Omarraconte Sayed

Être un « Ghiwane » c'est d’abord une coutume ancestrale qui permet à des gens reconnus pour leur NASS probité et leur faculté de décrire avec simplicité le quotidien de la vie et les maux des gens, à travers EL GHIWANE les mots et la gestuelle. Ces chantres et troubadours transmettaient, de douar en douar, leur sagesse grâce aux seuls moyens en leur possession : le théâtre sous forme de la halqa et la chanson. [Khalid Benslimane, Le Hal ou la transe cabalistique du phénomène « El Ghiwane »]

SENSO UNICO ÉDITIONS

Préface

Festival du Film de Marrakech Back in the early 80s, I more or less stumbled on a documentary called Trances, by a Moroccan filmmaker Catherine Deneuve, Martin Scorsese et Omar Sayed named Ahmed El Maanouni, about the band Nass El Ghiwane. I had never heard of the film or the band. au Festival de Marrakech, en décembre 2005. I was immediately mesmerized by both. “ Les Rolling StonesThe musicde opened up al’Afrique whole universe for me. It seemed absolutely modern ” and ancient at the same time. And its effect on Moroccan audiences, beautifully documented in the film, was fascinating. Nass El Ghiwane had the kind of direct connection with their listeners that you saw at certain rock concerts in the west, but it ran deeper than that. As I watched the film, it seemed to me that the band was actually singing their still newly independent nation, their people – their beliefs, their sufferings, their prayers. Of course, that’s exactly what they were doing. Their profound connection to their audiences and their willingness to address taboo subjects made them controversial figures. Nass El Ghiwane began in the late 60s, and like many musicians around the world at the time, they went back to their roots, to Berber rhythms, Melhoun sung poetry, Gnawa dances. I think one of the band members © BRAHIM TAOUGAR © BRAHIM described Nass El Ghiwane’s extended compositions and improvisations as their own version of soul music. Au début des années 80, je suis pour ainsi dire tombé sur un documentaire appelé Transes, sur le groupe Nass el Ghiwane, et réalisé I was fascinated to see that they used mostly traditional instruments – the bendir, the derbouka, the daadou, par un metteur en scène marocain, Ahmed El Maanouni. Je n’avais jamais entendu parler du film ni du groupe auparavant. J’ai été hypnotisé sur le champ par les deux. the guembri, and, most intriguing of all, a fretless banjo employed as a variation on a western lute. There was La musique m’ouvrait un univers entier. Elle paraissait tout à fait moderne et ancienne en même temps. Et son effet sur le public nothing electric, no synthesizers or guitars, but their sound was just as big as a lot of the lavishly produced marocain, admirablement documenté dans le film, était fascinant. Nass el Ghiwane possédait cette sorte de lien direct avec son public qu’on percevait lors de certains concerts en Occident, mais il y avait quelque chose de bien plus profond. En regardant le film, rock music of the same era. j’eus l’impression que, réellement, le groupe chantait sa nation indépendante depuis peu, ses gens — leurs croyances, leurs souffrances, Over the years, as I’ve come to know and love the nation of , I’ve gone deeper into the soul music leurs prières. Et, bien entendu, c’est exactement ce qu’il faisait. Son lien profond avec le public et sa volonté d’aborder des thèmes tabous faisaient de ses membres des figures controversées. of Nass El Ghiwane. It’s opened my ears and eyes, inspired me, moved me, and transported me. It’s deepened Les Nass el Ghiwane apparurent à la fin des années 60 et, comme beaucoup de musiciens dans le monde, ces années-là, my sense of the mystery of being alive. ils retournaient à leurs racines, aux rythmes berbères, aux poèmes chantés du melhoun, aux danses gnaoua. Je crois que l’un des membres du groupe a décrit les longues compositions et les improvisations des Nass el Ghiwane comme leur propre version de la musique soul. J’étais fasciné par le fait qu’ils utilisaient essentiellement des instruments traditionnels — le It’s difficult to think of a higher compliment. bendir, la derbouka, le daâdou, le guembri et, le plus curieux de tous, un banjo sans frettes dont ils se servaient comme une variante Martin Scorsese du luth occidental. New York, 29th December 2010 Rien d’électrique, pas de synthétiseur ni de guitare, pourtant leur son était aussi puissant qu’une grande partie de la musique rock abondamment produite dans la même période. Au fil des ans, j’ai appris à connaître et à aimer la nation du Maroc, je me suis plongé dans la musique soul des Nass el Ghiwane. Elle m’a ouvert les oreilles et les yeux, m’a inspiré, m’a ému et m’a transporté. Elle a rendu plus intense ma perception du mystère d’être vivant. Il m’est difficile d’imaginer un plus grand compliment.

Martin Scorsese New York, le 29 décembre 2010

Rencontres

Les futurs Ghiwane nouent des liens, pour la plupart d’entre eux, à l’adolescence. Voisins, ils sont tous déjà attirés par la musique et le théâtre, plus passionnés par les activités artistiques dispensées par la Maison des Jeunes de leur quartier, Dar Chabab, que par l’école, qu’ils délaisseront assez tôt.

Il n’y a jamais rien eu de réfléchi. Nass el Ghiwane, ça a toujours été… le désordre, les choses se sont faites toutes seules ! Ce sont la sincérité et les expériences qu’on a vécues qui comptent. Nous n’avons jamais appris à jouer, nous ne sommes pas allés au conservatoire, nous avons appris sur le tas, grâce à ce que nous entendions : des proverbes, des citations, les chansons pour l’indépendance, même pour celle de l’Algérie… LNous étions voisins, quatre maisons séparaient ma maison de celle de Boujmiî, et nos parents se connaissaient. Derrière chez nous, habitait Allal. Larbi Batma habitait en face du cinéma Saâda, à deux cents mètres de Derb Moulay Cherif. J’ai quitté l’école en 1961 et je vagabondais tout le temps, je ne tenais pas en place, j’arpentais tout le Hay, ici un jour, là le lendemain. Sur la route de Rabat, chez un ami coiffeur, Hassan, il y avait toujours de la musique, on chantait. C’est là que j’ai rencontré Larbi Batma. Larbi chantait aussi. En rentrant le soir ensemble, on fredonnait, il chantait des chansons à lui, pas celles d’autres chanteurs. C’était en 1962, à peu près. Boujmiî, mon ami d’enfance, chantait aussi. Boujmiî et Larbi ne se connaissaient pas, mais je m’étais mis en tête que, même s’ils avaient deux natures différentes, il fallait qu’ils se rencontrent, qu’il y avait quelque chose, comme un pôle positif et un pôle négatif. J’en ai parlé à Boujmiî, je lui ai dit que j’avais rencontré un garçon qui chantait, qui chantait avec une voix grave, solide, très forte. Je me rappelle lui avoir dit : « Toi, tu chantes dans les aigües, et avec lui ça peut donner quelque chose de bien. » Il a répondu : « On verra plus tard, plus tard ». J’en ai aussi parlé à Larbi, mais je n’ai pas réussi à les faire se rencontrer à ce moment-là. Et où ont-ils fini par se rencontrer ? Chez Tayeb Saddiki ! Pas avant, jamais ! J’étais heureux quand ils se sont enfin rencontrés ! Quand tous les deux chantaient, moi, j’étais au milieu, je chantais aussi, mais la base c’était eux, Larbi et Boujmiî.

49 sa br a o ua c hat il a (sabra et c hatila)

Ô monde dans lequel une récompense est donnée à l’assassin ! En ton sein, le traitement humiliant est prédominant. De chaque passé, on peut tirer des enseignements. La vie en ton sein est empreinte de chagrins. Tels des océans, les larmes des enfants se répandent. Leurs âmes ont rejoint le Seigneur Après avoir vécu et péri dans l’obscurité, ô monde ! En ton sein, les apprentis apprennent leur métier de coiffeur En s’exerçant, sans rasoir ni eau, sur la tête d’orphelins. Et tant de choses ont été dites et redites, ô monde !

Le monde s’est tu, L’ennemi a opéré à sa guise. Le monde s’est tu, Les sionistes ont opéré à leur guise. À Sabra et Chatila, C’est le grand carnage. Des enfants, des vieillards et des femmes ont été massacrés.

SABRA OUA CHATILA Extrait de Kalam el Ghiwane Édition UEM, 2007. ALLAL YAÂLA Traduction en français de Moustapha Image du film Transes. ©OHRA. El Haffaoui.

186 187 GRAFFITI de Abdellatif Kalamour et Kadem Aouina ; Festival de musique de Vic, Espagne, 2009. Photo A. Kalamour, avec sa permission. LARBI BATMA Années 80. Photo ©Fouad Zerreï.

« Vendredi, l’Olympia émettait un Il y parle de la drogue, parce que beaucoup de ses patients sont victimes de ses tempo marocain. Des hommes, des effets néfastes. femmes, des jeunes et de moins jeunes, Nous le connaissons depuis trente ans. Il s’est occupé de nous tous. Ah ! Les venus de Paris et de banlieue, artistes... s’empressaient bien sagement pour Tous les 5 ans, nous participons à un grand spectacle au profit de son service à accéder à la salle mythique qui s’est l’hôpital. Le professeur Moussaoui est aussi un fervent défenseur de darija. remplie d’un public où des femmes voilées côtoyaient de belles minettes, Cet album est le troisième depuis que Larbi n’est plus là, puisqu’il y a eu aussi cheveux au vent et jeans serré. Une Maïdoum hal et Haoud el naânaâ, mais celui-ci nous l’avons plus travaillé, nous fois le déroulé de la soirée annoncé par sommes restés plus longtemps en studio pour en faire quelque chose de bien. Il a la présentatrice, la salle entonna d’une été aussi mieux promu, avec plus de moyens et c’est celui qui marche le mieux. seule voix : wal ghiwane, wal ghiwane Les artistes marocains ont peu de moyens à leur disposition pour faire des albums, […] Les spectateurs s’étaient déplacés nous aussi, nous le savons et nous ne voulons pas être différents des autres, nous et avaient payé pour les écouter et les voir. […] dès l'annonce de leur entrée faisons avec ce qu’il y a, et toujours avec passion, sinon, si on ne pense qu’à l’aspect sur scène, les Nass El Ghiwane commercial, ça ne donne rien. investissaient l'espace de la scène, voire Pour la sortie d’Ennehla Chama, bien que ce ne soit pas facile, Platinium a produit l'espace de la salle, par une musique deux spectacles, l’un à l’Olympia à Paris et l’autre au Mégarama au Maroc. Nous brute, limpide dont chaque instrument, avons eu un très bel accueil, les salles étaient pleines, et pour les gens c’était une chaque voix nous replonge dans le continuité évidente. Nous passions à l’Olympia pour la troisième fois : il y a eu le passé. Nass El Ghiwane ont été révolutionnaires parce qu'ils ont su, concert de 1976, celui des années 80 et enfin en 2007. La salle a changé entre sans fioriture, restituer la ruralité qui temps, ce n’est plus le même endroit. Pour moi, c’est toujours une salle comme les habite la ville, parler le langage des autres, sauf que, les fois précédentes, c’était avec Larbi et Abderrahmane. En 2007, mères éplorées, des enfants à nous étions avec d’autres artistes, des jeunes, Nabila Maân, Mousker et Reda. l'abandon, de la misère et des artifices. Les métaphores vives qui animaient leurs paroles n'étaient verrouillées par aucun code hermétique. Nahla Chama, leur dernier tube fourmille d'allusions sur notre abandon et notre détresse. D'ailleurs les oiseaux peuplent l'univers d'El Ghiwane. Le public connaît par cœur leurs chansons, les entonne à l'unisson, vibre à leur intensité esthétique brute. C'est ce que l'on a vécu ce vendredi. […] à la sortie, la pluie avait cessé et le public quittait la salle comme exorcisé. » [Paris, 21 mai 2007, Maati Kabbal (site web eMarrakech)]

206 207

ESSAOUIRA 2008 l a â c ha b (l es herbes)

Sous les herbes asséchées, Rampe le feu qui consume Le cœur de ma demeure

Les soleils sans éclats Les nuages sans pluie Recouvrent de jais, les fleurs

L’oiseau aux ailes amputées Le ciel sans vent, essoufflé Au fond du gouffre, pleure

Il n’est qu’un corps sur un brasier Ses nuits pareilles à ses jours Qu’il vive ou qu’il meure

Mon eau devient trouble Mon sommeil se fait rare Ainsi va mon humeur

Pourquoi diable suis-je allé au Saint ? Qu’ai-je à faire de ses fumigations Et de ses talismans vains

Mon remède est chez mon médecin Pour que mon cœur reprenne vie Et que mon esprit redevienne mien

AL HAL LAÂCHAB Mohamed Tabal Paroles de Driss Moussaoui, traduction de l’arabe de Roukaya Benjelloun.

266 267 276 277 Tahar Ben Jelloun Tanger, le 15 juillet 2010

Mémoire heureuse quelques voix féminines de qualité. Mais les Ghiwane allaient au-delà, étaient en Dans les années soixante-dix, le monde anglo-saxon avait les Beatles, nous autres quelque sorte irrécupérables, et avaient un succès sans précédent auprès des dans le monde arabe nous avions « Nass El Ghiwane ». La comparaison n’est pas Marocains de toutes les classes sociales et de tous les horizons. d’ordre musical, mais comme événement et avènement d’une nouvelle façon de Je me souviens d’un concert des Ghiwane donné dans un théâtre de la banlieue faire de la musique et de chanter. Mais l’importance des uns par rapport aux parisienne qui avait fait chavirer les cœurs et les corps. La fête était sur scène et autres fut proportionnelle à la puissance de l’empire anglo-saxon et à la dans la salle. La communauté émigrée marocaine dansait sur des rythmes qui la modestie de l’état de la culture dans nos pays. Mais nous étions heureux et fiers réconciliaient avec ses origines. C’était merveilleux, émouvant, historique. Le d’écouter le groupe d’El Ghiwane, ce qui ne nous empêchait pas de danser et lendemain j’écrivais mon premier article sur un groupe musical dans les colonnes d’apprécier John Lennon et ses camarades. du journal Le Monde que j’intitulai « Les larmes heureuses ». Je me souviens du premier disque de Nass El Ghiwane écouté avec des amis dans Depuis, il y a eu des disparitions, des drames, des bouleversements, mais ni leur une chambre de la Maison du Maroc, à la Cité Universitaire de Paris. Nous étions musique, ni leurs chants n’ont été atteints dans le fond par les incohérences et TAHAR BEN JELLOUN en 1972. Le Maroc venait d’entrer dans l’état d’exception, suite aux deux coups injustices de la vie. Il est juste de rappeler pour ceux qui ne le savent pas : derrière Écrivain, poète. d’État des militaires contre Hassan II. On sentait que le pays allait sombrer dans ces hommes, il y avait tout au début, un homme, un grand monsieur du théâtre ce qu’on n’appelait pas encore « les années de plomb ». Cette musique, cette marocain, Tayeb Saddiki. Je ne connais pas le rôle qu’il a joué, mais je sais pour poésie qui tranchaient de manière décisive avec le ronron de la chanson de l’avoir entendu de la bouche d’un des fondateurs, que Tayeb était présent avant commande faisant l’éloge du régime, nous libérait ; elle nous donnait de l’espoir même que le groupe ne se forme. On m’a dit qu’il y a eu des études, des thèses sans que cela passe par l’idéologie ou par les slogans du militantisme désespéré. universitaires sur Les Ghiwane. C’est dire, au-delà du contexte politique et culturel, Les gens du Ghiwane nous apportaient une nouvelle donne : la musique peut l’impact de cette musique et de ces chants où la puissance majeure réside dans la renouer avec le chant ancien, avec la geste théâtrale, avec l’enracinement dans une poésie, une poésie que ni les intellectuels établis de l’époque et encore moins la terre et une nation dont nous ne soupçonnions pas la gravité et l’importance. Les classe aisée ne connaissaient. Ils n’avaient pas les moyens de la comprendre parce Témoignagejeunes gens du Ghiwane chantaient avec des voix magnifiques, graves, parfois qu’elle surgissait de la désespérance populaire blessée. tragiques ; ils chantaient des séquences de la vie populaire, utilisant une poésie Plus de quarante ans après, l’esprit Nass El Ghiwane souffle encore. Il est là arabe qui n’était pas classique mais qui nous bouleversait parce qu’elle émanait des même si le groupe historique — les fondateurs — a été remanié, car la mort est tripes de jeunes de quartiers populaires de Casablanca ou d’autres lieux marqués passée par là. En ce sens, Nass El Ghiwane sont éternels, font partie de l’histoire par la pauvreté et le besoin de justice. Ce n’était pas une chanson « engagée » (c’est du pays et résistent face à la déferlante orientalo-libano-techno, qui est vouée à la pire) ; non, c’était et c’est toujours une chanson qui racle le fond de la culture tomber dans les oubliettes car la médiocrité est bien fragile. non officielle, non reconnue, la culture des rues, des bars, des soirées entre copains qui avaient mal dans leur pays et qui composaient une musique neuve, révolutionnaire, venant de la tradition orale, celle du troubadour, du majdoub, du poète errant et qui réveille les consciences ou du moins les stimule. En cela l’apport de Nass El Ghiwane fut énorme. Évidemment, ils furent imités, copiés, en tout cas, ils ont influencé tout ce qui est arrivé ensuite sur la scène musicale marocaine. Il faut rappeler qu’à l’époque, c’était la chanson égyptienne qui dominait dans le monde arabe. Il y avait là du meilleur (Oum Kalthoum, Mohamed Abdelwaheb, Abdelhalim Hafez et quelques autres) et de la rengaine désastreuse. La chanson marocaine tenait la route avec Doukkali, Bel Khayat, et

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