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Cette correspondance enflammée relate, à travers les lettres du génial épistolier qu’est Flaubert, ce que fut l’amour passionné, infernal parfois, de Louise Colet pour l’écrivain. Un amour qui durera le temps que ce dernier mettra à s’en défaire, interrompu qu’il fut pendant deux ans par le voyage en Orient de l’ermite normand. Très tôt s’installe entre les deux amoureux un peu plus qu’une distance géographique. Louise Colet ne cessera jamais de le lui reprocher. Elle frappe, elle crie, elle menace, rien n’y fait. Il prévient, il anticipe : « Merci de ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi. » Collection dirigée par Lidia Breda

Lettres à Louise Colet 1846-­1848

Préface de Mathieu Terence

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Couverture : Herbert James Draper © The Maas Gallery/Bridgeman

© Éditions Payot & Rivages, , 2017 pour la préface et la présente édition

ISBN : 978-2-7436-4176-4 Préface

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Cette correspondance colorée, enflammée, pro- fonde, relate en creux, et au travers des lettres du génial épistolier qu’est Flaubert, ce que fut pendant près de dix ans, entre 1846 et 1855, l’amour tapageur, intense, infernal parfois, de Louise Colet pour l’écrivain. Un amour qui durera en fait le temps que ce dernier mettra à s’en défaire. Une liaison qui connaîtra deux phases pour être très exact, séparées par le voyage en Orient de l’ermite normand, et dont nous ne publions ici que la première partie, la plus intense, la seconde étant presque exclusivement consacrée à la conception de . Louise Revoil naquit le 15 août 1810 à Aix-­ en-­Provence à 8 heures du soir. Le père de Louise, Antoine Revoil, était directeur des postes et sa

7 mère se serait appelée Henriette de Servanes, à en croire sa farouche démocrate de fille. À près de vingt-­cinq ans elle se maria, et l’on s’étonnerait que son mariage n’eût pas reçu, lui aussi, quelque embellissement romantique de la part de celle qui s’est vécue très tôt comme une femme de lettres. Louise serait donc venue à Paris toute jeune, étant encore Mlle Revoil. Elle était d’une beauté extrême, de l’avis général. On se l’arracha. Mme Récamier, soutenue par Chateaubriand et Mathieu de Montmorency, l’intronisa chez elle, la monta en épingle, la désigna presque comme devant lui succéder dans l’empire des beaux esprits. Un jour, elle fit entendre à la jeune fille les quatuors d’un jeune artiste, pâle jusqu’à en être olivâtre, nommé Hippolyte Colet. Coup de foudre. Et cet Hippolyte, sur le point d’épouser une héritière millionnaire, se maria avec la déesse sans le sou. En vérité Louise avait ren- contré Colet, à Nîmes en 1832, bien avant Paris et Mme Récamier. Leurs fiançailles durèrent presque trois ans. Les rudiments de notice qu’on lui consacre dans les biographies de sa femme insinuent qu’il lui apporta, en ronflant cadeau de noces, le titre de professeur au Conservatoire de Paris. En réalité, tout ce qu’il obtint et pouvait alors obtenir fut une modeste place de répétiteur dans l’ombre de son maître Reicha. Lorsqu’elle

8 se sépara d’Hippolyte, après avoir eu une fille de lui, elle partit vivre rue de Sèvres dans une maison qui jouxte encore le Lutetia. Mais rapi- dement, sa passion des voyages la fit renoncer aux résidences principales. Quand elle revenait de ses pérégrinations elle logeait dans des hôtels, notamment l’hôtel du Palais-Royal,­ ou l’hôtel d’Angleterre, rue Jacob, ou encore chez sa fille.

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La vie de Louise Colet est une chasse aux hon- neurs, aux privilèges et aux amants connus. La chasse commença par le plus gros des gibiers : notre muse sollicita Chateaubriand pour patronner son premier recueil de vers, Fleurs du Midi. Il refusa, en deux lettres flatteuses dont elle allait user quand même en guise de préface ; et les Fleurs du Midi parurent en 1836. Elle alla ensuite droit au roi et le harcela par l’intermédiaire de la princesse Marie d’Orléans, sa fille, à qui elle avait envoyé son recueil. Mais par quel biais avait-­elle atteint la princesse Marie ? On ne sait. On dis- tingue néanmoins, dans un coin du tableau, un député méridional, déjà, qui faisait campagne pour sa compatriote, un certain M. de Chastel- lier. Louis-Philippe daigna souscrire à plusieurs

9 exemplaires des Fleurs du Midi pour ses biblio- thèques particulières. Et la jeune poétesse d’argu- menter ainsi auprès du ministre de l’Instruction publique, Pelet de la Lozère, à la date du 2 juillet 1836 : « Puisque Sa Majesté a daigné sous- crire, […] vous pouvez m’accorder la même faveur pour les bibliothèques publiques. » Le culot ne fut pas précisément ce qui manqua à Louise.

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Elle démarche et intrigue pour obtenir toutes sortes de pensions. Et elle a le chic pour décrocher les plus substantielles. Enrichie des relations les plus flatteuses, elle voit entrer en scène. Tout va s’épanouir, éclater, bondir ; toutes les grâces vont pleuvoir. Elle a beau jurer qu’elle ne lui doit rien, il ne faut pas la croire, bien qu’il ait eu la délicatesse pour elle et la prudence pour lui de ne pas engager sa signature. Il fit agir les autres sans d’ailleurs tromper personne. En plus de ses largesses, des avantages divers qu’il lui a permis d’obtenir, il lui fait cadeau de ses œuvres avec des dédicaces d’une philosophie passionnée. Il lui fit également cadeau d’un surnom magni- fique et profond : Pensierosa, par où il l’appa- rente au mélancolique Pensieroso de Michel-Ange­

10 qui médite à Florence sur le tombeau de Laurent de Médicis. Lorsqu’elle tombe enceinte de lui, au bout d’une relation de cinq années, Alphonse Karr lance le mauvais trait que son embonpoint est dû à une « piqûre de Cousin ». Elle attendit l’insulteur près de sa porte pour le poignarder. Elle manqua son coup. L’assailli recueillit son couteau et le fixa en manière de trophée à ses murs avec cette inscription : « Offert par Mme Louise Colet, dans le dos. »

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C’est au printemps 1846 que le jeune Flaubert rencontre Louise chez le sculpteur Pradier. Il a vingt-­quatre ans, elle en a trente-­six. Lui parfait inconnu et elle à l’apogée de sa fausse gloire. Lui provincial déjà replié sur sa propre immensité et elle parisienne jusqu’au bout de ses causeries. Il devient son amant et elle commence à lui écrire les lettres passionnées qui disparaîtront, un jour, bien plus tard, entre les mains de sa nièce. Elle s’est jetée avec une sorte de furie dans ses bras, sentant le génie dont elle pourrait un jour se prévaloir. Lui hésite, incrédule, ébloui. Il pré- vient de ses insuffisances, de toutes ses insuffi- sances, avec un instinct de survie et une tactique

11 de retrait fort avisés. Jusque-là­ sa vie amoureuse, si différente de celle de Louise, se partageait entre les femmes faciles à qui il ne demandait qu’une félicité passagère et un culte inaltérable pour la madone inaccessible, Élisa Foucault. Il avait épuisé tout son « possible » dans cet amour illimité. Leurs échanges commencent dès le lendemain des premiers ébats charnels. Flaubert est rentré chez lui et a emporté les « petites pantoufles » de sa dame, un mouchoir taché de sang ; plus tard, des lettres d’elle et son portrait rejoin- dront ce butin en manière de chapelle ardente. Et s’installe entre eux un peu plus qu’une dis- tance géographique : des objets la représentent, qui se substituent à elle. D’emblée grandit cette distance problématique pour l’une et salvatrice pour l’autre. Il prévient, il anticipe. « Merci de ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-moi­ t’aimer, moi » ; « Il faut que je t’aime pour te dire cela. Oublie-­moi si tu peux, arrache ton âme avec tes deux mains et marche dessus pour effacer l’empreinte que j’y ai laissée. » Déjà le verbe est au passé. Louise, elle, de son côté, ne cesse d’intriguer, de vendre les lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, que celle-­ci lui a léguées pour

12 continuer de mener grand train ou plutôt, sans doute, pour se donner le prix qu’elle sait ne pas valoir à ses propres yeux. Deux années plus dif- ficiles passent avant qu’elle retrouve Flaubert. Littérairement elle piétine au lieu de galoper. Il faut recourir à des expédients, faire des articles de mode, être payée en chapeaux qui encombrent ses armoires. Flaubert est tenu par elle de sus- citer en Angleterre un acquéreur d’un mirifique album d’autographes : qui connaît Louise est mis à contribution pour lui faciliter sa carrière de femme de lettres. Aucun lord n’est pourtant sensible au recueil de la muse professionnelle. De temps à autre l’ermite normand lui envoie quelque argent, et elle ne lui en sait aucun gré. « On rancit », comme il dit. À nouveau la rup- ture menace.

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Leurs amours durèrent huit ans, ou plutôt quatre et demi si l’on en excepte le long entracte et l’incertitude dans laquelle nous nous trou- vons de leur intimité physique lors de la seconde période. Elles connurent une lune de miel très brève : un croissant de lune de miel. Un mois après leur début idyllique, Flaubert avait déjà

13 reçu tant de cris dans sa boîte aux lettres qu’il lui répond : « De la colère, grand Dieu ! de ­l’aigreur, et de la verte, de la salée ! Qu’est-­ce que cela veut dire ? Est-­ce que tu aimes les dis- putes, les récriminations, et tous ces amers tirail- lements qui finissent par faire de la vie un enfer réel ? » Pluie de reproches de la femme frustrée qui en a autant contre celui qui la néglige que contre l’artiste qui s’adonne à son art comme elle en est incapable. Très belle décantation en creux du venin de l’abandonnisme et de l’impuissance mêlés. C’est contre l’amour que Louise Colet ne cesse de se cogner. Elle frappe, elle vitupère, elle menace, rien n’y fait. Elle n’ira jamais à Croisset, elle n’approchera jamais Mme Flaubert mère. « Je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meilleure volonté du monde, je n’y peux rien. […] La bonne femme est peu liante. » Mais de son côté, les visites de Flaubert manquent d’empressement, elles sont intenses certes, mais trop peu fréquentes pour Louise. « Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis-­je te répondre ? » Elle lui parle de gloire, il l’espère mais la croit inatteignable. « Est-­ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver et qui ne s’y rencontre pas… ? » Lorsqu’ils se voient, la tendresse,

14 l’élan et l’amour physique sont toujours pré- sents. Mais sur fond de disputes. « Aimant avant tout la paix et le repos, je n’ai jamais trouvé en toi que troubles, orages, larmes ou colère. » « J’étouffais, j’étais à bout. » Puis les causes s’étendent et les querelles s’intensifient, Louise lui reproche d’être sous l’influence de son ami Du Camp. « C’est lamentable pourtant, écrit-il,­ car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais je suis si las ! si ennuyé, si radica- lement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! » Quatre mois plus tard, en mars 1848, il passe du « tu » au « vous », la distance est de mise. Entre-­temps, Louise se pense enceinte d’un amant de passage. Flaubert lui signifie qu’il sera toujours là, « un lien qui ne s’effacera pas… », malgré « ma monstrueuse personnalité comme vous le dites ».

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On a plaidé qu’un amant passionné aurait tout planté là, son travail auquel la solitude de Croisset était indispensable, sa mère acca- blée de deuils et de soucis, sa nièce qui deve- nait sa fille adoptive, pour venir vivre à Paris au pied de sa maîtresse, ou tout au moins qu’il

15 aurait dû passer sa vie en chemin de fer dans une navette incessante. Mais pourquoi donc aurait-­il dû se renoncer ? En six mois plus rem- plis d’orages qu’un ciel normand, Flaubert se lasse. On continue de correspondre en 1847, mais ce ne sont que soubresauts, et la rupture, la première, est consommée avant la Révolu- tion de février. Ils se retrouvent en 1851, peu après le voyage en Orient de Flaubert. La ren- contre a lieu à Rouen où Louise est de passage. Il la rejoint, désirant renouer en ami, tout malen- tendu dissipé croyait-­il. Dans les lettres, on se dit « vous ». Mais à l’automne ils redeviennent amants, et cette fois pour une durée plus longue ponctuée des mêmes querelles entre celui qui en a vite assez et celle qui n’en a jamais assez. « Il y a aujourd’hui huit jours à cette heure, je m’en allais de toi gluant d’amour. » Mais Flau- bert est plus assuré dans le clivage qu’il veut maintenir entre le désir et l’amitié : sa moda- lité d’amour à lui, qu’elle ne supporte pas. « Ô Femme ! femme, sois-­le donc moins ! Ne le sois qu’au lit ! » Flaubert est alors fort de son écri- ture avant tout, il est tout entier à son roman, sa Bovary règle son temps et sa vie. C’est à l’amie qu’il fait le récit de son cheminement, et cela lui est nécessaire. Les visites sont rythmées par le travail, tandis que les reproches de Louise sont

16 invariables et constants. « Quelle étrange créa- ture tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! » Elle lui envoie les pièces de théâtre qu’elle écrit en vers. C’est là que se produit tout à coup quelque chose qui s’apparente au couac catas- trophique. Si elle écrit de bons vers, cela ne fait pas d’elle un auteur, et il le lui dit sans ména- gement : « Les bons vers ne font pas les bonnes pièces. »

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Pendant leur brouille, la muse en chef avait eu le temps de vivre une aventure, tumultueuse, forcément, avec Musset. On sait les deux épi- sodes les plus vifs qui illustrèrent cette liaison. D’abord celui du lion rugissant, au Jardin des Plantes. Ce fauve voulut, à travers ses barreaux, et avec accompagnement de son effroyable­ orchestre, donner un puissant coup de patte à Louise. Musset arracha au lion sa proie, qu’il fit sienne, et l’emporta. L’autre épisode est celui du fiacre nocturne où s’agitèrent des choses obs- cures. Musset, au retour du théâtre, aurait voulu violer la Muse dans l’embarcation cahotante. Eut-elle préféré un lieu où sa robe de soirée n’eût

17 pas souffert, et sa révolte concerna-t-­ ­elle la cir- constance que le principe. Qui sait si ce fiacre parisien n’aura pas été un peu le père du fiacre rouennais où Emma Bovary et Léon Dupuis communieront ultérieurement sous la plume de Flaubert. Louise crut qu’elle devait se faire par- donner cet écart de Flaubert, il n’en était rien mais avant que la litanie des scènes ne reprît, elle observa un certain temps la trêve des récrimina- tions. Puis revinrent les reproches concernant toujours le fait qu’il lui interdisait sa demeure de Croisset. Étrange, en effet, qu’un peintre refuse à un typhon d’entrer dans son atelier… Bien sûr, vint le jour où Louise força l’entrée. On ignore la date de cette équipée calamiteuse mais elle marque les débuts de la fin. Flaubert lui enverra en mars 1855 les quelques mots qui se logent d’un trait dans le mille du fatal :

« Madame, J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi. Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pour- rait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre­ ­m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais. J’ai l’honneur de vous saluer. G.F. »

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Cette fin de non-­recevoir ne restera pas lettre morte. Pendant des années Louise Colet rumi- nera et distillera sa vengeance de petit ogre écon- duit. Dès 1856, elle publie Une histoire de soldat où elle vise Flaubert, mais qui passe inaperçu. Flaubert ne répond pas. Ou plutôt si. Madame Bovary paraît. Tonnerre dans le ciel de la litté- rature. Quelle rage pour elle que d’être exclue de son triomphe public. Et se rappelant qu’un sonnet sans défaut vaut seul un long poème, la Muse en chef clama en quatorze vers implacables que Madame Bovary était écrite dans un « style de commis voyageur ». En 1859 elle fait paraître Lui qui fera plus de bruit. Deux objectifs à ce fiel qui coule d’elle comme de source. D’abord rabaisser Flaubert et se venger de lui, en étalant, tartufiant même, l’aventure de 1852 avec Musset, ensuite envoyer un pavé de consœur à George Sand – amoureuse de Musset – d’où il résulterait pour elle un profit de scandale. Concédons que Louise aima Flaubert profondément, bien plus que lui, qui s’en tint à maintenir ses distances avant de les prendre défi- nitivement, grâce à des lettres où il concentre ce qu’il a de meilleur : son esprit et son style. Elle fut victime, mais le fut de façon volontaire et

19 quasi forcenée, se mettant à la seule place où elle pouvait tyranniser de suppliques et de plaintes celui qu’elle instituait bourreau. Flaubert ­restera avant tout occupé à la tâche qu’il était seul à pouvoir accomplir : répondre de son génie. Mathieu Terence Lettres à Louise Colet

Mardi soir, minuit, 4 août 1846

Il y a douze heures nous étions encore ensemble ; hier, à cette heure-ci,­ je te tenais dans mes bras… t’en souviens-­tu ?… Comme c’est déjà loin ! La nuit maintenant est chaude et douce ; j’entends le grand tulipier, qui est sous ma fenêtre, frémir au vent et, quand je lève la tête, je vois la lune se mirer dans la rivière. Tes petites pantoufles sont là pendant que je t’écris ; je les ai sous les yeux, je les regarde. Je viens de ranger, tout seul et bien enfermé, tout ce que tu m’as donné ; tes deux lettres sont dans le sachet brodé ; je vais les relire quand j’aurai cacheté la mienne. Je n’ai pas voulu prendre pour t’écrire mon papier à lettres ; il est bordé de noir ; que rien de triste ne vienne de moi vers toi ! Je voudrais ne te causer

23 que de la joie et t’entourer d’une félicité calme et continue, pour te payer un peu tout ce que tu m’as donné à pleines mains dans la générosité de ton amour. J’ai peur d’être froid, sec, égoïste, et Dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe en moi. Quel souvenir ! et quel désir ! Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche ! qu’elles étaient belles, la seconde surtout avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les lanternes, et le balancement des ressorts ; nous étions seuls, heureux. Je contemplais ta tête dans la nuit ; je la voyais malgré les ténèbres ; tes yeux t’éclairaient toute la figure. Il me semble que j’écris mal ; tu vas lire ça froidement ; je ne dis rien de ce que je veux dire. C’est que mes phrases se heurtent comme des soupirs ; pour les comprendre, il faut combler ce qui sépare l’une de l’autre ; tu le feras n’est-­ce pas ? Rêveras-tu­ à chaque lettre, à chaque signe de l’écriture ? comme moi, en regardant tes petites pantoufles brunes, je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu’elles en étaient chaudes […] le mouchoir est dedans. […] Ma mère m’attendait au chemin de fer ; elle a pleuré en me voyant revenir. Toi, tu as pleuré en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d’un lieu sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés !

24 C’est d’un grotesque bien sombre. J’ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres grands et l’eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres sont ouverts à la même place ; rien n’est changé. La nature extérieure nous fait honte ; elle est d’une sérénité désolante pour notre orgueil. N’importe, ne songeons ni à l’avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c’est le moyen de souffrir. Laissons-­nous aller au vent de notre cœur tant qu’il enflera la voile ; qu’il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils… ma foi tant pis ! Nous verrons. Et ce bon X… qu’a-­t-­il dit de l’envoi ? Nous avons ri hier au soir. C’était tendre pour nous, gai pour lui, bon pour nous trois. J’ai lu, en venant, presque un volume. J’ai été touché à dif- férentes places. Je te causerai de ça plus au long. Tu vois bien que je ne suis pas assez recueilli, la critique me manque tout à fait ce soir. J’ai voulu seulement t’envoyer encore un baiser avant de m’endormir, te dire que je t’aimais. À peine t’ai-­je eu quittée, et à mesure que je m’éloignais, ma pensée revolait vers toi. Elle courait plus vite que la fumée de la locomotive qui fuyait derrière nous (il y a du feu dans la comparaison – pardon de la pointe). Allons, un baiser, vite, tu sais comment, de ceux que dit l’Arioste, et encore un, oh encore ! encore et puis, ensuite, sous ton

25 menton, à cette place que j’aime sur ta peau si douce, sur ta poitrine où je place mon cœur. Adieu, adieu. Tout ce que tu voudras de tendresses.

Jeudi soir, 23 heures, 6 août 1846

Ta lettre de ce matin est triste, et d’une dou- leur résignée. Tu m’offres de m’oublier si cela me plaît. Tu es sublime. Je te savais bonne, excel- lente, mais je ne te savais pas si grande. Je te le répète : tu m’humilies, par la comparaison que je fais de toi à moi. Sais-tu­ que tu me dis des choses dures ? – et ce qu’il y a de pire, c’est que c’est moi qui les ai provoquées. Tu me rends donc la pareille ; c’est une représaille. Ce que je veux de toi ? Je n’en sais rien. Mais, ce que je veux moi, c’est t’aimer, t’aimer mille fois plus. Oh ! si tu pouvais lire dans mon cœur, tu verrais la place où je t’ai mise ! Je vois que tu souffres plus que tu ne l’avoues ; tu t’es guindée pour écrire cette lettre. N’est-­ce pas que tu as bien pleuré avant ? Elle est brisée ; on y sent une lassitude de chagrin et comme l’écho affaibli d’une voix qui a sangloté. Avoue-le­ ; dis-­moi de suite que tu étais dans un mauvais jour, que c’est parce

26 que ma lettre t’avait manqué. Sois franche ; ne fais pas la fière ; ne fais pas comme j’ai trop fait. Ne retiens pas tes larmes ; ça vous retombe sur le cœur, vois-­tu, et ça y fait des trous profonds. J’ai une pensée qu’il faut que je te dise : je suis sûr que tu me crois égoïste. Tu t’en affliges et tu en es convaincue. Est-­ce parce que j’en ai l’air ? Là-­dessus, tu sais, chacun s’illusionne. Je le suis comme tout le monde, moins peut-­être que beaucoup, plus peut-être­ que d’autres. Qui sait ? Et puis c’est encore là un mot qu’on jette à la tête de son voisin sans savoir ce qu’on veut dire. Qui ne l’est pas, égoïste, d’une façon plus ou moins large ? Depuis le crétin qui ne donne- rait pas un sou pour racheter le genre humain, jusqu’à celui qui se jette sous la glace pour sauver un inconnu, est-ce­ que tous, tant que nous sommes, nous ne cherchons pas suivant nos instincts divers la satisfaction de notre nature ? Saint Vincent de Paul obéissait à un appétit de charité, comme Caligula à un appétit de cruauté. Chacun jouit à sa mode et pour lui seul ; les uns en réfléchissant l’action sur eux-­mêmes, en s’en faisant la cause, le centre et le but, les autres en conviant le monde entier au festin de leur âme. Il y a là la différence des prodigues et des avares. Les premiers prennent plaisir à donner, les autres à garder. Quant à l’égoïsme ordinaire, tel qu’on

27 l’entend, quoiqu’il me répugne démesurément à l’esprit, j’avoue que, si je pouvais l’acheter, je donnerais tout pour l’avoir. Être bête, égoïste, et avoir une bonne santé, voilà les trois condi- tions voulues pour être heureux ; mais si la première nous manque, tout est perdu. Il y a aussi un autre bonheur, oui il y en a un autre, je l’ai vu, tu me l’as fait sentir ; tu m’as montré dans l’air ses reflets illuminés ; j’ai vu chatoyer à mes regards le bas de son vêtement flottant. Voilà que je tends les mains pour le saisir… et toi-même­ tu commences à remuer la tête et à douter si ce n’est pas une vision (quelle sotte manie j’ai de parler en métaphores qui ne disent rien !). Mais je veux dire qu’il me semble que toi aussi, tu as de la tristesse au cœur, et de cette profonde qui ne vient de rien et qui, tenant à la substance même de l’existence, est d’autant plus grande que celle-ci­ est plus remuée. Je t’en avais avertie, ma misère est contagieuse. J’ai la gale ! Malheur à qui me touche ! Oh ! ce que tu m’as écrit ce matin est lamentable et doulou- reux. Je me suis imaginé ta pauvre figure triste en songeant à moi, triste à cause de moi. Hier j’étais si bien, confiant, serein, joyeux comme un soleil d’été entre deux ondées. Ta mitaine est là. Elle sent bon, il me semble que je suis encore à humer ton épaule et la douce chaleur de ton

28 bras nu. Allons ! Voilà des idées de volupté et de caresses qui me reprennent, mon cœur bondit à ta pensée. Je convoite tout ton être, j’évoque ton souvenir pour qu’il assouvisse ce besoin qui crie au fond de mes entrailles ; que n’es-­tu pas là ! Mais lundi, n’est-ce­ pas ? J’attends la lettre de Phidias 1. S’il m’écrit, tout se passera comme il est convenu. Sais-­tu à quoi je pense ? À ton petit boudoir où tu travailles, où… (ici pas de mot, les trois points en disent plus que toute l’éloquence du monde). Je revois la pâleur de ta tête sérieuse, quand tu te tenais par terre dans mes genoux… et la lampe ! Oh ! ne la casse pas, laisse-­la ; allume-­la tous les soirs, ou plutôt à de certains jours solennels de ta vie intérieure, quand tu entameras quelque grand travail ou que tu le finiras. Une idée ! J’ai de l’eau du Mississippi. Elle a été rapportée à mon père par un capi- taine de vaisseau, qui la lui a donnée comme un grand présent. Je veux, quand tu auras fait quelque chose que tu trouveras beau, que tu te laves les mains avec ; ou bien je la répandrai sur ta poitrine pour te donner le baptême de mon amour. Je divague, je crois ; je ne sais ce que je disais avant de penser à cette bouteille. C’était

1. Pradier, le sculpteur. (N.d.É.)

29 la lampe, n’est-­ce pas ? Oui, je l’aime, j’aime ta maison, tes meubles, tout, si ce n’est l’affreuse caricature à l’huile qui est dans ta chambre à coucher. Je pense aussi à cette vénérable Cathe- rine qui nous servait pendant le dîner, aux plai- santeries de Phidias, à tout, à mille détails, mais qui m’amusent. Mais sais-­tu les deux postures où je te revois toujours ? C’est dans l’atelier, debout, posant, le jour t’éclairant de côté, quand je te regardais, que tu me regardais aussi ; et puis le soir, à l’hôtel, je te vois couchée sur mon lit, les cheveux répandus sur mon oreiller, les yeux levés au ciel, blême, les mains jointes, ­m’envoyant des paroles folles. Quand tu es habillée, tu es fraîche comme un bouquet. Dans mes bras je te trouve d’une douceur chaude qui amollit et qui enivre. Et moi, dis-­moi comment je t’apparais. De quelle façon mon image vient-­elle se dresser sous tes yeux ?… Quel pauvre amant je fais, n’est-­ce pas ! Sais-­tu que ce qui m’est arrivé avec toi ne m’est jamais arrivé ? (j’étais si brisé depuis trois jours et tendu comme la corde d’un violoncelle). Si j’avais été homme à estimer beaucoup ma personne, j’aurais été amèrement vexé. Je l’étais pour toi. Je craignais de ta part des suppositions odieuses pour toi ; d’autres peut-être­ auraient cru que je les outrageais. Elles ­m’auraient jugé froid, dégoûté ou usé. Je t’ai su gré de cette intelligence

30 spontanée qui ne ­s’étonnait de rien, quand moi je ­m’étonnais de cela comme d’une mons- truosité inouïe. Il fallait donc que je ­t’aimasse, et fort, puisque j’ai éprouvé le contraire de ce que j’avais été à l’abord de toutes les autres, n’importe lesquelles. Tu veux faire de moi un païen, tu le veux, ô ma muse ! toi qui as du sang romain dans le sang. Mais j’ai beau m’y exciter par l’imagination et par le parti pris, j’ai au fond de l’âme le brouillard du Nord que j’ai respiré à ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie qui leur faisaient quitter leur pays comme pour se quitter eux-­ mêmes. Ils ont aimé le soleil, tous les barbares qui sont venus mourir en Italie ; ils avaient une aspiration frénétique vers la lumière, vers le ciel bleu, vers quelque existence chaude et sonore ; ils rêvaient des jours heureux, pleins d’amours, juteux pour leurs cœurs comme la treille mûre que l’on presse avec les mains. J’ai toujours eu pour eux une sympathie tendre, comme pour des ancêtres. Ne retrouvais-­je pas dans leur histoire bruyante toute ma paisible histoire inconnue ? Les cris de joie d’Alaric entrant à Rome ont eu pour parallèle, quatorze siècles plus tard, les délires secrets d’un pauvre cœur d’enfant. Hélas ! non, je ne suis pas un homme antique ; les

31 hommes antiques n’avaient pas de maladies de nerfs comme moi ! Ni toi non plus, tu n’es ni la Grecque, ni la Latine ; tu es au-delà : le roman- tisme y [a] passé. Le christianisme, quoique nous voulions nous en défendre, est venu agrandir tout cela, mais le gâter, y mettre la douleur. Le cœur humain ne s’élargit qu’avec un tranchant qui le déchire. Tu me dis ironiquement, à propos de l’article du Constitutionnel, que je fais peu cas du patriotisme, de la générosité et du cou- rage. Oh non ! J’aime les vaincus ; mais j’aime aussi les vainqueurs. Cela est peut-être­ difficile à comprendre, mais c’est vrai. Quant à l’idée de la patrie, c’est-à-­ ­dire d’une certaine portion de terrain dessinée sur la carte et séparée des autres par une ligne rouge ou bleue, non ! la patrie est pour moi le pays que j’aime, c’est-­à-­dire celui que je rêve, celui où je me trouve bien. Je suis autant Chinois que Français, et je ne me réjouis nullement de nos victoires sur les Arabes, parce que je m’attriste à leurs revers. J’aime ce peuple âpre, persistant, vivace, dernier type des sociétés primitives, et qui, aux haltes de midi, couché à l’ombre, sous le ventre de ses chamelles, raille, en fumant son chibouk, notre brave civilisation qui en frémit de rage. Où suis-je­ ? où vais-je­ ? comme dirait un poète tragique de l’école de Delille ; en Orient, le diable m’emporte ! Adieu,

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