Journal des anthropologues Association française des anthropologues

142-143 | 2015 Marges et Numérique Margins and digital technologies

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jda/6189 DOI : 10.4000/jda.6189 ISSN : 2114-2203

Éditeur Association française des anthropologues

Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2015 ISBN : 979-10-90923-10-2 ISSN : 1156-0428

Référence électronique Journal des anthropologues, 142-143 | 2015, « Marges et Numérique » [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2017, consulté le 03 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/jda/6189 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.6189

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Journal des anthropologues 1

Les enjeux sociaux, politiques, culturels et économiques des outils numériques sont généralement appréhendés à partir des réalités des jeunes adultes urbains les plus instruits et aisés d'Amérique du Nord ou d'Europe occidentale. À rebours, la volonté de décentrer la perspective et d'interroger depuis les «marges» les défis de ces outils est au coeur de ce volume. Quelles dimensions revêt le numérique dans les espaces périphériques de la globalisation ? Quelles formes diverses y prend l'économie liée au numérique ? Comment les individus s'y approprient-ils la variété des produits provenant de cette économie ? Enfin, comment à la « marge » et au « centre » du système global, des acteurs minorisés mobilisent-ils les instruments du numérique à des fins d'intervention sociale, politique, culturelle ou économique et quelles sont les limites de cette mobilisation ? The social, political, cultural and economic issues raised by digital tools are usually seen from the perspective of highly-educated and wealthy young urban adults in North America and Western Europe. This volume takes a different approach: by shifting our perspective, we review the challenges that digital technologies create from the “margins”. How are these technologies perceived in countries that lie at the periphery of globalization? What forms do the digital markets take in those countries – at the margin? How do people take advantage of the range of products generated by these markets? Finally, how do minority actors, whether they operate at the ‘margin’ or at the ‘centre’ of the global system, mobilize digital tools in order to achieve their social, political, cultural or economic goals and what are the limits on this mobilization?

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SOMMAIRE

Dossier - Marges et Numérique

Le numérique vu depuis les marges Tristan Mattelart, Cédric Parizot, Julie Peghini et Nadine Wanono

Seeing digital technologies from the margins Tristan Mattelart, Cédric Parizot, Julie Peghini et Nadine Wanono

“Number not reachable” Mobile infrastructure and global racial hierarchy in Africa Paula Uimonen

Des FabLabs dans les marges : détournements et appropriations Camille Bosqué

En marge des offres numériques marchandes La création d’un réseau wifi citoyen pour un public senior Cédric Calvignac

La marge comme ressource pour l’action dans la mouvance du logiciel libre Pierre-Amiel Giraud et Sara Schoonmaker

From marginalization to self-determined participation Indigenous digital infrastructures and technology appropriation in northwestern Ontario’s remote communities Philipp Budka

Présentation de soi en ligne dans les marges chinoises : les jeunes Hmong (Miao) sur QQ Mathieu Poulin-Lamarre

Aux marges paysannes du système agro-industriel : l’émancipation virtuelle en question Pierre Couturier

Le problème public de la prostitution aux marges des arènes publiques numériques Luttes interprétatives et mobilisations pro-droits contre l’offensive abolitionniste sur le web Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier

Numériquement marginaux mais politiquement importants ? La médiatisation internationale d’une association des droits de l’homme au Maroc Joseph Hivert et Dominique Marchetti

Free flows and contra-flows of information: the Kenyan online media agency A24 Media Kani Tuyala

Recherches et débats

Vers une « nouvelle anthropologie » critique ? Jalons pour une épistémologie matérialiste des humanités numériques Christophe Magis et Fabien Granjon

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Anthropolgie visuelle

Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit Révolution numérique et revanche sociale des brouteurs du quartier de Koumassi Yaya Koné

Anthropologies libres, libre anthropologie

Où sont les lectures alternatives de Suzanne Chazan ? Jean Copans

Échos d'ici et d'ailleurs

Colloque l’Anthropologie pour tous Lycée Le Corbusier Aubervilliers, 6 juin 2015 Catherine Robert

Activités de l'AFA

Assemblée générale 2015 de l’AFA Université Paris-Diderot – 12 juin 2015 Yves Lacascade

Appel à communication : Colloque de l’Association Française des Anthropologues, « Prendre position, Métissages disciplinaires et professionnels autour de questions spatiales » École Nationale Supérieure d’Architecture, Université de Strasbourg, 30 juin - 1er juillet 2016

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Dossier - Marges et Numérique

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Le numérique vu depuis les marges

Tristan Mattelart, Cédric Parizot, Julie Peghini et Nadine Wanono

1 Les enjeux sociaux, politiques, culturels et économiques que recèlent les outils numériques sont le plus souvent analysés à partir des réalités des jeunes adultes urbains les plus instruits et aisés d’Amérique du Nord ou d’Europe occidentale. L’appel à propositions pour ce numéro du Journal des anthropologues s’est inscrit à rebours de ce prisme. Nous voulions inviter à décentrer la perspective en interrogeant les défis dont sont porteurs ces instruments issus du numérique depuis les « marges ». Il s’agissait d’abord d’étudier les dimensions que revêt le numérique en dehors des contextes nord‑américains et européens, de cerner celles-ci dans des espaces construits comme étant à la marge du monde. Quelles formes diverses prend, dans ces espaces, l’économie liée au numérique, qu’elle se diffuse au travers des circuits formels ou informels ? Comment les individus s’y approprient-ils la variété des produits provenant de cette économie ? L’objectif était également de saisir la manière dont, tant à la « marge » qu’au « centre » du système global, des acteurs minorisés mobilisent les outils du numérique à des fins d’intervention sociale, politique, culturelle ou économique, tout en se montrant toutefois attentifs à saisir les limites de cette mobilisation.

2 Le terme de marge a été préféré à celui de périphérie. Ce dernier, comme le notent Pierre-Amiel Giraud et Sara Schoonmaker dans leur article, a contre lui d’impliquer « un espace dominé par un centre ». L’intérêt de la notion de marge est au contraire d’induire une plus grande complexité dans les rapports qu’elle entretient avec le centre. De fait, cette notion renvoie tant à des « espaces relégués », soumis avec force à l’influence du centre, qu’à des « espaces relativement autonomes », d’expérimentation ou « d’avant-garde », qui échappent, pour partie, à l’emprise du centre. Il s’agissait dès lors, pour ce numéro du Journal des anthropologues, d’offrir un cadre largement ouvert, permettant de rendre compte des usages contradictoires du numérique dans ces marges : tour à tour agent de domination et de contrôle, mais aussi instrument employé pour échapper à ceux-ci. 3 En abordant le numérique depuis les marges, les articles publiés ici, par des anthropologues, des sociologues, des spécialistes des sciences de l’information et de la communication ou des géographes, offrent sur ce phénomène un regard

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transdisciplinaire à bien des titres inédit, dont nous proposons dans cette introduction de mettre en relief les principaux apports.

Une économie de l’accès au numérique spécifique

4 Appréhender le numérique à partir des marges oblige d’abord à considérer avec attention les conditions d’accès à celui-ci, de même que les inégalités, géographiques ou sociales, qui structurent cet accès. En couverture de ce numéro, la carte des connexions à Internet dans le monde, figurées par des couleurs de diverses intensités, illustre ces inégalités : elle laisse de très vastes régions de la planète dans l’obscurité. Il s’agit d’une dimension élémentaire, mais dont s’affranchissent trop rapidement ceux qui présentent le numérique comme au commencement d’un nouvel âge, « l’âge de l’accès » (Rifkin, 2000).

5 Que l’accès aux technologies numériques ne puisse être posé comme donné, c’est ce que démontre bien Paula Uimonen. L’auteure souligne combien cet accès aux outils du numérique est, en Afrique sub-saharienne où elle situe son propos, conditionné par les tarifs prohibitifs et par les aléas des « pannes systémiques » qui sont, sur ce continent, l’ordinaire du fonctionnement des infrastructures technologiques. 6 À rebours des analyses sur la « fracture numérique » qui tendent à mesurer les inégalités, au niveau international (en particulier celles Nord-Sud) ou au niveau intranational, en termes purement statistiques, l’auteur insiste sur les conditions socio‑économiques et politiques dans lesquelles s’opère cet accès aux technologies numériques. S’intéressant au secteur de la téléphonie mobile, elle montre comment l’équipement en appareils ou en abonnements se fait par des voies spécifiques, dans une économie à la fois formelle et informelle. L’accès aux services téléphoniques y est, note-t-elle, particulièrement coûteux, contraignant les usagers les plus démunis à déployer diverses ruses pour minimiser les factures, en essayant de faire payer les communications aux plus riches. Cet accès est en outre des plus incertains, en raison des dysfonctionnements des infrastructures. 7 L’article prend donc à revers les discours, tenus par les agences des Nations Unies, ayant accompagné la « soi-disant révolution du mobile » en Afrique sub-saharienne. Celles-ci se sont enthousiasmées de la réduction de la fracture numérique dans ce domaine et ont célébré la capacité des acteurs privés à fournir « une prestation de service efficace ». L’auteure note au contraire que si les opérateurs privés, dont les grandes compagnies de téléphonie transnationales, ont tiré d’« énormes bénéfices financiers » de leurs investissements, les usagers ont droit à un service aussi « défaillant » que « chèrement payé ». 8 L’économie de l’accès aux technologies numériques que dessine Yaya Koné dans sa contribution est elle aussi spécifique. Faute de posséder un ordinateur1, les jeunes qu’il étudie dans le quartier de Koumassi à Abidjan doivent se connecter à la toile à partir de cybercafés dont le parc est constitué dans sa grande majorité d’ordinateurs « France- au-revoir », c’est-à-dire de vieux appareils importés d’Europe pour y avoir une deuxième vie sur le continent africain. 9 Chacun à leur manière, Paula Uimonen comme Yaya Koné chroniquent la façon dont les technologies numériques sont, comme l’ont été les technologies plus anciennes, exploitées par une « culture entrepreneuriale » qui se déploie largement dans les

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réseaux de l’économie informelle. La première évoque les échoppes proposant des portables, neufs ou d’occasion, celles où ils sont réparés, les vendeurs à la sauvette de cartes de recharge de crédit téléphonique, les marchands d’appels à l’unité qui peuplent les villes, mais aussi les campagnes, de Tanzanie, comme d’autres pays d’Afrique sub‑saharienne. 10 Yaya Koné décrit lui comment certains jeunes du quartier de Koumassi qui vendaient auparavant des CDs, VCDs ou DVDs pirates se sont reconvertis en « tchatcheurs » professionnels sur Internet. À partir d’un cybercafé, ces « brouteurs » écument le web à la recherche d’âmes esseulées en Europe, pour les séduire, puis les détrousser « en douceur », en sollicitant de manière régulière de menus transferts de fonds qu’ils dépenseront le soir ostensiblement entre amis. 11 Comme on le voit, l’économie informelle du numérique qui est esquissée n’est pas moins assujettie que sa consœur formelle à l’ordre marchand qui, à une échelle mondiale, régule majoritairement l’accès aux réseaux.

Espaces non marchands du numérique

12 Toute autre est la perspective offerte par les auteurs qui, dans ce numéro, appréhendent les processus d’« accès au monde numérique » non pas à partir de « la souscription d’offres marchandes », comme c’est le plus souvent le cas, mais à partir de voies non marchandes.

13 Cédric Calvignac se penche sur un cas exemplaire d’« alternative communautaire » qui se développe « en marge de ce monde numérique à dominante marchande » et qui offre à ses usagers la possibilité d’échapper au « monopole » des principaux fournisseurs d’accès à Internet. La communauté analysée est particulièrement intéressante puisqu’elle met en scène, dans une petite ville à la périphérie de Toulouse, des « retraités fort peu aguerris à l’usage des outils informatiques », appartenant au même club d’informatique. Ce sont les porteurs de ce dernier qui vont proposer à ces retraités, considérés comme un « public marginal […] tendanciellement réfractaire aux nouvelles technologies », de les associer au « réseau wifi citadin » Cita-nodes. Créé en 2003, ce réseau comblera, mieux que les offres marchandes, les attentes particulières de ses usagers : il leur fournira, pour un prix modique, un service et une assistance technique adaptés à leurs besoins. 14 Pierre-Amiel Giraud et Sara Schoonmaker envisagent eux la question de l’accès non marchand au monde numérique à partir de la perspective des militants du logiciel libre : ils soulignent la capacité qu’ont ceux-ci de « mobiliser la marge comme ressource » pour préserver leurs idéaux. 15 Ils montrent comment ces militants se sont organisés pour faire échouer les « forces du marché » en s’attaquant au projet de la société Oracle, l’un des plus grands éditeurs de logiciels au monde. En 2009, celle-ci a racheté la compagnie Sun Microsystems, qui détenait l’intégralité des droits de propriété intellectuelle de la suite bureautique libre OpenOffice.org. Son but était alors de faire évoluer cette suite vers une logique en infraction avec les idéaux défendus par les militants du logiciel libre. Se mobilisant, la communauté de contributeurs d’OpenOffice.org va délaisser cette suite au profit d’un nouveau logiciel dérivé, LibreOffice – placé sous la gouvernance d’une fondation créée

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pour l’occasion, The Document Foundation – et faire de celui-là « un bien commun en marge du marché », qui compte des millions d’utilisateurs dans le monde. 16 Pour importantes qu’elles soient, les expériences exposées dans ces deux articles ne sont pas sans limites. Cédric Calvignac met ainsi en avant les promesses non tenues d’« émancipation des usagers » dont était porteur, au départ, le réseau Cita-nodes. Celui-ci devait en effet en principe permettre à son public « une forme de réappropriation civique de la technique » et lui apporter, à ce titre, « une forme d’"empowerment" ». Or, la « maîtrise technologique » est restée entre les mains des initiateurs du projet. Si ce projet a permis à ses usagers d’échapper à la dépendance à l’égard des fournisseurs marchands d’accès à Internet, il ne leur a pas permis de « quitter leur position captive de dépendants numériques ». De même, Cita-nodes n’a pas résisté à la préférence donnée in fine par les retraités aux offres dites triple play des fournisseurs d’accès marchands – accordant l’accès à la fois à Internet, à la télévision et au téléphone – contre lesquelles le réseau citoyen a difficilement pu lutter. 17 La communauté de contributeurs aux logiciels libres n’échappe pas quant à elle aux logiques d’inégalités qui structurent l’univers marchand de l’accès au numérique : la part des participants en provenance des Suds y est, en particulier, des plus faibles. « La répartition des contributeurs de logiciels libres », constatent Pierre‑Amiel Giraud et Sara Schoonmaker, « laisse voir clairement la fracture numérique Nord-Sud ».

Des promesses d’empowerment non tenues

18 Avec la montée en puissance des technologies numériques, la notion d’« empowerment » s’est imposée comme un terme-clé, voué à rendre compte des horizons d’émancipation dont ces technologies sont supposées être porteuses. Plusieurs articles de ce volume l’illustrent. Ansi, Cédric Calvignac souligne, comme on l’a dit, le décalage existant entre les promesses d’empowerment dont était investi le projet de wifi citoyen Cita-nodes et la réalité du pouvoir sur la technique qui a été conféré à ses usagers. D’autres textes font apparaître le même type de décalage entre les espoirs suscités par les projets numériques et le caractère plus pragmatique des résultats obtenus dans le cadre de ceux-ci.

19 C’est le cas de la contribution de Camille Bosqué sur l’internationalisation du modèle des FabLabs (les « laboratoires de fabrication »), créé à la fin des années 1990 par Neil Gershenfeld, au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Dans un objectif d’« empowerment », ce projet invitait les populations « à devenir les protagonistes de la technologie, plutôt que ses spectateurs ». L’exportation de ce modèle avait pour ambition, selon Neil Gershenfeld, de faciliter « la fabrication personnelle pour toutes ces parties de la planète qui n’ont pas accès au MIT ». Camille Bosqué étudie comment cette volonté s’est matérialisée, en se penchant sur trois « FabLabs "pionniers" », le FabLab Vygian Ashram, situé en Inde, le MIT-FabLab Norway, isolé au-dessus du cercle polaire arctique, et le South End Technology Center de Boston. 20 L’intérêt de son texte est de montrer que, loin des « intentions des ingénieurs et des chercheurs » du MIT et de l’accent qu’ils mettaient sur la technologie, ces FabLabs, tous greffés sur des projets préexistants, épousent les besoins spécifiques, parfois les plus prosaïques, des territoires sur lesquels ils se sont installés. Ils servent davantage

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« d’association de quartier, de community center », ou de « centre d’apprentissage », que d’ateliers principalement destinés à la « fabrication numérique personnelle ».

Le numérique, entre appropriations et dominations

21 Les anthropologues n’ont pas attendu les discours sur l’empowerment par le numérique pour mettre en avant l’apport que pouvaient constituer, pour les peuples minorisés, la maîtrise des médias à leur service. Faye Ginsburg ne soulignait-elle pas en 1991 combien les médias minoritaires étaient, pour les « indigenous minority people », d’utiles « véhicules de communication interne et externe, d’auto-détermination et de résistance aux dominations culturelles en provenance de l’extérieur » (Ginsburg, 1991 : 92).

22 C’est dans cette perspective que Philipp Budka inscrit sa propre recherche sur l’usage des médias numériques au sein des « First Nations » (« premières nations ») du nord- ouest de l’Ontario, au Canada. Lui aussi met la question des infrastructures d’accès au numérique au cœur de son propos. Il s’intéresse d’abord au rôle joué en la matière par l’une des premières « indigenous Internet organizations » du monde, le Keewaytinook Okimakanak Kuh-ke-nah Network (KO-KNET), « possédé et contrôlé » par des représentants de ces populations. Pour pallier l’absence d’investissements publics ou privés, cette organisation a collaboré avec différents acteurs − institutions gouvernementales, industries des télécommunications, communautés locales – aux fins d’équiper en infrastructures numériques les zones reculées du nord-ouest de l’Ontario et de relier celles-ci au reste du pays. 23 L’auteur considère dans un deuxième temps les usages que ces populations font des services numériques ainsi rendus accessibles. Si Philipp Budka souligne « l’usage stratégique » que celles-ci peuvent faire des « technologies de communication numériques », il se penche surtout sur les usages ordinaires qu’elles en font. Il montre certes que le réseau construit par KO-KNET a permis de développer des services de télé- médecine ou de « online learning ». Il met cependant en évidence la disjonction qui existe entre les « nobles objectifs » attribués par les bailleurs de fonds gouvernementaux de KO-KNET – qui voient dans ces infrastructures un moyen de réduire la pauvreté, d’améliorer le niveau d’éducation et l’accès aux services de santé – et la réalité des « usages quotidiens » du numérique par les populations auxquelles ces programmes sont destinés. Loin de représenter prioritairement des moyens d’éducation, ces technologies constituent, pour ces populations comme pour bien d’autres, des moyens de se divertir ou de rester en communication au travers des réseaux dits sociaux. 24 Cette dernière activité est particulièrement importante pour des familles dont les membres, sous la nécessité de trouver du travail ou de poursuivre des études en dehors de leur communauté, sont séparés par de très grandes distances. Ce besoin de rester en contact en ligne s’est jusqu’à une date récente massivement déployé sur un service, créé spécifiquement à l’attention de ce public, MyKnet.org, qui leur a permis de créer leur page personnelle et, à partir de celle‑ci, de communiquer avec leurs proches éloignés. 25 Mais, de manière révélatrice, dans un mouvement qui n’est pas sans faire écho à la conversion aux services marchands des retraités de Cita-nodes, Philipp Budka nous apprend que, récemment, le dispositif mis en place à travers MyKnet.org – à l’égard

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duquel les usagers exprimaient encore il y a peu « un sentiment de loyauté et d’appartenance » – a été progressivement détrôné par le site commercial Facebook. 26 Instruments susceptibles d’être utilisés par des groupes minorisés pour lutter contre les processus de « dominations culturelles » auxquels ils sont soumis, les médias peuvent aussi, quand ils prennent la forme de médias dominants, être porteurs d’« effets destructeurs » pour ces mêmes communautés (Ginsburg, 1991 : 92, 94). 27 L’intérêt donné à « l’usage stratégique » que font les groupes minorisés des « technologies de communication numériques » pour échapper aux différents ordres de domination ne doit alors pas faire oublier la manière dont d’autres acteurs – États, firmes privées… – mobilisent ces mêmes technologies pour mieux exercer leur hégémonie et intégrer ces communautés dans le moule national pour les uns, dans l’univers du marché pour les autres. 28 L’article de Mathieu Poulin-Lamarre portant sur les Hmong en Chine est de ce point de vue particulièrement éloquent. Il montre comment l’État chinois a enrôlé les différentes plateformes du web pour mieux asseoir le « régime d’ethnicité » officiel et assurer l’hégémonie de la majorité han sur les 55 autres groupes minoritaires dont est constituée sa population. L’imposition de ce régime d’ethnicité passe par la production, pour ces groupes minoritaires, d’« images » hautement folklorisées qui sont censées les représenter et qui les placent systématiquement sous la sujétion des Hans. En plus d’utiliser la télévision, l’État chinois a recours, de façon « systématique », à Internet pour essayer d’ancrer dans l’esprit de ses sujets « le caractère naturel et authentique des catégories » ethniques qu’il a lui-même forgées. Les « associations minoritaires officielles » se servent ainsi du web pour relayer la doctrine du parti, inondant la toile de leur agenda, jusqu’à contrôler « à peu près tous les sites concernant les minorités ethniques ». 29 Mathieu Poulin-Lamarre montre comment, dans ce contexte, les jeunes Hmong négocient leurs identités sur le web. Il met en évidence le décalage qui existe entre « l’apparence d’unanimité » sous le signe de la ligne du parti qui régit en Chine le contenu des différents sites consacrés aux minorités ethniques et le caractère beaucoup plus diversifié du contenu figurant sur les pages personnelles hébergées sur ces mêmes sites, ou celui des échanges se déployant sur le fort populaire site de réseautage QQ. L’auteur note comment, contrairement aux précautions qu’ils prennent dans l’espace public pour masquer leur identité hmong, sur leurs pages personnelles, les jeunes membres de cette population postent ostensiblement des images affichant cette dernière, mais ceci en des termes plus que contradictoires. En effet, ils font coexister sur ces espaces des « images produites par l’État » aux fins de leur assigner une identité hmong bien spécifique, avec d’autres qui s’écartent sensiblement du « modèle ethnique » défendu officiellement.

Le numérique, instrument de mobilisation politique

30 Les technologies numériques sont, depuis les années 1990, avec récurrence, présentées comme des ingrédients indispensables des mobilisations politiques des groupes marginalisés. Dans sa contribution, Pierre Couturier note que « peu de luttes politiques ou sociales au sein de la société industrielle peuvent prétendre se dispenser d’un recours aux outils numériques de communication ».

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31 C’est pourtant à une mobilisation qui ne fait pas appel à ces outils qu’il s’intéresse ici. L’auteur se penche sur la lutte menée en France par des collectifs de petits éleveurs contre l’obligation qui leur est faite, depuis le début des années 2000, de procéder avec des puces à l’identification électronique des ovins et des caprins. Ces éleveurs voient dans cette mesure, imposée par l’Union européenne en accord avec les instances représentatives des éleveurs français, l’expression de la volonté du système agro- industriel dominant d’intégrer leurs exploitations en son sein, sans que soient prises en compte leurs spécificités. 32 L’auteur comptait au départ analyser « comment un groupe social refusant son intégration dans un système dominant » avait recours, à des fins de mobilisation, au « numérique "émancipateur" contre un numérique "dominateur" ». Il s’est néanmoins vite rendu compte que les paysans enquêtés rechignaient à s’appuyer sur ce qui constituait à leurs yeux les « instruments du "système" » pour lutter contre lui. À ceux- ci, ils ont largement préféré les formes de « mobilisation concrètes », sous forme de fêtes, de manifestations ou d’occupations d’administrations, davantage à même de « faire vivre le collectif » et de « souder » un groupe dispersé sur un large territoire. 33 En montrant comment les technologies d’identification électronique s’imposent de façon implacable aux éleveurs qui y sont les plus opposés et en décryptant l’hostilité qu’expriment ces derniers vis-à-vis du potentiel contestataire des outils numériques, Pierre Couturier vient quelque peu tempérer l’optimisme de ceux qui célèbrent les vertus émancipatrices de ces outils. Il rappelle qu’entre les mains des administrations, des gouvernements, voire des organisations supranationales, les technologies numériques sont d’abord des instruments de gestion et de contrôle des sociétés contemporaines. 34 En étudiant le MIT-FabLab Norway, Camille Bosqué a elle aussi été amenée à décrire la façon dont des éleveurs avaient eu recours à des puces électroniques pour assurer la traçabilité de leurs troupeaux. Dans son texte toutefois, ces puces sont vues comme un moyen d’assurer la survie du cheptel. Il est vrai que, loin d’avoir été imposé par le gouvernement, l’electronic shepherd (le berger électronique) a été en Norvège le fruit d’une production entre pairs, inscrits au sein d’un collectif. Le parallèle entre ces deux cas permet de saisir la variété des usages qui peuvent être faits de ces outils numériques, en fonction des objectifs que leur assignent les acteurs qui les mettent en œuvre et des environnements où ils prennent corps. 35 Considérant d’autres groupes situés aux marges de l’espace public, mais qui se montrent moins hostiles que les précédents vis‑à‑vis des technologies numériques, Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier pointent quelques-uns des apports et des limites de la mobilisation de ces instruments à des fins politiques. 36 Du fait de l’« horizontalité » de son infrastructure en réseau, le web est, avec insistance, présenté comme un espace plus ouvert aux groupes minoritaires désireux de faire entendre leur voix, que ne le sont les grands médias. Internet constituerait, à ce titre, une plateforme facilitant leur accès à l’espace public (Benkler, 2006 : 176-180). Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier apportent des éléments nuançant ce type d’arguments. 37 Le contexte dans lequel se déploie leur analyse est l’examen par l’Assemblée nationale, en décembre 2013, de la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », qui réaffirme « la position abolitionniste de la France » en la matière.

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Les auteurs cernent la manière dont les collectifs opposés à cette loi, en particulier le Syndicat du travail sexuel (STRASS), vont mobiliser le web comme « une ressource » pour contrer l’agenda abolitionniste. 38 Contrairement à ceux qui voient une différence radicale de structure entre le web et les médias, Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier notent, après avoir étudié les « traces » des débats sur le web, que « les arènes numériques reproduisent les hiérarchies mass‑médiatiques ». « Le discours abolitionniste », porté par les acteurs institutionnels favorables à cette loi, y domine en effet largement : il est d’autant plus répercuté dans les médias « mainstream » et leurs déclinaisons en ligne que ceux-ci disposent d’un « accès routinier » à ces acteurs. En l’absence d’un tel accès, les revendications portées par les collectifs de travailleurs et travailleuses du sexe ou leurs alliés sont quant à elles largement marginalisées dans ces arènes, ne devant leur visibilité qu’à « la production amateur d’information », hébergée sur les « pure players », œuvrant uniquement sur le web, ou les blogs. 39 Les auteurs détaillent dès lors les stratégies développées par le STRASS pour être davantage présent dans les « médias traditionnels » et leurs versions en ligne – qui demeurent un intermédiaire central pour avoir un large accès à l’espace public. Ils montrent comment la nécessité de répondre aux attentes du système médiatique pour accroître son audience dans les arènes numériques a un certain coût pour l’organisation. S’il apporte au STRASS une visibilité supérieure à celle que pouvaient lui faire espérer ses « moyens matériels "à peu près inexistants" » (mais qui reste toute relative face au discours abolitionniste), l’accent qui est mis, dans ce cadre, sur les « actions spectaculaires » ou sur la « dramatisation », dont sont friands les médias en ligne comme hors ligne, n’est pas sans créer des problèmes de cohérence avec la politique poursuivie par l’association.

Canaux numériques d’information : du local au transnational

40 Joseph Hivert et Dominique Marchetti se penchent eux aussi sur les relations complexes qu’entretiennent les militants d’une association et les journalistes, de même que sur les efforts entrepris par les premiers pour accéder, grâce aux seconds, à un plus large public. Le cadre dans lequel ils déploient leur réflexion est toutefois très différent.

41 Analysant l’Association marocaine des droits humains (AMDH), les auteurs s’emploient à éclairer une situation apparemment paradoxale. Ils étudient une organisation qui est « marginalisée dans les médias traditionnels au Maroc » et dont les activités de production et de distribution de l’information relèvent du « bricolage militant ». Elle joue pourtant un rôle particulièrement important pour les correspondants de la presse internationale, jusqu’à constituer pour ceux-ci une « contre-agence de presse non officielle », capable de concurrencer la très officielle Maghreb Arabe Presse (Map), autrement mieux dotée en moyens matériels. 42 Prenant le contrepied des travaux qui, empreints de « déterminisme technologique », tendent à expliquer « les mobilisations politiques par les seuls réseaux sociaux », Joseph Hivert et Dominique Marchetti démontrent comment, depuis 1979, la clé de l’action de l’AMDH réside dans le « réseau social » et non virtuel qu’elle a su créer à travers le territoire marocain. Non pas que les membres de l’association négligent

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l’importance de l’usage des moyens de communication. Leur journal, Attadamoune, la publication des communiqués, de même que le rôle décisif joué, depuis des années, par le téléphone et le fax en témoignent. Mais, les nouvelles technologies tardent à être intégrées « dans la panoplie des outils de certains militants, en particulier ceux de la génération 1970 », qui se montrent rétifs à leur égard. 43 L’intérêt de l’article est cependant moins dans la description qui est faite de l’usage par l’AMDH des technologies numériques que dans le décryptage de l’alliance tacite qui se met en place entre cette association et les correspondants internationaux. Ceux-ci offrent aux militants un utile « filet de protection » qui peut être activé en cas d’arrestation. Au-delà, les journalistes de la presse étrangère constituent pour l’association un précieux moyen de contourner les difficultés qu’elle éprouve à faire circuler ses informations au Maroc, puisqu’elle est interdite d’accès à l’espace public dans ce pays. Par leur truchement, l’AMDH peut « relayer la cause des détenus politiques et dénoncer la répression qui sévit » dans le royaume chérifien. 44 Cette alliance tacite n’a néanmoins pu s’établir qu’au prix d’une transformation en profondeur du programme de l’association marocaine. Elle se met en place dans les années 1990, au moment où l’AMDH opère une mutation de l’organisation politique au discours marxiste-léniniste qui était le sien, vers le statut « dépolitis[é] » d’association consacrée à la défense des droits humains, dans un contexte où « la cause des droits de l’Homme devient une catégorie d’intervention des bailleurs internationaux ». L’association s’est donc, d’une certaine façon, ajustée aux attentes des médias étrangers. 45 Pour les correspondants internationaux, le réseau national de l’AMDH représente un moyen d’information irremplaçable au Maroc. Ils y puisent les nouvelles qu’ils ne peuvent trouver ailleurs, en raison de la « subordination de [la majeure partie] de l’espace médiatique [marocain] aux pouvoirs politiques et étatiques ». L’association est, pour ces journalistes, un interlocuteur d’autant plus précieux que ses militants parlent plusieurs langues et, plus généralement, possèdent les « capitaux culturels et politiques » nécessaires pour « s’exprimer dans les termes requis par les médias étrangers ». 46 Par-delà la mise en évidence des interactions entre l’AMDH et les journalistes des médias étrangers à laquelle il procède, l’article de Joseph Hivert et Dominique Marchetti a cela d’intéressant qu’il invite à appréhender les usages qui peuvent être faits du numérique dans la continuité de ceux des moyens de communication qui l’ont précédé. L’invitation n’est pas inutile tant sont présents dans la littérature les discours sur la « révolution » que constituerait le numérique, y compris pour le continent africain. 47 Qu’il faille considérer l’usage du numérique dans une perspective un tant soit peu historique, afin de rendre compte tant des continuités que des ruptures, c’est aussi la conclusion qui peut être tirée de l’article que Kani Tuyala consacre à l’agence panafricaine en ligne de photographies et de vidéos, Africa 24 Media. Destinée à donner une « voix aux "Africains" » pour offrir une alternative aux « stéréotypes » que charrient les « flux globaux d’information » sur le continent, Africa 24 Media tire certes parti des technologies numériques pour servir d’« agrégateur de contenus », rassemblant les images produites par ses propres journalistes ou celles réalisées par un réseau dense de pigistes et les distribuant, via son site web, à une échelle internationale. Mais, loin d’être le fruit d’une génération numérique spontanée, Africa

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24 Media, co-créée par Salim Amin, s’inscrit explicitement dans le prolongement de l’agence d’images Camerapix, fondée en 1963 par son père, le célèbre photographe Mohamed « Mo » Amin, qui avait, déjà, pour ambition d’offrir une autre représentation de l’Afrique. 48 Comme cela avait été le cas plusieurs décennies auparavant avec le développement du satellite, l’essor du numérique, note l’auteur, a fait naître l’espoir d’une amélioration de la « dissémination de l’information » portant sur les « pays les moins développés ». Après les espoirs déçus du satellite, l’avènement de l’« âge digital » est-il à même de favoriser ce que Daya Kishan Thussu nomme des « contre-flux » informationnels (Thussu, 2007), en mesure de rivaliser avec les flux dominants émanant d’acteurs occidentaux ? 49 Kani Tuyala incite à prendre de la distance avec cette vision techno-déterministe, en soulignant la permanence, à l’ère numérique, des contraintes de l’économie politique qui, aujourd’hui comme hier, structurent la circulation transnationale de l’information. Il est à cet égard significatif que l’une des productions-phares de A24 Media, l’Africa Journal, programme d’information qui avait été créé par Mohamed Amin en 1994, doive être relayé par l’une des deux principales agences anglo-américaines d’image d’actualité, Reuters TV, pour espérer toucher une audience internationale, voire africaine. 50 C’est, comme on peut le constater, une des principales caractéristiques communes des articles de ce numéro que d’opposer aux écrits traversés par la tentation du déterminisme technologique, voyant se profiler derrière le numérique des promesses d’émancipation ou de rééquilibrage des flux, des études empiriques replaçant au centre de l’analyse les logiques sociales, politiques ou économiques au sein desquelles se déploie la technologie et ce, tant au niveau local que transnational.

L’humanité au risque du prisme numérique

51 Enfin, dans une contribution plus théorique, Fabien Granjon et Christophe Magis décryptent le paradigme des « humanités numériques ». Corollaire des discours tenus sur la « révolution » que constituerait le numérique, ces digital humanities vont jusqu’à être présentées comme ouvrant sur une « "nouvelle anthropologie" des sociétés contemporaines ». Le réel aurait dès lors vocation à être lu à partir du prisme du « caractère fortement médiatisé des expériences vécues au sein de ces sociétés, à la fois par l’accumulation et la diffusion du savoir autant que par la diffusion des technologies et notamment du numérique ».

52 Tout en voyant dans certaines des directions avancées par ces humanités numériques des éléments entrant en consonance avec les préoccupations de la critique – dans l’appel à dépasser « la balkanisation du savoir scientifique », à interroger les rapports « qu’entretiennent théorie et praxis », à interpeller les fondements des régimes de propriété intellectuelle –, Fabien Granjon et Christophe Magis soulignent les ambiguïtés dont est porteuse la notion. 53 Au-delà des critiques qu’ils formulent dans leur contribution, la question essentielle que pose le projet des digital humanities est aussi celle des frontières du monde contemporain dont ces humanités sont censées offrir une nouvelle anthropologie. Le risque est en effet grand de voir ces frontières correspondre d’assez près aux zones les

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plus colorées et éclairées de la carte qui orne la couverture de ce numéro, laissant le reste de l’humanité dans l’ombre. 54 Le détour par les marges auquel procèdent les articles de ce numéro montre pourtant combien l’intérêt porté à quelques-unes des parties demeurées dans l’obscurité sur cette carte peut permettre d’éclairer la compréhension des enjeux suscités par le numérique dans le monde contemporain. 55 Qu’on nous permette ici, pour finir, d’exprimer un regret. Nous avions quand nous avons émis l’appel à communication pour objectif de susciter, dans une perspective transdisciplinaire, des expériences de collaborations entre chercheurs en sciences humaines ou sociales et des artistes et praticiens du numérique (hackers, designers, programmeurs…). Nous pensions que la confrontation de nos pratiques de recherche avec d’autres formes d’intervention ou de création aiderait à repenser de manière critique nos propres modes de représentations, de modélisation et de diffusion du savoir. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les réflexions et les expérimentations menées par les collectifs qu’animent certains d’entre nous, tels que Anthropologies numériques2 et l’antiAtlas des frontières3. 56 Cette confrontation entre art, science et technologie devait également permettre d’appréhender plus précisément les enjeux que recouvre l’usage croissant du numérique en sciences humaines et sociales. Pourtant, en dehors de la réflexion de Fabien Granjon et Christophe Magis sur l’impact des « humanités numériques » dans la pratique de la recherche, cette question n’a pas trouvé place dans ce numéro, l’appel à projets diffusé n’ayant suscité que très peu de réponses allant dans ce sens. C’est dire combien la pratique du numérique et les réflexions méthodologiques ou épistémologiques qu’elle soulève demeurent en marge de nos disciplines.

BIBLIOGRAPHIE

BENKLER Y., 2006. The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom. New Haven (CT), Yale University Press.

GINSBURG F., 1991. « Indigenous Media: Faustian Contract or Global Village? », Cultural Anthropology, 6(1): 92-112.

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RIFKIN J., 2000. L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme. Paris, La Découverte.

THUSSU D. K. (ed), 2007. Media on the Move. Global Flow and Contra-Flow. Londres, Routledge.

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NOTES

1. Selon les statistiques de l’Union internationale des télécommunications (UIT), seuls 2,3 % des foyers en Côte d’Ivoire disposaient en 2013 d’un ordinateur (International Telecommunication Union, 2014 : 242). 2. http://www.lecube.com/fr/anthropologies-numeriques-3eme-edition_2438 3. http://www.antiatlas.net

AUTEURS

TRISTAN MATTELART

Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti), Université Paris 8 Vincennes, 2 rue de la Liberté, 93526, Saint-Denis cedex Courriel : [email protected]

CÉDRIC PARIZOT

Institut de recherches et d’études sur le Monde arabe et musulman (Iremam) UMR 7310, AMU/ CNRS, Université Aix-Marseille – MMSH, 9 rue du Château de l’Horloge – BP 647, 13094 Aix-en- Provence cedex 2 Courriel : [email protected]

JULIE PEGHINI

Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti), Université Paris 8 Vincennes − 2 rue de la Liberté, 93526 Saint‑Denis cedex Courriel : [email protected]

NADINE WANONO

CNRS, Institut des Mondes africains (IMAf) UMR 8171, Paris I/EHESS/PHE/IRD/AMU. 27 rue Paul Bert – 94204 Ivry-sur-Seine cedex Courriel : [email protected]

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Seeing digital technologies from the margins

Tristan Mattelart, Cédric Parizot, Julie Peghini and Nadine Wanono

1 The social, political, cultural and economic issues raised by digital tools are usually seen from the perspective of highly-educated and wealthy young urban adults in North America and Western Europe. The call for papers for this issue of Journal des Anthropologues sought to encourage authors to take a different approach. We wanted them to problematize the challenges raised by digital technologies and their utilization ‘at the margin’.

2 Thus, contributors were first asked to seize the significance of the digital technologies outside American and European societies or, at least, at the margins of these societies. What forms does the digital economy take in these spaces? How do individuals adopt products in this economy? Our objective was also to understand how, whether at the ‘margin’ or in the ‘centre’ of the global system, minority actors mobilize digital technologies to achieve their social, cultural and political goals, while being conscious of the limits of these mobilizations. 3 We have deliberately opted for the term ‘margin’, rather than ‘periphery’. The latter, as noted by Pierre-Amiel Giraud and Sara Schoonmaker in this volume, has the disadvantage of implying “a space dominated by a centre”. Our interest in this concept of ‘margin’ lies, on the contrary, in the more complex relations that the ‘margin’ maintains with the centre. This notion refers as much to “relegated spaces” submitted to the power of the centre, as to “relatively autonomous spaces” of experimentation or of ‘avant-garde’ that escape, in part, from the influence of the centre. Therefore, for this issue of Journal des Anthropologues, we wanted to widen the scope as much as possible in order to present the many ways by which digital technologies are appropriated at the margin: whether as an instrument of, or an escape from, domination and control. 4 This introduction highlights a unique transdisciplinary approach forged by the articles gathered in this issue contributed by anthropologists, sociologists, specialists of information and communications sciences and geographers.

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The Economy of access to digital technologies

5 To understand how digital technologies are used at the margin, we must first look closely at the conditions of access which are largely influenced by geographic and social inequalities. The map of world internet connections, displayed on the cover of this issue, illustrates such inequalities. The intensity of colour indicates the level of access and thus highlights differences from one country to another: as we can see, vast regions of our planet remain in the dark. This is an elementary dimension that those presenting the emergence of digital technologies as the start of a new era, “the age of access” (Rifkin, 2000), ignore too quickly.

6 In her article, Paula Uimonen seeks to avoid positioning digital technologies as a given. For her, in Sub-Saharian Africa where she carried out her research, the main difficulties for obtaining access to the Internet are the high cost involved and the vagaries of “systemic breakdowns”, an everyday occurrence in Africa’s technological infrastructure. 7 Contrary to other analyses of the “digital divide” which use only statistical data to assess international and intra-national inequalities, Uimonen’s research focuses on the socio-economic and political conditions governing access to the Internet. Taking mobile telephony as her example, she describes how people acquire subscriptions and telephones in an economy based on formal and informal services. Telephone subscriptions are, she points out, particularly expensive and, as a result, low income users try all sorts of tricks to reduce their bills. In addition, because of the dysfunctional infrastructure, they cannot rely on regular access. 8 Hence, this article questions the narrative of UN agencies that accompanied the so- called “mobile revolution” in Sub-Saharan Africa. These agencies were enthusiastic about reducing the digital divide in this region and about the private sector’s capacity to ensure efficient service delivery. However, for Uimonen, although private operators, including major transnational telephone companies, have generated enormous financial profits from their investment, users have to pay high prices for malfunctioning services. 9 The Internet access economy in Côte d’Ivoire, as described by Yaya Koné, is also quite specific. He has studied young people in Abidjan’s Koumassi neighbourhood who do not own computers and therefore have to go to cybercafés when they want to connect to the Web. They do this by using computers that are usually second-hand machines imported from Europe, known as “France-au-revoir” computers. 10 Both Paula Uimonen and Yaya Koné describe how digital technologies are, as with older technologies, exploited by an entrepreneurial culture and, for the most part, deployed through informal market networks. Uimonen mentions the kiosks selling and repairing new and used mobile phones and people selling telephone cards in the street or single phone calls in towns and villages throughout Tanzania, and in other countries in Sub- Saharan Africa. 11 Yaya Koné describes how young people in Koumassi went from selling pirate CDs, VCDs and DVDs to becoming professional tchatcheurs on the Internet. In cybercafés, they browse the web searching for lonely hearts in Europe in order to seduce them and then

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quietly “pick their pockets” by asking regularly for transfers of small sums of money that they then flash around when going out with their friends in the evening. 12 The digital informal economy described by Koné and Uimonen are subjected to market forces in exactly the same way as the formal market which dominates global regulation of access to electronic networks.

Non-market digital spaces

13 Other authors have taken a quite different perspective and tried to understand how people have access to the digital world, not via a subscription to commercial service providers, as is usually the case, but by making use of non-commercial options.

14 Cédric Calvignac focuses on a community-based alternative to the ‘monopoly’ held by major Internet service providers (ISPs). The community in question, located in a small town in the suburbs of Toulouse, offers a particularly interesting case study as it focuses on members of a computer club who were “retirees with only limited familiarity with computer tools”. The club leaders suggested that these retirees join together and form “a citizen WiFi network”, called Cita-nodes. Created in 2003, Cita- nodes meets the specific needs of its users more effectively than commercial access providers: for a modest fee, they receive Internet access and technical assistance adapted to their needs. 15 Meanwhile, Pierre-Amiel Giraud and Sara Schoonmaker have studied non-market access to the digital world from the perspective of free software militants: they underscore the capacity of these militants to “mobilize the margin as a resource” in order to have their ideals respected. 16 They show that, in order to frustrate the commercial ISP market, these militants organized a campaign against Oracle, one of the largest software publishers in the world. In 2009, Oracle bought out Sun Microsystems which held all the intellectual property rights for the free office suite, OpenOffice.org. At the time, Oracle’s objective was to develop OpenOffice in a way that was at odds with the ideals of the advocates of freeware. The group of OpenOffice contributors managed to mobilize itself in order to turn its back on OpenOffice and to develop a fork, LibreOffice. They created The Document Foundation specifically to protect and manage use of LibreOffice which they wanted to turn into a “common public good at the margin of the market” that has attracted millions of users throughout the world. 17 The experiments described in these two articles do have their limitations, however. Cédric Calvignac describes how the Cita-nodes network has in fact failed to meet its objective of emancipating users. In principle, Cita-nodes should have given its public “an avenue for civic re-appropriation of techniques” and imbue them with a form of empowerment: in fact, “technological control” remained in the hands of the people who set up the project. Although Cita-nodes made it possible for users to avoid being dependent on commercial ISPs, it did not allow them to “not become captive as digital dependents”. Similarly, Cita-nodes could not, in the end, compete with the pensioners” preference for the so-called ‘triple-play’ offers (Internet, television telephone services) provided by mainstream ISPs. 18 Finally, the community of freeware contributors could not escape from the inequalities that structure the world of commercial Internet access: the share of participants in

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Southern countries is relatively low. “The distribution of contributors to freeware”, suggest Pierre-Amiel Giraud and Sara Schoonmaker, “clearly demonstrates the digital divide between North and South”.

Unkept empowerment promises

19 Empowerment has become a key word for describing the hopes for emancipation inspired by the growing significance of digital technologies. Cédric Calvignac has stressed, as mentioned above, the gap between the promises of empowerment offered by the citizens’ WiFi project, Cita-nodes, and the real control that its members gained over digital technology. Other articles also focus on this gap between hopes raised and actual results obtained by these digital projects.

20 This is described by Camille Bosqué in her analysis of the international expansion of FabLabs (Fabrication Laboratories) created in the late 1990s by Neil Gershenfeld at the Massachusetts Institute of Technology (MIT). With empowerment as its objective, the FabLabs project invited people “to become protagonists of technology, rather than spectators”. Exporting this model, said Neil Gershenfeld, would facilitate “personal fabrication by everyone on the planet who did not have access to MIT…”. Bosqué focused this study on the way three pioneering FabLabs worked to achieve this objective: FabLab Vygian Ashram in India, MIT-FabLab Norway, and South End Technology Center in Boston. 21 The results of her research show that, despite the “expectations of MIT’s engineers and researchers” and the emphasis on the technology itself, all three FabLabs were grafted onto pre-existing projects and adapted to specific needs in the areas where they were established. In fact, they developed into community centres, rather than into labs focusing on “personal digital fabrication”.

The Digital: between appropriation and domination

22 Anthropologists did not wait for the discourse on empowerment by digital technologies to highlight the benefits that they could offer to minority populations. Already in 1991 Faye Ginsburg emphasized that, for indigenous minority peoples, minority media were useful “vehicles for internal and external communication, self-determination, and resistance to cultural domination from outside” (Ginsburg, 1991: 92).

23 This is the position taken by Philipp Budka in his research into the use of digital media by “First Nations” communities in North-West Ontario, Canada. He has also put digital access infrastructures at the centre of his arguments. First, he focused his research on one of the first indigenous internet organizations in the world, Keewaytinook Okimakanak Kuh-ke-nah Network (KO-KNET), owned and controlled by indigenous people. To overcome its lack of public and private funding, KO-KNET worked with a variety of actors – governmental institutions, telecommunications industries, local communities, etc. – to install digital infrastructure in the most remote regions of North-West Ontario in order to link them to the rest of the country. 24 Second, Budka reviews the ways in which the local population used digital services. Not only does he discuss their strategic use of digital communication technologies, but he also concentrates on their ordinary day-to-day usage of the Internet. He shows that KO-

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KNET network has indeed encouraged the development of tele-medicine and online learning services, but he also highlights the disparity between the ‘noble objectives’ praised by KO-KNET’s state sponsors, who see its network as a way to improve access to education and health services, and people’s everyday use of Internet services. Rather than seeing the Internet’s mainly as an educational medium, they were more interested, like many others, in having access to sites offering entertainment and social networks. 25 Access to social networks is particularly important for families whose members are often living very far away. Until recently, they were able to use an online service designed specifically for this target group, MyKnet.org, for communicating with distant family members through their personal page. Significantly, just as the Cita-nodes group of pensioners preferred, in the end, to subscribe to commercial services, Philipp Budka shows that recently MyKnetK.org’s systems, despite a strong sense of loyalty and belonging by the users, were progressively dethroned by a commercial site, Facebook. 26 Minority media can be used by minority groups as instruments in their struggle against the process of ‘cultural domination’. Conversely, dominant media can have ‘destructive effects’ to indigenous communities (Ginsburg, 1991: 92, 94). 27 In focusing on minority groups’ strategic usage of digital technologies as a way to escape various forms of domination, we must not forget that other actors, such as governments and private companies, make use of these same technologies to reinforce their hegemony, by bringing these communities into the national mould, or integrating them into the market. 28 The article by Mathieu Poulin-Lamarre focuses on the Hmong in China and, from this perspective, is particularly eloquent. He shows how the Chinese state has relied on several web platforms to consolidate its “ethnicity regime” and thus ensure the hegemony of the Han majority over the other 55 minority groups composing the Chinese population. This objective is achieved by the production of highly folkloric images representing minority groups as subservient to the Hans. In addition to television, the Chinese state systematically uses the Internet to implant in the minds of its citizens “the natural and authentic character of [ethnic] categories” that it has itself established. Thus, “official minority associations” use the web to promote party doctrine so successfully that they now control “more or less all sites relating to ethnic minorities”. 29 Poulin-Lamarre then describes how young Hmongs negotiate their identity on the web. He highlights the discrepancy between, on the one hand, an apparent unanimity under the aegis of the Party which decides on content posted on ethnic minority sites in China and, on the other hand, the much more heterogeneous content posted on personal pages on these same sites or within discussions that take place through the very popular QQ network site. He also discusses the way that the Hmong, despite the precautions they take to mask their identity in public places, deliberately post images showing their ethnic identity on their personal web pages, but they do it in very contradictory ways. In fact, in their posts, ‘State-produced images’ linking them to a very specific Hmong identity coexist with others that are substantially different from the official ‘ethnic model’.

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Digital technologies: instruments for political mobilization

30 Since the 1990s, digital technologies have been thought to be indispensable for the political mobilization of marginalized groups. In his article, Pierre Couturier notes that “few political or social struggles in the Industrial society can afford to dispense with digital communications tools”. Yet, his contribution offers a case study of a political movement that does not use these tools. He focuses on the struggle by small farmers’ collectives in France against the regulation, introduced in the early 2000s, requiring them to use microchips to identify their sheep and goats. This measure, imposed by the European Union and federations of French breeders, is seen by these farmers as an attempt by the dominant agro-food system to force their farms to be integrated into it without taking into account their specificity.

31 Couturier’s initial objective was to analyse “how a social group refusing to be integrated into a dominant system” decided to make use of an ‘emancipating’ – as opposed to a ‘dominant’ – digital technology for mobilizing its members. However, after interviewing the farmers, he realized that they were not prepared to use tools they saw as “instruments of the system”. They preferred to use other forms of “concrete mobilization”, such as festivals, demonstrations, and sit-ins in administrative buildings, to “create a living collective” and to “bond together” farmers scattered over a large territory. 32 By showing the merciless impact that electronic identification has had on livestock farmers, its most virulent opponents, and by decrypting their hostility to the potential for contestation provided by digital technologies, Couturier succeeds in moderating the optimism of those who praise the Internet for its ability to emancipate people. He reminds us that digital technologies, in the hands of governmental or international organizations, are first and foremost tools for managing and controlling contemporary society. 33 In her study of MIT-FabLab Norway, Camille Bosqué describes on the contrary how breeders accepted electronic microchips as a way of guaranteeing traceability for their herds: in this case, microchips were considered a useful tool for the future of farmers’ livestock. It is true that, in Norway, the electronic shepherd was not imposed by government, but introduced by a peer production project. The parallels between these two studies give us an interesting insight into the many ways in which digital tools can be used, according to the objectives of their users, and the environment in which they are implemented. 34 In their article on other marginal groups, but less hostile to digital technologies, Valérie Devillard and Guillaume Le Saulnier describe the contribution of, and limits to, mobilization of these tools for political ends. Time and again, the ‘horizontality’ of its network infrastructure is a key argument in presenting the web as a more open space than mainstream media for minority groups wanting to make their voice heard. The Internet is often supposed to provide a platform that facilitates access to the public arena (Benkler, 2006: 176-180). Devillard and Le Saulnier present several elements problematizing this argument. Their analysis focuses on the debate in the National Assembly on the draft Law on “reinforcing the struggle against the prostitution system” which reaffirms “France’s abolitionist position in this domain” in December

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2013. They describe how collective groups that oppose this bill, and in particular the French union of sex workers (STRASS), use the web as a resource for refuting the arguments of abolitionists. 35 Unlike others who see radical structural differences between the web and the media, Devillard and Le Saulnier conclude from their study of the ‘traces’ of debates on the web that “digital arenas reproduce mass media hierarchies”. The abolitionist discourse, promoted by institutional stakeholders supporting this bill, does in fact dominate the debate in these arenas: it is echoed in ‘mainstream’ media and their online versions since the latter enjoy routine access to these stakeholders. Because they do not have access to these media, the demands of collectives of sex workers and their allies have been marginalized and they can only make their presence felt by “amateur informative productions” hosted by ‘pure players’ with only the web and their blogs to enhance their visibility. 36 Devillard and Le Saulnier give a detailed description of the strategies used by STRASS to attract greater attention from the ‘traditional media’ and their online versions which remain a major tool for gaining access to the general public. The authors show how providing the media with what they want in order to increase their audience in digital arenas comes at a cost for their organization. STRASS decided to organize spectacular and dramatic activities which online and traditional media are always ready to publicize. While this move has definitely given the association a higher visibility, the strategy has challenged the coherence of the overall policy it has followed since its creation.

Digital channels of information: from local to transnational

37 Joseph Hivert and Dominique Marchetti have also studied the complex relationships between civil society militants and journalists: in particular, they looked into how the former make use of the latter to gain access to a much wider public. Yet, the framework within which they unfold their arguments is very different from the previous papers.

38 Through their study of the Association marocaine des droits humains (Moroccan Association for Human Rights - AMDH), Hivert and Marchetti sought to understand an apparently paradoxical situation. They studied an association “marginalized by the traditional media in ”, whose activities in the production and distribution of information could be described as ‘Do-It-Yourself militancy’”. Yet, for the foreign press, AMDH constitutes an unofficial ‘counter-press agency’, an alternative to the very official Maghreb Arabe Presse (MAP) which is much better equipped in terms of material resources. 39 Unlike other researchers who, immersed with ‘technological determinism’ perspectives, tend to see “political mobilization as the result of the use of online social networks”, Hivert and Marchetti explain how the key to AMDH’s activities lies in the ‘social’ and non-virtual network it has established throughout Morocco since 1979. AMDH’s members are not unaware of the benefits in using communications systems: their main tools in recent years have been their magazine, Attadamoune, press releases and extensive use of telephone and fax services. However, new technologies have not

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been quickly integrated into the “panoply of tools for certain militants, especially those who joined in the 1970s” and who remain somewhat reticent to adopting them. 40 This article offers not only a description of AMDH’s use of digital technologies but, more importantly, a clarification of the tacit alliance between AMDH and foreign correspondents. International journalists provide militants with a useful ‘safety net’ which has proved to be extremely useful when AMDH members are arrested. In addition, the foreign press constitutes a precious resource for overcoming AMDH’s difficulties in disseminating information throughout the country, since the association does not have access to the public sphere in Morocco. Through foreign press coverage of its activities, AMDH can “publicize the cause of political prisoners and denounce the repression that is rampant” in the Kingdom of Morocco. 41 However, before establishing this alliance, AMDH has had to made substantial changes to its programme. Established in the 1990s, it has evolved from being a political Marxist-Leninist organization to adopting an ‘apolitical’ status as an association dedicated to defending human rights. To a certain extent, AMDH has conformed to the expectations of foreign media. 42 On the other hand, AMDH’s nation-wide network represents an exceptional source of information in Morocco for international journalists, as it gives them access to news that they cannot find elsewhere because of the way that much of the Moroccan media is ‘subordinated’ to the political regime. ADMH has another advantage: its militants are often multilingual and have the necessary “cultural and political capital” to “express themselves in ways that are comprehensible to the foreign media”. 43 As in the article by Hivert and Marchetti, Kani Tuyala shows how use of digital technologies is part of a continuum with previous forms of communication means. He focuses on the online Pan-African agency for photography and video films, Africa 24 Media, which aims “to give ‘Africans’ a voice” and to offer an alternative to ‘stereotypes’ conveyed by “transnational flows of information”. To meet this objective, Africa 24 Media takes advantage of digital technologies that facilitate its operations as a ‘content aggregator’ by using images produced by its own journalists and by a wide network of freelancers and distributing them internationally. But, Africa 24 Media is by no means the child of a spontaneous digital generation: it was co-founded by Salim Amin and sees itself explicitly as the heir to Camerapix, an image agency founded in 1963 by his father, the famous photographer Mohamed (Mo) Amin whose dream was always to promote an alternative image of Africa. 44 As with the development of satellites several decades ago, the growth of digital technologies, says Tuyala, has generated hopes of an improved “dissemination of information” within countries from the South. Thus, Kani Tuyala asks whether the ‘Digital Age’ has encouraged informational ‘contra-flows’ (Thussu, 2007) which are now able to rival dominant flows from Western players. He answers by pointing the finger at constraints in the political economy which remain unchanged in the Digital Age, suggesting that it is these constraints, as in the past, that structure transnational movements of information. It is interesting to note that Africa 24 Media’s most important news programme, Africa Journal, founded by Mohamed Amin in 1994, has been able to reach an international, and indeed an African, audience, only by being transmitted via one of the two principal Anglo-American news agencies, Reuters TV.

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The ambiguities of Digital Humanities

45 Finally, in a more theoretical article, Fabien Granjon and Christophe Magis decode the paradigm of digital humanities. As a corollary to the discourses hailing the ‘digital revolution’, digital humanities have been presented as bringing about a “‘new anthropology of contemporary societies”. From now on, reality would have to be seen through the prism of the “strongly mediatized character of real-life experiences within these societies, both by the accumulation and the dissemination of knowledge and by the distribution of technologies and, in particular, of digital technologies”.

46 Granjon and Magis pay particular attention to the ambiguities within this notion, while seeing elements coming in consonance, in certain directions put forward by these digital humanities, with the preoccupations of critics: for example, questioning the relations “that theory and praxis maintain”, and challenging the foundations of intellectual property regimes, in calls to go beyond the “balkanization of scientific knowledge”. 47 Beyond, the digital humanities project poses questions about the boundaries of our contemporary world for which they are expected to offer a new anthropology. There is a high probability that these boundaries will be seen as corresponding almost exactly to the most colourful and lightest colours on the map on the cover of this issue, with the rest of humanity remaining in the dark. 48 Offering a detour by the margins, the articles in this issue allow us to see how, by focusing on some of the dark zones in this map, we can learn more about the issues raised by digital technologies in our world today. 49 Let us conclude by expressing our regret at an unforeseen difficulty. When we published the call for articles, our objective was to invite transdisciplinary contributions that would describe experiences of collaboration between researchers in human or social sciences, artists and digital professionals. We thought that, by confronting our practices as researchers with other forms of activities and creation, we would be launching a critical reappraisal of forms of representation, modelization, and dissemination of knowledge. This would be the framework in which to embed experiments and reflections carried out by collectives coordinated by some of our team: Anthropologies numériques1 and the antiAtlas of Borders2. 50 This confrontation of art, science and technology was expected to lead to a more precise understanding of the issues involved in the growing use of digital technologies in human and social sciences. And yet, apart from the article by Fabien Granjon and Christophe Magis on the impact of digital humanities in research practices, this question has not been treated here, since very few articles sent in response to our call for papers have sought to tackle this issue. This is clear evidence of the extent to which digital practices, together with the methodological and epistemological reflections they inspire, remain, even today, at the margin of our disciplines.

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NOTES

1. Digital Anthropologies : http://www.lecube.com/fr/anthropologies-numeriques-3eme- edition_2438 2. http://www.antiatlas.net/en

AUTHORS

TRISTAN MATTELART

Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti), Université Paris 8 Vincennes, 2 rue de la Liberté, 93526, Saint-Denis cedex Courriel : [email protected]

CÉDRIC PARIZOT

Institut de recherches et d’études sur le Monde arabe et musulman (Iremam) UMR 7310, AMU/ CNRS, Université Aix-Marseille – MMSH, 9 rue du Château de l’Horloge – BP 647, 13094 Aix-en- Provence cedex 2 Courriel : [email protected]

JULIE PEGHINI

Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti), Université Paris 8 Vincennes − 2 rue de la Liberté, 93526 Saint‑Denis cedex Courriel : [email protected]

NADINE WANONO

CNRS, Institut des Mondes africains (IMAf) UMR 8171, Paris I/EHESS/PHE/IRD/AMU. 27 rue Paul Bert – 94204 Ivry-sur-Seine cedex Courriel : [email protected]

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“Number not reachable” Mobile infrastructure and global racial hierarchy in Africa « Ce numéro n’est pas joignable. » Infrastructure mobile et la hiérarchie raciale mondiale en Afrique

Paula Uimonen

1 “The number you are calling is not reachable, please try again later”. This automated voice message, or variations thereof, is a common response to phone calls in Tanzania, typically articulated by a friendly female voice in Kiswahili and English, to the perky tunes of popular background music. The status of being ‘not reachable’ is often not by choice, since people usually keep their phones on at all times. Nor is ‘not reachable’ the most frequent response, since most of the time, phone calls do get through. ‘Not reachable’ is, however, symptomatic of malfunctioning infrastructure, especially erratic network coverage and irregular power supply, which is a common feature in mobile infrastructure in many parts of Africa. A number can be unreachable for a few minutes or longer, depending on physical location and operator used. In rural areas, it may take hours to get to a place of connectivity, but even in urban areas, coverage tends to be rather haphazard, with plenty of blind spots and abruptly cut off phone calls. People can also be ‘not reachable’ due to lack of electric power, the management of phone batteries being a constant preoccupation. Charging batteries can be cumbersome in rural areas, often entailing travel to a place with electricity, but even in urban areas power is not reliable, due to unstable supply and rationing schemes. Interestingly enough, network coverage is not affected by power cuts, since phone towers often have their own supplies, thus isolating them from the unreliability of electricity grids. Aside from this infrastructural malfunctioning, people can of course invoke the lack of coverage or battery charge when choosing to be ‘not reachable’, for example when engaging in activities that are best kept hidden from friends, spouses, relatives, or colleagues, or when trying to avoid various social pressures. But this is not the subject of the present analysis.

2 This article discusses mobile infrastructure in Africa, offering a critical appraisal of what is often celebrated as a mobile success story, while broadening anthropological understandings of digital infrastructure through empirical inputs from the peripheries

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of the global network society (Uimonen, 2012)1. Following the call for ‘theories from the south’, the article is based on the premise that digital margins offer valuable insights into technology-mediated modernity, exemplifying how ‘old margins’ are becoming ‘new frontiers’ in contemporary world-historical processes (Comaroff & Comaroff, 2012: 13). Thus rather than viewing mobile infrastructure in Africa in terms of ‘alternative’ modernity, this analysis follows scholarly efforts to recognize the dialectics of Afromodernity and Euromodernity (Comaroff & Comaroff, 2012: 9), paying attention to issues of material need and global inequality (Ferguson, 2006: 31‑33), while recognizing Africa as a modern space that continues to be structured through global racial hierarchies (Pierre, 2013). This article further notes the problematic tendency of anthropologists to particularize African phenomena, while shunning away from broader questions of racialized inequality (ibid.: 202), thus overlooking the relationality and political economy of Africa in the global order (Ferguson, op. cit.: 17-19). Cognisant of the diversity of the continent, this article builds on Ferguson’s conceptualization of Africa as a place-in-the world, defined as a “location in space and a rank in a system of social categories” an analytical unit that also reflects how many people on the continent understand their lives in “an imagined ‘Africa’ and its place in the world” (ibid.: 6). In addressing global phenomena like mobile infrastructure, this perspective directs attention to questions of material and social inequality, especially the persistence of racialized ordering (Pierre, op. cit.) in the global hierarchy of value (Herzfeld, 2004). This article draws on material that I have gathered over ten years of ethnographic engagement in Tanzania2, combined with published scholarly accounts from different parts of Africa (Brinkman et al., 2009), especially Ghana in West Africa (e.g. Shipley, 2013; Quayson, 2014) and Mozambique in Southern Africa (e.g. Archambault, 2012). Theoretically I build upon Larkin’s (2013: 328-329) work on infrastructure as relational systems with semiotic and aesthetic dimensions, while noting that his emphasis on materiality, e.g. “[i]nfrastructures are matter that enable the movement of other matter” does not fully cover the immaterial aspects of digital and mobile infrastructure (e.g. electric power, digital transmission). Even so, this article focuses on the visual materiality and political economy of mobile infrastructure, thus addressing what has been identified as gaps in existing research (Horst, 2013; Larkin, op. cit.).

Visual materiality and malfunctioning modernity

3 It is somewhat unfortunate that early anthropological conceptualizations of infrastructure have privileged functioning, while promoting a rather narrow view of visibility, suggesting that one of the properties of infrastructure is that it “[b]ecomes visible upon breakdown” (Star, 1999: 382). This statement has led to the oft cited postulation that infrastructure is invisible until it breaks down, thus taking the ‘invisibility’ of infrastructure for granted, a view that Larkin has rightly pointed out to be a “partial truth and, as a way of describing infrastructure as a whole, flatly untenable” (idem: 336). He argues that invisibility is but one extreme in the range of visibilities of infrastructure, which range from the unseen to grand spectacles. The visual materiality of mobile infrastructure is a case in point.

4 In many parts of Africa mobile infrastructure is visually prominent in urban and rural landscapes, from mobile network towers to colourful billboards. The distinctive colours

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and logos of mobile operators are omnipresent in various sensory forms; painted on buildings, worn on t-shirts, printed on umbrellas, and prominently displayed through sponsorship of cultural events (cf. Archambault, op. cit.; Molony, 2008; Shipley, op. cit.; Uimonen, 2012). There are some interesting variations in visibility. In Tanzania, mobile phone towers are often built in the midst of residential areas, towering steel constructions articulating the promises of urban modernity, of being ‘reachable’. In rural areas, the towers are few and far between, exemplifying how globalization not only flows but also ‘hops’, skipping spaces in between points of connectivity (Ferguson, op. cit.: 47). This urban-rural variation is also evident in mobile advertisements. In African urbanscapes, prominently placed billboards sell smart phones and fast Internet access, through cosmopolitan images of ‘chic urban youth’ (Quayson, op. cit.: 148), often depicting ‘beautiful, successful urbanites’ (Molony, 2008: 344). In rural areas, simple signs with logos are more common, often selling m-banking services. A decade ago, mobile advertisements dominated urban billboards in Tanzania. Although still prominent, they now compete with advertisements for executive furniture, air travel and banking services, visual indicators of a growing urban middleclass. Meanwhile, in rural areas mobile advertisements still dominate, alongside promotions for beer and soft drinks. 5 The sensory materiality of handsets is another visible feature in everyday life, the mobile phone functioning like a ‘material extension of the self’ (Uimonen, 2015). The mobile phone is always within reach, often carried in hand, or safely tucked away in pockets or brassieres (cf Archambault, op. cit.). Phones are also heard; the soundscape often punctuated by ring tones, often personalized, or by music played on phone speakers, not to mention mobile conversations. Since it is an important status symbol, signalling a state of being ‘reachable’, people often show off their phone, which has become “a whole new vehicle of identity and identification for all walks of life” (Brinkman et al., op. cit.: 14). The phone might be brand new, the latest smart phone available, an admired artefact that confirms the social superiority of its owner. Or it might be an older model; the case may be cracked, the numbers almost worn off, barely functioning. But even among poorer people, a simple, worn out phone affords some sense of status. The phone is a common object of social exchange and petty trade, as people pass on their old phones to family and relatives or sell them on local markets (Pfaff, 2009), and phones feature in transactional sexual relations (Stark, 2013). The desire for a mobile phone is so great that it is one of the most stolen items in Africa (Onyango-Obbo, 2014). 6 Another visible aspect is the entrepreneurial culture that mobile infrastructure has given rise to. In Tanzania, entrepreneurs selling airtime vouchers can be found everywhere, along with mobile repair shops, in Kiswahili called fundi simu. Shops selling mobile phones are very commonplace, ranging from large air conditioned outfits in city centres offering the latest model smart phones to hole-in-the-wall shops in rural areas selling cheap Chinese brands and accessories, or promotional stands in market places. M‑banking services are mushrooming, especially in rural areas, offering mobile cash transfers through agents, wakala, who function as ‘human ATMs’ (Maurer et al., 2013). As observed in June 2014 on a main thoroughfare in Kisesa, a semi-rural town in Mwanza, 39 out of 95 shops served as wakala for Vodacom M-pesa, Tigo Pesa and/or Airtel Money. According to one of the agents, money transfers ranged from TZS 3-5,000 (EUR 1,41-2,35) to 200-300,000 (EUR 93,92-140,88) and the agent earned a small commission, e.g. TZS 1,000 (EUR 0,469) for a transfer of 100,000 (EUR 46,96). Companies

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supply the wakala with an agency number, posters and registration book, which agents sometimes complement by painting their shop doors in the colours of the operator. 7 In Africa where malfunctioning is the norm, the notion that ‘breakdown’ is an anomaly is even more troublesome than the supposed invisibility of infrastructure. Similarly to other forms of infrastructure, mobile infrastructure is characterized by all kinds of system failures, from absent or haphazard network coverage to poorly functioning handsets. Inadequate network coverage is a recurring problem, which often requires some mobility, thus inverting the logic of mobile communication. In rural areas, people may have to climb a hill to get coverage, or find some other ‘network reception spot’ (Molony, 2009), while in urban areas poor coverage is more easily side stepped, since blind spots tend to be limited to particular areas. But even when there is network coverage, the quality of the connection can be defective and sometimes the call is abruptly cut off. Similarly, handsets are often dysfunctional, whether from wear and tear or the poor quality of counterfeit and cheap models. In addition, irregular and inadequate power supply is becoming a growing problem throughout the continent, while many rural areas still lack electricity. 8 In an African context, systemic breakdowns in infrastructure are taken for granted; they are visibly present, while well functioning infrastructure is visibly absent. 9 The digital margins offer an empirically rich site for ‘broken world thinking’, bringing forth the ontological and analytical importance of breakdown, repair and restoration (Jackson, 2014). Not only does breakdown offer a more nuanced appraisal of mobile infrastructure, but it is also illustrative of the ‘coming apart’ of modernity, which can be appreciated in the very cracks and gaps of malfunctioning (ibid.: 221). As such, the state of being ‘not reachable’ can offer valuable insights into the contradictory visions and realities of modernity. 10 Modernity is particularly ambivalent in an African context, a spatiotemporal state of always becoming, of almost belonging. Through mobile infrastructure, modernity is within reach—it can be seen, heard, and held. But through its malfunctioning, “not reachable, please try again later”, it becomes equally palpable that modernity is neither universal nor linear. Not only does mobile infrastructure embody “the possibility of being modern, of having a future, or the foreclosing of that opportunity and a resulting experience of abjection” (Larkin, op. cit.: 333), but it also discloses the spatiotemporal ‘ partiality’ of modernity in an African context, where digital technology mediates ‘ partial inclusion’ in the global network society (Uimonen, 2012). This is not a question of inclusion/exclusion, of either/or, but a matter of partiality, of both/and, or what I have elsewhere described as a ‘state of creolization’, a constant coming together and pulling apart of various cultural fragments, within the structural constraints of global hierarchies and asymmetric power relations (ibid.). This is not an alternative form of modernity, but modernity writ large, uncovered and exposed through its very cracks.

Predatory capitalism and corporate governance

11 Malfunctioning mobile infrastructure offers insights into the workings of global capitalism, especially the neoliberal logic of self‑regulated markets that has framed the so called mobile revolution. Similarly to the impact of structural adjustment programs, the effects of this market-driven paradigm are more visible and profound in the global south, exemplifying how many of the ‘historical tsunamis’ of our times break on the

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shores of postcolonies in their most palpable, hyperextended form (Comaroff & Comaroff, 2006: ix). The very roll-out of mobile infrastructure throughout Africa has been driven by the principles of market liberalization, heralded by policy reformers as the end of state telecom monopolies and the arrival of corporate actors for more efficient service delivery. Statistics showing the remarkable growth in mobile access is often invoked as evidence of market triumph, quantifiable indicators of what is often cast as one of Africa’s success stories.

12 The extent to which the predatory instincts of mobile operators have been given free reign in Africa is often absent in the celebratory discourse of market success. Here mobile operators have earned faster returns on their investment than elsewhere in the world, while customers pay higher tariffs, despite lower income levels. This voracious extraction of resources is nothing new in Africa; compare for instance mining and trade in raw materials, or poaching of wild animals. If anything, the mobile industry follows historically established forms of exploitative profit making, a form of predatory capitalism that precedes the global spread of neoliberal capitalism, while highlighting its exploitative essence. While mobile operators draw enormous financial benefits from the need to communicate, African customers pay dearly for malfunctioning services. “They take much money but deliver only poor and fitful services in return”, is a common complaint in places like Accra (Quayson, op. cit.: 157). 13 In Africa, mobile operators have become primary suppliers of modernity, thus ensuring the dominance of corporate actors in the process of national development. Through the visual materiality of mobile infrastructure, commercial actors penetrate all aspects of daily life, from physical landscapes to the intimacy of corporeal self expression. Mobile operators even engage in some public service projects, funded in the name of corporate social responsibility, often in the realm of cultural events and entrepreneurship (cf Shipley, op. cit.; Uimonen, 2012). Significantly, mobile operators are not only selling products and services, but they deliver development. For the relatively low price of a mobile handset, ordinary citizens can gain ownership of a valued artefact and subscribe to modern forms of communication. In the absence of other forms of modern infrastructure (e.g. educational institutes, health care facilities, roads and transport systems), mobile infrastructure offers at least a semblance of accomplishment, offering citizens a sense of progress and inclusion. 14 Corporate leaders are also playing a more active role in governance, as exemplified by the Mo Ibrahim Foundation established in 2006. The Foundation compiles an annual index of African governance and awards a multi-million dollar prize for African leadership3. In addition to centring on Mo Ibrahim, founder of Celtel, one of the largest mobile operators in Africa, the Foundation draws on a network of high profile political and corporate actors. Hailed as the Bill Gates of Africa, Mo Ibrahim personifies the entrepreneur-billionaire-philanthropist, a new type of influential actor that is rising to prominence around the world. As detailed in anthropological research on emerging power constellations in the West (Wedel, 2014), this new power elite exerts influence through branding, networks and nonprofit organizations. Operating beyond the bounds of public accountability, these elite power brokers practice an insidious form of corruption that has infiltrated every level of society (ibid.).

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Self-regulated consumers and registered citizens

15 Since the rise to prominence of mobile operators coincides with the privatization of the state, mobile infrastructure offers insights into the neoliberal reconfiguration of state functions. In an African context, this global trend is particularly visible, along with its historical roots. As Bayart has argued, the privatization of the state, or politique du ventre, is not a case of retreat or collapse, but recomposition (2009: xliv). Following the strategies of extraversion that have characterized African state crafting, the neoliberal state merely augments the “hegemonic aspirations of dominant groups” (ibid.). If anything, as mobile operators offer a semblance of progress, thus overshadowing the shortcomings of the state apparatus, questions of citizenship are not only depoliticized, but thoroughly commercialized.

16 With mobile infrastructure citizens are recast as self-regulated consumers through prepaid regimes that avert the financial risks of service providers. As noted with regard to prepayment regimes for electricity in South Africa, ‘living prepaid’ is an emerging techno-political terrain through which the ‘autonomous self-governing citizen’ is crafted through devices that “delink questions of payment and infrastructure from larger claims of citizenship” (Von Schnitzler, 2013: 681). Through mobile telephony, the prepaid logic penetrates ever deeper into society, remodelling citizens as prepaid, self- regulated consumers. In Tanzania, most people use prepaid phone services, only a small elite minority has postpaid subscriptions. Phone vouchers are readily available, often sold by entrepreneurs. Again, there is some urban-rural variation in the amounts sold. In rural and urban poor areas, phone vouchers tend to be around TZS 500-1,000 (EUR 0,22-0,45), while vouchers for TZS 5,000-30,000 (EUR 2,25-13,5) can be bought in more affluent urban areas. The lower denomination vouchers are smaller and often of poor quality, easily broken when scratched, while the more expensive, larger vouchers are decorated with promotional colour images. 17 Since it is up to the self-regulated customer to manage the cost of being ‘reachable’, low-income users rely on a variety of social strategies to economize their mobile communication. The practice of beeping (missed calls) is one such strategy (cf. Archambault, op. cit.), usually tied to existing social hierarchies, with less affluent or junior people ‘beeping’ more affluent or senior people, and women more commonly beeping men. People also minimize costs by having more than one account, thus strategically switching between different operators to get the most value for their money. The popularity of mobile phones with dual SIM cards is illustrative of this practice. Strategic use of various bundles offered by operators is another way of optimizing airtime, taking advantage of lower costs between specific operators, for certain services or different time slots. People also transfer phone credit, which is a common way of managing social relations, including sexual ones, since phone credit is a well-established form of hard currency (cf. Stark, op. cit.). 18 These practices of beeping, bundling, switching and transferring exemplify how individuals rely on social relations to manage their lives as neoliberal consumers. Similarly to what Horst & Miller (2006) observed in the first ethnography of mobile communication, it is the economic value of social networking that makes mobile phones culturally significant among low-income groups, as exemplified by the social practice of Link-Up in Jamaica. Throughout Africa, citizens rely on social relations to manage daily life, family and kin forming important social security nets in the absence

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of state-run welfare systems and services. By weaving mobile communications into local forms of sociality, low-income users are able to navigate the financial demands of their prepaid consumer lifestyles, their social networking skills compensating for their subordinate position in the neoliberal market place. Consumers are thus creating their own moral economy, to cope with the constraints of self-regulated markets. 19 While customers rely on their social networks to afford being ‘reachable’, governments make citizens more ‘reachable’ for companies. Since 2010, many African countries have introduced mandatory registration for prepaid mobile users, to “combat crime, to prevent fraud and to support Anti-Money Laundering and the Combating of the Financing of Terrorism (AML/CFT) measures” (Jentzsch, 2012: 2). Although procedures vary, they entail some form of verified information on personal identity, which in itself can be a challenge, since many lack such documentation. In Tanzania, the registration process is usually done with the assistance of entrepreneurs who sell SIM-cards or in shops or stands managed by operators. Unless a new SIM-card is duly registered, it will be cut off. 20 Even though mandatory registration is rather toothless in fighting criminal behaviour (ibid.), it solidifies the self-regulated market for corporations. Instructive of the ‘dialectics of law and disorder,’ mobile user registration exemplifies how the “judicialization of politics has been mobilized effectively by corporate capitalism to create a deregulated environment conducive to its workings” (Comaroff & Comaroff, 2006: 19). Since the introduction of mandatory registration, mobile users have been flooded with commercial SMS. Meanwhile, little is done to address more compelling legal issues facilitated by mobile infrastructure, such as fraudulent contracts, tax evasion, or capital flight, let alone poor mobile service delivery.

(Infra)structural racism in mundus hierarchicus

21 Malfunctioning mobile infrastructure articulates the ontology of ‘mundus hierarchicus ’, of how Africa is ranked in relation to the world. It unravels the spatiotemporal ranking of a global hierarchy in which modernity serves as a universal telos (Ferguson, op. cit.: 178). For the people at the bottom of this global hierarchy, the promise of modernity has been one of inferiority and subservience: “Wait, have patience; your turn will come” (ibid.). Behold the excited buzz in media coverage and scholarly accounts of mobile success: alas, Africa has finally been connected, even leapfrogging development by bypassing landlines. But the reality hidden behind statistical success curves goes largely unnoticed. Except by Africans themselves, who keep hearing the words “The number you are calling is not reachable, please try again later”. What else is new? This is Africa! Try again, later.

22 By creating a sense of ‘universal commonality’, mobile infrastructure articulates a ‘ global hierarchy of value’ that is “perhaps a more subtle kind of globalization than that of company logos” (Herzfeld, op. cit.: 3). As evidenced in its global spread, mobile infrastructure holds universal appeal, which in an African context translates into notions of progress and belonging, of being part of the modern world. But this sense of global unity builds upon processes of world domination that date back to colonialism, a significant aspect of which is how “certain places, ideas, and cultural groups appear as marginal to the grand design” (ibid.). In the grand design of mobile modernity, Africa is relegated to a subordinate position, malfunctioning mobile infrastructure serving as a

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reminder of marginalized membership and partial inclusion in the global network society. If anything, mobile infrastructure in Africa brings forth the ontological contradictions of modernity, especially the ‘artificial’ ideal of equality and the ‘deliberate denial’ of hierarchy, in other words a vision of homo aequalis as opposed to a reality of homo hierarchicus (Dumont, 1980: 20). 23 It is worth recognizing the racial dimension of global hierarchies, to appreciate the persistence of ‘racialized forms of inequality’ in this era of accelerated globalization (Pierre, op. cit.: 9). As much as culture has replaced race as a marker of human difference (ibid.: 201), as manifested in the global hierarchy of value (Herzfeld, op. cit.), race continues to play a significant role in the structural positioning of Africa. Far from representing a break with the past, mobile infrastructure reproduces, even intensifies, a global system of power in which Africa is valued as a site for resource extraction, while progress is restricted to malfunctioning infrastructure. There is nothing new about this system of racialized inequality. As Wallerstein (1990: 42) emphasized a long time ago, the ideologies of ‘universalism’ and ‘racism-sexism’ form a ‘symbiotic pair’ that helps contain the contradictions of the capitalist world-economy. 24 Racism reveals yet another crack in the facade of modernity, in this case the manifestation of hierarchy in what Dumont (op. cit.: 237) identifies to be its “covert, shamefaced or pathological forms”. Underlining its function as a principle of unity, Dumont argues that “hierarchy integrates the society by reference to its values” (ibid.: 260). By contrast, the organizing principle of Western modernity rests on the ideals of equality, autonomy and freedom. Yet, contrary to the popular notion of a global village, the global ecumene is not a unity of equals (Hannerz, 1996). Quite the contrary, even in its digitally interconnected form, the global network society is highly asymmetrical (Uimonen, 2012). If anything, the historically formed global hierarchy is reified in countless measurements of the so called digital divide, using a new set of indicators for old forms of discrimination, thus legitimizing the unthinkable non-equality of modernity. Enter racism, to gloss over this ontological gap. As Dumont notes, when distinction is made illegitimate, it is replaced with discrimination and racism ideology: “[f]or things to have been otherwise the distinction itself should have been overcome” (op. cit.: 262-263). This is why the global expansion of mobile capitalism needs racism to legitimize the supremacy of western modernity, while disguising the hierarchy of ‘not reachable’.

Concluding remarks

25 In this article I have discussed the visual materiality and political economy of mobile infrastructure in Africa, focusing on the structural conditions of being ‘reachable’. I have argued that contrary to the oft cited notion that infrastructure is invisible until it breaks down; the visual materiality of mobile infrastructure is a dominant feature in everyday life, along with infrastructural malfunctioning. The material visibility and malfunctioning of mobile infrastructure offers epistemological insights into the ontological gaps of modernity. Far from constituting an instance of inclusion/ exclusion, mobile infrastructure epitomizes the condition of partial inclusion: of almost becoming modern, of almost being part of world society. Embodied in mobile infrastructure, the discrepancy between ideal and reality is instructive of Africa’s place-in-the-world in the global hierarchy of value. Contrary to the universalist claims

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of equality and liberty, mobile infrastructure unravels how modernity is structured by historically determined relations of inequality in a global racial hierarchy.

26 “The number you are calling is not reachable, please try again later” offers epistemological insights into the ontology of mobile infrastructure. Often heralded as Africa’s success story, a critical analysis tells a more nuanced story, unravelling the cracks and contradictions of mobile modernity. In Africa, mobile infrastructure captures the tensions of global relationality, connecting the visions of ‘first class’ modernity with the realities of ‘second class’ malfunctioning. Far from being a case of the culturally distant other, mobile infrastructure in Africa offers a privileged site for anthropological appraisals of what it means to be human in an age of digitally mediated and racially structured global capitalism.

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NOTES

1. I acknowledge the intellectual stimulation of the reading group on infrastructure and students in the graduate course on Digital Anthropology at the Department of Social Anthropology, Stockholm University. This article has also benefitted from detailed comments by Asta Vonderau who is pursuing postdoctoral research on the materiality of the Facebook data centre in the north of Sweden; Gabriella Körling has kindly provided reading tips along with

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comparative insights from Niger, where she is pursuing postdoctoral work on railway infrastructure and mobility; and visiting professor Ward Keeler offered encouraging comments along with reminders of Dumont’s insightful work on hierarchies. I am also grateful to Ulf Hannerz for his insightful comments on global hierarchies. I appreciate Nadine Wanono’s efforts in initiating and editing this timely volume on digital margins, while gratefully acknowledging the constructive critique of two anonymous reviewers. Any shortcomings in the text are of course my responsibility alone. 2. Research and consultancy on digital media (e.g. Uimonen, 2012), including mobile infrastructure, most recently in June-July 2014 (Uimonen, 2015). My work in Tanzania has been combined with short travels to other countries on the continent: Ethiopia, Ghana, Kenya, Uganda, Namibia, and South Africa. 3. http://www.moibrahimfoundation.org/

ABSTRACTS

Focusing on infrastructural malfunctioning, this article discusses the visual materiality and political economy of mobile infrastructure in Africa. Building on the anthropology of infrastructure, it argues that contrary to the oft cited notion that infrastructure is invisible until it breaks down, in an African context, systemic breakdowns in infrastructure are taken for granted; they are visibly present, while well functioning infrastructure is visibly absent. The material visibility and malfunctioning of mobile infrastructure are used as departure points for a critical appraisal of what is often celebrated as Africa’s mobile success story. Noting how mobile phones are present in most aspects of daily life, functioning like material extensions of the self, the analysis focuses on neoliberal forms of predatory capitalism that recast citizens as self- regulated consumers while advancing corporate forms of governance. Following the call for theory from the south, malfunctioning mobile infrastructure is contextualized as a state of partial inclusion in the global network society, the structural underpinnings of which is interpreted in terms of Africa’s place-in-the-world in a racialized global hierarchy.

En se focalisant sur le dysfonctionnement des infrastructures, cet article traite de la matérialité visuelle et de l’économie politique de l’infrastructure mobile en Afrique. En nous basant sur l’anthropologie de l’infrastructure, nous affirmons que, contrairement à l’idée fréquemment citée selon laquelle l’infrastructure est invisible jusqu’à ce qu’elle tombe en panne, dans un contexte africain, les pannes systémiques des infrastructures sont tenues pour acquises ; elles sont visiblement présentes, tandis que les infrastructures qui fonctionnent bien sont visiblement absentes. La visibilité matérielle et le dysfonctionnement de l’infrastructure mobile sont utilisés comme points de départ pour une évaluation critique du développement de la téléphonie mobile en Afrique qui est souvent célébrée comme une success story. Notant que les téléphones mobiles sont présents dans la plupart des aspects de la vie quotidienne, fonctionnant comme des extensions matérielles de soi, l’analyse se concentre sur les formes néolibérales du capitalisme prédateur qui transforment les citoyens en consommateurs autorégulés tout en faisant progresser des formes de gouvernance entrepreneuriales. En se rangeant à l’usage de la théorie venue du sud, le dysfonctionnement de l’infrastructure mobile est contextualisée comme un état d’inclusion partielle dans la société mondiale en réseau, dont les bases structurelles se trouvent dans la place-dans-le-monde de l’Afrique dans une hiérarchie mondiale racialisée.

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INDEX

Keywords: infrastructure, mobile, digital, hierarchy, race, global, Africa Mots-clés: infrastructure, mobile, numérique, hiérarchie, race, global, Afrique

AUTHOR

PAULA UIMONEN

Department of Social Anthropology – Stockholm University

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Des FabLabs dans les marges : détournements et appropriations FabLabs in the Margin: Diversion and Appropriation

Camille Bosqué

1 La fabrication numérique personnelle et le mouvement maker se développent depuis une dizaine d’années au cœur de FabLabs, hackerspaces ou makerspaces. Ces ateliers partagés ont leurs propres généalogies et identités. Le réseau des FabLabs, en particulier, s’est développé ces dernières années depuis le MIT à Boston, puis dans nombreuses régions du monde, urbaines ou rurales, dans des cadres institutionnels ou au cœur de communautés informelles. L’ampleur de ce réseau qui compte en 2015 plus de 450 ateliers à travers le monde incarne directement la manière dont les technologies numériques permettent de repenser des communautés ou des territoires.

2 Les FabLabs ont été initiés par le professeur Neil Gershenfeld au Center for Bits and Atoms du MIT dans un objectif d’empowerment, pour conduire les populations du monde « à devenir les protagonistes de la technologie, plutôt que ses spectateurs » (Gershenfeld, 2005 : 55). Le réseau des FabLabs connaît une croissance exponentielle et rejoint les intérêts de domaines variés, notamment l’éducation (Tiala, 2011), la recherche et développement, la gestion environnementale ou les politiques publiques. Néanmoins, la littérature sur ce sujet est encore assez pauvre, principalement constituée de rapports, ou d’articles de presse. Les études, enquêtes et analyses se multiplient ces dernières années principalement en anglais mais aussi en français (Eychenne, 2012 ; Bosqué & Ricard, 2015 ; Menichinelli, 2015). Dans des perspectives plus académiques, les questions abordées sont liées à l’innovation (Troxler & Wolf, 2010), peuvent relever des cultural studies et media studies (Walter-Herrmann & Büching, 2013) ou encore de l’Interaction Homme-Machine (IHM) (Blikstein & Krannich, 2013). Les recherches en IHM sont principalement centrées sur la fabrication numérique et étudient par exemple les communautés virtuelles (Kuznetsov & Paulos, 2010) et les activités de fabrication (making) (Tanenbaum et al., 2013) sans s’arrêter particulièrement sur les espaces de fabrication eux-mêmes. Récemment, le célèbre Journal of Peer Production a consacré un numéro entier sur ce sujet, intitulé « Shared

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Machine Shops: Beyond Local Prototyping and Manufacturing. » (2014). Le FabLab d’Amsterdam a quant à lui été le sujet d’une enquête de terrain (Maldini, 2013) et d’une étude ethnographique (Ghalim, 2013). Seravalli (2012) quant à lui s’intéresse directement au modèle social d’un makerspace indépendant. Malgré ces publications, l’histoire de la naissance du mouvement des FabLabs est encore assez peu connue. En effet, en dehors du récit personnel de Neil Gershenfeld (op. cit.), aucun autre texte ne permet de connaître la genèse des premiers FabLabs, qui définit pourtant les valeurs ou principes sur lesquels ils reposent encore à l’heure actuelle. 3 Cet article a pour objectif d’étudier le FabLab Vygian Ashram, situé en Inde, le MIT- FabLab Norway, isolé-au dessus du cercle polaire arctique, et le South End Technology Center de Boston. Ces trois cas d’étude sont des FabLabs « pionniers » qui se trouvent au cœur de territoires géographiquement ou politiquement marginaux. 4 Il s’agit de procéder à l’examen du récit officiel et des intentions originelles des chercheurs du MIT, face aux incarnations concrètes et quotidiennes de leurs principes dans ces lieux, notamment pour les premiers FabLabs installés au Ghana1, en Inde, en Norvège et à Boston. Par leur délocalisation, tous incarnent un décalage entre un projet initial centré sur la technologie et des appropriations locales davantage tournées vers des fins d’intervention sociale ou culturelle, qui bousculent le cadre initialement fixé par le réseau normé des FabLabs. 5 Le MIT-FabLab Norway, qui est l’un des premiers FabLabs dans le monde et que je propose de prendre ici comme cas d’étude, a été très peu étudié en dehors de Gjengedal (2006). Dans une précédente publication (Kohtala & Bosqué, 2014), j’ai pu proposer une description des principes et valeurs du MIT-FabLab Norway par l’angle de la production entre pairs (peer production). Je reprends ici quelques éléments de ce terrain pour les soumettre à une analyse davantage tournée vers le projet originel du MIT et le décalage entre les intentions américaines et leurs incarnations dans ce FabLab rural. 6 Dans le cadre de ma thèse, je me suis rendue dans ce MIT‑FabLab en juin 2013 pour y passer deux semaines. J’ai également pu me rendre au South End Technology Center de Boston, que je prends aussi comme cas d’étude dans cet article. Lors de mes différents terrains d’enquête, j’ai mené des entretiens semi‑directifs et procédé à plusieurs enregistrements audio, qui ont complété mes photographies et notes de terrain. 7 Le premier moment de mon analyse s’attache à clarifier les intentions originelles de ceux qui poussèrent les premiers lieux de fabrication numérique à s’établir hors du MIT et notamment en Inde, au Vigyan Ashram. 8 Dans un second temps, l’étude du MIT-FabLab Norway permet de mesurer l’écart entre le discours initial et son incarnation rurale au fil des années, ce qui révèle la nécessaire adaptation de ce projet lors de sa délocalisation. 9 Enfin, l’exemple du South End Technology Center à Boston permet de mesurer d’autres limites ou ambiguïtés du projet des FabLabs, qui rejoint une visée politique et sociale et dépasse de loin les purs enjeux de développement technologique2.

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Le projet initial

“How to Make Almost Anything” : un cours « utile »

10 Peu de choses ont été écrites sur les origines du mouvement des FabLabs mais nous savons néanmoins que différentes versions de la naissance du mouvement ont été rapportées par les protagonistes du réseau (Bosqué & Kohtala, op. cit.) et que ces histoires mêlent à la volonté scientifique et technique des chercheurs et ingénieurs du MIT des trajectoires individuelles complexes, intimement impliquées dans les développements locaux des premiers « Laboratoires de Fabrication ». Mon étude s’appuie ici sur les éléments officiels qui définissent ce mouvement, pour révéler ensuite les écarts et décentrements pratiqués par les communautés qui occupent effectivement ces espaces collectifs.

11 Tout commence au Center for Bits and Atoms, au MIT, à Boston, à l’aube des années 2000. En 1998, le professeur Neil Gershenfeld propose aux étudiants du Massachusetts Institute of Technology (MIT) un cours d’un semestre intitulé “How To Make ʽAlmostʼ Anything” (Comment fabriquer "presque" tout). Les laboratoires du Center for Bits and Atoms sont alors généreusement équipés en lasers, en découpeuses à eau et en microcontrôleurs de dernière génération. Pour développer ses recherches sur la fabrication numérique personnelle, Neil Gershenfeld décide d’ouvrir le laboratoire à quelques étudiants pour les initier par la pratique à l’usage de ces machines. Il met donc sur pieds une formule conçue à l’origine pour un petit groupe d’étudiants en fin de cycle : « Imaginez notre surprise quand une centaine d’étudiants s’est présentée pour un cours que nous n’avions prévu que pour une dizaine. Ce n’était pas ceux que nous attendions, non plus ; il y avait beaucoup d’artistes, d’architectes et d’ingénieurs. Et chacun de ces étudiants nous tenait des propos du style "Toute ma vie j’ai espéré pouvoir suivre un cours comme celui-ci", ou "Je ferai n’importe quoi pour suivre ce cours". Puis ils demandaient à voix basse, "Cela paraît trop utile pour être au MIT – vous avez vraiment le droit d’enseigner ça ici ?" » (Gershenfeld, op. cit. : 6). 12 Dans FAB, The Coming Revolution on Your Deskstop, Neil Gershenfeld présente ainsi les débuts de ses recherches, qui impliquent également une remise en question des méthodes classiques d’enseignement au sein de l’une des universités les plus réputées des États-Unis : « En réalité, aucun de ces étudiants ne venait pour faire de la recherche. Au lieu de ça, ils étaient motivés par le désir de fabriquer des choses qu’ils avaient toujours voulu avoir mais qui n’existaient pas », explique Neil Gershenfeld (p. 7). Les étudiants qui suivent ce cours hors norme la première année sont plutôt doués pour l’art et la création et ont assez peu de connaissances en ingénierie. Néanmoins, tous réussissent à finaliser entièrement un système original et fonctionnel, depuis la forme extérieure de leurs objets (ce qui implique d’employer des machines contrôlées par ordinateur) jusqu’aux fonctions internes de ces objets « intelligents », ce qui suppose de concevoir également le circuit électronique associé. Cet enseignement qui est toujours proposé au MIT est basé sur une demande plutôt que sur une offre de connaissance, puisque les besoins des étudiants sont résolus et pris en charge au fur et à mesure des étapes de chaque projet. 13 La première année, de nombreux objets farfelus voient le jour, dont les exemples sont restés célèbres et sont souvent présentés pour illustrer les premiers pas de la fabrication numérique personnelle. C’est le cas notamment d’un réveil matin qui doit

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être cogné pour s’arrêter (et prouver que l’on est bien réveillé) ou d’un navigateur Web conçu pour permettre à des perroquets de communiquer entre eux d’un bout à l’autre de la planète. Ces projets ont comme point commun d’être des produits destinés à un marché d’une personne, qui ne répondent à aucune commande ni aucune niche. Ils sont issus d’une envie personnelle et non professionnelle. C’est aussi le cas du projet de Kelly Dobson, une jeune artiste qui avait peu de connaissances en électronique mais dont le projet est devenu maintenant emblématique de cette première expérience. Il s’agit d’un sac à porter devant soi, qui permet de crier en public sans déranger ses voisins. Kelly trouvait que dans de nombreuses situations, la présence d’autres personnes autour d’elle l’empêchait d’exprimer certaines émotions, comme crier de rage ou d’épuisement. Le Scream Body est conçu de telle façon que lorsqu’elle hurle dans l’orifice prévu à cet effet, aucun son ne s’en échappe. Plus tard, en pressant le sac, elle « libère » le son de son cri qui a été enregistré. La vidéo qui présente son projet la met en scène au milieu d’une rame de métro bondée, hurlant silencieusement dans son sac. La séquence d’après la montre dans la rue, se pliant en deux sur son sac et poussant son gigantesque cri, grâce à un système de petites enceintes savamment intégrées dans son sac. Kelly détaille dans sa vidéo tous les aspects de la construction de cet objet : le sac lui-même, le circuit électronique, le programme associé, le système d’enregistrement et les capteurs. « Kelly considère la conception des circuits électroniques comme un outil d’expression personnelle, pas comme du développement de produit », explique Neil Gershenfeld (op. cit. : 21). Elle n’a pas conçu le Scream Body pour combler les besoins d’un marché, mais tout simplement « parce qu’elle en voulait un ». La killer app (l’application ultime) de la fabrication numérique personnelle telle qu’elle est préfigurée alors au tournant des années 2000 dans les premières éditions du célèbre cours de Neil Gershenlfeld, revient donc à créer des produits pour un marché d’une seule personne. 14 Cette aventure universitaire apparaît dans l’histoire du mouvement comme une première pierre fondatrice. La diffusion hors les murs des fruits de cette expérimentation pédagogique et des logiques d’émancipation par les technologies numériques est à l’origine du mouvement des FabLabs.

Délocaliser : des laboratoires dans les marges

15 « Nous voulions explorer les implications et les applications de la fabrication personnelle pour toutes ces parties de la planète qui n’ont pas accès au MIT », explique Neil Gershenfeld (idem : 12) pour présenter le passage de l’expérimentation pédagogique de son cours et à l’implantation des premiers « FabLabs » en dehors de l’université. Mais l’équipe du MIT n’avait pas prévu un tel succès : Nous n’avions pas anticipé un tel développement, nous n’avions pas programmé tout cela et la croissance du réseau à la suite des premiers FabLabs que nous avons implantés a dépassé de loin nos rêves les plus fous. C’était un accident (entretien avec Neil Gershenfeld, Barcelone, 4 juillet 2014). 16 Les premiers élans de ce mouvement sont en grande partie redevables à la National Science Foundation (NSF), qui accorde au Center for Bits and Atoms un soutien financier pour ces recherches. La contrepartie de ce financement implique une valorisation des avancées de leurs travaux sur des terrains plus ordinaires, pour équiper d’autres populations du monde avec les machines testées dans la prestigieuse université. Dès 2002, une première vague de FabLabs voit donc le jour en Inde, au Costa

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Rica, au nord de la Norvège, dans la ville de Boston et au Ghana, pour un budget de 20 000 dollars en moyenne par atelier. Ces premiers FabLabs ne sont pas alors destinés à être autonomes économiquement, mais entièrement soutenus par le MIT, qui envoie des équipes composées d’étudiants et de chercheurs américains sur le terrain. L’idée qui motive ces équipes est que la « fracture numérique » ne pourra pas se résoudre en expédiant des ordinateurs ou des machines, mais en aménageant directement les conditions de leur fabrication sur place en tenant compte des réalités et des besoins locaux. Les jeunes chercheurs du MIT engagés autour de Neil Gershenfeld défendent un discours progressiste : « Au lieu de construire de meilleures bombes, les technologies émergentes peuvent servir à construire de meilleures communautés », soutiennent-ils (ibid. : 147).

17 Le développement des premiers FabLabs s’est ainsi grandement appuyé sur des community leaders, des personnalités déjà impliquées dans le développement et l’animation de communautés locales dans différentes régions du monde. La « combinaison de besoins et d’opportunités qui conduit ces personnes à devenir des protagonistes des technologies plutôt que des spectateurs » (idem : 77) a permis d’identifier assez vite certains piliers du mouvement, qui ont peu à peu été associés à la démarche. C’est le cas notamment de Mel King au SETC de Boston, d’Haakon Karlsen à Lyngen en Norvège ou de Kalbag à Pabal en Inde.

Les conditions d’un développement décentralisé

18 Assez vite au tournant des années 2000, le mouvement des FabLabs s’étend hors du contrôle du MIT. Certaines communautés ont pu ainsi réclamer d’elles-mêmes et pour divers projets des conseils pour établir sur leurs territoires le même type d’ateliers de fabrication numérique, et se revendiquer du mouvement. La nécessité d’établir une charte globale est venue du développement rapide et spontané de nouveaux points du réseau. « FabLab » n’est pas une marque, mais un réseau d’ateliers qui partagent leurs projets et peuvent s’associer pour exporter ou diffuser certaines réalisations. Cette mise en commun à l’échelle internationale des idées développées à différents points du réseau s’appuie sur la définition d’équipements semblables pour chacune des unités : imprimante 3D, découpeuse laser, fraiseuse numérique, découpeuse vinyle, etc. Cela facilite la réplication et la circulation de plans, fichiers, algorithmes et modes d’emploi. Dans la réalité, chaque FabLab n’est pas strictement équipé de la même manière que son voisin, mais la charte établit que tous les lieux doivent pouvoir partager les données de leurs réalisations et productions.

19 La charte des FabLabs, qui a connu quelques évolutions depuis sa rédaction et qui a été traduite dans différentes langues par des membres de FabLabs eux-mêmes, doit être affichée dans chaque atelier. Elle rappelle des définitions essentielles : « Les FabLabs sont un réseau mondial de Labs locaux, qui stimulent l’inventivité en donnant accès à des outils de fabrication numérique. Un FabLab mutualise un ensemble de ressources permettant de fabriquer à peu près tout ce que l’on veut et de diffuser des connaissances, des savoir-faire et des projets ». Le réseau des FabLabs est décrit comme pouvant fournir « une assistance opérationnelle, d’éducation, technique, financière et logistique au-delà de ce qui est disponible dans un seul FabLab ». Selon cette charte, « les FabLabs sont disponibles en tant que ressource communautaire, qui propose un accès libre aux individus autant qu’un accès sur inscription dans le cadre de

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programmes spécifiques ». Certaines règles de vie ou responsabilités sont également détaillées dans le texte de la charte : « Sécurité : ne blesser personne et ne pas endommager l’équipement. Fonctionnement : aider à nettoyer, entretenir et améliorer le Lab. Connaissances : contribuer à la documentation et aux connaissances des autres ». 20 Dans le cadre de mes recherches, j’ai pu interroger Sherry Lassiter, qui dirige la Fab Foundation au MIT, sur les fondements de la charte. Elle est engagée dans le déploiement et le développement des FabLabs autour du monde depuis les premières années : Nous aimons le fait que tous les FabLabs soient différents et ces différences proviennent de leurs communautés. Vous ne pouvez pas arriver et dire « Tenez, voilà un FabLab ! » Les FabLabs ont plus d’impact lorsqu’ils sont bâtis par leurs communautés elles-mêmes (entretien avec Sherry Lassiter, 4 juillet 2014, Barcelone). 21 Cette dernière réflexion révèle parfaitement toute la tension et l’ambiguïté du projet des FabLabs, tel qu’il est défini par les équipes du MIT. Les limites entre une volonté de contrôle et une forme d’émancipation tiennent ici dans l’écart entre la stratégie portée par des ingénieurs et chercheurs encadrés par un financement institutionnel et la part nécessaire d’appropriation voire de détournement de ces possibilités par les communautés locales. Le modèle du FabLab normé par le MIT est un cadre qui offre une plasticité et une souplesse permettant aux différentes communautés de s’approprier le projet. Cette tension dans la mobilisation des outils du numérique par les différents acteurs du projet est très lisible dans l’histoire du FabLab Vigyan Ashram, qui est l’un des premiers FabLabs au monde, installé dans une école rurale perdue dans l’Inde de l’ouest.

De l’urbain vers le rural

22 L’école est située au milieu d’un petit village appelé Pabal, à quelques centaines de kilomètres de Bombay. Là, sous la houlette de Kalbag, un ancien professeur en technologies de l’alimentation, des groupes de jeunes suivent une formation scientifique appliquée directement aux conditions d’existence de leur région. L’environnement est sec, pauvre et l’accès à l’eau est extrêmement réduit. Basée sur les principes de l’apprentissage par la pratique, l’école a elle-même été construite avec les étudiants, d’anciens enfants qui avaient abandonné les études du circuit classique. Le Vigyan Ashram est une école payante qui est devenue peu à peu autonome grâce aux fonds complémentaires récoltés par de petites entreprises développées autour de l’école : mesures et localisation de l’eau, construction de tracteurs à partir de carcasses de Jeeps (le MechBull). Le village de Pabal est alors depuis plusieurs années, par la force de Kalbag et de la petite communauté qu’il a soudée autour de ses projets, une petite ville étonnamment innovante.

23 C’est à la suite d’une visite des chercheurs du MIT que le lien entre certaines activités déjà mises en place avec les moyens du bord par l’équipe de l’école et les outils développés dans les laboratoires de l’université américaine est apparu : « Quand j’ai rencontré Kalbag pour la première fois, j’ai évoqué en passant le genre d’outils de fabrication personnelle que nous développions et utilisions au MIT. […] Il a déroulé immédiatement une longue liste des choses qu’ils aimeraient pouvoir mesurer ici, mais pour lesquelles les moyens manquaient » se souvient Neil Gershenfeld (ibid : 164). Il

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s’agit alors principalement de préoccupations liées à l’agriculture, qui s’inscrivent dans une logique de survie plus que de profit. Dans un contexte rural aride et frugal, le besoin de connaître et capter certaines données de l’environnement est crucial. Il garantit à long terme une forme d’indépendance énergétique autant qu’un développement quotidien de l’instrumentation nécessaire à la gestion de l’eau, du lait, du riz, des œufs et autres produits de première nécessité. « Parce que Kalbag et ses étudiants avaient à produire leur nourriture en même temps que la technologie qu’ils employaient, l’impact de l’accès aux outils pour développer leurs machines était bien plus immédiat pour eux que pour n’importe quel ingénieur », explique Neil Gershenfeld (idem : 171). « La demande récurrente d’outils d’analyse et de mesure pour les milieux ruraux a conduit à la décision toute simple de créer un FabLab avec Kalbag à Vigyan Ashram, pour permettre de développer et produire des solutions à ces problèmes locaux. L’opportunité à Pabal était évidente ; ce qui l’était moins, c’était l’impact du Lab au-delà de cette région » (idem : 168). C’est suite à une discussion entre l’équipe du MIT et celle de Kalbag au sujet de la constitution des réseaux électriques indiens et des pertes d’énergie dues aux vols et aux détournements d’électricité dans la région, que le FabLab de Kalbag devint le terrain d’expériences d’ingénieurs venus de Delhi pour concevoir des prototypes d’outils de mesure du réseau électrique local. Quelques mois plus tard, la situation s’inverse : de retour aux États‑Unis, Neil Gershenfeld visite le laboratoire de développement d’ingénierie d’une grande société travaillant sur la base de recherches effectuées au MIT. Il fait face à la grande inertie de l’infrastructure de cette entreprise en ce qui concerne les tests et les essais des produits qui doivent passer entre les mains de pléthoriques équipes d’ingénieurs. Neil Gershenfeld propose alors de contourner les protocoles en allant directement tester ces idées, en s’installant au FabLab de Kalbag, à Pabal : « Quand j’ai dit en plaisantant qu’on pourrait aller tester cela à la ferme de Kalbag, le silence dans la pièce m’a fait penser que la blague était prise très au sérieux », écrit-il (ibid. : 170). 24 L’histoire de la naissance de ce FabLab indien révèle finalement une forme d’intérêt renversé entre ces équipes d’ingénieurs suréquipées et les conditions locales d’expérimentation et de test menées par Kalbag et ses élèves dans l’école rurale. Le développement du FabLab au Vigyan Ashram est étonnant, parce qu’il répond donc à un double objectif : associer les forces technologiques du MIT pour les mettre au service d’une petite communauté déjà active sur les questions d’indépendance énergétique et de gestion environnementale, mais aussi profiter des effets indirects de cette innovation frugale hors de toute institution pour tester des produits et systèmes, en dehors des protocoles classiques des laboratoires américains.

MIT-FabLab Norway : du FabLab au community center

Au bord d’un fjord, au-dessus du cercle polaire arctique

25 Les premiers moments du développement des logiques de la fabrication numérique personnelle au cœur du MIT à Boston établissaient donc pour les étudiants du Center for Bits and Atoms les possibilités d’expression personnelle liée à l’usage de machines numériques de prototypage rapide. La seconde étape, qui a poussé le développement du concept de FabLab hors des murs de l’institution et notamment en Inde, a été déterminée par la rencontre avec des community leaders déjà engagés au sein de communautés locales dans diverses parties du monde. Alors que les équipes du MIT

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encadrent le développement du réseau par une charte officielle et contrôlent la diffusion de leurs technologies numériques vers ces populations décentralisées, le cadre de la charte est assez vague pour permettre des appropriations et détournements locaux.

Fig. 1.A : Arrivée au MIT-FabLab Norway, Lyngen, juin 2013

Fig. 1.B : L’entrée du MIT-FabLab Norway

26 Rejoindre le MIT-FabLab Norway (Fig. 1.A) nécessite un long voyage, par étapes depuis Oslo jusqu’à Tromsø et enfin Lyngen. C’est un immense chalet en longueur, sur un grand terrain dont l’entrée est symboliquement encadrée de deux drapeaux, celui de la région et celui des États-Unis (Fig. 1.B). Il est entouré de plusieurs petits chalets qui sont conçus pour l’hébergement. Environ 600 personnes passent la porte de ce FabLab

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tous les ans. Le MIT‑FabLab Norway est l’un des rares FabLabs au monde à inclure dans son propre nom l’acronyme du MIT. Sa naissance en 2003, peu de temps après celui de Pabal en Inde, croise en un mélange hétéroclite, l’évolution d’une ferme au bord du fjord de Lyngen, l’engagement des plus grands chercheurs en ingénierie de Boston et le développement local de techniques d’inséminations artificielles sur des moutons. Lors de mon séjour, j’ai pu m’entretenir longuement avec Haakon Karlsen, qui gère le FabLab et habite sur place. Il est l’un des piliers des premières heures du mouvement. Après une formation d’ingénieur, Haakon Karlsen a travaillé pendant sa jeunesse pour l’insémination des moutons de la région dans sa ferme familiale, en contrebas du terrain où a été implanté le FabLab. Haakon Karlsen aime raconter des histoires. Il aime certainement aussi raconter sa propre version de l’histoire des FabLabs ou en tout cas du sien : Tout a commencé un peu avant les années 2000. Il y avait beaucoup de maladies et il fallait relancer la croissance de certains troupeaux. En 1994, le gouvernement norvégien m’a demandé d’établir un laboratoire pour l’insémination artificielle des moutons, des rennes et des chèvres. Avec quelques fermiers et bergers de la région, nous avons obtenu à la surprise générale des taux de réussite à hauteur de 94% au lieu des 10% habituels. Nous avons compris assez vite que cela était dû aux deux fermiers avec qui nous travaillions, qui connaissaient parfaitement leurs bêtes et savaient inséminer au moment exact de l’ovulation. Il fallait donc connaître le moment où les femelles étaient en chaleur. J’ai suggéré qu’on travaille à la réalisation d’un outil technique pour mesurer les hormones (entretien avec Haakon Karlsen, 28 juin 2013, Lyngen). 27 Les prémices du FabLab norvégien se jouent donc d’abord dans la rencontre entre une nécessité pragmatique pour la région et les compétences d’ingénieur d’Haakon Karlsen. Lui et sa petite équipe conçoivent une petite machine capable de capter la température des bêtes et d’envoyer un message au fermier pour prévenir du moment de l’ovulation. Cet outil se base sur des courbes d’activités cérébrales. Après avoir mis au point les premiers prototypes, le programme est présenté aux bergers, qui suggèrent d’autres fonctions pour ce dispositif. Nous avons mis un accéléromètre pour capter les mouvements des moutons. Pour le tester, nous avons fait un système qui appelait à la maison après quinze minutes d’inactivité et qui laissait le mouton dire : « je suis mort ». Nous avons ensuite placé un GPS, ce qui nous permettait d’avoir les coordonnées géographiques des moutons et de les envoyer aux fermiers (explique Haakon Karlsen, 27 juin 2013). 28 Ce projet, baptisé Electronic Shepherd (berger électronique), permet désormais de localiser les troupeaux de moutons dans les montagnes pour protéger les bêtes des loups ou des terrains instables. À l’époque où ces recherches sont menées, le FabLab n’existe pas encore. Néanmoins, un petit « laboratoire » installé à la ferme est déjà équipé en électronique.

29 Pendant un an, une collaboration avec Telenor est mise en place pour faire passer le signal depuis les montagnes jusqu’aux fermes. De la même manière que les actions menées par Kalbag en Inde avait fini par attirer l’intérêt des chercheurs américains, c’est avec le projet du sheep phone et grâce à l’aide de la National Science Fundation que le MIT rencontre l’équipe déjà active au bord du fjord autour d’Haakon Karlsen : Il y avait un concours d’innovation lancé par le MIT dans le monde entier pour développer des projets locaux. Le MIT a envoyé quelques‑uns de ses meilleurs professeurs en Norvège pour trouver un projet sur lequel coopérer. Ce fut nous. Telenor leur a dit : « Il y a ce type un peu fou perdu dans son fjord qui a imaginé des capteurs pour ses bêtes… » (ibid., 27 juin 2013, Lyngen).

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30 S’en suit un an de coopération avec le MIT, en 2001. L’équipe est alors composée d’Haakon Karlsen et de son fils Jurgen, qui travaille à la ferme : À la fin du projet, nous avons eu l’idée de faire quelque chose pour permettre ce genre d’aventure ailleurs qu’on appellerait… un FabLab : un Laboratoire de Fabrication. En 2003, nous avons d’abord décidé de lancer trois FabLabs, en Inde, à Boston et ici. Nous ne savions pas vraiment ce que nous faisions. La définition du MIT était rapid prototyping. Mais depuis d’autres endroits sont nés, avec d’autres définitions. Beaucoup de FabLabs existent maintenant qui n’ont de FabLab que le nom... Ma définition ? « Un réseau global de personnes qui veulent travailler ensemble et partager leurs connaissances » (Haakon Karlsen, 26 juin 2013, Lyngen). 31 Les premiers prototypes du sheep phone sont donc réalisés avec les fermiers locaux dans le laboratoire bricolé par Haakon Karlsen dans la ferme familiale de Lyngen. La labellisation officielle du MIT-FabLab Norway, quelques années plus tard, scelle une collaboration avec les équipes du MIT et contribue enfin à renforcer un mouvement d’essaimage entamé parallèlement en Inde, au Costa Rica et au Ghana. L’implantation du FabLab dans cette région rurale isolée à l’extrême nord de la Norvège implique dans un premier temps de sortir la première version du « laboratoire » de la vieille ferme, pour construire et aménager un espace plus grand pour accueillir les équipes du MIT mais aussi la population locale qui est supposée, sur le long terme, s’approprier les outils numériques mis à disposition. En 2003, des ordinateurs, machines numériques et équipements de pointe sont ainsi acheminés depuis le MIT jusqu’à Lyngen.

FabLab, « community center », lieu de villégiature, tiers-lieu ou gîte ?

32 En 2004, le gigantesque chalet est enfin construit : Tout l’équipement est venu de Boston, gratuitement. Je ne suis pas architecte, mais j’ai fait moi-même tous les plans. Quand le chalet a été construit nous avons monté toutes nos machines ici. Puis le MIT a envoyé d’autres machines et quelques étudiants. Nous avons vu débarquer Neil, sa femme, ses jumeaux et de nombreux chercheurs ou étudiants du MIT. Ils étaient tous là pour installer les machines avec mon fils et moi. Après, ils ont voyagé partout pour monter d’autres lieux de ce genre (ibid., 26 juin 2013, Lyngen). 33 Haakon Karlsen estime qu’aujourd’hui son FabLab est davantage un community center qu’un lieu de prototypage : « On y a même déjà célébré un mariage ! » Symptôme de l’état de friction entre monde rural et monde technologique, la grande fraiseuse numérique a été installée à la ferme, en contrebas. Elle est cachée derrière une porte dans une petite remise au fond d’une grange encombrée, remplie de foin et au plafond de laquelle un kayak en bois est suspendu. L’hiver, les moutons côtoient donc l’imposante machine dans un joyeux désordre.

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Dessin de l’espace du chalet du MIT-FabLab Norway Lyngen, juin 2013

34 Dans l’immense chalet qui a finalement remplacé la petite ferme des débuts, les machines, tables et postes de travail ont été installés sur tous les côtés de la grande pièce, le long des murs : postes à souder, découpeuse laser, imprimantes 3D, thermoformeuse, découpeuse vinyle, etc. Entre les bureaux et étagères, quelques lits sont installés, recouverts de fourrures et d’oreillers. Au centre, à côté de la grande table de réunion et de visioconférence, une énorme cheminée, plusieurs tables pour les repas et quelques fauteuils et tables basses occupent l’espace. 35 L’activité quotidienne de ce FabLab pionnier est à l’heure actuelle assez réduite, sauf lors des workshops spéciaux qui en font un lieu de villégiature et rassemblent certaines figures clés du réseau et des étudiants du MIT qui apprécient le calme paisible de la région, les balades au grand air et les soirées autour de la cheminée. Les machines sophistiquées qui y ont été installées tournent alors à plein régime : on fraise des hélices de drones, on fabrique des moules, on programme des circuits électroniques et surtout on débat et on discute autour de la grande table de réunion, sous la voûte du chalet. Le reste du temps, en dehors de ces sessions intensives animées par les équipes venues de Boston, est certainement plus à l’image des journées que j’y ai vécues : les machines sont à l’arrêt, Haakon Karlsen est tantôt chez lui, tantôt au FabLab devant son ordinateur avec son chien, sa femme et ses amis cuisent du poisson dans le four de la cuisine et les habitants de la région passent la porte du chalet pour boire un café, discuter, se tenir au courant de l’état des troupeaux, de la naissance imminente du poulain dans le champ d’en bas ou pour – éventuellement – réparer quelque chose. Le maire de la ville n’hésite pas non plus à passer la porte du FabLab pour organiser des petites réunions informelles. Le dispositif de visioconférence qui est installé dans le fond du chalet est quant à lui supposé, comme dans tous les FabLabs, garantir la connexion permanente et instantanée avec les autres ateliers du réseau. Durant ma

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visite, l’écran est resté éteint. Néanmoins, il est parfois utilisé par les habitants de la région pour d’autres usages comme pour assister à des formations professionnelles à distance par les personnes qui ne peuvent se rendre à Trondheim ou Oslo pour assister aux cours. C’est le cas notamment d’une infirmière de la région qui a pu ainsi suivre des cours par webcam. Ces usages détournés de l’équipement du FabLab sont tout aussi inconventionnels que les rôles qui ont pu m’être attribués durant ma visite. Durant mon séjour, une grande part de mes activités a concerné la préparation des repas ou la gestion de la cuisine, les autres machines restant silencieuses.

Fig. 2. L’immense chalet du MIT-FabLab Norway, Lyngen, juin 2013

36 Ces détournements, dans l’activité quotidienne du FabLab norvégien recoupent l’analyse développée par Ray Oldenburg sur les tiers-lieux (Oldenburg, 1991). Selon la définition qu’il établit dans son étude, un tiers-lieu se définit comme un endroit (le plus souvent urbain) qui n’est ni tout à fait un domicile, ni totalement un lieu de travail. Cet espace mixte présente donc des caractéristiques qui relèvent autant de la sphère privée que de la sphère professionnelle. C’est un lieu neutre, libre d’accès et qui ne filtre pas a priori les individus selon des traits stigmatisants comme le niveau social, les compétences professionnelles ou les origines ethniques. Ces lieux, cafés, salons ou espaces collectifs ont pour rôle de favoriser la discussion et les interactions sociales. Le MIT-FabLab Norway, dans son fonctionnement quotidien, dépasse les activités de fabrication numérique pour offrir une redéfinition des conceptions traditionnelles : le maire peut y discuter librement avec les habitants de la région, le hasard est provoqué et bienvenu, les rencontres fortuites encouragées. La cuisine ouverte tient elle-même une place importante. Elle est parfaitement équipée. Du café, différentes sortes de thés, du muesli, des biscuits et de l’eau de vie locale sont laissés à disposition des visiteurs sur un petit buffet à côté de la cuisine. Haakon Karlsen en plaisante d’ailleurs volontiers :

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Quand Neil Gershenfeld est venu du MIT pour voir le chalet fini et qu’il a vu la cuisine, il m’a dit que c’était inutile, que j’avais fait une erreur, que ce n’était pas prévu ! La suite a prouvé que j’avais bien raison. Un FabLab ce sont des gens, pas simplement des machines (entretien avec Haakon Karlsen, 26 juin 2013, Lyngen). 37 Il y a, par ailleurs, de nombreuses tables dont certaines sont déjà dressées (Fig. 2). Elles sont là pour accueillir à tout moment les visiteurs qui voudraient s’établir dans la région quelques jours en pension complète, pour faire de la randonnée. Dans l’entrée du chalet, des guides, des plans de la région et des prospectus touristiques occupent une belle place à côté de la charte des FabLabs. Cette juxtaposition révèle la double activité de cet endroit. En effet, le MIT-FabLab Norway est depuis plusieurs années autant un gîte qu’un lieu de prototypage et de fabrication. Disposés autour du chalet principal, des petits chalets sont ainsi souvent réservés par des groupes de randonneurs ou de passionnés d’équitation. Ce choix étonnant répond à la réalité du territoire au sein duquel le FabLab est installé, implanté au cœur d’une communauté locale assez réduite et finalement peu concernée par la fabrication numérique. En conséquence, ce modèle hybride inattendu garantit une bonne partie de son financement qui désormais n’est plus entièrement assuré par le MIT.

38 Ce glissement observé au MIT-FabLab Norway depuis les objectifs technologiques jusqu’à des activités plus sociales est au cœur des débats actuels sur le mouvement maker (Bauwens et al., op. cit.), puisque les principes de partage de connaissances, d’accès et de mise en commun sont souvent comprises comme des valeurs transposables à tous les champs de l’activité humaine, qui peuvent donc s’appliquer à des activités culturelles ou touristiques (la découverte de la région), sportives (la randonnée ou l’équitation) ou culinaires (la cuisine du FabLab permet de partager les repas). Néanmoins, les mutations du FabLab norvégien sont aussi la conséquence de la volonté pour cet endroit de rester libre d’accès, gratuit et ouvert. Les FabLabs se situent dans un territoire d’action qui se définit dans les marges de l’éducation, de l’innovation, de l’agriculture, de l’industrie et du développement technologique ou social, ce qui rend les investissements de la part de structures classiques difficiles à cibler. La durabilité de ces ateliers partagés tient à des préoccupations financières qui dans le cas du réseau des FabLabs, ne sont pas encore résolues et nécessitent souvent de mêler subtilement business et éducation populaire. Dans cette logique, le déplacement des activités de fabrication numérique vers le tourisme est d’autant plus compréhensible qu’il développe aussi une forme de revenus et d’attrait pour les habitants de la région.

South End Technology Center : la fabrication numérique comme manœuvre politique

Après Tent City, devenir un FabLab

39 Le FabLab South End Technology Center (SETC), comme le FabLab du Vigyan Ashram en Inde et le MIT-FabLab Norway, est un exemple qui révèle tout un pan de l’histoire du mouvement et qui précède sa naissance officielle.

40 Les premières ambitions de ces lieux pionniers sont bien caractérisées. Comme nous l’avons défini plus haut, elles peuvent aller de la résolution de problèmes environnementaux fondamentaux jusqu’au rassemblement communautaire ou la

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formation au numérique. Même si la version initiale du projet des FabLabs préconisait un équipement strictement identique pour tous ces lieux afin de favoriser le partage d’un point à l’autre du réseau, cette conception standardisée n’était pas faite pour durer. Très vite, le mouvement a été confronté à des écarts dans les choix faits par les uns et les autres, chaque FabLab cherchant avant tout à offrir aux communautés locales un accès adapté à ses équipements, qu’il s’agisse effectivement d’outils de fabrication numérique ou d’autres services. 41 Dans le cadre de mes recherches, je me suis rendue en avril 2014 au South End Technology Center, qui se présente comme le premier FabLab américain. Il a été installé à Boston en 2003. Ce lieu particulier mêle le combat d’un homme pour l’accès aux savoirs et aux technologies avec la naissance d’un mouvement maintenant en pleine expansion. Le FabLab SETC est installé au cœur d’un quartier de Boston très populaire, mais assez calme et plutôt résidentiel. Un modeste panneau annonce l’existence du FabLab dans cette rue. Le SETC est installé dans les sous-sols d’un immeuble en briques rouges. Par les fenêtres, depuis la rue, on aperçoit quelques jeunes gens autour d’une imprimante 3D. L’objectif de ma visite, était de rencontrer Mel King, un autre community leader. C’est un vieil homme qui a marqué l’histoire de Boston et qui a préfiguré celle de ce FabLab, au tournant des années 70. Mel King habite le quartier, se déplace difficilement mais tient à venir au FabLab « tous les jours ». Il est connu pour avoir, en 1968, conduit le mouvement Tent City dans ce quartier pauvre de la ville pour protester contre des plans d’urbanismes qui prévoyaient d’installer un gigantesque parking au lieu d’un projet habitations. Convaincu que les citoyens de la ville pouvaient influer sur cette décision en manifestant, il a grandement contribué à la mobilisation des habitants du quartier pour occuper le terrain, en dressant plusieurs centaines de tentes dans la zone convoitée. Cet épisode a mené à la construction de logements sociaux appelés Tent City en hommage à la manifestation qui leur fit voir le jour. Mel King, juste après ces événements, a été l’initiateur du South End Technology Center, un community center ouvert dans ce même quartier. C’est un lieu qui propose depuis une trentaine d’années des formations aux technologies numériques. 42 À l’occasion de sa retraite vers la fin des années 1970, cet ancien professeur du MIT a investi tout son temps pour aménager et encadrer cet endroit, initialement essentiellement équipé d’ordinateurs à l’origine. Il a maintenant plus de quatre-vingt dix ans et porte autour du cou un cordon auquel est accrochée sa clé USB. Quand on l’interroge sur les FabLabs et l’engouement international pour ce mouvement, Mel King prend la question à revers : La technologie n’est pas une solution pour tout. Je crois en la technologie du cœur. Ce qui compte le plus c’est ce que les gens peuvent avoir à se donner, à partager, à apprendre les uns des autres (entretien avec Mel King, avril 2014, Boston). 43 Quand Mel King prend sa retraite dans les années 90, il fait un choix radical. Les chercheurs seniors du MIT ont traditionnellement le droit de garder un bureau à l’université pour poursuivre leurs recherches. Au lieu de cela, il demande s’il peut transposer son bureau au cœur de Tent City et s’il est possible de le partager avec la communauté du quartier : Au MIT, nous avions un équipement de haut niveau. Quand j’ai vu l’arrivée d’Internet, ce qui m’inquiétait c’était de penser que des personnes avec des niveaux de vie très bas n’allaient probablement pas pouvoir avoir accès à cette technologie. Je ne voulais pas que cela se produise (ibid., avril 2014, Boston). 44 C’est ainsi qu’est né le SETC, au départ essentiellement tourné vers l’informatique :

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Quand j’ai pris ma retraite, en 1996, c’était l’époque où les jeunes traînaient dans les Internet cafés. J’ai monté ici le premier lieu d’accès libre aux ordinateurs à Boston (ibid., 10 avril 2014, Boston). 45 Depuis une trentaine d’années, grâce à une habile négociation, le MIT accepte de payer le loyer pour ces quelques pièces : Au début, nous organisions des soirées midnight computer, durant lesquelles nous ouvrions très tard. Nous sortions dans la rue, pour montrer aux gens comment réparer eux-mêmes leurs ordinateurs, comment construire des choses. Puis j’ai rencontré Neil Gershenfeld et nous avons réalisé que nous faisions des choses assez semblables, lui avec son projet de FabLabs et moi avec les gens d’ici (ibid., 10 avril 2014, Boston). 46 Peu à peu, le South End Technology Center s’équipe de machines numériques et finit par se faire baptiser FabLab, en 2003, après des années d’existence et de lutte pour un accès au savoir et aux technologies au cœur de la communauté.

Fig. 3. Groupe de jeunes du quartier au FabLab SETC, Boston

La déclaration des droits de l’homme est une charte suffisante

47 Comme pour le Vygian Ashram, l’existence du SETC et l’engagement de la communauté du quartier précède son baptême officiel dans la catégorie des FabLabs : Au début, nous n’avions pas tout l’équipement de fabrication numérique qui intéressait Neil, mais il y avait quelque chose dans son programme qui était compatible avec ce que nous faisions nous‑mêmes depuis des années. En fait, rien n’est nouveau dans cette histoire de FabLabs. Accompagner les enfants pour fabriquer des choses, par exemple, c’est ce que nous faisons depuis des millénaires, sauf que désormais on utilise une imprimante 3D au lieu de bouts de bois (ibid., 10 avril 2014, Boston).

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48 Cette nouvelle appellation tardive sonne comme une coquetterie toponymique plus que comme une adaptation radicale. La conséquence directe de l’engagement politique de Mel King dans ce quartier de Boston dont la population est essentiellement afro‑américaine, est visible directement sur les murs du SETC : en lieu et place de la charte des FabLabs, la déclaration universelle des droits de l’homme est affichée en grand, accompagnée de divers posters sur l’égalité entre les races, la place de la femme dans la société, le respect des autres cultures ou religions et l’importance de la transmission entre les générations. Une photo de Nelson Mandela occupe également une belle place, à côté d’une autre de Barack Obama, serrant la main d’une petite fille noire visiblement submergée d’émotion. Divers slogans décorent les murs de la première salle : “Non-violence begins with me!”, “What you think, you become!”. Au milieu des citations écrites en grand et des poèmes encadrés, une autre feuille imprimée annonce : “Upon entering, remove all headwear, except religious headwear”.

49 L’arrivée de machines de fabrication numérique, qui depuis une décennie se sont naturellement associées à l’équipement déjà présent dans ce sous-sol n’a finalement pas changé grand-chose aux intentions fondamentales de ce lieu. La première salle est composée de rangées d’ordinateurs, souvent employés pour des formations très simples à des logiciels de bureautique comme Excel ou Word, que les habitués de l’endroit utilisent pour composer leur CV, ou mettre en page des lettres administratives (Fig. 3). Les formations sont assurées par des jeunes du quartier qui se chargent de transmettre à ceux qui le souhaitent des compétences qu’ils ont souvent eux‑mêmes acquises au SETC. En plus des ordinateurs, quelques micro-ondes, une bouilloire et une machine à café tiennent lieu de cuisine. Lors de ma visite, cet équipement rudimentaire était utilisé tous les jours par une femme du quartier dont l’appartement avait été inondé et qui était autorisée à venir chauffer les plats de ses enfants au FabLab avant de remonter chez elle. On trouve ensuite une grande table, utilisée lors de ma visite pour des travaux de couture pour un carnaval local. Une machine à broder numérique est installée à côté de machines à coudre classiques, au milieu de rouleaux de tissus et d’échantillons. Plusieurs chaises sont disposées en vrac, autour d’un grand tableau blanc, elles servent lors de réunions informelles. Dans les étagères, des maquettes ou morceaux de matériaux sont stockés par ceux qui fréquentent le SETC. Quelques boîtes sont réservées aux habitués et portent leurs noms. Plus loin, une salle d’enregistrement de radio permet aux jeunes du quartier d’enregistrer leurs propres chansons et de réaliser des mixages de leurs morceaux favoris. Un tiers de l’espace total est enfin effectivement dédié à des machines de fabrication numérique, parmi lesquelles une découpeuse laser, une imprimante 3D, une grande fraiseuse numérique et une découpeuse vinyle, utilisée intensivement par les jeunes pour découper des transferts et customiser leurs hoodies (sweats à capuche). 50 Le programme learn to teach, teach to learn (littéralement « apprendre à apprendre ») qui est en place depuis plusieurs années, rassemble des jeunes du quartier qui sont incités à valoriser leurs savoir-faire quels qu’ils soient pour proposer bénévolement des formations de tous types. Les projets proposés touchent autant à la musique qu’à l’informatique ou la poésie, en passant bien entendu par l’utilisation de l’imprimante 3D ou la machine à broder numérique. Mel King tient au sein de sa petite communauté le rôle du grand sage, de celui qui sermonne et fait respecter certaines valeurs. Face à un groupe d’adolescents venus pour la première fois au FabLab, par exemple, il s’exaspère :

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Pourquoi diable portes-tu des habits où il est écrit « Madonna » ou « Nike » ? Ne peux-tu pas inventer tes propres messages ? Demande-toi à quoi tu croies vraiment, je ne pense pas que « Nike » soit ta réponse (Mel King, 10 avril 2014, Boston). 51 En tant que doyen, reconnu pour son action politique depuis les années 1970 et l’épisode de Tent City, Mel King est également chargé d’indiquer une voie morale et une vision commune à tenir. Il propose ainsi à ceux qui l’écoutent avec respect ce type de formules : Aux États-Unis, la technologie est souvent utilisée pour produire des armes. L’armée n’est pas un progrès. Ce qui tue les hommes n’est pas un progrès, ce n’est pas high tech. C’est plutôt low tech ou no tech at all. La technologie devrait encourager la puissance de la vie (ibid., 10 avril 2014, Boston).

Conclusion

52 Le mouvement international des FabLabs, qui prend ses racines au MIT et s’est étendu depuis une quinzaine d’années en différents points du monde, est un exemple complexe et emblématique de la manière dont les différentes communautés, institutions ou espaces sociaux qui accueillent ces espaces collectifs engagent des enjeux sociaux, politiques, culturels ou économiques tout aussi variés et souvent difficilement prévisibles. Le projet initial du MIT avait la fabrication numérique et le développement technologique comme objectif principal. L’examen du MIT‑FabLab Norway, du Vygian Ashram et du South End Technology Center, qui sont pourtant des FabLabs pionniers, montre que, depuis leurs genèses, ces derniers s’approprient les valeurs liées au développement du numérique tout en s’en écartant dans les incarnations cocrètes de leurs activités quotidiennes. Dans les cas d’étude présentés ici, les discours des leaders locaux de ces espaces dépassent les intentions des ingénieurs et chercheurs à l’origine du mouvement pour épouser les contours particuliers de ces territoires géographiquement, culturellement ou politiquement marginaux ou hors normes. Le portrait de ces FabLabs établi dans cet article grâce aux propos de ceux qui les font vivre indique un déplacement des activités de fabrication numérique vers des exigences locales plus prosaïques, qui peuvent être déterminées aussi bien par des nécessités économiques que des convictions morales. Situés avec une indétermination revendiquée entre l’association de quartier, le community center, le centre d’apprentissage, le lieu de prototypage, le tiers-lieu, l’espace de réunion, la cantine ou même le gîte, ces FabLabs constituent des zones de friction et de résistances qui ne dépendent pas uniquement des outils numériques. L’accès libre, le partage et l’appropriation technologique, dans ces espaces, passe donc par un nécessaire brouillage dans la classification de ces lieux, en décalage avec les ambitions d’ empowerment technologique formulées initialement par le MIT.

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NOTES

1. Le premier FabLab ghanéen, qui précède l’expérience indienne, n’est pas pris comme cas d’étude ici. 2. Tous les extraits en anglais (entretiens et citations d’ouvrages) ont été traduits par Camille Bosqué.

RÉSUMÉS

Le mouvement international des FabLabs prend ses racines au MIT au tournant des années 2000 et s’est étendu ces dernières années en multipliant les points de son réseau dans toutes les parties du monde. Ces ateliers de fabrication numérique (Laboratoires de Fabrication) peuvent être implantés sous divers modèles au sein de communautés, institutions ou espaces sociaux qui engagent des enjeux sociaux, politiques, culturels et économiques tout aussi variés. L’objectif de cet article est d’examiner les discours et intentions initiales qui ont défini le mouvement des FabLabs et de les confronter à des cas d’étude concrets : le MIT-FabLab Norway à Lyngen, le Vygian Ashram de Pabal (Inde) et le South End Technology Center (Boston). Ces FabLabs se trouvent au cœur de territoires géographiquement ou politiquement marginaux. Par leurs délocalisations, ils incarnent un décalage entre un projet initial centré sur la technologie et des appropriations locales davantage tournées vers des fins d’intervention sociale ou culturelle, qui bousculent le cadre initialement fixé par le réseau normé des FabLabs. Cet article s’appuie sur des entretiens réalisés avec les leaders de ces lieux et sur des observations de terrain.

FabLabs is an international movement initiated by MIT in 2000. During recent years, it has spread out and become a world-wide network. These workshops are dedicated to digital fabrication (Fabrication Laboratories) and can be found, in a variety of forms, in communities, institutions and social spaces engaged in a wide range of social, political, cultural and economic issues. In this article, we examine the discourse and initial intentions that define the FabLabs movement and

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compare them to concrete case studies: MIT‑FabLab Norway in Lyngen, Vygian Ashram in Pabal (India) and South End Technology Center (Boston). These FabLabs are located at the heart of geographically and politically marginalized territories. Because of their delocalization, they highlight the cleavage between the initial technology-based project and local adaptations which focus more on social or cultural activities and thus change the framework originally established by FabLabs’ standardized network. This article is based on interviews with leaders of these sites and field studies.

INDEX

Mots-clés : fabrication numérique, FabLabs, mouvement maker, MIT, appropriation, empowerment Keywords : digital fabrication, FabLabs, maker movement, MIT, appropriation, empowerment

AUTEUR

CAMILLE BOSQUÉ

Université Rennes 2 / Ensci – Les Ateliers, Paris, France – 2, place du recteur Henri Le Moal – 35000 Rennes Courriel : [email protected]

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En marge des offres numériques marchandes La création d’un réseau wifi citoyen pour un public senior On the Sidelines of the Digital Services Market, Creation of a Citizen Wireless Network for Seniors

Cédric Calvignac

1 De nos jours, l’accès au monde numérique est le plus souvent conditionné à la souscription d’offres marchandes. Qu’il soit question de l’achat d’équipements informatiques ou de l’abonnement auprès de fournisseurs d’accès, l’internaute fait généralement appel aux grands acteurs marchands du secteur pour répondre à ses besoins. Les intermédiaires marchands occupent donc une place prépondérante dans la configuration actuelle des pratiques numériques. En marge de ce monde numérique à dominante marchande se développent pourtant – et depuis plusieurs décennies déjà – des alternatives communautaires dont certaines ont su rivaliser avec les offres commerciales les plus populaires (Beuscart, 2002 ; von Hippel, 2002 ; Auray, 2005). Ces alternatives s’attaquent aux verrous organisationnels et techniques qui entravent la libre circulation des données entre usagers. Elles sont fondées sur des principes d’ouverture et de partage censés garantir une participation élargie aux développements sociotechniques de demain.

2 On assiste donc à l’avènement de projets libres qui portent tant sur les dimensions logicielle (Open Source Software Movement) qu’infrastructurelle (Open Infrastructure Movement) de l’informatique connectée. Si beaucoup de travaux universitaires ont porté sur le développement logiciel amateur, assez peu se sont intéressés à son pendant matériel : celui du développement des réseaux physiques d’interconnexion (Peugeot, 2001 ; Calvignac, 2008). Pourtant, ces démarches de reprise en main des infrastructures numériques – pour marginales qu’elles soient – appellent à la plus grande attention car elles sont porteuses de promesses remarquables tant en termes de correction des inégalités d’accès aux ressources numériques qu’en termes d’émancipation des usagers qui entrevoient là une possibilité de s’affranchir du monopole marchand de fourniture

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d’accès. Ce lointain horizon de l’indépendance numérique a motivé et guidé l’action de nombreux fondateurs et animateurs de réseaux wifi citoyens. 3 Cet article rend justement compte de la création d’un réseau wifi citoyen et des premières étapes de sa mise en œuvre. Il revient sur le développement amateur d’une infrastructure informatique sans fil prenant la forme d’un maillage dynamique de différents points d’accès. Reliés les uns aux autres via la technologie wifi, ces points d’accès assurent l’interconnexion de plusieurs foyers. La formation de ce type de réseau autogéré permet non seulement à ses adhérents de communiquer entre eux (via un intranet local) mais également de mutualiser un ou plusieurs accès à Internet. Grâce au partage de la bande passante d’un unique point d’accès émetteur, il est en effet possible d’assurer la connexion d’un ensemble de points d’accès récepteurs. Ce procédé permet d’abaisser de façon importante le coût d’accès à Internet et de fonder un collectif solidaire en mesure d’assurer localement la maintenance des équipements et services numériques. Le réseau wifi citoyen dont nous allons présenter la genèse et les premiers développements se situe dans une petite ville de 8 000 habitants en périphérie de l’agglomération toulousaine. Fondé en 2003, il s’est rapidement développé pour atteindre, dès 2008, un total d’une cinquantaine de points d’accès fonctionnels, distribués sur une large part du territoire communal. Remarquable de par son étendue et sa fiabilité, le réseau Cita-nodes1 présente la particularité d’accueillir une majorité de retraités fort peu aguerris à l’usage des outils informatiques. Cette configuration atypique interpelle tant la population des développeurs amateurs se compose généralement d’étudiants ou de jeunes actifs, de « professionnels-amateurs » dont la maîtrise technique n’est plus à démontrer (Cardon, 2005 ; Leadbeater & Miller, 2004). Il est en effet rare de voir des retraités participer à un projet informatique de cet ordre, un projet éminemment fragile car soumis à nombre d’aléas humains et techniques. 4 Le réseau Cita-nodes est par conséquent doublement marginal. Il se développe tout d’abord en marge des offres commerciales dominantes et s’appuie ensuite sur un public marginal que d’aucuns qualifieraient de tendanciellement réfractaire aux nouvelles technologies. Au travers de ce projet communautaire innovant, se joue donc une forme de réappropriation civique de la technique, une forme d’« empowerment » propre à mobiliser ceux-là même que l’on pensait irrémédiablement isolés, propre à donner du poids aux publics les moins en prise avec l’ère numérique (Micheletti, 2003). L’originalité de notre contribution repose ainsi sur la définition des modalités de la prise de pouvoir d’un public qui jusqu’alors ne participait d’aucune façon à l’évolution de son environnement technologique (par un effet d’autocensure et d’éviction tout à la fois économique, culturelle et symbolique). Ici, nous interrogeons donc la participation d’acteurs marginaux (i.e. d’usagers laissés pour compte) à la redéfinition des services numériques auxquels ils adhèrent. 5 Pour ce faire, nous nous appuierons sur deux enquêtes complémentaires. La première, de nature quantitative, a été menée en 2008 auprès des membres des communautés wifi européennes et nord-américaines2. Les résultats de cette enquête donnent à voir le profil sociodémographique des wifistes occidentaux et nous permettent d’apprécier, par effet de contraste, la composition singulière du réseau Cita-nodes. La seconde enquête, associant les méthodes de l’observation et de l’entretien semi-directif, se centre sur le réseau Cita-nodes. Elle examine ses rouages sociotechniques, les modalités de participation au projet ainsi que les degrés de réalisation de l’objectif visé : l’émancipation de la domination marchande. Notre enquête de terrain s’est déroulée au

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cours des années 2007-2008. Elle nous a permis de réaliser une quinzaine d’entretiens semi-directifs avec les fondateurs et adhérents du réseau. Ces entretiens ont été complétés par différentes observations in situ : au siège de l’association informatique de la ville et aux domiciles des adhérents. Les résultats ici restitués traitent exclusivement de la période 2003-2008 durant laquelle le réseau Cita-nodes a connu un important développement. Après 2008, l’équilibre et le maintien du réseau ont été soumis à différentes épreuves qui ont quelque peu altéré la belle dynamique impulsée3.

La primo-adoption d’un public « réfractaire »

6 En matière d’adoption des nouvelles technologies, il est clairement établi que le profil des adoptants les plus précoces (ou primo-adoptants) se caractérise par : • une sélection générationnelle, les publics jeunes s’approprient plus volontiers les nouvelles technologies offertes ; • économique, l’adoption anticipée est la plupart du temps fort coûteuse ; • et culturelle, les individus les plus éduqués et informés ont de plus grandes chances de sauter le pas.

7 Cette triple sélection crée de grandes « inégalités numériques », des « fractures » marquées au sein de la population (Di Maggio et al., 2004). En matière d’accès à Internet et de maîtrise des terminaux informatiques, de nombreuses études ont indiqué combien ces déterminants conduisaient à une distribution tout à fait inégale de l’accès aux ressources numériques (Katz & Aspden, 1998 ; Ben Youssef, 2004 ; Granjon, 2004 ; Rallet & Rochelandet, 2004). Notre enquête statistique vient corroborer ces résultats et permet de dresser le portrait des contributeurs et usagers des réseaux wifi citoyens.

Portrait statistique des wifistes occidentaux

8 Comme attendu, les réseaux wifi européens et nord‑américains attirent une population jeune. La moyenne d’âge des wifistes interrogés est de 36,1 ans et 70% d’entre eux ont entre 25 et 45 ans. La classe d’âges la plus représentée est celle des 25-35 ans qui réunit à elle seule 40,6% de l’échantillon. L’écrasante majorité des répondants est constituée des personnes en activité (75,5%). Suivent les étudiants (13,5%), les personnes inactives (6,7%) et les retraités (4,3%). Ainsi, les wifistes occidentaux se recrutent préférentiellement au sein de la sous-population des jeunes actifs. Concernant le parcours scolaire des participants, il apparaît clairement que nous avons affaire à une sous-population très éduquée puisque 68% des répondants ont obtenu une licence (44,4%), un master (19,3%) ou un doctorat (4,3%), 10,7% un diplôme de l’enseignement supérieur niveau bac+2 et 5,9% un baccalauréat ou un diplôme équivalent. Seuls 15,5% des répondants n’ont pas obtenu leur baccalauréat (ou équivalent) soit parce qu’ils ont arrêté leurs études plus tôt, soit parce qu’ils sont en train de travailler pour l’obtenir.

9 On constate donc que la participation à de tels projets est limitée aux individus les plus éduqués et les mieux acculturés aux savoirs et savoir-faire numériques. Nous en voulons pour preuve la surreprésentation d’individus qualifiés en informatique au sein de cette sous-population. En effet, 65,2% des membres de réseaux wifi citoyens sont étudiants en informatique ou informaticiens de métier. Mieux encore, 40,1% des répondants ont une profession ou suivent une formation directement en lien avec les technologies sans fil.

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10 L’étude de l’identité des participants au mouvement Open Infrastructure révèle un certain confinement de la primo-adoption aux seules catégories d’usagers experts ou avancés. Les primo‑adoptants forment un corps de participants non mixte essentiellement composé d’initiés, aguerris au maniement d’outils informatiques dans et hors de la sphère professionnelle (Calvignac, 2012). La composition sociodémographique des communautés wifi se distingue donc par une surreprésentation des populations techniciennes. Surreprésentation qui entre directement en contradiction avec la raison d’être du mouvement. En effet, l’un des objectifs centraux du mouvement de l’Infrastructure Libre consiste à rompre avec un mode de diffusion technologique discriminant et élitaire (verticalité et droits d’entrée). Il est donc paradoxal de voir se maintenir sur la scène communautaire des disparités et inégalités d’accès pourtant vigoureusement dénoncées.

Des seniors au faîte du développement amateur

11 Le profil des membres du réseau Cita-nodes tranche catégoriquement avec celui des wifistes occidentaux pris dans leur ensemble. Sans avoir pu établir de relevé précis de la moyenne d’âge des adhérents du réseau, un faisceau d’observations nous autorise à affirmer que ces derniers appartiennent pour l’essentiel aux troisième et quatrième âges. Le premier des éléments confirmant cette assertion tient aux déclarations des deux fondateurs du réseau qui indiquent tous deux que la majorité des adhérents sont des personnes âgées ayant pris part à la vie du club informatique de la ville. Le réseau Cita-nodes est né et a prospéré dans le giron dudit club informatique et y a recruté la plupart de ses membres. Le deuxième élément concordant tient aux observations faites in situ : l’écrasante majorité des individus croisés tant dans les locaux du club informatique que lors de nos déplacements au domicile des participants était des retraités. Enfin, 13 des 15 adhérents interrogés avaient plus de 55 ans et 8 d’entre eux plus de 65 ans.

12 De ce public de seniors, nous savons qu’il dispose d’une connaissance limitée du monde numérique (Michel et al., 2009). Les seniors fréquentent le club informatique de la ville afin de se former au maniement rudimentaire de l’ordinateur et d’acquérir une plus grande aisance dans leur navigation sur Internet. Ils se qualifient eux-mêmes de « débutant(s) », de « non‑initié(s) », de « petit(s) utilisateur(s) pas trop féru(s) d’informatique » qui « peinent à s’y mettre ». Ainsi donc, avant de prendre part à l’aventure du réseau citoyen de leur ville, ces apprentis-wifistes appartenaient aux catégories d’individus usuellement qualifiés de « retardataires », « réfractaires », « abandonnistes »(dropouts) ou plus simplement « non‑usagers » d’Internet (Rogers, 1962 ; Katz & Apsden, op. cit. ; Wyatt et al., 2002 ; Boutet & Tremenbert, 2009). 13 Il est remarquable de constater ici que des individus jusqu’alors qualifiés de retardataires pour s’être montrés rétifs à toute adoption d’offres marchandes standardisées deviennent, soudainement, primo-adoptants d’une formule citoyenne novatrice plus adaptée à leurs attentes. Ce renversement de situation – qui s’accompagne d’un changement de condition – donne à voir combien la distance qui sépare la défection de la participation (ou autrement dit la marginalité du conformisme) peut s’avérer plus ténue qu’elle n’y paraît de prime abord. Ce constat appelle à un examen critique des catégories ci-avant évoquées. Il met en garde tout observateur de la vie numérique contre la construction de typologies aux frontières

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trop marquées. La frontière entre non-adoption et primo-adoption est en vérité fine, elle ne réclame – pour être franchie – aucune transformation ou évolution radicale mais peut, au contraire, se décider à la suite de micro-ajustements locaux. Nous relayons donc ici l’invitation de Gérald Gaglio à adopter un « regard tempéré sur les "réfractaires" » comme sur les primo-adoptants (2005) et à éliminer toute considération morale ou psychologisante des observations rendues aux marges inférieures et supérieures de la population adoptante. Il n’y a lieu ni de dévaluer l’adoption tardive (ou la non-adoption), ni de saluer avec insistance la primo-adoption. 14 Le passage rapide d’une non-adoption commerciale à une primo-adoption citoyenne s’explique par différents éléments constitutifs du projet Cita-nodes. Celui-ci a en effet su répondre aux attentes insatisfaites d’usagers aux besoins modestes ne faisant pas de la connexion à Internet une priorité. Il a constitué, pour le public senior du club informatique, une alternative satisfaisante aux offres du marché jugées trop onéreuses et peu à même de livrer une assistance technique adaptée aux plus inexpérimentés de leurs clients. L’offre citoyenne proposée par Cita-nodes présente en effet le double avantage d’être très bon marché et de s’inscrire dans une démarche citoyenne solidaire et rassurante. Une démarche incarnée par les deux porteurs du projet – Jean et Laurent – qui ont su insuffler un véritable esprit de partage au sein de leur localité. Jean est l’un des fondateurs du club informatique de la ville. Cet octogénaire est un personnage central du paysage associatif municipal qui, outre la présidence du club informatique, assume différentes tâches administratives auprès d’autres associations culturelles et sportives de la ville. Son fort investissement associatif l’a conduit à étoffer son réseau local et c’est par son entremise que le réseau Cita-nodes a recruté le plus clair de ses adhérents. Venu à l’informatique sur le tard, il ne maîtrise que superficiellement les fonctions logicielles du réseau wifi qu’il coordonne. Il se contente le plus souvent d’intervenir sur la maintenance et la réfection de la partie matérielle du réseau (antennes, câbles). Laurent, quant à lui, est un informaticien d’une quarantaine d’années qui travaille dans le secteur de l’aéronautique. Son parcours professionnel, au sein de la Direction des services de la navigation aérienne (DSNA), l’a conduit à consolider sa maîtrise de différents logiciels libres (notamment Linux) et a contribué à nourrir son appétit pour les projets de développement amateur. Laurent est l’un des nombreux promoteurs et artisans du mouvement pour une informatique libre. Il s’est chargé des aspects les plus techniques de la création et de la gestion du réseau. Il pilote la dimension logicielle de l’infrastructure et assure seul les interventions et dépannages les plus sensibles. Ces deux hommes aux profils si différents vont très vite s’entendre sur l’essentiel : ils ont en commun une même volonté d’ouvrir au plus grand nombre l’accès aux nouvelles technologies. Ils ont également très vite pris la mesure des efforts qu’ils auraient à consentir afin de parvenir à enrôler ce public profane en quête d’une forme d’assistance personnalisée dans leur découverte du monde numérique. C’est ainsi que, dès le départ, ils choisissent de mettre en place un ensemble de démarches d’accompagnement en vue de majorer les chances d’adoption de ce public néophyte.

Majorer les chances d’adoption des néophytes

15 Très vite, Jean et Laurent ont souhaité donner des garanties à leurs adhérents potentiels. Le sérieux de leur projet devait pouvoir être immédiatement perçu par les habitants de la ville. Ils ont donc inscrit leur démarche de fourniture d’accès citoyenne dans un cadre légal d’expérimentation. Dès novembre 2001, le club informatique

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obtient le label d’« Espace Public Numérique » des mains de la Mission interministérielle pour l’accès public à l’Internet (MAPI). Le 18 septembre 2004, le réseau Cita-nodes obtient, de la part de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART), la licence de fournisseur d’accès Internet. Enfin, le 1er mars 2005, l’initiative citoyenne reçoit l’appui et le financement de la Direction de l’aménagement du territoire et de l’action régionale (DATAR). Ces certifications, licences et financements publics donnent une grande légitimité à leur démarche, une véritable coloration publique à l’initiative et présentent le club informatique et le réseau Cita-nodes comme de véritables opérateurs de service public. Ici, le dialogue avec les populations non-techniciennes de la ville s’établit via l’affirmation de leur qualité d’ayants droit à un service communal mutualiste soutenu par des instances publiques régionales et nationales.

16 Notons au passage que Cita-nodes est l’une des rares communautés wifi qui agisse dans un cadre strictement légal. La plupart des communautés wifi agissent en effet dans l’illégalité et se rendent par conséquent passibles de poursuites judiciaires de la part des grands fournisseurs d’accès à Internet. Ces derniers condamnent en effet toute forme de partage de connexion allant à l’encontre des conditions générales d’abonnement à leurs services. Ainsi, ce n’est que dans le cadre des autorisations exceptionnelles délivrées par l’État que cette solution libre peut être licitement expérimentée. 17 Au-delà du caractère légaliste de leur offre citoyenne, au-delà des gages institutionnels qu’ils convoquent, les porteurs du projet ont souhaité consolider leur initiative en faisant de l’adhésion au réseau wifi l’élément constitutif d’un projet pédagogique plus large. Une part importante des membres du réseau Cita-nodes (69%) ont suivi les enseignements délivrés par le club informatique. Il y a une réelle articulation entre le lieu d’initiation qu’est le club informatique et le lieu d’expérimentation qu’est le réseau citoyen. On sensibilise les adhérents du club informatique à l’offre citoyenne de fourniture d’accès et on présente la participation à cette aventure sans-filiste comme une opportunité pédagogique. Lorsqu’on se penche sur la programmation du club informatique, on s’aperçoit que les contenus des enseignements proposés ont sensiblement évolué dans le temps. La principale transformation du contenu pédagogique intervient en 2003 : année du lancement effectif du projet wifi. À cette époque, le planning des séances s’étoffe avec l’introduction d’ateliers consacrés à l’initiation aux technologies sans-fil et au dépannage du matériel dédié. L’introduction d’ateliers wifi dans le planning du club montre la place grandissante octroyée au réseau citoyen dans le plan de développement global de l’association. Tout l’art des animateurs du club et promoteurs du réseau citoyen va être de rendre cohérentes et complémentaires ces deux initiatives. Tout va donc être mis en œuvre pour faciliter le passage du lieu d’initiation au lieu d’expérimentation. 18 Les porteurs du projet Cita-nodes s’appliquent également à faciliter la venue des profanes par une forme de tutorat, d’accompagnement prolongé au sein de l’infrastructure numérique locale. Un renforcement local des liens entre experts et novices est en effet opéré. Quelques référents sont désignés et clairement identifiés pour guider les premiers pas des non-initiés. Cette forme d’escorte ouvre la voie à la démocratisation des profils primo‑adoptants. 19 Laurent – en sa qualité d’ingénieur informatique et de concepteur de l’infrastructure réseau – a eu, en la matière, un rôle central à jouer. Il a levé de nombreuses incertitudes

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techniques en amont du processus innovant. Sa mission principale a consisté à créer un point d’accès préconfiguré et prêt à l’emploi de manière à éviter aux usagers finaux de se lancer dans l’autoproduction exigeante de ce type de dispositif. A contrario, l’écrasante majorité des communautés wifi dans le monde laisse à la charge des futurs adhérents la configuration de leur propre point d’accès. Or, cette configuration nécessite des manipulations périlleuses de reprogrammation logicielle du routeur. Il faut en effet vider le routeur acheté en commerce de ses différents modules pour y implémenter un micro logiciel spécialement développé par la communauté des développeurs amateurs. La charge auto-productive des participants est importante et elle peut entraîner la défection précoce de nombreux volontaires. Pour éviter ce problème, Laurent a donc créé un kit prêt à l’emploi composé d’un routeur préconfiguré, d’une antenne et d’un câble coaxial muni de connecteurs. Il centralise donc l’autoproduction locale des points d’accès, la prend entièrement à sa charge de façon à harmoniser le dispositif technique dans son ensemble. On glisse doucement vers une forme souple de verrouillage technologique de l’initiative citoyenne. Si les codes source du logiciel embarqué sont librement accessibles et, de fait, mobilisables par tous, il n’en demeure pas moins que les participants au réseau citoyen sont invités à se conformer aux options technologiques arrêtées par Laurent. Bien sûr, des propositions peuvent être faites, le contenu des programmes modifiés, mais ils ne seront effectivement implantés qu’avec l’accord de Laurent qui administre de bout en bout les éléments du réseau. 20 Dans cette première partie, nous avons présenté les différentes adresses solidaires, les différents accompagnements pédagogiques et techniques nécessaires à l’adhésion d’un public néophyte. L’effort de domestication de la technologie est principalement consenti par les contributeurs les plus compétents qui se rendent disponibles aux autres pour les assister dans leur primo-adoption.

Le difficile équilibre entre principes de solidarité et d’émancipation

21 L’accompagnement des néophytes par les contributeurs les plus expérimentés participe d’une forme de division du travail fondée sur les compétences et habiletés de chacun. Dans ces conditions, les plus virtuoses ont de plus grandes chances d’infléchir l’action collective (Dodier, 1995). On peut dès lors s’interroger sur la réalité d’une émancipation citoyenne qui reposerait sur cette forme de commandement habilitaire.

De la solidarité incapacitante

22 Nous avons vu précédemment que le kit préconfiguré servait de passeport primo- adoptif aux non-initiés, dispensant ces derniers de toute autoproduction. Pourtant, on peut se demander si cette forme d’assistance n’encourage pas l’indolence de l’usager‑consommateur, si elle n’entrave pas l’émancipation des usagers en substituant à une forme de délégation marchande, une forme voisine de délégation communautaire. En proposant un kit prêt à l’emploi, les administrateurs du réseau organisent le retrait des novices de l’exploration technique du projet. La priorité est de démocratiser l’accès à l’usage de l’informatique et d’Internet et non de fonder en pouvoir les membres du réseau citoyen. Autrement dit, à l’émancipation technique

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individuelle par la maîtrise du fonctionnement mécaniste de l’entreprise est préférée la démocratisation hic et nunc de l’accès à l’information et à la communication informatisée. Le principe de solidarité primo‑adoptive – inscrit dans le dispositif technique qu’est le kit préconfiguré (Akrich, 1992) – éloigne le primo-adoptant d’une émancipation que seul l’opérateur atteint. On le prive ainsi d’une part des bénéfices de l’innovation « faite par et pour les usagers » qui consiste à créer par soi-même les conditions de son indépendance technique par l’ascendance prise sur l’ingénierie de l’offre (von Hippel, op. cit.). En cela, l’exercice d’une telle solidarité s’avère incapacitante pour ses bénéficiaires qui n’ont plus à acquérir de connaissances sur la technologie d’acheminement du service, sur la strate infrastructurelle du projet.

23 Dès lors, le risque auquel s’exposent les porteurs du projet est de nier – à leur échelle et pour leurs propres usagers – le droit à une ingérence élargie dans les développements innovants de la communauté. Autrement dit, on constate que les membres du réseau citoyen, alors même qu’ils s’émancipent collectivement d’un écrasement marchand de l’offre, ne parviennent pas tous à quitter leur position captive de dépendants numériques. Ne participant pas à la définition technique de leur propre point d’accès, et par extension de l’infrastructure collective, ils amenuisent leur capacité de réaction face à tout type de confiscation technique pouvant intervenir tant dans la sphère marchande que communautaire. L’option prise par le réseau citoyen limite donc l’ empowerment instrumental des participants, leur émancipation à l’égard des prestataires de services qu’ils soient marchands ou communautaires. Nous distinguons ici volontairement l’empowerment instrumental qui a trait aux conditions de réalisation de l’usage, de l’empowerment utilitaire qui a trait aux conditions d’usage permises par la réalisation. Grâce à ces deux concepts, on peut décrire avec une plus grande justesse les conséquences de l’introduction de dispositifs techniques solidaires sur les facultés développées par les adoptants d’une technologie (Cole & Griffin, 1980 ; Norman, 1993)4. Dans le cas du réseau Cita‑nodes, on peut donc considérer que le kit prêt à l’emploi est un dispositif qui participe d’un empowerment utilitaire des acteurs et défavorise leur empowerment instrumental. 24 Préférer l’émancipation utilitaire à l’émancipation instrumentale du primo-adoptant dessert la gouvernance collégiale et horizontale de la communauté. En effet, le primo- adoptant sera bénéficiaire d’une offre solidaire qu’il aura – par un défaut d’émancipation instrumentale – excessivement de mal à se représenter et qu’il ne contribuera donc qu’indirectement à faire évoluer. Il devra en effet se reposer sur plus compétent que lui pour traduire ses propositions.

Gains informationnels et leviers d’action nouveaux

25 Cela étant dit, les membres du réseau Cita-nodes conservent des marges d’action bien plus importantes que dans une relation de service commerciale. Les responsables du réseau citoyen incitent leurs adhérents à prendre une part active au maintien de leur outil commun. Ils ont ainsi mis sur pied un véritable site de télé‑administration (Doc.1) depuis lequel chaque adhérent peut consulter l’état du réseau en temps réel, le relevé des performances à différents points du réseau.

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Doc. 1. Reproduction de la page d’accueil du site de télé-administration du réseau5

26 Ces données permettent, à distance, d’identifier la source des problèmes rencontrés et d’agir sur les pannes observées. En s’appuyant sur le corpus des données recueillies, les organisateurs et membres actifs assurent un service de maintenance et de dépannage très performant. La maintenance du système s’effectue en toute transparence et les adhérents peuvent exercer leur vigilance à tout moment de façon à améliorer la qualité du service. 27 Depuis ce poste de contrôle, n’importe quel usager peut obtenir des informations sur la qualité du signal émis par le point d’entrée (connectivité Internet), sur le fonctionnement des tables de routage qui définissent de façon dynamique les liens entre les différents points d’accès (supervision OLSR - Optimized Link State Routing Protocol), sur les performances de son propre point d’accès ou de celui de son voisin immédiat (supervision des liens) ou encore sur l’alignement matériel nécessaire à une connectivité optimale (matrice des points d’accès, distances et azimuts). La surveillance système est ainsi ouverte à tous. Les porteurs du projet encouragent ouvertement l’ensemble des membres à consulter de temps à autre les données de leur propre point d’accès. Ils souhaitent que chacun d’eux soit en mesure de déterminer à qui il est présentement connecté et quelles sont les performances enregistrées par son point d’accès. Pour cela, l’utilisation de deux rubriques est indispensable : « supervision du réseau par jour, par semaine » (Doc 2) et « graphe du réseau sans fil » (Doc 3).

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Doc. 2. Supervision réseau point par point

Doc. 3. Graphique d’une portion du réseau (routes empruntées par le signal)

28 En croisant l’ensemble des données ainsi rapportées, l’usager peut, par quelques déductions sommaires, identifier la cause du fonctionnement aléatoire de son point. Il peut repérer l’ensemble des nœuds (ou nodes) le séparant du point d’émission des données (Internet) et isoler le maillon défectueux de la chaîne. Il lui suffit ensuite de reporter l’incident auprès des responsables de l’infrastructure citoyenne. Et on a un avantage c’est que l’ingénieur qui travaille avec nous, il nous a mis un programme sur ordinateur, tout le monde peut visionner le graphique, c’est-à-dire toutes les antennes, tous les points, donc on voit si ça passe, si ça ne passe pas, on a un calibrage qui se fait et qui indique la force du signal, s’il est faible, à distance, il peut le régler pour donner un petit peu plus de puissance et parfois ça suffit (un adhérent de Cita-nodes). 29 Les adhérents participent donc à la formulation d’un état des lieux du réseau. Ils ont la possibilité d’être donneurs d’alerte, et, par leur action, de mettre en agenda le problème qui les touche. La maintenance, bien que reposant en grande partie sur les épaules des organisateurs, concerne donc l’ensemble des membres du réseau. Donner corps au réseau, le rendre présent à l’usager (figures, cartes ou graphiques) permet aux acteurs de mieux se saisir de la problématique technique du projet. En cela, les

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supports figuratifs aident à une forme d’émancipation de type instrumental réduite à son plus simple appareil : la veille et le droit de regard. Bien évidemment, nous sommes encore loin d’une réelle prise en main technique de la part des usagers, une prise en main qui, en l’absence de compétences idoines, ne peut réellement avoir lieu. Cela dit, on observe un véritable effort de publicisation d’informations généralement confinées dans la boîte noire des services compétents. Via l’adhésion à une fourniture d’accès citoyenne, l’usager peut compter sur l’acquisition de gains informationnels, sur la mise en œuvre d’outils de rétrocontrôle et sur une gestion plus transparente de l’infrastructure. On ne retrouve pas cette même capacité d’intervention dans une relation de service marchand qui se construit généralement sur une forme plus ou moins prononcée d’asymétrie informationnelle entre vendeur et acheteur.

Adoption communautaire ou non-adoption marchande ?

30 Arrivés à ce stade de l’explication, il nous semble important de réintroduire la comparaison entre offres communautaire et marchande, entre fournitures d’accès citoyenne et commerciale. Car le succès de Cita-nodes est à mettre en perspective avec une forme de désintérêt voire de rejet à l’égard des prestations marchandes les plus courantes. Notons tout d’abord que les participants au réseau citoyen n’ont trouvé dans le catalogue des offres marchandes aucun abonnement qui satisfasse à leurs petits besoins. Les abonnements proposés dans le commerce – aux tarifs et performances relativement similaires – pêchent ici par excès de mimétisme. En effet, dès le milieu des années 2000, le très haut débit et l’illimité se sont imposés comme des standards incontournables et ont fini par exclure définitivement (ou presque) les offres bas débit et limitées dans le temps. En conséquence de quoi, les tarifs appliqués à la fourniture d’accès à Internet se sont alignés sur une offre plancher de19,99 euro par mois. Or, les utilisateurs débutants et occasionnels d’Internet que sont les aînés du réseau Cita- nodes hésitent à s’affranchir d’une somme aussi importante eu égard à l’utilité − pressentie faible – du service fourni. Eh bien, si vous voulez, justement je me suis pris le wifi dans un sens parce que j’utilise très peu Internet, un petit peu comme ça. Je me suis donc dit : c’est pas la peine de payer des sommes astronomiques et donc le réseau wifi m’intéressait aussi dans ce sens là (un adhérent de Cita-nodes). 31 Le réseau Cita-nodes propose un abonnement Internet à 6 euro par mois. La connexion Internet est certes moins performante, mais tout à fait adaptée aux besoins d’usagers peu gourmands en bande passante. Aussi, la proposition associative apparaît également plus rassurante car plus locale et accessible. Les responsables sont immédiatement joignables, ils se montrent réactifs et entretiennent une relation de confiance avec les membres du réseau. Laurent n’hésite pas à mettre en évidence ces atouts : C’est vrai qu’on a un meilleur suivi des utilisateurs par rapport à un fournisseur d’accès Internet. Le fournisseur d’accès Internet il est très loin, c’est une hotline où il y a 200 personnes et pour faire valoir ses droits c’est extrêmement difficile. Déjà quand on connaît bien le domaine faire comprendre où se situe le problème, c’est compliqué ! Lors de ma demande de dégroupage, j’ai galéré pendant trois semaines, pourtant je savais exactement où il était le problème ! Alors que là en deux jours c’est réglé, souvent en quelques heures même.

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32 Le faible nombre d’adhérents permet un « suivi des utilisateurs » personnalisé, une forme de singularisation de la prestation de service que les grands groupes aux portefeuilles de clientèle importants ne peuvent évidemment pas assumer. Les responsables du réseau citoyen proposent donc une offre peu chère dont les performances conviennent à un usage modéré d’Internet et qui garantit une assistance personnalisée en cas de panne ou de dysfonctionnement. L’offre citoyenne épouse parfaitement une demande jugée marginale par les grands acteurs marchands qui semblent n’avoir cure de répondre favorablement aux exigences d’un public minoritaire supposé déclinant.

D’une logique marchande de surenchère technologique

33 Il faut dire que la course à la performance est au cœur des programmes d’innovation marchands. Les acteurs privés ont en effet coutume d’inscrire l’innovant dans l’enchère concurrentielle. Il est crucial d’offrir au client un service de meilleure qualité que ses concurrents, un produit plus puissant, des commandes plus ergonomiques. Cette stratégie de distinction engendre un effet pervers remarquable : il est aujourd’hui courant de voir des produits et services sophistiqués et complexes être sous-exploités par les usagers. Il y a inadéquation entre les besoins somme toute limités de l’usager et la surabondance de l’offre. En d’autres termes, on pourrait se demander si, en débordant son concurrent, l’offreur ne déborde pas également les besoins de sa clientèle. Laurent, non sans une pointe d’ironie, épingle cette folle course en avant des grandes entreprises du secteur. Narquois, il constate que son petit système, loin des tumultes de l’émulation de l’offre, parvient à coller à une demande spécifique : Mais bon toujours plus de tout. C’est toujours plus quelque chose je ne sais pas pourquoi mais il faut toujours en offrir plus pour vendre. Nous on a plutôt tendance à en offrir moins et c’est peut-être pour ça qu’on a beaucoup de succès. On offre un sous-Internet, moins de débit, mais ça coûte pas cher mon frère ! Puis c’est coopératif, collégial. 34 Les porteurs du projet citoyen défendent donc l’idée selon laquelle l’innovation ne s’oriente pas nécessairement vers l’accroissement de la performance et de la puissance technique. L’innovation peut avoir pour objectif la découverte d’un agencement technique propre à satisfaire une demande spécifique (suitability). C’est le cas du mouvement Open Infrastructure qui a le dessein de créer une maille infrastructurelle au travers de laquelle un partage de connexion s’opère. L’attente formulée d’un accès très peu cher pour un usage non-intensif est ici au cœur du projet innovant défendu.

... à l’appel citoyen à un redimensionnement sociotechnique durable

35 Comme l’illustre l’alternative citoyenne de partage de bande passante et de mutualisation des ressources numériques, l’innovation n’est pas forcément synonyme de densification de l’offre mais peut conduire à une contraction du service fourni, à l’ajustement millimétré entre le potentiel d’un outil et sa pleine utilisation, bref à la rencontre pondérée d’offres et de demandes raisonnées. Ramener les potentialités d’un équipement à la simple satisfaction des usages effectifs de son propriétaire semble être une perspective technologique stimulante, du moins tout aussi valable que celle aujourd’hui dominante faisant de l’extension des fonctionnalités l’horizon indépassable des trajectoires innovantes. On pourrait ainsi dire que l’on a affaire d’un côté à une

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course aux surcapacités de l’équipement (satisfaction des besoins par la démesure de l’offre) et de l’autre à un mouvement contraire centré sur un dimensionnement du service ajusté aux besoins du bénéficiaire (évaluation des besoins et mesure de l’offre). Autrement dit, l’option commerciale qui cherche à embrasser les besoins d’une large clientèle et qui, pour ce faire, déploie a maxima ses marges d’action est ici placée en concurrence directe avec le développement d’offres technologiques centrées sur l’utilisateur dont les marges de manœuvre restent à négocier.

36 L’enrichissement sociotechnique de l’existant pourrait donc s’orienter vers une gradualité de l’offre, vers une possible contraction des services numériques fonction des besoins effectivement ressentis. Cette façon de percevoir les choses est tout ce qu’il y a de plus contemporaine, elle alimente les réflexions sur la décroissance et le développement durable.

L’« innovation par retrait » : une perspective marginalisée

37 Frédéric Goulet et Dominique Vinck ont récemment introduit le concept fort éclairant d’« innovation par retrait ». Il s’agit d’innovations dont le « trait dominant » est « d’être structurées autour du retrait d’artefacts, de leur suppression ou de leur utilisation plus modérée ». Ces innovations par retrait sont généralement « associées au développement d’une rhétorique du "mieux" par "le moins de" et le "sans" appelant à "raccourcir", "réduire", "diminuer" ou "supprimer" la présence de certaines entités » (Goulet & Vinck, 2012). La « dissociation », le « détachement » de certaines composantes d’une technologie constitue ici le cœur de l’innovation. L’exemple développé par les deux auteurs est celui des techniques agricoles sans labour, techniques récemment réintroduites dans différentes exploitations agricoles. Cet exemple, apparemment éloigné du nôtre, a pourtant beaucoup à voir avec la philosophie du projet citoyen de mutualisation des ressources numériques.

38 On peut en effet présenter le projet Cita-nodes comme relevant d’une innovation par retrait puisqu’il se fonde sur l’exclusion d’une catégorie d’acteurs6 (les opérateurs privés) et d’un procédé (l’individualisation de l’offre numérique). Sortir d’une logique dominante d’une fourniture d’accès individuelle – et également performante en tous points du réseau – pour basculer dans une logique de distribution collective reposant sur le partage modulable d’une ressource commune, revient à défaire l’influence et l’action des intermédiaires marchands. Par la création d’un réseau citoyen, on s’applique à « dissocier » les liens entre une clientèle et des opérateurs privés. On s’emploie plus particulièrement à supprimer toute forme de contractualisation et d’assistance technique à distance (hotline). On cherche également à faire correspondre les besoins des utilisateurs avec les ressources mises à disposition en supprimant les situations de surproduction et d’utilisation sous-optimale. On retire donc une part du flux disponible et non usité pour le remettre en circulation dans le réseau. 39 Cette perspective de développement qu’est l’innovation par retrait reste pour l’heure marginale. Cependant, dans un monde où le développement technologique est à ce point éclaté et foisonnant, il semble que cette nouvelle orientation du processus innovant (retrait, redimensionnement) soit amenée à davantage s’imposer dans le paysage technologique de demain.

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Conclusion

40 En marge des offres numériques marchandes, des initiatives citoyennes, libres et solidaires ouvrent de nouvelles voies de développement sociotechnique. L’une des premières conséquences de cette exploration technologique amatrice est de permettre un ajustement précis et circonstancié aux conditions locales de diffusion d’une solution technique. Développer un réseau wifi citoyen dans une localité donnée c’est embrasser les aspérités du terrain et prendre connaissance des particularités sociodémographiques des publics visés pour mieux redéfinir les modes de diffusion de la technologie et les actions d’intéressement au projet défendu. Ainsi, et dans le cas du réseau Cita-nodes, le recrutement des participants au projet a reposé sur différentes adresses solidaires, sur des dispositifs d’assistance proximaux.

41 Évoluer en marge du domaine marchand participe également d’une forme de gain d’indépendance, d’une forme de réappropriation technologique par et pour les usagers. Les développeurs amateurs comme les wifistes souhaitent reprendre la main sur un domaine d’activités qui leur échappe. Ils souhaitent intervenir sur les composantes matérielles et logicielles des outils numériques de façon à s’affranchir d’une délégation marchande hégémonique qui porte en elle les germes d’une inégalité d’accès à l’information et à la culture et d’une dérive liberticide du contrôle des activités numériques. En ce sens, on peut dire que les marges citoyennes du monde numérique permettent de contenir l’expression des comportements marchands les plus opportunistes et agressifs. Elles présentent aux internautes des contre-propositions libres et ouvertes qui leur permettent, lorsque le besoin s’en fait sentir, de quitter un environnement numérique marchand insatisfaisant ou oppressant. 42 Enfin, le processus innovant s’altère au contact de l’environnement communautaire et citoyen. Il se déploie sur un territoire plus large et indéfini – car non contraint par l’impératif de productivité – ce qui permet l’avènement de solutions tout à fait originales. Des solutions qui peuvent satisfaire des besoins négligés par les acteurs marchands. Le paysage technologique s’enrichit donc de propositions alternatives qui dérogent parfois à la logique − entretenue par un marché hautement concurrentiel – d’une surenchère technologique sans borne. Ainsi, la contre-culture des mouvements numériques libres accueille favorablement la perspective d’une contraction et d’un redimensionnement de l’offre technologique, elle voit d’un bon œil le développement d’innovations par retrait visant à la seule satisfaction des besoins effectifs.

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NOTES

1. Nous avons pris le soin d’anonymiser le nom des protagonistes et de leur réseau. 2. L’échantillon retenu se compose de 208 répondants. 3. Le président du club informatique et fondateur de Cita-nodes a notamment été contraint de céder sa place à la suite de problèmes de santé et son départ a entraîné quelques défections. Ces dernières ont généré des problèmes de routage des signaux radio (disparition de points relais) qui ont pénalisé les usagers du service placés en bout de chaîne (subitement coupés du reste du réseau). Le réseau s’est ensuite stabilisé sans jamais reprendre sa marche en avant et son expansion, freinée par la modification progressive des offres marchandes (offres plus accessibles, plus performantes, généralisation des offres mobiles) et par la transformation des pratiques des usagers (besoins en matière de téléphonie et/ou de télévision, usage plus intensif amenant à souscrire aux offres très haut débit des acteurs marchands). 4. Cole et Griffin montrent, dans leur essai, que les artefacts peuvent améliorer la performance mais qu’en général ils ne le font pas en améliorant ou en amplifiant les capacités individuelles. Les travaux de Norman se rapprochent de cette analyse en distinguant la perspective « système » de la perspective « humaine » relatives à l’introduction d’un artefact. La capacité cognitive de l’usager peut parfois être, par l’usage d’un même artefact, augmentée du point de vue « système » et diminuée du point de vue « humain ». 5. Cette reproduction est en tous points identique à la page originale exception faite du nom du réseau qui a volontairement été modifié de façon à respecter l’anonymat des participants. 6. Exclusion partielle car le réseau citoyen reste commuté au net grâce à un abonnement payant.

RÉSUMÉS

Dans cet article, nous rendons compte de la création et des premiers développements d’un réseau wifi citoyen du sud de la France. Ce réseau informatique amateur, libre et autogéré apparaît comme doublement marginal. Il se développe tout d’abord en marge des offres commerciales dominantes de fourniture d’accès à Internet. Il s’appuie ensuite sur un public atypique composé de retraités généralement peu enclins à l’adoption de nouvelles technologies. L’originalité de notre contribution repose ainsi sur la définition des modalités de l’engagement d’un public marginalisé dans la (re)définition de son environnement technologique. Les orientations sociotechniques retenues par ce public profane nous invitent à interroger et reconsidérer les formes, finalités et limites du développement marchand de la technologie.

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This article traces the creation and first steps towards a wireless community in Southern France. This open and self-managed network can be seen as doubly marginal. First, it was developed at the margin of the market for Internet service providers. Secondly, this initiative targets a specific population, retirees generally thought to be uncomfortable with new technologies. Our article attempts to shed some light on the involvement of the elderly in this type of project. We describe the socio-technical guidelines adopted by this target group and question the legitimacy and sustainability of a digital development usually driven by market forces.

INDEX

Keywords : digital divide, ICT, diffusion, innovation, sociology, free networks, open infrastructure Mots-clés : fracture numérique, TIC, diffusion, innovation, sociologie, informatique libre

AUTEUR

CÉDRIC CALVIGNAC

Université Fédérale Toulouse Midi Pyrénées – CUFR Jean-François Champollion d’Albi CERTOPUMR 5044 (Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir) 15, rue des Lois – 31000 Toulouse Courriel : [email protected]

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La marge comme ressource pour l’action dans la mouvance du logiciel libre The Margin as a Resource for Action Within the Free Software Movement

Pierre-Amiel Giraud et Sara Schoonmaker

La marge comme espace géographique

1 En géographie, la notion de marge n’a pas connu le même succès que sa voisine avec laquelle elle est parfois confondue : la périphérie. Pourtant, marges et périphéries n’entretiennent pas avec les centres des rapports de même nature. Dire qu’un espace est une périphérie indique qu’il est dominé par un centre (Reynaud, 1981) ; dire qu’il s’agit d’une marge pointe au contraire ce qui, en lui, échappe au contrôle du centre qui le revendique pourtant. La notion de marge sert donc à désigner aussi bien des espaces relégués – les périphéries délaissées – que des espaces relativement autonomes, ouverts par interspatialité à de multiples influences et propices à l’innovation : des espaces d’avant-garde. L’existence de cette deuxième catégorie de marges serait aujourd’hui favorisée par l’extension de grands réseaux techniques tels Internet permettant justement – à en croire l’idéologie réticulaire – « la jouissance des situations de marge » (Musso, 2003 : 359). Ceci ne signifie pas pour autant que les espaces relégués ne sont pas eux aussi partie prenante de divers réseaux ou milieux. En effet, vue du centre, la marge fait dans les deux cas figure de confins : une « limite à un seul bord, le bord interne, celui de l’identité repliée, mais ouverte sur l’extérieur dans une indécision qui est liée à l’altérité maximale » (Retaillé, 2011b : 80). L’extériorité, radicalement étrangère à l’ordre et à la légitimité intérieures, relève alors d’autres espaces de représentation (Lefebvre, 1974) – d’espaces vécus selon d’autres imaginaires et grammaires. Les marges sont les confins vus hors de leur rapport exclusif au centre : l’anomie peut alors devenir autonomie ; le contact avec la sauvagerie ou le chaos, une

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interface de commutation voire de compossibilité entre espaces de représentation différents.

2 La marge apparaît dès lors difficilement visible et lisible à l’aune des espaces de représentation exogènes et concurrents qui y interagissent : chacun possède une grammaire spatiale différente, c’est-à-dire notamment où les représentations et les pratiques produisant de la centralité diffèrent. L’interface entre espaces de représentation que constitue la marge ne se réduit ainsi jamais à une simple juxtaposition. Un même espace peut donc être une marge pour un espace de représentation, mais un centre (ou une périphérie) pour un autre. L’idéologie réticulaire analysée par Musso (op. cit.) va jusqu’à suggérer que les marges sont les véritables centralités. Ainsi, La Grande conversion numérique (Doueihi, 2008) et la production de « lieux réticulaires » (Beaude, 2012 : 54-62) qui l’accompagne ne consacrent pas « La fin de la géographie » (O’Brien, 1992). Au contraire, elles complexifient encore d’avantage des spatialités et territorialités qui se révèlent toujours hybrides (Giraud, 2014).

Le logiciel libre, aux marges du Marché et de l’État ?

3 Le phénomène du logiciel libre constitue un cas particulièrement intéressant pour questionner la notion de marge et la manière dont elle peut constituer une ressource pour l’action à l’ère du numérique. En effet, les premiers militants du logiciel libre ont, dès les années 1980, adopté une stratégie qui peut être décrite comme un déplacement vers les marges du Marché – et de l’État qui l’instrumentalise par le droit. Il s’agissait alors de retourner contre lui certaines dispositions du droit international de la propriété intellectuelle, dont l’extension et le renforcement en vue d’une enclosure mondiale des biens communs de la connaissance avaient déjà commencé (Boyle, 2008). Ainsi, la spécificité de ces logiciels est bien plus juridique que technique : elle réside dans le contrat, appelé licence, qui lie auteurs et utilisateurs du logiciel. Les critères pour qu’une licence soit considérée comme libre sont variables, mais corroborent dans l’ensemble les quatre libertés définies par la Free Software Foundation : libertés d’utilisation (a), de modification (b), de redistribution de la version d’origine (c) et de la version modifiée (d) (Stallman, 2002). Nourrie d’un discours de liberté (Giraud & Schoonmaker, 2014), cette marge fait figure de refuge permettant aux développeurs de retrouver une autonomie dans leur travail dont le Marché, par l’entremise de l’ordre gestionnaire, était en train de les priver (Vicente, 2013). Cependant, cette opération de mise à l’écart est légitimée par un discours qui place le mouvement du logiciel libre au sein d’un espace de représentation dont il serait une centralité et qui relègue le Marché à la marge : les licences libres doivent permettre de perpétuer même de manière minoritaire le communalisme mertonien (Merton, 1973) de ce qui, avant d’être une industrie, était une science issue des mathématiques. La mise en marge conservatoire qui donne naissance au logiciel libre serait avant tout une réactivation, sur un mode revivaliste, d’une éthique scientifique pervertie par le Marché. La liberté logicielle apparaît donc d’abord comme l’étendard de la revendication d’autonomie d’informaticiens qui, pour protéger cette dernière, choisissent de se mettre en marge de l’État et du Marché. Toutefois, le choix de la marginalité n’est pas celui de l’exclusion : le logiciel libre dispose de fondements juridiques ; il est même légal d’en faire le commerce.1

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4 Depuis le milieu des années 1990, on assiste à une complexification du mouvement. D’abord, certains militants choisissent, pendant cette période d’euphorie spéculative gonflant la bulle Internet, de ne plus parler de free software mais d’open source, afin disent-ils de lever l’ambiguïté de l’anglais free, entre gratuité et liberté (Perens, 1999) : comment dégager des profits (des marges, donc) si les logiciels sont donnés ? Dès 1999, des éditeurs de logiciels libres comme Red Hat sont cotés en bourse. Depuis, free software et open source cohabitent pour désigner les mêmes objets. Le premier est porteur d’une « utopie concrète » (Broca, 2013 : 13‑36) nécessairement marginale tandis que le deuxième appartient au langage de l’idéologie néolibérale. Cependant, les États aussi investissent sémantiquement le free et l’open. La liberté logicielle serait ainsi garante d’une indépendance technologique tandis que la transparence du code prémunirait contre la présence de portes dérobées placées au sein des logiciels par des puissances étrangères. Prises ensemble, liberté et transparence contribueraient à la souveraineté numérique (Couture, 2013). C’est pourquoi des États forts (Chine) ou revendiquant un monde polycentrique (Brésil) ont très tôt eu des politiques favorables au logiciel libre. 5 La richesse et la polysémie de l’idée de liberté (autonomie, déréglementation, souveraineté) permettent ainsi une appropriation du logiciel libre par des acteurs aux intérêts et aux espaces de représentation radicalement différents. Si l’on admet qu’il n’y a pas de mouvement social sans quelque valeur, objectif ou intérêt commun donnant une orientation d’ensemble, il devient alors difficile de parler de « mouvement » des logiciels libres à partir du début des années 2000. Nous préférons donc employer une notion à laquelle l’usage courant confère déjà un sens proche de celui que nous voulons : la Mouvance. En effet, l’idée de Mouvance (altermondialiste, identitaire, etc.) n’implique une proximité idéologique ou relationnelle qu’extrêmement vague entre acteurs. Dans sa dimension sociale, elle est un « réseau non hiérarchisé d’idées, de femmes et d’hommes, d’associations durables ou éphémères, calées sur les événements en même temps que sur les principes » (Retaillé, 2011a : 212). Dans sa dimension spatiale, on peut la définir comme « une relation mouvante, aux limites mobiles […], aux focalisations changeantes, en évolution constante mais connaissant de brusques variations d’équilibre » (Berque, 2000 : 90). 6 Il semble ainsi extrêmement difficile de trouver quelques situations qui seraient représentatives de la Mouvance du logiciel libre, d’en esquisser par généralisation de similitudes un portrait d’ensemble. La voie inverse paraît plus prometteuse : faire jouer les différences entre les cas étudiés pour montrer les écarts, les distances internes à la Mouvance dans sa manière de mobiliser la marge comme ressource pour l’action. L’observation fine de situations précises doit alors se doubler de la constitution d’un horizon d’intelligibilité commun : une grille de travail heuristique permettant justement de « construire des comparables qui ne sont jamais immédiatement donnés et qui ne visent nullement à établir des typologies » (Detienne, 2009 : 10).

Le bricolage d’un cadrage théorique commun

7 La mise en œuvre de cette méthode, interprétative et comparatiste, a été facilitée par les modalités de la collaboration entre les auteurs. En effet, les données de terrain ont été récoltées séparément, en fonction des méthodes et des questionnements propres à chacun. Certes, ce rapprochement entre une sociologue américaine et un géographe

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français n’est pas fortuit : tous deux privilégient des méthodes qualitatives comme l’entretien semi‑directif ou l’observation participante et s’intéressent aux pratiques et aux discours des militants du logiciel libre dans leurs dimensions sociale et spatiale.

8 Giraud travaille sur la Mouvance du logiciel libre en Aquitaine et au Québec. Il cherche notamment à montrer que les dynamiques de territorialisation et d’ancrage sont, paradoxalement, partie prenante du fonctionnement de l’espace de la Mouvance. Ainsi, il met en avant les dimensions territoriales de la marginalité et du mouvement du logiciel libre. Il analyse les données qualitatives issues de ses entretiens avec les militants d’un point de vue géographique, révélant de cette manière le sens comme la signification de leurs pratiques spatiales. Schoonmaker, quant à elle, étudie l’économie politique de projets de logiciels libres ainsi que le rôle joué par ces derniers pour le développement de communs du numérique et de formes alternatives de mondialisation par le bas (Kellner, 2002 ; Schoonmaker, 2007). Elle s’intéresse particulièrement aux dynamiques institutionnelles et organisationnelles de ces projets organisés à l’échelle mondiale et en même temps ancrés dans des territoires spécifiques. L’observation participante et les entretiens semi-directifs sont les méthodes privilégiées par les deux auteurs, qui ont donc mis en œuvre des méthodes comparables2. Croiser leurs perspectives respectivement géographique et sociologique autorise une compréhension fine des manières dont les dimensions territoriales, politiques et économiques interviennent dans les deux cas étudiés ici. 9 Les auteurs mobilisent également des sources documentaires secondaires disponibles en ligne concernant les entreprises, les utilisateurs et les groupes d’activistes du logiciel libre. En effet, les partisans du logiciel libre produisent, réagissent et échangent des informations au sein de communautés en réseau. L’étude de ces communautés est essentielle pour comprendre les discours et les usages de la marge au sein de la Mouvance du logiciel libre étant donné que le discours longtemps dominant parmi les militants − encore parfois entendu – ne concède aucune souveraineté aux États et au Marché sur le Cyberespace (Barlow, 1996), positionnant ce dernier à la marge comme avant-garde de l’espace Monde (Dollfus, 1994). Il est d’ailleurs parfois difficile, dans les lieux réticulaires qui constituent cet espace aux propriétés spécifiques qu’est Internet (Beaude, op cit. : 15-64), de distinguer précisément le spatial du documentaire et donc l’observation participante de la consultation d’archives. 10 Les données mises à profit, en plus d’avoir été produites dans le cadre de perspectives disciplinaires et théoriques différentes, sont donc le fruit de « techniques de terrain protéiformes » (Petit, 2011). Afin de les rendre intelligibles, il a donc fallu les « bricoler […] en une méthodologie qualitative cohérente » (ibid.) a posteriori. La méthode retenue a consisté à négocier un cadrage théorique commun matérialisé par une grille d’analyse à double entrée à même d’accueillir les cas étudiés ici par les auteurs.

Tableau : La grille d’analyse à valeur heuristique

Espaces de représentation Espaces de l’action (échelles)

Micro Méso Macro

État (territoire) OL RMLL, OOo/LO

Marché (réseau) RMLL OOo/LO

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Mouvance (rhizome) RMLL OL, OOo/LO RMLL

OL : Opération Libre Brocas ; RMLL : Rencontres Mondiales du Logiciel Libre ; OOo : OpenOffce.org ; LO : LibreOffce.

11 D’une part, l’espace de l’action des militants peut s’appuyer sur différentes échelles, depuis le micro (local) jusqu’au macro (mondial) en passant par le méso (notamment l’étatique et le régional) : c’est à ces trois grands repères que nous réduirons les diverses échelles mobilisables par les acteurs. D’autre part, le discours des libertés vise à légitimer les actions entreprises en les situant dans un ou plusieurs espaces de représentation – qui sont aussi dans ce cas des espaces de la justification. Il en existe de multiples, mais trois possèdent, dans l’espace Monde actuel, une réelle efficacité géographique et sociale par leur pouvoir de mobilisation et de légitimation : l’État et son territoire, le Marché et ses réseaux, la Mouvance et le rhizome (Retaillé, 2011a). Chaque espace de représentation donne à la marge une signification et un sens différents. Vue de l’État, qui réclame une souveraineté exclusive et exhaustive sur un territoire qui porte sa légitimité, la marge ne saurait être qu’une anomalie tendant vers l’anomie et indiquant une faiblesse voire une faillite. Ces marges peuvent néanmoins apparaître comme de franches aubaines pour le Marché, qui vise à faire de la finance le seul régulateur de l’espace Monde, et dont la marge est constituée des réserves de croissance et de développement permettant de surseoir à l’aide d’un « spatial fix » (Harvey, 2008 : 101-108) aux crises du capitalisme. Quant à la Mouvance, son espace de représentation lui-même est mobile : les situations, marginales ou centrales n’y sont que temporaires et circonstancielles. Rhizome, il n’a donc pas de centre ou de marge à proprement parler, mais il est l’espace de la marginalité.

Les marges comme ressources potentielles

12 Nous ne prétendons pas que cette grille permette de rendre compte de l’intégralité des phénomènes du logiciel libre, mais plutôt qu’elle peut aider à rendre compte de situations où des acteurs tentent de faire de leur marginalité une ressource. Pour les besoins de l’écriture, nous proposons de décrire seulement deux situations où la mobilisation de la marge comme ressource pour l’action apparaît très clairement. Le premier cas portera sur l’évolution d’un projet de suite bureautique libre, et sur la manière dont certains de ses contributeurs principaux ont su mobiliser différentes marges pour soustraire le projet à l’hégémonie grandissante du Marché. Le deuxième, beaucoup plus ancré territorialement, montrera comment, dans le département des Landes, des acteurs localement importants de la Mouvance peuvent organiser des événements aux marges de l’économie numérique mondialisée et jouer d’effets d’échelles et de leviers pour assurer visibilité médiatique voire retombées politiques à leur action.

LibreOffice, la marge comme ressource pour construire un bien commun

13 Les projets de logiciel libre, contrairement à une idée assez répandue, ne sont pas étrangers aux logiques du Marché – du commerce à la spéculation. Il se peut, dans

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certaines circonstances, qu’une entreprise souhaite valoriser un logiciel libre en le faisant évoluer sans égard pour la communauté, même composée au moins en partie de bénévoles, qui le porte. Les licences de logiciel libre offrent alors la possibilité légale aux éventuels mécontents de poursuivre le projet autrement, sous un autre nom – ce que l’on appelle un fork. C’est précisément ce qui s’est produit en 2010, au sein d’un projet de suite bureautique libre : OpenOffice.org (OOo) (Schoonmaker, 2014).

14 En effet, en 2009, Oracle (le plus grand éditeur de logiciels au monde par le nombre d’employés) rachète Sun Microsystems (qui détient l’intégralité des droits de propriété intellectuelle d’OOo) pour 7,4 milliards de dollars (soit 5,3 milliards d’euro). OOo reste un logiciel libre, mais sa feuille de route n’est plus publique. Surtout, Oracle envisage d’orienter le projet vers de nouveaux modèles économiques qui vont à l’encontre de l’engagement de nombreux contributeurs contre la fracture numérique : il est alors question de ne laisser que le cœur du logiciel sous licence libre (open core), ou encore de ne plus développer qu’une version à distance (cloud). Cet engagement contre la fracture numérique, constant depuis la libération du code d’OOo en juillet 2000, s’est concrétisé notamment au travers de la Native Language Confederation, dont l’objectif était de traduire la suite bureautique y compris dans des langues minoritaires ou très peu répandues (comme le tigrigna, l’odyia ou le ndébélé d’Afrique du sud) en s’appuyant sur des locuteurs volontaires. Cela témoigne à la fois d’une compréhension fine et précoce des phénomènes de marginalisation numérique, qui ne sauraient être réduits à des questions d’accès au matériel ou aux logiciels mais aussi des tensions potentielles entre la Mouvance et le Marché. 15 Pour contrer Oracle, plusieurs contributeurs s’organisent alors dans les marges du projet – loin des lieux réticulaires centraux que sont la forge, le wiki et les listes de diffusion. Leur objectif est de soustraire OOo à l’espace du Marché et de redonner voix au chapitre à la Mouvance en instaurant, par le biais d’une fondation, une gouvernance collégiale, transparente et ouverte du projet. The Document Foundation (TDF) est créée en septembre 2010. Oracle refusant de rejoindre la nouvelle structure ou de laisser à cette dernière le droit d’utiliser la marque OOo, le logiciel dérivé (le fork) prend le nom de Libre Office (LO)3. La grande majorité des contributeurs d’OOo rejoint alors LO, laissant Oracle avec une marque difficilement exploitable. Rapidement, Oracle annonce l’arrêt du développement de la version commerciale d’OOo avant de confier les droits de propriété intellectuelle du projet à la Fondation Apache – qui avait servi de modèle lors de l’élaboration de TDF. En 2012, TDF acquiert une existence légale en devenant une fondation de droit allemand. Son comité consultatif, qui conseille un comité d’administration composé de membres élus par la communauté, est alors rejoint par une quinzaine d’acteurs de natures et d’échelles très diverses : des associations d’activistes (Free Software Foundation), des entreprises du secteur informatique libre (Red Hat) ou non (Google) mais aussi des collectivités territoriales (la ville de Munich) voire des États (la France, via la Mission interministérielle pour une bureautique ouverte). Ce nouveau modèle de gouvernance, qui tend à faire de LO un bien commun en marge du Marché (Schoonmaker, 2014) attire plus de 600 nouveaux contributeurs.4 16 Dans ce cas, la marge a pu être mobilisée comme ressource pour l’action par les acteurs du logiciel libre à deux niveaux. D’abord, leur marginalité au sein de la Mouvance est renforcée par le régime juridique particulier des logiciels libres comme OOo. Les contributeurs ont mobilisé cette marginalité pour contourner l’hégémonie du Marché et sa volonté d’étendre aux logiciels les principes d’une propriété comprise comme

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« monopole temporaire d’exploitation » (Xifaras, 2010 : 52). Ils s’appuient sur les ressources de leur communauté, ainsi que sur les valeurs de partage et de liberté sur lesquelles la communauté s’est fondée, pour empêcher Oracle de prendre le contrôle du logiciel grâce aux forces du Marché. Ils ont ainsi pu résister à l’ingérence du Marché dans le projet. Néanmoins, dès leurs premières réflexions sur l’éventualité d’un fork, ils ont aussi réfléchi aux moyens qui leur permettraient de maintenir leurs relations avec les entreprises du logiciel libre. 17 Puis, ils s’en sont servis pour construire un lieu de rencontre entre des acteurs relevant de chacun des trois grands espaces de représentation, sans entamer l’autonomie du projet. Cette forme de gouvernance en faisant un bien commun, LO est une marge aussi bien pour l’État que pour le Marché et participe de la marginalité de la Mouvance. Les lieux de la marge, lorsque mobilisée comme ressource, révèlent alors une de leurs dimensions : il s’agit de « dispositifs de traduction » entre les différents espaces de représentation (Giraud, 2013a : 12).

Mont-de-Marsan, haut lieu temporaire du logiciel libre aux marges du monde numérique

18 De nombreux auteurs ont développé l’idée que les télécommunications ne permettaient pas, entre des acteurs multiples, d’instaurer des relations de confiance favorables à la conduite de projets communs ou à la conclusion d’affaires. La rencontre physique serait nécessaire (Gottdiener, 2001). Cette hypothèse semble, paradoxalement, confortée par l’exemple du logiciel libre. En effet, bien qu’indispensables, les lieux réticulaires ne semblent pas suffire au fonctionnement des communautés distantes. C’est pourquoi il n’existe pas de projet important sans conférence annuelle – il y a par exemple une LibreOffice Conference. C’est aussi en partie dans cet objectif – il s’agissait alors d’encourager des projets concurrents à collaborer (Giraud, 2013b : 190) – qu’une conférence aux ambitions plus larges a été lancée dès 2000 : les Rencontres mondiales du logiciel libre (RMLL). La ville-hôte de ce « haut lieu mobile du Libre francophone » (Giraud, ibid.) change chaque année, et chaque fois le choix dépend d’une combinaison variable de stratégies de localisation, d’opportunités et de contingences.

19 Dans le cadre d’une de ces stratégies, la marginalité de l’espace d’action peut être envisagée comme une opportunité de maximisation de la visibilité des opérations conduites, et ce à plusieurs échelles : à l’échelle locale tout d’abord, où les militants du logiciel libre sont en mesure de provoquer un événement spatial (EPEES, 2000) ; à l’échelle méso-géographique ensuite, ces militants obtenant une certaine reconnaissance de la part des institutions publiques ; à l’échelle mondiale enfin, quoique la barrière linguistique vienne alors limiter cette prétention des RMLL. Nous prendrons comme exemple le cas de militants landais qui sont parvenus, à deux reprises, à faire de leur territoire marginal – au regard de l’espace numérique mondial et même français – un centre temporaire de la Mouvance du Libre : en 2008 en organisant les Neuvièmes RMLL à Mont-de-Marsan et en 2013 en accueillant la première Opération Libre (OL) à Brocas (780 habitants). 20 Les RMLL sont un événement annuel et mobile mêlant principalement conférences, ateliers et formations « dont le but premier est de faire se rencontrer les acteurs du Libre mais aussi de sensibiliser le grand public et les collectivités territoriales » (Giraud, 2013b : 165). Chaque édition, qui attire entre 3 000 et 5 000 visiteurs, vise donc

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entre autres à convaincre les collectivités territoriales partenaires (c’est-à-dire qui subventionnent l’événement, le plus souvent en l’échange de formations gratuites aux logiciels libres pour leurs agents) de donner une plus grande place aux logiciels libres dans leurs usages numériques, ce que les militants appellent la « libération des territoires ». À plus long terme, l’objectif des organisateurs est que les collectivités soient prescriptrices auprès de leurs citoyens : les RMLL sont ainsi vues par un militant comme « un outil essentiel de pénétration des territoires ». En outre, les RMLL sont toujours organisées par un collectif d’associations locales de la Mouvance, donc très variables selon la ville-hôte sélectionnée par le comité. Autrement dit, des militants locaux organisés en associations mobilisent la Mouvance mondiale autour d’un événement qui doit permettre d’atteindre et convaincre un territoire relevant par définition d’un autre espace de représentation. Dans ce cas, le choix d’une ville-hôte modeste fait partie d’une stratégie événementielle jouant simultanément sur les représentations de l’espace et les espaces de représentation. 21 En effet, les Landes sont souvent perçues comme un espace rural, très forestier et peu connecté. Il n’est pas excessif d’affirmer qu’il s’agit d’une marge – aussi bien pour l’État que pour le Marché – numérique. Par exemple, en 2008, seules des communes du Marsan et du Grand Dax disposaient d’accès Internet dégroupés. Certes, la situation a beaucoup progressé depuis mais la lutte contre la fracture numérique y reste une composante majeure de la politique d’aménagement numérique du territoire. 22 Par ailleurs, la faiblesse relative de la fréquentation des RMLL est compensée par la forte visibilité de l’événement dans une commune d’à peine 30 000 habitants. Le territoire de la collectivité est ainsi temporairement recouvert par le rhizome de la Mouvance, dont Mont-de-Marsan s’est alors muée en centre. Ce jeu dans les marges semble d’ailleurs, politiquement, avoir été payant : alors que les RMLL ont été organisées à Bordeaux, Genève ou Bruxelles sans retombées évidentes, l’édition 2008 a été le point de départ de la mise en place d’un pôle de compétences aquitain en logiciels libres efficace, Aquinetic (Giraud, 2013a). 23 Ainsi, plusieurs organisateurs de RMLL de 2008 à Mont‑de‑Marsan (Landes) insistent sur le succès de l’édition en la qualifiant de « tour de force » ou de « réussite exemplaire ». Elles auraient ainsi constitué en exagérant « à peine […] l’évènement de l’année à Mont-de-Marsan » et auraient « augmenté la population de la ville de 10% pendant une semaine, tout simplement5 ». Cette stratégie d’occupation de la marge, pour produire une centralité temporaire, a été portée à son paroxysme en avril 2013, lors de l’Opération Libre Brocas, organisée à l’initiative de LiberTIC, une association nantaise œuvrant à convaincre les collectivités et les administrations d’adopter une politique volontariste d’ouverture des données publiques (open data)6. Dans cette commune de 780 habitants située à 20 km au nord de Mont-de-Marsan, et dont le président des RMLL 2008 est conseiller municipal, se sont réunies pendant deux jours sept associations majeures de la Mouvance du Libre dont Creative Commons France, The Document Foundation (cf. supra), OpenStreetMap France et Wikimedia France. Il s’agissait aussi bien d’améliorer les pages Wikipédia de la commune que de numériser le cadastre afin d’enrichir OpenStreetMap ou encore de mettre en valeur les logiciels libres à destination des petites collectivités. La presse régionale (Sud-Ouest) s’en est fait l’écho à travers quelques articles, tout comme les médias spécialisés à destination des élus municipaux et de leur administration (La Gazette des communes). L’événement et sa médiatisation ont permis de légitimer et d’accélérer la mise en place d’un portail de

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données ouvertes accessible dans le monde entier. À l’échelle nationale, l’élu de Brocas initiateur du projet a contribué à la fondation d’Open Data France, une association de collectivités territoriales engagées dans une démarche d’ouverture des données publiques dont il est devenu viceprésident. Notons aussi que, début 2015, cette toute petite commune a remporté le concours Data connexions organisé par le gouvernement français et récompensant « les projets les plus innovants réutilisant des données publiques7 ». Dans ce cas, la marginalité de la commune a pu constituer un véritable levier pour l’activisme incessant de quelques individus.8

Comparaison

24 Les deux cas présentés ici montrent, chacun de manière très spécifique, comment les marges peuvent constituer des ressources pour les acteurs de la Mouvance du logiciel libre.

25 L’exemple de LO montre comment la construction d’un bien commun à l’échelle mondiale peut s’articuler, par les activités de localisation issues de la Mouvance comme par celles de territorialisation pratiquées par les États dans le cadre de leur politique logicielle, avec les échelles méso-géographiques. En outre, l’exemple de LO montre bien l’importance d’une analyse institutionnelle pour comprendre les marges. Les contributeurs de LO ont dû comparer le droit des fondations – et ses implications éventuelles pour leur communauté – dans différents États tels que le Brésil, la France et l’Allemagne avant de choisir où créer TDF. Comme indiqué supra, l’Allemagne a été choisie parce que l’encadrement juridique des fondations offrait les meilleures protections quant à la pérennité des missions d’une organisation. Les institutions juridiques et politiques allemandes ont ainsi d’abord joué un rôle décisif à la fois dans le cadre de la levée de fonds organisée par les contributeurs de LO et lors de leur travail avec des avocats pour créer TDF. Ensuite, les garanties qu’elles offraient ont pu convaincre des acteurs très divers, y compris institutionnels, de rejoindre TDF.9 26 Les exemples de RMLL et de Brocas montrent à l’inverse comment un événement revendiquant le Monde comme échelle de légitimation et la Mouvance comme espace de représentation s’organise à l’échelle micro-géographique pour « libérer » ou « convertir à » la Mouvance des acteurs méso-géographiques du Marché et de l’État. Dans ce cas précis, la marginalité mise à profit par les acteurs du Libre est celle que constitue la ruralité au regard du Marché et même, dans une certaine mesure, de l’État. Cependant, la mobilité des RMLL – qui n’était pas projetée à l’origine – conforte une certaine invisibilité et donc marginalité aux yeux des espaces de représentation ancrés : la localisation future est incertaine ; l’accumulation de la mémoire des lieux sur un site, difficile – fût-ce un site Internet. 27 De manière surprenante, deux aspects peuvent alors être comparés avec le cas de LO. D’abord, les organisateurs de ces événements ne sont en prise avec l’État et le Marché que de manière périphérique. À l’inverse des contributeurs de LO, ils ne sont pas à la recherche de moyens pour constituer une base légale afin de protéger la dimension communautaire de leur projet. Bien au contraire, les organisateurs des RMLL peuvent se contenter de respecter des règles élémentaires de citoyenneté et de conduite qui demeurent pour l’essentiel invisibles dans la mesure où elles sont respectées quotidiennement. Par ailleurs, ces événements mettent en avant des formes spatiales et

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temporelles de la marginalité : l’invisibilité ordinaire au sein des espaces de représentation prégnants et la saillance temporaire de lieux mobiles. 28 Pour les RMLL, la marginalité prend ainsi une forme spatiale et temporelle, où la mobilité fournit une source de force et de résilience dans leur effort pour promouvoir le logiciel libre. Cette forme de marginalité contraste avec celle du projet LO, ancrée dans l’utilisation du Marché et de la loi pour faire de TDF une entité légale et de cette façon protéger la nature communautaire de la suite bureautique. Contrairement aux RMLL, LO ne tire pas sa force de sa mobilité, mais de sa stabilité spatiale et juridique au sein du système légal allemand. En effet, le droit allemand stipule que les fondations doivent impérativement conserver les mêmes missions au cours du temps. Plutôt que l’Allemagne en tant que telle10, les contributeurs de LO ont ainsi choisi le cadre légal qui, selon leur analyse, sécurisait le mieux la mission communautaire du projet. 29 Ainsi, deux types de mise en valeur de la marge comme ressource pour l’action ont pu être repérés au sein de la Mouvance du logiciel libre. Dans le cas de LO, la marge apparaît comme un abri, un espace de repli permettant de se rétablir et de se consolider pour mieux relancer les interactions avec les acteurs d’autres espaces de représentation. C’est alors l’État qui apparaît comme une marge-abri du Marché pour la Mouvance. Dans le cas des RMLL/OL, la marge apparaît comme l’extrémité d’un front pionnier (frontier) sur lequel il est possible de gagner en légitimité auprès d’acteurs de l’État et du Marché. Ce sont alors précisément les marges de ces deux derniers, séparément ou simultanément, qui sont mobilisées.

Discussion/conclusion : marges (de manœuvre) et espace mobile

30 Les deux cas présentés ici sont simplistes à dessein. D’autres situations, plus complexes, mériteraient un traitement que le cadre du présent article ne saurait permettre. Par exemple, en 2008 au Québec, l’entreprise Savoir-Faire Linux porte plainte contre la Régie des rentes de la province qui n’avait pas déposé d’appel d’offres dans le cadre du renouvellement des systèmes d’exploitation et des suites bureautiques de son parc informatique. La Cour supérieure du Québec donne raison à l’entreprise en juin 2010 (QCCS, 2010). Le jugement montre que les argumentaires mobilisés relèvent uniquement du droit des Marchés publics, c’est-à-dire des relations entre l’État et le Marché – duquel l’entreprise s’estimait indûment marginalisée. Pourtant, cette victoire a été comprise par de nombreux militants et par la presse locale, comme celle d’une Mouvance minorisée aux valeurs compatibles avec celles de l’État (solidarité et rigueur budgétaire) contre le Marché.11

31 Par ailleurs, si la marge est bien une ressource pour les acteurs de la Mouvance du logiciel libre, cela ne signifie pas que cette dernière fasse une large place aux minorités. Notamment, la part très faible des femmes parmi les contributeurs et l’éventualité d’une discrimination à leur encontre fait débat parmi les anthropologues (Nafus, 2012 ; Dunbar-Hester & Coleman, 2012). À l’échelle du monde, la répartition des contributeurs de logiciels libres laisse voir clairement la fracture numérique Nord-Sud. Cela est même parfois rendu visible par des documents produits par la Mouvance elle‑même, de manière peut-être involontaire (voir infra). Certains auteurs affirment même que les projets de logiciel libre, comme d’autres communautés épistémiques, peuvent conduire

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à « l’aggravation des fractures "numériques" liées aux usages et aux contenus » (Ben Youssef, 2004 : 203). Certes, ces logiciels ne peuvent, au mieux, que participer à l’inclusion numérique des publics marginalisés – en amont de la fracture numérique, ils ne peuvent notamment rien contre la fracture électrique. Cependant, là n’est pas notre propos. Nous avons plutôt voulu montrer comment les acteurs pouvaient se donner du jeu en instrumentalisant de telles marges (de manœuvre).

Illustration : Poster de la Native Language Confederation à l’occasion de la Journée internationale des langues maternelles 2007

32 Finalement, les deux exemples développés montrent bien que la marge peut être une ressource pour l’action au sein de la Mouvance du logiciel libre. Plus précisément, ils mettent en exergue la manière dont les acteurs sont capables de faire fond sur la marginalité même de la Mouvance pour atteindre, via leurs marges, d’autres espaces de représentation. La mobilisation de la marginalité et des marges est facilitée par le numérique et spécifiquement Internet qui, comme technique de l’espace, vient à la fois enrichir le monde de nouveaux lieux réticulaires et plus profondément transformer l’espace de la société (Beaude, op. cit.). Par ailleurs, la capacité d’un centre à se positionner en marge, comme celle de la marginalité à produire de la centralité ne peut se comprendre qu’à condition d’accepter que l’espace soit mobile (Retaillé, 2011b). La mobilité ainsi désignée n’est pas tant celle des êtres et des objets sur la surface terrestre que celle des acteurs et des lieux entre différents espaces de représentation. Dès lors, l’étude des marges de la Mouvance du logiciel libre permet de montrer que ce n’est que depuis le mouvement que l’on peut comprendre des ancrages nécessairement temporaires malgré les discours incantatoires.

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NOTES

1. Organisation américaine à but non lucratif de défense et de promotion du logiciel libre. 2. Le lecteur pourra s’étonner de l’absence de verbatim ou de vignette. Cependant, le format de l’article a amené les auteurs à faire ce choix pour laisser plus de place à l’analyse. 3. Plate-forme numérique de développement collaboratif. 4. Il n’est d’ailleurs pas innocent que le terme Open ait été troqué pour celui de Libre (cf. supra). 5. Propos issus d’une série d’entretiens semi-directifs menés en 2010 auprès d’acteurs aquitains du logiciel libre. 6. Le caractère exogène de l’initiative, ainsi que la temporalité propre au mouvement de l’open data, expliquent cet important laps de temps entre les deux événements.

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7. La diversité des objets concernés témoigne bien de l’extension du domaine du Libre (Goldenberg, 2006) bien au-delà du seul logiciel. 8. https://www.data.gouv.fr/fr/dataconnexions (consultée le 18 février 2015). 9. C’est ainsi que l’on nomme la traduction d’un logiciel. 10. Certes, avant son rachat par Sun Microsystems en 1999, StarOffice (dont le code a servi de base à celui d’OOo) est développé par l’entreprise allemande StarDivision. Il en a pendant longtemps résulté une forte présence d’Allemands dans la communauté ainsi que de leur langue dans le code d’OOo voire de LO (notamment dans les commentaires). Cependant, ces éléments ne sont pas mobilisés par les contributeurs à LO pour justifier la domiciliation choisie pour TDF, ni dans les entretiens ni dans les sources secondaires. 11. Organisme gouvernemental s’occupant entre autres des retraites.

RÉSUMÉS

Le phénomène du logiciel libre constitue un cas particulièrement intéressant pour questionner la notion de marge et sa transformation en ressource pour l’action à l’ère du numérique. Deux cas sont étudiés. D’une part, l’élaboration à l’échelle mondiale du projet LibreOffice montre que des développeurs clés d’un logiciel plus ancien ont su s’organiser dans les marges pour en faire un bien commun. D’autre part, la tenue des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre (RMLL) à Mont- de-Marsan en 2008 révèle que les activistes locaux ont été en mesure de mobiliser la Mouvance sur un territoire marginal de l’espace Monde numérique. Les deux exemples développés montrent bien que les acteurs sont capables de faire fond sur la marginalité même de la Mouvance pour atteindre les marges d’autres espaces de représentation ; la mobilisation de la marginalité et des marges est facilitée par l’hybridité croissante de l’espace entre numérique et non-numérique.

The phenomenon of free software constitutes a particularly interesting case for studying the notion of ‘margin’ and its transformation into a resource for action in the digital era. Two cases are studied. On the one hand, the construction of the LibreOffice project at the global level showed that key developers of existing software programs have organized themselves at the margin in order to create a common good. On the other hand, the 2008 Free Software Meeting (RMLL) in Mont-de-Marsan (France) revealed that local activists were able to mobilize the Movement at the margin of the digital world. These two examples clearly demonstrate that actors are able to take advantage of the marginality of the movement itself to reach the margins of other areas of representation; mobilization of marginality and of margins is facilitated by the growing hybridity of the space between digital and non-digital.

INDEX

Keywords : free software, margin, space, spaces of representation, mobile space, RMLL, LibreOffice Mots-clés : logiciels libres, marge, espace, espaces de représentation, espace mobile, RMLL, LibreOffice

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AUTEURS

PIERRE-AMIEL GIRAUD

CNRS-UMR5185 ADESS (Aménagement, développement, environnement, santé et société) – ÉD 480 Montaigne-Humanités Université Bordeaux Montaigne – 12 esplanade des Antilles 33607 Pessac Cedex Courriel : [email protected]

SARA SCHOONMAKER

University of Redlands 1200 E. Colton Ave. Redlands, CA 92373 Courriel : [email protected]

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From marginalization to self- determined participation Indigenous digital infrastructures and technology appropriation in northwestern Ontario’s remote communities De la marginalisation à la participation de l’auto-déterminée : les infrastructures numériques et l’appropriation de la technologie dans les communautés autochtones isolées du Nord-Ouest de l’Ontario

Philipp Budka

1 In this article I am going to discuss, from an anthropological perspective, how Northwestern Ontario’s First Nations have taken control over the planning, creation, distribution, and uses of digital information and communication technologies (ICT) such as broadband Internet. This, on the one hand, facilitates the self‑determined participation of remote First Nation communities to processes of ICT connectivity and, on the other hand, contributes to the “digital de-marginalization” of these indigenous communities. The analysis focuses on (1) the contexts, (2) the infrastructures, and (3) (selected) practices related to the appropriation of ICT. It intends to contribute not only to the understanding of what can be termed “digital indigenous or indigenized modernity” (Budka, 2015), but also to an anthropologically informed understanding of being human in a digital world (Miller & Horst, 2012).

2 For my first field trip to Northwestern Ontario in 2006, I decided not to fly but to take the train from Toronto to Sioux Lookout, Northwestern Ontario’s transportation hub. This ride with “The Canadian”, which connects Toronto and Vancouver, took about 26 hours and demonstrated very vividly the vastness of Ontario. I could not believe that I had spent more than an entire day on a train without even leaving the province. Finally, I arrived at Sioux Lookout, where I would be working with the Keewaytinook Okimakanak Kuh-ke-nah Network (KO-KNET), one of the world’s leading indigenous Internet organizations1. After my first day at the office, KO-KNET’s coordinator wanted to show me something. We jumped in his car and drove to the outskirts of the town where he stopped in front of a big satellite dish. Only through this dish, he explained, the remote First Nation communities in the north can be connected to the Internet. I

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was pretty impressed, but had no idea how this should really work. While the satellite dish was physically visible to me, the underlying infrastructure of interconnected, digital information and communication systems was not. In the weeks and months to follow, I learned about the technical aspects of Internet networks and broadband connectivity, about hubs, switches, and cables, about towers, points of presence, and loops. And I found out that Internet via satellite might look impressive, but is actually the last resort and a very expensive way to establish and maintain Internet connectivity for remote and isolated communities. 3 This study of KO-KNET and one of its services is part of a digital media anthropology project that was conducted for five years, including ethnographic fieldwork in Northwestern Ontario and in several online environments. Between 2006 and 2008, I travelled to 12 of Northwestern Ontario’s 49 First Nation communities to interview local technicians, administrators, activists, and digital technology users. I took part in meetings and workshops, and I did participant observation in local offices, schools, and public Internet access places to get a deeper understanding about the meaning of digital infrastructures and Internet technology appropriation in the specific contexts of Northwestern Ontario. I quickly realized that it has been a constant challenge and struggle to create, develop, and maintain the local telecommunication infrastructure and communication services such as community radio, satellite TV, and broadband Internet (e.g., Budka, 2009; Budka et al., 2009). I also learned how important organizational partnerships and collaborative projects are and what role social relationships across institutional boundaries play. In short, I learned about the infrastructures which are actually necessary to finance, provide, and maintain Internet access and use. Infrastructure, KO-KNET’s coordinator told me: Really defines what you can do and what you can’t do (personal communication, 2007).

KO-KNET’s satellite dish in Sioux Lookout, Ontario (Philipp Budka, 2006)

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Indigenous (digital) media technologies from an anthropological perspective

Now if the Aboriginal People could retain their tradition, take the technology and go that way in the future. That would be good (Community Development Coordinator, personal communication, 2007). 4 In the field of media and visual anthropology, anthropologists are interested in how indigenous, disfranchised, and marginalized people have started to talk back to structures of power that neglect their political, sociocultural, and economic needs and interests by producing and distributing their own media technologies (e.g., Ginsburg, 1991, 1997, 2002a, 2002b; Ginsburg et al. 2002; Michaels, 1985, 1994; Prins, 2002; Turner, 1992, 2002)2. To “underscore the sense of both political agency and cultural intervention that people bring to these efforts”, Faye Ginsburg (2002a: 8, 1997) refers to these media practices as “cultural activism”. “Indigenized” media technologies provide indigenous people with the possibility to make their voices heard, to network and connect, to distribute information, to revitalize culture and language, and to become politically engaged and active (Ginsburg, 2002a, 2002b).

5 As one part of a wider set of sociocultural and political practices, indigenous media practices, such as the production of videos, films, or websites, are closely connected to the mediation of culture and the construction of (collective) identities (Ginsburg, 2002b). Indigenous media thus contribute to the reflection and the transformation of the conditions of indigenous lives (Ginsburg, 2002a). Faye Ginsburg (2002b: 217) underlines her “media activism” approach by arguing that “when other forms are no longer effective, indigenous media offers a possible means – social, cultural, and political – for reproducing and transforming cultural identity among people who have experienced massive political, geographical, and economic disruption”. The mediation and (re-) construction of culture and identity through “modern” media technologies also include cultural elements and characteristics of the dominant, non-indigenous societies which are recombined with indigenous, “traditional” elements. The “indigenous media as cultural activism” perspective therefore proposes an open and dynamic understanding of culture. 6 In his recent work on communicative and journalistic practices of the Aboriginal Peoples Television Network (APTN) in Canada, Sigurjon Baldur Hafsteinsson (op. cit.: 11) criticizes that research about indigenous media which “largely ignored questions proposed by indigenous peoples themselves”. Research has rather focused on the conceptualization of indigenous media in relation to and through “Western” notions. He identifies three types of narratives about indigenous media: (1) the colonial, (2) the activist, and (3) the democratic. While the colonial narrative emphasizes the destructive domination of “Western” media technologies and resonating ontologies (e.g., Weiner, 1997), denying thus indigenous agency, the activist narrative highlights indigenous media’s potential for structural change, cultural representation, and political inclusion (e.g., Ginsburg, 1997). But, as Hafsteinsson (op. cit.) argues, the activist narrative neglects to consider individual and local changes and related social transformations and consequences invoked by indigenous media. 7 In his attempt to understand “the importance of media of indigenous social and spatial relations”, Hafsteinsson (op. cit.: 11) follows Eric Michael’s approach (e.g., 1985) of

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considering media’s cultural, societal, and linguistic particularities and limitations as well as the sociocultural rules, norms, and regulations of knowledge and information production and circulation in an indigenous context. That is, Hafsteinsson advocates indigenous people’s own articulations of media practices. Building on Arjun Appadurai’s concept of “deep democracy”, he understands indigenous media practices as basically democratic practices of “inclusion and participation” (Hafsteinsson, op. cit.: 66-68). APTN, as an indigenous owned and controlled, national TV network and broadcaster that has to consider the cultural diversity of Canada’s indigenous peoples and the network’s non-indigenous audience, is such an example of “deep democracy”. I argue that both the activist and the democratic approach to indigenous media eventually aim at gaining insights into the sociocultural agency of indigeneity and related media practices3. Highlighting thus also the relational aspects and characteristics of media. Indigenous people’s media related agencies become particularly obvious when dealing with “indigenized” digital media technologies. 8 ICT, such as the Internet, provide marginalized people with possibilities to connect, cooperate, network, promote, and inform on a local, regional, and global scale (e.g., Landzelius, 2006a). Indigenous peoples, therefore, were among the first who made strategic use of interconnected, digital communication technologies, particularly in countries with the necessary infrastructure (e.g., Cisler, 1997; Prins, 2001, 2002). In the early phase of Internet distribution in the middle of the 1990s indigenous people utilized this new online medium “to provide information from a viewpoint that may not have found a voice in the mainstream media” (Cisler, op. cit: 20). The Oneida Indian Nation of the State of New York was the first native group worldwide to put an indigenous owned website online in spring 1994 (Polly, 1997). A few months before the first official website of the White House went online. The Blackfeet Confederacy in Alberta established the first indigenous Canadian web presence one year later (Prins, 2002). 9 Because of the marginal status within the nation-states indigenous peoples live in, they have become “early adopters” of digital, globally networked ICT. And there seems to be a connection between indigenous peoples’ global(ized) movement and related activist projects and the strategic utilization of ICT (e.g., Forte, 2006; Wilson & Stewart, op. cit.). Maximilian Forte (idem: 146) speaks of “Internet indigeneity” because the Internet and related technologies play “an increasingly central role in enabling the global diffusion of ideas of indigeneity”. Indigeneity and indigenism have become umbrella terms which encompass the global, sociopolitical movement of indigenous people as well as related processes of identity formation and community building. Digital media technologies are thus important tools for transnational and translocal networking and the global, self-controlled dissemination of indigenous issues. 10 Kyra Landzelius (2003: 8; 2006b) refers to indigenous peoples’ “self-authored engagements” related to ICT practices as “indigenous cyberactivism”. In doing so, she distinguishes between “outreach” and “inreach” activities (Landzelius, 2006b). Indigenous outreach initiatives with and through ICT include public relations and tourism management, sovereignty campaigns, liberation movements, and common- cause partnerships between indigenous and non-indigenous groups. A very prominent example for outreach activities is the Zapatista movement and its strategic utilization of computer networks and online communication services in cooperation with supporting networks of non-governmental organizations in the middle of the 1990s

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(e.g., Cleaver, 1998). Indigenous inreach ICT practices are oriented towards an internal public. These inreach activities cover public services (e.g., e-health and e-learning), cultural revitalization, reconciliation, pan-indigenous networking, and personalized communication and representation. One of the world’s most successful indigenous Internet organizations, which facilitates broadband Internet connectivity as well as different online services for remote First Nation communities, is KO-KNET. To provide these services, it is first of all necessary to build and sustain a local digital infrastructure.

Digital infrastructures for Northwestern Ontario’s remote First Nation communities

This place is so remote and small and away from the outside world. But technology is moving with fast pace around here (Technician, personal communication, 2008). 11 Over the last 20 years, KO-KNET has been aiming to build digital infrastructures particularly for remote indigenous communities in Northwestern Ontario as well as to provide different Internet-related services such as telemedicine, online learning, and videoconferencing (e.g., Beaton, 2004; Beaton et al., 2009; Ramirez et al., 2003). While KO-KNET firstly supported only First Nation communities of the KO tribal council and the Sioux Lookout District (about 25 000 people) in Northwestern Ontario, it has started to expand its services to the rest of Northern Ontario and even to neighbouring regions and provinces. Northern Ontario encompasses the territory of the Nishnawbe Aski Nation (NAN), which again corresponds to the areas of James Bay Treaty No. 9 and Ontario’s portion of Treaty No. 5, a region of the size of France with a population of about 45 000. The majority of NAN’s residents are members of Ojibwa, Oji-Cree, and Cree speaking First Nations, living in 49 communities, each with between 100 and 2 000 people. Most of these settlements are remote “fly-in communities” that have reserve status. “Remote communities” in Northern Ontario have no year-round road access and are generally north of the 50th parallel and/or over 50 km from the nearest service centre.

12 Northern Ontario is situated on the Canadian Shield which is mostly covered with boreal forest and crossed by numerous rivers and lakes. Because of these geographical conditions it is expensive and challenging – sometimes even impossible – to connect the remote northern communities with southern towns and centres. The larger communities have elementary and secondary schools up to the age of 14, nursing stations for basic medical and health care, grocery stores, churches, administrative buildings, and airfields. Smaller communities might have none of these. To continue education, visit a doctor or a medical specialist, to do some shopping, or to visit relatives, Northern Ontario’s First Nations people frequently have had to travel to urban centres in the south. Many even have to leave their home communities for good to find a permanent, better-paid job or to go to college or university. This remoteness thus leads to isolation, not only infrastructurally-wise but also in terms of feeling isolated, being behind the urban centres in the south, not being connected to the rest of the country. Because we are isolated up here we don’t see the movement in the rest of the world. And so we think that we are doing really well because we compare it to what we did last year. They don’t realize that in the city things have jumped two notches ahead and we only jumped one notch ahead. And so the city is constantly getting ahead of

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us. In terms of skills and the way they do things (Sandy Lake First Nation Resident, personal communication, 2007). 13 During the summer months, travelling in Northwestern Ontario is only possible via airplane, which is a cost-intensive way to travel. Plane tickets from the northern communities to Sioux Lookout can cost up to C$1 000. Food and basic goods also have to be flown into the communities, where they are sold according to their weight. Thus a litre of milk or a sack of potatoes become expensive items. Only during the winter months, when rivers and lakes are frozen, a network of winter roads connects the settlements with each other and the southern towns. But travelling on these winter roads by car over frozen lakes and rivers can become dangerous with temperatures dropping well below - 20ºC.

14 Labelling Ontario’s north as “high cost serving area”, the province of Ontario, the Canadian government, and the private sector have been reluctant to invest in the infrastructural connectivity of the northern communities (Fiser, 2009; McMahon, 2011). But as the KO-KNET case shows, the remote communities can be connected to the infrastructural networks of the south. To establish and sustain such infrastructures, it is necessary to cooperate with different stakeholders and to include the local communities and their representatives right from the beginning. 15 At the beginning of the 1990s, the telecommunications infrastructure in Northwestern Ontario was completely lacking connectivity, computers, and sometimes even phones. So KO’s and KO-KNET’s “vision that was to become realized ... was of a First Nations controlled IP network that would ride atop existing leased terrestrial and satellite carrier infrastructure” (Fiser, op. cit.: 123). And KO-KNET actually managed to secure more and more funding, mainly by competing for provincial and national project funds, to build the much needed and eagerly awaited ICT infrastructures: … kids are asking for computers, asking for Internet. … kids go back home and bug their mum and dad for Internet line at home (Technician, personal communication, 2008)4. 16 The biggest project in this early phase was an Industry Canada’s SMART Communities demonstration project which KO‑KNET managed to acquire in 2000 as the only indigenous competitor with a grant of almost C$5 million to be matched with an additional C$5 million from other resources (Fiser, op. cit.; Ramirez et al., op. cit.). This project and several follow-up projects allowed KO‑KNET to develop online learning and telemedicine services as well as to establish e-centres for public Internet access in selected First Nation communities. But it also opened federal doors in terms of networking and cooperation (Fiser, op. cit.). It is important to note that governmental subsidies usually include the hope that one investment will make up for another – usually more expensive – investment. To (co-)subsidize digital infrastructures, for instance to facilitate telemedicine services, holds the promise of saving governmental money for other investments such as doctors’ visits to the remote communities. Because of this remoteness, telemedicine and telehealth have always been at the top of the communities’ and KO-KNET’s ICT priority list, as the following quote from an interview with a First Nation’s Community Telehealth Coordinator indicates (personnal communication, 2008): … we should get priority before everybody else. Because someones life could be on the line for a video conferencing unit ... I mean a video conferencing … like a doctor may need to see a big gash on my arm or something like that. To see if he wants to see them to come in personal. Technically, the nurses know how to proceed. And we

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are just here to try to assist them in their field, where they need help and the doctor to see ... I noticed it’s really great for follow-ups. So that the patient doesn’t have to travel to the South. Fly to the city, find some money, like spending money on the food or the taxi or whatever. If that’s not covered by insurance or whoever covers the transportation. And they need sitters or whatever. You don’t have to go through all that stress just to have a ten minute, “How are you doing? Fine, can I see your wound? Oh, you are doing great! So see you again in six months”. Rather than going through all that hassle you come to the nursing station and you miss maybe an hour with the work or whatever, instead [of] missing two whole days because you wait for the plane. So like I said, it’s very great for follow-ups. A lot of people like it for follow-ups. 17 Today, digital infrastructures in Northwestern Ontario facilitate land-line and satellite broadband Internet as well as Internet cell phone communication, constituting thus the regional backbone for all Internet-related services and programs. The actual backbone remains the Internet connectivity infrastructure controlled, maintained, and managed by Bell Canada from Canada’s urban centres. KO-KNET is only leasing specific connections which are up to eight times more expensive for the remote First Nation communities than for urban population groups (e.g., Fiser, op. cit.).

Map of KO-KNET in Ontario (2010), http://knet.ca/

18 By simple definition infrastructures are “built networks that facilitate the flow of goods, people, or ideas and allow for their exchange over time” (Larkin, 2013: 328). Infrastructure is not technology, it can rather be understood as “objects that create the grounds on which other objects operate” (idem: 329). These objects, furthermore, operate in systems. Infrastructure therefore is a system which enables the functioning of technological objects and things. Susan Leigh Star (1999) argues that infrastructure as the relation of things might be to some extent not visible. From her point of view, this invisibility is one of infrastructure’s key properties. Brian Larkin (op. cit.), on the

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other hand, contends that infrastructure, or at least parts of it, is in many cases highly visible, like the KO-KNET satellite dish in Sioux Lookout. Larkin (idem: 336), therefore, speaks of “hypervisibility”. This (in)visibility of infrastructure depends on individual situations and conditions and is often mobilized for political reasons. 19 Defining infrastructure always means to include specific aspects by excluding others, which is determined by “epistemological and political commitments” (Larkin, idem: 330). Placing the analytical focus on the system rather than on the technology offers, according to Larkin (idem), “a more synthetic perspective” which also allows for including non-technological elements. This is of particular relevance when investigating translational processes of system building and system development. For Star (op. cit.) infrastructure is a relational concept with multiple meanings and not a purely technical or technological phenomenon. It also includes the social relationships people establish in the course of creating technological connections and networks. Infrastructures are therefore closely related to organizational phenomena and processes (e.g., Pinch, 2009; Star, op. cit.). 20 The cooperations and partnerships with different stakeholders – from governmental organizations and the telecommunication industry to the local communities – enabled KO-KNET to develop into a regional social enterprise and to establish one of the world’s most successful community broadband network models that is owned and controlled by indigenous people (Fiser, op. cit.; see also Fiser & Clement, 2012). This success can be measured by the number and the value of projects KO-KNET has been able to acquire and complete, by the established infrastructures in the remote communities, and by the initiatives which are following the KO‑KNET broadband community model in other regions (e.g., Fiser & Clement, idem). And, of course, it is the people’s everyday usage of different services which build on the digital infrastructures that indicates KO-KNET’s success. You make it available and people may use it. And that’s how I always presented it. You know you give people the proper road, they will use it. And they will use it for ways you and I don’t think about it. Like you know, I never thought it would ever go. And they loved it. And they were sharing pictures and stories and things like that. Like you know. And it was a really friendly environment. And people just took to it like crazy and then when machines were becoming more available as broadband became available, it was much easier to use (KO-KNET coordinator, personal communication, 2006) 21 Adam Fiser (op. cit.: 7) highlights in his study about KO-KNET the importance of governance – including questions about control, ownership, collaboration, and cooperation – which is “paramount for the local negotiations of broadband deployment in communities”. By putting the focus on the role of governance in ICT initiatives, it is possible to reveal “an emergent and evolving communications-information infrastructure that mirrors the complexity of societies and parallels their historically contingent pathways” (Fiser, op. cit.: 7). For Fiser (idem) a feasible Internet broadband governance model has to involve governments, industry, and non-governmental organizations. Such a model includes, on the one hand, “technological and economic actors as well as the social systems” (idem: 37). On the other hand, this governance model pays particular attention to the relationships partners and collaborators establish and maintain. Organizations applying such a model can thus be referred to as “social enterprises” (idem: 36-37). KO-KNET, according to Fiser (idem: 39), is such a

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social enterprise because it includes the properties of being a “carriage level network of community networks, a system of governance, and a social economy organization”.

22 Fiser (idem: 225) concludes that KO-KNET “presents a viable model to support broadband deployment for the public good”. This has been accomplished “on the basis of social enterprise” and “in cooperation with First Nations communities, governments, and industry” because KO-KNET not only invested in infrastructures but also in the training of people to maintain infrastructures and services (idem: 225; Ramirez et al., op. cit.). KO-KNET even managed to “change the rules of telecom for its constituent communities” by creating broadband community networks which are owned and controlled by the local communities under the KO‑KNET governance model (Fiser, idem: 225).

Indigenous digital technology appropriation

For a lot of people the homepages are a connection to the outside world, perhaps the only connection (MyKnet.org User, personal communication, 2007). 23 Within several projects KO-KNET established different programs and services that have become widely popular among First Nations people in Northwestern Ontario and beyond (e.g., Beaton et al., op. cit.). Services, such as telemedicine, telehealth or e- health, videoconferencing, online learning, personal e-mail and homepages, are designed to fit the indigenous population’s specific needs in a remote and isolated region. In the following section I am going to discuss aspects of digital technology appropriation by drawing on KO-KNET’s most mundane service: the online environment for personal homepages, MyKnet.org (http://myknet.org/)5.

24 In discussing the case of the indigenous Tribal Digital Village (TDV) initiative in Southern California reservations, Christian Sandvig (2012) demonstrates that digital infrastructure projects, particularly on rural and remote indigenous land, are expensive and complex. The local population, which is diverse and heterogeneous in needs and expectations, has to deal with many political and economic challenges as well as sociotechnical changes. Governmental policies for the funding and implementation of indigenous Internet connectivity projects and initiatives, such as TDV or KO-KNET, often aim for the reduction of poverty, the improvement of education, or the creation of jobs in the indigenous communities. Such noble objectives and expectations are often in contrast to people’s everyday use of Internet technologies; when these technologies are actually used for personal entertainment, self-representation, and individual social networking. Some MyKnet.org users were well aware of the ICT projects’ intentions and technical constraints and the sometimes conflicting actual usage practices. So there will be people downloading movies or music. And that kind of slows down everything. … there are a lot of people wanna use YouTube videos, a lot of people wanna do music over the Internet. I mean ... personally speaking, I would like to do that. I would like to put some songs, my music videos on the Internet somewhere (MyKnet.org User, personal communication, 2008). 25 Because of funding policies and sometimes also terms of use, indigenous people often find themselves in a difficult position: “to justify their expensive and heavily subsidized use of the Internet they [the indigenous people] must perform difference – they must act like disadvantaged Indians who seek uplift and the preservation of their culture, despite the fact that, they may be more interested in MySpace or soccer games”

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(Sandvig, op. cit.: 185). But to deny indigenous people the mundane appropriation of Internet technologies and services only reinforces their attributed marginal status as dependent people outside of “modern” society.

26 I understand technology appropriation not as a technodeterministic one-way street, but as a reciprocal process of changing relationships between humans and technologies. In the centre of such an approach are thus relationships (Bateson, 2000) and processes (Miller, 2005), not “a thing” or “a people”. Claudio Aporta and Eric Higgs (2005) suggest (1) to conceptualize technology appropriation as a system of sociotechnical relationships people establish and maintain with technologies; and (2) to focus on the (changing) contexts of technology production, utilization, and exchange. This holds the potential to “free us from the assumption that technologies always unfold in the ways they are intended to” by considering the changing nature of technology (development) and its relation to (changing) society and culture (Sandvig, op. cit.: 191). 27 The online environment MyKnet.org was set up in 2000 to provide young First Nations people from the Keewaytinook Okimakanak Tribal Council communities with an open and commercial-free space on the web, where they can design and develop their own personal web presence. In the years to follow, different age groups across Northwestern Ontario – and in some of the neighbouring areas of Manitoba – have been starting to use MyKnet.org, which continues to be a free homepage service exclusively for First Nations (Bell et al., 2012; Budka, 2009, 2015; Budka et al., 2009). Many of those personal homepages refer to the daily life of people in a world at the margins, where roads come to an end at the settlement’s border, and where friends and families are split up to attend school or to find work in the urban south. I was living in Thunder Bay and my sisters were living in Muskrat Dam [First Nation]. And a brother living in Saskatchewan. So we are visiting each other’s homepages. My older sister Pearl she lives here [Sandy Lake] and she was telling me how it was part of her daily routine just to visit mine and my other sisters and brothers ... it is part of her lunch routine. And she laughs and says, “Yeah, it’s weird I visit you at every lunch hour”. So it’s like a connection with us, connecting with us. And that’s how I feel too. Get connected because they write down, “Kids are doing this” or “We are doing this” and “We did this this weekend”. So we know what they are doing. We could call them. We still call each other quite a bit, but it’s just a different point of view, I guess (MyKnet.org. User, personal communication, 2007). 28 In 2013, there were more than 38 000 MyKnet.org user accounts registered of which about 25.000 could be traced to a (single) owner who maintained more or less regularly her homepage. Considering that the overall population of Northwestern Ontario is about 45 000 this is an impressive number of user accounts. According to two online surveys, which were conducted in 2007 (N=1.246) and 2011 (N=117), and ethnographic fieldwork on- and offline, the majority of MyKnet.org users were female, between 15‑35 years old, and resided mainly in Northwestern Ontario’s larger First Nation communities such as Sandy Lake, Deer Lake, or Fort Severn. Because of administrative and financial reasons the MyKnet.org homepages were transferred to the Wordpress platform in May 2014, forcing users to create new websites. This move resulted in an enormous loss of user accounts; only about 2 500 sites were registered in July 2015. While the websites’ content generally seems to remain similar to the old system of homepages, the pages’ structure and design now follow the Wordpress blog logic.

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29 When applying for a MyKnet.org user account, people have to sign up with their real name. Their name then becomes part of their homepage’s URL (= name.myknet.org). This allows for an easy search for people and the content they are producing: MyKnet it is like a central directory of everybody in the north. I think the potential aspect about of MyKnet.org is that it is a directory of the community… (MyKnet.org Developer, personal communication, 2007). 30 Because of this “real name” policy and its impressive user numbers, MyKnet.org has actually become such a directory of Northern Ontario’s First Nations people6. Thus, MyKnet.org not only provides users with the possibility to become producers by creating their own homepages, it also allows for following homepage producers, their online activities, and the information that is put online.

Screenshots of Muknet.org homepages (above: homepage, 2001; below: Wordpress page, 2015)

31 To build a MyKnet.org homepage, people have to acquire a basic understanding of design, layout, templates, and even HTML. MyKnet.org users support each other in creating homepages. They learn from each other to edit and upload pictures or to change their homepage’s background. The sharing of pictures, music, texts, and artwork on homepages is thus also a digital learning process, demanding specific knowledge and skills. Listening to music, for instance, is mainly accomplished by providing and sharing “music codes”. These HTML codes are usually copied and pasted from the source code of one page to another. Users communicate by leaving messages in people’s c-boxes (guest-book-like, asynchronous communication boxes) for everyone to see. They also connect their homepages to other websites by adding hyperlinks to MyKnet.org pages of family members and friends. But homepage producers not only learn to create homepages and to communicate online. They also learn to express and represent themselves, document their social development, give feedback and

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comments, and reflect on their changing personal situation. MyKnet.org is thus also a learning environment which allows users to become digitally literate. From what I have seen from the kids and the youth, even the adults too. They embrace that homepage service as a tool to communicate to the outside world. Communicate with the other communities and the families. Even start off with the basic knowledge of webpage development ... and I think that the homepages started all the webpage development in the youth. Because they are crazy about getting their c-box up and their music codes. And they know a lot more about that than I do or others do. And I am computer technician (laughs). They are much more faster than I am (Technician, personal communication, 2008). 32 However, MyKnet.org has also been used to illegally download and stream music and videos, to copy lay-outs without consent, to compete for homepage hits and website traffic and to bully each other by posting offensive messages on each other’s homepages. Such digital practices have been leading to conflicts both in and outside the communities. These practices led further to the reduction of Internet bandwidth and the suspension of users by the service provider KO-KNET, and even to heated debates on the highest political levels about freedom of speech, control, power, education, and language use on the Internet. This indicates, on the one hand, MyKnet.org’s relevance for the First Nation communities and, on the other hand, that this technology developed into a complex sociocultural environment with the ambivalent characteristics of (digital) everyday life; from the creative and innovative production of digital artifacts, the connecting and networking between friends and families, and the sharing of knowledge and skills to the bullying of people and the policing and monitoring of usage practices. It’s greatest strength is as tool for communication. And a lot of families when they send kids down south, that’s how they keep track of their kids. That’s how they keep track of relatives in other communities and stuff like that. And I think it’s potential is to just keep growing in that way. And it allows for all kinds of expression, political expression, artistic expression, cultural expression. And that’s what I hope for. It will keep growing. You probably know yourself after the last couple of years that KO, K-Net is kind of schizophrenic when it comes to MyKnet.org. There is times when ... if the computer server accidentally fell in the lake on the way to get repaired, it would be such a terrible tragedy, uh, uh. On the other hand the very same people who probably have used more aspirin for headaches caused by MyKnet.org are also its greatest champions, you know, look at the potential for this thing (Keewaytinook Okimakanak Research Institute [KORI] Coordinator, personal communication, 2007). 33 MyKnet.org has become widely popular because it allows for (1) establishing and maintaining social ties and connections over spatial distance and (2) different forms of cultural self-representation and individual expression. And since MyKnet.org is a locally developed and controlled First Nation service, which was enabled by KO-KNET, the organization that connected Northwestern Ontario’s remote communities to the Internet, people experience a strong sense of loyalty and belonging. This is why people keep using MyKnet.org even though the service was moved to Wordpress and despite the global dominance of commercial social networking services such as Facebook. To put it another way, users consider MyKnet.org as a kind of “native Facebook” that has been established by an indigenous organization only for indigenous people (Budka, 2012). But like in many parts of the world, Facebook has also become very popular among First Nation communities in Northwestern Ontario and has replaced MyKnet.org particularly as tool for online communication and for keeping in touch

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with family and friends (Budka, 2012, 2015; Molyneaux et al., 2014). According to the online survey from 2011 (N=117), 56% of survey participants knew more than 100 MyKnet.org homepage owners and 86% said that they know more than 100 persons with Facebook profiles (Budka, 2012).

Conclusion

34 For most of the world’s indigenous peoples and communities digital infrastructures and technologies are means to contribute to local problem-solving such as substituting for the lack of health care, education, communication infrastructure, or forums for self- representation. While the historically-rooted sociocultural and political discrimination of indigenous people also resulted in infrastructural disadvantage, it should be clear, however, that new digital infrastructures and technologies are not the magic bullet which is going to solve all of indigenous peoples’ problems. Nevertheless, as the case of KO-KNET and its services for Northwestern Ontario’s remote First Nation communities indicate, indigenous controlled and sustained ICT projects can actually help to improve certain living conditions (e.g., Bell et al., 2012; Fiser & Clement, op. cit.; Landzelius, 2006a; McMahon, op. cit.; Sandvig, op. cit.).

35 “Self-authored engagements” for local ICT connectivity and utilization imply a strong commitment to sociocultural intervention and political agency, that is (digital) activism (Ginsburg, 2002a; Landzelius, 2006b). KO-KNET’s 20-year-long, strategic work with local communities and non-indigenous partners in the public and private sectors has contributed to the digital “de-marginalization” of Northwestern Ontario’s remote First Nation communities. Through a democratic and inclusive approach (Hafsteinsson, op. cit.) – or governance model (Fiser, op. cit.) – the communities have been participating to regional, national, and also global digital connectivity initiatives and related processes. By considering the sociocultural and political contexts, such as local community organization and national ICT policies, and through the involvement of non-indigenous institutions as partners, KO-KNET has been able to develop into one of the world’s leading indigenous ICT providers. 36 Digital infrastructures are not only the foundation for officially labelled “important services”, such as telemedicine, videoconferencing, or online learning, but also for services like MyKnet.org which allow mainly for mundane activities such as posting texts and pictures, social networking, or chatting. A closer look at these digital practices reveals that they require skills and knowledges which are fundamentally important in a digital world. Even though mundane services like MyKnet.org might not have a priority status for funding agencies, particularly in the indigenous context (e.g., Sandvig, op. cit.), they are certainly important for people who are deciding on a daily basis how to make use of digital technologies and infrastructures; how to appropriate these things in everyday life. As an online service only for First Nations people, MyKnet.org was, particularly during its high time between 2003 and 2007, widely popular among all age groups and beyond Northwestern Ontario. It allowed users to establish and maintain social ties and connections over spatial distance; to represent individuals, families, and communities; to express oneself individually; to learn to code and design homepages; and to have a kind of digital directory of Northwestern Ontario’s population. Some of these activities have recently been transferred to other

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online services, such as Facebook, which have become widely popular in Northwestern Ontario without completely replacing MyKnet.org. 37 The appropriation of digital technologies, as a system of sociotechnical relationships between people and technologies, is not an isolated process. It is rather embedded in sociocultural, political, and economic realities that are constantly challenged and changed. The dynamically shifting contexts of technology production and appropriation are therefore particularly important. KO-KNET has been adopting a self- controlled and self-owned community model for digital infrastructures and services. This means that First Nation communities have taken over the local Internet infrastructure. They control and maintain it according to their own politics and policies, but in dependency of non-indigenous funding bodies and partners and in the wider context of governmental policies. KO-KNET, as leading indigenous ICT provider, and Northwestern Ontario’s First Nation people, as enthusiastic indigenous ICT users, challenge the conceptualization of “the traditional” and “the modern” as opposing categories.

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NOTES

1. Keewaytinook Okimakanak (KO), meaning “Northern Chiefs” in the Oji-Cree language, is a tribal council which was established by the leaderships of Deer Lake, Fort Severn, Keewaywin, McDowell Lake, North Spirit Lake, and Poplar Hill First Nations. Between 1994 and 1995 KO created the Kuh‑ke-nah Network (K-Net), which is an Oji-Cree expression for “everybody”. To include the acronym of its founding organization, the KO tribal council, K-Net became KO-KNET in 2012. Nevertheless, most people still refer to the network as K-Net. 2. For recent discussions of the history, the development, and the implications of indigenous media see also Alia (2010), Cardús i Font (2014), Hafsteinsson (2013), Wilson & Stewart (2008). 3. For detailed definitions and in depth discussions of indigeneity and indigenism see, for instance, De la Cadena & Starn (2007). 4. For KO-KNET's funding and project history as well as for the Canadian ICT policy context see Fiser (2009). 5. For detailed discussions and analyses of MyKnet.org related practices see Bell et al., 2012; Budka, 2015; Budka et al., 2009. 6. The MyKnet.org relevant data discussed in this article refer to the period between 2000 and early 2014, before the MyKnet.org homepages were moved to the Wordpress platform.

ABSTRACTS

This article discusses, from an anthropological perspective, the utilization of digital infrastructures and technologies in the geographical and sociocultural contexts of indigenous Northwestern Ontario, Canada. By introducing the case of the Keewaytinook Okimakanak Kuh- ke-nah Network (KO-KNET) it analyses first how digital infrastructures not only connect First Nations people and communities but also enable relationships between local communities and non-indigenous institutions. Second, and by drawing on KO-KNET’s homepage service MyKnet.org, it exemplifies how people appropriate digital technologies for their specific needs in a remote and isolated area. KO-KNET and its services facilitate First Nations’ self‑determined participation to regional, national, and even global ICT connectivity processes, contributing thus to the “digital de-marginalization” of Northwestern Ontario’s remote communities.

Cet article traite, dans une perspective anthropologique de l’utilisation des infrastructures numériques et des technologies dans les contextes géographiques et socioculturelles des communautés autochtones du Nord‑Ouest de l’Ontario, Canada. En introduisant le cas de la Keewaytinook Okimakanak Kuh-ke-nah Network (KO-KNET) il analyse d’abord comment les infrastructures numériques non seulement connectent les gens et les communautés des Premières Nations, mais permettent également des relations entre les communautés locales et les institutions non-autochtones. Deuxièmement, et en utilisant MyKnet.org, le service page d’accueil de KO-KNET, il illustre comment les gens adaptent les technologies numériques à leurs besoins spécifiques dans une région isolée. KO-KNET et ses services facilitent la participation des

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Premières Nations aux processus régionaux, nationaux et même mondiaux sur une base d’auto‑détermination et ils permettent aussi des processus de connectivité des TIC au niveau global, contribuant ainsi à la « dé-marginalisation numérique » des communautés isolées du Nord-Ouest de l’Ontario.

INDEX

Mots-clés: peuples autochtones, infrastructure numérique, appropriation de la technologie, autodétermination, isolement, Canada Keywords: Indigenous peoples, digital infrastructure, technology appropriation, self- determination, remoteness, Canada

AUTHOR

PHILIPP BUDKA

University of Vienna – Department of Social and Cultural Anthropology, Universitätsstraße 7 – 1010 Vienna (AUSTRIA) Courriel : [email protected]

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Présentation de soi en ligne dans les marges chinoises : les jeunes Hmong (Miao) sur QQ Online Self-Presentation in the Chinese Margins: Young Hmong (Miao)

Mathieu Poulin-Lamarre

L’identité ethnique en Chine

1 Les discours qu’entretiennent les majorités sur les minorités ethniques, dans les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est, procèdent souvent de la même logique évolutionniste. Que l’on se trouve en Thaïlande, au Vietnam, en Chine ou en Indonésie, la division tradition- modernité ou authenticité-modernité est souvent utilisée pour séparer ontologiquement les minorités de la majorité. L’authenticité est toujours le propre de l’Autre ethnique, ce qui permet d’insister sur la modernité de la majorité, qui a dans tous les cas le monopole du discours et des catégories.

2 La question des minorités ethniques en Chine doit cependant être replacée dans son contexte historique. C’est dans les années 1950 qu’à travers un nouveau régime d’ethnicité s’est instituée la division actuelle entre la majorité han (plus de 90% de la population) et 55 groupes minoritaires, nommés shaoshu minzu 少数民族 (nationalités minoritaires). Cette division a considérablement déplacé les frontières ethniques précédentes pour rassembler dans une même « nationalité » des individus ne partageant parfois ni une même langue, ni un même territoire, et encore plus rarement une identité commune (Tapp, 2002 ; Mullaney, 2011). Ainsi, plutôt que de viser l’assimilation des groupes minoritaires par le refus de reconnaître leur différence, l’État chinois s’est profondément impliqué dans la gestion des identités, déterminant les contours des nouveaux groupes ainsi que les images qui les représentent. 3 Ce mouvement de production identitaire s’est interrompu momentanément avec la période dévastatrice de la Révolution culturelle (1966-1976) pour reprendre de plus belle avec les années 80 et les politiques de « renouveau ethnique » qui s’en sont

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suivies. Dans le cas des Hmong, groupe ethnolinguistique chevauchant 4 pays d’Asie du Sud-Est en plus de la Chine, ce projet d’identification mené par l’État chinois les a rangés sous l’appellation chinoise « Miao » 苗, en compagnie d’autres groupes lointainement apparentés, comme les Hmu, les A Hmao ou les Gho Xiong (Tapp, 2003). Mais il ne s’agit pas uniquement d’une question d’appellation, car, comme plusieurs chercheurs l’ont montré (Schein, 2000 ; Harrell, 2001 ; Tapp, 2003 ; Gladney, 2004 ; Davis, 2005), l’État chinois est impliqué dans tous les processus reliés à l’identité de ses minorités, de la recherche scientifique − largement opérée par le biais de l’Université des nationalités de Beijing (Zhongyang Minzu Daxue 中央民族大学) – à l’organisation des fêtes et festivals, en passant par l’éducation et le développement touristique. À travers ce processus, les minorités ethniques en sont venues à être représentées par des costumes colorés, des traditions artistiques folkloriques (chants et danses) et ont pris ainsi leur place dans la grande mosaïque nationale des 56 minzu, où chaque groupe est représenté par une figure objectivée, sorte d’idéal-type visuel de chaque nationalité (Frangville, 2007). 4 Avec une telle promotion, il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, même dans les marges les plus reculées de la Chine, la sphère d’influence han et le régime d’ethnicité propre à l’État chinois aient des effets palpables sur la subjectivité des minoritaires et leur rapport à l’identité. Pourtant, comme l’a montré James Scott (2009), le Sud-Ouest chinois restait il n’y a pas si longtemps largement hors de portée de l’État en raison du relief montagneux de la région, ce qui a poussé nombre de groupes à y migrer pour conserver leur indépendance. De fait, en excluant le plateau tibétain, toute cette région de haute-altitude traversant le Sud-Ouest de la Chine et le Nord de l’Asie du Sud-Est a été marquée historiquement par l’absence de contrôle de la part d’un État. C’est ce qui conduit Scott à parler de cette région hétérogène comme d’une entité à part entière qu’il nomme, suivant le géographe Wilhelm van Schendel (2002), Zomia, utilisant pour ce faire un terme tibéto-birman, zo-mi, signifiant « gens des montagnes ». Néanmoins, avec l’avancée des technologies et la construction des routes et des écoles, les marges chinoises ont été largement colonisées, ce qui nous amène à nous demander aujourd’hui si ces marges ne sont pas à chercher ailleurs que dans la géographie. 5 Si l’association entre les minorités ethniques et la marginalité politique et géographique est bel et bien un phénomène observable un peu partout au sein des États d’Asie du Sud-Est (Duncan, 2004) ainsi qu’en Chine, il serait dangereux d’utiliser ces termes de façon interchangeable, comme si la marge était l’aboutissement naturel des minorités ethniques. De la même manière, une telle opposition masque les stratifications économiques importantes que l’on constate au sein même des majorités, qui dépassent largement en ampleur, au sein des grandes villes, celles qui existent dans le monde paysan entre majoritaires et minoritaires. Avec le développement massif des régions du Sud-Ouest chinois et l’exode rural qui l’accompagne, les frontières entre la majorité et les minorités se brouillent, notamment dans les mondes urbains où aboutissent les jeunes adultes des villages maîtrisant le mandarin et les codes de la majorité han. Cependant, l’expression même de leur identité se trouve réduite, puisque associée à de nombreux préjugés de la part des majoritaires, les nationalités minoritaires étant par définition en retard sur leur « grand-frère » Han. 6 La représentation des minorités ethniques que l’on observe un peu partout dans les médias chinois a une histoire complexe. Elle se nourrit à la fois des vieux préjugés à l’endroit des non-Han et de l’anthropologie socialiste et depuis peu, elle est récupérée

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par l’industrie touristique contemporaine, par la marchandisation des traditions. En émerge une toute nouvelle iconographie caractérisée par l’aplatissement des différences culturelles à quelques traits facilement représentables : costumes, danses, instruments de musique, etc. Ces représentations sont marquées par leur sérialité, les cinquante-cinq groupes ethniques minoritaires étant systématiquement placés les uns aux côtés des autres, parfois au côté du « grand frère » Han, constituant ainsi la mosaïque de la diversité ethnique chinoise. Ainsi, les minorités ethniques sont représentées telles des figurines à collectionner, chacune trouvant sa place dans la série.

Statues de femmes minoritaires, Jinghong, Yunnan

M. Poulin-Lamarre

7 Comme nous l’avons souligné plus haut, le décompte des 56 minzu est lui-même en soi problématique, rassemblant sou- vent sous une même catégorie des groupes n’ayant que peu de points en commun, ou fractionnant des groupes pour des raisons politiques, comme ce fut le cas des Han musulmans, relégués dans la minzu des Hui (Gladney, op. cit.). L’objectivation des groupes dans ces nouveaux termes a engendré des réactions variées localement, montrant qu’il y a désormais plusieurs manières d’être « ethnique » dans la Chine d’aujourd’hui (Harrell, op. cit.). Pour les groupes transfrontaliers, le contraste de l’identité définie par l’État chinois avec celle de leurs vis-à-vis hors-Chine va en augmentant, creusant d’autant plus la frontière qui les sépare les uns des autres. Il faut dire que la Chine déploie des énergies considérables pour insister sur le caractère naturel et authentique des catégories qu’elle a elle-même créées quelques soixante ans auparavant. Cela est facilité par les nouvelles technologies et la télévision en premier lieu, puisqu’elle est désormais présente dans de nombreux foyers grâce aux projets de développement ; mais c’est avec Internet que l’on constate les efforts les plus systématiques en ce sens.

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Les Hmong chinois entre objectivation et subjectivation

Le travail objectivant de l’État

8 Il est aisé de constater que les jeunes minoritaires ont su s’adapter à la vie en ville, adoptant rapidement son mode de vie, son langage et l’apparence requise pour passer inaperçus. La séparation entre le monde rural et le monde urbain étant, en Chine, largement perçue comme une division entre le passé et le présent – comme l’est d’ailleurs la séparation entre minoritaires et majoritaires – il est essentiel pour les minorités d’avoir l’air « modernes » si elles veulent gravir les échelons de la société. Néanmoins, si on parvient à accéder aux réseaux que les minoritaires tissent en ligne, on jette un tout autre regard sur l’identité qu’elles portent ou celle qu’elles désirent revêtir. En cela, le cas des Hmong est particulièrement éloquent.

9 La popularisation d’Internet et son caractère presque incontournable dans la Chine urbaine d’aujourd’hui ont permis le déploiement de nombreux sites web, à travers lesquels des associations minoritaires officielles trouvent un moyen efficace de diffuser à grande échelle leurs activités, leurs productions et, à travers celles-ci, un certain discours sur les minoritaires. Ces sites Internet, gérés et administrés par des cadres et intellectuels formés dans les instituts nationaux, sont de ce fait souvent un lieu de diffusion de la ligne dure de l’idéologie chinoise en matière de minorités. Leurs liens avec le Parti communiste sont affichés clairement et nombreux sont ceux qui mobilisent un espace en en‑tête pour rappeler les messages du Parti. 10 Pour « sécuriser » Internet, le gouvernement chinois utilise de nombreuses stratégies allant de la surveillance au contrôle des accès, mais l’une des plus caractéristiques du cas chinois reste l’inondation (flooding) (Cortada, 2012). En investissant massivement l’espace virtuel et les résultats de recherche, le gouvernement noie littéralement les discours non-officiels dans l’homogénéité de la ligne de parti, ce qui donne l’apparence d’une unanimité pour qui se questionne sur un sujet particulier. Le gouvernement chinois régule ainsi à peu près tous les sites concernant les minorités ethniques, et s’implique activement au sein des forums « libres » qui y sont hébergés. Dans le cas des Hmong, toutes les recherches mènent aux sites officiels et à leurs satellites. C’est donc ailleurs qu’il faut regarder si l’on veut réellement avoir accès aux discours informels. 11 En devenant ami avec les jeunes Hmong et en participant à leurs activités, on découvre très rapidement l’étendue de leurs réseaux virtuels, notamment sur le site de réseautage QQ. Sur leur page personnelle, très souvent publique, ceux-ci partagent un certain nombre d’images qui, comme pour les autres Chinois, montrent leur quotidien, leurs goûts et leurs intérêts. Ce qui frappe cependant au premier abord, c’est qu’alors qu’ils sont pratiquement invisibles dans le monde urbain, les jeunes Hmong s’identifient comme Hmong de manière très forte une fois en ligne. Des albums photos consacrés à des images associées à leur identité ethnique sont présents en grand nombre sur leur page personnelle, reprenant souvent de façon indifférenciée les images produites par l’État et leurs propres photos d’eux-mêmes, mais montrant néanmoins des écarts sensibles entre le modèle ethnique promu par la Chine et ce qu’ils sont, ou veulent montrer d’eux-mêmes.

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12 Comme les Hmong chinois sont rassemblés officiellement sous le label « Miao » (苗), les sites Internet qui leur sont dédiés participent à la production de cette catégorie récente. Leur contenu pourrait se diviser en deux facettes, la première regroupant l’information sur la culture locale « ancestrale », « sauvée in extremis » des ravages du temps, la seconde visant la promotion d’un idéal ethnique qui a généralement peu de lien avec la première catégorie. Le site le plus couru est sans doute le 3miao.net, créé en 2001 et attirant quotidiennement plusieurs milliers d’internautes. Avec comme slogan rentong, tuanjie, ningju 认同, 团结, 凝聚, (identité, solidarité, cohésion), le site, dont le nom réfère à un temps mythique où auraient régné trois rois miao, vise essentiellement à construire et objectiver la catégorie Miao en insistant sur son histoire, son unité, sa naturalité et sa nécessité. Tout le contenu du site semble ainsi effectivement s’inscrire à l’intérieur de la tendance lourde décrite par Litzinger, soit la production « of an imaginary totality predicated on a discourse of cultural plenitude: a multitude of compact communities, colorful costumes, festive activities, and a variety of unique characteristics are all brought together to produce an image of one diverse yet unified ethnic culture » (Litzinger, 1998 : 230). Le contenu du site est par ailleurs considérable. On y retrouve des contenus d’actualité, toute une série d’articles concernant l’histoire, la culture, l’économie, les costumes, l’art, la littérature, etc., un forum, des hébergements pour des pages personnelles de type blogue, un service de microblogging inspiré de Weibo (qui est lui-même inspiré de Twitter), une encyclopédie en ligne, et plus encore. Si le site 3miao.net se veut, d’une manière non équivoque, la vitrine dédiée aux événements officiels et aux décisions politiques concernant les Miao de toute la Chine, il s’agit aussi plus particulièrement d’un espace où le visiteur pourra contribuer en commentant des articles, en créant une page personnelle ou en utilisant les micro- blogues. 13 Ces fonctionnalités appelant à la participation de l’internaute ne sont, en Chine, pas dénuées d’intérêt pour l’État. Elles permettent au système étatique de surveillance de l’Internet d’avoir en observation constante les internautes minoritaires. Toutefois, comme la situation des Miao en Chine n’est pas du tout similaire à celle, par exemple, des Tibétains ou des Ouïghours, qui sont dans la mire des autorités, on constate chez les Miao intervenant sur le 3miao.net une relative liberté de prise de parole, d’échanges ainsi qu’une ouverture sur les Hmong hors Chine. Ainsi, le site, comme le gouvernement, ne mise pas sur la répression ou l’étouffement des identités qui s’écartent de celle, officielle, de la minzu. Tous deux travaillent plutôt sur l’encadrement de celles-ci au sein d’un dispositif permettant leur surveillance et qui martèle de plus, inlassablement, la ligne idéologique étatique en regard des minorités. En parcourant le site, on constate bien le phénomène : alors que les multiples blogues, microblogues et commentaires permettent de faire intervenir des idées, identités et expériences qui dépassent le cadre hermétique et totalisant des définitions officielles, les articles officiels, eux, ne s’éloignent jamais du discours du Parti.

L’appropriation des images officielles

14 Dans plusieurs préfectures du Yunnan, les sites Internet administrés par les associations officielles ont visiblement la cote chez les jeunes internautes. Que ce soit directement ou indirectement, le matériel mis en ligne par les cadres se fraie un chemin vers l’écran des jeunes qui utilisent Internet pour s’amuser, réseauter ou afin d’entretenir un Soi virtuel. En parcourant les pages personnelles publiques du site QQ

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de plusieurs jeunes Hmong, on remarque que la manière dont on aborde l’ethnicité, lorsqu’elle est abordée, emprunte fréquemment le « vocabulaire » sinon le « discours » visuel des images produites par les associations officielles. La virtualisation de soi en tant que membre d’une minzu minoritaire reprend donc les grands thèmes promus par le gouvernement, mais ne fait néanmoins pas que cela. En réitérant leur appartenance à la grande catégorie Miao, les Hmong font parfois intervenir un « dehors » qui pourrait être celui ouvert par Internet sur les Hmong hors Chine, montrant par là-même la fragilité d’une définition de la minzu minoritaire qu’on aurait pu croire totalisante. Les compositions ainsi produites démontrent une négociation, sans doute non complètement planifiée, de l’identité Miao que la Chine tente d’imposer unilatéralement.

La chanteuse Miao Song Zuying

15 Le partage public d’images à saveur ethnique sur le réseau QQ illustre un phénomène encore peu étudié dans la littérature portant sur les minoritaires chinois. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler la « Miao-isation » des groupes hmong de la Chine. Ce terme de « Miao-isation », qui s’oppose à celui de l’assimilation pure et simple, renvoie à la volonté d’instaurer chez les Hmong de Chine le sentiment de faire partie d’un ensemble dépassant largement les frontières de leur localité, nommément la minzu Miao, catégorie construite durant les années 50 et promue depuis comme marqueur premier de l’identité. Les effets de ce projet national se font sentir de multiples manières. Ainsi, lorsque les Hmong se représentent en ligne, c’est entre autres par la référence à la minzu Miao dans son ensemble qu’ils le font, sans égard à la proximité culturelle, linguistique ou géographique des individus reconnus comme faisant partie de cet ensemble. On trouve donc, parmi les images publiées sur les pages personnelles des Hmong de la préfecture de Wenshan1, nombre de photographies ne représentant pas une réalité connue ou vécue, mais bien une pure identification à cette catégorie, qui dépasse largement les frontières de l’ethnie hmong. À cet effet, il est intéressant de constater l’appropriation d’icônes de la minzu Miao venant d’aussi loin que du Hunan au sein des albums des Hmong du Yunnan. Parmi celles-ci, la chanteuse Song Zuying 宋祖 英 tient le haut du pavé. Son succès l’a fait se dresser au rang de fierté nationale pan- Miao, d’autant plus qu’étant formée à la prestigieuse Université Centrale des Nationalités de Beijing, elle est l’icône parfaite pour représenter la minzu. L’une de ses

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photographies, quasi-omniprésente sur les pages publiques des Miao de toute la Chine, est aussi incontournable que performative. Son style vestimentaire, en tout point différent des costumes des Hmong du Yunnan, représente néanmoins, en Chine, le canon du Miao, en ce sens que c’est presque exclusivement celui-ci qui sert à représenter le Miao dans les publications officielles, les parades nationales et autres rassemblements de nationalités. Les avatars virtuels des Hmong chinois, qui servent à se représenter sous la forme d’un dessin dans les espaces de clavardage, s’inspirent d’ailleurs de ce modèle type. Cette Miao-isation des Hmong ne se situe évidemment pas uniquement du côté de la mode, mais bien, aussi, dans l’association faite entre le minoritaire et certains traits stéréotypés. Nombreux sont les auteurs qui ont relevé la féminisation de l’image du minoritaire en Chine (Schein, 2000 ; Blum, 2001 ; Gladney, op.cit. ; Frangville, op. cit.), que l’on ne peut s’empêcher de remarquer lorsqu’on porte attention aux représentations du Miao que l’on trouve en ligne. D’autres traits associés aux minoritaires sont, de la même manière, largement promus et donc, omniprésents au sein de cette iconographie virtuelle. Une photogra phie représentant une jeune femme Miao dans un costume suggestif, assise par terre dans un champ, une bêche à la main, illustre de manière extrême d’une part l’érotisation du minoritaire, représenté dans la figure ci-contre sous les traits d’une jeune femme légèrement vêtue, maquillée et dont les cheveux sont teints ; et d’autre part, la relégation de celui-ci dans le passé, dans un univers exempt de modernité, proche de l’état de nature. Cette image contraste drastiquement avec les photographies valorisées par les jeunes Chinois, qui aiment se prendre en photo devant un symbole de la modernité : un édifice, un pont ou un bar karaoké. Dans les images produites sur les Miao et qui sont réappropriées par ceux-ci, on constate ainsi l’omniprésence de certains traits, à savoir l’arriération, la dépendance vis-à-vis du « grand-frère » Han, la joie de vivre, la passivité, la jeunesse ou la proximité avec la nature. Cette production imaginaire du Miao n’est évidemment pas sans liens avec un certain orientalisme (Saïd 1994), que Schein (1997) a déjà qualifié d’« interne », c’est-à-dire appliqué par la Chine à sa propre population, circonscrite à ses éléments minoritaires ethnicisés.

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Représentation stéréotypée des Hmong. Photo partagée sur certains profils publics, origine inconnue

(Re)présentations de soi et transformations de soi

16 Grâce à la généralisation des téléphones cellulaires pouvant prendre des photos et l’accès de plus en plus grand aux appareils photo numériques, on assiste à un véritable engouement pour les séances de pose qui reprennent souvent de façon parfois maladroite le langage appliqué aux minoritaires présent sur les photographies officielles. Dans ces photographies amateurs, on retrouve presque inévitablement des femmes et des filles en costume traditionnel qui posent dans un lieu naturel, un parc ou un champ. Ces séances de pose ne sont pas unenouveauté parmi les Hmong, ce genre de photo étant depuis une vingtaine d’an-nées l’unique façon de se faire photogra-phier, la plupart du temps en studio, devant un arrière-plan peint sur une toile. Des photos de ce genre datant des années 80 et 90 illustrent clairement que les rapports entre minoritaires et technologies de l’image ne sont pas nouveaux. En ce qui concerne les photographies publiées sur les pages QQ, elles montrent ceci d’intéressant : 1) Les séances sont visiblement organisées d’avance et non spontanées, les vêtements n’étant enfilés que pour les besoins de la photo. 2) On ne pose que rarement dans un lieu doté d’une identité, les photos sont immanquablement prises dans des lieux neutres, hors du monde : un coin de parc, une montagne, un champ, etc. 3) Les séances de photos sont souvent un prétexte pour une rencontre entre amis, où, outre prendre la pose, on pourra s’amuser, pique-niquer et bavarder. Ce n’est ainsi peut-être pas un hasard si ce genre d’activité a souvent lieu hors de la ville, puisque la ville, comme on me l’a souvent indiqué, « n’est pas le lieu pour porter les vêtements traditionnels », sans doute parce que le fait d’être minoritaire est toujours associé à un certain stigmate social. D’ailleurs, lors des festivals, on m’a dit retrouver ce même esprit de légèreté,

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alors qu’un grand nombre de Hmong se retrouvent ensemble costumés. 4) Les vêtements portés entretiennent des liens ténus avec le vêtement local traditionnel. On retrouve dans ces photographies, des éléments semblant avoir été empruntés aux icônes Miao qui ont été mentionnés précédemment, éléments qui constituent le costume Miao qualifié de « moderne », par opposition aux costumes encore portés par les femmes des villages environnants. Lors de mon passage à Wenshan en compagnie d’un professeur de Kunming, ce dernier a livré à une couturière un livre d’ethnologie largement illustré d’images de Miao de toute la Chine afin, m’a-t-il dit, « qu’elle puisse s’en inspirer pour confectionner de nouveaux modèles de vêtement ». Les styles vestimentaires, qui servaient autrefois à distinguer les gens de différentes régions, tendent aujourd’hui à se translocaliser, si bien que l’on retrouve, sur les vêtements hmong de Wenshan, des éléments provenant de groupes Miao du Hunan ou du Guizhou, comme la coiffe métallique, traditionnellement absente de la région. De la même manière, on reproduit au sein des photographies que l’on prend de soi, des symboles, des idées, des postures qui rappellent immanquablement les images officielles.

Séance de pose « maison », photo publiée sur le profil public d’une Hmong, repartagée à travers plusieurs autres pages

17 On voit bien à travers ces exemples toute l’importance d’un savoir qui se dit « vrai » dans les processus identitaires actuels. Après les ravages de la Révolution culturelle et de la sinisation sur le savoir traditionnel des groupes minoritaires – surtout les groupes acéphales et sans écriture, plus flexibles, mais aussi plus vulnérables – la question « qui sommes-nous ? » résonne de manière vibrante dans les villages hmong. Le rapport à soi en tant que Hmong passe aujourd’hui, dans le paysage considérablement rétréci de la Chine globale, par des jeux d’opposition Nous/Eux qui sont largement investis par l’imaginaire chinois contemporain. Dans ce contexte, le projet de Foucault résumé par Davidson (2004 : 652) par cette question : « Quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet ? » s’avère incontournable. Le savoir prend dans ces conditions une importance

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particulière dans les processus de subjectivation, car il induit une modification chez le sujet « par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître » (Foucault, 1980 : 876). En se posant comme seul producteur légitime de savoir sur les minoritaires, l’État chinois joue donc un rôle de premier plan dans le domaine de l’identité des minorités ethniques, ce qui ne veut néanmoins pas dire qu’il détermine entièrement les paramètres avec lesquels les minoritaires composent.

Un nouveau régime d’ethnicité

18 L’analyse de ces différents éléments permet d’illustrer assez clairement le régime d’ethnicité dans lequel les Hmong naviguent présentement en Chine. Il s’agit d’une définition de l’ethnicité qui est d’une certaine manière déconnectée d’un mode de vie (livelihood), ou d’une quelconque localité. L’ethnicité est ainsi aplatie, transformée en surface d’images et esthétisée jusqu’à son paroxysme. Cette analyse se voit renforcée par les entrevues que j’ai faites, notamment avec une jeune Hmong à qui je demandais si elle voulait que ses enfants connaissent la culture hmong. Sa réponse a été spontanément positive, mais lorsque je lui ai demandé ce qu’elle voulait transmettre en particulier à ses enfants, elle m’a dit : « Tu vas rire de moi, je suis hmong, mais je ne sais même pas ce qu’est la culture hmong ». Son objectif était néanmoins le même que celui de plusieurs autres Hmong que j’ai interviewés, soit de rester en ville, ce qui signifie grosso modo la rupture entre une identité hmong et le village. Dans le comté de Maguan, cette fracture n’est pas nouvelle, mais il semble qu’elle n’a jamais connu une telle ampleur, avec la situation des villages qui sont à l’heure actuelle massivement désertés par les jeunes.

19 Ce que je crois important de souligner dans ces dynamiques d’identification, c’est la grande popularité, parmi les Hmong, d’un positionnement face au monde en tant que Hmong par l’intermédiaire du site QQ. La citation, non seulement par la publication, mais aussi par la production d’images, du discours sur l’ethnicité venant des images officielles démontre non seulement l’influence de celles-ci, mais, plus encore, le besoin d’exister à travers elles. Cela montre que cette définition de l’ethnicité n’est pas acquise une fois pour toutes, mais bien en constant besoin de réitération. Le fait de se prendre en photo à l’intérieur même des paramètres de cette « nouvelle » ethnicité et de le publier sur QQ, de la « virtualiser », contribue à maintenir actuelle cette ethnicité. Les parallèles sont importants avec la notion de performativité de Judith Butler. Pour cette auteure, le genre « is an effect of power secured through the repeated performance of norms » (Mahmood, 2001 : 211). L’ethnicité, à la manière du genre, n’est pas quelque chose que l’on est, mais quelque chose qui doit, pour exister, être performé, ce qui rejoint le modèle interactionnistes de l’ethnicité de Fredrik Barth (1969). Les activités des Hmong en ligne représentent bien ces performances nécessaires pour le maintien de l’ethnicité, dans un contexte – la ville – où celle-ci est en quelque sorte évacuée. Cependant, comme le souligne Butler, puisque la norme dépend de ses réitérations, elle est donc sujette à se transformer, ou à être, d’une certaine manière, négociée. 20 Force est en effet de constater que le pouvoir de la norme n’atteint pas tous les minoritaires de façon égale. Dans le cas des Hmong que j’ai rencontrés en ligne ou hors- ligne, cependant, on assiste à un nombre important de citations de la norme à travers les photos publiées sur leur profil QQ, comme si l’identité hmong se devait d’être représentée et performée de cette manière, à travers ces codes. On ne peut manquer

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d’observer néanmoins les distances, petites ou grandes, prises par rapport à cette norme. À la manière de la « féminité » dont parle Butler, la norme de l’ethnicité en Chine ne peut jamais être atteinte complètement, donnant lieu à des stylisations particulières de soi, qu’on pourrait considérer sans doute comme porteuses de critique.

Femme hmong en position de prise d'images

Source : profl public d’une jeune Hmong

21 La première catégorie de ces performances qui échouent à atteindre l’idéal et que l’on rencontre le plus souvent est celle dans laquelle on retrouve des hybrides, des métissages ou des collages entre une norme ethnique quasi-caricaturale et des éléments qui sont empruntés à d’autres contextes. Les combinaisons entre le vêtement Miao et des vêtements de tous les jours (jeans, manteau, etc.) se produisent fréquemment. De la même manière, le contexte, habituellement « naturel » – le champ, la montagne, un parc – est parfois troqué pour un décor urbain (la rue), commercial (le magasin), ou technologique (un café Internet). Enfin, on note la présence fréquente de ces « étrangers », habituellement écartés des pures photos « ethniques » : amis non costumés, enfants, touristes. Ces éléments non prévus, non planifiés et inconsciemment présents dans les images produites par les Hmong eux-mêmes agissent, pour reprendre une image de Kundera, comme le décor derrière lequel on voit les rouages, sapant ainsi l’aura d’authenticité entourant la scène. Certaines images représentant le processus d’habillement et de maquillage en vue de la séance de photographie sont l’expression la plus pure de ce travail déconstruisant ainsi les photos subséquentes et mettant en lumière leur facticité.

22 Une deuxième catégorie d’images place le minoritaire dans une position nouvelle, et peu envisageable dans l’imaginaire chinois, celle du sujet actif, créateur, mobile. À l’inverse des images officielles dans lesquelles le minoritaire est figé hors du temps,

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incapable de progrès et passif, ces représentations donnent au sujet ethnique un dynamisme et un pouvoir normalement réservés au groupe han. Les nombreuses images dans lesquelles on peut voir les sujets manipuler du matériel photographique dans le but de produire eux-mêmes les images dans lesquelles ils seront figurants montrent que le sujet ethnique n’a pas besoin du regard han pour exister ou pour se faire exister. Cette idée est bien sûr impossible dans les images produites par le gouvernement dans lesquelles le sujet est complètement passif, le regard porté sur celui-ci étant omniscient, objectif, naturaliste. Les images produites par le gouvernement montrant des minoritaires costumés devant l’écran d’un ordinateur n’échappent pas à cette règle, l’association entre minoritaire et technologies ne pouvant exister que sous supervision et accompagnement d’un professeur han. Les minoritaires utilisant les technologies comme n’importe qui, leur position derrière l’appareil photo n’est pas en soi une revendication ou une contestation. En revanche, la représentation de l’idéal-type ethnique classique utilisant la caméra est, elle, une nouveauté, déstabilisant encore une fois l’imagerie officielle. 23 Ces images ou ces discours de soi sur soi que l’on retrouve en ligne, contribuent aussi, selon Dervin et Abbas (2009) à positionner le sujet par rapport à Soi et à l’Autre. Les images qui se retrouvent en ligne renvoient sans doute moins à une identité présentée (je présente aux autres ce que je veux être) qu’à une identité agie (je fais un certain nombre de choses qui correspondent à ce que je crois devoir faire) (Mucchielli, 1986 : 21-22). Manifestement, pour les jeunes Hmong urbains coupés du mode de vie traditionnel au village, l’accomplissement de l’ethnicité passe par certains impératifs allant de la participation aux fêtes folkloriques annuelles, à la publication des photos de soi ou d’autres en costume minoritaire. Curieusement, c’est précisément dans cette volonté de réitérer la norme que se forment des stylisations particulières de soi. Leur identité n’étant ni donnée ni achevée, mais en processus, leur présentation d’eux- mêmes en ligne contribue nécessairement à ce travail.

Conclusion

24 En somme, il est essentiel de souligner l’importance des réseaux sociaux en ligne en ce qui a trait aux dynamiques reliées à l’identité des jeunes minoritaires en Chine. Ce qui se donne à voir sur les pages personnelles des Hmong, c’est la construction d’un monde dans lequel on pourra exister en tant que Hmong, malgré la distance qui sépare l’individu de son village. À travers les technologies en ligne, les villages qui sont désertés suite à l’exode rural sont réinventés, et les liens qui unissent ses anciens membres restent vivants. Dans un contexte où la définition même de l’ethnicité se transforme radicalement, passant d’un monde partagé à un détail inscrit sur la carte d’identité, le désir de présenter, ne serait-ce que virtuellement, une identité commune appelle un usage particulier de ces plateformes, et par là, la mise en place d’une dynamique de partage et d’appropriation d’images.

25 On comprend mieux dès lors, l’adoption des images produites par l’appareil gouvernemental chinois puisque ce sont celles qui sont le plus facile d’accès. C’est là qu’un lien se crée entre les images que l’on a de soi et les images qui disent représenter ce que l’on est. Dans l’état d’isolement propre à celui qui est loin de son village, ces représentations deviennent signifiantes, créant non pas une uniformité dans les manières de se représenter comme Hmong, mais une mosaïque complexe, souvent

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contradictoire, où les images qui semblent s’opposer se côtoient sans heurts. Dans tous les cas, chacune d’entre elles participe au processus inévitablement dynamique de (re)construction identitaire qui a lieu en ligne, et qui reste cependant encore majoritairement investi par les institutions gouvernementales. 26 Tout romantisme lié à l’idée d’une authenticité identitaire en péril ou perdue doit bien sûr être mis à distance pour être à même de remarquer le travail constant de soi sur soi investi dans le projet identitaire des Hmong. C’est peut-être dans le contexte technologique actuel que l’on retrouve à la fois les plus grands dangers et les plus grandes possibilités quant à la capacité de se définir, mais il est clair que cette identité, loin de la vie coutumière, n’aura que peu de liens avec celles qui prévalaient auparavant dans les villages.

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NOTES

1. Les images utilisées pour cet article sont des images largement partagées dans les réseaux sociaux hmong, en Chine. Si leur origine se perd dans les profondeurs et l’opacité du web chinois, leur omniprésence rend incontournable leur présentation au sein de cet article.

RÉSUMÉS

Avec près de 900 millions d’utilisateurs, le réseau social en ligne chinois QQ est de loin le plus populaire en République Populaire de Chine (RPC). Pour les jeunes internautes du groupe ethnique majoritaire (Han), comme pour ceux faisant partie des nationalités minoritaires, QQ permet de se divertir et de communiquer, mais aussi de mettre en avant et de façonner des identités particulières. Cet article vise à problématiser la question des identités minoritaires en Chine dans ce contexte d’effervescence technologique et d’urbanité, où l’image de soi présentée en ligne prend parfois ses distances avec les catégories ethniques promues par l’État depuis 60 ans.

With almost 900 million users, Chinese online social network QQ is by far the most popular in People’s Republic of China (PRC). For young « netizens » of the Han majority, as it is for the minority nationalities, QQ is used for entertainment and communication, but also to craft and put forward different kinds of identities. This paper aims to problematize the question of identity for China’s minority nationalities in a context where technologies and urbanity enable the

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formulation of a self that sometimes hardly fits the ethnic categories the State has promoted for 60 years.

INDEX

Mots-clés : Chine, minorités ethniques, identité, réseaux sociaux en ligne, QQ, Hmong Keywords : China, ethnic minorities, identity, online social networks, QQ, Hmong

AUTEUR

MATHIEU POULIN-LAMARRE

Université de Montréal – 2900, bd Edouard-Monpetit – Montréal, QCCanada – H3T 1J4 Courriel : [email protected]

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Aux marges paysannes du système agro-industriel : l’émancipation virtuelle en question At the Rural Margin of Agribusiness: Questioning Digital Emancipation

Pierre Couturier

1 « Amis citadins vous ignorez sans doute ce que les agriculteurs, éleveurs et ruraux savent déjà : les RFID envahissent nos vies pour les contrôler ». Les « individus politiques » de Pièces et main-d’œuvre (PMO) introduisent ainsi leur film RFID, Police totale, réalisé en 20081. La RFID (Radio Frequency IDentification) est une technologie numérique permettant la lecture à distance d’informations mémorisées sur une puce électronique apposée sur un objet, un animal ou un être humain. Par un « règlement » de 2003, pris en accord avec les instances représentatives des éleveurs, l’Union européenne prévoit l’identification électronique des ovins et des caprins des pays membres. La technologie RFID conquiert ainsi le monde très hétérogène de l’élevage en vertu d’une nouvelle idée fétiche du capitalisme : la traçabilité.

2 Cette obligation fournit l’occasion d’analyser une manifestation de la pression normalisatrice exercée sur une marge du système capitaliste. Les éleveurs dont il sera question ici parlent de leur résistance aux pressions d’un « système ». Je reprends le mot à mon compte comme catégorie analytique référant au concept de « système alimentaire agro-industriel » des agro-économistes (Rastoin & Ghersi, 2010) qui met l’accent sur l’intégration des agriculteurs et des éleveurs à un ensemble d’interactions de nature technique et économique, mais aussi sociale, culturelle et politique, entre l’amont et l’aval de la production agricole. Dans ce cadre, l’identification électronique des animaux peut être vue objectivement comme l’un des moyens mobilisés par les acteurs dominants du système pour normaliser ou anéantir des marges qui, à leurs yeux, pourraient faire obstacle à son renouvellement depuis les crises sanitaires des années 1990. 3 De quelles marges s’agit-il ? Depuis qu’en 1967 Henri Mendras a annoncé la fin des paysans, des hommes, des femmes, des collectifs ruraux, en France et en Europe n’ont

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cessé de se réclamer de la paysannerie enterrée par les sociologues. Au-delà de la rhétorique militante, le mot « paysan » est devenu un marqueur identitaire qui prend valeur d’un manifeste pour celles et ceux qui refusent d’être des « exploitants agricoles » conduisant des « ateliers » pour « dégager des excédents d’exploitation ». Le paysan dont il est question ici revendique un rapport sensible aux lieux et aux bêtes. Il se réfère parfois à une paysannerie disparue investie de valeurs, et dont certaines vertus seraient à rebours des travers de la société capitaliste. Une représentation positive, dans une certaine mesure confusément partagée par une partie de la société française (Hervieu & Viard, 2005), mais que les paysans d’aujourd’hui transcendent en actualisant de façon pragmatique, notamment par des pratiques agricoles plus autonomes, des principes de vie communément attribués aux sociétés paysannes d’hier2. Même si ce schéma ne rend pas compte de la diversité des biographies, des motivations, des projets, des convictions et des attitudes, ces paysans partagent la même intention de se ménager une place en marge d’un système agro-industriel référentiel de la modernité3. C’est en ce sens que je parlerai de « paysans » ou d’« éleveurs paysans ». Leurs projets, habituellement qualifiés d’« alternatifs », se fondent souvent sur une critique radicale de la société de consommation, sur un refus qui s’incarne socialement dans la construction de liens de solidarité à l’échelle locale, celle des territoires du quotidien. On peut reconnaître là des attributs de mouvements qui traversent la société industrielle et donnent naissance à de nouvelles formes d’organisation territoriale telles que les AMAP4 (Amemiya, 2011). 4 Le détour par la figure du paysan opposée à celle de l’exploitant agricole permet de situer la notion de marginalité par rapport à un système agro-industriel fortement déterminé dans sa construction comme dans son fonctionnement, par le politique. Après la Seconde Guerre mondiale, ce qu’il est convenu d’appeler la modernisation de l’agriculture est en effet un processus hégémonique impulsé et guidé conjointement par les instances représentatives majoritaires du monde agricole et les acteurs politiques nationaux et européens (Houée, 1996). Le système agricole dominant qui en résulte est une construction sociopolitique censée concilier, aux échelles nationales et européennes, des objectifs en partie contradictoires5. D’où de perpétuels réajustements politiques et stratégiques qui aboutissent à une production inflationniste de normes aux différents échelons des chaînes de décision et de financement. Il en résulte, au niveau des exploitations agricoles, un empilement d’injonctions auxquelles nul ne peut se soustraire. L’obligation faite à tous les éleveurs ovins et caprins, quels que soient leur spécificité et leur degré d’intégration au système, d’utiliser la technologie RFID pour identifier leurs animaux est l’une de ces injonctions. Aux yeux de ceux qui la refusent, elle parachève, tant au plan symbolique qu’à celui des pratiques qu’elle implique, l’impression d’un système totalisant – pour ne pas dire totalitaire – qui ne laisse d’autres choix que l’intégration ou la disparition. 5 La numérisation, en permettant la collecte et l’agrégation sans fin des informations, ouvre de nouveaux horizons au contrôle bureaucratique (Gardin, 2013). En 2012, Philippe Lemoine, un des acteurs en vue œuvrant à la numérisation de la société française, constatait que nous sommes « englués dans les agrégateurs de données. Nous retenons notre souffle au point qu’on a pu observer que nous nous abstenions de respirer en consultant nos mails » (Aigrain & Kaplan, 2012 : 9). Ce travail est consacré à des paysans qui s’obstinent à vouloir respirer. De leur inspiration, dans tous les sens du

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terme, naissent de précaires espaces de liberté au prix de luttes incessantes. Ce sont ces espaces incertains que je qualifierai de marge. 6 La construction des enjeux relatifs à l’identification électronique des animaux d’élevage, s’opère dans l’imbrication du monde paysan et des milieux contestant l’ordre social et politique de la société industrielle. Cette rencontre conduit à poser la question du numérique en des termes complexes, nécessitant une clarification théorique. Il s’agit en effet de voir comment l’émergence d’un problème numérique conduit à des formes de résistance où usages et non-usage de l’Internet prennent des significations ambivalentes.

Convergences

7 Depuis les années 1980, la technologie RFID s’est progressivement diffusée jusqu’à connaître de nombreuses applications dans des domaines variés de la production, des services et de la vie quotidienne6. Aux yeux d’un nombre croissant d’acteurs économiques et politiques, la généralisation de l’usage de la RFID constitue un enjeu « stratégique » – comprenons par là qu’elle est susceptible de jouer un rôle de relai de croissance selon les impératifs propres au capitalisme7. En même temps, les divers dispositifs d’identification électronique font de cette technologie un des marqueurs de l’emprise d’une rationalité productive et organisationnelle propre à la sphère économique, sur l’ensemble de la société. Dès lors la puce RFID entre dans le débat public, en Europe et en Amérique du Nord, sous la figure d’un agent du « Big Brother » orwellien autorisant la transmission d’informations concernant l’identité et le comportement des individus à leur insu (Draetta & Delanoë, 2012). Cette possibilité ouvrirait la voie à une surveillance généralisée à l’échelle individuelle, de façon directe ou indirecte, par exemple par le biais d’achat d’objets « tagués ».

8 Tel est le sens de l’avertissement lancé par PMO. Mais pourquoi les « ruraux » seraient- ils informés de l’envahissement plus que les citadins ? En réalité la phrase citée en introduction informe moins sur une réalité objective d’ordre géographique que sur des représentations et des stratégies militantes. PMO se présente comme des « individus politiques » convaincus qu’il faille « vivre contre son temps8 ». Ils considèrent que la technologie est le « front principal de la guerre entre le pouvoir et les sans-pouvoir9 ». Ils partagent avec d’autres activistes et penseurs anti-industriels contemporains l’idée que la ruralité peut être un lieu de la reconquête d’une autonomie permettant d’échapper à la « tyrannie technologique » imposée par la société industrielle10. Cette idéologie néoruraliste et localiste est présente de façon diffuse sur une multitude de sites web des mouvances anarchiste, libertaire, de l’écologie radicale, de la décroissance, dont une grande part de l’activité consiste à relayer les mêmes informations. Quelques-uns, comme le blog « Et vous n’avez encore rien vu… Critique de la science et du scientisme ordinaire11 » produisent une critique argumentée du rôle politique de la science et de la technologie, en même temps qu’ils relaient des expériences et des luttes paysannes. 9 De fait, depuis les années 1970, des expériences individuelles et collectives investissant des lieux devenus emblématiques dans les Alpes du Sud, les Cévennes ou les Pyrénées, constituent des référentiels pour une idéologie néoruraliste ancrée dans le refus de la société de consommation, pour des projets de vie alternative conciliant liens de solidarité à l’échelle locale et activités productives libérées des rapports de salariat12

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(Mesini, 2004). Beaucoup de ces projets se sont concrétisés sous la forme d’activités agricoles, souvent avec un petit troupeau de brebis ou de chèvres. Ce choix est en effet congruent avec une faible capacité d’investissement et des difficultés d’accès aux terres cultivables. En outre, les milieux écologiques montagnards méditerranéens marqués par la sécheresse estivale et les traditions locales engageaient dans ce sens. Depuis quatre décennies, cette forme de néoruralité est entretenue par de nouvelles installations. Désormais, la seconde génération, celle des descendants des arrivants des années 1970, témoigne de l’ancrage durable des « nouveaux » paysans : « Ҫa fait quarante ans que je suis néorural », me dit un éleveur. C’est essentiellement, mais pas exclusivement, dans ce milieu que se manifestent les oppositions les plus actives à l’identification électronique des animaux. 10 Les activistes anti-industriels et anti-scientistes ont trouvé dans ce mouvement paysan, une possibilité d’élargir leur champ d’action hors des milieux urbains. Les oppositions à l’usage des technologies RFID dans divers secteurs d’activité sont en effet morcelées et faiblement médiatisées (Draetta & Delanoë, op. cit.) alors que la résistance paysanne se donne à voir par des mises en scène dans l’espace public. En retour, cette « convergence de luttes » lui assure une présence, même modeste, au sein d’une vaste nébuleuse de sites web, dont le champ politique s’étend, par le biais des relais d’information et des moteurs de recherche, de l’ultra-gauche à l’extrême droite. 11 Les puces RFID nous font ainsi entrer dans les marges numériques de la société industrielle. Il serait presque possible de suivre la construction des enjeux de la lutte paysanne contre l’identification électronique des animaux d’élevage en scrutant les informations relayées sur les sites de la « France rebelle » (Crettiez & Sommier, 2002). Quel rôle joue cette médiatisation dans la constitution d’un espace d’émancipation paysanne aux marges du système agro-industriel ? Dans un premier temps, l’ambition de cette recherche était d’apporter des réponses à cette question en croisant des résultats d’enquêtes menées auprès de paysans et d’activistes de la mouvance anti- industrielle. La réalité s’est rapidement révélée beaucoup plus complexe, tant au niveau de la formulation des questionnements qu’à celui de l’accès à des discours libérés des impératifs et des stéréotypes militants. 12 Poser la question des usages du numérique chez des groupes ou des individus qui refusent son emprise, amène à porter une attention particulière aux écarts entre discours et pratiques. D’autant que, dans le domaine de la communication, il est parfois spécieux de distinguer ce qui est numérique de ce qui ne l’est pas. Dans leur combat contre la numérisation de leur activité, des individus sont amenés à rédiger des textes publiés dans des fanzines locaux, ou à participer à des émissions de radio. Or le contenu de ces fanzines et des émissions est souvent mis en ligne. Proclamer son attachement idéologique ou pragmatique à l’écrit ou à la parole n’est pas incompatible avec des pratiques de communications numériques. 13 La frontière entre l’usage et le non usage du numérique est donc floue. C’est justement sur les aspects de cet interstice mouvant entre le recours au numérique et son refus que j’ai orienté l’analyse. Or, cet interstice ne se dévoile pas sur la Toile, en tout cas pas à première vue. L’analyse du discours numérique doit être informée par celle du discours sur le numérique. Surtout, il importait d’interroger, à partir d’un travail de terrain, les rapports au numérique en lien avec des interactions sociales et culturelles qui structurent la marge paysanne du système agro-industriel indépendamment de l’Internet.

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14 Le travail de terrain s’est articulé autour de ma participation à une journée d’action nationale Contre l’industrialisation de l’élevage organisée en décembre 2014, à Privas, par la Confédération paysanne en soutien aux éleveurs qui refusent l’identification électronique de leurs animaux. Par la suite, six entretiens approfondis ont été réalisés au domicile d’éleveurs qui apparaissaient comme des figures de la contestation paysanne. Chaque entretien a conservé la forme d’une conversation de façon à éviter deux écueils. D’une part, que mes interlocuteurs perçoivent des questions sur leurs pratiques comme un interrogatoire de police déguisé. L’élevage est en effet sous la surveillance constante d’une administration soupçonneuse par nature et tatillonne par principe, dont les méthodes ont durablement ancré dans l’esprit des éleveurs qu’ils sont considérés comme des dissimulateurs, des tricheurs, voire des empoisonneurs en puissance. D’autre part, s’agissant d’une technologie en débat, des questions portant sur ce qui motive le rejet et sur les stratégies d’opposition pouvaient être perçues comme l’indice d’une enquête d’acceptabilité sociale. À tout le moins, on pouvait penser que mon travail pourrait en tenir lieu, ce qui, aux yeux de certains, n’est guère mieux considéré qu’une enquête policière13. Le choix de la conversation exprime donc la priorité accordée au lien de confiance sur le recueil d’informations. Ce parti pris explique la durée des entretiens (trois à cinq heures) et a permis de mieux contextualiser la question des usages du numérique. 15 Les entretiens m’ont conduit à modifier une des hypothèses qui fondait ma réflexion de départ. Partant du constat que peu de luttes politiques ou sociales au sein de la société industrielle peuvent prétendre se dispenser d’un recours aux outils numériques de communication, celle des paysans ne faisait probablement pas exception, d’autant qu’on peut effectivement en suivre les étapes sur la Toile. Il paraissait alors intellectuellement séduisant d’analyser comment un groupe social refusant son intégration dans un système dominant, mobilisait le numérique « émancipateur » contre un numérique « dominateur » incarné par la technologie RFID et ses implications. Les entretiens ont permis de déconstruire les présupposés implicites de ce raisonnement. L’idée d’outils numériques qui pourraient servir aussi bien la domination que l’émancipation, selon l’usage qui en est fait, ou plus précisément, selon l’usage que l’on est en capacité d’en faire, n’a guère de sens pour la plupart des paysans interrogés qui voient l’intrusion du numérique comme un problème.

Émergence

16 L’imposition de la technologie RFID fait émerger le numérique comme problème à la fois pratique et symbolique au sein du monde paysan réfractaire aux injonctions productivistes. Ce « problème numérique » s’enracine dans les implications de la technologie RFID appliquée à l’élevage.

17 La puce que chaque animal doit porter à l’oreille vient se substituer au mode précédent d’identification. Du point de vue de l’éleveur, l’obligation du « puçage » ne présente aucun intérêt. Au contraire, la numérisation permet à la bureaucratie d’accentuer la complexité d’une réglementation qui devient proprement kafkaïenne. Chaque évènement dans la vie de l’animal (naissance, mort, achat, vente, échange, déplacement) doit faire l’objet de déclarations différentes en fonction de son âge, de son origine ou de sa destination14. Or l’octroi des aides publiques à l’élevage est conditionné au respect de cette réglementation, si bien que chaque éleveur vit dans

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l’appréhension de voir ses aides réduites ou supprimées en cas de contrôle, les manquements jugés les plus graves étant assortis d’amendes. La menace est loin d’être anodine puisque, pour la quasi-totalité des petites fermes, le revenu est essentiellement constitué d’aides publiques. Pourtant cet aspect pratique du problème n’est pas celui que les paysans mettent en avant dans les entretiens. 18 La plupart des éleveurs interrogés refusent de cantonner leur critique aux aspects formels du système. On se bat contre ce que la puce représente, c’est pas l’objet… La puce est un moyen et des moyens, ils en ont d’autres. 19 Leur opposition se fonde avant tout sur des valeurs qu’ils estiment menacées par l’introduction dans l’élevage de procédés typiques des modes de production industriels. L’informatisation induite par l’identification électronique est l’un de ces procédés. L’usage de la technologie RFID n’a, en effet, de sens que si les trois composantes du dispositif – la puce, l’appareil permettant d’en lire le contenu, un terminal informatique équipé d’un logiciel permettant de valoriser les informations – sont opérationnelles. Or, ça n’est le cas que pour une minorité de gros éleveurs15. Mais, si l’usage de la partie informatique est rarement le fait de l’éleveur, il est toujours le fait de l’Administration pour laquelle il constitue un moyen de renforcer l’efficacité des contrôles. Il est aussi le fait des acteurs de la filière agro-alimentaire (négociants, regroupeurs, abatteurs, transformateurs) qui voient dans la technologie RFID la possibilité de garantir une traçabilité au sein de filières dont le fonctionnement suppose des déplacements de produits alimentaires bruts ou transformés à l’échelle continentale selon une logique d’optimisation des coûts d’optimisation16.

20 À l’opposé de ces circuits opaques et déterritorialisés, la plupart des éleveurs rencontrés ont choisi de vendre leur production de viande ou de fromage directement aux acheteurs locaux, à la ferme, sur les marchés de plein vent. La signification de ce choix est connue : refus de la domination exercée par l’aval des filières sur les producteurs, volonté d’un ancrage territorial de proximité en opposition à la logique de déterritorialisation d’un système agro‑industriel qui trouve dans la traçabilité numérique un moyen de perpétuer son emprise. 21 Car, au-delà du contrôle des pratiques d’élevage, c’est bien, comme le souligne J. Porcher, le contrôle des éleveurs rétifs aux injonctions du système qui est en jeu (Porcher, 2014). La première menace de la numérisation porte sur la liberté. Dans cette tentative supplémentaire de normalisation des pratiques, les paysans voient la remise en cause d’un projet de vie ancré dans un territoire singulier. Beaucoup sont d’ex- citadins qui ont fait le choix de l’élevage paysan, souvent exigeant en travail mais qui, à leurs yeux, était porteur d’émancipation. Ce projet de liberté et, pour beaucoup, libertaire, a subi la pression croissante des contraintes normatives. Dans un entretien, le leader du collectif « Liberté pour l’élevage17 », qui a quitté Marseille à l’âge de 20 ans pour devenir éleveur, revient sur quarante années consacrées à l’élevage des brebis : On se sentait libre, même de travailler le dimanche, libre de ne pas prendre de vacances. On s’est fait confisquer une liberté. 22 La numérisation marque un tournant dans ce processus de confiscation. Son caractère brutal n’est pas simplement dû au manque de discernement d’une bureaucratie technocrate comme semblent le penser certains représentants syndicaux. La violence est aussi le fait des changements que la numérisation induit dans les rapports sociaux. L’Administration incite les éleveurs à l’utilisation d’Internet pour gérer l’inflation des

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normes et des déclarations18. L’informatisation des procédures administratives, la numérisation de la « paperasserie », réduisent les contacts physiques, rendent anonyme l’emprise bureaucratique. Les éleveurs savent que les fonctionnaires chargés de contrôler leur activité n’auront bientôt plus besoin de se déplacer dans les fermes : l’informatisation permettra un contrôle en continu, à distance, libéré du péril de l’affect19. La bureaucratie y gagnera en productivité et en efficacité. Les éleveurs ont des raisons d’anticiper l’accélération d’une inflation normative qui restreint leur liberté et participe au développement d’un sentiment de dépossession.

23 Comme l’idée de « liberté », celle d’une « dépossession » est récurrente dans les entretiens. La dépossession est le corollaire de plusieurs décennies de tentatives de normalisation, de standardisation, d’uniformisation des pratiques d’élevage. Là encore, la numérisation semble faire franchir un cap. En témoigne l’inquiétude à propos du lien entre l’identification électronique et un contrôle de la génétique animale selon des critères productivistes a-territoriaux : question emblématique, dans le monde paysan, de l’emprise d’une bureaucratie technique établie sur la négation des savoirs et savoir faire vernaculaires. Le sentiment de dépossession se fonde sur ce déni de reconnaissance, sur l’humiliation de voir dénier toute valeur à ce qui motive le choix d’un métier qui est aussi celui d’une vie et d’un territoire. Il prend une dimension politique : « ils » désignent les élus au sein des instances qui incarnent « la profession » et qui régulent le système agro-industriel conjointement avec les acteurs politiques20. 24 Le sentiment de dépossession est accentué par un effet d’écran au sens propre et figuré. Un des arguments récurrent que les éleveurs opposent à l’identification numérique est la connaissance de leurs bêtes. Ils sont capables d’identifier chacune d’entre elles d’un simple regard. « Le sens de l’observation, c’est le seul truc vraiment important » me dit l’un d’eux. L’œil du berger ne se réduit pas à celui du technicien expert. Il s’agit d’un regard esthétique, affectif, hédoniste : […] tu as trouvé que nos brebis étaient belles et c’est vrai que quand on arrive ici, nous on a ce ressenti chaque matin. Je pense qu’on vient là pour se faire plaisir (Nathalie Fernandez, éleveuse dans le Tarn. Propos tenus sur France Culture dans un reportage de l’émission Terre à terre diffusé le 15 mars 2014). 25 C’est précisément ce regard que la numérisation lui dénie, en transformant les animaux en machines à produire, numérotées, contrôlées, évaluées, triées, sondées, vérifiées, via un écran d’ordinateur. L’identification numérique « agit comme un media entre l’éleveur et son métier et vise à faire en sorte qu’il ne soit plus le seul à contrôler son propre troupeau […]. C’est donc bien sa liberté qui est en jeu »21. Liberté confisquée, dépossession, humiliation, effet écran, asservissement : la boucle est bouclée, comment la déboucler ?

Résistances

26 Dès l’annonce de l’obligation du « puçage » des animaux, la résistance des paysans s’est organisée et s’est élargie à d’autres sphères militantes. Quelle place est faite à la communication numérique dans les stratégies et les pratiques militantes ? On peut schématiquement distinguer deux catégories d’acteurs, individuels ou collectifs, de la lutte : ceux qui n’utilisent pas les moyens de communication numérique et ceux qui déclarent ne pas les utiliser. La formule est sans doute réductrice, mais elle permet de problématiser d’emblée la question en termes de jeux d’influence.

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27 Si la mobilisation contre la numérisation de l’élevage a été rapide, c’est parce qu’elle n’est pas partie de rien. Elle s’inscrit dans une tradition contestataire jalonnée de moments clés comme les actions anti-OGM ou, plus récemment, en 2008, l’opposition à l’obligation de vacciner les troupeaux contre la fièvre catarrhale ovine22. Des collectifs regroupant plusieurs centaines d’éleveurs aux profils très variés23, réunis dans une même opposition à la vaccination, se sont constitués, en particulier dans les Alpes du Sud où les petits éleveurs sont nombreux. La plupart ne sont guère familiers des réunions militantes. Ceux qui utilisent les alpages ont l’habitude de se rencontrer, notamment pour parler des problèmes sanitaires liés au mélange des troupeaux pendant la saison d’estive. Mais, en dehors d’occasions particulières comme les foires, il est difficile de réunir une cinquantaine de personnes dispersées sur l’étendue d’un département montagneux. Le maintien des liens entre les membres des collectifs se fait par courrier, par téléphone, beaucoup par courrier électronique dans la Drôme où les jeunes néoruraux sont nombreux. 28 En 2010, l’obligation de vacciner est retirée mais les éleveurs ont compris qu’ils peuvent peser politiquement et les collectifs se maintiennent contre l’identification électronique. Des débats s’engagent alors sur l’opportunité de développer l’usage des communications numériques. Les militants anti-puçage se refusent à utiliser les instruments du « système ». Dans la Drôme, certains tentent même d’imposer la substitution du courrier postal au courrier électronique. D’autres mettent la perte de vigueur du collectif au compte de la communication électronique qui dispenserait les individus de se rencontrer physiquement. De fait, au passage de la lutte contre la vaccination à celle contre la puce RFID, la mobilisation faiblit dans la Drôme alors qu’elle se maintient au sein du collectif provençal « Liberté pour l’élevage » peu coutumier des « réunions » par courrier électronique. 29 Quoi qu’il en soit l’usage de la communication numérique par les collectifs ne va guère au-delà du courrier électronique qui est d’ailleurs loin d’être systématique. Les contacts au bas des tracts ou des documents diffusés sont des numéros de téléphone plutôt que des adresses électroniques. L’information circule parfois difficilement dans et entre les collectifs, au point de compromettre l’efficacité de l’action24. 30 Les quelques tentatives de sites web ou blogs ont rapidement tourné court faute de disponibilité. Les réticences d’ordre matériel, culturel et idéologique convergent dans l’argument « je ne suis pas éleveur pour rester derrière un écran ». Le seul blog maintenant une activité épisodique émane du collectif tarnais Faut pas pucer qui regroupe des éleveurs et des non-éleveurs dans une démarche plus politique25 (voir infra). 31 La préférence va aux formes de mobilisation concrètes qui mettent en scène la lutte et la donnent à voir sous une forme engageante, festive (fêtes avec spectacles, transhumances) ou plus militante lorsque la fête tourne à l’occupation d’une administration publique. Surtout, ces manifestations permettent de faire vivre le collectif, de souder le groupe. Dans des contextes de faible densité, beaucoup sont plus préoccupés de cohésion que de diffusion vers le grand public. On est clairsemé. On est quand même dans une ambiance de dernier des Mohicans. On est parsemé par-ci par-là, c’est pour ça qu’on est obligé de faire des kilomètres (un éleveur du Tarn). 32 L’usage d’Internet est-il la solution ? Non, c’est l’inverse me dit-on. Dans le Tarn, on me fait remarquer qu’aux réunions « inter‑collectifs », le seul éleveur drômois qui se

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déplace est celui qui n’a pas de connexion Internet… Puis la conversation s’oriente sur Sivens : Au début il y avait un rythme, on se retrouve toutes les semaines on fait un pique- nique, on fait quelque chose ensemble et puis il y a une distension… On croit qu’on est toujours dans le truc et en fait on est à distance… Les gens partent du principe que puisqu’ils sont connectés ils sont là. Eh bien, c’est pas vrai. Si on n’est pas là physiquement il se passe pas la même chose. 33 L’efficacité de l’action est la justification d’un « collectif ». Mais peser politiquement c’est aussi faire société : Un collectif c’est fait pour être dissous. Après la victoire contre la FCO on a fait une grosse fête pour dissoudre. Le lendemain le collectif est reparti car les gens avaient besoin de se retrouver ensemble. On se réunit pour un truc et on parle d’autres trucs (le leader du collectif « Liberté pour l’élevage »). 34 Enfin, le besoin de solidarité est constamment présent : ne pas rester seul face à la machine administrative, ses contrôles, ses pénalités, ses sanctions qui peuvent tomber à tout moment sur les éleveurs qui refusent de pucer leurs bêtes26. Survivre aux marges du système agro-industriel suppose de produire et de reproduire du collectif sur un territoire : Au niveau local aussi on se voit avec les quelques indiens qui habitent autour de nous. On fait autre chose mais c’est important ce qu’on fait, puisque c’est là qu’on vit (un éleveur du Tarn). 35 Faire « autre chose » que s’asseoir derrière un écran, c’est par exemple organiser des groupements d’achat, cultiver des légumes ou élever des volailles qui seront vendus sur les marchés pour aider les éleveurs sanctionnés, ou encore se rassembler pour accueillir les contrôleurs de l’Administration sur les fermes… « Faire autre chose » permet de « s’imaginer un avenir », de ne pas « se sentir un objet ballotté par des politiques, par un ailleurs ». Internet détourne de faire autre chose en commun. Retour à Sivens : Il y avait des gens qui pouvaient pas venir aux assemblées. Donc des gens se sont servis d’Internet pour informer et finalement ces gens se sont retrouvés à quelques- uns et ils ont organisé ce forum Internet et il y a eu une scission entre les gens qui s’occupaient de la communication Internet et les gens qui vivaient là sur place. Finalement il y a une petite prise de pouvoir sur cet espace médiatique des gens qui maîtrisent cet outil. Ce qui s’avère avec un peu de recul, c’est que ça a pu aggraver les choses au lieu d’amener une dynamique. 36 Le tangible s’oppose au virtuel, comme l’autonomie à la dépendance, la solidarité à la domination.

37 Voilà donc le numérique laissé à la porte de la maison paysanne. Mais la demeure a plusieurs entrées, et, bien sûr, des fenêtres qui offrent divers points de vue sur le monde. J’en distingue trois entre lesquelles naviguent les militants, les sympathisants, les idées et les pratiques. La question de la communication numérique ressurgit d’une autre façon, plus complexe du fait de l’imbrication d’enjeux propres au monde paysan avec un débat plus général sur l’informatisation de la société. 38 Une première fenêtre s’ouvre sur le grand écran du cinéma. De la rencontre fortuite d’un cinéaste, Florian Pourchi, et d’un éleveur très impliqué dans le collectif Liberté pour l’élevage, est sorti un film, Mouton 2.0-La puce à l’oreille diffusé sous licence Creative Commons27. Le film donne la parole aux éleveurs et replace les enjeux paysans dans un débat sociétal plus large sur les implications de la technologie RFID. Avec son

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association Cinéma Voyageur, Florian Pourchis investit dans la diffusion ambulante de films choisis d’après leur capacité à susciter des débats. Mouton 2.0 rencontre un vif succès sans doute autant en raison du sujet que de ses qualités cinématographiques et de la mobilisation des éleveurs pour organiser des projections-débats. Le film est largement diffusé en milieu rural, en particulier dans les Alpes du Sud, mais aussi en ville, à travers les réseaux politiques et associatifs « alternatifs ». Dans une interview28, Florian Pourchi évoque les séances où dialoguent des points de vue qui d’ordinaire s’ignorent29. Ainsi se construit un espace public autour de la mise en scène du combat paysan. Publicisation que l’on pourrait opposer à une simple mise en visibilité qu’opèrent les communautés virtuelles du web où règne le semblable (Granjon, 2012). Mais d’autres participants à ces projections-débats y voient surtout un public déjà acquis à la cause. Il est donc peu probable que le film ait rallié de nouveaux résistants, mais en montrant avec retenue, sans pathos ni intention moralisatrice, la sensibilité, l’intelligence et la dignité des éleveurs, il a sans doute donné confiance à ceux déjà engagés : une portée dont aucun site web ne peut se prévaloir. 39 Quoi qu’il en soit, la démarche des projections-débats, dans son principe, rejoint les réserves des paysans vis-à-vis des outils numériques : le film n’a été mis en ligne qu’après un an de diffusion itinérante. Il poursuit sa « carrière » sur le web, à travers un site qui diffuse des informations sur les luttes anti-RFID30, où il contribue à la visibilité du combat paysan plus qu’à sa mise en débat public. 40 Une deuxième fenêtre s’ouvre sur des « Opposants à la bureaucratisation du monde31 », une diversité d’individus (enseignants, travailleurs sociaux, artisans, chômeurs…) qui entendent lutter, y compris en démissionnant, contre « le délire gestionnaire » qui leur semble gagner leur profession. Localement, ces captifs de la bureaucratie numérique ont fait nombre pour témoigner leur solidarité à l’égard d’éleveurs rebelles lourdement sanctionnés pour défaut de puçage. Ils ont rejoint les collectifs Faut pas pucer dans le Tarn ou On veut pas la boucler en Ariège. Une pensée réflexive sur l’informatisation, la standardisation, la routinisation des tâches, est mise en paroles et en actes à l’occasion d’évènements mis en scène dans l’espace public : justifications de démissions, refus des contrôles des éleveurs par l’Administration, organisation de réunions publiques, notamment autour des projections du film Mouton 2.0, occupation de locaux administratifs32… dont rend compte le blog « Contre le puçage de nos élevages et des hommes33 ». L’ensemble est théorisé par le Groupe dont plusieurs membres font partie du collectif « Faut pas pucer ». Inutile, en toute logique, de chercher des traces de ce groupe d’intellectuels et militants sur la Toile, bien que ses membres participent à des blogs comme « Et vous n’avez encore rien vu… Critique de la science et du scientisme ordinaire ». Comme PMO, le Groupe Marcuse diffuse ses analyses critiques de l’informatisation et de la bureaucratisation dans des essais. Il en ressort que les actes de résistance isolés contre l’aliénation numérique sont voués à l’échec car les individus des sociétés modernes ont renoncé à la liberté. Il convient donc d’encourager et de fédérer la résistance à l’informatisation au travail (Groupe Marcuse, 2012). C’est le sens des rencontres Écran Total à Montreuil en 2013, à Lyon en 2014, qui réunissent dans un même refus de la résignation, des individus et groupes de divers horizons socioprofessionnels34. 41 Si le discours du Groupe Marcuse justifie l’alliance des éleveurs avec des acteurs étrangers au monde paysan35, cette stratégie ne va pas de soi. Les collectifs ardéchois et alpins restent essentiellement paysans. Des questionnements et des débats émergent

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sur l’opportunité de s’ouvrir sur la société, ils interfèrent avec la question des appartenances politiques et syndicales. 42 Dès le départ, avec la lutte contre la vaccination, les collectifs étaient attentifs à leur indépendance par rapport à la Confédération paysanne36. L’objectif de regrouper le plus grand nombre possible d’éleveurs était incompatible avec un affichage politique. Mais cette volonté d’indépendance est mise à mal par les sanctions financières infligées aux éleveurs qui refusent de pucer leurs animaux : la « Conf » étend son influence sur les collectifs par le biais du soutien qu’elle apporte aux éleveurs mis en difficulté. Or, la logique d’un syndicat national est faite de compromis et certains craignent que le mouvement anti-puçage en fasse les frais. Aux yeux des plus radicaux, les compromis ne sont que compromission avec le système dont la Confédération paysanne ne serait qu’un des rouages37. Les communistes libertaires de la Confédération nationale du travail (CNT), présents au sein du collectif tarnais, poursuivent, à travers la lutte contre le puçage, leur longue opposition (qui remonte au combat contre les OGM) à la Confédération paysanne accusée de s’arroger « le monopole de l’efficacité politique en matière de contestation38 ». 43 On le voit, les collectifs échappent difficilement aux tensions qui traversent les luttes paysannes et aux jeux d’influences politico‑syndicales. La médiatisation de ces rivalités sur la Toile se résume à un affrontement entre deux protagonistes : la Confédération paysanne et la Fédération des travailleurs de la terre et de l’environnement (CNT- FTTE), branche de la CNT. Au lendemain de la manifestation de Privas, la première publie un communiqué de victoire auquel la seconde réplique par un texte sur la « Confusion paysanne39 ». Aucun forum ni débat en ligne. Pour les militants communistes libertaires et leurs sympathisants, les forums sur Internet ne permettent pas d’argumenter. Les débats s’y réduisent à des échanges d’invectives. En fait il y a une mouvance anarcho-machin qui est sur Internet, mais plus ils sont sur Internet moins ils sont ailleurs. Internet c’est un phénomène médiatique. On a l’impression de faire quelque chose, on se fait voir par plein de gens mais finalement, concrètement, qu’est-ce qu’on fait dans nos vies ? (Un éleveur du collectif Faut pas pucer). 44 Dans ces conditions, on se contente de publier un texte pour remettre la « Conf » à sa place : une pratique rudimentaire du web, ce mal même pas nécessaire.

45 Enfin, en regardant attentivement à la troisième fenêtre, on peut voir ceci : « scientiflics hors de nos vies ! », inscrit sur une pancarte portée dans une manifestation d’éleveurs par un militant de PMO. Entrons donc dans le monde de celles et ceux qui se proposent de réveiller leurs concitoyens plongés dans la torpeur du « rêve numérique ». Sans trop de prétention tout de même, car l’« herméneuticien universitaire post-moderne et technolâtre40 » devra se contenter d’observer furtivement par la fenêtre le peu qu’on voudra bien lui montrer. Mais ce peu est déjà beaucoup pour qui fréquente les sites habituellement indigents et indigestes de la nébuleuse anarcho-libertaire. Celui de PMO se distingue par son graphisme épuré et percutant, présentant sur un fond noir (la noirceur de la tyrannie technologique et des « nécrotechnologies » ?) des séries de liens (blanc) classés en quatre rubriques éclairantes (orange). Les liens ouvrent des documents, dont beaucoup sont des textes rédigés par PMO, organisés de façon à nourrir questionnements et débats en-dehors de « la foire aux forums de l’ère numérique41 ». Affirmant la dimension politique du « déferlement technologique42 », PMO entend démasquer l’imposture des dispositifs institutionnels de débats publics43 et appelle le citoyen à s’émanciper de la domination

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des discours experts. Son site se veut une ressource au service d’un empowerment citoyen. Le combat contre la « tyrannie technologique44 » ne peut s’abstraire d’interrogations sur un projet démocratique. 46 Dans ce schéma, les puces RFID sont un des instruments de l’« impérialisme numérique » imposé par le capitalisme. Les éleveurs doivent comprendre que leurs brebis sont des mailles d’un vaste filet numérique qui est en train d’enserrer la société par l’identification électronique des objets, des animaux et des hommes. Pour PMO, le refus de pucer les animaux ne saurait donc être justifié au nom de la seule défense d’idéaux paysans45. 47 PMO souligne que la numérisation et la bureaucratisation ne fragilisent pas le système capitaliste mais, au contraire, le renforcent46. Appliquons la proposition au sous- système agro‑industriel. Elle éclaire la logique du puçage des animaux : le système se renforce en anéantissant ses marges paysannes. De ce point de vue, le combat des éleveurs prend une dimension globale. Dont acte. Mais il a aussi ses spécificités : en refusant de pucer ses animaux, l’éleveur met en jeu le projet d’une vie et, bien souvent, un patrimoine. Il y a des fois je me dis : est-ce qu’on est pas en train de faire les martyrs ? Il y a toujours des puristes mais pour d’autres, ils risquent de perdre leur rêve (le président du collectif « Liberté pour l’élevage»). 48 Pour le paysan réfractaire, tout peut basculer en l’espace d’une simple décision administrative ou judiciaire. Convergence des luttes ou instrumentalisation ? La plupart des éleveurs ne sont guère pressés de mettre à l’épreuve la solidarité des « sans-pouvoir47 ».

Conclusion

49 Être paysan, c’est refuser de devenir agriculteur, d’être administré, contrôlé48. C’est donc résister. Car « le système t’aspire49 » me dit l’un d’eux. Un emprunt pour améliorer les conditions de travail, et c’est l’engrenage qui s’amorce : annuités, soumission aux injonctions d’une logique productiviste, à ses régimes de justification (aménagement du territoire, développement durable…) et aux normes qu’ils légitiment.

50 Résister c’est aussi, désormais, refuser l’emprise numérique. Ne pas se soumettre, quitte à risquer l’étouffement économique puisque le système, dans sa logique d’anéantissement des marges, brise les insoumis. 51 Au fur et à mesure de l’analyse, la marge numérique a pris la forme d’un espace de liberté construit en marge du numérique, dans le rapport sensible aux animaux et aux lieux, dans les liens de solidarités et les pratiques de proximité. Préserver une parcelle de liberté est un combat de tous les instants dont les acteurs laissent à d’autres la médiatisation numérique, à ceux-là mêmes qui fustigent le « militantisme 2.0 » mais en maîtrisent les outils et sont en mesure de participer aux jeux d’influence. On échappe difficilement au numérique, à ses effets de domination et d’instrumentalisation. 52 La remarque vaut naturellement pour le chercheur exposé ici au risque d’interpréter la lutte paysanne au prisme des discours numériques formulés par ceux qui s’instituent porte-parole des « sans-pouvoir ». À vrai dire, le péril était mince tant les ficelles sont grosses. Plus pressant me semble-t-il, est le danger d’une réification benoîtement holiste du monde paysan. Car, c’est un truisme, on ne choisit pas ses objets de

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recherche par hasard. En route vers Privas, j’avais en tête la phrase de Tchekov mise en exergue de son livre Uses of Literacy par Richard Hoggart, bien décidé à ne pas succomber au « coup des vertus paysannes50 ». J’espère y être parvenu. Pourtant, je reconnais que si je devais garder une seule idée de cette fréquentation des paysans en résistance, ce serait, sans hésitation, le courage. S’obstiner à vouloir maintenir cette fragile autonomie dans un système qui vous aspire ou vous écrase, demande un courage qu’il serait probablement vain de chercher derrière un écran d’ordinateur, en tout cas en démocratie. Il m’était difficile de rester insensible devant des éleveurs prêts à risquer le travail d’une vie pour continuer à la vivre. Plutôt qu’une morale, j’en tire la confirmation d’une idée de méthode quant au travail sur une marge. Je n’ai pas caché à mes interlocuteurs mon empathie pour leur combat, ni même une proximité idéologique. Dès le départ il m’a semblé qu’une posture de fausse objectivité aurait présenté plus d’inconvénients que d’avantages. Il y a cependant une limite que je me suis refusé à franchir : celle de répondre à l’injonction de justifier de mon engagement et de ma sincérité sous peine de me voir refuser des entretiens. Je dois bien aux paysans de leur laisser le dernier mot, en l’occurrence celui d’un jeune éleveur provençal, le dernier rencontré au cours de mon travail de terrain : « Pour étudier les marges, il ne faut pas être neutre ».

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NOTES

1. Ce film documentaire militant est accessible en ligne : http://websuterfuge.free.fr/rfid.html 2. Sans pour autant idéaliser le passé paysan, contrairement à une critique qui leur est adressée par les partisans de l’agriculture productiviste. 3. Les éleveurs rencontrés dans le cadre de ce travail bénéficient cependant d’aides publiques conditionnées au respect de réglementations imposées par la bureaucratie du système. 4. Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. 5. Parmi lesquels figurent l’assurance d’un revenu équitable aux agriculteurs ; le développement rural (relégitimé par la rhétorique sur la « durabilité ») ; le développement des industries agro- alimentaires à l’aval de la production, des industries de la chimie et de la mécanique agricole, et, désormais de l’électronique, à l’amont ; l’approvisionnement à bas prix des populations et la participation aux échanges mondiaux. 6. Parmi les exemples les plus connus, la carte Navigo de la RATP dont l’usage s’est généralisé dans les années 2000, ou les documents d’identité tels que les passeports électroniques. 7. Voir par exemple le numéro spécial de la revue en ligne RFID & NFC magazine, consacré au 5 e « International RFID Congress » tenu à Marseille en octobre 2014, en particulier l’éditorial de la secrétaire d’État chargée du numérique. http://www.wobook.com/WBh08ZF1lV24/RFID-ET-NFC- MAGAZINE.html 8. http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=plan (consulté le 5/02/2015). 9. Ibid. 10. Voir à ce propos deux publications de PMO (2007, 2013). 11. http://sniadecki.wordpress.com/about/ Le blog met en ligne la revue Notes et morceaux choisis. Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle animée par une figure de la critique anti‑industrielle, Bertrand Louart. Cette revue a publié un texte de Yannick Ogor (2008), un des premiers éleveurs à écrire sur l’identification électronique des animaux.

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12. La revue Passerelle Eco fait régulièrement état de ces expériences. http:// www.passerelleco.info/ 13. Un des interlocuteurs a d’ailleurs évoqué la visite d’une sociologue se livrant à ce type d’activité pour le compte d’un cabinet d’études. 14. Un rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) sur l’identification électronique des petits ruminants remis au ministre de l’Agriculture comporte 17 pages sur ces obligations (2013). 15. En 2013, moins de 20% des éleveurs détenant plus de dix reproducteurs valorisaient l’identification électronique à l’aide d’un logiciel de gestion du troupeau (CGAAER, 2013). 16. En 2013, la fraude sur la composition de lasagnes Findus a révélé au grand public l’ampleur, la complexité et l’opacité des réseaux d’approvisionnement de l’industrie agro-alimentaire. Chaque « crise » de ce type réalimente le discours politique sur la « traçabilité ». 17. Voir infra. 18. Par exemple en facturant aux éleveurs certains formulaires papier. 19. Le contrôle des aides publiques liées à la surface cultivée est déjà informatisé par le biais de l’utilisation des images satellites. 20. En France, la décision politique d’imposer l’identification électronique à l’ensemble des éleveurs de petits ruminants a été soutenue par la FNO (Fédération nationale ovine), branche ovine de la FNSEA. 21. « Du rôle du puçage électronique contre "le Théâtre d’Agriculture et le Mesnage des Champs" », texte de Xavier Noulhianne, éleveur. Mis en ligne sur le site de l’émission de France Culture, Terre à terre : http://www.franceculture.fr/oeuvre-du-role-du-pucage-electronique-contre-le-theatre- d%E2%80%99agriculture-et-le-mesnage-des-champs-de-.h 22. En 2006 une épizootie de fièvre catarrhale ovine (FCO) atteint la France qui décide de rendre la vaccination obligatoire en 2008, déclenchant ainsi un mouvement de contestation chez les éleveurs en marge du système agro‑industriel qui privilégient le renforcement des défenses naturelles. 23. Les effets secondaires de la vaccination étaient tels que l’obligation a rassemblé des opposants au-delà des défenseurs d’une agriculture paysanne. 24. Voir à ce propos le récit des déboires tactiques des collectifs breton et tarnais dans le texte « Aux éleveurs en lutte contre le puçage électronique des brebis et des chèvres et à leurs complices » mis en ligne sur le site http://contrelepucage.free.fr/ (consulté le 15 février 2015). 25. http://contrelepucage.free.fr/ Ce site diffuse des documents et des informations sur les activités des divers collectifs. Le blog du collectif breton « Faut pas pucer 29 », http:// fautpaspucer29.org/, n’a pas eu d’activité depuis avril 2013 (consulté le 20 février 2015). 26. Les sanctions (retrait des aides publiques à l’élevage et amendes) encourues en cas de refus d’identification électronique peuvent priver l’éleveur de ses revenus et le mettre dans l’incapacité de payer ses charges. 27. La licence permet une libre diffusion sans pour autant déposséder l’auteur de ses droits. 28. http://nagerentredeuxchaises.wordpress.com/2013/03/28/entre-deux-chaises-florian- pourchi/ 29. Sans toutefois préciser le contexte, notamment urbain ou rural ni la proportion des séances où s’expriment des opinions opposées. 30. http://www.mouton-lefilm.fr/ 31. Signature d’un tract diffusé par le collectif tarnais Faut pas pucer. 32. Par exemple, l’occupation de l’Inspection académique du Tarn en février 2012 pour protester contre l’informatisation du « livret personnel de compétences » dans l’enseignement primaire et la mise en place de bases de données numériques.

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33. http://contrelepucage.free.fr. Parmi les documents mis en ligne, le dossier La valse des démissions regroupe des textes justificatifs émanant de salariés démissionnaires. 34. Un article de Bertrand Louart (2014) à propos d’ Écran Total : http://www.forumcivique.org/ fr/articles/contr%C3%B4le-social-ecran-total-%C3%A0-lyon. 35. Les frontières ne sont pas étanches : des membres des collectifs sont d’anciens salariés démissionnaires devenus paysans. 36. La Confédération paysanne défend une agriculture paysanne face à la FNSEA. D’après les élections aux chambres d’agriculture en 2013, elle représente environ 20% des agriculteurs français. 37. La Confédération paysanne conteste le caractère obligatoire de l’identification électronique sans être opposée au principe d’une amélioration de la traçabilité. 38. Groupe Marcuse (op.cit. : 190). 39. http://www.cnt-f.org/ftte/spip.php?article59 (consulté le 15 février 2015). 40. « Quatre ministres nous écrivent et nous leur répondons » Texte en ligne sur http:// www.piecesetmaindoeuvre.com 41. Ibid. 42. PMO (2007 : 6). 43. PMO s’est fait connaître du grand public en perturbant les débats organisés par la CNDP (Commission nationale pour le débat public) sur les nanotechnologies en 2010. 44. PMO (2007). 45. Voir à cet égard l’« Entretien avec Étienne Mabille, éleveur réfractaire au puçage de ses moutons » en ligne à : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php? page=resume&id_article=405 (consulté le 20 février 2015). 46. Voir note précédente. 47. Voir supra. 48. Voir le texte de Xavier Noulhianne, note 23. 49. Expression d’un éleveur, militant de la Confédération paysanne. 50. « J’ai du sang paysan dans les veines : pas question de me faire le coup des vertus paysannes ».

RÉSUMÉS

À partir des années 2000, l’identification électronique des ovins et des caprins devient un des moyens de parfaire l’hégémonie du système agro-industriel dans l’Union européenne. L’imposition indifférenciée dans le monde de l’élevage d’une technologie dont les implications sociétales faisaient déjà débat, conduit à une convergence d’oppositions mobilisant des référentiels axiologiques proches, et susceptible de renouveler les conditions de possibilité d’une marge paysanne. À partir d’entretiens menés auprès des acteurs de la contestation paysanne et de textes mis en ligne par divers acteurs de la mouvance anti-industrielle, ce travail montre l’émergence d’un problème numérique conjointement à des formes de résistance dont on interroge les capacités émancipatrices au regard des usages ou des non-usages de l’Internet.

Since the 2000s, electronic identification of livestock (sheep and goats) has become one of the ways in which the hegemony of agribusiness has been reinforced in the European Union. The ‘broad-brush’ obligation requiring the entire livestock industry to use a technology that has

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already aroused much debate on its societal implications has led to a convergence of opposition groups with similar axiological referential systems and is likely to revive conditions in which new opportunities in farmers’ practices could develop at the margin of the agribusiness system. Based on interviews with those involved in the farmer opposition and on texts posted by various actors of the anti-industry movement, the paper describes the emergence of a digital problem and of forms of resistance that question their ability to emancipate people from the use or non- use of Internet.

INDEX

Mots-clés : marge, paysan, paysannerie, système agro-industriel, domination, résistance Keywords : Margin, Farmer, Farming Community, Breeding, Agribusiness, Agro-Food System, Domination, Resistance

AUTEUR

PIERRE COUTURIER

Université Blaise Pascal, EA 997 CERAMAC (Centre d’études et de recherches appliquées au Massif Central) – 29 bd Gergovia 63037 Clermont-Ferrand Courriel : [email protected]

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Le problème public de la prostitution aux marges des arènes publiques numériques Luttes interprétatives et mobilisations pro-droits contre l’offensive abolitionniste sur le web The Public Problem of Prostitution on the Fringes of Digital Public Arenas. Interpretative Struggles and Mobilization of Sex Workers against the Abolitionist Offensive on the Web

Valérie Devillard et Guillaume Le Saulnier

1 Au sein des arènes publiques, la question de la prostitution connaît une « intensification spectaculaire » (Mathieu, 2007 : 17) depuis la fin des années 1990. L’examen par l’Assemblée nationale, en décembre 2013, de la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », déposée par la députée PS Maud Olivier, est ainsi l’aboutissement d’une croisade morale relayée par les associations abolitionnistes, à commencer par le Mouvement du Nid et la Fondation Scelles. Ces collectifs ont opéré un lobbying auprès des sphères politique et médiatique, fédérant leur action par la création, en vue des précédentes élections présidentielles, de la plateforme associative « Abolition 2012 ». Ce problème public avait déjà été marqué par une offensive législative dix ans plus tôt ; cette dernière avait abouti au rétablissement du délit de « racolage passif », par la « loi sur la sécurité intérieure » du 18 mars 2003. La récente législation, si elle introduit « l’inversion de la charge pénale », perpétue une politique prioritairement répressive à l’encontre de la prostitution. Ainsi, la proposition de loi votée (en première lecture) le 4 décembre 2013 réaffirme la position abolitionniste de la France en matière de prostitution, tout en consacrant le passage de la pénalisation des prostituées1 à celle des clients. Ses partisans comme ses opposants se sont livrés à une bataille interprétative, en investissant notamment les arènes publiques numériques.

2 Cette croisade morale comporte, pour ainsi dire, son lot d’hérétiques. On s’intéressera ici aux collectifs qui contestent pied à pied la répression pénale et symbolique de la

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prostitution. Ces publics politiques trouvent dans le web une ressource, parmi d’autres, pour résister au rouleau compresseur abolitionniste et, au-delà, pour combattre la relégation de la sexualité vénale et de ses acteurs aux marges de la cité. Ces collectifs luttent pour promouvoir et légitimer des définitions alternatives de la prostitution, face au modèle abolitionniste dominant et ascendant. Ces publics comprennent des associations de santé, fédérées dans un « Front santé » (Médecins du monde, Planning familial, AIDES, Act Up, Cabiria, Grisélidis, etc.), ainsi que des collectifs de « travailleuses du sexe », au premier rang desquels le STRASS (Syndicat du travail sexuel), eux-mêmes réunis dans une plateforme associative nommée « Droits et prostitution ». 3 Les premiers travaux en sociologie des problèmes publics (Blumer, 1971) montrent combien le développement de toute question est généralement contraint par des possibilités toujours restreintes de « carrière » au sein des arènes publiques que sont les médias, les institutions éducatives, les associations, les assemblées politiques, etc. Ils soulignent également quels processus de reconnaissance du problème sont à l’œuvre dans ces espaces de discussion publique, et combien ceux-ci s’avèrent hautement sélectifs ; la majeure partie des causes peinant à accéder à ces instances de légitimation et fort peu faisant l’objet d’une définition publique officielle. En effet, l’attention publique constitue une ressource rare, pour laquelle une compétition constante est livrée entre différents problèmes publics (Hilgartner & Bosk, 1988) et, à l’intérieur d’une même cause, entre ses principaux « propriétaires », lesquels sont engagés dans d’âpres luttes définitionnelles. La question de la prostitution n’échappe pas à la règle. Elle est concurrencée dans sa charge dramatique par des débats publics plus amples portant sur la sexualité, les représentations, les pratiques et les déviances en la matière ; elle entre également en rivalité, dans sa dimension genrée, avec les questions du port du voile, des violences faites aux femmes, etc. De plus, nombre de causes publiques sont attachées à ses pas : immigration clandestine, traite des êtres humains, esclavage moderne, ou encore sexualité des handicapés, alors que l’hypothèse de l’octroi de droits aux personnes prostituées peine encore à se frayer un chemin dans les arènes publiques mainstream. 4 Les sociologues se sont surtout intéressés aux trajectoires des nouveaux porteurs de cause, qu’ils se revendiquent prohibitionnistes ou abolitionnistes. Ces « entrepreneurs de morale » (Gusfield, 1963 ; Becker, 1985 : 171-188), militants de croisades symboliques, ont une appréhension du monde relevant de la classe dominante et leurs recrues se perçoivent comme les derniers remparts face au déclin de valeurs morales au principe même de l’ordre social. Ces premières recherches ont fait état des modes d’action publique propres au « réformisme moral » (Becker, ibid.) des classes dominantes s’opposant à des catégories de marges sociales – les alcooliques, les fumeurs de marijuana – dont le nombre devient toujours plus pléthorique. Dans le sillage de ces travaux de l’école de Chicago, les mobilisations en faveur de l’abolition de la prostitution en France ont capté une part importante de l’attention des chercheurs. Elles ont fait l’objet d’une analyse approfondie : depuis la cartographie de leur nébuleuse d’acteurs jusqu’aux cadres interprétatifs sous-jacents à leurs discours (Jakšić, 2008 ; Mathieu, 2013). Outre l’accent porté sur le rôle de ces « entrepreneurs de morale » ainsi que sur les processus de sélection et de hiérarchisation de la production informationnelle, ces travaux montrent combien la dramatisation compte dans le processus d’émergence des problèmes publics, et comment les interrelations entre les institutions et les réseaux sociaux pèsent sur leurs définitions. C’est le cas, notamment,

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des « paniques morales » récurrentes autour de la sexualité vénale, à l’instar de l’emballement médiatique survenu entre 1990 et 1992 à propos de la prostitution de rue ayant cours au Bois de Boulogne (Espineira, 2014). 5 Les problèmes publics visibles dans la sphère publique représentent, nous l’avons souligné, une fraction minime des problèmes potentiels. En conséquence, la plupart se trouve cantonnée à la marge de l’attention publique : des petites communautés de professionnels, d’activistes et de groupes d’intérêt essaient de les maintenir en vie, et ce, aux confins du débat public. L’expansion rapide des arènes publiques numériques, dont témoigne le développement de la blogosphère et des médias participatifs, peut augmenter la capacité de les faire exister et accroître les possibilités de promotion de nouveaux acteurs ou de porte-parole en charge de nouvelles revendications (Maratea, 2008). Ceci entraîne une mise en visibilité à la fois de causes et d’acteurs jusqu’alors secondarisés ou minoritaires, surgissant de manière sporadique et diffuse au sein des médias en ligne et de la blogosphère. Néanmoins, la viabilité des problèmes sociaux forgés dans ces arènes numériques dépend largement de la manière dont ils ont été sélectionnés par les médias traditionnels ; de plus, cette sélection reproduit et maintient à l’identique la structure hiérarchisée des arènes publiques. Des connexions préalables existent bel et bien entre elles. Ainsi les nouveaux entrants censés être les acteurs renouvelant les thèmes de discussion publique sont en réalité, pour une large part, déjà engagés à l’intérieur des arènes publiques traditionnelles. Quant à elles, les arènes numériques sont soumises aux mêmes impératifs qu’auparavant, conditionnant la carrière d’une cause publique, depuis sa formation jusqu’à sa prise en charge par les pouvoirs publics, en passant par les luttes pour l’accès aux médias. 6 Les débats survenus dans les arènes publiques numériques à propos de la proposition de loi, et en particulier de la disposition relative à la pénalisation des clients de la prostitution, offrent un terrain fécond pour observer la réémergence d’un problème public, et plus encore pour penser le numérique dans et par les marges. En effet, les prostituées représentent une population parmi les plus durement marginalisées, par leur relégation aux marges de la vie publique, leur maintien dans une indétermination juridique, et leur stigmatisation extrême (Pryen, 1999 ; Pheterson, 2001). Comment le débat public et politique autour de la proposition de loi se structure-t-il sur le web ? Plus spécifiquement, quelles sont les « formes d’engagement » (Barbot, 1999) des collectifs de prostituées dans les arènes numériques ? Quels sont leurs espaces d’expression et leurs modes d’intervention ? À la croisée de la sociologie des médias et de celle des problèmes publics, on s’intéressera à la constitution de ces « contre-publics subalternes » (Fraser, 2012), aux soutiens dont ils disposent et aux rhétoriques qu’ils utilisent. Le web est le foyer d’une lutte politique pour définir et conjointement resignifier la sexualité vénale et, par extension, réorienter les politiques publiques en vigueur. Pour en rendre compte, on exposera la méthode d’enquête, avant d’examiner la structuration des débats publics en ligne, ainsi que les modes de présence et d’intervention du Syndicat du travail sexuel.

Un dispositif expérimental d’observation des arènes numériques

7 Nous avons exploité une combinaison de corpus et de méthodes, afin de restituer la structuration des arènes publiques numériques constituées autour de la proposition de

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loi, à partir d’une fouille de données au moyen du dispositif expérimental de « l’Observatoire TransMedia » de l’INA2. Celui-ci a été conçu initialement pour analyser la campagne des élections présidentielles de 2012. Aussi la plateforme de bases de données privilégie-t-elle l’actualité politique et les médias numériques mainstream. Plusieurs étapes ont été nécessaires pour en extraire les documents les plus représentatifs des débats publics numériques, et les plus significatifs en termes de cadrage interprétatif du problème de la prostitution. Au final, un premier corpus (n1) rassemble jusqu’à 1 720 documents, sur la période courant de mars 2013 à mars 2014. Un second corpus (n2) composé de 484 documents – enchevêtré avec le premier – consiste plus spécifiquement à reconstituer les arènes numériques dans lesquelles apparaît le STRASS, sur la période septembre 2011 à mai 20143.

8 Le premier corpus se compose, dans son immense majorité, d’une production journalistique à la fois standardisée et dépolitisée. Celui-ci illustre et atteste les logiques de retraitement et de dépolitisation de l’information à l’œuvre dans le journalisme contemporain, et notamment sur les sites de presse (Rebillard, 2006 ; Devillard & Marchetti, 2008). En effet, les supports mainstream se contentent de dépêches d’agences, intégralement reproduites ou à peine réécrites, ou d’articles fournissant un compte rendu des positions en concurrence, dont la juxtaposition garantit la neutralité. Les articles de fond, peu nombreux, consistent le plus souvent à confronter les arguments des promoteurs et des détracteurs de la proposition de loi, dont les assertions sont, au mieux, soumises à un travail de vérification à l’aide de témoignages d’acteurs de terrain, de rapports administratifs ou d’études scientifiques. 9 Ce double corpus a été complété afin de corriger sa pente mainstream : par exemple, la production journalistique, les tribunes, manifestes, appels à la mobilisation, et les contenus auto-publiés issus des pure players4 Mediapart et Yagg ont été systématiquement analysés. On a ensuite privilégié l’observation pendant les temps forts de la médiatisation de l’examen de la proposition de loi, sur la période du 1er septembre au 31 décembre 2013 : c’est-à-dire du rapport d’information déposé par Maud Olivier à la transmission du texte de loi au Sénat. Enfin, on a divisé le corpus en deux : d’un côté, la production informationnelle autour des débats et polémiques que soulève la proposition de loi (n1 bis = 168 documents) ; de l’autre, les prises de position émanant du STRASS, de ses alliés et de ses opposants (n2 bis = 84 documents). 10 Cette analyse des arènes publiques numériques procède d’une approche média-centrée. Elle repose en effet sur la reconstitution de leurs traces sur le web, révélant les modes d’intervention d’une pluralité d’acteurs aux prises avec les débats publics. L’autre limite de cette approche tient au fait qu’elle s’appuie essentiellement sur l’analyse des discours médiatiques, sans pouvoir renseigner de façon systématique les propriétés sociales des acteurs engagés dans les débats publics. Pour corriger en partie cette lacune, quinze entretiens ont été réalisés auprès de « débatteurs » intervenus dans les arènes numériques : deux députés (PS et EELV), une avocate membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), des représentants des associations Fondation Scelles et Équipes d’action contre le proxénétisme (EACP), du collectif Zéro Macho, de la section parisienne du Planning familial, de l’association de santé AIDES, du STRASS, ainsi que trois blogueurs investis à des degrés divers dans la question de la prostitution.

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Les arènes numériques reproduisent les hiérarchies masse-médiatiques

11 Rappelons brièvement les principales étapes par lesquelles la proposition de loi a gagné du terrain au sein des assemblées politiques. Cette rapide chronique montre combien on observe, sur une courte période, une activité intense de production de rapports parlementaires, administratifs et, surtout, de textes juridiques. La première proposition de loi en faveur de la pénalisation du client est déposée à l’Assemblée nationale en juillet 2006 par les députés PS pro-abolitionnistes Danielle Bousquet et Christophe Caresche. À partir d’avril 2011, cette position progresse dans les rangs des députés. Un rapport de la mission d’information parlementaire présidée par Danielle Bousquet et Guy Geoffroy (député UMP) plaide en faveur de la pénalisation du client (amendes, emprisonnement et stages de sensibilisation sont prévus à son encontre). Le 11 décembre 2011, une proposition de résolution réaffirmant la « position abolitionniste » de la France est votée unanimement par les députés, et le même jour une nouvelle proposition de loi en faveur de la pénalisation des clients de la prostitution est déposée sans être débattue. La résolution pose comme objectif « à terme, une société sans prostitution », et juge « primordial que les politiques publiques offrent des alternatives crédibles à la prostitution et garantissent les droits fondamentaux des personnes prostituées5 ». L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) évalue, dans un épais rapport remis le 18 décembre 2012 à la ministre des Droits des femmes, les risques de santé encourus par les personnes prostituées. Sous le titre de « Prostitutions : les enjeux sanitaires », les inspecteurs soulignent la diversité des situations de prostitution, prônent une reconnaissance des droits des prostituées et défendent une approche préventive du problème. Le 18 septembre 2013, nouvelle avancée pro- abolitionniste : est déposé à l’Assemblée nationale un rapport d’information (présenté par la députée PS Maud Olivier), au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances hommes-femmes, sur « le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel ». Le 4 décembre 2013, la proposition de loi est adoptée à l’Assemblée nationale, avant d’être transmise au Sénat. Or, le 9 juillet 2014, la mesure phare de la proposition de loi – la pénalisation des clients de la prostitution – est retoquée par la commission spéciale du Sénat.

12 Au cours des débats publics préalables à l’examen parlementaire (entre septembre et novembre 2013), deux polémiques court-circuitent les mobilisations des acteurs associatifs et militants. Elles brouillent sensiblement les termes des débats engagés entre les abolitionnistes et les pro-droits. Le manifeste « Touche pas à ma pute ! » se déclarant « contre les lois anti-prostitution et pour la liberté », signé par « 343 salauds », est publié le 30 octobre 2013 par le magazine Causeur, détournant de façon parodique deux emblèmes des luttes progressistes des années 1970 et 19806. Le manifeste provocateur fait polémique parmi les éditorialistes et les journalistes, et suscite de vives ripostes dans les médias participatifs. Ses signataires bénéficient, par ailleurs, d’un traitement médiatique conséquent (agrégateurs de contenus7 d’actualités et médias audiovisuels en tête), phagocytant ainsi les débats déjà engagés dans les arènes numériques. Dans une moindre mesure, la pétition lancée le 14 novembre 2013 par le chanteur populaire Antoine (également auteur de tribunes, d’un ouvrage et d’un blog sur ce thème8) amplifie la médiatisation sur le texte de loi dans les médias numériques mainstream. À l’instar de la première polémique, elle provient d’une sphère

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dont la renommée publique est issue d’un vedettariat médiatique, composée d’acteurs adoubés de longue date par les médias traditionnels omnibus. Outre ces deux épisodes, les pics de médiatisation suivent l’avancée des débats dans l’arène publique parlementaire, soutenus par les déclarations émanant de la ministre aux Droits des femmes. L’agenda politique gouvernemental donne le la et cadence l’ouverture et la clôture des débats sur la proposition de loi.

Graphique9 : évolution de la production informationnelle (en nombre de documents) sur le web relative à la proposition de loi, du 1er septembre au 31 décembre 2013.

Les cadres interprétatifs en concurrence

13 Les entrepreneurs de cause mobilisés sur le problème de la prostitution se convertissent en « promoteurs d’événements » à propos desquels ils fournissent des cadres interprétatifs, en vue de faire prévaloir une définition de la sexualité vénale, des politiques publiques à appliquer et, plus précisément, des moyens d’améliorer la condition de celles et ceux qui l’exercent. Dans sa synthèse critique des débats publics relatifs à la prostitution, le sociologue Lilian Mathieu distingue deux camps opposés : d’un côté, les partisans de l’« abolition de la prostitution » ; de l’autre, ceux de la « liberté de se prostituer » et, partant, de recourir à la sexualité vénale. Ces deux positions « structurent l’espace des débats sur la prostitution », à tel point que la controverse publique est marquée par « un effet de polarisation et de surenchère (2007 : 15-44 & 20‑21) », favorisant une logique d’affrontement.

14 La fouille de données est une méthode opératoire pour cartographier les cadres interprétatifs en concurrence, leur distribution et leur degré de visibilité, leurs contextes et leurs espaces d’expression. L’analyse des cadres s’appuie ici sur le corpus composé des prises de position autour de la proposition de loi (n1 bis), soit un espace d’interlocution et de débats où les interventions se répondent souvent. L’examen des opérations de cadrage fait apparaître, sur la période considérée, quatre interprétations distinctes. Certaines sont mobilisées de concert, en vertu de leur complémentarité ; d’autres correspondent à des positions antagonistes, d’autant plus exclusives qu’elles sont imprégnées de convictions morales ou de présupposés idéologiques. 15 Le cadre « prohibo-abolitionniste », matérialisé par la proposition de loi, conçoit la prostitution comme une forme paroxystique de violence sexiste, incompatible avec la

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dignité de la personne humaine, et ce, quelles que soient ses modalités concrètes. Dans cette vision essentialiste, la prostitution n’est jamais un « choix », et le consentement entre les travailleuses du sexe et leurs clients reste un leurre. Les prostituées sont des « victimes », nécessairement, opprimées et aliénées, sous le joug d’une coercition physique, d’une nécessité économique ou d’un désordre intrapsychique. Cette victimisation des travailleuses du sexe va de pair avec la criminalisation de l’activité, décrite par hypostasie comme un « système prostitutionnel » organisé par des proxénètes, au premier rang desquels des réseaux mafieux globalisés, et entretenu sinon cautionné par les clients. Ainsi entendu, l’abolitionnisme ne réclame pas seulement l’abrogation de toute réglementation à l’encontre des prostituées, mais aussi la disparition du « fléau » de la prostitution, faisant fi de ses contradictions originelles (Mathieu, 2013 : 19-71). 16 Le corpus montre l’hégémonie du discours abolitionniste dans les arènes numériques, loin devant les autres cadres interprétatifs : il agrège jusqu’à 86 prises de position, soit 51,2% des 168 documents analysés. Cela confirme l’ampleur de sa diffusion en France, notamment dans plusieurs segments du mouvement féministe (ibid., 2013 : 103-116). Ce score élevé s’explique, en grande partie, par les ressources et l’influence politiques des acteurs institutionnels favorables à la proposition de loi (21 documents), à commencer par le ministère des Droits des femmes et la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances hommes-femmes. Les journalistes y sont d’autant plus perméables que les sources officielles disposent d’un accès routinier aux médias, et que leur parole est dotée d’une forte légitimité. Logiquement, le discours abolitionniste est majoritaire dans les arènes numériques mainstream, parmi lesquelles les sites de la presse quotidienne nationale (10 documents sur 22) et de la presse magazine généraliste (7 documents sur 12). Mais son hégémonie réside aussi dans la forte mobilisation des associations abolitionnistes (Mouvement et Amicale du Nid, Fondation Scelles) et des organisations féministes (Osez le féminisme ! Les efFRONTé‑e‑s, Zéro Macho). Certaines, dotées de moyens conséquents, ont intégré de longue date les relations presse et disposent de nombreux relais dans le champ journalistique10. De surcroît, l’influence des acteurs institutionnels et associatifs sur la presse traditionnelle se double d’une offensive sur les pure players (11 documents sur 24) et dans la blogosphère (25 documents sur 55), outre les communiqués publiés sur les sites partisans (32 documents sur 61). 17 À l’opposé, les « libéraux-libertaires » (ou proclamés tels) entrevoient, par-delà les préoccupations philanthropiques et les effets de dramatisation de l’abolitionnisme, un discours moralisateur marqué par un puritanisme suranné en matière de sexualité et un paternalisme condescendant envers les prostituées. Ils réaffirment le principe de libre disposition du corps, pour dénoncer une « ingérence » de l’État dans les mœurs sexuelles. Partant, ils insistent sur l’autodétermination des travailleuses du sexe ayant « choisi » cette activité, et sur la possibilité d’une sexualité tarifée établie sur un authentique consentement. Minoritaire dans le corpus (29 documents soit 17,3% du total), ce libéralisme assumé est défendu par des intellectuels opposés à une conception défensive et exclusive du féminisme, à commencer par Elisabeth Badinter. Il réunit aussi des personnalités publiques, à l’instar des signataires du manifeste des « 343 salauds » ou des vedettes Antoine et Brigitte Lahaie. En vertu de la légitimité académique ou de la notoriété médiatique de ses représentants, il obtient une visibilité importante dans la presse quotidienne nationale et les pure players. Il trouve également un espace d’expression dans la blogosphère (11 documents sur 55), traduisant l’ampleur

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de sa diffusion parmi les citoyens dont les prises de position figurent dans le corpus (17 documents sur 43)11. 18 Appuyé sur une approche ouvertement terre-à-terre du problème de la prostitution, le cadre « pragmatique » concurrence fortement le cadre abolitionniste (41 documents soit 24,4% du corpus), et ce, dans tous les espaces numériques. S’il n’est pas majoritaire, il apparaît le plus transversal : il est mobilisé aussi bien par des élus opposés à (ou du moins réservés sur) la proposition de loi, des intellectuels et des professionnels « propriétaires » du problème (travailleurs sociaux, policiers, juristes, médecins), que par les associations de santé communautaire (AIDES, Arcat sida, Act Up, Cabiria, Grisélidis), soutenues notamment par le Planning familial et Médecins du monde, et des instances consultatives tels le Conseil national du sida ou la CNCDH. Il apparaît également au cœur de l’argumentation du STRASS, qui exploite ce thème fédérateur pour promouvoir et justifier la reconnaissance et l’institutionnalisation du travail sexuel. Ce cadre interprétatif insiste sur les enjeux de santé publique liés à la prostitution, et sur l’accès universel et inconditionnel aux structures de soins et aux dispositifs d’aide sociale et juridique. À cette aune, il s’accompagne d’une dénonciation vigoureuse de la précarité des personnes prostituées, de la stigmatisation dont elles sont la cible, et de la répression policière que leur vulnérabilité autorise et favorise. Ses tenants soulignent avec insistance les présupposés misérabilistes de la proposition de loi, son inspiration répressive et, surtout, ses « effets pervers », au sens où elle risque de marginaliser davantage les prostituées, de dégrader leurs conditions d’existence et d’exercice et, mécaniquement, d’accroître leur exposition aux maladies sexuellement transmissibles et aux agressions physiques. Par son insistance sur les enjeux de santé publique, son principe de « non jugement » et son apolitisme revendiqué, cette position est privilégiée par les locuteurs qui partagent la philosophie du texte de loi mais contestent les mesures qu’il préconise, et plus largement par ceux dont le raisonnement n’est arrimé à aucune doctrine, refusant tant le misérabilisme des abolitionnistes que l’angélisme des réglementaristes. 19 Exigeant de même la dé-stigmatisation et la décriminalisation de la prostitution, le cadre « pro-droits » assume pour sa part un discours résolument politique, élaboré dans le sillage de l’activisme queer et du féminisme « pro-sexe ». Il rassemble les militants, les intellectuels, les artistes qui défendent le pluralisme sexuel, à mille lieues d’une vision normative et étriquée des relations sexuelles. Cela les amène à définir la sexualité comme un terrain à part entière d’émancipation des femmes, et ce, jusque dans ses formes vénales (Merteuil, 2012). Ce « subjectivisme radical » (Mathieu, 2001 : 187) affirme que les prostituées sont les mieux placées, sinon les seules habilitées, pour s’exprimer sur leur activité et leur condition. Surtout, il soutient les revendications de reconnaissance et d’institutionnalisation du travail sexuel, portées par les collectifs de travailleuses du sexe (STRASS, Cabiria, Grisélidis) et leurs alliés (Act Up-Paris, collectif 8 mars pour toutES). Par son contenu et sa forme transgressifs, ce cadre interprétatif reste très minoritaire dans le corpus (12 documents sur 168 soit 7,1% du total), et sa visibilité doit beaucoup à la production amateur d’information sur les pure players et les blogs. Un leitmotiv réside dans la complexité irréductible du monde de la prostitution, soulignée en entretien par un « escort » porte-parole du STRASS : Les médias s’intéressent pas aux prostituées, ils s’intéressent au phénomène de la prostitution, au folklore qui entoure la prostitution, à véhiculer des idées reçues, ce genre de choses. Ils s’intéressent pas aux réalités concrètes qu’il y a derrière, à savoir qu’ils vont plutôt avoir tendance à interroger des pistes qui correspondent à

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des clichés déjà établis, du genre, je sais pas, soit l’escort de luxe, soit la prostituée qui est au 36e dessous et qui fait des passes pour se payer sa dose, mais la mère de famille qui fait ça pour nourrir ses gosses, ça intéresse personne… On commence tout juste à aborder la prostitution étudiante… Mais franchement, il y a tellement de réalités, tellement de parcours différents derrière la prostitution, qu’il faudrait que les médias s’intéressent à toute cette variété de parcours et à toutes ces réalités différentes.

De Pigalle à République : la visibilité conquise par le STRASS

20 On se focalisera ici sur les collectifs de prostituées promoteurs du cadre pro-droits, à travers le degré de visibilité et les formes d’engagement du STRASS. Alors que le mouvement abolitionniste et la diffusion de ses thèses sont richement documentés (Mathieu, 2013), on peut s’interroger sur la capacité du STRASS, depuis sa création en mars 2009, à exister comme contre-public et à affirmer ses positions dans les arènes publiques numériques. Cela est loin d’aller de soi, sachant que les prostituées forment une « catégorie hétéronome » (Mathieu, 2001 : 173), stigmatisée sans relâche, dépourvue des moyens de contrôler sa représentation, et à laquelle font défaut les ressources nécessaires pour organiser et pérenniser des actions collectives.

21 En toute hypothèse, les rapports et les débats parlementaires relatifs au problème de la prostitution fournissent au STRASS un contexte favorable pour publiciser ses positions et, simultanément, consolider sa position de représentant légitime des intérêts des prostituées et de principal challenger des abolitionnistes. La fouille de données (à partir du corpus n2) permet de confirmer cette hypothèse et, surtout, de renseigner précisément les espaces et la surface de visibilité du syndicat. Sur la période septembre 2011 à mai 2014, il est mentionné dans 54 dépêches Agence France Presse (soit 11,2% des 484 documents), parmi lesquelles 22 dépêches rapportant des événements dont il est promoteur. Il obtient une visibilité tout aussi conséquente dans la presse en ligne. On dénombre jusqu’à 87 et 91 occurrences du STRASS, respectivement dans la presse quotidienne nationale et régionale (18% et 18,8% du corpus), ainsi que 61 occurrences dans la presse magazine généraliste (12,6%). De même, il est cité à 55 reprises (11,4%) par les agrégateurs de contenus. 22 La constitution d’un sous-corpus (n2 bis) agrégeant les prises de position permet d’identifier, en parallèle, les espaces numériques les plus propices à l’affirmation, mais aussi à l’examen ou la réfutation, des arguments du STRASS. Trois espaces, correspondant à différents segments de l’offre informationnelle, se distinguent nettement. D’abord, les sites partisans émanant de députés, de partis politiques ou d’organisations militantes offrent une tribune d’expression investie prioritairement par les tenants d’une approche pragmatique (Esther Benbassa, Parti libéral démocrate, Act Up‑Paris) et, à l’opposé, par ceux de la pénalisation des clients (PCF-Vaucluse, Alternative libertaire) : ils représentent respectivement 14 et 10 documents sur 84, soit 29,8% du sous‑corpus. Les pure players revendiquant une information alternative (Agoravox, Indymedia, Rue 89) forment un deuxième espace de débats, caractérisé ici par un équilibre entre les différentes interprétations (22 documents soit 26,2%). Celui-ci comprend, pour l’essentiel, des interviews de prostituées ou des billets de lecteurs‑contributeurs. S’y ajoute la production amateur d’information dans les blogs personnels ou thématiques (8 billets soit 9,5%), davantage favorables à l’expression du

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cadre pro-droits. Enfin, les sites de la presse quotidienne nationale et de la presse magazine généraliste accueillent des tribunes et des interviews : ils représentent respectivement 13 et 8 documents, soit 15,5% et 9,5% du sous-corpus. 23 Ces résultats montrent que le STRASS et ses soutiens sont présents dans les supports alternatifs, et exploitent abondamment les dispositifs d’auto-publication pour promouvoir la cause des prostituées. Surtout, le syndicat est parvenu à s’imposer comme un interlocuteur légitime auprès des journalistes. En effet, il bénéficie d’une visibilité certaine dans les fractions les plus légitimes du champ journalistique. Cela apparaît dans les tribunes et les interviews de ses porte-parole (Maîtresse Gilda, Morgane Merteuil, Thierry Schaffauser) publiées, notamment, par Libération, Le Monde, L’Express, Les Inrockuptibles, 20 Minutes, ou encore France Info. On peut supposer que les journalistes trouvent dans le syndicat un locuteur et un discours faisant office de pendant aux thèses abolitionnistes, leur permettant de produire une couverture balancée des débats relatifs au problème de la prostitution et, ainsi, de satisfaire à une certaine neutralité. Cette offensive du STRASS sur le terrain médiatique vient contrebalancer des moyens matériels « à peu près inexistants12 » et, surtout, son « isolement politique » ( Mathieu, 2013 : 186), puisque seule une fraction des élus EELV relaie ses positions. 24 Quelles sont les formes de publicisation utilisées par le STRASS pour tirer à lui la couverture médiatique, se constituer comme un interlocuteur de plein droit et, ainsi, s’extraire des marges de la cité ? Le dénombrement et la comparaison des occurrences du syndicat dans le corpus montrent trois modes d’accès privilégiés aux médias, c’est-à- dire à la parole et la visibilité publiques. En complément, l’analyse du matériau textuel et visuel permet d’examiner les formes de présentation de soi du STRASS et de ses représentants, leurs modalités mais aussi les tensions dont elles sont le foyer. 25 Le premier mode d’accès réside dans les actions spectaculaires ayant vocation à perturber les routines de la vie publique. Le STRASS, hébergé dans les locaux d’Act Up- Paris, hérite de ses modes d’intervention et partage sa théorisation des médias : pour se frayer un accès au débat public et politique, il importe de produire des événements, sinon des « débordements », indexés sur les contraintes de production et de format des journalistes (Barbot, op. cit.). Il organise ainsi des manifestations de rue orchestrées selon une dramaturgie bien rodée, depuis les slogans percutants (« on veut des putains de droits ! », « vous couchez avec nous, vous votez contre nous ! », « clients pénalisés = putes assassinées ! ») jusqu’aux mises en scène spectaculaires, à l’instar de l’arrestation d’un « client » par une militante déguisée en policière « plantureuse13 », abondamment relayés par les médias. Dans la veine de l’action directe, le STRASS joue parfois les trouble-fêtes dans les événements organisés par les abolitionnistes, notamment en déversant alentour des préservatifs voire du faux sang (L’express, 2013)14. Un porte‑parole rappelle que pareil mode d’action est constitutif du STRASS et de sa visibilité sur le web : Ben à mon avis même le STRASS, comment dire… aurait pas réussi à se faire une place sur les réseaux sociaux, je pense. Enfin avec toutes nos autres actions à côté, avec les manifs et tout, enfin nos actions de terrain, ça nous a quand même aidés justement à avoir une légitimité dans le débat qui nous concerne. On l’aurait peut- être pas eue, enfin, je sais pas, dix ans ou quinze ans avant, quand les réseaux sociaux étaient pas développés ou quand Internet était moins utilisé. Je ne sais pas si on aurait pu se faire autant une place. […] Ben des manifestations de rue quoi, le STRASS en organise un certain nombre depuis 2009, c’est beaucoup comme ça qu’on a attiré l’attention sur nous aussi. Mais c’était pas l’unique but à la base, c’était

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surtout d’interpeller les pouvoirs publics. […] En tout cas c’est beaucoup comme ça qu’on a attiré l’attention sur nous, dans le sens où les médias aiment bien le côté folklorique des putes, le côté… voilà. Et nous, on était complètement, enfin, on tranchait pas mal avec cette image-là (entretien avec un porte-parole du STRASS). 26 Dans un registre plus conventionnel, le témoignage à la première personne est un format investi pour exprimer les revendications du STRASS et, parallèlement, attester l’existence d’une prostitution « libre » ou « choisie », par le recours à une attestation autobiographique. Aux interviews accordées par les porte-parole à certains journalistes, s’ajoutent les récits expérientiels publiés par des membres du STRASS sur les pure players ou dans la blogosphère. Ces prises de parole s’inscrivent dans une compétition pied à pied pour publiciser des témoignages venant accréditer les allégations de chaque camp. En effet, l’association EACP permet aux médias d’interviewer des femmes victimes des réseaux de proxénétisme15. De même, le Mouvement du Nid et l’association Les Survivantes publient des témoignages doloristes, dont les auteurs manifestent tous les stigmates de la condition prostituée, à l’instar de Rosen Hicher, figure emblématique des abolitionnistes. En réaction, le STRASS s’efforce de « fournir aux journalistes des témoignages directs de travailleurSEs du sexe parlant de leurs réalités » (Schaffauser, 2014 : 206). Il entend contester la confiscation ou, à défaut, la disqualification par les abolitionnistes de la parole des travailleuses du sexe, au prétexte de leur aliénation dans et par la prostitution.

27 Le troisième mode d’accès, tout autant indexé sur les routines de travail des journalistes, consiste à recourir à la dramatisation. Au demeurant, celle-ci est exploitée à plein régime par le mouvement abolitionniste, qui associe la prostitution à l’« esclavage » ou la « traite » des êtres humains, afin de la rabattre sur une classe de crimes parmi les plus réprouvés par la loi et la morale. Ces effets de dramatisation sont condensés dans la figure de la femme étrangère exploitée par les réseaux de proxénétisme, érigée en « victime idéale » (Jakšić, op. cit.) et donnant matière à des reportages sensationnalistes. Symétriquement, le STRASS déploie sa propre martyrologie, par la dénonciation publique des « violences faites aux putes » (Schaffauser, op. cit. : 33-41). Il publie régulièrement des communiqués rapportant des agressions physiques ou sexuelles à l’encontre de prostituées. Ces faits tragiques sont systématiquement reliés, sinon imputés, à une législation qui les marginalise et, par conséquent, entretient voire aggrave leur insécurité. 28 Dans ses choix d’identification et l’élaboration de sa « façade », le STRASS se démarque des associations de santé communautaire pour se présenter comme un syndicat. Il veut ainsi définir et instituer la prostitution comme un « métier » à part entière, passible des droits et protections afférents. C’est précisément par l’inscription du travail sexuel dans un régime de droit commun que le STRASS entend conjurer le stigmate et neutraliser ses conséquences. Mais cette affirmation de professionnalité est fortement contestée, au motif de l’irréductible singularité de l’expérience prostitutionnelle, qui ne pourrait (voire ne devrait) pas devenir « un travail comme un autre ». Le STRASS produit alors une rhétorique de dé-singularisation, qui suppose et impose un « maniement du stigmate » (Goffman, 1975 : 68). De façon significative, ses porte-parole choisissent de s’exprimer « à visage découvert ». Ils valorisent le récit expérientiel, incarné, pour combattre les chiffres alarmistes des abolitionnistes, et tout autant les stéréotypes réducteurs des médias. Surtout, ils exhibent le stigmate pour en désamorcer la violence symbolique, mais aussi pour construire des positions d’identification à destination des prostituées ayant intériorisé le rejet social :

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C’est une démarche politique en tant que telle de parler en tant que travailleuse du sexe, sans être anonyme. […] Pour montrer qu’on est pas que des chiffres, qu’on est pas que des photos de talons aiguilles dans les médias, parce que souvent c’est ça. Les travailleuses du sexe n’ont personne à qui s’identifier, ont… voilà. Et montrer qui ça peut être, et du coup la diversité. […] Je pense que ça a une influence positive en ce qui concerne la lutte contre la stigmatisation, et notamment l’intériorisation de la stigmatisation des travailleuses du sexe. Parce qu’on montre que c’est possible, voilà, même si ça veut dire qu’on comprend tous les cas dans lesquels c’est pas possible. Mais c’est une façon d’aller vers… bah oui, mettre des visages. […] On veut toujours dire la réalité de la prostitution avec des chiffres, avec… non, la réalité de la prostitution, c’est des personnes qui exercent ce travail et qui vous en parlent (entretien avec une porte‑parole du STRASS). 29 Les opérations de dé-singularisation concernent les prostituées, mais aussi leurs clients. Un leitmotiv de la rhétorique du STRASS réside dans la réhabilitation des hommes ayant recours à la sexualité vénale, banalisés sous la figure de monsieur tout- le-monde. Cela répond à la diabolisation et la criminalisation opérées par les abolitionnistes, condensées dans le syntagme « client prostitueur16 ». Par exemple, la pétition « Nous n’irons pas au bois », initiée par le collectif Zéro Macho en septembre 2011, fabrique la figure d’un client littéralement contaminé par le stigmate de la prostitution17. L’enrôlement du stigmate est également à l’œuvre dans le manifeste des « 343 salauds », dont le discours ouvertement égocentré sape les manœuvres de réhabilitation menées par le STRASS. En se disant clients de prostituées, les signataires endossent publiquement le stigmate. Ce faisant, ils investissent les codes militants du mouvement LGBT, par un détournement du coming out, consistant à déclarer son appartenance à une minorité discriminée en raison de ses orientations sexuelles.

30 Mais le discours et la façade du STRASS sont soumis à de fortes tensions internes. Ses porte-parole les plus visibles souffrent d’un défaut de représentativité, au sens où ils incarnent, par les ressources dont ils sont détenteurs et leur position dans l’espace de la prostitution, une forme d’accomplissement de soi dans le travail sexuel à mille lieues de « l’ambivalence18» irréductible de la grande majorité des prostituées vis-à-vis de leur condition. De surcroît, le travail de publicisation orchestré par le syndicat exprime lui- même cette ambivalence, dans la mesure où la dramatisation et l’étiquetage des agressions physiques et symboliques envers les prostituées viennent re-singulariser leur condition et, partant, contredire les manœuvres de banalisation. Non seulement cela souligne l’insécurité élevée du travail sexuel, mais en outre les violences sont subsumées sous la dénomination de « putophobie », rappelant à quel point la condition prostituée comprend, intrinsèquement, le risque d’être rejetée voire agressée précisément en tant que travailleuse du sexe.

Conclusion

31 Les premiers constats de notre enquête confortent les résultats d’autres recherches menées au carrefour de la sociologie des problèmes publics et de celle des médias. L’agenda médiatique dépend largement des promoteurs institutionnels de l’abolitionnisme, et de leurs alliés dans le secteur associatif. Le web constitue bel et bien une arène conflictuelle d’expression de cadres interprétatifs pluriels, tout en relayant majoritairement les positions politiques et militantes en faveur de la proposition de loi. En examinant ces débats publics en ligne, et en particulier les formes d’engagement du STRASS, on a pu observer la manière dont les médias participatifs sont devenus un

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espace de référence pour les positions les plus à la marge. Dans le même temps, on a constaté et confirmé l’homologie des formes de mobilisation (Mathieu, 2001 : 131 et 198) et, plus spécifiquement, des régimes de publicisation de leur cause entre les abolitionnistes et les pro-droits.

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NOTES

1. Par convention, et au regard de la structuration fortement genrée de l’espace de la prostitution, on privilégiera ici le féminin pour désigner les prostitué-e-s et le masculin s’agissant de leurs client-e-s. 2. Ce dispositif est une plateforme de bases de données, créée dans le cadre d’une ANR pour analyser les flux médiatiques, capturés de juillet 2011 à juin 2014 par l’équipe INA Recherche. Ces données rassemblent des retranscriptions : des dépêches AFP ; de six quotidiens nationaux (dont Lefigaro.fr, Lemonde.fr, Liberation.fr) ; de quotidiens régionaux ; d’hebdomadaires d’information politique et générale ; des journaux et des émissions d’actualité de douze chaînes de télévision (de TF1 à France 24) ; de neuf radios (de RTL à France Culture) et de 1 300 sites web. 3. Les corpus ont été respectivement constitués à partir des requêtes « prostitution AND "proposition de loi" » et « Strass AND prostitution ». 4. Le terme pure player désigne couramment les supports « tout en ligne », nés et diffusés exclusivement sur le web, à l’instar de Mediapart ou Rue 89. 5. Voir : http://www.igas.gouv.fr/spip.php?article291 6. Voir : « Touche pas à ma pute ! Le manifeste des 343 "salauds" », Causeur.fr, 30.10.13. 7. Un agrégateur de contenus est un site web qui compile automatiquement, au moyen de fils de syndication, les actualités publiées sur un ensemble de supports en ligne, en les présentant généralement par ordre ante‑chronologique, tel Google Actualités. 8. Voir : http://lesartsdulit.org/ 9. Ce graphique représente le processus de médiatisation du débat public autour de la proposition de loi, saisi, en ordonnée, par le nombre de documents traitant de la législation et, en abscisse, par les dates de parution de ces informations en ligne, émanant de la presse quotidienne nationale (PQN), de la presse magazine d’information générale (PMIG), de l’Agence France Presse (AFP), des pure players, des agrégateurs ou des médias audiovisuels. 10. Entretiens avec des représentants de la Fondation Scelles, de l’association EACP et du collectif Zéro Macho. 11. Voir, notamment, le blog thématique : http://antipenalisation.canalblog.com/ 12. Entretien avec une porte-parole du Strass. 13. Cette scène est rapportée en ces termes dans la dépêche AFP du 06.07.12 intitulée « Les travailleuses du sexe manifestent à Lyon et Toulouse contre Vallaud-Belkacem », reprise dans de nombreux quotidiens. 14. Voir « Prostitution : les abolitionnistes gagnent du terrain », lexpress.fr,13.04.13. 15. Entretien avec une représentante de l’association EACP. 16. Voir le tumblr compilant des « paroles de clients » pour en dévoiler l’abjection : http:// prostitueurs.tumblr.com/ 17. Voir : https://zeromacho.wordpress.com/le-manifeste/ 18. Mathieu (2001, notamment : 287-294).

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RÉSUMÉS

Cet article propose une analyse de la construction contemporaine de la prostitution comme problème public et des luttes définitionnelles afférentes, à l’occasion de l’examen parlementaire en décembre 2013 de la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel ». Les débats publics ont été observés, sur le web, à l’aide de la plateforme de fouille de données « OTMedia » de l’INA, à partir d’un vaste corpus de 1 720 documents collectés de mars 2013 à mars 2014 sur un large éventail de supports. Cette enquête, au croisement de la sociologie des médias et de celle des problèmes publics, s’intéresse aux cadres interprétatifs en concurrence dans les arènes publiques numériques. Plus spécifiquement, elle étudie les « formes d’engagement » des collectifs de prostituées et de leurs soutiens qui militent pour la reconnaissance et l’institutionnalisation du travail sexuel, à commencer par le Syndicat du travail sexuel (STRASS). L’analyse du corpus montre que ce dernier, aussi minoritaire soit-il, est parvenu à s’imposer comme un interlocuteur légitime auprès des médias de référence, en plus d’une visibilité à bas bruit dans la blogosphère activiste.

This article reviews the contemporary conception of prostitution as a public problem and the ensuing difficulties in interpretation during the parliamentary debate in December 2013 on the legislation “strengthening the fight against the system of prostitution”. Using web archives from the INA’s “OTMedia” data platform, the authors studied 1720 documents over the twelve-month period from March 2013 to March 2014. This survey, as a sociological study of the media and public issues, focuses on competing interpretations in digital public arenas. More specifically, it studies “forms of commitment” by collectives bringing together prostitutes and their supporters who are fighting for recognition and institutionalization of sex work including STRASS, the sex workers’ trade union. Using this corpus of documentation, the authors point out that STRASS, despite its minority position, has succeeded in being considered as a legitimate spokesperson in the mainstream media, and provides a low‑noise visibility in the militant blogosphere.

INDEX

Mots-clés : prostitution, STRASS, arènes publiques numériques, problèmes publics, cadres interprétatifs, web, blogosphère Keywords : prostitution, STRASS, digital public arenas, public problems, interpretative frameworks, Web, blogosphere

AUTEURS

VALÉRIE DEVILLARD

CARISM (Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias). Université Panthéon-Assas – 5/7 avenue Vavin - 75006 Paris Courriel : [email protected]

GUILLAUME LE SAULNIER

CEREP (Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations). Université de Reims Champagne-Ardenne – 23 rue Clément Aden, BP 175 - 51685 Reims cedex 2 Courriel : [email protected]

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Numériquement marginaux mais politiquement importants ? La médiatisation internationale d’une association des droits de l’homme au Maroc Digitally Marginal but Politically Important? International Media Coverage of an Association of

Joseph Hivert et Dominique Marchetti

1 Jugée « indépendante », « crédible », « professionnelle », « dotée d’un bon réseau »1, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) créée en 1979 est devenue une des sources les plus utilisées par une fraction des journalistes des médias étrangers travaillant sur le Maroc. Quelques-unes de ses qualifications dans les dépêches en langue anglaise lors de l’année 2014 permettent de s’en convaincre : « Morocco’s largest independent rights group » (Agence France Presse), « The Moroccan Association of Human Rights, the country’s most active and well known independent rights group » (Associated Press), « Morocco’s main independent human rights group » (Reuters), etc. L’AMDH est perçue comme un informateur de premier plan par des journalistes travaillant pour les médias étrangers, notamment ceux qui traitent des sujets d’actualité relatifs aux droits de l’homme au Maroc. Cependant, cette audience médiatique est pour le moins paradoxale si l’on tient compte de la marginalité de l’association dans l’espace médiatique national. Stigmatisée par une large partie des médias et autorités – les associations des droits de l’homme sont associées à une « opposition politique » (Tozy, 2011 : 264) aux pouvoirs en place et certains de leurs membres à des « des ennemis de l’intérieur » (Vairel, 2007 : 80), l’AMDH est très marginale, voire dans certains cas exclue d’une large partie de l’espace médiatique marocain. Dès lors, d’où tire‑t‑elle cette légitimité que lui prêtent quelques grands médias étrangers, dont les médias transnationaux de grande diffusion (agences de presse, télévisions par exemple) ? En interrogeant l’articulation entre ce champ d’origine et des espaces nationaux et transnationaux étrangers, cet article se propose de répondre à cette question. Loin des propos généralisants sur l’émergence d’une nouvelle « société civile » au Maroc et des travaux marqués par le déterminisme technologique expliquant les mobilisations

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politiques par les seuls réseaux sociaux, il s’agit, à partir de ce terrain très circonscrit, de montrer concrètement les relations qu’entretiennent ce groupe de défense des droits de l’homme et des journalistes des médias étrangers présents au Maroc.

2 Ainsi, on se donne les moyens de mieux comprendre comment ce groupe lutte contre les visions médiatiques du Maroc à l’étranger construites par différentes fractions du pouvoir, que ces dernières jugent particulièrement décisives pour des raisons politico‑commerciales. En effet, une partie de l’économie nationale dépend fortement de l’étranger, spécialement dans le cas du tourisme et de l’investissement durable d’entreprises étrangères dans des secteurs stratégiques (aéronautique, agriculture, automobile, gestion de l’eau et de l’électricité, immobilier, infrastructures liées aux transports, téléphonie, etc.)2. Si ces représentations médiatiques sont jugées très importantes, c’est parce qu’elles produiraient des effets (réels ou supposés) sur ces secteurs économiques. Ainsi, l’étalage de la stabilité politique et sociale du pays et de sa prétendue « exceptionnalité » d’un côté, l’évitement de la publicité des atteintes aux droits de l’homme (notamment concernant les femmes, les minorités… et les journalistes) de l’autre, participent à la construction de l’image d’une « démocratie moderne » et d’un « État de droit » (Rollinde, 2002 : 131), qui sont autant d’arguments récurrents des fractions dominantes du champ du pouvoir (Bourdieu, 2011) au Maroc pour pouvoir attirer les entreprises étrangères (Hibou & Tozy, 2002). Mais la position de l’AMDH, qui joue de fait un rôle de contre-feu face à l’agence de presse officielle marocaine, la MAP (Maghreb Arabe Presse), relève moins de son travail de communication, notamment via ses usages des nouvelles technologies, que de la constitution progressive d’un capital symbolique et de relations avec certains journalistes des médias étrangers pour lesquels la thématique des droits de l’homme est l’un des principaux sujets d’actualité3.

La communication : un bricolage entre deux âges

3 À l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication, on pourrait en effet chercher à imputer ce succès médiatique aux seuls usages efficaces des moyens de communication mobilisés par l’AMDH. Aussi séducteur soit-il, ce schème explicatif ne résiste pourtant pas à l’examen des faits. En effet, si les journalistes de la presse étrangère, notamment les correspondants sur place, accordent autant de crédit à ses informations, ils sont également unanimes à souligner la déficience de l’AMDH. « Ils sont très actifs même s’ils ne communiquent pas », relève ainsi un des correspondants d’une agence de presse internationale à propos des militants de l’AMDH. La communication de l’AMDH est reconnue comme « défaillante », y compris au sein de l’association : La communication, c’est la chose que l’AMDH ne sait pas faire jusqu’à aujourd’hui. Mais pourtant, on a une présence un peu médiatique, un peu sur la scène. Mais on aurait pu gagner beaucoup plus si on avait une bonne communication, si on avait une stratégie, une manière, tout (membre de l’AMDH‑Paris). 4 Ce double paradoxe – l’AMDH est marginalisée dans les médias traditionnels au Maroc mais elle parvient néanmoins à porter sa voix dans un certain nombre de supports étrangers, tout en ayant une communication jugée déficiente par les journalistes comme les cadres de l’organisation – invite à interroger les logiques qui le rendent possible. En passant en revue les différents outils de communication utilisés par

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l’AMDH depuis sa création, force est de constater que sa médiatisation à l’étranger, loin d’être déterminée par les médias sociaux, se joue sur d’autres terrains.

5 Se définissant comme une organisation de masse4, l’AMDH compte plus de 13 000 adhérents et présente à ce jour 92 sections sur le territoire national, auxquelles s’ajoutent cinq commissions préparatoires officialisées et quelques antennes à l’étranger dans des villes (Bruxelles, Madrid, Lille et Paris) où l’immigration marocaine est forte. Le Bureau central, qui est élu tous les trois ans par une commission administrative émanant du Congrès national, représente l’organe exécutif de l’association. C’est au sein de la Commission centrale information et communication que la communication est principalement gérée, par quelques militants, souvent membres du bureau central. Comptant moins d’une dizaine de salariés ou de détachés, l’association fonctionne essentiellement – y compris dans le domaine de la communication – sur le principe du bénévolat actif de ses membres. C’est notamment ce qui explique que le travail de communication demeure très inégal : Il faut une personne chargée de l’information à chaque section, ça, ce n’est pas encore le cas. C’est encore un peu d’amateurisme au niveau des sections, les gens couvrent beaucoup de travail, ils sont là auprès des victimes, ils collectent l’information […] mais au niveau de la rédaction, de travailler sur les réseaux, de bien faire circuler l’information, ça, ça manque (un membre du bureau central). 6 Les outils de communication se sont considérablement transformés depuis sa création. Le premier d’entre eux, un journal mensuel essentiellement en arabe, Attadamoune (Solidarité), a constitué jusque dans les années 1990 le support central de l’AMDH. Spécialisé dans les droits humains, il a été conçu comme un « outil de travail, de communication, d’information interne et externe ». Dans un contexte marqué par la censure de tous les moyens d’expression non contrôlés par le régime (El Ayadi et al., 2006), il représentait alors un des seuls supports à évoquer de manière critique les droits de l’homme au Maroc. Les autres moyens de communication toujours utilisés par l’AMDH sont la publication de communiqués et l’organisation de conférences de presse à l’occasion de la parution du rapport annuel de l’association mais aussi à d’autres moments jugés opportuns (annonce d’un boycott, prise de position sur une affaire publique, lancement d’une campagne, etc.). Depuis l’ouverture relative de l’univers médiatique au cours des années 1990 (El Ayadi et al., op. cit. : 6 ; Zaid, 2009), les conférences de presse constituent un de ses moyens de communication privilégiés, permettant à l’association de réactiver les contacts personnels noués avec les journalistes et d’entretenir ainsi son carnet d’adresses. En rassemblant le plus grand nombre de journalistes possible – de la presse alternative marocaine en ligne aux agences de presse étrangères –, les conférences de presse « visent à faire en sorte que tous les médias parlent au même moment de la même chose afin, précisément, de faire événement » (Champagne, 2011 : 31).

7 Communiqués, conférences de presse et, plus largement interventions sur les chaînes de télévision ou les stations radiophoniques transnationales et étrangères, rendent compte de la division implicite du travail de communication à l’œuvre au sein de l’AMDH. Car si elle n’est pas dotée de porte-parole officiels ni de chargés de relations extérieures, il n’en demeure pas moins que certains de ses militants occupent plus que d’autres le devant de la scène médiatique. Le cas de Khadija Ryadi est exemplaire. Ex‑présidente (2007-2013) et lauréate en 2013 du Prix des Nations Unies pour la cause des droits de l’homme, celle-ci est devenue une figure médiatique. Ingénieure de profession, arabophone aussi bien que francophone, militante au long court ayant fait

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ses armes politiques au sein de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), ses capitaux culturel et politique l’autorisent à la prise de parole publique (conférences de presse) et à la représentation dans les médias. Ses origines sociales, son sexe, ses compétences linguistiques et les positions qu’elle occupe au sein de l’AMDH répondent très probablement aux attentes des journalistes et aux logiques de sélection sociale qu’ils exercent dans le choix des invités du petit écran (Darras, 1994). 8 Enfin, au-delà de ses outils classiques de communication, l’AMDH s’est récemment dotée de moyens de communication numériques. Avant la création d’un site Internet qui a vu le jour à la fin des années 2000, mais qui fait l’objet de dysfonctionnements importants, l’AMDH a notamment mis en place un groupe de discussions restreint sur Yahoo, qui rassemble plusieurs milliers de membres, visant à faciliter les échanges d’informations avec les journalistes sur « l’Autre Maroc » comme le précise son fondateur. Elle utilise par ailleurs une liste de diffusion à destination des chancelleries étrangères. Enfin, en 2014, une page AMDH‑Facebook a été créée au niveau central, puis d’autres pages Facebook ont été ouvertes par des sections. Trois militants se chargent de modérer et d’alimenter la page de l’association sur laquelle sont publiés, en arabe et en français, les communiqués des sections et d’autres informations relatives aux droits humains, voire de plus en plus des vidéos. Comme le souligne un correspondant de la presse étrangère, le support le plus consulté par les journalistes est la page Facebook. Sur Facebook toujours, un groupe AMDH a également été mis en place pour faciliter la communication interne entre le bureau central et les différentes sections. Ce support de communication n’étant toutefois pas utilisé par l’ensemble des sections, l’usage du fax et des courriels se poursuit. On fait les deux [fax et Facebook], parce qu’on a des sections, on a des présidents... des vieux, pour eux l’Internet, même parfois pour envoyer des mails, c’est… a-willi ! (quelle honte !), rigole cette militante. 9 L’AMDH conjugue ainsi l’usage de moyens classiques de communication (journal, fax, téléphone) et des nouvelles technologies qui peinent cependant à s’intégrer dans la panoplie des outils de certains militants, en particulier ceux de la génération 1970. La communication de l’association s’apparente donc plus à un bricolage militant qu’à un travail de professionnel des TIC.

10 Le profil de Samira en atteste. Agée de 56 ans, née dans une ville ouvrière au sein d’une famille de la classe moyenne, elle est aujourd’hui une des militantes de l’organisation les plus actives sur les médias sociaux. Au cours de ses études à la faculté des sciences de Rabat à la fin des années 1970, Samira a milité à l’UNEM aux côtés des étudiants basistes (front estudiantin d’extrême gauche) et au sein d’Ila Al Amâm, une organisation d’obédience marxiste‑léniniste. Enseignante dans le secondaire de 1982 à 2006, elle est aussi syndicaliste, d’abord à la Confédération démocratique du travail (CDT), puis à l’Union marocaine du travail (UMT) qu’elle rejoint en 1996. Également membre de l’AMDH depuis 1979, Samira est très attachée à la cause ouvrière et s’occupe aujourd’hui principalement des droits économiques et sociaux que l’association a intégrés dans son périmètre d’intervention au milieu des années 1990. En 2010, alors qu’« elle ne maitrise même pas l’ordi », quelques « jeunes » de l’AMDH lui apprennent à manipuler Internet, Facebook et Twitter. Soulignant les avantages de ces nouveaux outils « rapides », « légers » par rapport aux anciens, jugés « trop lourds » et « inadaptés », elle est aujourd’hui une fervente défenseure de ces nouveaux supports de communication. Avec l’aide de deux jeunes militants, elle gère la page Facebook de l’AMDH et consacre en moyenne, selon son estimation, quatre heures par jour à trier

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les informations récoltées sur les pages Facebook des autres sections, à publier des communiqués et des informations, etc. Les médias sociaux ont donc fortement influencé sa pratique militante qui s’est en partie redéployée vers un activisme en ligne. Faisant figure d’exception, le profil de Samira est emblématique du fait que les médias sociaux restent des outils finalement peu utilisés par l’AMDH, leur usage reposant sur l’activisme d’une minorité de militants. Une trop forte focalisation sur les médias sociaux conduit même à cacher l’essentiel : c’est au nom de son réseau social (et pas virtuel) historiquement constitué et de son capital symbolique que l’AMDH mobilise et se fait entendre.

De l’extrême gauche au référentiel universaliste des droits de l’homme

11 L’ancrage de l’AMDH auprès de la presse, des chancelleries et des ONG à l’étranger remonte aux années 1980, au cours desquelles l’association s’illustre en prenant en charge la question des détenus politiques et des exilés. Créée en 1979 par des militants de l’Union socialiste des forces populaires (USFP)5 et de la gauche radicale, celle-ci constitue un espace d’entraide pour les familles de victimes, les détenus qui sortent de prison et les militants de l’opposition. Alors que dénoncer les exactions et les violences commises par le régime relève de l’impensable au Maroc (Tozy, 1984 ; Vairel, 2014), tant le poids de la censure et les coûts de la répression sont élevés, les soutiens étrangers représentent un moyen, sinon le seul, pour relayer la cause des détenus politiques et dénoncer la répression qui sévit6. C’est dans ce contexte que l’AMDH noue des liens étroits avec des organisations de défense des droits de l’homme au Maroc qui voient le jour à l’étranger, en France en particulier7, à l’initiative d’exilés politiques ou d’étudiants affiliés à l’UNEM, proches de l’AMDH : Parce qu’il y avait des choses qu’on ne pouvait pas dire, ou qu’on considérait qu’on ne pouvait pas dire au Maroc […] parler de la famille Oufkir, parler de (célèbre bagne situé dans le sud‑est du pays dans lequel étaient emmurés des militaires à l’origine des tentatives de coups d’État), nommer la responsabilité du roi... n’étaient pas considérés comme des évidences ici, donc très souvent on recourrait aux amis, les amis les plus proches, c’était l’ASDHOM à Paris (ancien cadre dirigeant de l’AMDH). 12 Au Maroc, cependant, l’écrasement systématique des adversaires politiques de la monarchie se poursuit : l’AMDH en fait la douloureuse expérience, ses effectifs se réduisent alors à la portion congrue sous l’effet des arrestations, ce qui conduit à sa « mise en sommeil » (Rollinde, 2002 : 205-215) entre 1983 et1988.

13 L’AMDH est ensuite relancée par des militants issus de la gauche radicale8 souvent passés par la prison. Cette réactivation intervient au moment où le régime paraît désormais fragilisé sous l’effet d’une conjonction d’événements historiques internationaux (Bennani-Chraïbi, 1997)9 et, à la fin des années 1990, par la préparation de la succession du nouveau roi compte tenu de la maladie de Hassan II. L’étau autoritaire se desserre : les premières vagues de libération des prisonniers politiques débutent en 1990 et se poursuivent jusqu’à l’amnistie de 1994 qui marque également le retour des exilés, les survivants du bagne de Tazmamart sont libérés en 1991, etc. 14 Parallèlement, le régime entreprend des réformes qui alignent le Maroc aux standards internationaux en matière de droits de l’homme et d’économie libérale (Washington

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consensus) (Dezalay & Garth, 1998). Dans ce contexte, la cause des droits de l’homme devient une catégorie d’intervention des bailleurs internationaux, voire de l’État lui- même (Cheynis, 2008), comme en attestent les décisions royales visant à la reconnaissance publique du référentiel des droits de l’homme : création d’un Conseil national des droits de l’homme (1990), d’un ministère des Droits de l’homme (1993) et inscription des droits de l’homme dans le préambule de la constitution (1992). La présence d’associations nationales spécialisées dans ce domaine se développe (Waltz, 1991 ; Rollinde, op. cit. ; González-Riera, 2011), notamment sous la pression d’organisations internationales. Plus largement, des organisations de la gauche radicales sont légalisées (Cheynis, op. cit.) dans la décennie 1990. 15 Cette nouvelle conjoncture incite l’AMDH à « se positionner en tant que militants des droits de l’homme par rapport à un travail politique partisan » (Rollinde, op. cit. : 303), sur lequel, désormais, le discrédit est jeté. Se placer sur ce terrain suppose de procéder à une série d’ajustements en vue de la modification de la qualification publique de l’association et, par là, de renforcer sa crédibilité, à l’international notamment. Plus précisément, cela signifie se départir du label partisan qui lui est assigné en raison de son passé politique et de ses liens avec l’extrême gauche, celle-ci étant, dans ce nouveau contexte, disqualifiée (Cinzi, 2013 : 57-58). On a fait un gros effort pour convaincre que nous avons fait l’essentiel de notre transition vers une association à référentiel universaliste même si bien évidemment ce n’est pas consommé […], ce n’est pas partagé à tous les échelons (un ancien membre du bureau central de l’AMDH). 16 L’organisation adopte ainsi le référentiel universaliste des droits de l’homme en 1991 et s’ajuste par là aux attentes des médias étrangers dominant la production de l’« information internationale ». De cette façon, elle se défait, au moins dans sa manifestation la plus visible, de son emblème marxiste-léniniste même si son abandon ne fait pas l’unanimité au sein de l’organisation, certains de ses militants ayant appartenu ou appartenant toujours à des groupes marxistes-léninistes. Des conceptions différentes, sinon franchement opposées, s’affrontent sur la question de la qualification publique à donner à l’association10. Certains militants voient dans l’intégration du référentiel des droits de l’homme le signe tangible de l’abandon de la lutte contre la monarchie et d’un reniement des idéologies anti‑impérialistes et globalisantes ; à l’inverse, d’autres perçoivent ce nouvel emblème comme un moyen de contester le régime monarchique sur un autre terrain et à partir d’une autre logique : la problématique du droit offrirait l’occasion de poursuivre la contestation en forçant le régime à se démocratiser sans pour autant l’ébranler dans ses fondements. Faisant en quelque sorte de nécessité vertu, les militants endossent néanmoins majoritairement ce nouveau référentiel, tout en jouant des marges de manœuvre qu’il permet. Cette nouvelle offre d’engagement survient par ailleurs dans un contexte où le champ politique partisan reste largement fermé par le pouvoir. Cette appropriation est également facilitée par l’intégration de l’AMDH au sein de réseaux militants internationaux dans la mesure où ses militants peuvent désormais voyager et par les effets de socialisation qu’elle occasionne : Il faut dire aussi qu’il y eu l’incidence de cette appropriation du référentiel universel qui s’est faite de manière graduelle, l’insertion dans le mouvement mondial, la conférence de Vienne en 1993, les relations suivies avec Amnesty, Human Rights Watch, la Fédération internationale des droits de l’homme, l’Organisation arabe des droits de l’homme, tout ça a contribué à amener les cadres

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de l’AMDH à un peu réguler leurs discours par trop politiques (responsable de l’association à l’époque). 17 C’est donc à un travail politique de dépolitisation partisane des discours que se livrent les militants de l’association en vue de s’ajuster à la nouvelle conjoncture des années 1990 marquée par l’avènement de la « société civile » comme modalité de la politique dépolitisée (Catusse, 2002). Cet ajustement aux standards internationaux offre à l’AMDH la possibilité de bénéficier de fonds étrangers à compter du milieu des années 1990 (Cheynis, op. cit. : 387). Si elle se convertit au mode de financement étranger, elle le fait néanmoins par étapes et veille à rester fidèle à certaines de ses positions, anti‑impérialistes notamment, refusant par exemple les fonds en provenance des États- Unis et du Royaume-Uni. Si bien que, pour de nombreux militants, défendre les droits humains équivaut toujours à s’opposer au régime. Ce sont aussi les engagements passés de ses membres historiques, au prix parfois de leur vie et de leur santé, qui font de l’AMDH une référence, « une espèce d’OVNI association indépendante », comme le dit un journaliste étranger, qui tranche à l’égard d’autres associations jugées trop proches du pouvoir monarchique, voire créées par lui.

18 L’AMDH entame dans le même temps un travail de communication auprès des chancelleries et des grands médias étrangers afin, précisément, de donner à voir une organisation désormais « assainie » politiquement. Cette activité répond à une double nécessité : cibles des appareils coercitifs de l’État, les militants peuvent trouver dans quelques médias étrangers et chez certains diplomates un filet de protection en cas de dure répression. Mais surtout, étant discréditée par le régime et, par voie de conséquence, par les médias officiels, l’AMDH entend se faire entendre à l’étranger au travers d’« un accès direct à quelques agences de presse, quelques radios, etc. », comme le raconte un cadre de l’époque. Cette tâche est rendue possible parce qu’elle communique en plusieurs langues et que quelques-uns de ses dirigeants possèdent un savoir-faire en la matière. Au sein de l’équipe informelle chargée de la communication et des relations extérieures, certains militants mettent en effet à profit leurs compétences linguistiques pour rendre accessibles à la presse internationale les communiqués et les positions de l’AMDH : Donc on avait un contexte dans lequel les personnes polyglottes en général ou au moins francophones ne couraient pas les rues et donc on s’est retrouvé avec une petite équipe à essayer de gérer et la communication extérieure et les relations internationales (un ancien membre de la Commission communication et responsable des relations extérieures). 19 Du fait de leur bilinguisme et plus largement des capitaux culturel et politique dont ils disposent, ces militants sont en mesure de s’exprimer dans les termes requis par les médias étrangers. Le profil de ces militants étant en affinité, notamment politique11, avec quelques correspondants de presse stratégiques ou diplomates en poste à l’époque, la prise de contact et l’entretien des relations, y compris informelles, se construit peu à peu : Il y a peut-être aussi les espaces informels, les cocktails d’ambassade, les diners avec des agenciers ou autre, de plus en plus on avait la capacité de diffuser de l’information et de l’image sans que ce soit simplement des communiqués formels, et là, je crois que certaines personnes ont joué un rôle particulier (ancien cadre dirigeant de l’organisation). 20 Là encore, les propriétés sociales des militants et, en l’espèce, le capital de relations que la plupart ont acquis à travers leurs engagements politiques au long cours, jouent en

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faveur de la médiatisation de l’AMDH. Selon un de ces anciens cadres dirigeants, c’est au milieu des années 1990 que l’association perd son étiquette de gauche dans les dépêches des agences de presse. Depuis lors, l’AMDH a renforcé son réseau à deux niveaux : au Maroc d’une part, en ouvrant plusieurs autres sections sur le territoire et en renforçant ses rangs ; à l’étranger d’autre part, en créant des sections dans des villes européennes et en consolidant son insertion dans les réseaux internationaux de droits de l’homme (Fédération internationale des droits de l’homme en 1998, Réseau méditerranéen des droits de l’homme à la fin des années 1990, etc.).

21 Ce détour par la genèse de l’association montre donc que la force de l’AMDH repose sur son réseau social et son capital symbolique (notoriété, ancienneté, crédibilité, etc.) accumulés au cours des décennies. C’est en effet au nom de cette ressource, constituée au prix d’ajustements et de luttes internes et externes (avec le régime monarchique notamment) dont le coût a été et reste aujourd’hui encore très élevé12, que l’AMDH parvient à faire entendre sa voix par-delà les frontières de l’espace médiatique national. Mais d’un autre côté, cette position doit également beaucoup à la fermeture relative des champs médiatique et politique au Maroc13.

Une contre-agence de presse non officielle

22 Pour comprendre le recours aux associations des droits de l’homme de certains journalistes des médias étrangers, et tout particulièrement à l’AMDH, il faut en effet faire un détour par les propriétés mêmes du champ du pouvoir au Maroc, que l’on peut qualifier après Mohamed Tozy (1989 : 165) de « champ du politique désamorcé ». Celles- ci permettent de comprendre comment l’AMDH contribue en partie à combler un vide structural. On ne citera que trois logiques politiques montrant ce que signifie concrètement de travailler au Maroc pour les correspondants des médias étrangers, qui sont d’ailleurs très majoritairement de nationalité marocaine.

23 La première est le degré de contrôle relativement fort exercé à l’entrée par les représentants de l’État marocain, même s’il reste plus « ouvert » comparativement à celui de leurs homologues algériens qui filtrent largement les accréditations par l’obtention de visas. En effet, certains correspondants sur place doivent parfois gérer les relations difficiles avec les « autorités » dans l’accès à certains terrains. Ils sont soumis à une accréditation annuelle du ministère de l’Information et de la Communication mais également, dans le cas des reporters des chaînes de télévision, à des autorisations de tournage strictes. La présence effective et durable d’un correspondant officiel sur place, et encore plus d’un « bureau » au sens d’une équipe de journalistes, fait parfois l’objet de négociations. Les tensions sont fréquentes et les expulsions existent toujours14, même si elles sont plus rares que sous le règne de Hassan II. 24 La deuxième logique renvoie à la position très spécifique du roi, principale incarnation du « pouvoir » à la fois politique et religieux au Maroc, mais plus encore à la manière dont l’occupe Mohammed VI depuis 1999 : il parle peu, ne se prêtant quasiment jamais, contrairement à son père qui répondait à des journalistes travaillant pour des pays étrangers, au jeu de l’interview et de la conférence de presse. Le « Palais » comme l’appellent non sans fascination les journalistes et les commentateurs prend la parole publiquement par des communiqués de presse diffusés par l’agence de presse officielle Maghreb Arabe Presse (MAP) ou par des déclarations solennelles du souverain. La

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troisième logique à l’œuvre dans cette configuration des pouvoirs au Maroc a trait à d’autres autorités majeures de l’espace politique institué : si le Premier ministre, les membres du gouvernement et les parlementaires s’expriment abondamment dans les médias nationaux, leurs prises de parole publiques sur des sujets touchant aux thèmes les plus sensibles (la monarchie, les droits de l’homme, l’islam et le conflit au Sahara) restent également très contrôlées, d’autant plus si leur interlocuteur travaille pour un média étranger. Comme le résume avec ironie un journaliste d’un média transnational : Quand vous allez voir un responsable, par exemple un ministre […] il sait que vous savez et il ne peut rien vous dire... 25 Autrement dit, le fonctionnement même du champ du pouvoir rend difficile pour les correspondants de la presse étrangère le recueil d’une parole publique officielle.

26 De même, le vide structural que contribue à combler l’AMDH tient à la subordination de l’espace médiatique marocain à cet univers politique et étatique. Alors qu’ils sont souvent une matière première pour les journalistes « étrangers » travaillant dans de nombreux pays (Marchetti, 2015), l’agence officielle et les médias nationaux leur sont au Maroc d’une utilité réduite pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce n’est qu’à partir du moment où le roi s’exprime ou que la MAP publie une dépêche ou un communiqué que l’information peut être considérée comme « officielle ». Les correspondants des médias étrangers comme les journalistes des médias nationaux sont donc souvent suspendus à cette confirmation pour diffuser une grande partie des informations liées aux pouvoirs étatique, politique et religieux. Ensuite, malgré la fin du monopole d’État dans l’audiovisuel depuis le début des années 2000 (Hidass, 2005), les télévisions dépendent très directement de ses fonds ou d’hommes d’affaires plus ou moins proches de l’institution monarchique. Autrement dit, leurs journaux d’actualités très institutionnels sont également disqualifiés aux yeux des correspondants des médias étrangers. Enfin, la presse écrite historique l’est également très largement. Depuis l’indépendance, la structure de la presse quotidienne généraliste reproduit en grande partie celle des partis politiques autorisés (El Ayadi, 2009). C’est pourquoi, là encore malgré leur diversité partisane, les titres de presse intéressent peu les correspondants. Non seulement ils n’y trouvent pas comme dans d’autres espaces journalistiques nationaux des informations jugées fiables d’un point de vue professionnel mais celles-ci sont considérées de surcroît peu adaptées au rythme de l’information en continu. 27 Cependant, le degré de cette subordination de l’espace médiatique aux pouvoirs politiques et étatiques varie selon les périodes. Après l’indépendance en 1956, la contestation médiatique a pris la forme de revues culturelles et intellectuelles arabophones et francophones, qui ont joué un grand rôle dans les débats publics nationaux, voire transnationaux jusqu’au début des années 1970 pour Souffles (Sefrioui, 2013) et jusqu’aux années 1980 pour Lamalif (Daoud, 2007). Anoual, un mensuel créé en 1979 qui deviendra hebdomadaire quatre ans plus tard, adossé à un des mouvements d’extrême gauche de l’époque, le « 23 mars » devenu l’Organisation de l’action démocratique populaire (OADP), sera également précurseur dans sa critique des autorités et un engagement politique moins strictement partisan dans les décennies 1980 et 1990. Mais il a fallu attendre la fin des années 1990, notamment avec la création de l’hebdomadaire politique Le Journal en 1997, pour voir réapparaître provisoirement une presse mettant en cause le jeu politique institutionnel et la monarchie (Ksikes, 2014), les armes de la critique faisant débat au sein même d’une rédaction loin d’être homogène.

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28 À la suite des procès des années 2000, cette parole critique a trouvé davantage sa place tout d’abord à la radio (Miller, 2012). Contrairement aux chaînes de télévision, et, depuis l’arrivée au cours des années 1990 de plusieurs groupes privés (Daghmi et al., 2012) moins directement contrôlés par le régime que les radios publiques, les stations de radios font parfois entendre des voix politiquement discordantes. Mais la parole politique la plus critique est surtout présente sur des journaux en ligne, même si l’interdiction récente du site bilingue arabe-français de Lakome.com, qui était depuis 2011 une source d’information importante pour les journalistes des médias étrangers, est venue rappeler le fort degré de contrôle des autorités, y compris sur les médias numériques. En 2014, les sites Badil.info, basé à Rabat, et Demain on line depuis Paris, sont parmi les seuls à relayer les activités de l’AMDH. 29 Cette configuration de contrôle relatif de l’information, notamment quand la presse dite indépendante est faible ou inexistante, explique en partie la raison pour laquelle les journalistes travaillant pour des médias étrangers ont fréquemment recours à l’AMDH pour obtenir des informations de première main. L’information en marge de l’espace politico-médiatique institué est en effet essentielle pour eux. Elle est non seulement recueillie par les moyens de communication habituels mais aussi de plus en plus par les réseaux sociaux (Facebook notamment), certains journalistes suivant l’actualité de sources jugées « fiables » et « informées » : La majorité des activistes sont sur mon compte Facebook, et parfois ils publient un paragraphe, un truc, ou lisent quelque chose qui peut être intéressant, alors je fais un appel, j’ai les numéros, j’ai les emails, je connais la majorité des gens (correspondant d’un média transnational). 30 Parce que les journalistes des médias étrangers sont à la fois privés d’informations officielles et sont basés à Rabat avec de faibles moyens, l’AMDH et son réseau de sections couvrant l’ensemble du territoire remplit un vide structural à un double niveau. D’une part, ses membres permettent aux médias d’être « alertés », de « faire remonter de l’info »15 sur des événements qui ne sont connus que sur les lieux et, d’autre part et peut-être surtout, d’avoir des interlocuteurs sur place soit pour vérifier des informations soit pour les faire réagir à un « événement ». Si cette position d’informatrice privilégiée qu’occupe l’AMDH est évidemment flagrante sur les questions de droits de l’homme, elle l’est plus largement, même quand il s’agit de rendre compte à distance d’un fait-divers sur lequel il est difficile pour les journalistes d’obtenir des informations précises de la part des représentants des autorités sur place : Je couvre la question migratoire, le Nord marocain, je me coordonne avec leur responsable dans toutes les villes. À Oujda, à Nador, à Berkane, à Al-Hoceima. Et j’essaye de recouper avec d’autres sources pour passer la bonne information […] eux, ils sont souvent sur le terrain, ils connaissent le nombre de blessés, le nombre de tentatives, c’est comme ça que je travaille. Il faut des sources locales (journaliste d’un média transnational). 31 L’« actualité marocaine » transnationalisée par les médias étant souvent liée à des thèmes, eux-mêmes connectés à des régions (les villes du nord comme Tanger ou Oujda pour l’immigration ou la drogue par exemple), des relations se sont nouées de longue date entre, d’une part des militants de l’AMDH sur place ou les animateurs de certaines commissions spécialisées et, d’autre part, quelques journalistes qui travaillent depuis plusieurs années pour les médias étrangers. Les hauts fonctionnaires ou responsables politiques au pouvoir refusant fréquemment leurs invitations, ou acceptant de ne

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parler qu’en « off » sans être cités, les correspondants des médias audiovisuels trouvent au sein des responsables de l’AMDH des interlocuteurs pour réagir à tel ou tel événement se passant sur le sol marocain : Du coup, on a toujours des invités de l’AMDH, j’aimerais bien avoir Ramid par exemple, le ministre de la Justice, j’aimerais bien avoir un Wali […] ils ne parlent pas. Du coup, téléphone, ils (les autorités) t’appellent : pourquoi c’est toujours l’AMDH, ce n’est pas X (nom du média) c’est X-AMDH, tu vois. Et voilà, je dis : voilà, vous êtes les bienvenus, merhaba (bienvenue, en dialecte marocain), vous parlez comme vous voulez (journaliste d’un média audiovisuel transnational). 32 Certains d’entre eux sont ainsi devenus des référents réguliers pour la presse étrangère qui les sollicitent souvent pour avoir un point de vue contestant la parole officielle. C’est par exemple le cas de Khadija Ryadi, qui fut plusieurs fois invitée par El Mayadeen, Al Jazeera et France 24, notamment dans ses émissions Daif wa massira (Invité et parcours) et Hadite Al Awassim (On en parle dans les capitales), ou encore Arte dans ses journaux et magazines d’information.

33 Très peu sollicités par la télévision officielle marocaine16, les représentants de l’AMDH s’expriment davantage dans quelques médias stratégiques dans la médiatisation du pays à l’étranger : les chaînes de télévision et radios transnationales, notamment en langue arabe, les médias audiovisuels et les quotidiens étrangers, mais aussi et surtout auprès des agences de presse transnationales. C’est précisément ce décalage entre les espaces de diffusion nationaux et transnationaux qui explique, au moins en partie, que l’AMDH constitue une cible privilégiée des autorités marocaines. Les interdictions répétées de ses activités au cours de l’année 2014 et 2015 sont à cet égard significatives. Mais c’est en même temps parce qu’elle occupe cette position sinon cette fonction que ses entreprises parviennent à mobiliser les médias étrangers, comme en atteste sa campagne de boycott du Forum mondial des droits de l’homme qui s’est tenu à Marrakech en novembre 2014. Profitant de l’organisation de cet événement qui était, pour les autorités marocaines notamment, une preuve de la reconnaissance internationale des « progrès » des « droits de l’homme » dans le pays et mobilisait plusieurs dizaines de journalistes étrangers, les dirigeants de l’AMDH ont contribué à ce que les cadrages de la médiatisation portent moins sur le forum lui-même que sur leur action17.

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NOTES

1. Sauf indication contraire, les propos cités entre guillemets dans le texte sont extraits d’entretiens réalisés entre 2012 et 2014. 2. À titre d’indicateur grossier, les investissements directs étrangers dans l’économie marocaine entre 2007 et 2011 concernaient l’immobilier (23,6%), les télécommunications (17,3%) et le tourisme (15,8%). Cf. El Haouzi (2012). 3. Comme dans de nombreux pays autoritaires où les médias étrangers généralistes grand public – notamment au Maroc ceux des États colonisateurs qui pratiquaient abondamment les violations des droits de l’homme ou ne voulaient pas les voir (Glacier, 2013) – peuvent être présents sur place, le thème des droits humains est majeur dans les processus de médiatisation. S’il a pendant longtemps renvoyé dans ce pays à la répression politique de militants et de journalistes, il concerne plus souvent depuis les années 1990 les atteintes aux droits des femmes, des enfants, des minorités, etc. Au-delà des sujets « légers » sur la culture et le tourisme, de quelques faits- divers marquants, le Maroc est largement médiatisé à l’étranger à travers ce cadrage. 4. Ce critère de définition (« un mouvement de masse ») et d’organisation s’inscrit dans les grands principes fondateurs de l’association et constitue par la même occasion un principe de distinction à l’égard des associations de droits de l’homme concurrentes, dont l’OMDH, qui, en raison de ses caractéristiques (peu implantée sur le territoire, fondée par des universitaires) est qualifiée d’« élitiste » par certains militants. 5. Née en 1975, l’USFP est un parti politique issu d’une scission avec l’Union nationale des forces populaires (UNFP). En 1979, la jeunesse de l’USFP investit l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) lors de son XVIe congrès, qui marque sa « renaissance » après plusieurs années d’interdiction. 6. Disparitions forcées, tortures, mises en détention au secret, exactions contre la population, etc. sont alors monnaie courante.

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7. L’Association de défense des droits de l’homme au Maroc (ASDHOM) est créée en 1984 à Paris aux lendemains des émeutes de Marrakech, par des exilés politiques et des étudiants issus de l’UNEM. Des comités de lutte contre la torture voient également le jour. La section d’Amnesty International à Paris joue aussi un rôle important dans la médiatisation des événements, en organisant par exemple, en 1982, une action en faveur des disparus sahraouis. 8. Du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS), né d’une scission au sein de l’USFP, et de la Voix démocratique, un parti d’extrême gauche héritier de l’organisation révolutionnaire marxiste-léniniste Ilâ Al Amâm (En Avant !). 9. On peut citer la chute du bloc soviétique, le sommet franco-africain de La Baule qui symbolise la fin du soutien de la diplomatie française aux régimes dictatoriaux et qui somme le Maroc d’entretenir sa « vitrine démocratique » ; la guerre du Golfe marquée au Maroc par la position favorable de Hassan II à l’intervention étrangère qui est perçue comme un aveu de faiblesse, la grève générale de décembre 1990 organisée par la CDT et l’UGTM, mais aussi la sortie du livre de Gilles Perrault Notre ami le roi, en 1990, qui a un effet retentissant. 10. Ces constats sont tirés des entretiens menés avec des cadres de l’organisation. 11. Si « l’AMDH a choisi d’être le défenseur de ce qu’elle considère être la veuve et l’orphelin » comme l’explique un de ses responsables, ce combat est partagé par de nombreux journalistes (et parfois diplomates) travaillant pour la presse étrangère. Sur la relation entre Ignace Dalle, le directeur du bureau de l’AFP au début des années 1990 et Ahmed Marzouki, emprisonné au bagne de Tazmamart (Marzouki, 2013 : 3-9). 12. En témoigne la répression dont l’AMDH continue de faire l’objet selon les conjonctures, tout comme les interdictions répétées dont font l’objet ces activités et conférences. 13. Cette fermeture est relative dans la mesure où le contrôle du champ médiatique national par les autorités n’a pas empêché l’émergence d’une presse des partis politiques dits de gauche au cours des années 1970 et 1980, puis d’un certain nombre d’entreprises de presse « indépendantes » (comme Le Journal, Telquel, Lakome.com et, plus récemment, Badil.info) créées à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Journaux de partis de gauche et presse indépendante ont joué, à différents moments, un rôle important dans la médiatisation des droits de l’homme au Maroc. Toutefois, l’histoire de la presse partisane et « indépendante » et ses relations avec les organisations de droits de l’homme au Maroc constitue un objet d’étude à part entière que l’on ne peut traiter dans le cadre de cet article. 14. Par exemple, la fermeture progressive du bureau de la chaîne Al Jazeera en 2010 était en partie liée à la médiatisation de sujets touchant aux droits de l’homme. Les autorités marocaines ont autorisé de nouveau en 2014 la présence sur le territoire non pas d’un bureau mais d’un correspondant de la chaîne. 15. Ces citations sont extraites d’entretiens avec des journalistes exerçant pour des médias étrangers. 16. Selon plusieurs de ses dirigeants, l’AMDH n’a pas été invitée à la télévision publique marocaine depuis 2011, et ce, en dépit de toutes les émissions et débats sur la situation des droits de l’homme qui ont été programmés. 17. Pour des exemples, voir « Le Maroc souffle le chaud et le froid sur les droits humains », La Croix, 27 novembre 2014 ; « Las protestas ensombrecen el foro de derechos humanos de Marruecos », El País, 27 novembre 2014 ; « Maroc/Droits de l’homme : une des principales ONG annonce son "boycott" d’un forum mondial », Agence France Presse, 17 novembre 2014.

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RÉSUMÉS

Prenant pour objet la médiatisation nationale et internationale d’une organisation des droits de l’homme au Maroc, l’Association marocaine des droits humains (AMDH), cet article interroge l’articulation entre un champ d’origine et des espaces nationaux et transnationaux étrangers. Marginalisée sinon exclue d’une large partie de l’espace médiatique marocain, l’AMDH parvient néanmoins à porter sa voix dans quelques médias étrangers, tout en ayant une communication jugée de part et d’autre déficiente. Partant de ce double paradoxe, l’article explore les conditions qui le rendent possible. Il montre que, loin de se laisser expliquer par les seuls usages des médias sociaux, la position qu’occupe l’AMDH est redevable de deux logiques : d’une part, c’est au nom de son réseau social et de son capital symbolique constitué au prix d’ajustements et de luttes avec le régime monarchique que l’organisation se fait entendre par-delà les frontières de l’espace médiatique national ; de l’autre, sa position doit beaucoup à la fermeture des champs médiatique et politique au Maroc ainsi qu’aux propriétés du champ du pouvoir. L’AMDH est en effet amenée à combler un vide structural qui tient à la subordination de l’espace médiatique marocain à l’univers politique et étatique. De ce fait, elle joue le rôle de contre-feu face à l’agence de presse officielle (Maghreb Arabe Presse) et aux médias traditionnels.

This article analyzes the international media coverage given to an organization of human rights in Morocco, the Moroccan Human Rights Association (AMDH in French). It examines the relationship between, on the one hand, the area of production (Morocco) and, on the other hand, national and international journalistic areas of reception. Marginalized, if not actually excluded, by a large part of the Moroccan media, AMDH nevertheless manages to make its voice heard in foreign media, despite its communication methods being less than satisfactory. The article explores the conditions that led to this double paradox. It shows that, rather than being due to the use of social media, AMDH’s position corresponds to two arguments: on the one hand, the organization manages to spread its message beyond the national media through its social network and its symbolic capital developed through adjustments and struggles with the monarchy; and, on the other, its position is due to media and political restrictions in Morocco and to elements in national power structures. AMDH seeks to fill a structural vacuum created by subordination of the Moroccan media to political and state interests. For this reason, AMDH serves as an alternative to Morocco’s official news agency (Maghreb Arabe Presse) and the traditional media.

INDEX

Mots-clés : transnationalisation, mouvements sociaux, médias, communication, Maroc Keywords : transnationalization, social movements, media, communication, Morocco

AUTEURS

JOSEPH HIVERT

Université de Lausanne/IEPHI(Institut d’études politiques, historiques et internationales) – Bâtiment Géopolis – CH 1015 Lausanne (Suisse) Courriel : [email protected]

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DOMINIQUE MARCHETTI

Centre Jacques Berque, CNRS/USR 3136 35, Avenue Tariq Ibn Ziyad – Rabat (Maroc) Courriel : [email protected]

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Free flows and contra-flows of information: the Kenyan online media agency A24 Media Flux libre et contre-flux d’informations : l’agence kényane de médias en ligne A24 Média

Kani Tuyala

1 The aim of this paper is to discuss how modern Information and Communication Technology (ICT) is appropriated and implemented by Kenyan media entrepreneurs who created the pan-African online media agency Africa 24 Media in September 2008. The underlying attempt behind A24 Media is to give ‘Africans’ a voice, whereby it is now a widely accepted fact that the portrayal of ‘Africans’ in North American and West European media to this day remains very restricted and one-dimensional. What therefore appears as a ‘free flow of information’ is in fact more of a one-way flow from North to South. Too often stories about the African continent and its inhabitants are dealing with topics such as starvation, corruption, disease, war, or any kind of exotic curiosities. Not only are the resulting stereotypes affecting the perception of the African people outside the continent, leading to prejudices and even far-reaching results like racism, but also the inner-African communication process remains limited, biased and distorted due to the lack of media self-representation. Both realities have multiple social and economic effects, leading for example to a lack of pan-African social and economic integration and foreign investment.

2 This paper embeds the discussion about the Kenyan media company A24 Media into inter-disciplinary considerations surrounding the alleged free flow of information – now more than ever being proclaimed in times of modern communication technology. In this context, it is noteworthy that in the 1960s and 1970s new technologies were regarded as tools to foster the dissemination of information, raising hopes of increased social and economic development: “[…] satellite technology was regarded as an innovation that would foster greater diversity in the media and provide improved and

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lower-cost access to communication services and an array of new telehealth and education services” (Mansell & Nordenstreng, 2007: 16). 3 The question therefore arises if such optimism is justified this time due to contemporary ICT and its unique characteristics. 4 The core interest of this paper will question if the ‘digital age’ indeed supports the establishment of what Daya Kishan Thussu refers to as “contra-flows, originating from the erstwhile peripheries of global media industries […]” (Thussu, 2007: 4). Or will this new technology finally help to reinforce North American and West European media hegemony by means of its global dissemination and local adaptation? To approach the described epistemological interest this paper will focus on A24 Media, a media company located in Nairobi, Kenya and raise questions about possible social, political and economic implications of such contra-flows. 5 The abovementioned considerations culminate in the theoretical assumption that if one wants to answer questions regarding the possibilities, challenges and limitations of ICT as a tool of local socio-economic transformation and self-representation in an African context, one also should reconsider a one-dimensional perspective of culture as a self-contained entity. Culture appears not as cataleptic but as a permeable, ever changing body; not afflicted by outside influences but rather dependent on fertile exchange. Culture is a perpetual process of negotiations of meaning, significance and substance, constituting antagonism between representations of identity and disparity. This takes place in a permanent flow of contradictions, breaks, disparities and resistance within all inter-human relations and therefore also within local and trans- local power relations (Schlehe, 2005). 6 This paper is based on ethnographic methodology, mainly in-depth interviews on the ground and via e-mail, document collections and online resources. This research was conducted from 2010 to 20141.

Kenya steps into the virtual age

7 Without modern digital technology A24 Media would not be able to operate, however, how did the ICT landscape in Kenya develop in recent years? According to Internet World Stats (2011) there were 200 000 Kenyan Internet users in the year 2000, and the number of subscribers increased “with an estimated monthly growth of 300 new subscribers each month” (ibid.). Between 2000 and 2012, however, the situation changed dramatically. During one of the interviews with Dr. Bitange Ndemo, who at that time was head of the Communication Commission of Kenya (CCK), he also referred to the number of Internet users in Kenya: About three years ago we had only three million users. The constraint then was broadband. The undersea cables landed, then we rolled out the national fiber optic network, the terrestrial network. Mobile operators brought in 3G. The number of users has changed to 12.5 million – that’s incredible. The current constraint actually is what we call ‘last mile connectivity’ [meaning to bring the Internet to all corners of Kenya, including rural and remote areas], and that’s what the government is working on to roll out2. 8 There are four main cellular mobile service providers in Kenya: Safaricom, Airtel, Telkom Kenya (Orange) and Essar Telkom. According to the CCK: “Safaricom Limited, Airtel Networks Kenya Limited and Telkom Kenya Limited (Orange) continued to

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demonstrate an upward trend in subscriptions” (Communication Commission of Kenya, 2013: 9).

9 Concerning the Internet’s impact on Kenyan society, Dr. Ndemo had the following to say: Previously leaders would just ignore the people and it’s not going to be like that anymore […] That transparency, that is what is going to help. You can’t hide things anymore […] If you are hoping to lead a country and hide information like it used to be you are in deep trouble3. 10 It would seem that, after all, the Internet is about to change Kenyan communication habits in a fundamental and far reaching way. Asked whether Internet technology, as an adopted and allegedly North American technology, could also have a subtle but far reaching negative impact on Kenyan culture(s), Dr. Ndemo replied: I know what you mean by that, but I know even technology can be traced back [to] [...] (and) started in Africa. I don’t think there is any culture that would say this is a western technology, we can’t use it […] There is no tradition that does not require exchange4. 11 In stating the above, Dr. Ndemo also ultimately challenged some distinctive beliefs about globalization as a linear process. Indeed, he indirectly addressed a “conceptual weakness” (Förster, 2005: 39, translation KT) in the ongoing debate about globalization. According to Förster: “ ‘Adoption’, but also its complements ‘overpowering’ and ‘hybridization’, presume that initially there existed two clearly varying units. Only then does it make sense to speak about an adoption of a certain good, an idea or an institution of one by others” (ibid.).

12 It therefore seems questionable whether such “clearly varying units” ever existed, notably if one assumes that culture is in fact based by its very nature on adoption, also as “there is no tradition that does not require exchange”. Dr. Ndemo therefore indirectly also argues against the danger of being “overpowered”: […] Even though there will be some differences also, where people would tend to live more like the western world, but I think there is going to be a much stronger move to dig deeper and re-create our own culture [due to and through the use of ICT]5. 13 With regard to one of the underlying objectives of this paper, namely to examine the question of whether the Internet (as was ascribed to earlier forms of media such as television) might also contribute to some form of “cultural imperialism” (Hafez, 2005; Schiller, 1976: 9), Dr. Ndemo stated that: What people discuss is local content […] Probably what can give you a different view is YouTube, because you are able to share local news worldwide. And I’ve seen various Kenyan clips from very rural places and the Kenyans in the US, who are very far away, are able to see that. So the models are changing. The western influence was a one-way influence. I would say in the next few years there will be a lot of influence even from developing countries, depending on their level of understanding of the Internet6. 14 Dr. Ndemo further argued: “I don’t think you can fully westernize the African people7”.

15 The statement by Dr. Ndemo in particular reminds of Kai Hafez’s criticism of the term ‘media globalization’, when he asks “Is the Internet then a ‘global’ or is it in fact more of a ‘local’ medium”? (cf. Hafez, op. cit.: 10). Ndemo stresses the fact that even though people all over the world can access information from every corner of the globe, the

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communication traffic within national borders nevertheless exceeds transborder information traffic. 16 Concerning the question of whether Internet technology will be able to contribute to a significant decline in poverty in Kenya, A24 Media president Asif Sheikh argued that technology is not an end in itself and that its impact on society rather depends on its usage, whereby concerning the corresponding technology’s distribution he adds for consideration “[…] and who are the guys who bring this stuff in? The Chinese”8.

The Flow of Information’s social and economic implications

17 It is claimed that from the middle of the last century, the world has been largely mediated through the eyes “of American owned news organizations” and furthermore “Hollywood films, with considerable assistance from the Motion Picture Export Association, [has] saturated the world’s movie screens9 (Schiller, 1989: 141). It can therefore be argued: “[…] that the transnational corporations, with the support of their respective governments, exert indirect control over the developing countries, dominating markets, resources, production and labour. In the process they undermine the cultural autonomy of the countries of the South and create a dependency on both the hardware and software of communication and media” (Thussu, op. cit.: 19).

18 Thussu’s argument complements the observation that the free flow of information is rather a one-way flow from North to South, and that it is only now, due to the emergence of modern ICT, that previously marginalized societies are obtaining the tools to establish what he refers to as contra-flows in the global media landscape. 19 With regard to the consequences of the predominantly negative coverage of Africa, the media analysis Dutch scholar Teun A. Van Dijk provides solid examples of the reproduction of major bias and in fact racism within mass media, when elaborating on their subtle role in preserving a certain balance of power in international political, economic and social relations. In his paper entitled ‘Power and the news media’ van Dijk argues “The media have played a crucial role in the reproduction of the ethnic status quo as well as in the perpetuation of racism and ethnicism” (van Dijk, 1995: 17-18). He continues by stating: “It is not surprising that, as a result of such coverage, the white readers get a seriously biased version of ethnic affairs. Because the average readers lack access to alternative definitions of the ethnic situation, and because alternative interpretations are hardly consistent with their own best interest, they will generally accept such mainstream definitions as self-evident. Conversely [...] the press will again use such popular resentment as support for its own coverage”(ibid.: 20‑21). 20 According to van Dijk, the lack of a vibrant pan-african media landscape nevertheless fostered the international status quo: “Due to the absence of Third World news agencies and a lack of correspondents for Third World newspapers, most news about these countries, even in their own newspapers, is channeled through First World news agencies and inevitably shows a Western perspective […] this white, Western perspective prefers news events that confirm stereotypes tailored to the expectations of Western readers” (ibid.: 26). 21 Van Dijk continues by arguing that even though the coverage of Africa might have seen some slight changes in recent years, it still differs quite sharply from the portrayal of

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other world regions, especially when events such as hunger, oppression, violence and war occur. In that case, however, the anglo-american and west european mass media are: “[…] play[ing] down the direct or indirect effects or legacies of Western colonialism, corporate practices, military intervention, international trade, and politics. On the other hand, Western aid and other contributions are emphasized and presented as beneficial and seldom as problematic ”(ibid.). 22 In an economic context the current single-sided coverage of Africa is therefore also regarded as a key “blockage to change” (Abbot & Phipps, 2009: 6). This blockage refers to the effect that negative stereotypes have on the decisions of foreign corporations, politicians, potential investors and tourists. Concerning the aspect of inhibited investment due to negative coverage, it appears noteworthy that: “While Africa, according to the US Government’s Overseas Private Investment Corporation, offers the highest return in the world on direct foreign investment, it attracts the least. Unless investors see the Africa that is worthy of investment, they won’t put their money into it. And that lack of investment translates into job stagnation, continued poverty and limited access to education and health care” (Pineau, 2005: B02). 23 Former US ambassador to Tanzania, Charles Stith, stated the following to say concerning the correlations between media, economic power and racism: “One thing blocking a fuller perception of Africa’s progress may be implicit racism. There is a historic framework that by definition sees Africa [...] and Africans as inferior and negative and makes most stories about the continent negative. By contrast, China has problems, but we see and hear other things about China. Russia has problems, yet we see and read other things about Russia. That same standard should apply to Africa” (cited in Olujobi, 2006). 24 Stith is accompanied by Paul Kagame, the current Rwandan president: “The constant negative reporting kills the growth of foreign direct investment. There has even been a suggestion that it is meant to keep Africa in the backyard of the global economy” (ibid.). 25 The wheel has finally come full circle, as negative media coverage leads to less investment, lack of investment leads to stagnation in terms of poverty reduction, and evident poverty serves to further the argument for single-sided storytelling and the feel-good reports of ‘helping Africa’. Nigerian Journalist Gbemisola Olujobi, a Pulitzer Fellow at the Annenberg School for Communication (University of Southern California), describes the underlying singularity as “disaster pornography” (Olujobi, op. cit.). It can therefore be argued: “A robust and independent Africa-wide media which can project an indigenous understanding of Africa both to its own people and to others beyond the continent will aid the development of a more stable, prosperous and confident Africa” (Fiske de Gouveia, 2005: 7). 26 With this in mind, it seems reasonable to point out that: “The Western public (or audience) needs to be exposed first-hand to Africa, and thereby reduce their dependency on Animal Planet, Discovery Channel or Disney World to inform their perception of Africa” (Michira, 2002: 7).

A24 Media and the Ethiopian famine

27 The conceivably most significant reason for the creation of A24 Media is the legacy of Mohamed ‘Mo’ Amin, the founder of Camerapix, today one of the most established

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multimedia companies on the African continent, and father of Salim Amin, the co- founder of A24 Media. A24 Media’s photography website describes Mohamed Amin as one of “the most famous photojournalists in the world”. His impact is described in the following way: “In a career spanning more than 30 years he covered every major event in his native Africa and beyond, to emerge as the most decorated news cameraman of all time. His story is inseparable from the chronicle of Africa. A friend of princes and paupers, kings and commoners, Mo did not suffer fools gladly, and was never less than passionate in his life’s work”10.

28 Amin earned his highest international reputation during the Ethiopian famine of 1984, a crisis that inspired the ‘LiveAid’ initiative, which found its peak in the charity hit single ‘We are the world’ starring celebrities such as Michael Jackson, Harry Belafonte and Stevie Wonder. Concerning his father’s role in creating international awareness of the Ethiopian famine, Salim Amin stated in an article for the Sydney Morning Herald in 2007, that the images his father took of the famine “[...] changed the world”. They prompted the greatest act of giving in the 20th century [...] More importantly, they saved the lives of more than 3 million people (Amin, 2007: 1). 29 Why is this episode important enough to describe it here? Because, despite the global wave of solidarity Mohamed Amin’s coverage of the Ethiopian famine generated, the following quote from Salim lies at the heart of understanding the ambition that led to the establishment of A24 Media: “There has been much talk about the damaging impact of the stereotypical portrayal of Africa in the media. The photos my father took still represent much of what people think of Africa, reflecting the typical images of Africa that we continue to see on international news channels – starving children with flies in their eyes, executions, genocide. Overcoming these stereotypes is one of the key challenges that we in Africa face. We can only combat that trend if we have true influence on what is reported, covered and said about Africa” (ibid.: 2). 30 Considering why the Ethiopian famine gained adequate international media attention only late in its course, the Glasgow University Media Group, in their volume Getting the Message. News, Truth and Power, explains that: “Even if we assume that television needs terrible pictures to generate interest this still does not seem altogether credible as a reason. For example, when television news wishes to stress the impact of strikes, they have used library film of previous disputes to show the consequences of industrial action […] before the alleged effects have actually occurred. By the same token, it would have presumably been possible to use library film of the previous Ethiopian famine and to say that this was about to happen again unless something was done to stop it. But featuring a huge potential disaster in the Third World does not warrant the same research and commitment needed to illustrate much smaller potential problems at home. This is not always the fault of individual journalists in the field – it is more to do with the priorities set by the organizations within which they work” (Philo, 1993: 100). 31 The media response surrounding the Ethiopian famine can be seen as one of the decisive events contributing to the founding of A24 Media. In this sense, Salim Amin aims to fulfill his father’s lifelong vision to show a more holistic picture of African reality; a wish that he himself was unable to accomplish due to the intrinsic mechanisms of the international media landscape that demanded first and foremost for more of the same one-dimensional stories.

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A24 Media. An African Voice telling the African Story

32 In December 2005, Salim Amin and Asif Sheikh’s (A24 Media chairman president respectively) initial attempt at founding a media start-up was to work on the launch of the first pan-African 24 hours news channels. However, they soon came to realize that their primary vision would have to be postponed due to the exorbitant financial and organizational hurdles involved. After some time of reflection about the most suitable business model, Africa 24 Media, a precursor to the envisioned channel and Africa’s first online agency for pan-African video and stills content, was launched on September 19, 2008. Their website describes the initiative as follows: “A24 Media is a pan-African online media agency that connects the rest of the world with content production resources and information from and about Africa”11.

33 Asif Sheikh explains how it came about that he and Salim Amin worked together to start A24 Media. According to him, they were originally high school classmates, and “[…] when I came back home [to Kenya] after twenty years […] he basically approached our family to invest […] and we said, yeah we’re interested”12. Sheikh believes that as business partners, they complement one another, as he brings in “[...] the whole business expertise, how to run a business, how to structure a business, how to manage customers”, while Salim “[...] obviously does have the media experience, he does have the brand, he is fulfilling his father’s footsteps [...] Salim’s ambition has always been to take his father’s [Mohamed Amin] legacy and build his own legacy”13. He continued, saying that what finally motivated him to establish A24 Media together with Salim Amin was his realization “[...] that there was a business here that if you control content […] the limit could be the sky.” He further added, “Salim’s vision, which I liked to see happen, is to […] make it something for Africans by Africans”14.

The A24 Media business model

34 In January 2011, A24 Media and Camerapix, the above-mentioned multi-media company founded by Mohamed Amin in 1963 and now led by Salim Amin, had twenty- three journalists and media professionals in its employment. However, it was due to the efforts of Salim Amin and Asif Sheikh, the two main initiators, that A24 Media became operational in the first place. In the same period of time, the number of freelance journalists associated with A24 Media sending material on a daily basis was 250 from forty different countries (in East, West, Southern and North Africa).

35 One centerpiece of A24 Media’s business model can be described as “content aggregation”15, though there are different types of content being aggregated. Since 2011, the range of content has further widened to include (among others) short features, long form content and documentaries. In recent years, A24 Media has also started to produce its own content in the form of shows and series, though content aggregation “is still the main business”16. The aggregated material is either entirely produced by A24 Media staff or is based on material sent in by freelance journalists – or ‘stringers’ – from across the African continent, which is then edited by A24 Media. These freelance journalists range from those trained by A24 Media itself, those who are entirely self-taught or those who gained their training from other sources. The most important and striking difference between the A24 Media model and the usual corporate media model is that the journalists who work for them retain the copyright

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for their own material and receive a revenue share of 60/40 in their favor. Asked in 2011 about whether this model had paid off so far, Salim Amin replied: Yeah, we broke even five months ago, we’re not losing money anymore. We’re still a long way from recovering our investment, but yes, I think the model is working because the content is moving, because there are so many new [African] channels coming up, they are all taking the same content, so we can make the same sell several times. The initial marketing has been done and now it’s about people to pick stories up17. 36 Concerning copyright, the experiences of Salim Amin’s father again came into play, as he was always keen to keep the copyright for the content he produced. Asif Sheikh explained the core model for the relationship between A24 Media and their freelancers by stating that for both parties it is a win-win business: For example, when a freelancer sends us a story, we want the freelancer to understand that ‘Listen, you take the ability and the time to shoot a good story and send it to us and we sell it to ten different broadcasters and you guys get 60% of that revenue, you own your kid, right. Now what you’re going to do, you send us more stories’. We’re doing it in support of each other […] In Africa it’s a massive problem. Freelancers go and shoot something, then go to Reuters. Reuters pays them a hundred bucks [Dollars]” and then owns the content outright18. 37 For Asif, the 60/40 model therefore “[...] is more than just making money. It’s also about showcasing to the world that Africa has the ability”19.

38 The overall business model of A24 Media is two-fold: on the one hand it is about aggregating, producing and selling content to broadcasters, and on the other hand it aims to “monetize the audience” (getting visitors to the website to engage in financial transactions). Asif felt that it was this latter aspect that “[...] is going to be our big picture on really making money”20. During one of the interviews, when speaking of the different pillars on which the business model is founded, Asif referred to this combined approach as an integrative model. 39 Completing his explanation of how they were planning to make A24 Media a success story, Asif summed up A24 Media’s strategic advantage: So I think we’re optimistic now […] Let me repeat, there is nobody doing what we’re doing, which is basically aggregating content and trying to sell it […] You know you have the Nigerian guy doing Nigerian movies and just trying to sell Nigerian movies. That’s the challenge, because Africa is such a big continent and it’s a very difficult market to execute21.

Reuters and A24 Media’s Africa Journal

40 The history of Africa Journal, an about twenty-six minutes long weekly journal, also goes back to Mohamed Amin who had the initial idea for a program concentrating on the positive aspects of Africa. According to Roseline Muriithi from A24 Media, the production is now (in 2014) twenty ears old, thus Africa Journal was established in 199422. Later on, Reuters took over the program after the passing of Mohamed Amin in 1996 and embedded it within their own Africa programming. The coherences become clearer, when taking into consideration that during the time Mohamed Amin established Africa Journal he used to work for Visnews, which again “later became part of Reuters, thus the reason they kept it [Africa Journal] when Mohamed died”23. In reference to why Reuters then finally came back to A24 Media to ask them to produce Africa Journal, Furnad replied:

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What happened is, Reuters showed some intent that they might prefer to have a company that has television production experience and a television production future to take over the program, and the logical first place to stop was where it started24. 41 Cooperation between Reuters and A24 Media began in February 2011, when A24 Media took over exclusive responsibility for producing Africa Journal. In explaining the character of the cooperation, Asif Sheikh stated that Reuters constitutes “the biggest partnership” for A24 Media, and that “because when we got that partnership, instead of just being a content aggregator we are now a content producer”25. Asif Sheikh also talked about the strategic advantages for A24 Media in the collaboration with Reuters, in particular their access to Reuters’ stringer network: So how it relates to stringers is that we now have bought into the family of all the Reuters stringers, because we’re working with them to produce this show. With that also are our own stringers. So the model for stringers is, I can’t give you an accurate number, as it’s an ever expanding model and something I think [that] can become very valuable as time goes on, because we have a network like nobody else on the continent26. 42 In addition and in contrast to Reuters, A24 Media is currently enlarging its African capacities and activities, and “[...] because we’re doing all these things, we can effectively be a marketing arm for this program and potentially for further Reuters products in the future”27. Furnad compared Reuters’ outsourcing of Africa Journal with a similar move by Associated Press Television News (APTN), which, according to him, bought Worldwide Television News (WTN) [in 1998] also to get “[…] rid of the whole programming division”28. Furnad further argued that APTN, at that time still Associated Press Television, had “decided that they only wanted to concentrate on news coverage and not post-production and putting things together, because that requires facilities, requires special expertise, etc”29.

43 He also provided some additional information about the number of journalists involved in producing Africa Journal: Between ten and twelve in any one week, but of course, you know, you have people in the field, you know, other people are doing special projects because we do have quite a lot of projects going on; So ten to twelve, but probably not all the same week. Probably we have a core of six working on the show30. 44 Beyond the journalists who are directly involved in the production of Africa Journal, Daniel referred to others who have an impact on the production31, such as staff working at the assignment desk who help contact contributors to send their stories. When asked about the character of stories produced for Africa Journal Furnad stated: Anywhere from […] how the financial crisis in Europe and America was affecting Africa, to the Zambian presidential elections, to [an] African comedy festival here, etc. […] Generally there is a hard news [piece] first, a very light one to the end, but in between you probably find things that are interesting and unique […] and interesting ideas are coming to us from our contributors32. 45 Africa Journal is distributed to thirty-three countries in Africa, forty stations worldwide (in the US and UK via the Africa Channel) and as of January 2015 the number of Africa Journal episodes produced by A24 Media reached one hundred fifteen. Inquiring after the concrete business model guiding the relationship between A24 Media and Reuters, Asif Sheikh stated that in return for producing stories for Reuters, A24 Media receives a production fee. When an Africa Journal episode is produced, A24 Media and Reuters both act as distributors and sellers of the show and in case of successful sales, A24 Media and

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Reuters share the revenue33. In 2014, Roseline Muriithi also provided some additional specifics about the revenue share model between A24 Media and Reuters, by stating that both entities split revenues on a 50/50 basis on any new clients34. Daniel Furnad also referred to the revenue share as the basic business model between them. Following Furnad’s argumentation, the model of a revenue share deal makes sense for Reuters, since by outsourcing production they save pecuniary resources, though they still earn money as Africa Journal ultimately remains a Reuters product35.

Faces of Africa. A24 Media goes China

46 Just as China appeared as an influential player all over Africa in recent times, it is also playing an ever growing role within A24 Media’s business strategy, in the form of the Chinese state run television channel China Central Television (CCTV). As of September 2012, according to Macharia Maina, A24 Media had produced twenty documentaries for CCTV36. Furthermore, what is so far unique in the partnership between A24 Media and CCTV is the fact that the latter does not solely buy stories produced by A24 Media, but they also ask A24 Media to suggest stories to be broadcasted by them. Daniel Furnad explained the logic and benefits of their cooperation with CCTV when he spoke of how CCTV had decided that they wanted to do a pan-African series of documentaries, Faces of Africa, and finally approached A24 Media to produce it: […] because there are a lot of production companies here, but you look on their website and you see it’s all Kenyan stuff. Where do they (CCTV) get [a] four part series on Mandela from? Where do they get [stories on] Ghana from? So, we [at A24 Media] got a pan-African range. So if we’re smart about things we can make the needs of our various customers work for us37. 47 Aside from the concrete relationship between both entities, the underlying question about the Chinese government’s motivations for establishing a CCTV bureau in Nairobi on January 11, 2012 relates to the paper’s overriding discussion about the so-called free flow of information, and the interests that determine and impact upon this flow, in both the past and present. In this sense, CCTV could be regarded as an emerging competitor to the status quo of international media flows and their rather unilateral control mechanisms and subsequent socio-economic impacts. According to Ronald Yick, a Hong Kong based blogger, stated in an article for the website Global Voices entitled “Chinese ‘Soft Power’ Expands in Africa with CCTV”: Nowadays, many western media and observers believe that the presence of CCTV in Africa is to expand the Chinese government’s soft power and compete with media giants in the West, such as CNN and BBC (Yick, 2012). In fact, Thussu also makes use of the term soft power, from a different perspective though. He argues that: “The extensive reach of US-based media, advertising and telecommunications networks contributes to the global flow of consumerist messages, helping the US to use its ‘soft power’ to promote its national economic and political interests” (Thussu, op. cit.: 13).

48 Inquiring about their thoughts on whether China is using media for the purpose of achieving economic influence through the soft power of media, everyone at A24 Media agreed with the notion that China, just like West European and North American states, might ultimately aim to serve its own national interests. They pointed out, however, that the Chinese approach to portraying Africa in their media – with CCTV being the example at hand – is nevertheless notably different. In this regard, it would seem as if China’s economic interests in Africa call for media coverage of the continent that

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justifies its investment. According to A24 Media representatives, it is due to such reasoning that the Chinese – and therefore CCTV – are interested in presenting a more positive perspective on Africa. As Content Manager Roseline Muriithi confirmed, the Chinese “want documentaries that showcase the positive side of Africa”38. Asking in September 2014 how many stories A24 Media had so far produced for CCTV, Asif Sheikh replied, “by end of this year [there] will be 80”39. 49 As the paper primarily concentrates on Africa Journal and Faces of Africa to provide insight into A24 Media’s inner processes, coherences and collaborations, it has to be taken into consideration that A24 Media does also partner with several other broadcasters, media agencies, mobile phone operators, corporate clients and documentarians/filmmakers. In 2015 they started to produce further half-hour shows such as ‘Africa meets Business’, ‘On the Road’ and ‘The Scoop’ (a talk show hosted by Salim Amin). With regard to A24 Media’s further partners, the most important ones for whom it produces content are Bloomberg TV Africa, TVC (TV Continental of Lagos, Nigeria) and Arise TV (founded by Nigerian media entrepreneur Nduka Obaigbena and launched in 2013). Salim Amin elucidated: We have subscription deals with TV-Continental in Nigeria, Bloomberg Africa, Arise TV, and we sold to individual stations like Nation40 [...] the subscription deals they take are 15 [reports] a month, others have been single sales, because they were interested in a particular story. So there are a few one-time clients, but the majority has been on these subscription contracts, to Bloomberg Africa, which is primarily business stories, TV-Continental is a cross-section of stories41. 50 Publishing limitations for this paper, however, do not allow describing and reflecting on A24 Media’s further collaborations and their intrinsic characteristics.

Conclusion

51 As was shown in the previous paragraphs, ventures such as A24 Media are emerging in an environment (still) mostly dominated by West European and North American media companies, however, the paper sheds light on the fact that media companies like A24 Media have the potential to act as a perception corrective, not only for recipients outside of Africa, but also for African recipients themselves. According to Kai Hafez, “In other words: glocalization can in the long run foster the local culture and is not inevitably a step on the way towards a global ‘super culture’” (Hafez, op. cit.: 27, translation KT). An attempt to re-imagine the continent by appropriating modern communication technologies thus seems reachable, though this potential can only unfold when companies such as A24 Media gain and maintain a certain degree of market penetration or when the consumer is willing to actively use and purchase their products to challenge the uniformity of information about Africa. This uniformity can be regarded as the result of the “market psychology of (West European and North American) media representatives”42, which in turn corresponds to the analysis that “journalism is in an increasingly precarious situation, whereby it has marginalized itself within the scope of market logics and political compliance” (Van Raden & Jäger 2011: 7, translation KT). Van Raden and Jäger continue by stating: “I am worried about the question why – despite tremendously huge media diversity, quantitatively speaking, despite the mountains of newspapers, magazines, despite all the radio and TV stations and the fabulous opportunities of the Internet – there is often so much

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breathless simplicity. Why media coverage so often follows a simple basic narrative, whereby it so readily becomes entangled in its own clichés and legends” (ibid.).

52 Salim Amin made some reference to such findings and critiques. He outlined that modern communication technology can serve as a transformative medium in a social and economic sense; however, during our interview he also reflected on the broader picture, stating: The Internet has the potential when the people put their stories on. However, you know, the problem with the Internet is people have too much information, unless you know how to search the Internet, unless you know where to look. The more you have, the easier it is to lose things, and this is something that we really have to think about, how useful the Internet really is. I mean, the blogging scene has come along with the Internet, but how many people read those blogs? Unless it is something like Huffington Post or something that is established43. 53 In fact, by stating the above, Salim Amin to some extent also questions the Internet’s transformative (political) character, in the sense that it might foster or even initiate democracy or democratic movements, for instance. In this context, Hafez argues that the Internet’s supposed potential to allow whole new strategies for political opposition due to the fact that content can be written in English – but also many other languages – and thus lead to worldwide attention “is an integral part of the mythologization of globalization” (Hafez, op. cit.: 155, translation KT). Referring to Dana Ott and Melissa Rosser, Hafez states that there is no (scientific) evidence supporting the assumption “ that the Internet is accelerating democratization processes. Democratization probably rather facilitates the Internet’s development instead of the reverse” (ibid.: 154). At this point, as has also been stated further above, the habits of media consumption also play a crucial role and according to Dr. Ndemo: That is what we are working on, to provide local content, because that is what people have most interest in. So what you are going to see is a boom in local content websites and that’s what is going to become the attraction for the people locally44. 54 Currently, there seems to exist a certain momentum supporting such an assumption. Dr. Ndemo again: […] because (of) the crisis you see in Europe, even Africans are beginning to ask themselves, ‘should we do the same and get into the same crisis?’ The support system we had, the sort of socialist system we had [...] We normally say in Africa: A child is not brought up by the parents but by the community. So should we go back to our system where the community raised the children, which meant they were brought up with proper values, respect, culture and everything? These are the things people are beginning to ask. Did the Europeans go too far?45 55 In fact such kind of glocalisation, a reversion to the local in times of the global fostered by an increased pan-African circulation of locally generated digital content, could then also foster an “Africa rising”.

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BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. During the practical fieldwork periods, the interview partners were the following: – AMIN Salim: chairman of A24 Media. – FURNAD Daniel: COO and senior executive producer of A24 Media. – KARIKU Sarah: A24 Media/Camerapix editorial manager. – KIRUBI Christopher ‘Chris’: CEO of Taco Tiger Industries, CEO of Capital Media Group Ltd, chairman of DHL Kenya, owner of International House Kenya. – MAINA Macharia: Africa Journal host, A24 Media senior correspondent. – MURIITHI Roseline: A24 Media content manager. – NDEMO Bitange (dr.): at that time permanent secretary of the Kenyan Information and Communication Ministry, director of the Communication Commission of Kenya, board member of the Postal Corporation of Kenya, Telkom Kenya, Kenya Film Commission, Kenya ICT and lecturer at the university of Nairobi. – SHEIKH Asif: president of A24 Media. – Dr. ZEPPENFELD Werner: Former WDR foreign correspondent. 2. Ndemo B., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), October 27, 2011. 3. Ndemo B., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), October 27, 2011. 4. Ibid. 5. Ndemo B., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), October 27, 2011.

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6. Ndemo B., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya, October 27, 2011. 7. Ibid. 8. Sheikh A., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), January 27, 2011. 9. Herbert Schiller argues, “If the goal of modernization was the consumer society, the United States provided the model, and the American mass media celebrated and promoted it” (ibid.: 141). 10. Cf.: Africa A24 Media: Photography: http://photography.a24media.com (re-accessed July 12, 2014). 11. Cf.: A24 Media: About us: http://www.a24media.com/about-us/ (February 18 th 2013, re- accessed July 12th 2014). 12. Sheikh A., interview by author. Audio recording. Nairobi (Keny), January 27, 2011. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. Amin S., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), January 27, 2011. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Sheikh A. Interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), November 8, 2010. 19. Ibid. 20. Ibid. 21. Ibid. 22. Muriithi R., e-mail interview by author, October 16, 2014. 23. Ibid. 24. Furnad D., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), January 27, 2011. 25. Sheikh A., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), October 5, 2011. 26. Ibid. 27. Furnad D., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), January 27, 2011. 28. Ibid. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. The Africa Journal team basically consists of 8 A24 Media producers, 4 cameramen, 4 editors, 2 sound technicians, 2 interns – not all working permanently or only for Africa Journal. 32. Ibid. 33. Sheikh A., interview by author. Audio recording. Nairobi (Keny), January 27, 2011. 34. Muriithi R., e-mail interview by author, October 16, 2014. 35. Furnad D., interview by author. Tape recording. Nairobi (Kenya), September 9, 2012. 36. Maina M., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), September, 2012. 37. Furnad D., interview by author. Tape recording. Nairobi (Kenya), September 9 2012. 38. Muriithi R., e-mail interview by author. October 16, 2014. 39. Sheikh A., e-mail interview by author. September 13, 2014. 40. The Nation Media Group (NMG) was “founded by His Highness the Aga Khan in 1959 [and] has become the largest independent media house in East and Central Africa. It has been quoted on the Nairobi Stock Exchange since the early 1970s” (Nation Media Group ‘Homepage’). 41. Amin S., e-mail interview by author. September 13, 2014. 42. Zeppenfeld W., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), September 30, 2010. 43. Amin S., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), January 28, 2011. 44. Ndemo B., interview by author. Audio recording. Nairobi (Kenya), October 27, 2011. 45. Ibid.

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ABSTRACTS

The paper aims to contribute to the discussion about the alleged free flow of information and the emergence of so called contra-flows of information at the former absolute periphery of media production – Africa. The global flow of information, still foremost dominated by Anglo-American and West European media ventures, coupled with a deficiency of ‘Third World’ media self- representation and the corresponding structures, has multiple social and economic consequences, resulting, among others, in an insufficient pan-African integration, an international restraint concerning foreign direct investment, stereotyping and racism. To approach the described epistemological interest this paper will focus on A24 Media, a multi- media company located in Nairobi, Kenya and raise questions about possible social, political and economic implications of such contra-flows.

Cet article cherche à contribuer aux échanges autour de la prétendue libre circulation de l’information et de l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler des « contre-flux » informationnels issus de ce qui fut la périphérie absolue de la production médiatique : l’Afrique. La domination des entreprises médiatiques anglo-saxonnes et européennes sur la circulation des informations couplée à la carence des formes d’auto-représentation du tiers-monde et la déficience des structures appropriées ont de multiples conséquences tant sociales qu’économiques. Cette situation a entraîné, entre autre, une faible intégration panafricaine, une limitation notable des investissements financiers, la circulation des stéréotypes et le racisme. Pour analyser ces enjeux épistémologiques, cet article étudie une agence multimédia à Nairobi, A24 Media, et interroge les conséquences sociales, politiques et économiques potentielles de ces « contre-flux » informationnels.

INDEX

Mots-clés: libre circulation de l’information, contre-flux informationnel, technologies de la communication appliquées au développement, média et racisme, hybridation, globalisation des média Keywords: free flow of information, contra-flows of information, ICT for development, media and racism, hybridization, media globalization

AUTHOR

KANI TUYALA

Associate with the Research Aera Visual and Media Anthropology Institute of Social and Cultural Anthropology Freie Universität Berlin Landoltweg 9-11 – 14195 Berlin (Germany) Couriel: [email protected]

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Recherches et débats

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Vers une « nouvelle anthropologie » critique ? Jalons pour une épistémologie matérialiste des humanités numériques Toward a “New Critical Anthropology”? Milestones for a Materialist Epistemology of Digital Humanities

Christophe Magis et Fabien Granjon

1 Depuis une dizaine d’années, on rencontre, d’abord au sein d’une littérature très spécialisée, puis de plus en plus dans les productions des sciences humaines et sociales prenant pour objet les technologies numériques d’information et de communication (TNIC), le syntagme « humanités numériques » (digital humanities). À partir du mitan des années 2000, cette notion, qu’on ne rencontrait au début qu’au sein d’une littérature scientifique très spécialisée – dont le germe est probablement le A Companion to Digital Humanities (Siemens et al., 2004) –, a progressivement connu une diffusion universitaire plus large jusqu’à habiller la création de départements d’enseignement et de recherche (l’UCL Centre for Digital Humanities en Grande-Bretagne, le Laboratoire de cultures et humanités digitales en Suisse, etc.), d’institutions fédératrices (Office of Digital Humanities, Alliance of Digital Humanities Organizations, etc.), de rencontres régionales, nationales et internationales (THATCamps, HASTAC, etc.), de revues (Journal of Digital Humanities, Digital Humanities Quarterly, etc.), d’archives, d’outils de collaboration, de projets éditoriaux, de manifestes, etc. En octobre 2014, en France, on parle même de la constitution d’un nouveau parcours « humanités numériques » (HN) au baccalauréat général.

2 Le relatif succès de diffusion de ce syntagme, dont la définition s’avère peu stabilisée, a conduit à des utilisations assez disparates et quelquefois peu précises chez des auteurs ou des acteurs venant souvent de traditions universitaires et d’approches disciplinaires très différentes. Il nous semble qu’en marge de ce courant général, pour lequel l’utilisation d’un tel label paraît n’avoir d’autre prétention que de décrire l’utilisation accrue des technologies numériques au sein des SHS, d’autres porteurs de la notion entendent plutôt caractériser l’émergence d’un (supposé) nouveau paradigme (cf. notamment Doueihi, 2011 qui parle en ce sens d’« humanisme numérique »). Les Digital

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Humanities ont donc, pour ces auteurs souvent issus des marges de leur discipline (SHS et sciences de la nature) et des institutions qui les portent plutôt vocation à se présenter comme « nouvelle anthropologie » des sociétés contemporaines. Cette dernière se focaliserait sur le caractère fortement médiatisé des expériences vécues au sein de ces sociétés, à la fois par l’accumulation et la diffusion du savoir autant que par la diffusion des technologies et notamment du numérique. Ainsi, dans certains des programmes parmi les plus ambitieux que proposent les DHers1, c’est bien le projet d’une nouvelle science synthétique (Passeron, 1991 ; Alvaro, 2012) qui est abordé. Visant à appréhender l’humanité sous les conditions ouvertes par la numérisation du signe, la calculabilité et les formes sémiotiques qui leurs sont liées, elle présenterait notamment un certain nombre de questionnements et de propositions entrant en résonance avec le « logiciel » de la critique (Granjon, 2013). Il nous semble que ces débats autour des HN, relancent ainsi, à nouveaux frais, des questionnements autour de la nécessité de la critique. Aussi, nous souhaiterions revenir sur le programme le plus élevé que certains DHers attribuent aux humanités numériques : « Rouvrir un champ d’interrogations sur les pratiques de recherche en sciences humaines et sociales et les épistémologies qui les fondent, et aussi […] sur le rapport qu’elles établissent aux autres disciplines scientifiques, et même avec l’ensemble de la société » (Mounier, 2014 : 96). Dans le cadre de cet article, nous nous pencherons uniquement sur trois des attendus de la critique présents de manière évidente au sein des débats animant les HN : (I) la critique du découpage disciplinaire et la balkanisation du savoir scientifique, (II) les rapports complexes qu’entretiennent théorie et praxis, et (III) la question de la propriété, notamment intellectuelle. Il s’agira, dans chaque cas, d’interroger la manière qu’ont les HN de repenser ces éléments problématiques et en souligner certaines des limites.

Numérique, interdisciplinarité et totalisation

3 L’émergence des humanités numériques semble couplée à une première nécessité : celle de déplacer les frontières disciplinaires, de provoquer « une radicale modification du paysage intellectuel » (Doueihi, 2013 : 12). Moment de réflexivité des humanités sur l’utilisation de plus en plus prégnante des technologies informatiques dans les pratiques des études littéraires puis des SHS − faisant ainsi suite aux humanities computing (Burnard, 2012) –, les HN auraient ainsi vocation à proposer des formes innovantes de mise en cycle du savoir fondées sur de nouvelles alliances entre certaines sciences axiomatiques et les sciences humaines et sociales, considérées de manière très extensive (littérature, arts, histoire, anthropologie, sociologie, etc.) : « Les Digital Humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales » (Dacos, 2011). Elles feraient, nous dit-on, « entrer en dialogue toutes les disciplines qui les composent » (Mounier, op. cit : 99), « évoluer le travail collectif » (Dacos, op. cit.) et offriraient, à la faveur de la « révolution numérique », des opportunités pour réviser la division sociale du travail scientifique. Dans l’idée d’une démarche complémentariste susceptible de rétablir des ordres relationnels indûment découpés, les HN enjoignent donc de prendre au sérieux l’environnement technique dont elles soulignent qu’il participe de la conduite politique (historique) du social. Et l’on peut en effet penser qu’étudier le numérique dans ses diverses dimensions (production, implémentation, appropriation, etc.) conduit sans doute à ce que chacune

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des sciences susceptibles de s’y intéresser rabatte quelque peu sa prétention à détenir, seule, la « vérité » du digital turn. Ainsi, à la faveur du numérique, les HN peuvent, du fait de leurs questionnements disciplinaires, raviver cette nécessité portée par la critique de saisir dialectiquement le singulier, le particulier et le général (Granjon, 2014).

4 Cet intérêt à se jouer des frontières académiques, qui n’a toutefois pas attendu l’émergence des HN, a tenté d’être relevé par certaines disciplines revendiquant selon les contextes : a. une pluridisciplinarité consistant « à juxtaposer des points de vue relevant de disciplines distinctes » en mobilisant des méthodes identiques ou complémentaires sur des objets communs ; b. une interdisciplinarité qui « suppose un dialogue, un échange ou une confrontation entre plusieurs disciplines » (Vinck, 2000 : 61‑62), généralement par importations et traductions de problématiques et/ou de concepts. En ce cas, « le spécialiste essaie, du point de vue de sa science particulière et avec les méthodes qui lui sont propres, d’embrasser d’autres domaines et de réaliser ainsi l’unité de la connaissance par l’élargissement de sa propre sphère » (Jakubowsky, 1971 : 161) ; c. et enfin une transdisciplinarité, laquelle est envisagée comme un dépassement des disciplines dans « un cadre théorique englobant et partagé qui soude les éléments en une unité » (Rossini & Porter, 1979 : 70). Si l’on peut trouver quelques propositions allant dans ce sens au sein des HN, notamment chez David Berry, pour qui « les approches computationnelles facilitent l’hybridation disciplinaire permettant l’émergence d’une université post-disciplinaire – qui peut troubler profondément le savoir académique traditionnel » (2012 : 13), quelquefois même investies au sein d’une épistémologie critique de la transdisciplinarité (Lin, 2012), il nous semble que les humanités numériques vont toutefois rarement jusqu’à ce dernier degré d’exigence, ou discutent rarement cette nécessité. Ainsi, les disciplines restent considérées comme « point de départ à partir duquel on s’interroge sur les interactions entre disciplines ou sur la nécessité de dépasser la discipline » (Vinck, 2000 : 63). Melissa Terras considère par exemple les HN comme restant marquées par la spécialisation, une espèce de « grande église [où] les expériences et les connaissances des individus sont si faiblement liées que le mot de "pairs" donne souvent une mauvaise idée de la pertinence de l’applicabilité d’un domaine de recherche spécifique donné » (Terras, 2012 : 94).

5 La pensée critique, à commencer par le matérialisme marxien, a fait de la transdisciplinarité un impératif : il s’agit en effet de se donner les moyens de penser les phénomènes sociaux comme partie prenante d’un mouvement historique. Le matérialisme critique « suppose d’abandonner le "point de vue du laboratoire", intellectuellement rassurant, au profit du "point de vue de la totalité" […] qui implique de tenir compte de toutes les dimensions de la réalité, tout en abordant cette dernière dans la perspective déterminée [d’un problème particulier] – raison pour laquelle sa visée est totalisante sans qu’il recherche pour autant l’exhaustivité » (Berlan, 2012 : 48-49). Il s’agit donc de réaffirmer l’exigence d’avoir à penser la totalité sociale et ses différents moments (notamment technologique), ce qui nécessite de comprendre les phénomènes sociaux comme des réalités dynamiques structurées et structurantes. La variété des SHS peut alors se concevoir comme une base à partir de laquelle il s’agit de décomposer un « tout » en unités d’analyse pour l’appréhender de nouveau comme un « tout », mais un « tout » recomposé par une médiation théorique (critique) qui l’éclaire sous un nouveau jour pour lui donner du sens en faisant tenir dans une totalité ce que la facticité empiriste et positiviste déli(t)e, disjoint et naturalise. À cette aune, on

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peut par exemple envisager les faits sociotechniques comme historiquement ancrés au sein d’un « général » (l’opérateur commun « capitalisme »), en adoptant un point de vue qui les recontextualise dans une structure sociale globale et les appréhende comme des singularités porteuses de cette structure du tout. Autrement dit, la transdisciplinarité critique permet, entre autres choses, de saisir « le numérique » comme participant à des totalités structurées, intérêt que les humanités numériques n’ont pas nécessairement comme horizon.

6 L’exigence de totalisation est certes présente au sein des humanités numériques, mais elle est envisagée, la plupart du temps, sous l’angle des potentialités ouvertes par le big data (Boyd & Crawford, 2011) et de la tentation quantophrénique qui l’accompagne parfois. Aussi, l’interdisciplinarité lui correspondant en reste bien souvent à la « quête d’un universalisme » d’ordre mathématique qui serait au fondement des sciences occidentales (Rieder & Röhle, 2012). Nous sommes alors pour le moins éloignés des attendus du principe de totalité de la critique : « En considérant le fait humain comme un fait mobilisé dans une base de données, ces sciences adoptent de fait un positivisme naïf où le fait collecté est la seule positivité à interroger et d’où il faut partir pour appliquer les modèles de construction scientifique » (Bachimont, 2014 : 77). Comme le note Doueihi, la recherche de la totalisation portée par le tournant numérique se traduit encore trop souvent par « une quête d’exhaustivité qui anime la survalorisation des données » (2013 : 20) et il semble un peu court de considérer que « le plus grand espoir pour le renouvellement de nos traditions théoriques communes dans la recherche en sciences humaines, et peut-être la seule voie possible, est d’utiliser le stockage numérique massif de données » (Schmidt, 2011 : 61). La totalisation « made in DH » se couple alors à une survalorisation de l’algorithmique, des instruments de data mining, des graphes de réseaux et autres représentations graphiques novatrices (e.g. des cartes de Kohonen) qui, certes, permettent de rendre visible d’une nouvelle manière des éléments de la réalité sociale, mais dont la sophistication ne garantit en rien l’heuristique. Si les outils numériques « permettent d’étudier l’ensemble des données comme un tout » (Bachimont, op. cit. : 70), le tout en question ressemble encore trop fréquemment à une totalité abstraite rassemblant des données qui peinent à se référer, pour paraphraser Karl Marx, à des réalités concrètes et « vraiment vivantes ». Il n’est ainsi pas certain que la connaissance de la totalité façon « big data + data mining » soit aussi connaissance d’un sujet social et l’on flirte bien souvent avec ce qu’on pourrait appeler un « fétichisme des données » (data). Lev Manovich précise, par exemple, qu’il est possible de « faire des recherches intéressantes en analysant un plus grand nombre de tweets, de photos Facebook, de vidéos YouTube, ou tout autre site de réseau social, mais [que] nous devons juste garder à l’esprit que toutes ces données ne sont pas une fenêtre transparente sur l’imagination, les intentions, les motifs, les opinions et les idées des personnes » (2012 : 466). Les cartographies du web nous semblent être l’exemple type de ces formes de totalisation qui peuvent être impressionnantes dans leur façon de rassembler à l’aide d’une même représentation des données en établissant des liens entre elles, mais sans être en mesure, la plupart du temps, de les raccrocher à une forme de totalité autre que simplement descriptive. Tout se passe comme si ces cartes inédites devenaient suffisantes pour décrire, expliquer, comprendre et juger des « territoires sociaux » qu’elles représentent. Tel n’est évidemment pas le cas et cela donne notamment lieu à des tensions entre « ceux qui suggèrent que les humanités numériques devraient toujours relever d’un "faire" (que ce soit la constitution d’archives, la fabrication d’outils ou de nouvelles méthodes

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numériques) et ceux qui suggèrent qu’elles devraient porter davantage sur l’interprétation des données » (Fitzpatrick, 2011b).

Théorie et praxis numériques

7 Les humanités numériques décrivent, selon Pierre Mounier « une praxis critique d’un espace ouvert par la tension entre les paradigmes de l’informatique et des sciences humaines » (op. cit. : 108). À l’évidence, elles souhaiteraient faire fond sur des valeurs pragmatiques, d’utilité, de sensibilisation du public et du dépassement d’une science assujettissante et réservée (Schmidt, op. cit.). Il nous semble ainsi que les humanités numériques réaffirment, à leur manière, la nécessité de retisser des relations entre le savoir et l’action, de relier le domaine de la connaissance et celui de l’agir : « La dichotomie entre le royaume manuel de la pratique et le royaume mental de la pensée a toujours été trompeuse. Aujourd’hui, le vieux débat théorie/pratique n’a plus lieu d’être. La connaissance suppose des formes multiples » (Schnapp et al., 2009). Natalia Cecire (2011) considère, pour sa part, que les HN doivent être davantage préoccupées par la méthode que par la théorie que d’aucuns considèrent d’ailleurs comme un paravent de l’idéologie (Scheinfeldt, 2012). Le débat se concentre notamment autour de la préférence qui doit être donnée au « hack » (faire – epistemology of doing, making, building) plutôt qu’au « yack » (baratin théorique – Murray-John, 2011 ; Berra, 2012 : 37 ; Ramsay, 2011), c’est-à-dire en des termes plus courants, à la prévalence de la pratique sur la théorie et en l’occurrence, de l’empirie sur la théorie. L’invitation est claire : il s’agit de « mettre les mains dans le cambouis » (getting your hands dirty). Sauf que travailler sur des matériaux empiriques, construire des logiciels, des interfaces, présenter des cartographies, etc., ne saurait être considéré comme relevant d’un répertoire de pratiques s’opposant à « la théorie ». Les plus conscients des dangers que représente ce « grand partage » (positivisme et empirisme vs idéalisme et théoricisme – Fitzpatrick, 2012) en appellent par exemple à la constitution d’une « praxis critique » (Adema, 2012 ; Schmidt, op. cit.), d’une « pratique technico-critique » (Dieter, 2014), ou encore d’une « ingénierie critique » (Oliver et al., 2011), couplant littéracie numérique et compétences critiques (au sens ici de « théoriques »). Sous les conditions de la critique, théorie et pratique forment en effet un couplage structurel : la praxis ne s’oppose pas au mouvement de la pensée, elle lui est fondamentalement liée.

8 Du point de vue de la critique, les HN devraient ainsi, d’une part, se méfier du rejet du théorique au nom de la pratique, et devraient, d’autre part, s’interroger plus avant sur ce que cette opposition factice, qui semble teintée de bon sens, conduit à développer comme type de vision de la réalité en vue de l’action (fonctionnalisme). Elles devraient également se préoccuper davantage de la manière dont cette action fait retour sur la pensée. Il s’agit là d’effectuer un effort de réflexivité quant à cette volonté affirmée d’être d’abord dans le « hack » et dont on peut douter qu’elle favorise une distance consciente avec le monde tel qu’il va, tout comme du rôle qu’y joue la numérisation du signe. Assurément, elle ne favorise en rien l’émergence d’humanités numériques de portée critique qui pourraient se constituer en « une force politique perturbatrice » (a disruptive political force – Gold, 2004 : x) que certains DHers semblent pourtant appeler de leurs vœux. « Hacker » peut se résumer à « bidouiller » à des fins utilitaires, mais cela peut aussi être une action transformatrice constituant une unité entre critique théorique et critique sociale. Aussi, la critique théorique invite à s’interroger sur les

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modes de production des connaissances, sur les rapports sociaux dans lesquels ils s’insèrent, sur le travail scientifique comme composante de la division intellectuelle du travail, ainsi que sur ses conditions de réception sociale. Les HN, ou du moins une partie d’entre elles, semblent donner quelque crédit à cette exigence et ne sauraient donc faire l’impasse sur le fait d’avoir à s’interroger sur les conséquences de l’adhésion à ce programme depuis un intérêt central pour le numérique. 9 Elles se penchent par exemple sur les formes de domination académique, spécifiques à l’activité scientifique et notamment celles prévalant au sein même de leur propre écosystème. Elles proposent ainsi de renouveler les règles et normes communes présidant au travail universitaire (écritures et publications collaboratives, remise en cause de l’auctorialité – construction de bases de données partagées, publicisation de carnets de recherche, curation, open peer review, open access, preprints, big et linked data, licences creative commons, open standards, etc. – Cavanagh, 2012), voire même de « hacker l’académie » (Cohen & Scheinfeldt, 2011 ; Fitzpatrick, 2011a), pour aller vers le développement d’une « science peer‑to‑peer » (McPherson, 2009 ; Thatcamp Paris, 2012), et pour certains, obliger aussi ladite science à assumer pleinement certaines responsabilités politiques : « À mon avis, ceux qui s’intéressent à "pirater l’académie" expriment trop peu d’intérêt à "pirater le monde", et les expérimentations académiques dans le domaine de l’open peer review ou des publications sous creative commons restent orientées autour des seuls intérêts universitaires » (Losh, 2012 : 176-177). Les HN se vivent notamment comme le lieu où les frontières entre la critique et la créativité deviennent arbitraires (Fitzpatrick, 2011b) et au sein duquel tomberaient les formes « d’antagonisme entre la subjectivation de soi comme chercheur que valorise le champ académique et la subjectivation de soi comme auteur créatif » (de Lagasnerie, 2011 : 70). Dans cette perspective, elles sont envisagées comme montrant le chemin dans la mesure où elles donneraient d’ores et déjà « lieu à de nouvelles formes de la recherche académique, de nouveaux moyens d’évaluer et d’organiser la connaissance humaniste, et de nouvelles formes de communication culturelle » (Svensson, 2010). Elles estiment notamment devoir ouvrir la production scientifique à des non‑spécialistes, qu’il s’agisse de personnes hautement qualifiées qui ne disposent pas nécessairement de postes dans le champ académique ou de « profanes » qui souhaiteraient collaborer sans pour autant devoir se prévaloir de compétences scientifiques particulières. 10 Les HN remettent donc tendanciellement en cause, ce que Marx, en son temps, décrivait comme la division entre le travail matériel et le travail intellectuel, entre des spécialistes de la théorie et des profanes qui n’habiteraient que la pratique. Cette remise en cause prend notamment forme dans le mouvement étatsunien des alternative academics (« alt-ac jobs »), lesquels « promeuvent les métiers nouveaux exercés par des techniciens lettrés, ou des lettrés techniciens, qui ne sont pas intégrés à l’université comme chercheurs ni comme membres d’une unité de service » (Berra, op. cit. : 35 ; Flanders, 2012), ou bien par des scientists en position notoire de précariat (Grusin, 2013). Les HN souhaitent donc en quelque sorte « démocratiser » l’activité scientifique en valorisant la participation et la collaboration (crowdsourcing, co-curation, etc.), mais également en ouvrant la réception, en partageant davantage, en explorant des formes alternatives de communication savante utilisant des technologies et des canaux grand- public (QR Code, UGC, blogs, Twitter, etc.) et donc en travaillant à ne pas réserver la production scientifique à quelques cénacles de lecteurs essentiellement constitués de pairs. Sans aller jusqu’à voir là, bien imprudemment, une remise en cause radicale des

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« asymétries de savoirs et de pouvoirs » (Boullier, 2007 : 18), il apparaît cependant évident que les potentialités de partage ouvertes par les TNIC à destination du plus grand nombre permettent de déstabiliser « le souci aristocratique de maintenir le réel à distance, [qui] continue de frapper les spécialistes de la pensée […] peu soucieux de toute façon d’adresser leurs "papiers" à un autre public que celui que constituent leurs collègues » (Dericquebourg et al., 2012 : 12). Donner accès ne revient toutefois jamais à s’assurer d’intéresser et la seule mise en visibilité ne peut être pas synonyme de mise en publicité (débats, appropriations). La critique invite à ne pas penser seulement l’aval de la production théorique, mais aussi son amont en se plaçant à l’endroit du sujet pratiquement engagé, avec des armes complémentaires aux siennes, afin notamment de l’encourager dans ses efforts de distanciation2. Encore faut-il se garder de projeter sur lui certaines des formes idéalisées du débat intellectuel, c’est-à-dire sans jamais perdre de vue ce que sont les conditions réelles d’accès à la totalité, à l’universalisme abstrait et à la production scientifique/politique dont fait très vite fi l’idéologie de la participation par le numérique.

Humanités numériques et propriété

11 En s’intéressant à la dissémination accrue des technologies numériques au sein de leurs domaines de pratique, tout comme en posant la question des frontières de la production académique, les humanités numériques réinterrogent également la propriété intellectuelle (Doueihi, 2008). Portées par des manières de faire science plus « collaboratives et génératives » (Burdick et al., 2012 : 3), les HN remettent notamment en cause la figure du créateur (y compris du « théoricien ») sur laquelle ont capitalisé les régimes de propriété. John Unsworth parle ainsi d’un « déplacement d’un modèle coopératif vers un modèle collaboratif : dans le modèle coopératif, l’individu produit du savoir qui se réfère et puise dans le travail d’autres individus ; dans le modèle collaboratif chacun travaille en conjonction avec les autres, produisant conjointement du savoir qui ne peut être attribué à un seul auteur » (2003 : 6). Ces principes de collaboration, qui offrent « beaucoup de bénéfices intellectuels, professionnels et sociaux » (Pitti, 2004 : 485), ne devraient ainsi pas être contraints dans leurs développements par les habitudes et pratiques induites par le droit d’auteur, lesquelles se sont cristallisées autour du modèle du livre à auteur unique hérité des Lumières. Les HN se proposent donc de penser autrement la paternité des travaux de recherche ayant nécessité le concours, à des étapes diverses, d’un ensemble d’acteurs. Nombre d’articles s’affairent alors à la présentation détaillée de projets de production, de partage en ligne des savoirs ou de projets collaboratifs ayant connu des résultats intéressants et pour lesquels est alors analysé le potentiel d’une approche collaborative. Katherine Hayles insiste par exemple sur l’intérêt d’un ensemble de projets (Virtual Plowshares, Hypermedia Berlin, Alt-X Online Network, etc.) notamment en ce qu’ils autorisent « des étudiants, même en premier cycle universitaire, de faire des contributions significatives » (2012 : 52), ce qui ne leur aurait pas été permis dans une vision de la production de savoir s’appuyant sur un imaginaire lié à la valorisation personnelle de l’auteur universitaire.

12 Si ces positions sont un point de départ intéressant qui pose les contradictions entre les nouvelles formes du travail universitaire et la régulation de ses outputs, nous pensons cependant, là encore, qu’il est possible de leur reprocher une certaine timidité dans

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leur remise en cause des questions de propriété numérique. La seule impulsion concrète qui est donnée concerne en général une réclamation pour le développement de « politiques de propriétés intellectuelle [qui] devraient être appliquées également à tous les employés [i.e. les collaborateurs] indépendamment de leur statut » ( Media Commons Press, 2012). Ainsi, si l’on peut apprécier la manière qu’a Doueihi de lier la question des nouvelles pratiques collaboratives dans la recherche à celles émergeant dans d’autres secteurs, posant ainsi les jalons d’une critique générale des limites des droits de propriété intellectuelle (DPI), on regrette tout autant que sa critique n’en reste in fine qu’à affirmer que « [p]our le copyright et la propriété intellectuelle, il [lui] paraît évident que s’obstiner à défendre et à maintenir aveuglément l’ancien système est en définitive une vaine entreprise, parce qu’une discordance culturelle et économique s’est créée entre ce qui est officiellement légal et ce qui est accessible et possible, entre le droit et l’usage » (2008 : 50). Bien que l’auteur souligne par ailleurs l’enjeu politique et diplomatique que porte la question de la régulation du droit d’auteur, il est dommage que cet enjeu, pensé d’après les pratiques qu’il recense autour du numérique, ne le pousse guère à une critique plus serrée et radicale (allant à la racine du mal). La plupart des auteurs questionnant les DPI au sein des HN paraissent ainsi souvent en rester à une vision quelque peu technodéterministe et irénique, selon laquelle, deus ex machina, les déséquilibres induits par l’inadaptabilité des modèles juridico-économiques dominants aux pratiques de recherche à l’heure numérique « devront » être dépassés (Wharton, 2013). De telles assertions prophétiques constituent de bien maigres propositions quant à la manière dont les individus pourraient se saisir de la question et critiquer véritablement les principes actuels des DPI. D’ailleurs, s’il existe peu de réflexions générales sur ces derniers au sein des humanités numériques, certains DHers qui proposent de les mettre à l’ordre du jour semblent même aller jusqu’à poser les problèmes dans le but de savoir comment s’y conformer. Un exemple paradigmatique de cet ajustement étant probablement, en France, le colloque Propriété littéraire et artistique et humanités numériques3 dont le programme annonce : « Précisément, comment constituer des corpus numériques sans porter atteinte aux droits de propriété littéraire et artistique ? Et comment exploiter ces corpus en respectant les droits qui y sont attachés ? ». 13 Pourtant, les HN portent bien une possible remise en question de certaines dérives des DPI comme limitant les possibilités d’innovation intellectuelle, en allant quelquefois jusqu’à investir le débat sur les « communs » (Dardot & Laval, 2014), par exemple via la problématique de l’Open Access (Vecam, 2011). Dans une perspective proche à certains égards des théories du capitalisme cognitif (Moulier-Boutang, 2007), elles appuient leurs argumentations sur les particularités économiques des biens numériques qui « sont dotés de propriétés qui précédemment n’appartenaient qu’aux biens publics : non excluabilité et non rivalité, reproduction illimitée pour un coût marginal proche de zéro » (Peugeot, 2011 : 19). En condamnant « [l]a privatisation et la marchandisation des éléments vitaux pour l’humanité et la planète » (dont la connaissance4 – Forum Social Mondial, 2009), certains DHers militent pour un principe d’ouverture et de partage de l’information scientifique qui est sinon verrouillée par la mainmise d’éditeurs puissants revendant à prix d’or aux institutions de recherche les abonnements permettant à la seule poignée autorisée de leurs chercheurs d’accéder à leurs propres articles. Plusieurs travaux montrent alors les avantages scientifiques de certaines tentatives de libre accès, tout comme les « nouvelles interactions » qu’elles ont fait émerger « entre la recherche scientifique et technique, les citoyens et les

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organisations de la société civile » (Aigrin, 2011 : 84). Si l’on se trouve effectivement en présence d’une critique de l’extension du domaine de la marchandisation, encore faut- il implémenter efficacement celle-ci au sein de la pratique sociale et, pour cela, construire la question de la propriété en une véritable question politique globale portant à un plus haut degré de nécessité la contradiction « entre un savoir qui ne vaut socialement que par sa diffusion large, mais qui [concrètement] ne se valorise économiquement que par les limites imposées à son accès » (Garo, 2013 : 247). Sans cette précaution, on risque une nouvelles fois de sombrer dans un certain technodéterminisme entretenant l’illusion selon laquelle la question de la sortie du capitalisme serait in fine réglée par le développement des TNIC et de l’informatique connectée « min[a]nt le règne de la marchandise à la base » (Gorz, 2007 : 37). Ce n’est pas par leurs seules propriétés techniques de biens, rivaux ou non, excluables ou non, que les communs, notamment de la connaissance, peuvent porter une critique ; ces propriétés sont d’ailleurs, a contrario, déjà bien réintégrées à un système capitaliste fluide et adaptable qui sait se renouveler à partir de l’exploitation et de l’intégration des tensions en ses marges. Leur force critique réside plutôt en ce qu’ils appellent au développement de nouveaux comportements sociaux et politiques, de nouvelles institutions s’affranchissant des principes de l’exploitation propriétaire des ressources intellectuelles, et donc en ce qu’ils formulent une critique précise et globale des effets systémiques de domination qui entravent ce développement (Dardot & Laval, 2014). 14 Ancrées dans une problématique des « communs » ou non, les HN sont donc encore loin de s’attaquer à la propriété elle-même. Et si Jeffrey Schnapp, Peter Lunenfeld et Todd Presner affirment dans leur manifeste que « le copyright et les standards de propriété intellectuelle doivent être libérés de l’emprise du capital, y compris le capital appartenant aux héritiers ayant-droit qui vivent en parasites sur les réalisations de leurs défunts prédécesseurs » (2009), les propositions d’« action de guérilla » qu’ils proposent afin de mettre en œuvre cette critique (en utilisant de manière illégale des ressources protégées) semblent somme toute assez dérisoires. Cette dénonciation, dont la faiblesse évidente est de ne pas se constituer sur le terrain de la critique de l’économie politique, ne remet pas franchement en cause le mode d’appropriation capitaliste. Tout au plus en souligne-t-elle la nécessité d’en adapter certains éléments dans l’optique d’améliorer son efficacité globale, par exemple en limitant la transmissibilité des droits de l’auteur vers une institution ou vers un descendant ou en favorisant les modèles hybrides d’appropriation public/privé.

Conclusion

15 Les définitions des humanités numériques sont pour le moins variées, et les font se tenir quelque part entre « entre mission de service et révolution épistémologique » (Berra, op. cit.). Malgré le manque de stabilisation des acceptions de la notion, il nous semble que certains débats parmi les plus ambitieux au sein des HN posent, depuis leur champ de réflexivité sur l’utilisation des TNIC dans les humanités, un certain nombre de propositions à même de réactiver des questions portées par la pensée critique. Une posture réflexive sur la diffusion massive du numérique dans les SHS pose par exemple, potentiellement, une remise en cause du découpage disciplinaire, à même d’aller vers une pensée critique de la totalité dans le champ scientifique, mais à l’extérieur d’une épistémologie critique de la transdisciplinarité, elle peut aussi embrasser les tendances

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actuelles de libéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche et de la balkanisation disciplinaire. La mise en valeur du hack peut permettre de réinvestir, à l’heure numérique, les rapports entre théorie et praxis critique, mais si elle n’est pas réfléchie dans un mouvement à visée émancipatrice, elle aura tôt fait d’embrasser les injonctions de l’idéologie de la « société de l’information ». La remise en question des régimes d’autorité et de propriété scientifique porte en elle la possibilité d’une critique plus large de la propriété dans le monde numérique, mais hors d’un fondement ancré dans une critique plus large de l’économie politique, elle peut ne devenir qu’une invite à la création et à la complexification de nouveaux business models améliorant la rentabilité du capital dans les industries créatives. De surcroît, les HN ne sont pas exemptes d’un certain penchant techniciste qui aurait tendance à accorder un primat aux structures technologiques et ferait du digital turn la source de tout changement, plutôt que l’une des médiations (fut-elle centrale), par le biais desquelles s’exercent des logiques de domination qui ne sont « techniques » que dans leurs moyens et ne constituent donc pas un ordre autonome. Les humanités numériques se trouvent ainsi, selon nous, au carrefour de contradictions majeures dont la résolution peut leur faire prendre une orientation critique ou, a contrario, aseptique. Mais pour se constituer en « nouvelle anthropologie », il est évident qu’elles ne pourront faire l’économie d’un ancrage plus marqué et plus conséquent au sein de la critique.

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NOTES

1. C’est-à-dire les universitaires se réclamant des Digital Humanities. 2. Le cas de la recherche sur le sida est à cet égard exemplaire (cf. Epstein, 2001). 3. Cf. http://humanitesnumeriques.wordpress.com. 4. Quoique souvent selon une définition économique dont les significations sont fort lâches : « Aussi bien des idées ou des théories que des informations ou des données sous quelque forme que ce soit » (Dardot & Laval, 2014 : 158).

RÉSUMÉS

Les « humanités numériques » se rencontrent depuis une quinzaine d’années au sein d’un domaine toujours plus vaste d’activités plus ou moins liées aux sciences humaines universitaires. Questionnant les pratiques et usages de ces dernières quant aux technologies numériques de l’information et de la communication, et allant quelquefois jusqu’à militer pour l’avènement d’une « nouvelle anthropologie » numérique, seraient-elles le point de départ d’une critique sociale plus vaste à travers le prisme d’une critique du monde universitaire, de ses modes de faire et de ses institutions ? Pour répondre à cette question, cet article passe en revue un certain

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nombre des principales propositions issues du courant des digital humanities qu’il propose de penser à partir d’une critique plus classiquement matérialiste dans laquelle elles ne s’intègrent qu’en partie.

Over the last fifteen years, Digital humanities have come together as part of an increasingly large domain of activities more or less linked with university studies in human sciences. By questioning these uses and practices in terms of digital information and communication technologies, and at times advocating the advent of a “new [digital] anthropology”, could human sciences be the starting point for broader social criticism through a critique of the academic world, its methods and institutions? To answer this question, this article reviews a number of key proposals generated by digital humanities and seeks to take a more classical materialist perspective that they have only been partially integrated.

INDEX

Keywords : digital humanities, critic, materialism, interdisciplinarity, praxis, property Mots-clés : humanités numériques, critique, matérialisme, interdisciplinarité, praxis, propriété

AUTEURS

CHRISTOPHE MAGIS

CEMTI – Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis 2, rue de la Liberté – 93526 Saint-Denis Cedex Courriel : [email protected]

FABIEN GRANJON

CEMTI – Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis 2, rue de la Liberté – 93526 Saint-Denis Cedex Courriel : [email protected]

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Anthropolgie visuelle

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Le travail mondialisé du jour et le travaillement local la nuit Révolution numérique et revanche sociale des brouteurs du quartier de Koumassi Globalized Work by Day and Local Travaillement by night. Digital revolution and social revenge of Brouteurs from the Koumassi District

Yaya Koné

1 Brouteurs est le nom sous lequel les Abidjanais désignent les jeunes des quartiers populaires qui prospèrent par le net. Le broutage est une activité lucrative qui a émergé à la fin des années 2000, et qui tend à s’amplifier depuis la crise postélectorale de 2010. L’essentiel du travail est mené par de jeunes hommes voire des adolescents et il consiste à séduire des femmes occidentales. Les individus se dissocient de l’image du criminel, se démarquent de la violence du braqueur et se redéfinissent positivement. Ils délestent en douceur leurs amis virtuels. Le jour le brouteur se veut businessman ; la nuit il fait le boucan, il sabre le champagne et déverse les billets au son du coupé-décalé1.

2 Produit d’une enquête de terrain menée dans une des dix communes de la capitale économique ivoirienne, cette étude se propose d’interroger le rapport au numérique de la jeunesse abidjanaise, en mettant en lumière les dysfonctions liées aux caractéristiques d’une catégorie d’utilisateurs de l’outil Internet. L’enquête de terrain se déroule dans le quartier populaire de Koumassi, à l’intérieur de la zone dite de Kankan Koura, lieu d’implantation historique de nombreuses familles originaires des régions sahéliennes. Le choix de Koumassi n’est pas anodin, depuis plusieurs années ce quartier commerçant est associé au développement du phénomène des brouteurs. Comment s’introduire dans ce milieu « à la marge » où se pratique une économie relativement rare et controversée ? Nous avons privilégié l’approche ethnographique par immersion ; une période d’observation de six mois complétée par le recueil de six récits de vie et de cinq entretiens : six clients réguliers d’un cybercafé, deux internautes européens et trois commerçants. L’observation participante a été soutenue par une exploitation efficiente du réseau d’interconnaissance. Ce travail s’inscrit dans le cadre de travaux menés en amont sur la danse, dont la phase de rédaction nécessitait une

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présence accrue sur les lieux. Nous tenterons de comprendre les techniques de séduction, les moyens déployés par ces jeunes gens et l’ambivalence qu’ils suscitent.

L’avènement du brouteur

3 La commune de Koumassi est située au sud d’Abidjan, entre mer et lagune. Elle compte d’anciens campements devenus des sous‑quartiers et des zones comme Kankan Koura qui n’ont pas d’existence officielle. Kankan Koura, littéralement la nouvelle Kankan en malinké, est une zone de marécages asséchés dénommée ainsi en référence aux premiers habitants, des familles originaires de la ville de Kankan en Guinée. Les descendants des familles arrivées dans les années 1930 de Guinée, du Mali et du grand Nord pour s’adonner au commerce de la noix de kola, vivent toujours dans le quartier, et les femmes ont conservé l’activité traditionnelle de vente.

4 Les jeunes hommes de 15 à 22 ans, enfants des industrieuses vendeuses du marché de Koumassi, constituent aujourd’hui l’essentiel des brouteurs de Kankan Koura. 5 C’est l’expression « couper l’herbe sous le pied » qui donne tout son sens à la tromperie en langage nouchi, l’argot local. Le terme rasé renvoie à la tromperie sentimentale alors que coupé signifie voler ou arnaquer. Mais brouter vient se substituer à coupé et rasé lorsqu’il s’agit de cyber-arnaques. Et ces jeunes gens qui se contentent de « brouter l’herbe sous le pied des Européens » n’apparaissent pas comme les habituels coupeurs 2, des individus qui volent et détalent. Leurs activités se font patiemment, ils détroussent en douceur et en vivent grassement. Batul, une commerçante ivoiro-libanaise de Port- Bouët, décrit clairement une activité qui consiste à gagner beaucoup en multipliant les petits coups : « Le brouteur c’est comme un mouton qui mange un peu partout ». 6 Dans le sociolecte nouchi, en usage dans le quartier, le terme mangement est apparenté à celui de broutage et traduit un ensemble de rapports entre les citoyens et une administration privatisée dans laquelle le racket et la corruption sont endémiques (Gausset, 2010). Le développement des pratiques de broutage au sein de la jeunesse abidjanaise s’inscrit dans le contexte d’une violence réelle et symbolique où la réussite à un concours, l’introduction d’un dossier administratif voire un simple déplacement en taxi, sont conditionnés par le versement d’un émolument à un agent de l’État. 7 La place d’observation principale est un cyberespace géré depuis près d’une décennie par Touré, 40 ans, un fils de commerçants dioula, qui fait figure de pionnier de l’Internet dans le quartier. Le cyber n’affiche pas d’enseigne, c’est un espace constitué de 15 postes dont 12 « France-au-revoir », le nom attribué aux vieux appareils importés d’Europe. En 2006 et 2007 une part importante de la clientèle se tenait à l’écart des postes, préférant déléguer au personnel la tâche de graver des CD de zouglou3 ou de dupliquer des DVD de Bollywood et Nollywood destinés à être écoulés au marché noir (Onuzilike, 2008). Le broutage va finir par fixer ces jeunes désargentés aux postes informatiques, jusqu’à en faire des « habitués ». Nous disposons d’éléments de comparaison assez pertinents entre deux périodes, qui montrent une reconversion de certains jeunes vendeurs de CD piratés et leur basculement d’une économie informelle endémique vers l’économie numérique et ses marges. Pour ces derniers qui constituent la frange la plus âgée des brouteurs, il peut s’agir d’une simple adaptation aux changements technologiques et structurels. Mais les plus jeunes qui ont su saisir le

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juteux tournant Internet pressurent ceux qui évoluent dans des secteurs multimédias connexes. 8 Les jeunes adultes rencontrés à Kankan Koura ont quitté l’école précocement ou sont sans qualifications. Le départ massif des entrepreneurs français et libanais en 2004 et la crise postélectorale de 2010-2011 ont jeté de nombreux employés dans l’inactivité. « On est là, on est assis, on chôme, on n’arrive même pas à se marier, c’est pas qu’on n’est pas jolis garçons, c’est qu’on n’a pas l’ayent ! ! », déplore Vigor, un quadragénaire sans emploi. Transcendant fatalisme social et capital esthétique, les cohortes de cadets développent des compétences de « tchatcheur ». Ils se forgent ainsi un véritable capital personnel et se servent de l’outil informatique comme un moyen de transformation sociale. Le chat ou flirt sur le net s’inscrit ainsi dans la catégorie des « pratiques émergentes » qui comprend l’économie numérique4 mais aussi le football et la musique. On touche là aux trois modèles des quartiers populaires : l’artiste, le sportif et le brouteur. 9 Le phénomène de brouteur a pris la relève des pratiques amorcées par les étudiantes du début des années 2000 qui obtenaient facilement des virements de la part de leurs correspondants européens. Et si dans le contexte nationaliste et ivoiritaire de l’époque les soupçons portaient essentiellement sur les communautés ibo du Nigeria, les principaux acteurs nous révèlent que le broutage tel qu’il est pratiqué à Koumassi serait davantage lié à des facteurs endogènes, né des habituelles correspondances entre individus du monde occidental et des pays du Sud (John, 1990). Ex-étudiantes de l’université de Cocody âgées de 41 ans et mères au foyer, Amy et Florence ont sans doute, par les demandes d’assistance répétées qu’elles formulaient auprès de leurs homologues européens, été initiatrices d’un tel phénomène. Les étudiants ont en quelque sorte été relégués dans les campus par les « jeunes du quartier ». 10 L’atmosphère saturée de musique et l’effervescence sonore du quartier pénètrent jusque dans les cybers où, rivés à leurs ordinateurs, les habitués laissent échapper de leurs appareils de la musique coupé-décalé, entonnent des airs de zouglou, communiquent à voix haute et où les impétueux rires aux éclats constituent autant de feed-back, témoignages d’une nouvelle conquête virtuelle5. Le coupé‑décalé et le zouglou sont des mouvements artistiques populaires qui « donnent le courage », ils soutiennent les efforts de la jeunesse. L’un né dans le contexte de la guerre prône la ruse et l’hédonisme, l’autre né sur les campus au début des années 1990 enjoint les plus démunis à grouiller, à persévérer dans leurs efforts, avec une verve satirique. 11 Les jeunes des classes populaires abidjanaises sont confrontés au quotidien à une violence essentielle et interpersonnelle. Dans un environnement social où les illégalismes portent essentiellement sur le corps et les biens, la violence commise à l’égard d’une relation virtuelle tend à être minimisée (Foucault, 1975). La pratique est soutenue par un dispositif particulier qui stimule les brouteurs. Une argumentation structurée autour de la notion de justice sociale et la croyance en une terre d’abondance européenne. La banalisation passe impérativement par l’assimilation des victimes en mécènes, d’autant plus que dans cette Afrique postcoloniale la figure du Blanc pauvre est inconcevable ou refoulée. 12 On relève un grand nombre de flux entre le cyber de Touré et le plus grand établissement secondaire de Koumassi. Dès la sortie des classes, lycéens et collégiens se ruent sur les postes disponibles dans le cybercafé de Touré situé à quelques mètres de l’établissement. Ces garçons d’une quinzaine d’années qui arrivent par vagues sont

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reconnaissables à leur uniforme kaki, ils chahutent et se bousculent aux postes. Il y a bien une dimension récréative dans cette activité, c’est un jeu de rôle qui tend à remplacer les tournois de football interclasses. À la fois lieu de travail et annexe de la cour de récréation, le cyberespace entre dans le concept du loisir sérieux (Stebbins, 1997). 13 Les énoncés performatifs utilisés par certains élèves permettent de distinguer les leaders des différents groupes. Bakari, un lycéen de 16 ans, donne régulièrement le signal du départ en se frottant les mains : « Stop ! Voilà maintenant on va commencer le bara ! ». 14 Malgré une présence journalière, ceux que les Abidjanais appellent élèves évitent soigneusement de s’attarder au cybercafé. C’est une présence en pointillé, une organisation réglée en fonction des récréations, des pauses repas et des interclasses. Ils élaborent des stratagèmes propres au métier d’élève et qui visent à pérenniser leurs activités numériques. Cela passe impérativement par le respect scrupuleux des règles d’assiduité vis-à-vis de l’institution et de loyauté vis-à-vis des parents. 15 Ces jeunes brouteurs désignent leurs activités numériques sous le nom de bara, c’est-à- dire le travail. Cette notion de bara est centrale. L’usage de ce terme malinké 6 s’inscrit dans une démarche de normalisation et de revalorisation des activités de jeunes qui tendent à s’identifier aux businessmen. Ici apparaissent les fonctions sociale et psychologique du travail, une pratique valorisante et rémunératrice qui permet d’exister (Bourdieu, 1958). Ainsi les moins dotés scolairement et en capital social font leur révolution. Les jeunes déscolarisés embrassent fièrement la carrière de brouteur à plein temps, mais se revendiquent cadres financiers et s’assimilent aux travailleurs du secteur tertiaire. 16 La séduction constitue la base du travail des brouteurs de Kankan Koura. Ces derniers s’adaptent au profil de l’interlocuteur et créent une relation de dépendance, ils cherchent à se rendre indispensables afin de mettre en œuvre un chantage affectif ou sexuel. Dans un premier temps la manipulation est présentée sous la forme d’un service. Une fois la confiance de l’individu obtenue les demandes de transfert sont formulées de manière régulière. Le lucratif travail de fond opéré par les brouteurs sur le web soutient la croyance en une Europe où l’argent se gagne et se transfère facilement, en un clic ; assimilant les transferts réguliers opérés par les travailleurs émigrés via Western Union ou Money Gram et ceux obtenus par ruse et opiniâtreté auprès des internautes européens. 17 Parmi les différents groupes de commerçants du grand marché de Koumassi, les vendeuses de pagnes de la communauté dioula se caractérisent par une faible dotation en capital scolaire et un taux d’analphabétisme relativement élevé qui se corrèle avec l’usage exclusif de la langue véhiculaire malinké. Mais elles sont aussi les mères des brouteurs qui fréquentent le cyber de Touré. Peu impactées par les affaires de broutage, Ramatou et Assitan sont plus enclines à s’exprimer sur le sujet. Pour ces mères d’enfants en bas âges, le phénomène ne saurait se résumer à une juteuse activité de drague et serait avant tout le produit d’un travail ésotérique. « Tout ça c’est bara ». Elles renvoient au sens et à une raison pratiques. Dans une acception plus large le bara englobe aussi les procédés mystiques menés dans l’ombre par la chu bara (sorcière) et le mory ou karamorokè (marabout). Pour Ramatou 32 ans, il est difficilement concevable que de simples collégiens ou des jeunes déscolarisés puissent tromper des adultes européens, qui plus est, à partir de leur propre technologie (toubabou fin). Selon Assitan,

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34 ans, la présence de l’ordinateur ne suffirait pas à expliquer l’emprise psychologique des jeunes du quartier à l’égard d’étrangers qui vivent à 6 000 km de distance. « Ils ont fait médicaments7 » ; « Ça c’est magie ça ! ». La prospérité du brouteur résulterait alors d’une magie offensive permettant d’obtenir la fortune. Appelés médicaments ou woussoulan, les formules magiques et élixirs de séduction sont censés contribuer au retour de l’être aimé et multiplier l’argent d’un individu. Le broutage contrôle ces deux éléments tant convoités, ce qui renforce la croyance en l’intervention de forces occultes. Pourtant dans les faits, le recours au marabout ne se produit qu’à un stade élevé de broutage, c’est l’apanage des plus expérimentés. Le marabout ne fait donc pas du petit brouteur un grand mogho, c’est le grand brouteur qui se place sous la protection d’un marabout. Ambivalent vis-à-vis de son propre comportement, il se protège contre d’éventuelles attaques ou châtiments. Les grands brouteurs se purgent régulièrement par cette magie défensive qu’ils nomment blindage. 18 Si l’essentiel du travail ou bara s’effectue en journée, la nuit c’est le moment du travaillement où les enfants prodigues redistribuent ostensiblement les sommes amassées, dans les maquis et les discothèques. Le soir, le brouteur fait parler de lui dans toute la ville, il devient boucantier. Dans le langage nouchi le suffixe « ment », qui constitue les termes mangement (bakchich) ou travaillement (prodigalité), signifie le gain et renvoie à un arrangement entre deux parties. Le travaillement apparaît donc comme la forme ultime voire la destination du broutage. Le brouteur redonne des sommes importantes au public, une phase durant laquelle on dit qu’il « travaille sur les gens ». Ces pratiques de bigmen jouent un rôle important dans l’acquisition du prestige et entraînent un important soutien populaire, elles permettent aux brouteurs d’acquérir un fort capital symbolique. Rutilants 4X4, billets de banques, bouteilles de champagne et wolosso (bimbos), les comportements subversifs des brouteurs s’alignent sur ceux de leurs groupes de référence, les enfants des élites abidjanaises ; et s’inscrivent dans la sous-culture urbaine mondiale qui va du hip-hop américain aux sapeurs de Kinshasa. Non seulement le culte de l’argent mal acquis est présenté comme une revanche sociale, mais apparaît aussi comme un paradigme des dominés des grandes métropoles, un conflit de classe sous-jacent. L’apologie de l’argent facile, drug money des rappeurs et travaillement des brouteurs‑boucantiers, est la transgression des classes laborieuses. Les brouteurs reproduisent les codes de comportements dont la culture de masse fait largement publicité.

Le filet numérique

19 Dans la conscience collective l’Occident est situé derrière l’eau (Bengué)8 mais la toile tire désormais le monde vers le Golfe de Guinée. Cette révolution des moyens de communication rapproche les quartiers populaires d’Abidjan du lointain eldorado. L’arrivée d’Internet et l’implantation de nombreux lieux de connexion dans les années 2010 créent de nouvelles opportunités. Les frontières administratives et politiques perdent tout leur sens pour les générations connectées qui évoluent dans un monde virtuel et numérique largement ouvert. Les observations faites auprès des jeunesses de Koumassi entre 2006 et 2013 montrent une réorientation des projets personnels et un discours où le projet migratoire n’apparaît plus comme central. Parmi un groupe d’adolescents du quartier de Kankan Koura on constate que seuls les apprentis footballeurs projettent d’émigrer à Bengue, les autres ont développé les moyens de

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« vivre au pays » en rapprochant virtuellement l’Europe. Le football contribue à déréaliser les adolescents quant à leur projet d’avenir, le recours aux technologies numériques ancre dans le quartier et fait émerger une solution locale où l’argent vient d’ailleurs.

20 Dans un pays où l’on compte 2,6 utilisateurs d’Internet pour 100 habitants, les cybercafés concentrent l’essentiel de l’offre Internet, ce sont les seuls points accessibles aux habitants des quartiers populaires qui vivent dans la promiscuité des cours communes. Alors qu’en France 8 ménages sur 10 disposent d’une connexion domestique, la zone de Kankan Koura reste représentative des métropoles subsahariennes avec ses coupures quotidiennes d’électricité et ses branchements anarchiques, auxquels s’ajoute une relative difficulté d’accès à l’Internet qui témoigne de la fracture numérique entre le Nord et le Sud. Sur une période de 20 ans, Européens et Abidjanais ont tissé des liens particuliers à travers l’écran, mais au fil du temps les familles de Koumassi ont été de plus en plus réticentes à voir leurs membres entrer dans les cybers, car c’est aussi la « facture numérique » qui lie les internautes des deux continents. 21 Internet apparaît comme un lieu de rencontre public qui, sur le marché symbolique des échanges matrimoniaux, supplante les parcs, les cinémas et centres commerciaux qui demandent une présence physique (Bozon & Héran, 2006). Ces lieux de rencontre ouverts propres aux classes populaires ont leur équivalent sur la toile. La dévalorisation de la présence physique à laquelle participe Internet élargit le champ des possibles pour les jeunes Koumassiens qui exploitent les perspectives d’une séduction qui se fait désormais avec des codes culturels internationaux. 22 Parmi les armes de séduction massives on trouve le copier‑coller de poèmes et les romantiques couplets empruntés aux télénovelas diffusées quotidiennement sur la RTI. Face à la détresse affective quelques mots d’amour et autant d’attentions constituent des ressources sûres pour rouler en euro. Mais l’utilisation intempestive de ces poèmes est à double tranchant et tend aussi à dévoiler la tentative frauduleuse. 23 À 27 ans, Patricia, une infirmière divorcée de Colombes, utilise les termes d’un français vernaculaire des quartiers populaires pour désigner les tentatives dont elle fait régulièrement l’objet sur les réseaux sociaux. Elle repère ceux qu’elle nomme les blédards par l’usage des poèmes et surtout par les propositions inappropriées de mariage. La demande spontanée en mariage, qui dans certains milieux africains est une garantie de sérieux, une preuve d’amour ou un préalable à la relation entre hommes et femmes, est perçue par Patricia comme excessive, suspecte et intéressée. 24 Les actes de broutage engendrent d’importants flux d’argent mais aussi des mouvements de personnes. Certains brouteurs devenus amis puis compagnons virtuels arrivent à faire basculer la relation platonique dans le réel. L’entretien avec Pierre, un Français de 59 ans, lors d’un vol Paris-Tunis-Abidjan en décembre 2013 montre l’ampleur du phénomène. Pierre est un artisan en bâtiment divorcé, il évoque une réussite professionnelle qui lui a permis d’acquérir un manoir dans les Yvelines, mais aussi sa solitude. Il se rend à Abidjan pour y rencontrer une jeune femme de 22 ans avec qui il correspond depuis plusieurs mois. Il répond à l’invitation de la jeune femme sans l’avoir jamais vue, et ce, en dépit d’éléments opaques dont il fait part. À quelques minutes de l’atterrissage Pierre est de plus en plus anxieux et nous confie ses doutes : « Au début de notre relation elle se disait française mais j’avais remarqué son accent

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africain ». Il est accueilli aux arrivées de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny par un groupe constitué d’une femme et de cinq garçons. 25 Une présence régulière dans le cyber de Touré, dès les heures d’ouverture et sur une période d’une semaine, permettra d’observer différentes séquences et le déploiement des techniques de broutage. Au poste central du premier rang est installé un certain Ayatollah, un habitant du quartier de 22 ans qui fait figure de « vieux père » c’est‑à‑dire de personne expérimentée. Il utilise simultanément le logiciel Skype, communique à voix haute et par écrit, échange à travers le casque et la webcam. Il reformule le discours de son interlocuteur pour en extraire un maximum d’informations. Par là même, il fournit des données sur les caractéristiques des acteurs en présence : « Isabelle », « près de Lille », « Calais », « ton fils », « oui c’est Benoît ». Isabelle est une mère de famille française d’une quarantaine d’années. Elle vit dans le Pas-de-Calais, au sein d’une aire urbaine du Calaisis où depuis le déclin de l’industrie textile dans les années 1990 le chômage touche près de 17% de la population, et où les familles monoparentales sont surreprésentées dans la pauvreté administrative. Sa présence permanente au domicile et à différentes heures de connexion donne quelques indications sur sa situation professionnelle. La présence de l’enfant témoigne d’un certain degré de confiance vis-à-vis d’Ayatollah. Non seulement cela confirme au brouteur l’efficacité de sa méthode, mais aussi le statut marital d’Isabelle. C’est une mère célibataire, un cas plus simple à gérer que les intersections de la vie extraconjugale. 26 Les marqueurs centraux sont visibles à travers l’écran, le brouteur pénètre jusque dans les salons et chambres de ses interlocuteurs européens. La webcam pose la question de l’espace social de familles contemporaines marquées par l’individualisation et qui, paradoxalement, acceptent avec le net ce qu’elles considéreraient habituellement comme une offense territoriale, l’intrusion d’un inconnu dans sa chambre. Le brouteur est confronté aux modèles éducatifs libéraux et négociateurs de son interlocutrice, pour aller au bout de sa mission il s’acculture temporairement. 27 Isabelle introduit son enfant dans le jeu à travers un écran, un contexte numérique qui pour l’enfant reste avant tout un espace symbolique et non solennel. L’enfant n’y rencontre donc pas un beau-père potentiel mais un « ami ». Loin de la verticalité qui régit les rapports entre aînés et cadets à Koumassi, Ayatollah s’adapte en conséquence et se résout à agir davantage en « copain » qu’en « tonton ». 28 La projection de l’autre à travers l’écran entretient l’illusion de visite, cela donne à la mère de famille l’impression d’une présence masculine permanente à la maison. Elle tire avantage de ce couple virtuel qui constitue néanmoins une relation réelle dont elle peut se défaire en un clic au nom de son droit à l’autonomie. Si Isabelle pense maîtriser cette intersection de sa vie, elle n’en reste pas moins leurrée sur la vraie nature des relations qu’elle entretient avec celui qu’elle appelle Benoît. Les brouteurs-séducteurs conçoivent leur rôle comme une fonction de réassurance envers des personnes ayant besoin de se savoir encore aimées, désirées ou confortées dans leur existence. La médiatisation du virtuel désinhibe, elle donne l’audace nécessaire pour entrer en contact, créer la relation amoureuse et la transformer ensuite en relation de service. 29 Nous sommes là face à un dialogue Nord/Sud, entre deux parties qui évoluent dans un environnement numérique différent, l’une connectée depuis un espace privé et l’autre depuis un espace public9. Cet open space à l’ivoirienne a une dimension théâtrale, il se caractérise par des échanges constants entre les acteurs qui apparaissent comme une

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communauté fraternelle. L’activité d’Ayatollah se traduit par un va-et-vient régulier entre le public du cybercafé et l’écran. Il fait preuve d’une gymnastique intellectuelle, communiquant à la fois avec ses pairs et avec sa relation virtuelle. Il fait usage d’un langage châtié ponctué d’intermèdes et de relâchements en nouchi, alternant discours spontané pour la salle et discours réfléchi pour l’interlocutrice. Il arrive ainsi à maintenir une ligne imaginaire entre l’espace collectif dans lequel il évolue et la chambre de la « conquête » dans laquelle il se projette à travers l’écran. Le brouteur en action a recours à un langage singulier qualifié de français chorobi. L’individu qui chocote manie la langue à des fins de distinction avec un effet inverse à celui attendu, cela renvoie aussi à l’utilisation d’un langage « peu naturel » que les Ivoiriens considèrent comme une imitation du français courant de métropole. Loin de la violence symbolique du parler élitaire, l’utilisation de cette variété basse de la langue officielle a une connotation humoristique dans le quartier. Le chorobi est également la marque des artistes en vogue, il accompagne l’autodérision qui a contribué au succès du mouvement coupé-décalé. Ce sont parfois les nombreux africanismes et interférences syntaxiques qu’il contient qui permettent aux internautes français comme Patricia de repérer les brouteurs.

Internet ne change rien, on est toujours le Gaou de quelqu’un

30 Fatou assiste régulièrement aux « shows » des brouteurs dans les maquis. Cette couturière de 23 ans voit en eux les mécènes susceptibles de l’aider à finaliser son projet de salon de beauté. Fréquenter un brouteur c’est prélever une part de son magot mais la réputation sulfureuse de cyber-escroc dont ils font publicité leur ferme d’emblée les portes des familles du quartier. En fonction des groupes sociaux le brouteur tend à être assimilé à un déviant ou à une rock star, il n’apparaît pas comme un gaou, c’est-à-dire un individu dont un tiers exploiterait la prétendue naïveté. Au contraire, par ses largesses, il domine et suscite le désir du dominant. Par l’audace dont il fait preuve dans ses activités il est qualifié de yérè ou rusé. Il partage les codes des jeunes des quartiers populaires qui, sur l’échelle du capital guerrier, le placent aux antipodes de la victime. Il fait fonction de gestionnaire, il finance le train de vie somptuaire de sa cour. Il s’enjaille c’est-à-dire jouit des plaisirs de la vie, et en tant qu’adepte du travaillement, il arrose inconditionnellement ceux qui l’approchent la nuit.

31 On ne peut comprendre le développement du broutage sans prendre en compte le traitement que fait la culture populaire des dérives et escroqueries sentimentales, entre apologie d’une part et condamnation morale de l’autre. Les couplets des artistes, les conversations et la titrologie dans les kiosques du quartier, tendent à présenter les brouteurs et autres vendeurs d’illusions ( V.I.) comme des modèles de virilité 10. Ils revêtent la figure positive du Don Juan, dans son bon droit et qui ne fait pas grand-cas des sentiments féminins. « Petit moteur » ou « turbo diesel » pour les hommes, « petites sorcières » pour les femmes, depuis les années 1990 le zouglou, un mouvement musical populaire mais essentiellement masculin, aborde la question des relations intéressées en des termes plus ou moins élogieux. On y décèle un humour qui loue les compétences du séducteur cupide et qui dans le même temps met à nu la femme vénale désignée comme source d’anomie (Konaté, 2002).

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32 L’essentiel des fonds obtenus par les brouteurs sert à financer leurs go (petites-amies), c’est la condition sine qua non pour les conserver. L’argent est donc central pour « entretenir » une relation amoureuse. Les hommes peuvent également réclamer des attentions auprès des gnanhi (tanties), des femmes mûres issues de la haute société abidjanaise qui prennent les jeunes hommes pour amants. Dans un tel contexte, la notion d’abus de faiblesse perd tout son sens, car si les internautes européens sont apparentés aux gaou, les Européennes sont assimilées à des super gnanhi 11. L’extorsion de fonds sur le net se nourrit en partie de la violence des rapports sociaux de sexe en vigueur dans le quartier. Une fois la confiance établie avec son contact le brouteur déploie à son tour, et de façon graduelle, les procédés ambigus mêlant compassion, empathie et coercition, auxquels il est lui-même confronté dans le cadre de ses relations amoureuses : « Je n’ai pas le moral », « ma mère est malade » « je n’ai pas d’argent pour la soigner » « …comment faire ? ». 33 L’individu gaouté ou pigeonné entre dans une sorte de cercle vicieux où les sommes obtenues par le brouteur vont servir à entretenir une autre relation amoureuse. Non seulement Isabelle, la mère de famille calaisienne, finance le train de vie du brouteur Ayatollah mais elle proroge aussi ses amours et flirts locaux.

Conclusion

34 À Kankan Koura Internet prend la forme d’un lieu opaque où de jeunes gens déterminés à sortir de la galère des quartiers usent des sentiments pour obtenir des sommes importantes de la part d’internautes européens. Par l’entremise des sites de rencontre et des réseaux sociaux, les brouteurs exploitent les moindres failles des individus et rentabilisent un sentiment amoureux qui peut déplacer des montagnes, mais aussi des millions. La pratique n’apporte pas de véritable statut et les acteurs ne jouissent de l’argent obtenu qu’à titre précaire, elle ternit l’image de la famille mais assure la notoriété auprès des congénères. L’apparition de la culture coupée-décalée a constitué un refuge pour la jeunesse, ce mouvement a aussi par les modèles et le style de vie qu’il prônait, accompagné la construction identitaire de la « génération brouteur ».

BIBLIOGRAPHIE

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STEBBINS R., 2006. Serious Leisure: A Perspective of Our Time. New Jersey, Transaction Publisher.

NOTES

1. Le coupé-décalé substitue la violence réelle des années de guerre par une violence symbolique qui est aussi résilience. Il met l’accent sur les dimensions doux/amer, actif/passif, gagnant/ perdant des interactions quotidiennes. C’est la ruse de l’individu qui vole (coupe) et qui sait habilement se mettre de côté (décale) ; c’est aussi l’impuissance de l’individu floué, la gorge nouée et le souffle coupé. Dans une acception assez large coupé désigne également les agissements des brigands des grands chemins. La danse se base sur des gestes du quotidien et les attitudes enjoignent au farotage, à la « grande vie ». On inverse les valeurs. L’enjaillement ou amusement justifie le recours à des voies parfois illicites, ainsi le divertissement devient une finalité. 2. Les coupeurs de route sévissent le long des axes routiers ivoiriens. 3. Le zouglou s’affirme comme la relève du courant ziglibity des années 1970, il vise à libérer la parole. Ces joutes verbales qu’on appelle d’abord Wôyô ou « Ambiance facile » ponctuent les fêtes étudiantes. Le discours engagé domine ce mouvement typiquement urbain dont la danse emprunte aussi bien aux sociétés paysannes qu’au hip hop. 4. Au début des années 2000 le développement de la téléphonie mobile a créé un nouveau métier, gérant de cabine, et a ainsi permis à de nombreux individus de survivre. 5. Touré consent tout à sa clientèle fidèle. 6. Dans les langues mandé, bara signifie le travail. La racine bara est présente dans bara dèn (domestique), chu bara (sorcière), jossi bara (métiers d’entretien, jobs d’immigrés), bara tigi (travailleur). 7. Potions à base de plantes ayant des propriétés curatives. Médicament est synonyme d’une magie positive. 8. Les Binguistes sont les expatriés ivoiriens. 9. C’est une scène sociale singulière, juxtaposition d’une scène privée (chez Isabelle) et d’une scène professionnelle (l’univers d’Ayatollah). 10. Les titrologues sont les individus qui s’amassent chaque matin autour des kiosques pour lire les gros titres des journaux qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter. 11. Equivalent de femme cougar.

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RÉSUMÉS

Dans la métropole ivoirienne la génération connectée tire avantage de l’accès à Internet, pour réduire les distances et abolir les frontières. La technologie numérique s’y développe d’une manière singulière. Elle se déploie principalement entre les deux continents Europe-Afrique et offre de larges opportunités aux étudiants mais aussi aux sans-grades. Une catégorie bien particulière de la jeunesse s’adonne au broutage, un phénomène qui se développe depuis quelques années. Fortunes et infortunes se multiplient entre deux mondes connectés qui entrent en collusion, entre des postadolescents désargentés et des adultes en demande socio-affective qui y perdent argent et illusions. À travers une enquête de terrain menée dans une des dix communes d’Abidjan nous tenterons de comprendre comment évoluent les adolescents ivoiriens dans la rareté numérique ; en quoi consiste leur travail de « fonds » ? Et dans quelle mesure l’économie numérique peut-elle à la fois apporter un statut et reléguer aux marges ?

In the Ivory Coast’s cities, the connected generation takes advantage of Internet access to reduce distance and abolish borders. Digital technology has been developed here in a singular way. Spreading mainly across two continents, Europe and Africa, it offers huge opportunities for students and youth with other social status. A specific category of young people are involved in broutage (browsing), a phenomenon that has developed over the last few years. Fortunes and misfortunes multiply in the space between two connected, but colliding, worlds: money-less post-teenagers, and adults with socio-emotional needs who are losing money and illusions. Through a field survey carried out in one of Abidjan’s ten municipalities, we try to understand how Ivory Coast teenagers evolve in a digital-poor environment; what is their ‘fundamental’ work? And to what extent does the digital economy bring them status while relegating them to the margin?

INDEX

Mots-clés : jeunesse, Abidjan, Internet, broutage, séduction Keywords : youth, Abidjan, Internet, broutage, seduction

AUTEUR

YAYA KONÉ

Université du Littoral-Côte d’Opale – 1, Place de l’Yser – BP 1022 59375 Dunkerque cedex 01 Courriel : [email protected]

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Anthropologies libres, libre anthropologie

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Où sont les lectures alternatives de Suzanne Chazan ?

Jean Copans

1 La rédaction du Journal des anthropologues m’a invité à présenter mon point de vue après la publication d’un commentaire de Suzanne Chazan consacré à mon ouvrage sur Georges Balandier1 dans le numéro 140-141 du Journal des anthropologues. S. Chazan qualifie son propre texte de « communication d’humeur » et précise qu’elle l’a rédigé « pour des raisons banalement épistémologiques ». C’est fort possible mais il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit là ni d’un compte rendu ni d’une chronique bibliographique au sens technique et rhétorique du terme et encore moins d’une discussion de mes hypothèses sur la manière d’analyser l’œuvre d’un anthropologue. Elle ne discute nullement du genre de mon livre qui relève à la fois de l’exégèse textuelle, d’une esquisse de contextualisation disciplinaire et d’une sociologie historique de la connaissance. Je ne discute nulle part le fond même de la pensée de G. Balandier et, malgré quelques réminiscences personnelles qui peuvent remonter aux années 1960-1970, lorsque j’étais son étudiant et son doctorant puis son collaborateur technique et enfin un jeune collègue, je fais encore moins œuvre de biographe. Je défie un quelconque lecteur du texte de S. Chazan de réussir à y retrouver le contenu et les thématiques de mon ouvrage. De plus S. Chazan se répète souvent et je regrette que sa contribution n’ait pas été plus soigneusement éditée car ses allusions à ma carrière sont pratiquement toutes erronées. Qu’on me comprenne bien : ce n’est pas la publication d’un point de vue essentiellement négatif qui me pose problème mais le fait qu’une revue comme le Journal des anthropologues ait accordé tant de place à un texte si peu informatif et absolument pas motivé par la suggestion d’une version alternative à celle que j’ai choisie pour présenter l’ensemble, je dis bien l’ensemble, de l’œuvre de G. Balandier de 1947 à 20132. S. Chazan aurait plutôt dû s’inquiéter de la très faible réception de l’ouvrage chez les anthropologues notamment africanistes : ainsi aucun des responsables ou chercheurs de l’IMAF, héritier et regroupement des deux centres de recherche fondés par G. Balandier à Paris dans les années 1950-1960, n’a cru bon de m’inviter pour présenter le contenu de l’ouvrage en 2014‑2015.

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2 S. Chazan consacre l’essentiel de son texte à porter des jugements de valeur sur mes intentions, en mal ou en bien, sans apporter une seule preuve textuelle à leur appui. J’ai relevé au moins 25 occurrences hypercritiques ou négatives ; certaines expressions comme « vindicatif », « tueur », « sarcastique » ou encore « volonté de blesser l’autre » reviennent à plusieurs reprises. S’ajoutent une dizaine d’expressions non argumentées comme refus du dialogue, ambivalence, rapport négatif a priori, structuraliste de fait (ce n’est pas une insulte mais tous mes lecteurs et anciens étudiants savent que je ne l’ai jamais été ni de près ni de loin). Pour être complet, et honnête, je dois ajouter que S. Chazan recourt également à l’éloge, sans plus de référence, et souvent dans la même phrase qui me dénonce vertement. Ces éloges sont par conséquent aussi peu démonstratifs que les critiques. C’est à n’y rien comprendre d’autant qu’elle explique par deux fois que l’on ne peut être qu’hagiographe ou tueur lorsqu’on analyse la pensée d’un auteur et que je relève à l’évidence de cette seconde catégorie. Certes mon ouvrage est « très bien construit », « le plan en est judicieux ». Quant à moi j’ai « su présenter et mettre en évidence la pensée de G. B. au-delà de toute attente », je suis « un interprète hors-pair par ma précision et mon intelligence », « j’ai une connaissance parfaite de l’œuvre », « je démontre magistralement », « je suis le mieux placé pour présenter », j’ai joué « un rôle de passeur et de médiateur », « je dévoile les liens invisibles » ou encore « les agencements révélateurs » au sein de son œuvre. Un tel avis partagé de cette sorte serait recevable si chacune de ces remarques portait sur un point précis, une référence mal comprise, un oubli majeur, un contre-sens impardonnable ou un autre point en débat mais ce n’est pas du tout le cas. 3 Relevons tout d’abord des inexactitudes ou des légèretés du commentaire. S. Chazan signale bien la qualité de ma présentation chronologique des travaux de G. Balandier mais curieusement elle fait totalement l’impasse sur ses compétences africanistes et tiers‑mondistes auxquelles je consacre cent pages, soit plus d’un tiers de l’ouvrage ! Elle insiste, à juste titre, sur la qualité de l’ouvrage Le Grand Système, sans revenir sur mon analyse qui essaie de classer ce dernier (2001) par rapport à son double tournant analytique et thématique avec ce que j’appelle les 3 D (Le Détour, 1985 ; Le Désordre, 1988 ; Le Dédale, 1994) d’une part et les trois éditions, étalées sur un quart de siècle, de Le pouvoir sur scènes (1980, 1992, 2006). Dans sa note 2 elle évoque des colloques dédiés à G. Balandier et la publication de leurs actes mais elle ne précise nulle part ses références. Ses jugements sur les paranotes, mode de référence bibliographique inventé par G. Balandier dans Le Dédale, me font dire exactement le contraire de ce que je dis et enfin lorsqu’elle attribue à G. Balandier une expression autobiographique de G. Gurvitch lui-même, le qualificatif « d’exclu de la horde », je me dis qu’elle a lu de travers la phrase de G. Balandier lui-même qui cite cette expression dans son petit livre sur G. Gurvitch (voir mes notes 1 et 2 page 289). 4 Il me faut tout de même m’arrêter quelques instants sur les trois points de fixation de S. Chazan, qui courent tout au long de son texte et qui induisent en fin de compte une lecture tout à fait erronée et incompréhensible de mon projet. Ces trois points sont le statut et le contenu du Prologue ; l’expression « Les six vies de Georges Balandier » et enfin le titre du dernier chapitre, le septième « La tour de guet de l’universitaire », consacré à sa vie professionnelle et éditoriale. Le Prologue veut dire ce qu’il veut dire car il est précédé d’un avertissement qui explique mon projet initial, définit le texte tel qu’il se présente finalement après des ajustements et surtout l’importance des écrits autobiographiques dans l’ensemble de l’œuvre de G. Balandier. J’ai également inclus

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deux pages qui listent d’emblée la quarantaine de titres importants de G. Balandier que le lecteur se doit de garder toujours présents dans sa mémoire. Mon Prologue ne fait que 24 pages mais S. Chazan s’évertue à au moins quatre reprise à en compter 42. Elle affirme que je dénie tout sens de l’historicité à G. Balandier ce qui est absolument faux3 et elle s’obstine à qualifier de tous les maux ce texte introductif. De même elle ne supporte pas l’expression les six vies et lui fait dire absolument le contraire de ce qu’elle dit, puisqu’elle conclut qu’il y a là cinq vies de trop. Il s’agissait pour moi de définir d’une manière imagée la dynamique de toute son œuvre (le souci autobiographique ; l’africaniste ; le tiers-mondiste-développementiste ; l’anthropologue metteur en politique du monde ; le défricheur des terrains inédits des modernités mondiales après sa retraite en 1985 ; l’homme du Détour, celui d’un regard et d’une morale) et non de classer sa bibliographie. Un lecteur attentif aura retenu que le souci biographique relève du Prologue et de tous les chapitres, que l’africaniste a droit à deux chapitres (dont S. Chazan ne parle absolument pas y compris de la célèbre notion de situation coloniale) tout comme l’anthropologie politique. Le thème de la sixième vie relève également de tous les chapitres y compris du dernier plus centré sur sa vie que sur son œuvre. Enfin avec l’expression « la tour de guet », S. Chazan s’emporte et elle dénonce la guerre de tranchées que j’aurai déclarée contre G. Balandier. C’est absolument ridicule car là encore le lecteur attentif aura saisi deux choses : G. Balandier n’était pas du tout un universitaire enfermé dans sa tour d’ivoire car sa tour de guet lui permettait au contraire de se percher au plus haut afin de voir arriver les nouveaux évènements et les houles de l’histoire sociale, culturelle et politique en train de se faire et d’y entrevoir les nouveaux Nouveaux Mondes comme il les dénomme. 5 Mon ouvrage s’est efforcé d’évaluer la portée anthropologique de cette œuvre tant au plan des objets et des terrains, que des méthodes et évidemment des concepts ou encore de l’engagement de l’auteur en faveur de la liberté intellectuelle et politique du monde noir (voir sa forte implication à la fondation et au fonctionnement des premières années de la revue Présence africaine). Son autre objectif, est de rappeler que son œuvre est des plus complexes et très fluide. Mon intérêt pour cette dernière remonte à l’époque même de ma rencontre avec lui, il y a plus d’un demi-siècle, et ma bibliographie comporte plus d’une dizaine de références consacrées à l’analyse de son œuvre que ce soit sous la forme de comptes rendus ou au contraire d’articles en bonne et due forme ou même d’une postface4. Encore une fois aucun élément concret de cette familiarité n’a trouvé d’intérêt auprès de S. Chazan, ce qui est son droit. Mon Balandier n’est peut-être pas le bon mais nul ne peut deviner de quoi sont composées les lectures alternatives de S. Chazan et pour le moment, et d’après ce que je crois pour encore un certain temps, c’est le seul disponible. Ce dernier constat soulève de nombreuses questions mais c’est là une autre histoire.

NOTES

1. Balandier G., 2014. Un anthropologue en première ligne. Paris, PUF.

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2. G. Balandier a publié cette année un petit ouvrage sur la politique française sous le titre de Recherche du politique perdu (Fayard). Rappelons que son œuvre comporte une trentaine d’ouvrages et une cinquantaine d’articles fondamentaux. La bibliographie de mon ouvrage comporte plus de cent références. 3. S. Chazan rejoint ici l’historienne Claude-Hélène Perrot qui m’a également fait ce reproche publiquement lors d’une conférence : j’ai simplement expliqué scolairement que G. Balandier ne recourt malheureusement pas du tout à l’histoire orale dans son ouvrage La vie quotidienne au Royaume de Kongo du XVIe au XVIIIe siècle alors qu’en 1965 cette méthode est déjà en train de révolutionner l’historiographie précoloniale africaniste, justement à partir de ce même terrain congolais. 4. Signalons ma contribution très active à la réédition de Sociologie des Brazzavilles noires en 1985 et mon article pour célébrer en 2001 les cinquante ans de son article sur la situation coloniale. La première chronique bibliographique que je lui ai consacrée, parue dans La Pensée, remonte à 1972 et donne un avis « marxiste » (!) sur Sens et puissance paru l’année précédente. S. Chazan qui insiste tant sur le respect que les anciens doctorants doivent à leur directeur de thèse notera qu’à cette date je n’étais pas encore docteur.

AUTEUR

JEAN COPANS

Université Paris Descartes – 12, rue de l’École de Médecine, 75006 Paris

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Échos d'ici et d'ailleurs

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Colloque l’Anthropologie pour tous Lycée Le Corbusier Aubervilliers, 6 juin 2015

Catherine Robert

RÉFÉRENCE

Colloque l’Anthropologie pour tous, lycée Le Corbusier Aubervilliers, 6 juin 2015

1 L’aventure de L’anthropologie pour tous a commencé le 18 novembre 2014. Ce jour-là, nous avions invité l’anthropologue et préhistorien Jean-Loïc Le Quellec au Lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, dans le cadre du Projet Thélème, ouvert aux élèves volontaires désireux d’enrichir leur culture générale en plus des enseignements académiques. Interrogeant les élèves sur les mythes racontés dans leurs familles, Jean- Loïc Le Quellec leur a montré combien ces récits qu’ils croyaient anodins ou parfois farfelus, ces histoires qu’on leur racontait pour leur faire peur quand ils étaient petits, se ressemblaient souvent, et que leurs occurrences géographiques pouvaient même être cartographiées. Les élèves ont compris empiriquement la pertinence et l’intérêt du comparatisme en mythologie. Chacun a alors recueilli certains mythes de ses ancêtres : les élèves ont pris en note le récit de leurs parents et grands-parents, ont enregistré ou filmé ces derniers. Le site du Projet Thélème s’est enrichi peu à peu de ce répertoire des mythes.

2 Un mois plus tard, nous avons été invités par le Conseil économique, social et environnemental à participer à la saisine « Pour une école de la réussite pour tous », coordonnée par Marie-Aleth Grard. Les élèves du Projet Thélème ont été auditionnés le 17 février 2015. Parmi les trois propositions qui organisaient leur intervention, l’une était intitulée « cultures de tous, culture pour tous ». Cette proposition n’est pas celle d’un relativisme culturel, encore moins le ferment multiculturaliste de la juxtaposition des ghettos. Mais au lieu de s’installer dans le dogmatisme scientiste d’une raison occidentale certaine de ses représentations, de ses croyances et de ses valeurs, mieux vaudrait accepter la position – seule intellectuellement conséquente – d’un comparatisme informé. On doit pouvoir admettre toutes les croyances en se réservant le droit de les combattre. On doit pouvoir continuer d’affirmer que la société française

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s’organise en fonction des valeurs auxquelles elle croit (celles que précisent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946), sans pour autant traiter par un silence méprisant les autres systèmes de représentations. 3 Au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, la diversité d’origine de nos élèves nous a conduits à l’évidence que nous ne pouvions pas nous cantonner à l’étude de quelques contrées. Si la République française « respecte toutes les croyances », comme l’indique l’article 1er de sa constitution, il est évident qu’elle ne peut pas réduire leur enseignement à celui des trois monothéismes. Contrairement à ce que l’on croit à force de myopie, les élèves de Seine-Saint-Denis ne sont pas tous musulmans. Les cultes chinois sont polythéistes, panthéistes ou non-théistes. Le taoïsme, le bouddhisme, le culte des ancêtres, le confucianisme sont autant de formes de croyance possibles pour nos élèves d’origine chinoise. Ajoutons à cela des athées, des agnostiques, des représentants de l’hindouisme, des coptes orthodoxes, des Éthiopiens orthodoxes, des protestants évangélistes, des pratiquants du Vaudou, des adeptes du kémitisme panafricain, etc. Nos élèves, qui croisent, en leurs représentations et leurs actions, des cultures et des identités différentes le savent ; tous gagneraient à l’apprendre : c’est depuis l’autre qu’on se connaît mieux soi-même. On comprend dès lors pourquoi la morale laïque est une contradiction dans les termes, et pourquoi la République gagnerait à lui préférer un enseignement des cultures. L’enseignement de l’anthropologie nous est apparu comme la réponse la plus complète et la plus apaisée aux inquiétudes politiques du moment. 4 Depuis les attentats de janvier 2015, qui ont conduit à un nouveau procès de l’école, la peur a fait taire le débat : supériorité indiscutée des valeurs républicaines, génie indépassable de l’organisation démocratique et caractère sacré de la laïcité, qui, alors qu’elle est une méthode, devient une valeur, adjointe à la triade capitoline que révère les héritiers des hussards républicains. De même que la férule des instituteurs redressait les errements patoisants des bretonnants indociles, de même la sévérité vestimentaire des nouveaux pourfendeurs de l’obscurantisme traque le voile et la jupe, la barbe et le turban, en oubliant le temps ou le Flower Power voyait fleurir dans les cours de lycée des nymphes autrement déguisées, oubliant aussi que la jupe bleu marine, la nuque rasée et le bandeau en velours sont les marques d’appartenance parfois fort antipathiques et peu républicaines… On en arrive à la fin à ce genre de débats imbéciles où les éducateurs se transforment en couturières et en coiffeuses, pendant que les élèves signifient ce qu’ils sont, pensent être ou croient par le moyen de niais et dérisoires déguisements. Et la gente germanopratine, qui a parfois passé son adolescence déguisée en guérillero, oublie que ses aînés ont attendu, pour lui transmettre le pouvoir de censure, que jeunesse se passe… 5 Le point de vue de Sirius est plus simple et moins oiseux, plus intéressant et moins vain : davantage de hauteur, moins de dogmatisme, et une présentation plus complète de la diversité des manières d’être humain. Encore faudrait-il que les programmes d’enseignement le permettent. Concernant ceux de philosophie, force est de constater la liquidation pure et simple, depuis la fin des années 1970, de la possibilité de présenter, voire d’enseigner, l’anthropologie. Les programmes de 1973, revus en 1983 puis en 1994, offraient, dans les séries générales, les notions suivantes : « Anthropologie, métaphysique, philosophie » / « Constitution d’une science de l’homme (un exemple) » / « La religion ». Rien de tout cela dans les séries

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technologiques. En 2001, réforme des programmes ; un item demeure : « Le mythe, la science et la philosophie ». L’ordre est évident : en avant pour le miracle grec et la victoire de la raison sur les délires archaïques des chevelus de l’âge de fer qui pensaient que le ciel risquait de leur tomber sur la tête. En 2003, le thème du mythe, qui permettait encore aux plus audacieux de suggérer que les représentations ethnocentriques de la modernité occidentale ne représentaient qu’une province dans la cartographie des idées et des valeurs, disparaît : plus rien ne vient souiller le système rationaliste qui affirme, du haut de son kantisme mal digéré, qu’une fois qu’on sait qui on est, il suffit de mesurer le monde et de trouver des raisons d’espérer… 6 Nous en avons fait l’expérience au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, comme d’autres, ailleurs, ont pu le faire avant nous : l’anthropologie, loin d’être un terrain de dissensus et l’outil armant les séditieux, est au contraire le moyen d’un dialogue pacifique entre ceux qui s’y adonnent. Donner la parole aux élèves pour raconter comment on mange, comment on se marie, comment on se tient, ce qu’on raconte de la création du monde, des hommes et des femmes, de la mort et de l’amour, leur offre l’occasion de considérer comme audible ce que jusqu’alors ils considéraient comme tabou à l’école et même indicible entre pairs. L’anthropologie examine les écarts entre les représentations ; elle s’intéresse à la différence ; elle considère l’autre, en offrant intérêt et valeur à ses récits. Elle n’interdit pas qu’on discute de la meilleure manière de vivre ensemble ; elle n’impose pas une manière d’être plutôt qu’une autre, mais elle ne confond pas les genres ni le particulier avec l’universel. Elle ouvre à la politique, qui détermine les conditions de la vie commune, mais elle n’en est pas la servante. Elle libère les enseignants de la servilité idéologique et les élèves de la docilité feinte ou de la provocation pseudo-identitaire, également facteurs d’enfermement et vecteurs d’hostilité. 7 Après la réception au CESE, et parce que l’effervescence souvent brouillonne voire irrationnelle des débats de l’après 11 janvier nous paraissait un facteur de pénible confusion, nous avons éprouvé la nécessité d’entendre les savants qui, chacun dans leur domaine, étudient et comparent les cultures. Nous avons donc décidé d’organiser un colloque avec nos amis de La Commune − CDN d’Aubervilliers – et nous avons intitulé ce colloque L’anthropologie pour tous. Nous avons travaillé pendant trois mois pour organiser la tenue de ce colloque. Les élèves ont préparé des saynètes ethnographiques présentant les analyses comparatistes nées de leurs observations, ainsi que les récits des mythes racontés dans leurs cultures d’origine. Avec leurs quatre professeurs (Isabelle Richer, Valérie Louys, Damien Boussard et Catherine Robert), ils ont étudié les textes des sociologues, mythologues et anthropologues invités au colloque et qui avaient tous accepté, avec un enthousiasme exaltant, de participer à cette aventure inédite. Les élèves se sont partagés les interventions et les présentations. 8 Le 6 juin 2015, La Commune a accueilli 250 spectateurs. Les élèves du Projet Thélème avaient organisé la journée, préparé le repas autant que leurs interventions. Bernard Lahire, Maurice Godelier, Joël Candau, Bernard Sergent, Philippe Descola, Barbara Cassin, Stéphane François, Chantal Deltenre, Fabien Truong, Christian Baudelot et Jean- Loïc Le Quellec (dont les deux derniers avaient très activement participé à la préparation du colloque) ont répondu aux questions des élèves. Françoise Héritier, qui ne pouvait être des nôtres, nous avait accordé un long entretien qui avait également participé à alimenter nos analyses et à enrichir notre compréhension. Les interventions

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des invités de ce colloque ont dessiné les conditions d’un enseignement renouvelé et accru des sciences humaines et sociales à l’école, dès le primaire. 9 À l’issue de cette journée d’étude et d’échanges, nous avons décidé de continuer l’aventure pour montrer que les sciences humaines et sociales offrent des outils efficaces d’intelligibilité culturelle et sociale. Notre projet a trouvé un soutien supplémentaire avec celui du GID et de l’ENS ; il s’enorgueillit de celui de savants qui comptent parmi les meilleurs de la recherche française (Florence Dupont et Nicolas Vatin nous rejoignent) ; il bénéficie également de la bienveillante attention de la DAAC de Créteil. Deux jours de formation suivis d’un deuxième colloque auront lieu du 12 au 14 novembre 2015, au lycée Le Corbusier et à La Commune, sur le thème suivant : « L’universel du respect ».

AUTEUR

CATHERINE ROBERT

Lycée Le Corbusier Aubervilliers 44 rue Léopold Rechossière – 93533 Aubervilliers Courriel : [email protected]

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Activités de l'AFA

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Assemblée générale 2015 de l’AFA Université Paris-Diderot – 12 juin 2015

Yves Lacascade

RÉFÉRENCE

Assemblée générale 2015 de l’AFA, université Paris-Diderot – 12 juin 2015

1 L’assemblée générale est ouverte par la présidente Judith Hayem qui présente l’ordre du jour, en présence d’une vingtaine d’adhérents de l’AFA essentiellement composés des membres du Bureau.

2 – J. Hayem explique qu’un chantier de deux ans et demi vient de s’achever en vue de la numérisation complète du JDA. Incessamment, la revue sera présente sur tous les canaux numériques. Le pari est que les achats d’articles réalisés via Cairn remboursent les frais de mise en ligne et éventuellement permettent de dégager un bénéfice. La question (qui se reposera sans doute à l’avenir et ne sera pas tranchée aujourd’hui) est de savoir s’il faut repenser le couplage abonnement papier / adhésion à l’association. 3 La mise en ligne est également en train de modifier le travail des équipes rédactionnelles. Elle devrait permettre également de favoriser le développement de l’usage, dans les articles, du numérique et de la vidéo. 4 – J.H. revient sur la participation de l’AFA à Tenons et Mortaises. Le CID a par ailleurs souligné le soin mis à la fabrication de chaque numéro papier, ce qui doit nous encourager à poursuivre dans cette voie et à favoriser la diffusion de la revue. 5 – J.H. souligne l’efficacité du travail produit par les membres du bureau. Un réel partage des tâches s’est mis en place qui est à encourager et à soutenir. 6 – Les libraires qui veulent vendre la revue doivent communiquer leur adresse à Judith Hayem qui en informera le CID. Nous sommes sûrement bien en deçà de ce que nous pouvons faire sur le plan de la diffusion de la revue et de la présentation de celle-ci lors de la parution de chaque nouveau numéro.

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Rapport financier

7 Présentation du rapport financier (bilan et prévisionnel) par Maya Leclercq, trésorière :

8 – Les recettes sont stables. Elles ont été d’environ 20 000 euro durant les quatre dernières années et d’environ 18 000 euro en 2014 à cause du non-paiement (ou paiement différé) des subventions du CNL et du CNRS. 9 – Au plan des dépenses, on constate, concernant les trois principaux types de charges, une forte augmentation des affranchissements et une baisse des frais de mise en page et d’impression. La particularité de l’année 2014 étant que 3 000 euro ont été affectés à la numérisation (soit, à terme, 8 000 euro en tout, ventilés, et espérons-le, amortis sur trois ans). 10 – Cette année, le déficit a été de 3 000 euro, légèrement en baisse par rapport à l’année précédente. Ce déficit est structurel depuis trois ans et s’élève sur les quatre dernières années à un montant cumulé de 11 200 euro. Cette année, nous aurions donc été à l’équilibre sans les coûts de numérisation (indispensables pour conserver ou récupérer les subventions CNL et CNRS). 11 – Le budget prévisionnel est équilibré à environ 20 500 euro.

12 – Monique Selim rappelle qu’il est indispensable que les coordinateurs de chaque numéro parviennent à obtenir des subventions spécifiques. Ce qui fut effectivement le cas cette année pour chacun des numéros. 13 – Laurent Sébastien Fournier propose que nous réfléchissions à la possibilité de proposer le « portage » de contrats de recherche à des chercheurs hors statut, ce qui pourrait augmenter nos recettes. Barbara Casciarri considère que cela constituerait un choix politique exigeant, préalablement, débats et discussion tandis que Monique Selim rappelle que le portage a déjà été pratiqué par l’AFA, notamment peu après la création de celle-ci. 14 – Maya Leclercq considère, quant à elle, que les dons pourraient être plus importants (400 euro seulement ont été envisagés dans le budget prévisionnel), compte tenu du caractère d’« intérêt général » désormais reconnu à l’association (ce qui permet la déduction de 66% des sommes versées des impôts) et rappelle que ce label et la vente de prestations risquent de ne pas être compatibles. Judith Hayem souligne, quant à elle, que le fonctionnement de l’association étant entièrement assuré par des bénévoles, il convient d’être attentif à la surcharge que pourraient générer de telles opérations de portage. Didier Vidal, enfin, se demande si on ne pourrait pas faire varier le prix du numéro en fonction du nombre de pages qu’il contient, en faisant payer l’affranchissement par l’abonné. 15 – Maya rappelle (comme Marie Rebeyrolle l’an passé) que les frais d’affranchissement augmentent énormément, dès que le numéro compte plus de 340 pages et donc l’absolue nécessité de se situer chaque fois en dessous de cette limite. Elle insiste de plus sur le fait que l’association sera réellement en danger, à court terme, si elle ne parvient pas à équilibrer au plus vite ses recettes et ses dépenses. 16 – Marie Rebeyrolle insiste sur la nécessité, pour la revue, de se faire connaître encore davantage. Propos appuyé par Judith Hayem qui considère, quant à elle, que nous ne sommes sûrement pas parvenus à nous faire connaître de tous les étudiants notamment. Les statistiques de fréquentation des sites de mise en ligne des articles

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étant peut-être à même de nous renseigner sur les possibilités d’amélioration de la diffusion existant auprès de ce public. 17 – Gilles Raveneau tient à remercier le bureau pour les efforts qu’il a faits ces dernières années pour consolider le prestige et la qualité de la revue ainsi que la reconnaissance dont elle bénéficie de la part des instances officielles ou académiques. Il l’encourage à persévérer dans cette voie. 18 Il propose un point supplémentaire à l’ordre du jour: il s’agit de la candidature de l’AFA au bureau de l’AFEA (collège des associations). S’en suit une discussion longue et animée – à laquelle Monique Selim, Mélanie Gourarier ou encore Sophie Accolas notamment prennent part – que je ne résumerai pas ici. La question étant, pour Judith, de savoir quel est aujourd’hui le projet de l’AFEA (et si elle en a un), Gilles insistant, quant à lui, sur l’opportunité que représente, à ses yeux, pour l’AFA, le renouvellement complet du bureau de l’AFEA. Cette question sera discutée et mise au vote lors de la prochaine réunion de bureau.

Élections des nouveaux membres du bureau et votes du rapport moral et financier

19 – Les candidats au bureau se présentent, ainsi d’ailleurs que tous les participants à l’AG.

20 – Les rapports moral et financier sont approuvés à l’unanimité et tous les candidats au bureau sont élus. Les (tout) nouveaux membres étant : Delphine Lacombe, Étienne Bourel et Didier Vidal que nous sommes particulièrement heureux d’accueillir parmi nous. 21 L’AG s’achève par moult libations avant que chacun ne reparte, comme il le peut, vers son port d’attache.

AUTEUR

YVES LACASCADE

Clersé UMR 8019 – Université Lille 1 – bât. SH2 59655 Villeneuve-d’Ascq cedex Courriel : [email protected]

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Appel à communication : Colloque de l’Association Française des Anthropologues, « Prendre position, Métissages disciplinaires et professionnels autour de questions spatiales » École Nationale Supérieure d’Architecture, Université de Strasbourg, 30 juin - 1er juillet 2016

À l’heure actuelle, l’anthropologie semble durablement s’installer dans une collaboration avec d’autres disciplines, dans d’autres formations et cycles que ceux qui lui étaient strictement réservés. Elle a pénétré d’autres domaines que ceux de l’enseignement supérieur et de la recherche académique, et participe de manière engagée à la vie associative en lien avec des questions contemporaines. Ce colloque, organisé par l’Association française des anthropologues (AFA) et qui sera accueilli par l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg en partenariat avec l’Université de Strasbourg, a pour volonté de prendre plus spécifiquement à bras le corps des espaces comme prétexte au questionnement de métissages disciplinaires et professionnels. Via cet « alibi » spatial potentiellement commun, la perspective est de faire mieux connaître aux anthropologues ainsi qu’aux architectes, aux géographes, aux producteurs de modélisation 3D, aux designers, aux théoriciens de l’esthétique, entre autres, certains concepts opérationnels jusqu’ici confinés dans les frontières de leur discipline. Le but est d’encourager la mutualisation des diverses théories et méthodologies en présence, leur appropriation réciproque, leur transformation. La notion d’espace est parmi les plus polysémiques, pouvant étendre l’ombre de son potentiel définitionnel tel un démiurge sur tout discours, toute production. Dans cet appel à propositions, afin d’éviter de faire de l’espace un simple mot-valise, il sera forcément entendu dans son épaisseur territoriale concrète ; c’est à cette matérialité

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que pourra s’articuler sa portée immatérielle. Mais cette précision n’enlève rien à la nécessité de réfléchir aux spécificités de nos approches respectives ainsi qu’à leurs points de rencontre en termes d’analyse des phénomènes étudiés. En anthropologie, l’espace matériel s’est vu traité de facto dans quelques recherches fondatrices : les villages Bororo décrits par Claude Lévi-Strauss ; la maison kabyle vue par Pierre Bourdieu ; la morphologie sociale des sociétés eskimos de Marcel Mauss. Dans un deuxième temps, le livre de Françoise Paul-Levy et Marion Ségaud, Anthropologie de l’espace (1983), a formalisé plus clairement un champ de recherche spécifique, donnant un aperçu de la richesse des modelages spatiaux des sociétés. Toutefois, ce que recouvre cet espace physique ne fait pas consensus. Pour beaucoup, en ce qu’il n’est qu’une des dimensions d’une réalité complexe, il ne peut constituer en soi un objet d’étude. Le présent appel à communication s’inscrit d’ailleurs dans cette filiation, où s’il s’agit bel et bien d’envisager l’espace dans son existence physique, il convient également d’en proposer une approche relationnelle. À l’instar de Gustave Fisher dans Psychosociologie de l’espace (1981), la volonté est d’essayer de décrire et de comprendre comment un environnement matériel donné influence les possibilités d’agir et, suivant Gérard Althabe, comment les acteurs ne peuvent être considérés comme extérieurs au champ au sein duquel ils évoluent : toute « production de l’espace » (Lefebvre, 1974) est toujours aussi une construction socio-historique ayant des implications politiques évidentes. Plusieurs axes de réflexion, sans être hermétiques les uns aux autres ni exclusifs, sont privilégiés.

Frottements disciplinaires, professionnels et associatifs

Quels sont les dialogues, les frictions et les contaminations possibles entre disciplines et métiers ayant pour trait d’union l’espace ? Comment l’anthropologie entre-t-elle dans de nouveaux secteurs d’activité ? Quelles sont les nouvelles carrières et les collaborations durables ou ponctuelles qui émergent ? On pourra répondre à ces questions en présentant des parcours académiques comme des expériences d’enquêtes menées par des équipes pluridisciplinaires. L’accent, ici, sera plutôt mis sur ce qu’apportent ou perturbent les frottements des anthropologues avec d’autres acteurs scientifiques, professionnels ou associatifs lorsque l’espace est un des arrière-plans.

Lieux, méthodes et théories partagés

« Unité de lieu » contre « génie du lieu », que dire et que faire de l’espace lorsqu’il se trouve incarné dans un sol – ou sur un écran – et porteur de sédimentations passées ? Qu’en proposer pour le présent et dans l’avenir ? Ce lieu proche ou lointain peut être celui de l’anthropologue lorsqu’il fait du terrain : de quoi le lieu est-il alors le nom ? Il peut aussi être celui de l’architecte lorsqu’il s’apprête à concevoir et qu’il (se) projette in situ. L’observation est alors pour eux, comme pour le géographe et bien d’autres, un dispositif commun mais qui ne mobilise pas toujours les mêmes attentions : l’anthropologue sera d’abord réceptif aux interactions sociales qui se nouent dans un lieu donné, lorsque l’architecte pourra décrire le préexistant topographique et paysager pour, peut-être, tenter de le transformer en le respectant. Au-delà de

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l’observation, les propositions, dans cet axe, questionneront les méthodes des disciplines, les instrumentalisations différentes qui en sont faites dans l’action, et leurs manières de s’implémenter. Partant de ces méthodes, il s’agira également de comprendre quelles accroches théoriques elles servent ou dé-servent.

Lieux et identités des espaces intermédiaires

Comment un lieu donné est-il porteur d’enjeux identitaires ? Comment des dispositions plus ou moins reproductibles s’incarnent‑elles dans des dynamiques du présent ? L’enjeu spatial sera ici traité à partir d’études empiriques de petite ou moyenne échelle, via des descriptions et des analyses produites à partir d’expériences socialement et historiquement situées. Seront privilégiés les « espaces hybrides », théâtres de la pratique anthropologique notamment, ceux que la littérature nomme souvent « intermédiaires ». Ces derniers pourraient tout autant s’appeler des espaces de médiation, de liaison et de déliaison, tour à tour solidaires, conflictuels, parfois saturés d’imaginaires et de possibles. On pourrait aussi les désigner comme des espaces de proximité qui font se côtoyer l’autre et l’entre-soi et que des formes de dématérialisation transforment et éloignent des archétypes de l’espace public idéalisé, de sorte qu'ils se réinventent en se jouant des emprises néolibérales (ou en étant déjouées par elles). Quelles sont les significations politiques des identités sociospatiales dans un contexte de démission étatique ? Quels rôles y jouent les dimensions de réciprocité en termes de proximités ressenties et vécues ? On sera particulièrement sensible aux exclusions et aux assignations liées au genre, à la classe sociale, à l’âge, à la « race »… à travers l'analyse d'espaces de résistance et d’émancipation, d’actions collectives ou d’espaces « informels ».

Dimensions culturelles contemporaines de l'espace

Quelles sont les dimensions culturelles émergentes de l’espace ? Qu’est-ce que « la » culture institutionnelle, si marquée aujourd’hui, fait aux espaces et plus particulièrement aux espaces de la ville ? Répondre à ces questions pourrait permettre le décryptage de nouveaux termes tels que « ville créative », « clusters », « villes numériques » et « tiers lieux », ouvrant sur une analyse spatialisée fine des enjeux, des acteurs et de leurs relations aux projets portés par des municipalités. Les interventions pourront porter sur des terrains situés en Europe ou sur tout autre continent. Elles prendront une forme académique classique ou toute autre forme transmissible de présentation (maquettes commentées, montages numériques, performances, etc). Les propositions d’une page et demie maxima sont à envoyer avant le 15 décembre 2015 à l’adresse suivante : [email protected] Merci de mentionner précisément : • vos coordonnées professionnelles et affiliations institutionnelles • une adresse email valide. Les réponses des organisateurs concernant la sélection des propositions seront transmises dans le courant du mois de janvier 2016.

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Comité d'organisation

• Catherine Deschamps (anthropologue, ENSA Paris-Val-de-Seine, EVCAU) ; • Pauline Guinard (géographe, École normale supérieure de Paris, UMR LAVUE – Mosaïques, UMR IHMC (associée) ; • Judith Hayem (anthropologue, Institut de sociologie et d’anthropologie Lille 1/Clersé) ; • Annalisa Iorio (anthropologue, ENSA Paris-Val-de-Seine, IIAC/TRAM) ; • Yves Lacascade (anthropologue, Clersé) ; • Barbara Morovich (anthropologue, ENSA Strasbourg/AMUP) ; • Magalie Saussey (anthropologue, CESSMA).

Comité Scientifique

• Maurice Blanc (sociologue, Université de Strasbourg, Laboratoire sociétés, acteurs, gouvernement en Europe) ; • Barbara Casciarri (anthropologue, Université Paris 8, LAVUE) ; • Alessia de Biase (architecte et anthropologue, ENSA Paris-La Villette, directrice du LAA) ; • Catherine Delcroix (sociologue, Université de Strasbourg, directrice du Laboratoire dynamiques européennes) ; • Nicoletta Diasio (anthropologue, Université de Strasbourg, Laboratoire dynamiques européennes) ; • Élisabeth Essaïan (urbaniste et architecte, ENSA Paris-Belleville, IPRAUS/UMR AUSser) ; • Philippe Hamman (sociologue, Université de Strasbourg, directeur-adjoint du Laboratoire sociétés, acteurs, gouvernement en Europe) ; • Gaëlle Lacaze (ethnologue, Département d’ethnologie de l’Université de Strasbourg, Laboratoire dynamiques européennes) ; • Cristiana Mazzoni (architecte-urbaniste, ENSA Strasbourg, directrice du Laboratoire AMUP) ; • Bruno Proth (sociologue, ENSA Paris-Val-de-Seine, EVCAU) ; • Florence Rudolf (sociologue et urbaniste, INSA Strasbourg, directrice-adjointe du Laboratoire AMUP) ; • Nadine Wanono (anthropologue, CNRS, IMAf).

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