien de l’héritage révolutionnaire, à l’exemple le plus fameux de l’approche, certes critique, de l’événement révolutionnaire par Marx dans ses écrits de jeunesse. Au-delà des différentes lectures d’une tradition socialiste non homogène, et du schématisme d’un dépassement de la « révolution bourgeoise », la transmission est constante par le fait de nouvelles approches de l’individu révolutionnaire dans l’événement. Même les lectures contre-révolutionnaires des premières décennies du XXe siècle, étudiées par Guillaume Mazeau, n’échappent pas à la valorisation des individus, en l’occurrence « les victimes » de la Révolution française, par la transmission démultipliée des récits de leurs « persécutions » sous l’impulsion des familles elles-mêmes, assurant ainsi la transition mémorielle. Reste le rejet réitératif de l’acteur révolutionnaire dans la masse d’une foule organique, violente et sans rationalité, à l’exemple de Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules (1895).

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Maria Pia Donato, David Armando, Massimo Cattaneo et Jean-François Chauvard (dir.), Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e napoleonica École française de Rome, 2013

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Maria Pia Donato, David Armando, Massimo Cattaneo et Jean-François Chauvard (dir.), Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e napoleonica, École française de Rome, 2013, 440 p., 69 €.

1 Il faut féliciter l’École française de Rome d’avoir osé éditer cet atlas original et stimulant, rédigé par une équipe de vingt-trois chercheurs italiens et français. Divisé en dix sections confiées chacune à un ou deux responsables, l’atlas propose de copieux articles illustrés par des cartes et des graphiques de grande qualité, même si quelques cartes sont parfois d’une lecture peu aisée (un chapitre liminaire expose les modalités qui ont présidé à leur élaboration). Les thèmes retenus sont classiques : territoire, guerre et armée, politique, société, économie, culture, religion, contre-révolution et insurrections (insorgenze), villes, mémoire, chacun étant décliné, après une présentation générale, selon une dizaine ou une quinzaine d’entrées plus précises – exception faite de la section mémoire qui ne compte que trois entrées, laissant le lecteur un peu sur sa faim indépendamment de l’intérêt de ce qui est dit (quid de l’île d’Elbe, de la famille Bonaparte en Italie après 1814, des échos actuels des insorgenze ?)

2 Est-il utile d’insister sur l’intérêt de cet ouvrage, même pour des lecteurs peu familiers de l’italien ? Le jeu de cartes, dont celles qui présentent les départements et les provinces italiennes pendant l’époque napoléonienne, les campagnes d’Italie de 1796

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à 1800, ou les voyages des papes Pie VI et Pie VII, offre d’innombrables renseignements. Pratiquement toutes les sections couvrent systématiquement toute la période révolutionnaire (après 1796) et impériale dans une approche nettement socio- économique, y compris pour les sections politique et culturelle, proposant des chronologies spécifiques à chaque thème. En témoigne par exemple la partie consacrée à la politique qui s’articule autour des agents français et des patriotes italiens, dans la Cisalpine ou dans le Tessin, des publications politiques, des jacobins de toute la péninsule, des collèges électoraux de la république, des préfets du royaume d’Italie, des notables, avant de déboucher sur une présentation de l’épisode constitutionnel des années 1820, députés et charbonniers compris. Comme conclut Antonino de Francesco pour cette section, l’Italie du XIXe siècle va évoluer dans le cadre et avec les hommes légués par l’occupation française.

3 La section société rend particulièrement compte de l’impact de la période, en insistant sur les amalgames sociaux, sur l’émancipation des Juifs, la crise des recrutements cléricaux, la montée de la pauvreté comme de l’abandon des enfants. Ce sont sans doute les politiques urbaines qui sont le plus affectées par la présence française, avec des rénovations symboliques et rationnelles, une redistribution des hiérarchies urbaines, voire des quartiers des grandes villes, le tout marquant le territoire durablement.

4 Les approches mêlent différentes échelles, européenne, proprement italienne, régionales, voire locales (ce qui est particulièrement efficace pour la section économique, on pense ici à la production de la soie) qui composent une mosaïque aux contours variables en fonction des connaissances disponibles. Les grandes divisions entre le nord patriote, riche, intégré dans la France impériale, lettré, très engagé dans les productions artistiques, et le Sud, plutôt contre-révolutionnaire, maintenant ses structures et moins touché par la culture, courent tout au long de ces pages. Les recherches les plus récentes sont ainsi exploitées, comme l’illustrent notamment les pages consacrées à la contre-révolution, avec des études de cas très précises, permettant d’appréhender ces « vendées » peu familières aux lecteurs français. Plus de soixante pages de notes et de références bibliographiques complètent cet atlas pour en faire un instrument exceptionnel de travail, même si on regrettera l’absence d’index (de lieux et de personnes, qui auraient pu ne pas être exhaustifs mais qui auraient pu permettre de faire des liens autour de villes ou de régions revenant régulièrement), de chronologies synthétiques, de listes des cartes et des graphiques. Il s’agit plus de regrets que de reproches, puisque l’équivalent n’existe pas pour la France et que les bibliothèques françaises se devraient toutes d’offrir à leurs lecteurs cet ouvrage fondamental.

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Anne de Mathan (éd.), Histoires de Terreur. Les Mémoires de François Armand Cholet et Honoré Riouffe Paris, Honoré Champion, 2014

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Anne de Mathan (éd.), Histoires de Terreur. Les Mémoires de François Armand Cholet et Honoré Riouffe, Paris, Honoré Champion, 2014, 368 p., ISBN 978-2-7453-2567-9, 75 €.

1 Maître de conférences à l’Université de Bretagne occidentale, bien connue pour ses travaux sur les girondins, Anne de Mathan continue à défricher un champ qu’elle fréquente de longue date par ses recherches sur Bordeaux et son intérêt pour le genre littéraire des Mémoires (cf. notamment Mémoires de Terreur. L’an II à Bordeaux, 2002). Cet ouvrage rassemble deux éléments principaux. Le premier se compose de documents inédits rédigés par François Armand Cholet, confiés à Anne de Mathan par Bernard Fauconnier, l’un des descendants de Cholet. Il réunit, d’une part, un « Récit de François Armand de Cholet de sa condamnation à mort, de sa fuite de Bordeaux et de sa vie sous la Terreur, 1793-1794 », d’autre part, un petit livre de raison ouvert en 1780, suspendu en 1793, repris en 1795 et poursuivi de façon discontinue jusqu’à son décès en 1826. Le second document comprend les Mémoires d’un détenu pour servir à l’histoire de la tyrannie de Robespierre, d’Honoré Riouffe, et des pièces en rapport avec ce texte appartenant à la prose thermidorienne et réédité en 1823 par les frères Baudouin. En annexe, on trouvera quelques documents sur Bordeaux en 1793, des indications généalogiques, l’inventaire des biens de Cholet au moment de son arrestation (dont sa bibliothèque, composée d’environ 1 600 volumes). L’ensemble s’accompagne d’une présentation de quelque quatre vingt-dix pages, ainsi que de nombreuses notes infrapaginales. Il s’agit donc bien là d’une véritable édition critique et non d’une énième publication de ces

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Mémoires qui abondent sur les présentoirs de nos librairies, dénués du plus élémentaire travail scientifique.

2 Après quelques pages générales sur la « micro-storia », le renouveau des biographies et les Mémoires, Anne de Mathan nous propose un regard croisé sur « les trajectoires biographiques des deux mémorialistes » ici présentés. Né en 1747 à Bordeaux, dans une famille bourgeoise, Cholet est reçu avocat au parlement de Bordeaux en 1766, puis obtient la charge de procureur du roi à l’amirauté de Guyenne en 1771. Magistrat jouissant d’un train de vie confortable, comme en témoignent divers documents, détenteur d’une charge pouvant à terme conférer la noblesse, libéral, Cholet est élu en 1790 au sein de la municipalité bordelaise puis au conseil général du département. Ses acquisitions de biens nationaux montrent aussi que l’homme n’oublie pas ses intérêts personnels, en parallèle à son engagement politique. Au moment de l’éviction des meneurs de la Gironde à Paris, en juin 1793, Cholet fait partie de la Commission populaire de salut public du département de la Gironde formée à Bordeaux. De plus, il entre dans son comité de correspondance, jouant ainsi un rôle clé dans la rédaction de plusieurs adresses « fédéralistes ». Il s’agrège donc au groupe de ceux qu’Anne de Mathan nomme les « Girondistes » (les défenseurs « de la cause des députés girondins »). Sur le point d’être arrêté en octobre, une fois la ville passée sous le contrôle des représentants du peuple en mission envoyés par la Convention nationale, il choisit la fuite, se cache et vit dans la clandestinité jusqu’à la fin de l’été 1794. Élu au Conseil des Cinq Cents en 1795, comme on s’en doute hostile aux néo-jacobins, rallié au coup d’État de Bonaparte, il est nommé au Sénat lors de sa création à la fin de 1799. La Légion d’Honneur (1803) et un titre de comte d’Empire (1808) ne l’empêchent pas, comme tant d’autres, de se féliciter du retour de Louis XVIII. « Armand de Cholet, sénateur et pair de France », rédige ces Mémoires à la fin de sa vie, sans que la date exacte puisse être déterminée (les années 1820). En soi déjà hautement piégé en raison de son parcours politique en 1793 et en l’an II, le texte doit aussi se lire à la lumière du Directoire, du destin de l’Empire, du retour des Bourbons, sans oublier l’âge du mémorialiste au moment où il se décide à coucher ses souvenirs sur le papier. De son côté, Honoré Riouffe, né à Rouen en 1764, « plumitif relativement obscur », se lie aux girondins et partage le destin de ceux qui sont proscrits après le 2 juin 1793. Arrêté à Bordeaux au début d’octobre 1793, il est transféré à Paris et reste emprisonné jusqu’aux lendemains des 9-10 Thermidor, sans jamais être appelé à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire. Rédigé dans l’hiver 1794-1795, son pamphlet semble connaître en l’an III au moins deux éditions parisiennes et plusieurs autres en province. Il s’inscrit dans le flot de textes violemment hostiles au nouveau « Catilina » mis à mort le 10 Thermidor, et plus encore aux partisans, réels ou supposés, de « la queue de Robespierre ». Proche des milieux libéraux sous le Directoire, il s’en éloigne ensuite pour lier son destin à l’ascension de Napoléon Bonaparte, ce qui lui vaut de devenir préfet, baron d’Empire (1810) et chevalier de la Légion d’Honneur (1813). Le typhus l’emporte en 1813 et l’empêche sans doute de trahir lui aussi l’empereur l’année suivante en courbant l’échine devant Louis XVIII.

3 Le texte de Cholet est très bref sur la révolte bordelaise et vaut avant tout par la description de ses pérégrinations dans le Sud-Ouest (illustrées par une carte, p. 152). Sa cavale pourra être rapprochée d’autres récits d’errance faits par certains girondins proscrits. En revanche, on ne saurait estimer qu’il s’agit là d’un écrit qui modifie en profondeur nos connaissances sur la période ou sur la vie des girondins dans la

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clandestinité. Quant au texte de Riouffe, il laisse pour le moins rêveur. Certes, le prisonnier apporte des détails parfois dignes d’intérêt sur les conditions de détention à la Conciergerie, mais pour le reste son texte relève souvent de son imagination plutôt fertile et de sa capacité à réunir diverses pièces publiées après Thermidor (dans les pamphlets et certains journaux) pour donner à croire qu’il a presque tout vu et tout entendu. Ainsi de facto autoproclamé témoin clé de « la Terreur », il peut apporter des détails sur la fin des girondins, mais aussi des « Exagérés » et des « Indulgents », sans oublier tous ceux qu’il aurait croisés dans l’antichambre de la mort (Bailly, madame Roland, Barnave, Chénier, Lavoisier, etc.), pourtant mentionnés dans un désordre certain. Bon nombre de passages, par leurs précisions mêmes, prouvent que Riouffe utilise des « sources » de seconde main ou invente purement et simplement. Le seul examen des registres d’écrou des prisons parisiennes, et notamment de la Conciergerie (aux Archives de la Préfecture de Police de Paris), suffit pour relever de nombreuses incohérences dans son récit. Il prétend aussi que Ducos se serait « rendu en prison » volontairement pour partager le sort de Boyer-Fonfrède, ce qui là aussi peut être démenti par une simple attention portée aux décrets successifs votés contre les girondins. Il fait pleurer ses lecteurs sur le sort de « la jeune fille Renaud » (sic), exécutée alors qu’elle se serait présentée chez Robespierre sans « la moindre arme offensive »… et il contribue à diffuser l’idée reçue sur l’exécution de condamnés revêtus de chemises rouges comme des parricides. Il suffit pourtant de lire les articles du Code pénal de 1791 consacrés à l’assassinat et au parricide pour comprendre la symbolique de la chemise rouge utilisée pour un assassin (le parricide, lui, doit avoir « la tête et le visage voilés d’une étoffe noire »). Il rapporte que les actes d’accusation étaient rédigés par « la canaille des huissiers, des sous-greffiers, et de tous les subalternes » qui « savaient à peine lire » et possédaient une orthographe des plus douteuses, rendant les actes « illisibles »… ce que démentent une fois de plus les archives, sans même insister sur le fait qu’une partie des actes se composait d’imprimés pré-remplis. Il lui arrive enfin de se tromper d’un personnage à l’autre et on a par exemple un peu de mal à imaginer Fabre d’Églantine obsédé par l’idée qu’une de ses pièces encore inédite ne lui soit volée par Billaud-Varenne… et non par Collot d’Herbois, ce qui aurait pourtant été un brin plus crédible, à condition toutefois d’imaginer que Collot écrivait encore des œuvres pour le théâtre en 1794. Quant aux appréciations de Riouffe sur les montagnards, Hébert « mort comme la femmelette la plus faible », Robespierre « un fou sanguinaire », Danton « exagéré » (!) et « un homme au-dessous du médiocre », etc., elles se passent de commentaires tant il est clair qu’elles dérivent des fantasmes thermidoriens les plus usés.

4 En réunissant ainsi Cholet et Riouffe, Anne de Mathan nous offre un volume intéressant pour l’histoire de la révolte bordelaise et de ce qu’elle nomme le « girondisme », tout en ayant soin de souligner les différences importantes qui séparent ces deux textes. En effet, le premier relève de la prose pamphlétaire thermidorienne et a été ensuite souvent utilisé dans des recueils sur les prisons pendant « la Terreur » ; le second se veut souvent moins politique que privé et entend surtout restituer les détails d’un parcours personnel afin de laver l’honneur de son auteur aux yeux de la postérité. On pourra dans l’absolu penser qu’il aurait été préférable de livrer aux lecteurs uniquement les Mémoires de Cholet et les documents qui les accompagnent, au titre de sources inédites, ce qui aurait toutefois composé un volume assez mince. Pour autant le rapprochement avec le pamphlet de Riouffe possède un minimum de logique et l’essentiel est de toute façon ailleurs : une édition critique qui peut permettre d’avoir

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une vision de cette période sans sombrer dans les habituelles caricatures sur 1793 et l’an II. Tout au moins à condition de lire de manière scrupuleuse la présentation et les notes souvent longues d’Anne de Mathan, à condition aussi de ne pas reprendre sans plus d’analyse le titre donné à l’ouvrage (majuscule au mot Terreur incluse…), sans quoi je crains hélas que l’effet obtenu ne soit éloigné de l’effet recherché.

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Henri Guillemin, 1789-1792/1792-1794. Les deux Révolutions françaises Bats, éditions Utovie, 2013

Philippe Foussier

RÉFÉRENCE

Henri Guillemin, 1789-1792/1792-1794. Les deux Révolutions françaises, Bats, éditions Utovie, 2013, 280 p., ISBN 978-2-86819-774-0, 26 €.

1 Cet ouvrage comprend la retranscription d’une vingtaine d’émissions enregistrées pour la Radio-télévision belge par Henri Guillemin en 1967. Il y raconte « sa » Révolution, dans un style accentué ici par sa forme orale, mais qui correspond assez au souffle pamphlétaire dont Guillemin (1903-1992) fit aussi preuve dans son Silence aux pauvres !, un libelle revigorant paru en 1989. Biographe de nombreux personnages de l’histoire de France – notamment de Robespierre –, Guillemin ne fut jamais homme à taire ses convictions derrière une scientificité historique. Empli de partis pris, il les assume, les argumente, les répète. Son talent de conteur facilite les choses, et nous sommes ici emportés par le tourbillon narratif d’un historien à la veine truculente, aux formules réductrices mais souvent aussi justifiées, aux raccourcis parfois jubilatoires. Avouons- le : on ne s’ennuie pas une minute à la lecture de ces retranscriptions et on voudrait être à la place des auditeurs belges qui ont eu la chance d’entendre Guillemin leur raconter la Révolution de leurs voisins du Sud. Hélas, les bandes magnétiques ont été perdues et on doit donc se contenter du style Guillemin à l’écrit. On ne pourra que féliciter l’association Présence d’Henri Guillemin d’assurer une postérité éditoriale à ces œuvres et il faut ici souligner la très belle initiative prise les 21 et 22 novembre 2014 par cette association, l’Institut d’histoire de la Révolution française et la ville de Mâcon consistant à organiser un colloque consacré à « Henri Guillemin, historien et écrivain de la Révolution française » dans sa commune natale.

2 Venons-en donc au récit. On l’a dit, Guillemin a ses « têtes » et les portraits qu’il trace des protagonistes de la Révolution valent le détour. Il ne manque pas d’admirer

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Robespierre, Saint-Just et Marat ; bénéficient aussi de ses faveurs Manon Roland, Grégoire, Jacques Roux, Jeanbon Saint-André ou Billaud-Varenne. En revanche, il n’a pas de mots assez forts pour vilipender Danton, Mirabeau, Mounier, Barnave, La Fayette, Necker, Condorcet, Sieyès, Cambon, Carnot, Rabaut Saint-Étienne, Barère ou Fouché. Et il inscrit son histoire de la Révolution française en contrepoint de celle de Michelet, qu’il poursuit de sa vindicte de telle manière qu’on imagine bien les deux hommes, s’ils avaient été contemporains l’un de l’autre, s’affronter en un vrai duel. Un Michelet accusé de travailler « dans le genre bande dessinée et contes pour enfants ». Guillemin en veut aussi beaucoup à la manière dont l’histoire de la période a été « convenablement » présentée aux écoliers de la troisième République et tout au long de son récit il en restaure en effet la conflictualité, il en redessine les antagonismes, il en resitue les points saillants. Et c’est aussi la raison pour laquelle il la scinde en deux parties. La première Révolution, celle de 1789 à 1792, c’est « la prise de pouvoir par l’oligarchie financière ». La deuxième, à partir du 10 août 1792, « cette fois ce sont les pauvres, les prolétaires, les ouvriers, les petits paysans qui sont dans le coup ». On le voit, Guillemin prend parti mais, hélas pour ceux qui aiment les catégorisations manichéennes, il n’appartient nullement à l’école marxiste ou « jacobine ». Non, les positionnements de Guillemin sont d’abord dictés par sa foi chrétienne, qui explique d’une part la raison pour laquelle il flétrit l’anticlérical Michelet et d’autre part la motivation qui le conduit à admirer un Robespierre selon lui « politique et mystique », comme il sous-titra sa biographie de l’Incorruptible parue en 1987. Guillemin est résolument du côté du peuple, des pauvres, et même s’il déplore que la Reine fût raccourcie, il appelle le lecteur à se méfier « des larmes à sens unique et des attendrissements dirigés ». Mais revenons-en à quelques portraits et descriptions d’événements. Mirabeau, « un lion avec des griffes en caoutchouc mousse ». La Fête de la Fédération, « la grande journée La Fayette », « la nouba des nantis », Danton, « un forban jouisseur », entre autres innombrables qualificatifs peu flatteurs. Les girondins, « des champions de la diversion, qu’elle soit nationale ou anticléricale, pourvu qu’on ne parle pas d’argent ». Hébert, « un arriviste, intrigant et cupide ». « La fourberie, l’imposture » de Sieyès. La nuit du 4 août, « c’est un festival du mime, une mise en scène, une plaisanterie ». Alors, dira-t-on sans doute, voilà un style bien peu académique pour évoquer des héros ou des événements de la Révolution française. Et on aura tort, car pour un Guillemin, combien de Gaxotte ? L’académicien, comme d’autres distingués historiens conservateurs, de la veine d’un Chaunu par exemple, et quelques-uns de ceux qui ont participé au si pathétique Livre noir, n’ont-ils pas usé et abusé des formules à l’emporte-pièce, des raccourcis, des caricatures ? Et ce que déversent avec constance les médias audiovisuels en termes de propagande pour l’Ancien Régime, combien faudrait-il de Guillemin pour en contrebalancer les effets ? Cette truculence, cette passion communicative, cette manière de faire corps avec la Révolution française qui caractérisait Guillemin, elle attend au contraire un – ou plusieurs – héritiers.

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Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipédia Champ Vallon, La Chose publique, 2013

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipédia, Champ Vallon, La Chose publique, 2013, 399 p, ISBN 978-2-87673-600-9, 27 €.

1 Ce livre tiré d’une habilitation à diriger des recherches traite d’un sujet peu fréquenté, les dictionnaires biographiques tels qu’ils étaient publiés à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Au-delà de cet objet précis, l’enjeu est l’appréciation des mutations survenues dans les modalités de reconnaissance des hommes (peu des femmes) célèbres pendant cette période si bouleversée. Ainsi l’analyse d’un genre littéraire lié à un système commercial spécifique permet-elle de rendre compte de l’entrée de la France en modernité – ce que la Révolution réalise sur le plan politique. À cette trame s’ajoute, clin d’œil final, un dernier chapitre consacré aux dictionnaires biographiques des XIXe et XXe siècles, avec une partie consacrée à la figure de Robespierre telle qu’elle est débattue sur Wikipédia.

2 Rompant avec une présentation chronologique, le livre débute par une étude de cas importante consacrée à l’entreprise intellectuelle et commerciale des frères Michaud, éditant de 1810 à 1828 une Biographie universelle en 52 volumes. La réussite de ces éditeurs est remarquable et paradoxale sur quelques points. Possédant une sensibilité royaliste, ils donnent au public un dictionnaire historique universel qui rend compte

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tout à la fois de la sacralisation de l’ordre du monde et de la réorganisation de la société ; faisant travailler trois cent trente-six collaborateurs, ils mobilisent des savants venus de tous les horizons, surtout des institutions prestigieuses, mais aussi les « petites mains » nécessaires, amateurs et bibliothécaires, véritables forçats de l’édition ; profitant de l’engouement pour ce genre de publications, ils tiennent tête à leurs rivaux et résistent aux polémiques.

3 Cette monographie est mise en perspective à partir du premier grand dictionnaire historique édité par Moréri, en 1676, qui lança ce genre et fut réédité et souvent imité par la suite. Or au XVIIIe siècle, dans les années 1750, les galeries réservées aux hommes illustres s’ouvrent aux hommes compétents, savants et hommes de lettres, qui figurent alors, dans l’ordre alphabétique, à côté des grands, empereurs ou rois : le dictionnaire historique corrige ainsi la prétention des armoriaux. La mutation se traduit techniquement avec l’édition de dictionnaires in-octavo et participe à la formation de la « république des lettres » qui voit l’individualisation de l’auteur et renouvelle la notion de célébrité. En découle une remise en cause des « hommes célèbres de la nation » dont les résonances sont multiples : politiques évidemment, mais aussi religieuses, les dictionnaires réglant des comptes soit avec les jésuites soit avec les philosophes. Plus profondément, ces dictionnaires contribuent à la laïcisation de la vision de l’histoire devenue pour tous un processus purement social.

4 Dans les années 1770, ces dictionnaires, comme celui de Chaudon, achèvent de brouiller les catégories de pensée en accueillant dans leurs colonnes la piétaille littéraire tandis que certains ouvrages s’intéressent aux auteurs vivants, créant ainsi la célébrité en fonction de l’opinion présente. Ce désordre introduit dans les hiérarchies trouve un écho dans les querelles qui se greffent sur l’intérêt manifesté aux généalogies, comme aux races, comme dans la naissance de la société des auteurs dramatiques, chargée de réintroduire une classification reconnue. Mais il suscite aussi des réflexions désabusées sur la fragilité des temps nouveaux, comme sur l’illusion de la célébrité fabriquée artificiellement, dont Rivarol se moque avec Le petit almanach de nos grands hommes.

5 Paradoxalement, la période révolutionnaire rompt cette histoire, même si elle permet le développement des listes de noms, répondant ainsi à la volonté de « mise à nu » qui est sensible sur la scène politique. Le contrôle des noms devient obsédant et même oppressant, puisqu’il se décline autant en panthéonisation qu’en dénonciation et en stigmatisation. La liste peut avoir alors des effets dévastateurs au sens le plus immédiat puisqu’elle facilite l’identification des ennemis à combattre, ou qu’elle établit des litanies de victimes. Les biographies publiées après 1794 sont chargées de significations polémiques puisqu’elles sont l’occasion de dénoncer les terroristes, de sensibiliser sur des destinées tragiques, comme celles de Condorcet ou de Lavoisier, avant que les dictionnaires servent clairement à critiquer le Directoire et à justifier l’œuvre du Consulat, qui peut faire état des carrières de ses grands serviteurs. C’est là que se placent quelques tentatives pour faire reconnaître les femmes célèbres, avec peu de succès. La Restauration, qui se méfie de toutes ces entreprises, donne enfin une autre dimension à ces dictionnaires, tout à la fois lieux de contestation et de correction, occasions de règlement de comptes, éventuellement lieux de mémoire (notamment pour les grognards).

6 À ce point l’entreprise des Michaud peut être considérée comme le moment culminant de cette histoire, le livre se bouclant sur lui-même, mais l’auteur prend soin de conclure son étude par les réactions induites par cette « biocratie » qui entend

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remettre de l’ordre après la Révolution. Romanciers, historiens, journalistes réagissent contre cette emprise, en étant aidés par la crise éditoriale qui frappe la presse après 1826, pour récuser cette magistrature des dictionnaires et revendiquer l’autonomie du sujet, « moi » romantique, « grand homme » incarnant le peuple, ou historien- professeur et penseur. Le genre du dictionnaire biographie mute alors et perd de son éclat. Ultime étude, celle consacrée à la Révolution française, en évoquant les dictionnaires historiques spécifiques et surtout Wikipédia, autour de la figure de Robespierre, qui est ici un petit morceau d’ethnologie contemporaine.

7 Dans ce livre qui mêle les analyses culturelles, économiques, techniques, l’auteur apporte une profusion d’informations qu’il est aisé de retrouver dans une bibliographie précise et un index indispensable. En concluant sur l’épisode de la fin du XVIIIe siècle, tournant autour de 1789, qui instaure un nouvel espace de réciprocité et d’égalité politique, comme sur l’épisode du début du XXIe siècle, illustré par l’indécision inspirée par Wikipédia, qui remet en cause la légitimité de l’historien, il invite à revenir à l’érudition critique et à la réflexion méthodique, tirant là la leçon essentielle de l’ouvrage.

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Eric Szulman, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2014

Guy Lemarchand

RÉFÉRENCE

Eric Szulman, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2014, 376 p., ISBN 978-2-7535-2942-7, 22 €.

1 Bien qu’on y trouve deux précieuses cartes des voies d’eau en France en 1760 et 1789 bien mieux réalisées que ce qui est fait habituellement en la matière, la géographie historique de la mise en place du réseau et son bilan économique ne sont pas les objets de ce livre très neuf. Il dresse la liste des institutions administratives intervenant à la fois dans la construction de nouvelles voies navigables, dans leur entretien et dans l’amélioration au long des siècles de celles existant déjà, ainsi que dans l’élaboration des financements nécessaires et des réglementations. Toutefois, l’originalité et la force de cette recherche est d’aller plus loin. Il ne s’agit pas non plus d’une histoire institutionnelle à l’ancienne, descriptive et un peu figée. Comme l’écrivent dans leur préface Anne Conchon et Dominique Margairaz, l’auteur donne une anthropologie historique, mot souvent galvaudé mais qui trouve ici une juste application. Sont appréhendés non seulement les visées propres à chaque administration concernée et l’étendue spatiale et économique de leurs projets, mais également le poids des intérêts personnels et de groupe qui sont derrière elles et que révèlent les protections et les barrages pour ou contre les nouveautés, mais aussi les courants idéologiques dont les acteurs sont porteurs et les rivalités qui les opposent. Apparaissent peu à peu l’idée naissante de réseau, le souci d’unification intérieure, voire de l’établissement d’un marché national, et l’action des bureaucraties d’Ancien Régime – et non de la

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bureaucratie – celles-ci se faisant tantôt initiatrices et innovantes, tantôt appuyant au contraire sur les freins. Avec elles les propositions nouvelles deviennent lentement des principes pérennes d’action. Les idées ne s’auto-accouchent pas toutes seules, par filiation, mode et contre-mode, comme le voulait l’histoire des idées des XIXe-XXe siècles.

2 Le plan de l’ouvrage est chronologique, retraçant depuis Louis XIV jusqu’à la Révolution brièvement incluse, les variations des gouvernements et la montée d’une politique fluviale de plus en plus réfléchie et parée des couleurs de la science. C’est Colbert qui, le premier, introduit l’État dans la question des voies d’eau intérieures, avec le souci de clarifier le rôle des institutions intéressées. Avec lui, loin de pratiquer un « socialisme d’État » comme le dépeignait Prosper Boissonade (1932) dans le vent libéral de l’époque, la puissance publique n’est pas promotrice, se contentant d’approuver ou refuser les projets innovants et de veiller au respect de l’intérêt général, le cours d’eau étant réputé propriété du roi. Interviennent donc sur le plan juridictionnel les maîtrises des Eaux et Forêts, les Grands Maîtres, en Loire, la communauté des marchands du fleuve et des Turcies et Levées royales, sur la Seine, les marchands et échevins des villes riveraines, dans les pays d’État, l’assemblée provinciale et encore les maîtrises. Partout les intendants sont consultés. Les travaux à effectuer sont confiés à des compagnies privées qui reçoivent concession de l’ouvrage, avec droit d’appropriation des propriétés dont il faut traverser les terres contre indemnité qu’elles paient elles-mêmes, et aussi droit de lever péage afin de se rembourser et d’obtenir profit. Le rachat de la concession est prévu dans la convention pour rassurer les entrepreneurs. Hors du canal du Midi, grande œuvre du règne, les travaux réalisés sont locaux et ponctuels. Vauban, dans ses réflexions des années 1690, propose de faire davantage : relier les régions entre elles pour que la France se suffise à elle-même économiquement, et pour assurer les transports militaires aux frontières. Il souhaite la création d’un Conseil du royaume présidé par le contrôleur général et auquel participeraient des représentants du commerce.

3 Il faudra tout le XVIIIe siècle pour qu’une partie de ce programme soit remplie. La Régence voit un bouillonnement d’idées nouvelles et quelques opérations importantes, et surtout elle lance en 1722 le premier recensement des voies routières et par eau. C’est à partir des années 1730 que les choses commencent à bouger réellement, sous l’impulsion du contrôleur général Orry (1730-1745), puis avec Trudaine, directeur des Ponts-et-Chaussées (1749-1769), institution créée au XVIe siècle et réformée en 1718 au sein de ce ministère. La préférence pour le financement des travaux va aux fonds publics quoiqu’il en coûte, parce que dépendant sans partage du gouvernement. L’accent est mis sur les cours d’eau et même les canaux jugés moins coûteux que les constructions routières, d’autant que vers 1764 les grandes routes unissant les principales villes à Paris sont à peu près réalisées. Avec Bertin, contrôleur général (1761-1763) puis cinquième secrétaire d’État (1763-1773), aidé par M. F. Parent député du commerce. On veut alors passer de marchés régionaux juxtaposés à un marché national et privilégier les grandes voies fluviales pour augmenter le trafic des pondéreux des mines et de l’agriculture et faire accéder les principaux ports à l’international. Le régime de la concession fonctionnant mal et pesant par les péages sur la circulation, l’initiative publique est mise en avant. Turgot, contrôleur général (1774-1776), suivit à peu près les mêmes orientations et établit même un impôt général pour les travaux à mener de 800 000 livres sur les pays d’élection et 422 000 sur les pays

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d’État, sommes annuelles limitées mais notables. Cela permet tout de même de multiplier les initiatives de l’État en même temps que les assemblées provinciales deviennent même plus actives sur ce chapitre que le gouvernement royal. La répartition de la levée fiscale privilégie quelques voies, Seine, Garonne, Meuse, Charente, canal de Bourgogne (Seine-Saône-Doubs), mais on n’en est pas encore en 1789 à un véritable réseau national. Sous la Révolution le pouvoir sur ce sujet passe au comité d’Agriculture de la Constituante et de la Législative, puis au comité des Travaux publics de la Convention. L’hégémonie passant aux libéraux, l’imposition générale disparaît en 1790 remplacée par les finances des départements et des villes, avec quelques octrois irréguliers de fonds de l’État. Le tarissement des ressources et la précarité des compagnies font que la plupart des travaux s’arrêtent faute d’argent et l’optique redevient parcellisée.

4 Au-delà de l’exposé événementiel, quelques grands faits structurels apparaissent à la lecture du livre. C’est d’abord évidemment le poids des circonstances de court terme sur ces travaux publics de long terme et en premier lieu de la guerre qui accapare une grande part des moyens de l’État et paralyse souvent les affaires privées. Ainsi après 1690, puis la guerre de Sept Ans, le déficit lié à la guerre d’Indépendance américaine et le conflit européen en 1792. À l’inverse, la reprise économique et démographique après Louis XIV, la paix de 1763 à 1778 et le désir de revanche sur l’Angleterre, tant économique que politique, poussent aux projets nouveaux et aux réformes de l’organisation. De même avec les Économistes et surtout la Physiocratie qui pénètre chez les autorités, le développement des voies d’eau devient une question de première importance. Non seulement la science hydrologique caractéristique de l’essor culturel des Lumières, mais encore, à côté des marchands et des administrateurs, l’Académie des Sciences avec Condorcet, les députés du commerce, des ingénieurs, même les Académies de province s’intéressent aux canaux et en débattent, en multipliant après 1760 les publications consacrées aux voies d’eau. S’expriment à côté des canalistes qui voient dans le canal un moyen d’établir des ateliers de charité, des anti-canalistes pour les voies fluviales mais contre les canaux trop chers.

5 Second trait social et politique, c’est le poids de l’aristocratie de cour qui voit dans les canaux et fleuves un instrument de développement de ses domaines et fait pression sur les ministres dès Colbert, sous la Régence, et encore sous Louis XVI. Organes nobiliaires, les parlements s’en mêlent après 1740, prétendant représenter la province et soucieux de défendre les droits seigneuriaux. Et si les grands plans de Bertin et successeurs échouent assez largement, c’est parce qu’en premier lieu les attributions du petit ministère sont trop limitées : lui échappent de nombreuses régions comme les pays d’État ou Paris, et il n’a pas autorité sur d’autres intervenants qui défendent leurs prérogatives. Les Ponts et Chaussées sont certes renforcés par les réformes de 1718 et leur personnel étendu en 1744, avec une hiérarchie bien dessinée, une assemblée générale de ses ingénieurs délibérant sur tous les projets disposant d’un fonds propre, mais ils ne se heurtent pas moins aux Eaux et Forêts, qui peuvent accorder des concessions quoique les maîtrises n’interviennent plus dans la réglementation depuis 1777. De même le Génie est prépondérant dans les provinces frontières, sans parler des échevinages des grandes villes. Plus graves encore sont les faiblesses d’organisation du gouvernement. À la fin du XVIIIe siècle sévit l’instabilité ministérielle : pas moins de dix contrôleurs généraux se succèdent de 1775 à 1790 avec des politiques contradictoires, Necker pour les compagnies, Joly de Fleury pour la suprématie étatique. Le contrôleur général se heurte au secrétariat à la Guerre et les États provinciaux acquièrent la

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maîtrise d’œuvre de leurs opérations. Les fonds d’État restent insuffisants face aux besoins de la croissance et en fait les constructions sont amputées par les nécessités du simple entretien des voies existantes. Enfin ce capitalisme commercial tout neuf manque du plus utile : un appareil de crédit régulier, les emprunts lancés par les États provinciaux et les emprunts d’État devant ne pas trop grossir pour garder la confiance des créanciers. Également les compagnies se révèlent fréquemment fragiles à cause de la sous-évaluation des travaux prévus et les longs procès judiciaires qu’elles doivent affronter.

6 Au total, en 1790, 7 000 km de voies d’eau sont en place, dont seulement 400 réalisées après 1760. Pourtant 50 millions par an y ont été consacrés chaque année, ce qui est voisin des 60 millions de l’Angleterre, mais pour un territoire plus vaste. Le livre est trop bref sur les Ponts et Chaussées dont Colbert hérite puisqu’ils existent depuis Sully et on reste un peu dans le vague à propos de leur réforme en 1669 et en 1719. De même le Directoire et ses Compagnies ne sont évoqués que d’un mot. Cependant cela est mineur face à l’apport de l’ouvrage qui montre avec documentation et rigueur l’impuissance de la monarchie « absolue » devant les besoins nouveaux de la société suscités par la dynamique économique et démographique du XVIIIe siècle.

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Philippe Riviale, La Révolution française dans l’infortune de la finance Paris, L’Harmattan, 2013

Marie-Laure Legay

RÉFÉRENCE

Philippe Riviale, La Révolution française dans l’infortune de la finance, Paris, L’Harmattan, 2013, 388 p., ISBN 978-2-343-02325-0, 38,5 €.

1 L’ouvrage de Philippe Riviale est difficile à définir. Présenté dans la collection « à la recherche des sciences sociales » que l’auteur, lui-même agrégé de sciences sociales, dirige chez L’Harmattan, le livre est un essai sur la Révolution française lue à travers ses finances ou plus exactement, à travers ce qui s’est dit de ses finances. Il est découpé en trois grandes parties qui reprennent les scansions chronologiques habituelles : « des fondements nouveaux pour une société de citoyens » ; « comment maîtriser les finances en des temps révolutionnaires » ; « réaction thermidorienne et Directoire ». À l’intérieur de chaque partie, nous ne trouvons pas de structure mais une kyrielle de chapitres ou plutôt de notes de lecture (quinze pour la première partie, trente et un pour la seconde et seize pour la troisième) qui évoquent soit le discours d’un député, d’un avocat ou d’un ministre (par exemple : « la critique d’Allarde à propos de la dette et de l’assignat » ; « discours de Gouget-Deslandres : restaurer le crédit » ; « les considérations sur l’agiotage de Jean-René Loyseau » ; « Dominique Ramel : "l’assignat a sauvé la Révolution" »…), soit les débats au sein de l’Assemblée puisés, pour l’essentiel, aux sources imprimées traditionnelles, Archives parlementaires et Moniteur. Ni réelle introduction qui présenterait le questionnement, l’état de l’art, la méthode de travail, le choix du corpus…, ni réelle conclusion, insérée dans la troisième partie et composée de citations. Pourtant, le propos initial de l’auteur est ambitieux : « étudier la dépendance qui lia ce qu’on nomme Révolution française au problème financier » tout en évitant « les obscurités auxquelles aboutissent nécessairement les essais fragmentaires ». L’auteur passe sous silence tous les historiens spécialistes des finances

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de l’Ancien Régime et de la Révolution française (Michel Bruguière, John Bosher, Eugene White… auraient pu lui être utiles), sans pour autant présenter les économistes actuels qui travaillent sur la monnaie et les finances (Michel Aglietta et André Orlean sur La monnaie souveraine par exemple), termes qu’il définit seul dans son introduction. Le lecteur est donc face à une compilation de textes générés par les acteurs de la Révolution, textes pour la plupart présentés sans l’analyse critique habituellement produite par les historiens pour se distancier de leurs sources : le rapport au pouvoir des différents protagonistes, simples amateurs, affairistes patentés ou ministres expérimentés, notamment leur formation et parcours intellectuels ne sont pas présentés. L’auteur fait-il œuvre théorique ? Reprenant les opinions du temps, il ne les confronte pas aux théories financières et monétaires connues. Veut-il faire œuvre d’historien ? Dans ce cas il manque un acteur de choix pour comprendre cette histoire financière : la guerre et sa trésorerie. Reste que cette présentation des sources, pour certaines déjà bien connues mais pour d’autres moins, rend bien l’idée que les débats autour des outils d’ingénierie financière soulevaient en filigrane l’éternelle question des gestionnaires et profiteurs de la Révolution.

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Texte établi, présenté et annoté par Jacques Resal et Pierre Allorant, Un médecin dans le sillage de la Grande Armée. Correspondance entre Jean Jacques Ballard et son épouse demeurée en France (1805 – 1812) Paris, L’Harmattan, 2013

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Texte établi, présenté et annoté par Jacques Resal et Pierre Allorant, Un médecin dans le sillage de la Grande Armée. Correspondance entre Jean Jacques Ballard et son épouse demeurée en France (1805 – 1812), Paris, L’Harmattan, 2013, 304 p., ISBN 9-782-343-003887, 34€.

1 Comme nombre de ses compatriotes, Jean-Jacques Ballard va découvrir l’Europe, de l’Allemagne à l’Espagne, de Madrid à Moscou. Jeune médecin, au caractère affirmé, doté d’une bonne culture classique, il a rejoint le service de santé militaire, à la fois pour faire vivre sa famille, et pour échapper à la routine provinciale. Voyageur contraint dans l’Europe bouleversée, il livre d’abord ses impressions : charmé par l’Allemagne, il traverse ses territoires comme un voyageur éclairé. Il en apprécie la cuisine, il est enthousiasmé par sa capitale (« Berlin est la plus belle ville que j’ai jamais vue. Il semble qu’on y ait réuni les beaux quartiers de Paris pour composer la nouvelle ville… », p. 144), il apprend la langue (« La langue allemande : je la perfectionne tous les jours, et je lui trouve chaque jour des beautés nouvelles. Je crois qu’elle rivalisera dans moins d’un siècle la française ; », p. 60), il participe à la sociabilité urbaine lorsqu’il se trouve en garnison. Le séjour espagnol est en contraste total ; c’est un pays de féroces brigands

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(« J’ai mangé mon pain blanc en Allemagne, il est juste qu’ici la Fortune prenne sa revanche ! », p. 190), qui contraignent les Français à vivre en circuit fermé. La guerre est omniprésente, et l’angoisse perpétuelle ne laisse aucun temps libre propice à l’observation ; « cette guerre est une lutte insurrectionnelle terrible. Fanatismes de gouvernement et de religion réunis qui, poussés au degré de violence dont ces climats sont susceptibles, offrent une exaspération digne des peuplades les moins civilisées », p. 194). Alors qu’il déplorait les destructions dans la ville de Weimar, n’hésitant pas à comparer le comportement des soldats français à celui des Vandales, il n’existe chez lui aucune curiosité de nature esthétique pour les villes espagnoles, et aucun regret pour les destructions programmées : « Notre destruction des monastères s’opère d’une manière beaucoup plus tranquille qu’on n’avait lieu de l’espérer. Les Espagnols étaient las de ce joug et si, lorsque ces gens se seront retirés dans leur famille, ils ne sont pas plus à craindre, nous aurons porté un grand coup à la révolte » (p. 200). Mais il y a encore des degrés à franchir dans les souffrances, et les tableaux d’apocalypse jalonnent la campagne de Russie : « La guerre est une fort belle chose, mais c’est quand on en est de retour. Cette guerre-ci ne ressemblera à aucune autre. Aurait-on jamais pu penser que l’on nous réduirait à regretter l’Espagne et ses oignons ! » (p. 269). Mais le rythme de la correspondance faiblit, la partie russe est la partie la moins fournie et Ballard échappe providentiellement à une mort terrible en tombant aux mains des Russes lors du passage de la Berezina.

2 Entre les campagnes, il y a les retours périodiques à Autun près de son épouse Ursule et de ses jeunes enfants. Le quotidien de cette famille, lorsque le père est éloigné, est rendu avec un style extrêmement vivant par les lettres de sa compagne, qui font tout le prix de cette correspondance.

3 Ursule est une jeune femme vive, courageuse, empreinte de cette sensibilité, parfois enjouée, parfois blessée qui fait la grande valeur de ses lettres. Sensibilité qu’elle partage au demeurant avec toute une génération féminine qui découvre son individualité entre l’espérance et le renoncement.

4 La relation conjugale n’est pas sans nuages, les reproches affleurent bien souvent. La jalousie est constamment présente (« Je sais que tu es chez de très jolies femmes et que tu es gai et content », p. 99), puis elle fait place à l’amertume (« J’ai pu prendre mon parti sur ton indifférence, mais ton persiflage m’offenserait et il ne faut pas blesser un cœur qu’on ne peut guérir », p. 202) et à une forme de résignation : « le temps des illusions est passé, temps, s’il a existé pour moi, qui ne s’est composé que de courts instants » (p. 217). Jean-Jacques Ballard plonge également dans la mélancolie : « tu me proposes une vie réunie et séparée. » (p. 147).

5 La question de la religion les sépare également. Tandis que Jean-Jacques est plutôt agnostique et ne souhaite pas s’encombrer d’un « fatras théologique », Ursule le chapitre discrètement, mais fermement, l’invitant à maîtriser ses passions, et ne manquant pas de lui rappeler qu' « il n’y a que la religion qui puisse nous préserver et mettre un frein à nos passions. » (p. 224).

6 La famille de son mari paraît la tenir à l’écart, pour des raisons mal élucidées, aussi se débat-elle en permanence avec les problèmes financiers. Nombre d’épouses de militaires ont dû endosser des responsabilités de cet ordre. Elle veille à distance sur la situation financière de son mari : « Je voudrais aussi, mon ami, que tu t’arranges de manière à ne pas te trouver dans un aussi grand dénuement que tu t’es trouvé. Je suis

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peinée lorsque je pense que tu es obligé d’avoir recours aux juifs, nation avec laquelle il ne faut pas avoir d’affaire d’aucune manière. » (p. 217).

7 Elle subit, avec une dignité tranquille, une forme de marginalisation sociale ; « Madame Changarnier – célèbre famille autunoise avec laquelle les Ballard sont apparentés – a tout à fait abandonné la bourgeoisie et elle ne reçoit plus que la noblesse. » (p. 100).

8 Elle possède, par ailleurs, une solide culture classique qu’elle partage avec son mari, d’après les nombreuses références qui émaillent leurs échanges. Elle s’intéresse à l’actualité ; « je vais m’abonner à un journal avec Monsieur Guillemardet… j’ai lu plus de trente feuilles du journal des débats durant quatre jours sans en sauter une ligne. » (p. 88). Jean-Jacques lui fait souvent part de ses réflexions, de plus en plus critiques, sur le cours des choses ; « l’avenir n’est pas d’une grande beauté… la France entière dans le malheur et les larmes, la conscription n’allant que par des moyens de violence extrême. » (p. 196).

9 Sur la pratique quotidienne de la médecine, en revanche, Ballard n’est pas très explicite. Il dirige pourtant des hôpitaux de campagne, en Espagne ou en Allemagne, au prix d’un labeur harassant qui ruine sa santé. Il est plus prolixe sur ses nombreux démêlés avec le « monstre Desgenettes », rendant ce dernier responsable de blocages dans l’avancement de sa carrière. Les relations semblent meilleures avec d’autres médecins célèbres, comme Coste ou Percy. Il bénéficie en outre de la protection de certains réseaux, à la fois familiaux et régionaux, comme on le voit au camp de Boulogne, où il est recommandé par Guillemardet, qui fut maire d’Autun, et par ailleurs initiateur du service militaire de santé. Mais la mort de Guillemardet en 1807 le contraint à rechercher d’autres types d’insertion et de protection.

10 Cette correspondance familiale a un double intérêt, par rapport aux nombreux autres témoignages qui nous sont parvenus sur ces grandes pérégrinations militaires sous l’Empire ; d’une part, c’est un dialogue dans l’intimité (même si bien des lettres ont été perdues, laissant des questions sans réponses, ou répondant à des situations que nous ignorons) ; et d’autre part, le fait que ce soit un médecin militaire renforce cette originalité.

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Manuela Albertone, National Identity and the Agrarian Republic: The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830) Farnham, Burlington, Ashgate, 2014

Manuel Covo

RÉFÉRENCE

Manuela Albertone, National Identity and the Agrarian Republic: The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830), Farnham, Burlington, Ashgate, 2014, 342 p., ISBN 978-1-4724-2138-8, 75 €.

1 Manuela Albertone, spécialiste de l’histoire de la pensée économique pendant la Révolution française, a emprunté, il y a quelques années déjà, un « tournant atlantique ». Avec Antonino de Francesco, elle a codirigé en 2009 un livre destiné à « repenser » le monde atlantique par l’étude des connexions entre Europe et Amérique à l’ère des « révolutions démocratiques ». L’ouvrage était alors destiné à réintroduire l’Europe dans une histoire atlantique anglophone tournée vers l’Amérique, la Caraïbe et l’Afrique, et s’inscrivait dans la filiation explicite de l’œuvre séminale de Robert Palmer et de Jacques Godechot (Manuela Albertone et Antonino De Francesco (dir.), Rethinking the Atlantic World : Europe and America in the Age of Democratic Revolutions, Basingstoke, New York, Palgrave Macmillan, 2009).

2 Fidèle à cette orientation, le présent ouvrage met en lumière la circulation des idées entre la France et les États-Unis pendant une longue séquence révolutionnaire (1750-1830). Alors que le sujet a le plus souvent été étudié sous un angle strictement

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politique, Albertone souligne le rôle de l’économie politique dans ces échanges intellectuels. La physiocratie française est en particulier présentée comme un élément fondamental dans la formation d’une « identité nationale » états-unienne reposant sur le « républicanisme agraire ». L’auteure refuse toutefois de penser en termes d’« influence » pour mettre l’accent sur la « réception » de ces idées et sur la « lecture » proprement américaine de la physiocratie. Albertone n’ignore pas davantage les phénomènes d’aller-retour et les voies détournées de ces circulations, même si elle se place principalement du côté américain. À cette fin, l’auteure a examiné en détail des ouvrages théoriques classiques, mais aussi des journaux spécialisés ou partisans, des manuels d’économie politique, des sermons et une grande variété de sources épistolaires.

3 L’ouvrage est globalement organisé en deux parties. Dans la première, chaque chapitre est consacré à l’étude d’une ou de deux figures de l’histoire de la jeune République américaine en rapport avec l’« idéologie agraire » et la physiocratie française. Certains individus étudiés sont très connus et attendus – Saint-Jean de Crèvecoeur, Thomas Jefferson, Benjamin Franklin ; d’autres le sont nettement moins – le pasteur Samuel Williams, le pamphlétaire George Logan et le « philosophe » John Taylor. Les trois derniers chapitres suivent une démarche plus transversale. Albertone analyse ainsi le rôle des sociétés d’agriculture et des manuels d’économie politique dans la diffusion des idées physiocratiques. Puis, l’auteure complexifie le face-à-face franco-américain en introduisant un troisième terme britannique et en montrant comment les idées et les hommes circulaient non seulement de part et d’autre de l’Atlantique mais aussi de part et d’autre de la Manche. Enfin, Albertone met en lumière les prolongements de la pensée post-physiocratique au XIXe siècle en s’intéressant à la correspondance qui lia Dupont de Nemours à Jefferson au crépuscule de leur carrière.

4 Dans son ouvrage, Albertone démontre avec force la centralité de la physiocratie dans la conception « agrarienne » de la nation étatsunienne. L’auteure bouscule ainsi une historiographie anglophone qui s’est focalisée sur l’Atlantique britannique (British Atlantic) et qui, pour comprendre les origines idéologiques de la Révolution américaine, s’est essentiellement intéressée au républicanisme anglais du XVIIe siècle et aux Lumières écossaises du XVIIIe siècle. Albertone prouve en outre que, dans le panthéon du libéralisme économique, les écrits d’Adam Smith cohabitèrent avec la physiocratie sans s’y substituer. Le primat accordé à la terre, considérée comme la seule source de richesse, inspira de nombreux auteurs américains pendant toute la période considérée. Albertone ne manque toutefois pas de nuancer son propos en montrant par exemple que le modèle agraire de Jefferson préférait la petite propriété à la grande propriété physiocratique et rejetait le principe d’une taxe foncière. De la même façon, Franklin, qui collabora aux Ephémérides des citoyens, était moins influencé par les physiocrates qu’il ne cherchait dans leurs écrits une confirmation de sa propre pensée économique. Aux yeux d’Albertone, seul George Logan mérite la qualification de « physiocrate américain » : descendant d’une grande famille quaker de Pennsylvanie et petit-fils d’un célèbre savant, passionné d’agriculture et d’agronomie, Logan adopta sans réserve la rhétorique physiocratique pour dénoncer le projet industrialiste et financier prôné par Alexander Hamilton. L’auteure montre aussi que la réception américaine de la pensée physiocratique évolua et se transforma pendant la période, notamment par le truchement des Idéologues et de Jean-Baptiste Say.

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5 Le deuxième grand apport de l’ouvrage est de mettre en évidence la variété des usages du discours physiocratique dans le contexte américain. Si la physiocratie alimentait les écrits théoriques d’un John Taylor, « philosophe de la démocratie jeffersonienne », elle était aussi un instrument de la lutte politique qui opposa Fédéralistes et Républicains- Démocrates dans les années 1790. Pour les journalistes jeffersoniens de la période, il s’agissait alors moins d’interroger la pertinence de telle ou telle idée que de faire du verbe physiocratique une arme rhétorique. Tous ces auteurs partageaient aussi de grandes ambitions pédagogiques – d’où leur intérêt pour les sociétés d’agriculture et les manuels. La diffusion du savoir économique était destinée à servir le projet politique d’une démocratie agraire par laquelle le fermier assurerait son indépendance économique et politique.

6 Enfin, l’ouvrage souligne la complexité des circuits intellectuels empruntés par l’économie politique. Récusant un modèle bilatéral franco-américain, Albertone montre que la physiocratie, avant de parvenir aux États-Unis, passait aussi par Londres et la pensée radicale britannique : Thomas Paine, Richard Price, Joseph Priestley étaient des courroies de transmission dans le cadre d’un dialogue multidirectionnel. À ce titre, Franklin, qui séjourna longuement des deux côtés de la Manche, constitua un point de rencontre majeur, de même que Jefferson, quelques années plus tard.

7 Les modalités de la circulation des idées et les réseaux de sociabilité sous-jacents sont ainsi évoqués. On peut cependant s’étonner qu’Albertone ne discute pas les outils théoriques dont se sont servis les historiens pour appréhender l’histoire des contacts intellectuels. Cet ouvrage s’inscrit à la fois dans une histoire des transferts culturels et dans une histoire connectée, mais il ne prend pas de position claire sur les mérites respectifs et les manques de ces instruments analytiques.

8 On s’interroge surtout sur l’équation souvent faite entre physiocratie et économie politique française. Albertone tient en effet peu compte du pluralisme intellectuel caractéristique de la période. Associer Montesquieu à l’univers britannique occulte le discours porté par les Chambres de commerce du royaume de France, qui ne cessèrent pourtant de brandir L’Esprit des Lois dans leurs pamphlets. À ce sujet, Albertone aurait pu tirer meilleur profit du travail de Paul Cheney qui nuance fortement l’emprise des Économistes, et qui attire aussi l’attention sur l’enjeu colonial et l’esclavage (Paul CHENEY, Revolutionary Commerce : Globalization and the French Monarchy, Cambridge, Harvard University Press, 2010) – questions peu traitées par l’auteure alors même qu’elles sont primordiales pour les États-Unis. Certes, l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal est citée à plusieurs reprises et son influence sur Crèvecoeur est discutée, mais on ne comprend pas vraiment comment ce texte essentiel vient nourrir le mythe agraire.

9 On peut aussi regretter que la pensée économique de la décennie révolutionnaire française soit quasi-absente de l’ouvrage, comme s’il s’agissait d’une parenthèse entre physiocratie tardive et Idéologie. Albertone mentionne à peine Étienne Clavière et ignore totalement G. J. A. Ducher alors que ces derniers sont des intermédiaires majeurs entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France dans l’économie politique des années 1790. Il est vrai que les réflexions de Ducher, très influentes sous la Convention montagnarde, ont peu à voir avec le modèle de démocratie agraire qui intéresse l’auteure. Mais pourquoi ne pas mobiliser davantage les travaux de James Livesey qui aborde tout particulièrement ce sujet dans son étude du Directoire (James LIVESEY, Making Democracy in the French Revolution, Cambridge, Harvard University Press,

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2001) ? La structure de l’ouvrage contribue peut-être à cette carence : il faut dire qu’Albertone est parfois gênée par ses allers-retours chronologiques, qui rendent la diachronie peu lisible. On a par exemple du mal à comprendre pourquoi le chapitre consacré à Jefferson précède celui qui traite de Franklin.

10 Si l’auteure impressionne par son ample maîtrise historiographique, l’ouvrage comporte néanmoins des points aveugles. D’une part, Albertone présente peu les projets alternatifs qui façonnèrent la jeune république américaine dans les années 1790. D’autre part, elle ne dialogue pas avec une historiographie américaine récente qui tend à nuancer l’opposition idéologique entre Hamilton et Jefferson. Ainsi la présidence jeffersonienne adopta-t-elle, en toute discrétion, des outils financiers légués par les Fédéralistes (Max EDLING, A Hercules in the Cradle : War, Money, and the American State, 1783-1867, Chicago, The University of Chicago Press, 2014). Dans quelle mesure la république agrarienne définissait-elle donc l’identité nationale des États-Unis ?

11 Ces limites, inhérentes aux ambitions d’une histoire transnationale, ne doivent pas faire oublier l’essentiel : l’ouvrage transforme radicalement l’historiographie relative à l’économie politique de la jeune République américaine. Il est désormais impossible de faire l’impasse sur le rôle majeur de la France dans la genèse du républicanisme aux États-Unis – un républicanisme enraciné dans une pensée économique plurielle.

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Michel Biard, 1793, Le siège de Lyon : entre mythes et réalités Clermont-Ferrand, Lemme édit., 2013

Maxime Kaci

RÉFÉRENCE

Michel Biard, 1793, Le siège de Lyon : entre mythes et réalités, Clermont-Ferrand, Lemme édit., 2013, 116 p., ISBN 978-2-917575-36-9, 17,90 €.

1 Par sa forme et son organisation, l’ouvrage de Michel Biard sur le siège de Lyon en 1793 répond à un double objectif. Dans le cadre de la collection Illustoria, qui entend faire découvrir au plus grand nombre la contribution d’un historien sur un point précis de sa spécialité, l’auteur a dû composer avec plusieurs contraintes éditoriales telles que le format synthétique, l’absence de notes de bas de page ou encore la bibliographie sélective. Les cartes et les documents d’archives reproduits, l’iconographie en couleur, ou encore la présentation des lieux emblématiques à visiter constituent autant d’atouts pour agrémenter le récit historique, faire découvrir et comprendre les enjeux de l’événement à un lectorat large. L’écriture claire, le souci constant de présenter les institutions et les acteurs en présence, ainsi que le choix de respecter le déroulement chronologique remplissent également cet objectif. L’originalité de l’ouvrage tient au souhait de l’auteur de ne pas renoncer, pour autant, à l’exigence de précision. L’effort mené pour saisir la complexité des enjeux permet ainsi de déconstruire les récits fantasmés et les jugements péremptoires portés sur l’événement pendant plus de deux siècles. Graphiques, évaluations chiffrées, citations nombreuses offrent un second niveau de lecture. Grâce à la consultation d’archives et à l’exploitation d’ouvrages, parfois peu connus comme celui en langue japonaise de Takashi Koï, 1793, le siège de Lyon est aussi une mise au point actualisée et précieuse pour un public averti.

2 La brève introduction offre une présentation synthétique du site de Lyon, de ses fortifications et des bouleversements politiques intervenus entre 1789 et l’été 1793. Trois questions rythment l’ouvrage. La première porte sur le processus qui conduit à un

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déchaînement de violence à partir d’août 1793 contre la seconde ville de France. Dans cette perspective, l’auteur cherche à définir les relations qui se nouent entre la ville de Lyon et le centre politique parisien. Cette approche ne réduit la situation ni à un simple décalque en province de l’affrontement parisien entre Montagnards et Girondins, et ni à une chronique locale mettant en valeur les spécificités lyonnaises voire les indicateurs d’une « lyonnitude » (Bruno Benoît). Déterminer le lien entre les deux territoires implique d’interroger les représentations parisiennes de la situation lyonnaise et vice versa. Dépassant l’alternative stricte entre mythes et réalités, Michel Biard montre comment se met en place un « double jeu de miroirs déformants » : les déformations et les exagérations alimentent une radicalisation qui rend finalement l’affrontement inévitable. La destitution, après le 10 août, du directoire du département de Rhône-et-Loire qui a protesté contre la suspension du pouvoir exécutif, et surtout, le renversement de la municipalité jacobine menée par Chalier, exécuté le 16 juillet 1793, contribuent à enraciner la conviction que Lyon est « un refuge de contre- révolutionnaires ». Malgré l’approbation électorale massive de la nouvelle constitution fin juillet et la célébration lyonnaise de la chute de la monarchie, la Convention, le 12 juillet 1793, décrète la ville en état de rébellion, ce qui la confine dans une opposition radicale. À Lyon, l’image d’une capitale « en proie à l’anarchie », dominée par une poignée de factieux, est relayée, en juin et juillet 1793, par des députés girondins en fuite comme Birotteau et Chasset. Dans ce contexte, le 30 juin, les députés des cantons de Rhône-et-Loire forment une Commission populaire républicaine et de Salut public qui décrète que les habitants de Lyon et du département ne reconnaissent plus aucune des décisions de la Convention depuis le 31 mai. Une force armée départementale est levée. Michel Biard émet l’hypothèse que, dans le contexte national de déclenchement des révoltes « fédéralistes », les discours de dénonciation de la situation parisienne ont d’autant plus d’écho que bon nombre de Lyonnais jugent le rapport de force favorable. Lorsque le reflux de ces révoltes devient évident fin juillet, la Commission lance un appel à se rallier à la Convention et annonce la fin de la résistance lyonnaise en cas de retrait des décrets de la Convention contre la ville, mais tout compromis est alors devenu impossible.

3 La seconde partie porte sur les formes prises par le siège. Après avoir proposé une évaluation chiffrée des forces en présence au moment du déclenchement des bombardements dans la nuit du 22 au 23 août 1793, deux phases sont distinguées : une guerre d’usure faite d’escarmouches et de bombardements conformément aux vœux du général Kellermann et des représentants en mission présents, puis l’isolement progressif et l’assaut final provoqués par l’arrivée de renforts venus du Massif central et celle du général Doppet qui prend la tête des opérations, le 26 septembre, et décide d’un choc simultané sur plusieurs points des fortifications. L’organisation et les conditions de vie dans la ville assiégée font l’objet de descriptions minutieuses, tant en ce qui concerne la surveillance étroite prise en charge par la Commission militaire, les angoisses quotidiennes liées aux destructions et aux incendies, que le rationnement des denrées. Alors que l’étau se resserre, la tentative de sortie menée par le royaliste Précy, avec quelque sept-cents hommes, le 9 septembre, est un échec et la ville abandonnée par ses défenseurs est finalement soumise.

4 La troisième partie évalue l’ampleur de la répression tout en poursuivant, par la variation des points de vue et les estimations chiffrées, l’objectif de mise à distance de la légende noire accolée en particulier au représentant en mission, Collot d’Herbois, dont Michel Biard est aussi le biographe. Pendant les deux mois de siège, plusieurs

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centaines de combattants de la force départementale et soixante-douze civils au moins périssent à cause, principalement, des dévastations de l’artillerie. Mais l’auteur s’emploie surtout à mettre au jour les logiques de la répression. Il présente le nouveau cadre légal établi par le décret de la Convention du 12 octobre et l’envoi de cinq nouveaux représentants du peuple chargés de punir militairement et sans délai « les contre-révolutionnaires » de Lyon, renommée Ville-Affranchie. Il définit ensuite les diverses commissions locales en charge de la répression en soulignant le rôle majeur de la Commission révolutionnaire qui va juger environ 90 % des mille huit cent quatre- vingt quinze condamnés à mort. Sans nier les responsabilités individuelles, en particulier celles de Collot d’Herbois et de Fouché, Michel Biard, par ses analyses à différentes échelles, montre que l’ampleur des violences n’est pas la conséquence des seules décisions d’un individu. En dépit des divers discours appelant à l’anéantissement de la ville, aucune mesure de transfert des habitants n’est mise en application. Enfin, le lourd bilan humain tranche avec les destructions matérielles limitées après le siège : celles-ci concernent principalement les fortifications et les bâtiments endommagés menaçant la sécurité publique. L’ouvrage offre donc un tableau détaillé et saisissant du siège et de la répression, un tableau qui, loin d’être expurgé des violences, n’en fait pas moins ressortir les déformations induites par toute une littérature et une iconographie mémorielles du sang versé en 1793.

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Gilbert Romme, Correspondance 1779-1786 édition établie par Anne-Marie Bourdin, Philippe Bourdin, Jean Ehrard, Hélène Rol-Tanguy et Alexandre Tchoudinov, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2014, volume 2, tomes 1 et 2

Pierre-Yves Beaurepaire

RÉFÉRENCE

Gilbert Romme, Correspondance 1779-1786, édition établie par Anne-Marie Bourdin, Philippe Bourdin, Jean Ehrard, Hélène Rol-Tanguy et Alexandre Tchoudinov, Clermont- Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2014, volume 2, tomes 1 et 2, 1185 p., ISBN 978-2-84516-667-7, 29 € chaque tome.

1 Vaste entreprise d’édition critique, la publication de la correspondance de Gilbert Romme se poursuit aux Presses universitaires Blaise-Pascal avec la parution du volume 2 de 1185 pages en deux tomes qui couvrent les années 1779-1786 (à noter que Patrice Bret a rendu compte de l’édition du premier volume, en trois tomes, dans les AHRF, 356, avril-juin 2009, p. 219-221). Le lecteur dispose ainsi de trois cent quarante-cinq nouvelles lettres, pour la plupart inédites. Ce projet associe une équipe clermontoise pluridisciplinaire composée d’Anne-Marie Bourdin, Philippe Bourdin, Jean Ehrard et Hélène Rol-Tanguy en association avec Alexandre Tchoudinov à l’Institut d’histoire de Moscou (Académie des sciences). Il s’insère dans une déjà longue tradition d’édition savante de sources qui éclairent les échanges franco-russes au siècle des Lumières, et permettent de dépasser la problématique usée des influences françaises en Russie pour mieux comprendre les enjeux et les modalités de circulations complexes. On pense bien sûr aux deux volumes des Archives de l’Est et la France des Lumières coordonnés par Georges Dulac et Sergueï Karp (Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2007), où Gilbert Romme et son aristocratique élève, Pavel Stroganov, dit Popo, n’avaient d’ailleurs pas été oubliés, avec trois séries d’inédits, numérotés 18 à 20 : « Gilbert Romme et la loge des Neuf Sœurs (juillet 1779) » présenté par Alexandre

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Stroev (II, p. 673-681) ; « Quatre lettres de Gilbert Romme et de Pavel Stroganov écrites de Paris en 1789-1790 » présenté par Alexandre Tchoudinov (II, p. 682-695) ; « L’Histoire de mon temps de Pavel Aleksandrovitch Stroganov (1803), présenté par Mikhail Safonov (II, p. 696-707).

2 Avec ce nouveau volume, le lecteur entre de plain-pied dans la période russe de la vie de Gilbert Romme qui a hésité à accepter l’offre financièrement très avantageuse qui lui a été faite pour accompagner en Russie comme gouverneur le jeune Pavel Stroganov, rejeton de l’une des familles les plus en vue de l’aristocratie russe, et assurer sa formation jusqu’à ses dix-huit ans – en fait, Romme devait rester onze années au service des Stroganov, soit bien plus que ce qu’il avait imaginé. L’introduction de Philippe Bourdin et le texte d’Alexandre Tchoudinov sur « Gilbert Romme et Pavel Stroganov. Histoire d’une rencontre vue par les historiens russes » mettent efficacement en perspective les enjeux de la période 1779-1786. Par Strasbourg, Vienne et Varsovie, Gilbert Romme et son élève gagnent Saint-Pétersbourg – à la différence de leurs voyages de formation à travers la Russie, Romme ne semble pas avoir tenu de journal pendant le voyage de Paris à Pétersbourg. La correspondance permet alors à Romme de rester en contact avec sa famille à Riom et ses amis auvergnats, tant en Auvergne qu’à Paris. Si, classiquement, ces derniers se plaignent de la faible intensité de la fréquence épistolaire avec laquelle Gilbert Romme leur donne de ses nouvelles et les rassure pendant ses voyages dans l’Oural et en mer Blanche, la chaleur du lien épistolaire qui les unit par-delà la distance est l’une des caractéristiques de cette correspondance et de la personnalité de Romme qui s’en dégage. C’est particulièrement le cas dans ses échanges avec Gabriel Dubreul, qui partage l’enthousiasme de Romme pour les expérimentations et découvertes scientifiques, ou avec son ami Jacques Démichel, que Romme réussit à placer auprès d’un cousin de Pavel (Romme et eux deux échangent cent-douze lettres sur la période).

3 C’est cette même chaleur qui marque la relation que Romme avait nouée avec un aristocrate russe installé à Paris depuis 1770 – voir volume 1 –, le comte Alexandre Aleksandrovitch Golovkine, passionné comme lui d’éducation – voir Dominique Julia, « Gilbert Romme gouverneur (1779-1790) », AHRF, n°304, 1996, p. 221-256 –, et qui meurt en 1781. C’est lui qui l’avait présenté aux Stroganov, avait veillé sur ses intérêts et pris sous son aile Démichel, l’ami désargenté de Romme. La sincérité des sentiments que Romme porte à cet homme éclairé, membre des Neuf Sœurs comme Stroganov et lui, n’est pas feinte et la détresse du Français réelle à la mort du comte (lettres 244 et 251).

4 Dès son installation à Saint-Pétersbourg, Gilbert Romme bénéficie de conditions de travail favorables et peut emprunter aisément de nombreux ouvrages, y compris à la bibliothèque de la « factorerie anglaise ». Il doit ces facilités non seulement à la position du comte Alexandre Sergueevitch Stroganov auprès de Catherine II et comme mécène – les Stroganov ont au début du XVIIIe siècle financé le bâtiment qui accueille l’Académie sur l’île Vassilievski – mais aussi aux relations que Romme noue dans le domaine académique et amical avec les savants de la capitale impériale. La lecture de la correspondance donne ainsi à voir la naissance et l’affermissement d’un lien durable (lettre 203), marqué par l’estime mutuelle entre républicains des lettres et par une amitié naissante avec Peter Simon Pallas, remarquable membre de l’Académie impériale des sciences avec qui Romme échange vingt-cinq mots et lettres. Si Pallas doit renoncer à participer au voyage dans l’Oural (juillet-décembre 1781) dont le départ a été retardé de plusieurs mois par rapport au projet initial, il a activement pris part à

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sa préparation et son contact est pour beaucoup dans l’intérêt croissant de Romme pour l’histoire naturelle – jusqu’ici il se passionnait surtout pour la minéralogie. Par ailleurs, Pallas nourrit un important circuit d’échanges de minéraux et de semences avec des correspondants français de Romme. Romme recommande la candidature de Pallas à la Société apollinienne de Court de Gébelin, futur musée de Paris, très liée aux Neuf Sœurs.

5 Au même moment, Gilbert Romme entretient une relation épistolaire avec Pierre James, qui lui donne du « cher maître » – James lui doit en effet sa recommandation pour la place de gouverneur du fils du comte Alekseï Razoumovski – avant de faire de Romme son ami. Leur correspondance, qui dure jusqu’au retour de James en France en 1785, montre à quel point l’éducation de leur protégé respectif les accapare et à quel point Romme est conscient de l’importance de sa mission.

6 Ce volume est également particulièrement riche pour éclairer la matérialité des échanges postaux (son ami Gabriel Dubreul est directeur de la poste aux lettres de Riom), notamment la circulation des échantillons minéralogiques, botaniques, voire des commandes alimentaires (les envois de pâtes d’abricots vers la Russie font l’objet de mentions précises quant à leur conditionnement et aux précautions prises pour assurer leur conservation au cours du voyage). Les lettres rappellent ici la correspondance qu’entretient à la même époque depuis Saint-Pétersbourg Johann Albrecht Euler – qui pas plus que son père, le mathématicien Leonhard Euler, figure tutélaire de l’Académie impériale, ne goûte la liberté de pensée et de mœurs d’un Pallas – avec son oncle par alliance et secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin, Jean Henry Samuel Formey. Les préparatifs des voyages de formation sont remarquablement décrits. À l’instar du jeune diplomate français Marie-Daniel Bourrée chevalier de Corberon qui, quatre ans plus tôt, prépare son propre voyage à Saint-Pétersbourg où il est affecté – il tient un journal auquel les éditeurs font référence –, Gilbert Romme prend soin de demander un certificat maçonnique à sa loge, les Neuf Sœurs, à la fois prestigieuse et alors en délicatesse avec le Grand Orient de France – dont le père de son élève, le comte Alexandre Stroganov, est un dignitaire. Plusieurs lettres de l’abbé du Rouzeau évoquent sa demande, témoignant de l’importance de ce sésame jusque sur la scène maçonnique russe (on peut ainsi répondre par l’affirmative à la question posée en note 3 de la lettre 167, volume 1 tome 1, p. 107). On apprend d’ailleurs que Romme, comme Corberon là encore, a profité de son étape à Varsovie, où la vie maçonnique est alors particulièrement animée, pour se faire admettre en frère visiteur sur les colonnes. Les échanges avec La Richardière nous indiquent aussi l’existence de cabinets littéraires à Saint-Pétersbourg.

7 Les notes infrapaginales à la fois érudites et très accessibles permettent de suivre l’entrecroisement des liens de sociabilité, d’amitié, comme l’incidence de la conjoncture diplomatique européenne et politique interne à l’Empire russe. Les annexes sont elles aussi particulièrement utiles, qu’elles éclairent les enjeux éducatifs comme la lettre du comte Golovkine à un correspondant inconnu en date du 5 février 1766 où qu’elles dressent la liste des lectures de Gilbert Romme et des livres mentionnés dans sa correspondance au cours de son séjour en Russie. On y retrouve à la fois les théâtres éducatifs de Mme de Genlis et récréatif de Charles Collé (La partie de chasse de Henri IV), les récits des voyages d’exploration de Cook dans le Grand Océan et ceux de William Coxe, que Romme a rencontré à Pétersbourg, en Pologne et en Russie (1779 et 1784-1785). Dans le domaine scientifique, à côté des ouvrages de Buffon, on note

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l’attention aux dernières parutions en matière de minéralogie, avec notamment les travaux d’Ignaz von Born et de Fontanieu. Géographie et cartographie de l’empire russe sont bien représentées, à travers les publications de Johann Georg Gmelin (Voyages à travers la Russie pour étudier les trois règnes de la nature), et de Simon Peter Pallas (Voyages en différentes provinces de l’empire de Russie et dans l’Asie septentrionale, 1771-1776, traduit en français de l’allemand par Gauthier de la Peyronnie ; Flora rossica), et à travers le Voyage en Sibérie de l’abbé Chappe d’Auteroche – qui s’inscrit dans les expéditions dépêchées aux quatre coins du monde pour observer le transit de Vénus (1769). Tout l’éventail des curiosités d’un pédagogue des Lumières et d’un républicain des lettres est ainsi convoqué. La presse périodique européenne, généraliste et spécialisée, est également bien présente avec les habituelles gazettes de France, de Hambourg, de Leyde, d’Utrecht, le Courrier de l’Europe, et l’Esprit des journaux, y compris lorsqu’ils reprennent les stéréotypes sur la perception de la Russie. Gilbert Romme n’oublie pas non plus ses racines auvergnates à la fois avec Amable Faucon et ses Poésies auvergnates (manuscrit) et la Lithologie d’Auvergne (1783) de Guillaume Delarbre. Anne-Marie Bourdin consacre à ces deux Riomois deux riches notices biographiques (p. 1119-1125 et p. 1109-1117).

8 Au total, la réussite de l’entreprise est entière et l’on attend avec impatience la parution du volume 3.

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Annie Duprat, Marie-Antoinette, 1755-1793 Images et visages d’une reine Paris, Autrement, 2013

Guillaume Mazeau

RÉFÉRENCE

Annie Duprat, Marie-Antoinette, 1755-1793 Images et visages d’une reine, Paris, Autrement, 2013, 267 p., ISBN 978-2-7467-3377-0, 21 €.

1 Les représentations de Marie-Antoinette ont déjà fait couler beaucoup d’encre, si l’on pense aux travaux dirigés par Deena Goodman, de Jean-Clément Martin et Cécile Berly ou les études de Lynn Hunt sur les caricatures. Le livre d’Annie Duprat apporte néanmoins une réflexion intéressante sur la profusion des imaginaires qui se sont construits depuis plus de deux siècles et ont, de diverses manières et pour différentes raisons, totalement déformé l’image de celle qui fut la reine du plus puissant État européen à la fin du XVIIIe siècle. En introduction, le projet annonce son originalité : Annie Duprat entend se « placer au niveau du regard et des affects du spectateur, au niveau de cet observateur qui, des années 1770 aux premières décennies du XXIe siècle, voit changer les images et les visages d’une reine […] ».

2 Évitant avec soin les clichés faisant de cette dernière une jeune écervelée dépassée par son destin, Annie Duprat s’attarde avec raison sur les années d’apprentissage versaillais de la jeune Dauphine devenue reine en 1774, la décrivant pour ce qu’elle est : une jeune femme d’État. Mais ensuite, Annie Duprat montre que, dès le début des années 1770, la dauphine attire tous les regards et se trouve rapidement prise au piège de contradictions qui traversent toute son époque : alors que le « public » ne cesse de pousser ceux qui gouvernent à se conformer à un « droit de regard » de plus en plus intrusif, alors que les régimes de visibilité sociale deviennent de plus en plus complexes et discriminants et poussent les individus à s’y conformer, le processus d’individuation transforme durablement les mécanismes de la gloire, faisant de l’intimité et de la subjectivité de nouveaux moteurs de la fabrique de la célébrité, ce qu’Antoine Lilti

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montre très bien dans son dernier livre, dont un chapitre porte justement sur Marie- Antoinette (Figures Publiques, Fayard, 2014). Le second chapitre intitulé « Marie- Antoinette en noir » démontre ainsi clairement (mais sans évoquer le scandale du Salon de 1783) que presque dix ans avant qu’elle n’intervienne directement dans les affaires politiques (en 1787 lors de l’Assemblée des notables), Marie-Antoinette fait l’objet de mille calomnies et fantasmes et devient, dans un imaginaire collectif de plus en plus frénétique et débridé, la source de tous les maux de la nation. Tribade, catin, dépravée, dépensière, intrigante, empoisonneuse, monstre ou animal (truie, panthère ou poule), la reine focalise toutes les attaques. Plus encore que le roi, dont Annie Duprat a déjà étudié les caricatures (Le Roi décapité. Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Cerf, 1991), Marie-Antoinette finit par devenir, à la fin des années 1789, la métonymie des dysfonctionnements d’une monarchie aux abois. La Révolution ne fait que cristalliser et qu’approfondir cette légende noire, la visant à la fois comme femme politique et comme femme tout court, en particulier comme mère : Annie Duprat montre combien la mort du Dauphin en juin 1789 lui sera longuement reprochée au nom de son supposé désintérêt maternel (même si à cette époque, le recours aux nourrices constituait la norme au sein de la bourgeoisie et de la noblesse), soit quatre ans avant qu’on ne la condamne en l’accusant de trahison mais aussi d’inceste et de mauvais traitements à l’égard de son autre fils. L’intérêt de ce livre est ainsi de montrer comment la figure de Marie-Antoinette se construit aux lisières de la vie privée et de la vie publique, conjuguant les topiques de la mauvaise mère et de la mauvaise reine qui irriguent d’ailleurs déjà le folklore à travers les contes de fée forgés au XVIIe siècle. Annie Duprat analyse finement la manière dont les stéréotypes et conflits de genre ont forgé des malentendus : accusée de trop aimer le pouvoir, Marie-Antoinette est ainsi à la fois victime, comme d’autres femmes (Olympe de Gouges notamment) d’une révolution virile fondée sur une conception sexuée de la politique, tout en exerçant elle-même, par son engagement précoce et décidé dans la contre-révolution, une réelle responsabilité dans la radicalisation de sa propre détestation : l’influence de la fuite de juin 1791, organisée par la reine, est à ce titre ici bien mise en avant (p. 90-99). Dans le troisième chapitre « Marie-Antoinette en miettes », reprenant beaucoup de travaux antérieurs, Annie Duprat rappelle l’invraisemblable richesse de l’imagerie posthume consacrée à la reine, devenue, dans la France du XIXe siècle, un des supports privilégiés d’une culture de guerre civile ne disant jamais son nom. L’auteure montre aussi combien les légendes forgées dès le XVIIIe siècle ont été, jusqu’à aujourd’hui, déclinées sous diverses formes dans la littérature, le théâtre, le cinéma et les mangas (il y manque les folklores digitaux, pourtant devenus les principaux lieux des imaginaires sociaux contemporains), la figure mondialisée de Marie-Antoinette étant tour à tour mobilisée pour redéfinir les codes de genre, actualiser des conflits politiques ou explorer, en figure souvent libre, les différents impacts de la Révolution française. La structure et le thème du dernier chapitre (« L’humaine condition d’une reine ») semblent un peu moins limpides mais, en particulier par l’analyse fouillée de pamphlets et d’estampes, témoignent de l’intention de l’auteure, présente tout au long de ce livre : comprendre le lien entre les contraintes bien réelles avec lesquelles un individu exceptionnel dut composer durant une période tout aussi exceptionnelle, et, d’autre part, la manière dont cet individu fut en raison de multiples décalages et malentendus, investi d’une charge symbolique à-peu-près unique dans l’histoire de France. Cette tâche, Annie Duprat s’en acquitte avec sérieux et sans positivisme abusif, laissant un

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livre clair et passionnant qui fait la part belle, comme trop peu d’ouvrages en sciences sociales, à la place des cultures visuelles dans la construction collective du passé.

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