HOMMAGE MAURICE GENEVOIX LA VOIX DE LA GRANDE GUERRE

À l’occasion du Centenaire du Soldat inconnu, mercredi 11 novembre 2020, l’écri- vain et académicien, Maurice Genevoix entre au Panthéon. Grand blessé de la Première Guerre mondiale, Maurice Genevoix est devenu, grâce à sa plume élo- quente, la voix des combattants de l’ombre. À Puteaux, les membres du Conseil Communal des Jeunes avaient choisi de « Si l’humanité n’était faite lire un texte de ce grand héros mais la que de romanciers, il n’y pandémie empêchant tout rassemble- ment, nous vous partageons ses mots, aurait pas de guerres. » si justes, de cet homme qui ensuite a Maurice Genevoix consacré sa vie à la beauté de la nature.

Au cœur du confl it nait l’écrivain La mémoire et l’œuvre de l’académicien Maurice Genevoix sont honorées ce 11 novembre 2020, le jour de la célébration du Centenaire du Soldat inconnu.

Normalien, il commence à écrire à en plein front. Son recueil publié en 1949, Ceux de 14, est l’une des références en matière de témoignages sur la Première Guerre mondiale. Il est l’un des rares écrivains rescapés de la guerre. En eff et, il est démobilisé en 1915 pour cause de blessures graves à la poitrine. Il n’a que 25 ans. Le romancier use de sa plume à travers cinq livres essentiels pour dépeindre l’indicible. Grâce à sa mémoire sensorielle et à son talent, il livre un document unique, porteur de mémoire. Aucun nom n’est oublié et tous les faits sont minutieusement décrits. Une mine d’or pour les historiens, une thérapie par l’écrit pour ceux qui ont vécu la guerre. « Nous sommes partis, avec beaucoup d’illusions bien entendu… un choc psychologique décisif : tout ce à quoi nous croyions, toutes les valeurs auxquelles nous étions voués puisque nous étions de futurs enseignants, vous comprenez… on avait l’impression qu’elles étaient toutes, sans exception, remises en cause. Que tout ce qu’on nous avait enseigné devenait caduc. [...] C’était la mort d’une certaine civilisation que nous ne jugions pas mais qui nous avait formés dans une large mesure. Par conséquent, nous étions en quelque sorte en sursis, dans une espèce, non pas de mort provisoire, mais de table rase. » expliquait-t-il en 1978.

Attaché au courant réaliste, Maurice Genevoix s’attelle ensuite à laver les horreurs qu’il a vécues en consacrant des livres sur la vie en Sologne, ses habitants, ses ani- maux, sa poésie. Son œuvre est une à la nature. Certains diront qu’il a été le pre- mier écolo de car dès les années 50 il dénonce les effets du déboisement et de la pollution.

Il meurt en 1980 d’une crise cardiaque alors qu’il est en vacances en Espagne. Sur sa table, un roman inachevé…

Maurice Genevoix en quelques dates 29 novembre 1890 : Naissance à Decize 14 mars 1911 : Admis à l’École Normale Supérieure 2 août 1914 : Maurice Genevoix est mobilisé comme sous-lieutenant dans le 106e régiment d’infanterie, dans la 8e compagnie 25 avril 1915 : Blessures par balles pendant la bataille de La Marne 1916 : Publication de Sous Verdun 1917 : Publication de Nuits de guerre 1921 : Publication de La Boue 1923 : Publication Les Épargnes 1925 : pour Raboliot 1947 : Il est élu à l’Académie française 1949 : Publication du recueil Ceux de 14 1958 : Il devient secrétaire perpétuel de l’Académie française 1959 : Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres 1963 : Grand Prix de l’Académie Charles Cros pour Chansons pour les enfants 1970 : Grand prix national des Lettres 1971 : Grand-croix de l’ordre national du Mérite 1980 : Il publie son autobiographie : Trente mille jours 8 septembre 1980 : Il décède d’une crise cardiaque en Espagne Extraits de Ceux de 14 de Maurice Genevoix

Jeudi 27 août 1914 « Longue étape, molle, hésitante. Ce n’est pas à vrai dire une étape, mais la marche errante de gens qui ont perdu leur chemin. Haucourt, puis Malancourt, puis Béthincourt. La route est une rivière de boue. Chaque pas soulève une gerbe d’eau jaune. Petit à petit, la capote devient lourde. On a beau enfoncer le cou dans les épaules : la pluie arrive à s’insinuer et des gouttes froides coulent le long de la peau. Le sac plaque contre les reins. Je reste debout, à chaque halte, n’osant pas même soulever un bras, par crainte d’amorcer de nouvelles gouttières ».

Dimanche 6 septembre « Clac ! Clac ! En voici deux qui viennent de taper à ma gauche, sèchement. Ce bruit me surprend et m’émeut : elles semblent moins dangereuses et mauvaises lorsqu’elles sifflent. Clac ! Des cailloux jaillissent, des mottes de terre sèche, des flocons de poussière : nous sommes vus, et visés. En avant ! Je cours le premier, cherchant le pli de terrain, le talus, le fossé où abriter mes hommes, après le bond, ou simplement la lisière de champ qui les fera moins visibles aux Boches. Un geste du bras droit déclenche la ligne par moitié ; j’entends le martèlement des pas, le froissement des épis que fauche leur course. Pendant qu’ils courent, les camarades restés sur la ligne tirent rapidement, sans fièvre. Et puis, lorsque je lève mon képi, à leur tour ils partent et galopent, tandis qu’autour de moi les lebels crachent leur magasin. Un cri étouffé à ma gauche ; j’ai le temps de voir l’homme, renversé sur le dos, lancer deux fois ses jambes en avant ; une seconde, tout son corps se raidit ; puis une détente, et ce n’est plus qu’une chose inerte, de la chair morte que le soleil décomposera demain ».

Mercredi 9 septembre « Pas de sommeil. J’ai toujours dans les oreilles la stridence des éclats d’obus coupant l’air, et dans les narines l’odeur âcre et suffocante des explosifs. Il n’est pas minuit que je reçois l’ordre de départ. J’émerge des bottes d’avoine et de seigle sous lesquelles je m’étais enfoui. Des barbes d’épis se sont glissées par nos cols et nos manches et nous piquent la peau, un peu partout. La nuit est si noire qu’on bute dans les sillons et dans les mottes de terre. On passe près des 120 qui tiraient derrière nous ; j’entends les voix des artilleurs, mais je distingue à peine les lourdes pièces endormies. Distributions au passage, sans autre lumière que celle d’une lanterne de campement, qui éclaire à peine, et que pourtant on dissimule. La faible lueur jaune met des coulées brunes sur les quartiers de viande saignante, amoncelés dans l’herbe qui borde la route ». «Maurice Genevoix, le seigneur des fleuves et des bois» Jean d’Ormesson

« Je le vois, je l’écoute, j’entends sa voix : personne n’était plus présent que lui. Il a eu une existence merveilleuse parce qu’il était ouvert aux autres, à la nature, au monde. Il n’était pas médiocre, ni enfermé en lui-même, ni mesquin. Il savait ce qu’il valait: il n’était pas orgueilleux. Il pouvait être vif, incisif: il n’était jamais méchant. Il avait de la tendresse pour les forêts, les animaux, sa natale, sa Sologne, pour ceux qui souffrent et qui meurent : les hommes l’aimaient en retour. Il savait tout: il était le contraire d’un pédant. Il comprenait tout. Mais il savait vivre. Tous les honneurs étaient passés sur lui sans l’atteindre. Cet homme des bois et ce guerrier était un intellectuel. Au lycée d’Orléans puis au lycée Lakanal, il avait poursuivi des études très brillantes qui l’avaient mené avec éclat jusqu’à l’École normale supérieure. Et puis il avait consacré sa vie à la littérature. Il y avait accumulé tous les succès qu’il est permis de connaître. Il avait reçu le prix Goncourt, il avait été élu en 1946 à l’Aca- démie française, il en était devenu le secrétaire perpétuel, il y a amené Montherlant et beaucoup d’autres, il n’a jamais cessé d’y jouer un rôle considérable et bénéfique. Il était grand-croix de la Légion d’honneur. Dans d’innombrables conseils, comités, sociétés, jurys de prix littéraires qu’il a fréquentés ou présidés il a défendu la langue française. Mais bien au-delà de ces honneurs qu’il n’a jamais ni méprisés ni réclamés, il était resté, profondément, un homme de la terre de France. C’était un enfant de la campagne et de la province qui était monté à la ville et qui avait conquis la gloire. Il aurait pu faire de la politique. À voir ce qu’il a réussi ailleurs, je ne doute pas un instant de la carrière éblouissante qu’il aurait parcourue. Mais cette tentation lui est restée étrangère. Il avait mieux à entreprendre: une œuvre qui est et restera, une des plus fortes et des plus attachantes de notre temps. Il avait à porter témoignage sur tout ce qu’une génération de Français a connu de malheurs et de joies: la vie simple et heureuse, l’amour de la terre, la guerre et la paix, le souvenir. La Guerre –l’autre- la Grande Guerre, la guerre interminable des tranchées et de la boue – l’avait profondément marqué. Maurice Genevoix est mort à la veille de ses quatre- vingt-dix ans, qu’il portait allègrement. Il est l’un des derniers témoins littéraires de la grande tuerie illustrée par les Barbusse, les Dorgelès ou les Jules Romains. Jules Romains n’avait pas participé à cette bataille de Verdun si prodigieusement re- constituée par son seul génie poétique. Maurice Genevoix, lui, a été un des millions d’hommes emportés dans la tourmente. Et elle ne l’a pas épargné. S’il évoque, dans Sous Verdun ou dans Nuits de guerre, dans Les Éparges, la mêlée collective et ses souffrances, Maurice Genevoix nous a laissé aussi – et notamment dans un de ses plus beaux livres, et un de ceux, je crois, qui lui tenaient le plus à cœur : La Mort de près – le récit hallucinant et plus personnel des graves blessures dont il allait garder la trace toute son existence. Elles auraient dû être fatales. Mais la balle mortelle s’était écrasée sur le bouton de sa capote: ce mince morceau de métal ou de cuir nous a conservé un grand écrivain qui a su être un témoin. Du coup, tout le reste de sa vie, les soixante-cinq ans qui l’ont séparé de cette nuit d’Espagne où il nous a été enlevé, lui apparaissaient, selon ses propres mots, comme une sorte de «rabiot». »