Quelles sont les conditions climatiques de la Suisse, du côté de Staint- Gall ? Parce que quand Donizetti composait —fébrilement comme toujours— cet étonnant ouvrage ni opéra, ni oratorio, Il Diluvio universale, un tel déluge s’abattait effectivement sur la ville de Naples qu’on alla jusqu’à l’accuser ! Mais conjurons le sort : cette reprise du Festival de Saint-Gall est une bonne occasion de se plonger dans un sujet biblique emporté par le flux de l’esprit du Romantisme.

« Depuis octobre, il ne fait que pleuvoir et il arrive parfois certaine tempête qui brise les vitres partout puisque les maisons ne sont pas ici protégées contre de tels compliments. (...) Et le temps continue à toujours être nuageux ; et même, ils me disent tous que depuis que j’ai commencé à écrire le Diluvio, j’ai attiré sur Naples le véritable fléau. » Lettre de Gaetano à son père, en date du 13 février 1830

Gaetano Donizetti au grand tournant de sa carrière

Le 10 janvier 1830, écrivait déjà à son père la rigueur du temps, par cette énumération suggestive : « Quelle pluie... quels froids... quelle neige... quel hiver. » Pouvait-il sentir d’autre part que cette année allait être véritablement marquante dans sa carrière ?... Il avait derrière lui trente de ses soixante-dix opéras, et s’apprétait à donner cette curieuse farse intitulée , traitant le thème de la folie mais sur le mode bouffe, les personnages feignant en effet la folie, « à dessein », pour traduire le « per progetto » du titre. La plupart de ses ouvrages avaient été bien accueillis et certains étaient même entrés dans le répertoire courant du moment, comme , L’Ajo nell’imbarazzo, , Otto Mesi in due ore, Alina regina di Golconda ou L’Esule di Roma. Ce dernier ouvrage, donné en 1828, proposait des nouveautés, documentées dans les lettres du compositeur, notamment par cette phrase souvent citée : « L’année prochaine, je terminerai le premier acte par un quatuor et le second par une mort à ma façon. Je veux secouer le joug des finales... ». Il le secoua en effet, terminant son premier acte, non par le « pezzo concertato » traditionnellement attendu, mais par un simple trio, anticipant en l’occurrence ce que Bellini ferait avec le Finale Primo de Norma. Un autre opéra sortant des rangs, pour ainsi dire, devait être en lequel Gaetano avait une confiance 1 dépassant le peu de notoriété recueilli par l’œuvre, et qu’il cristallisa cette phrase, écrite en confidence à son cher maître Simone Mayr : « (Entre nous) je ne donnerais pas un morceau du Paria pour tout le Castello di Kenilworth ». Il signifiait ainsi la différence fondamentale entre les deux opéras, pourtant donnés la même année 1829, faisant du premier (Il Paria) une œuvre hors du commun, tandis que Elisabetta al Castello di Kenilworth retrouvait un bon “standard” donizettien aux mélodies évidentes et immédiatement sympathiques. I Pazzi per progetto devait suivre, le 6 février 1830, puis une autre œuvre particulière, motivant le présent article, Il Diluvio universale, créé le 28 du même mois. Comme faisant écho à l’originalité de Il Paria, cette Imelda de’ Lambertazzi, créée le 23 août, présentait notamment une saisissante aria finale, non plus double selon le schéma habituel (air lent-cabalette), mais unique, lente et brève tirade exténuée et désespérée, exhalée par une héroïne rejetée par les siens. Tous ces hors du commun devaient conduire au premier chef-d’œuvre incontesté, cette fascinante créée le 26 décembre 1830… et à trente-six (sans jeu de mots !) autres, recélant de fort belles choses... Après la création de Il Castello di Kenilworth (6 juillet 1829), Donizetti obtient un congé de six semaines auprès de l’impitoyable impresario des théâtres napolitains, Domenico Barbaja, et prend le chemin de Rome d’où , son épouse bien-aimée, est originaire. Elle pourra ainsi mettre au monde parmi les siens l’enfant qu’elle attend. Le 29 juillet 1829 naissait avec deux mois d’avance le petit Filippo Francesco Achille Cristino, mais laissons la parole à Gaetano qui écrivait à son père : « il avait une très large veine sur le dessus de la tête, qui allait d’une oreille à l’autre, traversant le dessus du crâne, le fait est que au bout de sept jours de vie, il commença à avoir des convulsions, il tordait les yeux, ne mangeait plus, et, après quelque temps d’une vie forcée et arrachée en lui donnant du lait à la petite cuillère, il resta deux jours la bouche clôse et mourut : c’est mieux ainsi plutôt que d’avoir un garçon gâté par la maladie puisqu’ils ont dit que s’il guérissait, il serait au moins resté estropié : qu’on n’en parle plus ! » La lucidité du récit est d’autant plus frappante, qu’une certaine douleur perce, toute légitime dans ce malheur. A Domenico Barbaja qui le rappelle déjà à Naples au bout de quinze jours (!), il envoie une réponse à la fois poignante et ironique que seul un esprit romantique pouvait concevoir : « Vous m’avez concédé un mois et demi, cela fait quinze jours que je suis arrivé ; vous savez, mon épouse a besoin d’au moins quarante jours et beaucoup plus maintenant, alors que cette nuit notre fils est déjà mort, et vous voulez me faire partir ? Pitié mon Barbaja pitié : si cela vous était vraiment nécessaire, j’accepterais pour vous rendre service, mais à présent que vous disposez de Guglielmi1 pour le 19, et qu’il y a Pacini2 pour le 4 octobre, que Gilardoni est occupé et ne peut travailler pour moi, pourquoi me faire promener à

1 Pasquale Guglielmo (1813-73), compositeur sicilien dont la Teresa Navagero fut précisément créée le 19 août.

2 Le prolixe fit effectivement représenter avec succès I Fidanzati sur un livret de Gilardoni. 2 Naples ? J’ai à peine accouché et déjà vous voulez me faire attendre un autre enfant? Vous êtes trop cruel (...) ». L’ironie est la métaphore de l’enfantement pour la composition d’un opéra mais la même image fait douloureusement écho à l’accouchement malheureux de Donna Virginia, l’épouse bien-aimée. Cette considération de ses malheurs, avec un recul mi-ironique mi-douloureux est un trait de l’esprit romantique, et typique de la manière d’être de toute la vie de Donizetti. Barbaja n’insista apparemment pas, puisque le 10 octobre, Gaetano était encore à Rome, ville d’origine de son épouse, et donnait au , une version révisée de Alina regina di Golconda. D’autre part, il composa un trio et le choeur final de la cantate Il Genio dell’armonia pour célébrer l’élection du pape Pie VIII. Rentré à Naples, Gaetano se documente sur le personnage de son nouvel opéra, tiré de la Bible. Faisant écho au Mosè in Egitto de Rossini, voici Naples submergée par Il Diluvio universale (le Déluge universel). De fait, les Napolitains superstitieux ne manquèrent pas de lui attribuer la responsabilité des pluies torrentielles qui déferlèrent curieusement sur la ville, à ce moment-là !3 Le Teatro San Carlo s’était assuré la collaboration de chanteurs estimés, tels , la fameuse basse et le ténor Berardo Winter. Il faut noter d’autre part, dans un rôle comprimario, les débuts du ténor Lorenzo Salvi4. Lors de la révision pour le de Gênes, Noè fut confié au baryton-basse basse Domenico Cosselli, valeureux interprète de Rossini et de Donizetti dont il créa notamment le beau rôle grand-seigneur du duc de Ferrare dans . Malheureusement, le soir de la première au San Carlo, le 6 mars 1830, la Boccabadati attaqua vingt mesures trop tôt sa phrase débutant la Stretta finale du premier acte et celui-ci s’acheva dans un tumulte que la célèbre basse Lablache, chantant Noè, ne put dominer. D’autre part, trahi par une réalisation scénique grotesque, le beau tableau final provoqua des sifflets et le Déluge fut lui-même submergé ! Quant à Gaetano, il dut être ramené chez lui, en proie à une crise de convulsions, puis la fièvre le cloua au lit durant une semaine. Les choses s’améliorèrent lors des sept représentations successives et la musique put être appréciée. Ce n’est que justice car le pauvre Gaetano était conscient d’avoir adapté son inspiration à ce singulier sujet : « A propos de cette musique, confiait-il à son père, je me hasarde à dire que j’ai assez peiné et je m’en suis trouvé fort content. Si vous croyez y trouver les cabalettes alors ne cherchez pas à les entendre, mais si vous voulez comprendre comment j’ai pensé différencier le

3 Dans une lettre à son père, il inscrit au-dessus de la date du 10 janvier 1830 (!) : “Quelle pluie... quels froids... quelle neige... quel hiver.” Le 13 février, il précisera, toujours à Andrea Donizetti : “Depuis octobre, il ne fait que pleuvoir et il arrive parfois certaine tempête qui brise les vitres partout puisque les maisons ne sont pas ici protégées contre de tels compliments. (...) Et le temps continue à toujours être nuageux ; et même, ils me disent tous que depuis que j’ai commencé à écrire le Diluvio, j’ai attiré sur Naples le véritable fléau.”

4 (1810-79). Il crée les rôles de ténor de Il Furioso, de , Gianni di Parigi, puis ceux de la version italienne La Figlia del reggimento (1840) et de . Il crée également les deux premiers opéras de Verdi. 3 genre de la musique profane du genre sacré, alors souffrez [au sens de “supporter”], écoutez, et sifflez si cela ne vous plaît pas. »5 La seconde et apparemment dernière production du siècle eut lieu en 1834, au Teatro Carlo Felice de Gênes pour lequel Gaetano révisa sa partition. Cette fois encore, le tableau du déluge ne plut pas. La Gazzetta di Genova en donna la faute au décorateur qui se racheta, paraît-il, lors de la deuxième représentation (on se demande comment), allant jusqu’à créer « la plus parfaite et enchanteresse illusion » ! Il Diluvio universale “débordera” quatorze fois à Gênes, ville qui devait précisément assurer sa redécouverte, en 1985, lors d’un froid et neigeux hiver.

La résurrection « prophétique » de Il Diluvio universale

La tentation était forte, d’effectuer le jeu de mots possible entre le sujet biblique, et le grand spécialiste des résurrections d’opéras romantiques italiens nommé, précisément, Rubino Profeta ! On doit en effet à ce musicologue napolitain les révisions critiques (dans l’ordre chronologique des reprises) de , de la de Rossini, de la Saffo de Giovanni Pacini, du Stiffelio oublié de Verdi et de tous, du donizettien , de Elisa e Claudio de , de deux joyaux donizettiens et , de l’infortunée Zaira de Bellini, de l’autrefois célèbre Jone de Errico Petrella, de de Donizetti et de… Il Diluvio universale, précisément. Le recul du temps a fait que l’on a parfois critiqué certains choix dans ses révisions, notamment pour la Zaira de Bellini, son mérite n’en demeure pas moins car l’on doit à sa passion, à sa croyance en ces œuvres remontées grâce à lui, de connaître d’autres facettes de compositeurs, voire de connaître des compositeurs tout court, comme Pacini et Petrella, par exemple. On doit plus encore à Rubino Profeta, car si certains opéras furent d’intéressantes redécouvertes, permettant de poursuivre avec bonheur la connaissance d’un compositeur, d’autres résurrections aboutirent à faire prendre conscience de la vitalité de véritables chefs-d’œuvre, dignes de retrouver une place légitime dans le répertoire, entre tous Roberto Devereux mais également Caterina Cornaro, Gemma di Vergy ou encore Saffo. Le Destin n’allait pas permettre à Rubino Profeta d’entendre Il Diluvio universale, l’âme du maestro rejoignant celles de ces compositeurs chéris par lui, le 3 janvier 1985, quelques jours avant la première à l’Opéra de Gênes.

C’est précisément cette belle ville, capitale de la Ligurie et seule autre cité historiquement administrée par des doges —Verdi en sut quelque chose— qui

5 Une affirmation digne d’éloges, mais demeurant quelque peu obscure à l’auditeur moderne, qui croit bien trouver effectivement des cabalettes dans la version originale napolitaine…

4 entreprit de remonter l’opéra, sous d’incroyables rafales de neige allant jusqu’à bloquer les tramways de Milan. Bon nombre de Donizettiens (dont l’auteur de ces lignes) durent renoncer à cette passionnante redécouverte. On dit que La Forza del destino porte malheur, relisons alors ce qu’écrivait déjà Donizetti !...

Il semble du reste que l’œuvre fut la première à jouer de malchance pour sa diffusion. L’Opéra de Gênes nous affirma en effet sa volonté d’en faire un enregistrement commercial, mais une firme pirate lui coupa l’herbe sous le pied en publiant ses propres disques. Découragé, l’Opéra de Gênes abandonna l’opération et, pour une fois, le passionné y a perdu car l’enregistrement pirate n’a pas un son excellent… ni aucune des nombreuses bandes “privée” qui circulèrent aussitôt par le monde lyrique ! Ces enregistrements précaires suffirent néanmoins à confirmer la validité de l’oeuvre, soigneusement composée avec une grandeur sacrée mais nullement froide. Un beau rôle de basse pour Noé, avec un grand air final du deuxième acte comprenant prière et prophétie, de superbes ensembles et un impressionnant Finale où seul l’orchestre joue (pour cause de “submersion”), sont parmi les beautés de cet opéra superbe. L’annonce par la méritante Casa Bongiovanni de Bologne du rachat des bandes officielles de l’Opéra de Gênes, est une véritable aubaine, dont nous reparlerons passionnément dans la discographie future !... En 1986, le Festival Donizetti de Bergame décidait de reprendre l’ouvrage, rappelant quelques interprètes de Gênes, une exécution intéressante dont la Radio italienne conservera la trace (voir la discographie). Certaines informations, aussi minces que sporadiques, signaleraient au moins deux reprises avant le concert du Drury Lane Theater de Londres réalisé en même temps que l’enregistrement officiel en studio par la firme Rara. Il s’agirait d’une exécution à Lecco, ville du Lac de Côme célèbre depuis que Alessandro Manzoni y placa le départ de l’intrigue de son fameux roman I Promessi Sposi. Nous sommes encore dans l’attente d’une confirmation, par le chef d’orchestre supposé, le Maestro Pelucchi, proche de la Fondation Donizetti de Bergame… Ce dernier devrait également être en mesure de nous éclairer à propos de l’indication fort laconique selon laquelle le Alessandra Gavazzeni —son épouse apparemment— aurait chanté Il Diluvio universale… D’autre part, la « Società Culturale Artisti Lirici Torinese “Francesco Tamagno” », créée à Turin en 1992, et dont le but est de promouvoir les oeuvres plus ou moins connues, place Il Diluvio universale parmi les exécutions qui furent d’un intérêt particulier ! Là encore, aucune réponse n’est venue éclairer le présent article parvenu au moment de sa publication.

Les sources littéraires d’un sujet inhabituel… et leur mise en musique

Elles nous sont données par Donizetti lui-même qui les énumère dans une lettre adressée à son père. Il déclare avoir lu la traduction de la Bible de Lemaistre de

5 Sacy, celle de Dom Calmet dont les commentaires ont fait date au XVIIIe siècle, mais également des textes plus purement littéraires, comme le poème L’Amour des Anges de Thomas Moore, l’épopée en vers Ciel et Terre de Lord Byron et la tragédie Il Diluvio de Francesco Ringhieri. Non content de cela, il précise : « et, si je l’avais trouvé, j’aurais lu le poème sur le même sujet, de Bernardino Baldi. » Il fait répondre par son père au « bon Mayr » : « s’il n’a rien trouvé sur le Déluge, j’ai suffisamment imaginé et cette fois, je veux me produire et comme inventeur du plan, et comme celui de la musique ». On voit donc qu’il ne va pas noyer (c’est le cas de le dire) son pauvre librettiste sous tous ces textes, puisqu’il compose lui-même la trame du livret : « De ces auteurs, et de quelques tragédies, volant et pétrissant, j’en ai fait sortir un plan qui ne déplaît pas au Poète [le librettiste]... ». La traduction nous fait perdre l’humour de la formule « rubando e impasticciando, ne ho fatto saltar fuori un piano », car si impastare signifie pétrir, impasticciare veut dire aussi bien faire de la pâtisserie qu’exécuter une tâche sans trop de critères, de manière un peu brouillonne, avec une ambiguité de sens comme en comporte le verbe gâcher. Considérant son instinct sûr du théâtre, conditionné par le Romantisme profond de l’époque et de la sensibilité poétique si aimable du compositeur, on aboutit, naturellement6, pour ainsi dire, à une tension musicale suivie, au suspense progressif jusqu’à l’engloutissement final, passant par des situations intéressantes et fort joliment mises en musique. En premier lieu, les moments contemplatifs où se retrouve toute la famille de Noè, Donizetti composant alors une musique recueillie, voire quasi oratorienne, comme la prière-litanie ouvrant l’œuvre. La grande scène de Noè se compose d’une grande prière dans laquelle interviennent les autres personnages, puis d’une prophétie dans laquelle il menace les irréductibles qu’il a essayé en vain de convaincre. Il s’agit du plus beau passage de l’œuvre, mis encore en valeur car il sert de finale à l’acte II, et qui scelle ainsi une belle filiation entre le Mosè de Rossini et le Nabucco de Verdi. Le remarquable finale primo fut l’un des morceaux ayant eu le plus du succès à l’époque : à l’impressionnante réussite mélodique harmonique du concertato fait non seulement écho l’irrésistible électrisante stretta concluant le finale, mais l’ineffable Donizetti sait maintenir l’intérêt dans la « bridge-section » reliant ces deux parties… et ne nous permet plus de souffler jusqu’à la magistrale charge orchestrale finale ! Un duo de grand effet entre Sela, attirée par la foi de Noè, et son époux incrédule, nous maintient en haleine de la même incroyable manière. Il y a bien sûr le finale ultimo, avec l’air de Sela, agonisant peu à peu, alors que le thème symphonique du Déluge est suggéré, un thème superbe en ce qu’il est empreint. D’abord une grandeur dans l’invention mélodique, n’étant pas un simple motif tumultueux tentant de figurer la terrible montée des eaux, mais un thème grave, profond, où l’on sent la progression, évidemment crescendo… Enfin,

6 Une visite imprévue, lors de notre écoute du finale II en vue de la rédaction de cet article, s’étonna de l’évidente clarté, de la lisibilité de la traduction en musique des sentiments et des situations, remarquant qu’elle n’y avait jamais autant prété attention, à l’audition d’une musique donizettienne.

6 quelque chose dans sa vibration, sa palpitation, d’éminemment romantique : ce frémissement fait d’élan désespérément passionné, et d’une pointe de naïveté, d’ostentation délicatement rêveuse et sympathique… En fait, n’ayons pas peur de le dire, Donizetti tombe toujours juste ! Ecoutons par exemple le chœur ouvrant le troisième tableau de l’acte I : les Satrapes livrent leur perplexité face à un Noè « Ivre d’une hardiesse insensée » qui « continue à prédire / la ruine universelle ». On sent le mystère, car ils chuchotent presque et se cachent pour observer, et cet ineffable rythme donizettien à deux temps, apportant une curieuse souplesse chaleureuse, la typique touche de couleur romantique… Dans le duo Noè-Sela (acte Ier), quelle trouvaille réussie que ces traits amers des cordes soulignant les paroles du prophète « Deh fuggi dai perversi, / Ti salva, o donna, involati… (Ah, fuis ces pervers, / Sauve-toi, ô femme, éloigne-toi) », conduisant à la belle phrase lumineuse revenant toujours, et traduisant bien l’espoir de la foi. Le livret, enfin, détail lui conférant encore de la grandeur, présente en maints endroits des citations directes du Livre de la Genèse, dûment signalées par des notes référencées.

Les changements génois

Dans sa révision pour le Teatro Carlo Felice de Gênes, Donizetti “tire” l’oeuvre de « oratorio », comme il l’appelait à Naples, vers une « Azione tragico-sacra » penchant plus du côté de l’opéra. C’est cette version plus théâtrale que connaît l’auditeur moderne ayant écouté l’enregistrement de la reprise de Gênes en 1985. Comme on pouvait s’en douter, l’Opéra de Gênes choisit en effet de remonter l’oeuvre dans cette version génoise. Le compositeur semblait lui-même la considérer comme définitive, ou peut-être retenait-il le plus grand succès obtenu à Gênes, quand il écrivit assez fermement au conservatoire de Naples : « Puisque je sais que le Sig. Fabbricatore [un impresario ou entrepreneur de spectacles d’opéras] désirait des archives du Conservatoire une copie de mon Oratorio Il Diluvio Universale, et ma volonté étant que par la suite, il soit reproduit tel que je l’ai arrangé pour Gênes où il reçut un heureux succès, je vous prie par conséquent de ne pas lui accorder la copie de la partition, afin que circule celle que j’ai refaite et non la première. » La liste des changements n’est pas très longue : - Substitution d’un maestoso nouveau au début original de l’ouverture - Ajout d’un Air nouveau pour Cadmo, terminant le 1er tableau de l’acte Ier - Substitution d’un Duo nouveau Cadmo-Ada à l’Aria originale de Cadmo, située au début du 2e tableau de l’acte Ier, après la scena Ada-Choeurs - Ajout d’une aria pour Ada, ouvrant le deuxième acte - Suppression d’un mouvement rapide dans le finale II7

7 Changement signalé par Jeremy Commons, dans sa longue présentation incluse dans la plaquette ORC 31… ne mentionnant curieusement pas la nouvelle Aria de Cadmo.

7

Si l’on trouve bien un nouveau duo (Cadmo-Ada) au premier acte, le mystère demeure par rapport au reste des nouveautés, telles que Donizetti les annonçait dans une lettre à l’éditeur Giovanni Ricordi : « Duetto, cori, e balli nuovi ». On ne trouve ne effet aucune trace de « chœurs » nouveaux, et encore moins de « ballets nouveaux » ! …ou peut-être la fête qui ouvre le troisième acte, comporte-t-elle des mesures supplémentaires permettant d’introduire quelques danses ?...

Les représentations modernes ont choisi la version révisée, sauf pour l’introduction de l’ouverture, présentée dans cette version génoise que par l’enregistrement Opera Rara. Le nouvel de Cadmo, ajouté à Gênes, demeure mystérieusement ignoré de toutes les exécutions.

L’action et la musique de Il Diluvio universale

« Azione tragico-sacra in tre Atti »

N.B. Nous conserverons toujours le nom de « Noè », respectant la graphie et la prononciation italiennes.

Il Profeta Noè, basse Sela, épouse de Cadmo, soprano Cadmo, chef des Satrapes de Senaar, Ada, confidente de Sela, Mezzo-soprano Jafet, fils de Noè, baryton Sem, fils de Noè, ténor Cam, fils de Noè, basse Tesbite, épouse de Jafet, soprano Asfene, épouse de Sem, soprano Abra, épouse de Cam, mezzo-soprano Artoo, chef des Brahmanes de l'Atlantide, ténor Azael, fils de Cadmo et de Sela, enfant-mime Choeur : Satrapes de Senaar et de leurs épouses, Prêtres d'Europe, Coptes d'Afrique, Brahmanes de l'Atlantide, Partisans de Cadmo, Peuple de Senaar

8

[Les durées indiquées sont celles de l’exécution de la première reprise moderne, à l’Opéra de Gênes au mois de janvier 1985]

Sinfonia (ouverture) [8 mn.] .

[version originale — Naples 1830] On connaît les mesures initiales de Naples, grâce à l’enregistrement de la première reprise moderne, basée sur la révision de Rubino Profeta. Ce dernier crut bon en effet de les rétablir, les trouvant plus conformes au sujet. Donizetti semblait pourtant tenir à sa nouvelle version, puisqu’il indiquait, le 13 juin 1833, à Giovanni Ricordi, comment se les procurer alors qu’on aurait pu exécuter l’ouverture originale : « Du Diluvio il faut que tu te procures l’adagio en 6/8 de l’Ouverture que je n’ai pas mais que Artarìa a. » L’ouverture commence calmement mais l’atmosphère est sombre… Le hautbois amène une éclaircie, reprise par les cordes, puis par la clarinette, par la flûte… une impression d’alternance entre sombre menace et lumière de soulagement. Quand l’atmosphère semble apaisée, un roulement de timbales conduit à deux accords forte… une plainte hautbois-flûte laisse plâner comme une interrogation… Deux accords plaqués conduisent à un thème vif et dramatique, en notes rebattues.

[version révisée — Gênes 1834] Une nouvelle introduction maestoso fut substituée à l’originale, et on peut l’entendre dans l’enregistrement Opera rara qui l’a choisie de préférence à l’originale. Après deux accords forte, on entend une mélancolique mélodie énoncée par les cors puis s’éclaircissant quelque peu par les bois. Deux accords appuyés et tragiques font office de transition vers la plainte un peu interrogative de la flûte et les deux accords plaqués menant au thème agité qui suit. Le choix est difficile, entre ces deux introductions, la première portant le poids du tragique de l’histoire, tandis que la seconde, rêveuse, poétique et mélancolique est donc plus romantique…

Un thème vif, en notes rebattues, commence, chargé d’urgence et de tragique. La reprise du thème, non plus en notes rebattues, est plus plaintive et plus poignante. Il faut se méfier de l’adjectif rossinien et bien connaître le style des successeurs du grand Pésarais, colorant ses inventions de leur propre façon de faire, de leur inspiration particulière. Ceci nous apparaît ici grâce à la juste pulsation donizettienne que Jan Latham-König insuffle à l’orchestre de l’Opéra de Gênes en 1985 : cet ineffable rythme à deux temps, à la fois bonhomme et dramatique. La coda animée est conclue par une impressionnante charge orchestrale.

Il est intéressant de préciser par ailleurs que le motif en notes rebattues est la réécriture d’une Sinfonia de jeunesse (1816), présentant déjà ce thème prenant,

9 plus tard encore réécrit et devenu le curieux moment insolite beethovenien de Anna Bolena !8

A C T E P R E M I E R [66 mn. 50]

Premier tableau [25 mn. 15] : Une vaste plaine ; on aperçoit l’Arche et, plus loin, la majestueuse cité de Sennaar.

Introduzione. Les brèves mesures introductives sont déjà chargées d’un tragique inhabituel : un ensemble concertant fait suite, tout aussi inhabituel. Il s’agit d’une prière adressée par Noè et sa famille au Créateur. Le thème, qui revient toujours, est d’une tristesse fort belle et la tendresse romantique le colore, corrigeant toute solennité formelle. Le texte exprime leur angoisse quant au devenir de l’homme ingrat et de son monde que Dieu ne doit pas ensevelir sous les eaux. Seguito dell’Introduzione : a) Scena. Jafet voit venir l’épouse de Cadmo, Tesbite et Noè aperçoivent l’agitation qui se peint sur son visage. Noè lui dit qu’il ne l’a jamais vue venir adorer le Tout-puissant aussi éperdue... Sela explique que son époux la hait mais elle lui pardonne ; pour la soulager, Noè l’invite à se confier. Musicalement, Sela est annoncée par un thème plaintif qui la suivra jusqu’à l’extrême fin de l’opéra. b) Aria nell’Introduzione. Une cavatine présentant curieusement l’accompagnement d’une cabalette lente sert à décrire le tourment de Sela et les violoncelles donizettiens épousent sa tristesse : Cadmo l’a surprise dans ses prières et, lui arrachant son enfant, défie son Dieu de le punir de ses offenses ! Noè et les autres réprouvent cette attitude et soulignent la proximité du châtiment si l’homme persiste dans le péché. Dans sa Cabalette (à l’irrésistible introduction !) Sela s’étonne de la sérénité, de l’extase qui la saisissent dès qu’elle revient dans les lieux de la famille de Noè. Les autres la confortent dans cette idée et lui souhaitent d’être toujours guidée par cette lumière sainte.9 Coro e Stretta dell’Introduzione. Un tumulte orchestral annonce Artoo et les Satrapes qui viennent brûler l’Arche ! Ils s’étonnent de trouver Sela avec Noè, car son époux veut que le ciel de l’Orient, avant l’aube du prochain jour, ne voie plus la race de Noè. Majestueusement, le prophète leur demande de respecter en cette Arche le décret signé par “ce Dieu qui de la poussière / tira l’homme et l’anima ! / l’homme qui immergé dans le péché / fit se repentir celui qui le créa !...” Il est frappant de constater comme les quatre accords introduisant son invective « In

8 On peut entendre cette Sinfonia per il Casinò dei Filarmonici grâce au beau travail de Luca Bianchini, le proposant en fichier audio dans le format “midi” : http://www.italianopera.org/donizetti/gaetano.html Dans Anna Bolena, ce passage introduit l’entrée de la reine, troublée par l’insistance de Lord Rochefort la pressant de recevoir Riccardo Percy, au troisième tableau de l’acte I.

9 Cette cabalette est l’occasion de revenir sur l’habile science donizettienne de l’instrumentation. La conclusion orchestrale abrupte de Gênes en 1985 nous laissait en effet perplexe, car pas du tout dans la manière de Donizetti… L’enregistrement Opera Rara rétablit les choses : Donizetti avait choisi l’option moderne d’enchaîner la conclusion de la cabalette dans le morceau suivant, or, comme il est difficile alors pour le public d’applaudir, on choisit à Gênes de conclure le morceau traditionnellement, plaquant ainsi quatre accords “standard” ! 10 quell’arca rispettate », trouveront un écho, aujourd’hui toujours célèbre et impressionnant, dans ceux qui préludent au grand choeur « Va pensiero » de Nabucco ! Noè attaque la fière stretta : cette Arche sauvera le juste, tandis que les autres sombreront dans le tourment éternel. Les Satrapes défient ces prédictions : jamais l’homme ne croira Noè, jamais son Dieu ne sera craint ! Le thème de cette stretta rappelle à l’évidence une marche sympathique de La Fille du régiment, mais son tempo est plus souple, et le traitement en ensemble concertant, quand les autres voix se joignent à celles de Noè, confère une certaine majesté au passage. Certes, il conserve l’allant de ce « Chacun le sait » que l’on connaît bien, mais il faut connaître une certaine petite particularité du Romantisme dans l’opéra italien. On affectionnait alors ces rythmes vifs, vécus comme autant de moments passionnés… même si les moments étaient dramatiques. Certaines cabalettes d’adieu à la vie sont à ce titre significatives, et celle du Conte di Essex dans Roberto Devereux est particulièrement représentative de ce que nous nommons le panache désespéré. On comprendra alors que dans cet esprit romantique prônant la libération de l’expression de la passion, cet allant brillant, sympathiquement un peu naïf, convienne aux fières paroles de Noè10.

Scena. Sela fait suspendre l’ordre de Cadmo qu’elle va tenter de fléchir mais les Satrapes pensent que cela va lui être fatal, tandis que Noè n’y croit pas beaucoup. Elle sort, accompagnée par son thème ; Noè envoie ses brus dans l’Arche tandis qu’il ira annoncer partout avec ses fils le fléau attendant l’homme rebelle. L’orchestre conclut doucement le tableau.

[version révisée — Gênes 1834] Scena ed Aria Cadmo. Le rideau ne tombe plus, dans cette version révisée pour Gênes et la didascalie nous informe de ce qu’il advient : « (Après quelques instants de silence, il entre. Parvenu eu milieu de la scène, il s’arrête et regarde autour de lui) ». La Scena nous révèle les doutes qui animent Cadmo : il se demande si sa vengeance n’aurait pas été arrêtée par Sela, Sela dont il ne peut arracher la fatale image de son coeur ! La cavatine exprime la douleur du doute qui ne s’apaise pas. La cabalette nous renseigne quant à ce doute et laisse une place à l’espoir : s’il a la preuve que Sela lui est fidèle, il retrouvera la sérénité. Il sort et le rideau tombe. Précisons que les reprises de Gênes (1985) et de Bergame (1986) n’exécutent pas cet air, ni —fort curieusement— l’enregistrement d’Opera Rara, entreprise se faisant pourtant un point d’honneur d’offrir tout ce qui existe comme musique alternative dans les opéras qu’elle exécute. Cela est d’autant plus dommage qu’il s’agit de l’unique morceau soliste pour le ténor… qui semble donc en posséder

10 Plus difficile à expliquer est l’erreur de Donizetti qui réfuta dignement dans les journaux parisiens les attaques de Berlioz prétendant qu’il avait composé La Fille du régiment sur de la vieille musique… Quand on connaît l’honnêteté intellectuelle de Donizetti, on est étonné de cette attitude, pouvant être du reste un oubli plus ou moins conscient, imputable aux dix ans séparant les deux ouvrages…

11 également dans la version de Gênes, détail curieusement ignoré par Jeremy Commons11, grand spécialiste de Donizetti, dans sa revue des modifications donizettiennes.

Deuxième tableau [15 mn. 35] : Un « lieu de délices » dans la demeure de Cadmo.

Scena ed Arioso con Coro. Un bref prélude avec la clarinette solo présente Ada (mezzo) qui brûle d’un secret amour pour Cadmo, alors qu’elle est la confidente de Sela ! Artoo et le choeur des Satrapes entrent (accompagnés par leur brusque thème déjà entendu), à la recherche de Cadmo. Apprenant que ses ordres ont été suspendus par Sela, Ada obtient de l’annoncer au roi et renvoie les autres espionner le prophète. Elle jubile face à cette occasion de triompher de sa rivale. Scena. Cadmo survient, s’étonnant de ne pas voir Sela qui fuit donc également son amie d’enfance. Ada s’en sert habilement pour éveiller le doute destructeur… mais si tous se méfient de Sela, Cadmo entend toujours dans le secret de son coeur une voie qui lui parle en sa faveur. Il remarque le regard figé au sol de Ada qui finit par lui révéler l’annulation de ses ordres. Feignant une gêne de devoir trahir son amie, elle va jusqu’à citer une rumeur selon laquelle Sela adorerait, non le Dieu de Noè, mais... son fils ainé ! !

Stupéfait, Cadmo s’exclame : « Che ascoltai ! Qu’ai-je entendu ! », et c’est là que les deux versions divergent.

[version originale — Naples 1830] : Aria Cadmo. Il s’écrie : « Donna infida ! E ancor respira ! : Femme infidèle ! et elle respire encore !) » et commence son air. Jeremy Commons le nomme « Aria avec pertichini pour Ada », un air avec des interventions d’un autre personnage, en l’occurrence Ada. Robert Steiner-Isenmann, auteur suisse d’une importante biographie de Donizetti12, la détaille en « cavatine et cabalette » mais à la lecture du livret seul, il est difficile de le déterminer. Il y a d’abord quatre vers dans lesquels l’indignation de Cadmo éclate : elle vit encore celle qui piétine ainsi dieux, la nature et tout ce qu’il y a de sacré ! Ada propose perfidement un pardon mais Cadmo ne veut rien entendre. Il entame alors un groupe de dix-sept vers où il semble difficile de déterminer le début de la cabalette, à moins que les quatre vers exprimant son indignation constituent la cavatine. Il y explique son renoncement à verser le sang des coupables car cela ne lui apporterait qu’une maigre vengeance : la mort donne la paix et provoque toujours la pitié tout autour. « Qu’ils vivent et que leur vie / soit bien pire que la mort ! », conclut-il… mais sans préciser comment ! Pour ses pertichini, Ada possède quatre vers entre parenthèses soulignant son plaisir de voir « le flambeau

11 Op. cit.

12 Gaetano Donizetti, sein Leben und seine Opern, Hallwag AG, Berne, 1982.

12 empoisonné » allumer le ressentiment dans la poitrine de Cadmo ; elle demande à son « coeur audacieux » de s’ouvrir à un espoir plus grand encore. Scena. Sela entre et plaide la cause du « vieillard désarmé » et de ses fils... Cadmo relève le mot ! Si cette « famille détestée » n’est pas partie au lever du jour, elle souffrira une peine supérieure à celle qu’il lui destinait, quant à elle, si elle approche « ces gens », elle se perdra elle-même et perdra son fils ! Désemparée, Sela se tourne vers Ada qui lui conseille d’avertir Noè tandis qu’elle se chargera de cacher sa démarche. Restée seule, elle se prépare à annoncer à Cadmo la violation de son interdiction ! Elle se félicite de ce que le sort envoie sa rivale à la mort (Rideau).

[version révisée — Gênes 1834] : Duetto Cadmo-Ada. Les révélations de Ada provoquent donc l’indignation de Cadmo —à sa grande satisfaction— qui s’écrie : « Perfida ! a me spergiura : la perfide ! elle a manqué au serment qu’elle m’a fait) ». L’espoir d’amour de Ada renaît face à la douleur et au désir de vengeance de Cadmo. Ce début de duo, sur les paroles de Cadmo « E i Numi e la natura », est fait sur l’électrisant tempo 3/4 dont Verdi usera et abusera ! Un laborieux crescendo de l’orchestre souligne la détermination du roi qui veut tuer les coupables : la stretta unit la colère désespérée de Cadmo et l’extase de Ada (qui l’exprime bien sûr entre parenthèses), le rideau tombe.

Troisième tableau [26 mn.] : La vallée du premier tableau.

Coro. La musique est inhabituellement discrète, mystérieuse (et sympathique par cet ineffable rythme à deux temps donizettien !) pour les Satrapes mais ils ne veulent pas être entendus. Ils commentent l’attitude de Noè : « Ivre d’une hardiesse insensée / il continue à prédire / la ruine universelle ». Quant à Sela, elle avance avec sa souffrance et semble hâter ainsi sa perte. Ils se dissimulent derrière plantes et rocs, prêts à observer. Scena e Duetto. Sela désespère de trouver quelqu’un... si Cadmo la voyait en ces lieux ! Noè entre encore livré à la stupeur de voir ses prédictions ne convaincre personne : le « pouvoir surhumain » qui guide les bêtes les plus féroces à l’Arche n’éclaire pas les hommes ! Elle se hâte d’informer Noè du danger qu’il court, il se propose de prier pour elle afin qu’elle soit sauve mais elle doute encore... (Duetto :) Noè tente de l’éclairer en expliquant comment Celui qui voit tout a décidé de punir l’audace des hommes. Son évocation s’assombrit et atteint une grandeur impressionnante lorsqu’il l’enjoint de fuir les « pervers », Donizetti faisant souligner ses paroles de mise en garde par les traits amer de ses chers violoncelles ! La musique s’éclaire en un fort joli motif lumineux, alors que Noè déclare que tous seront recouverts par les eaux. Elle répond qu’elle ne pourrait vivre sans les siens, comment supporter que son fils l’appelle en vain et se demande pourquoi elle l’a abandonné ! Le retour du thème “éclairé” accompagne l’expression de son amour pour son époux et son fils. Noè rappelle que Cadmo et la terre entière devaient être sauvés s’ils n’avaient persévéré dans le péché. Il

13 propose de sauver également son fils mais Sela reste incertaine (reprise du thème “lumineux”). Finale primo. a) Concertato. Jafet annonce que les soldats de Cadmo sont placés en embuscade... Sela doit se décider... elle accepte et Noè dit à Jafet de la conduire. Cadmo paraît et Sela implore Ada de plaider en sa faveur. Il observe la confusion de son épouse, la réserve de Noè puis s’exclame « Vil profeta, che cospira » : cette prenante invective contre le « prophète qui conspire » lance le superbe ensemble concertato à cinq. Aux menaces du roi, Noè répond par une indignation rappelant le châtiment qui l’attend, tandis que Jafet lui recommande la prudence et que Ada assure perfidement Sela de son soutient. Sela conduit l’ensemble à son point culminant très donizettien, sa “redescente” également typique donne la chair de poule (surtout par la voix de Yasuko Hayashi) et laisse, une fois encore, l’auditeur bouche bée d’admiration !... b) Gran Scena e Stretta finale. Artoo et les Satrapes entrent et annoncent la capture des fils de Noè. Cadmo donne l’ordre d’arrêter également Noè et Jafet, il repousse Sela et lui promet d’unir son sort à celui de Noè qui « sut allumer en son coeur l‘amour pour son fils ». Tombant à genoux devant Cadmo, Sela proteste avec désespoir dans une très belle phrase musicale. Noè la relève et lui dit avec une grandeur et un enthousiasme que Donizetti sait traduire en musique, de tourner ses prières vers Dieu pour qu’il montre la vérité à Cadmo. Pour le roi il s’agit toujours d’« Un espoir si fou et insensé », la situation est inextricable et Donizetti le traduit merveilleusement en musique par une sorte d’exaspération pour l’auditeur qui a l’impression d’être comblé, dépassé par une satisfaction musicale maximale, un bonheur artistique et une plénitude face à tant de beauté… et le finale n’est pas fini ! Sela conduit la Stretta avec une phrase magnifique de fluidité mêlant la prière au désespoir. Les autres se joignent à elle : Cadmo est convaincu que la fin de Noè sera la fin de son Dieu ; drapé, investi de sa croyance, Noè est superbe et « comme inspiré » ; Jafet prie pour avoir la même force. Ada espère voir tomber Sela et Noè ; Artoo et le choeur demandent la mise à mort du « scélérat » Noè car son Dieu disparaîtra également. A l’extrême fin, culmine chez tous les personnages le nom de « Noè » ou une rime équivalente ; une belle et très impressionnante charge orchestrale accompagne la chute du rideau, laissant l’auditeur quasi pantelant sous l’alliance si réussie de beauté et de dramatisme dans la musique !

D E U X I È M E A C T E [45 mn.]

Premier tableau [25 mn.] : Le « lieu délicieux » de l’acte précédent.

[version originale — Naples 1830] Scena (conduisant au Duetto). Cadmo rumine sa honte qui pour lui ne fait aucun doute. Il n’a plus d’épouse et, pour lui avoir dévoilé la vérité, Ada mérite son amour ! Celle-ci ose affirmer qu’elle n’espère pas l’amour tant que Sela est en vie. Cadmo décide alors pour elle une mort

14 « atroce, infâme », mais Ada a le courage de lui dire qu’il faiblira devant les pleurs de son épouse... d’ailleurs elle attend à côté. Il n’accepte pas de la voir mais Ada le souhaite ! Il l’attend alors mais se montre résolu à la rejeter ; Ada sort, Sela entre. (Duetto).

[version révisée — Gênes 1834] Preludio, Scena ed Aria Ada. Un calme prélude nous suggère l’état d’esprit de Ada dont l’espérance est en train de croître. La Scena révèle son immense et sincère amour pour le roi mais sa « rivale haïe » doit mourir pour qu’elle « règne sur Cadmo ». Sa Cavatina est une sorte de rêverie émue consacrée à l’espoir, auquel elle demande de ne pas faiblir en son coeur. La charmante Cabaletta (à l’introduction si donizettienne !) traduit l’exaltation produite par la pensée de s’entendre dire que Cadmo l’aime « et en cette extase mourir » ! Scena. Cadmo explique que Sela le supplie en vain, poussée par le fol espoir d’« obtenir le pardon de celui qu’elle a trahi ». Ada cache sa joie, écoute vanter ses mérites et avance à nouveau la vie de Sela comme obstacle à l’amour de Cadmo. Elle va même jusqu’à suggérer la faiblesse du roi devant les pleurs de Sela. Il veut alors fuir et Ada interprète ce désir comme une crainte des pouvoirs de Sela ! Certain de ne pas céder, Cadmo lui dit alors de se cacher pendant qu’il recevra Sela ; Ada s’éloigne avec satisfaction.

Duetto [commun aux deux versions]. Un simple pizzicato des cordes suspend la tension quelques instants… puis le duo commence : (a) il lui interdit de proférer un seul mot en vue d’obtenir son pardon et la musique traduit son tendre regret lorsqu’il rappelle le « Doux et immense amour / qui devint par [s]a faute / haine, mépris, horreur. » Elle répond dignement qu’elle ne demandera pas un pardon qui la rendrait coupable, alors qu’elle est innocente. Le même tendre motif accompagne son souhait : étreindre encore une fois son fils, Cadmo refuse. (b) Sela, frappée d’une sainte résignation, demande que son fils ignore l’injuste soupçon afin qu’il respecte sa mémoire. Cadmo déclare éloigner son fils dont les traits lui rappelleraient trop ceux de Sela et, au moment de le perdre, on lui révélera le délit de sa mère pour qu’il soit plus malheureux et maudisse ainsi sa mémoire ! c) Cadmo assène le coup final à la pauvre Sela : elle n’est plus son épouse et il donnera son amour à celle qui l’a démasquée : Ada —charge orchestrale !— Poussée à l’extrême désespoir, Sela peut attaquer l’extraordinaire Stretta : « Trahie par l’amie, / Chassée par l’époux, / Maudite par le fils », —une pause : « Dio ! », oui, le Dieu de Noè qui lit dans son coeur, exclame-t-elle, tandis que le rythme s’accélère dramatiquement, préparant pour le soprano une vertigineuse montée vers l’aigu. A ce moment Cadmo intervient, non avec la même musique (comme dans les strettes traditionnelles) mais sur une phrase incroyablement dramatique, urgente et électrisante, mais lyrique et élégante à la fois (le secret de Donizetti !). Il lui refuse toute pitié et lui conseille d’invoquer le Dieu d’Adam qui la sauvera. Le motif orchestral trouvé par Donizetti comme « materia di mezzo » (c’est-à-dire reliant la première exposition de la stretta à sa reprise), est extraordinairement

15 fluide et prenant, il revient en conclusion et couronne si bien le duo, que le public, entraîné et conquis, ne peut retenir la marée de ses applaudissements, non seulement enthousiastes, mais libérateurs de l’émotion et de la tension produites par une telle musique ! Le rideau tombe sur ce passage à la force dramatique inhabituelle dans l’opéra romantique.

Second tableau [20 mn.] [version originale — Naples 1830] : La vallée du premier acte. Noè, assoupi sur un bloc de pierre. Ses fils et leurs épouses sont autour de lui. Tous sont surveillés par les partisans de Cadmo. »

[version révisée — Gênes 1834] : « Une caverne où est gardée la famille de Noè. Noè, assoupi sur un bloc de pierre. Ses fils et leurs épouses sont autour de lui. Tous sont surveillés par les partisans de Cadmo. »

On se demande pourquoi la version révisée préfère une sombre et triste grotte à la vallée du premier acte avec l’Arche et la vision de « la majestueuse cité de Sennaar ». Quel plus beau cadre imaginer en effet, pour le finale illuminé par la grande prière-prophétie de Noè !

Ensemble. La harpe introduit une atmosphère moins déchirée mais triste : la famille du prophète se voit en instance de mort. Puis la musique change lorqu’ils contemplent Noè assoupi sur un rocher malgré le danger, un fort beau thème, doux et lumineux, accompagne leur évocation de la confiance inébranlable du prophète en son Dieu. Cet admirable motif, tout de chaleureuse délicatesse, offre un saisissant contraste avec le duo dramatique qui précède, juxtaposant joliment deux facettes du génie donizettien. Scena. Noè s’éveille sous l’effet d’un rêve dans lequel il maudissait un fils et sa descendance. Les gardes conduisent Sela qui s’accuse de leur perte... puis se reprend en incriminant la séductrice Ada. Noè n’en revient pas, qui ordonne sa mort ? « Moi-même ! ... / Afin de t’ouvrir le sentier qui te conduit / au sein de ta lumière rêvée ! », répond Cadmo, avec un certain humour irrévérentieux. Alors qu’à Gênes il est accompagné de Artoo et des Satrapes, la version de Naples fait les choses en grand en ajoutant les « prêtres d’Europe », les coptes d’Afrique, les « brahmanes de l’Atlantide » et le « peuple de Sennaar ». Le roi explique que le peuple est fatigué de ses balivernes et veut que brûle l’Arche, et lui avec ! Noè réplique qu’il y sera au contraire en sécurité « lorsqu’il ne restera que ciel et eau ! ». Cadmo, dépassé, demande encore : « Qui peut changer l’invariable / ordre de la nature?... ». La réponse, se résumant à : Celui qui l’a faite, fait croire à Cadmo que le pauvre Noè délire furieusement. Il donne alors l’ordre de conduire la famille du prophète et Sela à l’Arche, afin qu’ils soient détruits ensemble. Noè console Sela qui pleure pour son innocence, pour son fils : Dieu ne l’abandonnera

16 pas, elle doit avoir confiance en lui. Cadmo invoque alors les peuples de la terre qui devront vivre en piétinant toute loi et tout frein et « disperser dans l’oubli le faux prophète et son faux Dieu !... » Horrifié, Noè s’agenouille et commence la grande prière : « Dio tremendo, onnipossente, Dieu terrible, tout-puissant ». Finale II° : a) Preghiera. L’introduction est sombre, grâce au cor, et seule la harpe vient l’éclairer. Il demande à Dieu de ne pas détruire son oeuvre mais d’éclairer les esprits, de pardonner... Cadmo et les siens sont impressionnés par sa réaction face à la mort : « il ne bougea pas, il pâlit ! ». Les autres frémissent de toutes leurs fibres. La reprise de la prière avec la partie de Noè en contrepoint est superbe, tandis qu’il supplie « Non distruggere così ! (Ne détruis pas ton œuvre ainsi !) », avant de couronner la prière d’un aigu impressionnant. b) Profezia-Cabaletta finale. Très agité, l’orchestre suggère les éclairs que Noè aperçoit dans sa vision... il voit le soleil s’oscurcir et devenir noir, « Les fils appellent leur mère », « les pères cherchent leurs filles », « les océans se confondent » et « le flux disperse tout ». Un tempo 2/4 appuyé souligne la vision de Noè puis s’élève en fervente prière, le prophète reprend avec force les paroles « Dieu terrible, tout puissant », accompagné par tous les autres personnages. La prière se poursuit, de plus en plus exaltée... avec en contrepoint la forte impression des adeptes du prophète et le mépris des gens de Sennaar. La voix de Noè domine jusqu’à l’impressionnante charge orchestrale finale, le rideau tombe.

A C T E T R O I S I È M E [12 mn. 15]

Premier tableau13 : « Intérieur d’un lieu destiné aux banquets et aux noces »

Coro. Une joyeuse musique se fait entendre à l’orchestre, bientôt reprise par le choeur des Satrapes et de leurs épouses, des prêtres d’Europe, des coptes, des brahmanes. Ayant vaincu celui qui voulait rendre « l’âme servante » et « le coeur esclave », ils triomphent pleinement et énoncent leur loi qui est... de ne pas en avoir ! Scena e Romanza. Cadmo incite la joie commune car « le menteur Noè sera bientôt réduit en poussière !... », quant à Ada, elle va recevoir sa main. Artoo annonce l’entrée de Sela, une Sela épuisée et qui s’est libérée de ses liens. L’accompagnement de son air est saccadé comme son esprit est déchiré et son haleine entrecoupée. Le texte est une belle déclaration d’amour : elle fut chassée sans culpabilité et plus Cadmo l’éloignait, plus grandissait l’amour en elle. Elle a

13 C’est peut-être le début de ce tableau qui est concerné par ce que Donizetti écrivait à l’éditeur Ricordi, à propos de “Cori e balli nuovi”, mais le livret de Gênes ne comprend pas de nouveaux choeurs, à moins que seule la musique fut changée ? Pas de trace non plus de “ballets nouveaux” et peut-être s’agit-il de l’introduction orchestrale qui ouvre l’acte III, mais rien n’indique dans le livret que des personnages esquissent un quelconque mouvement de danse !

17 appelé le Dieu de Noè mais Il ne répondit pas, et les seuls dieux apparaissants devant ses yeux étaient Cadmo et son fils ! Alors, abandonnée de tous et telle une forcenée, elle voulut revoir Cadmo. Tout à coup la musique se change en une tendre et émouvante prière, soulignée par la flûte : si Cadmo la croit encore coupable et ne lui rend ni son coeur ni son fils, qu’il la tue de sa main et elle expirera heureuse ! Scena : la romance n’a pas le temps de s’arrêter, l’orchestre s’agite lorsque Ada conseille à Cadmo de se méfier mais Sela la remet à sa place en affirmant qu’une âme coutumière de la tromperie ne peut la juger. Au désespoir de Ada, Cadmo propose alors à Sela de lui rendre son fils et son amour si elle maudit devant tous le Dieu d’Adam ! L’orchestre frémit, comme Sela, qui tremble au moment de proférer la malédiction... Entre parenthèses, elle s’interroge sur les causes du frisson qui lui coupe la parole... puis, dans un bel élan musical, elle prie son époux de ne pas lui faire proférer une telle chose. Tous l’accusent alors d’être venue pour tromper et mentir, Cadmo attend... Elle fait un effort sur elle-même et commence « ... que soit... maudit... le Dieu... ». Coup de tonnerre à l’orchestre qui fait entendre le thème musical du Déluge... On entrevoit les éclairs, la foudre... Sela cherche sa respiration, le thème du déluge s’enfle, elle pousse un long « Ah ! » et meurt. Tous sont atterrés : « L’enfer tonne !... ». Le coeur décrit le cataclysme qui commence : des « ténèbres jamais vues », « les éléments vont en guerre ! ». Ils ont la vision du prophète qui, impavide, défie tempêtes et foudres : il disait vrai : « Il mai creduto Dio vendetta spira ! ! ! » : Le Dieu en qui ils n’ont jamais cru exhale sa vengeance ! « On traîne Sela ailleurs. Tous fuient et se dispersent dans la plus grande confusion. », précise la didascalie, et les dernières notes du choeur portent musicalement le poids de l’inexorable… Le décor change à vue... [Second tableau : Des vallées et des montagnes à perte de vue.] Finale ultimo. La didascalie explique : « (Tandis que les eaux tombent des cieux, jaillissent des montagnes, s’élèvent de terre et engloutissent toutes les familles des hommes, on voit seulement l’Arche qui flotte, indemne.) »

Pas de chant dans ce Finale (pour un opéra où tout est chant !) : l’orchestre seul libère l’impressionnant thème du Déluge, “libère” car ce bref troisième acte a accumulé des tensions, on sentait la menace se préciser, d’autant que l’orchestre suggérait, amorçait ce thème du Déluge : il éclate enfin, vrombit, emportant tout sur son passage et la pleine adhésion de l’auditeur ! Fascinante musique, grandiose et touchante, en même temps que romantiquement visionnaire, sans oublier la pointe de désabusement donizettien !

Impressionné par ce Finale, comme on n’en rencontre presque jamais dans l’opéra, l’amateur se précipitera peut-être vers son enregistrement du Mosè in Egitto

18 (1818) de Rossini. On y trouve également une fin symphonique, faisant suite à la superbe prière mais le récitatif qui les sépare fait quelque peu retomber l’auditeur de l’extase dans laquelle la prière l’avait ravi. D’autre part, le passage de la Mer Rouge traduit musicalement par l’habituelle —et fort sympathique— musique rossinienne “standard d’orage”, ici à peine un peu plus tumultueuse, tombe quelque peu dans un “symphonisme” un peu sec “à la Rossini” précisément. Le passage s’éclaircit ensuite en un thème d’une grande et belle sérénité, couronnant de lumière le salut final des Hébreux puis une charge orchestrale termine l’opéra. Dans sa révision parisienne, Moïse et pharaon ou Le passage de la mer rouge (1827), Rossini supprime la conclusion énergique et l’opéra s’achève sur la limpide et sereine musique. Epoques différentes, sujets différents car le désastre, dramatiquement parlant, est plus évident, plus total dans Il Diluvio universale !...

* * *

Discographie Il faut savoir que les plaquettes Opera Rara et Italian Opera Rarities présentant l’œuvre en trois actes, offrent son véritable découpage, que ce soit dans la version originale napolitaine ou dans celle révisée par Donizetti pour le Teatro Carlo Felice de Gênes. Les plaquettes Voce et Bongiovanni, parlant de l’œuvre en deux actes, reflètent la présentation de l’opéra à Gênes en 1985 qui, décidant probablement de ne pas faire d’entracte avant un troisième acte de douze minutes, choisit ce découpage arbitraire et injuste, Donizetti ayant bien composé un véritable finale pour son Atto secondo !

« Teatro Comunale dell’Opera di Genova » (Opéra de Gênes) janvier 1985 : première reprise moderne Il Profeta Noè : Bonaldo Giaotti : Sela : Yasuko Hayashi Cadmo : Ottavio Garaventa Ada : Martine Dupuy Jafet : Bruno Dal Monte Sem : Aldo Botion : Cam : Nicola Pigliucci Tesbite : Annunziata Lia Lantieri Asfene : Daniella Broganelli Abra : Gloria Scalchi Savino Artoo : Manlio Rocchi Orchestra e Coro del Teatro Comunale dell’Opera di Genova Maestro del Coro, Dante Ghersi Maestro Concertatore e Direttore : Jan Latham Koenig

19

Enregistré au Teatro Margherita de Gênes, le 22 janvier 1985 VOCE 100 (3 Lp)

Italian Opera Rarities LO 7736-37 (2 Cd) Enregistré au Teatro Margherita de Gênes, lors de l’une des cinq représentations (18, 20, 22, 24 et 27) du mois de janvier 1985 …et qui pourrait bien être celle du 22 reproduite par les disques microsillons Voce. — Synopsis anglais

Bongiovanni GB 2386/87-2 (2 Cd) Représentation différente. Commentaire introductif de Rubino Profeta, Synopsis et livret en italien et anglais. Cd 1 : 75’50 ; Cd 2 : 58’38

Le superbe Teatro Carlo Felice inauguré en 1828 avec des commandes officielles aux deux compositeurs les plus prometteurs du moment (Bellini et Donizetti) fut malheureusement détruit par les bombes américaines en 1943, seule la façade subsistait, et tant que la salle ne fut pas reconstruite (1987-91), au lieu d’utiliser le nom original du théâtre, comme c’est à nouveau le cas aujourd’hui, on appela simplement la structure de l’Opéra de Gênes : Teatro Comunale dell’Opera di Genova. La saison lyrique se déroulait dans une vaste salle nommée Teatro Margherita.

On attendait beaucoup du « son Bongiovanni », s’il possède l’éclat manquant à celui de Italian Opera Rarities, où les aigus sont étouffés, les voix sont captées de plus loin et sur le même plan, la dynamique des graves y perdant notamment. Il faut avouer sa déception, car l’on croyait vraiment à une amélioration de la qualité de son, comme c’est pratiquement toujours le cas lorsqu’une maison discographique officielle publie un enregistrement précédemment diffusé par une firme “privée”. La médiocre qualité sonore — loin de ce à quoi l’on pourrait s’attendre en ces années 1980— permet de douter que la pourtant méritante Casa Bongiovanni ait vraiment bénéficié de l’enregistrement original réalisé par l’Opéra de Gênes… Il reste la consolation de constater que la représentation n’est pas la même ! comme une écoute attentive peut le confirmer. Il n’en demeure pas moins que la production de Gênes nous réserve la plus belle et la plus émouvante satisfaction, quelle que soit la représentation enregistrée, et le son de ces disques n’empêche en rien d’approcher l’œuvre et de découvrir ses mérites. Le Noè de Bonaldo Giaotti possède la grandeur et la noblesse, amis également la bonté et la fragilité qu’aucun autre interprète n’insuffle au personnage. Yasuko Hayashi utilise le côté “acidulé” des voix asiatiques à des fins expressives, dessinant une Sela sincèrement touchante, sans rivale également. Ottavio Garaventa, vétéran des scènes du monde entier, triomphe également, de son timbre épais mais velouté et chaleureux au possible. De velours également, le beau timbre parfois mordoré de Martine Dupuy qui campe une belle Ada. Dans le rôle comprimario Sem, le ténor Aldo Bottion, à la belle voix légère mais

20 chaleureuse, nous émeut d’autant plus que l’on se souvient de son héroïque Ghino dans la première reprise moderne de Pia de’ Tolomei en 1967 ! Les chœurs de l’Opéra de Gênes, bien réglés par Dante Ghersi, complètent une distribution idéale, tandis que l’« Orchestra del Teatro Comunale dell’Opera di Genova » sonne rondement et idéalement donizettien, en ce sens qu’il allie dramatisme et bonhomie (ah ! ces timbales, dont les roulements en fin de morceaux donnent la chair de poule !). Il faut souligner que la juste pulsation lui est insufflée par le digne « Maestro Concertatore e Direttore » Jan Latham Koenig, donizettien au possible en ce qu’il laisse respirer la musique, tendant l’atmosphère quand il en est besoin, et ignorant avec bonheur toute accélération intempestive en vogue aujourd’hui.

« Teatro Donizetti di Bergamo » 10 octobre 1986 : deuxième reprise moderne

Il Profeta Noè : Dimiter Petkov Sela : Patrizia Pace Cadmo : Ottavio Garaventa Ada : Jadranka Jovanovic Jafet : Giuseppe Riva Sem : Dino Di Domenico Cam : Carlo Del Bosco Tesbite : Francesca Sgarbi Asfene : Keiko Kashima Abra : Luisa Gallmetzer Artoo : Manlio Rocchi Orchestra sinfonica e Coro di Milano della Rai Radiotelevisione Italiana Maestro del Coro, Vittorio Rosetta Maestro Concertatore e Direttore : Jan Latham Koenig (Enregistrement privé, effectué au Teatro Donizetti de Bergame, reproduisant celui réalisé et diffusé par la RAI- Radio italienne)

Les rares catalogues de passionnés présentant cet enregistrement tombent souvent dans l’erreur d’attribuer la production à la RAI de Milan, alors qu’elle est le fait du Teatro Donizetti de Bergame. Quant au tableau Performance History de la plaquette Opera Rara, il ignore purement et simplement l’exécution ! La légéreté du timbre limpide de Patrizia Pace confère une délicatesse, une fragilité à Sela mais pas plus de douloureuse vibration comme Yasuko Hayashi savait en insuffler à son incarnation du personnage. Ottavio Garaventa est égal à lui-même, peut-être un peu fatigué ou légèrement moins motivé (il s’agissait d’une exécution en concert) mais toujours efficace et pour l’heure sans rival. Le Noè de Dimiter Petkov est impressionnant de noblesse, d’autorité et de grandeur, mais n’émeut pas autant que celui de B. Giaiotti, possédant en plus cet impressionnant soupçon de fragilité dont nous avons déjà parlé. On note la Ada

21 particulièrement incisive de Jadranka Jovanovic, par son timbre anguleux, s’opposant à celui de sombre velours de Martine Dupuy et composant une interprétation intéressante. Jan Latham Koenig dirige toujours avec conviction, avec peut-être un peu moins d’urgence de la scène.

Enregistrement en studio Opera Rara 2005 Il Profeta Noè : Mirco Palazzi Sela : Majella Cullagh Cadmo : Colin Lee Ada : Manuela Custer Jafet : Simon Bailey Sem : Mark Wilde Cam : Dean Robinson Tesbite : Irina Lungu Asfene : Ivana Dimitrijevic Abra : Anne Marie Gibbons Artoo : Roland Wood Geoffrey Mitchell Choir Philharmonia Orchestra Maestro Concertatore e Direttore : Giuliano Carella Enregistré au Conway Hall de Londres, durant les mois d’octobre et novembre 2005 Opera Rara ORC 31 Commentaire introductif en anglais, Synopsis en anglais, allemand, français et italien, livret en italien et anglais [didascalies toujours en anglais seulement !]. Cd 1 : 71’21 ; Cd 2 : 57’21

Mirco Palazzi est un Noè qui fait certes autorité de sa belle voix noire, de son art du chant… mais sa jeunesse confère au rôle une certaine verdeur, faisant plutôt penser à l’Attila verdien, qu’au prophète évidemment sage et âgé, devant présenter la fois force tranquille de la foi et la fragilité de l’être humain-grain de sable selon la vision de Pascal : tout ce qu’est Bonaldo Giaiotti ! On apprécie la voix limpide de Majella Cullagh, interprétant avec une belle sensibilité le rôle vibrant et pathétque de Sela, prise entre son époux et le prophète. Vraiment déchirée dans son grand duo du deuxième acte, elle atteint alors un peu de cette émotion que Yasuko Hayashi sait si bien provoquer par son chant. Doté d’une voix claire, Colin Lee habite efficacement le rôle de l’impitoyable Cadmo, mais ne saurait entrer en concurrence avec Ottavio Garaventa, au côté duquel « il ne fait pas le poids », pour employer une expression familière convenant tout à fait ici. Manuela Custer prête son beau timbre pulpeux, mais clair et limpide, à la perfide Ada, ennoblie du coup, par une interprète aussi notable, et qui d’autre part se tire fort bien des ornementations vocales. Les fils et les brus de Noè chantent toujours ensemble, et avec une belle efficacité, mais certaine voix blanche de ténor surnage (probablement Mark Wilde) et ne

22 peut rivaliser avec la chaleur de son collègue italien, par ailleurs longtemps chargé de premier rôles, Aldo Bottion. En revanche un timbre féminin retient l’attention parmi les brus du prophète. A l’efficacité du Geoffrey Mitchell Choir, se joint celle du Philharmonia Orchestra que le Maestro Giuliano Carella empêche de sonner fort et brillant comme les orchestres britanniques. Plus violent et impétueux que Jan Latham Koenig, il fait vibrer plus encore ce Diluvio, qui mérite parfois de souffler (ou de respirer) un peu plus… (Sans parler, au moment du Déluge, du ridicule bruitage, si mince qu’il évoque vraiment un pneu qui se dégonfle au lieu d’une tourmente épouvantable !... Il vaut mieux, à ce compte, accepter la sécheresse non naturelle de l’enregistrement studio et ne rien ajouter).

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5. St.Galler Festspiele / Ve Festival de Saint-Gall

IL DILUVIO UNIVERSALE ()

Les 55, 26, 29 juin, 2, 3, 7 et 9 juillet « Klosterhof St. Gallen », cloître du Couvent de Saint-Gall

Il Profeta Noè : Mirco Palazzi / Federico Sacchi Sela : Majella Cullagh / Evelyn Pollock Cadmo : Filippo Adami / Arthur Espiritu Ada : Manuela Custer / Geraldine Chauvet Direction musicale : Antonio Fogliani Mise en scène : Inga Levant

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Par ailleurs, s’intercalant avec bonheur dans ces représentations, ont lieu un « Donizetti-Projekt Kammermusik von Gaetano Donizetti », une sélection parmi la musique de chambre de Donizetti et les nombreuses mélodies qu’il composa, dans l’Eglise St. Laurenzen », le 1er juillet, et une exécution de la belle Messa da du Maître de Bergame, le 8 juillet, à la « Kathedrale ».

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