Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives

26 | 2014 Nouvelles frontières du récit. Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel

Alessandro Leiduan (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6812 DOI : 10.4000/narratologie.6812 ISSN : 1765-307X

Éditeur LIRCES

Référence électronique Alessandro Leiduan (dir.), Cahiers de Narratologie, 26 | 2014, « Nouvelles frontières du récit. Au-delà de l’opposition entre factuel et fctionnel » [En ligne], mis en ligne le 11 septembre 2014, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6812 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/narratologie.6812

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SOMMAIRE

Préface. Nouvelles frontières du récit. Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel Alessandro Leiduan

L’Empire du faux Sémiotique de la feintise cinématographique François Jost

Quand des pages de roman deviennent… des pages d’histoire De la fiction et de ses dérives factuelles Alessandro Leiduan

Le « roman national » de l’expédition Lewis et Clark Entre réinterprétation et réadaptation Pierre-François Peirano

« Quelque chose de moi en Europe centrale où le vent souffle en yiddish » (Régine Robin et la naissance du récit hybride) Alexandre Prstojevic

Fictions du réel : le journalisme narratif Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès

Dispositif discursif visant l’énonciation d’idées nouvelles en innovation : les règles d’écriture des récits d’usage Laurent Collet

Le roman graphique et l’Histoire : pour un récit engagé Elisa Bricco

Le « roman métisse » Timira (2013) de Antar Mohamed et Wu Ming 2 : le colonialisme en Italie raconté dans une synthèse entre récit fictionnel et factuel Stephanie Neu

Nasser et l’exode des Sépharades d’Égypte Le prisme narratologique polyédrique d’un paradigme symbolico-allégorique Maurizio Actis Grosso

Varias

Fiction et révélation : Vous les entendez ? De Nathalie Sarraute Sylvie Cadinot-Romerio

Cinéma : lieu de la construction de la mémoire collective Le cas du cinéma chinois de la Cinquième Génération des années 1980 Wenjun Deng

La triple tension narrative : chrono-topique, pathétique, télique Gabriel Sevilla

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Comptes rendus

Compte rendu : « Événement et roman. Une relation critique » Événement et roman. Une relation critique, Marc Courtieu, Amsterdam-New York, Rodopi, 2012, 337 p. Anne-Laure Bonvalot

Compte rendu : « L'interprétation politique des œuvres littéraires » L'interprétation politique des œuvres littéraires, Carlo Umberto Arcuri et Andréas Pfersmann (dir.), éditions Kimé, Paris, 2014. Alice Pantel

Compte rendu : « Armand Simonnot, bûcheron du Morvan. Communisme, Résistance » Boursier, Jean-Yves, « Armand Simonnot, bûcheron du Morvan. Communisme, Résistance, Maquis », Paris, L’Harmattan, 2013, collection Terrains : récits et fictions Marc Marti

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Préface. Nouvelles frontières du récit. Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel

Alessandro Leiduan

1 L’une des idées les mieux partagées en narratologie est celle qui ramène la diversité des récits existants à l’opposition que recouvrent les notions de factuel et fictionnel. Il n’est toutefois pas toujours clair ce qui permet d’affilier un récit à l’une ou l’autre de ces catégories. Le critère de discrimination généralement retenu est l’attitude mentale des actants de la communication (producteurs et récepteurs du récit) vis-à-vis de l’histoire racontée : s’ils croient à cette histoire, le récit sera factuel, s’ils font seulement semblant d’y croire, le récit sera fictionnel. Mais, comment être sûr que l’attitude adoptée soit la même, en l’absence d’un critère certain et irréfutable, permettant de discriminer le factuel du fictionnel ? Inférer le statut factuel ou fictionnel d’un récit à partir des indices décelables dans le texte n’est pas toujours chose aisée : faut-il s’appuyer sur la nature réelle ou imaginaire des faits racontés ? Ou sur l’apparence textuelle du récit ? Ou sur le nom de genre sous lequel le récit décline son identité narrative ? Le choix est lourd de conséquences dans la mesure où, suivant le critère choisi, les résultats peuvent varier du tout au tout. Comment être sûr alors, du statut factuel ou fictionnel d’un récit, si les critères de classification sont tous mutuellement falsifiables ?

Approche ontologique

2 Un premier critère de distinction entre récits factuels et fictionnels identifie comme critère discriminant la nature réelle ou imaginaire de l’histoire racontée. Le problème est qu’aucune histoire n’est entièrement réelle ou imaginaire. Si l’on dépouillait l’ensemble des récits existants à la recherche d’un récit ne faisant état que d’événements réels ou que d’événements imaginaires, on n’en trouverait aucun avec ces caractéristiques. Tous les récits mêlent, en effet, des références réelles et imaginaires et, lorsqu’on en qualifie certains de « factuels » et d’autres de « fictionnels », on ne veut pas signifier que leurs contenus respectifs soient

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intégralement de l’ordre des choses empiriques (pour les récits factuels) ou de l’ordre des choses imaginaires (pour les récits fictionnels)1. Les romans, par exemple, accueillent systématiquement dans la trame imaginaire de l’histoire qu’ils racontent, des éléments référentiels, à savoir des faits, des lieux et des personnes que notre encyclopédie enregistre comme « réels » (la Révolution française, la Russie, le Cardinal Richelieu)2 et qui ne devraient donc pas trouver place dans ce genre de récit (à entendre de manière rigoureusement littérale l’appellation de « fictionnel » qu’on leur attribue). Quant à la « réalité » dont relèveraient les choses racontées dans un récit factuel, elle n’est pas si empirique qu’on pourrait le penser3. La réalité qu’on appelle « fait » a, en effet, ceci de spécifique, qu’elle n’est déjà plus là quand on la raconte, elle ne peut, donc, être reconstituée qu’a posteriori, à partir de ce qui survit d’elle au moment où elle a déjà disparu (les traces) ou à partir de ce que peuvent nous en dire ceux qui ont assisté directement à son déroulement (les témoignages). Et cependant, on ne peut pas s’attendre à ce que traces et témoignages soient, à eux seuls, capables de fournir la trame d’un récit achevé répondant à toutes les questions que l’on pourrait se poser sur la manière dont un fait s’est déroulé, sur les causes qui l’ont provoqué, sur les conséquences qu’il a déclenchées4. Les différents éléments qui nous permettent de reconstituer le déroulement d’un fait ne peuvent être vraiment utilisés à cet effet que s’ils sont interprétés, que si leurs parties obscures sont éclairées, leurs lacunes comblées, leurs contradictions levées. De ce travail d’interprétation témoignent les différentes hypothèses que les professionnels des écritures factuelles (historiens, biographes, journalistes, etc.) incorporent dans leurs récits pour éclairer ce qui, dans les versions précédentes de l’histoire qu’ils racontent, résistait aux efforts de compréhension des lecteurs. Le narrateur pourra, par exemple, imaginer un fait dont aucun témoignage n’a jamais fait état (sans que l’on puisse arguer, de cette omission, que le fait en question n’a jamais pu avoir lieu) ou ramener l’agir de tel ou tel autre sujet de l’histoire à une intention déterminée (là aussi, sans se sentir obligé de subordonner la formulation de cette intention à la condition de trouver dans les propos d’un témoin une confirmation explicite de cette conjecture) parvenant ainsi conférer à l’histoire racontée une unité de sens qu’on aurait en vain cherchée dans les versions précédentes de la même histoire (à cause d’un éclairage encore incomplet des non-dits des sources documentaires). Si l’histoire ainsi racontée apparaît plus lisible qu’elle ne l’était auparavant, rien ne garantit pourtant la crédibilité de la parole du Narrateur (surtout si la garantie que l’on recherche est de nature empirique, la seule d’où, en principe, devrait dépendre, selon une interprétation littérale de la notion de « factualité », la crédibilité d’un récit factuel)5. Le récit ne pourra donc être tenu pour factuel qu’en faisant l’impasse sur les parties non-factuelles de son contenu. Ce constat s’applique à l’ensemble des récits existants, car, si tous les récits mêlent des références réelles et imaginaires, il n’est possible de les qualifier de « réels » ou d’« imaginaires » qu’en faisant abstraction d’un certain nombre de leurs propriétés sémantiques (celles qui sont en désaccord avec le statut factuel ou fictionnel qu’on leur a attribué).

3 Ce critère de discrimination est, de surcroît, fragilisé par une méprise grossière : les récits ne mobilisent pas des entités ontologiques ayant la propriété d’être réelles ou imaginaires, mais des entités sémantiques dont l’appartenance à la catégorie des choses réelles ou imaginaires dépend du choix des sujets qui produisent ou interprètent les récits en question de les affilier à l’une ou l’autre de ces catégories. De ce point de vue, l’île au trésor n’est pas moins réelle que la gare de Lyon6. Les propriétés qui permettent d’affilier la première à la catégorie des référents imaginaires et la deuxième à la

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catégorie des référents réels ne sont pas inscrites dans ce que ces deux syntagmes signifient, mais dépendent des conventions culturelles qui définissent, dans une société déterminée, ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Le sens mobilisé par un récit n’est donc en soi ni réel ni imaginaire, il le devient suivant l’attitude des sujets qui participent à l’acte de communication : s’ils croient à ce que le récit affirme, le récit sera factuel, sinon, il sera fictionnel. Mais ils ne peuvent se déterminer à croire ou à feindre de croire à un récit qu’en faisant abstraction des parties de ce même récit qui contredisent le type de croyance qu’ils ont adoptée. La validité de ce critère de discrimination des récits factuels et fictionnels est donc subordonnée à une condition que les récits existants peinent à satisfaire, eu égard à la nature foncièrement hybride de leur contenu : l’impossibilité de ramener l’intégralité des choses racontées dans un récit, soit à la catégorie des choses réelles, soit à celle des choses imaginaires, invalide toute appréciation du caractère factuel ou fictionnel d’un récit, élaborée à partir d’un critère de discrimination si mal défini.

Approche textuelle

4 Un deuxième critère de classification départage les récits factuels et fictionnels suivant l’apparence textuelle du récit. Les lecteurs d’un récit se détermineraient à croire ou à feindre de croire à l’histoire racontée en fonction des caractéristiques formelles et thématiques qui définissent l’identité textuelle du récit en question. Suivant la nature de ces caractéristiques, les destinataires d’un récit seraient enclins à y reconnaître un récit fictionnel ou un récit factuel.

5 Historiquement, la factualité s’est construite sur des bases empiriques, elle s’accommode donc mal de tout ce qui trouve sa source ailleurs que dans l’expérience. Un certain nombre de traits de type thématique ou formel en sont venus, par conséquent, à être proscrits du domaine textuel de la factualité. C’est le cas, sur le plan thématique, des affirmations ayant pour objet des occurrences de l’expérience non- vérifiables (faits possibles, probables, incertains, etc.) ou des affirmations ayant pour objet le psychisme humain (la vie intérieure des autres, mais aussi, dans certains cas7, celle du narrateur n’ont pas leur place dans un récit factuel). Sur le plan formel, le même sort a été réservé aux affirmations qui étirent la temporalité de l’histoire racontée en accélérant ou en retardant, par moments, son déroulement, ainsi qu’aux affirmations qui plongent le lecteur dans un état d’incertitude cognitive concernant l’objet du récit (car cela revient à reproduire la logique narrative des fictions qui jouent effectivement à alterner ombre et lumière, opacité et clarté, mystère et intelligibilité pour aguicher et entretenir tout au long du récit l’intérêt du lecteur)8.

6 Et cependant, est-ce qu’on a le droit de transformer les régularités observables sur le plan textuel dans le domaine factuel ou fictionnel en normes constitutives de la factualité et de la fictionnalité ? Est-il suffisant, par exemple, de constater que les récits factuels privilégient, sur le plan thématique, l’objectivité à la subjectivité, l’expérience vérifiable (faits certains, avérés) à l’expérience non-vérifiable (faits probables, possibles), pour conclure que tout récit qui oserait explorer le psychisme d’un individu réel ou qui mentionnerait des faits qu’aucune source documentaire ne permet de confirmer, mériterait d’être assigné d’office à la catégorie des récits fictionnels ?9 Devrait-on, par exemple, affilier à la catégorie de la fiction, tous les reportages qui usent de certaines techniques de « racolage narratif »10 dans le but d’entretenir le

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public dans un état de curiosité ou de suspense, sous prétexte que le recours à ces techniques est monnaie courante dans le domaine fictionnel11 ?

7 La possession d’un trait généralement attesté dans le domaine fictionnel ne fait pas automatiquement d’un récit un récit fictionnel. Le même raisonnement s’applique aux caractéristiques textuelles d’un récit factuel : combien de romans déclinent-ils leur contenu dans des formes qui sont le plus souvent attestées dans le domaine factuel ? Clarisse de Richardson est un recueil de lettres, Moll Flanders de Defoe, un livre de mémoires, les romans de Balzac, des chroniques... Faut-il les assimiler à de vrais récits factuels seulement parce qu’ils coulent leur contenu dans le moule d’une forme textuelle de type factuel ? Auquel cas, il faudrait ranger sous la rubrique des récits historiographiques ou journalistiques un nombre assez considérable de romans d’inspiration réaliste12.

8 S’il y a donc des traits sémantiques ou syntaxiques qui ne semblent pas à leur place dans un texte factuel, mais seulement dans un texte fictionnel, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils sont absolument incompatibles avec la « factualité » et uniquement compatible avec la « fictionnalité ». Les formes textuelles à travers lesquelles se sont déployées les narrativités factuelles et fictionnelles ne sont pas les seules formes possibles que les écrivains qui ont pratiqué ces types d’écriture auraient pu utiliser : la factualité n’est pas l’otage des conventions historiques qui ont modelé jusqu’ici les discours factuels et la fictionnalité ne l’est pas non plus à l’égard des conventions historiques qui ont modelé jusqu’ici les discours fictionnels13.

9 L’erreur de cette approche est, donc, d’hypostasier les traits textuels qui ont caractérisé le déploiement historique de la narration factuelle et fictionnelle au point d’en faire les critères définitoires absolus de toute forme de factualité ou de fictionnalité narrative.

Approche générique (para-textuelle)

10 On peut recourir à une troisième approche pour départager les récits factuels et fictionnels : l’élément discriminant, cette fois, est l’indication para-textuelle par laquelle un récit décline son identité générique. Le simple fait de lire roman ou essai historique sur la couverture d’un livre suffit à renseigner le lecteur sur la nature fictionnelle ou factuelle des faits qu’il lira. Mais, est-ce uniquement à partir des informations inscrites dans le sens des mots roman ou essai historique que nous choisissons s’il faut croire ou non à l’histoire racontée ? L’apparence textuelle n’y est- elle pour rien dans ce choix ? L’horizon d’attente14 (sérieux ou ludique) qu’évoquent pour nous certains noms de genres (roman, reportage, tragédie, comédie, documentaire, chronique, etc.), ne comporte-t-il pas aussi une idée concernant l’apparence textuelle de l’œuvre ?15 Si, par exemple, le régime générique de l’œuvre en question est fictionnel (un roman, un film d’aventure…), on ne s’attendra pas à trouver dans son apparence textuelle des éléments thématiques ou formels qui sont généralement attestés dans un domaine factuel. Et si le régime générique est factuel (une biographie, un documentaire…), on ne s’attendra pas à y trouver des procédés narratifs qui sont communs à la plupart des fictions. La factualité, on le sait, s’accommode mal de la subjectivité, la fictionnalité d’une temporalité comprimée. Mais l’identité textuelle d’un récit est-elle toujours ajustée à son identité générique ? Deux cas de figure sont possibles : si elle est ajustée, en clair, s’il y a concordance entre les traits qui définissent l’identité textuelle d’un récit et les traits qui définissent son identité générique, alors le

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récit en question entretiendra avec le genre qui sert à le caractériser une relation d’ exemplification16 : il possédera, au niveau textuel, les propriétés qui sont inscrites dans le sens du nom qui exprime son identité générique (c’est la situation qui pose le moins de problèmes, car il est aisé de dire s’il s’agit d’un récit factuel ou fictionnel). Mais, que se passe-t-il quand les moyens textuels ne sont pas en adéquation avec les fonctions génériques ? L’une des caractéristiques les plus significatives de la narration contemporaine est celle qui consiste à mettre en circulation des récits qui laissent le public dans l’incertitude la plus totale quant à la nature factuelle ou fictionnelle de l’histoire racontée. La raison de cette incertitude est liée à l’emploi de moyens textuels qui semblent peu (ou pas du tout) en adéquation avec les fins qui sont inscrites dans le nom de genre sous lequel les récits en question déclinent leur identité. Que penser, par exemple, d’un reportage qui explorerait la vie intérieure d’un personnage historique sans s’embarrasser d’étayer la description de ses pensées les plus secrètes par l’exhibition de sources fiables attestant que le personnage en question a pu effectivement penser, dans telle ou telle autre circonstance, les choses que le reportage lui attribue ? Faut-il ranger le reportage en question dans la catégorie des récits factuels (comme sa dénomination générique nous autoriserait à le faire) ou dans celle des récits fictionnels (comme semblent l’indiquer les moyens textuels employés) ? Et que dire de ces romans qui imitent des formes de narration factuelles sans dire clairement aux lecteurs, par un quelconque indice para-textuel, qu’il s’agit d’une instanciation ludique, non pas sérieuse, de l’acte de communication imité ?

11 Faut-il passer outre les incongruités textuelles des œuvres en question et se déterminer à les tenir pour factuelles ou fictionnelles uniquement à partir de leur nom de genre ? La limite de ce critère de discrimination est de croire que l’apparence textuelle d’un récit n’y est pour rien dans la détermination de son statut factuel ou fictionnel, les lecteurs d’un roman ou d’un essai historique (pour ne citer que ces deux exemples) se détermineraient à croire ou à feindre de croire à ce qu’on leur raconte, à partir des instructions que tout nom de genre porte inscrites en lui-même17, sans guère se soucier des discordances éventuelles qu’il pourrait y avoir entre lesdites instructions et l’apparence textuelle du récit (ce qui revient à postuler, abusivement, que le rapport de tous les récits au genre dont ils dépendent relèverait de la phénoménologie de l’ exemplification).

Critique du mentalisme narratologique

12 Prises isolément, les approches qu’on vient de passer en revue échouent, donc, à décrire convenablement les phénomènes narratifs que recouvre l’opposition entre factuel et fictionnel. Ces approches se heurtent, on l’a vu, à l’existence de formes narratives qui mettent en échec les critères d’après lesquels elles prétendent départager les récits factuels et fictionnels. On ne peut se contenter de la typologie narrative à laquelle elles prétendent ramener l’ensemble des récits existants qu’en faisant abstraction de tout ce qui rend les récits en question irréductibles à une typologie de ce genre.

13 Mais leur défaut majeur est de circonscrire l’étude des effets déclenchés par la lecture d’un récit aux seuls phénomènes qui témoignent de l’attention mentale prêtée par le lecteur à l’histoire qu’on lui raconte. Selon ces trois approches, le statut fictionnel ou factuel d’un récit pourrait être déterminé en s’intéressant uniquement à l’attitude

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mentale des lecteurs vis-à-vis de l’histoire racontée. Or, la réception d’un récit est, certes, une affaire mentale, dans la mesure où, si le sens d’un récit n’est pas compris, son interaction sociale sera pratiquement inexistante. Il est donc indispensable de s’intéresser aux différents paramètres culturels (ontologiques, textuels ou para- textuels) qui permettent à une société de qualifier un contenu sémantique de « réel » ou « imaginaire ». Mais les destinataires d’un récit ne sont pas des êtres désincarnés qui se limiteraient à déchiffrer le sens d’une histoire sans permettre ensuite aux contenus sémantiques ainsi emmagasinés dans leur conscience d’interagir avec les projets, les entreprises, les actions qu’ils pourraient accomplir dans le monde réel. La compréhension d’un récit se prolonge dans l’adoption d’une attitude pratique en adéquation ou non avec la nature de l’histoire qu’on a lue. C’est donc en prenant en compte l’impact des récits sur l’aptitude à agir de la société qu’il conviendra de repenser la signification des catégories factuelles et fictionnelles qui ont servi à départager leurs contenus18. Les paramètres de tout type d’action étant réglés sur ce à quoi l’on croit (et non pas sur ce à quoi l’on fait seulement semblant de croire), le fait d’adhérer à une croyance (comme l’exigent les croyances qui trouvent leur source dans un récit factuel) ou de ne pas y adhérer (comme l’exigent les conventions culturelles qui régissent l’attitude de la société vis-à-vis des croyances mobilisées par un récit fictionnel) a pour corollaire d’autoriser certains comportements et d’en interdire d’autres, les croyances licites agissant comme des prescriptions, les croyances illicites comme des interdictions, les unes poussent à l’action, les autres l’interdisent. Les récits factuels et fictionnels exercent donc une fonction régulatrice, non seulement sur les croyances, mais aussi et surtout, sur les conduites sociales. Le problème est que cette fonction est généralement méconnue au profit d’une description simpliste de leurs effets sociaux : l’impact des récits factuels relèverait de la sphère cognitive, celui des récits fictionnels, de la sphère esthétique. On lirait les journaux, les livres d’histoire, les biographies sans autre objectif que celui de se renseigner sur ce qui s’est passé dans le monde et on s’abreuverait de scénarios imaginaires dans le seul but de s’enivrer d’émotions fortes. Or, cette caractérisation est manifestement insuffisante voire même trompeuse : elle couvre plus qu’elle ne dévoile la fonction effective remplie par les récits factuels et fictionnels.

Comment repenser les notions de factuel et de fictionnel en termes non-mentalistes ?

14 L’existence des récits factuels ne se justifie pas uniquement en regard d’un horizon d’attente qui ne comporterait le moindre calcul des bienfaits escomptables de l’application à la réalité du savoir qu’on peut tirer de ce genre de récits. On ne lit pas un journal, un livre d’histoire, un livre de mémoires dans le seul but de « s’instruire ». On ne saurait donc pas dire que les récits factuels ont pour seule vocation de permettre l’épanouissement intellectuel des lecteurs. Les besoins cognitifs que les récits factuels permettent de satisfaire sont finalisés à l’acquisition de certaines compétences permettant ensuite aux lecteurs d’accomplir efficacement certaines actions dans un environnement social déterminé. Le lecteur qui apprend, à la lecture d’un journal, que la consommation de certains aliments peut nuire à la santé, a la possibilité de modifier ses habitudes alimentaires. Le lecteur qui a appris, dans les livres d’histoire, comment des dictatures se sont mises en place, des guerres ont éclaté, des préjugés se sont ancrés

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dans la mentalité collective condamnant certaines minorités sociales à subir un traitement discriminatoire, a la possibilité, dès qu’il constate dans son environnement politique et social des signes avant-coureurs d’évènements de ce type, de donner l’alarme, en mettant en alerte ses concitoyens sur les dangers que leur communauté est en train de courir, afin que des mesures concrètes soient prises pour éviter le pire. Le savoir mobilisé par les récits factuels mériterait donc d’être requalifié en termes de « savoir-faire », dans la mesure où il n’est pas stocké dans la mémoire des lecteurs à des fins de contemplation désintéressée, mais qu’il est réinvesti tout de suite dans la réalité sous forme de comportements ou de projets adaptés aux conditions d’exercice de la liberté humaine dans un environnement social déterminé. La performativité est donc l’horizon implicite de toute narrativité factuelle : les informations transmises par ce genre de récits sont transformées en critères d’action définissant ce qu’on peut faire ou ne pas faire dans une société déterminée.

15 Dans cette même optique, la fictionnalité gagnerait à être redéfinie, non pas seulement comme la forme à travers laquelle se déploie la vie esthétique de la société, mais comme le lieu de dissolution de tous les comportements qui ne sont pas compatibles avec la préservation de l’ordre social existant. Le propre de la fiction est de concourir indirectement à décrédibiliser les comportements sociaux auxquels ses contenus font référence. Du fait que, par exemple, les lecteurs d’un roman ne peuvent pas croire aux faits représentés dans ce roman, mais uniquement faire semblant d’y croire, il s’ensuit qu’ils n’auront pas envie de réinstancier dans la vie réelle les faits en question, car il s’agit, pour eux, de faits qui ne peuvent trouver place que dans un contexte ludique (celui de la fiction), non pas dans un contexte sérieux (celui de la réalité). Si les formes à travers lesquelles se déploient les comportements observables dans la vie sociale ne ressemblent pas à celles qui sont représentées dans un roman, ce n’est pas nécessairement parce que les comportements romanesques ne pourraient pas être réinstanciés dans la vie réelle, mais parce que la société a été éduquée à croire que ce qui est possible dans le monde fictionnel ne doit pas l’être dans le monde réel. La vie sociale s’est donc déployée à travers des formes qui sont antithétiques à celles qui ont été représentées dans les romans. Les scénarios fictionnels ont ainsi fonctionné comme des anti-modèles à travers lesquels les comportements incompatibles avec les règles de la vie sociale ont été dilués dans les eaux irréelles de la fiction afin d’être mis définitivement hors tout circuit de reproduction sociale19. Le mot fiction n’est pas seulement l’antithèse de tout ce que recouvrent des mots comme factuel, référentiel, expérientiel, car la perception sociale de la réalité (à laquelle tous ces mots renvoient) ne serait pas ce qu’elle est, si les œuvres fictionnelles ne contribuaient pas à délimiter les frontières de son extension en dissolvant comme irréel tout ce qui s’écarte des représentations socialement admises. La fiction est donc le présupposé de la réalité, ce sans quoi la réalité serait indiscernable de ce qu’elle n’est pas (l’imaginaire).

16 Envisagées ainsi, factualité et fictionnalité cessent d’être de simples lieux narratifs où s’expriment les attitudes mentales que la société peut adopter vis-à-vis d’une histoire (l’une relevant de la sphère cognitive, l’autre de la sphère esthétique) pour être enfin reconnues comme des dispositifs qui façonnent, de manière peu visible mais sûre, les comportements observables dans la vie sociale.

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Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel

17 Si elle semble convaincante sur le plan théorique, la distinction entre récits factuels et récits fictionnels ne trouve d’ailleurs, comme on l’a vu, que très partiellement confirmation dans l’histoire des genres narratifs, celle-ci étant caractérisée par de nombreux échanges entre l’univers factuel et l’univers fictionnel20. Et si, de toute l’histoire des genres narratifs, on ne considère que la page la plus récente, cette distinction apparaît presque entièrement infondée : les récits conventionnellement qualifiés de « factuels » ou de « fictionnels » se déclinent désormais dans des formes textuelles pratiquement indiscernables, invalidant ainsi l’idée selon laquelle à la représentation d’une histoire réelle ou imaginaire correspondraient nécessairement des procédés textuels différents, voire antinomiques. L’hypothèse qui guide ce travail est que la tension entre les traits thématiques et formels des textes et les usages traditionnels auxquels ces mêmes textes semblent destinés de par leur dénomination générique a pour effet d’instituer des usages déviants qui mériteraient d’être reconnus comme tels au lieu d’être ignorés ou dissimulés sous les catégories génériques traditionnelles. Les articles réunis dans ce numéro étudient des textes qui ne remplissent pas complètement les fonctions qui sont inscrites dans la définition de la catégorie générique dont ils relèvent. Le nom de genre par lequel on les désigne est donc inapproprié, car il faudrait les nommer autrement conformément aux fonctions nouvelles qu’ils remplissent. Si le système de classification des genres s’accommode de l’emploi de noms génériques inappropriés, c’est pour pérenniser des usages d’un certain type (les « universaux pragmatiques »)21 et pour empêcher l’émergence d’usages concurrentiels (évidemment moins compatibles avec l’idéologie qui préside aux usages traditionnels). Cette inertie classificatoire est donc fonctionnelle à la pérennisation de l’idéologie qui façonne notre attitude à l’égard des choses que nous sommes tenus de considérer comme « réelles » et des choses que nous sommes tenus de considérer comme « irréelles ».

18 François Jost explore l’univers de la feintise cinématographique, c’est-à-dire le champ sémiotique qui s’étend entre la fiction proprement dite et le documentaire, en passant en revue différents types de tromperies audiovisuelles, Alessandro Leiduan étudie, dans le sillage d’Umberto Eco, les dérives factuelles de la fiction, en dégageant la dimension factuelle cachée dans toute interaction entre une œuvre fictionnelle et l’imaginaire social, Pierre-François Peirano s’attache à étudier les différentes manières de relater sur le mode de la fiction un même évènement historique (l’expédition Lewis et Clark), Alexandre Prstojevic analyse le roman Cheval blanc de Lénine ou l’histoire autre de Régine Robin (1979), premier représentant historique d’un (sous)genre littéraire que l’on pourrait appeler récit-hybride, Alexandre Eyriès et Nicolas Pélissier se penchent sur la pratique du journalisme narratif et sur les rapports, complexes et équivoques, qu’elle entretient avec le phénomène du storytelling, Laurent Collet décortique, dans une perspective narratologique, les pratiques qui visent à anticiper l’expérience vécue de l’utilisateur d’un produit/service en cours de conception (scenario-based designed), Elisa Bricco étudie l’imbrication entre factuel et fictionnel dans un corpus de quatre bandes dessinées racontant des événements tragiques de l’Histoire contemporaine, Stéphanie Neu analyse le roman italien contemporain Timira (2013) et teste la valeur heuristique de la notion d’« œuvre métisse », théorisée par le collectif d’écrivain Wu Ming (les

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auteurs du roman), enfin, Maurizio Actis Grosso tisse d’impalpables réseaux affinitaires entre les romans d’un corpus hétérogène, mêlant étroitement histoire et fiction.

NOTES

1. « Pas plus que le langage n’est le monde, le récit n’est la réalité. Néanmoins, cela ne l’empêche pas d’y faire référence, avec des variations telles que, parfois, à lire ou à voir un récit, nous pensons être dans un monde imaginaire et, à d’autres moments, dans notre monde. Aussi n’est-il pas possible de considérer que « les éléments de la fiction (personnages, temps et lieu, etc.) sont évidemment fictifs » (…). Dans un même récit, certains le sont (superman, Madame Bovary), d’autres pas (New York, Rouen). » F. Jost, Comprendre la télévision, Paris, Colin, 2005, p. 78. 2. C’est par le biais d’un nom de personne réelle (par exemple, Napoléon), d’un toponyme référentiel (la Russie) ou d’un nom relatant un évènement historique (la Révolution française) que le récit fictionnel inscrit dans l’univers représenté des éléments issus du monde référentiel. Que ces « îlots référentiels » (C. Montalbetti) ne fonctionnent pas, dans un récit fictionnel, comme ils fonctionnent dans un récit factuel, c’est probablement vrai, mais, pour neutraliser leurs propriétés référentielles, c’est-à-dire, pour empêcher Napoléon et Russie de signifier le personnage historique et le lieu géographique que l’on connaît, il faut que les interprètes des récits fictionnels où apparaissent de tels noms prennent garde de ne pas associer ces mots à tout ce que notre encyclopédie enregistre comme « réel », ce qui prouve que les noms en question ne sont pas naturellement imaginaires et qu’ils sont même plus proches, pour nous, de l’ordre des choses « réelles » que de celui des choses « irréelles ». Sur cette problématique, voir : C. Montalbetti, La fiction, Paris, Flammarion, 2001, pp. 31-36. 3. « Si un laboratoire est un lieu où se déroulent des expériences scientifiques, l’historien est, par définition, un chercheur à qui les expériences, au sens propre du terme, sont interdites. Pour une discipline qui étudie en tant que tels des phénomènes irréversibles dans le temps, il est impossible de reproduire une révolution, un défrichement, un mouvement religieux, non seulement dans la pratique, mais aussi dans le principe. Cette caractéristique n’est pas le propre de la seule historiographie – il suffit de penser à l’astrophysique et à la paléontologie » C. Ginzburg, « Preuves et possibilités » dans Le fil et les traces, Paris, Verdier, 2010, pp. 448-449. Une réalité, pourrait-on dire, en synthétisant le point de vue de C. Ginzburg, est empirique si elle peut être vérifiée, si on peut la mettre à l’épreuve de l’expérience, si elle peut être sujette à des jugements de vérité ou de fausseté. Or, la doxa narratologique considère que cette possibilité est une prérogative des récits factuels : « Les récits référentiels sont vérifiables et incomplets, alors que les récits non référentiels sont invérifiables et complets ». D. Cohn, « La fiction : une mise au point » dans Le propre de la fiction, Paris, Seuil, 2001, p. 33. 4. Si tel était vraiment le cas, il n’y aurait point besoin d’entreprendre à nouveau le récit du fait en question, on pourrait très bien se contenter de la version livrée par les différents témoins ou de celle que tout un chacun serait en mesure de reconstruire s’il pouvait avoir accès à toutes les sources documentaires qui permettent aux historiens, aux journalistes, aux biographes et aux autres spécialistes des écritures factuelles de redonner vie, par leurs récits, aux vestiges d’une histoire passée. 5. D’autant plus qu’émettre une hypothèse pour rendre compte d’un point obscur d’une histoire réelle ou concevoir de toutes pièces l’intrigue d’un roman sont deux opérations qui semblent

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différentes, mais qui obéissent, en réalité, aux mêmes contraintes formelles : ne pas enfreindre les principes qui définissent ce qu’une société considère comme réel (ou comme pouvant l’être). Bien qu’elles soient accomplies à des fins différents, les deux opérations aboutissent donc à un même résultat : un récit vraisemblable, tirant sa légitimité, non pas de son adéquation à la réalité empirique, mais de sa conformité au système d’expectatives qui règlent la perception sociale de ce qu’on appelle la « réalité ». Celle-ci n’est pas incompatible avec un décryptage non- empirique, à condition, bien entendu, que le recours à l’imagination se fasse sous le contrôle du vraisemblable, du plausible, de l’opinable, c’est-à-dire de l’ensemble des choses qu’une société est disposée à croire comme pouvant avoir lieu (même si, dans les faits, ces choses n’ont jamais eu lieu ou qu’elles ont eu lieu quand personne ne pouvait les observer). 6. Voir, à ce sujet, l’entrée « Référence » dans O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 360. 7. Je pense notamment aux écritures factuelles de type journalistique, historiographique, biographique. 8. Les règles qui président à l’articulation narrative de la factualité s’accommodent mal d’un type d’écriture qui mettrait trop de temps à raconter comment les choses se sont réellement passées. « Le récepteur de ce genre de récit, écrit justement Raphaël Baroni, ne se complaît pas dans l’attente incertaine de la fin de l’histoire et dans l’indétermination du sens », il exige du narrateur qu’il en vienne au fait sans trop tergiverser. Cf. R. Baroni, L’œuvre , Paris, Seuil, 2009, p. 59. 9. L’exploration de la vie intérieure des personnages d’un récit est (ou, en tout cas, devrait être) une prérogative des seuls récits fictionnels. Comme l’explique Dorrit Cohn, « cette radioscopie [du psychisme humain] fait appel à des procédés – entre autres le discours indirect libre – auxquels des narrateurs se proposant de construire des représentations référentielles (non fictionnelles) ne peuvent avoir accès ». D. Cohn, op. cit., p. 33 (c’est moi qui souligne). 10. Par « racolage narratif », nous n’entendons pas nécessairement quelque chose de négatif : l’intégration d’éléments fictionnels dans un récit factuel ne répond pas toujours, en effet, au besoin de rendre plus attrayante l’histoire racontée, mais elle vise, parfois, à accroître la capacité de ladite histoire de nous éclairer sur la manière dont s’est probablement déroulée une certaine succession de faits. Ainsi, la micro-histoire, le docu-fiction, le roman-enquête nous éclairent sur la manière dont se sont déroulés certains faits que les livres d’histoire, les documentaires et les enquêtes de la police n’ont pas su entièrement élucider. La fiction, ici, a vocation à combler les lacunes du discours historique, documentaire et judiciaire. Voir, à ce sujet, l’entretien que j’ai réalisé avec R. Baroni et qui a été publié, sous le titre de « La narratologie à l’épreuve du panfictionnalisme », dans la revue Modèles linguistiques. URL : http://ml.revues.org/244. Consulté le 31.05.2014. 11. « Forme parasite » de la factualité (J.-L. Austin), la fiction est devenue, au fil du temps, le « dépotoir » de tous les traits thématiques et formels que les formes de discours sérieux ne reconnaissent pas comme propres (on pourrait la caractériser comme l’équivalent symbolique, dans le domaine de la narratologie textuelle, de l’inconscient freudien). C’est, en effet, dans les récits fictionnels qu’ont trouvé refuge les éléments textuels qui ne pouvaient pas trouver place dans une œuvre destinée à un usage factuel. En tant que « parasite » des récits factuels, la fiction se nourrit de ce que les auteurs de récits factuels considèrent comme impropre à l’usage. Contraints par l’idéologie qui gouverne leur écriture à privilégier l’objectivité et à s’interdire de « doper » l’attrait de l’histoire qu’ils racontent par des effets de « racolage narratif » (suspense, curiosité, surprise) qui semblent incompatibles avec les finalités sociales d’un discours sérieux, les professionnels des écritures factuelles ont ainsi contribué indirectement à cantonner dans le domaine de la fiction tout ce qui permet au récit de devenir le lieu où la subjectivité du narrateur entre en résonance avec celle de ses lecteurs, où s’exprime l’aspiration humaine vers des mondes possibles différents des mondes existants, où l’on cherche des réponses aux questions que le sens

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émanant des discours sérieux ne parvient pas à résoudre. Sur la fiction et le mensonge envisagés comme « actes parasites », voir de J.-L. Austin, « Feindre » dans Ecrits philosophiques, Seuil, 1994, pp. 206-228. 12. Il en va de même, dans le domaine de l’énonciation télévisuelle, pour les séries qui imitent les procédés de filmage et de montage des reportages. « Produite par l’agence de presse Capa, la série Police District (diffusée à raison de 4 à 6 épisodes entre 2000 et 2003 sur M6), (…) mime le reportage d’aujourd’hui grâce à divers procédés de filmage ou de montage : dutch angle, flou, bougé, filé, décadrage, très gros-plan, profondeur de champ très accentuée, éblouissement, effets stroboscopiques, tout cela enchaîné à vive allure. Toujours sur l’épaule, la caméra de Police District confère à l’image une indéniable humanité, celle du cameraman cette fois-ci. » F. Jost, op. cit., p. 83. 13. J.-M. Schaeffer a montré que tous les indices de fictionnalité répertoriés par des auteurs comme K. Hamburger ou A. Banfield ne sont pas une prérogative des seuls récits fictionnels, mais sont également présents dans les récits factuels. Voir, à ce sujet, J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, pp. 264-265. 14. Pour cette notion, voir : H.-R. Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988. 15. Jauss définit, justement, l’horizon d’attente comme un « ensemble de règles préexistant pour orienter la compréhension du lecteur et lui permettre une réception appréciative », cité par M. Macé, Le genre littéraire, Paris, Flammarion, 2004, p. 22. 16. Pour cette notion, voir: N. Goodman, Languages of Art, Indianapolis, Hackett, 1976. 17. Lire « roman » revient à recevoir une instruction du type : « tu n’as pas le droit de croire à ce que tu liras, car rien n’est vraiment arrivé, tout a été inventé ». « Essai historique » contient, en revanche, l’instruction suivante : « tout ce que tu lis s’offre à toi comme vrai, il t’appartient donc de mettre à l’épreuve sa vérité en la comparant à celle qui se dégage de tous les autres discours sérieux qui ont été écrits sur le sujet ». 18. Ai-je le droit de croire à ce que ce texte me raconte ? Ai-je le droit de faire interagir le sens de ce texte avec le sens que je prête aux choses réelles ? Ai-je le droit de modifier ma conduite dans le monde réel à partir du sens mobilisé par ce texte ? Ai-je le droit de m’attendre à ce que les autres aussi, à la lecture de ce texte, acceptent de modifier leur propre conduite ? C’est à partir de ces questions qu’il faudrait commencer à départager l’identité factuelle ou fictionnelle d’un récit, en évitant de circonscrire leurs effets à la sphère cognitive ou à la sphère esthétique. Si le texte admet une réponse active (un comportement), il relèvera de la catégorie du factuel. S’il n’admet qu’une réponse passive (un non-comportement), il relèvera de la catégorie du fictionnel. 19. De ce point de vue, on pourrait dire que le « donquichottisme » ou le « bovarysme » sont des constructions idéologiques qui occultent la vraie nature de l’influence de la fiction sur la société en présentant comme « réelles » des conséquences sociales qui ne sont qu’« imaginaires » : la perte du sens de la réalité causé par la lecture des romans n’est, en effet, attestée que… dans les romans. L’un des fils conducteurs thématiques du livre de J.-M. Schaeffer sur la fiction est d’ailleurs une prise de position polémique à l’égard de l’une des premières expressions historiques de l’idéologie du « donquichottisme » : la théorie platonicienne de l’art. Cf. J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ? op. cit. 20. Voir les nombreux exemples cités par Marielle Macé dans l’Introduction à son livre sur le genre littéraire. Cf. M. Macé, op. cit., pp. 13-46. 21. Les « universaux pragmatiques » sont, selon J.-M. Schaeffer, les situations-type auxquelles on pourrait ramener toute forme de communication. Ces situations-type peuvent être définies à partir des marqueurs textuels et des index para-textuels d’une œuvre : il existe ainsi des marqueurs textuels de la fiction (par exemple, la description directe des pensées et états psychologiques d’un tiers) et des index para-textuels (par exemple, l’indication générique : roman). Lorsque les marqueurs textuels ne sont pas en accord avec les marqueurs para-textuels, la relation d’un texte avec le genre dont il dépend relève de la phénoménologie de la modulation. Or, selon Schaeffer, la

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modulation n’affecterait pas l’usage social d’un texte : s’ils ne sont pas en adéquation avec l’usage codifié, les traits sémantiques ou syntaxiques d’un texte n’instituent pas un usage d’un type nouveau, mais ils se limitent à rendre plus opaque ou indéterminé l’usage traditionnel. Il y aurait, selon lui, des universaux pragmatiques structurant l’usage social des actes de communication : la non-concordance entre les prescriptions qui régissent l’usage social d’un texte et les moyens (thématiques et formels) mis en œuvre pour satisfaire à ces prescriptions ne donnerait pas lieu à la naissance d’usages nouveaux. La société ne saurait adopter vis-à-vis du sens mobilisé par un texte que les attitudes pragmatiques consacrées par la tradition. Aucun autre usage ne peut être conçu qui ne soit pas conforme aux usages qui existent déjà. « Je pense qu’on peut avancer que les noms de genres qui ont pour référents des propriétés de l’acte communicationnel sont contextuellement stables, cela dans la mesure où ils se réfèrent à des universaux pragmatiques, ou du moins à des propriétés dont la stabilité est telle que, comparées à d’autres traits génériques extrêmement variables en contexte, on peut les traiter comme des traits invariants. » J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989, p. 182.

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L’Empire du faux Sémiotique de la feintise cinématographique

François Jost

1 Les théories du cinéma se sont beaucoup occupées de la fiction, un peu moins du documentaire, et très peu de ce territoire – peut-être le plus vaste – qui s’étend de l’une à l’autre, et que j’appelle le champ de la feintise. Pourtant, c’est sans doute là que les médias naissants, encore libres de leurs mouvements et peu préoccupés des questions d’auteur ou de frontière, s’expriment avec le plus de jubilation.

2 De quoi s’agit-il ? À l’origine, le terme de feintise a été introduit par la narratologue K. Hamburger pour qualifier la situation très particulière des genres littéraires à la première personne. Tout récit assumé par un je évoque irrésistiblement « un sujet d’énonciation déterminé, individuel, donc “historique” au sens le plus large, un “Je- origine” réel1. Rien ne distingue formellement d’ailleurs un roman à la 1re personne d’une autobiographie, au point que, malgré tout ce que nous pouvons savoir de la Recherche du temps perdu, il est difficile de nous départir de l’idée que la première phrase du roman – le fameux « Longtemps je me suis couché de bonne heure » – nous rend compte de l’expérience de Proust, et non de celle d’un narrateur inventé, fictif.

3 Dans ces conditions, l’utilisation du Je nous abuse comme les raisins peints par Zeuxis abusent les oiseaux : de même que la peinture ne renvoie pas, en l’occurrence, à des objets fictifs (les grains de raisin font partie de notre univers), mais qu’elle trompe l’œil par sa capacité à feindre le réel, le récit à la première personne provoque chez le lecteur le sentiment de se trouver face à une histoire vécue, qu’on le lise ou qu’on l’écoute. Pour qualifier cette zone intermédiaire entre la fiction, qui ne s’exprime bien qu’à la troisième personne, et le récit factuel, K. Hamburger propose le terme de feintise2.

4 La feintise, on le comprend, est bien différente de la fiction : alors que celle-ci construit un monde possible, qui est plus ou moins comme notre monde, la feintise fait passer pour authentique un discours qui ne l’est pas, elle fait comme si ; elle est « une simulation, en quelque sorte apocryphe, d’autobiographique authentique3 ». Il m’est apparu, depuis quelques années déjà, qu’il était très fructueux, s’agissant de tout phénomène audiovisuel (cinéma et télévision) de repartir de ce concept, de le travailler en extension et en compréhension, pour comprendre des phénomènes qui sont au

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croisement de la démultiplication, de la sérialité, de l’itérativité et de la contrefaçon. Comment ? C’est ce que je vais essayer d’expliquer.

5 Dès que l’on met en cause la suprématie de l’analogie, qui guide moult réflexions sur le cinéma depuis la sémiologie metzienne, et que l’on substitue au paradigme saussurien le paradigme peircien, l’image en tant que signe, representamen, peut être envisagée sous trois aspects, qui sont aussi trois relations pragmatiques du signe à l’objet :

6 - en tant qu’icône, elle renvoie bien au motif ou au monde, comme le postule la vieille problématique de l’analogie ; - en tant qu’indice, elle renvoie à une source, à une origine machinique ou anthropomorphique. Source machinique, quand l’image ne semble due qu’à la seule machine, ce qui fut le cas avant 1910, avec ces tourneurs de manivelle purement transparents aux yeux de leurs contemporains, et avant 2010 avec les caméras de surveillance réparties dans les lieux publics. Source anthropomorphique quand est attribuée à la fabrication de l’image diverses intentionnalités (discursives, narratives) ou qu’y sont décelées des traces corporelles (énonciation filmique).

7 En termes peirciens, l’interprétant de la feintise est l’axe vrai-faux. Le propre de ces images qui miment une authentique relation à leur objet est, en effet, de pouvoir être prises à la lettre (= vraies) ou d’être décelées comme trompeuses (= fausses). Contrairement aux allégations de la première sémiologie, les images n’ont jamais circulé seules – sans commentaires, sans affiches, sans étiquettes, titres ou labels. L’unité de sémantisation est le genre. Dans cette perspective, j’ai avancé ces dernières années que tout genre télévisuel et, conséquemment, tout programme et toute image télévisuelle, est interprété en fonction de l’un de ces trois mondes : - soit il est renvoyé au monde réel, notre monde. Ce qui est le cas pour les émissions tenant de vraies assertions sur le monde et nous donnant des informations pour en améliorer notre connaissance - ou qui le prétendent. En dernière instance, ces émissions relèvent d’un exercice de la preuve ; - soit il est renvoyé à un monde mental, le monde fictif, caractérisé essentiellement par le fait que sa vérité tient d’abord à sa cohérence interne (le vraisemblable) ; - soit il se renvoie à lui-même : si l’on suit notre définition du genre comme promesse d’une relation à un monde, il faut ajouter en effet un troisième terme. Nous avons envisagé jusqu’à présent « deux manières de faire des mondes » : soit faire référence à notre monde – ce qu’il est convenu d’appeler la réalité –, soit faire référence à un monde mental. Dans les deux cas, les signes visent une certaine transparence, surtout s’agissant d’images et de sons : ils prennent moins d’importance que ce qu’ils montrent. Mais il peut arriver que le signe renvoie à lui-même, de façon sui-réflexive, tout en renvoyant à un objet. Cette « transparence-cum-opacité », comme disent les linguistes, se définit par le fait que le signe, « ni transparent ni opaque est à la fois transparent et opaque, il se réfléchit dans le même temps qu’il représente quelque chose d’autre que lui-même4 ».

8 Cet affichage du signe comme tel (par exemple, du décor) rejoint l’un des traits définitoires du jeu – et c’est d’ailleurs bien ce que lui reprochent certains. En effet, selon le Larousse, le jeu est « une activité physique ou intellectuelle non imposée et gratuite [mes italiques], à laquelle on s’adonne pour se divertir, en tirer un plaisir ». Pour cette raison je parle de monde ludique.

9 Ce mapping permet d’engendrer un classement sémiotique des diverses tromperies audiovisuelles, que je ne pourrai détailler dans le cadre de ce rapide exposé5. À quelles

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conditions peut-il nous aider à penser des phénomènes cinématographiques, notamment dans le cadre du début du XXe siècle, c’est ce que nous allons voir à présent.

Signes du monde

Monde réel

10 L’un des premiers films à poser un problème aux historiens du cinéma comme aux narratologues, La Sortie des usines Lumière, a-t-il été répété, mis en scène ? Et, du même coup, est-il un récit ? Un documentaire ou la première fiction cinématographique ? La découverte des trois versions de cette Sortie convainc en tout cas qu’au début était le multiple… Pour penser ce phénomène, la vieille opposition documentaire/fiction, souvent schématisée en Lumière vs Méliès, est très insuffisante. Que cette vue soit arrangée n’autorise pas à la mettre du côté du fictif : même quand la caméra n’était pas là, les ouvriers devaient sortir de l’usine… En creux, cette scène singulative contient une série qui se répétait quotidiennement. Que cette bande de 50 secondes commence par l’ouverture des portes et finisse par leur fermeture n’implique pas que le profilmique soit purement inventé ou faux. Tout au plus peut-on suspecter les acteurs improvisés de faire un peu attention à leur démarche, à leur tenue ou à leur coiffure…

11 À l’instar de la feintise littéraire, la feintise audiovisuelle est d’abord cet acte qui donne l’allure du vécu au document. Comment ? En lui conférant l’apparence du témoignage.

12 S’appuyant sur la valeur indicielle de l’image, le premier type de (faux) témoignage se donne pour le témoignage d’un filmeur qui aurait saisi des gestes ou des événements qui auraient pu se produire aussi bien en son absence, comme si son enregistrement était « sur le vif ». L’opération consiste à faire passer une disposition plus ou moins

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intentionnelle de la réalité, c’est-à-dire du profilmique, pour un état du monde afilmique : je parle, en conséquence, de feintise profilmique.

13 Il ne s’agit pas de construire un monde possible, comme la fiction, mais de montrer du probable. En admettant même que La Sortie des usines Lumière ait été mise en scène, elle ne devait pas être éloignée de la réalité quotidienne dont témoigne le film. Que La Sortie des usines Lumière ait été organisée ou refaite ou que les gestes de Nanook aient été mis en scène n’empêchent que la singularité indicielle qu’a captée le film est de l’ordre du probable : elle concentre une scène répétée quotidiennement, dont le filmeur a pu être témoin à de multiples reprises. Cette répétition plausible, cette première figure du multiple, est une feintise itérative.

14 La feintise est exemplaire de l’axe vrai-faux : ou elle marche, et elle est reçue comme une image prise sur le vif ; ou le spectateur, attentif, en déduit sa fausseté à partir d’inférences déduites d’indices divers, comme l’attitude des sujets profilmiques, qui ne semblent pas surpris par la présence de la caméra, par la structuration trop ordonnée de la vue, etc.

15 Un second stade de la feintise consiste à faire passer pour vécu ce qui est de l’ordre de la fiction. De même que l’écrivain écrivant son roman à la 1re personne suscite un inévitable effet de réalité, ces films trompent sur le statut ontologique de l’événement montré, en faisant passer pour fiction le vrai. On en trouve l’embryon dans How it feels to run over (Hepworth, 1900), où la place de la caméra simule un écrasement, tout en l’ancrant dans le corps d’un enfant par le biais d’une inscription sur un fond noir étoilé : « Oh mother will be pleased ! » [je rappelle que ce film montre une automobile fonçant sur la caméra]. Plus fondamentalement, le cinéma des débuts a érigé cette feintise diégétique en genre avec les actualités reconstituées, que Claretie définissait d’ailleurs de la façon suivante : “Quand on n’a pas la réalité sous les yeux, on truque la vérité et on fabrique de l’histoire avec des figurants de théâtre”. Selon l’attention du spectateur au profilmique, l’événement sera pris à la lettre ou non. Selon aussi que la reconstitution aura été habile ou non6.

16 Cette feintise n’a rien perdu de son efficacité. Qu’on se souvienne du récent Blair witch project, dont le succès tient à n’en pas douter tout autant à l’histoire (des jeunes perdus dans une forêt et confrontés à des sorcières) qu’à la croyance dans l’authenticité du document. On est certes prêt du mensonge, qui consiste à faire prendre une image pour ce qu’elle n’est pas. Un exemple originel ? La fausse exécution d’un condamné à mort par une chaise électrique, présentée par Edison comme vraie.

Monde fictif

17 Le trucage imperceptible a ceci de commun avec la feintise qu’il n’est pas fait pour être vu. Dans l’univers du comme qu’est la fiction, il appartient au territoire de l’illusion et de la simulation. À ce titre, peu importe la façon dont il est produit, au tournage, en postproduction, par effets spéciaux ou numériques. Le trucage est une tromperie des sens au service du plaisir des spectateurs et à la gloire du cinéma : cascadeurs, nuit américaine, doublure, trompe-l’œil… on n’en finirait pas de dresser la liste des trucages profilmiques qui fondent l’illusion filmique. La multiplication indéfinie des trucages imperceptibles découle de l’iconicité très imparfaite des images cinématographiques qui, comme le dit Chateau, sont en certaines circonstances moins iconiques que la peinture7.

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Monde ludique

18 L’ironie, dit Bergson, consiste à énoncer « ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est8 ». Ainsi, quand on lance à sa fille qui vient de casser deux verres à cinq minutes d’intervalle « Toujours aussi adroite ! », on affirme un jugement sur la réalité, qui dit exactement l’inverse de ce que l’on pense, ce qui fait dire à Genette que « l’ironie fonctionne comme une antiphrase factuelle » dans laquelle le locuteur feint de croire une réalité dont il se moque en fait9 ». Voici encore l’un de ces procédés où le faux prend l’allure du vrai et qui prête à mésinterprétation. Tout orateur maniant volontiers l’ironie a expérimenté combien ce procédé passe mal à l’écrit. Sans ses indices para-verbaux (mot « appuyé », clin d’œil, etc.), le second degré, comme on dit, peut d’ailleurs échapper à celui qui en est le témoin ou la victime. Pour éviter l’ambiguïté, la langue dispose aussi de « modalisateurs » qui attirent l’attention sur les véritables intentions du locuteur, par exemple, « À Berlin, les nageuses allemandes ont véritablement coulé10 ».

19 L’image peut-elle être ironique par elle-même et affirmer le contraire de ce qu’elle montre ? Comme pour le mensonge, un tel résultat semble difficile à obtenir, s’agissant d’un médium dont le propre est d’affirmer11, voire d’attester12. Néanmoins, Metz en donne un bon exemple à propos d’une célèbre séquence de La Ligne générale : « La kolkhozienne et l’ouvrier ont enfin réussi à secouer l’inertie des bureaux et sont sur le point d’obtenir la signature nécessaire à l’achat de leur tracteur ; les services ministériels, qu’on avait vus jusqu’ici somnolents, presque endormis, vont soudain s’animer (grâce à l’accéléré) d’une fébrile activité qui aboutit en un clin d’œil à la précieuse signature13 ». Et Metz de conclure : « Le film a voulu plaisanter de cette rapidité si soudaine, il l’a ironiquement exagérée : voilà qui est intention et qui revient à l’énonciation. » L’accéléré est bien, en l’occurrence, un modalisateur qui indique au spectateur que ce qui est montré n’est pas à prendre à la lettre. Ce procédé est encore abondamment utilisé par les journalistes qu’ils veulent suggère que X ou Y est, par exemple, un homme pressé.

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Signes de l’auteur

Authentifiant et fictif

20 Construire une image comme signe de l’auteur, c’est la renvoyer à sa source plutôt qu’au monde, établir un lien de contiguïté entre l’œil qui a vu ou le nom qui la signe, selon que le document tire sa légitimité d’une parole quotidienne, une parole qui passe, par opposition à cet auteur qui a fonction de fonder les œuvres qu’on lui attribue (je renvoie, sur cette distinction, à Foucault14).

21 Passons sur le faux témoignage, qui consiste à faire croire qu’il existe un lien oculaire entre l’image et celui qui en parle, pour nous arrêter sur la question du plagiat. Aligné sur le modèle littéraire, il suppose deux choses : d’une part, la reconnaissance de tel document comme œuvre ; d’autre part, la référence explicite à un nom d’auteur. Le but ultime étant de démultiplier l’auteur autour de l’unicité d’une œuvre. Pour un art largement autographique comme le cinéma, on ne peut guère faire que des imitations : devant l’impossibilité de capter la même lumière, le même acteur, le même maquillage, etc., que ceux qui servent de matériaux à telle ou telle séquence, le plagiaire ne peut que reproduire la structure allographique du scénario. Le plagiat complet d’une séquence reviendrait à l’emprunter sans la citer et à l’insérer dans un film existant, ce qui ne peut se faire sans démarcation apparente.

22 Une époque dans laquelle le film peut s’identifier à une vue ou à quelques tableaux en noir et blanc dans une lumière diffuse offrirait un terrain favorable au plagiat… Encore aurait-il fallu pour que les plagiaires y fleurissent que l’auteur fût une valeur en tant que telle… ce qui, nous le savons ne fut pas le cas avant 1910. Seul Méliès réunissait de concert ces trois conditions : un scénario, une œuvre brève et une identité auctoriale forte…

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23 La plupart du temps, la multiplicité de l’auteur prend une autre forme dans le cinéma des débuts : l’alias, qui consiste à ancrer dans un seul nom, l’éditeur, des films réalisés par plusieurs (aujourd’hui, on rencontre une situation comparable à la télévision pour l’écriture des séries). Plagiat et alias sont des phénomènes qui touchent plutôt la fiction que l’authentifiant pour des raisons avancées plus haut : la vue étant essentiellement autographique en tant que photographie animée, elle se prête peu au plagiat, celui-ci nécessitant, comme on l’a vu, une part d’allographie (en l’occurrence, au niveau du scénario).

Ludique

24 Contrefaire l’auteur pour rire atténue l’intention de tromper. Dans le cas du pastiche, l’affirmation de la dimension ludique est évidemment essentielle. L’ostension du pour de rire le différencie notamment du plagiat dans lequel l’auteur s’avance masqué. Le pastiche – par exemple, d’un film des années 50 ou d’un journal télévisé d’aujourd’hui – ne vise pas véritablement à tromper, mais à s’y tromper. En d’autres termes, il vise un spectateur aussi habile à déceler les codes d’un genre, d’un style ou d’un auteur que le réalisateur du document : Zelig (W. Allen) est bien ce dispositif à retardement qui ne piège que les spectateurs inattentifs et fait les délices du sémiologue. Ne tirant sa raison d’être que de la singularité d’un auteur, dont il fabrique des œuvres clones, on voit mal comment il aurait pu exister avant l’invention du cinéaste.

Signes du document

25 Le signe audiovisuel peut enfin avoir comme objet le document. L’objet est ici constitué par les diverses strates matérielles et plastiques qui caractérisent à la fois le support, la façon de le traiter (étalonnage, tirage, numérisation, etc.) et un style.

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Monde réel

26 Dans tous les cas, la tromperie se juge par rapport à l’énoncé des intentions affichées de l’émetteur, mais l’image-son mobilisant de multiples paramètres, la fausseté connaît des degrés : du trucage visible qui affecte une partie de l’image (incrustation, dédoublement d’un personnage, accéléré, etc.), à la falsification (par exemple, le détournement de répliques) jusqu’au faux. Je ne m’arrêterai ici que sur les feintises énonciatives, c’est-à-dire ces documents qui contrefont la matérialité même des documents pour faire accroire qu’ils sont originaux. Je n’imagine pas qu’il y ait eu d’exemples dans le cinéma des débuts car, pour qu’un tel objectif soit poursuivi, il faut déjà que se fasse jour une visée réflexive, au-delà de l’usage transparent du signe. En revanche, Blair Witch Project, déjà cité, tire sa crédibilité de l’imitation d’un style documentaire, de même que News on the March dans Citizen Kane. Ou encore, au niveau de l’ensemble du film, C’est arrivé près de chez vous, qui feint le reportage télévisuel. L’empire du faux s’étend donc chaque jour du côté de la télévision, par exemple avec le célèbre documentaire sur l’extra-terrestre de Roswell diffusé par toutes les chaînes du monde.

27 Toutefois, il y a une différence de taille entre les trois documents : alors que Zelig est un film avec W. Allen, qui ne peut donc échapper à son statut fictionnel, Blair Witch et Roswell ont été présentés comme des documents authentiques attestant, l’un une aventure qui a mal tourné, l’autre l’existence de nos cousins interstellaires. Une fois encore, on le constate, ni le mensonge ni la fausseté ne se trouve dans les images, mais dans les discours qui les accompagnent ou les promeuvent.

28 Imiter un reportage ou une émission de télévision dans un film de fiction relève du ludique. Jouer avec les codes, mettre au jour l’énonciation d’un film fait partie de ces plaisirs plus ou moins subtils causés par la réflexivité sous toutes ses formes : en même temps nous sommes reconnaissants au metteur en scène d’isoler, d’identifier ce traitement particulier des images et des sons qui caractérise tel groupe de films ou telle époque et, en même temps, nous avons le sentiment d’appartenir aux happy few, qui partagent cette connaissance cinéphilique. En revanche, faire passer pour un reportage ou un film d’amateur un film mis en scène avec des acteurs jouant des étudiants perdus dans une forêt ou des experts penchés sur le coup d’un extra-terrestre est tout bonnement un mensonge massif qui se joue des croyances attachées aux genres et qui brouille le repère essentiel dans l’interprétation des artefacts qu’est la frontière réalité/fiction. Dans la mesure où ces documents prétendent tenir un discours vrai sur le monde, ce sont des faux.

Ludique

29 Le premier niveau de la tromperie sur les paramètres audiovisuels à des fins de divertissement est le play-back, dans lequel on nous fait croire qu’un chanteur chante, alors que sa voix comme l’orchestre qui l’accompagne sont enregistrés.

30 La falsification étant une transformation in praesentia, elle laisse très souvent au spectateur la possibilité d’apprécier le détournement (pas toujours : le son de coups de feu rajoutés sur une image sont indiscernables).

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31 Parmi ces tromperies pour de rire, tous ces doublages approximatifs qui substituent aux paroles réelles d’une personnalité des propos grossiers, futiles ou étonnants par le biais d’un imitateur. Dans ce cas, la tromperie opère sur l’axe syntaxique, quand le lipping est parfait, et se détache de l’illusion sur le plan sémantique selon le principe plus c’est gros, plus c’est drôle.

32 Je ne prétends pas évidemment avoir accompli le tour des possibles, mais seulement d’avoir remis un peu d’ordre dans ces usages trompeurs des images . Ce qu’attestent toutes ces figures de la tromperie ici passées en revue, c’est qu’elles ne peuvent être considérées comme telles qu’en raison des promesses que nous font leurs auteurs. L’image n’est pas en soi mensongère – comme on le dit encore naïvement – et le plagiat n’est plagiat que rapporté à son intention de tromper, sans laquelle il n’est que le texte d’origine. Si l’on fait éclater la logique structurale et que l’on fait méthode d’interpréter en fonction du contexte et des acteurs de la communication, alors il faut élaborer un système sémiotique propre à rendre compte de l’usage des signes. En l’occurrence, le paradigme peircien est parfaitement adéquat, qui, par la construction d’un double interprétant (vrai/faux), généralisable à l’ensemble des opérations imaginables, rend parfaitement compte de cette ambivalence constitutive de la tromperie, puisque les mêmes signes peuvent recevoir des valeurs différentes selon la compétence du récepteur.

BIBLIOGRAPHY

Chateau Dominique (1997), Le Bouclier d’Achille, Théories de l’iconicité. Paris : L’Harmattan.

Foucault Michel (1969), L’archéologie du savoir. Paris : Gallimard.

Genette Gérard (1987), Préface à la Logique des genres littéraires de K. Hamburger. Paris : Seuil.

Genette Gérard (2002), Figures V. Paris : Seuil.

Hamburger Käte ([1957] 1986), Logique des genres littéraires. Paris : Seuil.

Jost François (2003), Tra realta e finzione. L’Impero del falso. Milano : Castoro.

Kerbrat-Orecchioni Catherine (1980), « L’Ironie comme trope », Poétique n°41, Paris : pp. 108-127.

Metz Christian (1972), « Trucage et cinéma », Essais sur la signification au cinéma, tome 2, Paris : Klincksieck.

Metz Christian (1968), Essais sur la signification au cinéma, tome 1, Paris : Klincksieck.

Récanati François (1979), La Transparence et l’énonciation. Paris : Seuil.

Schaeffer, Jean-Marie (1987), L’image précaire. Paris : Seuil.

Schaeffer, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ? Paris : Seuil.

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NOTES

1. K. Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1986, p. 48. 2. Cet usage du mot diffère de celui de Schaeffer, qui considère la fiction elle-même comme une « feintise ludique partagée ». Il s’agit, pour lui, de définir l’activité fictionnelle en relation avec celle d’imitation, c’est-à-dire « en tant que production d’une chose qui est prise pour la chose qu’elle imite » (J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999, p. 81). Cette acception est au confluent de l’usage de Searle, pour qui la fiction feint de faire des assertions, et celui de Caillois, qui désigne par le terme mimicry toute activité qui simule ou feint un personnage sans volonté de tromper le spectateur. Dans le présent article, le terme feintise est un héritage de K. Hamburger et désigne la feintise sérieuse plus que la feintise ludique. 3. G. Genette, « Préface » à la Logique des genres littéraires de Käte Hamburger, Paris, Seuil, 1986, p. 12. 4. F. Récanati, La Transparence et l’énonciation, Paris, Seuil, 1979, p. 21. 5. Cet article a été depuis développé dans F. Jost, Tra realtà e finzione. L’Impero del falso, Milano, Castoro, 2003. 6. « Dans un des tableaux de la guerre japonaise on n’avait oublié qu’une chose : le paysage ! Et le public stupéfait assistait à un combat entre les sujets du mikado et grenadiers du tsar qui avait pour fond – devinez quoi – le champ de courses de Chantilly dont on apercevait les tribunes encadrant brusquement la bataille, M. Claretie et le cinématographe », Ciné-Journal, 26/11/1908 7. « La sensation d’un tissu, le velours ou le satin peut être rendu plus efficacement par l’artifice d’une touche picturale ». Chateau Dominique, Le Bouclier d’Achille, Théories de l’iconicité, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 103. 8. Cité dans G. Genette, Figures V, Paris, Seuil, 2002, p. 196. 9. Ibid., p. 197. 10. C. Kerbrat-Orecchioni « L’Ironie comme trope », Poétique n° 41, Paris, p. 115, citée par Genette, Figures V, op. cit., p. 198. 11. C. Metz, Essais sur la signification au cinéma, tome 1, Paris, Klincksieck, 1968. 12. J.-M. Schaeffer, L’image précaire, Paris, Seuil, 1987. 13. C. Metz, « Trucage et cinéma », Essais sur la signification au cinéma, tome 2, Paris, Klincksieck, 1972, p. 183. 14. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

ABSTRACTS

Cet article se penche sur le phénomène de la « feintise cinématographique », c’est-à-dire sur le champ sémiotique qui s’étend entre les films de fiction et les films documentaires. Les tromperies cinématographiques sont classées en trois catégories, suivant qu’elles renvoient au monde réel, au monde fictif ou au monde ludique. Leur statut de « feintise » n’est pas ramené à l’existence d’une supposée propriété sémantique qui permettrait de départager les énoncés faux des énoncés vrais, mais uniquement à la dialectique qui s’instaure, dans tout acte de communication, entre les intentions du producteur du message et les compétences du récepteur. Le cadre théorique de référence d’une telle conception de la « feintise » n’est plus le paradigme structuraliste de la première sémiologie, mais plutôt celui de Ch. S. Peirce, envisageant le sens de chaque signe à

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l’aune d’un double « interprétant » (vrai/faux), généralisable à toutes les opérations sémiotiques imaginables.

Questo articolo analizza il fenomeno delle « mistificazioni cinematografiche », cioè il campo semiotico compreso tra i film di finzione e i film documentari. Le mistificazioni cinematografiche sono classificate in tre categorie, a seconda che rinviino al mondo reale, al mondo immaginario o al mondo del gioco. La loro natura di “mistificazioni” viene ricondotta non tanto all’esistenza di un’ipotetica proprietà semantica che permetterebbe di sceverare enunciati menzogneri ed enunciati veri, ma piuttosto alla dialettica che viene a crearsi, in ogni atto di comunicazione, tra le intenzioni del mittente e le competenze del destinatario. L’eredità teorica a cui si richiama questa concezione della “mistificazione” non è più quella del paradigma strutturalista della prima semiologia, ma piuttosto quella di Ch. S. Peirce, che legge il significato di ogni segno alla luce di un duplice “interpretante” (vero/falso), generalizzabile a tutte le operazioni semiotiche immaginabili.

INDEX

Mots-clés: feintise, cinéma, réel, fiction, jeu, Peirce Charles Sanders, Jost François Chronological index: XXIe siècle

AUTHOR

FRANÇOIS JOST Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

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Quand des pages de roman deviennent… des pages d’histoire De la fiction et de ses dérives factuelles

Alessandro Leiduan

…l’Histoire ressemble davantage à ce que raconte Sue qu’à ce que projette Hegel. (U. Eco)

1 Qu’est-ce qui permet à une fiction de produire des effets qui sont, parfois, très éloignés de ceux qu’elle est censée produire ? Comment expliquer que des œuvres qui avaient été conçues et mises en circulation pour fonctionner comme des fictions aient pu être détournées de leur fonction sociale et utilisées pour rallier le public à une cause politique ? A un projet de réforme de la société ? Voire même à une révolution ?

2 U. Eco a démontré que le détournement de certaines œuvres fictionnelles des finalités qui auraient dû présider à leur réception sociale est à l’origine d’un certain nombre de faits marquants de l’histoire moderne : révolutions, persécutions, guerres, etc.1

3 Et si les historiens n’avaient fait, en fin de compte, que réécrire, à leur insu, des histoires qui avaient déjà été racontées par des romanciers ? Et si vraiment, comme le laisse entendre Eco dans le passage mentionné dans l’épigraphe du présent article, l’Histoire ressemblait davantage à celle qu’a racontée Sue qu’à celle que projetait Hegel ?

4 L’examen de certains détournements factuels de la fiction servira à donner un premier aperçu des enjeux de ce phénomène.

5 Les persécutions antisémites des derniers siècles se sont appuyées, on le sait, sur des documents divers qui attribuaient aux Juifs l’intention de comploter contre le bien du reste de l’humanité. L’œuvre qui a accrédité le plus cette idée est un faux document produit par la Police secrète russe : les Protocole des Sages de Sion. Les faussaires qui l’ont rédigé se sont inspirés d’un pamphlet libéral contre Napoléon III rédigé par un certain Maurice Joly. Napoléon y était présenté sous les traits d’un conspirateur sans scrupules, avide de pouvoir et prêt à tout pour s’en emparer. En rédigeant les Protocoles, ses auteurs ont donc attribué le plan de Napoléon III aux Juifs. Mais la prétendue conspiration napoléonienne est, à son tour, l’adaptation d’une autre conspiration qui,

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quelques années auparavant, avait été attribuée, cette fois, à l’ordre des Jésuites (cible préférée, au début du XIXe siècle, de l’anticléricalisme d’une large partie de la société française). L’œuvre qui a mis en circulation cette idée n’est pourtant pas un ouvrage de propagande proprement dit, mais un roman : Le Juif errant, d’Eugène Sue. En passant au peigne fin le texte des Protocoles, à la lumière du roman de Sue, Eco affirme y avoir trouvé « au moins sept pages, sinon de véritable plagiat, du moins de longues citations inavouées »2. L’antisémitisme moderne prend donc, en partie, racine dans une œuvre romanesque : ceux qui se rendaient coupables de persécutions contre les Juifs, le faisaient en obéissant à des injonctions émanant d’un roman dont le sens avait été détourné de la fonction, qu’en tant que roman, il aurait dû remplir. Et on ne peut pas croire, selon Eco, que ceux qui s’étaient résolus à agir ainsi après avoir lu les Protocoles ne se doutaient le moins du monde d’abdiquer à des croyances romanesques : « l’origine romanesque [des Protocoles], nous dit Eco, est manifeste, car il est peu crédible, sauf dans l’œuvre de Sue, que les « méchants » expriment d’une façon si voyante et si éhontée leurs projets maléfiques »3. Comment se fait-il alors que personne ne se soit aperçu que ce collage de sources différentes n’était rien d’autre qu’une œuvre de fiction ?

6 Quelques années auparavant, E. Sue avait publié un autre roman : Les Mystères de Paris (1842)4. Rien ne prédisposait cet écrivain bourgeois à s’intéresser à la vie du peuple parisien et à faire des quartiers les plus sordides de Paris (et des gens malheureux qui y habitaient) le décor et le sujet d’un de ses romans. Mais Sue était un excentrique, un anticonformiste, un dandy, il aimait surprendre son entourage et, comme le public qui avait lu ses romans précédents était composé presque exclusivement de lecteurs bourgeois, il eut l’idée d’aborder un sujet qu’aucun de ses pairs n’aurait pu s’attendre à ce qu’un écrivain comme lui ose traiter : la misère du peuple parisien. Commencèrent ainsi à paraître, sur les pages d’un journal à grand tirage, les premiers chapitres des Mystères de Paris : les protagonistes de l’histoire étaient des personnages miséreux, vivant dans les quartiers pauvres de Paris, fréquentant des auberges mal famées, repaires de prostituées, de voleurs, de truands, de crève-la-faim de toute sorte. Le but de Sue, répétons-le, était uniquement de surprendre ses lecteurs bourgeois pour affermir sa réputation de dandy. Mais le problème est que les bourgeois n’ont pas été les seuls à lire ce roman : les classes populaires l’ont lu elles aussi (des lectures publiques se tenaient clandestinement dans les conciergeries des immeubles parisiens à l’intention des analphabètes). Et, à la grande surprise de l’auteur lui-même, les classes populaires reconnurent dans ce roman une représentation authentique de leurs conditions de vie, le roman devint, pour tout lecteur populaire, l’équivalent d’un cri d’accusation contre les injustices sociales, une apologie du socialisme, une instigation à la révolution. Par un étrange jeu de hasard, donc, le roman de Sue, qui avait été écrit pour raconter au public cultivé les aventures de certains personnages de condition modeste avec pour cadre les quartiers populaires d’un Paris pittoresque, a été lu par le prolétariat comme une description claire et sincère de son exploitation et de sa soumission sociale : le roman finit ainsi par alimenter et orchestrer les aspirations révolutionnaires de ses lecteurs et beaucoup d’entre eux participèrent à la révolution de 1848 parce qu’ils avaient lu Les Mystères de Paris5.

7 Ici encore, donc, on a affaire à une œuvre imaginaire dont la réception n’est pas ajustée aux conventions qui auraient dû caractériser sa réception sociale. Les pages des romans de Sue qui ont pu servir, malgré les intentions de leur auteur, à alimenter des sentiments antisémites et antibourgeois d’une partie de la société française, sont

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représentatives d’une typologie de texte à part : celle de ces romans qui, sans renier leur nature fictionnelle, en viennent à fonctionner, de tout point de vue, comme des textes factuels, dans la mesure où ce qu’ils racontent est pris au sérieux, les lecteurs réglant leur conduite sociale sur la base de ce qu’ils ont lu dans ces récits.

Approche critique des théories actuelles de la fiction

8 Que penser de toutes ces dérives factuelles de la fiction ? Faut-il y voir uniquement des réceptions aberrantes ? Le résultat d’un mauvais calcul des lecteurs ayant mal négocié l’attitude mentale à adopter vis-à-vis de l’histoire racontée ? Ou bien, si les lecteurs se sont égarés, c’est que les œuvres en question étaient vraiment compatibles avec le type d’interprétation dont elles ont fait l’objet ? N’y a-t-il pas quelque chose, dans toute œuvre de fiction, qui prédispose ses destinataires à adopter vis-à-vis d’elle et de ce qu’elle signifie une attitude (mentale et pratique) peu orthodoxe ?

9 Commençons par remettre en discussion un certain nombre d’idées reçues concernant la fiction et le type d’effets qu’elle est censée produire sur la société. Attaquons-nous à la notion qui sert, dans la littérature critique spécialisée, à caractériser l’attitude des producteurs et des destinataires d’une œuvre fictionnelle vis-à-vis du sens mobilisé par celle-ci : la feintise ludique partagée6.

10 Une fiction est une fiction, nous explique-t-on, non pas en vertu de qualités qui seraient inhérentes aux objets dits « fictionnels » (films, romans, pièce de théâtre, etc.), mais uniquement en vertu de l’attitude avec laquelle les producteurs et les destinataires de ces mêmes objets se rapportent au sens qu’ils véhiculent : c’est cette attitude que Schaeffer, dans le sillage de Searle et d’Austin, appelle « feintise ludique partagée »7. La fiction n’est donc pas un objet, mais une attitude vis-à-vis d’un objet8. Ce qui transforme un texte dans une fiction, c’est la décision de celui qui l’écrit ou qui le lit de faire semblant de croire que tout ce que ce texte raconte est vrai (bien que tous les deux, l’auteur et le lecteur je veux dire, soient parfaitement conscients que rien n’est vrai et que tout a été inventé).

11 Mais, si l’acte de feindre est indispensable à la constitution d’une fiction, pourquoi ne pas assimiler fiction et feintise ? Parce que la feintise est compatible avec la tromperie, la fiction non : rien n’est, en effet, plus étranger aux sujets qui se plient au jeu de la fiction que l’intention d’abuser quelqu’un ou de se leurrer eux-mêmes. En revanche, lorsqu’on fait semblant de croire à quelque chose, il peut y avoir intention de tromper quelqu’un. La fiction doit donc être assimilée à une feintise un peu spéciale, une feintise qui ne veut tromper personne et à laquelle on s’adonne dans un but purement ludique.

12 Qu’est-ce qui permet aux producteurs et aux destinataires d’un texte à vocation fictionnelle d’adopter la même attitude vis-à-vis du sens véhiculé par le texte en question ? C’est qu’il existe, dans chaque texte fictionnel, des signes d’un type un peu spécial qui, en plus de contribuer à la compréhension de l’histoire qu’ils signifient, possèdent une signification supplémentaire : ils informent les lecteurs que le texte qu’ils déchiffrent est une fiction : les indices de fictionnalité9. De quoi s’agit-il ? On aurait tort de penser qu’il s’agit de traits syntaxiques ou sémantiques qui seraient une prérogative exclusive de tous les textes fictionnels. Non, les traits en question sont attestés ailleurs que dans le domaine fictionnel, il est donc possible de les observer dans les textes factuels aussi, bien que leur présence, dans ce type de texte, apparaisse clairement en contradiction avec l’idée généralement admise d’un texte factuel, telle,

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du moins, qu’elle peut être perçue par un lecteur moderne. Le propre de ces indices est, en effet, de décrédibiliser le sens du texte où ils apparaissent, le lecteur qui en décèle la présence dans un texte est donc fondé à ne plus croire à ce que ce texte lui raconte et à en tirer la conclusion que, si le texte en question n’a pas été écrit dans le but de tromper ses lecteurs, c’est qu’il est forcément une fiction. L’emploi massif de dialogues, la détemporalisation du prétérit, la présence de déictiques temporels et spatiaux qui ne réfèrent pas à la situation d’énonciation, mais aux circonstances spatio-temporelles dans lesquelles se déroule l’action représentée, le recours au discours indirect libre et au monologue intérieur, l’application à des personnages autres que l’énonciateur du récit de verbes qui décrivent des processus intérieurs, tous ces procédés narratifs (décelés par K. Hamburger, A. Banfield, D. Cohn)10 fonctionnent comme des « indices de fictionnalité » parce qu’ils instaurent un écart entre le texte dans lequel ils apparaissent et les caractères qui sont propres à l’idée généralement admise de ce que doit être un texte factuel. Ainsi, s’il nous arrivait d’observer l’un de ces traits dans un texte factuel, il serait difficile de ne pas penser que le trait en question n’est pas vraiment à sa place dans un texte de ce type et qu’il aurait été préférable, pour l’auteur du texte en question, de ne pas s’en servir pour ne pas compromettre la crédibilité de son discours. Cette impression est due à l’effet d’invraisemblance qui découle de l’emploi d’un ou plusieurs traits textuels clairement en contradiction avec l’idée généralement admise de factualité.

13 Ce qui est invraisemblable dans un texte factuel, est pourtant ce autour de quoi s’est constituée l’idée moderne de fiction, en tant que discours faux qui parvient, néanmoins, à échapper à une assimilation avec le mensonge, la tromperie, la mystification et d’autres pratiques frauduleuses, grâce à l’invraisemblance clairement affichée de son apparence textuelle11.

14 Quelle est donc, en synthèse, l’idée moderne de fiction vers laquelle convergent les points de vue de la plupart des narratologues contemporains ? Il s’agit d’une idée qui envisage les phénomènes fictionnels par opposition à tout ce qui relève de la tromperie, du mensonge et de la manipulation d’autrui. Feindre de croire à ce que raconte une œuvre fictionnelle est une opération mentale qui trouve en elle-même sa raison d’être, non pas dans le fait d’induire en erreur les autres pour tirer ensuite profit de leur égarement. Le seul avantage qu’on peut en escompter est un plaisir d’un type un peu spécial dont notre tradition a prétendu qu’il était différent des autres plaisirs en raison de son caractère désintéressé : le plaisir esthétique12. C’est donc par opposition à toutes les autres pratiques sociales qui ont recours à la simulation d’une croyance (feindre de croire), mais qui ne trouvent pas en elles-mêmes leur raison d’être (parce qu’elles visent à tromper les autres) qu’on a défini la fiction.

15 Mais, peut-on vraiment se satisfaire d’une telle définition ?

16 Considérons plus de près ce que signifie tromper quelqu’un et demandons-nous si la logique de la tromperie est vraiment étrangère à la fiction. On peut tromper quelqu’un en faisant des allégations contraires à la vérité (mensonge), en prétendant être ce que l’on n’est pas (camouflage d’identité) ou en accomplissant des actes qui ne sont pas vraiment ce qu’ils semblent être (actions hypocrites).

17 Relèvent de la tromperie ainsi redéfinie les allégations contraires à la vérité d’un enfant qui dit à son père qu’il a passé l’après-midi sur les livres, alors qu’il est allé jouer avec les amis, les attentions hypocrites qu’un mari réserve à son épouse (en lui achetant une rose, par exemple), alors qu’il vient de la tromper avec une autre femme, les

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souffrances irréelles d’un sujet allergique au travail qui simule, devant son docteur, un mal au dos imaginaire pour obtenir un congé maladie.

18 Le trait commun à toutes ces tromperies est le déploiement d’une stratégie frauduleuse par l’entremise d’un discours faux (1e exemple), d’un objet faux (2e exemple) ou d’un comportement faux (3e exemple). Ce qu’on simule sert à dissimuler une autre chose : en affirmant avoir étudié, l’étudiant de l’exemple n. 1 dissimule le fait d’être allé jouer avec les amis, en offrant une rose à son épouse, le mari de l’exemple n. 2 dissimule son adultère, en simulant des souffrances physiques l’escroc de l’exemple n. 3 dissimule le fait de ne plus avoir envie d’aller au travail. Les opérations qui président au fonctionnement d’une tromperie telle qu’on vient de la définir sont, donc, deux : la simulation et la dissimulation.

19 Qu’en est-il maintenant de la fiction ? Peut-on vraiment se contenter de voir en elle l’antithèse de toute forme de tromperie ? Le lieu d’un plaisir complètement désintéressé qui trouverait en lui-même sa seule raison d’être ? Simuler de croire aux choses racontées dans un roman ne revient-il pas, peut-être, à dissimuler une croyance d’une tout autre nature ? Ne sont-elles pas de ce type les croyances qui, par l’entremise de certaines pages romanesques, ont gagné à la cause de l’antisémitisme et de la révolution plusieurs générations de lecteurs ?

Des finalités sociales qui président à l’usage de la fiction antique

20 Éduqués à envisager l’impact social de la fiction en termes esthétiques, l’idée que les fictions pourraient servir à autre chose qu’à nous procurer du plaisir ne nous effleure même pas. Mais, n’y a-t-il vraiment aucune autre justification à l’existence sociale de la fiction que celle que l’esthétisme ambiant lui attribue ?

21 Les anciens Grecs en étaient persuadés. Leurs avis sur la fiction, certes, n’étaient pas tous concordants, mais leurs approches avaient, au moins, une chose en commun : la fiction était jugée légitime ou illégitime suivant la nature bénéfique ou néfaste des effets qu’elle pouvait avoir sur la société. La question du plaisir n’était pas négligée, mais le calcul des avantages ou des inconvénients que la société pouvait escompter d’elle, l’emportait sur tout autre critère d’évaluation. Ce que l’on appelle, avec beaucoup de désinvolture, l’« esthétique » d’Aristote, de Platon ou de tout autre penseur grec, n’est qu’une composante subsidiaire d’un système de pensée qui relève davantage d’un calcul « politique » des bénéfices et des inconvénients liés à la diffusion sociale des genres fictionnels que d’une spéculation purement théorique sur les caractéristiques qu’une œuvre imaginaire doit avoir pour plaire au public (question majeure pour tout chercheur d’aujourd’hui, mais qui ne s’est vraiment imposée à l’attention de la critique que depuis l’émergence, au XVIIIe siècle, de l’esthétique moderne).

22 Quel était le critère fondamental que la fiction devait satisfaire pour être compatible avec les finalités qui président au fonctionnement de la cité grecque ?

23 Les Anciens Grecs voyaient dans l’homme un animal social, un être qui ne saurait développer pleinement ses capacités que dans le cadre de la vie en communauté. Le plus catégorique, à ce sujet, était Aristote, dont on sait qu’il considérait l’homme comme un politikon zoon, un animal politique, sociable et communautaire13. Les autres

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animaux n’ont pas besoin de s’associer pour subvenir à leurs besoins et peuvent donc vivre « hors cité ». L’homme, lui, ne peut réaliser pleinement son essence que s’il fait appel à l’aide de ses semblables et, plus particulièrement, aux membres de sa communauté. Toutes les catégories fondamentales de la pensée grecque antique ne prennent sens qu’à l’intérieur de l’espace social de la polis14.

24 C’est à la lumière de ces préoccupations « politiques » (au sens où est politique, pour un Grec, tout ce qui trouve sa racine dans la vie de la polis) qu’il convient de lire les passages, très connus, de la Poétique d’Aristote, où celui-ci décharge la fiction de l’accusation d’être une pratique nuisible à la vie de la cité, en démontrant, au contraire, qu’elle peut contribuer à préserver son unité et à neutraliser les menaces qui pourraient la détruire.

25 Les interprétations courantes de la catharsis aristotélicienne sont, pourtant, trop inféodées à l’idéologie esthétique moderne pour nous donner un aperçu crédible de ce que devait signifier pour les contemporains d’Aristote le fait d’assister à un spectacle fictionnel. Selon la doxa esthétique contemporaine, « purifier les passions » revient à « épurer » les sentiments inquiétants que mobilise le spectacle tragique (la pitié et la terreur) afin de favoriser leur transformation en un sentiment de plaisir. Sous l’influence trompeuse du sens que l’on prête aujourd’hui au mot « passion », on en vient donc à croire que l’emprise des passions sur l’homme correspondrait à une sorte de dysfonctionnement de la vie affective qui pousserait les sujets atteints de cette pathologie à ressentir plus intensément que les autres les pulsations de leur vie intérieure. Les passions seraient quelque chose de négatif parce qu’elles témoigneraient d’une hypersensibilité à l’égard de tout ce qui est de l’ordre de la vie affective. Dans cette optique, la purgation des passions que la fiction permettrait de réaliser correspondrait à une sorte de remède thérapeutique visant à restituer aux individus intempérants, coléreux, impudiques, irascibles, etc., un équilibre affectif plus compatible avec un épanouissement de type esthétique15.

26 Or, cette interprétation est manifestement viciée par un rapprochement incongru entre le sens moderne du terme « passion » (un sens qui se confond avec celui de sentiment, surtout après son autonomisation, au XVIIIe siècle, sous l’influence d’auteurs comme Shaftesbury, Rousseau et Mendelssohn)16 et le sens inhérent à l’usage que les Anciens faisaient du mot pathos (et de son équivalent latin : passio) : un sens qui recouvre toute une variété de phénomènes dont on chercherait en vain la trace dans tout ce à quoi le sens moderne de « passion » renvoie.

27 Dans le lexique des langues antiques, les termes qui relevaient du champ lexical de la « passion » ne désignaient pas seulement, en effet, un état affectif, mais aussi un comportement17, et plus précisément, un type de comportement dans lequel l’agent n’agit pas par décision réfléchie, mais sous l’impulsion d’un appétit irrationnel qui obscurcit chez lui la conscience d’être un animal social et le pousse à agir de manière égoïste, irréfléchie, sans concilier son intérêt personnel avec l’intérêt de la communauté à laquelle il appartient.

28 Dans un sens général, le mot « passion » désigne l’état d’une chose qui change en vertu d’un principe dont la possibilité se trouve inscrite dans la chose elle-même, mais dont l’origine se trouve hors d’elle. « En un premier sens, écrit Aristote, passion signifie la qualité qui fait dire d’un être qu’il peut devenir autre qu’il n’était. Ainsi le blanc et le noir, le doux et l’amer, la pesanteur et la légèreté, et toutes les qualités analogues, sont des affections ou passions des corps »18. Appliquée à l’homme, la passion exprime une

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sorte d’abdication de la rationalité humaine (envisagée comme capacité de « calculer » la bonne conduite à adopter dans une circonstance déterminée) face aux puissances qui peuvent instrumentaliser l’agir humain, en le mettant au service de fins qu’aucun homme ne poursuivrait volontairement. C’est pourquoi son emprise sur l’homme se traduit généralement par une souffrance : « c’est surtout aux changements et aux mouvements mauvais, précise Aristote, que le mot de passion s’applique et, très particulièrement, à tous ceux qui sont pénibles ou dangereux »19. Si le pathos s’accompagne d’une souffrance, c’est qu’il exprime une dépossession de l’homme quant à son pouvoir de décision dans la conduite de sa vie (un pouvoir qui résulte de la qualité humaine par excellence : la rationalité). La passion, en effet, court-circuite la réflexion, c’est-à-dire qu’elle ne lui donne pas le temps de se développer. On n’agit vraiment, selon Aristote, que lorsqu’on pense et, si l’on n’a pas le temps de penser avant d’agir, l’acte que l’on accomplit n’est pas à proprement parler une « action », mais une « passion » : le sujet n’agit pas, mais pâtit, il n’est pas la cause, mais l’instrument de ce qui s’accomplit par son intermédiaire20. « L’action et la passion, disait Thomas d’Aquin en commentant Aristote, ne sont pas deux, mais un seul et même mouvement. Venu de l’agent, il est action, reçu par le patient, il est passion »21. Relèvent de l’emprise de la passion et de ses conséquences observables sur le plan empirique, toutes les occurrences de la vie humaine qui se produisent par l’intermédiaire de l’homme, mais dont le principe se trouve hors de lui22. Les actes passionnels par excellence sont ceux que l’on accomplit en obéissant à des « pulsions » qu’il serait en notre pouvoir de maîtriser, mais auxquelles nous finissons par succomber, à défaut de prendre le temps d’agir rationnellement. Les passions (pathé) témoignent donc de l’ascendant de l’irrationnel sur l’homme : elles sont l’expression de tout ce qui vient interférer avec les décisions réfléchies que l’homme peut prendre23. Est « passionnel » tout comportement contraire à l’idéal de partage, de proportion, de mesure et de justice qui devrait toujours caractériser la manière d’être et d’agir d’un homme pleinement vertueux. De ce point de vue, le pâtir (paskein) s’oppose à l’agir (praxis ou poiesis), non pas comme l’ inaction s’oppose à l’action, mais comme l’action irrationnelle, irréfléchie et donc, asociale, s’oppose à l’action rationnelle, réfléchie et donc, sociale.

29 Ainsi redéfini, le sens du mot « passion » éclaire d’un jour nouveau la fonction sociale remplie par la fiction. Celle-ci n’a pas pour vocation de décanter les passions sociales en les vidant de tout ce qu’elles ont de désagréable pour satisfaire les conditions auxquelles un affect doit répondre pour convenir à un usage esthétique. Beaucoup plus vraisemblablement la fiction est à envisager comme un exorcisme apte à « conjurer » l’accomplissement d’actions qui ne sont pas compatibles avec l’intérêt général de la communauté24. La fiction fonctionne comme un mécanisme de prévention des actions qui ne doivent pas être accomplies, elle neutralise les penchants des individus qui pourraient être enclins à les accomplir en sauvegardant ainsi l’unité sociale et en préservant la société des conséquences dévastatrices enclenchées par la transgression des principes qui régissent l’agir communautaire. Le sujet incontournable des tragédies antiques ne serait pas l’accomplissement d’actions contraires à la loi communautaire, si l’effet escompté de ces représentations n’était pas, justement, celui de délivrer le public de l’issue fatale vers laquelle la société tout entière se précipiterait, dans l’éventualité où les actions représentées venaient à être instanciées dans la vie réelle. Le dramaturge met en scène des actes contraires à la loi de la Cité (inceste, matricide, parricide, infanticide, etc.) dans le but d’empêcher tout membre de la Cité de devenir un émule d’Œdipe, d’Oreste, de Médée, c’est-à-dire une menace potentielle pour ses semblables.

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Les héros tragiques ne font jamais ce qu’ils voulaient faire, ils sont les instruments d’un vouloir qui les dépasse (la Moïra, le destin) et qui se sert d’eux pour parvenir à ses fins : leur vie se déroule donc, sur le mode du pâtir, non pas de l’agir25. Reproduire, par le biais d’une représentation fictionnelle, l’agir passif (le pâtir) de ceux qui n’ont pas su (ou pu) agir rationnellement revient à rompre l’enchantement qui, autrement, condamnerait la société à rester éternellement l’otage de forces qu’elle ne maîtrise pas et dont les effets destructeurs se déploieraient à travers elle, dans un cycle destructeur infini. La fiction prend donc, comme l’avait très bien compris Edgar Morin26, un « caractère d’exorcisme », parce qu’elle empêche que l’irréparable advienne, elle conjure l’accomplissement d’actions contraires à l’intérêt général, en reproduisant mimétiquement ce qui ne doit pas advenir dans l’espoir que cela suffise à préserver la société du pire.

30 La théorie de la fiction d’Aristote, c’est notoire, ne s’appuie que sur l’étude d’un seul genre fictionnel, la tragédie, dont on sait que les origines sont indissociables de certaines cérémonies religieuses en l’honneur de Dionysos (les tragédies seraient notamment le prolongement des chœurs dithyrambiques, mélange de danse, chant et musique, formes embryonnaires du mimétisme artistique)27. A une époque où la société n’avait pas encore désavoué les croyances religieuses et où aucune frontière entre religion et magie n’avait été tracée, le fait d’assister à un spectacle dramatique ne possédait pas encore une signification esthétique : le mimétisme tragique était vraisemblablement au service des mêmes objectifs qui étaient à l’origine des rituels religieux et magiques par lesquels les sociétés antiques cherchaient à conditionner le cours des événements, à faire tourner à leur avantage une situation critique (guerre, calamité, épidémie, etc.). Avant de devenir une pratique à vocation artistique, le mimétisme était, en effet, le fondement même de la magie antique, et plus particulièrement, des pratiques magiques de type homéopathique, basées sur la croyance qu’une chose qui est semblable à une autre, a le pouvoir d’agir sur elle28. Par le biais de la représentation d’une action vraisemblable, le spectacle tragique avait pour fonction de conjurer des malheurs du même type que ceux représentés par l’action dramatique : en s’identifiant au héros tragique, celui qui catalysait sur lui les malheurs du monde (Œdipe, Oreste, Médée…), les spectateurs se purifiaient des passions (qu’il faut envisager en termes d’« entousiasme ») 29 qui auraient pu faire d’eux des instruments de perdition pour l’ensemble de la société.

31 La passion, on l’a dit, est une action dont la cause est extérieure au sujet qui l’accomplit, mais dont la possibilité se trouve en lui-même30. Or, le spectacle tragique, à l’instar de nombreux rituels magiques, avait pour fonction de conjurer cette possibilité en évitant que se produise un événement redouté. En vertu d’un sortilège dont le sens paraît abscons à l’intelligence de l’homme moderne, mais qui n’en était pas moins parfaitement compréhensible aux membres d’une société imbue de religion et de magie (comme l’était encore la société grecque du temps d’Aristote), le simple fait de s’identifier au héros tragique, de partager pendant un moment son destin, de se sentir vivre d’une vie autre que la sienne, permettait aux spectateurs d’exorciser le mauvais sort et d’affronter l’avenir avec plus de confiance. L’idée originaire de fiction est donc plus proche d’un rituel de conjuration visant à neutraliser les effets d’une sorcellerie maléfique que d’une expérience esthétique au sens moderne du terme. Il semble, en tout cas, évident que ses effets sur la société visaient à inhiber le penchant pour l’action, à empêcher le passage à l’acte, à éviter que l’irréparable advienne (et qu’il advienne, de

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surcroît, par l’intermédiaire même de ceux qui en redoutaient le plus les conséquences).

32 Mais, si telle était la vocation originaire de la fiction, comment se fait-il que ses effets ne soient pas toujours ajustés aux effets qu’elle était censée produire ? Pourquoi, si ce qu’elle dissimule, c’est le souci d’éviter l’accomplissement d’actions contraires à l’ordre établi, ses contenus ont pu servir à légitimer, voire même à déclencher, des conduites sociales ouvertement contraires à l’ordre établi ainsi qu’aux intentions des écrivains qui les ont produites ? Il est évident, en effet, que les pages romanesques ayant servi à légitimer les persécutions antisémites du XIXe et XXe siècle ou les insurrections parisiennes de 1848 n’avaient pas été écrites dans le but de produire de tels effets : qu’est-ce qui a rendu possible leur instrumentalisation à des fins si éloignées de celles qui avaient inspiré leur rédaction ? Pourquoi, à leur lecture, certains individus ont pu croire qu’elles contenaient, dissimulée sous l’intrigue romanesque, une instigation à persécuter des personnes d’une certaine confession religieuse ou à s’insurger contre l’ordre bourgeois ?

Du programme implicite de la théorie moderne de la fiction

33 Dans un long essai écrit dans les années 70 sur le roman feuilleton, Eco avait pu reconnaître dans ce type de littérature une excroissance tardive d’une sorte d’« aristotélisme dégradé »31. Ce qui étonne dans la caractérisation d’Eco, ce n’est pas tant l’assimilation du roman feuilleton à quelque chose de « dégradé » : le genre romanesque en question n’a jamais pu trouver grâce dans les milieux littéraires savants et le fait de l’assimiler à une sorte de rejeton malade de la vraie littérature n’a rien qui puisse vraiment nous étonner. Ce qui, en revanche, est étonnant, c’est le recours à la notion d’aristotélisme pour signifier l’idéal de littérature dont relèverait le roman feuilleton32.

34 Dans un contexte où plus personne ne se soucie de savoir si la littérature pourrait servir à autre chose qu’à procurer du plaisir à ses lecteurs, le fait de parler d’aristotélisme revient à désavouer la culture esthétique dominante et à admettre, comme le pensait Aristote, qu’il pourrait y avoir une justification « politique » à l’existence sociale de la fiction. Dans cette optique, l’esthétisme ambiant ne servirait qu’à dissimuler la vraie nature du rapport que le public entretient avec la littérature : un rapport qui affecte la manière d’agir et de penser de la société, non pas seulement la manière de tirer plaisir des livres qu’on lit.

35 Et si, pourrait-on dire en tirant les conséquences de cette hypothèse, la fiction était devenue le lieu où s’exerce un pouvoir politique invisible (dont les effets sur la société sont d’autant plus efficaces qu’ils passent inaperçus, la société ayant été éduquée à n’envisager l’impact de la fiction sur le public qu’en termes esthétiques) ? Et si vraiment, en dépit de la dimension esthétique à l’intérieur de laquelle on s’obstine encore à circonscrire ses effets sociaux, la fiction était devenue un mécanisme de dissimulation de croyances illicites susceptibles de façonner la manière de penser et d’agir de la société ?

36 Mais procédons par ordre et essayons, d’abord, de comprendre les enjeux de ce que signifie repenser le sens de la fiction moderne en termes aristotéliciens.

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37 « La recette aristotélicienne est simple », écrit Eco. « Prenez un personnage auquel le lecteur puisse s’identifier, ni franchement mauvais ni trop parfait, et faites-lui vivre des aventures qui l’amènent à passer du bonheur au malheur ou vice versa, à travers maintes péripéties et reconnaissances. Tendez au maximum l’arc narratif, afin que lecteurs et spectateurs éprouvent pitié et terreur à la fois. Quand la tension aura atteint son maximum, faites entrer en action un élément qui vienne démêler le nœud inextricable des faits et des passions en résultant. Que ce soit un prodige, une intervention divine, une révélation ou un châtiment inopiné, il faudra que cela donne lieu à une catharsis. »33

38 Que reste-t-il, dans cette description, des fonctions que la fiction était appelée à remplir dans la société grecque antique selon Aristote ? Pas grand-chose. La fiction moderne semble avoir complètement désavoué l’aristotélisme antique, notamment sur les deux points suivants :

39 a) l’histoire racontée est complètement imaginaire, les lecteurs n’ont pas le droit d’y croire, ils peuvent uniquement feindre d’y croire. En revanche, la fiction antique avait pour vocation de revigorer les croyances fondamentales de la société : les mythes34, c’est-à-dire les croyances par excellence des sociétés antiques, les récits auxquels on devait croire par-dessus-tout.

40 b) la fiction moderne distrait, console, égaie, elle n’a d’autre finalité que celle de satisfaire les attentes d’un public éduqué à considérer les genres imaginaires comme un simple moyen de délectation esthétique. A cet effet, nous explique Eco, les auteurs de fictions plongent le public dans un état affectif discontinu qui oscille entre des moments de tension (climax) et des moments de détente (catharsis), grâce à une mise en intrigue qui alterne nœuds et dénouements, péripéties et reconnaissances, sans autre but que celui de divertir. Or, c’est avec une tout autre finalité que la fiction antique, d’après la description qu’en donne Aristote, stimulait les affects du public : il ne s’agissait pas de distraire, mais, au contraire, d’amener le public à s’identifier aux personnages incarnés sur scène par les acteurs, surtout au héros, celui qui, par les infortunes, les malheurs et les misères qui lui arrivent, avait le pouvoir d’éviter que ces mêmes événements arrivent aux spectateurs.

41 La fiction moderne, dira-t-on, semble donc être irréductible à la fiction antique et toute tentative d’admettre, comme nous l’avons fait, qu’elle pourrait encore exercer sur la société contemporaine (ne serait-ce que subrepticement) des effets analogues à ceux de la fiction antique, semble vouée à l’échec. Mais c’est justement quand on se penche sur les moyens mis en œuvre par les auteurs de fiction antique et moderne pour atteindre leurs fins (exorciser le mal et « exorciser » l’ennui), qu’on s’aperçoit qu’il existe bien un lien de continuité entre ces deux objectifs (et que le deuxième n’est autre qu’un déguisement du premier).

42 L’idée sous-jacente aux théories antique et moderne de la fiction est la suivante : il existe un lien d’implication entre la représentation d’un certain événement (réel ou imaginaire, peu importe) et la conduite sociale de ceux qui assistent à la représentation de cet événement – implication en vertu de laquelle le simple fait qu’un événement soit représenté empêcherait que l’événement en question soit réinstancié dans la vie réelle.

43 Eclaircissons ce point.

44 Toute œuvre fictionnelle n’est intelligible que si les faits représentés entretiennent une certaine correspondance avec les faits qui arrivent, sont arrivés ou pourraient arriver

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dans le monde « réel ». Cette correspondance est, dans la plupart des cas, de type « analogique » : l’œuvre en question met en scène des faits qui ne sont jamais arrivés, parfois même des faits qui ne pourraient jamais arriver, mais le sens des faits en question demeure intelligible au public tant qu’il est possible de percevoir un rapport analogique entre ce qu’on raconte et la perception sociale de la réalité. En dehors de ce rapport analogique, c’est l’intelligibilité de l’œuvre fictionnelle qui est compromise, sa capacité d’avoir un quelconque impact sur la société aussi.

45 Le mimétisme antique, on l’a vu, prend racine dans ce que J. G. Frazer appelait la « magie sympathique », et plus particulièrement la magie « homéopathique ou imitative », celle qui permet de mettre en relation une chose absente (en l’occurrence les événements du mythe) et une chose présente (le jeu des acteurs qui reproduisent sur scène l’action mythique), en vertu de la similitude qu’il existe entre ce qui est absent (le mythe) et ce qui est présent (les acteurs sur scène). Quant à la fiction moderne, elle n’a besoin du mimétisme que pour assurer un minimum d’intelligibilité à l’histoire imaginaire racontée : son but, en effet, n’est pas de faire croire à ce qu’elle raconte, mais uniquement de faire en sorte que le public fasse semblant d’y croire. Mieux, la fiction moderne doit ménager des effets d’invraisemblance pour éviter que certains lecteurs finissent par prendre pour vrai ce qui est faux. Elle n’a donc que faire du mimétisme antique : celui-ci était gouverné par le principe de la vraisemblance, la fiction moderne, elle, peut (et doit), en revanche, se déployer dans des formes beaucoup plus conciliantes envers l’invraisemblable (seule condition pour échapper à une assimilation avec le mensonge).

46 Nous sommes donc en présence de deux formes de mimétisme, l’une vraisemblable, l’autre invraisemblable, qui semblent être au service de finalités antinomiques. Et cependant, pour grande que puisse être la distance qui les sépare, leurs impacts sur le public ne sont pas si éloignés qu’on pourrait le croire. Le mimétisme antique avait pour objectif de protéger l’homme de l’emprise des passions, en conjurant l’accomplissement d’événements néfastes qui auraient pu mettre à mal l’unité sociale (la passion est quelque chose qui advient par l’intermédiaire de l’homme, sans que l’on soit en mesure de s’y opposer).

47 Et le mimétisme moderne ? Quelle peut bien être la finalité d’un type de fiction qui, pour éviter d’être assimilée à un mensonge (et pour préserver ainsi l’apparence d’un objet esthétique), se complaît dans l’invraisemblance des situations et des caractères imités ?

48 Face à l’écart qui sépare un monde fictionnel de ce type de celui qu’il a appris à considérer comme réel, le lecteur n’a plus la possibilité de chercher dans l’histoire racontée un quelconque reflet analogique de son expérience vécue, car les choses qui lui sont racontées ressemblent moins aux choses qu’il est en droit de croire (la réalité) qu’à celles qu’il n’a pas le droit de croire (les choses irréelles). La fiction en vient donc à être, pour lui, le lieu où sont confinées toutes les croyances qu’il n’a pas le droit de partager. De ce fait, il ne sera jamais tenté de faire interagir ce que lui racontent les récits fictionnels avec la réalité, car il s’agit, pour lui, de deux univers incomparables, l’un étant peu (ou pas assez) crédible (à défaut d’être suffisamment vraisemblable), l’autre représentant, au contraire, le paradigme même des choses que l’on doit croire (la réalité). Il finira ainsi par se persuader que le monde tel qu’il le connaît est le seul et unique monde possible35. L’objectif sous-jacent au mimétisme qui se déploie à travers la fiction moderne est donc l’acceptation du statu quo, la magnification de l’ordre établi (et c’est là qu’on peut saisir le lien de continuité entre les avatars antiques et modernes de

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la fiction, malgré la différence apparente qui sépare leurs univers respectifs, quand on se limite à les observer de manière superficielle).

49 Ainsi envisagée, la fiction moderne devient l’équivalent, sur le plan du psychisme collectif, de ce que représentait, selon Freud, la rêverie pour le psychisme individuel : une construction imaginaire à laquelle on ouvre temporairement les portes de notre esprit, mais sans jamais perdre de vue qu’il s’agit de quelque chose auquel il nous est interdit de croire36. Le propre de la rêverie est, en effet, d’avoir un pouvoir de suggestion inférieur à celui du rêve authentique, celui qui s’empare de notre esprit pendant le sommeil et nous laisse dans l’incapacité provisoire de savoir si ce qu’on vit est réel ou imaginaire. Les rêveries sont des constructions imaginaires élaborées en état de veille : nous sommes conscients, à ce moment-là, que ce qui traverse notre esprit est un pur produit de notre imagination et non pas la vraie « réalité », et si nous en sommes conscients, c’est qu’il s’agit de constructions complètement invraisemblables, qui ne pourraient en aucun cas être prises pour de la réalité, parce qu’elles défient d’une façon trop manifeste les paramètres qui nous font juger une action comme vraisemblable plutôt qu’invraisemblable, réelle plutôt qu’irréelle. Elles nous consolent, certes, mais elles nous laissent aussi avec un sentiment d’amertume, car elles ne nous permettent pas d’entrevoir ce à quoi pourrait ressembler un monde meilleur que celui dans lequel nous vivons : nous en tirons donc la conclusion que le monde tel que nous le connaissons est le seul et unique monde possible37. La fiction moderne (pourrait-on dire en adaptant à l’économie de notre argumentation une notion empruntée à T. Pavel)38 ne met plus en scène des « mondes possibles », mais, plutôt « des mondes possibles impossibles » : des univers viciés par une faiblesse ontologique telle, qu’il est impossible de les assimiler à l’univers réel39.

50 En tant qu’activité programmée pour satisfaire nos appétits esthétiques, la fiction moderne a, certes, la vertu de nous soulager provisoirement de l’oppression de la « réalité », mais elle n’a pas vocation à nous suggérer que ce qui n’est pas réel (l’irréel) pourrait, un jour, devenir réel (et qu’il pourrait même être plus propice encore que le réel à la construction d’une société plus juste, plus libre et plus épanouie que la société actuelle). D’un certain point de vue, on peut alors dire que la fiction moderne est devenue le lieu de dissolution par excellence de toutes les représentations imaginaires qui auraient pu supplanter les représentations imaginaires dominantes : ces mêmes représentations qui, du fait d’avoir été érigées en dogme et recommandées à l’adoration publique, en sont venues à perdre toute trace de leurs origines imaginaires et à représenter, pour la société, le seul et unique avatar possible de la « réalité ».

51 On ne peut plus, dès lors, se contenter de caractériser l’usage social de la fiction en termes esthétiques, mais il faut reconnaître qu’elle joue désormais (et nous savons déjà, grâce à Aristote, qu’elle a toujours joué) un rôle régulateur des croyances et des conduites sociales, contribuant à mettre hors circuit les croyances et les conduites qui sont préjudiciables à l’ordre social existant. Pour se reproduire à l’identique, cet ordre délègue aux sujets auxquels est confiée la gestion de l’imaginaire social, la tâche de délayer dans les eaux irréelles de la fiction, toute idée ou comportement susceptible de mettre en échec les comportements socialement admis. La fiction devient ainsi une sorte de cimetière dans lequel sont enterrés tous les projets de réforme possibles de l’ordre établi. Goûter au plaisir auquel nous convient les genres fictionnels modernes revient, alors, à faire allégeance à l’ordre existant.

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52 Reste à savoir ce qui peut contribuer, parfois, à mettre en échec le fonctionnement normal d’une œuvre fictionnelle et à favoriser, ensuite, son instrumentalisation à des fins extra-esthétiques.

La dimension factuelle cachée de toute œuvre fictionnelle

53 Prenons encore en considération la théorie d’Aristote sur la fiction et demandons-nous à quelle condition une œuvre imaginaire peut produire des effets sociaux compatibles avec cette théorie. La fiction ne peut fonctionner, selon le souhait d’Aristote, comme un moyen de neutralisation des conduites sociales qui sont contraires à l’intérêt de la communauté qu’à la condition suivante : les règles de la vie communautaire doivent être perçues par ceux qui sont dans l’obligation de les respecter (les membres de la communauté) comme répondant parfaitement à l’idéal de justice que la communauté a adopté (sans que l’on soit tenté de lui préférer un autre idéal, plus adapté aux besoins les plus profonds et les plus fondamentaux de l’être humain).

54 Est-ce encore le cas de l’idéal de justice qui est au fondement de l’organisation politique des sociétés modernes ? Bien évidemment non. C’est donc dans l’écart qui s’est creusé au fil du temps entre la manière dont les sociétés antiques et modernes envisagent leur configuration politique respective qu’il faut chercher la clé d’explication des phénomènes de détournements factuels de la fiction.

55 Selon les Grecs, la société devait être à l’image de la nature, dont elle n’était, en fin de compte, qu’un prolongement. L’étude des sociétés humaines relevait, pour eux, de la biologie, la société n’étant qu’un organisme parmi d’autres40. En tant qu’être vivant, la société oscille entre la vie et la mort. La tâche des hommes politiques est de prendre soin de la santé de l’organisme appelé « société ». Mais aucune thérapie politique ne pourra faire en sorte que la société ne s’effondre un jour et se réduise à néant. Aristote croyait qu’aucun régime politique ne pouvait satisfaire vraiment l’homme et que cette insatisfaction permanente poussait les hommes à changer perpétuellement de régime, dans un cycle sans fin41. Dans la Politique, il s’est ainsi intéressé aux causes des révolutions et aux raisons qui font qu’un certain type de régime se transforme en un autre. La fiction participe, à ses yeux, des moyens qui peuvent contribuer à ralentir la dégénérescence inévitable d’un régime politique.

56 Qu’en est-il maintenant de la politique au sens moderne ?

57 C’est à l’intérieur d’un horizon de sens, non pas biologique, mais historique, que la société moderne envisage son destin politique. Les sociétés se font et se défont, mais les actes qui marquent le début et la fin de leur existence ne sont plus à assimiler (si ce n’est métaphoriquement) à la naissance et à la mort d’un être biologique, car toute société qui s’effondre ne disparaît pas complètement, mais transmet son héritage (institutionnel, juridique, culturel) à la société qui est née à sa place, laquelle, à son tour, laissera le sien à la société suivante et ainsi de suite. De passage en passage, l’organisation sociale s’améliore, les inégalités s’estompent, les hommes ont de moins en moins raison d’être mécontents de leur existence sociale et la société, dans son ensemble, s’adapte de plus en plus au modèle politique que l’humanité tout entière appelait de ses vœux. La logique qui préside aux transformations qui scandent l’existence historique de la société est donc celle du progrès. Les conflits, les guerres, les révolutions et les autres

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épisodes violents qui caractérisent l’histoire des sociétés humaines marquent, pour un homme moderne, l’avancement de l’humanité vers un modèle d’organisation politique de plus en plus ajusté aux besoins les plus profonds et les plus fondamentaux de tout être humain. La conception politique moderne ne prend sens, en effet, que par rapport à une vision téléologique de l’histoire, c’est-à-dire par rapport à un schéma d’explication sensé du développement général des sociétés humaines. Envisagées à partir de ce schéma, les guerres et les autres formes de cruautés qui ont caractérisé l’agir humain à travers les siècles, apparaissent comme une manifestation sensible de ce que Hegel appelait la « Raison historique » (ainsi que de la logique qui préside à son développement : le progrès). C’est à l’intérieur de cet horizon de sens, théorisé par la philosophie idéaliste allemande, en particulier par Kant, Fichte et Hegel42, que la société moderne décline sa vision des faits politiques. Pour donner un sens à un événement politique, on met en relation les changements de l’ordre social provoqués par l’événement en question avec un certain modèle de société qu’on utilise comme terme de comparaison de toutes les formes possibles à travers lesquelles une société peut passer au cours de son évolution historique. Un fait historique sera donc jugé en termes positifs ou négatifs suivant que l’ordre social qu’il institue se rapproche ou s’éloigne de l’ordre social vers lequel on pense que l’humanité s’achemine.

58 Le problème est que les avis de la société divergent quant au modèle de société qu’il faut considérer comme point culminant du devenir historique43. Il suffit d’avoir une préférence marquée pour un modèle social qui ne coïncide pas avec le modèle en place, pour que les conditions qui rendent possible le surgissement du plaisir esthétique (l’allégeance à l’ordre établi) entrent en conflit avec les convictions politiques d’une certaine partie de la société. Ce conflit peut se résoudre (et se résout le plus souvent) par la victoire de l’ordre établi, qui finit par persuader les brebis galeuses à se fondre dans le troupeau, grâce à la logique d’indemnisation esthétique qui préside au fonctionnement normal de la fiction, appelée à compenser la société de toutes les frustrations liées à l’impossibilité de changer l’ordre existant. Mais, que se passe-t-il lorsque la fiction ne parvient pas à indemniser certains membres de la société de l’injustice de vivre dans un monde qui ne correspond pas à celui dans lequel ils aimeraient vivre ?

59 Il peut arriver, dans ces cas, que la fiction devienne un moyen pour entretenir subrepticement des croyances peu (ou pas du tout) ajustées à l’ordre dominant : ce qui aura pour effet d’enclencher, à terme, des actions (généralement violentes) qui bouleverseront l’ordre établi, sans que personne, y compris ceux qui les accomplissent, soit vraiment conscient d’avoir agi sous l’impulsion d’idées qui avaient été formulées pour la première fois dans des œuvres fictionnelles. La fiction a ainsi pu servir à entretenir clandestinement auprès du public des croyances illicites qui ont, ensuite, donné lieu à des actions violentes, dès que les conditions historiques se sont révélées propices à leur accomplissement. Les paramètres de tout type d’action étant réglés sur ce à quoi l’on croit (et non pas sur ce à quoi l’on ne croit pas), le fait de permettre à la société de croire à ce que racontent les romans (tout en lui offrant la possibilité de dissimuler ces croyances « interdites » sous les faux semblants d’une incrédulité de façade), a eu pour effet, non pas d’inhiber, mais de stimuler le penchant humain pour l’action. La fiction a donc exercé un rôle antithétique à celui qui a longtemps caractérisé son existence historique, puisqu’elle a fourni à la société des modèles d’action susceptibles d’être réinstanciés dans la vie réelle.

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60 Les conditions sont donc réunies pour que notre compréhension de la fiction ne soit plus l’otage d’une conception qui prétend circonscrire ses effets sur la société à la sphère esthétique. Feindre de croire à une fiction n’a jamais été un acte désintéressé et « autotélique »44, mais a toujours servi à régler l’attitude mentale, affective et pratique de la société vis-à-vis du système politique en place. Le destin social des pages romanesques étudiées dans le présent article, témoigne des effets que certaines œuvres fictionnelles sont à même d’enclencher dans la société (surtout si elles n’arrivent pas à fonctionner comme une fiction et que le sortilège qu’elles sont censées produire pour inhiber le passage à l’acte, se solde par un échec). Lorsque les scénarios fictionnels n’indemnisent pas assez la société du désespoir de vivre dans un monde qui n’est pas conforme aux souhaits de tous (mais seulement d’une minorité), l’impact desdits scénarios sur le public change, car le public, au lieu de faire allégeance à l’ordre existant, en déversant dans l’univers des choses imaginaires tout désir de changement, finit par entretenir ses désirs d’un monde différent, en s’abreuvant à la source de la fiction, tout en dissimulant le sens authentique de son attitude, sous les faux semblants d’une incrédulité de façade, compatible avec le protocole à respecter par tous ceux qui goûtent aux plaisirs de la fiction.

61 Il faut donc faire place, dans la phénoménologie des attitudes que l’on peut adopter vis- à-vis d’une fiction, à une posture qui est irréductible à la « feintise ludique partagée ». Feindre de croire à quelque chose (par exemple, à ce qui constitue l’objet d’une fiction) n’implique pas toujours qu’il existe, pour nous, des choses plus crédibles (telles que, par exemple, les choses auxquelles nous donnons le nom de « réalité ») que celles auxquelles nous faisons semblant de croire. Paradoxalement, cela peut vouloir dire que ce à quoi l’on croit vraiment est… exactement ce à quoi l’on fait semblant de croire ! Nous feignons de croire à ce qu’on nous raconte dans les romans, mais, en réalité, nous nous comportons ainsi uniquement parce qu’il ne nous est pas permis de faire autrement dans un contexte où certaines formes de croyances ne sont pas admises. Nous feignons, donc, de croire à quelque chose auquel nous croyons vraiment, en attendant qu’il soit possible d’y croire sans avoir recours à aucun subterfuge. La fiction fonctionne ainsi comme un mécanisme de dissimulation de croyances illicites. Elle fournit un alibi à ceux qui succombent aux croyances qu’elle mobilise, en leur permettant de dissimuler leur attitude épistémique aberrante sous les faux semblants d’une attitude esthétique orthodoxe. Son existence sociale n’est pas fonctionnelle à la défense des croyances existantes, mais à la préservation, sous forme de secret, des croyances qui n’ont pas (encore) le droit d’exister et qui se traduiront, un jour, en actions violentes, dès que les conditions se révéleront propices à l’accomplissement d’actes contraires à l’ordre dominant. Sans que l’on soit fondé à faire d’elle le seul et unique moteur de l’histoire, la mauvaise fiction doit être envisagée comme une sorte de vivier où germent les comportements qui caractériseront, un jour, les formes à travers lesquelles pourrait se déployer l’agir historique de l’humanité. La factualité n’est donc pas (et n’a jamais été) l’antithèse de la fiction, elle en est plutôt le prolongement implicite, que l’on envisage ses effets de façon canonique, comme devant servir à prévenir les actions qui ne doivent pas être accomplies ou, de façon transgressive, comme pouvant servir à enfouir des croyances et à fomenter des actions qui sont incompatibles avec l’ordre établi. C’est à la lumière de ces considérations que méritent d’être lus les propos que Eco prête à un personnage de l’un de ses romans : « On nous a fait croire que d’un côté il y a le grand art, celui qui représente des personnages typiques dans des circonstances typiques, et de l’autre le roman-feuilleton, qui raconte l’histoire de personnages

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atypiques dans des circonstances atypiques. Je pensais qu’un vrai dandy n’aurait jamais fait l’amour avec Scarlett O’Hara ni avec Constance Bonacieux ou Aurore de Caylus non plus. Moi je jouais avec le feuilleton, pour faire un petit tour hors de la vie. Il me rassurait parce qu’il proposait ce qu’on ne peut atteindre. Eh bien non. (…) Proust avait raison : la vie est mieux représentée par la mauvaise musique qu’elle ne l’est pas une Missa Solemnis. L’art se moque de nous et nous rassure, il nous fait voir le monde comme les artistes voudraient qu’il fût. Le feuilleton fait semblant de plaisanter, mais au fond il nous fait voir le monde tel qu’il est, ou au moins tel qu’il sera. Les femmes ressemblent plus à Milady qu’à Clélia Conti, Fu Manchu est plus vrai que Nathan le Sage, et l’Histoire ressemble davantage à ce que raconte Sue qu’à ce que projette Hegel. Shakespeare, Melville, Balzac et Dostoïevski ont fait du feuilleton. Ce qui est vraiment arrivé, c’est ce qu’avaient raconté à l’avance les romans-feuilletons ».45

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NOTES

1. U. Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1994, p. 178. 2. Ibid., p. 178. 3. Ibid., p. 180. 4. Pour une présentation de ce roman et de sa réception sociale, voir : U. Eco, « Eugène Sue : le socialisme et la consolation » dans De Superman au surhomme, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1993, pp. 35-71. 5. « Ecrits avec des intentions de dandysme pour raconter à un public cultivé les péripéties savoureuses d’une misère pittoresque, ils sont lus par le prolétariat comme une description claire et honnête de son asservissement ; l’auteur s’en aperçoit et continue à les écrire, pour le prolétariat cette fois, truffant son texte de moralités sociales-démocrates afin de convaincre ces classes « dangereuses », qu’il comprend mais craint, de ne pas se désespérer, d’avoir confiance dans la justice et dans la bonne volonté des classes possédantes. Catalogué par Marx et Engels comme un modèle de plaidoirie réformiste, le livre accomplit un mystérieux voyage dans l’esprit de ses lecteurs, ceux-là mêmes que nous retrouverons sur les barricades de 1848, tentant la révolution, parce que, entre autres motifs, ils avaient lu Les Mystères de Paris ». U. Eco Lector in fabula, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset (le livre de poche), 1985, p. 70-71. 6. J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, pp. 145-164. 7. Cette définition met l’accent sur la nature « ludique » de la feintise fictionnelle afin de la distinguer de la feintise « sérieuse », qui est au fondement de tous les actes de tromperie (le mensonge, la manipulation, etc.). Pourquoi ne pas se contenter de définir la fiction comme une « feintise ludique » ? Parce que la décision de faire semblant de croire à la vérité de quelque chose que l’on sait pertinemment être faux ne peut aboutir à la constitution d’une fiction que si elle prise de concert : les producteurs et les destinataires d’un texte à vocation fictionnelle doivent porter sur le texte en question un même regard (car, si leurs regards étaient discordants, si, par exemple, l’un croyait vraiment à ce que l’autre fait seulement semblant de croire, le texte fonctionnerait comme un mensonge ou comme une erreur). 8. « Il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique, disait John Searle, qui permette d’identifier un texte comme œuvre de fiction. Ce qui en fait une œuvre de fiction est, pour ainsi dire, la posture illocutoire que l’auteur prend par rapport à elle, et cette posture dépend des intentions illocutoires complexes que l’auteur a quand il écrit ou quand il compose l’œuvre. » J. Searle, « Le statut logique du discours de la fiction » dans Sens et expression, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 109. 9. Sur cette notion, voir l’entrée « fiction » dans O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, pp. 318-320. 10. Pour un répertoire exhaustif, voir : J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cit., pp. 263-264. 11. « L’exagération, l’invraisemblable ou encore la formulation hyperbolique se chargent de signaler au récepteur qu’il est en droit de se méfier d’un segment particulier, tiré pourtant d’un

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écrit présenté comme autobiographique », A. Schmitt, Je réel/Je fictif. Au-delà d’une confusion postmoderne, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2010, p. 33. Cette remarque d’Arnaud Schmitt sur l’autobiographie fictionnelle peut être appliquée, à mon sens, à l’ensemble des genres fictionnels, dès lors qu’elle définit bien l’une des spécificités linguistiques fondamentales du discours fictionnel. 12. « Mon hypothèse est que la fiction n’a qu’une seule fonction immanente, et que cette fonction est d’ordre esthétique. Si tel est le cas, la question de savoir de quel type est le plaisir provoqué par la mimésis a trouvé sa réponse : il s’agit de la satisfaction esthétique. » J.-M. Schaeffer, p. 327. 13. Aristote, Politique, I, 2, 1253a 14. C’est parce qu’il doit négocier ses intérêts personnels avec ceux de ses semblables que l’homme est contraint, avant d’entreprendre quoi que ce soit, de calculer quels sont les avantages et les inconvénients qui pourraient s’ensuivre pour lui et pour les autres : c’est la nécessité même d’accorder son action à l’intérêt général de la communauté à laquelle il appartient qui a permis à l’homme grec d’élaborer les catégories culturelles qui constituent, aujourd’hui encore, le noyau fondamental de la plupart des civilisations occidentales : la notion de raison (qui signifie étymologiquement « calcul »), de justice comme dialectique entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, de proportion comme rapport entre une partie et le tout, de métron, comme critère d’évaluation universel. 15. On sait que Racine avait écrit en marge de son exemplaire de la Poétique d’Aristote que la tragédie, « excitant la terreur et la pitié, purge et tempère ces sortes de passions. C’est-à-dire qu’en mouvant ces passions elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif et de vicieux et les ramène à un état de modération conforme à la raison », cité par J. Brun, Aristote et le Lycée, Paris, PUF, 2004, p. 117. 16. Voir, à ce sujet, l’entrée « passion » de L’Encyclopédie de la philosophie, Librairie Générale française, 2002, pp. 1217-1219. 17. Le couple action/passion constitue l’une des dix catégories que distinguait Aristote, dans son traité des Catégories : la passion est le prédicat complémentaire de l’action et correspond à l’état d’une chose qui subit l’action d’une autre. Cf. Aristote, Catégories, 9, 11b. 18. Aristote, Métaphysique, livre Delta, 1022b, 15. 19. Ibid, livre Delta, 1022b, 15 (c’est moi qui souligne). 20. « Pour marquer le plus haut degré de conscience et d’engagement du sujet dans l’action, Aristote forge un concept nouveau ; à cet effet il utilise le terme de proaíresis, d’emploi rare et de sens jusqu’alors indécis, en lui conférant, dans le cadre de son système, une valeur technique précise. La proaíresis, c’est l’action sous sa forme de décision, privilège exclusif de l’homme, en tant qu’être doué de raison, par opposition aux enfants et aux bêtes qui en sont privés. (…) Si donc toute décision (proaíresis) est un acte exécuté de plein gré (hékón), par contre « ce qu’on fait de plein gré n’est pas toujours l’objet d’une décision ». Ainsi quand on agit par convoitise (epithumía), c’est-à-dire par attrait du plaisir, ou par emportement (thumós) sans prendre le temps de la réflexion, on le fait bien de plein gré (hékón), mais non par décision (proaíresis). », J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquel, Mythes et tragédie en Grèce ancienne, vol. I, Paris, Editions La Découverte & Syros, 2001, p. 49. 21. Thomas d’Aquin, Physique d’Aristote : Commentaire de Thomas d’Aquin, Tome 1, trad. par G.-F. Delaporte, L’Harmattan, 2008, p. 186. 22. Telles ne sont pas les choses que l’on accomplit involontairement sans que l’on soit en mesure de décider de ne pas les accomplir (comme le sont les choses accomplies par force majeure ou par ignorance, du fait que, dans ces cas, leur cause est en dehors de l’agent lui-même). « Une chose faite par force majeure est celle dont la cause est extérieure, et de telle nature que l’être qui agit ou qui souffre ne contribue en rien à cette cause », Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. de J. Barthélemy Saint-Hilaire, revue par A. Gomez-Muller, Librairie Générale Française, 1992, p 106.

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23. Elles sont notamment le principe qui neutralise le penchant humain pour l’agir rationnel dont la manifestation est, sur le plan de la praxis, est la proairesis (la décision réfléchie) et, sur le plan de l’éthos, la phronésis (la prudence). 24. Dans le Dizionario delle religioni de G. Filoramo (dir.), à l’entrée « Mythos vs lógos », on parle d’« esorcismo delle crisi » pour caractériser la fonction des mythes, ceux-ci étant utilisés pour expulser les calamités, les épidémies, les guerres qui menaçaient la communauté dans un temps et un espace éloignés du temps et de l’espace présent. Cf. G. Filoramo (dir.), Dizionario delle religioni, Torino, Einaudi, 1993, p. 512. 25. « … la tragédie grecque ne cesse de désigner par-delà l’homme, des forces divines ou abstraites qui décident de son sort et décident sans appel. Ce peut être Zeus souverain, ou bien les dieux, ou encore, avec un beau terme neutre et mystérieux, le daimôn, ou le divin. ce peut être aussi le destin, la Moïra, ou bien la nécessité. Et le chœur ne manque pas de désigner à chaque instant l’action de ces forces surhumaines » J. de Romilly, La tragédie grecque, Presses Universitaires de France, 2002, p. 169. 26. Même s’il ne compte pas parmi les spécialistes les plus connus de l’antiquité grecque, les pages qu’Edgar Morin consacre, dans L’Esprit du temps, à la description des fonctions sociales de la tragédie sont, à mon sens, les pages les plus claires et les plus pénétrantes qui aient jamais été écrites par quelqu’un sur le sujet : « Parmi toutes les projections possibles, la plus significative est celle qui prend un caractère d’exorcisme, lorsqu’elle fixe le mal, la terreur, la fatalité sur des personnages en situation finalement voués à une mise à mort quasi sacrificielle. C’est-à-dire la tragédie. (…) Le sacrifice n’est pas seulement une offrande agréable aux esprits et aux dieux (…) c’est, dans certaines conditions, le transfert psychique sur une victime expiatoire des forces de mal, de malheur et de mort (comme dans le bouc émissaire du rite juif, substitut, du reste d’un sacrifice humain primitif) qu’exorcise le rite opératoire de la mise à mort. Le sacrifice d’un être innocent et pur – agneau mystique du christianisme, jeune vierge de la tragédie grecque – est ainsi doué des plus grandes vertus purificatrices. Et c’est bien ce mécanisme purificateur – catharsis – qu’Aristote décelait au cœur de la tragédie. », E. Morin, L’esprit du temps, Paris, Grasset, 1962, pp. 92-93. 27. Sur le lien de filiation entre la tragédie et les cérémonies religieuses de la Grèce antique, voir : P. Demont et A. Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Paris, le Livre de Poche, 1996, pp. 16-29. 28. « La Magie homéopathique repose sur l’association des idées par similitude. (…) La Magie homéopathique commet l’erreur de poser que tout ce qui est semblable est identique ». J.-G. Frazer, Le Rameau d’Or, Paris, Laffont, 1981, p. 42. 29. L’enthousiasme, c’est-à-dire, littéralement, l’union du fidèle avec Dieu, était provoqué, dans certains cultes orgiastiques, afin du « purger » l’âme des fidèles. Voir, à ce sujet, le livre incontournable de J. Croissant, Aristote et les mystères, Liège, 1932. 30. Aucune chose, selon Aristote, ne deviendrait chaude ou froide, blanche ou noire, lourde ou légère, si la possibilité de ces changements n’était pas inscrite dans son être. 31. L’édition italienne du livre De Superman au Surhomme comporte un essai (non traduit en français) qui a pour titre : « I "Beati Paoli" e l’ideologia del romanzo "popolare" ». C’est ici qu’Eco parle de « paupérisation du schéma de la tragédie aristotélicienne » (« pauperizzazione dello schema della tragedia aristotelica »). Cf. U. Eco, Il superuomo di massa, Milano, Bompiani, 1998, p. 85. 32. Cf. U. Eco, « La Poétique et nous » dans De la littérature, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset, pp. 313-336. 33. U. Eco, De Superman au Surhomme, cit., 1993, p. 14 34. « Les mythes ont fourni la matière de la très grande majorité des tragédies de l’époque classique. Les pièces à sujet historique, la Prise de Milet et les Phéniciennes de Phrynichos, ou les Perses d’Eschyle ont été l’exception » P. Demont et A. Lebeau, op. cit., p. 79.

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35. Le lecteur d’un roman moderne sait parfaitement, en effet, que l’histoire qui lui est racontée est complètement imaginaire : il le sait parce que le roman ne cesse de le lui signifier, son invraisemblance patente est l’équivalent d’une injonction qu’on pourrait paraphraser ainsi : « je suis une œuvre imaginaire, tout ce que tu lis a été inventé de toutes pièces, tu n’as donc pas le droit d’y croire, puisqu’on n’a pas le droit de croire à ce qui n’est jamais arrivé et ne pourra jamais arriver ! ». 36. Le rapprochement de la fiction à la « rêverie » se retrouve déjà chez le philosophe italien Antonio Gramsci, dans une page célèbre de ses Cahiers de prison (citée, par ailleurs par U. Eco lui- même dans De Superman au Surhomme, cit., 1993). Cf. A. Gramsci, Letteratura e vita nazionale, Roma, Editori riuniti, 1971, p. 141. 37. Le revers de la médaille d’une fiction qui fonctionne désormais comme une rêverie est le sentiment d’appartenir à un monde figé, pétrifié, immuable, engendré une fois pour toutes et, surtout, n’admettant aucune réforme. 38. T. Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988. 39. Par « monde possible impossible », il faut entendre un monde qui défie trop ouvertement les paramètres d’après lesquels la société est disposée à admettre qu’un monde pourrait exister. La seule condition pour ne ressentir la moindre frustration face à la représentation d’un univers de ce type est la décision de renoncer à concevoir les actions qui s’y passent selon des paramètres différents de ceux qui informent l’agir humain observable dans le monde réel. Toute action qui s’écarte de celles que les prescriptions sociales rendent possibles est automatiquement considérée comme impossible et déversée dans l’univers de la fiction. 40. Cette vision naturaliste de la politique est particulièrement évidente chez Aristote. De lui, on a pu dire qu’il n’était pas un politologue qui imitait les biologistes, mais un biologiste qui s’intéressait à la politique. « Pour lui, l’examen des sociétés humaines n’est que le prolongement de l’étude des êtres vivants qui font l’objet des traités de sciences naturelles ». P. Louis, « Introduction à la Politique d’Aristote », dans La Politique, Paris, Hermann, 1996, p. XI. 41. L. Strauss, Pensées sur Machiavel. Paris, Payot, 1982. 42. E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Bordas, 1993, J.-G. Fichte, Discours à la nation allemande, Paris, Aubier, 1981, G.-W.-F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1998. 43. Il suffit de penser à l’accueil polémique qui a été réservé au livre de F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. 44. J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 327. 45. U. Eco, Le Pendule de Foucault, Grasset, Paris 1990, pp. 501-502.

ABSTRACTS

Cet article s’interroge, dans le sillage d’U. Eco, sur le destin paradoxal de ces œuvres imaginaires qui, tout en ayant été conçues et mises en circulation pour fonctionner comme des fictions sont à l’origine d’événements de portée historique (persécutions, révolutions) qui ont modifié le visage de la société. En raison du caractère « aberrant » de leur réception sociale, ces œuvres mettent en lumière le lien existant (mais, le plus souvent, méconnu) entre toute œuvre imaginaire et la dimension factuelle à l’intérieur de laquelle s’inscrivent les comportements réels par lesquels le public réagit aux stimulations imaginaires en provenance du monde de la littérature, du cinéma

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et du théâtre. Si la plupart des fictions exercent une influence inhibitoire sur l’agir social, en étouffant dans l’œuf les comportements incompatibles avec le système de valeurs dominantes (selon un principe qui était explicite dans la théorie antique de la fiction, mais auquel l’idéologie esthétique moderne a anesthésié la conscience du public d’aujourd’hui), les fictions étudiées dans le présent article opèrent d’une tout autre façon, en orientant l’agir social vers des objectifs dissonants par rapport au système de valeurs en vigueur. Simples objets de divertissement selon l’opinion courante, les fictions peuvent aussi fonctionner comme des mécanismes de dissimulation de croyances illicites, capables de fomenter des actions violentes et de faire voler en éclats l’unité sociale, telles des bombes à retardement, qui tictaquent inexorablement dans les viscères de la société, prêtes à exploser d’un moment à l’autre.

Questo articolo esamina, sulle orme di U. Eco, il destino paradossale di quelle opere immaginarie che, pur essendo state concepite e messe in circolazione per funzionare come finzioni sono all’origine di avvenimenti di portata storica (persecuzioni, rivoluzioni) che hanno modificato l’assetto della società. Proprio a causa del carattere “aberrante” della loro ricezione sociale, queste opere portano alla luce il legame esistente (ma, per lo più, misconosciuto) tra ogni opera immaginaria e la dimensione fattuale all’interno della quale si iscrivono i comportamenti reali con cui il pubblico reagisce agli stimoli immaginari provenienti dal mondo della letteratura, del cinema e del teatro. Se la maggior parte delle finzioni esercitano un’influenza inibitoria sull’agire sociale, soffocando in embrione i comportamenti incompatibili con il sistema di valori dominante (secondo un principio che era esplicito nella teoria antica della finzione, ma a cui l’ideologia estetica moderna ha anestetizzato la coscienza del pubblico di oggi), le finzioni studiate nel presente articolo operano in modo del tutto opposto, orientando l’agire sociale verso mete dissonanti rispetto al sistema di valori vigente. Innocui strumenti di svago secondo l’opinione corrente, le finzioni possono funzionare anche come meccanismi di dissimulazione di credenze illecite, capaci di fomentare azioni violente e di mandare in frantumi l’unità sociale, come bombe a orologeria che ticchettano inesorabili nelle viscere della società, pronte a esplodere da un momento all’altro.

INDEX

Mots-clés: Eco Umberto, passions, factualité, fiction, réel, fictif, Aristote, esthétique Chronological index: XXe siècle

AUTHOR

ALESSANDRO LEIDUAN Université de Toulon. Babel, 2649

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Le « roman national » de l’expédition Lewis et Clark Entre réinterprétation et réadaptation

Pierre-François Peirano

1 L’historien américain Bernard DeVoto avait déclaré, au début des années 1950 : « Avec l’expédition Lewis et Clark, on entendit, pour la première fois, parler de l’Ouest, des Etats-Unis par-delà les monts et plus loin que le soleil couchant, du territoire de l’Amérique de demain. Il n’y a jamais rien eu de semblable d’une telle qualité ou d’un tel retentissement1. ». Cette expédition, ordonnée par le président Thomas Jefferson en 1803 et composée d’une trentaine de soldats placés sous le commandement des capitaines Meriwether Lewis et William Clark, partit de Saint Louis en mai 1804 avec, pour principale mission, d’explorer les régions mal connues du Nord-Ouest et d’atteindre l’Océan Pacifique, afin de développer, à moyen terme, le commerce vers l’Asie2. Après un hiver passé parmi les Indiens Mandans, aux sources du Missouri, le « Corps de la Découverte », nom donné à l’expédition par Jefferson, traversa des régions inhospitalières et finit par atteindre le Pacifique en novembre 1805. Le retour prit moins de temps et, en septembre 1806, l’expédition revint à Saint Louis. Ce bref résumé mis à part, il convient également de dire qu’elle tomba dans un relatif oubli tout au long du XIXe siècle, principalement parce que Lewis et Clark n’avaient pas découvert le « Passage du Nord-Ouest », un fleuve légendaire et imaginaire s’écoulant paisiblement jusqu’au Pacifique – ils avaient, au contraire, contribué à prouver qu’il n’existait pas. Cependant, au début du XXe siècle, l’expédition connut un intérêt renouvelé et un sens précis lui fut conféré avec le recul – ou la distorsion – historique. Alors qu’elle se situait dans la continuité des grandes explorations scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, comme celles de Cook ou La Pérouse, elle fut interprétée comme un signe annonciateur de la Conquête de l’Ouest par la nation américaine – et, donc, greffée sur le cycle historique suivant. Le principal fait qui retint l’attention fut qu’elle avait atteint le Pacifique par voie de terre pour la première fois et, déjà, les tentatives de faire du Corps de la Découverte une geste nationale et de lui conférer une importance dans l’histoire des Etats-Unis s’apparentaient à une fiction, du moins une « mise en narration », comme le montrent ces lignes écrites sur une plaque

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commémorative de 1903, au pied d’un monument érigé à Portland, dans l’Etat de l’Oregon : Erigé par les citoyens de l’Oregon pour commémorer les hauts faits des capitaines Meriwether Lewis et William Clark, qui, sous l’égide de Thomas Jefferson, président des Etats-Unis, et avec ses encouragements, sont partis de Saint Louis le 14 mai 1804 et, au prix de nombreuses difficultés, ont pénétré le vaste territoire sauvage du continent jusqu’à l’Océan Pacifique, à l’embouchure du fleuve Columbia, et, en revenant, en septembre 1806, ont fait don d’un chemin au pionnier et du pays de l’Oregon à la nation3.

2 Cette tendance s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui et, dans ce travail, l’accent sera mis sur les formes les plus récentes de l’exaltation de l’expédition, particulièrement les œuvres ayant pour but de vulgariser le périple auprès d’un large public : les ouvrages transmettant une vision plutôt romancée, les films, les « docu-fictions », les bandes dessinées, voire quelques parodies. Les célébrations du bicentenaire, qui ont principalement consisté en des expositions, ne seront pas directement abordées. Dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui, les journaux tour à tour rédigés par Lewis et Clark au cours de leur périple constituent un élément capital, car ils restent à la base d’une oscillation entre fait et fiction révélant la nature du message transmis à travers ces œuvres et l’appréhension contemporaine de cet événement à la fois historique et mythique. Comme il y a un siècle, l’expédition Lewis et Clark est donc « réinterprétée » – dans le sens que sa lecture peut être faite à partir de différents points de vue – et « réadaptée » – dans le but de plaire à un plus large public, voire à un public spécifique, suivant le contexte. Ces deux notions sont donc liées et nécessaires à l’inscription continuelle de l’événement dans le « roman national » américain et, dans ce domaine, l’inspiration de plusieurs représentations antérieures devra également être mentionnée. Cet article se divise en trois parties. Tout d’abord, les différents points de vue présentés, menant à l’affirmation que la fiction, selon les cas, vient combler certains « vides » dans les faits et aide à relier les événements dans un but précis. Ensuite et, par voie de conséquence, la nouvelle appréhension de l’expédition sera examinée. Enfin, l’accent sera mis sur la nécessité de mêler fait et fiction, dans le but faire « remonter le temps » au lecteur ou au spectateur.

3 Depuis une dizaine d’années, de nombreux ouvrages relatant l’expédition ou la vie de l’un de ses membres – qu’il s’agisse de Lewis ou de Clark, mais également de Sacagawea, l’Amérindienne qui se joignit à l’expédition à partir de janvier 1805, voire de York, l’esclave de Clark qui prit part au voyage – ont fleuri et les différents points de vue présentés mènent à une interprétation différente de l’expédition et du sens qui lui est assigné. Tout d’abord, le point de vue « objectif », c’est-à-dire la volonté de comprendre le périple dans sa totalité en se concentrant sur les préparatifs, le périple et ses suites. Dans ce domaine, les deux ouvrages principaux sont Undaunted Courage: Meriwether Lewis, Thomas Jefferson and the Opening of the American West (1996), de Stephen E. Ambrose, et The Way to the Western Sea: Lewis and Clark across the Continent (1998), de David Lavender. Cependant, une telle volonté semble fondée sur le modèle même d’une œuvre de fiction (situation initiale – différentes péripéties – situation finale) et la narration reste centrée sur les personnages de Lewis et Clark, les deux commandants de l’expédition, et sur le rôle joué, en arrière-plan, par le président Jefferson, qui avait ordonné l’expédition. Le premier chapitre de The Way to the Western Sea commence par les lignes suivantes et le style de l’auteur annonce, déjà, le début d’une intrigue et d’une

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narration inspirée par des événements historiques, reflétant même les théories de Paul Veyne4 : La chance ! Pour le capitaine Meriwether Lewis, trésorier du Premier Régiment d’Infanterie de l’armée des Etats-Unis, elle lui sourit d’abord lorsqu’il arriva, de Detroit, aux quartiers généraux de son régiment, à Pittsburgh, après un voyage mouvementé, le 5 mars 1801, et trouva, dans son courrier, une lettre de Thomas Jefferson, récemment élu président des Etats-Unis5

4 D’autres ouvrages, au contraire, sont centrés sur d’autres personnages, comme Sacagawea ou York, et présentent une vision différente, proches de la réadaptation6. Deux « docu-fictions » consacrés à l’expédition ont également été tournés en 1997 et 2006 (Lewis and Clark: The Journey of the Corps of Discovery et Lewis and Clark: Great Journey West) et cet événement a même inspiré des bandes dessinées, voire des lectures parodiques : dans un épisode de la saison 15 des Simpson7, l’expédition est relatée par Marge Simpson – avec tous les risques que cela comporte, si l’on s’attache à la vérité historique, les connaissances du personnage en matière d’histoire se révélant souvent incomplètes. Cet événement reste relaté à partir de son propre point de vue et la dimension comique ressort ainsi davantage.

5 Ce bref aperçu montre que la fiction s’est réellement emparée de Lewis et Clark depuis plus de dix ans et qu’une variété d’exploitations et d’interprétations de cet événement restent possibles, car les Journaux eux-mêmes ne sont pas exhaustifs, occultent certains détails au profit d’autres et donnent une vision somme toute subjective des différentes péripéties. Cependant, le personnage de Sacagawea reste l’exemple même d’une fiction qui vient s’immiscer dans les faits historiques à proprement parler. Alors que les Journaux ne la mentionnaient qu’à quelques reprises – son rôle de traductrice auprès des nations amérindiennes était tout de même souligné, ainsi que son courage, lorsqu’elle empêcha une pirogue de sombrer et sauva même la cargaison8 –, elle fut, dès le début du XXe siècle, érigée en guide de l’expédition et devint bientôt son personnage le plus célébré. Cette tendance s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui : en 2009, près d’une statue érigée à Charlottesville, Virginie, en l’honneur de Lewis, Clark et Sacagawea, une plaque commémorative a été ajoutée, louant son courage et le rôle qu’elle a joué dans le dialogue entre les explorateurs et les nations amérindienne :

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6 « Sacagawea a rempli la fonction d’ambassadrice. […] Sa contribution aux hommes d’aujourd’hui et aux générations futures peut être définie comme un symbole d’unité et

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de paix pour toute l’humanité9. » Même dans les parodies, son importance ne se dément pas : dans l’épisode des Simpson, Lisa, la fille de la famille, joue Sacagawea et guide Lewis et Clark vers le Pacifique, tout en leur donnant de précieux conseils – entre autres, ne pas manger certains fruits toxiques.

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7 Dans une bande dessinée publiée sur Internet10,

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8 elle tient également une place centrale, énième illustration des rôles de médiatrice et de guide qui lui sont dorénavant assignés – de manière presque indiscutable, aux confins de l’Histoire et du mythe. En effet, Sacagawea aurait joué un rôle central dans le succès de l’expédition et cette lecture correspond aux lectures « romanesque » et

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« comique » de l’Histoire, telles qu’elles furent définies par l’historien américain Hayden White11 et résumées ainsi par Antoine Prost : Dans le type romanesque, l’histoire est celle d’un héros qui finit par triompher et faire triompher le bien sur le mal. Le type comique caractérise des histoires qui se terminent bien ; leur dénouement heureux réconcilie l’homme avec l’homme, avec le monde et avec la société. Dans le type tragique, il n’y a ni victoire d’un héros, ni réconciliation générale. […] Le type satirique montre l’homme captif de l’univers et non son maître ; le lecteur est frustré, car l’histoire et l’explication restent en suspens12.

9 Mais si, parallèlement, ce rôle de Sacagawea n’est plus sujet à débat, l’Histoire laisse la place au mythe et à une lecture plus superficielle des événements, pour reprendre la distinction établie par Roland Barthes : « En devenant forme, le sens éloigne sa contingence ; il se vide, il s’appauvrit ; l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre13. » Un autre argument semble jouer en faveur du mythe, car cet ensemble débouche sur une interprétation désormais largement répandue de l’expédition : celle d’un groupe d’hommes pacifiques. La description des relations avec les Amérindiens dans la bande dessinée et le docu-fiction réalisé en 2002 ne laisse aucune ambiguïté à ce sujet et l’inscription du Corps de la Découverte dans un récit historique orienté, voire idéalisé, a pour conséquence que les fréquentes tensions décrites dans les Journaux à l’occasion des rencontres avec les nations amérindiennes (à tel point qu’ils durent souvent tirer des coups de fusil en l’air pour les impressionner) sont désormais occultées.

10 Cette insertion de l’expédition Lewis et Clark dans une histoire idéalisée de la Frontière (“a feel-good Frontier history”, comme l’a affirmé l’historien Stephen Aron14) procède véritablement d’une fiction historique, mais le débat sur ce sujet est loin d’être clos, comme le montrent d’autres possibles appréhensions de l’événement.

11 Au-delà de cette vision idéalisée, la signification de l’expédition, telle qu’elle est également présentée au grand public, continue à osciller entre l’exploration et l’ expansion. La première notion tendrait à plus de vérité historique, tandis que la seconde continuerait à classer l’événement parmi les signes annonciateurs de l’expansion américaine – une caractéristique à l’œuvre depuis sa résurgence. Il est, d’ailleurs, à noter que cette vision expansionniste n’est pas en contradiction avec la vision idéalisée précédemment étudiée : celle-ci présente juste une expansion idéalisée, exempte de violence.

12 Pour revenir au débat qui fait l’objet de cette deuxième partie, les sous-titres des livres précédemment mentionnés restent explicites : The Way to the Western Sea semble mettre l’accent sur les visées expansionnistes des Etats-Unis à l’époque (historiquement discutables), tandis que le sous-titre, Lewis and Clark across the continent, penche plutôt du côté de l’exploration. Dans le cas d’Undaunted Courage, ce titre renvoie à une qualité propre aux explorateurs, tandis que Lewis, Jefferson and the Opening of the American West reflète encore d’hypothétiques volontés d’expansion. A bien y réfléchir, ces ouvrages en partie fictionnels atteignent tout de même une forme d’équilibre entre exploration et expansion, qui tendrait à se rapprocher de la vérité historique. Le même procédé est à l’œuvre dans les docu-fictions et l’introduction de celui réalisé en 2006 apporte de précieuses informations. Une lettre écrite par un membre de l’expédition est citée : « Je suis maintenant engagé dans un voyage vers l’Ouest, avec les capitaines Lewis et Clark, qui ont reçu l’ordre du président des Etats-Unis de se rendre à l’intérieur des terres

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d’Amérique du Nord. […] Si nous faisons de grandes découvertes, comme nous l’espérons, nous attendons de grandes récompenses de la part des Etats-Unis15. »

13 Cependant, l’expansionnisme reste bien sous-jacent, comme le montre le logo officiel des célébrations du bicentenaire.

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14 En forme de cercle, il peut aisément être comparé au cadran d’une boussole : les quatre points cardinaux, bien que n’étant pas nommés, y figurent, ainsi que les directions intermédiaires. Ce choix n’a rien que de très normal, car la boussole est, par essence, l’instrument qui permet de s’orienter. Dans le cercle central, qui occupe la plus grande partie du logo, les ondulations des bandes du drapeau américain, comme s’il flottait au vent en position horizontale, représentent les vagues de l’Océan Pacifique. Au-dessus, se découpent les sommets des Montagnes Rocheuses et, dans le firmament, brillent les étoiles des dix-sept Etats qui, en 1804, composaient les Etats-Unis. De part et d’autre, deux plumes, indissociables des costumes traditionnels amérindiens, se partagent la bande extérieure avec les mots Lewis & Clark et Bicentennial. Dans ce logo, exploration et expansion se retrouvent combinées : les montagnes évoquent la traversée de régions inhospitalières, dont on n’ignorait jusqu’à l’existence avant le périple accompli par le Corps de la Découverte. Elles font désormais partie de l’identité du territoire américain et sont indissociables du caractère pionnier de l’expédition. Quant aux plumes, elles rappellent les nombreuses nations amérindiennes rencontrées au cours du périple. Cependant, l’expansion et le nationalisme prennent le pas sur l’exploration. Les couleurs choisies, le bleu, le blanc et le rouge, sont celles du drapeau américain, tandis que les directions indiquées par la boussole semblent annoncer les intentions expansionnistes des Etats-Unis, dont la vocation – avec le recul, bien entendu – était de s’étendre à la totalité du continent américain.

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15 Il serait possible de soulever l’argument selon lequel ces célébrations avaient pour but de cimenter la nation américaine autour d’un événement consensuel à une époque encore marquée par le traumatisme de l’après-11-Septembre, mais le souci de vérité historique reste néanmoins présent dans les représentations les plus récentes. Dans la bande dessinée, une vignette est directement inspirée de Lewis and Clark in the Bitterroots (1967), du peintre John F. Clymer,

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16 qui s’était toujours fidèlement inspiré du texte des Journaux pour ses représentations de l’expédition, comme le montre, pour ce tableau, l’entrée du 16 juin 1806, rédigée par Clark : La quantité de neige s’est tellement accrue que, ce soir, la plus grande partie de notre trajet a été effectuée sous la neige, qui est devenue suffisamment ferme pour supporter nos chevaux. Autrement, il aurait été impossible pour nous de continuer, car il y en avait de très grandes quantités à certains endroits, d’une hauteur de huit ou dix pieds. Nous avons éprouvé beaucoup de difficultés à trouver notre chemin, car il était très fréquemment couvert de neige.16

17 Néanmoins, le but ultime assigné à l’expédition reste très révélateur. Cette même bande dessinée se termine avec l’arrivée sur les rivages du Pacifique et le sentiment de joie déjà mentionné dans les Journaux (« Une grande joie dans le camp. Nous sommes en vue de l’Océan, cet immense Océan Pacifique que nous étions tellement impatients de voir »17) est restitué, même si la côte était battue par les vents, lorsque l’expédition l’atteignit. Les Simpson tournent cet épisode en ridicule – à moins que ce ne soit l’œuvre de Marge – et l’arrivée sur les rivages du Pacifique, qui devient un étang, est bien vite expédiée ; cependant, les explorateurs n’ont pas fait tout ce chemin pour rien, car Marge pense que, grâce à l’expédition, une pièce de un dollar à l’effigie de Sacagawea – effectivement frappée en l’an 2000 – a pu être créée.

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18 Le jugement de Marge est ainsi profondément influencé par l’histoire idéalisée précédemment étudiée. Déjà, en 1955, le seul film véritablement inspiré par l’expédition Lewis et Clark, Horizons lointains (The Far Horizons), présentait une vision romancée du périple et les deux capitaines en venaient même à se disputer les faveurs de Sacagawea. Cependant, le caractère géopolitique de l’expédition semblait primer, sans doute à cause de la Guerre Froide, et, lorsque l’expédition finit par atteindre l’Océan Pacifique, une cérémonie officielle se tient sur les falaises, au cours de laquelle le drapeau américain est hissé en haut d’un mât,

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19 tandis que Lewis déclame : « Je prends possession, pour les Etats-Unis d’Amérique, de toutes les terres que nous avons traversées, des Montagnes Rocheuses à l’Océan Pacifique18. » Cet événement, qui n’est aucunement relaté dans les Journaux, atteste des libertés prises avec l’Histoire. En effet, la région de l’Oregon fit l’objet, pendant la première moitié du XIXe siècle, de la convoitise des Américains, des Britanniques et des Russes et la souveraineté des Etats-Unis sur ce territoire ne fut officiellement reconnue qu’en juin 1846.

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20 Au-delà de ces exemples, il est intéressant de noter que, depuis quelques années, le retour de l’expédition est désormais représenté, correspondant à une nouvelle appréhension de celle-ci. En effet, depuis un siècle, les principales représentations s’attachaient à décrire un Corps de la Découverte en marche vers le Pacifique, son but ultime, comme si elles se désintéressaient de son sort par la suite. Encore une fois, cet événement illustrerait encore – avec le recul – la volonté d’expansion américaine. Désormais, la représentation du retour mène à penser que l’expédition est également considérée comme un voyage d’exploration à proprement parler : le retour à Saint Louis témoigne de son caractère héroïque et de son succès. Deux exemples en témoignent : Coming into Saint Louis, une toile de l’artiste Stanley Meltzoff, peinte en 2007 – laquelle s’inspire de passages des Journaux décrivant, en effet, la joie des habitants à la vue des explorateurs : « Les Français, aussi bien que les Américains, semblent exprimer un grand plaisir à nous voir revenir19 » – et la dernière illustration d’un livre pour enfants, My Name Is York, qui met l’accent sur ce personnage. Ce point permet d’assurer la transition avec la troisième partie, puisque cet ouvrage est plus intéressant qu’il n’y paraît et implique une véritable réadaptation de l’expédition en fonction du contexte, car la question de l’esclavage vient s’y greffer.

21 A travers cet exemple, le besoin d’introduire des éléments appartenant à la fiction, tels que la liaison établie entre différents événements – liaison parfois anachronique – et la mise en scène de ces mêmes événements, se fait jour. My Name Is York est révélateur de cela à plus d’un titre. Tout d’abord, York est présenté comme un esclave animé par le rêve de l’affranchissement : « York, un esclave noir appartenant au capitaine Clark, accompagnait son maître dans ce voyage. […] Comme tous les esclaves de par le monde, York rêvait de devenir un homme libre20. » Ensuite, il devient un symbole universel de réconciliation entre les ethnies. Une fillette amérindienne le tient par l’avant-bras pour caresser sa peau et, comprenant qu’ils sont frère et sœur, ils échangent un sourire amical. Mais l’illustration qui, sans conteste, est la plus chargée de symboles s’inspire d’un épisode au cours duquel Clark perdit sa boussole dans un rapide. Alors qu’il est entraîné par le courant, c’est York qui, resté sur la rive, lui tend une main secourable. Au centre de l’illustration, se détachant sur l’eau bouillonnante, la main de Clark s’apprête à saisir celle de son esclave noir, qui va lui sauver la vie. Or, la perte de la boussole, en juillet 1805, n’est pas mentionnée dans les Journaux et la présence de York est encore plus incertaine. L’auteur tire ainsi parti de ces incertitudes pour embellir le récit et rendre hommage à York, désormais considéré comme un héraut de la lutte pour l’abolition de l’esclavage. Ce parti pris, qui ne se fonde sur aucun fait historique, reste anachronique, comme si l’histoire de ce personnage était interprétée à la lumière des événements ultérieurs et du vote du Treizième Amendement à la Constitution Fédérale, le 6 décembre 1865, qui abolit l’esclavage sur le territoire des Etats-Unis. L’expédition Lewis et Clark apparaît, en fin de compte, comme un sujet « caméléon », qui pourrait s’adapter aux idées de différentes périodes : le fait qu’elle ait inspiré des livres pour enfants et des parodies prouve que ce périple constitue désormais un événement incontournable de l’histoire des Etats-Unis – de manière plus ou moins artificielle – et s’insère parfaitement dans le « roman national », car il renvoie à une époque où exploration et expansion se mêlaient. En cela, sa concomitance avec l’achat de la Louisiane, en 1803, pourrait avoir aidé à sa promotion, même si les deux événements ne sont pas directement liés21.

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22 La réalisation de docu-fictions semble également aller dans le sens d’une nouvelle appréhension des événements : si tous les efforts sont faits pour présenter l’événement dans son contexte, le choix de représenter certaines scènes ou de mettre l’accent sur tel ou tel événement fait à nouveau pencher la balance du côté de la fiction. L’introduction de celui de 2002 constitue, à nouveau, un bon exemple : tandis que les images d’une nature sauvage renvoient à l’exploration proprement dite et plongent le spectateur dans le contexte de l’époque, l’accent est mis sur le caractère épique de l’expédition et les efforts déployés par ses membres au cours de la remontée du Missouri, d’opérations de portage ou de descentes de rapides. Cependant, les commentaires en voix off mettent encore l’accent sur le caractère nationaliste de l’expédition et font même référence à des événements postérieurs (« ce qui, à l’époque, équivalait à un voyage sur la lune22 ») pour conserver l’équilibre précédemment cité et transmettre un message à un public aussi large que possible. Il est à noter que, dans les ouvrages aussi bien que dans ce docu-fiction, la présentation est similaire et fait pencher l’ensemble du côté de la fiction : à chaque fois, l’objectif à atteindre est expliqué, puis les personnages principaux sont successivement présentés. Lewis apparaît d’abord, présenté comme un coureur des bois, avant que Clark ne soit décrit comme un officier passionné de géographie. Il est même possible d’affirmer que ces œuvres commencent de la même manière qu’un film de guerre dans lequel une équipe d’hommes doit remplir un objectif précis ou qu’un western comme Les sept Mercenaires (1961), recrutés l’un après l’autre pour aller défendre un village de peones au Mexique. La structure de l’ensemble des œuvres étudiées dans cette intervention s’apparente à celle du story-telling et le but est de plonger le lecteur ou le spectateur dans un temps au-delà du fait et de la fiction : d’une part, s’en tenir strictement aux faits, sans savoir ce qui pourrait se passer après tel ou tel événement, reste extrêmement difficile avec le recul et il est nécessaire de savoir quels seront les principaux protagonistes de l’histoire qui sera relatée ; d’autre part, la fiction complète est évacuée par le souhait de se replonger, malgré tout, dans le contexte de l’époque.

23 Pour conclure, il convient de rappeler que l’expédition Lewis et Clark a, en effet, contribué à ouvrir de nouvelles « frontières », au sens propre comme au sens figuré. Les différentes appréhensions de cet événement témoignent de sa richesse aussi bien de la place qu’il a désormais acquise dans le « roman national » américain. La récente publication d’ouvrages destinés à un large public, ainsi que son traitement sur le mode de la parodie, sont propres à tout événement historique de premier plan – comme la bataille de Waterloo, par exemple, maintes fois relatée sur le mode épique par Stendhal ou Victor Hugo puis, un siècle plus tard, parodiée par René Goscinny et Albert Uderzo dans la bande dessinée Astérix chez les Belges. Malgré cela, le débat reste vivant : si Sacagawea a acquis une place presque mythique au panthéon des femmes amérindiennes, d’autres aspects de l’expédition restent toujours sujets à débat et d’autres livres, fruits, cette fois-ci, d’une recherche universitaire, ont récemment proposé d’autres regards sur ce périple et la publication de l’intégralité des Journaux en ligne par l’Université du Nebraska23 témoigne de l’intérêt croissant pour ce périple. Une telle étude dépasse, bien entendu, le strict cadre de cette intervention et l’étude de la place de l’expédition Lewis et Clark dans le « roman national » américain serait également enrichie par les allusions de nombreux hommes politiques. Au début des années 2000, comme dans le « docu-fiction », le président George W. Bush avait cité Lewis et Clark à l’occasion d’un discours sur la conquête de l’espace24, preuve que le Corps de la Découverte symbolise bien un certain « génie » américain.

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BIBLIOGRAPHY

Bibliographie

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Sturges, J. (1961). Les sept Mercenaires (The Magnificent Seven).

Liens Internet.

Bande dessinée relatant le parcours de l’expédition Lewis et Clark :

Journaux de Lewis et Clark en ligne :

Discours du président George W. Bush, prononcé le 14 janvier 2004 :

NOTES

1. “[The Lewis and Clark Expedition] was the first report on the West, on the United States over the hill and beyond the sunset, on the province of the American future. There has never been

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another so excellent or so influential”. B. DeVoto, The Journals of Lewis and Clark. Boston-New York, The Houghton Mifflin Company, 1997. p. lx. 2. Les instructions données par le président Jefferson à Lewis, le 20 juin 1803, étaient explicites : “The object of your mission is to explore the Missouri river, & such principal stream of it, as, by it’s (sic) course & communication with the waters of the Pacific Ocean, may offer the most direct & practicable water communication across this continent, for the purposes of commerce” M. D. Peterson, (dir.), Thomas Jefferson: Writings, New York, The Library of America, 1984, p. 1127. 3. “Erected by the citizens of Orgon (sic) to commemorate the achievements of Captains Meriwether Lewis and William Clark, who, with the encouragement and direction of the President of the United States, Thomas Jefferson, started from Saint Louis May 14, 1804 and, through many hardships, penetrated the vast continental wilderness to the Pacific Ocean at the mouth of the Columbia River and returning September 1806 gave to the pioneer a pathway and to the nation the Oregon country.” 4. « L’histoire […] demeure fondamentalement un récit et ce qu’on nomme explication n’est guère que la manière qu’a le récit de s’organiser en une intrigue compréhensible » P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, 1971, p. 123. 5. “Luck ! It began for Captain Meriwether Lewis, paymaster of the First Infantry Regiment, United States Army, when he reached his regimental headquarters in Pittsburgh on March 5, 1801, after a rough trip from Detroit, and found in his mail a letter from Thomas Jefferson, recently elected president of the United States”. D. Lavender, The Way To the Western Sea: Lewis and Clark Across the Continent, Lincoln, University of Nebraska Press, 1998, p. 1. 6. Il est possible de citer, entre autres, Bird Woman: Sacagawea’s Own Story (1999), de James Willard Schultz, Path to the Pacific: The Story of Sacagawea (2007), de Neta Lohnes Frazier ou, encore, My Name Is York (1997), d’Elizabeth Van Steenwyk, un livre pour enfants qui sera également étudié dans cet article. 7. Les Simpson, saison 15, épisode 11 : En Marge de l’Histoire (Margical History Tour). 8. Cet épisode est relaté par Lewis dans les entrées des 14 et 16 mai 1805 et les lignes suivantes louent l’attitude de Sacagawea : « la femme indienne, à laquelle j’attribue autant de courage et de détermination qu’aux autres personnes qui se trouvaient à bord au moment de l’accident, a attrapé et sauvé la plupart des objets qui étaient tombés à l’eau » ("the Indian woman to whom I ascribe equal fortitude and resolution, with any person onboard at the time of the accedent (sic), caught and preserved most of the articles which were washed overboard." DeVoto, op. cit., p. 111. 9. “Sacajawea served as an ambassador. […] Her contribution to the people of today and to future generations can be identified as a symbol of unity and peace for all people.” 10. URL : http://www.chestercomix.com/blog/lewis-and-clark/ Consulté le 01/06/2014. 11. H. White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore- Londres, The Johns Hopkins University Press, 1973, pp. 133-264. 12. A. Prost, Douze Leçons sur l’histoire, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 258. 13. R. Barthes, Le mythe, aujourd’hui. Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 190. 14. S. Aron, The Afterlives of Lewis and Clark. The Best American History Essays 2007, New York, Palgrave-Macmillan, 2007, p. 72. 15. “I’m now on an expedition to the westward with Captain Lewis and Captain Clark, who were appointed by the President of the United States to go through the interior parts of North America. […] If we make great discoveries, as we expect, the United States has promised to make us great rewards” B. Neibaur, / National Geographic, Lewis and Clark: Great Journey West, 2006. 16. “the Snow has increased in quantity so much that the great part of our route this evening was over the Snow which has become sufficiently firm to bear our horses, otherwise it would have been impossible for us to proceed as it lay in immense masses in some places 8 or ten feet deep. We found much difficulty in finding the road, as it was sufficiently covered with snow”. DeVoto, op. cit., p. 403.

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17. “Great joy in camp we are in view of the Ocean, this great Pacific Ocean which we been so long anxious to See” Ibid., p. 279). 18. “I claim for the United States of America all the land we have traveled, from the Rocky Mountains to the Pacific Ocean.” 19. “Both French and Americans seem to express great pleasure at our return”. DeVoto, op. cit., p. 476. 20. “York, a black slave belonging to Captain Clark, accompanied his owner on the trip. […] Like all slaves everywhere, York dreamed of being a free man” E. Van Steenwyk, My Name Is York, Phoenix, Rising Moon, Flagstaff., 1997, p. 1. 21. En effet, une lecture modifiée par le recul historique aurait tendance à associer ces deux événements, mais avant le lancement de l’expédition Lewis et Clark, Thomas Jefferson avait déjà eu le projet de confier à un homme ou à un groupe d’hommes la tâche d’explorer ces territoires mal connus. 22. “The expedition was, in its day, the equivalent to a journey to the moon.” 23. URL : http://lewisandclarkjournals.unl.edu/ (Consulté le 01/06/2014). 24. « Il y a deux siècles, Meriwether Lewis et William Clark quittèrent Saint Louis pour explorer les terres nouvellement acquises par l’achat de la Louisiane. Ils accomplirent ce voyage dans un esprit de découverte, pour prendre connaissance des possibilités offertes par ce vaste et nouveau territoire, ainsi que pour tracer un chemin que d’autres pourraient suivre » (“Two centuries ago, Meriwether Lewis and William Clark left Saint Louis to explore the new lands acquired in the Louisiana Purchase. They made that journey in the spirit of discovery, to learn the potential of vast new territory, and to chart a way for others to follow,” URL : http://history.nasa.gov/ Bush%20SEP.htm (Consulté le 01/06/2014). On remarque que le quarante-troisième président des Etats-Unis lie, lui aussi, l’expédition à l’achat de la Louisiane, alors que, d’un point de vue strictement historique, il apparaît contestable.

ABSTRACTS

This article deals with the most recent and innovative forms of the praise of the Lewis and Clark Expedition (1804-1806), a journey of exploration that was to become, over the decades, a founding myth of the United States. Various domains and examples – such as the lines written at the foot of commemorative statues, paintings, comic strips or “docufictions” – are used to give weight to the arguments, but the common point to those representations remains the need to relate this event in a fictional mode and, according to the reading of History adopted, to use it to precise aims. A “true-to-life novel” is thus crafted from mere facts and the Lewis and Clark Expedition, composed of military men, backwoodsmen, a slave and a few Native squaws, remains a perfect illustration of the various ways in which one can relate and read an event that fits into a national gest.

Dans cet article, les formes les plus récentes et les plus novatrices de l’exaltation de l’expédition Lewis et Clark (1804-1806), un voyage d’exploration qui devait devenir, au fil des décennies, un mythe fondateur des Etats-Unis, seront étudiées. Si des domaines aussi divers que les lignes écrites au bas de statues commémoratives, la peinture, la bande dessinée ou les « docu-fictions » sont abordés, le point commun entre ces représentations reste le besoin de relater cet événement sur le mode de la fiction et, suivant la lecture de l’Histoire adoptée, de l’utiliser à des fins

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précises. A partir de simples faits, un « roman vrai » s’élabore ainsi et l’expédition Lewis et Clark, composée de soldats, de coureurs des bois, d’un esclave et de quelques Amérindiennes, illustre à merveille les multiples façons de relater et d’interpréter un événement au service d’une geste nationale.

INDEX

Chronological index: XIXe siècle Mots-clés: expédition Lewis et Clark, mythe fondateur, fiction, écriture de l’Histoire, représentation

AUTHOR

PIERRE-FRANÇOIS PEIRANO LERMA (EA 853), Aix-Marseille Université

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« Quelque chose de moi en Europe centrale où le vent souffle en yiddish » (Régine Robin et la naissance du récit hybride)

Alexandre Prstojevic

1 Au-delà de l’opposition entre le factuel et le fictionnel : ce constat sonne comme un mot d’ordre. Celui d’une nouvelle littérature apparue en Occident depuis une trentaine d’années. Constituée d’ouvrages consacrés principalement à l’Histoire du siècle dernier – aux deux guerres mondiales et à la guerre d’Espagne –, cette littérature se distingue par une volonté affichée de produire une nouvelle narrativité située à l’intersection des sciences humaines et de la création romanesque proprement dite. Véritable phénomène éditorial dans certains pays (en Espagne et, dans une moindre mesure, en Pologne), elle présente des spécificités poétiques et thématiques si précises qu’il devient licite de se demander si on n’est pas en présence d’un nouveau et authentique (sous)genre littéraire auquel je donnerai le nom de récit hybride.

2 À défaut de pouvoir mener à bien son analyse exhaustive dans le cadre d’un seul article, je me propose d’établir ici son « acte de naissance ». Cela dans les deux sens que le mot nous permet d’entendre : une première analyse poussée d’un phénomène littéraire demeuré absent de l’horizon critique de son époque ; une étude programmatique de la première œuvre à présenter les principales caractéristiques du genre étudié. Cette œuvre-origine montre comment le rapport entre les faits historiques et la fiction est « géré » dans l’art contemporain, puisque, au-delà de la confrontation entre le réel et l’imaginaire qu’elle met en évidence, elle est révélatrice de la façon dont le roman met aujourd’hui en concurrence ou en collaboration – cela dépend du point de vue que l’on adopte – la création littéraire entendue dans le sens le plus usuel du terme : le récit fictionnel, romanesque ou fantastique – et les discours qui n’ont jamais été considérés par la tradition poétique occidentale comme de l’art stricto sensu, notamment la sociologie et l’historiographie.

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3 La présente réflexion se veut ainsi un retour critique sur la naissance d’un genre en phase avec le régime d’historicité mis en place depuis plus d’un quart de siècle – ce que jadis on appelait vaguement « l’air du temps » ou « époque » : la manière qu’a l’homme de sentir et de penser sa propre existence dans le temps à un moment donné de son évolution historique. Pour cette raison, elle est un reflet du métissage narratif sur lequel elle porte : menée par un spécialiste de la littérature du XXe siècle sur un sujet à la fois littéraire, historique et social, elle devient nécessairement un regard jeté par- dessus la barrière qui le sépare du champ cultivé par les historiens sur la text(ur)e culturelle d’un tournant du millénaire.

Le livre

4 Le Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre1, publié en 1979 aux éditions Complexe de Bruxelles par une jeune historienne française, Régine Robin, est construit autour de deux sujets emboîtés : la question de l’identité juive dans le monde d’après Auschwitz et la manière dont cette question peut être abordée dans une œuvre littéraire. Comme pour montrer la meilleure façon de le faire, Robin élabore dans Le Cheval blanc de Lénine un « genre » narratif innovant, fortement ancré dans la tradition de l’essai littéraire, dans la mesure où la pensée de l’auteur semble s’y développer au fil de l’écriture sans rencontrer d’obstacles ni suivre un plan rigoureux, un « genre » nouveau, situé entre autobiographie, récit historique, analyse sociologique et création romanesque. Cette instabilité formelle maintient de surcroît l’incertitude quant à la façon dont il se réfère au sujet puisque – on le verra ultérieurement – d’importants pans de narration fictionnelle sont insérés dans le récit documentaire, ce dernier constituant l’essentiel de l’ouvrage. Il ne fait pas de doute que cette oscillation entre fait et fiction a pour objectif de mettre à distance le sujet abordé – trop douloureux pour l’être exclusivement d’un point de vue intime –, mais aussi de démontrer, d’une manière plus générale et pour ainsi dire en acte, les limites structurelles de toute enquête historique.

5 L’architecture de l’ouvrage porte les traces de ces vecteurs de tensions dans la mesure où elle promeut à la fois le principe d’emboîtement thématique et le principe de dissémination narrative. L’essai autobiographique, ouvertement assumé comme tel, se réalise au cours d’une enquête sur le passé familial vite confondu avec celui du shtetl de Koluszyn en Pologne orientale dont la famille de Régine Robin est originaire. Ce retour imaginaire au shtetl aboutit à une réflexion sur la langue et la culture yiddish à la fin du siècle des camps. Cette articulation, on le voit, met l’accent sur le lien entre l’individuel et le collectif : l’auteure se conçoit et se raconte continûment à travers le prisme de l’histoire familiale qui, elle, est présentée comme illustration d’un destin juif. Individu, famille, village, peuple s’emboîtent et se soutiennent dans une forme de construction identitaire pyramidale reposant en dernière instance sur la mémoire du groupe. Cette organisation du propos désarticule néanmoins la structure globale de l’œuvre puisque Le Cheval blanc de Lénine est composé de quatre chapitres de nature, de contenu et de longueurs différents : « À l’ombre de Staligne », « La yiddishkeit », « Un discours éclaté », « La mémoire fiction ». De plus, au sein de chaque chapitre l’auteure fait de longues digressions qui égarent le lecteur, change de régime narratif, passe de l’autobiographie classique à la fiction romanesque, puis à l’enquête historique avant de glisser vers une réflexion académique sur les méthodes d’investigation en sciences

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sociales, cette dernière interrompue à son tour par des allusions au contexte idéologique dans lequel évoluait l’intelligentsia française des années 1970.

6 Cette structure à la fois lacunaire et morcelée se forme autour et à partir d’un sentiment d’évanescence qui, on le comprend au fil des pages, constitue une part importante – peut-être même essentielle – de l’identité de l’auteure. Raconter sa vie – projet apparent, pour ainsi dire génériquement définitoire, du livre – revient dès lors à retrouver ou du moins à enquêter à propos du premier chaînon d’une histoire familiale marquée par la persécution. Le lecteur qui tient aujourd’hui entre les mains Le Cheval blanc de Lénine ne peut s’empêcher d’y entendre, par un effet d’anticipation achronique typiquement bayardienne, les échos des réflexions que mènera Eva Hoffman au début des années 2000 sur la transmission de la mémoire de la Shoah dans les familles des rescapés : L’Holocauste, dans mes premières perceptions enfantines, était un passé profondément intériorisé, mais étrangement inconnu. Il est devenu courant de parler de la « mémoire » de la Shoah, en donnant à cette faculté une valeur morale, voire spirituelle. Mais il est important d’être précis. Nous qui sommes nés après n’en avons pas de souvenirs. Même à partir de ma proximité la plus intime, je n’ai pas pu former des « souvenirs » de l’Holocauste, ni m’approprier les souvenirs de mes parents. J’ai plutôt absorbé cette information originelle comme une sorte de fable émanant non pas tant d’un autre monde que du centre du cosmos : comme une légende énigmatique mais réelle. [...] En fait, c’est seulement en abordant ce sujet dans mon premier livre, Une vie entre les mots, que j’ai commencé à discerner, entre autres fils, celui de l’Holocauste dans mon histoire. Je portais en moi depuis toujours cette partie de mon passé psychique ; mais c’est seulement à ce moment-là, en y réfléchissant avec plus de recul pour la première fois, et grâce au processus éclairant de l’écriture, que ce savoir jadis vague et obscur m’est apparu comme une influence et un thème puissants dans ma vie. Jusqu’alors, il ne m’était jamais venu à l’esprit que j’étais le réceptacle d’un héritage historique, ni que sa teneur avait un sens et un poids qu’il me fallait admettre. Ma mémoire personnelle m’est alors apparue clairement liée à la grande histoire, et les dimensions pesantes de cet héritage sont devenues pleinement visibles2.

7 Bien que leurs dates de naissance se situent de part et d’autre de la ligne rouge de la guerre – Régine Robin est née à Paris en 1939, Eva Hoffman à Cracovie en 1945 – , fait chronologique qui, en dépit d’un négligeable écart de six années, aurait pu faire diverger leur perception de l’événement dans la mesure où la première fait partie de la génération qui l’a vécu tandis que l’autre, comme elle le précise dans son livre, n’en est que l’« héritière » -, leurs réflexions abordent la même question de la transmission, du savoir lacunaire, de l’identité abîmée, de la capacité à vivre dans un présent contemporain souriant en portant en soi la conscience permanente de la mort de ceux sur les traces desquels Régine Robin ira, comme des dizaines d’écrivains après elle, se recueillir lors de ses nombreux voyages en Europe centrale.

Preuves et imagination

8 Danilo Kis, dont l’œuvre entière est consacrée à l’histoire de la Shoah et du Goulag, évoquait, pour décrire son propre travail, l’image du cénotaphe : tombeau que les anciens élevaient à la mémoire de leurs morts dont les corps ne pouvaient être retrouvés. Il n’y a pas de doute que Le Cheval blanc de Lénine, rédigé par une auteure née en 1939 et qui de ce fait appartient à la génération de Danilo Kis (1935) et de Georges Perec (1936), s’inscrit dans une telle démarche éthique, à ceci près qu’il ne

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puise pas dans l’imagination romanesque la sève du réel, mais tente, dans une démarche diamétralement opposée – cette opposition étant, de fait, un leurre puisque Kis et Perec se fondaient radicalement sur l’archive historique –, de construire une œuvre transgénérique alliant la passion de la quête historique au besoin d’une expression intime, autobiographique et nécessairement romancée. La preuve matérielle à laquelle aboutissent Sablier de Kis et W ou le souvenir d’enfance de Perec – le document d’archive qui clôt les deux ouvrages et dont la fonction est de confirmer leur ancrage historique – se trouve à l’orée du texte de Robin. Alors que, chez ses illustres prédécesseurs, la fiction gravite vers l’archive historique qui couronne une construction narrative expérimentale, chez la jeune historienne française cette même archive constitue le point de départ d’une fiction qui s’affirme comme point d’aboutissement conceptuel d’une réflexion sur la Shoah et l’identité juive contemporaine (nous le verrons : les toutes dernières pages du Cheval blanc de Lénine sont composées d’une variation onirique sur la vie du shtetl).

9 À l’origine du récit, donc, l’extrait suivant de l’Encyclopedia Judaica : Les Allemands pénètrent à Kaluszyn le 11 septembre 1939 et quasi toute la population juive fut concentrée dans l’église principale et y resta pendant trois jours. Quelques centaines de Juifs se sortirent de la situation et parvinrent à rejoindre le territoire soviétique. En mars 1941, 1000 Juifs parvinrent à gagner Varsovie. En 1942, il faut compter 4000 Juifs à Kaluszyn. Le 25 septembre 1942, presque toute la population fut déportée à Treblinka. Le 28 septembre, un ghetto fut établi, ou camp de travail forcé pour les quelques centaines de Juifs qui ne furent pas déportés avec les autres. En novembre 1942 un autre groupe de Juifs de Minsk Mazowiecki fut déporté dans le ghetto de Kaluszyn. Ils furent tous exterminés en décembre 1942 quand le ghetto fut liquidé. » Et cette phrase comme un couteau : « La communauté juive ne fut pas reconstituée après la guerre.

10 L’autobiographie fragmentaire de Régine Robin se construit intégralement autour et à partir de cette absence à laquelle l’auteure tente de donner une voix au moyen d’un travail sans précédent sur la forme même du texte dont, sur le plan esthétique, la plasticité apparente double la quête initiale, la seconde et l’amplifie. Cet enchevêtrement de registres et de genres narratifs fait du Cheval blanc de Lénine un essai dans le sens fort de ce terme : une expérimentation des potentialités qu’offrent différentes techniques narratives à un moment charnière de l’histoire littéraire où, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en Occident, la parole du témoin, la réflexion de l’historien et l’imagination du romancier se croisent, entrent même par certains aspects en concurrence. Essentiellement, ce livre suggère de ne plus voir la persécution raciale seulement comme une donnée historique (la Seconde Guerre mondiale, la Shoah) mais aussi comme un fait mémoriel, social, éthique, psychologique, identitaire, c’est-à-dire de lui reconnaître la valeur d’héritage. Les convulsions de la forme qui accompagnent cette réflexion donneront d’ailleurs naissance aux deux grandes directions aujourd’hui clairement visibles dans la littérature « mémorielle » (notamment celle consacrée à la Shoah et à la guerre d’Espagne) : thématique, avec le motif de l’enquête socio-historique menée par la narratrice, d’un côté, et formelle, manifestée dans la fusion du récit fictionnel et du métadiscours postmoderne, d’un autre.

11 C’est ainsi que ce livre bref – publié la même décennie que Sablier et W ou le souvenir d’enfance – marque une prise de distance par rapport à la génération intermédiaire que Kis et Perec représentent, celle qui a vécu la guerre, mais qui était trop jeune pour pouvoir en livrer un témoignage cohérent. En lieu et place d’un retour à la Shoah –

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entreprise romanesque menée par ces auteurs, mais aussi par quelques autres nés immédiatement après la guerre, comme ce fut le cas pour Patrick Modiano –, Régine Robin effectue un retour à la pré-catastrophe, au shtetl mythique d’où semblent se dérouler tous les fils de l’identité ashkénaze. Le fait mérite qu’on s’y arrête : les écrivains de la Shoah n’ont pratiquement jamais interrogé la question de l’identité, certainement pas de manière aussi explicite (même un Danilo Kis ne s’y est pas essayé qui pourtant, en marge de ses œuvres de fiction, a écrit de mémorables passages sur l’identité, la religion et le nationalisme en Europe centrale, aussi bien qu’un bref et touchant « Extrait de naissance » dans lequel il parle précisément de ses origines mixtes), puisque, pour ces auteurs aussi bien que pour leurs aînés, l’identité juive était une évidence qui n’appelait aucun débat. À la place, c’est la persécution raciale qui s’imposait comme le sujet unique de leurs œuvres. Du point de vue chronologique, Le Cheval blanc de Lénine vient clore une période cruciale de l’histoire littéraire (1960-1980) marquée par la parution du Sang du ciel de Piotr Rawicz (1961), du Cirque de famille de Danilo Kis (1965-1972) et de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (1975), c’est-à-dire par la naissance de ce que l’on pourrait appeler « le romanesque de la Shoah », tout en se plaçant ouvertement en dehors de – peut-être même : en opposition par rapport à – cette évolution. Partageant avec certains de ces romanciers le même sentiment de perte, de déchirement, de positionnement limitrophe – être à la fois le témoin et l’héritier : témoin « partiel » et héritier « intégral » –, Régine Robin, avec son essai autobiographique, marque une manière de bifurcation dans l’évolution de la littérature contemporaine. En cette fin des années 1970, sa mise en marge volontaire semble trouver ses racines dans la pensée nord-américaine – ne l’oublions pas : Le Cheval blanc est rédigé à Montréal, ville qui apparaît significativement à plusieurs reprises dans le livre –, pensée qui, à ce moment, est déjà très clairement engagée dans ce que l’on appellera ultérieurement le postmodern(ism)e et qui contribuera à l’émergence d’une véritable « concurrence des mémoires » dans les années 2000. (Fait remarquable : c’est à la demande du gouvernement du Québec qu’un intellectuel français, Jean-François Lyotard, publiera la même année la « bible » du postmodernisme qu’est La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir.)

12 Le Cheval blanc de Lénine indique ainsi une autre direction que la réflexion juive sur la catastrophe peut prendre dans le dernier quart du XXe siècle, celle d’un coming-out identitaire dans un monde socialement de plus en plus fragmenté, un monde où cette fragmentation sociale, idéologique, ethnique devient à la fois un sujet d’étude et un mainstream politique soutenu par les élites. Alors que les œuvres de Kis et Perec étaient attachées au corpus – c’est-à-dire aussi, d’une certaine façon, au point de vue, qui leur permettait de maintenir une continuité des interrogations – d’un Primo Levi ou d’un Élie Wiesel, alors qu’elles se situaient, inébranlables et tenaces, toujours dans un cercle testimonial avec lequel ils dialoguent et qu’ils interrogent ne serait-ce qu’en raison de l’incapacité de leurs auteurs à porter le témoignage complet de ce qu’ils ont pourtant vécu dans leur chair, le livre de Régine Robin s’affirme et se situe déjà dans un post-testimonial des années 1980 en quoi il constitue une avancée radicale et un fait littéraire incontournable.

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L’identité contrainte

13 Mais cette originalité se paie d’un certain nombre de contraintes et d’antinomies. En premier lieu, la formulation, radicale et constante, d’une tension entre l’identité juive et la culture française telle qu’elle est véhiculée par l’école républicaine des années cinquante. À la dixième page du livre déjà – reprise d’ailleurs intégralement sur la quatrième de couverture comme pour souligner l’importance du propos –, cette France est identifiée à un cadre rigide qui confond, pour mieux (les) ignorer, les particularités individuelles : Mes parents se mouvaient dans la contradiction majeure des Juifs de cette génération : maintenir la judaïté, ce qui fait la différence, la langue, les coutumes, les fêtes, la culture à défaut de la religion, mais en même temps s’assimiler, être plus français que les Français. Tu apprendras à l’école comme les petits Algériens et les Noirs d’Afrique qu’ « il y a deux mille ans notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois ». Tu verseras des larmes lorsque Vercingétorix sera vaincu par César, lorsque Jeanne la sainte ayant malgré tout réussi à bouter les Anglais hors de France montera sur le bûcher ; tu frémiras lorsque du Moulin de Valmy naîtra une ère nouvelle et lorsque du haut de ces Pyramides quarante siècles nous contempleront. Toutes ces images d’Épinal intériorisées jusqu’à la moelle pour constituer l’éthos du Français. À l’époque pour les jeunes, c’était ou s’affirmer juif et partir en Israël, ou oublier d’être juif et rejoindre le grand combat universaliste, le combat pour la Révolution3.

14 Au fil des pages, le grief sera répété, amplifié. À propos de ses fréquents voyages en Europe centrale, de la ville de Prague, du yiddish et de Franz Kafka, Régine Robin évoque la « violence spécifique des langues » et « la graisse culturelle » (p. 64) dont elle « ne peut se défaire ». L’idiome dans lequel est rédigé Le Cheval blanc de Lénine – transmis précisément par l’école républicaine – est ainsi réduit au suif qui abîme l’être profond de l’auteure. C’est pourquoi l’œuvre de Robin peut être également lue comme une prise de position intellectuelle proche de celle défendue par les promoteurs des postcolonial studies, alors en plein essor aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon en général. À défaut d’être contestés, le sens et la fonction de la culture « dominante » sont ici implicitement interrogés. Le Cheval blanc de Lénine, qui retrace avec intelligence une recherche personnelle – mais ô combien symbolique pour toute une génération – de l’identité juive, est à lire comme une manière de « postcolonialisme » à la française.

15 Le confirme l’importance accordée à la question de la langue yiddish, véritable fil rouge de cette autobiographie analytique, qui joue dans ce livre un rôle conceptuel comparable à celui qu’ont joué, dans l’élaboration de la pensée postcoloniale, les langues des anciennes colonies britanniques longtemps ignorées de la métropole. « Miradors de la mémoire, écrit Régine Robin à propos du yiddish, barbelés où s’accrochent les cohérences imaginaires, trébuchent des mots brûlés, gazés, des mots cendres, des mots tortures, appel des traces » (p. 64). Langue muette, idiome en disparition charriant la conscience d’une culture millénaire, le yiddish est ce signe des origines qui résiste à la culture d’adoption, cette dernière pourtant – telle est la complexité de la situation – faisant aussi partie de l’identité de l’auteure. Mais ce qui différencie la pensée de Robin de tout ce que l’on a pu lire sous la plume des postmodernes a trait à l’unicité socio-historique de l’événement qui marque fondamentalement son livre : le yiddish renvoie à la Shoah, puisque sa disparition actuelle est la conséquence directe, mais différée dans le temps, de la destruction des

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Juifs d’Europe, fait historique fondamental pour la compréhension à la fois de la situation de l’auteur et de ses interrogations identitaires.

16 Une autre opposition structurante se dessine aussitôt entre l’historienne et l’écrivain. La troisième partie du Cheval blanc de Lénine, intitulée « Le discours éclaté », commence par l’évocation des cinq années que Régine Robin a passées à étudier les archives de la Côte-d’Or. Ancienne élève de l’École normale supérieure, licenciée puis agrégée d’histoire, future professeure à l’Université Paris-X et à l’Université du Québec à Montréal, elle y prépare, en ce début des années soixante, sa maîtrise consacrée à la société française à l’époque de la Révolution. Le temps est à l’étude. Les questions identitaires semblent loin. À la place, c’est le sentiment de maîtrise intellectuelle qui domine, alimenté par la réflexion sur la méthode, l’organisation, la structure, la règle régissant le travail de l’historien. Il y avait aussi une autre sorte de plaisir, celui de l’élaboration, de la construction. Peu à peu se mettaient en place des groupes sociaux, des courbes de prix, des évolutions, des ruptures, des rythmes. Tout un morceau du vieux terroir revivait ainsi avec sa centaine de villages, son tissu rural, ses curés parfois jansénistes, ses laboureurs et ses manouvriers, ses hauts et puissants seigneurs. S’animaient enfin les villes frileuses, léthargiques, à la bourgeoisie déjà rancie, au peuple besogneux. Tout un monde de gagne-petit à restituer. Le passé n’était plus ce gouffre inconnu s’en allant à vau-l’eau, il pouvait être reconstruit, restitué. Moi qui n’avais pas d’ancêtres, pas de racines, pas de glèbe au bout de mes souliers, pas de colline inspirée où l’esprit pût souffler, j’avais enfin à moi ce coin de Bourgogne dont j’étais la magicienne. Je pouvais le faire naître et disparaître à volonté, nul ne pouvait me le prendre, j’en étais, comme autrefois les robins au Parlement, maître et possesseur. J’allais voir mes villages, j’allais déambuler le long des routes comme sous l’Ancien Régime les seigneurs faisaient la tournée de leurs fiefs. Lorsque tel village, telle ville faisaient parler d’eux dans les journaux, j’étais à l’affût. Je disais : « Mais c’est mon baillage ! » Bref, j’étais puissamment installée sur mes terres et je ne craignais aucune adversité. Tout cela était rassurant. De tout ce travail, de tout ce plaisir, de ces plaisirs mêlés allait sortir un livre avec mon nom sur la couverture. Le dernier plaisir enfin, celui de la Maîtrise. Non seulement le passé pouvait être reconstruit, mais pensé4.

17 L’historienne est du côté de la France aussi bien par le sujet qu’elle choisit – l’époque étudiée et la région sont à ce titre significatives – que par la façon dont elle l’aborde. Son analyse exacte, précise, sans émotion aboutit à un travail universitaire soigné. La jeune femme note, réfléchit, raisonne en scientifique, là où le narrateur du Cheval blanc de Lénine reste dans le registre de l’émotion et de l’incertitude référentielle. Le récit de l’historienne est structuré, « concentré ». Il reflète un ancrage, une appropriation de l’espace – c’est-à-dire aussi de son passé, de sa tradition – : la « francisation » de la jeune Rivka Ajzersztejn devenue Régine Robin ; le récit littéraire de l’écrivaine dans la force de l’âge qu’est Le Cheval blanc de Lénine, s’émiette, se désarticule, rend visible, par son apparence matérielle, la difficulté qu’elle éprouve à prendre le contrôle du sujet et à retourner au shtetl de ses origines.

18 La mise en regard, constante et assumée, de deux langues (le yiddish, le français) et de deux écritures (historiographie, fiction romanesque) avec l’éventail de questions identitaires que cela permet de déployer, révèle la prégnance littéraire du sujet. C’est-à- dire la nécessité qui a mené l’autobiographe à élaborer une forme esthétique en réponse aux questions posées sur le plan sociologique. Cette dialectique – inhérente à toute œuvre littéraire, mais portée ici au plus haut point de visibilité, transformée en véritable moteur de l’écriture et en sujet de l’œuvre – conduit Régine Robin à proposer

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des solutions formelles inédites pour l’époque : la fiction romanesque hybride et le métadiscours. Les deux sont en réalité une véritable sortie à la fois du modèle testimonial et du discours scientifique qui l’accompagne puisque le récit hybride se positionne en grande partie dans la sphère de l’imaginaire, tandis que le métadiscours opère par la mise à distance postmoderne de l’écriture savante.

19 Cette « mécanique combinée » pose ainsi, une nouvelle fois, la question du rôle de la fiction littéraire dans l’élaboration du savoir historique en recentrant la discussion sur la relation complexe qui s’établit entre la cognition et l’émotion. Relation complexe, mais hautement symbolique, rendue palpable grâce à l’exemple d’un document gardé dans les archives familiales que l’auteure ramène à la lumière du jour – comme on sort des entrailles de la terre une pièce archéologique – pour le discuter longuement dans le troisième chapitre congrûment intitulé « Un discours éclaté ». De fait, l’extrait de l’acte de naissance de son père, Szmul Ajzerstejn, né à Kaluszyn en 1904, est soumis à une lecture croisée qui aboutit à une vision « éclatée », kaléidoscopique de ce qui, dans le récit de Régine Robin, finit par devenir la métaphore du document historique. D’un côté le récit de l’historienne avec ses aspirations scientifiques, de l’autre côté le récit intime – autobiographique ou romanesque –, modèle d’un autre type de connaissance fondé sur la sensibilité et la compassion. Deux visions, donc, marquées par des points aveugles différents, qui se croisent et se recoupent, se soutiennent parfois, dans une même recherche de la réalité révolue.

L’archive et la quête

Extrait d’acte de naissance, traduit du Russe et du Polonais – n° 275. Ceci a eu lieu dans la ville de Kaluszyn, le 5 novembre 1904 à 11 heures du matin. Szulim-Majer AJZERSZTEJN, musicien, âgé de 19 ans, habitant de la ville de Kaluszyn, personnellement connu, a comparu accompagné des témoins dont suivent les noms, et nous a présenté un enfant de sexe masculin, en déclarant qu’il était né dans la ville de Kaluszyn, le 29 octobre de l’année courante à 9 heures du matin, de son épouse légitime, Ita Dobrynski âgée de 20 ans. Cet enfant a reçu au cours du baptême sacré, le prénom de Szmul (suivent les noms des parrains). Lecture faite, cet acte a été signé par nous et les témoins (suivent les signatures). Certifié conforme à l’original se trouvant dans les Archives des Hypothèques du district de Minsk Mazowiecki, des actes d’État Civil de Kaluszyn, circonscription synagogale, pour l’année 1904. Que font les historiens en face d’un tel document ? Qu’aurais-je fait moi-même il y a encore cinq ou dix ans ? On ne fait pas grand- chose avec un seul document. L’Histoire est quantitative, elle pèse les grands nombres, le significatif, le typique. J’aurais regretté d’abord l’absence des noms des parrains et des signatures. Je me serais demandé ce que signifient ce mariage à 19 ans, à 20 ans pour Ita, la profession de musicien. J’aurais appris qu’il n’y avait pas d’État Civil en 1904, puisque le document a été établi bien postérieurement à partir de registres synagogaux qui à l’heure actuelle n’existent sans doute plus, que Kaluszyn appartient au district de Minsk Mazowiecki, ville nettement plus importante que Kaluszyn. La communauté juive y était établie au moins depuis le XVIIIe siècle […]5.

20 On le voit, l’extrait de naissance déclenche une réflexion métadiscursive sur le métier d’historien : les étapes que la narratrice aurait dû franchir progressivement si elle avait pris la décision d’étudier, à partir de ce document, la vie juive dans la Pologne des années 1900. Mais, sur le plan formel, cette réflexion est continûment menacée de délitement puisqu’une incertitude demeure quant au sujet réel du discours (la vie du père en particulier ou la méthode historique en général ?, la France d’aujourd’hui ou la

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Pologne d’hier ?) et au genre dont il relève (fiction littéraire, autobiographie intellectuelle ou ouvrage académique sur les pouvoirs et les limites de l’historiographie ?). Les implants fictionnels – passages romancés dans lesquels la narratrice laisse libre cours à son imagination – apparaissant à plusieurs reprises dans le récit viennent confirmer cette instabilité générique. Ils sont la réponse littéraire à l’impuissance scientifique puisqu’ils surgissent là où l’historienne se heurte aux limites de son métier, notamment en raison de son incapacité à traiter adéquatement la charge émotionnelle du document sur lequel elle travaille : « Pour moi, l’acte de naissance est d’une autre nature. C’est à peu près tout ce qu’il me reste de mon père, avec quelques lettres envoyées du stalag à ma mère ou à mon frère, quelques brouillons de conférences ou d’articles, quelques photos, un portefeuille de cuir et sa carte d’identité. Je palpe et palpe encore ce papier jauni. Le point de départ de destins possibles » (p. 74).

21 En effet, les lacunes de l’Histoire appellent le roman : inspirée par la lecture de l’extrait de naissance, Régine Robin élabore cinq récits différents – cinq scénarios imaginaires – retraçant les vies possibles de la famille Ajzersztejn. La famille reste en Pologne : c’est le ghetto, puis la mort ; la famille part en France : c’est la vie réelle de l’auteur ; les Ajzersztejn s’installent à New York : c’est une vie imaginaire que Régine Robin se plaît à décrire avec force détails ; ils prennent le chemin d’Israël : l’avenir est sans aspérités ; le père décide de s’installer, avec toute la famille, en URSS, l’on devine la fin. Les vies possibles s’enchaînent et s’emboîtent ainsi dans une tresse narrative qui n’a pas pour seule fonction d’être le support de la fantaisie romanesque, mais aussi de présenter les possibilités réelles d’émigration qui s’offraient à un moment historique précis à la communauté juive d’Europe centrale. Cinq vies rêvées en manière de tableau synoptique de la diaspora juive au XXe siècle, dont les ouvrages savants ont retracé dans le détail les espoirs déçus et les tragédies avérées. C’est dire que la recherche d’une filiation concrète aboutit une fois de plus au constat désenchanté d’une individualité impossible dans une Histoire marquée par le nombre et la masse.

22 Il ne faut pas s’étonner dès lors si la quête du passé se transforme en une fiction des origines, un roman familial qui « n’a pas de sens » puisqu’il « court entre les lignes de l’acte de naissance, se perd sans laisser de trace, ne se retrouve que sur le divan » (p. 78). L’allusion à la psychanalyse n’est pas fortuite. Quelques pages plus loin, est cité un extrait du Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J. B. Pontalis relatif à la définition du « roman familial ». Sa lecture nous informe qu’il s’agit des « fantasmes qui trouvent leur fondement dans le complexe d’Œdipe ». Le projet de l’écrivain – et pas seulement les rêvasseries d’enfance – se trouve ainsi réduit explicitement à une réaction psychologique, à un déséquilibre de l’âme. Il est identifié à un discours non fiable dont la structure feuilletée, composée de différents types de narrations – historiographique, théorique, romanesque, etc. –, ne parvient pas à lui procurer le statut de récit référentiel mais semble l’agréger davantage à la sphère artistique dominée par la production fictionnelle.

23 L’histoire familiale est un songe. L’auteure du Cheval blanc de Lénine ne pourra jamais retourner vers les temps révolus afin d’y rejoindre ses aïeux. Les voyages en Europe centrale et les recherches historiographiques ne lui permettront pas d’entrer dans la quatrième dimension : dans l’univers de Kaluszyn des années 1900. La tentative emblématique, située au tout début du livre, de brosser le tableau du shtetl, de s’y « projeter », aboutit à un arrêt de la narration, à un questionnement ouvert de la

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narratrice sur la possibilité objective de raconter le passé, à une incertitude littérairement productive qui relance le récit sur de nouvelles pistes toujours aussi incertaines mais qui s’ancre de ce fait stylistiquement dans le romanesque de Claude Simon – dans La Route des Flandres ou dans Les Géorgiques –, dans cette reprise aussi sinueuse que systématique des mêmes motifs qui sont régulièrement réinterrogés, réajustés, mis à distance critique, dédoublés dans un discours qui semble manquer d’assurance – de confiance dans le sujet autant que dans la langue qui l’exprime – et qui est, de ce fait, précisément évoquée par les théoriciens anglo-saxons comme exemple paradigmatique du postmodernisme en littérature6 : Kaluszyn, le shtetl. Une petite bourgade à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Varsovie, entre Vistule et Bug. Ruelles enchevêtrées, maisons basses, boutiques de bois aux devantures misérables. Non, je confonds avec le ghetto des grandes villes, le Josefov de Prague. Flash-back. Une petite bourgade à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Varsovie, entre Vistule et Bug. Quelques vilaines photos. La place du marché, la « Warshawa Gasse ». Pas de ruelles enchevêtrées. Une grande rue mal pavée en contrebas de trottoirs mal raccordés7.

La transparence de la langue

24 Dans la plus belle tradition du Nouveau Roman, une écriture hésitante se déploie sous les yeux du lecteur, ponctuée de questions qui reviennent comme le ressac pour interpeller celle qui pourrait bien être un Ulysse de la mémoire contemporaine, songeant aux rives de son Europe centrale qu’elle sait pourtant à jamais perdue. Claude Simon comme référence : évidemment ; mais Alain-Robbe Grillet aussi, de même que Jean Ricardou déclarant solennellement, huit ans avant la sortie du Cheval blanc de Lénine, que l’écriture d’une aventure sous la plume de jeunes révoltés s’est déjà transformée en aventure d’une écriture8. Mais surtout Georges Perec – à peine plus âgé que Régine Robin, partageant avec elle les mêmes origines et les mêmes inquiétudes politiques et identitaires – de son W ou le souvenir d’enfance, récit à contraintes, polymorphe, génériquement inclassable, alliant la mémoire intime, le respect des archives et la fantaisie romanesque, mais toujours gravitant autour d’un seul foyer d’attraction esthétique et moral qui donne sens et forme à son entreprise. Les références sont nombreuses et évidentes, même si elles peuvent surprendre dans la mesure où Régine Robin affiche à l’époque un désintérêt marqué pour la création romanesque, refusant de ce fait toute inscription dans l’histoire de la littérature nationale pour rester à sa lisière, dans un espace mal déterminé et pour cette raison précisément assez confortable, situé entre la fiction et la diction, entre la création romanesque avec ses traditions, ses courants et ses grands noms d’un côté et de l’autre côté l’écriture intime, plus factuelle mais déliée des contraintes poétiques strictes. Elles permettent de situer dans un contexte politique, esthétique, et générationnel le travail qui, les éléments sont trop évidents pour être niés aujourd’hui, lui doit beaucoup. En vérité, le rapprochement poétique avec le Nouveau Roman n’est pas sans fondement : ce mouvement qui a mis, de façon excessive certes, parfois même maniériste, l’accent sur la langue au détriment de l’action, de la psychologie, de la morale, bref de l’héritage humaniste au point que certains structuralistes en sont venus aujourd’hui à le regretter (mais ces regrets semblent bien tardifs et sans effet), a poussé la destruction du récit jusqu’aux limites ultimes, limites au-delà desquelles il est difficile de parler même d’une « création romanesque » ou du « discours » et dont il est aisé d’entendre l’écho

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entre les lignes disloquées du récit robinien : un récit qui refuse la continuité chronologique du roman traditionnel, ne se laisse pas entraîner dans les traces d’une réflexion strictement historiographique, ne se résume pas intégralement à l’autobiographie ; un récit composé de quatre grandes parties aux tonalités et aux contenus différents, mélangeant des registres habituellement inconciliables. Bref, un capharnaüm poétique pour une mémoire en déshérence. Bien entendu, il serait possible – licite même – de relever d’autres filiations, plus prégnantes qui remonteraient – je l’ai déjà mentionné – jusqu’au Sang du ciel (1961) de Piotr Rawicz et, par ce biais, à la modernité littéraire du début du siècle avec ses expérimentations poétiques radicales. Mais ce serait oublier la situation dans laquelle se trouvait toute une génération après la fin de la guerre et, ce faisant, les raisons pour ainsi dire inconscientes qui sous-tendent psychologiquement et intellectuellement le projet néo- romanesque et plus généralement structuraliste : précisément cet épuisement, après deux guerres mondiales, de la croyance dans les vertus de l’humanisme. D’où cet effacement radical du héros de l’univers romanesque chez Alain Robbe-Grillet, la disparition de son nom, de sa particularité physique, de son identité, de l’importance et du sens même de sa présence au monde. La fin de l’homme. La renaissance des choses.

25 À la place : l’aventure d’une écriture, donc. C’est-à-dire la mécanique du texte mise à nu. La vitrine qui offre au spectateur le loisir d’assister aux souffrances de la création : hésitations, doutes, méprises et repentances de l’auteur. À force de procédés, la quête du passé telle que l’historiographie l’a instituée et le roman historique imitée, basée sur les déclarations des survivants et les archives, racontée ensuite par un narrateur omniscient et digne de confiance, finit par être mise à distance. Chaque fois que le récit du Cheval blanc de Lénine semble réaliser une avancée sur le chemin du vrai, un contre- récit s’enclenche aussitôt pour mettre en doute sa teneur. Jusqu’à contester, à la toute fin du livre, le témoin principal de l’existence et de la vie de Kaluszyn, celui à qui ce livre est réellement dédié : le père de Régine Robin. Bref, mon père ne savait absolument rien de nos origines. Il répondait à mes questions en me faisant une sorte de récit mythique de l’Histoire des Juifs en général. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance, nous n’étions qu’un cas particulier. Tout cela aurait pu être possible. Nous avions, à l’image de Benjamin et de Senderl, sillonné toutes les routes de l’Europe centrale, du Rhin au Dniepr, de la mer Noire à la Baltique, connu les hivers doux de Crimée, la neige glacée des grands plaines du Centre, la brume des landes et des marais du Nord. Nous avions connu la persécution des Habsbourg, des Tzars et Tzarines de toutes les Russies, les partages de la Pologne. Quelque chose de moi en Europe centrale où le vent souffle en yiddish. J’ai dormi dans les toiles de Chagall, volant dans des ciels violets habités par des Babas à fichus et des violoneux verts en haillons9.

26 Le passé ne peut être restitué fidèlement. À la place, ce sont des réflexes narratifs – des lieux communs – qui s’imposent : la « carte postale » de l’Europe centrale ou la mythique Communauté qui efface l’authentique histoire familiale. D’autres voix – celles de la culture et de la mémoire collective – phagocytent le récit intime. Reste une œuvre à la structure éclatée, incertaine, composée des échecs de l’écriture et des commentaires que l’auteure en fait. Il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette dislocation narrative : à la différence du Nouveau Roman qui mettait en doute jusqu’à la capacité de la langue à exprimer congrûment la réalité des choses et du structuralisme qui, de la question de la transparence langagière, faisait le point essentiel de sa doctrine, l’entreprise de Régine Robin ne se heurte pas – par conséquent ne discute pas – au mutisme de la langue, à son opacité, à sa non-concordance avec le réel, mais

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bien à l’impossibilité (technique et factuelle) d’accéder réellement au passé que ce soit au moyen de la remémoration ou de la recherche dite scientifique. De fait, Le Cheval blanc de Lénine repose sur le constat d’une inaccessibilité radicale au passé, d’abord dans la mesure où celui qui constitue le chaînon crucial entre le présent français de l’auteure et l’histoire juive polonaise de la famille ne répond pas à cette exigence élémentaire de transmission filiale – « Mon père ne savait absolument rien de nos origines » –, ensuite parce que la recherche qui vient remplacer la parole vive du père-témoin aboutit à une fiction. Pour cette raison, la complexe stratégie narrative qui consiste à la fois à désarticuler le récit et à exposer ce processus de désarticulation au lecteur n’est pas un maniérisme, mais une réaction typiquement postmoderne au problème de la référence historique. En d’autres termes, ce qui est mis en cause, dans le livre de Régine Robin, n’est pas tant l’épaisseur de la parole, encore moins l’existence d’une réalité historique, mais la capacité humaine d’accéder, c’est-à-dire connaître, les temps révolus avec certitudes et preuves. Que cette problématique englobe en partie la question de la langue ne fait pas de doute. Le Cheval blanc de Lénine montre, simplement, qu’elle ne s’y résume pas entièrement. Autant dire que sur le plan littéraire, mais aussi intellectuel, ce livre est une évolution par rapport au cadre culturel dans lequel il apparaît puisqu’il reprend et développe le procédé esthétique qui consiste à décrire dans le texte de l’œuvre la manière dont celle-ci est élaborée afin de contester – et c’est la nouveauté principale de ce livre – les postulats élémentaires de l’historiographie et des genres intimes, sans pour autant se laisser enfermer dans la question de la transparence langagière rendue célèbre par les travaux de Michel Foucault et Jacques Derrida.

Le métadiscours ou la déconstruction du récit historique

27 L’importance que Régine Robin accorde à la méthode transparaît dans sa passion pour la citation savante et le métadiscours historiographique. De fait, tout au long de l’ouvrage elle évoque, cite ou commente les grandes œuvres de l’historiographie ou des sciences humaines. À propos de l’impossibilité de son père à raconter l’histoire de sa famille et de la confusion entre le récit mythique sur l’histoire des Juifs d’Europe centrale et celui – impossible – de sa propre famille, elle cherche du soutien dans le travail de H. Moniot, notamment dans son Histoire des peuples sans Histoire ; lorsqu’elle parle du « roman familial », on l’a déjà vu, elle cite Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis ; au moment où elle semble confrontée à un problème insoluble dans son propre récit – retour à la tradition ou son franc refus – elle puise dans le travail de Béatrice Picon-Vallin sur Le Théâtre juif soviétique pendant les années vingt. Son texte est truffé de citations et de références savantes qui composent un récit second, en contrepoint du premier, qui donne volume et plasticité à son œuvre. Cette métadiscursivité a pour effet de mettre à distance le sujet principal (la recherche identitaire, le coming-out), de le dépersonnaliser et le dépassionner. Ce discours installe Régine Robin dans le rôle confortable d’historienne, l’arme de la raison scientifique, alors même qu’elle est en train de gérer l’émotion et l’identité. C’est dire qu’il y a, dans ce livre, un usage particulier du métadiscours qui sert à la fois les fins cognitives et psychologiques, un rythme, une cadence et un balancement entre l’intime et le savant, entre le moi « identitaire » qui s’éveille et le « nous » neutre de l’historienne qui

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soupèse et compare, l’un éclairant l’autre, révélant plus crûment les absences et les impuissances de son double inversé.

28 Sur le plan générique, les références savantes ont pour effet de soustraire Le Cheval blanc de Lénine d’un genre littéraire auquel pourtant il devrait appartenir naturellement : celui des Mémoires ou des Confessions. De fait, l’intimité non dissimulée des propos est contrebalancée par le métadiscours qui empêche de voir dans ce livre un genre intime pur puisque l’écart qu’il présente sur le plan thématique par rapport à la tradition poétique entraîne aussi la dislocation de la forme, c’est-à-dire de la structure même du texte. C’est particulièrement visible dans la toute dernière partie du livre où le discours de l’auteure se transforme en un débat aux consonances universitaires touchant à la question de l’Histoire, de la mémoire et de l’identité. Sont cités pêle-mêle : Béatrice Picon-Vaillant, David H. Weinberg, Jean Pouillon, Barthélémy Armengual, François Gantheret, Michel Foucault, Pierre Nora, Richard Marienstras, J. Chesneaux, Jacques Rancière, etc. Le récit vogue entre différents exemples et sujets liés à la problématique identitaire, depuis la situation des Juifs pendant la révolution russe de 1917 à la question de la mémoire populaire dans le Brésil actuel ou la représentation cinématographique de la Seconde Guerre mondiale en France. L’on ne sait plus si ce recours constant à la référence savante a pour finalité de tenir le récit, de l’empêcher de se déliter, ou si, au contraire, il est la cause de son écroulement.

29 Ni récit intime pur, ni réflexion universitaires rigoureuse, encore moins fiction romanesque, la dernière partie du Cheval blanc de Lénine est une véritable défaite de la narration. Et si on peut y voir aujourd’hui, à plus de quarante ans de distance, l’exposition d’une nouvelle forme narrative – comparable à ce qu’a fait Piotr Rawicz dans le domaine du roman de la Shoah avec son Sang du ciel –, c’est seulement à la condition d’accepter de subir un effet d’optique qui nous laisse accroire que la destruction de la forme traditionnelle est un acte esthétique prémédité, ce que ne contestent d’ailleurs pas les dernières lignes de ce mémorable texte : ÉTRANGE CETTE COMPULSION À LA RÉFÉRENCE, À LA CITATION. Elle n’a plus affaire comme autrefois à une institution, à une nécessaire reconnaissance. Elle permet aux morceaux épars de moi-même de prendre cohérence quelque part, elle reconstruit une identité perdue – je m’accroche à ces pages, poèmes, extraits de romans, chansons, chroniques. Cette culture n’est pas morte ! étrange dénégation10 !

La fin ou la fiction (mal)heureuse

30 On le voit, l’intertextualité, l’autoréférence, la mise à nu des procédés littéraires, la critique de la méthode historiographique, le jeu avec les genres littéraires et la variation stylistique sont, dans Le Cheval blanc de Lénine, au service d’une recherche identitaire qui finit par se prendre elle-même pour le sujet principal de l’œuvre. C’est d’ailleurs la première marque du genre dont ce roman est l’œuvre fondatrice. Affirmer tout en réfutant, se concentrer sur le particulier en se laissant emporter par le général, croire le document en soulignant son manque d’authenticité : ce jeu logique aboutit à la formulation explicite d’une méthode de travail qui n’est certes pas unique dans le domaine de l’historiographie – Reinhart Koselleck ne soulignait-il pas l’apport décisif de la fiction à la recherche académique au XIXe siècle ? – mais reste assurément originale dans le domaine de l’écriture intime : « J’ai besoin [d’une information

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historique], mais elle ne me concerne que prise dans un travail dans et sur l’imaginaire, là où la fiction rejoint l’Historique en questionnant de nouvelle manière le référent11. »

31 La politique de l’écriture robinienne consiste ainsi à éloigner le récit savant de son objectif premier en l’exposant à la corrosion de la fiction. Cette démarche négative, néanmoins, ne signifie pas l’abandon définitif de l’idéal scientifique, mais son amendement littéraire. D’abord, l’imagination littéraire permet de poursuivre la réflexion historique même lorsque les sources fiables se mettent à manquer. En ce sens, elle est une spéculation raisonnable, un roman sérieux. Ensuite, la fiction dans l’œuvre de Régine Robin révèle l’imperfection structurelle de la recherche historiographique. Elle met en question sa solidité, la relativise, la discute, en fait un sujet de réflexion sans pour autant prétendre à la remplacer entièrement ni à contester sa légitimité. Car la fiction ne vient pas ici détruire l’histoire, mais proposer les possibles d’un récit avorté, les virtualités non réalisées, les scénarios parmi lesquels le lecteur est invité à choisir.

32 Ce passage du fait à la fiction s’accomplit une dernière fois, de façon radicale et emblématique, à la fin ultime du Cheval blanc de Lénine. Il convient de rappeler que Régine Robin insère au milieu de son récit – à la page 97 – deux feuillets contenant cinq photographies relatives à la vie de sa famille : une vue de la place du Vieux Marché à Kaluszyn au début du siècle, un panorama de la Warshawa Gasse de Kaluszyn avant la guerre, une photographie de groupe représentant six soldats mobilisés en 1939 parmi lesquels le père de Régine Robin, une photographie de famille datant de 1951, une vue de la rue Vilin à Belleville (sans datation). La quête du passé familial trouve dans ce cahier central une forme de réalisation, puisque tout ce que l’auteur expose dans son récit y est confirmé, matérialisé dans la fausse évidence du cliché photographique. Celui-ci est la preuve factuelle des assertions faites par Régine Robin à propos de son passé et l’illustration du récit dont les allures romanesques n’ont échappé à personne. Bien qu’elle puisse être mise au compte d’un désir naïf d’agrémenter son récit intime de quelques traces jaunies du passé qu’autrement on aurait cru rêvé, l’insertion de la photographie dans le corps de l’œuvre constitue un fait majeur du point de vue de l’histoire littéraire. Non parce qu’il s’agirait d’une première dans l’histoire de la littérature, mais parce que la fusion – en tout cas le dialogue, la tension – que l’auteur propose entre le texte et l’image – entre le récit imparfait du passé et la matérialité évidente de la preuve photographique – marque vraisemblablement le début de ce en quoi on peut voir, quarante ans plus tard, une véritable tradition : écriture hybride nourrie de matériaux documentaires disparates et réservant une large place à l’image dans sa double fonction de preuve et d’illustration, tradition dont les œuvres les plus connues sont Les Disparus de Daniel Mendelsohn, Une histoire familiale de la peur d’Agata Tuszynska, La Mémoire retrouvée d’Edmund de Waal, Hammerstein ou l’intransigeance de H. M. Enzensberger, Austerlitz de Sebald.

33 Dans l’œuvre de Régine Robin pourtant, la mise en évidence de la photographie ne joue pas le rôle d’un écran qui ferait passer une image du réel pour le réel même. Au contraire, le dialogue entre le texte et l’image consiste précisément à prévenir le lecteur contre l’illusion documentaire, à révéler les sources de la méprise, ou à commenter a posteriori la fausse transparence de la photographie. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, il y a peu de chances qu’un lecteur du Cheval blanc de Lénine prenne pour une évidence indiscutable les deux photographies de Kaluszyn tant Régine Robin a insisté, dans le corps de l’œuvre, sur leur manque d’authenticité : ces

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photographies seront plutôt vues comme l’illustration de l’effet « carte postale » dénoncé au début du livre.

34 Mais il y a plus. Le cahier central, qui semble confirmer l’ambition référentielle de l’auteur, entre en dialogue avec les toutes dernières lignes du Cheval blanc de Lénine. De fait, le dernier chapitre, intitulé significativement « La mémoire-fiction », s’achève par le récit imaginaire de la rencontre entre Rivka Ajzersztejn, sa sœur Anne et leur père présenté dans les atours d’un jeune cavalier blond aux yeux bleus guidant son peuple vers une liberté incertaine. Dans ce récit-rêve pourtant, le père ne reconnaît pas ses filles. « Attentif » et « affable », il se contente de donner aux trois personnages – Rivka, Anne, la narratrice – un portefeuille en leur intimant l’ordre de retourner au shtetl : « Lorsque vous aurez à nouveau traversé le Bug, que vous aurez marché vers l’ouest une demi-journée, vous vous arrêterez à un endroit que vous reconnaîtrez. Il y a trois pierres qui forment triangle. C’était autrefois l’entrée de Kaluszyn. Vous ouvrirez le portefeuille, il y a dedans un parchemin. Vous le lirez » (p. 141-142). Une fois parvenus à l’endroit indiqué, les trois personnages se rendent compte que le portefeuille est vide. L’histoire se termine ainsi sur la métaphore de la trace effacée, à savoir précisément là où elle a commencé. Dans un jeu littéraire devenu au cours des quarante dernières années un lieu éculé du roman postmoderne, cette fin – qui emprunte explicitement ses motifs à la tradition orale juive et plus largement centre-européenne – est contestée par les personnages qui se trouvent désormais impliqués dans une forme de métalepse (pour employer le vocabulaire de la narratologie), c’est-à-dire sortis de l’espace fictionnel et introduits dans l’atelier de l’artiste pour surveiller son travail et lui souffler le fin mot de l’histoire : – Ah non ! s’écria Rivka en sanglotant. Non. Pas cette fin. Je veux partir sur le cheval blanc. – Non, dit la narratrice, mais je veux bien recommencer12.

35 Le récit de la rencontre manquée entre le père et la fille est réécrit ainsi à trois reprises sans qu’une solution explicite soit trouvée sinon celle qui clôt le livre dans une pirouette déceptive reflétant le ton général de l’œuvre : – Ah non ! s’écria Rivka, c’est ambigu. – Te voilà reprise par ta monocémie galopante, dit la narratrice. Comme tu es pâle ! La sœur Anne a raison, allons prendre une bière chez Odradek. Je vais reprendre le texte, mais cette fois en yiddish. – Pourquoi en yiddish ? s’enquit la sœur Anne. – Parce que, comme le dit Singer, je crois que tous les nôtres un jour vont ressusciter et tous ces Juifs en sortant de leur tombe demanderont ce qu’il y a de nouveau à lire, et alors il leur faudra des textes en yiddish. La sœur Anne poussa la porte de chez Odradek en acquiesçant. Rivka, loin de son cheval blanc, sanglotait toujours. Quant à la narratrice. Quant à la narratrice. Quant à la narratrice. Quant à. On débarque. Presque sur une autre planète. On y perd son yiddish13.

36 On le voit : dans Le Cheval blanc de Lénine l’archive n’aboutit pas à la vraisemblance historiographique, mais à un éventail de scénarios romanesques dont la nature fabuleuse ne fait qu’ajouter à l’incertitude factuelle qui se trouvait à l’origine de l’écriture. Au lieu de mener à la réalité (ou à ce qui en tient lieu discursivement), l’archive principale – le cahier photographique – conduit à un aveu d’impuissance qui, tel est le paradoxe, constitue l’acte de naissance d’un genre littéraire nouveau. En même temps, il ne faut pas se méprendre sur le sens de ce dénouement inattendu : la triple répétition d’une importante portion de texte sans qu’un mot en soit modifié

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produit une forme de scansion, de rythme, de balancement hypnotique mimant le retour constant que l’auteure réalise dans Le Cheval blanc de Lénine sur un seul et même questionnement décliné, certes, sous des formes différentes. Elle montre la manière dont Régine Robin puise son inspiration dans la tradition orale, notamment le conte merveilleux, et ce faisant s’éloigne progressivement des concepts scientifiques clairement posés au début de l’ouvrage. Car, d’un projet de récit sur la France des années soixante-dix, sur une génération et un milieu particulier, l’écriture la mène d’abord dans une quête des racines, puis dans une réflexion métadiscursive sur le métier d’historien et en dernière instance à la fiction, mais chaque fois la fonction de cette fiction se trouve légèrement modifiée puisqu’elle est tour à tour : le moyen de critiquer la méthode historique, la solution recevable lorsque, par manque de documents sur lesquels il pourrait s’appuyer, le récit scientifique touche à ses limites, enfin, quand le coming-out identitaire tourne court, un radical recours au conte merveilleux comme réservoir des possibles historiques. À chaque stade, le modèle scientifique se trouve davantage repoussé au profit de l’imagination littéraire qui révèle les faiblesses du discours académique et offre un espace alternatif à la réalisation du roman familial.

Pour conclure : le récit hybride

37 Ni livre d’histoire ni autobiographie traditionnelle, encore moins fiction pure et certainement pas ouvrage théorique, Le Cheval blanc de Lénine est pourtant tout cela à la fois : une forme hybride faite à partir d’un ensemble de genres narratifs proches, mais clairement séparés. Ce qui réunit tous ces éléments ? L’enquête historique qui les exploite et les agence dans une structure discontinue dont l’une des principales fonctions est précisément de montrer au lecteur le processus de sa formation. Cette désacralisation de la narration, on l’a vu, va de pair dans l’œuvre de Robin avec une contestation du récit familial. La nature intime de la recherche – les raisons qui la motivent aussi bien que la tonalité qui marque ce livre – en fait un autre et très important élément de définition. La combinaison du scientifique et de l’intime dans Le Cheval blanc de Lénine annonce ce qui deviendra, à partir des années 1980, la marque la plus importante de cette littérature. En vérité, ce qui, dans le livre de 1979, reste uni – l’historiographie en tant que méthode scientifique, la recherche des racines, le coming- out identitaire en tant que démarche personnelle –, ce qui y reste uni, donc, puisque l’auteur est à la fois une historienne de formation et la première intéressée dans une affaire familiale, se trouvera par la suite souvent disjoint dans les œuvres des romanciers et journalistes espagnols travaillant sur la guerre civile qui a déchiré leur pays dans les années 1930 ou dans les ouvrages des écrivains d’origine juive revenant à la fin du siècle sur les traces centre-européennes de leurs aïeux. Le fait est crucial puisque c’est de l’inscription de ce genre nouveau dans la culture de son temps qu’il s’agit. Il ne servirait à rien d’en relever les propriétés poétiques si les enjeux symboliques en restaient obscurs. Le récit hybride, écrit par les descendants de ceux qui ont vécu des événements majeurs de l’Histoire européenne, a souvent pour objectifs de modifier notre conscience du temps et du passé commun, de revisiter le récit officiel du XXe siècle – ambition intellectuelle, politique et idéologique dont il ne faudrait pas mésestimer l’importance – afin de s’inscrire dans un agir social concret qui l’apparente ainsi à une forme de littérature engagée. La remarquable combinaison de recherche archivistique et d’expérimentation esthétique qui caractérise Le Cheval blanc de Lénine

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anticipe clairement cette filiation littéraire dont l’originalité réside précisément dans cette disposition nouvelle, dans ce « dosage » inédit des pratiques réalisé dans un moment particulier marqué, en Occident, par la fragmentation socioculturelle des sociétés, la montée des « mémoires » de groupes qui l’accompagne, la contestation des grands récits nationaux et le soupçon – justifié ou non – concernant la neutralité idéologique des institutions chargées de la transmission du savoir (école, institutions étatiques et culturelles, etc.). Le mélange et le recyclage typiquement postmodernes de poétiques canonisées produisent ainsi une nouvelle forme dont la fonction dépasse de loin les enjeux strictement littéraires. En dépit de ses atours faussement historiographiques, le récit hybride – enquête sur des personnes ou événements historiques avérés aux fortes tonalités intimes mêlant faits et fiction et exposant clairement le déroulement même de l’enquête dans le corps du texte – est tourné tout entier vers la personne de son auteur qui s’y expose et se commente avec franchise. Fondamentalement, il est le récit de soi de la génération venue à maturité intellectuelle à la fin du siècle dernier. Le dialogue ouvert avec l’historiographie qui marque ce type d’œuvres montre que celui qui part à la recherche des vies passées et des événements révolus se raconte plus qu’il ne raconte, que l’enquête sur l’hier est en réalité une tentative de comprendre l’absence de lendemain, une façon de se situer humainement et intellectuellement dans une chronologie rompue et, ce faisant, de recréer la tension disparue entre le passé et le futur. Pour cette raison, le récit hybride est le cardiogramme d’une humanité qui se cherche en se racontant, et qui, sans le vouloir, sans en avoir conscience, montre le lien profond que, dans une époque donnée, entretiennent le régime d’historicité et le système des genres littéraires.

NOTES

1. Régine Robin, Le Cheval blanc de Lénine ou l’histoire autre, Bruxelles, éditions Complexe, 1979. 2. Eva Hoffman, Après un tel savoir... La Shoah en héritage, Paris, Calmann-Lévy, 2005 (éd. originale : 2004), p. 22 et 12. Je permute à dessein l’ordre de ces deux extraits, plaçant celui de la page 12 avant le passage de la page 22. Cela offre une plus grande « lisibilité » aux propos d’Eva Hoffman, sans pour autant trahir l’idée essentielle de l’ouvrage. 3. R. Robin, op. cit., p. 21. 4. R. Robin, op. cit., pp. 50-51. 5. R. Robin, op. cit., p. 63. 6. F. Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Beaux-arts de Paris, 2007. 7. R. Robin, op. cit., p. 15. La narratrice se trouve dans le même état d’esprit lorsque, à la toute fin du livre, elle déclare : « Vais-je me laisser prendre au piège d’une nostalgie de pacotille et verser dans un passéisme mystificateur ? Ne pas embellir le shtetl. C’était laid, c’était sale, sans âme, triste à mourir, au bout du monde. Manès Sperber raconte dans ses romans et dans ses mémoires, à quel point il attendait les premières neiges, car seulement alors le shtetl transfiguré, devenait à ses yeux vivable. Tout le monde voulait partir. Sans penser à l’exil on visait la grande ville voisine ou encore la capitale. Habiter Varsovie. Non il ne s’agit pas de nostalgie fantasmatique, mais de

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manque. L’espace du yiddish s’est transformé en assemblées commémoratives de petits vieux perclus de rhumatismes. Les jeunes ne savent rien de la yiddishkeit. Plus personne, pour saisir au mors le cheval blanc de Lénine. Personne ou presque n’écrit, ne vit en yiddish. Aucune nostalgie dans ce constat de faillite d’une culture » (p. 116). 8. Cette figure littéraire est appelée chiasme : « Le Nouveau Roman n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture. » Jean Ricardou dans Pour une théorie du Nouveau Roman, essais, Seuil, collection « Tel Quel », Paris, 1971. 9. R. Robin, op. cit., p. 103. 10. R. Robin, op. cit., p. 134. Il convient pourtant de remarquer que Régine Robin semble justifier ici l’intertextualité en tant que procédé par rapport à un corpus d’œuvres « primaires » – textes essentiels de la culture yiddish – en négligeant le fait qu’un grand nombre de citations dans Le Cheval blanc de Lénine proviennent d’ouvrages scientifiques récents. Le choix de ce corpus « secondaire » – composé notamment des travaux des intellectuels français actifs dans les années 1960-1980, des ouvrages d’anthropologie, de sociologie ou d’histoire – produit un effet particulier, différent de celui obtenu par l’évocation du corpus yiddish. Deux mécanismes sont donc à l’œuvre simultanément dans Le Cheval blanc de Lénine : un ressourcement dans la culture juive de l’Europe centrale aujourd’hui disparue et une mise à distance « scientifique » de ce même sujet. Deux systèmes « référentiels » simultanément mis en œuvre aux effets diamétralement opposés, deux mécanismes s’associant à ce que Christophe Pomian appelait « marqueurs d’historicité » – c’est-à-dire ces éléments dans le récit qui renvoient au hors-texte, à la réalité matérielle ou à la « bibliothèque », ces références vérifiables, qui révèlent et assurent la nature scientifique du texte – deux types donc de « marqueurs d’historicité » d’apparence trompeusement similaire, mais de nature et de fonction profondément antinomiques que l’auteur se propose d’expliquer à ces lecteurs à la toute fin de l’ouvrage. Il ne serait donc pas inutile de se demander si cette explication n’est pas, elle aussi, au service d’une stratégie de l’écriture postmoderne qui déstabilise le lecteur plus qu’elle n’éclaire le fonctionnement de la « machine textuelle ». 11. Ibid., p. 80. 12. Ibid., p. 142. 13. Ibid., pp. 149-150.

ABSTRACTS

Dans notre article, nous menons une analyse formelle et thématique du Cheval blanc de Lénine ou l’histoire autre de Régine Robin publié en 1979 à Bruxelles, afin de montrer que cet ouvrage, génériquement situé entre le roman, l’autobiographie, l’enquête historique et analyse sociologique d’une génération, fonde selon toute vraisemblance un véritable (sous)genre littéraire que l’on pourrait désigner par le terme récit-hybride. La définition que nous y proposons est la suivante : « Le récit-hybride est une enquête sur des personnes ou événements historiques avérés aux fortes tonalités intimes mêlant faits et fiction et exposant clairement le déroulement même de l’enquête dans le corps du texte. ». De fait, le livre de Régine Robin est le premier ouvrage dans la littérature contemporaine à présenter toutes les caractéristiques qui marquent aujourd’hui un large pan de la littérature dite « mémorielle » européenne et nord-américaine consacrée à la Seconde Guerre mondiale et à la Guerre d’Espagne. Il montre de ce fait le lien

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profond que cette littérature entretient avec notre « régime d’historicité » (François Hartog) marqué par la résurgence des mémoires et la reconfiguration de l’espace intellectuel.

Il nostro articolo è un’analisi formale e tematica del libro Cheval blanc de Lénine ou l’histoire autre di Régine Robin, pubblicato nel 1979 a Bruxelles. L’obiettivo è di mostrare che quest’opera, ascrivibile a un genere a metà strada tra il romanzo, l’autobiografia, l’indagine storica e l’analisi sociologica di una generazione, segna probabilmente l’atto di nascita di un vero e proprio (sotto)genere letterario che potremmo chiamare racconto-ibrido. La definizione che proponiamo è la seguente: “il racconto-ibrido è un’indagine dai forti risvolti psicologici su persone o avvenimenti storici reali caratterizzata da un intreccio di realtà e finzione e dall’inserimento, nel corpo del testo, di una chiara esposizione dello svolgimento dell’indagine”. Il libro di Régine Robin è la prima opera della letteratura contemporanea a presentare tutte le caratteristiche che costituiscono oggi il filone della letteratura “memorialistica” europea e nordamericana, dedicata alla Seconda Guerra mondiale e alla Guerra di Spagna. Per questo motivo, il libro mette in luce il legame profondo che questa letteratura intrattiene con il nostro “regime di storicità” (François Hartog) segnato dal riaffiorare delle memorie e dalla riconfigurazione dello spazio intellettuale.

INDEX

Chronological index: XXIe siècle Mots-clés: récit-hybride, littérature mémorielle, témoignage, roman, Shoah, Histoire, mémoire historique en littérature

AUTHOR

ALEXANDRE PRSTOJEVIC INALCO (Paris) CRAL (CNRS / EHESS)

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Fictions du réel : le journalisme narratif

Nicolas Pélissier et Alexandre Eyriès

1 Depuis son apparition dans nos sociétés occidentales et son installation tumultueuse dans nos univers de référence et nos pratiques de consommation de biens culturels, le journalisme n’a eu de cesse d’étendre chaque jour un peu plus son champ de compétences, de repousser les frontières de son domaine d’expertise... au risque d’esquisser des rapprochements avec des domaines et des formes d’expressions connexes (la littérature au premier chef) et de s’aventurer sur des terrains sinon vierges du moins mal balisés.

2 C’est ainsi que, loin de se limiter à une simple retranscription des faits et des évènements authentifiés, le journalisme s’est progressivement assigné une mission supplémentaire : celle de raconter des histoires pour adoucir la description sèchement objective du réel. Pour en rendre compte avec transparence et fidélité, les journalistes ont néanmoins besoin de filtres qui viennent s’intercaler entre le réel et la représentation que l’on en donne. Ces filtres constituent « un contrepoint à la nudité et la crudité de la réalité1 ». Au même titre que les journalistes, les juristes savent parfaitement que les faits constituent une épreuve qui implique une préparation, un important effort d’habillage et de mise en scène. C’est cette nécessité de parer le réel des oripeaux de la fiction pour mieux le restituer qui constitue le vecteur à partir duquel s’est élaborée une forme spécifique de journalisme, le journalisme narratif, que nous proposons de définir comme une pratique d’écriture journalistique qui utilise consciemment et à dessein les ressources de la fiction pour analyser et interpréter des faits et les retransmettre dans un second temps à un public. Dans la lignée des travaux de Jean-Michel Adam sur le prototypage des différents types textuels et sur leur séquentialité2, Marc Lits amène à son tour un complément de définition en écrivant que « certains énoncés extraits du discours journalistique pourraient prendre la forme d’un type narratif lorsque les six critères suivants sont réunis : une succession d’événements, une unité thématique, des prédicats transformés (…), un procès (c’est-à-dire une action qui forme un tout, comprenant un début, un nœud et un dénouement), une causalité narrative qui excède l’enchaînement chronologique, une évaluation finale configurante3 ». Cette première phase

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définitionnelle appelle aussitôt un éclairage, car tout article de journalisme narratif induit un changement de paradigme dans les pratiques culturelles et dans les habitudes de consommation du lectorat. Celui-ci se retrouve en effet confronté à des modalités nouvelles de réception auxquelles il n’avait jamais, jusqu’alors, été confronté. Avec l’avènement du journalisme narratif, « le travail du lecteur ne se limite pas à suivre la succession des événements, à juxtaposer des séquences (…), mais à organiser les informations qu’il reçoit par un travail cognitif pour dégager un sens global4 ». Le journalisme narratif est un modèle journalistique particulier, produisant « des récits hybrides aux frontières du journalisme et de la littérature. Il se manifeste aujourd’hui dans la sphère journalistique francophone, où il s’inscrit en filiation avec le grand reportage tout en s’affichant comme inspiré du narrative journalism américain5 ». Par une contextualisation bienvenue, Marie Vanoost rappelle l’importance du phénomène du journalisme narratif dans l’univers anglo- saxon et donne à lire une définition américaine de ce phénomène, produite au cœur de l'Université Harvard : "the genre that takes the techniques of fiction and applies them to nonfiction. The narrative form requires deep and sophisticated reporting, an appreciation for storytelling, a departure from the structural conventions of daily news, and an imaginative use of language6".

3 Cette définition a le grand mérite de mettre l’accent sur l’utilisation de certaines techniques empruntées au récit littéraire dans le cadre des pratiques d’écriture journalistiques. Elle souligne aussi que l’exercice du journalisme narratif nécessite un long travail d’enquête préalable pour parvenir à la forme rendant le plus précisément compte de la réalité observée. Ce recours s’explique, du côté des journalistes, par un intérêt accru pour la pratique de la narration, par un goût avéré pour « l’art de raconter des histoires7 » que l’on désigne également sous l’appellation de storytelling, pratique à laquelle Christian Salmon a consacré, en 2007, un ouvrage qui a connu un grand succès éditorial et critique. Se lancer dans une telle forme de journalisme exige de se décentrer totalement des conventions habituelles de traitement et d’exploitation de l’information brute.

4 Le journalisme narratif repose, enfin, sur un travail approfondi sur le langage qui mobilise les ressources de l’imaginaire et de la culture de leur auteur. « Malgré les nuances, des constantes s’imposent donc : pour traiter d’un sujet réel, les auteurs mettent en place des démarches de reportage, puis utilisent des techniques littéraires lors de l’écriture, donnant ainsi à leur texte une portée qui tend à dépasser celle du journalisme« conventionnel8 ».

5 A la lumière de ce constat, nous proposons à notre tour d’inscrire le journalisme narratif dans une zone frontière, dans un « entre-deux narratif », dans lequel l’impératif réaliste de l’éthique journalistique n’entrave pas la célébration du style et la recherche du suspense via des procédés de mise en tension narrative9. De fait, son mode d’écriture est beaucoup moins contraint par les formats les plus usuels (genres, nombre de signes, balises de lecture…) du journalisme plus factuel. Le narrateur y manifeste plus activement sa présence et son implication. Enfin, la quête du style et du suspense est facilitée par une prise de distance vis-à-vis du modèle canonique et de ses leitmotivs : usage des « 5 W », de séquences chronologiques (temps linéaire), recherche de mots- clés, de concision du propos et, surtout, d’une neutralité posée comme impératif catégorique. Le journalisme narratif a progressivement conquis sa liberté par rapport aux normes… mais pas au point de s’en affranchir. Même s’il utilise à son avantage les ressources de l’écriture de fiction (romanesque notamment), il demeure avant tout un récit du réel (non fiction writing), ce qui détermine en large partie ses formes de narration

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et ses formats scripturaux spécifiques. Le récit journalistique entretient avec le monde réel dont il se fait l’écho un lien ambivalent puisqu’il en constitue aussi une retranscription, une recomposition, une réinvention.

6 Au terme de cette première entreprise de définition des enjeux, des formes et des pratiques du journalisme narratif, nous proposons dans cet article une réflexion croisée sur le journalisme narratif et le storytelling (et leur relation ambigüe au factuel et au fictionnel), puis des analyses ciblées d'articles de journalisme narratif issus de la revue XXI pour en souligner les spécificités scripturales et les implications éthiques.

Journalisme narratif et storytelling : regards croisés

7 Le journalisme narratif privilégie les stories sur les news et mobilise les ressources des récits avec un souci constant d’accuracy (appelant une vérification minutieuse de l’exactitude des faits rapportés). Il emprunte des chemins différents et complémentaires que l’on retrouve dans certaines formes de « grand reportage ». Il permet ainsi de « situer le travail du journaliste sur des terrains désertés ou oubliés par l’information à flux tendu : l’immersion, le témoignage des acteurs, l’observation y jouent alors un rôle essentiel10 ». Le modèle journalistique narratif privilégie les détails concrets et le vécu en temps réel de l’événement en train de se dérouler. Il met en scène des personnages qui dialoguent entre eux au fil d’un véritable scénario du réel comportant un début, une fin et des épisodes de mise en tension du lecteur11. Le narrateur se fond dans le décor, il devient acteur du milieu observé, ce qui lui permet d’affûter son regard et sa perception de l’environnement. Au final, il contribue à ré-enchanter un monde que le journalisme factuel enferme au quotidien dans des contenants toujours plus petits et étanches.

8 Un tel retour du récit s’est opéré sous l’impulsion du New Journalism12, qui puise son inspiration dans l’écriture poétique, musicale, littéraire et cinématographique. Ses auteurs (Mailer, Thompson) flirtent volontiers avec le lyrisme. Ils privilégient le style, la subjectivité de la mise en scène, la déconstruction du temps, l’interpellation du lecteur et la production d’images choc, sous l’emprise de substances souvent illicites (comme dans Las Vegas parano d’Hunter S. Thompson). La description de la réalité observée trouve des formes d’accomplissement à la fois très déroutantes et abouties. Mais, à force d’utilisations de procédés propres à la fiction, ce « nouveau journalisme » perd parfois tout contact avec le réel, l’empêchant ainsi d’assurer durablement sa légitimité auprès du public et des éditeurs. Les apports du nouveau journalisme ont été des plus féconds et ont donné naissance à un véritable narrative turn dans l’écriture journalistique de ces dernières décennies.

9 A titre d'exemple actuel, on peut mentionner le rôle actif des professionnels de l’information comme des apprentis journalistes sur des plateformes participatives du Web telles que Storify. Le journalisme contribuerait-il donc, à sa manière, au mouvement d’emprise du storytelling décrit par Christian Salmon ? L’usage croissant des procédés du récit par les journalistes est-il devenu manipulatoire ? Le storytelling journalistique a-t-il sa propre logique et autonomie ou se réduit-il à un relais utile de la « machine à raconter des histoires et à formater les esprits » des organisations marchandes et politiques ?

10 En nous référant aux travaux académiques traitant de ces questions, il apparaît que les critiques de la narration journalistique ne manquent pas, notamment dans la recherche

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française en sciences de l’information et de la communication. Cependant, l’usage du récit par les journalistes n’est pas en soi condamnable et il existe bien un journalisme narratif pouvant constituer un contre-pouvoir à celui des narrations hégémoniques de ces grandes organisations visées par Salmon. Dans les années 1990 (à l’occasion de la guerre du Golfe, notamment), le discours des journalistes est de plus en plus perçu comme un élément d’une stratégie visant à leurrer le public en utilisant massivement la communication : en attirant l’attention du public sur des éléments de décor, il détourne son attention des aspects les plus dramatiques de la guerre, notamment la destruction et la mort13. Au prisme déformant de la télévision, l’idée d’une « guerre propre » n’est plus seulement un discours d’état-major. Elle devient la réalité pour un téléspectateur dont l’esprit critique a été anesthésié à grand renfort d’images. Le journalisme narratif est une appellation d’une grande plasticité qui « peut être utilisée, plus facilement que d’autres, pour désigner autant des textes écrits que d’autres types de productions journalistiques, de la BD-reportage au webdocumentaire. Dans le contexte médiatique et journalistique actuel de concurrence généralisée et de nouvelles hybridations, notamment liées aux nouvelles technologies14 », la souplesse du concept de journalisme narratif recouvre une multiplicité d’expériences et de pratiques qui ressortissent toutes, à différents égards, à un usage de la narration utile (ou storytelling) qui est mise au service du traitement de l’information brute qui est délivrée par le fil AFP ou les dépêches d’agence dans les salles de rédaction. Il n’est donc pas du tout innocent, en fin de compte, que le journalisme narratif soit considéré comme potentiellement ou effectivement manipulatoire. Ses narrations sont perçues comme des amplificateurs équivoques du storytelling, des instruments de domination symbolique et de valorisation marchande. A force de raconter et de se raconter des histoires, les journalistes se déconnectent de la réalité. Ils vont croire eux-mêmes et faire croire aux « histoires vraies » qu’ils ont écrites pour le public. La médiatisation récente et hasardeuse de certaines affaires judiciaires (celle d’Outreau, par exemple) en offre une tragique illustration.

11 Nous souhaitons à présent considérer le journalisme narratif sous un angle plus critique et interroger, notamment, la tentation de la fiction (et l’inclination pour le storytelling) à laquelle cèdent parfois des journalistes aguerris. A la différence des partisans du New Journalism, volontiers attirés par la fiction, les représentants du New New Journalism consacrent en effet un retour du réel dans la narration journalistique. Il s’agit moins, pour eux, de rechercher le style que de coller au plus près du vécu de trajectoires humaines individuelles et collectives. Ce « néo-réalisme journalistique » utilise de tels procédés pour mieux décrire l’actualité à l’abri des normes les plus contraignantes de l’industrie des médias classiques, mais aussi pour mieux « porter la plume dans la plaie » et révéler des injustices sociales souvent occultées par ces médias. Dans cette optique, ils s’investissent sur un temps long, à la manière des anthropologues, dans l’exploration en profondeur d’une situation ou d’une communauté souvent marginalisée. C’est le cas d’Eric Schlosser, qui s’intéresse aux consommateurs des fast-foods ou d’Adrian Nicole Leblanc, qui s’immerge dans l’univers bigarré des Portoricains du Bronx. En France, Florence Aubenas se plonge dans le milieu des travailleurs précaires du Quai de Ouistreham, et Arthur Frayer dans celui, peu engageant, des gardiens de prison.

12 Le concept d’« hypernarrativité » forgé par Marc Lits s’applique particulièrement bien aux nouvelles formes de co-construction des récits journalistiques par les « lect-acteurs » (ou prod-users) de l’information en ligne au moyen de dispositifs socio-techniques

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participatifs (Huffington Post) : « la dimension narrative est, […] grâce aux éléments de circularité et d’altérité présents à la fois chez Ricœur et chez Bakhtine, de plus en plus dans l’instance de réception qui fonde, elle, son récit propre dans une polyphonie énonciative15 ». Ces dispositifs permettent des pratiques de crowdsourcing et favorisent l’invention d’un storytelling journalistique beaucoup plus favorable aux lecteurs. Grâce à ce storytelling, les lecteurs ont la possibilité de se réapproprier les sources, les modes d’écriture, mais aussi les pratiques de hiérarchisation de l’information autrefois réservées aux professionnels des rédactions. Certains outils de « curation » tels que Storify permettent en outre aux journalistes professionnels, en collaboration avec leurs confrères, mais aussi avec des internautes ordinaires, d’expérimenter de nouvelles techniques narratives hypertextuelles au service de la couverture de l’actualité16. On retrouve ici une hypothèse formulée par Christian Salmon lorsqu’il évoque le surgissement de contre-récits susceptibles de concurrencer le « rouleau compresseur du réel » produit par le storytelling dominant : « cette lutte a déjà commencé, elle se fraye un chemin dans le tumulte d’Internet et le désordre des stories, elle s’éveille à des pratiques nouvelles et minoritaires, échappant largement au regard des médias dominants17 ». Cette assertion de Salmon appelle aussitôt une précision : les pratiques mentionnées sont aussi portées, aux Etats-Unis comme en Europe, par des représentants de ces médias classiques, évoluant aux marges de leurs organisations. Et l’on ne peut que regretter que Salmon passe sous silence le rôle du journalisme et des journalistes dans la reconquête narrative qu’il se prend à prophétiser.

13 Devons-nous pour autant en conclure que le journalisme narratif est une panacée apte à sortir le journalisme de la crise structurelle qu’il traverse ? Rien ne nous y autorise. S’il présente de nombreux atouts, le journalisme narratif ne peut cependant pas, à lui seul, compenser les dysfonctionnements de la machinerie médiatique contemporaine. Par ailleurs, il faut se garder d’un « tout narratif » qui pourrait détourner les journalistes de leurs missions déontologiques les plus fondamentales. Nous pensons donc que le journalisme narratif peut constituer un contrepoint aux dérives du storytelling… mais sous certaines réserves.

14 La première réserve porte sur le nécessaire renforcement des compétences narratives des journalistes, qui relèvent davantage de l’acquis que de l’inné et qui pourraient faire l’objet d’un approfondissement au cours de la formation professionnelle. Or, la place de l’étude et de la pratique du récit est rare et disparate dans les écoles de journalisme. C’est la raison pour laquelle nous suggérons un rapprochement progressif des formations aux humanités (lettres, arts et sciences humaines) de celles qui préparent aux métiers du journalisme, sachant que ces deux types de formations ont été fortement découplés depuis un quart de siècle. Les étudiants en journalisme évoluent dans un monde académique à part, le plus souvent déconnecté de celui des arts et lettres, là où sont enseignées, notamment, les techniques du récit de fiction. L’actuelle convergence « médiaculturelle18 » nous amène au contraire à penser ensemble ces différentes composantes du savoir.

15 La seconde réserve concerne tant les établissements de formation que les entreprises de presse qui sont rompues à la fabrique en série de « petits soldats du journalisme » aptes à réécrire dans l’urgence les dépêches des agences. Centres de formation et organes de presse gagneraient sans nul doute à accorder plus d’importance aux pratiques immersives sur le terrain, aux méthodes d’investigation, dans le cadre de formats et de temps rallongés. A l’heure de l’emballement généralisé de la production

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de nouvelles, une certaine forme de ralentissement serait la bienvenue. Elle seule peut garantir la phase 3 de « refiguration » du récit valorisée par Ricœur, celle de la réappropriation par le lecteur.

16 Ce qui amène à évoquer une troisième réserve : une meilleure prise en compte par les journalistes des attentes et compétences du public. Sans cette prise en compte, l’écriture journalistique risque de tourner à vide. Les blogs et les sites participatifs offrent d’innombrables matrices narratives aux lecteurs, leur permettant de contribuer au récit journalistique et de le recomposer, de se l’approprier. Mais ce pari n’est pas gagné d’avance, tant s’en faut. Nous plaidons donc, en sens inverse, pour une généralisation des enseignements des techniques d’écriture et d’introduction aux genres journalistiques dans des formations humanistes plus généralistes. Il s’agit d’améliorer les qualités rédactionnelles des étudiants, mais, surtout, de préparer les citoyens à décoder les narrations journalistiques et à se les réapproprier au moyen des outils du web collaboratif. C’est, d’ailleurs, l’objectif de l’hypernarratologie théorisée par Marc Lits et l’Observatoire du Récit Médiatique. Cette approche « croisée avec la prise en compte des avancées technologiques, des supports nouveaux, des évolutions des usages et des publics, […] permettra de saisir l’homme socialisé comme un animal narrativisé, traversé par des récits construits selon des formes radicalement nouvelles et ouvertes19 ». Enfin, nous estimons qu’un journalisme narratif contrepoids au storytelling dominant ne peut s’épanouir sans un souci de vigilance réaliste de la part de ses praticiens et promoteurs. Trouver un équilibre entre cet impératif et celui de l’engagement civique (responsabilité sociale du journalisme) ou celui de l’inévitable mise en spectacle de l’information, n’est pas chose aisée. S’il est bien une construction sociale, le journalisme narratif n’est pas une fiction parmi tant d’autres, il s’en sert éventuellement (et même assez fréquemment, au même titre que d’autres dispositifs sociotechniques et que bien d’autres outils) pour accomplir sa tâche de relation et de restitution des faits.

17 Au terme de cette partie consacrée aux rapports complexes et contrariés du journalisme narratif – auquel on a pu reprocher de trahir le réel et les faits à force de s’inspirer de la fiction – et du storytelling – synonyme, pour beaucoup, de manipulation – nous proposerons ensuite une réflexion sur les modalités d’écriture spécifiques au journalisme narratif (et aux matrices narratives qu’il mobilise) à partir d’exemples issus de la revue XXI (constituant actuellement en France la publication la plus représentative du champ du journalisme narratif).

Le journalisme narratif : le creuset d’un roman du réel ?

18 Dans le cadre de l’écriture journalistique, l’usage du récit et le recours aux techniques empruntées à la fiction littéraire ne vont pas de soi, ce ne sont pas des démarches naturelles pour un journaliste – fût-il expérimenté –, elles impliquent une véritable acculturation. Le journalisme narratif constitue une expérience de décentrement par rapport aux pratiques habituelles. Il s’inscrit en rupture avec les règles d’écriture classiques (phrases courtes, lisibilité immédiate, pyramide inversée, 5W) et avec les normes enseignées dans les écoles de journalisme et les manuels pratiques à destination de ceux qui veulent embrasser la profession. La revue XXI, qui a été parmi les première revue-livres (ou mooks) lancées en Europe, accueille en France « tous les talents du reportage20 ». Le reportage constitue, par essence, l’un des lieux privilégiés de

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la prise de distance avec les règles scripturales classiques. C’est d’ailleurs une constante et une caractéristique héritées de la longue tradition du grand reportage de facture « littéraire » qu’ont pu incarner, à une certaine époque en France, des journalistes et écrivains aussi célèbres et différents qu’Albert Londres (avec des ouvrages tels que Au bagne, 1923 ; Chez les fous, 1925), Gaston Leroux ( auteur du livre intitulé L’agonie de la Russie blanche, 1928) ou encore Joseph Kessel (En Syrie, 1927 ; Avec les Alcooliques Anonymes, 1960 ; Terre d’amour et de feu. Israël, 196521).

19 Afin de mettre en évidence les composantes de ce modèle journalistique et les raisons manifestes de son récent retour en grâce, nous analyserons un article paru en juillet 2012 dans la revue XXI (« La confession d’un prêtre tueur ») qui porte en germe à la fois toutes les caractéristiques du genre et les ferments d’un renouveau des pratiques d’écriture narrative que de nombreux professionnels de l’information appellent de leurs vœux.

20 Dans cet article, le journaliste et réalisateur Thomas Dandois retrace sa première rencontre en Colombie avec Jorge Léon Delgado, ancien tueur à gages devenu d’abord trafiquant de drogue puis pasteur évangéliste. Dès le titre de l’article, le champ lexical de la religion est convoqué par le biais d’une figure de style dérivative puisque le « prêtre » est un ancien « tueur » à gages professionnel et que sa « confession » n’est pas faite devant un ministre du culte dans le confessionnal d’une église mais devant les hommes et plus particulièrement devant des magistrats et des jurés au sein d’une cour de justice. Le journaliste manifeste ainsi sa capacité à se servir avec brio de la dimension polysémique du langage.

21 En tant que pasteur, l’ancien tueur professionnel « arpentait tous les jours les rues de Siloé, un quartier pauvre et violent de Cali, la troisième ville de Colombie. Là où la police n’entrait qu’armée et en gilets pare-balles, il avançait avec sa petite sacoche et son sourire en bandoulière pour tendre des petits papiers surs lesquels était écrit : "Dieu t’aime. Même au fond des ténèbres, il t’appelle". […] Nul n’osait se mettre en travers du chemin du professionnel repenti22 ». Cette entame d’article est digne des meilleurs romans policiers, d’emblée on retrouve certains invariants caractéristiques de ce genre littéraire (courage physique, charisme, dangerosité du personnage, capacité à se défendre, etc.), une atmosphère reconnaissable entre toutes.

22 La construction même du récit révèle l’habileté scripturale du journaliste qui recourt volontiers à des analepses (en d’autres termes des retours en arrière, l’équivalent des flashbacks au cinéma) – « les bras posés sur la table, Jorge plonge en lui-même pour remonter le fil, repartir dans ce passé qu’il a voulu racheter23 » – mais aussi à des prolepses (figure d’anticipation, qui est ce que l’on retrouve dans les fictions audiovisuelles sous la forme de flashforwards) : « quatre ans plus tard – il vient d’avoir 14 ans –, il retrouve son agresseur et le coince dans une rue déserte. "Des jeunes du quartier m’avaient prêté un pistolet P38. J’ai descendu le gars, ça m’a libéré". Sans état d’âme, il retourne à son quotidien de petit vendeur de cacahuètes24 » – pour maintenir son lecteur en haleine, dans un état de concentration maximal. Les aventures de Jorge se lisent comme un roman et sont d’autant plus passionnantes qu’elles sont rigoureusement authentiques.

23 L’article de Thomas Dandois prend la forme d’une narration rythmée et maîtrisée qui retrace la vie à feu et à sang de Jorge Léon Delgado qui sème la mort autour de lui durant dix ans et dépense tout son argent avec la drogue, les femmes et les fêtes dans les bars des quartiers mal famés. Avec un sens aigu du rythme et de la narration, le journaliste décrit un personnage implacable et sans pitié devant l’arme duquel « des

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hommes tombent à genoux et appellent leur mère, de jeunes adolescents s’oublient de peur. Personne ne trouve grâce. "Mon cœur était de pierre. Je ne voyais plus d’hommes en face de moi, juste des contrats25" ». En recourant aux techniques de la fiction romanesque, le journaliste parvient à recréer l’itinéraire criminel de Jorge, à pallier les carences de sa mémoire, à combler les vides du récit. Là intervient le talent incomparable du narrateur qui se substitue au journaliste pour imaginer le cadre et le train de vie de son protagoniste pourtant bien réel : « la famille vit dans le voisinage des riches entrepreneurs et des stars des telenovelas, les séries télé. La maison, carrelée en imitation marbre, compte deux étages. Jorge mène grand train : motos, grosses voitures, montres en or, femmes de ménage » 26. Comme dans un roman – mais alors, bien sûr, un roman du réel – , le tueur trafiquant de drogue devient pasteur à la grande satisfaction de ses paroissiens et sillonne le quartier le plus dangereux de la ville. Son passé de tueur s’estompe jusqu’au jour où une balle lui transperce la nuque sans le tuer miraculeusement. Il est tout de même rattrapé par la justice, condamné à vingt ans de prison et libéré au bout de sept. Renonçant à être pasteur, il devient marchand ambulant et fait plusieurs fois face à la violence sans replonger : « Jorge n’a pas eu besoin de tuer. Pas cette fois. "Je veux vivre en paix", murmure-t- il27 ».

Conclusion

24 Au terme de cet article, nous souhaitons montrer que le journalisme narratif fait dialoguer la voix individuelle et la voix narrative et se construit entre la nécessaire précision factuelle et l’exigence scripturale du récit. Il constitue un mode particulier de remise en cause de la traditionnelle opposition entre factuel et fictionnel, et il nous faut ici préciser qu’en aucune manière, le choix de la forme narrative n’exempte le journaliste d’une phase classique de recueil de données. Le reportage solidement étayé, la recherche documentaire dans des bases de données, l’investigation minutieuse menée sur une temporalité étendue, l’immersion dans un milieu (fût-il interlope comme celui du crime organisé, des réseaux de prostitution ou cynique comme celui de l’industrie agro-alimentaire) sur une longue période sont des préalables nécessaires à toute narration journalistique. Le récit, dans le journalisme narratif, constitue une mise en ordre et en mots fondamentale des fragments du réel qui ont été recueillis sur le terrain.

25 Face au storytelling hégémonique (qui fonctionne comme une machine à fabriquer des histoires en série), le journalisme narratif peut constituer une alternative pertinente, à une seule condition : celle que ses praticiens et ses farouches partisans manifestent en toutes circonstances un souci de vigilance réaliste. En effet, s’il est bien une construction sociale, le journalisme n’est pas pour autant une simple fiction. Il se sert du récit pour accomplir sa restitution des faits. Le modèle de journalisme narratif auquel nous croyons se situe à la croisée des Media Studies et des Cultural Studies.

26 Dans cette perspective nous nous inscrivons clairement à la suite des travaux de Robert Ezra Park et de Géraldine Mulhmann et considérons le journalisme narratif à la fois comme une forme culturelle à part entière et comme une méthode d’obédience réaliste qui implique un traitement de sang froid du matériau factuel. Car, en définitive, ce que produit le journalisme narratif, ce sont bien des fictions, mais des fictions d’un genre particulier : des fictions du réel.

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BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. N. Pélissier, « Le journalisme narratif : vecteur privilégié du storytelling ou antidote à ses dérives ? » dans Marc Marti et Nicolas Pélissier, Le storytelling, succès des histoires, histoire d’un succès, Paris, L’Harmattan, 2012, p.117. 2. J.-M. Adam, Les textes. Types et prototypes, Paris, Le Seuil, 1992. 3. M. Lits, Du récit au récit médiatique, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 73. 4. Ibid., p. 71. 5. M. Vanoost « Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique », dans Les Cahiers du Journalisme n°25, Printemps/Eté, 2013, p. 145 6. « Narrative journalism », Nieman Foundation for Journalism at Harvard. http:// www.nieman.harvard.edu/NiemanFoundation/ProgramsAndPublications/Narrative Journalism.aspx, cité par M. Vanoost « Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique », op. cit., p. 141. 7. C. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, Editions La Découverte [première édition 2007] collection La Découverte / Poche, 2008, p. 7. 8. M. Vanoost « Journalisme narratif : proposition de définition, entre narratologie et éthique », op. cit., p. 146. 9. R. Baroni, La tension narrative : suspense, curiosité, surprise, Paris, Le Seuil, 2007. 10. M. Marti et N. Pélissier, « Storytelling, une histoire de questions » dans Marc Marti et Nicolas Pélissier (dir.), Le storytelling, succès des histoires, histoire d’un succès, Paris, L’Harmattan : collection Communication et Civilisation, 2012, p. 14. 11. Cf. G. Leblanc, Scénarios du réel, Paris, L’Harmattan, 1997. 12. Cf. T. Wolfe, The New Journalisme, New York, Harper and Row, 1973. 13. Cf. J-M. Charon et A. Mercier., Armes de communication massive, Paris, CNRS Editions, 2004. 14. Ibid., p. 147. 15. M. Lits, « Storytelling : réévaluation d’un succès éditorial » dans Marc Marti et Nicolas Pélissier, Le storytelling, succès des histoires, histoire d’un succès, op.cit., p. 36. 16. Cf. K. Hernandez, L’évolution du journalisme narratif sur le web : le cas de l’outil Storify, Mémoire de recherche de Master en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Nice Sophia Antipolis, 2012. 17. C. Salmon, Storytelling, op. cit., p. 212. 18. E. Macé, Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, éditions Amsterdam, 2006. 19. M. Lits, « Storytelling : réévaluation d’un succès éditorial », op.cit., p. 35. 20. http://www.revue21.fr/Le-projet 21. Voir notamment D. Ruellan, Le professionnalisme du flou, Grenoble, PUG, 1993. 22. Thomas Dandois, « La confession du prêtre tueur », Revue XXI n° 19, juillet 2012, p. 33. 23. Ibid., p. 34. 24. Ibid., p. 34. 25. Ibid., p. 36. 26. Ibid., pp. 36-37. 27. Ibid., p. 41.

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ABSTRACTS

In this article, we chose initially to start from a paradoxical command (i.e. the need to use techniques of literary fiction to give a better representation of the real world and to account for it) to anchor our study in a particular journalistic practice, knows as “narrative journalism”, that we define as a way of writing that deliberately relies on fictional resources to review and comment upon the facts and then, in a second time, make them available to the general public. Then, in a second stage, we develop cross reflection on narrative journalism and storytelling, which have complex and ambiguous relationships with the proven real as well as with fictional invention.

Dans cet article, nous avons choisi dans un premier temps de partir d’une injonction paradoxale (la nécessité de recourir aux techniques de la fiction littéraire pour mieux donner à voir le réel et en rendre compte) pour ancrer notre étude dans une pratique journalistique particulière, le journalisme narratif que nous définissons comme une façon d’écrire qui s’appuie à dessein sur des ressources fictionnelles pour examiner et commenter des faits et les mettre ensuite, dans un second temps, à la disposition du grand public. Nous développerons ensuite, dans un second temps, une réflexion croisée sur le journalisme narratif et le storytelling qui entretiennent des rapports complexes et équivoques aussi bien avec le réel avéré qu’avec l’invention fictionnelle.

INDEX

Chronological index: XXIe siècle Mots-clés: journalisme, fiction, narration, réel et fictif, storytelling

AUTHOR

NICOLAS PÉLISSIER ET ALEXANDRE EYRIÈS Laboratoire I3M, Université Nice Sophia Antipolis

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Dispositif discursif visant l’énonciation d’idées nouvelles en innovation : les règles d’écriture des récits d’usage

Laurent Collet

1 Avec l’industrialisation de la société, les petits récits entrepreneuriaux et marchands se sont substitués aux grands récits politiques, religieux, syndicaux, ou a minima ont pris une importance considérable dans la société occidentale moderne. Storytelling, scenario- based design, success story d’entrepreneurs, scénarios stratégiques sont des types de discours de plus en plus répandus soit au sein des organisations, soit à l’extérieur, dans l’ensemble de la société. D’ailleurs, certaines formations et disciplines scientifiques accompagnent ce mouvement : les sciences de l’éducation et les scénarios pédagogiques, les sciences de gestion et les scénarios stratégiques, les sciences informatiques et les scénarios d’utilisation, etc.

2 L’objet de cet article sera de proposer une méthode spécifique de construction de scenario-based design dans le cadre d’une approche sémio-communicationnelle où les enjeux d’intercompréhension entre acteur et de communication orientée vers le succès1 reposent à la fois sur un dispositif et sur un processus d’écriture. Afin de réaliser cet objectif, nous nous appuierons sur des recherches menées depuis plusieurs années, entamées dans le cadre de l’équipe de recherche technologique2 Uman Lab à Grenoble et poursuivies au sein du laboratoire I3M à Toulon.

3 Ces recherches ont été l’occasion de vérifier une hypothèse centrale : rédiger des anticipations d’usage de produits/services innovant en reprenant et en adaptant les acquis de l’approche structurale des récits. Ayant été menées en partenariat avec des acteurs privés avec lesquels nous sommes liés par des contrats de confidentialité, le lecteur sera peut-être déçu de ne pas pouvoir lire d’histoires concrètes issues de ces expériences. Par contre, il pourra, ça et là, découvrir des exemples réellement travaillés.

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L’entreprise, l’innovation et le scenario-based design

4 En France, le storytelling est le plus connu des dispositifs de narration d’entreprise parce qu’il a été l’objet d’un livre à succès écrit par l’écrivain-chercheur, Christian Salmon, qui le définit comme une technique qui vise à agir positivement sur les représentations des salariés, consommateurs, électeurs, … en « racontant des histoires3 ». Plus précisément, cette pratique, de plus en plus répandue dans la communication marchande ou politique consiste à mettre en scène des valeurs positives que l’ont veut lier à un produit/service ou à un candidat à des élections. Ce faisant, les tenants du storytelling ne cherchent plus à vendre seulement un produit mais des valeurs et une expérience à vivre4. Par rapport à la réclame qui vantait les mérites plus ou moins objectifs d’un produit, c’est donc une manière différente de promouvoir l’offre pour reprendre la dichotomie entre offre et demande.

5 Ces récits ont pour particularité d’être à la fois fictionnels et factuels. En effet, si nous nous attardons un peu sur les success stories du secteur informatique, comment faire la différence entre un récit publicitaire comme « 1984 » qui vante les mérites du premier Macintosh d’Apple et l’histoire de l’entreprise Apple telle que l’a décrite Steve Jobs ? La Bluebox est-elle vraiment à l’origine de l’entreprise ? Steve Jobs a-t-il réellement vendu son Volkswagen combi et Steve Wozniak sa calculatrice HP-65 pour financer la création de l’entreprise Apple ? Lorsque le 1er Janvier 1939, William Hewlett et David Packard, deux ingénieurs en électronique fondent leur société dans un garage à quelques kilomètres de San Francisco, ont-ils réellement joué à pile ou face pour déterminer le nom de la société Hewlett-Packard plutôt Packard-Hewlett? Michel Dell a-t-il réellement assemblé ses premiers micro-ordinateurs dans sa chambre d’étudiant ?

6 Les success stories, dont nous venons de citer quelques exemples, ne sont pas les seules à faire cohabiter des faits avec des éléments imaginés ou imaginaires. C’est le cas pour tout récit, y compris et peut-être, surtout, pour le scenario-based design. Cette pratique s’attache à définir les principales fonctionnalités d’une offre technologique à venir en pensant son utilisation en contexte. Mais peut-on parler de scénario ? Et que pourraient apporter des scénarios à l’innovation ? De l’imaginaire technologique ? De la vraisemblance sociale ? Ou l’inverse : imaginaire social et vraisemblance technologique ? Voire tout cela en même temps ?

Scenario-based design ou récit d’usage ?

7 Le terme de scénario dans scenario-based design est impropre, car il désigne sous le même vocable des réalités parfois fortement différentes (films, animations flash, photomontages, …) alors que le scénario est un document technique écrit, qui fait référence dans le monde de la production audiovisuelle. Il présente une histoire sous la forme de scènes avec leurs dialogues. Il a une place dans la chaîne de production audiovisuelle entre le synopsis et le découpage technique5. Etant donc impropre pour définir ce que font réellement les entreprises qui pratiquent le scenario-based design, nous lui préférons le terme de « récit ».

8 Il en va de même pour le terme de design, qui peut servir à désigner deux choses : « concevoir » et « dessiner ». Or, concevoir des produits/services innovants demande de se situer à l'intersection de deux univers : l’univers de la production et celui de la consommation. Ces univers ont en commun des représentations sociales liées aux

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objets, aux êtres, aux actions, aux affects et à la société elle-même. Cette communauté ne signifie pas le partage des mêmes valeurs comme l’explique Patrice Flichy à travers les notions de cadre d’utilisation et cadre d’usage. Pour cet auteur, une innovation trouve sa place dans la société une fois que les deux cadres sont stabilisés. Le premier touche aux dimensions ergonomiques, fonctionnelles de l’innovation, le second à l’utilité et aux valeurs pour les utilisateurs, usagers ou consommateurs. Tout l’enjeu d’un projet innovant est donc de penser conjointement ces deux cadres. C’est pourquoi, il serait plus judicieux de parler de récits d’anticipation des usages plutôt que de scenario-based design.

La recherche sur les récits d’usage

9 La littérature sur le scenario-based design montre qu’il est devenu une pratique courante dans la conception des interfaces homme/machine6. De tels scénarios décrivent l’activité future susceptible de se réaliser avec le système à développer7. Ils doivent également répondre à la question de l’anticipation des usages de ces systèmes ou de ces innovations et à leur évaluation du point de vue de l’acceptabilité éventuelle de la part des utilisateurs potentiels. Pour ce faire, le contenu des scénarios doit être « réaliste » au sens où les futurs utilisateurs devront pouvoir identifier les situations présentées comme faisant partie de leur quotidien8.

10 Au-delà de ces consignes générales, la littérature sur les méthodes de scenario-based design se contente de décrire le processus à suivre : enquêtes de la cible sur base de questionnaire ou d’analyse de traces informatiques, écriture de situations d’usage, travail collaboratif d’écriture (Faure, Marzouki, Remy, Tajahmady, & Venica, 2004). A ce processus, on peut adjoindre des storyboards et des maquettes d’interface utilisateur 9. Mais il n’existe pas de méthode ou de dispositif théorisé pour élaborer ces scénarios10.

11 Or, l’enjeu du scenario-based design n’est pas seulement de mettre en scène des usages de produits/services innovants ou de représenter une technologie qui n’existe pas encore. Ils doivent également permettre de déconstruire les représentations des concepteurs et leurs reconstructions au plus près de celles des utilisateurs via la formation, la collecte et la transmission de connaissances entre pairs, le travail en interdisciplinarité, voire la prise en compte de la parole « d’usagers11 ». La sociologie de l’innovation considère ces productions comme des objets intermédiaires12 :

12 -de traduction des différentes interventions d’acteurs hétérogènes (commanditaire, représentants des usagers finaux, spécialistes). En effet, un produit change au fur et à mesure des interventions de nouveaux acteurs dans la phase de conception. Il permet de fixer et de négocier les différentes intentions des auteurs. -de médiation au niveau des différentes phases du déroulement temporel du processus de conception. Le document fige le projet à un moment et de telle sorte qu’il puisse servir de document de travail durant l’étape suivante. Ce n’est pas un support passif de l’action mais cela lui donne un cadre de référence. -de représentation du produit tel qu’il doit être, mais qui n’est pas encore. Ce qui permettra ensuite aux acteurs de s’en saisir sous un mode cognitif et affectif. Un document de conception est donc également un processus de construction de connaissances.

13 Mais ces objets ne sont pas des objets frontières, c’est-à-dire que la forme qu’ils doivent prendre n’est pas encore rationnalisée. Il peut s’agir d’animations multimédias, de films

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courts, de romans-photos, … Les formes développées sont aussi nombreuses que les projets faisant appel au scenario-based design. Et au lieu de favoriser l’intercompréhension entre acteurs d’un projet, ils peuvent rajouter de l’incompréhension. Dès lors, comment faire cohabiter dans un même document des données factuelles – ce que l’on sait du social – avec des imaginaires techniques – ce qu’on envisage comme dispositif technique ? Comment produire des récits qui soient à la fois factuels et fictionnels ?

14 Notre apport scientifique vise donc à établir des processus et dispositifs d’écriture des récits d’usage de manière à ce que ceux-ci deviennent des objets frontières de conception. La notion de dispositif joue ainsi un rôle central dans notre réflexion. Il s’agit d’envisager les récits d’usage comme des constructions sociales issues de processus d’interaction entre des individus (producteurs, consommateurs, usagers, citoyens) qui sont aussi des sujets socialisés et un ensemble hétérogène de techniques13.

Une recherche/action sur les récits d’usage

15 Ce travail de recherche trouve son origine, d’une part dans nos anciennes expériences de concepteurs multimédia, d’autre part dans l’intérêt porté par des industriels à penser leurs démarches de scenario-based design. Il pose des questions communicationnelles et sémiotiques, qui ne sont toujours pas réglées dans les processus d’innovation industrielle, mais vise à enrichir la recherche de problématiques industrielles et l’industrie de résultats scientifiques.

Les questions théoriques

16 Afin de problématiser notre travail de recherche/action sur l’élaboration d’un processus et dispositif d’écriture de récits d’usage innovants, nous avons formulé plusieurs hypothèses quant à l’innovation et au rôle que pourraient y jouer des récits d’usage :

17 -L’insertion sociale d’un nouveau produit/service marchand dépend de son inscription dans les logiques sociales dominantes de son époque. Elles sont portées par des configurations d’individus, qui partagent des activités et des valeurs leur permettant de vivre ensemble. Pour paraphraser Norbert Elias, il n’y a pas, d’un côté, les individus et, de l’autre, la société. L’un n’existe pas sans l’autre. Ces logiques sociales s’expriment donc autant à un niveau macro qu’à un niveau micro-sociologique. Dès lors, imaginer l’utilisation d’un dispositif technique par un individu particulier doit se faire en fonction de tendances lourdes structurant la vie des individus en société. Un persona14, lorsqu’il existe dans un récit, doit être représentatif d’une catégorie sociale. Sa construction doit alors s’appuyer sur des données économiques, sociales, culturelles. Elle doit reposer sur un important travail de veille permettant de définir des profils types. Ce qui peut amener à construire plusieurs récits pour un même dispositif innovant. -l’innovation est devenue un moteur de l’économie moderne. Aussi, la recherche en innovation doit-elle être considérée, dans le secteur marchand, comme un désir subjectif ou un manque objectif du côté des entreprises et surtout pas comme des besoins du côté des consommateurs15. Ces manques ou désirs de l’entreprise doivent néanmoins se traduire en manque ou désir pour l’usager potentiel de la future offre. En

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termes narratologiques, la raison d’être d’une quête est de combler un manque. Un sujet opérateur ne connaît pas des besoins, mais des manques. Ces manques peuvent entraîner des actions, des désirs, des savoirs, des pouvoirs, des devoirs. D’où l’intérêt de l’approche structurale des récits pour penser l’innovation. -Les entreprises ont mis en place des équipes de développement pluridisciplinaires de manière à réduire les risques d’échec de leurs innovations. Pour les équipes en charge de tels projets, l’interdisciplinarité et l’appréhension de la complexité passe alors par la production de documents censés favoriser la coopération entre acteurs, ainsi que leur enrichissement mutuel. C’est dans ce cadre que se sont développées des médiatisations multimédias (textuelles, sonores et visuelles), portant l’espoir d’une meilleure intercompréhension des pratiques et des imaginaires sociaux de tous les acteurs. Or, le passage de discours écrits (rapports de recherche, études de marché, analyse de la concurrence, etc.) à des discours multimédias ne va pas de soi parce que les représentations visuelles peuvent porter en elles des sens non voulus par l’émetteur d’un message et « parasiter » son sens voulu. D’où la nécessité d’opter pour des objets de médiation utilisant des symboles (et non des indices ou des icônes) dans les projets d’innovation pour fixer au maximum le sens des messages. - Pour représenter à la fois les actions entre acteurs et un produit/service final ayant de fortes chances d’insertion sociale, ces récits doivent s’appuyer sur des structures fortes afin de favoriser l’intercompréhension entre acteurs d’un projet. Plus particulièrement, la distinction de Nicole Everaet-Desmet16 entre « programme narratif principal » et « programme narratif secondaire » semble pertinente pour tenir, au sein d’un même récit, la dimension « usage » (sens social de l’innovation) et la dimension « utilisation » (ergonomie et fonctionnalités des produits/services). A cette distinction, viennent se rajouter d’autres éléments et niveaux de construction des récits : la syntaxe narrative, le schéma actantiel et la mise en forme.

18 Le dispositif d’écriture que nous proposons de tester comme objet frontière dans les processus d’innovation repose donc sur une structure traditionnelle des récits et un contenu centré sur l’expérience de l’utilisateur pas seulement au niveau de l’utilisation mais également celui des valeurs. Le contenu devrait être alimenté par des données sociales, culturelles, économiques, techniques et pourrait faire l’objet de tests.

Les terrains d’expérimentation

19 Nous avons commencé ce travail de recherche/action au sein d’une Equipe de Recherche Technologiques (ERT) en sciences sociales à la fin des années 2000. Nous le poursuivons aujourd’hui au sein du laboratoire de recherche I3M.

20 Le travail dans l’ERT Umanlab nous a permis de travailler avec l’entreprise BIC qui face au développement du web et des objets communiquant se demandait (et se demande toujours) comment se positionner dans le domaine de l’écriture numérique17. Un protocole scientifique a été établi découpant le travail en plusieurs phases :

21 -une séance de créativité commune entre ingénieurs de BIC et chercheurs de Umanlab, -l’écriture de plusieurs récits d’usage, -une sélection des récits les plus en adéquation avec les valeurs de la marque, -une veille technologique, économique, sociale et juridique, -une réécriture des récits,

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-un travail de mise en forme graphique de scénettes, -l’organisation de focus groups avec des représentants des publics cibles.

22 Pour ce qui est des recherches menées au sein du laboratoire I3M, elles se sont faites en partenariat avec l’entreprise Eurocopter, dont la commande en cours est l’élaboration de nouveaux dispositifs de formation pour l’hélicoptère du futur. Dans ce cadre, et en tenant compte des acquis de l’expérience du projet précédent, la méthodologie a été simplifiée :

23 -interview des acteurs de la formation au sein de l’entreprise Eurocopter, -veille technologique, économique, sociale et juridique du secteur de la formation dans le domaine de l’aéronautique, -rédaction de récits d’usage, -élaboration de dispositifs et de contenus de formation, -tests auprès d’utilisateurs.

24 Il est possible de constater des différences et des points communs entre les deux processus. Comment les expliquer ?

25 Tout d’abord, en ce qui concerne les différences, au-delà de l’articulation entre utilisation et usage, il faut arriver à créer un langage commun entre les différents acteurs d’un projet, entre des professionnels de l’industrie qui ont très souvent une formation d’ingénieur et des professionnels de la recherche, qui, à cet effet, acquièrent une formation en sciences humaines et sociales. Or, l’intercompréhension prend du temps et demande du recul au chercheur. Cela explique pourquoi, au départ d’un projet, des séances de créativité ne peuvent pas porter leurs fruits, chaque acteur dépendant de son univers de référence et éprouvant des difficultés à rentrer dans l’univers de l’autre. C’est ainsi que le travail sur les récits doit commencer, de la part des rédacteurs, par la compréhension de l’expérience vécue de ses interlocuteurs et des populations-cibles, ainsi que par une connaissance des avancées technologiques. A ce stage, interviews et veille sont des démarches adaptées à l’intercompréhension. Pour la technologie, il s’agit d’effectuer une veille sur les dispositifs existants et ceux à venir dans un futur proche. Pour les données sociologiques, il faut chercher et trouver des enquêtes statistiques qu’il faut compléter avec des entretiens semi-directifs de représentants d’usagers finaux. Et une fois, des persona et des objets techniques vaguement identifiées, le travail sur les récits d’usage peut commencer.

26 Enfin, pour ce qui est des points communs, la rédaction d’un récit avant sa mise en image et le test de prototype reste un préalable qui favorise l’intercompréhension. Dans les différents projets menés, il a fallu à chaque fois plus d’une dizaine de versions avant que le produit/service soit accepté.

27 L’important est de suivre un cheminement logique dans la production des récits tout en restant réactif : construction des persona, développement d’un récit, illustration par des saynètes, test auprès de focus group.

Les récits d’usage : retour d’expérience

28 Nous avons pu constater que la création d’histoires favorisait la communication entre acteurs, car elle autorisait autant des propos argumentés que des propos subjectifs (comme on peut l’entendre à la sortie des salles de cinéma, dans un salon d’une famille regardant un film à la télévision, etc.). La raison se situe dans le cadre de

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communication ouvert par une histoire conçue dans le cadre d’un projet innovant. Elle se caractérise par le droit à dériver, à faire jouer les points de vue subjectifs. Ainsi, sous le régime de la fiction, tous les points de vue peuvent s’exprimer. Surtout, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise idée sous ce régime ; juste des idées.

29 Néanmoins, arriver à produire un récit complet, cohérent et partagé par tous, n’est possible que si plusieurs ingrédients narratifs sont mobilisés : une syntaxe narrative adaptée à une réflexion sur les usages, un schéma actantiel spécifique où l’innovation est un adjuvant, des effets de vraisemblable, un narrateur extra-diégétique omniscient.

Syntaxe narrative classique mais adaptée

30 L’usage d’un produit/service se fait dans le cadre d’actions quotidiennes de résolution de problèmes. Le dispositif à concevoir n’est alors qu’un adjuvant à un individu ou à un groupe d’individus. Il ne doit pas être le contenu de la quête principale mais son apprentissage peut faire l’objet de quêtes secondaires.

31 La syntaxe des récits doit respecter l’enchaînement suivant :

32 -Exposé d’un persona et de son contexte de vie, qui explicite les données sociales objectives de l’expérience vécue. Ce persona a une vie indépendante de l’événement qui va conduire à l’usage d’un dispositif innovant. Son élaboration est un enjeu marketing car il définit la cible à laquelle on veut s’adresser. Mais c’est également un enjeu cognitif dans le projet car de cela va dépendre l’entrée dans l’histoire des acteurs de l’innovation. Son profil doit a minima intégrer les données suivantes : sexe, âge, nationalité, statut familial, catégorie professionnelle et sociale, prénom crédible pour sa tranche d’âge. -Elément déclencheur d’un problème vraisemblable. Nul besoin de l’expérience d’un David Vincent18 pour créer un événement. Il est banal, voire récurrent dans la vie du persona. Il n’a pas à être inventé mais identifié dans la phase de veille. Ainsi, les événements déployés dans les récits construits dans les coopérations avec les entreprises Bic ou Eurocopter ont été : -Le départ dans une classe verte pour une adolescente, provocant le désir de rester connectée avec des ami(e)s et le devoir de tenir informé ses parents, -Une demi-journée chez des grands parents pour deux enfants et le pouvoir de s’amuser seuls, -Le pouvoir d’un employeur d’imposer une formation à un salarié …

33 Ces quelques exemples démontrent que les énoncés déclencheurs de quête peuvent être de l’ordre du désir, du devoir, du savoir ou du pouvoir19.

34 -Quête du persona pour résoudre ce problème où se développe la dimension de l’utilisation. Dans les premières versions du récit, la description de l’utilisation est succincte. Au fur et à mesure des échanges entre participants, cette description va s’enrichir. Dans la version finale, la description de l’utilisation est complète. A cette occasion, les rédacteurs peuvent se demander si le persona est assez compétent pour utiliser le produit/service, qui va de paire avec celle de l’utilisation. -Surtout, les fonctionnalités du produit/service innovant introduisent des rapports au monde qui sont porteurs de valeurs le plus possible ajustées à celles portées par le persona et formant son identité sociale20 : -Perdre/gagner du temps

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-Dominer/découvrir l’espace -Rencontrer/éviter les autres -Se rassurer/se mettre en danger … -Sanction positive de réalisation de la quête en précisant la plus-value du produit/ service en termes de relation de l’individu à soi, aux autres, à l’espace, au temps, … A ce niveau, les significations imaginaires sociales prennent toute leur importance. Le persona doit être transformé par l’expérience d’usage du produit/service innovant et en état de symbiose avec l’objet (produit/service) matériel21.

Schéma actantiel spécifique

35 Le récit doit comporter une quête principale (programme narratif principal) dont le sens est social et des quêtes secondaires (programmes narratifs secondaires) dont les enjeux sont ergonomiques, graphiques, … On parlera donc de programme narratif d’usage et de programme narratif d’utilisation.

36 En conséquence, le schéma actantiel dans un récit d’usage ne fait pas de l’innovation l’objet de la quête. Celui-ci est plutôt un événement à surmonter. L’innovation est un adjuvant au sujet opérateur. Ses fonctionnalités ne doivent pas faire opposition à la quête. D’ailleurs, dans le royaume de la fiction technologique, le mentor, le personnage plus âgé qui enseigne l’art de l’utilisation d’un dispositif technique, n’existe pas. Le dispositif doit être user-friendly et ne pas nécessiter de formation prodiguée par une tierce personne plus âgée ou la lecture d’un manuel d’utilisation. Cette absence de mentor est une contrainte factuelle forte pour des récits d’usage avec des persona de moins de 30 ans pour qui la relation entre pairs est très forte (cette donnée ressort de toutes les études sociologiques).

Vraisemblance, faits et fiction

37 La première phase de narration consiste à intégrer au sein d’une histoire l’ensemble des éléments identifiés et filtrés au cours des étapes de veille. Le début d’une histoire repose sur des éléments factuels et non fictionnels. La présentation du persona principal peut constituer le début du récit. A ce stade, afin de créer des « effets de réel », ce persona doit avoir un prénom, qui doit correspondre à son époque. Nous avons alors affaire à un paradoxe, car, tout en produisant un « effet de réel », ce prénom est une fiction. La personne en question n’existe pas. Il s’agit d’un representamen, c’est-à-dire une représentation collectivement partagée.

38 Nous avons formulé dans nos hypothèses de départ, la nécessité d’avoir un élément déclencheur d’une quête, tiré d’une expérience vécue. Il s’agit donc d’un fait, mais la suite n’est qu’une hypothèse de la part des rédacteurs. En effet, pour inventer un produit ou service qui n’existe pas encore, il faut se placer dans le registre de la fiction.

Narrateur extradiégétique omniscient

39 Le texte ne doit pas parler à la première personne du récit, car il limite alors l’expression de sentiments subjectifs à un seul protagoniste. Au contraire, il doit faire appel à un narrateur extra-diégétique omniscient. Ce procédé permet d’anticiper les

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actions à venir, mais également de revenir dans le passé pour comparer des situations. Il permet de formuler différents points de vue subjectifs liés aux personnages du récit. Il produit également un effet productif dans les séances d’écriture, car il autorise les participants à adopter un point de vue surplombant, ce qui facilite les rajouts et les suppressions.

Conclusion

40 Nous nous étions fixés comme objectif de recherche/action de produire un dispositif d’écriture d’intercompréhension visant le succès dans le cadre d’un espace privé. Les allers-retours entre hypothèses de départ et construction de récits d’usage a conduit aux conclusions énoncées plus haut, qui tiennent compte du fait qu’un récit d’usage ne cherche pas à décrire ce qui se passera réellement dans le futur, mais constitue une histoire cohérente et plausible de ce qui pourrait apporter une technologie dans le rapport au temps, à l’espace, aux autres, …

41 Alors que nous pensions au départ que ces récits reposaient sur des faits du présent et des fictions sur le futur, nous nous sommes rendus compte que la réalité est autre : fictionnalisation du présent et factualisation du futur. En effet les éléments technologiques, économiques, sociaux connus du présent, tout en n’étant pas le réel mais des représentations partielles de celui-ci, restent attachés au présent et seule une hypothèse imaginaire peut conduire à le transcender. Pour autant, l’innovation ne peut être de la science-fiction et les récits d’usage doivent traduire en faits concrets le futur imaginé. C’est la condition pour, à travers le récit d’un évènement vraisemblable, penser de nouveaux produits/services. En termes peirciens, nous pouvons affirmer que la situation d’équilibre tend à représenter un objet réel. L’innovation est, elle, imaginaire alors que les usages qu’elle permet sont imaginables. Cet imaginable-là permet à l’innovation imaginaire d’avoir des chances de rencontrer le réel22.

42 De plus, argumenter, expliquer, décrire ne suffisent pas à faire adhérer des acteurs à un projet innovant, pas plus qu’ils n’aident à formuler des visions cohérentes du futur. Au contraire, la narration, entrecoupées de séquences linguistiques argumentatives, explicatives, descriptives23 permet tout cela car cette séquence permet aux auteurs et aux lecteurs d’osciller entre le factuel et le fictionnel. Or, cette oscillation est le propre de l’innovation, qui alterne entre présent et futur, factuel et imaginaire.

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NOTES

1. J. Habermas, L’Espace Public. Archéologie de la Publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), trad. française de Marc B. de Launay, Paris, éditions Payot, 1978 et, du même auteur, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2, Paris, Fayard, 1981.

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2. Une équipe de recherche technologique (ERT) est une équipe de recherche qui, en partenariat avec des industriels, mène sur le moyen terme des recherches dans le cadre de projets visant à lever des verrous technologiques relatifs à des problèmes qui n’ont pas de solutions immédiates. En sciences humaines et sociales, l’enjeu est de lever des verrous méthodologiques plus que technologiques. 3. C. Salmon, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007. 4. A. Perusset, « Consommation, innovation et narration », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2013. URL : http://rfsic.revues.org/434. Consulté le 05/09/2013. 5. S. Field, Scénario : Les Bases de la narration cinématographique, éditions Dixit Esra, 1988. Le mot scénario vient de l’italien scenario, qui a pour origine le terme latin scaenarium désignant l’espace scénique d’un théâtre. Puis, au XVIe siècle, il sert à désigner le décor et les changements de décor d’une scène à une autre. Au moment de la Commedia dell’arte, il désignera le canevas d’une histoire. Le terme n’arrive en France qu’au XVIIIe siècle pour désigner, comme en italien, le sens de « mise en scène ». 6. C. Rolland, et al. "A Proposal for a Scenario Classification Framework" dans Requirements Engineering, 3, pp. 23-47. 7. P. Renevier, L. Nigay, Notation de Conception pour les Systèmes Mixtes Collaboratifs et Mobiles. Premières journées francophones Mobilité et Ubiquité, Nice, 1-3 Juin 2004, Cépaduès-Editions, 2004, pp. 66-73. 8. C. Faure, et al., Description des attentes en termes d’usagers et de services. Elaboration de scénarios d’usage, Paris, 2004. 9. A. I. Anton & C. Potts, "A Representational Framework for Scenarios of System Use" dans Requirements Engineering, vol. 3, Springer-Verlag London Limited, 1998, pp. 219-241. 10. Un état de l’art complet sur l’usage des scénarios dans les processus d’innovation a été effectué par des chercheurs de l’ERT Umalab : L’utilisation du scénario dans le processus d’innovation. Une lecture pluridisciplinaire par Oscar Navarro, Fabrice Forest, Olivier Lavoisy et Valérie Chanal, Septembre 2009. 11. C. Verchère, & E. Anjembe, « De la difficulté de fabriquer des objets-frontières » dans Revue d’anthropologie des connaissances, 4(1), 2010, pp. 36-64. 12. A. Jeantet « Les objets intermédiaires dans la conception. Eléments pour une sociologie des processus de conception » dans Sociologie du Travail, n° 3, 1998, pp. 291-316. 13. Ce travail s’inscrit pleinement dans le projet scientifique du laboratoire I3M repose sur une relecture et une réactualisation du concept de dispositifs socio-techniques d’information et de communication (DISTIC). Il s’agit d’analyser comment les dispositifs construisent leurs utilisateurs autant qu’ils sont façonnés par eux. L’environnement technologique n’est pas neutre. Il forme l’individu en instaurant des normes économiques, ergonomiques, de pratiques acceptées ou imposées. Il est lui-même formé et déformé par des individus isolés ou agissant en réseaux et renvoie aux grandes transformations dans l’organisation générale de la société : industrialisation des activités humaines, individualisation des relations, mutation des identités professionnelles et sociales, reconfiguration des cultures... Les chercheurs d’I3M questionnent, dans leur globalité et leur complexité, le rôle des dynamiques sociales d’appropriation des DISTIC. Ils tentent de montrer comment les technologies de l’information et de la communication agissent dans la durée et convergent avec d’autres pour transformer les représentations et les pratiques sociales dans les médias, la culture, les organisations, etc. (source : http://i3m.univ-tln.fr à la date du 09.09.2103). 14. Un persona est un personnage imaginaire représentant un groupe cible dans le cadre du développement d’un nouveau produit ou service. 15. Pour Charles Hubert De Radkowski, le besoin n’existe pas. L’homme connaît des manques à satisfaire. Un manque comblé peut créer du plaisir. Cette expérience positive peut engendrer le

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désir d’être renouvelée. Cette conception du rapport au monde s’accorde avec celle de l’approche structurale du récit. Cf. C.-H. De Radkowski, Les Jeux du désir : de la technique à l’économie, PUF, 1980. 16. N. Everaert-Desmet, Sémiotique du récit, Bruxelles, De Boeck–Wesmael, 1988. 17. Nous avons également participé à une seconde expérimentation au sein de l’ERT Umanlab avec le groupe Schneider. A la différence des deux autres terrains, nous n’étions pas cette-fois là dans la peau d’un scénariste en charge de produire un récit d’usage. Nous étions observateurs/ participant en charge d’aider une équipe projet à identifier un marché et un modèle économique pour une innovation technologique. Equipé du schéma actantiel greimasien (destinateur, destinataire, objet, sujet, adjuvant, opposant), nous avons pu synthétiser les discussions sous cette forme ; forme que les ingénieurs de recherche se sont appropriés afin d’établir un plan d’action (Haggège, Collet, 2011). La perspective était toute autre et participait de la pratique des scénarios stratégiques, qui sont différents des scenarios-based design. 18. David Vincent est le nom d’un personnage de série américaine, portant le titre de « Les envahisseurs ». Après avoir été le témoin de l’atterrissage d’une soucoupe volante, il découvre un plan d’invasion de la terre par des extra-terrestres. Ces derniers se cachent sous une forme humaine. Ils possèdent tout de même d’un signe distinctif : une raideur de l’auriculaire. 19. N. Everaert-Desmet, op. cit. 20. Ph. Mallein, « Usage des technologies d’information et de communication et signaux faibles du changement social et culturel », Colloque de Cerisy, Ethnotechnologie prospective : l’empreinte de la technique sous la direction d’Elie Faroult et Thierry Gaudin (téléchargeable sur http:// www.economie.gouv.fr/files/directions_services/Mutecos/Cycle_annuel/2011/2eme_seminaire/ Documentation/tic-et-paradoxes-philippe-mallein.pdf (Consulté le : 04.09.2013). 21. A. Perusset, op. cit. 22. C. S. Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés traduits et commentés par G. Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978. 23. J.-M. Adam, Les textes : types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, Paris, Nathan, 1992.

ABSTRACTS

The scenario-based design is a practice which aims to anticipate the experience of using a product/service being developed. But the term is a misnomer and we should prefer talking about “narrative anticipation uses”. The sloppy terminology refers to another problem: the lack of writing rules that make social, economic and cultural facts cohabit with technical imagination. This is on what this article focuses: theorizing the narratives of use and propose rules for constructing narratives within contexts of innovation.

Le scenario-based design est une pratique de conception qui vise à anticiper l’expérience vécue de l’utilisation d’un produit/service en cours de conception. Le terme est impropre et on devrait lui préférer celui de « récit d’anticipation des usages ». Le manque de rigueur terminologique renvoie à un autre problème : celui de l’absence de règles d’écriture qui permettent de faire cohabiter des faits sociaux, économiques et culturels avec un imaginaire technique. C’est ce à quoi s’attache cet article : théoriser la pratique des récits d’usage et proposer des règles de construction des récits dans le cadre de contextes d’innovation.

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INDEX

Chronological index: XXIe siècle Mots-clés: scenario-based design, récit d’usage, innovation, objet intermédiaire, objet frontière, fiction, factuel

AUTHOR

LAURENT COLLET Université de Toulon, Ingémédia, Laboratoire I3M

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Le roman graphique et l’Histoire : pour un récit engagé

Elisa Bricco

1 Le roman graphique, ou graphic novel, est désormais devenu un produit littéraire à part entière depuis une trentaine d’années, et plus précisément depuis que Will Eisner publia en 1978 Un pacte avec Dieu (A Contract With God). Depuis, la pratique de raconter dans les planches des bandes dessinées des histoires achevées, avec des personnages pourvus d'une profondeur psychologique et d'une vie intérieure complexe, tout en maintenant les caractéristiques des genres typiques de la BD avec leur décor, mais adressés à un public adulte, s’est répandue de manière exceptionnelle. Le développement de la narration graphique est si important qu’aujourd’hui, avec l'apparition de ce que l'on a défini « la nouvelle bande dessinée1 », on peut aisément considérer ces œuvres comme des créations littéraires ou des récits de fiction2, d'autant plus que la critique, même universitaire, s'intéresse à ces ouvrages.

2 Depuis les années 90, une autre révolution a eu lieu dans la production de la bande dessinée : il s’agit de l’apparition de la BD de reportage3 mêlée au récit autobiographique, avec Maus de Art Spiegelman (1992), qui a été suivi, dans sa pratique d’élucidation et de compte rendu de notre histoire contemporaine et de ses conséquences sur l'histoire personnelle des auteurs par, entre autres, Joe Sacco, Emmanuel Guibert ou Philippe Squarzoni4.

3 Si l’on prend en compte ces deux typologies de récit bédéique d'un point de vue narratologique, il est évident qu’elles intègrent et dépassent la dichotomie entre récit fictionnel et récit factuel. Le roman graphique raconte des récits de fiction et la BD de reportage des récits de faits et d’événements qui ont réellement eu lieu. Cela va dans le sens des affirmations d'Alessandro Leiduan dans l'introduction à ce volume5, alors qu'il propose d'aller au-delà de la dichotomie entre récit factuel et récit fictionnel même au niveau théorique, puisque dans la pratique elle est bel et bien dépassée. On constate que l'hybridation narrative dans le domaine fictionnel, où le document est de plus en plus présent, et la pratique de formuler des hypothèses dans le domaine du récit factuel relèvent du même acte créatif, et engendrent une porosité entre les deux typologies de récit qui en résultent en quelque sorte minées de l'intérieur. Désormais, lorsqu'on

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s'intéresse au récit contemporain, cette dialectique entre les deux manières de construire le récit ne peut être que constatée et cela s'avère d'autant plus important dans le récit en bande dessinée. En fait, il n’est pas aisé d’établir des frontières entre les aspects modaux du récit dans ce genre de création hybride et composite, intersémiotique, qu’est la BD. Ici, plus encore que dans tout autre ouvrage littéraire et artistique, la plume et le pinceau de l’auteur interviennent dans le choix des éléments à montrer en plus de ceux à raconter, et son point de vue, son appréhension personnelle de la réalité, son imagination, s’intègrent au récit, même dans les bandes dessinées de reportage où le réel apparaît dans sa sincérité la plus concrète.

4 Afin de mettre en lumière ces caractéristiques de la BD contemporaine où le factuel et le fictionnel fusionnent et s’interpénètrent, nous analyserons quatre où l’Histoire du XXe siècle est affrontée et racontée à des degrés de réalisme différents. Il s’agit d’Un homme est mort de Kris et Etienne Davodeau (2006), de Appunti per una storia di guerra de Gipi (2006), de Coupures irlandaises de Kris & Vincent Bailly (2008) et des Quaderni ucraini d’Igort (2010). Ce sont des ouvrages qui utilisent les mêmes codes sémiotiques et les mêmes stratégies de construction du récit visuel et textuel pour raconter des événements tragiques de notre Histoire contemporaine : une grève à Brest dans l’après-guerre, la guerre en ex-Yougoslavie, la guerre civile en Irlande du Nord et l’oppression stalinienne en Ukraine pendant les années 30. Ces ouvrages sont de véritables romans graphiques et ils ne peuvent pas être considérés comme de simples bandes dessinées, parce que les codes de construction du récit en images y sont totalement bouleversés et répondent aux exigences créatrices et narratives de l'auteur par rapport à l'histoire qu'il veut raconter. Par-delà le gaufrier traditionnel, les romans graphiques pris en compte dans cette étude jouent avec les images, et les textes sont insérés dans les pages suivant les nécessités de la narration. Par conséquent, il s’agit de récits où l’activité du lecteur est mise à contribution dans la construction de l’histoire et dans son appréhension. En effet, non seulement la BD implique des codes de lecture tout à fait particuliers, par lesquels le lecteur est appelé à interpréter des récits composites où le dessin raconte ce que le texte ne dit pas, où les espaces blancs entres les cases sont des lieux à signification et où la couleur et le style graphique expriment des sentiments et des sensations6, mais de plus, ici, le lecteur doit suivre le parcours mental de l'auteur sans lien avec le déroulement chronologique de l'histoire ni la mise en page, qui n'est parfois pas linéaire.

5 Enfin, il nous semble que ces quatre ouvrages illustrent une tendance de plus en plus ancrée dans la création littéraire aujourd’hui, c’est-à-dire l’engagement de l’auteur dans le monde contemporain, son implication personnelle dans ses récits où le mélange de faits réels et de récit fictionnel ou testimonial porte à une hybridation du factuel par le fictionnel et vice-versa. Ainsi, la confrontation de ces quatre lectures du contemporain nous permettra d’interroger la position auctoriale des créateurs, puisqu’ils dénoncent des situations tragiques, méconnues ou mal connues, et se posent en témoins ou bien en sujets interrogateurs de la réalité historique racontée. En outre, le fait que tous les volumes contiennent des textes liminaires, des paratextes où l’auteur explique la situation qui a engendré la création, ou qu’il insère des textes et articles pour approfondir le sujet proposé, révèle une posture7 active par rapport à la réception des ouvrages et une volonté de partager sa réflexion avec le lecteur. Cette posture engagée nous paraît être l’un des traits les plus intéressants de la création artistique aujourd’hui.

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Du factuel au fictionnel : du réalisme à l’affabulation

6 Nous aborderons les caractéristiques de la narration et de la structure des récits dans les analyses de chaque . Mais avant de les présenter dans le détail, il est important de préciser que nous les avons choisis parce que ces quatre albums peuvent être situés dans des positions intermédiaires dans une ligne horizontale qui va d’un pôle où le récit est factuel à un pôle fictionnel opposé : cela signifie que le rapport entre factuel et fictionnel y est toujours présent, mais à des degrés différents. Voici la ligne de visualisation qui correspond selon nous au rapport que ces récits entretiennent avec l'imagination et le document ; par la suite, nous illustreront les caractéristiques de cette dialectique ainsi qu'elle se développe dans chaque album :

Première étape : du côté du factuel

7 À l’extrémité du pôle factuel, on situe Les Quaderni ucraini. Mémoires du temps de l’URSS d'Igort. Dans cet album on raconte les conséquences de la grande famine qui a frappé l’Ukraine dans les années 30 et l’exploitation de cette disgrâce par Staline, qui en a profité pour faire face à une résistance à son pouvoir, aboutissant à l’annihilation complète de celle-ci. Cette histoire, presque méconnue, est racontée par un narrateur intradiégétique qui relate un voyage qui a « duré presque deux ans8 ». Il s’agit d’un récit documentaire et d’un compte rendu d’enquête, où l’auteur reprend les propos des témoins qu’il a rencontrés au hasard de ses déplacements et qu’il a interrogés et interviewés. « Al principio l’Ucraina era per me qualcosa di indistinto, una nuvola appartenente al firmamento sovietico. / Poi ho cominciato a frequentarla e i nomi esotici che sentivo in casa sin dall’infanzia: Kiev, Odessa, Poltava, Sebastopoli, Ialta, divennero paesaggi concreti. / Come è stata la vita durante e dopo il comunismo da queste parti? Me lo domandavo sinceramente9. »

8 Si nous connaissons imparfaitement la réalité économique et sociale des pays de l’ex- URSS et leur histoire sous le régime stalinien, toutefois sans doute connaît-on moins bien encore les détails du traitement inhumain subi par les populations ukrainiennes à partir des années 30 ; par ailleurs, on oublie trop souvent que ce territoire a été dévasté par la catastrophe de Tchernobyl. Les cahiers d’Igort jettent un regard sur l’Ukraine contemporaine en cherchant les causes qui peuvent en expliquer la situation actuelle par des antécédents historiques. Ainsi, Igort construit son récit pas le biais des témoignages des personnes qu’il a rencontrées en Ukraine et qui peu à peu lui ont raconté leurs petites histoires qui jettent une lumière nouvelles sur la grande Histoire.

Yelena mi racconta la storia di Anya, che, anni fa, era estate, è stata colta di sorpresa da un acquazzone nella città di Energodar, dove c’era una centrale atomica. Tornata a casa ha fatto una doccia e si è occupata delle faccende domestiche, poi è andata a letto.

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Si è svegliata ed era particolarmente calva. I suoi capelli sul cuscino. I dottori dicono che la roba che era nell’aria dispersa dalla centrale, con l’acqua, ha fatto reazione. Aveva 30 anni, Anna. Elena non l’ha più vista, non sa se è ancora viva. Le persone di città come Enegodar o Chernobyl hanno divieto di parlare di quello che succede lì. Questo divieto di sovietiche origini, oggi rimbalza ovunque, per i 4 angoli di quello che fu l’impero comunista. Me ne accorgo presto. Indipendenza o meno, spesso gli ucraini di questa parte geografica si definiscono “russi”. È come se le radici di quella che è stata l’Unione Sovietica, la Sovetsky Soyuz, fossero ancora vive e palpitanti. Un immenso territorio abitato da usi e convenzioni che sono sopravvissuti, incrostazioni di un passato che non vuole estinguersi. Basta grattare un poco e sotto la riservatezza sovietica senti scorrere la voglia di essere ascoltati. Io mi sono trovato lì nei giorni in cui ricorreva il ventennale della caduta del muro di Berlino. Ho teso l’orecchio ad ascoltare le storie e ho deciso di disegnarle. Semplicemente non ce la facevo a tenermele dentro, neppure io. Sono storie vere, di persone incontrate casualmente, per strada, cui è toccato in sorte di nascere e vivere stretti nell’abbraccio della cortina di ferro10.

9 Cette longue citation est importante puisqu’elle introduit le sujet du volume et l’auteur y établit aussi son pacte de lecture. Il y fournit des informations importantes concernant le contexte et l’occasion de son écriture et il propose son ethos auctorial de manière très explicite. Il est impliqué dans la narration, comme un historien, parce qu’il a recueilli les témoignages de ses narrateurs secondaires, mais il partage avec eux le jugement sévère sur la cruauté de l’Histoire laissant de côté l'objectivité documentaire pour prendre parti : les phrases et les mots qu’il utilise éclaircissent de l’intérieur de l’ouvrage sa posture empathique vis-à-vis des récits qu’il entend et qu’il reproduit : « incrostazioni di un passato che non vuole estinguersi (...) non ce la facevo a tenermele dentro, neppure io »11. Les cahiers présentent l’alternance de témoignages et de recherches personnelles de Igort, qui intervient aussi pour approfondir quelques aspects de la vie quotidienne ukrainienne sous le régime soviétique, pour expliquer les procédures administratives auxquelles les citoyens étaient soumis et pour proposer des statistiques sur les événements historiques. Les recherches et les mises au point documentaires de l’auteur contribuent à tisser le fil du récit, tout en accompagnant son regard personnel. Il en résulte un récit fragmentaire, une mosaïque composée de témoignages enregistrés, (1. Storia di Serafina Andreyevna, 4. Storia di Nikolay Vasilievich, 6. Storia di Maria Ivanovna, 8. Storia di Nikolay Ivanovich) et de récits à la première personne de l’auteur (7. La terra, 9. Radiazia), qui sont accompagnés et intégrés par des approfondissements documentaires (2. I kulaki, 3. Litania bolscevica assassina, 5. Conformemente…). Chaque partie concourt ainsi à reconstruire une histoire qui sera naturellement partielle et partiale mais, en même temps aussi, assez complète, vu l’hétérogénéité des narrateurs et des points de vue présentés.

10 Comme nous l’avons expliqué, la place de l’auteur dans l’ouvrage est très visible, même s’il n’apparaît jamais représenté par le dessin, non seulement dans le texte des récitatifs, mais surtout dans la composition et le traitement des images. En effet, dans les parties consacrées aux témoignages et aux souvenirs personnels, les récits sont en couleurs, tandis que les parties avec les approfondissements documentaires sont en noir et blanc et le trait des dessins est beaucoup plus simple – parfois ils sont

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simplement esquissés. En outre, dans chacune de ces différentes parties, la mise en page est traitée différemment. Dans les récits rapportés les planches sont généralement divisées en cinq ou six cases de manière très régulière, dans chacune d'elles une image bandeau est suivie ou entourée d’autres doubles cases. Par contre, les comptes rendus d’Igort ne sont composés que d’images bandeau prenant toute la largeur de la planche, la divisant ainsi en couches horizontales. Le récit y est beaucoup plus métaphorique et le dessin joue un rôle prédominant dans la construction du sens et de la narration. Le rôle du lecteur devient ici très important parce qu’il doit inférer de manière considérable, lire entre les images et composer le sens du récit. Enfin, les planches consacrées aux documents ne présentent pas de gaufrier : ce sont des images qui remplissent les pages en entier sans indiquer un parcours de lecture, mais seulement en exposant des informations directement, parfois sans commentaire. En conclusion, vu le traitement graphique différent des typologies de récit, technique qui explicite le fait que l’auteur compose un récit hétérogène, à partir de témoignages et de documents authentiques qu'il reproduit sans interférer avec des commentaires, nous pouvons situer cet ouvrage dans la partie la plus proche du factuel dans la ligne ci-dessus. Il s’agit en tout cas d’un ouvrage artistique où la part de création personnelle est assez grande et très aisément repérable.

Deuxième étape : où le souvenir s’imprime sur la réalité

11 Le deuxième ouvrage de notre corpus est une BD de fiction, documentaire et en même temps autobiographique, qui s’intitule Coupures irlandaises 12, et a été écrite par Kris tandis que Vincent Bailly s’est occupé de la réalisation des dessins. Dans notre ligne du factuel au fictionnel, cet album se situe dans une position intermédiaire mais encore proche du pôle factuel, puisqu’il s’agit d’un récit autobiographique où Kris se met en scène et raconte une aventure qu’il a vécue pendant son adolescence. Or, son histoire personnelle a croisé la grande Histoire lors d’un voyage en Irlande du nord, à Belfast dans l’été 1987. Le rapport factuel-fictionnel et le souci de la documentation de la part de l’auteur est mis en évidence dès la première planche lorsqu’il explique, par l’intermédiaire de son héros : « J’ai toujours voulu raconter des histoires. / Enfant, je m’en étais fait la promesse. / Je collectionnais les coupures de journaux sur les sujets qui m’intéressaient. / Pour plus tard. / Pour quand je serais grand. » [3] Voilà aussi que le titre trouve son explication et que le rapport entre autobiographie et documentation est éclairé : nous comprenons aisément que le récit que nous lirons est un texte qui se situe à l’intersection des deux modalités du discours. Et en fait, en poursuivant la lecture, nous plongeons dans l’atmosphère un peu sombre et pas tout à fait compréhensible de l’Irlande du Nord des années 70 et 80, alors que catholiques et protestants étaient engagés dans une lutte fratricide. L’apport de cet ouvrage à la compréhension de la triste et sombre atmosphère de l’époque est essentiel, parce qu’elle est racontée par quelqu’un qui l’a vécue personnellement. En outre, l’album comprend aussi des planches documentaires qui rendent compte de la réalité irlandaise de l’époque, et un dossier final, En guise de cicatrice, qui scelle définitivement l’album avec des mises au point, des articles de journaux et des approfondissements sur Le contexte historique, avec les témoignages de quelques protagonistes de cette époque.

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12 Dans cet ouvrage tous les moyens d’expression de la BD sont mis à contribution afin de créer un tout unique où le dessin, la composition des planches, la narration et le texte concourent à nous faire comprendre cette réalité si difficile à expliquer. Un narrateur interne, le jeune Christophe, relate son aventure personnelle en intervenant directement dans les récitatifs qui alternent avec les reconstructions des dialogues. Chaque planche propose un rythme différent et s’adapte encore une fois aux exigences du récit. Par exemple, lorsque Christophe et son copain Nicolas fêtent leur voyage prochain en Irlande, dans une page au rythme très serré13 où chacun des quatre bandeaux horizontaux est coupé différemment pour donner justement du mouvement et où la focalisation accompagne une sorte de caméra imaginaire qui tourne dans leur chambre : on se rapproche et s’éloigne d’eux, on les suit dans leurs mouvements selon des angles différents. Dans d’autres moments du récit le rythme ralentit : par exemple lors de leur voyage vers l’Irlande, dans une planche qui se développe dans le sens horizontal [11]. Ailleurs, l’ennui des deux jeunes français, qui sont obligés de rester et de ne pas s’éloigner du quartier catholique après un attentat, est représenté par la lenteur dans des développements verticaux. Par conséquent, l’œil du lecteur, au lieu de faire un parcours de gauche à droite et de haut en bas comme pour une lecture linéaire habituelle, se déplace ici de haut en bas à chaque case [46] obligeant le lecteur à un exercice assez inusuel : l'œil va et vient de haut en bas et, à chaque passage vers la droite, est obligé de recommencer le même mouvement basculant en vertical.

13 Ici, les couleurs aussi jouent un rôle important, puisqu’elles contribuent à créer les atmosphères : la maison de la famille Nevlin qui accueille Nicolas dans le quartier des Markets à Belfast, habité par les catholiques, est caractérisée par les couleurs chaudes [20] qui représentent l’intimité de la famille, l’accueil chaleureux et ouverture d’esprit démontré avec les deux jeunes français. Par contre, la famille Nicholl, protestante qui habite dans les quartiers nord de la ville, a une maison qui est connotée par des couleurs plus froides, le vert, très irlandais, le bleu et le gris [25], ce qui représente en quelque sorte le contraste entre les deux situations sociales et humaines. Parfois, la couleur joue un rôle important aussi dans la mise en place d’une atmosphère : lors d’une nuit de combats urbains, le jaune remplit les pages [54-62] en contribuant à rendre compte de l’utilisation de la lumière artificielle pendant la nuit, mais aussi en insinuant un malaise chez le lecteur, le jaune étant la couleur de la haine, et ici c’est une haine presque raciale, civile, qui est en jeu.

14 Les dessins de Bailly, bien que très proches des esquisses et donc peu définis, parviennent en tout cas à bien représenter les détails des scènes, les mimiques des personnages et à rendre compte des enjeux des relations interpersonnelles. Comme on l’a écrit, la construction du récit est très vraisemblable, et surtout on arrive à bien percevoir le climat de militarisation de cette région à cette époque-là par la présence de barrages barbelés en ville [42] ; par la présence des soldats armés dans les rues, [31] des tanks et des hélicoptères, des raids des soldats dans les maisons civiles, [50] avec aussi, à côté, la présence des militants de l’IRA [44]. C’est toute une situation assez folle que les deux jeunes français ont côtoyée, subie même, et qui a laissé une trace indélébile dans leur esprit, ce qui a fait qu’après vingt ans l’un d’eux a trouvé le courage de raconter cette histoire absurde.

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Troisième étape : du factuel vers le fictionnel

15 Le troisième album du corpus, Un homme est mort de Kris et Etienne Davodeau14, raconte l’histoire d’une grève qui a eu lieu à Brest pendant la reconstruction de l’après-guerre. Il s’agit de la reprise en bande dessinée d’un événement proche du fait divers : le 17 mars 1950, pendant une manifestation de grévistes, des ouvriers du bâtiment et des chantiers navals, la police a ouvert le feu sur les manifestants en tuant un affilié de la CGT, Édouard Mazé, qui se trouvait au premier rang. Cet ouvrage est le fruit de la collaboration entre deux auteurs : Kris, qui a longtemps réfléchi à la transposition de cette histoire qu’il avait entendue lorsqu’il était adolescent, et Étienne Davodeau, dont la production personnelle était déjà très ancrée dans la réalité avec la publication d’autres BD documentaires15. Les auteurs se sont beaucoup documentés avant d’écrire le scénario de cet album : ils ont fait des recherches d’archive et ils ont rencontré quelques-uns des témoins de l’incident, notamment le réalisateur d’un film documentaire qui avait été transmis lors des rencontres syndicales successives à l’incident. L’album est composé du récit de l’événement tragique et de la création du film documentaire de René Vautrier cité, accompagné d’un dossier final contenant plusieurs documents. Les textes qui clôturent l'album rendent compte de la création du film, de la reconstruction historique de la période de l’après-guerre (Brest. Un chantier ensanglanté de Pierre le Goïc) et sont accompagnés de coupures de journaux d’époque. On y trouve aussi un portrait du cinéaste qui est le véritable protagoniste de ce récit (René Vautrier, tout simplement…) ; un récit de Kris sur Le parcours d’un livre, où il raconte la genèse du projet et la mise en place de celui-ci, jusqu’à sa publication. On a recueilli aussi le témoignage de l’un des participants à la grève, Pierre Cauzien, qui a été blessé dans la même manifestation. Le dossier se ferme sur quelques esquisses et dessins préparatoires de Davodeau.

16 Ainsi, l’album propose la mise en bande dessinée d’un événement historique encore une fois assez méconnu, un récit factuel qui est raconté d’après une enquête et avec l’aide d’une documentation assez précise et large (coupures de journaux et comptes rendus de témoignages), où l’apport créateur des auteurs est très évident. Et c’est aussi l’histoire d’un film documentaire de propagande, qui a été tourné par une jeune cinéaste de 23 ans, René Vautrier, au lendemain de l’accident et qui a été projeté pendant la grève, au soir, sur les chantiers où se réunissaient les grévistes. Les conditions de la création et de la projection du film étaient si mauvaises qu’après quelques mois la pellicule a été très gravement endommagée. Le point de vue adopté par les deux scénaristes pour raconter ces événements est donc la volonté de retracer l’aventure personnelle de Vautrier, qui est un personnage extérieur à la grève pouvant ainsi poser un regard objectif et désengagé sur la ville de Brest et sur la situation malheureuse des grévistes.

17 Du point de vue de l’art de la BD, cet album peut être considéré comme un chef d’œuvre, puisqu’il propose la vision très personnelle des événements par les choix graphiques : de la mise en page à la construction du récit planche par planche ; du dessin assez symbolique où la reconstruction du passé reste très évocatrice plutôt que fidèle, à l’utilisation de la couleur sépia qui rend parfaitement la représentation du passé16. Comme chez Igort et dans Coupures Irlandaises, ici aussi le gaufrier est plié aux exigences de la représentation : il n’y a pas une planche identique à une autre parce qu’elles sont fonctionnelles au récit et s’adaptent à la matière à raconter. On trouve,

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par exemple, une planche qui représente la ville en reconstruction, divisée en deux grandes parties où le panorama en bas est annoncé par les trois cases de la partie supérieure où le jeune cinéaste, accompagné de deux affiliés à la CGT, regarde du haut d’un immeuble en construction et ensuite cherche à se repérer dans le nouvel aménagement de Brest. De fil en aiguille, il découvre la nouvelle ville et le lecteur avec lui, en suivant son parcours visuel, d’abord en vision de front et en position de spectateur et ensuite en vision avec17 le personnage même. La ville n’est pas représentée de manière détaillée, mais esquissée. Le même basculement de la vision par rapport à la focalisation avec la multiplication des focales se retrouve dans une autre image, où l’on passe d’une vision d’ensemble de la foule des participants aux funérailles d’Édouard Mazé, vue de derrière, à la vision plus rapprochée, de front, d’une partie du cortège et de quelques petites scènes liminaires. Les deux dernières cases de la planche, que l’on pourrait définir des méta-cases puisqu’elles nous illustrent la technique utilisée plus haut, montrent le cinéaste, sujet focalisateur, d’en haut et de front en train de filmer la scène. Ces mouvements de la focalisation, qui miment évidemment ceux du cinéaste, donnent beaucoup de mouvement aux scènes représentées en les rendant très vives18.

18 Deux autres planches qui racontent une projection sont construites avec une symétrie presque parfaite, selon le schéma suivant19 :

19 où les deux bandeaux latéraux représentent la projection vue de deux côtés différents, de front et de l'arrière, et les cases intermédiaires montrent des zooms sur le public, pris de différentes positions par rapport à la scène. Cette structure si parcellisé contribue à donner une vue d’ensemble très efficace. D’autres planches montrent différentes projections20, et il est intéressant de découvrir la stratégie par laquelle le récit accélère pour rendre compte de la continuité des projections dans le temps : la double planche devient un échiquier où les cases blanches aux récitatifs alternent avec les dessins. Le récit est très scandé et le dessinateur a joué avec la possibilité significative des blancs de la BD, gouffre de vide qui peut ouvrit les portes à l’imagination du lecteur. Enfin, le dernier exemple est encore une double page où les cases ont disparu et il ne reste que quatre bandeaux superposés21. Il s’agit d’une énième projection du film lors de laquelle les protagonistes s’aperçoivent que la bande son qu’ils avaient enregistrée, avec la lecture d’un poème de Paul Eluard, « Gabriel Péri22 » qu’ils avaient adapté avec le nom d’Edouard Mazé, était détruite et qu’il aurait fallu lire le poème à haute voix à chaque nouvelle projection. L’un des accompagnateurs du cinéaste propose alors de réciter le poème et son élan ainsi que son émotion transparaissent dans la séquence des cases posées horizontalement. Les mouvements du personnage, ses gestes, ses mots qui deviennent des cris sont représentés par les caractères gras très gros, qui se rapetissent ensuite dans la page de droite, où le public a disparu et le personnage reste seul au milieu de l’image. Ses mots sont accompagnés

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par les mouvements de la focalisation qui comme une caméra bouge de droite à gauche, fragmentant la vision de la scène comme si c’était un caléidoscope. Le dernier bandeau, muet, montre l’homme de dos, épuisé par l’effort et par la douleur qu’il éprouve.

20 Ainsi se réalise le passage ou bien l’hybridation du factuel par le fictionnel : le lecteur est accompagné à la découverte d’un événement historique dont on lui propose une reconstitution fidèle qui, grâce aux compétences créatrices des deux auteurs, devient plus allusive et métaphorique que réaliste. C’est par la construction du récit et par la composition des planches qu’on est induit à imaginer, qu’on comprend les enjeux et le pathos de cette histoire. Nous la percevons de l’intérieur, par la mise en relief des émotions et des sentiments des protagonistes qui nous sont bien représentés par les images.

Quatrième étape : le fictionnel au-delà du factuel

21 Le dernier ouvrage du corpus, Appunti per una storia di guerra de Gipi23, se situe au pôle à droite de la ligne ci-dessous, celui de la fiction. Dans ce récit on ne trouve aucun élément utile pour indiquer au lecteur qu’il s’agit d’une histoire qui a réellement eu lieu, aucun document ni témoignage ne complète le récit, qui est plus évocateur que réaliste. Gipi a voulu, en fait, produire une métaphore de la guerre, raconter toute guerre par le biais de l’histoire de ses jeunes protagonistes, par laquelle on reconnaît très bien des situations et des lieux évoquant la guerre en ex-Yougoslavie. C’est l’auteur même qui explique sa démarche, son souci de raconter une histoire de guerre qui soit paradigmatique de toute situation de conflit, avec son absurdité foncière, ses abus, ses malentendus et ses injustices :

La cosa soprattutto che m’incuriosiva, era il modo in cui tutti noi, io in testa, continuavamo a farci gli affari nostri. Con pochissimi cambiamenti, forse nessuno, e solo qualche angoscia che radicava nei cuori più sensibili. Era strana questa cosa ma era successa già mille volte in passato. Quella guerra, come la guerra in Bosnia, quelle in Africa, in Algeria, in Medio Oriente, nel Sud Est Asiatico, non erano le “nostre” guerre. Questo era (è, in realtà) un fatto assodato. La guerra nella ex-Jugoslavia, per tornare vicini, per esempio, non era la nostra guerra. Era la loro. Era la guerra dei serbi, dei bosniaci, dei croati. [p. 127]24

22 Le récit est raconté par l’un des protagonistes, Giuliano, qui rôde avec ses copains Christian et Stefano, dit il killerino, dans la banlieue d’une ville désormais en ruines, à la recherche de nourriture mais aussi d’aventures. La rencontre avec un groupe de miliciens, mi-terroristes mi-voyous, les plonge dans la réalité de la guerre comme elle se déroule à l’arrière : où l’on combat pour survivre, où il faut se débrouiller, et où il est nécessaire de commettre des crimes si on a la prétention d’être le maître de son existence. Les trois jeunes décident de s’affilier à la bande, et l’album rend compte de leur montée dans l’échelle de la délinquance et en même temps leur prise de conscience des règles de cette société marginale où se joue leur initiation, dans une réalité cruelle qui n’épargne pas ces adolescents des horreurs des combats et des actions militaires et criminelles désordonnées et inhumaines. Selon leur capacité de supporter la vue et la mise en place d’actes abjects, ils deviennent de vrais combattants. Ainsi, Stefano, dit il

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killerino, le plus cruel des trois, devient aussitôt le chef reconnu de leur petite bande : les criminels qui l’ont engagé lui apprennent la cruauté et le respect de la loi du talion, et le chargent de la responsabilité de petites missions de cette pseudo guerre d’entre les pauvres qui se déroule en marge de la vraie guerre. Après quelques aventures très peu héroïques, au bout de ce voyage en enfer, la bande des malfaiteurs s’engage dans une voie qui devient de plus en plus dangereuse. Giuliano, hésitant, reste en marge et à la fin décide de laisser tomber : il s’enfuit et, resté sans ses compagnons, il doit se confronter à nouveau à la réalité de la paix. Seulement lui, le narrateur, qui avait toujours été à côté des autres et ne s’était jamais intégré vraiment dans le groupe ni ne s’était senti tout à fait désinvolte par rapport au crime et à la cruauté, réussit à s’éloigner de cette situation et ensuite à raconter son expérience dans un documentaire. L’album, on le découvre seulement à la fin, est en fait le récit de ses expériences qu’il fait à un journaliste documentariste qui veut faire un film, ce sont des « Notes pour une histoire de guerre » qui sera filmée ensuite.

23 Dans cet ouvrage, Gipi a voulu donner un exemple, montrant combien la réalité de la guerre nous est très proche, au point de nous toucher un jour. Il a écrit un récit fictionnel où le factuel peut être perçu par l’inférence, dans ce que nous pouvons supposer du réel à travers l’histoire racontée et les moyens mis en place pour la représenter par les images. Pour rendre compte de cette situation de guerre, l’auteur a choisi d’employer l’aquarelle en noir et blanc, de sorte que la grisaille domine la scène. Dans tout ce gris, parfois l’auteur introduit des cases où le dessin est composé par le seul trait du pinceau [12-86], cela lui permet d’intervenir dans la narration pour introduire par exemple les analepses, les moments où surgit le souvenir du killerino, le chef de la petite bande qui a vécu une enfance très difficile marquée par le suicide de son père ; mais aussi les rêves ou les cauchemars de Giuliano lorsqu’ils surgissent [17]. Ce sont des situations où l’auteur veut mettre à jour l’émergence de l’inconscient, il veut montrer qu’en dessous d’une apparente assurance, les jeunes gardent les faiblesses de leur âge. En fait, les souvenirs concernent la famille qu’ils ont quittée, c’est-à-dire la vie avant la guerre, et leurs rêves représentent leurs craintes et les expériences dures et difficiles qu’ils doivent affronter [89]. En outre, chez Gipi aussi, on remarque un usage fonctionnel de la planche, l’aménagement des espaces est mis au service de la narration, avec l’alternance de planches descriptives avec des bandeaux horizontaux et d’autres où les cases de grandeurs différentes s’alternent pour suivre le rythme des actions [55-56].

Conclusion

24 Pour conclure, il est vrai que la fiction vient parfois intégrer et remplir les trous des récits documentaires, d'histoires ou d'enquêtes, là où les faits n'aident pas assez dans la reconstruction objective et où il est nécessaire de formuler des hypothèses. Et il est vrai également que le récit fictionnel se nourrit de plus en plus de l'enquête documentaire pour se rapprocher de la vérité dans la narration. Gipi, au bout du parcours qui nous a amenés du factuel au fictionnel, démontre comment la fiction vise à rendre compte de la réalité, comment elle parvient à la mettre en scène et aboutit, par le biais de l’imaginaire, à se rapprocher de la vérité objective. C’est une vérité dérivant de la connaissance des êtres humains et de l’expérience personnelle de l'auteur et collective des lecteurs. Cette vérité, que chacun connaît mais que sans doute peu ont le courage

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de dire explicitement, est rendue encore plus efficace et prégnante chez l'auteur italien par son apparence hors du réel purement documentaire.

25 Ainsi que nous l'avons annoncé dans l'introduction, tous les ouvrages pris en compte dans cette étude visent à rendre compte et à éclairer des aspects de l’histoire contemporaine qui sont méconnus, ou qui n’ont pas reçu la juste attention par les historiens et par les chroniques. Par le biais des documents et des enquêtes, des témoignages et des recherches personnelles, les auteurs ont réussi à doser le factuel et le fictionnel à des degrés différents, pour créer des ouvrages où l’approche ludique de la lecture et de la création de la bande dessinée interagit avec l’aspect cognitif, avec la réflexion qu'implique toute dénonciation et tout récit d'événements tragiques.

NOTES

1. Hugues Dayez, La Nouvelle Bande Dessinée. Entretiens avec Hugues Dayez. Blain/Blutch/David B./de Crécy/Dupuis-Berberian/Guibert/Rabaté/ Sfar, Niffle, 2002. 2. Jan Baetens, « Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites », Cahiers de Narratologie, 16 (2009), « Images et récits ». URL : http://narratologie.revues.org/974 Consulté le 04.11.2013 3. L’article de Catherine Saouter fait le point sur cette typologie de création en BD et inclut dans le corpus quelques ouvrages qui seront objet d’analyse ici. « Guerre et BD reportage : entre dialogue et contemplation », in Expériences de la guerre entre littérature et image, Textes de l’atelier de recherche du 11 et 12.11.2010, Groupe de recherche Intermédialités du témoignage et mémoire du XXe siècle, Université du Québec à Montréal, URL : http:// experiencedelaguerreecritureimage.uqam.ca/textes/ Catherine%20Saouter_Guerre%20et%20BDreportage%20entre%20dialogue%20et%20contemplation.pdf Consulté le 09.12.2013. 4. Cf. Pascal Lefevre, Gert Meesters, « Aperçu général de la bande dessinée francophone actuelle », Relief, 2 (3), 2008, p. 290-308. URL : http://www.revue-relief.org/index.php/relief/ article/view/229/322 Consulté le 31.05.2014. 5. Alessandro Leiduan, « Nouvelles frontières du récit. Au-delà de l’opposition entre factuel et fictionnel », Préface au présent numéro 26 des Cahiers de narratologie. 6. Cf. les analyses, entre autres, de Benoît Peeters et Thierry Groensteen. 7. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007. 8. Igort, Quaderni ucraini. Memorie dei tempi dell’URSS, Milano Mondadori, « Le Strade blu », 2010, les pages ne sont pas numérotées. 9. « Au début l'Ukraine était pour moi quelque chose d'indistinct, un nuage appartenant au firmament soviétique. / Puis j'ai commencé à la fréquenter et les noms exotiques et que j'entendais à la maison depuis l'enfance : Kiev, Odessa, Poltava, Sébastopol, Ialta devinrent des paysages concrets. / Comment était la vie pendant et après le communisme par là ? Je me le demandais sincèrement » (notre traduction). Pour voir quelques images : http://www.igort.com/books-quaderni-ucraini.html 10. « Yelena me raconte l'histoire d'Anya, qui, il y a quelques années, en été, a été prise par surprise par une averse dans la ville d'Energodar, où il y avait une centrale nucléaire.

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Rentrée chez elle, elle a pris une douche et s'est occupée du ménage, puis s'est couchée. Elle s'est réveillée et était très chauve. Les cheveux sur l'oreiller. Les médecins disent que la substance qui était dans l'air dispersé par la centrale, avec l'eau, a produit la réaction. Elle avait 30 ans, Anna. Elena ne l'a plus vue, elle ne sait pas si elle est encore en vie. Les habitants des villes d'Enegodar ou de Tchernobyl ont interdiction de parler de ce qui se passe là-bas. Cette interdiction, aux senteurs soviétiques, rebondit désormais partout, aux quatre coins de ce qui fut l'empire communiste. Je le remarque bientôt. Indépendance ou pas, souvent les Ukrainiens de cette zone géographique s'appellent eux-mêmes «Russes». C'est comme si les racines de ce qui était l'Union soviétique, la Sovetskiï Soyouz, étaient encore vivantes et palpitantes. Un vaste territoire habité par des coutumes et conventions qui ont survécu, l'incrustation d'un passé qui ne veut pas disparaître. Il suffit de gratter un peu et on sent glisser sous le secret soviétique le désir d'être entendu. J'étais là-bas quand on a célébré le vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin. J'ai écouté attentivement pour entendre les histoires et j'ai décidé de les dessiner. Tout simplement, je ne pouvais pas supporter de les garder pour moi, moi non plus. Ce sont des histoires véritables de personnes rencontrées par hasard dans la rue, qui ont eu le sort de naître et de vivre enfermés dans l'étreinte du rideau de fer » (notre traduction). 11. « incrustations d'un passé qui ne veut pas mourir (...) je ne pouvais pas les garder en moi- même, moi non plus » (notre traduction). 12. Kris et Vincent Bailly, Coupures irlandaises, Paris, Futuropolis, 2008. 13. Voir l’image de la page 7 : http://www.bdselection.com/imagesbd/c/coupures-irlandaises/ coupures-irlandaises_1.jpg 14. Kris et Étienne Davodeau, Un homme est mort, Paris, Futuropolis, 2006. 15. Étienne Davodeau, Rural !, Paris, Delcourt, coll. « Encrages », 2001 ; Les Mauvaises Gens : une histoire de militants, Delcourt, 2005. 16. Pour en voir un exemple : http://fr.globedia.com/images/nouvelles/2011/8/16/homme-est- mort-kris-etienne-davodeau_3_542409.jpg 17. François Jost, L’œil caméra, Lyon, Presses Universitaires, 1989 et François Jost et André Gaudreault, Le Récit cinématografique, Paris, Nathan, 2000. 18. Voir un exemple : http://static.skynetblogs.be/media/65133/ dyn002_original_295_418_jpeg_2544156_d41862488068d81ef72c76f613e4706e.jpg 19. Voir p. 46-47. 20. Voir un exemple : http://juvaquatre.free.fr/bd/HMpage44.jpg 21. Voir p. 56-57. 22. Paul Eluard, Au rendez-vous allemand, Paris, Gallimard, 1944. 23. Gipi, Appunti per una storia di guerra, Milano, Rizzoli, 2006. 24. « La chose qui m'a particulièrement intrigué était la façon dont chacun d'entre nous, moi en premier, avons continué à nous occuper de nos affaires. Avec très peu de changements, sans doute aucun, et seulement une certaine angoisse qui s'enracinait dans les cœurs des plus sensibles. C'était étrange, mais cette chose était arrivée mille fois de par le passé. Cette guerre, comme la guerre en Bosnie, celles en Afrique, en Algérie, au Moyen-Orient, en dans le Sud-Est asiatique, ce n'était pas « nos » guerres. Cela était (est, en fait) un fait irréversible. La guerre en

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ex-Yougoslavie, pour nous rapprocher, par exemple, ce n'était pas notre guerre. C'était la leur. C'était la guerre des Serbes, des Bosniaques, des Croates » (notre traduction).

RÉSUMÉS

On a pu assister ces dix dernières années au développement de la bande dessinée de reportage avec un fort ancrage autobiographique. L'analyse de la dialectique qui se met en place entre le récit factuel et le fictionnel dans quatre albums récents permet de vérifier l'hypothèse que les frontières entre ces typologies de discours sont désormais assez poreuses, et que factuel et fictionnel cohabitent, à des degrés d'intensité différents, dans la production bédéique contemporaine, et notamment dans Un homme est mort de Kris et Etienne Davodeau (2006), Appunti per una storia di guerra de Gipi (2006), Coupures irlandaises de Kris & Vincent Bailly (2008) et Quaderni ucraini d’Igort (2010).

Nel corso degli ultimi dieci anni, si è assistito allo sviluppo di un genere fumettistico di orientamento giornalistico (reportage) e dai forti risvolti autobiografici. L’analisi della dialettica, osservabile in quattro recenti album, tra la dimensione fattuale e la dimensione della finzione conferma l’ipotesi secondo la quale la frontiera tra queste due tipologie di discorso sarebbe ormai porosa al punto da rendere possibile la loro coabitazione, attraverso forme e gradi d’intensità diversi, nella produzione fumettistica contemporanea e, in particolare, in: Un homme est mort di Kris et Etienne Davodeau (2006), Appunti per una storia di guerra di Gipi (2006), Coupures irlandaises di Kris & Vincent Bailly (2008) e Quaderni ucraini d’Igort (2010).

INDEX

Mots-clés : bande dessinée, fiction, factuel, Gipi, Kris, Etienne Davodeau, Vincent Bailly, Igort Index chronologique : XXIe siècle

AUTEUR

ELISA BRICCO Université de Gênes

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Le « roman métisse » Timira (2013) de Antar Mohamed et Wu Ming 2 : le colonialisme en Italie raconté dans une synthèse entre récit fictionnel et factuel

Stephanie Neu

1 Timira, publié en 2013, est une œuvre narrative écrite par Antar Mohamed1 et Wu Ming 2, membre du collectif d’auteurs Wu Ming2. Elle raconte la vie de la mère d’Antar Mohamed, Isabella Marincola, une actrice italo-somalienne3 dont le nom somalien, Timira Hassan, a donné son titre à l’œuvre. Jusqu’à sa mort en 2010, Isabella a elle- même participé à l’œuvre : plusieurs parties de Timira sont basées sur des conversations entre Wu Ming 2 et Isabella Marincola. Mais Timira n’est pas seulement un récit (auto)biographique : c’est aussi un témoignage et une interrogation critique du colonialisme italien. En effet, la vie d’Isabella/Timira, née à Mogadiscio d’une Somalienne et d’un soldat italien en 1925, est fortement mêlée à l’histoire du colonialisme et à l’histoire contemporaine : L’histoire retrace les 85 ans de la vie d’Isabelle Marincola, en s’attardant tout particulièrement sur la période qui s’étend de 1925 à 1991, la date officielle du début de la guerre civile somalienne. En d’autres termes, c’est une histoire qui, à travers les vies d’Isabella et Antar, met en relation l’histoire métropolitaine avec celle de la colonie somalienne, en soulignant l’existence d’un lien très fort entre l’ère coloniale et l’ère postcoloniale/néocoloniale4.

2 Considérant le fondement thématique de Timira, on pourrait se demander à quel genre narratif l’œuvre appartient : s’agit-il d’une œuvre historiographique, qui se base sur les souvenirs d’un témoin de l’époque ? Le paratexte de Timira offre une autre solution, au premier regard surprenante : sur la couverture du livre, on lit la dénomination romanzo meticcio, « roman métisse ». D’un côté, on trouve donc l’indication « roman » qui souligne l’appartenance de Timira à un genre traditionellement associé au domaine de la fiction. Mais, d’un autre côté, l’adjectif « métisse » met le lecteur en garde :

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apparemment, il ne s’agit pas d’un roman « classique », mais d’un roman avec des ingrédients inhabituels, probablement factuels.

3 L’objectif de cet article est donc d’interroger la nature métisse de Timira : comment interagissent en son sein stratégies factuelles et stratégies fictionnelles ? S’agit-il de la « factualisation » d’un récit fictionnel ou de la « fictionnalisation » d’un récit factuel ? Ou, peut-être, des deux en même temps ? Et est-ce que ce « métissage » concerne également l’histoire et le discours de Timira ?

4 Avant de répondre à ces questions, nous nous pencherons sur le fondement théorique du discours et considérerons les approches actuelles qui conçoivent la « fictionnalisation » comme une stratégie rhétorique présente, non seulement dans des genres associés habituellement au domaine de la fiction, mais aussi dans des textes factuels. Dans un second temps, nous examinerons brièvement les propositions de Wu Ming eux-mêmes face à la dissolution des frontières entre des œuvres narratives factuelles et fictionnelles, une dissolution qu’ils observent dans différentes œuvres de la littérature italienne contemporaine. Puis, nous verrons comment Antar Mohamed et Wu Ming 2 appliquent l’idée du « métissage » dans Timira. Enfin, nous nous demanderons si ce « métissage » narratif peut constituer une approche adéquate pour parler de sujets problématiques comme le colonialisme. Est-ce que, par exemple, le remplissage fictionnel de certaines lacunes de l’histoire représente un moyen efficace pour dessiner un tableau plus nuancé et, peut-être aussi, plus « vrai » ? Cette idée nous semble en effet constituer le fil conducteur de Timira, qui commence avec une citation parodique du film Burke & Hare (2010), de John Landis : « C’est une histoire vraie…y compris les parties qui ne le sont pas. »5

Reconsiderer les catégories « factuel » et « fictionnel »

5 Dans sa préface, Alessandro Leiduan souligne que ce sont surtout les formes narratives hybrides qui nous déconcertent, c’est-à-dire ces récits qui – pour des raisons sémantiques – ne peuvent pas être « rangés » dans un des « classeurs » ordinaires avec l’étiquette « factuel » ou « fictionnel » : Et si, de toute l’histoire des genres narratifs, on ne considère que la page la plus récente, cette distinction apparaît presque entièrement infondée : les récits conventionnellement qualifiés de « factuels » ou de « fictionnels » se déclinent désormais dans des formes textuelles pratiquement indiscernables, invalidant ainsi l’idée selon laquelle à la représentation d’une histoire réelle ou imaginaire correspondraient nécessairement des procédés textuels différents, voire antinomiques6.

6 S’il n’existe pas de caractéristiques textuelles claires et sans équivoque pour indiquer le statut fictionnel ou factuel d’un texte, certains éléments peuvent orienter l’interprétation des lecteurs/spectateurs d’un texte écrit ou audiovisuel dans l’une ou l’autre de ces deux directions. Pour Jean-Marie Schaeffer, il s’agit d’une interaction de propriétés sémantiques, pragmatiques et formelles, qui doit être étudiée en tenant compte du contexte culturel de l’œuvre en question7. La particularité des textes « hybrides » serait ainsi due aux éléments sémantiques, pragmatiques et syntactiques contradictoires qui les caractérisent. On pourrait donc, d’un côté, décider d’éliminer purement et simplement la distinction entre discours factuel et discours fictionnel ; mais on pourrait, d’un autre côté, décider, au contraire, de valoriser et de regarder

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attentivement les propriétés factuelles et fictionnelles qui interagissent dans ces textes hybrides.

7 C’est en partant de cette idée que des chercheurs du « Centre for Fictionality Studies » de l’université d’Aarhus ont élaboré une distinction entre « fiction » et « fictionnalité » (fictionality). Ils recourent pour ce faire à des concepts présentés par Richard Walsh dans son ouvrage The Rhetorics of Fictionality (2007), dans lequel Walsh propose, par exemple, de concevoir la fictionnalité comme une « stratégie de communication8 » (communicative strategy) pouvant être utilisée dans toutes sortes de textes, et pas uniquement dans les textes dits « fictionnels ». Henrik Skov Nielsen propose, à cet égard, de considérer tant le paratexte que les propriétés textuelles d’une œuvre : Scénario et paratexte peuvent produire une forme de fictionnalité qui nous engage à recevoir le récit dans son ensemble comme une fiction. L’emploi d’une large palette de techniques fictionnelles (comprenant l’omniscience, le discours indirect libre, la narration simultanée, l’exubérance imaginaire et la narration contrefactuelle) produira elle aussi des effets fictionnels, mais ces effets seront circonscrits à certaines parties du récit et n’entraineront pas la transformation du récit tout entier en texte de fiction9.

8 D’où proviennent les propriétés textuelles dont Skov Nielsen fait la liste ? À notre avis, elles sont dérivées d’un répertoire de textes catégorisés comme « fictionnels » : ainsi, bien que Skov Nielsen soit d’avis que la qualité fictionnelle est universelle, il n’est pas possible d’abolir totalement la catégorie « fiction » – un dilemme qu’il souligne lui- même dans un article en réponse à James Phelan10. À cela s’ajoute la valeur relative de ces propriétés textuelles : elles ont une utilité heuristique uniquement dans un contexte occidental et contemporain, mais ne constituent pas des catégories diachroniquement et transculturellement valides. Tenant compte de ces réflexions essentielles, il faut cependant souligner que concevoir la « fictionnalisation » comme une stratégie rhétorique aide à mieux comprendre le fonctionnement de certains textes hybrides. Sans compter que cette approche permet de mettre en valeur le potentiel de certaines stratégies de fictionnalisation, par exemple, la possibilité d’inventer des mondes alternatifs, sans les restrictions imposées par des « faits empiriques ».

9 Jusqu’à présent, nous avons uniquement parlé de la fictionnalisation. Mais existe-il une discussion analogue concernant le pendant de la fictionnalisation, la « factualisation » ? La réponse est oui : il existe des approches qui essayent de décrire les stratégies d’inclusion d’éléments apparemment véridiques et « authentiques » (« factuels ») dans des récits de fiction. L’une de ces approches utilise le terme de forensic mode pour décrire l’insertion d’éléments « réels » dans des textes comme des romans où, normalement, les stratégies de fictionnalisation sont prédominantes. Comme Johanne Helbo Bøndergaard l’écrit dans son mémoire de master, ces stratégies deviennent d’autant plus pertinentes, compte tenu de l’augmentation apparente des hybridations textuelles que nous pouvons observer aujourd’hui : La littérature contemporaine semble privilégier des formes et des genres de type hybride, c'est-à-dire des œuvres qui, par le biais de documents d’archives, d’images photographiques, de références auto/biographiques ou d’analyses critiques, font entrer la réalité et l’Histoire dans le récit, alors même que le langage littéraire et les conventions fictionnelles favorisent un type de lecture qui dissocie le texte de ses conséquences historiques immédiates11.

10 L’insertion de photographies ou de documents d’archives, par exemple, évoque donc un lien avec un passé réel. Selon Helbo Bøndergaard, c’est une manière d’établir une

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espèce de dialogue avec le passé et entre le lecteur/spectateur et les « preuves » présentées comme telles dans le texte : Le travail médico-légal (forensic) s’occupe de la réalité historique et utilise les « preuves » de cette réalité en les étudiant de façon directe et explicite. Dire de ces travaux littéraires qu’ils sont scientifiques, ne revient pourtant pas à dire qu’ils sont objectivement scientifiques, mais qu’ils s’attachent plutôt à étudier la réalité du passé et qu’ils partagent une compréhension scientifique de l’objet en tant que forme de discours destinée à un public par le biais d’une médiation esthétique12.

11 Comment nous allons le voir, on trouve dans Timira beaucoup de matériaux pouvant être appellés forensic et qui interagissent avec les stratégies de fictionnalisation. L’insertion de ces matériaux dans un texte présenté comme un « roman » (bien que « métisse ») est en corrélation avec l’idée d’hybridation décrite par Wu Ming 1 – un autre membre du collectif Wu Ming – dans un « mémorandum » publié en ligne en 2008 et devenu le point de départ d’une discussion sur une littérature appelée, par Wu Ming, « New Italian Epic ». Dans ce mémorandum, Wu Ming 1 décrit des caractéristiques communes à plusieurs œuvres publiées en Italie au début des années quatre-ving-dix ; selon Wu Ming 1, des auteurs comme Giancarlo De Cataldo, Roberto Saviano, Andrea Camilleri, Carlo Lucarelli, Massimo Carlotto et bien d’autres encore utilisent, dans certains de leur livres, le même répertoire, les mêmes « images et références partagées » (« immagini e riferimenti condivisi13 »). Ils ont en commun, d’après Wu Ming 1, l’intention de « prendre position et [d’]engager leur responsabilité14 », de (re)donner une importance éthique et sociale à l’écriture, qu’elle soit factuelle ou fictionnelle15. L’une des caractéristiques soulignées par Wu Ming 1 porte sur le mélange d‘éléments hétérogènes : Fiction et non-fiction, prose et poésie, journal et reportage, littérature et science, mythologie et pochade. Ces dernières quinze années, nombre d’auteurs italiens ont écrit des livres qui ne peuvent être étiquetés ou classés d’aucune manière, parce qu’ils contiennent presque tout. […] « contamination » n’est pas un terme approprié pour décrire ces œuvres. Il ne s’agit pas seulement d’une hybridation « endo- littéraire », entre les genres de la littérature, mais de l’utilisation d’une chose quelconque qui pourrait servir le but visé16.

12 Pour décrire ce phénomène, Wu Ming 1 propose le terme d’« objet narratif non- identifié » (« oggetto narrativo non-identificato17 »). Il isole ainsi une espèce de « troisième espace », pour adapter un terme utilisé par Homi Bhabha dans le contexte de la théorie du postcolonialisme et de la constitution des cultures. Selon Bhabha, le « troisième espace » est un lieu où peut naître quelque chose de nouveau suite à un « processus d’hybridation » : « Le processus d’hybridation culturelle donne lieu à quelque chose de différent, quelque chose de nouveau et de jamais vu auparavant, un lieu nouveau de négociation du sens et de la représentation18 ». Le troisième espace porte les traces des origines hybrides qui le fondent : « l’importance de l’hybridité tient à ce qu’elle porte les traces des sentiments et des pratiques qui l’ont façonnée […], elle réunit ainsi et fond ensemble les traces d’autres sens ou discours19 ». Cette notion peut être comparée à l’idée d’hybridation littéraire telle qu’expliquée par Wu Ming : apparemment, les « objets narratifs non-identifiés » sont des produits littéraires qui portent les traces de leurs sources, mais qui, dans l’ensemble, constituent des objets inédits.

13 Le but de l’analyse de Timira qui suit est donc de déterminer si l’œuvre d’Antar Mohamed et de Wu Ming 2 est effectivement un exemple de ce « quelque chose de nouveau », pour reprendre les termes de Wu Ming20 1. Cette nouveauté, à notre avis,

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pourrait consister dans l’utilisation de stratégies discursives (et donc, aussi, du potentiel heuristique) de la fictionnalité et de la factualité, dans le sens de forensic objects. Comme nous allons le voir, cette utilisation a lieu sans aucune distinction hiérarchique et sans que l’une des deux stratégies ne prédomine. Ce faisant, nous tiendrons également compte des deux notions soumises au débat par Bhabha dans le « troisième espace » : « sens » (meaning) et « représentation » (representation). Pour la question de la fictionnalité et de la factualité, il s’agit donc de se demander si, par des formes hybrides, peuvent naître de nouvelles formes de représentation narrative et si ces formes aident à éclairer certaines zones obscures de l’histoire italienne pour ouvrir de nouvelles perspectives sur le passé.

Le « métissage » de fictionnalité et de factualité dans Timira

14 Wu Ming 2 souligne lui-même en quoi le métissage de Timira consiste : il s’agit, selon l’auteur, d’un métissage au niveau de l’histoire, du discours et du processus d’écriture : Les auteurs du roman sont une actrice italienne-somalienne de quatre-ving-cinq ans (Isabella Marincola), un médiateur somalien avec quatre diplômes universitaires et deux nationalités (Antar Mohamed Marincola) et un chanteur des rues avec un nom chinois (Wu Ming 2). Donc, la protagoniste est métisse, l’aventure est métisse (entre l’Italie et la Somalie), l’écriture est métisse (un mélange d’inventions, mémoires, matériaux d’archive) et, en plus, le collectif d’auteurs est métisse21.

15 En effet, le choix des stratégies narratives dans Timira est non seulement hétérogène, mais aussi, comme nous allons le voir, hybride – et donc, selon la terminologie de Wu Ming, métisse. On trouve des récits qui parlent, dans l’ordre chronologique, du passé d’Isabella et des récits situés dans le présent, plus précisement en 1991 et en 1992. En outre, il y a d’autres éléments narratifs, comme des « lettres intermittentes » (lettere intermittenti), écrites apparemment par Wu Ming 2. Il y a aussi des documents d’archives, comme, par exemple, des photographies et des papiers officiels. Le tout est accompagné d’une documentation (appelée « générique de fin », titoli di coda) de toutes les sources, références intertextuelles et matériaux complémentaires utilisés dans l’écriture de Timira.

16 Le passé d’Isabella est raconté à partir de sa naissance. Ces passages sont très hétérogènes : on trouve, par exemple, des lettres, mais aussi des récits apparemment racontés à la première personne par Isabella. D’autres chapitres consistent en une espèce de « liste » de monologues et de dialogues, comme dans l’exemple qui suit et qui décrit le voyage d’Isabella en 1927 de Mogadiscio à Naples, où elle est remise à son père et à sa femme italienne. Il n’y a visiblement pas d’instance narratrice et nous percevons presque « en direct » les mots des adultes qui entourent la petite Isabella : Monsieur Marincola? Enchantée, je suis sœur Cristina della Consolata. Nous nous sommes rencontrés à Mogadiscio, vous vous souvenez ? Quand vous êtiez venu parler avec la supérieure. Enchanté, ma sœur. Je vous présente ma femme, madame Flora Marincola. Enchantée, madamin, je suis contente de faire votre connaissance. Vous avez bien fait de venir vous aussi. Pour Isabella, c’est vraiment une grande chance d’arriver en Italie et de trouver tout de suite sa nouvelle mère. N’est-ce pas, Isabella ? Allez, soit sage, va chez maman Flora qui veut faire ta connaissance. Non ? It l’as pa veuja ? [Tu ne veux pas ?] Tu fais de nouveau un de tes caprices22 ?

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17 Ce chapitre illustre le « mécanisme » narratif de Timira : à partir d’un fait réel – le déménagement d’Isabella Marincola en Italie –, les auteurs complètent la base « factuelle » du récit avec des éléments inventés. Dans la section de leur livre intitulée « générique de fin », les deux auteurs expliquent ce modus operandi. Ils énumèrent les sources consultées pour l’écriture de ce chapitre, par exemple, leurs recherches sur les missionnaires italiennes : apparemment, la majeure partie d’entre elles étaient originaires de la région de Turin23 ; en conséquence, sœur Caterina, dans le chapitre en question, parle un dialecte piémontais. On voit très bien que, dans ce cas, la fictionnalisation ne dépasse pas le vraisemblable mais combine des éléments divers pour évoquer une situation de la façon la plus vraisemblable possible24. En même temps, on trouve aussi des références intertextuelles à des œuvres rangées traditionnellement dans la catégorie « fictionnelle » : les auteurs avouent ainsi s’être inspirés d’un personnage d’une nouvelle de Luigi Pirandello pour décrire la réaction froide de la femme du père d’Isabella. Le récit fictionnel en question rappelle l’histoire d’Isabella : dans la nouvelle Zafferanetta (1911), la jeune Norina ne peut pas accepter la fille illégitime de son mari, qui la fait venir du Congo25. Le répertoire dont les auteurs se servent est donc à la fois « factuel » et « fictionnel ». Dans le chapitre en question, les différentes sources se mêlent : pour rendre l’idée de la solitude et du détachement d’Isabella, liés à un moment précis de l’histoire italienne, les auteurs ont, d’une part, consulté des sources historiographiques, et d’autre part, choisi un modèle littéraire qui rend parfaitement l’idée du rejet des enfants « étrange(r)s », comme Isabella.

18 La même manière de procéder se retrouve dans les chapitres où Isabella parle, à la première personne, de son enfance et de sa jeunesse en Italie, puis de sa vie en Somalie avec son mari Mohamed. Ces chapitres se lisent comme les pages d’un roman « traditionnel », avec des stratégies narratives généralement associées au texte fictionnel : ils sont écrits au passé simple, avec des dialogues et des pauses descriptives. Comme l’expliquent Antar Mohamed et Wu Ming 2, ces chapitres sont basés sur les souvenirs d’Isabella, qu’ils ont adaptés et augmentés ultérieurement26. Ils servent, d’une part, à rendre les sentiments d’Isabella, et d’autre part, à donner des informations « historiographiques ». Ainsi, un des premiers chapitres décrit la rencontre, à Rome, d’Isabella et de son oncle, qui appartient aux Dubat, des soldats somaliens au service des colonisateurs italiens. Non seulement, cet épisode a une valeur « personnelle » pour la biographie d’Isabella, mais aussi et surtout, il permet de parler, dans Timira, d’un aspect de l’histoire coloniale d’Italie probablement peu connu27. Dans le « générique de fin », les auteurs indiquent une fois encore leurs sources, notamment un article de 1937 qui se moque des Dubat28. Il s’agit donc, concernant l’aspect sémantique de ce chapitre, d’une combinaison de passages inventés (comme les dialogues entre Isabella et sa famille) et de passages qui se fondent sur des documents d’archives.

19 Ces derniers sont d’ailleurs présentés de façon explicite dans le roman, dans des sections intitulées « Archive historique » (Archivio storico) ; ces chapitres – il en a dix – ne sont pas inclus dans la numérotation consécutive des autres chapitres. On y trouve de tout : des poèmes, des transcriptions de matériel cinématographique et d’articles de journaux, des lettres et bien d’autres documents encore qui ont trait à la vie d’Isabella. Le second document historique dans Timira est en effet un acte notarié qui confirme la paternité de Giuseppe Marincola, le père d’Isabella. Ce document est imprimé en caractères typographiques pour rappeler une machine à écrire afin de donner

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l’impression de lire « vraiment » un document officiel. Cependant, il ne s’agit ici nullement d’un document authentique au sens strict, comme les auteurs l’expliquent dans le « générique de fin » : il s’agit d’une compilation de l’acte de naissance d’Isabella et de la confirmation de la paternité de Giuseppe Marincola pour le fils Giorgio, le frère d’Isabella. De nouveau, on voit l’importance accordée au vraisemblable dans Timira : alors même qu’il n’est pas possible de « faire voir » aux lecteurs le document original, on essaye de le reconstituer le plus authentiquement possible, jusque dans son apparence typographique, pour souligner qu’il s’agit d’une histoire véridique : l’histoire d’Isabella.

20 À plusieurs reprises, les documents d’archives sont également placés hors des « Archives historiques », pour illustrer un argument ou une anecdote ; ils ne remplissent cependant jamais de fonction purement « ornementale » mais possèdent toujours une dimension associée à la notion de forensic material expliquée ci-dessus : ils sont intercalés dans le récit comme des « témoins » qui aident le lecteur à se forger une image – dans tous les sens du terme – du passé29.

21 Ainsi, des documents d’archives sont également inclus dans des chapitres qui concernent les années 1991 et 1992, soit de manière explicite, soit de manière implicite. Il s’agit des années pendant lesquelles Isabella est évacuée de la Somalie, alors en pleine guerre civile, et rejoint son fils Antar en Italie. Les chapitres qui parlent de la guerre en Somalie se basent sur le journal d’Isabella, et sont aussi présentés comme des extraits de son journal intime : ils portent la date, le nom du saint du jour et l’indication du nombre de jours qui se sont écoulés depuis le début de la guerre30. Mais, de nouveau, il ne s’agit pas d’une transcription directe, mais d’un mélange où s’entrelacent d’autres mémoires, écrits par d’autres personnes. On y trouve un écho de l’idée d’écriture collective et d’intertextualité universelle telle que décrite par Wu Ming 1 dans le « mémorandum »31 et expliquée à nouveau dans le « générique de fin » de Timira à propos de mémoires autobiographiques : Les récits sont de tous – ils naissent d’une communauté et retournent à la communauté – même quand ils ont la forme d’une autobiographie et semblent appartenir à une seule personne, parce qu’elles sont ses mémoires, sa vie, comme dans le cas de ce roman métisse32.

22 Des variations sur le thème de ce processus d’écriture collective apparaissent également dans d’autres chapitres dédiés aux années 1991-1992. Il y a des récits à la troisième personne, partiellement racontés sous le point de vue de son fils Antar et, surtout, des récits à la deuxième personne, où un narrateur apostrophe Isabella par un « toi » : Je t’imagine dans l’autobus, là où la rue s’éloigne du torrent et où le fond de vallée devient un lac : arbres et montagnes réfléchis dans l’eau, comme dans les photos- cartes postales de Google Earth. Dans ton sac, tu portes une chemise en plastique, et dans la chemise une photographie de ton frère et une page écrite à la machine, l’exposé officiel pour l’attribution de la médaille d’or à l’héroïque Giorgio Marincola. Des mots sous verre, gravés dans une langue de marbre. Des mots qui ne te plaisent pas, mais on n’en trouve pas d’autres. La vie de ton frère est une trace fine, dans la poussière des archives. Empreintes de pied de fourmi sur une larme d’une rhétorique fossile.33

23 Dans ce passage, fortement imprégné de langage métaphorique, le narrateur parle du voyage d’Isabella à Stramentizzo. Il s’agit d’un village dans la région du Trentin et du Haut Adige, où le frère d’Isabella, Giorgio Marincola, né comme elle en Somalie et membre de la Résistance italienne, a été tué par les Allemands en 194534. À

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Stramentizzo, Isabella s’entretient avec des hommes dans un bar, et ils discutent du massacre. Comme l’explique le « générique de fin », il s’agit d’un chapitre « inventé » : « C’est un chapitre complètement imaginaire (et, en effet, il commence avec les mots « Je t’imagine35… »). Mais, en même temps, les documents dont on parle dans le texte – la « page écrite à la machine » et la photographie de Giorgio – sont présents : le document officiel est imprimé en ouverture du chapitre qui décrit le voyage d’Isabella à Stramentizzo, et la photographie elle-même est présente dans le passage où Isabella la montre aux hommes dans le bar. Il s’agit donc d’un épisode du roman qui conteste, apparemment, la frontière entre scène fictive et monde empirique du lecteur, parce que nous ne lisons pas seulement qu’Isabella montre une photographie aux hommes, mais nous voyons aussi la photographie en question. Ici, la zone d’ombre entre hypothèse et fiction devient évidente. D’un côté, il s’agit d’un chapitre imaginaire, comme le soulignent les auteurs : les dialogues, par exemple, entre Isabella et les clients du bar du Stramentizzo, sont inventés, comme d’ailleurs le bar lui-même, si on en croit les explications des auteurs36. D’un autre côté, le chapitre comprend des matériaux qu’on peut qualifier de forensic, puisqu’il se base, une fois encore, sur une recherche précise : les auteurs ont consulté des dictionnaires du dialecte de la région et des ouvrages historiques, pour donner une certaine plausibilité aux énoncés des interlocuteurs d’Isabella37. Il s’agit donc d’une conversation qui, hypothétiquement, aurait pu avoir lieu38. Mais le chapitre soulève bien d’autres questions, qui touchent, entre autres, au point de vue : est-ce que la description métaphorique « des mots sous verre, gravés dans une langue de marbre » rend le point de vue d’Isabella, comme le suggère la phrase « Des mots qui ne te plaisent pas, mais on n’en trouve pas d’autres », ou s’agit-il, comme tout le reste du chapitre, d’une hypothèse narrative ou, encore, du point de vue du narrateur ? Et peut-on considérer que le narrateur ne fait qu’un avec les auteurs Antar Mohamed et Wu Ming 2, qui transmettent leur point de vue sur l’histoire de Giorgio Marincola et sur la rhétorique pathétique officielle ?

24 En ce qui concerne la question du « point de vue du narrateur et/ou de l’auteur », les « lettres intermittentes » offrent une possible réponse. En effet, avec ces lettres, les auteurs – ou plûtot un des auteurs, Wu Ming 2 – revendiquent leur position dans Timira, élargissant encore la définition du genre « romanesque ». Ces quatre lettres, intitulées « prélude » (Preludio), « interlude » (Interludio) et « postlude » (Posludio), constituent une sorte de paratexte incorporé dans le roman lui-même. Ils se distinguent des autres chapitres par leurs caractères en italiques, qui soulignent, peut-être, qu’il s’agit de notes manuscrites, comme le prétend l’auteur39. Ces lettres sont adressées à Isabella, après sa mort en 2010, et l’expéditeur est identifiable comme étant Wu Ming 2. Dans ces lettres, la genèse du « roman métisse » que le lecteur est en train de lire se voit mise à mal. Les lettres contiennent, par exemple, les descriptions de la première rencontre entre Wu Ming 2 et Isabella, leur manière de collaborer, mais, aussi, des réflexions sur son propre rôle et sur sa responsabilité en tant qu’auteur racontant l’histoire du colonialisme à partir des mémoires d’Isabella. Sont notamment exposées les craintes de l’auteur de « coloniser » les souvenirs d’Isabella : « […] je suis arrivé sur tes côtes comme un Européen d’un autre temps, pour transfomer tes terres en ma colonie »40. D’un côté, l’auteur doit donc éviter d’interférer de façon déformante sur les souvenirs d’Isabella et nier avoir une voix propre ; d’un autre côté, il y a le désir de l’auteur de tirer parti de ces mémoires pour parler du passé colonial italien : Alors j’ai commencé à me demander s’il serait possible, pour quelqu’un qui par son métier écrit et raconte des histoires, de remettre le clavier à une personne qui ne l’a

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jamais utilisé et l’aider mettre en roman sa vie, mais sans la confisquer avec les métaphores et les instruments qu’il a appris à utiliser. On pourrait dire que l’unique moyen pour ne pas être des colonisateurs, c’est de ne pas même aborder les territoires de l’autre, de ne pas s’immiscer dans ses affaires : mais, de là à affirmer que tout le monde doit rester chez soi, il n’y a qu’un pas, et c’est un pas que ma jambe refuse41.

25 Les stratégies de fictionnalisation, comme dans le chapitre cité ci-dessus et qui commence par « Je t’imagine… », sont donc une possibilité d’éviter ce dilemme : dire clairement, dans le texte lui-même, qu’il s’agit d’un passage inventé – bien que basé sur des faits qui pourraient avoir eu lieu – donne ainsi la liberté de se détacher des souvenirs d’Isabella. Il est alors possible de faire converger, par exemple, dans la description de son voyage à la recherche des traces de son frère, à la fois des réflexions et des métaphores qui, peut-être, appartiennent au répertoire imaginaire de l’auteur ou des auteurs et non au répertoire d’Isabella.

Timira – un « troisième espace » entre factuel et fictionnel ?

26 Nous avons pu constater que Timira est effectivement une œuvre « métisse » : comme les auteurs eux-mêmes le déclarent dans leur commentaire final et dans les « lettres intermittentes », le récit de la vie d’Isabella Marincola (et avec elle, de l’histoire du colonialisme italien dont sa vie est un témoignage) se fonde sur des faits biographiques ; mais ces faits sont enrichis de passages inventés (ou hypothétiques) et traversés de témoignages de personnages tiers. À la question de savoir si Timira peut être décrit comme un « troisième espace », « a new area of negotiation of meaning and representation42 », la réponse est oui : tous les matériaux sont utilisés pour évoquer une histoire à la fois personnelle et universelle. Les auteurs se servent vraiment « d’une chose quelconque qui pourrait servir le but visé », comme Wu Ming 1 le dit dans le « mémorandum » New Italian Epic. On trouve, dans Timira, toutes sortes de textes et de médias faisant partie de l’imaginaire collectif ; ceux-ci participent de l’histoire, de manière explicite ou implicite : journaux, photographies, documents d’archives, lettres, mémoires, mais aussi nouvelles, romans ou encore films. Ils sont utilisés sans distinction pour raconter une histoire captivante et stimulante. Au niveau sémantique, nous trouvons donc des éléments véridiques et inventés. Au niveau du discours s’épanouissent stratégies de fictionnalisation et de factualisation : des documents qui, au sens strict, ne sont pas authentiques, sont présentés comme des documents officiels, comme c’est le cas de la confirmation de la paternité de Giuseppe Marincola, citée ci- dessus.

27 Les deux stratégies sont également importantes et ne se contredisent en aucune façon, mais semblent plutôt complémentaires. Apparemment, la fictionnalité est vue par les auteurs comme un moyen de se libérer des restrictions des « faits » pour raconter librement l’histoire d’Isabella. C’est finalement la raison pour laquelle ils ont décidé de qualifier leur œuvre de « roman ». Certains moyens utilisés leur permettent une plus grande liberté d’action, en particulier, la narration à la deuxième personne : par ce biais, le narrateur-auteur s’adresse à Isabella et imagine – comme le souligne la proposition « Je t’imagine » – ses actions, sans pour autant réclamer une « vérité » incontestable. D’un autre côté, comme on a pu le voir, cette liberté « fictionnelle » reste toutefois du domaine du vraisemblable. On peut donc observer que le recours aux « faits

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ayant réellement eu lieu » est un point fondamental de Timira, ce qu’attestent le travail méticuleux et la publication des sources dans l’appendice de l’œuvre. Il ne s’agit pas seulement de conférer aux événements racontés un semblant de réel. Comme Wu Ming 2 le souligne lui-même, il est important se rappeller que l’histoire de Timira ne paraît pas seulement réelle, mais est effectivement réelle43 : il ne faut pas oublier que l’histoire du colonialisme est un fait incontestable, qui marque encore de son empreinte le monde d’aujourd’hui. Timira est donc une œuvre où des stratégies fictionnelles sont utilisées pour éclairer certains aspects de l’histoire italienne du colonialisme, à travers une biographie fortement modelée par cette histoire.

28 En résumé, vouloir classer Timira dans la catégorie « roman historique », « biographie » ou quelque autre genre que ce soit, reviendrait à réduire sensiblement la dimension de l’œuvre. Mais, en même temps, séparer les deux parties « factuel » et « fictionnel » constitue également une impasse heuristique : il y a, toujours, des proprietés spécifiques associées au mode fictionnel et au mode factuel ; et ces deux modes relèvent d’une importance égale dans la perspective de la narration de l’histoire d’Isabella Marincola et du colonialisme italien.

NOTES

1. Concernant l’œuvre d’Antar Mohamed, voyez www.encyclopediaofafroeuropeanstudies.eu/ encyclopedia/ antar-mohamed-marincola/ (23/4/2014). 2. Avant de former le collectif Wu Ming (mot chinois signifiant « anonyme »), les auteurs avaient déjà publié sous le pseudonyme collectif « Luther Blissett » ; leur roman historique Q, une œuvre sur l’époque de la Réformation, parut en 1999. Les membres du collectif refusent, entre autres, le status d’auteur individuel, ce qui explique l’usage d’un nom collectif à la fois pour la publication de leurs œuvres et leurs apparitions publiques. Ils sont engagés dans diverses activités, le plus souvent transmédiatiques, dont leur blog « Giap », www.wumingfoundation.com/index.htm et le site www.carmillaonline.com/categorie/new_italian_epic/ offrent une vue d’ensemble. 3. Isabella Marincola était, par exemple, membre de la troupe du film néoréaliste Riso amaro (1949) de Giuseppe de Santis. 4. "The story follows the 85 years of Isabella Marincola’s life, especially focusing on the period which goes from 1925 to 1991, which is the official year of beginning of Somali civil war. In other words, it is a story which, through Isabella and Antar’s lives, binds the metropolitan history with that of the Somali colony, highlighting the persistence of a strong connection between the colonial and postcolonial/neocolonial era". Cf. http:// www.encyclopediaofafroeuropeanstudies.eu/encyclopedia/antar-mohamed-marincola/ (23/4/2014). Depuis les années 1888/1889 jusqu’en 1960, les Italiens étaient présents en Somalie : d’abord comme colonisateurs, puis de 1950 à 1960 (jusqu’à l’indépendance de la Somalie) comme « administrateurs », la Somalie étant alors une zone administrée par l’O.N.U. Sur le colonialisme et la Somalie, on conseille aussi l’article de Wu Ming 2, « La Somalia negli occhi degli italiani (1903-1936) », paru dans (Nuova Rivista) Letteraria 5 (2012) et accessible à l’adresse suivante : http://www.wumingfoundation.com/giap/?p=8302 (23/4/2014). 5. « Questa è una storia vera…comprese le parti che non lo sono. » Antar Mohamed / Wu Ming 2, Timira, Torino, Einaudi, 2013, p. 3 et 5. Dans le film, au lieu de « compris », on trouve le mot

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« excepté ». Les traductions de l’italien au français sont de Stephanie Neu et Claude Paul : que celle-ci soit ici vivement remerciée pour son travail. (université de Mannheim). 6. Alessandro Leiduan, Préface au présent numéro 26 des Cahiers de narratologie. 7. Jean-Marie Schaeffer, « Fictional vs. Factual Narration », paragraphe 36, in : Hühn, Peter et al. (éditeurs), the living handbook of narratology, Hamburg, Hamburg University, 2012, http:// www.lhn.uni-hamburg.de/article/ fictional-vs-factual-narration (23/4/2014). 8. Richard Walsh, The Rhetoric of Fictionality, Columbus, The Ohio State University Press, 2007, p. 7. 9. "Frame and paratext may produce a form of fictionality that invites certain interpretative operations towards the narrative as a whole. Using any of a range of techniques of fictionality (including omniscience, free indirect discourse, simultaneous narration, imaginative supplementation, and counterfactual narrative) will locally produce fictionality that similarly invites certain interpretative operations at least towards parts of the narrative – without necessarily turning the whole narrative into a fictional text". Henrik Skov Nielsen, « Natural Authors, Unnatural Narration”, in : Monika Fludernik / Jan Alber (éditeurs), Post-Classical Narratology : Approaches and Analyses, Columbus, The Ohio State University Press, 2010, p. 275–301, ici pp. 281-282. 10. « To put it bluntly, the advantage is that the borderline works, the disadvantage is that it does not exist – a slightly paradoxical description, but one I would actually subscribe to myself. » Ici, Skov Nielsen fait allusion à une observation de James Phelan, qui soutient que la différenciation entre récit factuel et récit fictionnel aide à mieux comprendre l’un et l’autre parce que nous réagissons de manière différente face à ces deux genres de récit ; en même temps, Phelan souligne l’existence de plusieurs formes à la frontière entre ces deux genres (cf. ibid., p. 280). 11. "Contemporary literature seems to favour hybrid forms and genres, where documentary material, photographs, auto/biographical references or critical analysis explicitly mark a concern with reality and history even while literary language and conventionally established markers of fictionality suggest reading strategies that detach the engagement with the text from its immediate historical consequences". Johanne Helbo Bøndergaard, Forensic Literature. Evidence and fictionality in contemporary memory narratives, mémoire de master, Aarhus, Université d’Aarhus, 2012, p. 34. 12. "The forensic work is concerned with the historically real and uses "evidence" of that reality addressing it and scrutinizing it explicitly. Calling these literary works forensic, though, does not mean that they have a scientific aim of establishing the facts about the past, but rather that they are explicitly concerned with the reality of the past and that they share a forensic understanding of the object as capable of some kind of "speech" that can be addressed to a contemporary forum in a set of aesthetic gestures". Ibid. 13. Wu Ming 1, New Italian Epic. Memorandum 1993-2008 : narrativa, sguardo obliquo, ritorno al futuro, 2008, p. 7 (version 2.0 du « memorandum »), www.carmillaonline.com/2008/09/15/new-italian- epic-20/ (Consulté le : 23/4/2014). 14. « una presa di posizione e assunzione di responsabilità », ibid., p. 14. 15. Cf. ibid. 16. « Fiction e non-fiction, prosa e poesia, diario e inchiesta, letteratura e scienza, mitologia e pochade. Negli ultimi quindici anni molti autori italiani hanno scritto libri che non possono essere etichettati o incasellati in alcun modo, perché contengono quasi tutto. […] ‘contaminazione’ è un termine inadatto a descrivere queste opere. Non è soltanto un’ibridazione ‘endo-letteraria’, entro i generi della letteratura, bensì l’utilizzo di qualunque cosa possa servire allo scopo. » Ibid., p. 22. 17. Ibid. Cf. aussi Fausto Boni, « La transmission narrative », in : Cahiers de Narratologie 20, 2011.URL : http://narratologie.revues.org/6372. Consulté le 01/06/2014. 18. "The process of cultural hybridity gives rise to something different, something new and unrecognisable, a new area of negotiation of meaning and representation." Jonathan Rutherford,

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« The Third Space. Interview with Homi Bhabha », in : Ibid. (éditeur), Identity : Community, Culture, Difference, London, Lawrence and Wishart, 1990, pp. 207-221, ici, p. 211. 19. "the importance of hybridity is that it bears the traces of those feeling and practices which inform it […], so that hybridity puts together the traces of certain other meanings or discourses". Ibid. 20. Timira – comme le roman Point Lenana de Wu Ming 1 et Roberto Santachiara, publié peu après Timira et dans lequel le présent et le passé sont aussi mélangés – st en effet décrit comme un "objet narratif non-identifié" : « Tous les deux [Timira et Point Lenana] sont des "objets narratifs non-identifiés", créatures amphibies entre la littérature narrative et la littérature essayiste ; tous deux parlent de l’Afrique, du fascisme et du colonialisme italien ; tous deux ont été écrits par un membre du collectif Wu Ming et par un coauteur ; dans les deux cas, "l’étincelle" initiale est partie du coauteur. » (« Sono entrambi "oggetti narrativi non-identificati", creature anfibie tra narrativa e saggistica ; entrambi parlano di Africa, fascismo e colonialismo italiano ; entrambi sono stati scritti da un membro del collettivo Wu Ming e da un coautore ; in ambedue i casi, la "scintilla" iniziale è partita dal coautore. ») http://www.wumingfoundation.com/giap/? p=14745#more-14745 (23/4/2014). 21. « Gli autori del romanzo sono un’attrice italo-somala di ottantacinque anni (Isabella Marincola), un mediatore somalo con quattro lauree e due cittadinanze (Antar Mohamed Marincola) e un cantastorie italiano col nome cinese (Wu Ming 2). Quindi è meticcia la protagonista, è meticcia l’avventura (tra Italia e Somalia), è meticcia la scrittura (mescola invenzione, memoria, archivio) ed è meticcio pure il collettivo di autori. » Wu Ming 2, cité par Igiaba Scego, L’Unità, 18 mai 2012, http://www.wumingfoundation.com/giap/?p=8067 (Consulté le : 23/4/2014). 22. Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 67 (« - Il signor Giuseppe Marincola ? Molto piacere, suor Cristina della Consolata. Ci siamo incontrati a Mogadiscio, vi ricordate ? Quando siete venuto a parlare con la madre superiora. - Piacere mio, sorella. Questa è mia moglie, la signora Flora Marincola. - Molto piacere, madamin, lieta di conoscervi. Avete fatto proprio bene a venire anche voi. Per Isabella è d’avvero una fortuna arrivare in Italia e trovare subito la sua nuova mamma. Vero, Isabella ? Su, da brava, vai da mamma Flora, che ti vuole conoscere. No ? It l’as pa veuja ? Fai i tuoi soliti capricci ? ») 23. Ibid., p. 509-510. 24. Dans sa préface, Alessandro Leiduan souligne également l’importance du vraisemblable : « […] la réalité n’est pas incompatible avec un décryptage non-empirique, à condition, bien entendu, que le recours à l’imagination se fasse sous le contrôle du vraisemblable, du plausible, de l’opinable, c’est-à-dire de l’ensemble des choses qu’une société est disposée à croire comme pouvant avoir lieu (même si, dans les faits, ces choses n’ont jamais eu lieu ou qu’elles ont eu lieu quand personne ne pouvait les observer). » Cf. A. Leiduan, op. cit. (note 5). 25. Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 510. 26. Ibid., p. 505. 27. En effet, en Italie, à la différence par exemple de la France, cela ne fait que 20 ans environ que, en littérature, on trouve des œuvres postcoloniales, parallèlement aux œuvres transculturelles (ou, pour utiliser une expression litigieuse, « de la migration ») ; cf., par exemple, Franca Sinopoli (éditeur), Postcoloniale italiano, tra letteratura e storia, Aprilia, Novalogos, 2013 ; Jennifer Burns, Migrant Imaginaries. Figures in Italian Migration Literature, Frankfurt et al., Peter Lang, 2013 ; Sonia Sabelli, « Quale razza ? Genere, classe e colore in Timira e L’ottava vibrazione », in : Studi Culturali n° 2, année X, 2013, http://www.wumingfoundation.com/giap/?p=13861 (Consulté le : 23/4/2014). 28. Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 511.

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29. Dans une des « ramifications » de Timira, le site http://www.pinterest.com/einaudieditore/ timira/, on trouve des materiaux complémentaires, comme des photographies, des enregistrements audiovisuels, etc. 30. Exemple : « Mardi, 8 janvier. San Severino abbé. 9e jour » (« Martedí, 8 gennaio. San Severino abate. 9° giorno »), Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 15. 31. Cf. Wu Ming 1, op. cit., p. 23-24. 32. « Le storie sono di tutti – nascono da una comunità e alla comunità ritornano – anche quando hanno la forma di un’autobiografia e sembrano appartenere a una persona sola, perché sono le sue memorie, la sua vita, com’è il caso di questo romanzo meticcio. » Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 504. 33. « Ti immagino sulla corriera, là dove la strada lascia il torrente e il fondovalle si fa lago : alberi e montagne specchiati sull’acqua, come negli scatti da cartolina di Google Earth. Dentro la borsa porti una busta di plastica, e dentro la busta una foto di tuo fratello e un foglio battuto a macchina, con la motivazione ufficiale per il conferimento della Medaglia d’Oro all’eroico Giorgio Marincola. Parole sottovetro, scolpite in una lingua di marmo. Parole che non ti piacciono, ma non se ne trovano altre. La vita di tuo fratello è una traccia sottile, nella polvere degli archivi. Impronte di formica sopra una lacrima di retorica fossile. » Ibid., p. 150. 34. Wu Ming et autres ont dédié des œuvres aussi à Giorgio Marincola ; comment Antar Mohamed et Wu Ming 2 soulignent (ibid., p. 524), Timira est donc une pierre de construction d’un édifice plus grand. On renvoie, par exemple, au site www.razzapartigiana.it. 35. « Questo è un capitolo del tutto immaginario (infatti si apre con le parole ‹ Ti immagino…‘). » Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 512. 36. Cf. ibid, p. 513. 37. Ibid. 38. Il est en effet difficile de avoir où s’arrête l’hypothèse et où commence la stratégie fictionelle, comme le souligne Alessandro Leiduan dans la note 5 de sa préface : « …émettre une hypothèse pour rendre compte d’un point obscur d’une histoire ou concevoir de toutes pièces l’intrigue d’un roman sont deux opérations qui semblent différentes, mais qui obéissent, en réalité, aux mêmes contraintes formelles : ne pas enfreindre les principes qui définissent ce qu’une société considère comme réel (ou comme pouvant l’être). » A. Leiduan, op. cit. 39. Mohamed / Wu Ming 2, op. cit., p. 496. 40. « […] sono venuto alle tue coste come un europeo d’altri tempi, per trasformare le tue terre nella mia colonia. » Ibid., p. 344. 41. « Allora ho cominciato a chiedermi se sia possibile, per uno che di mestiere scrive e racconta storie, porgere la tastiera a chi non l’ha mai usata prima e aiutarlo a mettere in romanzo la sua vita, senza però confiscarla con le metafore e gli arnesi che ha imparato a usare. Verrebbe da dire che l’unico modo per non essere colonialisti è quello di non sbarcare nemmeno, nella terra dell’altro, di non immischiarsi nei suoi affari : ma da qui a sostenere che ognuno deve stare a casa propria, il passo è breve, ed è un passo che la mia gamba rifiuta. » Ibid., p. 345. 42. Rutherford, op. cit., p. 211. 43. Cf. L’enregistrement audio d’une rencontre avec Wu Ming 2 à Mannheim, le 29 octobre 2013, dont il est possible d’entendre une partie à l’adresse suivante : http:// www.wumingfoundation.com/giap/?p=14745 (23/4/2014).

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ABSTRACTS

L’objectif de cet article est d’interroger la nature métisse de Timira, une œuvre moitié récit (auto)biographique et historiographique, moitié récit « romanesque ». Il s’agit de se demander comment interagissent en son sein des stratégies factuelles et fictionnelles. Le but de notre analyse est de mettre à l’épreuve la valeur heuristique de cette interaction pour ouvrir de nouvelles perspectives sur l’histoire du colonialisme italien. Afin de répondre à cette question, nous nous sommes servi de certaines approches actuelles qui proposent de valoriser la « fictionnalisation » comme une ressource rhétorique, applicable à tous les genres de la littérature, qu’ils soient fictionnels ou factuels. Nous avons aussi examiné des propositions soumises au débat par le collectif d’auteurs Wu Ming, dont Wu Ming 1 fait partie, notamment la notion d’« objet narratif non-identifié », permettant de décrire des œuvres « métisses » en tant qu’expression d’une culture coloniale sui generis (le « troisième espace »).

L’obiettivo di questo articolo è d’interrogare la natura meticcia di Timira, un’opera metà racconto (auto)biografico e storiografico, metà racconto “romanzesco”. Si tratta di vedere come operino all’interno di questo romanzo le strategie della fattualità e della finzione. Lo scopo della nostra analisi è di mettere alla prova il valore euristico di questa interazione al fine di aprire nuove prospettive di ricerca sulla storia del colonialismo italiano. Per affrontare questo tema, ci siamo serviti di certi approcci contemporanei che propongono di usare il concetto di finzione come strumento retorico, applicabile a tutti i generi della letteratura, anche a quelli fattuali. Abbiamo così esaminato alcune formulazioni teoriche avanzate dal collettivo di autori Wu Ming (a cui appartiene anche Wu Ming 1) e, in particolare, tra queste, la nozione di “oggetto narrativo non- identificato”, utile a descrivere delle opere “meticce” in quanto espressione di una cultura coloniale sui generis (il “terzo spazio”).

INDEX

Mots-clés: biographie, colonialisme, factualité, fictionnalité, hybridité, non-fiction, post- colonialisme, réel et fictif, UNO (Unidentified Narrative Object), Wu Ming Chronological index: XXIe siècle

AUTHOR

STEPHANIE NEU Université de Mannheim

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Nasser et l’exode des Sépharades d’Égypte Le prisme narratologique polyédrique d’un paradigme symbolico- allégorique

Maurizio Actis Grosso

Avevo una patria grande, Ho scelto una minipatria Un suo ramo spezzato Per farci il nido. Giacomo Scotti, La scelta

1 Dans son roman intitulé Sépharade, fiction littéraire et simultanément quête des origines de ses ancêtres, Éliette Abécassis affirme dans le chapitre consacré aux Marranes : « Et l’Espagne, même si elle l’ignore, a tout perdu en perdant ses sépharades ». Convaincue par ailleurs que « nous sommes empruntés et confisqués par notre passé, que nous empruntons et confisquons à notre tour, essayant de savoir qui nous sommes, en cette quête infinie qui commence au premier cri, qui ne s’achève jamais – et qui s’appelle la vie »1, elle aurait aussi bien pu affirmer ses deux convictions au sujet de l’Égypte bouleversée par le coup d’État de Nasser en 1952 et l’expulsion des Juifs d’Égypte en 1957. Ce faisant, elle aurait focalisé l’attention sur la permanence familiale intergénérationnelle d’une double mémoire exilique, simultanément enracinée dans la contemporanéité des événements historico-politiques ci-dessus évoqués et dans l’écho vétérotestamentaire de l’Exode par antonomase. Au-delà des allusions aux occurrences du thème de l’exode dans les livres bibliques de l’Exode justement, du Lévitique, des Nombres et du Deutéronome, au niveau plus prosaïque mais non moins fondamental de la mémoire privée individuelle, ce punctum dolens s’inscrira en lettres de feu dans le souvenir même inconscient de tous ceux qui se verront condamnés à l’exode par cet inattendu retournement de l’Histoire dans leur patrie pluriséculaire. C’est ce qu’a parfaitement analysé François Sureau dans son roman Les Alexandrins lorsqu’il décrit « ceux qui partent [et] ne retiennent rien » : « Ils n’ont plus de mémoire. Du moins le croient-ils. Elle se vengera plus tard, en leur présentant, à l’occasion, Alexandrie telle qu’elle fut, plus complète même qu’ils ne l’auront jamais

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connue, et nimbée de la fraîcheur particulière aux premières fois ». Et l’auteur de nous dévoiler le sens caché de ses propos, éclairé par un rapport chronologique involutif, fort semblable à une sorte d’achronie, « non parce que la ville se sera immiscée à l’excès dans le souvenir […] mais parce qu’elle aura fini par si bien représenter le passé […] qu’alors même que le plus grand nombre de leurs années se seront écoulées ailleurs, ils ne pourront cesser d’en rapporter à leur ville disparue toutes les sensations, y compris celles qui lui auront été les plus étrangères, que donne le passage du temps »2. C’est exactement le sentiment qui anime les auteurs et les protagonistes des œuvres qui constituent le corpus littéraire choisi par nos soins qui, entre factuel historique et fiction romanesque, mettent en scène l’écho intime d’événements politiques qui engagent la destinée de tout un peuple, proposant au lecteur une échelle a minore, en équilibre entre la saga familiale et l’étude psychologique des individus candidats malgré eux à l’exil d’une révolution proprement copernicienne, au sens étymologique du terme, de leur terrain d’ancrage comme de leur capacité à s’autodéfinir en tant que membre d’une communauté humaine et d’un État établi. Qu’ils proviennent du Caire ou d’Alexandrie, ces témoignages sont à l’image de la Communauté sépharade qui leur a donné naissance, essentiellement urbaine et bourgeoise, cultivée et polyglotte. Une telle caractéristique détermine une certaine unité thématique dictée par la similitude sociologique des protagonistes qui, de ce fait, mutatis mutandis à l’intérieur même de ce microcosme, seront confrontés essentiellement au phénomène traumatique du déclassement social imposé par l’exil. Leur autre point commun, à savoir leur appartenance religieuse, leur imposera intellectuellement une réflexion comparative quant à l’expérience exilique sans qu’il leur soit possible, contrairement à d’autres exilés dans d’autres situations semblables, y compris dans le cas d’autres Communautés juives, d’oblitérer l’écho d’un séculaire exode dans leur antique patrie qui semble singulièrement se répéter dans leur propre existence, bouleversant complètement le sens liturgique du Séder pascal dans un jeu littéraire particulièrement sophistiqué. Ainsi, le symbolisme allégorique d’une promesse de libération divine contenu dans le rite de Pessah se mue en son antithèse par les pouvoirs évocateurs d’un prisme narratologique polyédrique qui le métamorphose en nouveau signe d’ostracisme et d’intolérance. Un tel choix romanesque s’avère particulièrement évident dans le cas de deux œuvres de notre corpus dans lesquelles cette figure rhétorique adopte valeur de lieu de résolution des conflits inhérents à la situation mise en scène. Il s’agit des volumes d’André Aciman : Out of Egypt, a memoir (1994) et de Lucette Lagnado : Cairo Suite (2009). Dans le cas d’Aciman, ce paradigme métaphorico-spirituel devient même l’objet d’une réflexion psychologique quasi infradiégétique dans le volume intitulé Alibis (2000), l’auteur tentant d’en approfondir les tenants et aboutissants dans l’optique d’une meilleure compréhension de son statut d’éternel exilé. Dans les autres œuvres choisies – Carolina Delburgo, Come ladri nella notte… la cacciata dall’Egitto (2013) ; Paula Jacques, Kayro Jacobi, juste avant l’oubli (2010) ou bien Robert Solé avec Une soirée au Caire (2010) –, cette sorte de "scène primordiale" spiritualistico-liturgique s’inscrit en creux des événements décrits, leur insufflant une prégnance virtuelle fortement évocatrice, à commencer par la sorte de sous-titre plus qu’allusif voulu par Carolina Delburgo. Il n’y a rien jusqu’à la particularité plurilinguistique de ce corpus singulier qui ne soit également représentative, non seulement du polyglottisme de cet échantillon de population, mais également de la multiplicité des origines ethniques de cette Communauté. Aussi bien, à l’image des différentes langues pratiquées par les membres de ces familles aux nombreuses nationalités d’origine et/ou d’adoption, même si pour

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d’évidentes raisons pratiques toutes ces œuvres seront citées en français, il n’en demeure pas moins que le hasard des lectures m’a amené à lire Aciman en anglais, Lagnado en espagnol, Delburgo en italien et Paula Jacques et Robert Solé en français, dans l’optique justement du plurilinguisme babélique dans lequel ces noyaux familiaux ont vécu et se sont exprimés3. À ce sujet, n’oublions pas de mentionner un lien supradiégétique et supralinguistique qui unifie l’ensemble de ces volumes, à l’image du prisme narratologique polyédrique connu : l’utilisation comme langue vernaculaire de l’ancien espagnol d’avant l’expulsion d’Espagne en 1492, le ladino qui fait office de vecteur identitaire d’une provenance commune, peu importe d’ailleurs si celle-ci s’avère réelle et fondée ou bien relevant de ce que l’on peut considérer comme l’imaginaire du roman familial. En effet, comme le rappelle Esther Benbassa, les Sépharades du Levant « multilingues et pluriculturels, à l’époque des nationalismes exclusivistes […] prennent à nouveau le chemin de l’exil pour retrouver l’Occident, quitte à mettre sous le boisseau leur langue vernaculaire, le judéo-espagnol pratiqué pendant des siècles, tout au moins en Orient » ; et de préciser que : « Ces Sépharades habitués à l’exil s’adaptent avec plus d’aisance à leur nouvelle patrie, eux qui n’ont en fait jamais eu de vraie patrie ni linguistique ni nationale, si ce n’est la mémoire d’une Espagne à la fois honnie et mythifiée ».4 Qu’en est-il donc, dans ces trajets individuels de familles expulsées d’Égypte, du rapport de leurs membres à cette supposée allogénéité alors que les volumes de notre corpus n’ont de cesse de glorifier leur autochtonie et la pérenne nostomanie de leurs racines perdues ?

2 Avant même d’analyser l’écho littéraire romanesque à très forte teneur familiale mémorielle pour toutes les œuvres du corpus, à l’unique exception de l’ouvrage de pure fiction de Paula Jacques – mais cet ancrage fictionnel est amplement compensé par la parabole existentielle de l’auteur et par son domaine primordial d’inspiration enraciné au sens propre en terre d’Égypte au moment des événements dont il est question –, il est nécessaire de procéder à une sorte de mise en perspective, semblable, littéralement, à une mise en abyme des faits historiques qui provoqueront cette éclosion livresque afin de mieux percevoir les paradigmes engendrés dans les choix stylistiques d’une écriture identique et nécessairement multiple qui rejoint, dans chaque cas étudié, ce que Victor Teboul, lui-même exilé d’Égypte en tant que Juif, appelle "la lente découverte de l’étrangeté", au sens freudien de ce dernier terme autant qu’au niveau du prosaïsme du quotidien frappé par l’ostracisme inattendu de la mère patrie5.

3 La nationalisation du Canal de Suez par Gamal Abdel Nasser le 26 Juillet 1956 marque le début du déclin de la Communauté juive d’Égypte car elle précipite les Juifs du pays en très grande majorité à chercher refuge dans un pays d’accueil. On estime que, sur un total de 60.000 membres à l’époque de cette crise, plus de 40.000 quittèrent leur nation entre 1956 et 19576. Cette population constitue une des plus anciennes diasporas du monde ; la tradition dominante, bien qu’adaptée à l’Égypte, est sépharade ; malgré son exiguïté en nombre comparativement à la population globale, elle est essentiellement regroupée dans les centres urbains comme le Caire et Alexandrie. Son dénominateur commun en est le judaïsme, plus traditionnel qu’orthodoxe ; elle ne connaît pas les barrières de la nationalité, les noyaux familiaux au sens large plurinationaux étant très fréquents. C’est donc une Communauté juive transnationale et autochtone à la fois qui est touchée par les décrets antioccidentaux et anti-impérialistes de Nasser, qui s’ajoutent à la proclamation de l’indépendance en 1936 qui soumettaient les étrangers résidant dans le pays au droit égyptien, à une égyptianisation de la société après 1945,

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accentuée par la création en 1948 de l’État d’Israël, et qui suivent le coup d’État de Juillet 1952 qui abolit la monarchie et contraint le roi Farouk à l’exil, proclame la République et permet l’accession au pouvoir de Nasser en Février 1954. Les Juifs commencèrent par perdre leur nationalité égyptienne, devenant autant d’apatrides déclarés "ennemis de l’État" et expulsables comme tous les ressortissants français et britanniques. Dans ce climat d’islamisation et de purification ethnique, arrestations et internements, séquestrations des biens privés et des entreprises juives, comptes bancaires gelés et pillés – décrit par François Sureau qui les nomme "cérémonies souterraines du viol des coffres" et documentés pour l’Histoire par Jean-Marc Liling7 – se multiplient. Mis à part quelques exceptions, la majorité des expulsés quittèrent donc l’Égypte privés de tous leurs biens, avec une valise à la main ne pouvant dépasser vingt kilos, munis d’un laissez-passer avec la triste mention "aller définitif sans retour" et sous l’ironique rubrique d’"expulsion volontaire". Ainsi se dessina le crépuscule des Juifs d’Égypte qui avait tant participé au développement et au rayonnement culturel de leur patrie. En exil, l’emploi devint un des problèmes majeurs pour les réfugiés lié au drame du déclassement social inévitable pour la majorité d’entre eux provenant de milieux relativement aisés. Sous les coups de boutoir du héros du panarabisme, autoproclamé défenseur de la dignité arabe au nom de la oumma – la "nation" islamique en tant que communauté des croyants, par-delà les races, les nationalités, les couches sociales et le niveau de culture –, c’est la nation juive égyptienne tout aussi plurisémique qui disparaît en quelques mois après une présence séculaire, signant l’extrême fin du milieu cosmopolite très actif dont elle était une composante éminente : en perdant ses Juifs, l’Égypte avait changé de visage8.

4 De manière singulière, les événements historico-politiques qui déterminèrent l’exode des Juifs d’Égypte dans leur factualité documentaire apparaissent davantage dans l’unique volume de fiction romanesque de notre corpus : Kayro Jacobi, juste avant l’oubli de Paula Jacques. Au-delà du choix onomastique du protagoniste (inspiré d’un personnage réel ou bien imaginé pour évoquer le double enracinement de l’individu en question ?), cela ne signifie pas, bien entendu, que, dans les autres volumes, la chronologie événementielle ne joue aucun rôle et ne détermine justement les réactions des personnages mis en scène mais que, dans ce que nous devons bien considérer comme une première éclosion littéraire mémorielle d’un drame historique amplement passé sous silence, voire nouveau sujet tabou pour toutes sortes de raisons stratégico- politiques plus ou moins avouables, la logique argumentaire et rhétorique a constamment tendance, dans des cas semblables, à privilégier l’information historique proprement factuelle en termes de jalons ou de bornes miliaires destinés à baliser la trame narrative. Ce n’est que dans un second temps que l’urgence testimoniale peut se permettre de s’atténuer au profit d’une inspiration plus littéraire se nourrissant alors d’allusions nécessaires et justifiées au sous-bassement événementiel qui en est à l’origine. Une telle perspective concerne toutes les œuvres à caractère testimonial enfantées par les drames majeurs de l’Histoire humaine, à commencer par le tragique parangon de la Horbenliteratur : la "littérature de l’horreur" de la Shoah.

5 Ainsi, l’existence et la carrière du producteur et réalisateur juif égyptien Kayro Jacobi menacées par la politique nassérienne sont l’occasion de réflexions sociologiques sur la Communauté juive du pays ainsi que sur les étapes d’une chronologie comminatoire initiée en 1955 pour aboutir au drame de 1957. Le sentiment d’appartenance du protagoniste, juif « par imprégnation, comme l’air qu’on respire sans y prêter attention, à la condition toutefois de n’en être pas privé », se concrétise en de rares

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occasions annuelles liturgiques (Yom Kippour, Pessah, le Kaddish à la mémoire de son père) au point que « sans renier sa foi, il se comportait avec une certaine désinvolture à l’égard des devoirs et des obligations du judaïsme »9. À cet égard, il est à l’image d’une insouciance de l’entière Communauté qui est la sienne et qui vécut sereinement jusqu’à la révolution panarabique nassérienne : C’était une communauté tranquille et à peu près innocente la veille encore, juste avant la guerre de Palestine et la création de l’État d’Israël. Ses membres, voyant la bonté du peuple égyptien à leur égard, ne s’étaient guère préoccupés, avant 1948, d’obtenir les papiers et les droits civiques accordés d’office aux natifs dont les grands-parents reposaient au cimetière de Bassatine. Les juifs d’Égypte ne possédaient pas, pour la plupart, de nationalité déterminée. Et bien que les ancêtres italiens de Kayro fussent établis au Caire depuis 1880, depuis plus de soixante-dix ans, la famille Jacobi y vivait toujours en tant que "minorité nationale" dans un pays d’accueil. Sur l’acte de naissance de Kayro figurait la mention "étranger local" suivie après un blanc silence par "religion juive"10.

6 C’est donc avec stupéfaction qu’en Octobre 1955 commence à se mettre en place une législation à teneur antisémite concernant les 60.000 Juifs encore présents en Égypte, tous sans distinctions soumis à « une juridiction sans précédent dans les pays arabes ou en Europe depuis l’époque de l’Allemagne nazie »11, annonce prémonitoire du début de la fin de « la présence et de la volonté juive d’exister en Égypte ». Les "noires prévisions" ne font alors que se préciser entre divers indices comminatoires, comme la nationalisation et la spoliation des entreprises industrielles appartenant aux Juifs, des projets de fuite par anticipation et le dilemme de l’exil définitif qui se dessine de manière toujours plus insistante : Mais Kayro était jeune, il ne comprenait pas. Fuir, lui ? déserter son pays ? Jamais. Liquider la Kayro Films et partir avec ses films sous le bras pour un pays où personne ne le connaîtrait ? C’était tout à fait impossible. Pour un artiste, sa patrie est l’engrais de son œuvre. Un artiste est comme la plante qui, privée de sa terre, dépérit lentement et meurt. L’exil est une mort sans fin. Et d’abord quelle terre d’exil choisir ? Ici, certes, ça n’allait pas très bien, mais est-ce que ça irait mieux ailleurs ?12

7 Ces questions encore rhétoriques à forte teneur patriotique ne tarderont pas à se transmuer en interrogations on ne peut plus concrètes en 1956 avec la guerre de Suez consécutive à la décision de nationalisation du canal par Nasser. Les mesures antisémites, alimentées par la vague d’un nationalisme exacerbé et nourries d’une propagande journalistique à la fois antisioniste, démultiplièrent les vexations publiques et privées – nationalisations d’entreprises juives de nouveau, mises sous séquestre, saisie des avoirs et des comptes en banque – alors que commençaient les rafles et les arrestations organisées par le Département des Affaires juives. Elles grossiront les listes d’expulsion au point que les deux tiers des membres de la Communauté juive disparurent entre Novembre et Décembre 195613. Le dernier tiers, concernant Kayro et son épouse Norma, prendra le chemin de l’exil en 1957. Dans ce dix-septième chapitre antépénultième, inauguré par l’indication géographico-chronologique en guise de stèle : « Le Caire, printemps 1957 », le paradigme narratif romanesque rejoint la ligne chronologico-historique qui sous-tend le volume. Alors que l’indéfectible et désespérée confiance en l’avenir de Kayro Jacobi le pousse malgré tout à un ultime déni de réalité (« Pouvait-il vivre sous un ciel étranger ? Pouvait-il créer dans une culture différente

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de la sienne ? Il ne le pouvait pas. Il aimait trop son pays, plus peut-être que ceux qui lui déniaient le droit d’y vivre. »), l’angoisse de la situation et les préparatifs concrets de l’exode occupent totalement Norma, inquiète du climat de suspicion et des inscriptions hostiles sur les murs de la ville, préoccupée aussi bien de l’inventaire des biens de la villa dont il faudra bientôt se séparer que par la destination hypothétique de leur prochain exil, convaincue que « la peur de l’inconnu était autrement plus réelle et tenace que l’effet de [leur] présence provisoire en [leur] propre pays »14. Par cette réincarnation littéraire de données événementielles dans des singularités romanesques individualisées et par leurs interrogations existentielles contextualisées par l’Histoire autant que par leur idiosyncrasie supposée, nous avons l’écho des témoignages mémoriels vécus par les auteurs des œuvres proprement testimoniales du corpus qui nous occupe pour lesquels, en accord avec l’injonction vétérotestamentaire de l’oubli interdit : « Zakhor ! Souviens-toi ! », il s’agissait, avant toute problématique stylistique, de transmettre la mémoire douloureuse d’un drame autant annoncé qu’inattendu. Une telle problématique narrative se meut entre les limites chronologico-ontologiques d’un déni de l’histoire, une damnatio memoriae qui condamne le réel des événements advenus à ne pouvoir être « ce qu’il est vraiment puisqu’à chaque pas il est accompagné du démenti de l’histoire angoissante du passé »15, et d’un rapport au temps vécu et historique bouleversant les perspectives purement évolutives. Ainsi, non seulement les auteurs de ces volumes ont pour tâche de produire un récit synthétique des grands drames traversés par eux-mêmes et les leurs et à les incarner au travers de destins individuels, ils ont également à tenir compte des enjeux mémoriels du passé pour le présent, donc du rôle joué par les témoins et les victimes dans le discours historique. Ce nouveau rapport passé-présent dans le domaine littéraire mémoriel se révèle alors fort proche des devoirs de l’historien du temps présent, à savoir l’obligation de « prendre en charge un double mouvement contraire, à l’œuvre sous ses yeux : d’un côté la mise au passé du présent, de l’autre, la mise au présent du passé ».16 Cette double parabole permet donc l’éclosion de récits testimoniels justement là où de manière asymptotique se croisent paradigmes thématico-sémantiques et paradigmes historico-factuels. De telles réflexions s’ancrent simultanément dans le domaine purement romanesque et dans le champ d’investigation purement historique ; si d’un côté elles permettent l’éclosion d’un profil particulier de "romanciers du réel", comme aime à se définir Jean Daniel dans Miroirs d’une vie, d’un autre elles corroborent l’existence dans les textes historiques de "paradigmes indiciaires" tels que les nomme Carlo Ginzburg dans Mythes, emblèmes et traces. Des rapports féconds s’instaurent alors entre ces deux modes expressifs, inaugurant une double interpénétration digne d’intérêt.

8 En tant que "romancier du réel", François Sureau peut donc annoncer d’emblée l’ampleur de l’exode des étrangers d’Alexandrie (« C’était, ce jour-là, un dimanche comme les autres, mais cinquante mille étrangers avaient quitté la ville ») de même qu’il peut évoquer « le flot hérissé des candidats au départ […] tous poussés dans la même famille, celle de ceux qui s’en vont, et la famille à la mer », dans deux pages d’anthologie où se fondent en une seule douleur tous les indices pluriels d’une multitude d’appartenances sociale, religieuse et ethnique. Dans cette description poignante, il insinue une réflexion psychologique qui constitue autant un pari sur l’avenir inhérent au rapport bidirectionnel entre événement factuel présent et remémoration historique : « ils sauront plus tard ce qu’ils auront perdu, ou plutôt ils croiront le savoir, incapables à jamais de démêler le présent du passé, heureux ou malheureux chacun selon ses dispositions, le souvenir d’Alexandrie venant seulement

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donner à ce bonheur ou à ce malheur une saveur particulière, qui les tiendra rassemblés ».17 De la sorte, le romancier saupoudre ses passages d’indices signifiants dans la perspective des paradigmes indiciaires susnommés. Qu’il s’agisse d’impressions d’exil (« À présent des familles glissant à la nuit vers le port. Un soulagement, et l’idée qu’on souffrira plus tard. Pas plus de conscience du passé que d’habitude, c’est-à-dire très peu ») ou du poids des souvenirs qui corrigeront inévitablement cette provisoire (auto)amnésie protectrice (« chaque chose qui a été aimée renferme un principe nostalgique qui lui est propre et subsiste après que le souvenir précis de cette chose et celui peut-être de cet amour ont disparu »), il corrobore l’un des principes fondateurs de l’écriture mémorielle de notre corpus : « l’amère puissance de la nostalgie ».18

9 La nostalgie est en effet le maître-mot qui sous-tend la trame d’Une soirée au Caire de Robert Solé, lui-même égyptien exilé en France. Les événements historiques y occupent naturellement le rôle qui est le leur mais nourrissent une veine de subtile mélancolie alimentée par une interrogation identitaire typique de l’exilé. L’incipit du volume évoque le titre du livre de Carolina Delburgo : « Nous avons quitté l’Égypte comme des voleurs. Sans au revoir ni merci, sans même avertir les amis ». Et Robert Solé de rappeler les humiliations subies par sa famille à la douane puisque, après plusieurs générations sur le sol égyptien, « nos cartes d’identité n’avaient pas pris assez de patine. Nous n’étions considérés ni comme des Égyptiens à part entière, ni comme de vrais étrangers ». L’auteur n’oublie pas les nationalisations diverses d’établissements scolaires aussi bien qu’industriels et retrace à grands traits la politique nassérienne.19 Ce faisant, le tableau de cet exode multiethnique – « Grecs, Italiens, Arméniens, Syro- Libanais… Nous avons quitté l’Égypte en masse au début des années 1960. De notre propre gré, sur la pointe des pieds » – s’ouvre sur une interrogation intime aussi bien sur le statut d’exilé que sur la particularité de la diaspora égyptienne. Au-delà des diverses réactions compensatoires au drame du déracinement (déni de réalité, affabulation sur les réelles conditions d’existence ante-exiliques, possibilités ou non de tuteurs de résilience), il existe dans ces pages le leitmotiv de la cicatrice qui a remplacé la blessure mais dont la douleur persiste : certains « n’en finissent pas d’effacer les traces de leurs pas, mais ils oublient parfois d’oublier et tôt ou tard le passé finit par les rattraper. Les uns et les autres ont tourné la page, sans l’avoir toujours bien lue ».20 Au niveau individuel, Robert Solé semble prêter à son protagoniste nombre de sensations et sentiments autobiographiques lorsqu’il énonce que « quelque chose s’est brisé quand j’ai quitté ce pays […]. Paris est devenu pour moi le centre du monde, alors que mon centre de gravité physique, climatique, se trouve plus au sud, en Méditerranée » ; par ailleurs, il souligne les conséquences indélébiles qui le marquent pour toujours : « Peur d’entrer en Égypte, peur de ne pouvoir en sortir. Peur de minoritaire en pays musulman, qui remonte très loin dans le temps. Voilà des siècles que nous tremblons. […] Nous avons été façonnés par la peur, et marqués par elle à tout jamais ».21 Ces termes et ces phrases pourraient être ceux du témoignage d’un exilé d’Égypte dans une enquête journalistique ou dans un recueil historique. Il n’est pas jusqu’aux remords de la société d’antan qui ne donne cette sensation : « Notre société cosmopolite d’hier était une oasis. Ou plutôt une série d’oasis ouvertes les unes sur les autres. […] Je suis passé des oasis à l’exil ».22 Enfin, dans un processus traditionnel lié à la psychanalyse du déracinement et de l’exode, il est logiquement fait allusion au nécessaire travail de deuil de la patrie perdue : le regret d’Égypte est associé aux deux ou trois générations familiales qui y ont vécu et se présente donc comme « un deuil différé, comme si ta souffrance avait été mise entre parenthèses et niée pendant toutes ces années ». En

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effet, pour faire son deuil au sens freudien « il faut constater par soi-même la mort de l’être cher », qu’il s’agisse d’un membre de sa famille ou d’un substitut psychologique comme son pays d’origine.23

10 Ce travail de deuil si particulier passe par l’écriture qui, ainsi que l’énonce Sigmund Freud dans L’homme Moïse et la religion monothéiste, constitue l’unique patrimoine subsistant après la perte de la nation ancestrale pour le peuple hébreu. Dans le corpus mémoriel et testimonial qui est le nôtre, quasi intégralement élaboré par des écrivains juifs, une telle réflexion ne peut qu’engendrer un double écho historico-spirituel dont les traces correspondent à autant de tesselles d’une mosaïque diasporique. Pour ces Sépharades, l’exode hors d’Égypte ne peut que ressusciter le souvenir de l’expulsion d’Espagne en 1492, lui-même lointain héritage d’un antique exode déjà lié à l’histoire de l’Égypte ancienne. Il en découle une inspiration narrative structurée en couches thématiques imbriquées selon un schéma infradiégétique, riche de virtualités interprétatives intellectuellement fécondes, dans les œuvres les plus abouties telles que celles de Lucette Lagnado et d’André Aciman. Mais un tel fonds vétérotestamentaire ne peut qu’éclairer, même au niveau inconscient ainsi qu’en ce qui concerne certains auteurs non-juifs de cet ensemble, comme François Sureau ou Robert Solé, de la lueur tragique de l’exode et de l’exil par antonomase leurs passages les plus réussis et les plus représentatifs – ne serait-ce qu’au niveau quasi paratextuel d’un titre fortement évocateur comme celui de Carolina Delburgo. Ces reflets spéculaires et leurs avatars littéraires s’avèrent très proches des "paradigmes indiciaires" déjà cités de Carlo Ginzburg ; ils pourraient trouver place parmi les chapitres analytiques sur ce qu’il nomme le "vrai faux fictif" dans son ouvrage intitulé Le fil et les traces. En effet, selon les propres termes de l’historien épistémologue dans sa préface, il est possible d’élever au rang d’exemplum fictum digne d’intérêt historique certains aspects d’œuvres littéraires – voire certaines œuvres littéraires en tant que telles comme par exemple le roman de Natalie Zemon Davies, Le retour de Martin Guerre dont il fait grand cas – lorsque « la fiction nourrie d’histoire devient matière à réflexion historique, ou matière à fiction ». 24 Il est intéressant de souligner dans ce qui précède la double hypothèse bidirectionnelle qui correspond partiellement à certains titres de notre corpus même si elle n’entre pas dans le cadre des œuvres purement mémoriales – à moins que le registre stylistique et rhétorique propre à chacun de ces volumes ne se raccroche à une modalité expressive qui n’est pas proprement historique et qui se voit de ce fait englober dans la catégorie "fiction" alors qu’elle devrait l’être plutôt dans celle de "témoignage", le noyau réflexif même du onzième chapitre du Fil et les traces intitulé : Unus testis (un seul témoin). C’est en ce sens que nous percevons l’expression de Ginzburg dans l’annexe à ce même ouvrage, concentrée sur les "preuves et possibilités" de la dimension narrative de l’historiographie et a contrario de la dimension historique de la narration : « le noyau cognitif repérable des récits de fiction littéraire ».25 Il combat de la sorte la soi-disant incompatibilité entre le caractère scientifique de l’historiographie et la reconnaissance de sa possible dimension littéraire ; il développe donc le concept de "renaissance de l’histoire narrative" en soulignant la prédilection croissante des historiens pour des thèmes réservés traditionnellement aux romanciers et en partie pour des formes d’exposition "romanesques".26 Le corollaire de cette assertion est donc l’existence d’une littérature à dimension historique et documentaire, hypothétique source de documents pour la postérité, capable comme l’aurait dit Alessandro Manzoni, l’auteur des Fiancés (I Promessi sposi) et d’une réflexion sur le roman historique cité par Carlo Ginzburg, d’être à l’origine d’une autre histoire

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"possible" : lorsque Manzoni insiste sur les « effets privés des événements publics que l’on appelle plus précisément historiques », Carlo Ginzburg théorise cela en prônant la nécessité d’utiliser systématiquement de nouvelles sources documentaires – parmi lesquelles le roman et le témoignage – pour alimenter le concept de microhistoire qui est également une histoire de la mentalité des individus et des groupes sociaux que ces individus composent.27 A fortiori lorsque ces groupes sociaux sont victimes de la violence de l’Histoire et affrontent de ce fait la nécessité, semblable à un impératif catégorique kantien, de porter témoignage de ce qu’ils ont vécu et souffert par l’entremise d’une écriture rédemptrice.

11 Le rapport entre Histoire, rhétorique et fiction est donc au centre de notre réflexion dans les diverses perspectives de l’écriture de l’Histoire conçue comme objet de recherche, du rapport des historiens au réel et de la dimension rhétorique de la discipline historique parallèlement à son exigence de validité historique. Ce prisme peut par ailleurs s’adapter à l’écriture romanesque au sens large dans son propre rapport au réel ainsi qu’à une même exigence de validité historique. Pour l’un et l’autre domaine, des procédés à la croisée des genres constituent les points communs qui rendent possible, sinon une symbiose, du moins une similitude analytique comparative microhistorique selon les préceptes ginzburgiens.28 Ce sont essentiellement les concepts d’enargeia (du grec : "faire voir un objet historique") et d’autopsia (dans le sens de "vision immédiate") qui déterminent les finalités à la fois de chacun de ces domaines et des deux domaines en question tant il est vrai que le registre historique peut par moments choisir l’impact d’une mise en scène événementielle immédiate empruntant au registre narratif ses instruments de prédilection de même que l’écriture romanesque peut si besoin intégrer dans une trame fictive, semi-fictive et même autobiographique ou testimoniale, le registre historique afin de mieux faire voir la nécessité intrinsèque de ces éléments informatifs documentaires dans la compréhension profonde de sa signifiance. L’ensemble se doit fondamentalement de respecter l’effet de vérité en manifestant, comme l’énonce Victor Ferry, son « adhésion à une épistémologie pour laquelle la vérité se construit dans un rapport de force entre différentes possibilités de représentation du réel ». Notre corpus littéraire s’insère donc dans cette optique puisque d’un côté il pourrait, avec une certaine dose de provocation, prétendre à l’instar de Roland Barthes que puisque « le discours historique ne suit pas le réel [mais] ne fait que le signifier »29, le roman agit de même ; par ailleurs, en accord avec les thèses de Carlo Ginzburg, comme la microhistoire qui choisit la voie opposée des historiens traditionnels, il en accepte la limite en en explorant les implications gnoséologiques et en les transformant en éléments narratifs. Il assume donc une fonction complémentaire au pur discours historique d’autant plus lorsqu’il occupe un espace abandonné par la recherche académique officielle comme dans le cas de sujets tabous ou pieusement "oubliés" pour toutes sortes de raisons plus ou moins avouables. L’écho humain des événements autour desquels gravite notre corpus, aux dires mêmes des propres auteurs des œuvres choisies qui se font le porte-parole de leurs semblables, a été plus qu’oblitéré par l’Histoire officielle et a donc dû trouver des voies de traverse pour s’exprimer. Comme dans toutes les configurations similaires de la nécessité du témoignage lié à l’indispensable légitime reconnaissance des victimes d’une telle violence en tant que telles, les œuvres analysées suivent une gradation inconsciente dictée par l’urgence du témoignage d’abord, ensuite atténuée par la symbiose ou à tout le moins par l’acceptation du traumatisme subi de la part de la société majoritaire, à

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travers la publication et la réception d’œuvres littéraires dont la finalité est le rétablissement d’une vérité historique au nom de la justice.

12 Le volume de Carolina Delburgo : Comme des voleurs dans la nuit appartient à la première catégorie. Dicté par la volonté de l’auteur de laisser un témoignage de l’expulsion d’Égypte vécu par elle-même enfant et par toute sa famille à ses propres enfants et à ses petits-enfants, il s’apparente davantage à une sorte de journal intime familial plus qu’à une œuvre littéraire centrée sur ce punctum dolens et sur l’approfondissement psychologique des conséquences d’un tel trauma. Le choix stylistique discutable d’une voix narrative enfantine spéculaire de la fillette de dix ans qu’elle fut à l’époque des événements ne permet aucune analyse en ce sens et limite à la stricte réactivité première la description des faits. Les huit chapitres étant consacrés à la vie en Égypte avant l’exil (les trois premiers), aux avatars de l’exil en Italie (les deux suivants) et à une réflexion plus intime sur le sens d’un tel livre (les trois derniers volets), ce volume apparaît presque plus utile à la compréhension des circonstances d’un renouveau en terre d’asile alors que l’expulsion à proprement parler n’occupe qu’une quinzaine de pages, exactement elle correspond au troisième chapitre, dont il faut lamenter malheureusement l’aridité expressive qui ne suscite pas l’empathie. Cependant, étant donné le nombre plus que réduit de textes littéraires publiés (originairement en italien, puis traduit en plusieurs langues, ce témoignage tire également sa valeur de cette donnée factuelle), cette œuvre répond à l’impératif propre à la première période de cette éclosion éditoriale. Non seulement elle présente nombre de photographies et quelques documents essentiellement familiaux, mais elle se conclut sur une sorte de dossier documentaire historique (articles proposés en fac-similé sur l’expulsion et sur la publication du livre, documents et articles divers sur l’expulsion des Juifs des pays arabes, une réflexion sur le Judaïsme égyptien et surtout des documents des Archives d’État de Brindisi où la famille Delburgo s’est réfugiée à son arrivée en Italie). Nous avons donc affaire à une œuvre hybride déséquilibrée qui n’a pas su choisir la bonne mesure entre témoignage historique et transmission purement intrafamiliale. C’est le cas de l’épisode fondamental de la fuite nocturne : « Le Consul avait dit à Maman que nous devions partir d’Égypte la nuit tombée, en cachette. Le lendemain personne n’aurait dû nous trouver à la maison, ou imaginer ce que nous étions devenus. En deux mots : nous devions disparaître, nous éclipser dans le noir, en silence, tout comme "des voleurs dans la nuit". Seulement une fois devenue adulte, je compris : officiellement, personne ne devait savoir que nous étions expulsés d’Égypte. C’est pourquoi les gens venaient nous dire adieu en cachette, sans être aperçus ».30

13 Le sens de ce roman ne se laisse interpréter qu’à la lueur des raisons intimes invoquées par l’auteur qui, au-delà d’un "héritage idéal" au nom de "la valeur de la mémoire transmise", affirme : « Je l’ai fait très probablement parce que c’est ainsi que j’ai élaboré mon deuil »31. La double acception de cette dernière expression est évidente et ne saurait concerner uniquement la perte maternelle qui a poussé Carolina Delburgo à commencer à écrire ses souvenirs. Au-delà aussi d’un hommage aux Juifs d’Égypte si prospères, cosmopolites et cultivés, « derniers porteurs d’une mémoire » qui lui est chère32, ce qui fonde et donne tout son sens à l’existence même d’un tel volume réside dans « l’urgence de fixer le souvenir, d’opposer à l’inexorabilité des faits, et du temps qui les efface, la barrière de la mémoire personnelle », ainsi que l’affirme très

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justement dans la postface Elena Chiti33. Très justement également, elle insiste sur le lien pluriséculaire entre le Judaïsme autochtone et l’Égypte dont l’expulsion nassérienne n’est que le reflet spéculaire d’un millénaire contentieux en soulignant que le noyau familial des Delburgo n’est qu’un exemple individualisé d’un destin commun à tout un peuple et de la fin de la Communauté juive dans le pays de Joseph et de Moïse. Il y a bien là matière à nourrir les paradigmes indiciaires ginzburgiens de même qu’à corroborer un système référentiel atavique qui trouve à s’incarner en écho dans un événement gémellaire du point de vue historique ainsi que dans une écriture mémorielle destinée à enrichir un fonds documentaire dont la microhistoire pourra s’emparer. De la sorte, si l’abandon de Jérusalem après la destruction par les Romains du Second Temple, en l’an 70 de l’ère commune, marque « le début de l’auto-perception diasporique du Judaïsme », selon Fabrizio Lelli 34, cet ouvrage comme d’autres volumes similaires constitue un indice littéraire de la persistance infradiégétique d’une idiosyncrasie minoritaire stigmatisée, dans tous les sens du terme, par ce trauma proprement fondateur. C’est donc en toute légitimité que l’œuvre de Carolina Delburgo répond à l’injonction vétérotestamentaire et à l’urgence testimoniale individuelle : La cacciata dall’Egitto ("L’exclusion d’Égypte"), sous-titre du livre, représente le deuxième exode. Et si la définition d’expulsion paraît plus forte du point de vue politique, le mot « exclusion » ou « sortie » – autre terme qu’on trouve dans le texte – résonne d’un écho biblique qui inspire de la crainte (la seule façon de vaincre cette crainte est peut-être celle d’opposer à l’irrévocabilité des faits, une fois pour toutes, l’irrévocabilité de l’écriture). 35

14 Un tel indice identitaire s’avère si constant qu’il apparaît même en filigrane d’ouvrages qui se verraient plutôt cataloguer dans la section historique comme dans le cas du volume de Gilbert Sinoué consacré aux destins croisés de Nasser et du dernier roi d’Égypte, Farouk, et intitulé : Le colonel et l’enfant-roi. Même si le sous-titre en est : Mémoires d’Égypte et si l’œuvre est présentée comme un récit où l’enquête historique le dispute à l’émotion du vécu, il n’en demeure pas moins que l’immense majorité des pages tournent autour de faits politiques et historiques en tant que tels et que le côté familial et individuel dans le corps du texte est extrêmement réduit (l’unique scène de panique et de fuite de la famille de l’auteur-narrateur a lieu à l’occasion du Black Saturday, ce samedi 26 Janvier 1952 où ont éclaté des émeutes contre les étrangers, mais l’expulsion définitive n’est jamais mise en scène). Même si à l’occasion de cet événement, Gilbert Sinoué commence à s’interroger sur son identité et celle des siens (« Mon Dieu ! Qui sommes-nous ? Des Égyptiens ? Des Français ? […] Nous sommes une race hybride. […] Nés sur cette terre depuis des générations, nous appartenions à l’Égypte. Nous en étions partie intégrante »36), même si, dès 1961, il décrit la société égyptienne défigurée par la politique nassérienne (« Il a non seulement décapité l’intelligentsia, mais annihilé ce brassage ethnique qui faisait toute la force et la richesse culturelle de l’Égypte »37), les échos intimes de ces événements se réfugient dans le prologue et l’épilogue du livre, en guise d’écrin mémoriel. Dans le prologue, nous assistons à une ultérieure comparaison diachronique sur l’exemple de ce qui a été précédemment souligné : dans une astucieuse "confusion" sémantique où il est question d’une « Andalousie égyptienne brûlée » et d’une « Cordou alexandrine éclatée », l’Espagne de 1492 d’Isabelle la Catholique et l’Égypte de 1952 de Nasser se mêlent dans le souvenir douloureux d’un exode toujours renouvelé : « Deux pays. Deux exils. Deux déchirures et des lambeaux de vie dispersés à tout jamais »38. Dans l’épilogue, en date du 23 Novembre 1965 où l’exil devient effectif, la même métaphore

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mnémonique résume le sentiment dominant : « Il a suffi d’un homme pour que tout bascule. En Espagne, au XVe siècle, il a suffi d’une femme. Le Caire, Cordoue, Alexandrie, Grenade. En Espagne, aux yeux d’Isabelle la Catholique, les Juifs et les musulmans figuraient [les] barbares. Aux yeux du président-colonel ce furent les Juifs et les chrétiens du Levant »39. Le prisme narratologique polyédrique fonctionne donc à un double niveau : le niveau chronologique et thématique d’une triple datation historique et événementielle prépare le terreau d’un double paradigme symbolique et allégorique ancré dans la liturgie hébraïque, enracinée dans l’antique terre d’Égypte pharaonique à l’époque de la galout (ou "exil" en hébreu) dans le pays de douleur de Mizhaim (l’éternelle Égypte). La lecture analytique de la symbolique de la Pâque juive ou Pessah en hébreu corroborera, à l’occasion du repas du Séder si riche en significations exégétiques, simultanément une révolution, au sens étymologique, du sens intime de cette célébration fondamentale dans la conscience de soi spirituelle du peuple juif et la profondeur ontologique de la douleur liée à la mutilation identitaire inhérente à l’expulsion et à l’exil.

15 Au-delà de toutes les problématiques sociologiques et politiques déjà soulignées dans les ouvrages cités inhérentes au phénomène de l’exil, deux volumes de notre corpus illustrent plus particulièrement cette spécificité thématico-sémantique : Cairo Suite de Lucette Lagnado, selon la version française intitulée L’homme au complet blanc, et Out of Egypt d’André Aciman, devenu en français Adieu Alexandrie. Les deux œuvres présentent les péripéties sous Nasser des deux noyaux familiaux des auteurs respectifs sans jamais oublier d’insérer le drame privé dans des considérations macrohistoriques selon un schéma d’interpénétration particulièrement réussi. Ainsi, les faits microhistoriques assument toute leur signification à la lumière des événements structurants de la Révolution nassérienne en même temps qu’ils adoptent de ce fait la charge empathique dont ils sont porteurs. Une telle rhétorique permet alors l’élaboration d’un questionnement intime à plusieurs niveaux : l’interrogation sur la citoyenneté niée renvoie au dilemme de l’appartenance religieuse minoritaire qui s’ouvre lui-même sur une introspection ontologique sur le sens des multiples définitions identitaires de l’individu. Dès lors, des thèmes comme les mesures antisémites sous couvert de mesures anti-israéliennes, l’urgence de l’exil et les difficultés concrètes qui s’y rattachent, l’angoisse du déclassement social lié au choix problématique d’une terre d’asile, la spoliation et les nationalisations, tout en étant largement évoqués et constituant l’épine dorsale de la trame narrative, constituent l’occasion d’une sorte de psychanalyse des profondeurs des deux auteurs concernés et des échos de tels chocs psychologiques chez les membres de leur famille. Comme autant de renvois "de l’histoire au réel", pour reprendre l’expression de Roland Barthes dans le quatrième chapitre du Bruissement de la langue. En effet, de tels ouvrages posent la question du "discours de l’histoire" et de la pertinence de la sempiternelle opposition entre récit "fictif" et récit historique au niveau de l’énonciation et de la signification de l’énoncé que l’on peut résumer dans la problématique de « la place du réel dans la structure discursive »40. Ce dernier terme de réel permet d’emblée de faire un sort à la méprise éventuelle sur le sens d’un récit qui, tout en échappant aux canons de l’historicité, se réfugierait dans les méandres d’une microhistoire à la fois factuelle et psychologique qui en constitue néanmoins la "substantifique moelle". Au-delà du "frottement de deux temps, le temps de l’énonciation et le temps de la matière énoncée", lié au phénomène d’isochronie, il existe dans ces textes un troisième temps conçu comme la temporalité physique qui découle de la trame narrative et du registre expressif choisis. Ainsi,

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lorsque Barthes propose de "déchronologiser" le "fil" historique afin de restituer « un temps complexe, paramétrique, nullement linéaire », il semble aussi faire allusion aux circonvolutions littéraires d’ouvrages mémoriels qui néanmoins s’efforcent de maintenir un lien chronologique historique avec la matière traitée41. De telles réflexions gravitent en fait autour de deux concepts fondamentaux : l’illusion référentielle et l’ effet de réel42. De même que la soi-disant personne "objective" de l’historien et le discours qu’il produit peuvent être sujets à caution au nom justement de l’illusion référentielle qu’ils prétendent incarner, l’effet de réel indubitable qui s’exhale des pages des volumes mémoriels analysés est-il critiquable au prétexte d’une suspicion inhérente à ce genre d’ouvrages ou bien les lacunes proprement historiques qu’ils présentent ne seraient-elles pas reconductibles à une signification oblitérée par le discours officiel mais parfaitement plausible en tant qu’écho individualisé et humanisé d’un événement historique documenté ? En concordance avec l’affirmation de Barthes selon lequel « les carences de signes sont elles aussi signifiantes », nous proposons de considérer les volumes de Lucette Lagnado et d’André Aciman (comme en partie les autres œuvres de notre corpus) en tant que "littérature de document" – l’expression est de Roland Barthes – où l’illusion référentielle unie à l’effet de réel, sustentés par une temporalité elle-même référentielle et non plus seulement discursive, illustreraient « l’envers signifié de toute la narration historique » puisque la signification de l’insignifiance à laquelle certains voudraient confiner ce genre d’ouvrage tire sa légitimité du « réel » qui s’y formule et le fait « à titre de signifié de connotation »43.

16 Un tel "signifié de connotation" se trouve dans la constatation d’André Aciman : « […] nous avons laissé faire, comme les Juifs le font toujours parce qu’au plus profond de nous est rivée la conviction que nous perdrons tout au moins deux fois au cours de notre existence ». Non seulement l’expression d’un certain fatalisme renvoie à l’ inexprimé qui néanmoins habite de tels textes comme un simulacre thématique implicite mais l’allusion à la double perte nous impose le souvenir infradiégétique du paradigme exilique sur lequel ces œuvres sont bâties. Il n’est donc pas étonnant qu’une autre allusion au fatalisme spécifique de cette Communauté s’exprime dans Alibis : « C’est alors que j’ai compris qu’il fallait accepter cette réalité : il existe des endroits de la planète que nous ne reverrons plus. Je croyais que, pour moi, cet endroit serait l’Égypte. Je ne me doutais guère que […] certaines familles perdent leur maison au moins une fois à chaque génération »44. Ces deux volumes du même auteur qui aime à se définir comme un nostographe, un « écrivain du retour », fonctionnent de manière partiellement spéculaire en ce sens où Alibis développe dans certains de ses chapitres les tenants et aboutissants de problématiques mises en scène dans Adieu Alexandrie. Un protocole de lecture interne se met alors en place : une sorte de « parallaxe mnémonique », selon les termes mêmes d’Aciman, se donne pour objet d’expliciter le sens de la douleur présente d’une absence historiquement constatée. Il suffit pour s’en convaincre de citer les titres des chapitres d’Alibis qui reprennent les paradigmes signifiants du "roman familial" : "Alexandrie, capitale de la mémoire", "Double exil" et "Réflexions d’un Juif incertain". Ainsi, l’évocation de la fin d’une époque marquée par la présence juive dans une famille où Nasser avait fait « de nous les derniers de ceux que l’histoire écarte lorsqu’elle change d’avis » s’ouvre sur l’idiosyncrasie de l’exilé : « Un exilé lit le changement dans sa perception du temps, de la mémoire, de lui-même […] : sur le mode de la perte »45. De telles constatations illuminent le chapitre conclusif d’ Adieu Alexandrie intitulé : "Le dernier Séder", consacré au repas liturgique de la Pâque

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juive la veille du départ en exil en 1965, d’un jour paradoxal. En effet, cette soirée où l’on rappelle l’exode en tant qu’événement historique qui marque le point de départ d’Israël comme nation, dont le récit complet au cours de la veillée par la lecture intégrale du texte de la Haggadah sur la sortie d’Égypte est le symbole de la libération de l’esclavage des Israélites par la main de l’Éternel, subit une modification référentielle dictée par les événements vécus sous la férule de Nasser. À tel point qu’une promesse d’espoir se transmue en menace comminatoire : « Quel genre de Juifs sommes-nous donc ? […] Le genre qui ne célèbre pas sa fuite d’Égypte parce que partir d’Égypte est la dernière chose qu’ils souhaitent faire »46. Ce paradoxe s’explique par une fondamentale « contradiction dans les termes » lorsque Pessah est fêtée en Égypte par des Juifs égyptiens. André Aciman en a pleinement conscience lorsqu’il interroge, en tant qu’héritier de marranes, le sens de cette célébration et l’exode dont il y est question : « Le premier exode fuyant l’Égypte ? Ou le deuxième, fuyant l’Espagne ? Ou le troisième, la Turquie ? », pris dans une vertigineuse évocation de migrations diasporiques diverses relatives à sa famille, pour conclure : « Les lignes de faille de l’exil et de la diaspora sont toujours profondes, et nous venons toujours d’ailleurs, et d’encore ailleurs avant cela ». Cette introspection dévoile donc, comme il fallait s’y attendre, un parallélisme entre l’Égypte antique et l’Égypte contemporaine, entre l’Égypte « qui symbolise la souffrance, l’exil et la captivité […] irréelle, mythique, lointaine » et l’Égypte de la Révolution panarabe dirigée par « un pharaon moderne nommé Gamal Abdel Nasser »47. Plus grave, la mise en cause d’un véritable enracinement familial en terre égyptienne vient tarauder la conscience ébranlée de la victime désignée au point de mettre en doute la certitude identitaire individuelle, fruit méphitique de l’ostracisme discriminatoire. Une telle désorientation s’avère caractéristique du processus exilique qui se nourrit également du poison de la culpabilité sans faute, autre avatar de la figure biblique du bouc émissaire. C’est en ce sens que l’auteur assume le rôle d’éveilleur de conscience lorsqu’il dévoile selon lui la vérité suivante : « l’Égypte n’a jamais été notre patrie, nous n’aurions jamais dû revenir après Moïse […]. Certains d’entre nous avaient oublié que nous étions juifs. Alexandrie était notre mirage ; dans le désert, nous avons rêvé un peu plus longtemps »48. Le discours s’élargit alors de sa propre famille à l’ensemble de la Communauté juive citadine à laquelle il consacre deux pages où l’histoire de leur enracinement en terre égyptienne se mêle à nombre de considérations psycho-sociologiques sur leur intégration nationale imaginaire nourrie de leurs « chimères d’assimilation ».49 Et dans ce même chapitre dont nous rappelons le titre plus qu’allusif : "Réflexions d’un Juif incertain", la critique globalisante se mue en autocritique individuelle puisqu’aussi bien le procès en termes d’aliénation alimentée par les multiples paradoxes de l’existence des Juifs égyptiens et leur illusion d’appartenance à la culture égyptienne, alors que cette dernière ne signifiait qu’une "citoyenneté de papier", finit par concerner André Aciman même qui reconnaît non seulement que « sans paradoxes je ne suis pas moi-même » mais ajoute à cette condamnation le verdict définitif : « Lorsque le paradoxe devient un mode de vie, il nous aliène, nous rend étranger à notre peuple, notre terre d’origine, notre deuxième et notre troisième patrie, et en fin de comptes à nous-mêmes »50. Il n’y a donc pas à s’étonner si cette version particulière du concept freudien d’étrangeté à soi-même concernant l’auteur de ces deux ouvrages en partie spéculaires et complémentaires découle et renvoie à la fois à la perception du pays d’accueil, simultanément symbole d’asile et d’exil, et à la commémoration fondamentale de la liturgie hébraïque, elle-même foncièrement viciée par l’ambiguïté

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même du lieu concret de sa célébration annuelle. Ainsi, si le soir du Séder de la Pâque juive « chacun […] repense à l’Égypte personnelle qu’il transporte avec lui partout où il va », l’Égypte elle-même aux yeux d’Aciman devient "une métaphore" aux virtualités multiples (la perte du pays, la reconquête du pays, l’oubli du pays, la volonté d’écrire sur le pays), où se mêlent souvenir et imagination, à la fois nostalgie de la remémoration et tentative thaumaturgique de résilience : « une Égypte du passé qui faisait sans cesse irruption dans le présent pour me rappeler […] que, si j’aimais faire revivre le passé plus que je n’aimais le passé que je faisais revivre, […] ce n’était pas vraiment l’Égypte que j’aimais mais le souvenir de l’Égypte »51.

17 Dans le cas du volume de Lucette Lagnado, la relation mémorielle au pays perdu et au pan d’histoire occultée pendant près d’un demi-siècle dont son œuvre témoigne, tout en dévoilant les responsabilités historico-politiques de Nasser et de sa Révolution, apparaît sinon pacifiée du moins rassérénée autant par l’exercice cathartique d’une écriture testimoniale familiale que par la sensation d’avoir rendu justice aux victimes face au tribunal de l’Histoire. En effet, au-delà des événements historiques amplement documentés et très intelligemment entremêlés aux péripéties strictement familiales, ce n’est pas uniquement un panorama de l’Égypte en proie aux soubresauts du cataclysme nassérien qui est proposé au lecteur mais aussi un fonds documentaire intime, où photos de famille et photocopies de documents officiels (le plus émouvant et le plus représentatif du drame en acte étant la carte d’identité française provisoire du père de l’auteur où la nationalité reste… "à déterminer") constituent autant de paradigmes indiciaires propres à alimenter une réflexion (micro)historique. Ce qui caractérise par ailleurs les pages de Lagnado, c’est l’insistance empathique envers l’ultime témoignage d’une présence juive en terre d’Égypte, à partir des premières menaces détectées, avant même que tout ne soit consumé : « les Juifs continuaient à fuir, poussés par un sentiment de fatalisme qui s’était substitué à celui de panique. La vie qu’ils avaient connue avait pris fin. L’Égypte, l’Égypte juive n’existait plus et ne serait plus jamais ce qu’elle avait été ».52 Ce qu’elle appelle "un second Exode" – la majuscule renvoie immédiatement à la référence vétotestamentaire mais les origines de toute évidence sépharades des Lagnado pourraient évoquer l’expulsion d’Espagne de 1492 – pousse l’auteur à comparer en termes de pertes numériques et culturelles l’exil des Juifs d’Égypte et des pays arabes en général à une version « orientale » de la Shoah au point de parler d’un « holocauste culturel » au sens d’une « extinction culturelle » juive en terres d’Islam.53 Au-delà de quelque polémique injustifiée d’ordre sémantique sur de tels choix rhétoriques, la force de la "comparaison" entre ces deux drames historiques n’a d’autre but que de focaliser l’attention du lecteur devenu témoin à charge sur la profondeur de la douleur infligée par la mort civique et spirituelle qui a accompagné l’expulsion et l’exil. Il y a là encore la nécessité humaine de corroborer le statut de victime spoliée non reconnue en tant que telle par la justice et l’Histoire officielle : « Il ne nous reste rien sinon […] essayer de comprendre comment on en est arrivé là : des pages d’histoire d’une famille réduites soudainement à deux cabines en fond de cale […], dans un rafiot instable, avec pour toute fortune vingt-six valises contenant toute une vie ».54 La teneur métaphorique de tels propos ne fait qu’accentuer la violence du traumatisme subi qui réapparaît dans l’interprétation contemporaine du Séder ancestral fêté en terre d’exil, en l’occurrence à New York, et non plus en Égypte lors du dernier soir comme dans le cas d’Adieu Alexandrie. En effet, en dehors des rites symboliques liés à Pessah, pour Lucette Lagnado « la fête n’était pas une histoire abstraite […]. Notre famille avait souffert sous un pharaon contemporain, Nasser, et

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notre exode avait été précipité et parsemé de péripéties ».55 Mais dans une perspective antagonique à la perception d’un Aciman en Égypte, la distance géographique imposée par l’exil effectif bouleverse les interprétations liturgiques de la célébration de l’exode d’Égypte tout en correspondant symboliquement au message d’espoir et d’allégresse qui la caractérise ; le prisme polyédrique des événements historiques a influé sur la perception des messages allégoriques liés aux lieux de la parabole séculaire : un nouvel exil en terre étrangère a transmué l’antique Égypte, terre de souffrance, en objet de mélancolie comme Sion l’était pour les ancêtres des Juifs d’Égypte. Lucette Lagnado et sa famille en ont la nette conscience lorsqu’ils célèbrent ce qui n’est désormais plus une soi-disant « contradiction dans les termes » : « Néanmoins, quelle que soit la force avec laquelle nous chantions, notre fête s’était muée non pas en exode d’Égypte, mais à l’inverse, en notre désir de retourner vers cet endroit que nous étions censés avoir quitté avec plaisir ».56 La ferveur décuplée en cette occasion, outre qu’elle correspond au phénomène typiquement postexilique de la ressuscitation compensatoire du moment de fracture obsessionnellement revécu selon la psychanalyse de l’exil, introduit au sein même de l’allégorie biblique une dimension inattendue. Non seulement elle permet aux exilés d’Égypte de matérialiser au sens propre une parabole spirituelle en expérimentant dans leur propre chair la charge ontologique de cette exégèse vétotestamentaire (« Nous avions quitté l’Égypte trois ans plus tôt, et cette nuit-là nous avions revécu notre propre exode »57) mais elle s’inscrit également dans une optique absolument antithétique par rapport à l’injonction de l’Éternel quant à l’interdiction formelle de remettre pied sur l’ancienne terre d’esclavage. Ultérieure et ultime confirmation du paradoxe inhérent aux bouleversements historiques à l’origine du corpus littéraire centré sur l’expulsion des Sépharades d’Égypte : il n’y eut pas que l’Éternel qui, selon l’Exode (13,16), les fit sortir "à main forte" du pays de Pharaon de même que la littérature exilique ne se réduit pas à la plus que légitime dénonciation des injustices et humiliations subies mais constitue une véritable "littérature de document" nourrie de la profonde nostalgie de la patrie perdue. L’ensemble de notre corpus, dans ses différences mêmes, esquisse une histoire narrative riche de paradigmes indiciaires reconductibles au noyau cognitif si cher à la notion de microhistoire puisque l’effet de réel de chaque volume analysé l’élève au rang d’exemplum fictum apte à documenter une recherche historiographique en tant que telle. Si l’Égypte donc, en chassant ses Sépharades, a tout perdu sans le savoir selon Éliette Abécassis, c’est qu’elle a oblitéré une part de son identité pluriséculaire car « nous avons tous des identités multiples : et c’est ce qui nous rend immortels. Tout événement du passé vit en nous d’une façon invisible. Même enterrées sous les rochers, les villes et les civilisations écrasées continuent de nous parcourir. Cela survit, lorsque tout a disparu ». Et cette présence paradoxale sous le simulacre du masque de la contemporanéité définit notre identité profonde car « qu’est-ce qu’une identité si ce n’est une narration, la somme des histoires qu’on nous raconte ? Les mœurs, les valeurs, les religions, la culture d’un peuple marquent un individu par-delà les âges : ce ne sont pas les hommes qui se réincarnent, ce sont les cultures à travers les hommes ».58 Et à travers les œuvres que ces mêmes cultures suscitent, louable tentative de sauvegarder face à la violence de l’Histoire les traces d’existences vécues par la grâce d’une écriture rédemptrice.

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NOTES

1. Abecassis Éliette, Sépharade, Paris, Albin Michel, 2009, p. 320 et p. 11. 2. Sureau François, Les Alexandrins, Paris, Gallimard, 2003, p. 40. 3. L’œuvre d’André Aciman, Out of Egypt (New York, Farrar, Straus & Giroux) a été publiée en français par Flammarion en 2011 sous le titre : Adieu Alexandrie [Alibis : Essays on elsewhere & False papers devient Alibis chez Flammarion] ; Cairo Suite, publié en espagnol à Madrid par Santillana Ediciones Generales, est proposé en français par les éditions Métropolis de Genève en 2011 sous le titre : L’homme au complet blanc. Du Caire à New York, l’exil d’une famille juive [une sorte de suite est publiée en 2011 à New York par HarperCollins sous le titre : The arrogant years - One girl’s search for her lost youth, from Cairo to Brooklin] ; le volume de Carolina Delburgo devient en 2011 pour les éditions Clueb : Comme des voleurs dans la nuit… l’expulsion d’Égypte alors que la 1ère édition italienne a été publiée à Bologne par Clueb en 2008 ; Paula Jacques, Kayro Jacobi, juste avant l’oubli, Paris, Mercure de France, 2010 ; Robert Solé, Une soirée au Caire, Paris, Le Seuil, 2010. 4. Benbassa Esther (dir.), Itinéraires sépharades – Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, Préface, p.p. 7-10, p. 9. 5. Teboul Victor, La lente découverte de l’étrangeté, Québec, Editions Les Intouchables, 2002. 6. Cf. Alexandre De Araujo, "L’Accueil des Réfugiés d’Égypte en France et leur réinstallation en région parisienne (1956-1960)" in Colette Zytnicki (dir.), Terre d’exil, terre d’asile, Paris, Editions de l’Eclat, 2010, pp. 133-147. 7. Sureau François, Les Alexandrins, op.cit., p. 41 ; Jean-Marc Liling, « la confiscation des biens juifs en pays arabes », Pardès 1/2003, n° 34, p.p. 159-179. 8. Cf. Égypte, de Nasser au "printemps arabe", Le Monde // Histoire, série "Comprendre un monde qui change", n° 4, 2012, article Robert Solè : "L’Égypte nationalise le Canal de Suez". 9. Jacques Paula, Kayro Jacobi, juste avant l’oubli, op.cit., p. 41. 10. Ibid. 11. Ibid., p. 274. 12. Ibid., pp. 275-276. Souligné par nous. 13. Ibid., pp. 293-294. 14. Ibid., pp. 295-297. 15. Stora Benjamin, Voyages en postcolonies, Paris, Stock, 2012, p. 2. 16. Wosinski Valérie, "De la mémoire à l’histoire, et retour" in Pages, Essais & documents, page des libraires, Décembre 2012, p. 120. 17. Sureau François, Les Alexandrins, op.cit., p. 15, pp. 448-449. 18. Ibid, pp. 33-35, p. 62. 19. Solé Robert, Une soirée au Caire, op.cit., pp. 7-8, pp. 60-61. 20. Ibid, pp. 122-123. 21. Ibid., pp. 49-50. 22. Ibid., p. 208. 23. Ibid., pp. 152-153. 24. Ginzburg Carlo, Le fil et les traces : Vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010. 25. Ibid., p. 468. 26. Ibid. 27. Ibid., p. 467. 28. Cf. Victor Ferry, "Ginzburg, Le fil et les traces : vrai faux fictif, Argumentation et analyse du discours" [En ligne], 6/2011, mis en ligne le 15.4.2011, URL : http://aad.revues.org/1070", consulté le 19.3.2013. 29. Barthes Roland, Essais critiques IV, le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 176.

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30. Delburgo Carolina, Comme des voleurs dans la nuit… l’expulsion d’Égypte, op.cit., p. 78. 31. Ibid, pp. 203-204. 32. Ilios Yannakakis, "L’adieu à l’Égypte", in Carolina Delburgo, Op.cit., Recherches historiques, pp. 245-256. 33. Ibid., pp. 205-208. 34. Fabrizio Lelli, "Le judaïsme des Pouilles comme métaphore du judaïsme européen", in Carolina Delburgo, Comme des voleurs dans la nuit… l’expulsion d’Égypte, op.cit., pp. 257-263. 35. Cf. postface citée, p. 206. Souligné par nous. 36. Sinoué Gilbert, Le colonel et l’enfant-roi, Paris, Gallimard, 2006, p. 126. 37. Ibid, p. 356. 38. Ibid., pp. 12-13. 39. Ibid., p. 422. 40. Barthes, Roland, Le bruissement de la langue - Essais critiques IV, op.cit., § 4. De l’histoire au réel, "Le discours de l’histoire", pp. 163-177. 41. Ibid., p. 165, p. 167. 42. Cette seconde expression correspond au titre du second article du 4 e chapitre des Essais critiques IV cités, pp. 179-187. 43. Barthes Roland, Le bruissement de la langue, op.cit., § "Le discours de l’histoire", p. 168, p. 176 ; § "L’effet de réel", p. 181, p. 186. 44. Aciman André, Adieu Alexandrie, op.cit., p. 106 ; Alibis, op.cit., p. 68. 45. Aciman André, Alibis, op.cit., p. 12, pp. 53-54. 46. Aciman André, Adieu Alexandrie, op.cit., p. 385. 47. Aciman André, Alibis, op.cit., pp. 88-90. 48. Ibid, p. 90. 49. Ibid., pp. 197-199. 50. Ibid., p. 200. 51. Ibid., p. 90, pp. 107-108. 52. Lagnado Lucette, L’homme au complet blanc, op.cit., p. 120. 53. Ibidem, p. 135. Dans la version française (traduction : Michèle Fingère), il est question d’ "extinction culturelle" dans le même passage où l’on trouve l’allusion à la "Shoah" alors que dans la version espagnole (traduction : Luisa Borovsky) nous trouvons tour à tour les expressions "Holocausto" et "holocausto cultural". 54. Ibid., p. 168. 55. Ibid., p. 263. 56. Ibid., pp. 266-267. 57. Ibid., p. 267. 58. Abecassis Éliette, Sépharade, op.cit., p. 463.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser, dans une perspective proche de la micro-histoire de Carlo Ginzburg, un corpus de quatre romans de langues différentes (italien, espagnol, anglais et français) tous centrés sur l’exil forcé de quatre familles séfarades de l’Egypte de Nasser. En raison de son ancrage dans l’histoire factuelle, de son polyglottisme et de la thématique d’inspiration

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vétérotestamentaire (l’exode) qui sert de toile de fond aux quatre histoires racontées, le corpus constitue un microcosme littéraire d’une sensibilité et d’une grâce peu communes.

Quest’articolo si propone, nell'ottica della microstoria di ispirazione ginzburghiana, di trattare un corpus di quattro opere romanzesche di lingua diversa (italiano, spagnolo, inglese, francese), tutte e quattro incentrate sull'esilio forzato di quattro famiglie sefardite dall'Egitto di Nasser. In virtù dello stretto legame con la storia fattuale, del poliglottismo e della tematica d’ispirazione veterotestamentaria (l'esodo) che fa da sfondo alle quattro vicende raccontate, il corpus rappresenta un microcosmo letterario di una sensibilità e di una grazia fuori dal comune.

INDEX

Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : Communauté juive, Egypte, Exode (ou Exil), Littérature mémorielle, Micro-histoire, Antisémitisme, Diaspora juive

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Varias

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Fiction et révélation : Vous les entendez ? De Nathalie Sarraute

Sylvie Cadinot-Romerio

1 Nathalie Sarraute n’a cessé de défendre, contre le reproche de formalisme que lui faisait la critique Nathalie Sarraute, Prière d’insérer de Vous les entendez, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1886., puis contre celui de réalisme que lui adressaient les plus radicaux des Nouveaux Romanciers1, la double visée de son écriture : la mise au jour d’une réalité encore inconnue et l’invention de formes nouvelles. Pour elle, la novation formelle ne détourne pas du réel mais est au contraire la condition de possibilité de sa révélation :

2 Plus la réalité que révèle l’œuvre littéraire est neuve, plus sa forme sera nécessairement insolite et plus elle devra montrer de force pour percer l’épaisse paroi qui protège nos habitudes de sentir contre toutes les perturbations. (« Roman et réalité2 »)

3 Le statut référentiel que l’auteure postule ainsi pour son œuvre est néanmoins paradoxal : la réalité que l’écriture saisit, à la fois, lui préexiste et n’existe pas sans elle, c’est-à-dire sans les formes discursives et fictionnelles qu’elle lui donne. Car il s’agit d’une « couche du monde sensible3 » inaperçue, dissimulée « sous la gangue du visible, du déjà connu, du déjà exprimé, du conventionnel4 ». Primordiale, antéprédicative, fuyante, elle se dérobe à la nomination, fondamentalement étrangère au logos et à ses classements : le terme « tropisme » n’en est qu’une « désignation globale, très vague et très grossière5 ». Pour réussir à l’« investir dans du langage6 », il faut donc chercher un discours capable d’en rendre l’indétermination et la fugitivité : élaborer une poétique. La critique a examiné de près cette «poésie des discours7 » propre à l’œuvre. Mais pour accéder à l’existence, la réalité sarrautienne exige non seulement une « exploration du langage8 » mais encore l’invention de fictions. Comme le remarque Laurent Adert, « seule la fictionnalisation est susceptible de mettre en forme [le tropisme9] » : « que ce soit un récit qui vienne à la place de la nomination » en est pour lui la preuve.

4 Cette couche originaire de l’expérience, préverbale, est en effet aussi pré-perceptuelle : elle est plus pressentie10 que clairement sentie. Elle ne se manifeste qu’en de brèves et

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confuses impressions, un vague malaise par exemple, dont le contenu, pourtant dense et prégnant, reste latent et échappe à la description phénoménologique. C’est « tout un monde d’actions cachées11 », de « mouvements à l’état naissant12 », inaccomplis, toute une « agitation » qui constitue « la trame invisible de notre vie13 » et qu’il est nécessaire de rendre visible. Mais on ne peut y parvenir qu’en l’imaginant : en proposant « des images qui en donnent des équivalents14 », en « [choisissant] dans la masse infinie de ces virtualités que l’imagination fait surgir15 », ou en inventant des « scènes imaginaires16 ». Ainsi développer le « magma obscur et confus17 » des impressions consiste à le mettre en fiction : à la fiction première qui raconte ce qui est senti à la surface, c’est-à-dire presque rien, il faut articuler des fictions secondes qui en proposent les développements hypothétiques. Le référent sarrautien requiert donc la construction de structures complexes, comme en témoigne le prière d’insérer que Nathalie Sarraute rédige pour Entre la vie et la mort (1968) :

5 Ici, comme dans la plupart des romans, le vécu, le virtuel, le seulement possible, l’entièrement imaginé se fondent, se confondent au point qu’il serait malaisé pour l’auteur lui-même de les séparer18.

6 Le dispositif romanesque de Vous les entendez ? (1972) est sans doute, dans l’œuvre sarrautienne, l’un des plus élaborés ; il y occupe d’ailleurs une place originale. Après Le Planétarium (1959), l’auteure n’écrit plus de roman : à partir des Fruits d’or (1963), ses ouvrages sont constitués d’une suite de microfictions dont l’ensemble ne compose pas d’univers fictif unitaire et dont la succession ne forme pas un récit mais dessine seulement un parcours thématique. Or Vous les entendez ? raconte une histoire familiale : quelques instants vécus par un père, ses enfants, un ami venu leur rendre visite. Ce bref moment est cependant dilaté afin que les impressions ressenties puissent être dépliées à des niveaux d’expérience de plus en plus primordiaux, ce qui amène l’auteure à concevoir sur toute la totalité du texte, et non plus sur une seule partie, l’agencement de différents développements des mêmes phénomènes psychologiques.

7 Nous analyserons la complexité formelle de ce dispositif et nous en montrerons la valeur heuristique. Nous procèderons d’abord à sa description en faisant appel à plusieurs notions construites par Henri Bergson dans le cadre de sa théorie des états de conscience: celles de schéma dynamique, de plans de conscience, d’existence virtuelle19. Nathalie Sarraute s’en est peut-être inspirée20 pour élaborer sa stratégie scripturale ; cependant elle n’en a pas repris le contenu conceptuel. Sa « vision21 », selon son propre terme, va, en effet, au-delà des données immédiates vécues par une conscience dans l’expérience de sa durée et porte sur ce qui « circule22 » obscurément entre plusieurs « consciences sans frontières23 », « en osmose24 ». Elle paraît, en cela, plus proche de la pensée interrogative de Maurice Merleau-Ponty qui met en question la possibilité d’un accès de la conscience à l’originaire. Elle partage d’ailleurs avec lui les termes « visible » et « invisible » qu’elle emploie dans un sens qui ne contredit pas la conceptualisation qu’il en fait à la même époque : « l’in-visible est la contrepartie secrète du visible », « il en est le foyer virtuel, il s’inscrit en lui (en filigrane25) ». C’est pourquoi la critique sarrautienne fait souvent référence26 à ce philosophe, notamment au concept de chair par lequel il appréhende « l’indivision de cet être sensible que je suis et de tout le reste qui se sent en moi27 » ; nous convoquerons plus particulièrement un autre concept, « le sentir », que Maurice Merleau-Ponty, après Erwin Straus, explore dans la Phénoménologie de la perception28.

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8 Bien loin de vouloir réduire l’œuvre littéraire à une illustration de constructions philosophiques, nous souhaitons montrer, par ces références mêmes, que, quand il s’agit de l’irréfléchi, la création littéraire permet, au contraire, d’aller au-delà des limites auxquelles se heurte la réflexion philosophique.

Le dispositif romanesque

9 Le texte de Vous les entendez ? est discontinu, formé de cent fragments. Les onze premiers, les deux derniers et quelques fragments disséminés dans l’espace textuel forment une séquence narrative minimale qui raconte un moment apparemment anodin : des rires venus de la chambre des enfants interrompent la conversation du père et d’un de ses amis, qui, restés au salon, contemplent une statuette pré- colombienne posée devant eux sur une table basse. Ces rires se prolongent quelques instants, « et puis plus rien » : c’est en ces termes que se clôt le texte29.

10 Cette séquence présente la couche superficielle du monde fictif : le récit est là ancré dans l’espace mental du père ; outre quelques paroles et quelques impressions esthétiques, il rapporte ses réactions psychologiques successives. La première, par empathie avec l’ami, est une catégorisation stéréotypique des rires (« rires frais », « gouttelettes », « gazouillis30 », etc.) qui en occulte la violence en les étiquetant comme une manifestation de l’innocence de la jeunesse. La deuxième, à l’inverse, est le soupçon de leur malveillance, ce qui déclenche une troisième réaction, une opération mentale, la remémoration : dans le 3ème fragment, un moment qui précède, celui où les enfants sont montés dans leur chambre, revient à la mémoire du père qui cherche où pourrait se trouver l’origine de leur hilarité; dès le 10ème fragment, d’autres souvenirs s’ajoutent à lui. Le soupçon entraîne encore une autre opération, des inférences sur ce qui se passe en haut : dans le 9ème fragment, le père imagine les paroles que sont en train d’échanger ses enfants.

11 Jusque-là, les mouvements de pensée représentés, et la fragmentation textuelle elle- même, peuvent être vraisemblabilisés31 en raison de leur ressemblance avec l’expression spontanée de la pensée, naturellement discontinue. Mais à partir de là commence l’affleurement de tout le contenu inaperçu des rires et des impressions qu’ils déclenchent. Le récit ne raconte plus ce qui est vécu à la surface visible du monde, mais ce qui l’est hypothétiquement dans ses profondeurs invisibles. Sarraute recourt à différents moyens pour signaler le passage d’une couche à une autre plus profonde, d’un ordre de réalité à un autre (de l’actuel au virtuel puis à l’« imaginaire32 »). Nous examinerons plus loin les clés qu’elle donne au lecteur sous la forme de mises en abyme et les procédés de dévraisemblabilisation qu’elle emploie. Nous allons d’abord étudier une stratégie scripturale originale : un mode d’engendrement textuel opérant par développement. En effet, quand commence l’affleurement de l’invisible, le texte ne progresse plus que par réitération et expansion des mêmes mouvements psychiques : l’assimilation des perceptions à des situations prototypiques, la remémoration du passé qui entraîne des analepses, ou la représentation imaginaire de scènes se déroulant dans la chambre des enfants. Des éléments qui paraissaient simples à leur première occurrence se révèlent être schématiques, au sens bergsonien du terme.

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Les schémas dynamiques

12 Le terme de « schéma dynamique » est construit par Henri Bergson dans L’Énergie spirituelle pour désigner « une représentation simple, développable en images multiples » et qui contient « l’indication de ce qu’il faut faire pour les reconstituer33 ».

13 On peut identifier un certain nombre de schémas dynamiques dans les premiers fragments du roman. Le plus évident, qui constitue une véritable « attente d’images » selon l’expression du philosophe34, est la première description des rires : elle est apparemment figée, à la fois syntaxiquement (par ses phrases averbales), stylistiquement (par ses clichés, adjectivaux ou nominaux), et sémantiquement (par la forte cohésion que lui donne la récurrence des mêmes sèmes : /légèreté/, /vibration/, / surgissement/) : (1) Tous deux la tête levée écoutent… Oui, des rires jeunes. Des rires frais. Des rires insouciants. Des rires argentins. Clochettes. Gouttelettes. Jets d’eau. Cascades légères. Gazouillis d’oiselets… Ils s’ébrouent, ils s’ébattent… Aussitôt restés entre eux ils nous ont oubliés. (1er fragment35)

14 Cependant l’article zéro peut être envisagé, moins comme le renforcement des figements, que comme une « indication » : en enrayant l’actualisation, il contrarie en quelque sorte la collocation contextuelle et maintient le potentiel sémantique des termes. Celui-ci sera, ensuite, réalisé : les traits sémiques dysphoriques des métaphores de l’eau, qui, sous la pression du cotexte positif, avaient été virtualisés (/infiltration/, / violence éruptive/) sont actualisés dans les fragments suivants, à de nombreuses reprises : (2) Que peut-on faire ? Comment l’en empêcher ? Même du fond des cachots, des oubliettes, ça va jaillir d’eux, s’infiltrer, empuantir, flétrir … (41e fragment36)

15 L’indéfini nominal « rien » (qui clôt le texte) peut aussi être envisagé comme un élément schématique. Nathalie Sarraute attire l’attention sur lui dans son Prière d’insérer : « que se passe-t-il ? Rien37 », écrit-elle. Dans le 3e fragment, elle l’emploie en lui attribuant déjà un devenir38 dynamique : (3) Oui, ils sont gais, c’est de leur âge, Dieu seul sait ce qui peut les faire rire… rien, absolument rien, rien qu’ils puissent dire, si peu de chose suffit les choses les plus bêtes, un seul mot quelconque et les voilà qui partent, impossible de se retenir, c’est plus fort qu’eux. Ils étaient fatigués pourtant… si las… la journée a été longue, l’air de la campagne, l’exercice39…

16 L’énumération ouverte par « rien », après une forclusion, « absolument rien », inverse le mouvement de négativation au moyen d’une relative qui vient le limiter ; ce n’est plus la négation de l’existence mais celle de la possibilité de verbalisation : « rien qu’ils puissent dire ». Un mouvement de positivation est ainsi lancé qui conduit, dans le 11e fragment, à la recatégorisation du pronom en nom : « un rien leur suffit ».

17 A de tels « schémas » sémantiques, on peut ajouter des « schémas » narratifs, c’est-à- dire des éléments qui vont engendrer des développements narratifs. Parmi eux40, le plus riche d’expansions est l’argumentativité du point de vue du père, marquée dans le 3ème fragment par le connecteur « pourtant » (3). Elle est motivée par son ambivalence psychologique : il soupçonne dans ces rires une provocation, il en cherche la preuve, mais il ne veut pas la trouver. Le surgissement du soupçon et son refoulement, réitérés, modulés et amplifiés dans tout le texte, sont ainsi mis en relation d’« implication réciproque » (autre expression bergsonienne41).

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18 Ces développements, qui rendent le texte cinétique, permettent d’exemplifier42 la mouvance imperçue du réel, mais aussi de dessiner différents plans, comme chez Henri Bergson. En effet, le philosophe se sert de la notion de schéma dynamique pour expliquer « l’effort intellectuel » (titre de son chapitre) comme la conduite d’« une même représentation à travers des plans de conscience différents », « du plan supérieur où tout [est] ramassé dans une seule représentation, à des plans de moins en moins élevés, de plus en plus voisins de la sensation43 ». Cependant, il ne s’agit pas dans le roman de plans de conscience successifs qui décrivent une durée intérieure : il y a une trop grande disproportion entre le temps de l’histoire – la durée des rires, quelques instants – et le temps du récit – les multiples déploiements dans les différents fragments. Il s’agit de plans d’inconscience dont la traversée, purement virtuelle, ne s’actualise pas dans une durée mimétiquement vécue par un personnage, mais dessine un espace psychique44.

Les plans d’inconscience

19 L’auteure en avertit le lecteur dès le 11ème fragment : (4) Dès ce moment tout était là, ramassé dans cet instant… Mais quoi tout ? Il ne s’est rien passé45.

20 La première proposition peut être envisagée comme une mise en abyme de sa poétique narrative : elle « ramasse » d’abord « tout » dans un « instant » avant de le dilater.

21 Un certain nombre de signes s’accumulent ensuite pour indiquer au lecteur que le récit ne raconte plus la réalité actuellement vécue par les personnages, celle qui est par eux perçue et aperçue, mais une autre réalité, virtuellement vécue, dont ils ont de moins en moins conscience.

22 La scène du 12e fragment au cours de laquelle le père se rend dans la chambre des enfants, est clairement présentée, par le système hypothétique initial, comme une scène fantasmatique : (5) Que le barbon irascible se lève […] et ils vont s’arrêter46.

23 Est raconté là un « mouvement virtuel » au sens que Maurice Merleau-Ponty donne à ce terme dans la Phénoménologie de la perception : « le mouvement, compris non pas comme mouvement objectif et déplacement dans l’espace, mais comme projet de mouvement », « accompagnement moteur des sensations », par lequel le corps « fait écho » à une qualité sensible (un son, une couleur), et qui est sa manière de la comprendre47. Le père « comprend » les rires des enfants par une velléité de déplacement qu’il ne réalise pas, comme le confirment, quelques fragments plus loin, des paroles échangées entre son ami et lui : (6) Si vous saviez ce que j’ai vu…où j’ai été…─ […] A-t-on idée ? Vous n’avez jamais bougé d’ici. (28e fragment48)

24 Cette scène marque donc le passage à un autre plan où le personnage commence à perdre conscience de la réalité actuelle, à entrer dans un autre ordre de réalité49.

25 A partir du 30e fragment (où se produit une brève résurgence de la réalité de surface), aucun élément microstructural ne signale plus la virtualité de ce qui est présenté ; on l’induit de l’invraisemblance des scènes racontées, qui ne sont plus des scènes « possibles » au sens kantien du terme. Elles ne s’accordent plus, en effet, avec les conditions formelles de l’expérience, ne respectent pas les formes a priori de la

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sensibilité, à savoir l’espace et le temps50. Dans plusieurs fragments, le père discute avec ses enfants en haut tout en étant assis en bas. Une clé métatextuelle est d’ailleurs donnée dans le 57e fragment : (7) [il]… se partage en deux, une part de lui tirée par ici, vers nous51…

26 Après la dévraisemblabilisation de l’espace, on assiste à celle du temps : des instants jusqu’alors différenciés se confondent. Le fragment suivant, le 58e, le montre bien : un geste de l’ami, celui de tendre la main vers la statue, d’abord situé dans la scène présente, après la montée des enfants dans leur chambre52, est finalement situé dans la scène antérieure, avant la montée53. Enfin, à partir du 87e fragment, des scènes proleptiques déportent l’univers fictionnel, en faisant de l’histoire racontée un passé plus ou moins lointain : le 98e raconte une visite au musée censée se dérouler longtemps après la mort du père.

27 Sont ainsi configurés des plans de plus en plus profonds d’inconscience où sont de plus en plus développés les éléments obscurément présents dans les mouvements initiaux. Pour imaginer cette configuration, Sarraute s’est peut-être souvenue de la figure du cône qu’Henri Bergson dessine à deux reprises54 dans Matière et mémoire pour représenter la mémoire inconsciente où coexistent virtuellement tous les souvenirs accumulés : le sommet du cône figure le moment présent où sont actualisés ceux qui servent à l’action, sa base, le passé dans sa totalité, donc une multitude de détails, et les différentes sections plus ou moins larges, un nombre plus ou moins important de ceux- ci.

28 Toutefois, chez Bergson, ce qui est virtuel est « inactif », sans « réalité psychologique55 » tant que n’a pas été opérée une actualisation consciente. Au contraire, le virtuel sarrautien est agissant et même prégnant sans être actualisé ; il est du sens agi (sans mots) au-dessous du seuil de la conscience que les différentes scènes racontées expliquent, c’est-à-dire dont elles sont les dépliements imaginaires, les multiples versions. On peut le rapprocher, comme nous l’avons fait plus haut, du virtuel merleau- pontien, présent de manière latente dans ce que le philosophe appelle un « inconscient primordial » et qu’il identifie au « sentir56 ». Le premier à utiliser cet infinitif substantivé pour désigner l’expérience sensorielle et motrice est Erwin Straus qui veut ainsi souligner qu’il s’agit d’un mode d’être, le mode primaire de participation au monde : un « vivre-avec immédiat, non conceptuel57 » fondé sur une « compréhension symbiotique58 » des phénomènes et se traduisant par des réactions d’orientation59. Selon lui, « toute cette sphère de l’expérience vécue est prélogique » et incommunicable par le langage, car l’effort fait pour la percevoir et la connaître oblige à passer de la participation indivise à l’objectivation et à la réflexion, donc de rompre « le courant permanent du sentir60 » et de le sacrifier. Maurice Merleau-Ponty parle de même de l’« énigme du monde brut61 » et de « l’effort absurde » du philosophe qui « devrait se taire, coïncider en silence62 ».

29 Sarraute tente, elle, de saisir cet insaisissable au moyen de formes fictionnelles.

L’heuristique fictionnelle

30 Le sentir est conçu par l’auteure comme une « substance fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres, franchissant des frontières arbitrairement tracées63 », celles qui délimitent des sujets de conscience. Sa révélation suppose donc la destitution du personnage comme individu différencié et unifié et la constitution d’un champ

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intersubjectif où communiquent, inconsciemment, des « porteurs d’états64 », indifférenciés et prépersonnels. La traversée de différents plans est en quelque sorte propédeutique ; elle prépare le lecteur à cette novation ontologique : les premiers fragments posent un sujet de conscience en faisant du père la source énonciative du récit ; celui-ci est ensuite progressivement déconstruit par l’effacement des différenciations (des personnes verbales, des points de vue, des situations spatiales). A la moitié de l’œuvre (alors qu’on a atteint une couche originaire d’expérience qui n’en respecte plus les conditions formelles), la déconstruction est accomplie, le système narratif se modifie et est alors présentifié le sentir sarrautien.

La déconstruction du sujet

31 Le sujet qui est d’emblée instauré, dans le premier fragment, par la prédication d’un procès perceptif et mental, est à la fois divisé et décentré : (8) Il sent comme ses lèvres à lui aussi s’étirent65.

32 Sa conscience est réduite à la conscience d’un agir non seulement involontaire mais mimétique. Ce mode d’être empathique, ponctuel avec « l’ami », constant avec les enfants, fait de lui un sujet béant et hétérogène, ouvert sur d’autres sujets, habité par eux. Nathalie Sarraute le textualise de différentes manières : au niveau microtextuel, par l’exploitation de la plasticité du pronom indéfini « on » (qui peut se substituer à toutes les personnes verbales66), au niveau mésotextuel, par des intrications de points de vue et de voix (le père percevant et se disant ce que les enfants perçoivent et se disent), au niveau macrotextuel, par une distorsion de l’espace fictif qui brouille ce que le sémiologue François Rastier appelle les différentes « zones anthropiques » des pratiques humaines (la zone identitaire du Je-Ici, la zone proximale du Tu-là et la zone distale du Il-là-bas67).

33 Est d’abord aménagée ce qu’on pourrait appeler une confusion montrée68 dans des énoncés ambigus qui contrent la propension du lecteur à récupérer un sujet de conscience unitaire69. Par exemple, dans le 6ème fragment : (9) Les rires maintenant se sont arrêtés. Il a tout de même fallu aller se coucher. On ne peut pas prolonger toute la nuit ces bavardages… sur quoi ? Comment imaginer tant de futilité, de frivolité70 ?...

34 L’argumentativité indirecte du récit (marquée par « maintenant » et « tout de même71 ») le place sous la visée d’un énonciateur, le père : celui-ci, d’abord centré sur sa propre perception, se décentre aussitôt pour adopter, conjecturalement, le point de vue des enfants qui, en haut, se couchent. Cette intrication de PDV signale un sujet empathique. Dans la proposition suivante, un déictique (« ces bavardages ») indique l’embrayage d’un DDL, d’un monologue intérieur du père où les enfants sont désignés par « on ». Cependant le pronom est ambigu : il peut aussi bien se substituer à une troisième personne (*ils ne peuvent pas prolonger toute la nuit ces bavardages), qu’à une deuxième (*vous ne pouvez pas…) ou encore une première personne (*nous ne pouvons pas…). On ne sait donc pas s’il s’agit du monologue dialogique d’un sujet empathique (s’appropriant le discours de ses enfants), ou du dialogue virtuel d’un sujet excentré (s’adressant mentalement à ses enfants comme s’il était en haut avec eux et non en bas avec l’ami) ou encore du monologue polyphonique d’un sujet radicalement hétérogène (répétant mentalement la parole de ses enfants). Le pronom « on » non seulement estompe les

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subjectivités, grâce à sa valeur indéfinie, mais encore les confond, du fait de son ambiguïté.

35 Cette confusion montrée, dès les premiers fragments, prépare le lecteur au vertige que lui donne ensuite la perspective narrative : une perspective instable et enchevêtrée, qui passe insensiblement d’un centre à un autre. Dans le 23e fragment, par exemple, qui est une nouvelle version du souvenir schématique du 3e fragment (3), le père imagine ce que les enfants imaginent qu’il imagine : (10) Ils observent sans rien en perdre ses haussements d’épaules, ses regards honteux aussitôt détournés, sa rougeur, son ton faussement enjoué, les tapotements de sa main tremblante… tous ces efforts maladroits, pitoyables, pour s’écarter, pour se désolidariser de l’inconscient qui tranquillement se lève, s’avance vers la cheminée, étend les bras… Comme on aimerait, n’est-ce pas ? le prévenir, l’alerter. Comme on voudrait, mais on n’ose pas, faire savoir à ce noble ami venu en toute innocence nous rendre visite dans quel repaire il est tombé, dans quelle souricière… nous sommes pris, encerclés… des oreilles ennemies nous écoutent, des yeux ennemis nous épient72…

36 Est d’abord prédiquée une perception des enfants, leur observation, qui fait d’eux des personnages focalisateurs. Celle-ci devient très vite empathique73, comme l’indique le terme « inconscient », qui implique la perspective du père (il voit ainsi son ami) : le PDV des enfants englobe donc celui de leur père. Est rapporté ensuite, dans le paragraphe suivant, un DDL des personnages empathisants, les enfants, où « on » désigne le personnage empathisé, le père (ils imaginent son désir d’avertir son ami). Là l’emploi de « on » est moins ambigu qu’en (9) mais il est plus complexe : l’interjection phatique « n’est-ce pas ? » en fait clairement une marque d’interlocution (*Comme tu aimerais, n’est-ce-pas ?). Le père n’est pas seulement un énonciateur second putatif mais aussi un co-énonciateur invité à reconnaître la véracité de ce qui lui est imputé, ce qui le suppose capable d’imaginer ce que les enfants imaginent qu’il imagine. C’est un premier indice de l’ancrage latent du récit dans son espace mental ; la suite du texte le confirme avec le changement de référenciation de « nous », qui ne réfère plus aux enfants et au père (« nous rendre visite ») mais à celui-ci et à son ami (« nous sommes pris »); la perspective du père ainsi affleure, détachée. En fait elle enveloppe celle des enfants qui l’enveloppe. Cette intrication montre que le sujet ne peut s’envisager lui- même qu’à partir du site d’un autre sujet dont il est la cible, par une sorte de transfert mental74 ; il n’a donc plus ni centre ni contours.

37 Le rapport que le personnage du père entretient à l’espace en est un autre signe; le texte le thématise justement à la fin du 23e fragment. (11) Tandis qu’ils montent l’escalier, riant déjà entre eux, puis impitoyablement referment la porte, sa voix comme détachée de lui qui les a suivis, qui est avec eux là-haut, sa voix vidée, toute flasque, comme un vêtement abandonné s’affaisse… Il est pareil à un acteur qui continue à jouer dans une salle d’où les spectateurs se sont retirés, à un conférencier qui s’efforce de parler comme si de rien n’était devant des chaises vides75.

38 L’espace fictif objectif, rationnellement objectivé par une division entre un bas et un haut, n’est pas l’espace subjectivement vécu76. On peut le voir en lui appliquant les trois zones que distingue François Rastier dans « l’entour77 » humain : la zone proximale du père, celle où il converse avec son ami (le là où il dit vous) devient factice, une scène dans une salle déserte où il n’est plus qu’en apparence, parce que son ici, sa zone identitaire, est transféré en haut, malgré la distance : elle va se confondre avec la zone distale, la chambre des enfants, qui devrait être son là-bas. Est ainsi construite une zone

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originale qui met en relation celui qui est sans « voix » et ceux qui sont hors de portée de voix : une zone symbiotique où la communication entre les personnages n’est pas verbale, mais pré-verbale, où leur compréhension mutuelle est immédiate. Cette « osmose78 » est thématisée dans le 78e fragment par la réduction de la pluralité des sujets (« ils ») à une unité intersubjective (« un »), un intersujet : (12) Plus rien que ce qui maintenant en lui, à travers lui, entre eux et lui se propulse, circule, ils ne font qu’un, ils sont comme les anneaux d’un serpent qui se dresse, oscille, rampe, grimpe sur les meubles, sur l’escalier, se roule en boule, se laisse tomber, se déroule, s’étire, s’élance d’un côté et de l’autre79…

La révélation d’une substance inconnue

39 Ce qui « se propulse, circule » (12) au sein de cet intersujet est évoqué à plusieurs reprises de manière métaphorique, comme dans le 58e fragment, au moyen du terme d’« ondes » : (13) Tous les signes que nous seuls connaissons sont là, dans la voix, dans l’intonation…même pas là…des ondes que nous seuls pouvons capter, sans que rien ne paraisse au dehors, nous sont transmises directement80.

40 Cependant le texte ne l’évoque pas seulement, il le révèle en lui donnant la forme fictionnelle d’un acte de parole.

41 En effet, jusqu’au 36e fragment, la source énonciative du récit est le père. A partir de là, le système narratif change ; le point de vue des enfants est développé, au sens étymologique : il est sorti de l’enveloppe que constituait celui du père. Le récit comporte désormais deux sources, qui alternent. Dominent même les énoncés des enfants, sous la forme de DDL adressés au père. Mais comme celui-ci n’appartient pas à leur zone proximale, celle de la communication verbale, ces énoncés ne peuvent représenter des paroles : ils traduisent verbalement le contenu virtuel des rires ; ils en donnent ce que Sarraute appelle un « équivalent littéraire81 ».

42 Le 57e fragment, par exemple, actualise un énoncé des enfants : (14) Vraiment pas ? mais est-ce possible ? est-ce croyable ? ça ne te fait rien vraiment ?...Il faut forcer un peu la dose. Juste un peu plus fin, plus insinuant et aussitôt interrompu, juste un peu plus mordant, glissant doucement, subtile brûlure, caresse d’ortie, quelques grains de poil à gratter…Vraiment aucune sensation ? Rien ? A-t-on tout à fait oublié notre langage chiffré, mis au point pendant tant d’années82 ?

43 Le référent virtuel est désigné au moyen du pronom démonstratif « ça », déictique opaque, sans sens ni classe dénotative ; dans les développements du schéma initial, comme en (2), son emploi a permis de déclassifier le référent réel, classifié abusivement par le nom « rires ». De plus, étant sémantiquement vide, « ça » ne détermine le référent que par un rôle sémantique : celui que lui assigne le verbe dont il est le premier actant : il « fait » quelque chose. Il est donc essentiellement un agir qui affecte l’autre. La construction appositive de la troisième phrase, détachée, sans base nominale, décrit son action en reprenant l’isotopie de la violence subreptice, développée à plusieurs reprises dans le texte (comme en (2)). Cependant elle le fait au moyen d’un rythme intrusif qui « force un peu la dose » avec la reprise lancinante des mêmes éléments grammaticaux, avec les répétitions de phonèmes qui multiplient les accents prosodiques et provoquent une saturation accentuelle. A cela s’ajoutent les

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questions rhétoriques insistantes, persécutrices. Tous ces traits exemplifient le caractère agissant et prégnant du référent virtuel.

44 En présentifiant ainsi le sentir, le roman révèle son action à l’insu de ceux qui en sont les « porteurs », son existence par soi-même, ce qui fait de lui un substratum : une « sub-stance ».

Pour conclure

45 Maurice Merleau-Ponty écrit dans ses Notes de travail : « l’Etre est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience » ; et il ajoute « faire analyse de la littérature dans ce sens : comme inscription de l’Etre » (en italiques dans le texte83).

46 Vous les entendez ? procède à une telle « inscription » : il représente une couche originaire d’expérience qui échappe au cadre conceptuel de l’ontologie commune, que ne peuvent appréhender ni sa notion de sujet comme subjectivité différenciée, constituée et constituante, ni ses catégorisations binaires qui opposent le virtuel à l’actuel, la puissance à l’acte, le réel à l’irréel. Nathalie Sarraute y crée des sujets aux subjectivités indistinctes, des pré-sujets inséparés, et une substance virtuelle en acte qui, bien que réellement prégnante, accède à l’existence au moyen d’actualisations irréelles. Pour parvenir à cette création, elle met en œuvre une stratégie scripturale originale : une écriture dynamique qui opère par déconstruction et développement.

47 Le dispositif romanesque de Vous les entendez ? est donc particulièrement novateur, à la fois formellement et ontologiquement. L’auteure pourtant n’y recourt plus dans ses ouvrages suivants. Cet abandon témoigne paradoxalement de sa puissance heuristique. Ce que les formes inventées ont révélé constitue désormais une nouvelle matière fictionnelle. La nature prépersonnelle de l’expérience primordiale, que le roman explorait formellement en jouant notamment avec la catégorie grammaticale des pronoms personnels (en substituant l’indéfini aux définis) est ainsi directement thématisée dans un des textes brefs de « disent les imbéciles » :

48 Oh non, ne dites pas cela : pas de « il »…qui « il » ?...c’est un espace sans limites qu’aucun « il » ne peut contenir…[…] Non, il ne faut pas de « nous »…ce sont des espaces infinis…sans contours…[…] Moi ? Mais « moi », ça n’existe pas, je viens de vous le dire, il ne faut pas s’occuper de cela…Il n’y a pas de moi ici…pas de vous…Il ne faut à aucun prix se laisser distraire par ces futilités…ces mouches que cherchent à attraper des écoliers dissipés84…

49 Il paraît désormais évident de renoncer à la notion de « sujet ». De même, les micro- fictions de cet ouvrage ne présentent plus l’étagement de niveaux qui structurait le roman ; elles se situent immédiatement dans les profondeurs, si bien que le lecteur ne dispose plus d’aucun indice pour identifier les modalités présentées par les développements d’impressions (possibles ou impossibles). Le caractère inopérant des distinctions modales pour dire l’originaire est devenu lui aussi évident.

50 La fiction de Vous les entendez ?, grâce à sa mise en forme complexe, a donc permis la révélation de ce qui apparaît désormais à l’auteure comme de nouvelles évidences à faire partager aux lecteurs.

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NOTES

1. Des auteurs du Nouveau Roman ont reproché à Nathalie Sarraute sa croyance en l’existence d’une réalité indépendante de la connaissance qu’on peut en avoir. Dans la conférence de juillet 1971 qu’elle prononce à Cerisy-la-Salle lors du colloque consacré au « Nouveau Roman », elle parle de « répression » : « ceux qui s’aventuraient, comme je l’ai fait moi-même, à affirmer timidement […] que quelque chose donc existe hors des mots, se faisaient aussitôt rabrouer. » Et c’est effectivement ce qui se passe lors de la discussion qui suit la conférence : à Nathalie Sarraute qui dit que l’écrivain ne crée pas un monde « uniquement à partir du langage », Alain Robbe- Grillet répond : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était…(Rires) » (Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, II. Pratiques, sous la direction de Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1972, p. 25-57). 2. Nathalie Sarraute, Conférences et textes divers. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1645. Toutes les références à l’œuvre de Nathalie Sarraute renvoient à cette édition, désormais notée OC. 3. « Forme et contenu du roman », OC, p. 1670. 4. « La littérature, aujourd’hui », OC, p. 1657. 5. « Ce que je cherche à faire », OC, p. 1702. 6. Ibid. p.1702. 7. La poétique sarrautienne de la sensation a été particulièrement étudiée par la critique sarrautienne ; outre l’ouvrage d’Anthony S. Newman, Une Poésie des discours. Essai sur les romans de Nathalie Sarraute (Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 1976), on peut citer, entre autres, ceux d’Alan. J. Clayton, Nathalie Sarraute ou Le tremblement de l’écriture (Paris, Lettres modernes, coll. « Archives des Lettres modernes », 1989), de Rachel Boué, Nathalie Sarraute. La sensation en quête de parole (Paris/Montréal, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1997), d’Agnès Fontvielle et Philippe Wahl (éds), Nathalie Sarraute. Du tropisme à la phrase (Lyon, PUL, coll. « Textes & Langue », 2003). 8. « La littérature, aujourd’hui », op. cit. p. 1658. 9. Laurent Adert, Les Mots des autres (Lieu commun et création romanesque dans les œuvres de Gustave Flaubert, Nathalie Sarraute et Robert Pinget), Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 224. 10. « C’est quelque chose qui est fait d’éléments épars, que nous devinons, que nous pressentons très vaguement » (« Roman et réalité », OC, p. 1644). 11. « Le gant retourné », OC, p. 1710. 12. « La littérature, aujourd’hui », OC, p. 1662. 13. « Le gant retourné », OC, p. 1710. 14. Préface de L’Ère du soupçon, OC, p. 1554. 15. « Ce que je cherche à faire », OC, p. 1703. 16. Ibid. p. 1704. 17. Ibid. p. 1704. 18. OC, p. 1863. 19. Les notions de « schéma dynamique » et de « plans de conscience » sont définies par Henri Bergson dans L’Energie spirituelle, « L’effort intellectuel » (Œuvres, Paris, PUF, 1970, p. 930-959), celle d’existence virtuelle dans Matière et mémoire, « De la survivance des images » (Ibid. p. 276-316). 20. Henri Bergson est un des rares philosophes qu’elle dit avoir lus, lors d’un entretien accordé à Monique Gosselin-Noat en mars 1993 (Enfance de Nathalie Sarraute, 1996, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », p. 159). Dans plusieurs autres, elle affirme ne pas lire d’ouvrages de philosophie.

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21. « Forme et contenu du roman », OC p. 1670. 22. Prière d’insérer de Vous les entendez ? rédigé par Nathalie Sarraute pour l’édition originale, OC p. 1886. 23. Ibid. 24. Entretien avec André Bourin, « Le Fond et la forme » – 25/02/1972. http://www.ina.fr/video/CPF10005800/nathalie-sarraute-vous-les-entendez.fr.html. 25. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible suivi de Notes de travail, Paris, Gallimard, 1964, coll. « Tel », 2006, p. 265. 26. C’est ce que font par exemple Monique Gosselin-Noat et Evelyne Thoizet dans Nathalie Sarraute et la représentation (textes réunis par Monique Gosselin-Noat et Arnaud Rykner, Lille, Roman 20-50, coll. « Actes », 2002) ; selon la première, « Nathalie Sarraute [semble] se frayer une voie tâtonnante entre la philosophie qui régnait à l’époque de sa formation, soit celle de Bergson, et la phénoménologie de Merleau-Ponty qu’elle peut rejoindre ou pressentir, du fait de ses études à Berlin au temps où se répandait la philosophie de Husserl. » (« Souvenirs, images, métaphores : le statut de l’image dans les récits de fiction de N. Sarraute », ibid., p. 214). 27. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit. p. 303 28. Un chapitre de la deuxième partie de Phénoménologie de la perception (Gallimard, 1945, coll. « Tel », 2006) est intitulé « Le sentir » (p. 251-289). Le terme est utilisé pour la première fois par Erwin Straus dans Du sens des sens (Berlin, Springer Verlag, 1935 / Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Krisis », 2000, pour la traduction française) pour désigner le mode primordial de communication avec le monde environnant. 29. OC, p. 834. 30. OC, p. 738. 31. Dans « La productivité dite texte » ( Communications, « Recherches sémiologiques. Le vraisemblable », 11, Paris, Seuil, 1968, p. 62), Julia Kristeva définit le vraisemblable comme la « mise ensemble » de « deux discours différents dont l’un (le discours littéraire, second) se projette sur l’autre qui lui sert de miroir, et s’y identifie au-delà de la différence », à savoir « le discours dit naturel ». Vraisemblabiliser consiste donc à rendre possible cette projection. Ici la discontinuité du texte peut être ramenée à la discontinuité qu’on attribue au monologue intérieur. 32. Terme utilisé par Sarraute dans le prière d’insérer du roman (OC p. 1886). 33. Henri Bergson, L’Energie spirituelle, op. cit. p. 937. 34. Ibid. p. 957. 35. OC, p. 737. 36. OC, p. 776. 37. Op. cit. p. 1886 38. Le « devenir » du schéma est son développement, qu’il possède en puissance, si bien qu’il est « à l’état ouvert », tandis que les images qu’il contient, une fois développées, sont « à l’état fermé », « statique » (L’Energie spirituelle, op. cit. p. 957). 39. OC, p. 738. 40. Par exemple, des ellipses dans les paroles, qu’on lit d’abord comme des réticences du dire, s’avèrent être des paralipses, c’est-à-dire des ellipses finalement comblées ensuite. 41. Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, op. cit. p. 938. 42. Il s’agit d’un effet d’exemplification métaphorique au sens strict que lui donne Ilias Yocaris dans l’étude qu’il consacre au concept goodmanien (« Style et référence. Le concept goodmanien d’ “ exemplification ” », Poétique, n°154, Paris, Seuil, avril 2008, p. 225-248) : les prédicats littéralement exemplifiés « développements textuels » renvoient métaphoriquement au prédicat exprimé « mouvance du réel ». 43. Henri Bergson, L’Energie spirituelle, op. cit. p. 936-937. 44. Nous montrerons qu’il s’agit d’un espace psychique intersubjectif.

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45. OC, p. 741. 46. OC, p. 741. 47. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. p. 281. 48. OC, p. 761. 49. Le caractère virtuel des mouvements est aussi marqué au moyen de l’infinitif, mode impersonnel-inactuel dans la terminologie de Marc Wilmet (Grammaire critique du français, Louvain-la-Neuve, Duculot / Paris, Hachette, coll. « Supérieur », 1997, p. 301) ; par exemple, dans le 20e fragment : « Se pencher vers l’autre, […] repousser la bête de pierre […], lever un doigt et dire : Vous les entendez ? et ensemble écouter…scruter… » (OC, p. 750). 50. Dans sa « Théorie transcendantale des éléments » (Critique de la raison pure, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1980), Emmanuel Kant définit le temps comme « condition formelle a priori de tous les phénomènes en général » et l’espace comme « condition a priori [limitée] aux phénomènes externes » (Première partie « Esthétique transcendantale », p. 795). Et il définit le possible comme ce qui s’accorde à ces conditions formelles (Deuxième partie « Logique transcendantale », p. 949). 51. OC, p. 794. 52. Une de ses paroles vient combler une ellipse aménagée dans le 8ème fragment « Oui, je crois que vous avez raison. Zapotèque, probablement. » (OC, p. 797). 53. La répétition d’une phrase du monologue intérieur du père appartenant au 10 e fragment (« n’y touchez pas ») l’indique au lecteur. 54. Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit. p. 293 et p. 302. 55. Ces termes sont issus du commentaire que Gilles Deleuze consacre à l’œuvre d’Henri Bergson (Le Bergsonisme, PUF, coll. « L’initiation philosophique », 1968, p. 50-51). 56. Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, textes établis et annotés par Dominique Séglard, Paris, Editions du Seuil, coll. « Traces écrites », 1995, p. 380. 57. Erwin Straus, Du sens des sens, op. cit. p. 423. 58. Ibid. p. 242. 59. Selon Erwin Straus, « le sujet sentant est en effet un sujet qui fait l’expérience du monde dans l’union ou la séparation » (Ibid. p. 278). 60. Ibid. p. 388-390. 61. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op.cit. p. 205. 62. Ibid. p. 164. 63. « Ce que je cherche à faire », OC, p. 1703. 64. Ibid., OC, p. 1703. 65. OC, p. 737. 66. Comme l’a montré Claire Blanche-Benveniste dans « Le double jeu du pronom on » (La Syntaxe raisonnée. Mélanges de linguistique générale et française offerts à Annie Boone à l'occasion de son 60e anniversaire, Michel Berré, Pascale Hadermann, Ann Van Slijcke (éds), Bruxelles, De Boeck Supérieur, coll. « Champs linguistiques », 2003, p. 41-56). 67. « L’action et le sens pour une sémiotique des cultures », Journal des anthropologues, « Sens. Action », n°85-86, 2001, p. 183-219 (http://www.revue-texto.net/1996-2007/Inedits/Rastier/ Rastier_Action.html). 68. Par ce retournement de la notion d’« hétérogénéité montrée » (par laquelle Jacqueline Authier-Revuz désigne l’ensemble des formes qui « inscrivent « de l’autre » dans le fil du discours », « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages, 19e année, n°73, 1984, pp. 98-111), nous voulons indiquer qu’il ne s’agit pas d’un effacement de marques énonciatives mais de l’aménagement progressif d’une énonciation fusionnelle confondant plusieurs énonciateurs. 69. C’est une des tendances du destinataire du récit, comme l’a montré Alain Rabatel. Dans Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit (Limoges, Lambert-Lucas, 2008), ce dernier étudie toutes les marques qui, dans un récit, favorisent la construction d’un point de vue.

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70. OC, p. 739. 71. Le marqueur temporel « maintenant » associé aux interrogations indique l’embrayage de son point de vue (voir Alain Rabatel, op. cit., tome I, p. 168-169). 72. OC, p. 755. 73. Alain Rabatel étudie des exemples d’empathisation où « le PDV représenté du personnage [englobe] des portions textuelles empathisant momentanément à partir d’un personnage focalisé par le personnage focalisateur » (op. cit., tome I, p. 96). 74. C’est le principe par lequel Claude Vandeloise explique des constructions allocentrées comme « je viens », « j’arrive » (L'Espace en français. Sémantiques des propositions spatiales, Paris, Seuil, coll. « Travaux linguistiques », 1986, p. 27-28). 75. OC, p. 756. 76. Erwin Straus montre que le mode de communication propre au sentir ne s’inscrit pas dans l’espace objectif : « La distance est donc relative à un être en devenir et animé par le désir ; c’est la portée de sa saisie qui détermine l’articulation de la distance dans le proche et l’éloigné. Quant aux intervalles objectifs, je puis les étendre ou les réduire et je puis également leur soustraire ou leur adjoindre une partie. » (Du sens des sens, op. cit., p. 454). 77. Op. cit. p. 188. 78. Voir la note 25. 79. OC, p. 815. 80. OC, p. 795. 81. « Le langage dans l’art du roman », OC, p. 1692. 82. OC, p. 794. 83. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit. p. 248. 84. « disent les imbéciles », OC, p. 865.

ABSTRACTS

This article studies Nathalie Sarraute’s novel Vous les entendez ? (1972). I want to show the heuristic power of the author’s fictional creation: her new approach to fiction reveals an original reality both unseen and almost imperceptible that avoids a strictly phenomenological understanding, and thus can only be discovered by being created. Vous les entendez ? is probably N. Sarraute’s most complex novel. Its textual fragmentation aims not only to break with the “classical” genre of the novel – particularly with the unfolding of a long length of time – but also to provide a shape for the progressive distension of a short period of time: a few, seemingly insignificant moments lived by a father and his kids. As the text dilates them, it develops the fleeting feelings that the characters experience, and thus make visible their invisible content. It also reveals levels of experience which are more and more primordial, where the subjects lose their shapes and appear as they are in their thoughtless experience, pre- subjects indistinguishable and inseparated, between whom “the same substance runs freely”. To analyze this device and understand what it reveals, I will rely on a deliberately interdisciplinary corpus: philosophical works which present conceptions of consciousness or of the original close to the sarrautian vision (Henri Bergson’s theory of the states of consciousness, Maurice Merleau-Ponty’s phenomenological analysis of feeling and ontology of the invisible Being), and linguistic, semiological and narratological works that can enlighten in different ways

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the discursive devices with which the author deconstructs the subjects of consciousness and constructs a “literary equivalent” to what she calls “substance.”

Notre étude porte sur l’ouvrage de Nathalie Sarraute Vous les entendez ? (1972). Nous entendons montrer la puissance heuristique de la création fictionnelle qu’y réalise l’auteure : son dispositif romanesque original permet de révéler une réalité originaire inaperçue et presque imperceptible, qui échappe à une appréhension strictement phénoménologique et ne peut donc être découverte qu’en étant inventée. Vous les entendez ? est sans doute le roman le plus complexe de N. Sarraute. Sa fragmentation textuelle a pour objet, non pas seulement de rompre avec le genre « classique » du roman, notamment avec le déroulement d’une longue durée, mais surtout de mettre en forme la progressive dilatation d’une brève durée, à savoir quelques instants, apparemment insignifiants, vécus par un père et ses enfants. À mesure que le texte les dilate, il développe les fugaces impressions qui y sont éprouvées : de la sorte, il rend visible leur contenu invisible et met au jour des niveaux d’expérience de plus en plus primordiaux où les sujets perdent leurs contours et apparaissent tels qu’ils sont dans leur expérience irréfléchie, des pré-sujets indifférenciés et inséparés entre lesquels « une même substance circule librement ». Pour analyser ce dispositif et saisir ce qu’il révèle, nous nous appuierons sur un corpus d’ouvrages délibérément interdisciplinaires : des ouvrages philosophiques qui exposent des conceptions de la conscience ou de l’originaire proches de la vision sarrautienne (la théorie des états de conscience d’Henri Bergson, l’analyse phénoménologique du sentir et l’ontologie de l’Etre invisible de Maurice Merleau-Ponty) et des ouvrages linguistiques, sémiologiques et narratologiques qui permettent d’éclairer, sous différents angles, les procédés discursifs au moyen desquels l’auteure déconstruit les sujets de conscience et construit un « équivalent littéraire » de ce qu’elle appelle « substance ».

INDEX

Mots-clés: Nathalie Sarraute, dispositif, fiction, virtuel, primordial, pré-personnel, intersubjectif, plans de conscience, schéma dynamique, PDV, indéfinis, déictique opaque

AUTHOR

SYLVIE CADINOT-ROMERIO Agrégée de Lettres modernes, doctorante à l’université Paris-Sorbonne ( [email protected] ). Elle est doctorante au sein de l’équipe « Littératures françaises XXe-XXIe siècle » de l’École doctorale 3 de l’université Paris-Sorbonne. Sous la direction de Didier Alexandre, elle mène des recherches sur l’œuvre de Nathalie Sarraute. Sa thèse est intitulée : « Pour une herméneutique de l’empêchement d’être. Étude de l’œuvre de Nathalie Sarraute. ».

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Cinéma : lieu de la construction de la mémoire collective Le cas du cinéma chinois de la Cinquième Génération des années 1980

Wenjun Deng

Le cinéma est considéré comme un lieu privilégié de la mémoire collective, dont la fonction consiste à transmettre les souvenirs du passé à des contemporains et des générations futures et à permettre l’affirmation d’une identité collective. Cet article sera consacré, en mettant en relation mémoire et identité, à aborder la construction de la mémoire collective de la Révolution culturelle dans le cinéma chinois de la Cinquième Génération des années 1980. La Cinquième Génération désigne un groupe spécifique de cinéastes chinois qui ont consacré leur jeunesse aux camps de travaux forcés à la campagne, suite à l’appel à la rééducation lancé par Mao durant la Révolution culturelle ; ce groupe s’engage dans le métier du cinéma au début des années 1980. Ces cinéastes construisent une mémoire collective de la Révolution culturelle et ajoutent l’évocation de l’expérience personnelle au récit collectif dans leurs films. La question de la manière dont le cinéma constitue un passage des formes individuelles de la mémoire et de l’identité à des formes collectives sera au cœur de la présente réflexion. mémoire collective, identité, cinéma, la Cinquième Génération, individu L’historien du cinéma italien Gian Piero Brunetta développe l’idée que le cinéma se constitue en lieu privilégié de mémoire en indiquant que parmi tous les lieux de mémoire, le cinéma aspire tout de suite à devenir et, de fait, devient le métronome, le traducteur et l’interprète des temps et des rythmes sociaux nouveaux, mais aussi l’archive vivante de la mémoire de la vie de la planète1. Le cinéaste utilise sa caméra pour enregistrer le temps présent et aussi pour revenir sur le passé ; le cinéma nous aide ainsi à comprendre ce passé en offrant une vision du monde et modifie également notre conception de la mémoire. D’après Gian Piero Brunetta, les films produits en Italie peuvent être considérés dans leur totalité comme « récit de l’histoire et mémoire collective ». Dans tous ces films, on peut reconnaître, écrit-il, une chanson de geste hyperbolique, et dans les aventures infinies du quotidien, un point de fixation, de

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légitimation et de célébration de l’histoire et de la biographie collective de millions de personnes sans histoire. Les sources cinématographiques, dans leur accumulation en ordre dispersé, dans leur défilement qui suit en une symbiose parfaite le cours de toutes les chronologies et achronies du siècle, confirment leur vocation naturelle à se constituer en lieu privilégié de la mémoire collective2. Le cinéma n’a pas cependant de dimension physique. C’est plutôt un lieu de mémoire imaginaire et virtuel dont la substance est construite à travers la production de signifiants cinématographiques et la projection sur l’écran. Le matériau filmique s’incorpore ainsi à la mémoire sociale. La fonction de ce lieu de mémoire consiste ainsi à transmettre les souvenirs du passé à des contemporains et des générations futures et à permettre l’affirmation d’une identité collective. Le développement du concept de Brunetta permet de renvoyer au cinéma chinois qui est doté d’une identité fortement enracinée dans sa propre histoire et culture. Cet article sera consacré à étudier la construction de la mémoire collective dans le cinéma de la Cinquième Génération dans les années 1980. L’idée de classifier les réalisateurs chinois selon le critère de « génération » en fonction de la chronologie de leur entrée en scène est originairement introduite par les chercheurs occidentaux, tel que Jean Michel Frodon, pour décrire l’évolution du septième art en Chine. Dans son usage conventionnel, la notion de « Cinquième Génération » désigne un groupe de jeunes cinéastes chinois diplômés en 1982 de l’Institut du cinéma de Pékin et s’y étant inscrit en tant que première promotion depuis la réouverture de l’Institut en 1978, suite à une fermeture de dix ans pendant la Révolution culturelle. La Révolution culturelle fut un événement traumatisant dans l’histoire chinoise, ayant plongé d’innombrables Chinois de l’époque dans une immense misère et paralysé des activités dans tous les secteurs de la société chinoise pendant dix ans : les universités et les écoles furent fermées ; il n’y avait pas de livres à lire car ceux-ci furent brûlés; la quasi-totalité des fonctionnaires, cadres, éducateurs, intellectuels sur le territoire chinois ont été humiliés publiquement, parmi lesquels beaucoup ont subi une persécution mortelle et ont vu leurs familles ruinées et dispersées. Près de dix-sept millions de jeunes citadins ont été exilés sous l’impulsion de Mao dans les régions rurales et forcés de travailler aux champs pour être rééduqués auprès des paysans durant le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne qui fut déclenché en 1968 et s’acheva en 1980. Confrontés à de dures réalités dans les régions reculées et pauvres et souffrant d’une double pauvreté, matérielle et spirituelle, les jeunes instruits perdirent leurs illusions et l’opportunité de poursuivre leurs études, et sombrèrent dans le désespoir. Ainsi est engendrée par la Révolution culturelle la « génération perdue3 », dont les cinéastes de la Cinquième Génération font partie. Chen Kaige est considéré comme le porte-parole de cette génération de cinéastes chinois alors que les cinéastes représentatifs en sont Zhang Junzhao, Tian Zhuangzhuang, Huang Jianxin, Wu Ziniu, Zhang Yimou, Hu Mei4. Etant entrée en scène au début des années quatre-vingt, la Cinquième Génération est confrontée à la rupture culturelle et identitaire de la société chinoise, rupture qui peut être interprété comme le résultat de la destruction des biens culturels et du mépris envers les valeurs traditionnelles, en vogue pendant la Révolution culturelle. Suite aux fractures et blessures causées par la Révolution culturelle, surmonter la rupture culturelle et identitaire et renouer le passé et le futur s’imposent comme des enjeux vitaux à la société chinoise des années 1980. Les cinéastes de la Cinquième Génération qui entrent

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en scène au bon moment assument consciemment le rôle de transmission de la mémoire et de la culture traditionnelle et s’engagent à construire une nouvelle identité collective à l’aide de la mise en scène. Nourris de l’expérience de la Révolution culturelle, les cinéastes de cette génération tournent leur caméra vers la tradition, la culture et l’individu dans la société et proposent une vision de cette histoire traumatisante de manière métaphorique et allégorique. Comprendre de quelle manière le cinéma se constitue comme un passage des formes individuelles de la mémoire et de l’identité à des formes collectives est au cœur de nos interrogations. Pour ce faire, nous mettrons en relation les concepts de mémoire et d’identité en nous référant à Joël Candau. La Cinquième Génération : entre mémoire et identité La mémoire et l’identité entretiennent une relation intrinsèque et indissoluble. Cette relation dialectique est développée davantage par Joël Candau dans son livre Mémoire et identité5, dans lequel il souligne qu’il devient difficile d’accorder la prééminence à l’une ou à l’autre dès que l’on considère l’homme en société. En fait, mémoire et identité se compénètrent. Elles se renforcent mutuellement, depuis le moment de leur émergence jusqu’à leur inéluctable dissolution. Il n’y a pas de quête identitaire sans mémoire et, inversement, la quête mémorielle est toujours accompagnée d’un sentiment d’identité, au moins individuelle6. Constituant une des activités fondamentales des sociétés d’aujourd’hui, la quête de l’identité ne peut pas s’effectuer sans s’appuyer sur la mémoire de même que la mémoire ne peut pas être traitée sans tenir compte de l’identité. La mémoire et l’identité s’incorporent et s’assimilent l’une l’autre, se fondent mutuellement pour produire une trajectoire individuelle et le parcours historique d’une nation. Du coup, il est pertinent de retracer le parcours individuel des cinéastes de la Cinquième Génération pendant la Révolution culturelle afin de mettre en exergue une quête mémorielle de l’histoire et les représentations de leur mémoire identitaire dans leur cinéma. D’après Joël Candau, si la mémoire est « générative » de l’identité, dans le sens où elle participe à sa construction, celle-ci, en retour, façonne des prédispositions qui vont conduire l’individu à « incorporer » certains aspects particuliers du passé, à faire des choix mémoriels7. Le cinéma nous aide à comprendre le passé en se faisant vision du monde et modifie parfois notre conception de la mémoire. Chaque cinéaste possède sa mémoire individuelle de la Révolution culturelle, qui vient nourrir sa création cinématographique et lui permet de proposer sa vision de tel ou tel aspect du passé auquel il est sensibilisé. Cette mémoire individuelle prédispose effectivement l’identité de l’individu, dont la formation est étroitement liée aux bouleversements sociaux pendant la Révolution culturelle. Au sein de l’existence personnelle des réalisateurs de la Cinquième Génération, la Révolution Culturelle constitue une expérience cruciale qui modifie désormais leur parcours et réédifie leur univers mental et leur vision du monde. C’est ce que Chen Kaige indique dans son autobiographie8, « à mon avis, la plupart de mes expériences de vie ont dérivé de cette époque-là [la Révolution culturelle]. Ce qui est le plus important, c’est le fait que cette révolution m’ait permis de me connaître. Se connaître soi-même c’est connaître le monde. Ce fut important pour le restant de ma vie de comprendre cela9 ». La plupart des cinéastes de la Cinquième Génération sont dotés d’une double identité dans la Révolution culturelle : Gardes rouges au début de l’éclatement de la Révolution culturelle et jeunes intellectuels durant le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne. L’expérience de Chen Kaige, le porte-parole de la Cinquième

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Génération, peut être considérée comme une allégorie de toute la génération de l’époque. C’est ce que le réalisateur affirme en parlant de son autobiographie, « elle [l’autobiographie] ne parle pas d’un jeune qui s’appelle Chen Kaige, mais de cette époque-là10 ». Né dans une famille de cinéastes, le père de Chen Kaige était un réalisateur faisant partie de la Troisième Génération et sa mère une scénariste avant la Révolution culturelle. Dans son autobiographie, Chen Kaige rappelle son expérience, en tant que Garde rouge, d’avoir trahit et dénoncé son père accusé d’être un « contre- révolutionnaire » et de l’avoir humilié en public durant une réunion de critique pour tracer une ligne de démarcation nette avec son père. De plus, ses anciens amis ont fait irruption dans sa famille et détruit tout ce qu’ils considéraient comme objets féodaux. Toutes ces expériences douloureuses sont vécues comme une perte de dignité et constituent les souvenirs qui l’obsèdent. Par la suite, il est envoyé, comme la plupart de ses collègues, dans une région rurale et reculée dans la province du Yunnan et y consacre ses trois premières années de « rééducation » au travail d’abattage du bois dans une plantation de caoutchouc. Cette expérience de « rééducation » lui permet de nourrir sa réflexion sur le rapport entre l’individu et la collectivité et de prendre conscience des valeurs individuelles, méprisées et foulées aux pieds pendant la Révolution culturelle. En témoignant personnellement de l’existence misérable dans les régions rurales de « rééducation », Chen Kaige, dans un premier temps, n’exorcise pas dans son cinéma de manière directe ses souvenirs de la Révolution culturelle, mais évoque plutôt cette expérience de manière métaphorique et surtout mène une réflexion profonde sur l’existence humaine (dans La Terre jaune), le rapport entre l’individu et la collectivité (dans La Grande parade) et l’individu sous l’oppression de l’institution (dans Le Roi des enfants). L’expérience de Tian Zhuangzhuang est semblable à celle de Chen Kaige: ils ont en commun une expérience douloureuse de dénonciation de leurs parents en public pendant la Révolution culturelle. Tian est né dans une famille d’artistes : son père Tian Fang et sa mère Yu Lan étaient tous deux des acteurs reconnus en Chine avant la Révolution culturelle. Tian passe ses années de jeune instruit dans la province du Jilin. Il révèle dès le début de sa carrière son intérêt particulier pour le thème des minorités ethniques et sa sensibilité aux rituels et aux rythmes de la société tribale ainsi qu’à l’existence misérable des habitants minoritaires en tournant La loi du terrain de chasse (Tian Zhuangzhuang, 1985) et Le voleur de chevaux (Tian Zhuangzhuang, 1986). D’après Tian, ces deux films peuvent sembler traiter des minorités nationales, mais ils se réfèrent en réalité au destin de la nation chinoise dans son ensemble11. Loin d’être une création improvisée, ces films ont un lien étroit avec l’expérience de jeunesse du réalisateur dont l’identité de jeune instruit exerce une influence profonde. D’après Tony Rayns, Wu Ziniu, un des cinéastes de la Cinquième Génération, est moins traumatisé par la Révolution culturelle que ses autres contemporains qui viennent des grandes villes, tels que Chen Kaige et Tian Zhuangzhuang, et ses films sont relativement moins marqués par les traces de ses expériences à la campagne. Depuis son premier long métrage, Bloodshed in the Dark Valley (Wu Ziniu, 1984), il révèle sa préférence pour le sujet de la guerre. Le film, dit Tony Rayns, établit concrètement la guerre comme un milieu naturel ; comme Sam Fuller, il maintient une attitude d’anti- guerre irréprochable, tout en considérant le « drame » comme synonyme de « conflit » de manière à rendre le choix de son sujet de guerre et les métaphores inévitables12. Cependant, ni l’expérience de Wu Ziniu ni son cinéma ne sont aussi simples que

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l’explique Tony Rayns. Dans un entretien13, le cinéaste évoque ses souvenirs traumatisants de la Révolution culturelle : sa sœur devient folle suite à une série de malheurs insupportables survenant dans la famille lors du déclenchement de la Révolution culturelle, ce qui constitue un coup fatal pour Wu, qui affirmera : « rien n’est aussi choquant pour moi ». En outre, il témoigne d’une scène de lutte armée entre deux factions de Gardes rouges ayant eu lieu à l’été 1967 à Leshan, dans laquelle un jeune Garde rouge fut tué dans une pluie de balles sur un grand bâtiment alors qu’il voulait illuminer le champ de bataille avec un projecteur. Ces souvenirs obsèdent le cinéaste et suscitent en lui une réflexion profonde sur la vie et le destin individuel : la belle vie est tellement fragile face à la réalité cruelle, la destruction et la cruauté de la vie, la subversion et l’affolement, l’individu se sacrifie à l’histoire et à la politique. « Il faut retrouver le soi-même ». Mais comment retrouver la dignité de la vie dans la cruauté de la réalité14. Le destin individuel est au cœur de la réflexion que le cinéaste mène dans ses films au sujet de la guerre, tels que The Last Day of Winter et Evening Bell (Wu Ziniu, 1988). Comme la plupart de ses contemporains, Zhang Yimou passe ses années de jeune instruit dans un village de la province du Shannxi. Pour Zhang Yimou, sa mémoire personnelle ne peut être reconstruite sans s’appuyer sur la mémoire familiale. Comme le note Joël Candau, la mémoire et l’identité personnelle doivent toujours composer avec la mémoire familiale, mémoire forte, qui exerce son pouvoir bien au-delà de liens apparemment distendus15. Zhang Yimou évoque dans sa biographie le fait que son père et ses oncles sont tous diplômés de l’Académie militaire de Huangpu16. L’un de ses deux oncles se rend à Taiwan alors que l’autre est accusé d’être un « traître caché » après avoir été tué dans les années 1940 par le Parti nationaliste chinois17 alors qu’il voulait se mettre sous la protection du communisme à Yan’an ; son père est accusé d’être un contre-révolutionnaire durant la Révolution culturelle. Élevé dans une famille obsédée par toute sorte de « chefs d’accusation » politiques, le sentiment de répression du réalisateur est permanent. Ainsi, le désir d’émanciper l’individu constitue un thème récurrent dans ses films tels que Le Sorgho rouge (1988), Ju Dou (1990), Épouses et concubines (1991) dans lesquels ce désir d’émancipation est métaphorisé par un désir sensuel. Au lieu de contenir leur sentiment, les personnages de ses films, tels que Jiu’er, Judou ou encore Songlian luttent contre la répression et les contraintes des rites féodaux. Zhang Yimou met en évidence la passion individuelle et le désir sensuel enterrés par la culture officielle pendant la Révolution culturelle. Le cinéma : un lieu où se rejoignent mémoire collective et individuelle D’après Maurice Halbwachs, l’individu participerait à deux sortes de mémoires. D’une part, c’est dans le cadre de sa personnalité, ou de sa vie personnelle, que viendraient prendre place ses souvenirs alors qu’il serait capable, d’autre part, à certains moments de se comporter simplement comme le membre d’un groupe contribuant à évoquer et entretenir des souvenirs impersonnels, dans la mesure où ceux-ci intéressent le groupe18. Chaque cinéaste de la Cinquième Génération a son expérience et ses souvenirs personnels de la Révolution culturelle. Leur mémoire individuelle s’appuie sur la mémoire collective et se replace en elle pour préciser et même combler les lacunes de cette dernière, elle s’assimile et s’incorpore ainsi progressivement à la mémoire collective et contribue à la construction de cette dernière. C’est dans leur cinéma que la Cinquième Génération passe des formes individuelles de la mémoire et de l’identité à des formes collectives. En se référant de manière implicite ou métaphorique à

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l’expérience et aux souvenirs des cinéastes de la Révolution culturelle, le cinéma de la Cinquième Génération porte un discours à plusieurs niveaux: retour à la tradition et à la racine ; prise de conscience de la valeur individuelle ; réflexion sur le destin individuel. Retour à la tradition et la racine En tant qu’anciens jeunes instruits faisant partie d’une génération sacrifiée qui s’est vue marginalisée par l’ordre urbain après des années de rééducation à la campagne, les cinéastes ont en commun la nécessité de reconstruire une identité profondément menacée pour redevenir eux-mêmes. À la différence de la génération précédente ayant eu recours à l’abréaction de souvenirs douloureux, cette génération de jeunes cinéastes tourne la page de l’histoire et fait preuve d’un intérêt et d’une attention particulière pour la tradition et les racines individuelles, afin de se retrouver soi-même, ce que souligne Joël Candau : la restauration de l’identité individuelle peut passer par l’abréaction de souvenirs douloureux ou traumatiques, préalablement censurés ou masqués par les « souvenirs écran » ou les « souvenirs indifférents ». Relâchant ou abandonnant les mécanismes de protection du Moi, l’individu va alors pouvoir « tourner la page » pour « redevenir lui-même19 ». Pendant les années de rééducation à la campagne, les cinéastes passent leur temps de jeunesse parmi les gens les plus défavorisés de la société et témoignent personnellement des dures conditions de vie et de la pauvreté des paysans. Leur expérience d’«exilé » à la campagne nourrit l’inspiration créative des cinéastes et sollicite leur réflexion sur la culture traditionnelle. Du coup, la Cinquième Génération fixe ses caméras sur les territoires pauvres, l’existence misérable des paysans, comme dans La Terre jaune (Chen Kaige, 1984) et Le Sorgho rouge (Zhang Yimou, 1988), films représentatifs des deux grands maîtres de la Cinquième Génération. D’après Luisa Prudentino, dans le film La Terre jaune, la dénonciation des effets néfastes de la Révolution culturelle est violente : non seulement elle n’a rien apporté à la vie du peuple chinois, en laissant vivre les paysans dans des conditions de pauvreté et de sous- développement accablantes, mais elle a aussi détruit les valeurs traditionnelles20. Au lieu de mettre en scène directement la tragédie de la Révolution culturelle, les cinéastes portent un regard critique et mènent une réflexion sur les crises sociales avec un intérêt particulier porté à l’existence misérable dans les régions rurales et la terre qui est métaphorique de la tradition et des racines de l’homme. Pendant la Révolution culturelle, les jeunes instruits ont été exilés dans les régions rurales, où ils ont été marginalisés à la fois par la communauté rurale dans laquelle ils avaient de la difficulté à s’intégrer et par l’ordre urbain duquel ils s’éloignaient. C’est cette identité marginale qui permet aux cinéastes de se sortir de leur situation et d’avoir une perception objective de la calamité en tant qu’observateurs pour mener une réflexion approfondie sur cette histoire. Hantés par la réflexion profonde sur l’histoire et la tradition d’où le présent est issu, ils cherchent à remettre en exergue les valeurs traditionnelles détruites dans la Révolution culturelle et à remédier à la rupture en renouant le passé et le présent. La prise de conscience de la valeur individuelle Après avoir passé quelques années en rééducation à la campagne, les cinéastes sortent de la fièvre de l’idéalisme et du culte maoïste, et commencent à mener une réflexion sur la relation entre l’individu et l’institution, où s‘engendre une prise de conscience de la valeur individuelle, qui constitue également un leitmotiv du cinéma de la Cinquième

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Génération. On trouve à ce sujet les films La Terre jaune, La grande parade et Le Roi des enfants, qui constituent la trilogie de Chen Kaige. Dans La Terre jaune, l’individu est pour la première fois représenté en tant que figure rebelle contre des rites et une culture féodale. L’héroïne Cuiqiao est construite au début du film comme une figure dépossédée de caractère proprement individuel : obligée de se soumettre aux ordres de son père, elle doit se marier avec un homme plus âgé qu’elle. Tandis que l’arrivée du soldat Guqing ravive ses espoirs, elle désire sortir des contraintes des rites féodaux et chercher son bonheur en fuyant. La jeune fille sacrifie enfin sa jeune vie. Ainsi, la prise de conscience de l’individu est construite par le cinéaste d’une manière implicite. Dans son deuxième film, La Grande parade, Chen aborde la tension entre l’individu et l’institution en racontant l’entraînement militaire auquel se soumettent quatre-cents jeunes soldats se préparant pour les célébrations du trente-cinquième anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine. Afin de participer à ce grand événement au cours duquel la troupe défilera sur la Place Tiananmen, les jeunes soldats paient un prix afin de garder leur place dans le défilé : l’un renonce à assister aux obsèques de sa mère ; un autre aux jambes tordues se soumet à des tortures nocturnes pour les redresser. D’après Luisa Prudentino, l’armée est ici une métaphore efficace de la société qui impose l’uniformité et écrase toute velléité d’initiatives individuelles : les institutions ont fini par étouffer l’individualisme21. L’interprétation de Prudentino est pertinente. L’armée fait allusion à la collectivité et au système du mécanisme institutionnel qui impose les valeurs collectivistes, étouffe l’individu et supprime l’individualité et les sentiments individuels, mécanisme sur lequel le film porte de manière implicite un regard critique. Sous le système de la machine d’état tout puissante, l’individu n’est plus qu’une proie. Pour Chen Kaige, la dénonciation de la catastrophe de la Révolution culturelle est beaucoup plus explicite dans le troisième film Le Roi des enfants. Le film raconte l’expérience d’un jeune instruit qui enseigne dans un village après avoir passé plusieurs années en « rééducation » à la campagne. Après avoir découvert que l’ancien enseignant demandait aux élèves de recopier un texte sans le comprendre, le jeune instituteur propose une méthode différente en leur apprenant le sens de chaque caractère et en les encourageant à penser indépendamment. Pourtant, cette nouvelle approche des méthodes d’enseignement provoque le mécontentement des autorités. Du coup, le jeune instruit est finalement expulsé de l’école et retourne aux camps de travail. D’après Zhang Xudong, le film Le Roi des enfants est tout d’abord un travail autobiographique moulé dans une allégorie. Chen construit, à travers ce jeune intellectuel envoyé comme enseignant dans une école dans des montagnes reculées, l’allégorie de toute sa génération, à la recherche d’une mémoire collective qui puisse donner raison à l’identité personnelle22. Au lieu de mettre en accusation de façon explicite le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne, le cinéaste tente de mener une réflexion profonde sur la dictature politique qui détruit la possibilité de prise d’initiatives de la part des individus et impose inéluctablement un contrôle de la pensée à l’individu. La réflexion sur le destin individuel C’est dans le cinéma de la Cinquième Génération que le destin individuel est pour la première fois au cœur de la réflexion des cinéastes. Le film de Tian Zhuangzhuang fait référence, de façon indirecte, à la période de la Révolution culturelle. À la différence de ses contemporains qui s’intéressent aux sujets ruraux, Tian porte un intérêt particulier

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à la vie des gens des minorités ethniques et décrit leurs rituels et leurs expériences. Cependant, Tian indique que le but de son cinéma reste le même que celui des autres réalisateurs de son époque, c’est-à-dire de « faire passer un message très clair sur la société chinoise contemporaine23 ». Pour bien comprendre ses films, il faut en décoder les métaphores et les signaux. Par exemple, dans son premier long métrage La Loi du terrain de chasse (1984), le terrain de chasse, selon Luisa Prudentino, symbolise la société chinoise après ce véritable massacre qui dura dix ans24. L’action de chasse fait allusion à la lutte des classes et à la persécution entre les gens pendant la Révolution culturelle, qui semble tout aussi cruelle et sauvage que la chasse. C’est ce que le réalisateur Tian Zhuangzhuang révèle, au début de la Révolution culturelle, les gens étaient extrêmement cruels les uns envers les autres, comme s’ils avaient perdu une certaine humanité. Dans La Loi du terrain de chasse, la façon dont les animaux sont chassés semble être très cruelle et très sauvage alors que les scènes filmées dans les prairies semblent calmes. Au contraire, la relation entre les êtres humains est beaucoup plus terrifiante25. Dans le deuxième long métrage de Tian, Le Voleur de chevaux (1986), comme dans le premier long métrage, le réalisateur assoit son point de vue sur les crises sociales de la société chinoise à l’aide de la représentation de l’expérience des gens issus des minorités ethniques. Le réalisateur retrace cette fois la vie quotidienne des Tibétains et raconte l’histoire de Norbu, un pâtre exclu de son clan du fait qu’il gagnait sa vie en volant des chevaux. Norbu mène désormais une vie d’exilé, misérable, avec sa famille suite au bannissement. Pour être admis de nouveau par son clan, il renonce au vol de chevaux et vend son cheval pour vivre. Après avoir subi une série de malheurs, il doit toutefois se remettre à voler des chevaux. Il se sacrifie finalement afin de protéger sa famille. D’après Luisa Prudentino, le but du réalisateur consiste à « montrer que personne n’a pu échapper aux horreurs de la Révolution culturelle, que cette expérience a également été traumatisante pour les minorités ethniques dont on ne parle jamais26 ». Nous remarquons que dans ses deux films, Tian Zhuangzhuang est obsédé par le sujet des ethnies minoritaires et notamment par le destin de l’individu au sein d’une communauté minoritaire qui impose des contraintes et des règles. En métaphorisant l’ordre institutionnel par le clan minoritaire et en montrant la faiblesse de l’individu face aux contraintes de l’institution, le réalisateur tente de faire réfléchir les gens sur leur attitude vis-à-vis de la révolution maoïste, qui peut être dans un certain sens interprétée comme une religion politique et un culte aveugle. La quête mémorielle de l’histoire de la Révolution culturelle dans le cinéma des cinéastes de la Cinquième Génération ne pourra s’effectuer sans tenir compte de leur identité de jeunes instruits « exilés ». Leur mémoire de la Révolution culturelle et leur identité de jeunes instruits s’épousent l’une l’autre et se fondent mutuellement pour produire un récit collectif et édifier un mythe d’une génération spécifique. Dans le cinéma, les souvenirs personnels des cinéastes prennent part à la construction du récit collectif de l’Histoire par l’apport d’expériences personnelles et donnent à l’épopée de ce groupe la dimension singulière de l’expérience personnelle. Ainsi les formes individuelles de la mémoire et de l’identité témoignent du passage à des formes collectives. Les cinéastes évoquent cette expérience consciemment à travers les métaphores, par lesquelles ils mènent une critique et une réflexion profonde sur le système tyrannique et le suivisme aveugle pendant la Révolution culturelle, événements qui ont détruit les valeurs individuelles et mis tout destin individuel en péril. Là, les cinéastes de la Cinquième Génération retrouvent leur rôle et leur

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responsabilité en tant qu’artistes humanistes. Suite aux ruptures et au nihilisme de la Révolution culturelle, s’impose à eux le devoir de transmettre la culture traditionnelle et la mémoire, de réévaluer l’histoire et de mener une réflexion profonde sur cette dernière afin de s’interroger sur la place de l’individu dans l’histoire. Revenir sur le passé permet de tenir ensemble les trois dimensions temporelles – le passé, le présent et le futur et de réfléchir sur ce qui a été fait et ce qui pourrait être fait dans le futur, afin de renouer une continuité. Les souvenirs que les cinéastes de la Cinquième Génération gardent de cette histoire permettent qu’une identité collective de « génération de réflexion » se nourrisse et se fonde, et que le sentiment de leur identité se perpétue.

APPENDIXES

Les coordonnées de l’auteure : Adresse professionnelle : Bureau A03, Institut de recherche sur les industries culturelles, Université de Shenzhen, n°3688 Avenue Nanhai, Shenzhen, Province du Guangdong, Chine Email : dengwenjun917@gmail. com

NOTES

1. Gian Piero Brunetta, « Le cinéma », dans Mario Isnenghi (dir.), L’Italie par elle-même. Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours, Presses de l’Ecole normale supérieure, 2006, p. 218. 2. Ibid, p. 219. 3. Michel Bonnin a consacré un ouvrage intitulé Génération perdue : le mouvement d’envoi des jeunes instruits, dans lequel, il écrit, à l’égard de la définition de cette « génération perdue », « ce sont en principe les trois promotions de collégiens et de lycéens des années 1966-1968, on les appelle ‘les trois vieilles promotions’. Les membres de ces “trois vieilles promotions” sont ceux qui ont le plus fort sentiment d’appartenance à un groupe spécifique, car leur expérience est la plus marquante : participation à la Révolution culturelle comme Gardes rouges, puis départ quasi général à la campagne dans des conditions souvent très dures et séjour particulièrement long puisque certains ont dû attendre dix ou onze ans pour revenir en ville, à la fin du mouvement, en 1979 ». 4. Les cinéastes de la Cinquième Génération réalisent une série de films qui mènent une réflexion sur l’histoire et la culture, tels que Un et huit (Zhang Junzhao, 1983), La Terre jaune (Chen Kaige, 1984), Bloodshed in the Dark Valley (Wu Ziniu, 1984), La Loi du terrain de chasse (Tian Zhuangzhuang, 1985) , L’incident du canon noir (Huang Jianxin, 1986), Le Voleur de chevaux (Tian Zhuangzhuang, 1986), La Grande parade (Chen Kaige, 1986), Le Roi des enfants (Chen Kaige, 1987), Le Sorgho rouge (Zhang Yimou, 1988), The Evening Bell (Wu Ziniu, 1988), etc. 5. Joël Candau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998. 6. Ibid, p.10. 7. Ibid, p.9.

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8. L’autobiographie de Chen Kaige a été publiée premièrement sous le titre de « Ma vie comme garde rouge » par les Éditions Kodansha du Japon en 1989 alors que le titre chinois était « Shaonian Kaige » (Jeune Kaige) ; Wo de qingchun huiyi lu (Ma jeunesse) publié en 2009 est un remake de ce dernier. 9. Chen Kaige, Wo de qingchun huiyilu (Ma jeunesse), Pékin, Renmin daxue chubanshe (Éditions de l’Université du peuple), 2009, p.2. 10. Ibid. 11. Tony Rayns, King of the Children: And the New Chinese Cinema, London, Faber and Faber, 1989, p. 43. 12. Ibid, p.45. 13. Liu Weihong, « Yu Wu Ziniu tan Wu Ziniu » (Parler de Wu Ziniu avec Wu Ziniu), Dangdai Dianying (Cinéma contemporain), n° 4, 1988, p. 110. 14. Ibid. 15. Joel Candau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 136. 16. L’Académie militaire de Huangpu était un institut de formation militaire fondé en 1924 où ont été formés de nombreux officiers qui sont devenus célèbres pendant la guerre sino-japonaise et la guerre civile chinoise. 17. Le Kuomingtang, un parti politique de la République de Chine créé par Sun Yat-sen, domina le gouvernement central de la République de Chine à partir de 1928 jusqu’à la prise de pouvoir des communistes en 1949 ; son influence ne se limite aujourd’hui qu’à Taiwan. 18. Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Éditions Albin Michel, 1994 ; réédition de l’ouvrage du même titre, Paris, Éditions PUF, 1968. 19. Joel Candau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p.56. 20. Luisa Prudentino, Le regard des ombres, Paris, Bleu de Chine, 2003, p.28 21. Luisa Prudentino, Le Regard des ombres, Paris, Bleu de Chine, 2003, p.29. 22. Zhang Xudong, Chinese Modernism in the Era of Reforms—Cultural Fever, Avant-Garde Fiction, and the New Chinese Cinema, Duke University Press Books, 1997. 23. Lusia Prudentino, Le Regard des ombres, Paris, Bleu de Chine, 2003, p.34. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Ibid. p.35

AUTHOR

WENJUN DENG Post-docteure actuellement à l’Institut de recherche sur les industries culturelles, Université de Shenzhen, Chine. Axe de recherche actuel : les industries créatives et culturelles ;Ancienne docteure en histoire culturelle à l’école doctorale Arts et Médias, Université Paris 3 ; son orientation de recherche consiste en les questions de mémoire et identité, et la représentation des traumatismes à l’écran. Sa thèse, intitulée « La mémoire collective de la Révolution culturelle dans le cinéma chinois contemporain », a été soutenue le 14 juin 2013 avec la mention « Très honorable avec félicitations ».

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La triple tension narrative : chrono- topique, pathétique, télique

Gabriel Sevilla

1 Le concept de « tension narrative » est devenu, pour la narratologie contemporaine, une reformulation implicite de ce qui est probablement la question la plus ancienne et la plus fondamentale de la discipline. Il s'agirait du récit lui-même comme objet d'étude, des traits qui le distinguent d'autres actes communicatifs et cognitifs, et non plus seulement des sous-catégories narratives et de leurs problématiques particulières. La tension narrative nous renvoie ainsi à un vieux secret de Polichinelle : de l'Antiquité à nos jours, on n'est pas parvenu à un vrai consensus sur la définition de l'acte de raconter, qu'on parle de récit, de narrativité, etc. (Abbott 2011) adoptant une approche ou une autre (Nünning 2003 ; Meister 2013). Certes, on a dressé de multiples histoires du récit, de multiples théories du récit, des histoires des théories du récit, etc., mais un accord plus ou moins large sur la définition de l'objet d'étude lui-même resterait toujours à atteindre. La première vertu de la tension narrative serait ainsi d'avoir reformulé la question qui pointe le vide majeur et le plus ancien de la discipline.

2 Une deuxième vertu de la tension serait d'avoir creusé la dimension cognitive du récit, délivrant la perspective du récepteur de l'objectivisme que les poétiques de la réception avaient hérité silencieusement du structuralisme. La définition du concept par son auteur, Raphaël Baroni, en est probablement la meilleure illustration (2007 : 18) : « la tension est le phénomène qui survient lorsque l'interprète d'un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d'incertitude qui confère des traits passionnels à l'acte de réception ». Baroni nous propose une définition relationnelle du récit comme interaction effective d'un récepteur dans la communication. Ce récepteur ne serait plus le simple évaluateur final d'un objet aux traits supposément « descriptibles en soi », tel que le posaient implicitement des théoriciens de la réception comme Umberto Eco (1985a : 137) : « une narration est une description d'actions qui requiert pour chaque action décrite un agent […] », etc.1. Le récepteur serait, du point de vue de la tension, le critère même de la définition du récit, ce qui nous obligerait à rapporter constamment les traits communicatifs de la narrativité aux mécanismes cognitifs qui les actualisent. Nous ne

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devrions donc plus nous interroger sur le récit, mais sur l'acte de lecture narrative ou, plus largement, sur l'acte de communication (et de cognition) narrative. Le récepteur transformerait ainsi la vieille notion de récit dans un type de réponse que nous appellerions tension, et la psychologie cognitive s'avérerait une précieuse nomenclature complémentaire à celles de la linguistique, de la rhétorique et, plus largement, de la sémiotique.

3 Nous essayerons d'approfondir cette perspective à travers deux hypothèses. La première entend qu'on pourrait encore reformuler la question du récit, nuançant quelques-uns de ses aspects fondamentaux, à travers une structuration interne du concept de Baroni en trois volets : tension chrono-topique, tension pathétique et tension télique. Nous expliquerons ces trois sous-tensions de la tension narrative par des éléments linguistiques, psychologiques, rhétoriques, etc., d'un point de vue autant communicatif que cognitif. L'accent sera pourtant mis sur ce dernier, à notre avis indispensable au récit, ce qui nous amènera à nuancer la théorie de Baroni à ce sujet. Pour ainsi dire, notre première hypothèse proposera non seulement une tripartition de la tension narrative, mais aussi sa pleine orientation cognitive2.

4 Notre deuxième hypothèse affirme qu'on pourrait distinguer les récits verbaux et iconiques, d'une part, des récits musicaux, d'autre part, en définissant les premiers par les trois tensions susmentionnées et les deuxièmes par une articulation particulière de la tension télique seulement. Qu'on parle de récit ou de proto-récit musical3, ce qui nous paraît fondamental c'est de souligner comment la musique réussit à articuler, par ses propres unités culturelles, la tension télique d'un suspense (Grabócz 2011 : 11-12) à l'écart des tensions chrono-topique et pathétique. Le suspense étant une notion qu'on ne saurait pas trouver ailleurs que dans le récit, contrairement aux notions de chrono- tope et de pathos, nous serions enclins à garder une certaine association (l'étiquette étant secondaire) entre les notions de suspense musical et de récit ou narrativité. Le suspense musical pourrait devenir, par ailleurs, d'une grande importance pour l'étude cognitive du suspense iconique et verbal, dans la mesure où il détache l'activité mentale qui lui est propre des ancrages plus concrets de l'espace-temps et de la sensibilité des personnages. La musique nous permettrait, pour ainsi dire, d'envisager l'acte cognitif narratif comme un suspense « dans l'abstrait », réduit à son articulation temporelle de souvenirs et d'attentes, ce qui pourrait défricher la voie des hypothèses cognitives les plus audacieuses, notamment celles qui identifient l'acte de raconter à l'acte même de penser.

5 Cet article sera consacré dans son intégralité au développement théorique de nos deux hypothèses à travers la définition des trois tensions susmentionnées. L'ensemble de notre proposition vise, cela va sans dire, à l'analyse textuelle qui lui accorde un plein sens et qui lui permet d'avancer dans le débat auquel elle essaie de contribuer. Nous développons cette analyse ailleurs, nous penchant ici sur la stricte définition des concepts4. Comme conclusion de celle-ci, nous proposerons deux réponses possibles à la vieille question du récit du point de vue de la (triple) tension narrative, c'est-à-dire deux approches sur l'objet d'étude de la narratologie comme acte communicatif et cognitif inter-linguistique.

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Tension chrono-topique5

6 On pourrait la définir comme l'immersion cognitive de l'émetteur et/ou le récepteur dans l'espace-temps défini et cohérent d'une unité culturelle6, qu'elle soit narrative ou non, qu'elle ait un référent ou non, que ce dernier (s'il existe) soit présent ou absent. Cette immersion se produirait au point de nous « faire oublier » momentanément l'espace-temps de notre réception : salle de cinéma, bibliothèque, etc. Sous de différentes étiquettes, ce phénomène a été étudié de très différentes approches, allant de la linguistique pragmatique (Karl Bühler) à la théorie filmique (Noël Burch), en passant par la psychanalyse filmique (Christian Metz), la théorie littéraire des mondes possibles (David Lewis, Thomas Pavel, Umberto Eco, etc.), l'intelligence artificielle (Stuart C. Shapiro, Janyce M. Wiebe, etc.) et autres (Duchan et al. : 1995). Pour expliquer ses traits communicatifs et cognitifs fondamentaux, nous ferons appel à la linguistique pragmatique en lien avec quelques notions de théorie filmique. La pragmatique nous fournit un système descriptif très précis, mettant en valeur la base iconique de la deixis verbale et introduisant une perspective cognitive élémentaire. La théorie filmique développe cette base iconique et approfondit sa dimension cognitive. La musique n'aura pas de place dans ce schéma. Certes, elle a sa propre spatialité et temporalité du point de vue communicatif et cognitif, mais l'éventuelle substitution de celles-ci à l'espace-temps de la réception se fait de manière beaucoup plus faible et irrégulière qu'en parole et image.

Approche pragmatique

7 Bühler définit l'immersion spatio-temporelle du récepteur dans l'allusion verbale à un référent, qu'il soit fictif ou absent, par la notion de Deixis am Phantasma, traduite en français comme « deixis à l'imaginaire » (Bühler 2009 : passim). Celle-ci part du concept traditionnel de deixis comme demonstratio ad oculos, c'est-à-dire comme l'acte communicatif par lequel un émetteur guide son récepteur auprès d'un référent qui existe, qui est présent et que le récepteur voit de ses propres yeux. Dans son guidage, l'émetteur peut faire appel aux auxiliaires déictiques pré-linguistiques (« la flèche que forment le bras tendu et l'index d'un locuteur »), ainsi qu'aux adverbes de temps et de lieu, aux pronoms personnels, aux démonstratifs, etc. (Bühler 2009 : 230). Tous ces éléments l'aident à récréer verbalement l'espace-temps d'une situation communicative partagée avec le récepteur. La demonstratio ad oculos est ainsi une sorte de deixis in praesentia ou in situ.

8 Par opposition, la Deixis am Phantasma est une deixis fictive ou in absentia : le récepteur et, éventuellement, l'émetteur ne se trouvent pas auprès de la réalité évoquée par les mots, soit parce qu'elle n'existe pas (imagination), soit parce qu'elle est ailleurs (mémoire). Ainsi, la Deixis am Phantasma se produit (Ibid.) : […] lorsqu'un narrateur guide un auditeur dans le royaume de ce qui est absent et accessible par le souvenir, voire dans le royaume de l'imagination constructive, et qu'il le traite là avec les mêmes termes déictiques [que dans une demonstratio ad oculos], de façon à ce qu'il voie en entende ce qu'il y a là à voir et à entendre (et à toucher, cela va de soi, et peut-être même à sentir et à goûter).

9 Cette notion pourrait s'appliquer à tout acte communicatif, qu'il soit narratif ou non. Il est cependant très éloquent que Bühler parle d'un « narrateur » et non pas d'un « émetteur », nous renvoyant ainsi au récit comme domaine par excellence de la Deixis

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am Phantasma. On pourrait ranger celle-ci, ainsi que la demonstratio ad oculos qui est à sa base, dans ce que nous avons appelé tension chrono-topique. Certes, la définition de Bühler se focalise sur le domaine verbal et notamment sur son versant oral, puisqu'il parle d'un « auditeur ». Rien ne nous empêche, pourtant, d'extrapoler ces notions au domaine iconique, où des deixis ad oculos et am Phantasma se développent parfaitement en absence de mots, comme le montrent les exemples de la pantomime, de la peinture figurative ou du cinéma7. À plus forte raison si l'on considère que le latin oculos (yeux), ainsi que l'allemand Phantasma (vision), nous renvoient tous les deux étymologiquement au domaine du visuel-iconique comme base de la deixis8. En effet, partant d'une image physique (ad oculos) et s'adressant à une image mentale (am Phantasma), la notion de deixis a été pourtant ramenée au verbal, c'est-à-dire à l'éventuel pont non-iconique entre les deux. C'est avec l'invention du cinéma qu'une théorie proprement iconique de la deixis s'est développée du point de vue cognitif ébauché par Bühler. L'importance de la théorie filmique vis-à-vis de la tension chrono- topique est justement celle-ci : d'avoir renversé son logocentrisme en même temps qu'elle développait son approche cognitive. Logocentrisme qu'on peut retracer dans sa plus grande contradiction chez Bühler lui-même, capable de construire sa réflexion sur les notions ad oculos et am Phantasma sans pour autant remettre en question la centralité déictique de la parole.

Deux critères de classement

10 Dans la communication, les tensions chrono-topiques verbale et iconique s'articulent de manières antithétiques. Nous nous en tiendrons ici aux deux antithèses fondamentales. La première porte sur l'opposition même du verbal à l'iconique, sur la nature essentiellement différente de leurs mimesis ou, si l'on veut, sur les différents rapports que leurs tensions chrono-topiques entretiennent vis-à-vis de notre expérience sensible. Cette première différence, qu'on pourrait appeler sémantique, se traduit par la dichotomie : analogique vs. non-analogique9. Les images figuratives ont, par leur mimesis analogique (soit de notre expérience sensible, soit d'une prolongation fictive de celle-ci), la capacité de construire une deixis in absentia (tableau, film, etc.) formellement semblable à ses possibles équivalents in praesentia (paysage, plateau, etc.). Les mots, en revanche, par leur mimesis non-analogique (soit de notre expérience sensible, soit d'une prolongation fictive de celle-ci), construisent toujours une deixis in absentia (conversation, roman, etc.) formellement différente de ses possibles équivalents in praesentia (situation vécue, faits quotidiens, etc.). Les mimesis analogique et non-analogique nous renvoient toujours, qu'elles aient un référent ou non, à des unités culturelles. Dans le cadre du récit, de telles unités véhiculent non seulement les coordonnées d'espace-temps, mais aussi les connaissances encyclopédiques plus larges que l'émetteur et/ou le récepteur peut projeter sur cet espace-temps. La première et plus importante différence au sein de ces unités résiderait dans le caractère analogique (iconique) ou non-analogique (verbal) de leur mimesis.

11 La deuxième opposition, cette fois-ci transversale aux langages verbal et iconique, porte sur l'intensité perceptive (physique-cognitive) de la tension chrono-topique. L'opposition pertinente ici, qu'on pourrait appeler pragmatique, est : dynamique vs. non-dynamique. Dans le domaine verbal, il est évident que la communication orale impose un rythme de réception (écoute) qui n'est normalement pas choisi par le récepteur, alors que la communication écrite est en général soumise au rythme de

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réception (lecture) librement choisi par le récepteur. Le signe verbal oral « bouge », pour ainsi dire, alors que le signe verbal écrit « est fait bouger ». Pour un même récit verbal nous parlerions, de la sorte, d'une tension chrono-topique a priori plus intense dans sa version orale (dynamique) que dans sa version écrite (non-dynamique). De manière analogue nous avons, au domaine iconique, une opposition entre l'image fixe (non-dynamique) et l'image en mouvement (dynamique). Face à une même suite d'images, la version dynamique atteindrait raisonnablement une tension chrono- topique plus élevée que la version non-dynamique. Si nous considérons, enfin, la mimesis analogique des images comme étant plus intense (moins abstraite) sur le plan perceptif que la mimesis non-analogique des mots, nous pouvons classer les différentes tensions chrono-topiques du minimum au maximum degré d'intensité : signe non- analogique et non-dynamique (mot écrit) ; signe analogique et non-dynamique (peinture, photographie, etc.) ; signe non-analogique et dynamique (parole, sous- titres) ; signe analogique et dynamique (cinéma, théâtre, danse, etc.). L'entrelacement ici du verbal et de l'iconique, nettement séparés avant par le critère d'analogie, met encore une fois en évidence la portée inter-linguistique d'une notion d'espace-temps traditionnellement ramenée à sa perspective verbale.

Théorie filmique

12 Le cinéma appelle ici un commentaire à part. Par son intensité chrono-topique superlative, il a poussé très tôt ses théoriciens à développer l'approche pragmatique qui garantissait sa spécificité comme langage. Du point de vue chrono-topique, en effet, la principale différence entre le cinéma et les autres mimesis analogiques fixées sur un support (photographie, peinture, etc.) est strictement pragmatique : dynamique vs. non-dynamique. C'est au matérialisme historique qu'on doit l'une des plus précoces et fécondes remarques pragmatiques sur le cinéma, c'est-à-dire sur l'impact perceptif de l'image en mouvement. Face aux premiers films, d'une intensité chrono-topique historiquement inouïe, Walter Benjamin est allé jusqu'à assimiler leur effet sur le public au « choc physique » des avant-gardes artistiques de l'époque : « Par sa technique, le cinéma a délivré l'effet de choc physique de la gangue morale où le dadaïsme l'avait en quelque sorte enfermé » (2006 : 68-69). Non sans lien aux positions matérialistes, Noël Burch s'est référé plus récemment à l'impression de réalité au cinéma d'Hollywood comme « un sentiment plein et entier d'être-là » auquel nous serions induits par la « création d'un espace habitable » à travers le montage (1991 : 250). Ce « sentiment d'être là » reviendrait au processus cognitif d'immersion spatio- temporelle qu'on a appelée ici tension chrono-topique. L'intérêt de l'approche de Burch serait d'avoir développé sur le plan filmique, mais au niveau strictement cognitif, la tension chrono-topique que Benjamin assimilait pragmatiquement à un « choc ». On dirait qu'un tel « choc » a été nécessaire pour révéler l'impact physique-cognitif de toute deixis, iconique ou verbale, ce qui a mené au développement de son « impact » spécifiquement cognitif : l'immersion spatio-temporelle.

13 Aujourd'hui, les tests neurologiques faisant appel au récit pour expliquer les phénomènes d'immersion sont largement plus basés sur des exemples filmiques que littéraires (Keen 2013 : 11). Ce tournant iconique dans l'étude de la représentation spatio-temporelle nous permet de repenser l'ensemble du système déictique, du sommet à la base, et de contourner les pièges de son logocentrisme, ainsi que de combler ses lacunes cognitives. Au sommet du système, la tension chrono-topique du

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cinéma met en évidence par son degré superlatif les aspects sémantiques et pragmatiques de toute tension chrono-topique, iconique ou verbale, comme immersion cognitive spatio-temporelle. À la lumière du « choc physique » nous pourrions expliquer un roman et un film comme deux manières antithétiques, non-analogique et non-dynamique (roman), analogique et dynamique (film), de susciter chez nous « un sentiment d'être-là ». À la base du système on a ce que Bühler appelait les auxiliaires déictiques pré-linguistiques : « la flèche que forment le bras tendu et l'index d'un locuteur ». Ces éléments iconiques ne seraient souvent pas auxiliaires ni bien entendu antérieurs à la notion de langage, mais un langage en eux-mêmes et fréquemment autonome, le langage verbal pouvant même devenir auxiliaire à leur égard. Ainsi, aux niveaux plus simple et plus complexe de la deixis, à la base et au sommet de son système conceptuel nous trouverions surtout des images. On pourrait même dire que le cinéma et la gestualité encadrent iconiquement la notion verbale de deixis. Si on accepte cette position privilégiée de l'image pour expliquer les processus d'immersion spatio-temporelle, sa nature plus intense et explicite comme objet d'étude cognitive, on devrait peut-être repenser notre nomenclature d'un point de vue iconique. Les deux dichotomies, sémantique et pragmatique, proposées plus haut essaient d'avancer dans cette direction.

Tension pathétique

14 On pourrait la définir comme l'immersion cognitive de l'émetteur et/ou le récepteur dans le pathos (émotions et sensations10) d'un autre, symbolique ou réel, en adoptant sa perspective. Cela nous amène à un deuxième processus cognitif qui est simultané du premier : la construction du récit comme dimension éthique. On devrait comprendre cette construction au sens large, c'est-à-dire comme la capacité de l'émetteur et/ou le récepteur à articuler des jugements sur la dichotomie bien/mal dans quelque sens que ce soit, et non pas comme la projection d'une moralité quelconque. La tension pathétique se montre ainsi comme une immersion cognitive spécialement complexe. Pour expliquer ses traits communicatifs et cognitifs fondamentaux nous utiliserons quelques références contemporaines, autant narratologiques qu'en neurosciences, sur l'immersion cognitive de l'empathie : modalité plus intense, mais pas exclusive, de la tension pathétique.

15 Du point de vue des neurosciences cognitives, des auteurs comme Simon Baron-Cohen assimilent l'empathie à « notre capacité d'identifier ce que quelqu'un d'autre pense ou sent et de répondre à ses pensées et à ses sentiments par une émotion appropriée11 » (2011 : 16). Une certaine idée de tension sous-tendrait cette réaction obligée au stimulus de départ : « il y a du moins deux étapes dans l'empathie : reconnaissance et réponse » (Ibid12.). En absence de reconnaissance et/ou de réponse, on aboutirait dans un manque d'empathie qui pourrait aller de l'extrême zéro-négatif (psychopathe) à l'extrême zéro-positif (Asperger) mais qui serait toujours lié, d'après Baron-Cohen et autres, aux aptitudes éthiques des individus13. Ce qui est fondamental pour nous ici c'est que, afin de vérifier ces hypothèses, les neurosciences ont fait appel à la réception narrative comme une de leurs pierres de touche : « Nombre des premières études en lecture de pensée ou empathie chez des gens zéro-positifs se fondaient sur des tests verbaux (par exemple, interpréter des récits ou des commentaires sarcastiques ou classer des émotions) » (2011 : 10114).

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16 Du point de vue de la narratologie cognitive, qui a considérablement puisé aux sources des neurosciences et de la psychologie, des auteurs comme Suzanne Keen définissent l'empathie comme « le partage d'une sensibilité et l'adoption d'une perspective induits par la lecture, le visionnement, l'écoute ou l'imagination des récits de la situation et de la condition d'autrui » (2013 : 2)15. Keen se focalise sur la « sensibilité partagée » et la « perspective adoptée » par un émetteur et/ou un récepteur vis-à-vis d'un personnage, creusant ainsi les aspects poétiques et rhétoriques liés aux processus cognitifs que les neurosciences étudient strictement en termes d'activité cérébrale. Substituant la notion de pathos à celle de sensibilité, nous nous baserons ici sur les mêmes deux piliers que Keen pour développer le concept de tension pathétique.

Adoption d'une perspective

17 Les récits verbaux comptent avec le système de la deixis personnelle (première, seconde et troisième personne du singulier ou du pluriel) pour articuler l'adoption d'une perspective. Ce système a par ailleurs la vertu de nous permettre aborder dans un même schéma les tensions pathétique (deixis personnelle) et chrono-topique (deixis spatio-temporelle). Parallèlement, il nous faut aussi une déclination des personnes de la « conjugaison iconique » et, éventuellement, des personnes de la « conjugaison sonore » afin de déterminer les différentes perspectives possibles au récit. Pour les récits iconiques on empruntera les notions d'ocularisation (image) et d'auricularisation (image-son) de François Jost (1989).

18 Dans le domaine iconique, Jost appelle ocularisation zéro le point de vue qui ne s'identifie à « aucun œil interne à la diégèse », c'est-à-dire à aucun personnage (1989 : 26). L'ocularisation zéro reviendrait à un narrateur qui ne se présenterait pas comme tel, qu'il soit omniscient, behavioriste ou narrateur-personnage. On pourrait penser à une équivalence avec la troisième personne de la conjugaison verbale, qui s'avérerait singulière ou plurielle en fonction de la qualité simple ou complexe de son objet. Plus concrètement, la notion iconique de « zéro » fonctionnerait comme synonyme implicite de la notion verbale d'impersonnel : une troisième personne sans identité définie. Par opposition à celle-ci, Jost appelle ocularisation interne le point de vue appartenant à un personnage présenté comme tel, où il distingue deux variantes : primaire et secondaire. Dans les deux cas nous aurons affaire à une première personne du singulier. L'ocularisation interne secondaire, la plus commune, serait une première personne construite « par le montage, les raccords (comme dans le champ-contrechamp) ou par le verbal (cas d'une accroche dialoguée), en bref, par une contextualisation » (Ibid.). Jost donne l'exemple du raccord de regard comme ocularisation interne secondaire par excellence (Ibid. : 29) : « n'importe quelle image succédant à un plan mettant en scène un personnage qui regarde sera sentie comme appartenant à son paysage visuel ». L'ocularisation interne primaire, quant à elle, serait une première personne « où se marque dans le signifiant [l'image] la matérialité d'un corps ou la présence d'un œil qui permet immédiatement, sans le secours du contexte [montage], d'identifier un personnage absent de l'image » (1989 : 27). Ce serait le cas, par exemple, d'un plan flou pour signifier le point de vue soit d'un personnage très faible, ivre, etc. (matérialité d'un corps), soit d'un personnage qui regarde par exemple à travers de l'eau (présence d'un œil). L'ocularisation interne primaire, plus sensorielle que syntaxique, aurait ainsi un évident potentiel à sensation comme point de vue narratif. Quant à la deuxième personne de la conjugaison iconique, que Jost n'identifie à aucun type d'ocularisation,

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on pourrait l'assimiler au regard à la caméra. Son nombre singulier ou pluriel relèverait, encore une fois, de la qualité simple ou complexe de l'objet de son interpellation, en l'occurrence le spectateur.

19 Pour le domaine sonore, Jost suit les mêmes critères et établit une nomenclature parallèle (les équivalences avec les personnes verbales restant donc inchangées). On parlerait d'auricularisation zéro pour une subjectivité sonore « soumise à la distance apparente du personnage », c'est-à-dire pour une « perspective sonore » n'appartenant à aucun personnage (1989 : 57). Ce serait le cas, par exemple, de la musique ou de la voix d'un narrateur qui n'est pas censée être entendue par les personnages, même si on l'associe à leurs actions. L'auricularisation interne secondaire, quant à elle, serait une première personne sonore « construite par le montage et le visuel » (Ibid.). À l'instar du raccord de regard, on pourrait affirmer ici que « n'importe quel son succédant à un plan mettant en scène un personnage qui écoute sera senti comme appartenant à son paysage sonore ». L'auricularisation interne primaire, enfin, consisterait dans une première personne marquée par « certaines déformations » qui « écartent la bande sonore des codes du réalisme » (Ibid.). Par exemple, un sifflement intense pour nous jeter dans la perspective d'un personnage à côté d'une explosion, ou l'absence totale de son pour nous faire sentir sa surdité, etc. L'auricularisation se montre ainsi, dans ses deux variantes internes, comme une perspective sonore ancrée dans l'image du personnage qui écoute, c'est-à-dire comme une perspective sonore soumise à la perspective iconique.

20 La nomenclature de Jost nous permet ainsi de définir conjointement les perspectives iconiques et sonores qu'on pourrait adopter comme émetteur et/ou récepteur du récit. Au-delà de ses défauts comme ensemble (on n'a pas trouvé, par exemple, une première personne iconique du pluriel, et les deuxièmes personnes -iconiques et sonores- ne sont même pas mentionnées), c'est une nomenclature qui contribue de manière fondamentale au tournant iconique dans l'étude de la deixis. Face au concept verbal de personne, le concept d'ocularisation a la vertu de se référer à la perspective (au point de vue) au sens étroit de son étymologie : ce qu'on voit. Cette notion est conjuguée à sa première personne, comme il ne pouvait pas être autrement, par une mise-en-scène de l'acte lui-même de regarder : principe fondateur de tout discours en images. L'association de l'ocularisation à la deixis personnelle nous permet ainsi de souligner la base iconique (sensible ou mentale) de toute tension pathétique comme adoption d'une perspective. Avec les deixis ad oculos et am Phantasma, l'ocularisation complète le tournant iconique du système déictique, qui avait ramené les notions d'espace, temps et personne au strict domaine du verbal.

Partage d'un pathos

21 À l'instar du concept de sensibilité de Keen, on distingue au pathos deux niveaux fondamentaux : les émotions (pathos psychique) et les sensations (pathos physique). Il y aurait également deux modalités du partage du pathos, telles qu'établies par la poétique classique. On pourrait, d'une part, partager le pathos d'un autre symbolique en tant que son semblable : ce serait l'empathie ou identification d'un « je sens avec toi » (Keen 2013 : 5). D'autre part, on pourrait aussi s'attacher « pathétiquement » (sensiblement) à cet autre symbolique sans s'identifier à lui : ce serait la sympathie d'un « je sens pour toi » (Ibid.). Dans les études littéraires occidentales, on a assimilé le degré superlatif de la sympathie narrative à la notion de catharsis telle que définie par

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Aristote à propos de la tragédie (1453b) : « le plaisir qui vient, à travers l'imitation, de la pitié et de la crainte » (1990 : 124). La pitié serait le sentiment sympathique par excellence, en tant qu'on ne peut que la sentir pour quelqu'un (y inclus pour soi-même). La crainte, en revanche, pourrait être aussi bien empathique que sympathique, puisqu'on peut la sentir autant pour quelqu'un (y inclus pour soi-même) qu'avec quelqu'un. La tension pathétique passerait soit par l'empathie, soit par la sympathie, soit par un mélange des deux. Elle serait pourtant plus intense dans l'empathie, puisque celle-ci consiste dans une immersion totale (sentir avec), et non partielle (sentir pour). Par analogie à la tension chrono-topique, nous pourrions décrire maintenant la tension pathétique comme « un sentiment [total ou partiel] de sentir là ».

Éthique du récit

22 Le lien entre éthique et empathie, que nous avons pris ici comme prémisse, fait aujourd'hui l'objet d'un débat académique complexe dans les différents domaines qu'il traverse (narratologie, psychologie, philosophie, etc.). Quelques auteurs défendent ce lien comme nécessaire (Hogan 2001, 2010). D'autres vont jusqu'à affirmer que l'empathie narrative contribuerait à notre développement moral (Hoffman 2000), voire qu'elle créerait de bons citoyens du monde (Nussbaum 1990). Enfin, il y en a qui nient un lien univoque entre éthique et empathie, mais qui n'écartent pas la possibilité de les étudier corrélativement (Keen 2013 : 14). Nous rejoindrons cette dernière position en faisant appel à l'hypothèse de Baron-Cohen, qui associe le concept du mal au manque d'empathie. Si discutable que l'hypothèse soit, elle a la vertu de suggérer une approche interactive (une tension) pour expliquer le sentiment qu'on aurait souvent, adoptant la perspective et partageant le pathos d'un autre, d'avoir affaire à un certain enjeu éthique.

23 D'après Baron-Cohen, ce que nous appelons couramment méchanceté (intention consciente de blesser quelqu'un) impliquerait par principe un manque d'empathie (2011 : 156-160). Cependant, tous les manques d'empathie n'impliqueraient pas la méchanceté. Par exemple, les gens atteints du syndrome d'Asperger ont un degré zéro d'empathie qui est considéré comme éthiquement positif : « la manière dont leur cerveau traite l'information les amène paradoxalement à être super-moraux plutôt qu'immoraux16 » (Ibid. : 96). Ces individus essuient, pourtant, de grandes difficultés pour accéder à la dimension psychologique et éthique du récit : « Quand ils doivent lire de petites histoires pour porter des jugements sur les intentions, les motifs et l'état d'esprit d'un personnage, ou quand ils doivent lire le langage pour juger ce qu'une personne prétendait, ils montrent peu d'activité au cortex préfrontal médiodorsal17 » (Ibid. : 100-101), c'est-à-dire à la région du cerveau qui « devient active quand on pense aux idées et aux émotions d'autres gens (parfois appelé 'méta-représentation'), ainsi que quand on pense à nos propres idées et émotions18 » (Ibid. : 29). Sur ce constat empirique, nous entendrions que l'empathie narrative ne garantit pas en effet par principe une moralité définie chez le récepteur, mais qu'elle conditionne sa capacité à porter des jugements éthiques sur les personnages. C'est sur ce point que l'hypothèse de Baron-Cohen devient intéressante pour la narratologie. La notion du mal passant virtuellement par le manque d'empathie, la super-moralité d'Asperger se heurtant à ce même manque pour juger éthiquement les autres, ce serait juste à partir d'une certaine capacité de « sentir avec » qu'on atteindrait une dimension éthique à proprement parler, c'est-à-dire une articulation effective et autonome de la dichotomie bien/mal.

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Par extension, on pourrait dire que c'est en partageant (totale ou partiellement) un pathos qu'on accède au récit comme dimension éthique, c'est-à-dire que l'empathie et/ ou la sympathie constituent, non pas le véhicule d'une moralité quelconque, mais la condition de possibilité pour une réception éthique du récit.

Récit musical

24 Les définitions précédentes pourraient nous aider à tracer une deuxième frontière entre les récits iconiques et verbaux, d'une part, et les récits musicaux, d'autre part. Ces derniers manqueraient de tension pathétique telle que nous l'avons définie ici. La musique ne dispose pas, en effet, d'un système articulant la perspective comme la deixis personnelle ou l'ocularisation. Rappelons, à ce sujet, que la perspective sonore de l'auricularisation décline les rapports image-son et qu'elle embrasse non seulement la musique, mais aussi la parole et le bruit. En absence d'une « deixis personnelle musicale », c'est-à-dire d'un système nous permettant d'adopter un point de vue mélodique-harmonique se substituant à celui de notre réception, nous serions incapables de partager un pathos en termes d'empathie ou sympathie. Cela ne veut évidemment pas dire que la musique manque de dimension éthique ou sensible, mais que celle-ci ne se construit pas à travers une perspective personnelle conjuguée de manière systématique. Si nous parlions de musique et éthique, ce serait à propos d'unités culturelles dont la signification ne dépendrait pas de l'articulation conventionnelle d'un point de vue19.

Tension télique

25 On pourrait la définir comme l'immersion cognitive de l'émetteur et/ou le récepteur dans l'inconnue relative aux intentions d'un sujet, agent ou patient, vis-à-vis d'un fait qui n'a été pas encore accompli. C'est ce qu'on connaît plus couramment comme « suspense ». Si on appelle télique cette tension c'est parce que le concept d'intention implique une causalité finale (télos : τέλος, -εος20), c'est-à-dire des rapports factuels perçus comme nécessaires en tant qu'intentionnés dans leur succession. La tension télique narrative met ainsi en rapport trois paramètres : les règles d'un monde représenté (Eco 1985b : 35), l'ambiguïté relative de ces règles (hasard) et un libre arbitre se projetant au futur de ce monde représenté (intentions) (Eco21 1985a : 137).

26 D'un point de vue syntaxique, c'est ce qu'on a étudié sous le nom de proposition dépendante finale : l'énoncé qui, exprimant « un but » (afin que, pour, etc.), « suppose toujours une intention » (Wagner et Pinchon22 1962 : 587). D'un point de vue logique, il s'agit d'une causalité sensu lato ou même fallacieuse, en tant que non strictement nécessaire, dans la ligne du post hoc, ergo propter hoc décrié par la scolastique, qu'on pourrait compléter ici par un plus intentionnel ad hoc, ergo propter hoc, ou même par l'hybride intentionnel-chronologique ad hoc, ergo ante hoc. Substituant le terme motivation à celui d'intention, la narratologie structuraliste s'exprimait déjà dans ces termes (Genette 1969 : 94) : « La motivation est […] l'apparence et l'alibi causaliste que se donne la détermination finaliste qui est la règle de la fiction ». Dans le même sens, des auteurs contemporains comme Jean-Michel Adam se réfèrent aux intentions des personnages comme un « voile de causalité » vis-à-vis de la structure logique du syllogisme (2005 : 54). Dans sa propre nomenclature, la psychologie développementale

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abonde aujourd'hui dans un sens très semblable : « Lorsque la motivation (désir) est activée en une situation interpersonnelle, elle crée subjectivement une structure quasi narrative » (Stern 1995 : 19)23.

27 L'intention s'avère ainsi le noyau de la tension télique du récit. Qu'elle soit explicite ou implicite, qu'on la mette en pratique ou non, qu'elle atteigne son but ou qu'elle le rate, l'intention détermine l'inconnue proprement narrative. Elle introduit la principale différence vis-à-vis d'autres types d'inconnue causale en tant qu'elle émane d'un autre fondement du récit : le pathos lié à une perspective. L'intention se mêle, en effet, de manière parfois inextricable aux émotions et aux sensations des personnages, nous encourageant elle aussi à l'empathie ou la sympathie. Comme le dit Keen : « les individus empathiques ont tendance à mieux comprendre les relations causales entre les événements racontés dans la fiction (Bourg) que ceux montrant un bas degré d'empathie24 » (2013 : 10). L'opposition entre tension pathétique et tension télique reste, pourtant, pertinente dans la mesure où nous ne pouvons parler d'intention que lorsqu'une émotion ou une sensation se projette au futur.

Suspense, curiosité, surprise

28 En lignes générales, on pourrait apparenter le concept de tension télique au concept de suspense tel que défini par Baroni, qui le range parmi les modalités principales (avec la curiosité et la surprise) de son modèle général de tension (2007 : 254). Le suspense serait, d'après Baroni, le type de tension caractérisée par une « anticipation mêlée d'incertitude » qui se fonde « sur un pronostic de la situation narrative » (Ibid.). Revenant sur les travaux de M. Sternberg (1992) et de W. Brewer (1996), Baroni accorde au concept chronologique original une dimension cognitive (logique et thymique) dont il manquait. Même s'il ne mentionne pas le concept d'intention, celui-ci trouverait dans sa définition de suspense le cadre cognitif qui à notre avis lui est propre et qu'illustre par excellence la tension télique. Pour ainsi dire, l'intention (personnage) et le suspense (émetteur/récepteur) seraient les deux faces d'une même monnaie (tension télique).

29 Nous entendrions, en vertu de cette réciprocité, que seul le suspense serait strictement indispensable à la tension télique narrative et donc à la tension narrative tout court. Certes, la curiosité et la surprise contribuent souvent aussi à la tension télique, parfois inextricablement mêlées au suspense. Elles n'auraient cependant pas la capacité de véhiculer par elles-mêmes l'indispensable élément intentionnel et, dans ce sens, elles ne sauraient être que des compléments (souvent très efficaces et complexes) de cette tension télique. Si nous considérons la curiosité et la surprise comme étant incapables de véhiculer une intention c'est parce qu'elles n'articulent pas, comme processus cognitifs, les deux éléments intentionnels fondamentaux : libre arbitre et orientation au futur.

Tension télique musicale

30 Développée à l'écart des tensions chrono-topique et pathétique, elle n'est pas associée à la figure d'un autre dont on partagerait le pathos dans l'espace-temps d'un monde représenté. On définirait ainsi la tension télique musicale comme l'immersion cognitive de l'émetteur et/ou le récepteur dans l'inconnue relative à l'évolution d'une série de

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faits mélodiques et/ou harmoniques et/ou rythmiques. C'est dans ce sens que nous parlerions d'un suspense musical. Si on appelle télique cette tension c'est parce que les rapports entre les faits musicaux sont perçus comme nécessaires en tant que motivés dans leur succession d'après certaines unités culturelles (par exemple, tonalité, mesure, etc.). Ces unités constituent les règles du « monde (musical) représenté » et interagissent avec nos hypothèses sur leur évolution. Il en va de même, bien entendu, pour les récits verbaux et iconiques, qui se construisent aussi sur des unités culturelles. Si l'influence de telles unités dans la tension télique devient plus évidente en musique, c'est parce qu'elles sont détachées des unités chrono-topiques et pathétiques, plus « visibles » narrativement (espace-temps, personnages) et donc capables de camoufler les unités téliques (intentions), relativement plus abstraites mais tout aussi déterminées culturellement.

31 L'absence de tension chrono-topique et pathétique nous permet ainsi de mieux isoler le processus cognitif du suspense en musique. On pourrait réduire celui-ci à l'interaction de nos souvenirs et de nos attentes vis-à-vis des unités culturelles que nous connaissons. Cette définition du suspense « dans l'abstrait » est, en fait, d'origine proprement musicologique. Elle est basée sur une idée de Theodor W. Adorno : « rien, en musique, ne reste isolé […] chaque détail ne devient ce qu'il est que par le lien qui le rattache -concrètement- à ce qui l'entoure et -par l'esprit- à ce qui est loin de lui : par le souvenir et l'attente » (1982 : 7). Autrement dit, la syntaxe (« ce qui l'entoure »), mais aussi une dimension supra-syntaxique (« ce qui est loin de lui »), qui pourrait aller des différentes sections d'une même pièce jusqu'aux clichés stylistiques d'une époque, en passant par des principes harmoniques, etc., bref, par des unités culturelles. La réflexion d'Adorno nous permet de souligner, d'un point de vue cognitif, l'apparence causale du suspense aussi en musique : la confusion de ce qui vient souvent après (souvenir) et ce qui doit venir après (attente) du point de vue de l'émetteur et/ou le récepteur. Les suspenses verbal, iconique et musical partageraient ainsi une même logique du post hoc, ergo propter hoc déterminée par leurs respectives unités culturelles. C'est pourtant la musique qui nous permet de mieux relever la dynamique cognitive des souvenirs-attentes dans cette causalité sensu lato, qui s'avère ainsi un processus cognitif inter-linguistique large.

32 Le débat actuel en narratologie musicale, souvent penché sur la pertinence même du concept de récit en musique, pourrait à notre avis être abordé du point de vue de la tension télique. Les auteurs affirmant la pertinence du récit musical, comme Márta Grabócz, interprètent celui-ci comme le « mode d'organisation expressive d'une œuvre instrumentale » (2011 : 5), comme « les règles, les stratégies d'organisation des signifiés » et non pas comme « la volonté de voir une 'histoire racontée en musique' » (2009 : 27). De la position contraire, ceux qui parlent plutôt de proto-récit, comme Jean- Jacques Nattiez, font allusion à un principe d'organisation très semblable : « Si l'on est tenté de parler de récit musical, c'est à cause […] des effets de l'organisation syntaxique de la musique » (2011 : 3). Au-delà des étiquettes, on aurait l'impression qu'une partie du débat est basée sur l'allusion à une même notion (stratégies/effets d'organisation) par deux termes différents (récit, proto-récit). Aucune des deux positions associe la musique à ce qu'on a appelé ici tension chrono-topique ou pathétique. Leurs stratégies/ effets d'organisation pourraient être expliqués, en revanche, par l'interaction de souvenirs et d'attentes culturellement déterminés qu'on a appelé ici tension télique. Ce serait spécialement clair dans le schéma de Grabócz, qui applique le concept de tension

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de Baroni à des unités culturelles musicales pour parler de suspense, introduisant ainsi une approche cognitive sur ses stratégies d'organisation (2011 : 11-12). C'est en fait sur la base de la lecture de Grabócz que nous opposerions les récits verbaux et iconiques, d'une part, aux récits musicaux, d'autre part, en définissant les premiers par l'articulation de la triple tension narrative et les deuxièmes par une articulation particulière de la tension télique (suspense) seulement. Considérant qu'on ne peut pas trouver le concept de suspense ailleurs que dans le récit, nous serions enclins à garder une certaine association (l'étiquette étant secondaire) entre les notions de suspense musical et de récit ou narrativité.

Conclusions

33 La sous-division du concept de tension de Baroni dans les versants chrono-topique, pathétique et télique nous a permis de développer nos deux hypothèses. D'une part, nous avons approfondi dans les aspects d'espace-temps, sensibilité et intention du récit d'un point de vue autant communicatif que cognitif. D'autre part, nous avons nuancé la frontière entre les récits verbaux-iconiques et les récits musicaux à l'intérieur de ce même système conceptuel. Pour la vérification textuelle de nos hypothèses nous renvoyons à l'analyse citée plus haut, qui nous semble représentative des problématiques ici posées25. Bien entendu, il faudrait ajouter à cette analyse beaucoup d'autres traversant les trois langages où la tension narrative est possible. Seulement de telles approches comparatistes pourraient à notre avis contribuer à définir l'objet d'étude narratologique comme acte communicatif et cognitif inter-linguistique.

34 Le besoin de nouvelles analyses, cependant, ne devrait pas nous empêcher de proposer des hypothèses cernant du moins provisoirement notre objet d'étude, c'est-à-dire essayant de répondre encore à la vieille question du récit. Nous en proposerons deux. La première hypothèse a été déjà avancée au long de ces pages. Revenant sur le concept de tension de Baroni, on pourrait suggérer que l'« attente d'un dénouement » à laquelle est « encouragé » le récepteur d'un récit iconique et/ou verbal passe par une triple tension : chrono-topique (immersion cognitive spatio-temporelle), pathétique (immersion cognitive sensible) et télique (immersion cognitive intentionnelle). Deux remarques s'imposent à propos de cette première hypothèse. D'une part, on voit comment la définition de Baroni, en faisant allusion à l'« attente d'un dénouement » et aux « traits passionnels » de la réception, mélange dans le seul concept de tension narrative ce que nous avons différencié comme tension télique et tension pathétique (tout en soulignant le lien intime, voire ambigu, entre les deux notions). La définition de Baroni omet ainsi seulement ce que nous avons appelé tension chrono-topique. D'autre part, le concept de tension a trouvé au long de ces pages quelques possibles synonymes. Nous l'avons identifié au concept d'immersion cognitive, mais on pourrait l'assimiler aussi au plus classique concept de fonction, étant donné leur commune nature relationnelle et constructiviste. Surtout si nous pensons au fonctionnalisme narratologique tel que défini aujourd'hui par des auteurs comme Sternberg : « Je suis un fonctionnaliste : je commence par demander quel est l'effet, et puis j'essaie de voir quelle(s) forme(s) peuvent déclencher cet effet26 » (2011 : 40). On pourrait parler, de la sorte, d'une fonction narrative articulée sur une triple fonction : chrono-topique, pathétique et télique. Si nous avons préféré le terme de tension c'est parce qu'il

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souligne, dans son mélange métaphorique-conceptuel, les éléments thymiques (pathétiques) du récit manquant dans le fonctionnalisme d'auteurs comme Sternberg.

35 Quant au récit musical, on pourrait affirmer que l'« attente d'un dénouement » à laquelle est « encouragé » l'émetteur et/ou le récepteur passe par une tension télique (suspense) mélodique et/ou harmonique et/ou rythmique. Il faut rappeler, pourtant, qu'on n'a pas développé à propos de la musique le critère pragmatique qu'on a ébauché pour parole et image (dynamique vs. non-dynamique), c'est-à-dire le critère touchant au plan physique-cognitif de l'émission et/ou de la réception des sons. L'approche pragmatique s'avère ainsi une importante lacune à combler dans l'étude du récit musical, ce qui appellerait une étude à part. La pragmatique musicale constitue en fait un domaine spécialement vaste et complexe, tenant compte que les quatre traits distinctifs du phénomène physique-harmonique (hauteur, intensité, timbre, durée) s'expliquent surtout comme articulations et effets physiques-cognitifs. Autrement dit, aux effets d'organisation (syntaxiques) du récit musical il faudrait ajouter ses effets perceptifs (pragmatiques).

36 Notre deuxième hypothèse fusionnerait les éléments précédents dans la vieille notion de récit, essayant d'opérer le même changement méthodologique que la tension mais de l'intérieur du vocabulaire traditionnel. De ce point de vue nous appellerions récit (iconique et/ou verbal) un acte communicatif et cognitif, fixé ou non sur un support, par lequel un récepteur et/ou un émetteur attend l'issue d'une série de faits et/ou d'actions liés à l'intention d'un sujet, agent ou patient, dont il partage la sensibilité dans des coordonnées spatiales, temporelles et personnelles définies et cohérentes. Par analogie, nous appellerions récit musical un acte communicatif et cognitif, fixé ou non sur un support, par lequel un récepteur et/ou un émetteur attend l'issue d'une série de faits mélodiques et/ou harmoniques et/ou rythmiques. La musique considérée, non comme partition ou comme lecture silencieuse de celle-ci, mais comme interprétation proprement sonore de hauteurs, timbres, intensités et durées mettrait encore en évidence le manque du critère pragmatique pour définir la signification du récit musical. Nos hypothèses se présentent ainsi comme faisant partie d'un travail en cours qui appelle, non seulement d'ultérieurs développements théoriques, mais aussi ces analyses textuelles qui les mettent à l'épreuve et qui leur accordent un plein sens.

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NOTES

1. Baroni critique, dans ce sens, à juste titre les travaux narratologiques de théoriciens de la réception comme Eco ou Wolfgang Iser : « Le principal reproche que nous pourrions adresser au traitement du suspense et de la curiosité par Eco et Iser tient à l'absence d'une réflexion portant sur les rapports qu'entretiennent ces deux formes d'incertitude anticipatrice dans le processus interprétatif avec les questions de la mise en intrigue et de la séquentialité du récit. C'est précisément sur ce rapport entre tension, intrigue et séquence narrative que nous allons nous pencher […] » (2007 : 100). 2. Baroni considère, en effet, « complémentaires » des aspects cognitifs comme « l'identification et/ou la sympathie qu'est susceptible d'éprouver l'interprète à l'égard du protagoniste du récit » (2007 : 257). Ces aspects seront, en revanche, indispensables pour nous. 3. Une très bonne illustration du débat musicologique actuel autour des notions de récit/proto- récit c'est le nº21 (2011) des Cahiers de Narratologie, coordonné par Raphaël Baroni et Alain Corbellari sous le titre « Rencontres de narratologies : perspectives sur l'intrigue musicale » (http://narratologie.revues.org/6390). 4. Article à paraître (décembre 2014) : « Trois langages pour la tension narrative : L'apprenti sorcier de Goethe, Dukas, Disney », in Storytelling et tension narrative, Paris, L'Harmattan. 5. La notion de « chrono-topique » que nous emploierons ici ne recoupera pas dans ses critères le concept de chronotope tel que défini par Mikhaïl Bakhtine dans sa Théorie et esthétique du roman (1978), même si notre choix terminologique est évidemment basé sur celui de l'auteur russe. 6. Par « unité culturelle » nous entendons une « entité abstraite qui ne recouvre qu'une convention culturelle » (Eco 1972 : 63). Ces conventions culturelles seraient interculturelles dans la mesure où elles pourraient être traduites à d'autres langages (Ibid. : 64). 7. C'est justement le cas de L'apprenti sorcier d'Algar-Disney, que nous analysons dans l'article cité plus haut.

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8. Le latin « oculos » se réfère, en effet, directement aux yeux et, dans la locution demonstratio ad oculos, il fait allusion au témoignage oculaire d'une réalité extra-verbale (référent) de nature implicitement iconique. L'allemand « phantasma », quant à lui, vient du grec classique « φάντασμα » à travers le latin « phantasma » et équivaut au français « vision » (Petit Robert 2013). Ce dernier relèverait aussi, comme terme psychologique, du domaine iconique dans sa version in absentia : « Production de l'imagination par laquelle le moi cherche à échapper à l'emprise de la réalité » (Petit Robert 2013). 9. Nous empruntons ici l'opposition célèbre entre les concepts d'icône [signe analogique] et de symbole [signe non-analogique] de Charles Sanders Peirce à ''Nomenclature and Divisions of Triadic Relations, as Far as They Are Determined'', in Collected Papers, paragraphes 2.233-272. Nous ne reviendrons pourtant pas sur l'ensemble de la conception triadique peircienne du signe ni de la sémiosis, qui ne s'accordent pas aux concepts de mimesis ni de tension chrono-topique tel que nous les employons ici. 10. On interprétera ici le très polysémique terme pathos dans son sens plus général d'expérience (émotionnelle et sensorielle), d'après la définition du terme par Anthony Preus : « expérience, qu'elle soit bonne ou mauvaise » (« experience, either good or bad »). Preus considère, pourtant, le terme « émotions » (« feelings ») comme « dans beaucoup de cas […] une très bonne traduction » de pathos (« in many cases […] a very good translation ») (2007 : 196-197). Ma traduction. 11. « [...] our ability to identify what someone else is thinking or feeling and to respond to their thoughts and feelings with an appropriate emotion ». Ma traduction. 12. « [...] there are at least two stages in empathy : recognition and response ». Ma traduction. 13. Avant sa formulation par Baron-Cohen, on peut trouver ce lien hypothétique entre la notion du mal et le manque d'empathie chez plusieurs autres auteurs, comme Carl C. Bell dans ses études sur le rapport entre narcissisme et racisme (1980 : 661-662), Ervin Staub dans ses analyses sur les conditionnements (sociaux, culturels, personnels, etc.) du mal (1999 : 3), et bien d'autres. Le 21 mai 2001, sous le titre « The Roots of Evil », la revue Time (édition U.S.) faisait un bref compte rendu du congrès annuel de la Société Américaine de Psychiatrie, où plusieurs chercheurs posaient déjà l'idée que nous associons ici à Baron-Cohen (Begley 2001 : 30). La formulation de ce dernier s'avérerait, dans ce sens, plus développée mais plus tardive aussi que celles de ses collègues. 14. « Many of the early studies of mind reading or empathy in people who are Zero-Positive relied on verbal tests (e.g., interpreting stories or sarcastic comments or labeling emotions) ». Ma traduction. 15. « [...] the sharing of feeling and perspective-taking induced by reading, viewing, hearing, or imagining narratives of another’s situation and condition ». Ma traduction. 16. « [...] the way their brain processes information paradoxically leads them to be supermoral rather than immoral ». Ma traduction. 17. « When they have to read little stories to make judgments about a character's intentions, motives, and state of mind, or when they have to read language to judge what a person intended, they show reduced activity in the dorsomedial prefrontal cortex (dMPFC) ». Ma traduction. 18. « […] is involved in thinking about other people's thought and feelings (sometimes called 'metarepresentation'), as well as when we think about our own thought and feelings ». Ma traduction. 19. On peut penser, par exemple, aux réflexions de Marcel Cobussen et Nanette Nielsen sur musique et éthique à propos du Wozzeck d'Alban Berg (Cobussen 2012). D'autres auteurs, comme Kathleen Higgins, sont allés jusqu'à considérer que l'écoute musicale stimule par elle-même nos capacités éthiques (Higgins 1991), un peu dans le même sens que Nussbaum accordait à la narrative littéraire la capacité de forger des bons citoyens du monde. Cette position nous paraît difficile à justifier.

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20. Preus (2007 : 259) : « Le télos c'est la fin ou le but d'une activité » (« The telos is the end or goal of some activity »). Ma traduction. 21. « Une narration est une description d'actions qui requiert pour chaque action décrite un agent, une intention de l'agent, un état ou monde possible, un changement, avec sa cause et le propos qui la détermine […] ». 22. La définition classique exprime à la perfection l'ambiguïté causale de l'intention que nous attachons ici au récit : « But et conséquence sont des notions voisines. Elles se différencient en ce qu'un but suppose toujours une intention. Les locutions conjonctives qui servent à construire les propositions finales entraînent l'emploi du mode subjonctif dans la mesure où elles explicitent cette intention » (Ibid.). 23. Cité par Jean-Jacques Nattiez (2011: 33). 24. Keen: « empathetic individuals tend to better grasp the causal relations between narrated events in fiction (Bourg) than those testing low in empathy ». Ma traduction. 25. Article à paraître (décembre 2014) : « Trois langages pour la tension narrative : L'apprenti sorcier de Goethe, Dukas, Disney », in Storytelling et tension narrative, Paris, L'Harmattan. 26. « I am a functionalist : I start by asking, What is the effect, and then I try to see what form(s) can trigger this effect ». Ma traduction.

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GABRIEL SEVILLA Université de Genève

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Comptes rendus

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Compte rendu : « Événement et roman. Une relation critique » Événement et roman. Une relation critique, Marc Courtieu, Amsterdam- New York, Rodopi, 2012, 337 p.

Anne-Laure Bonvalot

1 Cet ouvrage est consacré à l’étude du passage d’un modèle de mise en récit romanesque de l’événement à un autre, et propose d’éclairer les enjeux dans le roman de la coupure épistémologique survenue à la fin du XIXe siècle. Au sein de ce procès, il s’agit de mesurer les ruptures et les persistances qui marquent ce qui est défini comme un véritable changement de paradigme. De « l’événementiel classique » au « nouvel événemential » (p. 11), cette nouvelle vision du monde qui se fait jour aux alentours de 1860, on assiste à une reconfiguration radicale du statut et de la nature de l’événement – mutation que l’auteur choisit d’appréhender au moyen d’un parcours à travers une multitude de formes et de figures romanesques de l’événement. Celui-ci ne se limite plus à advenir aux personnages, il dépasse sa seule existence « intramondaine » pour acquérir ses autres dimensions constitutives, « discursive » et « opérale », pour reprendre avec Marc Courtieu la terminologie de Claude Romano et de René Audet, présente en filigrane dans l’entier du raisonnement.

2 L’ouvrage se compose de six parties d’inégale longueur, précédées d’une introduction synthétique et d’une conclusion efficace, architecture que vient compléter une bibliographie substantielle de vingt-huit pages.

3 La première partie, composée de quatre chapitres, dresse un état des lieux du traitement de l’événement dans le grand roman réaliste du XIXe siècle. Marc Courtieu s’attache à examiner ce qu’il pose comme étant le statut classique de l’événementiel. Il en égrène les caractéristiques spécifiques, et souligne le rôle moteur, central et nécessaire de l’événement dans le récit, en particulier balzacien. Croisant en permanence science biologique et écriture romanesque, le propos met en lumière les liens unissant les récits de Cuvier et ceux d’un Balzac : c’est à l’aune de la catastrophe, du surgissement de la discontinuité ou encore du saut irréductible, que l’événement est alors envisagé. Ce « paradigme essentialiste » (p. 53), tributaire de la théorie

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créationniste largement dominante, fait de l’événement le cœur d’une conception fondamentalement téléologique du romanesque, son traitement induisant nécessairement une organisation narrative orientée vers une fin. L’événement revêt alors un statut profondément paradoxal, puisque l’altération dont il est porteur a en dernière instance pour effet de confirmer aussi bien la continuité du récit que « le monde en sa bonne marche » (p. 297).

4 Cet étalon établi – événement intramondain, temporel, central et paradoxal –, la deuxième partie, organisée en deux chapitres, propose une analyse de la progressive mise en doute du paradigme initial – dans les romans de Melville, puis dans ceux de Flaubert ou des naturalistes –, après la rupture fondamentale que constitue dans la représentation de la temporalité la révolution darwinienne. L’avènement d’une nouvelle vision du monde est aussi celui d’une nouvelle manière de mise en récit, et l’auteur d’envisager les effets et les influences dans l’ordre du roman de ces nouveaux modèles de scientificité que sont l’évolutionnisme et le continuisme darwiniens. Il est notamment question des inflexions majeures que le réalisme flaubertien et le naturalisme font subir au concept d’événement. Alors que la question de l’essence langagière de ce dernier apparaît pour la première fois sous la plume de Flaubert, chez les naturalistes, la prégnance du déterminisme et le principe de continuité sur lequel il repose se traduisent dans l’ordre narratif par une réduction ou un déplacement du rôle de l’événement, qui quitte les oripeaux de l’inattendu et sort de sa seule fonction actantielle pour réinvestir le récit romanesque sous d’autres formes, que l’auteur inventorie avec finesse. Toutefois, malgré ces modifications substantielles, l’événement reste encore ce « mal nécessaire » (p. 78) sous les auspices duquel l’agencement du récit romanesque continue d’être pensé.

5 La troisième partie, distribuée en cinq chapitres, envisage la tension entre continu et discontinu au prisme d’une dialectique de l’aventure et du quotidien, dialectique s’actualisant notamment dans la fiction sous la forme particulière du roman d’aventures, marqué par une hypertrophie de l’événementiel, par une recherche compulsive de la catastrophe. C’est en partie contre l’insupportable monotonie de l’ennuyeux récit naturaliste que la prose d’un Stevenson ou d’un London s’érige, réaction qui se traduit par une démultiplication de l’événement « aventureux » (p. 79) – frappant, héroïque, exacerbé, primitif. Ce retour en force de l’événement est tel qu’il a pu faire – si l’on en croit une certaine vulgate contre laquelle Marc Courtieu s’inscrit en faux – de l’événement aventureux l’essence de la fiction romanesque. Le tour plus monographique que prend ici le propos permet à l’auteur d’opposer cette rhétorique de l’événement frénétique à une écriture des représentations dégradées de l’aventure, ramollie par les puissances dissolvantes de l’ennui (Céline), à des poétiques de la durée, du « ratage » (p. 105) de l’aventure (Sartre, Chevillard, Le Clézio), ou encore à des écritures de l’entre-deux (Conrad, James).

6 Dans la même logique, la quatrième partie, organisée en quatre chapitres, s’attarde sur la naissance – dès Melville – d’une nouvelle rhétorique événementielle dans le roman nord-américain, explorant notamment la notion au travers des liens indissolubles qui l’unissent au concept fondateur de la « Fronteer ». Une spatialisation ou une territorialisation de la pensée de l’événement est à l’œuvre, qui induit des modes de saisie radicalement nouveaux. Si la frontière en mouvement est le lieu privilégié de condensation de l’imaginaire de l’événement, alors la fiction se fait plus rapide, plus mobile, plus immédiate : c’est du déplacement que naissent les événements, et l’auteur

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d’évoquer une véritable « idéologie de l’aventure » (p. 139) propre à un roman nord- américain qui sans cesse rejoue à travers elle la partition de la frontière en tant que mythe fondateur. Un intermède vient clore ce quatrième moment, qui propose un portrait de l’écrivain en infatigable copiste, au travers des figures emblématiques de Bartleby (Melville) et de Bouvard et Pécuchet (Flaubert) : l’événement classique, inattendu et nouveau, vacille définitivement, et la problématique de la copie sans original pose avec acuité la question de l’essence – intramondaine ou discursive ? – de l’événement. D’aucuns ont vu dans ces chancellements une mise à mort de l’événement par et dans le roman. Pourtant, la mise en récit de l’impossible rencontre entre l’événement et le langage de représentation, ou du doute radical sur la capacité du langage à dire le monde, contribueront à renforcer l’aura de l’événement, qui devient cet introuvable autour duquel le récit tourne inlassablement. Est-ce à dire que l’écriture en tant que « pratique gestuelle » (Barthes, p. 197) est le seul événement qui subsiste, celui-ci n’existant plus au-delà du récit qui le prend en charge ?

7 Pour répondre à cette interrogation, la cinquième partie, divisée en cinq chapitres qui sont autant d’études de cas, ainsi que le sixième et dernier moment consacré à Beckett, proposent un parcours plus délibérément monographique au travers des devenirs de l’événement « après le changement ». Ce n’est pas par l’hypertrophie de l’aventure toujours recommencée que le roman d’« un certain XXe siècle » (p. 12) répond à la question philosophique de l’articulation du discours au monde, mais par un processus d’étiolement ou de glissement de l’événement. De Joyce à Sarraute en passant par Woolf, Broch ou Musil, on n’a pas affaire à une évacuation pure et simple de l’objet, mais plutôt à l’entreprise – diffractée en une multitude de figures que le propos commente minutieusement – de sa reconfiguration essentielle : de pure extériorité qui advient, l’événement migre vers l’intérieur ; il ne sert plus à asseoir la réalité du monde ou à en confirmer par son surgissement même le cours tranquille, mais devient cet élément central dont seule l’advenue permet à la réalité d’exister ; il est cette synthèse ontologique, ce « moment d’être » (Woolf), cet « instant d’Unicité » (Broch), où se rencontrent le lointain intérieur et la radicale extériorité du monde. Au rebours de la conception catastrophiste, l’événement devient interface, il est une figure rare, intermittente, épiphanique, de l’abolition de toutes les frontières – entre le sujet et l’objet, le dedans et le dehors, la connaissance scientifique et la connaissance intuitive (Musil), le mot et la chose, le temps et l’éternité. Il est tantôt stase ou atome de l’histoire, tantôt ouverture ; il est toujours ce moment d’indifférenciation que l’écriture traque et cherche à provoquer.

8 L’étude finale fait une place à part aux « romans » de Samuel Beckett. Malgré le travail « d’abstraction-intraction » (p. 278) auquel ce dernier se livre, malgré ce minimalisme qui a rendu possible une lecture purement formaliste de son œuvre, le propos éclaire avec brio l’attention inégalée que portait l’auteur à l’événement pur, ce « grain de sable de l’histoire » (p. 288), qui se tient là, malgré tout, irréductible. S’évertuant à décortiquer, à épurer, à désintégrer, ni Sarraute ni Beckett n’ont réellement évacué l’événement du récit, tout au contraire. S’opposant aux théories qui voient dans ces écritures une mise au ban ou un dépassement de l’événement, Marc Courtieu montre que la mise en cause des déterminations, des logiques narratives explicatives ou des évidences de la représentation a plutôt fait du langage l’événement de son propre dire. L’événement, atomisé, grandiose ou minuscule, rendu à sa pureté minimale et

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désormais ressaisi sous les auspices du commencement, du rythme, ou du moment originel que l’écriture actualise sans fin, demeure au roman proprement essentiel.

9 Cette étude magistrale n’aurait pu avoir qu’un tort, que l’auteur prévient et dissipe dans la conclusion, c’est précisément de faire du « roman classique » un idéal, une pure origine qui contiendrait l’événement canonique, plein et entier, et à partir duquel l’histoire du concept prendrait la forme d’une lente et irrémédiable dégradation. Mais Marc Courtieu évite ce double écueil – essentialiste et téléologique – en mettant en lumière le caractère constructiviste et stratégique de sa démarche : le « roman classique » n’est qu’une catégorie heuristique, une « tradition inventée […], construite pour mieux s’y opposer » (p. 305), répondant à des fins purement pratiques. Gageons que cette contribution – sa qualité théorique, l’intelligence de ses analyses, la beauté de ses développements – saura créer l’événement dans le champ des études narratologiques.

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ANNE-LAURE BONVALOT Université Paul Valéry - Montpellier III ; Équipe de recherche: LLACS

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Compte rendu : « L'interprétation politique des œuvres littéraires » L'interprétation politique des œuvres littéraires, Carlo Umberto Arcuri et Andréas Pfersmann (dir.), éditions Kimé, Paris, 2014.

Alice Pantel

1 « La littérature est un des instruments de conscience de soi d'une société », nous dit Italo Calvino1, elle est donc par essence et depuis ses origines le lieu même de la pensée critique. Pour autant, les liaisons entre littérature et politique sont sujet de discorde : car on admet aisément que la littérature peut et doit laisser la parole à ceux qui ne l'ont pas, mais si elle affiche avec un peu trop d'ardeur ou de clarté ses couleurs idéologiques, alors on lui reproche d'être un traité pédagogique, un art vendu ou simplement un pantin au service de la politique en vigueur. À maintes reprises, l'Histoire nous livre des exemples criants de cette subordination du littéraire au politique ; pourtant, doit-on se résoudre à accepter l'antinomie qui consiste à exclure les œuvres politiques du champ littéraire dit « autonome » ? D'autre part, est-il si aisé de mesurer l'engagement politique d'une œuvre littéraire ? De quels outils théoriques disposons-nous pour le faire ? Cette signification politique est-elle constante et durable ?

2 Pour répondre à ces questions, Carlo Umberto Arcuri et Andréas Pfersmann ont réuni treize spécialistes qui abordent le sujet depuis trois perspectives différentes.

3 La première partie de l'ouvrage rassemble sept contributions qui reposent sur la réflexion critique menée par des théoriciens tels que Theodor Adorno, Mikhaïl Bakhtine, Bertolt Brecht, Walter Benjamin, Lucien Goldmann, Jean-Paul Sartre, Fredric Jameson ou Georg Lukács. C'est également l'occasion pour Jacques Leenhardt de revenir sur la publication de son ouvrage paru en 1973, Lecture politique du roman, et sur le contexte politico-culturel des guerres coloniales qui opposaient les défenseurs d'un structuralisme pur et les représentants de l’œuvre ouverte.

4 Cet éclairage théorique va donner lieu à une lecture politique de deux écrivains – Arthur Rimbaud et Franz Kafka – généralement abordés sous l'unique prisme esthétique. Ainsi, la poésie de Rimbaud devient un relais entre poétique et politique,

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notamment à travers la teneur révolutionnaire que lui attribue le mouvement surréaliste. Franz Kafka, perçu à son époque comme un écrivain narcissique ne prenant pas la mesure des crimes commis autour de lui, réapparaît sous la plume de Marc Crépon comme fondateur d'une nouvelle forme de réalisme, en particulier grâce à l'exhibition continue de différentes formes de l'aliénation humaine.

5 Ces contributions convergent vers un même constat : la teneur politique d'une œuvre est intimement liée au contexte historique. Une œuvre littéraire ne pourrait donc pas être porteuse d'un message politique per se ? La signification politique d'un texte ne dépendrait pas de la volonté de l'auteur mais plutôt des lectures successives qui en sont faites ?

6 Stéphanie Lafranchi semble y répondre par la négative, puisqu'elle met en lumière la volonté des institutions culturelles de l'Italie mussolinienne d'habiller le patrimoine littéraire italien aux couleurs du fascisme dans le but de donner l'illusion d'une continuité historique de l'italianité. Il est intéressant de remarquer que dans ce contexte historique, écrire une œuvre a-politique est considéré comme un acte éminemment subversif. L'interprétation politique d'une œuvre dépend donc du contexte historique mais elle est également pieds et poings liée à l'acte de lecture, semble nous dire Carlo Umberto Arcuri, livrant une analyse de l’œuvre de Virginia Woolf qui s'appuie sur les théories de Lukács et de Bakhtine.

7 Andreas Pfersmann poursuit ces réflexions en posant d'une manière originale le rôle du politique en littérature. Au-delà de la démonstration d'une posture idéologique, l'objectif de « l'art politique » (Rancière) ou de « l’œuvre engagée » (Adorno) n'est-t-il pas plutôt de susciter la réflexion ? C'est du moins le sens des interrogations de Durito, le personnage aux fausses allures brechtiennes des textes du Subcomandante Marcos. Ce petit personnage littéraire a effectivement su faire porter sa voix zapatiste bien au- delà de la forêt lacandienne.

8 Cette première partie se termine sur l’examen critique de l’approche herméneutique du théoricien marxiste Fredric Jameson, dont le succès, selon Fabio Akelrud Durao, est révélateur de la difficulté croissante des études littéraires à réunir théorie et analyse des textes eux-mêmes.

9 La deuxième partie de l'ouvrage traite essentiellement de l'instrumentalisation politique de la littérature et de l'influence que peut avoir l'attribution d'une valeur politique à un texte sur l'appréciation de ses qualités littéraires. Ainsi, Charlotte Kraus retrace les méandres d'une matière littéraire sans âge, le mythe d'Hermann, réécrit maintes fois à travers les siècles, et élevé à partir du XVIème siècle au rang de symbole du patriotisme germanique. Ce texte prend une signification différente à chaque conflit que rencontre la nation allemande pour devenir au début du XXème le « Fuhrerdrama » et au XXIème une attraction touristique de second ordre. De l'autre côté du spectre politique, Crina Bud confronte la fiction du politique et la politique de la fiction à travers l'analyse des dossiers de la Securitate, la police politique secrète sous l'ère communiste, qui surveillait, enregistrait, poursuivait et censurait pas moins de 5600 écrivains durant le régime de Nicolae Ceaucescu. Là encore, le combat pour l'autonomie de la sphère artistique devient un geste militant.

10 Dans le domaine hispanique, les études sur l’œuvre de Jorge Luis Borges et sur le roman anticapitaliste espagnol montrent les mouvements complexes, voire contraires, qui animent le duo poétique et politique, souvent orchestré par la toute puissante critique littéraire. Ainsi, si l'écriture borgésienne est généralement taxée de cérébrale et

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d'universaliste, dénuée de toute référence directe aux affres de la période dictatoriale, Annick Louis dresse au contraire le portrait d'un Borges politisé, une représentation éclairée notamment par les textes posthumes de l'écrivain argentin. On voit bien tout au long de l'ouvrage comment, au fil des siècles, la littérature a été un instrument de première importance pour la chose politique. Pourtant, l'idée selon laquelle la « vraie » littérature se doit d'être débarrassée de toute alliance idéologique a la peau dure. Il faut reconnaître que notre ère d'hybridité générique, sémiotique, esthétique et technologique semble autoriser l'accès au roman à toutes sortes de pratiques extra- littéraires. Tout, sauf la politique, observe Anne-Laure Bonvalot lorsqu'elle analyse la réception très critique réservée aux romans – publiés aujourd'hui en Espagne – qui exposent ostensiblement leurs convictions idéologiques.

11 La troisième partie s'attache à une analyse politique de certains textes littéraires qui, de prime abord, ne semblent pas s'y prêter : c'est le cas d'Henry James dont l'opacité de la prose devient, sous la plume de Donatella Meneghelli, le signe d'un engagement contre le consumérisme, la sérialité et l'uniformisation. L'influence de la presse sur la littérature est à l'évidence massive à partir du premier dix-neuvième siècle et il est intéressant d'observer – avec Marie-Françoise Melmoux-Montaubin – Octave Mirbeau, connu pour ses récits érotiques, élaborer certains de ses romans à partir d'un savant collage d'articles de presse, donnant ainsi à l'anecdotique et à l'éphémère de la feuille de chou, la cohérence et la pérennité de la prose romanesque.

12 Les deux dernières contributions traitent de la riposte de la littérature face au totalitarisme allemand et russe, nous permettant de mettre en évidence la labilité de la définition du réalisme en littérature, fortement conditionnée par les coordonnées politiques.

13 L'interprétation politique des œuvres littéraires parvient à démontrer l’intérêt mais aussi les limites d'une herméneutique politique du texte littéraire. La variété des champs, des aires culturelles et des périodes sur laquelle repose cet ouvrage collectif provoque parfois chez le lecteur une impression de dispersion qui est cependant contrebalancée par un nombre restreint d'axes de réflexion. L'étude de cas, souvent privilégiée par les auteurs, permet d'aborder un grand nombre d’œuvres, venues d'horizons divers, tout en les réunissant sous l'égide d'une interprétation politique inédite.

NOTES

1. Calvino, Italo, « Des bons et des mauvais usages politiques de la littérature », Défis aux labyrinthes, Tome 1, Seuil, Paris, 2003, p. 317.

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ALICE PANTEL Maître de conférence, Université Lyon 3 Équipe de recherche: MARGE

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Compte rendu : « Armand Simonnot, bûcheron du Morvan. Communisme, Résistance » Boursier, Jean-Yves, « Armand Simonnot, bûcheron du Morvan. Communisme, Résistance, Maquis », Paris, L’Harmattan, 2013, collection Terrains : récits et fictions

Marc Marti

1 Cet ouvrage est le résultat de nombreux entretiens menés par Jean-Yves Boursier dans le Morvan, avec Armand Simonnot, ancien bûcheron, charpentier, militant pacifiste puis communiste, premier Franc Tireur et Partisan (FTP) devenu après la guerre le garde du corps de Charles Tillon (ancien chef des FTP) qu’il a ensuite accompagné dans l’exil lors du procès stalinien qui lui fut intenté en 1952.

2 C’est un travail de micro-histoire très documenté, par l’abondance des sources écrites et la richesse des entretiens menés. Il rend compte des valeurs qui animaient quelques acteurs individuels, dont Armand Simonnot, à travers leur action, leur prise de position et leur comportement courageux lors d’une période troublée.

3 Au-delà des acteurs eux-mêmes, l’analyse et le récit permettent de saisir le fonctionnement détaillé des sociétés villageoises et de leur évolution socio-politique pendant le « court XXe siècle » que constitue la période traitée. Il embrasse l’histoire de France par l’analyse minutieuse de l’histoire d’un de ses territoires et des composantes sociales, économiques et politiques qui le constituaient.

4 Il éclaire aussi sous un jour nouveau l’histoire du PCF et surtout de ses militants, considérés ici dans toute leur singularité, dans leur rapport compliqué, parfois conflictuel avec la (les) ligne(s) politique(s) successive(s) du Parti et leurs propres actions individuelles. Du pacte germano-soviétique aux tentatives de légalisation sous Vichy, puis à l’organisation des FTP, pour terminer par « le Parti des 75 000 fusillés », la recherche recoupe les entretiens individuels avec les documents d’archives et les ouvrages des historiens du Parti.

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5 Si le propos général peut relever de l’histoire, la méthode de travail retiendra l’attention de ceux qui s’intéressent au récit et aux méandres qu’il emprunte dans les vastes plaines de la mémoire et de la subjectivité. Les premières pages de l’ouvrage sont en effet une très efficace mise au point sur ce que doit être l’enquête et sur la façon dont l’ethnologue doit ensuite la considérer.

6 Dans le cas présent, comme le rappelle l’auteur, c’est d’abord la parole d’un témoin singulier qui l’intéressait, parce qu’elle constituait « l’exercice de la mémoire vivante ». Ces entretiens sont fondamentaux pour l’ethnologue, surtout à partir du moment où, comme Jean-Yves Boursier, il sait reconnaître que cette parole « évolue dans le temps et selon les temps ». Sur le terrain, il a pu ainsi « constater des variations dans les “dires” de certains interlocuteurs qui ne peuvent être de la bonne ou de la mauvaise foi. Cela tient pour une part à la formulation de la question, mais surtout au cadre politique de la mémoire. C’est particulièrement vrai pour des anciens militants du PCF qui plaquent parfois abstraitement le discours convenu du “Parti” sur leur expérience originale, afin que leur récit s’intègre à celui du “Parti”. Ce n’était pas le cas d’Armand Simonnot ». Cette analyse de Jean-Yves Boursier, ici pour le cas de la Résistance et du récit postérieur qu’en a fait le PCF, souligne les écarts entre la mémoire individuelle, son expression par la parole et la mémoire consacrée, rigide, très souvent écrite, des institutions, dont l’objectif ultime est d’offrir une lecture consensuelle, valorisante, mais sans nuance de l’Histoire.

7 Dans ce cadre, la « construction subjective » que constitue la parole et sa mise en récit « se différencie des textes prétendant exprimer une vérité sur une question dès l’instant où ils seraient élaborés à partir d’archives […] ». Cependant, « il existe des dynamiques internes qui ne sont pas intelligibles par l’archive, d’autant plus qu’elles se sont déployées au sein des groupes dans des rapports de face à face, directs, marqués par l’oralité mais aussi le silence ».

8 L’ouvrage, qui se nourrit des entretiens et les met en récit, les resitue aussi par rapport à d’autres récits et en approfondit certains en recourant à l’archive. L’Histoire officielle se trouve ainsi déconstruite. L’auteur met en relief les contradictions, les simplifications, les falsifications et les silences sur lesquels elle s’est constituée. Le réel de la Résistance, qui occupe la majeure partie du travail, est rendu dans sa complexité et délivré des très nombreuses mythifications qui ont longtemps pesé sur sa représentation.

9 Il ne s’agit pas cependant d’opposer des récits individuels à un « grand récit » institutionnalisé (autant celui du PCF que de la France libérée). C’est plutôt un croisement de récits, multiforme et polyphonique, qui permet de comprendre la complexité de l’Histoire, la participation et le rôle des individus dans leur temps présent, le rapport complexe et parfois contradictoire de la mémoire individuelle avec la mémoire et l’histoire collective.

Cahiers de Narratologie, 26 | 2014 205

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MARC MARTI Université Nice Sophia Antipolis, LIRCES, EA 3159, 06200 Nice, France

Cahiers de Narratologie, 26 | 2014