Sommaire | septembre 2020

Éditorial 4 | De guerre lasse › Valérie Toranian

Grand entretien 10 | François Sureau. « Ce qui nous manque » › Sébastien Lapaque

Dossier | L’épuisement français 26 | Peut-on comparer 1940 et 2020 ? › Éric Roussel 34 | Laboratoire P4 : de la folie marchande à la faillite morale collective › Vincent Hein 44 | Bernard Debré. « Depuis que l’administration a pris le pouvoir, l’hôpital est en crise » › Valérie Toranian 51 | La santé est politique › Philippe Douste-Blazy 60 | Des French doctors à la pénurie, un tragique dérèglement › Yannick Bartélémi 68 | L’éternel « mal français » › Alain Minc 72 | L’Allemagne complexante › Marion Van Renterghem 78 | La en enfance › Pierre Vermeren 87 | De la responsabilité en pandémie › Maryvonne de Saint Pulgent 97 | Préparer l’État à affronter l’incertitude › Annick Steta 105 | Le virus de la violence › Jacques de Saint Victor 116 | L’État postmoderne et la soumission du politique › Anne-Marie Le Pourhiet 125 | Onfray-Zemmour : la Gironde et l’Empire › Marin de Viry

2 SEPTEMBRE 2020 Littérature 134 | Dépôt de bilan › Éric Neuhoff 141 | « La destruction fut ma Béatrice » › Sébastien Lapaque 148 | Chateaubriand et Tocqueville › Marc Fumaroli 156 | Marcel Aymé : d’un ami l’autre › Céline Laurens 165 | La longue durée et le grand large. Identité française et politique étrangère › Tony Corn 174 | L’humilité politique : portrait du président-philosophe Masaryk › Ulysse Manhes

Critiques 186 | Livres – Aux petits, aux obscurs, aux sans-grade › Sébastien Lapaque 188 | Livres – Littérature, substantif féminin › Michel Delon 191 | Livres – Lubin, Dostoïevski › Frédéric Verger 194 | Livres – Au cœur fécond de la crise › Patrick Kéchichian 196 | Livres – Une résurrection › Stéphane Guégan 199 | Cinéma – The Crown › Richard Millet 202 | Musique – Pour ses 250 ans, Beethoven répond au questionnaire de Proust › Olivier Bellamy 205 | Expositions – La nuit éclairée › Bertrand Raison

Les revues en revue Notes de lecture

SEPTEMBRE 2020 3 Éditorial De guerre lasse

Une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose », écrivait Tocque- ville dans L’Ancien Régime et la Révolution. La France est épuisée. «Épuisement du système hospitalier, épuisement d’une administra- tion incapable de s’extraire des lourdeurs bureaucratiques, lassitude et amertume des Français, et pas seulement des classes populaires. Taux d’abstention historique aux élections municipales. Angoisse de voir déferler une crise économique majeure dont les principales victimes seront, hélas, les plus jeunes et les forces vives du tissu économique : petites et moyennes entreprises, créateurs, indépendants… Certes, l’État a limité les dégâts en finançant le chômage partiel mais l’impréparation du gouvernement face à la pandémie, sa ges- tion de la crise et du confinement, souvent vécu douloureusement, ont fini d’ébranler la confiance des Français en leur pays. Autant le dévouement et l’implication des « premiers de cordée », notamment les personnels soignants, partout sur le territoire, suscitaient l’admira- tion légitime de tous, autant la défiance s’est creusée envers l’État. Au point de précipiter l’arrivée d’une vague verte aux municipales. Sauver la planète semble presque plus réaliste que de guérir le pays de ses paralysies et de ses maladies chroniques.

4 SEPTEMBRE 2020 La France est-elle définitivement devenue une nation de troisième zone, dépendante de la Chine et de l’Inde ? Le sursaut est-il possible et à quelles conditions ? Sommes-nous capables de faire le bilan poli- tique, économique et moral de cette crise ? Que nous manque-t-il ? C’est la question posée par Sébastien Lapaque à François Sureau. L’écrivain avocat y répond dans un long et brillant entretien : « Il nous manque [...] la confiance en une destinée qui ne serait pas réduite à la réussite immédiate » et la capacité « d’accepter en certaines circonstances des choses profondément déraisonnables ». Et aussi « une parole perfor- mative. À savoir une parole qui sonne et qui soit capable de produire des effets dans le réel ». Pour l’ancien conseiller d’État, « la seule question politique [...] est de savoir ce qui peut susciter l’assentiment public aux institutions afin d’éviter le chaos ». Car, s’inquiète-t-il, « cet assentiment public disparaît à la fois dans l’élite et dans le peuple ». La pandémie a révélé le meilleur et le pire de la France. « Comment une nation peut-elle être ainsi hémiplégique ? Comment le sens de l’initiative des uns survit-il face au délire bureaucratique des autres ? Pourquoi la spontanéité de la société civile ne prend-elle pas l’ascen- dant sur la passion de la réglementation ? », s’interroge Alain Minc. Comme toute crise, elle a fait le lit des médiocres. « La recherche du bouc émissaire, la soif de vengeance, un fort appétit pour la dénonciation se sont ainsi manifestés », écrit Éric Roussel. Sans parler de la propension des Français « à stigmatiser ceux auxquels ils demandent de les conduire ». Dont ils attendent tout. Et qui les déçoivent. Comparant la crise sanitaire en France et en Allemagne, Marion Van Renterghem souligne la solidité de l’État social allemand, son fédéralisme permettant une souplesse d’adaptation dont manque cruellement notre « autoritaire bureaucratie jacobine ». Et qui « engendre un climat de confiance, d’où naît l’inventivité industrielle [et] la discipline individuelle ». Poussant notre pays dans ses retranchements, la crise sanitaire a jeté un éclairage brutal sur ses dysfonctionnements. Vincent Hein nous raconte l’incroyable épopée du laboratoire P4 de Wuhan, financé par la France et « donné à des scientifiques chinois non encore tout à fait capables de s’approprier un tel outil » de très haute sécurité biolo-

SEPTEMBRE 2020 5 gique. « La Chine etait devenue incontournable, et la préoccupation ne fut plus dès lors ni les perspectives ni les risques que représentait ce nouveau marche. L’important était d’y être, quoi qu’il en coûte [...] » Au prix des pires aveuglements ? Annick Steta pointe l’absence quasi totale de culture scientifique dans l’administration et la classe politique, due notamment aux condi- tions de recrutement des hauts fonctionnaires. Et elle conclut : « il est devenu nécessaire de procéder a une révolution culturelle consistant a réduire la place accordée aux gestionnaires et a accroître celle attribuée aux “têtes chercheuses” ». Réduire la place des gestionnaires et redonner sa légitimité au médecin au sein de l’hôpital, c’est également l’un des diagnostics de Bernard Debré. Le professeur de médecine et homme politique est très sévère sur la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement actuel et les erreurs de ses prédécesseurs. Dans son constat sur la dégradation du système de santé, il souligne aussi une part d’ombre et de non-dit : la dépendance des médecins (dont certains membres du Conseil scien- tifique) aux laboratoires médicaux. Autre tabou : « la dernière loi de sante de juillet 2019 a lance un processus de régularisation des médecins étrangers », soulignant ainsi un peu plus « la dépendance de notre système de sante envers ces praticiens qui n’ont pas seulement l’“avantage” de pallier le manque de médecins issus de nos facultés, mais aussi celui d’être moins bien payés, en particulier quand ils exercent a l’hôpital », dénonce Yan- nick Bartélémi. Il constate que « la France se retrouve aujourd’hui a soustraire a ceux qui en ont particulièrement besoin les médecins qu’elle importe, faute d’avoir continue a en former suffisamment ». L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est-elle un « machin » inutile ? L’institution, vilipendée par Donald Trump, qui en a claqué la porte, est accusée d’être à la solde de la Chine. Philippe Douste-Blazy plaide au contraire pour son renforcement : « Il est aujourd’hui indis- pensable de la doter d’un pouvoir de contrainte, comme on l’a fait jadis pour l’Organisation mondiale du commerce avec des résultats remarquables. Sans cela, elle ne sera jamais qu’un mastodonte inutile sous l’influence de l’Etat le plus puissant du moment. »

6 SEPTEMBRE 2020 Quatre-vingt-quatre plaintes ont été déposées en justice contre les membres du gouvernement et une enquête de la Cour de justice de la République est ouverte contre Édouard Philippe, Olivier Véran et Agnès Buzyn, accusés d’« abstention de combattre un sinistre ». Mary- vonne de Saint Pulgent pointe le risque de procédures pénales longues et incertaines. Selon l’ancienne conseillère d’État, « pour obtenir répa- ration, ou même faire progresser la prise en charge des risques sani- taires par les pouvoirs publics, il vaut mieux se tourner vers le juge civil ou le juge administratif, car il est plus facile d’identifier une chaîne de causalités, de dysfonctionnements et d’erreurs a l’origine d’un dom- mage que de trouver un coupable anime d’une intention de nuire [...], critère indispensable pour convaincre le juge pénal de prononcer une condamnation ». Anne-Marie Le Pourhiet dresse le tableau de la lente dégradation du politique dans l’État postmoderne. « Après deux mois de restric- tion justifiée et sévèrement sanctionnée des libertés de réunion et de manifestation, l’on a même pu assister a la scène surréaliste d’un ministre de l’Intérieur renonçant publiquement a sa mission de main- tien de l’ordre sur injonction de minorités ethno-raciales au motif que “l’émotion dépasse les règles juridiques” », écrit la professeure de droit public. « C’est la victoire par K.-O. (ou chaos) des droits subjectifs sur le droit objectif et la démission assumée du politique. » Il reste une bonne année au président Macron et à son nouveau Premier ministre, Jean Castex, pour tenter de réinsuffler la confiance.

Valérie Toranian

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GRAND ENTRETIEN

10 | François Sureau. « Ce qui nous manque » › Sébastien Lapaque François Sureau « CE QUI NOUS MANQUE »

› propos recueillis par Sébastien Lapaque

Ancien membre du Conseil d’État, aujourd’hui avocat à , François Sureau est un écrivain aux curiosités et aux interventions sans nombre. Il a publié des romans (L’Infortune, Gallimard, 1990, Grand Prix du roman de l’Académie française), des récits et même des recueils de poésie où se laisse entendre l’influence conjointe de Guillaume Apollinaire et de Blaise Cendrars, deux maîtres d’intranquillité. Les activités variées de cet esprit libre qui a même servi en qualité de réserviste opérationnel au sein de la Légion étrangère lui ont offert la possibilité de se promener dans l’envers de l’histoire contemporaine et d’en être un témoin capital, avec un mélange d’engagement et de détachement. Dans L’Or du temps, un livre total accompagné d’un solide index des noms propres, il descend la Seine au fil de l’eau, comme Rimbaud les « fleuves impassibles », pour redire la nécessité du rêve et la nature intimement littéraire d’une France dont il ne lui déplaît pas de caresser le doux visage, même quand celui-ci paraît défiguré. Nous l’avons interrogé afin de nous aider à comprendre quelles pièces manquent aujourd’hui au puzzle pour que l’image soit complète.

Revue des Deux Mondes – Dans Sans la liberté (1), le livre que vous avez publié suite au mouvement des « gilets jaunes », et dans les manières de « considérations sur la France » que vous faites paraître sous le titre « L’Or «du temps » (2), vous posez finalement une seule et même question : « Qu’est-ce qui nous manque ? » Car chacun sent bien que notre présent se déroule sur le mode du manque. Nous sommes le 5 juin 2020, à la

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veille d’un anniversaire qui nous est cher, celui du débarquement en Normandie. Ce jour-là, des centaines de jeunes hommes, qui n’auraient jamais de femme, jamais d’enfant, jamais de voiture, jamais de maison, jamais de compte en banque à surveiller, sont tombés pour la liberté. Mais a-t-il manqué quelque chose à leur vie pour qu’elle fût bonne ? Et nous autres, incapables d’un tel sacrifice, qu’est-ce qui nous manque ?

François Sureau C’est bien là toute la question. Il y a quelque chose qui nous manque de manière évidente, c’est de savoir que quelque chose nous manque. Ce que j’observe depuis une vingtaine d’années, ce sont des individus et des peuples qui ne laissent pas creuser en eux-mêmes le sentiment du manque et qui d’une certaine manière remplissent le vide qui est toujours là – le vide décrit par Augustin dans Les Confessions lorsqu’il écrit : « Tu nous as faits pour toi, élan vers toi, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi. » Mais ils remplissent ce vide, avant même d’avoir eu conscience que ce vide existait. Ainsi poursuivent-ils toutes sortes d’objets : les objets de la civilisation matérielle, les objets du pouvoir, les objets de l’argent et même d’autres objets, des idoles auxquelles on peut être sensible. Par exemple les objets de l’enracinement patriotique ou les objets de la dévotion cléricale. Tous sortes d’objets. Ça m’a tou- jours frappé chez Huysmans, par exemple, qui me paraît typique de quelqu’un qui remplissait le vide avant même d’avoir eu conscience que le vide existait. L’une des personnes qui a le mieux vu cela, pour lui reprocher sous ce rapport son absence de christianisme, c’est Léon Blum, dans un texte magnifique publié sur L’Oblat où il explique que l’intérêt du christianisme tient d’abord à une dépossession, et que le premier acte de cette dépossession est de se rendre compte qu’il existe un vide, et que Huysmans semble l’ignorer et remplit ce vide par tout un bric-à-brac. Dans L’Oblat, pour ne pas laisser venir au jour ce qu’il lui manque, il le remplit par deux choses, une grande et une petite. La grande, c’est la beauté des cérémonies liturgiques, dont je me suis toujours méfié puisqu’elles aussi peuvent remplir un vide avant même que nous en ayons eu conscience, ce qui est extrêmement dangereux pour le perfectionnement individuel. Et la

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petite, plus prosaïque, c’est la tartine de Melle de Garembois, qui est un autre signe de quoi on peut se remplir avant même d’avoir eu faim.

Revue des Deux Mondes – Dans Je ne pense plus voyager (3), le livre que vous avez consacré à Charles de Foucauld, vous détaillez la pos- sibilité d’une confiance en une destinée personnelle irréductible à la réussite immédiate. Dans Inigo (4), votre portrait d’Ignace de Loyola, vous évoquez cette confiance d’une autre manière. Cette confiance est-elle un autre de nos manques ?

François Sureau Inigo, sa destinée se fonde sur l’échec d’une ambition. Et Foucauld, plus encore, sur l’échec même d’une vie reli- gieuse : il n’a obtenu aucune conversion, sa mort a semblé absurde. Cette espèce de puissance de l’échec, il faut y songer pour mesurer à quel point une confiance puissante qui ne serait pas simplement une vague confiance en l’avenir nous manque. À propos de ce qui nous manque, une troisième chose me vient à l’esprit, elle fait le lien avec votre évocation du Débarquement. Quand on prend les hommes de la génération du 6 juin 1944, ce qui m’a frappé, en découvrant naguère le documentaire de Roger Stéphane et Daniel Rondeau intitulé « Des hommes libres » (5), c’est que chacun de ces résistants parlait d’une France qui lui était propre. Ça n’était pas la même pour Robert Gal- ley, pour Roger Barberot, pour Pierre Messmer, pour l’amiral Patou ou pour Honoré d’Estienne d’Orves, qui ne pouvait pas témoigner puisqu’il était mort, mais dont parlaient ses camarades. Il y avait une France socialiste pour les uns, et pour les autres une France militaire, une France radicale, une France laïque, une France chrétienne… Toutes sortes de France qui finissaient par être unies par quelque chose de mystérieux que je ne saurais pas définir. Car ce qui unissait alors toutes ces France ne peut pas être réduit à l’amour de la langue, à la littérature, à la civilisation, à un droit ou à une religion. D’autant que l’histoire de France est quand même traversée depuis 1789 par une sorte de coupure ontologique et qu’il est extrêmement difficile, sauf

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pour les grandes intelligences syncrétiques comme celle de De Gaulle, de réconcilier la France d’avant et la France d’après. Cette union mys- térieuse de toutes les France ne cesse de me hanter. L’Or du temps tente en partie de la déchiffrer. Ce qui unit les Français, c’est peut-être l’amour d’un hasard bienfaisant. Au fond, nous sommes français par hasard. Nous aurions pu être guatémaltèques ou citoyens d’une autre république lointaine. La France est pour moi le pays où est apparu de la manière la plus frappante le caractère arbitraire de chacune de nos destinées. L’aimer en raison de ce hasard incroyable qui nous a fait naître français est quelque chose que je trouve éminemment para- doxal. Et comme tout amour déraisonnable – puisque l’amour du hasard est quelque chose de déraisonnable –, il entraîne ceux qui y consentent à des actes déraisonnables. Les actes de l’enga­ ­gement en 1940 et les actes du 6 juin 1944 sont profondément déraisonnables. Pour rester français, des hommes s’en sont rendus capables. Ce qui nous fait défaut aujourd’hui, c’est peut-être cette forme d’amour de la déraison. Il nous manque d’abord le fait de ne pas savoir laisser adve- nir le manque. Il nous manque ensuite la confiance en une destinée qui ne serait pas réduite à la réussite immédiate. Et il nous manque enfin d’être capables d’accepter en certaines circonstances des choses profondément déraisonnables.

Revue des Deux Mondes – Ce serait tout ce qui nous manque ?

François Sureau Je suis frappé par d’autres choses aussi. Par exemple par la binarité à laquelle nous avons recours pour nous défi- nir. Il faudrait être ou ceci ou cela. Je suis effrayé par notre incapacité à aimer plusieurs choses à la fois. Pour moi, le grand maître à ce propos – et je l’évoque parce que j’ai passé mes deux mois de confinement à écrire sur lui –, c’est Apollinaire. Il est d’un mysticisme assez pro- noncé, que l’on trouve absolument partout dans son œuvre, y compris dans « Le passant de Prague » (6) ou dans L’Enchanteur pourrissant (7) avec les figures inversées du Christ, de celles de Merlin l’Enchanteur ou d’Apollonios de Tyane. C’est tout à fait étonnant. Et en même

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temps, c’est l’homme des Onze mille verges (8). Il est à la fois lyrique et hermétique, l’admirateur du drapeau et le promoteur du cubisme, un féministe enragé dans Les Mamelles de Tirésias (9) et un admirateur de Clemenceau.

Revue des Deux Mondes – Ou encore l’enchanteur sachant varier ses métaphores quand il écrit « L’Européen le plus moderne c’est vous pape Pie X » dans un poème d’Alcools…

François Sureau Ce vers-là est d’une grande intelligence théolo- gique. Il dit cette chose essentielle que Dieu n’est ni dans le passé qui a eu lieu ni dans l’avenir qui n’aura pas lieu, Il est là à tout moment dans le présent. C’est une parole de chartreux. Apollinaire aimait Dieu dans le présent. Et le présent qu’il adorait, c’était l’aviation. À l’aérodrome de Port-Aviation, près d’Évry, il allait regarder voler les aéroplanes et cela le passionnait. Un peu comme Inigo aurait pu le dire, il voyait Dieu en toutes choses et trouvait le merveilleux y compris dans les achèvements techniques.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes écrivain, un homme de l’écrit, mais également avocat, un homme de la parole. Lorsque nous faisons le compte de ce qui nous manque, ne faut-il pas songer à l’absence d’une parole forte, d’une parole qui résonne ?

François Sureau Des paroles, on en entend. Parfois même un peu trop. Elles sonnent, mais à la manière des cloches. Je suis peu sen- sible au verbe commémoratif, y compris celui des discours d’André Malraux. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que les discours publics ne sont presque jamais utiles. Ils semblent ne servir à rien d’autre qu’à une mise en scène. Ce qui manque, c’est une parole performative. À savoir une parole qui sonne et qui soit capable de produire des effets dans le réel. Dans les grands discours politiques que j’aime, la parole est parfois lyrique, littéraire et géniale, mais elle a surtout un effet de transformation du réel parce qu’elle est réaliste. Voyez Churchill : ses

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discours étaient extrêmement réalistes. Quant à de Gaulle, quand on relit l’appel du 18 juin, on voit qu’il ne dit pas « la France éternelle survivra ». Il est extrêmement précis. Il fait une analyse de la situa- tion dans laquelle la France est placée d’un point de vue politique et militaire et voit les moyens d’en sortir. Ayant compris que les adver- saires de l’Allemagne nazie étant plus puissants qu’elle, et que donc ils finiraient par la vaincre, il explique pourquoi il n’est pas question que la France soit du côté des vaincus. C’est presque une position cynique. Il l’habille, lui donne un côté extraordinaire, mais elle est réa- liste. Ce qui me trouble aujourd’hui, ce n’est pas l’absence de paroles. Il y a des paroles, parfois même remarquables : Jean-Luc Mélenchon tient des paroles micheletesques, Emmanuel Macron tient des paroles saint-exupériennes. Et de l’autre côté, il y a la parole incompréhen- sible et foutraque d’une bureaucratie qui veut nous forcer à parler sa propre langue. Mais entre les deux, la parole réaliste qui pourrait nous rassembler est absente. On entend des paroles, il y a des valeurs. Le problème n’est pas qu’elles ne soient pas les miennes, le problème est qu’elles ne portent pas.

Revue des Deux Mondes – Le problème des valeurs, qu’elles soient ou non « nôtres », n’est-il pas qu’elles sont fondamentalement nihi- listes, comme le dit Jean-Luc Marion ?

François Sureau Bien sûr que si. Et d’ailleurs il y en a partout, des valeurs. D’une certaine manière, c’est ce qui nous manque le moins. Il y a deux concepts qui me font horreur. Le concept de valeurs, qui signifie qu’il n’y a pas d’Être, et le concept de bien commun, parce que comme Nietzsche, je n’ai jamais vu que le bien soit commun.

Revue des Deux Mondes – Il est frappant que vous rapprochiez ces deux concepts de valeurs et de bien commun. Car depuis près de quinze ans, depuis la fin du quinquennat de Jacques Chirac, la droite française a étroitement lié sont destin à ces notions. Cela a eu pour conséquence sa pulvérisation — provisoire ou terminale, selon le

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préjugé de chacun. Vous qui vous êtes un peu promené dans l’envers de l’histoire contemporaine, comment expliquez-vous cette soudaine pulvérisation ?

François Sureau Je n’ai pas vraiment l’esprit partisan, et je suis donc mal placé pour vous répondre. Je me moque profondément de ce que vous appelez « la droite française ». Dans le fond, si je ne me sens pas concerné par cette querelle, c’est peut-être parce qu’à certains égards je suis un homme d’avant la révolution française. Une part de la structu- ration en droite et gauche, ou du moins du caractère absolu et binaire de cette structuration, m’échappe complètement, et j’ose même dire ontologiquement. La vanité de cette structuration m’apparaît frappante quand j’essaye de classer les auteurs du passé que j’aime. On peut les annexer, bien sûr. André Breton, en son temps, s’est fait une spécialité de ces généalogies, mais je n’y crois pas. Pascal, par exemple, est-il de droite ou de gauche ? Pascal est intégralement de droite et de gauche. La disparition du clivage entre la droite et la gauche ne me tourmente pas plus que cela. Je pense que la vie politique est le produit des institutions, pas que les institutions sont le produit de la vie politique. Pourquoi les forces politiques sont-elles nécessaires et pourquoi faut-il que la gauche soit la gauche et la droite, la droite ? Parce que d’une certaine manière, c’est la seule façon de civiliser les passions collectives en les faisant pas- ser au tamis institutionnel. Sans cela, nous vivons dans l’anarchie et la violence, comme on a pu le voir avec les « gilets jaunes ». Donc la seule question politique qui vaille, et en cela je suis absolument pascalien, c’est de savoir ce qui peut susciter l’assentiment public aux institutions afin d’éviter le chaos. Ce qui peut pour moi civiliser les passions popu- laires en assurant l’assentiment public aux institutions, c’est une structu- ration qui est chez nous, qu’on le veuille ou non, issue de la révolution française, entre le « camp du passé » et le « camp de l’avenir ». La rup- ture fondamentale qu’a opérée la révolution française, non seulement en France, mais dans toute l’Europe, consistant à opposer un camp du passé et un camp de l’avenir, est de nature à créer un souverain divisé contre lui-même. Se pose donc là un problème politique qui est sans cesse à résoudre. Cette question est devenue essentielle au fil du temps.

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Le défi principal de la vie politique française est toujours de réconcilier le souverain avec lui-même. Quelles sont les solutions ? L’option charis- matique, tel le général de Gaulle réconciliant tout le monde parce qu’il a sauvé la France en 1940. L’option bonapartiste, consistant à couper le bout de l’omelette de l’extrême gauche et le bout de l’omelette de l’extrême droite et à unifier tout le monde dans une sorte de centrisme autoritaire. Une variante de cette seconde option, c’est la concentration des centres, comme ce fut le cas sous la IVe République, où le gouver- nement était assuré par la coalition gouvernementale de la « troisième force », avec les gaullistes et les communistes dans l’opposition. C’est au fond l’option qu’Emmanuel Macron a essayé de mettre en œuvre. Mais pour faire cela, il faut sans cesse être dans le mouvement.

Revue des Deux Mondes – Ce qui nous renvoie à notre question : qu’est-ce qui nous manque ?

François Sureau Si l’on parle de politique, ce qui nous manque, c’est l’assentiment aux institutions. Le consentement populaire est en train de disparaître et cela me frappe beaucoup. C’est une expérience que notre génération a faite et c’est gravissime. Ce qui est très inquié- tant, c’est que cet assentiment public disparaît à la fois dans l’élite et dans le peuple, ce qui est quand même ra­rement le cas. L’élite écono- mique envoie ses enfants à l’étranger et l’élite administrative a désormais du droit une conception qui vise à s’écarter des principes de la Décla- ration et à contourner en les méprisant les annulations prononcées par le Conseil constitutionnel ou par le Conseil d’État. C’est tout à fait nouveau. Dans l’élite administrative qui nous gouverne, en réalité, ce mépris du droit est un signe de la baisse de l’assentiment aux institu- tions. Pour les simples gens, cette baisse se manifeste dans la dispari- tion du consentement à l’impôt, dans la disparition de la légitimité du maintien de l’ordre républicain – les gens s’autorisent ainsi à dévaster la moitié de Paris à coups de boules de pétanque. Je ne vois pas l’élite contre le peuple ou le peuple contre l’élite : je les vois ensemble refuser toute forme d’assentiment aux institutions. Les uns prétendent qu’ils

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le refusent parce que les riches s’exilent ou volent de l’argent public, les autres assurent que les pauvres sont dégénérés et pourris, sans se rendre compte qu’ils se ressemblent. Ce qui nous manque, c’est la souverai- neté, au sens véritablement profond, c’est-à-dire la notion d’une auto- rité politique déléguée et responsable. Nous l’avons tuée, nous n’avons plus qu’une république bolivienne. Et dans une république bolivienne, on a une situation politique bolivienne : les riches s’exilent et les autres dressent des barricades. Nous sommes en train de devenir un pays d’Amérique latine, peut-être pas maintenant, peut-être dans six mois, peut-être dans dix ans, mais nous y allons. Tout se passe comme dans L’Oreille cassée. On a fusillé Tintin tandis qu’il criait : « Vive le général Alcazar et les pommes de terre frites ! » Les raisons de ce mouvement sont profondes et nous dépassent tous. Ce qui semble être récusé ici, c’est – et peut être est-ce la forme soutenue de l’individualisme – toute idée d’organisation des mouvements se créent puis disparaissent. Les « gilets jaunes » ne veulent pas, on l’a vu, désigner des chefs ou accéder au pouvoir, parce que le pouvoir, c’est l’impureté, la corruption. C’est un système de l’évasion, de l’impuissance et du ressentiment, un sys- tème antipolitique par nature, qui naît sous nos yeux. Je ne le déplore pas plus que je ne l’approuve. C’est ainsi. Mais c’est à partir de là que nous aurons à trouver notre voie collective vers le meilleur, vers ce salut qui en Occident ressemble à la coupe du Graal.

Revue des Deux Mondes – C’est intéressant que vous évoquiez Tin- tin. Car Hergé est un exemple éclatant de continuum entre la culture érudite et la culture populaire, qui est la condition de possibilité d’un langage commun. Sans ce continuum, les mots viennent à manquer aux uns et aux autres pour se comprendre. La violence dans la société ne vient-elle pas souvent d’une absence de langage commun ?

François Sureau Que la violence dans la population vienne de la réduction du nombre de mots nécessaires pour exprimer des opinions et des émotions simples, c’est une évidence. Mais nous n’allons pas faire de la sociologie basique. En revanche, je ne crois pas à la dévalorisation

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du langage ou à la mort de la littérature. J’ai toujours trouvé déficiente la littérature de toutes les époques. J’ai aimé André Breton, Julien Gracq et Guy Dupré. Mais quand ils publiaient, peu de gens les lisaient et la masse des auteurs des grandes maisons d’édition écrivaient des livres qui sont complètement illisibles aujourd’hui. Prenez une bibliothèque des années trente, c’est à hurler de rire : on y trouve l’équivalent de toutes les têtes de gondole d’aujourd’hui. J’ai beaucoup de mal à penser les choses de manière collective dès qu’il est question d’art, mais il me semble qu’à aucun moment la vraie littérature n’a infusé dans la totalité d’une société.

Revue des Deux Mondes – Même sous Louis XIV ?

François Sureau Non, pas sous Louis XIV et pour une raison très simple, c’est que la question de la diffusion ne se posait pas puisqu’il y avait deux mille personnes, toujours les mêmes, qui lisaient des livres et qui jugeaient de la qualité des œuvres de l’esprit. Dans l’histoire de France, il y a eu un autre moment d’élévation du niveau géné- ral et de diffusion de la littérature dans la société, sous la IIIe Répu- blique, entre 1870 et 1940, quand le développement de l’instruction publique a permis à des gens des campagnes et des usines d’avoir du Victor Hugo chez eux. On le mesure dans les lettres des soldats de 1914, qui sont écrites dans un style parfait. Encore une fois, il y a eu un moment de grâce. Mais ce moment de grâce n’a rien à voir avec la pointe la plus extrême de la qualité littéraire. Il est bon pour des raisons sociales, il est bon pour des raisons politiques. Il faut sans cesse le rechercher. Mais avec ou sans ce moment, Pascal, André Breton ou Georges Bernanos auraient écrit de la même manière.

Revue des Deux Mondes – Ce qui nous manque serait donc encore et toujours politique ?

François Sureau Il nous manque une conscience réaliste de ce qui est nécessaire au bon fonctionnement de chaque ordre, au sens de

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Pascal. Montesquieu avait raison lorsqu’il parlait des principes fonda- teurs. De même qu’une monarchie sans honneur ne fonctionne pas, une république sans vertu se désagrège. Or, quand on regarde notre république, elle n’a que les apparences moralisatrices de la vertu, ce qui est tout le contraire de la vertu. La vertu républicaine exige peut- être moins de transparence. Pour favoriser un bon gouvernement, la vertu républicaine exige peut-être une meilleure distinction entre l’es- pace public et l’espace intime. Il se passe tout l’inverse et nous vivons une époque profondément kitsch. Nous ne cessons de mettre en scène le remplacement de la vertu par la morale. On n’a jamais autant ser- monné que depuis que les églises sont vides. La république ne se fonde plus sur sa valeur cardinale qu’est la vertu au sens de Montesquieu, cet ensemble de dispositions permettant de faire coïncider un système de gouvernement à ses fins. Si c’est le secret, c’est le secret ; si c’est l’amnistie, c’est l’amnistie. Or la notion prééminente de bien public a disparu. Une autre chose nous manque dans notre époque d’immé- diateté, c’est la permanence des grandeurs antérieures. Tocqueville explique pourtant que le système démocratique, pour ne pas aboutir à la tyrannie de la majorité et à l’infusion de la règle de l’égalité dans des domaines où elle n’a que faire, par exemple le domaine intellectuel, doit continuer d’incorporer en lui des éléments antérieurs à l’avène- ment de la démocratie.

Revue des Deux Mondes – Faut-il songer à une réforme des institu- tions, au retour du roi, comme vous l’avez parfois laissé entendre dans certaines de vos chroniques de La Croix ?

François Sureau Pour moi non, car je me suis détaché du féti- chisme politique. L’Or du temps en est le reflet. Je ne pense pas que nous soyons guérissables par la politique. Je me sens plutôt disposé à tout jouer sur la simple idée des aventures de la liberté, qui est le seul mot qui conserve encore un sens, à condition que cette liberté ne soit pas réduite à l’idée de la simple jouissance narcissique de droits personnels et qu’elle mette en jeu une conception de l’intérêt public

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différente. Dès lors qu’elle la met en jeu et qu’on conserve une espèce d’optimisme, peu m’importe la forme des institutions, république ou monarchie. Pour en revenir à votre question de départ, ce qui nous manque, c’est la foi, au sens de « confiance ». Je ne sais pas si elle a dis- paru à cause des deux guerres mondiales, du massacre de la civilisation européenne par elle-même ou de la Shoah, mais ce qui nous manque, c’est la certitude intime qu’en nous abandonnant aux aventures de la liberté, nous allons créer de belles œuvres d’art, et de la justice, c’est- à-dire un monde habitable par tous. De ce point de vue, les textes de Bernanos sur la liberté écrits pendant la Seconde Guerre mondiale sont toujours actuels. Cet espèce d’influx de base, de geste très per- sonnel, qui ne doit rien à une conception politique ou à un fétichisme institutionnel quelconque, a disparu et il nous manque.

Revue des Deux Mondes – Parmi les textes incroyables de Bernanos que vous évoquez, il y a un article de 1943, repris dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, dans lesquels il s’exclame : « Ralliez-vous à l’His- toire de France ! (10) » Au fond de l’abîme, c’est un cri qu’on a sans cesse entendu tout au long de notre histoire, avec Jeanne d’Arc, au moment de l’inexplicable victoire de la Marne en 1917, quand notre front était enfoncé et que les Allemands étaient aux portes de Paris, ou en juin 1940. Depuis l’origine, la permanence de la France n’a­- t-elle pas toujours tenu du miracle ?

François Sureau Bien sûr. Et il y a deux choses qui ont affermi au fil des années mon amour pour elle. C’est d’une part son caractère profondément insaisissable. La France, c’est ce pays qui unit à la fois Louis Rossel et Armand de La Rouërie, Apollinaire et Chateaubriand. Chez les uns et les autres, être français, c’est au fond la même chose, alors que les formes sont radicalement différentes. Je ne connais pas de pays où existe à ce point cette espèce de mélange incroyable de la dispersion et de l’unité. C’est une chose qui me fascine. Peut-être que c’est de ma part un rêve simplement et naïvement patriotique, mais il y a dans l’esprit français une manière de refus du prosaïsme, et en

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particulier du prosaïsme contemporain, que je trouve extraordinaire. C’est la raison pour laquelle à chaque fois qu’on essaye de nous faire ressembler à la Hollande ou à une grosse Suisse, je pousse des cris de bête. Là est le mystère de Jeanne d’Arc : le fait déraisonnable d’en- tendre venir une voix d’ailleurs. Je trouve cela admirable en soi et par l’adhésion que cela suscite, même chez les plus simples des hommes, ses compagnons d’armes. Ce fait de ne rien tenir pour acquis de ce que le présent nous donne à voir, de ne tenir pour transcendante aucune contrainte particulière, c’est la France. Je n’ai pas complète- ment répondu à votre question sur la droite tout à l’heure. Ce qui m’a beaucoup frappé dans la droite française, ces dernières années, c’est son côté profondément antipatriotique, au sens profond du terme. Non seulement par son adhésion à des doctrines étrangères, mais par son infidélité profonde à cette idée d’une France qui ne se résout pas à se soumettre aux contraintes du prosaïsme. Sous ce rapport, je suis beaucoup plus à gauche qu’à droite, totalitarisme exclu. Le rêve fou de l’égalité et le rêve fou de la justice me paraissent plus conformes à ce qui est pour moi l’idéal français que le fait de respecter le châtelain, le curé ou la Bourse ou même l’économie générale.

Revue des Deux Mondes – Puisque nous évoquons les mystères de la France, il est peut-être bon de rappeler, ainsi qu’Emmanuel Todd l’a montré dans ses travaux, que le vote pour le Front national, devenu le Rassemblement national, était aussi, et peut-être même d’abord, une revendication d’égalité et de justice sociale…

François Sureau L’élite, et je n’aime pas ce mot, ne cesse d’expli- quer que la France est un pays trop égalitaire. Et comment donc ? L’ordre social est injuste. Il n’y a aucune raison pour qu’il y ait des gens en haut et d’autres en bas, sinon les hasards de la naissance. Ils ne sont ni plus intelligents, ni plus cultivés, ni plus dévoués. Qu’on trouve insupportable ce hasard de la naissance me paraît quelque chose de normal. Je pense vraiment qu’un homme en vaut un autre, qu’on ne compte donc pas sur moi pour défendre l’ordre social !

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C’est là que Pascal est génial, dans la distinction qu’il établit entre les grandeurs d’établissement et les grandeurs naturelles. C’est une idée que nous ne cessons de perdre de vue, parce que c’est commode.

Revue des Deux Mondes – Mais une partie de nos concitoyens, pas loin d’un quart de nos jours, est enfermée dans une idée désorientée de la France. Le bloc constitué par les électeurs du Rassemblement national est solide et manifestement pas près de se désagréger. Quel peut être l’avenir de notre pays avec un tel bloc en son sein ?

François Sureau La première chose, c’est de l’accepter. J’ai été élevé dans une France où 25 % de l’électorat et 60 % des intellectuels adhé- raient à l’une des pires dictatures totalitaires du siècle. Ils ont disparu et nous sommes toujours là. La première chose que nous ayons à faire, c’est donc d’avoir confiance en l’inverse des idées du Rassemblement national : la liberté, l’ouverture, la diversité, la tolérance, la créativité. Edmund Burke explique que la première chose qui fait advenir le mal, c’est l’abstention des hommes de bien. Le silence des modérés est une inconscience : la liberté gagne toujours, elle est irrépressible, je le crois profondément. La colère des énervés est donc à accepter, mais elle est à faire entrer dans une boîte institutionnelle qui ne compromette pas l’avenir de la nation. Et pour cela, il faut changer de république. On ne peut pas avoir un système de présidence péronienne pendant cinq ans. Sinon, c’est sûr qu’un jour cela va finir avec des barricades partout.

Revue des Deux Mondes – Avant de songer à un changement de répu- blique, l’on peut imaginer un usage plus audacieux des institutions. Au début de la crise des « gilets jaunes », si le président de la Répu- blique avait prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale, le nou- veau gouvernement aurait peut-être dû affronter quatre-vingt dépu- tés du Rassemblement national à la Chambre. Mais n’était-ce pas préférable à la dévastation de Paris à coups de boules de pétanque, comme vous dites ?

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François Sureau C’est la même chose avec les législations liberti- cides. On enferme les conflits au réfrigérateur alors que dans la tradi- tion politique occidentale, c’est toujours dans l’affrontement que se produit le mouvement vers le bien. Nous ne sommes pas des Aztèques, des Chinois ou des islamistes. Nous avons toujours vécu de ces affron- tements. Hélas, toute une génération politique aujourd’hui au pou- voir est persuadée qu’en poussant la poussière des affrontements sous le tapis, elle va réussir à continuer comme avant, alors que telle n’est pas notre nature. Le politiquement correct à lui tout seul n’est pas de nature à réprimer l’angoisse et la haine sociales. Seule la vie politique le peut. À terme, le risque est de ne plus trouver face à face que le bloc populiste et le bloc technocratique, c’est-à-dire la disparition de toute politique. Je ne dis pas cela parce que j’aime la politique, mais parce que je pense que la structuration politique est la seule qui nous permette d’éviter le chaos. Mais pour retrouver un usage plus auda- cieux des institutions, il faut avoir un minimum de confiance en notre propre capacité, même douloureuse, à faire sortir un bien d’un mal. Et cette confiance-là, c’est ce qui nous manque profondément.

1. François Sureau, Sans la liberté, Gallimard, coll. « Tracts », 2019. 2. François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, coll. « Blanche », 2020. 3. François Sureau, Je ne pense plus voyager, Gallimard, coll. « Blanche », 2016. 4. François Sureau, Inigo, Gallimard, coll. « Blanche », 2010. 5. Roger Stéphane et Daniel Rondeau, Des hommes libres. Une histoire de la France libre par ceux qui l’ont faite, film de 240 minutes, FIT Production-France 3, 1998. 6. Guillaume Apollinaire, « Le passant de Prague » in L’Hérésiarque & Cie, Stock, 1910. 7. Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, suivi de Les Mamelles de Tirésias et de Couleur du temps, Gallimard, coll. « Poésie », 1972. 8. Guillaume Apollinaire, Les Onze Mille Verges ou Les amours d’un hospodar, publié sous couverture muette, 1907. 9. Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, op. cit. 10. Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Âmes, Gallimard, 1948.

24 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 dossier L’ÉPUISEMENT FRANÇAIS

26 | Peut-on comparer 1940 et 72 | L’Allemagne complexante 2020 ? › Marion Van Renterghem › Éric Roussel 78 | La France en enfance 34 | Laboratoire P4 : de la folie › Pierre Vermeren marchande à la faillite morale collective 87 | De la responsabilité en › Vincent Hein pandémie › Maryvonne de Saint Pulgent 44 | Bernard Debré. « Depuis que l’administration a pris 97 | Préparer l’État à affronter le pouvoir, l’hôpital est en l’incertitude crise » › Annick Steta › Valérie Toranian 105 | Le virus de la violence 51 | La santé est politique › Jacques de Saint Victor › Philippe Douste-Blazy 116 | L’État postmoderne et la 60 | Des French doctors à la soumission du politique pénurie, un tragique › Anne-Marie Le Pourhiet dérèglement › Yannick Bartélémi 125 | Onfray-Zemmour : la Gironde et l’Empire 68 | L’éternel « mal français » › Marin de Viry › Alain Minc PEUT-ON COMPARER 1940 ET 2020 ? › Éric Roussel

première vue, la défaite de 1940 et la crise sani- taire que la France vient de traverser sont deux épisodes très différents. Il y a quatre-vingts ans, tout donnait à penser depuis des mois, voire des années, que le Reich hitlérien attaquerait un jour nosÀ frontières. Depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, les res- ponsables français n’avaient cessé de capituler devant les provocations de l’Allemagne, sans réussir, bien au contraire, à écarter la menace. Après la conférence de Munich en 1938, qui sacrifia la Tchécoslo- vaquie sur l’autel de la paix, il était clair, sauf pour les aveugles ou ceux décidés à l’être, que l’appétit de conquête du Führer ne connaîtrait plus de frein. Rien de plus inattendu, en revanche, que l’irruption brusque d’un virus venu d’un marché chinois. Sans doute de bons esprits, Bill Gates entre autres, avaient-ils depuis longtemps prédit que les sociétés occidentales se trouvaient à la merci d’une pandémie, naturelle ou provoquée. Il reste que la paralysie quasi complète de la France en quelques jours constituait un scénario que seuls des auteurs de science-fiction auraient pu imaginer.

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La réaction de la société française face à ces deux événements dra- matiques, mais d’intensité inégale, a profondément différé. En 1940, la nation tout entière s’est effondrée. Reculant face à l’offensive alle- mande à partir du 10 mai, le peuple en exode présentait l’image d’une nation assommée par l’assaut ennemi, ayant perdu ses repères. L’ar- mée, certes, a tenu mieux qu’on ne le croit généralement mais elle n’a rien pu faire en raison des faiblesses du commandement. Les géné- raux placés en première ligne en mai 1940 étaient, pour l’essentiel, ceux qui s’étaient Éric Roussel est historien, membre de l’Institut. Derniers ouvrages illustrés pendant la Grande Guerre. Entre- publiés : Nicolas Sarkozy, de près, de temps, ils avaient vieilli et le monde avait loin (Robert Laffont, 2016) et Valéry Giscard d’Estaing (L’Observatoire, changé sans qu’ils s’en soient rendu compte. 2018). Quant aux pouvoirs publics, ils sombrèrent littéralement. Déchiré constamment entre les défaitistes et les parti- sans de la continuation des combats, le gouvernement de Paul Rey- naud se trouva volatilisé le 16 juin dans la soirée, laissant la voie libre au maréchal Pétain et à Pierre Laval. Privé de certains pouvoirs, et surtout prisonnier d’une conception minimaliste de sa fonction, le président de la République,­ Albert Lebrun, dut se résoudre à compter les coups entre les deux clans opposés pour finir par s’effacer discrè- tement après la mise à mort de la République à Vichy le 10 juillet. À Londres, Charles de Gaulle incarnait l’espoir, naturellement, mais sans base territoriale et, appuyé par quelques rares ralliés à sa cause, il comptait encore peu. Tout au long des semaines de confinement, la France a, tout au contraire, présenté l’aspect d’un pays dont les diverses composantes se montraient disciplinées tandis que les structures étatiques tenaient bon. Encore une fois, le printemps 2020 n’a pas grand-chose à voir avec celui de 1940, infiniment plus tragique mais, alors que l’on sor- tait d’une période agitée, tendue, marquée par la révolte des « gilets jaunes » et l’âpre débat sur la réforme des retraites, on aurait pu s’at- tendre à moins de discipline, à davantage de désordres au sommet. Sans doute y a-t-il eu des défauts de prévoyance, des mensonges, même. Ce n’est pas le moment d’en faire l’inventaire. Globalement, on peut cependant affirmer que « l’archipel français », que l’on disait miné par

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tant de fractures, a tenu bon. On a remarqué que la confiance de nos concitoyens envers leurs gouvernants avait subi une très notable éro- sion – très supérieure à celle observée dans des pays voisins au vécu comparable. Mais on connaît aussi la propension proverbiale des Fran- çais à exhaler leur mauvaise humeur et à stigmatiser ceux auxquels ils demandent de les conduire. De Gaulle, en butte aux variations d’un peuple à ses yeux ingouvernable, avouait déjà son fatalisme. Cet état de l’opinion n’a pas empêché en tout cas les institutions de fonctionner normalement. On a même noté d’heureuses initia- tives des autorités locales qui, dans une certaine mesure, ont apporté un correctif utile à certaines décisions gouvernementales. La tendance naturelle du pouvoir central a été, comme on pouvait s’y attendre en France, d’imposer partout des dispositions souvent très restrictives des libertés. Ainsi, des plages désertes, où le silence n’était troublé que par le cri des mouettes et des goélands, ont-elles été interdites à la circu- lation de manière autoritaire au motif que le virus meurtrier aurait pu s’y promener… Or ce sont les maires qui, pour la plupart, ont fait pression afin que cette incongruité prenne fin. D’une manière géné- rale, discipline et civisme se sont manifestés – même finalement dans les quartiers dits « sensibles », où les conditions de vie étaient pénibles. Si la peur de la maladie a évidemment joué un rôle dans ce résultat, les optimistes y verront une manifestation de cet esprit de responsabilité que l’on disait avoir déserté la France. Ajoutons enfin au chapitre des bonnes nouvelles que l’État de droit a vite trouvé des défenseurs efficaces, en dépit d’un puissant cou- rant contraire. Le Conseil d’État, notamment, s’est illustré en enjoi- gnant au gouvernement de mettre fin dans les délais les plus brefs aux contraintes pesant sur les manifestations religieuses. En dépit de ces constats rassurants, il reste que la crise sanitaire de ce printemps 2020 a révélé malheureusement certaines constantes du tempérament national. Il y a même quelque chose de fascinant à observer qu’en dépit de tous les changements, si nombreux et si pro- fonds, qui ont affecté la société française depuis près d’un siècle, des réflexes, inconnus ou moins sensibles dans d’autres pays, ont resurgi à l’occasion de ce traumatisme.

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La recherche du bouc émissaire, la soif de vengeance, un fort appé- tit pour la dénonciation se sont ainsi manifestés. Indépendamment de la perte déjà évoquée de la confiance des citoyens envers l’exécutif, des plaintes ont été très vite déposées et de supposés coupables visés. Sur les réseaux sociaux, la chasse aux fautes et aux manquements a connu une période faste, alors qu’un phénomène identique ne semble pas avoir affecté d’autres pays – en tout cas pas avec une telle inten- sité. On a vu aussi des populations locales en province désigner à la vindicte publique des citoyens venus de la capitale vivre leur confine- ment dans leur résidence secondaire. Tags anti-Parisiens, pneus crevés, dénonciations anonymes se sont multipliés. Plus abject et inquiétant encore, nombre de personnels soignants se sont vus attaqués par leurs voisins, sommés de déguerpir afin de ne pas propager le virus. Face à ces agissements, comment ne pas penser à ce qui s’est passé dès l’été 1940 quand le gouvernement de Vichy, pour détourner l’attention de ses turpitudes, pointa du doigt les ex-responsables de la IIIe Répu- blique censés avoir, par faiblesse et imprévoyance, rendu inéluctable le naufrage de juin 1940. Ainsi, Paul Reynaud, Léon Blum, Édouard Daladier et Georges Mandel notamment se virent-ils arrêtés et tra- duits devant une juridiction d’exception pour un procès qui tourna d’ailleurs si vite à la confusion du pouvoir qu’il dut être interrompu.

La chasse au coupable paraît décidément inscrite dans l’ADN national

Soyons justes : toute période de trouble suscite malheureusement des phénomènes de ce genre. Mais la France semble particulièrement prédisposée à verser dans ces excès en raison de son histoire et de sa culture. La révolution de 1789 a laissé dans l’inconscient collectif des traces quasi indélébiles. La Terreur n’a pas été condamnée aussi éner- giquement qu’on aurait pu le croire. Mona Ozouf, qui a beaucoup œuvré aux côtés de François Furet pour une relecture critique de la période révolutionnaire, s’afflige aujourd’hui de constater que le tra- vail accompli il y a quarante ans sous l’autorité du grand historien est

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de plus en plus contesté, y compris à l’intérieur de l’université. Il suffit d’ailleurs de suivre parfois les programmes des chaînes d’information en continu pour s’apercevoir que Jean-Luc Mélenchon, qui n’hésite pas à réhabiliter Robespierre, ne se trouve guère isolé. Des épisodes récents tels que la révolte des « gilets jaunes » ou les mouvements de contestation de la réforme des retraites ont fait resurgir tout un vocabulaire empreint d’une sourde violence. La chasse au coupable paraît décidément inscrite dans l’ADN national. Et elle n’épargne aucune famille politique. La droite la plus radicale, si elle use d’autres mots, n’a visiblement pas oublié non plus la Terreur blanche, l’époque consécutive à la chute de Napoléon durant laquelle, à la consterna- tion de libéraux tels que François Guizot ou Alexis de Tocqueville, les ultras prétendirent rétablir par la violence l’ordre ancien, la monarchie de droit divin. Pour un bon nombre de Français, beaucoup de res- ponsables sont nécessairement coupables. Et la raison ne peut pas grand-chose face à un tel état d’esprit, comme l’a démontré autrefois l’affaire du sang contaminé. Les réseaux sociaux ont en outre donné un développement considérable à cet état d’esprit. L’exemple à cet égard vient de haut, si l’on peut dire : en témoigne la charge violente du sociologue Emmanuel Todd contre le personnel politique actuel, nécessairement coupable et justiciable des pires châtiments. En l’absence d’enquêtes sérieuses, qui viendront en leur temps et se dérouleront, espérons-le, en toute sérénité, on se gardera donc de tout réquisitoire. Mais cela n’interdit pas de constater que, à l’instar de la défaite de 1940, la crise sanitaire du printemps 2020 a constitué un extraordinaire révélateur des fragilités du pays, de ses retards et, pour tout dire, de son déclassement. La France de 1940 faisait encore bonne figure en Europe et dans le monde, en dépit de rudes coups que lui avait infligés la crise écono- mique de 1929, des scandales politico-financiers à répétition du début des années trente et de la montée des ligues d’extrême droite. Le pays vivait encore sur les illusions de la victoire de 1918. On avait d’ailleurs vite oublié que ce rétablissement in extremis face à l’Allemagne de Guil- laume II n’avait été obtenu, en dépit de l’héroïsme de nos soldats, que grâce à l’entrée en guerre des États-Unis. La vie politique, sans doute,

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montrait clairement un dérèglement des institutions. La IIIe Répu- blique, en dépit d’une instabilité gouvernementale certaine, avait fonc- tionné plutôt bien jusqu’à la Grande Guerre. Assez vite, une sorte de modus vivendi informel avait été conclu entre les milieux d’affaires et les élites républicaines, de sorte que le régime avait pu tirer le meilleur profit du considérable essor économique du tout début du XXe siècle. La performance apparaissait si incontestable qu’un historien proche de l’Action française, Jacques Bainville, n’hésitera pas à saluer « la combi- naison très rare de la démocratie et de la liberté ». Le personnel politique, enfin, était de bon niveau. Après Léon Gambetta et Jules Ferry, Pierre Waldeck-Rousseau, Raymond Poincaré, Joseph Caillaux et Georges Clemenceau faisaient plutôt bonne figure. Or, après 1929, tout parut se déliter. Les gouvernements se mirent à tomber à une vitesse accélérée et les hommes qui se succédaient au pouvoir ne semblaient plus du même niveau. Édouard Herriot, Pierre Laval, Camille Chautemps, Albert Sar- raut et Pierre-Étienne Flandin faisaient plutôt pâle figure comparés aux Pères fondateurs. Des personnalités de valeur comme André Tardieu à droite, Léon Blum à gauche, ou encore Paul Reynaud au centre-droit réussissaient à émerger sans pour autant s’imposer vraiment. Le système paraissait les détruire à mesure qu’ils s’affirmaient. Dans tous les camps, on préférait les mots aux actes, les sentiments aux décisions. Si la France paraissait encore un grand pays, c’était en partie parce que Paris restait une capitale intellectuelle et artistique dont l’attrait s’exerçait dans le monde entier. Après la paix de 1919 s’affirmèrent des écrivains aussi importants que Marcel Proust, Georges Bernanos, Jean Cocteau, François Mauriac, Paul Morand et Jean Giraudoux. La vie littéraire brillait de mille feux tandis que des peintres comme Pablo Picasso et Max Ernst dominaient la scène artistique. Malheureusement, cette façade se révéla fragile et trompeuse. Quand sonna l’heure de vérité, au moment de l’offensive allemande du 10 mai 1940, l’armée donna tout de suite des signes de faiblesse malgré le comportement courageux de nombreux soldats. L’encadre- ment se révélait déficient. Alors que l’Allemagne nazie s’était réarmée à tour de bras, se dotant en particulier d’avions et d’unités blindées, la France n’alignait que de rares chars de combat et trop peu d’avions.

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In extremis, un effort de réarmement avait été entrepris – insuffisant toutefois pour faire échec aux forces ennemies. En quelques jours, les forces françaises furent donc submergées par l’ennemi, à la stu- péfaction du monde entier, qui croyait encore que l’armée française était la plus redoutable. Le 17 juin, Philippe Pétain, appelé au pouvoir en catastrophe, demandait un armistice à Hitler. Le 22, le document consacrant la défaite française était signé à Rethondes, à l’endroit même où, un peu plus de vingt ans plus tôt, l’Empire allemand avait capitulé.

La prise de pouvoir des spécialistes

La France du printemps 2020 n’a heureusement pas connu pareille catastrophe mais, à l’occasion de la crise sanitaire, on a pu constater des carences, des rigidités, des erreurs comparables, dans une certaine mesure, à celles que l’on avait observées quatre-vingts ans plus tôt. Les conséquences d’une mauvaise gestion des deniers publics d’abord. Comme avant 1940, la France est lourdement endettée. Le dernier budget en équilibre date de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Depuis, le poids de l’État s’est accentué et, avec lui, celui de l’impôt – le pays détenant à cet égard un record. Cette situation malsaine, aggravée par la crise financière de 2008, a entraîné des coupes bud- gétaires au détriment des équipements hospitaliers. Les transferts sociaux massifs n’ont nullement empêché une dégradation de l’un des services publics les plus fondamentaux. D’où des aberrations comme la gestion calamiteuse des stocks de masques, le manque de lits dans les services de réanimation. La France effarée a découvert à l’occasion de l’épidémie sa dépendance à l’égard de pays comme la Chine. Par- tout s’est fait sentir aussi, de l’avis général, le poids d’une bureaucratie à la fois imprévoyante et peu réactive qui paraît avoir adopté cette maxime du cardinal de Richelieu : « Un mal qui ne peut arriver que rarement est présumé n’arriver point. » Conséquence de tout cela, les pouvoirs publics n’ont eu d’autre choix que de confiner la popula- tion de manière particulièrement rigoureuse. Le pire – c’est-à-dire la

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saturation des hôpitaux – a été ainsi évité mais les conséquences éco- nomiques ont été lourdes. L’irruption de la pandémie était imprévi- sible, dira-t-on, et n’a guère été anticipée dans d’autres pays. C’est vrai. Mais une comparaison entre la situation dans laquelle s’est trouvée la France et celle qu’a connue l’Allemagne est éloquente. Outre-Rhin, l’État n’est pas plus puissant, mais il semble mieux géré. Des finances publiques bien tenues ont permis à la population de se voir dotée de lits de réanimation et de tests en nombre suffisant pour éviter un confinement trop strict, générateur de catastrophes économiques. Comme en 1940, la France s’est trouvée aussi confrontée en 2020 à des problèmes relatifs à ses structures d’encadrement et de com- mandement. Le fonctionnement des instances scientifiques mises en place pour affronter la pandémie a été mis en cause et leur autorité a été contestée. Ceux qui avaient prouvé leur compétence face au sida se sont trouvés promus au premier rang pour affronter le Covid-19. Toujours cette prime donnée à l’âge ; les enquêtes diront si cette stra- tégie était justifiée. Plus troublante enfin a été la tendance des spécialistes à prendre quasiment le pouvoir pendant la pandémie. En 1940, face à des poli- tiques dont l’autorité était faible, les chefs militaires ont quasiment imposé leur choix avec le résultat que l’on connaît. Presque un siècle plus tard, l’état-major médical a tenté un moment une sorte de coup de force en prônant avec énergie le confinement sans fin de la partie la plus âgée de la population. La diffusion de la nouvelle a heureuse- ment porté un coup fatal à ce projet que même Orwell aurait eu du mal à imaginer. Cette tentative avortée atteste en tout cas la fragilité assez nouvelle de nos institutions : malgré le renforcement de l’exécu- tif en 1958 et l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, le risque de voir le pays s’en remettre à des techniciens apparaît loin d’être illusoire.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 33 LABORATOIRE P4 : DE LA FOLIE MARCHANDE À LA FAILLITE MORALE COLLECTIVE › Vincent Hein

Les contradictions capitalistes provoqueront des explo- sions, des cataclysmes et des crises au cours desquels les arrêts momentanés de travail et la destruction d’une grande partie des capitaux ramèneront par la violence le capitalisme à un niveau d’où il pourra reprendre son «cours. Les contradictions créent des explosions, des crises au cours des- quelles tout travail s’arrête pour un temps, tandis qu’une partie impor- tante du capital est détruite », écrivait Karl Marx dans ses manuscrits de 1857-1858 (1). Pour ce faire, il faut des lieux enfermant des hommes si avides de pouvoir et de profits que leurs comportements compulsifs res- semblent en tout point à ceux de toxicomanes entièrement absorbés par la recherche morbide de leur dose quotidienne. L’ambassade de France en Chine est située à Pékin, dans le district de Chaoyang, entre l’ambas- sade d’Israël et celle des États-Unis. Elle se trouve non loin d’une rue agréable, bordée de robiniers, de restaurants japonais et de bars à whisky

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à peine plus grands qu’une cabine téléphonique. Cette rue porte le nom de Lucky Street et conduit jusqu’au canal de la Liang Ma, que certains Français appellent avec moquerie le rio Merdo, puisqu’il s’agit en fait d’un égout à ciel ouvert sur les berges duquel poussent de manière anarchique de très jolis roseaux, quelques nénuphars et de gigantesques lotus bleus. L’ambassade de France est un cube de béton, de verre et de fer, dont le sol de l’entrée principale est couvert d’un marbre noir qui nécessite la peine quotidienne de deux femmes de ménage armées de larges balais à franges de coton. Elle se Vincent Hein est psychanalyste et croisent du matin au soir, comme des senti- écrivain. Il a été conseiller export à nelles, le regard plein d’ennui. Il serait exagéré Business France, près de l’ambassade de France en Chine. Derniers ouvrages de trouver que ce bâtiment ressemble à celui publiés : Kwaï (Phébus, 2018) et du laboratoire P4 de Wuhan. Peut-être même Tiananmen, 1989-2019. Hommages et un peu déplacé. Mais il faut reconnaître qu’on récits (Phébus, 2019). › [email protected] y cultive ici d’autres virus : la peste du busi- ness – depuis l’invention par Nicolas Sarkozy de la diplomatie commer- ciale, transformant ainsi nos ambassadeurs en vendeurs de sacs à main, d’avions de ligne ou de sous-marins nucléaires – ; le choléra de la renta- bilité ; la variole de l’évaluation à tous crins, au mépris désormais affiché de l’expérience et de la culture des métiers. Non, c’est une cour, plutôt. Un petit Versailles de bureaucrates au service du libéralisme triomphant qui se préoccupent bien moins des intérêts de la société qu’ils habitent que de leur place sous le soleil du roi. Pour la plupart d’entre eux, l’ob- jectif premier est de faire carrière, le reste n’est qu’une accumulation de moyens. Car ils n’ont qu’une seule crainte, mais elle est de taille : décevoir le Quai et se retrouver dans ce qu’ils appellent « le cimetière des éléphants », autrement dit un fabuleux placard pour diplomates sans promesse d’affectation. Quitte à ce qu’ils se coupent définitivement des battements du monde, quitte à ne plus rien voir de ce qu’il est vraiment, de ce dont il souffre, de ce à quoi il aspire. Et quitte, enfin, à gérer les affaires de l’État au petit malheur la chance. En poussant notre pays dans ses retranchements, l’épidémie de coronavirus a jeté un éclairage brutal sur ses dysfonctionnements. Certains ont redécouvert leur attachement au service public hospita- lier, après avoir assisté, plusieurs années durant, et dans une relative

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indifférence, à son progressif déclassement. Il était temps. La dépen- dance de notre économie à certaines importations devenues straté- giques en temps de crise – paracétamol, masques, appareils respira- toires – a également interpellé toutes celles et ceux qui sont attachés à l’image d’Épinal d’un pays capable de faire face de manière autonome à une crise de grande ampleur. Mais c’est aussi notre politique de coo- pération en Chine qui a brusquement été mise en lumière, lorsque le laboratoire de haute sécurité de Wuhan, développé avec le concours de nos gouvernements successifs, a été soupçonné d’être un point de départ de l’épidémie. Souhaitant rompre avec le modèle de développement soviétique et ses échecs, Zhou Enlai se fit dès le milieu des années soixante l’avo- cat des « Quatre Modernisations » : agriculture, industrie, défense, sciences et technologies. Mais ce n’est qu’après la mort de Mao Zedong et la réhabilitation de Deng Xiaoping que cet effort national fut engagé, et orienté d’office vers la recherche de coopération avec les puissances occidentales, dans une démarche d’acquisition de savoirs et de réalisation de l’objectif d’« autosuffisance » industrielle et techno­ logique. L’ouverture à l’étranger, perçue comme un mal nécessaire, devait toutefois être réalisée avec la plus grande vigilance, comme en témoigne le rapport adressé en 1982 par le secrétaire général du Parti communiste chinois, Hu Yaobang, aux représentants du XIIe Congrès national et dont le fond comme la forme permettront de comprendre bien des choses sur l’état d’esprit des dirigeants chinois :

« Nous devons attirer les technologies de pointe corres- pondant aux besoins de la nation, et en particulier les technologies qui sont bénéfiques à la réforme des entre- prises innovantes. Nous devons nous efforcer d’assimiler et de développer à notre tour ces technologies afin de contribuer à l’objectif de développement des capacités de production de la Chine. [...] Le but du développement des échanges et techniques est de renforcer notre propre autosuffisance et de soutenir le développement écono- mique de notre nation ; ils ne doivent donc pas conduire

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à porter atteinte à notre économie nationale. [...] À la condition d’avoir un programme d’ensemble, une poli- tique unifiée et une diplomatie coordonnée, nous stimu- lerons l’activité économique à tous les niveaux et nous nous opposerons en même temps à toute activité sus- ceptible de porter atteinte aux intérêts de notre nation. Nous ne devons pas oublier que les nations et les entre- prises capitalistes ne se départiront jamais de leur nature capitaliste au motif qu’elles entrent dans une relation d’échange économique ou technique avec nous. Tout en soutenant notre politique d’ouverture, nous devons res- ter attentifs et méfiants à l’égard de la propagation des idées capitalistes, et devons résister à toutes les pensées et actions qui tendent à renforcer l’admiration pour les choses provenant de l’étranger. (2) »

Dans le monde économique, cette volonté d’ouverture mesurée et maîtrisée de l’économie chinoise se traduit par la création en 1979 du statut de société à capitaux mixtes, ou joint-ventures, autorisant l’accès de leur marché aux investisseurs étrangers en échange de trans- ferts de savoir-faire ou de technologies. Les secteurs prioritaires aux yeux du Parti communiste sont clairement établis et recensés à comp- ter de 1981 dans les plans quinquennaux successifs. À partir de 1995, le gouvernement publie régulièrement un catalogue des investisse- ments, document recensant les secteurs de l’économie dans lesquels la présence d’acteurs internationaux est interdite ou autorisée sous conditions. En digne héritier des principes de la philosophie évolutionniste de Herbert Spencer, l’Occident accueille l’ouverture chinoise avec la conviction que le développement des échanges économiques, scien- tifiques et humains conduira le régime chinois vers de plus grandes libertés, économiques d’abord, politiques ensuite. Les premiers accords généraux de coopération scientifique et technique se concluent entre 1978 et 1979. La France se félicite d’ailleurs fréquemment de l’ancienneté de son partenariat, laissant entendre ainsi qu’il faut y voir

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la marque d’une relation dès l’origine privilégiée, en omettant le fait que de tels accords ont été conclus à la chaîne par la Chine : avec la France dès 1978 certes, mais aussi avec le Royaume-Uni, l’Allemagne de l’Ouest, et l’Italie durant la même année ; enfin avec les États-Unis en 1979. Dans le domaine de la coopération scientifique comme dans tant d’autres, le caractère privilégié d’une relation semble surtout être dans l’œil de celui qui veut la voir. Durant trente ans, les accords-cadres initiaux sont déclinés en autant de sous-accords thématiques qu’il existe d’institutions dési- reuses de poser le pied sur le sol chinois. Les motifs côté occidental étaient certes nombreux et recevables – au premier rang desquels la profondeur du marché domestique – mais aucune vision d’ensemble n’accompagna cet élan. Les spéculations sur les chiffres vertigineux de la croissance, la progression annuelle du nombre de consommateurs, de conducteurs d’automobiles, de patients… firent tristement office de simple vision. La Chine était devenue incontournable, et la pré- occupation ne fut plus dès lors ni les perspectives ni les risques que représentait ce nouveau marché. L’important était d’y être, quoi qu’il en coûte, et d’y être en nombre.

Le laboratoire P4 de Wuhan financé par la France

Le monde de la recherche souhaita lui aussi s’inscrire dans la course. Durant une trentaine d’années, organismes publics et pri- vés se ruèrent en Chine sans coordination particulière. En 2010, plusieurs administrations françaises (ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, France Stratégie) déploraient ainsi l’ab- sence de vision d’ensemble en matière de coopération scientifique et techni­que, tout en recommandant son intensification, afin que la France ne soit pas en reste avec les autres puissances innovantes. Ce sentiment d’urgence gouvernait toujours les esprits lorsque, en 2003, deux représentants du gouvernement chinois vinrent sollici- ter l’aide de notre pays pour développer une coopération en matière d’épidémiologie et d’immunologie. La Chine sortait alors de l’épidé-

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mie de SRAS, qualifié par l’Institut Pasteur de « première maladie grave et transmissible du XXIe siècle », et semblait prendre la mesure de son retard dans ces disciplines. Plusieurs facteurs ont alors pu inciter les autorités françaises à accéder à une telle demande : la volonté d’aider la Chine à lutter plus efficacement contre les maladies infectieuses ; le sou- hait de développer un partenariat suivi dans la durée sur ces enjeux stra- tégiques, permettant aux équipes françaises d’apprendre des données et expériences chinoises ; et surtout la perspective que notre filière scien- tifique et pharmaceutique française soit dûment remerciée pour s’être engagée dans de tels projets. D’autant que dans son sillage, sans que rien ne lui soit promis, la France espérait voir suivre toute une ribambelle de sociétés tricolores et s’emploierait ainsi à parachever son œuvre de désindustrialisation. Il existe une trentaine de laboratoires de très haute sécurité biolo- gique pour l’étude de virus inconnus dans le monde et le laboratoire P4 de Wuhan sera l’un d’entre eux. Il sera par ailleurs, en grande partie financé par la France – autrement dit donné et non pas vendu. En 2003, une PME montpelliéraine a reçu commande de laboratoires de niveau « P3 », ce qui lui a permis d’augmenter son chiffre d’affaires d’un tiers. Le client n’était autre que l’Académie des sciences médicales de Chine, qui avait suivi de près les développements d’une technologie innovante permettant d’équiper des camions de « laboratoires mobiles compacts », utiles car permettant d’étudier bon nombre de virus dans des conditions de sécurité suffisantes – et notamment les maladies à coronavirus. Ces équipements stratégiques ne seront intégrés qu’a posteriori à l’accord sur les maladies infectieuses émergentes de 2004, illustrant ainsi le fait que la vente à la Chine de biens à double usage a pu être réalisée dans ce secteur sans vision d’ensemble ni stratégie de long terme. Quelques années plus tard, alors que le laboratoire P4 de Wuhan commençait à sortir de terre, l’ambassade chercha à savoir ce qu’étaient devenus les laboratoires mobiles. On lui répondit que ceux-ci avaient été détruits par des intempéries ou bien avaient tout simplement « disparu ». Qu’une telle désinvolture de la Chine – soit dans la gestion d’équipement de haute sécurité, soit dans le respect d’un accord intergouvernemental qui visait à donner à la France un

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minimum de visibilité quant à l’emploi des équipements sensibles qu’elle lui fournissait – n’ait pas été prise en considération côté fran- çais est pour le moins choquante. N’était-ce pas le bon moment pour s’interroger sur la fiabilité du partenaire chinois ? N’était-il pas opportun, à l’aune de cette coopération encore naissante mais déjà défaillante, de remettre en cause notre volonté de poursuivre le transfert d’équipements technologiques ? Bien évidemment la réponse est oui, mais à Paris comme à l’ambas- sade, le projet P4 n’a rencontré que quelques faibles résistances. Très peu ont eu le courage ou les moyens de s’y opposer. Certains journa- listes furent pourtant alertés, car il est connu qu’un laboratoire de ce type donne un avantage certain en cas de guerre bactériologique aux pays qui le possèdent, mais nos médias, hélas, ont préféré à l’époque écrire sur d’autres sujets. Les travaux commencèrent donc dans la plus grande quiétude, et en 2008 un comité de pilotage franco-chinois fut créé. À sa tête se trouvaient le milliardaire Alain Mérieux, l’un des propriétaires de l’Institut Mérieux, actionnaire majoritaire de BioMérieux – dont le journal de France 2 du 18 mai 2020 a révélé que 90 % de son activité est destinée à l’étranger, dont les écouvillons nasopharyngés qui nous font, entre autres, si cruellement défaut et qu’il réserve pourtant exclusivement au marché américain –, ainsi que le docteur Chen Zhu, un proche du président Jiang Zemin formé à Paris, à l’hôpital Saint-Louis, dans le service du professeur Degos, lui-même très proche de Jacques Chirac. Le laboratoire fut achevé le 31 janvier 2015, le dossier fut suivi par l’administration Sarkozy sans que celle-ci daigne demander plus de comptes. Certes une quinzaine de PME françaises participèrent à sa construction, car il s’agissait déjà d’une technologie de très haut niveau, comparable à celle utilisée pour les sous-marins nucléaires concernant l’étanchéité de certaines pièces, mais la plus importante part du chantier resta aux mains d’entreprises chinoises. Et la société Technip, constatant de nombreuses malfaçons, refusa de certifier le bâtiment. En 2015, Alain Mérieux quitta la coprésidence de la commission mixte qui supervisait le projet. Une commission à la mixité fantoche

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puisqu’il expliquera son départ en l’enrobant de quelques phrases qui résumèrent simplement cette diplomatie constante du renoncement menée par la France depuis plus de vingt ans :

« J’abandonne la coprésidence du P4, qui est un outil chinois. Il leur appartient, même s’il a été développé avec l’assistance technique de la France. Entre le P4 de Lyon et le P4 de Wuhan, nous voulons établir une coopération étroite. […] Il est impensable que la Chine n’ait pas un laboratoire de haute sécurité pour isoler des germes nouveaux. (3) »

En février 2017, le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, et la ministre de la Santé, Marisol Touraine, annoncèrent qu’une cinquan- taine de chercheurs français viendraient en résidence au P4 de Wuhan pendant cinq ans afin d’apporter les formations nécessaires au niveau de biosécurité du laboratoire. Mais les scientifiques français ne posèrent jamais le pied sur le sol chinois. Cette fois encore, notre gouvernement se contenta de « regretter » l’inaboutissement de ce projet de collaboration. Malgré tout, la mise en exploitation du laboratoire se fit en jan- vier 2018, au moment même de la visite d’Emmanuel Macron à Pékin. Le nouveau monde promis par La République en marche allait- il inaugurer des relations plus franches avec nos partenaires chinois ? Certainement pas : ce nouveau pouvoir, tout comme les anciens, se contente de traficoter les chiffres de notre balance commerciale défi- citaire et du chômage endémique qu’elle provoque inévitablement. Enfin, le tandem tant espéré entre le laboratoire P4 de Lyon et celui de Wuhan ne commença jamais. Comme le rapporte le journa- liste Philippe Reltien, Alain Mérieux lui-même le confirma à la cellule investigation de Radio France : « On peut dire sans dévoiler un secret d’État que depuis 2016 il n’y a pas eu de réunion du Comité franco- chinois sur les maladies infectieuses. (4) » Les Chinois travaillent donc sans le regard extérieur de chercheurs français, ce qui n’inquiète finale- ment pas grand monde, ni au Quai d’Orsay ni aux réunions de service de l’ambassade.

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En mai dernier, le Washington Post a révélé qu’en 2018 des diplo- mates américains avaient visité le P4 de Wuhan et qu’ils avaient relevé de nombreux manquements aux règles fondamentales de sécurité. C’est certainement sur la base de ces révélations que Donald Trump a affirmé détenir « les preuves que le Covid-19 s’était échappé » de cet endroit. C’est objectivement possible mais, il faut le reconnaître, fort peu probable. En tout état de cause, que la responsabilité du départ de ce virus soit entièrement chinoise et, par ricochet, un peu française arrangerait volontiers les Américains, mais il s’agit là d’un autre débat. Non, la véritable question à propos de la responsabilité se pose en d’autres termes : de quoi le laboratoire P4 est-il le nom ? Eh bien, tout d’abord d’une folie marchande, d’un aveuglement et d’une faillite morale collective. D’une vision du monde à très court terme, d’une inculture crasse, mais surtout d’un manque de curiosité. De l’abnégation presque définitive de la culture des métiers, de l’expé- rience et des savoir-faire, puisque ce laboratoire fut en somme donné à des scientifiques chinois non encore tout à fait capables de s’appro- prier un tel outil, par des hommes politiques français, des « experts », des hauts fonctionnaires, des diplomates inconséquents, s’interdisant dorénavant de s’opposer aux décisions des politiques, dont la princi- pale motivation est le contrôle de l’opinion et le maintien en « tête de cordée » de quelques rares privilégiés. Voilà pourquoi, durant ces vingt dernières années, aucun d’entre eux n’a jamais véritablement osé faire face à la Chine ni décidé de sortir enfin de ce rapport de force et de soumission qu’elle nous impose sans complexe. Leur peur maladive de représailles économiques a fait de la France, aux yeux du gouverne- ment chinois, un joli petit pays, mais un petit pays tout de même. Un bel endroit, une sorte de réserve protégée, que sa population visite à la faveur de ses congés payés et d’où elle rapporte quelques souvenirs qu’elle s’est offerts à bon prix. Cette image, ce paradigme désormais bien ancré, sera à l’avenir terriblement difficile à corriger. Difficile, oui, mais par bonheur pas impossible. À la condition d’efforts, de lucidité et surtout de courage. À la condition enfin, de comprendre, comme l’écrit le psychanalyste Roland Gori dans Et si l’effondrement avait déjà eu lieu, que :

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« Les catastrophes qui nous arrivent, qu’elles procèdent du terrorisme, du drame sanitaire ou de l’environne- ment, ne sont traumatismes qu’à cause de notre impré- paration à les traiter, prisonniers que nous sommes des croyances du siècle dernier. […] À l’instar de la ligne Maginot, nous avons une guerre de retard. Nous nous rapprochons tous les jours d’une nouvelle forme de tota- litarisme qui contraint le vivant à ressembler aux orga- nisations des machines et des algorithmes. Nous avons besoin de l’histoire, de la philosophie et de la psycha- nalyse pour nous en délivrer de ce passé qui est moins trace qu’actualité d’une histoire méconnue. Il nous faut urgemment inventer une nouvelle forme d’utopie fabri- quée avec l’étoffe de nos rêves, pensés moins comme ceux d’un avenir meilleur sans cesse repoussé aux calendes grecques que comme l’originalité à saisir à tout moment pour inventer un futur inédit. (5) »

1. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », réimpression photonumérique de l’édition Jean-Pierre Lefebvre, Les Éditions sociales, 2011. 2. Hu Yaobang, « Créer un nouveau paradigme dans tous les domaines de la modernisation socialiste », rapport au XIIe Congrès national du Parti communiste chinois, 8 septembre 1982. 3. Interview d’Alain Mérieux, Radio France à Pékin en 2015. 4. Https://www.franceculture.fr/sciences/le-laboratoire-p4-de-wuhan-une-histoire-francaise. 5. Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, Les Liens qui libèrent, 2020.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 43 Bernard Debré « DEPUIS QUE L’ADMINISTRATION A PRIS LE POUVOIR, L’HÔPITAL EST EN CRISE »

› propos recueillis par Valérie Toranian

Chef du service urologie de l’hôpital Cochin pendant vingt-cinq ans, ancien ministre et député de Paris, Bernard Debré est aussi un connaisseur de la Chine, où il opère régulièrement à l’hôpital de Pudong à Shanghaï. Il juge très sévèrement la gestion de la crise sanitaire par la France. Manque de préparation pour cause budgétaire, mensonges du ministre de la Santé, polémique malvenue sur la chloroquine… Mais au-delà de la crise du Covid-19, le médecin s’inquiète de la dégradation de l’hôpital, où l’administratif a pris la main, et dénonce la connivence entre laboratoires, médecins et administration.

Revue des Deux Mondes – De quand datez-vous la crise de l’hôpital ?

Bernard Debré La réforme de Robert Debré, en 1958- «1959, avait transformé l’univers de la médecine française avec la créa- tion du CHU (centre hospitalier universitaire), véritable temple. Ce fut l’âge d’or pendant une vingtaine d’années. Auparavant, les méde-

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cins allaient à l’hôpital tous les matins, et l’après-midi en clinique pour gagner de l’argent. Robert Debré a imposé que ceux qui travaillent à l’hôpital y travaillent à temps plein. Imaginez le tollé. Le gouverne- ment a tenu, et dix ans après, plus personne ne voulait quitter l’hôpi- tal. Les médecins avaient le matériel moderne, les médicaments, l’aura du médecin hospitalier, du professeur, de l’agrégé… Et puis, l’admi- nistration s’est emparée progressivement de l’hôpital. Cela a commencé sous Mitterrand avec Jack Ralite. Puis cela s’est aggravé sous Chirac. J’avais un seul directeur à l’hôpital Cochin dans les années quatre-vingt-dix, et maintenant, il y a huit sous-directeurs. Le personnel hospitalier administratif – ceux qui ne sont ni médecins ni soignants – est passé de 15 à 38 % ! Et en même temps, on a réduit les dépenses, qui étaient jugées excessives, sur le dos du personnel soi- gnant. La tarification à l’acte instaurée en 2003 a eu des effets pervers : il fallait opérer à tout prix pour que l’hôpital soit rentable. La réforme de Roselyne Bachelot, en 2008, a été catastrophique : elle a conféré tous les pouvoirs au directeur, qui n’est jamais un méde- cin. Il faut passer par une cascade de décideurs administratifs qui, pour montrer leur petit pouvoir, répondent oui Bernard Debré est médecin et ou non. Je vous cite un exemple : un mécène homme politique, membre du Comité veut m’offrir un robot opératoire qui coûte consultatif national d’éthique depuis un million d’euros mais on me le refuse sous mars 2008. prétexte qu’il occuperait une salle d’opération, qui serait donc moins rentabilisée ! Tandis que dans les cliniques, vous avez tout le matériel technologique­ nécessaire. Même chose pour les IRM et les scanners. Nous étions les derniers à en avoir parce que l’administration jugeait ce matériel trop cher. À tel point qu’on envoyait nos étudiants se former dans les cliniques ! Résultat, les médecins sont partis dans le privé. On a dû faire appel à des médecins étrangers. Il y a trente ans, on les formait pour les renvoyer chez eux et les faire rayonner, et mainte- nant on les rappelle puisqu’on n’a plus personne. La réforme des trente-cinq heures enfin a fini de fusiller ce qui restait de l’hôpital. C’est tellement impossible à appliquer que des mil- lions de RTT sont toujours dans la nature, parce que les infirmières, qui ont une conscience professionnelle, ne les prennent pas.

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Revue des Deux Mondes – Et la réforme d’Agnès Buzyn ?

Bernard Debré Je ne pense pas grand-chose de sa réforme, qui n’a pas eu beaucoup d’impact, et quant à son comportement, je l’ai trouvé lamentable. On ne quitte pas le navire en pleine tempête ! De toute façon, aujourd’hui, le ministre est complètement impuissant face à son administration. C’est comme à l’hôpital : les médecins passent, le directeur reste.

Revue des Deux Mondes – Que pensez-vous de la gestion de la crise du coronavirus ?

Bernard Debré Lamentable. Pourquoi la France a-t-elle eu un tel nombre de morts ? On n’avait ni masques ni tests. Emmanuel Macron est là depuis trois ans, et même si François Hollande, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac l’ont précédé, il n’a rien fait non plus pour préparer la France à une épidémie. Arrive ce virus, et on réalise qu’on manque de lits, et que nos voisins allemands en ont cinq fois plus que nous. La responsabilité du manque de masques incombe au ministre en place mais la faute est partagée entre les ministres successifs, leurs cabinets et l’administration qui les relaient. Ce qui s’est délité en France, c’est la hiérarchie ministérielle. Un ministre devrait tout savoir, être res- ponsable de tout ce qui dépend de son ministère, vérifier qu’il est obéi et que ses directives sont bien appliquées. Si le ministre délègue trop et ne se tient pas au courant, il arrive ce qui est arrivé. Notre système hypercentralisé nous a handicapés. Vous auriez eu une com- pétition entre les régions et entre les CHU, les choses auraient été différentes. Cette centralisation a toujours existé ; elle a été accentuée par la réforme de 1958-1959. De plus, le secteur privé n’a pas été associé aux décisions. Les cliniques n’ont pas mis à disposition leurs lits pendant l’épidémie, contrairement à ce que dit Olivier Véran, qui n’a d’ailleurs pas arrêté de mentir. Il a menti sur les masques, qu’il disait inutiles et dangereux, puis sur les tests et les écouvillons.

46 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 « depuis que l’administration a pris le pouvoir, l’hôpital est en crise »

Au comité scientifique Covid-19, je reproche principalement sa communication à propos des masques : le port aurait dû en être recommandé immédiatement. Les pays d’Asie, qui ont pris l’habi- tude de porter des masques, en ont prouvé l’efficacité. C’était dans leur culture, dira-t-on, mais le confinement n’est pas dans la nôtre ! Il fallait tout simplement dépister, partout, tout le temps, et porter des masques. Certes, ce n’est pas Emmanuel Macron qui a commencé à brûler les masques, mais il n’a pas arrêté de les brûler non plus. La polémique sur la chloroquine était malvenue. Je connais bien ce médicament, j’en ai pris pendant dix ans. L’idée théorique de Didier Raoult a d’abord été expérimentée par les Chinois, et il a ajouté l’azi- thromycine car il pensait qu’un antibiotique était nécessaire. Au lieu de s’acharner sur lui, il aurait fallu faire des études sérieuses ; mais pour le couler, on a fait une étude sur des malades en fin de contamination, lui qui recommandait la chloroquine en début de contamination associée à un antibiotique. On ne va pas ressusciter des malades quasi morts avec de la chloroquine, et il n’a jamais prétendu le contraire ! Intellectuelle- ment, cette campagne contre lui était d’une malhonnêteté épouvantable. On assiste à une dégradation inquiétante du système de santé fran- çais. C’est difficile de le dire, car dans cette période, les médecins et le personnel soignant se sont comportés de manière formidable.

Revue des Deux Mondes – Roselyne Bachelot a été très critiquée en 2010 pour sa commande de millions de vaccins à l’occasion de la grippe A. Mais n’avait-elle pas raison ?

Bernard Debré Je l’ai critiquée moi aussi, argumentant qu’il s’agis- sait d’une grippette, et j’avais raison. Les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) d’Atlanta, la référence mondiale en matière de santé, avaient déclaré la grippe H1N1 non dangereuse, et Roselyne Bachelot a tout de même commandé 125 millions de vaccins. D’énormes pertes financières en ont logiquement découlé. Je peux res- pecter le principe de précaution, mais envoyer frénétiquement des res- pirateurs en Nouvelle-Calédonie, qui n’en avait pas besoin, va au-delà.

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La crise d’aujourd’hui a été fondamentalement mal gérée d’une autre façon, par manque de préparation pour cause budgétaire.

Revue des Deux Mondes – Elle a mis cruellement en évidence notre dépendance envers la Chine avec la pénurie de masques...

Bernard Debré Cela concerne aussi de façon dramatique les médi- caments. On a progressivement décidé d’externaliser leur production à la Chine. Parce que ça coûte moins cher. Et comme les Chinois vendent au plus offrant, à un moment donné, ils ne nous les vendaient plus. Médicaments anticancéreux, anesthésiants, antibiotiques… Je me rappelle avoir interrogé Marisol Touraine à l’Assemblée nationale. Sa réponse fut « Nous allons nous en occuper », après une protestation initiale que tout allait bien. Le Levothyrox, par exemple. On ne le fabriquait plus, la Chine ne nous en vendait plus, donc on en donnait des versions qui n’étaient pas les dernières, qui étaient transformées moins efficacement… Les médicaments génériqués (ceux dont il existe une version générique) coûtent très peu cher : comme ils ne sont plus assez rentables, nos usines ne les fabriquent plus. Les hypnotiques, par exemple, et d’autres médicaments qui n’ont pas d’intérêt économique, ne sont plus fabri- qués qu’en Chine ou en Inde. Prenons l’Avastin, à injecter dans l’œil, et son équivalent qui vaut dix fois plus cher. On a donné l’autorisation de mise sur le marché dans les deux cas, mais le laboratoire, qui « pousse » le produit le plus cher, communique pour faire croire qu’il est meilleur que le pro- duit le moins cher. Il y a une connivence évidente entre laboratoire et administration. C’est une autre part d’ombre du dossier : la dépendance des médecins aux laboratoires. La professeure Karine Lacombe, par exemple, a eu 153 contrats en cinq ans, dont un avec le labora- toire Gilead, qui voulait mettre en avant son médicament, l’anti- viral Remdesivir, dans le traitement du Covid-19. Elle était donc très opposée aux autres traitements. Certains professeurs peuvent

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signer jusqu’à 200 contrats avec des laboratoires. Le laboratoire Servier, qui vendait le Mediator, un antidiabétique, comme pro- duit amaigrissant, a fait cinq cents morts ; j’ai participé à l’écriture d’un rapport pour dénoncer ce scandale, et j’ai reçu une lettre du président de l’Académie de médecine qui m’intimait de cesser cette attaque contre le laboratoire. On lui a répondu en lui disant qu’il aurait dû signer sa lettre « Directeur scientifique de Servier », car c’était la fonction qu’il occupait effectivement. Autre exemple : la journaliste Élise Lucet a interrogé un professeur membre de la commission qui fixe le prix des médicaments, en soulignant qu’il était membre du laboratoire AstraZeneca, qui produisait les médi- caments dont il votait le prix. Il a d’abord nié, puis minimisé l’im- pact de son vote et de son implication. Élise Lucet a ensuite précisé que sa femme était vice-présidente d’AstraZeneca. Il l’a alors accu- sée de mélanger public et privé… !

Revue des Deux Mondes – Vous connaissez bien la Chine, vous opé- rez dans votre service de l’hôpital de Pudong à Shangaï. Que pen- sez-vous de sa gestion de la crise, et des critiques sur sa rétention d’informations ?

Bernard Debré Les Chinois savaient-ils que le coronavirus était dangereux ? Oui. Il y avait eu des lanceurs d’alerte. L’un est mort, les trois autres ont disparu… Il fut un temps où la Chine était un peu plus libre, mais Xi Jinping a installé plus de quatre-vingt mil- lions de caméras dans les rues, qui reconnaissent n’importe qui en sept minutes. La Chine a compris trop tard que le virus s’était échappé de Wuhan. Et l’Europe, la France la première, a cru jusqu’au bout qu’il n’arriverait pas jusqu’à nous. Agnès Buzyn a d’abord déclaré que le virus ne passait pas de la bête à l’homme, puis Olivier Véran a prétendu que le virus ne s’installerait pas chez nous, et ensuite on a prétendu que le masque ne servait à rien et que les enfants étaient immunisés… La Chine n’est pas la seule fautive.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 49 l’épuisement français

Les hôpitaux chinois sont de plus en plus modernes, et sont en train de nous dépasser au niveau technologique. Il y a maintenant des chirurgiens chinois qui opèrent admirablement bien, car ils ont été formés – à Cochin, par exemple. Ceux qui étaient aux États-Unis sont revenus en rapportant la technologie américaine avec eux. Et l’ensemble du pays est extrêmement nationaliste.

Revue des Deux Mondes – Y aura-t-il un monde d’après pour l’hôpital ?

Bernard Debré Non. À l’hôpital, on s’est rendu compte que les gens n’étaient pas correctement payés, mais c’est tout. Non seulement il faudrait payer mieux tout le personnel soignant mais il faudrait changer toute l’organisation, avoir un directeur qui soit un médecin et, c’est très rétrograde, un vrai chef de service ! Moderniser les hôpi- taux. L’hôpital devrait être à la tête des technologies les plus modernes. Et il faudrait virer la moitié des administratifs pour revenir à un taux normal.

50 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 LA SANTÉ EST POLITIQUE › Philippe Douste-Blazy

a santé publique est une question politique. Dans les dernières semaines, cette grande vérité est apparue bru- talement aux yeux des chefs d’État occidentaux qui, absorbés par le prestige de leurs fonctions régaliennes, oubliaient ces questions, résumées au souci d’avoir de Lbons médecins et de beaux hôpitaux – et surtout qui ne coûtent pas trop cher. À la médecine préventive et collective, aux questions qui font peu de bruit et dont dépendent des choix qui pèsent beaucoup, les programmes des partis politiques consacrent en général très peu de place, détaillant confortablement une vision curative et individuelle de la santé. La pandémie que nous venons de vivre a montré les failles d’un tel raisonnement. Pourtant, la réflexion autour d’une réponse française à une possible épidémie se trouve engagée depuis 2004 au moins. À cette date, j’étais ministre de la Santé et nous travaillions au scénario sanitaire à appliquer en cas de pandémie, produisant le premier plan français d’action contre une pandémie virale. Il y était question de tensions hospitalières, de contrôle des frontières et de leur éventuelle fermeture, de réquisition d’industries textiles pour constituer des stocks de masques – enfin il avait l’allure du plan annoncé par Édouard Philippe le 8 mai 2020. Le

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ministère de la Santé, avec son administration dévouée et compétente, avait, en deux décennies, créé des outils majeurs de santé publique, l’Agence nationale du médicament (1993), l’Agence française du sang (1995), l’Institut de veille sanitaire (1998), l’Établissement français du sang (2000), la Haute Autorité de santé (2004) et l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), mis en place en 2007, etc. Comment ce bouclier contre les crises sanitaires les plus aiguës a-t-il pu être à ce point démantelé ? Philippe Douste-Blazy est médecin Sans doute, l’issue favorable des épidémies de et homme politique. Il a été ministre grippe aviaire de 2004 et de la H5N1 de 2009 de la Santé (1993-1995 et 2004- 2005), de la Culture (1995-1997) et a incité, contre toute logique, les responsables des Affaires étrangères (2005-2007) politiques à questionner l’utilité de ces orga- puis Secrétaire général adjoint des nismes. Pourquoi et comment ont été prises Nations unies (2008-2016). Il préside le fonds de l’ONU Unitlife. ces décisions désastreuses ? Les enquêtes que mènent les journalistes de notre pays travaillent à le montrer et je n’y reviendrai pas. Toujours est-il qu’en 2020 nous nous sommes retrouvés parmi les pays les moins bien préparés de l’Union européenne, et même de l’OCDE, apportant à la crise du coronavirus une réponse du niveau de celles de la Turquie, de l’Espagne, de l’Italie – des pays qui n’ont jamais eu de plan sanitaire ou d’établissements publics conçus pour les protéger. Pourquoi n’avons-nous pas fait ce que nous savions nécessaire ? Très vite, à partir de l’arrivée de l’épidémie en Europe, des réponses ont émergé. Des trois questions essentielles qui se posent au début de toute épidémie (Connaît-on le microbe ? Est-il contagieux et dange- reux ? Sait-on le traiter ?), nous avions la réponse aux deux premières, les plus importantes. L’afflux de patients en réanimation, la longue durée de leur séjour, l’issue trop souvent mortelle nous indiquait qu’il fallait agir vite. Les Chinois, qui ont fait depuis quinze ans des progrès invraisemblables dans le domaine médical, nous ont très vite donné la carte génétique du virus, au mois de janvier. Grâce aux travaux pionniers du professeur Christan Drosten, virologue à l’hôpital de la Charité à Berlin, ajustés par une coopération européenne volontaire et efficace, nous savions tester le virus par réaction de polymérisation en chaîne (PCR). Dès lors, la stratégie sanitaire s’imposait d’elle-même :

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d’abord tester largement pour dépister précocement les cas positifs, ensuite mesurer la charge virale des patients et les isoler afin qu’ils ne contaminent ni leur famille (en Chine, 80 % des contaminations avaient été intrafamiliales), ni leur milieu professionnel, ni leurs amis. Enfin les traiter, ou en tout cas les soigner en prenant soin de diminuer leur charge virale et leur donner de l’oxygène dès qu’ils présentaient des troubles respiratoires. Avant tout, notre devoir était de casser les chaînes de contamination par tous les moyens. La science, qui parle surtout anglais de nos jours, commandait : « test, trace and isolate ».

« Nous sommes désolés, vous n’êtes pas référencés »

Tester massivement : la Corée du Sud l’a fait. Hongkong, Taïwan, la Norvège, le Danemark, l’Allemagne, l’Autriche, la Tchéquie l’ont fait. La Grèce l’a fait. Nous-mêmes l’avons fait d’abord. L’épisode des Contamines-Montjoie en février 2020 a montré que nous étions capables du meilleur : alors que l’épidémie commençait à peine en France, un patient britannique contaminé a été retrouvé, isolé, et ses cas contacts identifiés, testés, et isolés à leur tour quand cela était néces- saire. Sans panique, sans confinement de la population, les chaînes de contamination ont été brisées. Pourquoi n’avoir pas agi semblable- ment partout ? La difficulté est survenue dès l’instant où l’épidémie s’est généralisée. C’est à ce moment que l’on s’est rendu compte que nous serions dépassés par la vague. Pourquoi ? La France est un des pays les mieux dotés en machines PCR per- mettant de pratiquer les tests virologiques ; seulement l’administration pratique le référencement des équipes habilitées à s’en servir, et seules les machines référencées, celles du secteur public, ont été prises en compte dans le calcul de nos capacités de test. Une grande partie des machines PCR disponibles étaient pourtant en service dans le secteur dit privé – qui réalise de fait 60 % des analyses biologiques de notre pays. Mais les équipes n’avaient pas le tampon officiel. Plus effrayant encore, certaines grandes institutions scientifiques ne dépendant pas directement du ministère de la Santé ont proposé leurs machines. Cela

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a été le cas des laboratoires de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’Institut national de recherche en informa- tique et en automatique (Inria), qui ont réclamé qu’on leur envoie des échantillons. La réponse était à chaque fois la même : « Nous sommes désolés, vous n’êtes pas référencés. » Laissés de côté encore, l’ensemble de nos vétérinaires, forts d’une formation d’excellence que le monde entier nous envie, et eux aussi très largement équipés de machines PCR. Le président avait beau marteler que nous étions en guerre, l’administration ne faisait preuve d’aucune souplesse ; pas question de rompre les protocoles ! Seul le professeur Didier Raoult à Marseille les a mis à contribution pour tester la population, faisant de la deuxième ville de France la seule ville française à généraliser les tests. Manifeste- ment, en France, il est plus facile de décider d’un confinement strict et lourd de conséquences que de remettre en cause un régime d’agrément délivré par le ministère de la Santé ! La conséquence de cette absence de dépistage massif, qui seul aurait pu permettre de briser les chaînes de contamination, nous l’avons por- tée pendant neuf semaines : c’est le confinement qui s’est abattu sur nous au 17 mars 2020 comme une chape de plomb venue d’un autre temps. En l’absence de tests, c’était la seule solution – une solution de l’ordre du pis-aller. Nous devions alors prendre cette décision. Elle aura permis d’« aplatir la courbe », mais quelle pauvre ambition pour notre XXIe siècle, siècle de science et de technique ! Le professeur Harvey Fineberg, président de l’Académie de médecine américaine, pour ne citer que lui, a dénoncé dès le début du mois d’avril le caractère inadéquat d’un confinement universel qui paralysait un pays tout en laissant le virus se transmettre au sein des familles. Avant et pendant ce long confinement, au sommet de l’État, le choix fut, et on peut le comprendre, celui de s’en remettre aux experts, aux « sachants », à « la science », une science qui jamais ne fit entendre une parole si divisée dans le vacarme des avis divergents de la Haute Autorité de santé (HAS), du Haut Conseil de santé publique, de l’Agence natio- nale de sécurité du médicament (ANSM), de l’Académie nationale de

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médecine, sans compter les avis d’experts sérieux ou autoproclamés qui pullulaient sur les plateaux de télévision. Et puis est survenue la question du traitement par l’hydroxychloroquine. L’idée de départ du professeur Raoult était simple : devant une maladie inconnue, se tourner vers ceux qui la connaissaient le mieux, les Chinois. Que nous disaient-ils ? Que l’hydroxychloroquine, à condition de l’administrer dans la première phase de la maladie, tuait le virus en tube au laboratoire, et amenait un mieux chez les patients. C’est la raison pour laquelle il a immédia- tement commencé à traiter ses patients avec cette molécule antivirale connue des infectiologues car utilisée depuis des décennies pour lutter contre le paludisme ; il y ajoutait un antibiotique aux vertus également antivirales. C’est ainsi que les Suisses, les Belges, les Espagnols, les Ita- liens, les Grecs et la majorité des pays africains ont décidé de recourir à ce traitement ; la Food and Drugs Administration (FDA), l’agence du médicament américaine, agence la plus rigoureuse, la plus sérieuse, la plus réputée du monde, a décidé aussi de l’utiliser au niveau hospitalier ; au total près de 50 % des médecins dans le monde ont traité ainsi les malades. Cependant, alors même que « la science » était supposée com- mander, Olivier Véran, le 26 mars, prenait un décret interdisant aux médecins de prescrire de l’hydroxychloroquine à toute personne qui ne serait pas en phase grave de la maladie. Interdire à un médecin la prescription d’un médicament connu depuis soixante-dix ans, administré à plus d’un milliard et demi d’êtres humains et dont on connaît exactement la fréquence et la nature des effets secondaires et la manière de les limiter ! Nous savions qu’il suffisait d’un électrocardio- gramme avant, pendant et après le traitement. Rendre aux médecins leur liberté de prescription, c’était le sens de la pétition que j’ai lancée le 3 avril avec de nombreux scientifiques ; et le sens aussi des quelque 600 000 signatures qu’elle a recueillies… L’acmé de la crise ayant été la publication d’une fausse étude rétrospective dans la prestigieuse revue scientifique The Lancet – montrant justement que cette molécule, l’hydroxychloroquine, pouvait être dangereuse chez les patients graves hospitalisés – avant qu’elle soit retirée par les auteurs eux-mêmes, constituant un des plus grands scandales scientifiques récents.

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Et tout cela s’est produit sur fond lamentable de querelle institu- tionnelle entre les instituts hospitalo-universitaires (IHU), créés en 2009 par Nicolas Sarkozy, et l’Inserm, deux institutions qui nour- rissent l’une envers l’autre un ressentiment essentiellement politique portant sur des méthodes de financement et de management. Qu’on m’entende : l’avenir jugera, si on veut bien accorder à ce traitement des essais cliniques dignes de ce nom, de l’efficacité ou non de l’hydroxy- chloroquine. Mais je m’indigne de la guerre médiatique lamentable dans laquelle nous nous sommes embourbés au moment où nos ser- vices de réanimation étaient plus que saturés.

La recherche clinique française est passée de la 5e à la 8e place mondiale

Ce qui semble aujourd’hui se dessiner de plus en plus clairement est sans appel : les pays qui ont pratiqué un dépistage massif, qui ont isolé les patients et les ont soignés soit par des traitements antiviraux soit simplement en les hospitalisant ont un taux de mortalité 4 à 5 fois inférieur aux nôtres ! C’est ce que les commissions d’enquête trouve- ront quand elles compareront le nombre de décès chez les personnes hospitalisées : 17,8 % en France et 3,1 % à Marseille ! En épidémio- logie, personne ne peut mentir longtemps avec les données officielles. L’épidémie aura aussi montré combien la densité de population et les inégalités sociales ont été des facteurs décisifs dans la propagation du virus. En effet, si la surmortalité entre le er1 mars et le 19 avril cal- culée par l’Insee est de 26 % pour la France entière, elle est de 90 % dans les grandes villes et de 173 % en Seine-Saint-Denis. Parce que les ouvriers retraités ont une santé plus précaire, et que ni les foyers de travailleurs ni les familles nombreuses vivant dans 45 m2 ne peuvent respecter la distanciation sociale ou un confinement strict. En France, l’épidémie est endiguée mais le virus est toujours là. Notre pays est enfin prêt à casser les chaînes de contamination des dizaines de clusters qui se sont produits depuis le début du déconfine- ment. Deuxième vague ou non à l’automne ? Tout dépendra de notre

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capacité à respecter les gestes barrières, à porter des masques dans les lieux fermés et à éviter les grands rassemblements. Et si l’épidémie devait repartir, il faudrait ne demander qu’aux personnes à risque de se confiner. Sur le plan mondial, n’oublions pas qu’au moment où j’écris ces lignes (juillet 2020) jamais autant de personnes contaminées n’auront été dénombrées par jour... Va s’ouvrir maintenant une double bataille sanitaire. D’une part il faudra récupérer les malades souffrant d’affections chroniques qui n’ont pas été soignés durant cette période, les diabétiques, les malades psychiatriques, les patients coronariens et tous ceux pour qui le confi- nement a été source de dérégulation. D’autre part on devra panser les plaies de ceux qui vont entrer dans la précarité en raison de la crise économique secondaire au confinement. La pauvreté tue autant que la maladie : nous devrons être au rendez-vous de ces souffrances qui ne se verront pas. Une nouvelle page de la santé de notre pays est à écrire. Bien sûr notre médecine curative et individuelle a permis d’éviter la catas- trophe, grâce aux efforts admirables des personnels soignants et administratifs qui ont permis à notre hôpital public de tenir. On ne louera jamais suffisamment leur abnégation, leur courage et leur compétence. Mais le moment est venu aussi de tourner la page de la loi Debré de 1958, qui fut en son temps un acteur majeur de la modernisation de la médecine et de la recherche française. Le moment est venu de lancer une très large concertation hôpital par hôpital, région par région, de donner la parole aux acteurs de ter- rain, pour dessiner une nouvelle architecture de l’hôpital public, pour penser une gestion au service des soins et non le contraire, pour trouver une nouvelle place aux structures privées, pour défendre une recherche clinique qui est passée de la 5e à la 8e place mondiale. Le moment est venu de redéfinir une stratégie dans la recherche et dans la formation des futurs médecins au sein même de nos hôpitaux et, surtout, de revaloriser les professions médicales et paramédicales en général, en commençant concrètement par le salaire. Le moment est venu de comprendre que les médecins libéraux ne sont pas que sources de dépenses mais des acteurs de santé publique appelés à

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jouer un rôle majeur dans une médecine davantage préventive. C’est tout l’enjeu du Ségur de la santé. Je fais confiance au président Macron pour avoir pris la mesure de l’urgence. Enfin, notre réflexion ne peut être uniquement nationale. La pan- démie que nous venons de vivre a démontré une grande absente : la solidarité internationale, à commencer par celle de l’Union euro- péenne. En matière de santé, la solidarité n’est pas seulement un idéal, c’est une nécessité. Pourtant, depuis quatre décennies que les mondia- lisations de l’économie et de la communication se sont construites, la mondialisation de la solidarité est toujours au point mort. Sars-Cov-2 est un enfant de la mondialisation, qui s’est répandu d’abord autour des grands aéroports internationaux puis sur l’en- semble de la planète. Face à ce constat, certains appellent à un retour à la souveraineté nationale, aux frontières, au nationalisme. « Proté- geons-nous d’abord, disent-ils, les organisations internationales sont de toute façon impuissantes ! » Il est vrai que le spectacle donné par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) durant les premiers jours de la crise n’était pas fait pour leur donner tort. Mais qu’avons-nous fait de l’OMS ? En 2005, après l’épidémie du Sras, les pays de l’Organisation des Nations unies (ONU) avaient demandé à l’OMS de se doter d’un règlement sanitaire interna- tional commandant que chaque État soit prêt à endiguer la propagation d’une épidémie sur son territoire. Mais parce que la communauté inter- nationale n’a pas donné de moyens contraignants au directeur général de cette organisation, le monde s’est retrouvé en 2020 dans l’état d’im- préparation que nous avons vu. La décision du président américain de retirer sa subvention à l’OMS tire une conséquence erronée d’un juste constat : il faut muscler l’OMS et non la démanteler. Il est aujourd’hui indispensable de la doter d’un pouvoir de contrainte, comme on l’a fait jadis pour l’Organisation mondiale du commerce avec des résultats remarquables. Sans cela, elle ne sera jamais qu’un mastodonte inutile sous l’influence de l’État le plus puissant du moment. Ainsi la Chine s’est montrée soucieuse, depuis quelques années, d’être de plus en plus présente au sein des principales organisations internationales : cinq agences de l’ONU sur quinze au total ont à leur tête des ressortissants

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chinois ; sept Chinois y occupent des postes de directeur général adjoint. Ne nous y trompons pas : si nous abandonnons les instances que nous avons créées, d’autres en prendront le leadership. Aucune opinion publique demain ne pardonnera à ses dirigeants de ne pas s’être mis d’accord sur un plan international de lutte contre une pandémie. Déjà les pays susceptibles de développer le vaccin songent à en faire bénéficier d’abord leur propre population, déjà les firmes susceptibles de trouver « le » médicament pensent aux bénéfices financiers qu’elles pourront en retirer. La santé est un bien public mondial : en nous inspirant des solu- tions trouvées pour les thérapies contre le virus du sida ou encore pour l’accès aux vaccins, nous devons en faire un bien public universel. Seule une volonté politique au plus haut niveau permettra d’en dessiner les contours : il n’y aurait jamais eu de Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme sans Jacques Chirac et George W. Bush, pas de Gavi (pour les vaccinations) sans Gordon Brown, pas d’Unitaid sans Chirac et sans votre serviteur. Or ce sont essentiellement ces institutions qui ont permis de baisser de moitié la mortalité infantile et maternelle en vingt-cinq ans. Ainsi, une fois l’assurance d’avoir un traitement efficace obtenue, la coopération internationale devra s’accorder sur un financement qui permette un accès universel à ce traitement. Vaccin et médicaments devront être vendus aux pays riches mais mis à la disposition des plus pauvres. La santé mondiale est à ce prix.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 59 DES FRENCH DOCTORS À LA PÉNURIE, UN TRAGIQUE DÉRÈGLEMENT › Yannick Bartélémi

incroyable pandémie qui s’est développée ces der- niers mois, à partir de la Chine, a mis en lumière les difficultés d’organisation de notre système de santé, en particulier de notre système hospitalier. Et les faiblesses d’une organisation administrative où les L’divers échelons, des agences régionales de santé à la Direction géné- rale de la santé, ne savent plus ce qui est de leur compétence et ce qui ne l’est pas. Et aussi le défaut d’anticipation révélé par la pénurie de masques. Mais outre l’inadaptation de notre système hospitalier face aux transitions épidémiologiques, outre l’augmentation des maladies chroniques, les effets du vieillissement de la population et l’accroisse- ment des précarités à prendre en charge cette crise a souligné les écarts de plus en plus flagrants entre les systèmes de santé des pays du Nord et ceux des pays du Sud, impérities dont nous ne sommes pas exempts de responsabilité.

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Il est important de souligner à quel point nos choix et nos défi- ciences accentuent les faiblesses des systèmes de santé de pays qui sont à l’origine d’une pression migratoire dont les effets se font sentir jusque dans nos hôpitaux.

Une médecine compradore

Un des aspects de la crise liée au Covid-19 est d’avoir mis en lumière que le bon fonctionnement des systèmes de santé, en particu- lier hospitaliers, des pays de l’Organisation de coopération et de déve- loppement économiques (OCDE) dépend de la présence de praticiens issus de pays qui arrivent à les former mais pas à les garder. La presse s’est ainsi fait l’écho des remerciements adressés par Boris Johnson en quittant l’hôpital londonien Saint-Thomas, où il venait de passer une semaine en soins intensifs, à une infirmière néo-zélandaise et à un infirmier portugais. Cette anecdote est révélatrice, même si, du fait des nationalités de ces soignants, elle est loin du cœur du sujet. La situation globale des pays de l’OCDE est éloquente. Plus du quart des médecins en activité qui exercent dans ces pays n’en sont pas natifs. Ils sont 41 % en Irlande, 38 % au Canada, 33 % au Royaume- Uni et 30 % aux États-Unis. Ils sont près de 20 % en Allemagne, qui compte plus de médecins syriens que ceux qui exercent toujours en Syrie (pays où les études médicales étaient de grande qualité) : on en dénombre 4 000, le double d’avant l’arrivée massive de demandeurs d’asile syriens en 2015. Mais les pays de l’OCDE ne sont pas les seuls à attirer les médecins formés dans le monde arabe. L’attrait qu’exercent les salaires dans les pays du Golfe fait aussi de cette zone un débouché attractif pour des médecins formés, mais mal payés. La grande majorité des médecins exerçant dans les pays du Golfe, qui sont une grande zone d’immigration, ne sont pas natifs de ces pays. Au-delà du fait que l’immigration des personnels médicaux résulte aussi de l’attrait qu’exerce la qualité de vie des pays de l’OCDE, et de l’Europe en particulier, elle a été facilitée par les effets d’une erreur majeure qui a consisté à théoriser que l’augmentation continue des

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 61 l’épuisement français

dépenses de santé à partir des années cinquante n’était pas liée à un besoin, par exemple à l’augmentation de l’espérance de vie et à une meilleure prise en compte des besoins de santé, mais à l’augmentation du nombre de médecins. En France se met ainsi en place, à partir de 1971, un numerus clau- sus pour l’accès aux études de médecine, afin de réduire drastiquement le nombre de médecins avec le soutien d’une profession qui y a vu son intérêt, espérant que la sélectivité accrue assurerait en contrepartie des rémunérations élevées. Mais, comme dans d’autres pays, cela a eu des conséquences sur le profil global de la démographie médicale. En France aujourd’hui, près de 20 % des médecins inscrits à l’ordre ne sont pas nés en France. Ils sont immigrés au sens de l’Insee, c’est-à-dire nés étrangers à l’étranger. Mais près de 45 % d’entre eux sont aujourd’hui de nationalité française. Depuis 2007, les effectifs des médecins exerçant en France sans avoir été diplômés par une faculté française a ainsi aug- menté de 60 %. Sur les plus de 215 000 médecins exerçant en France, plus de 30 000 exercent avec un diplôme qui a été obtenu ailleurs. Même si parmi ces nouveaux arrivants certains ont été formés en Europe, en Roumanie par exemple – pays sur lequel nous reviendrons –, la part des non-Européens domine. À cela s’ajoutent des médecins en situation pré- caire, employés sans avoir un titre de séjour de longue durée. La dernière loi de santé de juillet 2019 a lancé un processus de régularisation des médecins étrangers, autorisés à exercer temporairement en France grâce à un décret de novembre 2017, ce qui souligne la dépendance de notre système de santé envers ces praticiens qui n’ont pas seulement l’« avan- tage » de pallier le manque de médecins issus de nos facultés, mais aussi celui d’être moins bien payés, en particulier quand ils exercent à l’hôpital.

Des études censitaires

Cette politique malthusienne de longue durée en France a trois effets qui pèsent sur notre système global de santé : une démographie médicale entraînant dans certains territoires une pénurie de médecins, en particulier généralistes ; l’affaissement du système de santé de pays

62 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 des french doctors à la pénurie : un tragique dérèglement

qui nous sont particulièrement proches ; et une pression accrue sur notre système de santé du fait de l’arrivée de personnes qui suivent en France les médecins qu’ils n’ont plus sur place pour se soigner. Malgré le déplafonnement du numerus clausus ces dernières années, la pénurie médicale ne cesse de s’accentuer au regard des besoins. Car les statistiques médicales sont, à ce sujet, trompeuses. En France, on dénombre environ 320 médecins pour 100 000 habitants. C’est infé- rieur à la moyenne dans l’Union européenne, qui se situe aux alentours de 370 médecins pour 100 000 habitants. Par rapport à la France, l’Alle- magne a 100 médecins de plus pour 100 000 habitants. Et l’Autriche bat en Europe les records, avec 500 médecins pour 100 000 habitants. La France a un autre handicap : son vivier de praticiens compte autant de généralistes que de spécialistes. Cela explique la faiblesse de la prise en charge généraliste dans beaucoup de territoires – comme en Seine- Saint-Denis, qui ne compte que 54 généralistes pour 100 000 habitants, alors que l’Île-de-France en compte plus de 71 – avec comme corollaire l’utilisation des urgences hospitalières en lieu et place de l’accès à un généraliste. Cette pénurie de généralistes a aussi un impact sur les zones rurales, où la démographie médicale est globalement en baisse. Au regard des besoins, les effets du malthusianisme médical vont s’ac- centuer ces prochaines années du fait qu’actuellement plus de 25 % des médecins ont plus de 60 ans. Du reste, 23 % d’entre eux sont déjà retrai- tés tout en continuant d’exercer, comme la loi le leur permet, cumulant ainsi honoraires et retraite. Considérant le nombre d’années nécessaires à la formation des médecins (entre six et dix ans), la situation ne peut qu’empirer, ce qui justifie l’appel à des médecins formés à l’étranger. Profitant de la reconnaissance mutuelle des diplômes, à l’œuvre depuis 2005 au sein de l’Union européenne, la Roumanie est deve- nue une véritable plate-forme de formation à la médecine à destina- tion du reste de l’Europe, ce qui se révèle pour elle une économie de niche. Elle est devenue le lieu de formation de nombreux étudiants français en médecine qui, recalés en première année, s’inscrivent à grands frais en Roumanie pour y faire leurs études. Une fois leur diplôme obtenu, ils peuvent exercer en France ou dans n’importe quel pays de l’Union. Dans presque toutes les écoles de médecine

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roumaines – onze publiques et deux privées – les formations se font en anglais ou en français. Depuis son entrée dans l’Union euro- péenne, la Roumanie a vu le nombre d’étudiants en médecine aug- menter de 520 % sur son sol. En parallèle, entre 2007 et 2014, le nombre de médecins originaires de ce pays et exerçant en France a augmenté de 377 % pour atteindre près de 3 000 médecins. Car c’est aussi cela le paradoxe : la Roumanie est un lieu de formation pour de jeunes Français, et la France un lieu d’immigration pour des médecins roumains – comme elle le fut pour nombre d’intellectuels sous Ceaușescu, car en Roumanie la francophonie et la francophilie sont développées de longue date.

L’arrière-cour médicale de la France

Mais la France est aussi le lieu d’immigration de médecins formés dans des pays francophones d’Afrique et du Maghreb. Ainsi, chaque année, plus du tiers des médecins camerounais, congolais ou séné- galais s’expatrient. En France d’abord, mais aussi dans d’autres pays comme le Canada. C’est le Maghreb qui fournit à la France la grande part de ses méde- cins étrangers : 25 % viennent d’Algérie, 12 % du Maroc, 8 % de Tunisie. Grâce à un assouplissement des règles de reconnaissance des études médicales par les autorités françaises – sous réserve d’accom- plir trois ans de fonction hospitalière en France –, le phénomène s’est accentué. Il permet de limiter le nombre des postes non pourvus dans les hôpitaux. Ainsi, en pleine crise du Covid-19, des hôpitaux ont recruté en urgence des médecins tunisiens pour faire face à la pression médicale. Ces départs ne vont pas sans susciter des tensions avec les pays d’origine. Ainsi, les islamistes d’Ennahdha, force politique domi- nante en Tunisie, ne cessent d’accuser les anciens « protecteurs » français d’organiser sciemment la fuite des compétences. Il en va de même au Maroc, où les conservateurs musulmans du Parti de la jus- tice et du développement, dont est issu l’actuel Premier ministre, ne

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cessent de protester contre la fuite vers la France des compétences, au point de demander qu’il soit mis un terme à l’enseignement du français au lycée. Mais c’est en Algérie que l’effet de la fuite des médecins a actuel- lement le plus d’impact. Le Conseil national de l’ordre des médecins d’Algérie s’inquiète de ce qu’il définit comme une « saignée » d’un corps médical qui voit ses médecins quitter par milliers leur pays pour s’installer à l’étranger. Ainsi, en 2019 ce sont 4 000 médecins qui ont fait des démarches pour rejoindre la France.

Les effets négatifs sur le système de santé français

Cette fuite des médecins vers la France a de toute évidence des effets négatifs sur le système de santé des pays d’origine dès lors que, du fait de leur impéritie, des pays se révèlent incapables de prendre en charge leur population, et pas seulement la partie la plus démunie de celle-ci. L’Algérie dans ce domaine est caractéristique. La défiance de la population envers son système de santé vient du cœur même de l’appa- reil d’État qui est censé en organiser l’efficience. Or, comment donner confiance dès lors que les plus hautes autorités de cet État, président de la République en tête, préfèrent depuis des années se faire soigner chez l’ancien colonisateur plutôt que dans un hôpital à Alger ? Une attitude inverse de celle d’un Fidel Castro, dont on n’imagine pas un seul instant qu’il ait pu demander un jour à se faire soigner à Miami. Et qui, au contraire des autorités algériennes, a su particulièrement développer son système de santé. À défaut de la liberté, le système de santé est l’un des rares acquis du régime castriste, au point de faire des médecins cubains un instrument diplomatique central. Il est vrai que Che Guevara était médecin et que ceci explique en grande partie cela. La déliquescence du système médical algérien amène très concrè- tement notre système de santé à devoir prendre en charge des patients qui, dans leur pays, ne peuvent accéder effectivement aux soins qui leur sont nécessaires. En plus des accords particuliers avec la Sécu-

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rité sociale, les Algériens sont les premiers bénéficiaires des plus de 32 000 titres de séjour pour soins que la France délivre ou renouvelle chaque année, dans le cadre d’une procédure unique en son genre, à des étrangers qui sont sans titre sur son territoire. Encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte de ceux qui viennent par nécessité dans une structure hospitalière dans le cadre d’un visa de séjour. Et comme une mise en parallèle, les premiers bénéficiaires des soins médicaux délivrés à des étrangers dans le cadre de la procédure relative aux étrangers malades sont, après les ressortissants du Maghreb, ceux de l’Afrique subsaharienne. Les patients suivent ainsi dans un exil médical leurs médecins émigrés.

Les anciens pays de l’Est

La marchandisation des médecins a, depuis la chute du Mur, des effets sur la situation sanitaire de pays qui pendant longtemps étaient convenablement lotis en matière de soins. Il s’agit des anciens pays de l’Est. Plus encore que dans le cas roumain, des pays comme l’Albanie, la Géorgie et la Moldavie voient une partie de leurs ressortissants tenter de bénéficier des services d’une médecine française à l’excellente répu- tation, en particulier pour des actes techniques qui nécessitent un très grand savoir-faire et des infrastructures de haut niveau. Au-delà de la dialyse, c’est notamment le cas de la demande de greffes – ce qui pose un réel problème car les propositions de greffons sont loin de pouvoir satisfaire les besoins propres à la France. Ces migrations médicales sont accentuées du fait que le modèle qu’ont développé les anciens pays de l’Est est celui d’une médecine ultralibérale dont la pierre angulaire est le développement de cliniques privées onéreuses, où la qualité de la chirur- gie esthétique ou dentaire attire une clientèle étrangère, mais dont le coût pour les locaux est d’autant plus élevé qu’il n’y a pas de système de prise en charge sociale comparable à notre Sécurité sociale. Tous ces éléments soulignent à quel point les choix faits au début des années soixante-dix pèsent aujourd’hui considérablement sur nos systèmes de santé. Il ne s’agit pas seulement de la pénurie de médecins

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formés pour les besoins propres à la France. Il s’agit d’une spirale qui concerne l’ensemble des pays dits riches et qui, négligeant toute vision prospective sur les besoins de santé dans leurs pays comme dans les pays du Sud, se sont affaiblis doublement. Dès lors qu’il apparaissait comme une évidence que l’incurie des élites locales allait nécessaire- ment avoir des effets pervers, les choix auraient dû être inverses. C’est d’autant plus dommageable pour la France, qui avait « inventé » les French doctors, une diplomatie de l’humanitaire qui fit notre renom- mée. La France se retrouve aujourd’hui à soustraire à ceux qui en ont particulièrement besoin les médecins qu’elle importe faute d’avoir continué à en former suffisamment.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 67 L’ÉTERNEL « MAL FRANÇAIS » › Alain Minc

eux ouvrages d’Alain Peyrefitte auraient pu consti- tuer les livres de chevet des responsables pendant ces « arrêts de rigueur collectifs » que fut le confi- nement : Le Mal français et La Société de confiance. Deux France ont cohabité pendant ces deux mois, Dl’une éternelle résurgence de ce mal français, l’autre manifestation spontanée de cette société de confiance à laquelle nous avons si long- temps aspiré en vain. La première ? Le leitmotiv des masques, la pénurie des tests, les retards bureaucratiques, telle la validation des laboratoires vétérinaires, la folie des règlements et circulaires – 25 pages de protocole sanitaire pour les entreprises, 60 pages pour l’organisation des écoles, 40 pages pour le transport scolaire… –, les blocages surréalistes lors des opéra- tions de dédouanement : le bêtisier est sans limite et terrifiant. La seconde ? Elle a été autant à l’œuvre dans le secteur public que dans le monde marchand. Des hôpitaux qui ont rejeté dans les limbes toutes les contraintes administratives, se sont réorganisés à chaud, ont improvisé et ont réussi à maîtriser l’invasion des services d’urgence. Des entreprises de la chaîne alimentaire qui ont vu du jour au lende-

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main leur logistique mise sens dessus dessous par la disparition des cantines et des restaurants et le rapatriement vers les foyers domes- tiques et qui ont pu éviter toute rupture d’approvisionnement. Et ce, sans compter l’innovation et l’énergie du secteur associatif, l’efflores- cence des réseaux sociaux. Comment une nation peut-elle être ainsi hémiplégique ? Comment le sens de l’initiative des uns survit-il face au délire bureaucratique des autres ? Pourquoi la spontanéité de la société civile ne prend-elle pas l’ascendant sur la passion de la réglementation ? La frontière compor- tementale entre ces deux France aura-t-elle été modifiée au profit de l’une ou de l’autre ? Nous avons compris, lors de cet événement inédit, pourquoi l’ad- ministration aime, au plus profond d’elle-même, les guerres : on ne réglemente jamais mieux que dans ces temps-là. Rien n’échappe au Moloch bureaucratique : la gestion des ascenseurs, l’espacement des robinets, les attestations en tout genre et les amendes, ce doux plaisir de la sanction. Mais quand il s’agit de faire, Alain Minc est économiste, essayiste la procrastination et la maladresse règnent. et dirigeant d’entreprise. Dernier Qui aurait eu l’idée, au lieu de s’improvi- ouvrage publié : Voyage au centre du ser acheteur et logisticien, de demander le « système » (Grasset, 2019). concours des grands distributeurs aguerris depuis des décennies à ces savoir-faire ? S’ajoutait de surcroît l’irruption du principe de précau- tion devenu norme constitutionnelle et la crainte obsessionnelle des plaintes pénales en tout genre, de la justice ordinaire pour les fonc- tionnaires et de la Cour de justice de la République pour les ministres, comme s’il s’agissait de cours martiales et de relégations à l’île du Diable. A-t-on vu un responsable public passer outre ces menaces et dire : « l’urgence prime, on s’expliquera ensuite » ? Au début de l’épidémie, c’est la peur au ventre que les politiques et les technocrates s’en sont remis au savoir de supposés scientifiques. Peu férus d’une connaissance épistémologique du statut de l’épidémiologie, ils ont abdiqué face à ces mandarins comme s’il s’agissait d’une science « dure » comme les mathématiques ou la physique quantique. Il a fallu des semaines avant que le pouvoir exécutif comprenne que politique et science ne font pas

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bon ménage et que, de même qu’« il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », il faut laisser à la politique ce qui est à la politique et à la science ce qui est à la science. Ce constat réalimente évidemment l’éternelle rengaine au sujet des élites : mal formées, irresponsables, férues de procrastination. Le dia- gnostic est évidemment tout autre. Même si le classement de l’ENA est plus que suspect aux yeux de beaucoup, auront-ils l’honnêteté de reconnaître que soixante-quinze ans à empiler les derniers élèves sortis de l’École au ministère de la Santé n’est pas la meilleure contribution à l’édification d’une administration agile et réactive ? De même faut-il oublier que l’épidémiologie n’est pas la plus considérée des disciplines médicales et que le tandem formé avec les technocrates de la Santé ne mettait pas, dès lors, toutes ses chances de son côté ? À l’inverse, côté France efficace, il est de bon ton d’oublier que sur les quatre grands groupes de distribution deux sont dirigés par d’anciens inspecteurs des finances, stéréotypes absolus de l’élite que beaucoup s’acharnent à détester, ou pire à mépriser. Faut-il néanmoins aller plus loin dans l’analyse sociologique et faire nôtre le diagnostic posé publi- quement au Royaume-Uni par Dominic Cummings – le Raspoutine de Boris Johnson – avant même l’épidémie : trop d’homogénéité à White- hall, pas assez de scientifiques, d’entrepreneurs, d’historiens, de sociolo- gues, de startupeurs ? Ce coup-là porte évidemment plus juste et le dia- gnostic qui s’applique à Whitehall vaut autant à Bercy. Le gris demeure sociologiquement la couleur fétiche de l’administration et les déviants deviennent rapidement des moutons noirs, condamnés à la marginali- sation. Les crises accusent toujours les traits d’une société : elles rendent visibles ses failles et le tsunami du Covid-19 a été, de ce point de vue, un révélateur saisissant. Si la politique sanitaire devient, pour une longue période, un enjeu fondamental de l’action publique, il ne suffira pas de noyer le secteur sous les milliards et de réfléchir en chambre à sa réorganisation. Chan- ger le niveau, le mode de recrutement des technocrates qui le dirigent, pratiquer une osmose entre diverses compétences, mêler l’expertise des habitués des grandes entreprises et les esprits paradoxaux, ce serait un miracle d’y parvenir, ne rêvons pas.

70 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 l’éternel « mal français »

Il demeure enfin en amont de ces constats une question qui vaut pour l’ensemble de l’Occident : pourquoi nous sommes-nous lan- cés, tête baissée, dans la stratégie du confinement avec, à la clé, des conséquences dévastatrices dont nous n’avons vu que les prémices ? Nous avons été victimes, les experts les premiers, mais aussi l’opinion publique, de notre fascination pour la Chine. S’ils ont choisi la voie du confinement, c’était nécessairement la bonne. Quel homme d’État était assez respecté pour dire : nous allons suivre l’exemple coréen ou taïwanais plutôt que le chinois ? Il aurait été, dans la seconde, mis en charpie par l’alliance de fer entre les épidémiologistes, les réseaux sociaux et les médias de grande diffusion. Seul peut-être un président américain unanimement respecté aurait eu la force de nous obliger à faire un arrêt sur images. Le drame aura été que la phrase la plus sage prononcée pendant ces deux mois – « le remède peut être pire que le mal » – l’ait été par Donald Trump et qu’elle a perdu, dès lors, toute crédibilité. Au-delà des leçons à tirer sur la gestion opérationnelle de la crise, demeure en surplomb une question sur laquelle nous allons disserter pendant des décennies : avons-nous eu un « coup de chaud » ? Ou avons-nous suivi la seule stratégie possible ?

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 71 L’ALLEMAGNE COMPLEXANTE › Marion Van Renterghem

ngela Merkel ne sera pas candidate à un cinquième mandat. C’est clair et net. Elle l’a dit au début du mois de juin dans une interview à la télévision, sans même laisser terminer sa phrase à la jour- naliste de la ZDF : « Envisagez-vous une candi- dat…A » « Nein. » « Non, vraiment ? », insiste la journaliste. « Non, ah ça non, mais alors, absolument pas ! », clôture aussitôt la chancelière, accompagnant sa détermination d’un petit rire ostensiblement satis- fait. Et pour cause : la crise du coronavirus aura marqué l’apothéose d’Angela Merkel, au moins autant qu’elle a montré l’incapacité d’Em- manuel Macron à gagner la confiance d’une majorité de Français. Ce très bref échange sur la deuxième chaîne de télévision publique alle- mande suffit à donner un aperçu du gouffre qui sépare à la fois nos deux dirigeants et nos deux pays. Angela Merkel, qui a déjà vu défiler quatre présidents français au cours de son règne, serait même en mesure, si elle le voulait, d’en épui- ser un cinquième et de lui damer le pion. Au bout de presque quinze

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ans de pouvoir, après avoir été réélue quatre fois à la tête du gouverne- ment, elle bénéficie de la confiance de plus de 70 % de la population, un chiffre jamais atteint par un Premier ministre ou un président de la République française, même dans leurs rares moments de grâce. Depuis son arrivée à la chancellerie, en 2005, sa mort politique a été annoncée plus d’une fois. Elle a souvent tenu ses coalitions à bout de bras, tiraillée entre les sociaux-démocrates du Sozialdemokra- tische Partei Deutschlands (SPD) et l’aile droite de son propre parti, la Christlich Demokratische Union Deutschlands (CDU). Elle n’a pourtant jamais cessé de figurer parmi les deux ou trois personnalités les plus populaires du pays. Au bout de sa troisième année de pouvoir, Emmanuel Macron est quant à lui à la peine, et sa gestion de la pandémie ne lui a pas permis d’améliorer sa cote de popularité, comme l’a indiqué un sondage de l’Ifop, les 28 et 29 avril. À la question « Quel dirigeant est le mieux placé et préparé pour répondre aux enjeux des prochaines décen- nies ? », Angela Merkel arrive en tête des réponses avec 39 %, devant Emmanuel Macron (14 %), qui pouvait au moins se consoler d’écra- ser légitimement Vladimir Poutine (7 %), responsable d’un bilan sanitaire calamiteux en Russie. En attendant les élections fédérales de septembre 2021, la chancelière peut ainsi savourer dès aujourd’hui la perspective d’un départ à la retraite en plein triomphe. Comment fait-elle ? Comment font-ils ? Face à la crise du coro- navirus, l’Allemagne a encore gagné. Ça en devient exaspérant, à la fin. Le bilan est complexant : 103 morts par million d’habitants contre 430 pour la France (554 pour l’Ita- Marion Van Renterghem est grand lie, 579 pour le Royaume-Uni). Tout en reporter, chroniqueuse à L’Express. ayant imposé l’un des confinements les Elle a notamment publié : Angela Merkel, l’ovni politique (Les Arènes/Le moins draconiens de toute l’Europe, et Monde, 2017) et Mon Europe, je t’aime sans même avoir mis le système hospita- moi non plus. 1989-2019 (Stock, 2019). lier sous pression, l’Allemagne enregistre › Twitter@MarionVanR quatre fois moins de décès liés au coronavirus que la France, pour 16 millions d’habitants en plus, avec un service de santé mieux équipé que le nôtre. Quant à la situation d’avant-crise, la comparaison était tout aussi accablante : l’Allemagne affichait un déficit public quasi

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nul, un endettement de 58 % du PIB (contre 98 % en France), une dépense publique limitée à 44 % de la richesse nationale (contre 56 % en France, un record mondial) et celle consacrée à la santé publique, équivalente (11,2 % pour l’Allemagne, 11,3 % pour la France). Jusqu’ici, nous nous consolions comme nous pouvions, en accu- sant la dureté libérale de l’Allemagne, le dogmatisme borné de sa reli- gion du Schwarze Null (zéro déficit public), l’égoïsme détestable de son excédent commercial structurel en violation des pratiques recom- mandées entre Européens, et mille autres horribles défauts encore. Nous nous consolions d’être les sympathiques cigales de la fable de La Fontaine, certes moins sages et moins disciplinés que les fourmis d’outre-Rhin, mais tellement plus sympathiques et solidaires. Nous nous consolions à l’idée que la première puissance européenne nous était certes économiquement supérieure, mais au prix d’un coût social que nous ne tolérerions pas, nous les dignes héritiers de la Révolution, notamment un salaire minimum injustement compétitif et inexistant dans certains secteurs, causant des poches de pauvreté dans le pays que nous ne saurions voir chez nous. Cette crise a l’impolitesse de nous révéler que l’Allemagne nous surpasse aussi dans le domaine où nous étions convaincus d’avoir l’avantage : l’État social. Notre totem, notre mythe à nous, notre fierté française. C’est un choc. L’Allemagne n’a fait subir aucune politique d’austérité à son système de santé et a au contraire augmenté conti- nûment ses dépenses annuelles dans le secteur, afin de faire face au vieillissement de la population. Non seulement le bilan sanitaire alle- mand est sans commune mesure avec celui de la France, mais la pre- mière puissance européenne sort de l’épidémie en étant moins endet- tée, avec un secteur industriel moins atteint et une capacité de rebond économique très supérieure à la nôtre. En plus du projet historique qu’elle a porté avec Emmanuel Macron d’instaurer des dettes mutualisées entre pays pour relancer l’économie européenne, Angela Merkel n’a pas lésiné sur les moyens d’un plan de sauvetage pour l’Allemagne sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, représentant près d’un tiers de la richesse totale produite par le pays en un an (plus de mille milliards d’euros). De la part d’une

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chancelière qui n’avait pas hésité jadis à étrangler la Grèce, c’est une révolution, et une leçon. La manie allemande de l’orthodoxie budgé- taire, certes déplaisante, lui permet de puiser, l’urgence venue, dans des ressources que nous n’avons pas, et de fournir à sa population des aides dont notre endettement nous a rendus incapables. L’urgence est arrivée. L’État social français est aujourd’hui au rendez-vous, et nous en sommes fiers et reconnaissants. Mais l’État social allemand est là aussi, et au moins deux fois plus généreux. La plus keynésienne, c’est l’Allemagne.

Loin du lyrisme martial et des décisions floues d’Emmanuel Macron

On n’a pas fini de s’interroger sur le mystère agaçant de la réussite allemande en général, et face à la pandémie en particulier. La première clé est une explication à la française : si l’Allemagne gagne, ce ne peut être que grâce aux qualités de leadership de la chancelière. Angela Mer- kel, qui a l’art d’incarner sans chichis un peuple amoureux de sa stabi- lité, n’a pas fait une seule fausse note dans la crise en termes d’habileté, de réactivité, de précision et de sobriété exemplaires, loin du lyrisme martial et des décisions d’abord floues d’Emmanuel Macron. Il faut dire aussi que rien mieux qu’une crise sanitaire ne pouvait servir cette phy- sicienne de formation, capable d’expliquer avec des mots simples et des gestes de la main le taux de reproduction du virus, son incidence sur la courbe de l’épidémie et sur la capacité d’accueil des hôpitaux. Mais Angela Merkel n’explique pas tout. Les Français, qui croient en la puissance de l’État de manière quasi religieuse et adorent détester leur président, ont tendance à expliquer la marche du monde par ceux qui le dirigent, en oubliant facilement leur propre responsabilité dans les échecs (ou les réussites) de la société. L’impact de la chancelière est d’autant plus relatif que son rôle est moins puissant dans la démocra- tie parlementaire allemande, où l’exécutif a moins de pouvoir que le nôtre, et plus de comptes à rendre. Cette première clé d’explication ne marchant pas complètement, on est tenté alors de se retourner vers une deuxième : le fédéralisme

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allemand. Un système qui fait rêver, pour qui a été biberonné au cen- tralisme à la française et à ce qu’il implique de lourdeurs adminis- tratives. Le fédéralisme, qui relativise lui aussi le pouvoir de la chan- celière en le déléguant largement aux seize ministres-présidents des Länder, donne à l’Allemagne une capacité de réactivité et de souplesse d’adaptation dont manque cruellement l’autoritaire bureaucratie jaco- bine. Quand le gouvernement français interdit les rassemblements de plus de 1 000 personnes, le gouvernement allemand doit se contenter de recommander de les éviter : à chaque citoyen d’en tirer les consé- quences, comme à chaque dirigeant dans les Länder, compétents en matière de santé. Ne rêvons pas trop. Il faut un esprit civique très développé pour pouvoir assumer ce fonctionnement fédéral, qui apporte son lot de cafouillages, de cacophonies et de rivalités avec le gouvernement. Les relations avec l’État fédéral sont compliquées. La très calme Angela Merkel est même sortie de ses gonds en mars, pes- tant contre les « orgies de paroles » des ministres-présidents qui n’en faisaient qu’à leur tête et organisaient dans leur coin leurs propres stra- tégies de déconfinement, en fonction des pressions de leurs électeurs. Une troisième clé d’explication, moins connue, est la moins mesu- rable et la plus pertinente : l’Allemagne nous dépasse par son cercle vertueux. La souplesse du système fédéral engendre un climat de confiance, d’où naît l’inventivité industrielle, la discipline indivi- duelle, donc l’inutilité d’un discours guerrier, donc un confinement plus souple, donc une économie moins ralentie, donc une souplesse, donc une intelligence collective, donc une confiance, etc. De l’autre côté du miroir, en France, c’est un cercle vicieux qui s’est installé : l’État centralisateur engendre un climat de défiance, donc la bureau- cratie contre l’inventivité industrielle, donc l’absence de discipline individuelle, donc le discours guerrier, donc le confinement strict, donc l’économie plus ralentie, etc. La capacité supérieure des hôpitaux allemands entre à peine en ligne de compte puisque le pays n’a même pas eu à les remplir. Par ail- leurs, contrairement à la légende, l’Allemagne a manqué de masques, elle aussi. Elle n’était pas non plus suffisamment équipée en respi- rateurs, mais le dynamisme des PME et leur aptitude à s’adapter au

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marché mondial leur ont permis de multiplier leurs capacités en un temps record. Idem pour les respirateurs lourds, dont l’un des prin- cipaux fabricants mondiaux est allemand. La fluidité du fonctionne- ment entre les acteurs a fait le reste, à tous les niveaux de la société. Entre les hôpitaux publics, les cliniques privées et les médecins de ville. Entre les instituts de recherche, les industries pharmaceutiques et les producteurs de matériel. Entre les patrons et les syndicats. Entre les dirigeants et leurs administrés. Entre « les élites » et « le peuple », ces deux entités construites en opposition pour des besoins idéolo- giques et qui empoisonnent la plupart des démocraties aujourd’hui. La crise de défiance générale envers « les politiques », « le système », « les médias » et autres avatars fantasmés du pouvoir n’est pas arrivée en Allemagne. Le Rhin a dû faire barrage.

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amais notre République et son système médiatique n’ont pris autant au pied de la lettre l’injonction de La Marseillaise : « Allons enfants de la patrie ! » Au titre des étrangetés de la crise du Covid-19, l’appareil médiatique français a littérale- J ment pris les Français pour des enfants, leur donnant la main pendant deux mois et plus : de manière autonome ou télécommandée par les pouvoirs publics, audiovisuel public et audiovisuel privé réunis, avec une désarmante constance, radios et télévisions ont infantilisé les Français en trois temps : par la terreur et le sensationnalisme ; par l’enfermement et le rétrécissement national ; et par la prise en main quotidienne et le soin (le terme anglais de nursing serait peut-être plus adapté, mais il n’a pas d’équivalent en français). À lire L’Étrange Défaite de , ce n’est pas la première fois que les médias nationaux, confrontés à une crise majeure – à l’époque le péril imminent d’une confrontation avec l’Allemagne nazie – ont un gros problème avec la vérité et leur mission capitale, en démocratie, d’informer librement et de manière contradictoire les citoyens fran- çais. La libre communication des informations et des opinions, sur le mode de l’engagement ou suivant une improbable neutralité factuelle, est ce qui distingue des médias libres en situation démocratique de

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ceux d’un régime autoritaire. D’une manière ou d’une autre, ce der- nier impose ses vues et son regard sur l’actualité, biaisant la réalité et détournant le regard de ce qui le gêne. Écoutons Marc Bloch :

« […] ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui- même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. […] Le plus grave était que la presse dite de pure information, que beaucoup de feuilles, même parmi celles qui affectaient d’obéir uni- quement à des consignes d’ordre politique, servaient, en fait, des intérêts cachés, souvent sordides, et parfois, dans leur source, étrangers à notre pays. Sans doute, le bon sens populaire avait sa revanche. Il la prenait sous la forme d’une méfiance croissante envers toute propa- gande, par l’écrit ou par la radio. (1) »

Marc Bloch évoque dans ces lignes un pays en guerre, la France de la IIIe République, soumise à des pressions étrangères et à des intérêts contradictoires. La libre information fut une victime collatérale. La situation de 2020 est autre. Nous venons de traverser une pandémie mondiale à l’heure de la mondialisation. Mais alors que l’on pouvait attendre une coopération internationale – a minima européenne – active et efficace, ce fut l’heure du chacun Pierre Vermeren, normalien et agrégé pour soi. Et dans le cadre de cette régression, d’histoire, est professeur d’histoire les Français ont été enfermés deux fois. contemporaine. Il est l’auteur de On a cassé la République. 150 ans La première, ce fut leur enfermement d’histoire d’une nation (Tallandier, physique, ou plutôt leur confinement, un 2020). mot que le président de la République a › [email protected] refusé de prononcer, bien qu’il fût sur toutes les lèvres et dans toutes les conversations. Pour la première fois de leur longue histoire, tous les Français ont été enfermés des semaines durant entre leurs quatre murs, seuls, en famille ou entre amis, avec l’interdiction de sortir plus

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d’une heure par jour, à une distance réduite de leur domicile. Il en résulta une lutte efficace contre la transmission du virus, doublée d’un tout aussi rapide effondrement économique que l’on souhaite tempo- raire. Les Français, qui batifolaient jusqu’à la veille du confinement, en regardant Chinois et Italiens comme d’étranges peuples se sou- mettant à l’enfermement, se sont surpassés dans ce domaine et dans la destruction de richesses orchestrée par leurs dirigeants. Fallait-il en passer par là pour que les (prétendus) indociles Français obéissent et acceptent de se tenir à carreau pendant deux mois ? Le second enfermement, ce fut la condamnation des Français à ne plus entendre parler que de la France, des Français et du ­Covid-19 pen- dant deux mois ; et à l’intérieur de cette boîte, seuls quelques tiroirs furent ouverts : la pénurie de masques et de matériels médicaux, la quête de gel hydro-alcoolique et de masques, la surmortalité quotidienne, l’expansion puis la régression de la maladie, les pénuries alimentaires et les moyens d’y remédier, le séquençage des chiffres pour éviter d’arriver à 40 000 victimes en juin (10 000 morts à domicile étant occultés), l’héroïsme des personnels hospitaliers et des policiers sans masques, les barbecues en banlieue, la querelle de l’hydroxychloroquine et du professeur Raoult, devenue mondiale par la grâce de Trump, des Chinois et du Lancet, les querelles et les désaccords à n’en plus finir entre médecins et spécialistes, les coups de gueule des généralistes et leur querelle avec l’état-major de la santé publique, les déclarations et les contre-déclarations de Sibeth N’Diaye et des pontes du ministère de la Santé, l’arrivée du printemps sur la France, la promesse longtemps repoussée du déconfinement, les prestations en ligne des artistes reclus, et les applaudissements à 20 heures des Français – ceux-ci n’ayant plus de répertoire musical, à l’inverse des Italiens –, les pérégrinations des animaux dans les villes dépolluées, tout cela et encore bien d’autres choses furent assenés aux Français pendant deux mois. Le reste du monde avait cessé d’exister. La mondialisation fut remisée au placard, et les Français priés de ne plus réfléchir aux préoccu- pations ni aux questions d’un peuple mature et démocrate. Quelques semaines avant l’irruption de la crise sanitaire, l’étude annuelle d’opinion publiée dans La Croix avait souligné que « l’inté- rêt des Français pour l’information atteint son plus bas niveau his-

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torique » : « Un an après l’émergence des “gilets jaunes”, 71 % des Français n’ont pas le sentiment que les médias rendent “mieux et davantage compte” de leurs préoccupations. Quatre Français sur dix se détournent désormais de l’information. Depuis le lancement en 1987 du Baromètre de confiance dans les médias réalisé par Kantar (ex-TNS Sofres) pour La Croix, jamais autant de personnes interro- gées (41 % ; + 8 points sur un an) n’avaient assumé le fait de s’inté- resser “assez faiblement” (28 %, + 4) ou “très faiblement” (13 %, + 4) aux nouvelles. (2) » Les médias ont-ils tiré un enseignement de cette étude ? La réponse est manifestement négative. Les plus optimistes diront que l’enfermement dû à la pandémie a infirmé cette analyse, les Français n’ayant jamais été aussi dépendants des médias audiovisuels que durant cette séquence, allant jusqu’à offrir au président Macron le record absolu d’audience pour son allocution du 13 avril 2020, avec plus de la moitié des Français. Mais que penser d’un taux d’audience réalisé auprès d’un peuple otage ? La crise du Covid-19 peut-elle infir- mer la méfiance précédemment dévoilée ? L’avenir le dira. Pour l’heure, relevons que cette séquence a été l’occasion d’une infantilisation sans précédent du peuple français. Rien n’infirme ni ne confirme que les Français ont été les dupes de cette incroyable mise en scène. L’acte I de cette séquence a consisté à faire suffisamment peur aux Français pour les forcer à se tenir cois et silencieux à domicile comme lors de leurs sorties. La France a vécu un véritable état de siège civil – l’armée n’ayant pas été mobilisée. La terreur l’a disputé au sensa- tionnalisme des premiers jours. Après des semaines de dénégations, d’informations contradictoires et d’incitations à consommer et à sortir – de la bouche même du président de la République –, l’appareil d’État et l’appareil médiatique, unis comme un seul homme, ont enjoint à la population de s’enfermer. Obéissant du jour au lendemain, les Fran- çais se sont confinés sur fond de menaces apocalyptiques : La Peste de Camus à la rescousse, les Français se sont rués dans les épiceries, provoquant d’étonnantes et inutiles pénuries. La mémoire reptilienne de la guerre est revenue au galop. Puis le professeur Jérôme Salomon est apparu à 19 heures sur nos écrans.

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Dans la confusion générale des débuts, son œil malin et son ton policé ont rationalisé le débat et apaisé les esprits. Puis la litanie quoti- dienne a commencé, égrenant les chiffres de la pandémie, la multipli- cation des foyers (appelés clusters) et des manifestation du Covid-19, la cohorte des malades, des hospitalisés, des mourants en réanimation, des décès dans le monde, en Europe et finalement en France. Chaque jour à 19 heures, pendant de longues semaines, la macabre litanie a plombé le moral des plus incrédules et des sceptiques. Le bon docteur s’est trans- formé en croque-mitaine bavard et scrupuleux de la République, devant des millions de téléspectateurs de plus en plus effrayés. L’objectif hyp- notique de persuasion qu’un danger mortel et omniprésent planait sur tout un chacun a été atteint. Les gens ont commencé à s’éviter dans la rue, se contournant à distance, des millions de personnes ont quitté leur poste de travail, la Poste suspendant son service public pendant des semaines, les plus impressionnables se sont claquemurés chez eux, et les plus fragiles sont entrés en dépression ou en torpeur. Des voisins ont commencé à stigmatiser les personnels de santé de leur immeuble, les vieux ont été enfermés et isolés dans leurs Ehpad, les morts ont été enterrés ou incinérés comme des parias, et la France s’est figée telle un internat soumis à une immense punition collective.

Des téléspectateurs angoissés, saturés et atteints par l’ennui ou la dépression ont fini par renoncer à la télévision

Une fois les gens terrés chez eux, les médias audiovisuels, seul lien permanent et concret de dizaines de millions de Français avec l’exté- rieur, ont étrangement contribué à enfermer les Français dans un uni- vers mental et physique hexagonal. Ce fut notre acte II. Le monde a cessé d’exister. Pendant la crise du Covid-19 en Allemagne, le journal télévisé quotidien des grandes chaînes consacrait un quart d’heure ou vingt minutes aux informations sur les événements, analyses et nouvelles liés à cette crise, avant de passer aux nouvelles nationales, européennes et internationales. Rien de tel en France, où les nom- breuses chaînes et radios d’informations en continu, relayées par les

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grandes chaînes généralistes et leurs journaux d’informations grand public, ont diffusé de manière exclusive des informations relatives au Covid-19 et à ses manifestations. Les seules informations internatio- nales qui ont percé le mur de notre fièvre obsidionale concernaient Donald Trump et l’hydroxychloroquine, les bravades de Jair Bolso- naro, l’hypothèse de la création du virus dans le mystérieux laboratoire à Wuhan, la résorption du virus en Italie, l’extension de l’épidémie au Royaume-Uni, etc. Une véritable obsession s’est emparée des médias, devenus monomaniaques, qu’il s’agisse des débats, des informations, des reportages, des interviews, etc. Dans ce grand spectacle, les médecins sont devenus les héros de la pandémie à la française. Les médecins médiatiques habituels – produc- teurs de dividendes en société matérialiste – chargés de dispenser de bonnes nouvelles pour euphoriser le consommateur, ont laissé la place à trois types de médecins d’un nouveau genre : le praticien sérieux et préoccupé – généraliste souvent syndiqué –, recruté pour sa verve, consterné par le manque d’équipements et l’imprévoyance de l’État social ; le médecin institutionnel chargé de porter la bonne parole pour contredire les atermoiements du précédent ; et l’expert médical de bonne foi, généralement épidémiologiste, scrutant jour après jour la progression puis la régression de la pandémie. Les politiques sont constamment apparus à la remorque de ce savant et baroque attelage. À l’inverse des médias les plus ambitieux, peu d’écrivains, de philo- sophes, encore moins de religieux ou de théologiens, ont été invités à prendre de la distance par rapport à l’événement en cours, à l’histori- ciser, à le conceptualiser ou à le spiritualiser : le journalisme d’abattage était chargé de tenir en haleine tout un peuple, même si un nombre croissant de téléspectateurs angoissés, saturés et atteints par l’ennui ou la dépression ont fini par renoncer à la télévision. Paradoxalement, la mort est restée cantonnée aux statistiques ; hormis l’annonce du décès de personnalités – politiques notamment –, les morts du Covid ont été tenus à distance, anonymes, les funérailles étant quasiment inter- dites, des milliers de vieillards isolés attendant la mort dans la solitude des services de santé ou des Ehpad. Prières, sollicitude et évocations étaient cantonnées aux rares espaces religieux télévisés habituels.

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Par contrecoup, insistons sur la « provincialisation » de l’informa- tion française. Celle-ci est habituelle en période normale, sauf événe- ments exceptionnels. Mais durant le confinement, le reste du monde s’est volatilisé, et nous avons perdu tout contact avec lui, sauf à lire les grands médias internationaux. Après avoir occupé la partie nord de la Syrie, et vaincu en partie nos anciens « alliés » kurdes, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a eu le loisir d’occuper la Libye pour préparer la guerre du déconfinement (lancée en juin), et étendre son influence au principal producteur d’hydrocarbures du continent. Les pays du Maghreb ont écarté leurs opposants les plus déterminés, enfermé leurs peuples sous état de siège (un vrai, celui-là), et l’Algérie a pu en finir avec les manifestations du Hirak. Vladimir Poutine a concrétisé sa présidence à vie. Grâce à l’effondrement du prix du pétrole, l’Iran a marqué un nouveau point dans sa stratégie d’encerclement de l’Ara- bie, les Saoudiens ayant dû piteusement quitter le Yémen après des années de guerre. Et les nouvelles puissances industrielles d’Asie ont conforté leur statut de puissances matures ayant déclassé de fait les anciennes puissances d’Europe (il n’y a eu que 7 morts du Covid-19 à Taïwan !). La Chine a en outre brisé la croissance de l’Occident en quelques semaines ; elle est désormais forte de 30 % de la production industrielle mondiale, atteignant presque le monopole dans des sec- teurs stratégiques comme le médicament. De tout cela, les Français n’ont pas – ou presque pas – entendu parler. Marc Bloch a observé dès 1940 cette provincialisation de la France, devenue une vieille histoire :

« La curiosité manquait à ceux-là même qui auraient été en position de la satisfaire. Comparez ces deux journaux quasi homonymes : The Times et Le Temps. Les intérêts dont ils suivent, l’un et l’autre, les ordres, sont de nature semblable ; leur public des deux côtés aussi éloigné des masses populaires ; leur impartialité également suspecte. Qui lit le premier, cependant, en saura toujours, sur le monde tel qu’il est, infiniment plus que les abonnés du second. Même contraste d’ailleurs entre notre presse

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la plus orgueilleuse de ce qu’elle nomme sa “tenue” intellectuelle et la Frankfurter Zeitung, par exemple : la Frankfurter d’avant l’hitlérisme, voire celle encore d’au- jourd’hui. Le sage, dit le proverbe, se contente de peu. Dans le domaine de l’information, notre bourgeoisie était vraiment, au sens du sobre Épicure, terriblement sage. (3) »

Il est tentant de se demander si notre difficulté à suivre les affaires du monde, qui est un fait de structure, tient à ce que nous avons été la grande puissance dominante – entretenant l’illusion que tout ce qui compte se déroule à Paris –, ou bien si cela tient à notre condition déchue. Revenons enfin sur l’un des traits les plus saillants de l’information audiovisuelle et de la presse populaire durant le confinement : l’omni­ présence des informations à caractère sanitaire, social, intime, etc. Ce fut notre acte III. Jamais l’État maternel ou État-nurserie n’a tant mérité son nom. Là se tient la véritable infantilisation des Français. Plus qu’une prise en compte du quotidien de leurs lecteurs, de leurs auditeurs ou de leurs téléspectateurs, les médias ont pénétré dans le quotidien et dans l’intimité des familles, des populations. Des milliers de reportages ont été consacrés aux petits troubles du quotidien, aux examens et aux cours à distance, à l’approvisionnement et aux courses, au télétravail, aux relations intrafamiliales, aux animaux de compa- gnie, aux conséquences du confinement sur nos organismes, aux sports en intérieur, au rangement, à la cohabitation des générations, ainsi qu’à de nombreux autres sujets de « première importance », à en croire leur omniprésence sur nos écrans. À cette aune, l’effondrement économique qui s’annonce en 2020- 2021 – qu’aggrave l’extrême difficulté de millions de concitoyens à sortir de la grande peur que l’on a suscitée –, la mise au chômage de millions d’Européens et la fermeture de centaines de milliers d’entre- prises, la question cruciale du financement de la crise par les hausses d’impôts ou par l’inflation, la rupture créée dans les économies inter- médiaires (du Maghreb à l’Asie post-soviétique mis en péril), la mise

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en danger mortel de l’Union européenne et de l’euro, les tensions américano-chinoises, tout cela a été de peu de poids face au confort hypnotique du nursing ou du care (le soin), pour reprendre les mots américains à la mode. L’État maternel a culminé ; la dépense sans compter de centaines de milliards d’euros pour maintenir le niveau de vie d’un peuple endetté en partie empêché de travailler pendant des mois est certainement la plus étonnante contribution à la science économique que la France pouvait offrir à ses contemporains.

1. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 177. 2. Aude Carasco, « Baromètre médias : pourquoi 4 Français sur 10 boudent l’information », La Croix, 15 janvier 2020. 3. Marc Bloch, op. cit., p. 178.

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eaucoup d’appels à la responsabilité ont été enten- dus en France pendant la crise sanitaire de 2020. Mais de quelle responsabilité parle-t-on ? Celle des élus locaux, qui revendiquent leur droit à l’initiative pour renforcer les consignes sanitaires nationales, Bpar des arrêtés qui limitent encore plus les déplacements autorisés, interdisent les travaux sur leur territoire ou imposent un couvre-feu ou le port du masque dans la rue, excédant ainsi parfois leurs pou- voirs ? Celle des citoyens, appelés par différents ministres à adopter un « comportement responsable » dans leur vie privée – éviter par exemple les rencontres « qui ne sont pas nécessaires » – dès lors que le juge constitutionnel écarte un texte les contraignant à limiter le nombre de personnes pouvant être accueillies chez eux ? Celle des bail- leurs, invités à renoncer à des loyers pour aider leurs locataires en diffi- culté ? Celle des acteurs politiques et administratifs dans le traitement de la pandémie, dont les conséquences auraient pu être aggravées par leurs décisions ou leur absence de décision, ou celle des employeurs dans les risques sanitaires encourus par leurs salariés ?

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Le même mot recouvre à l’évidence des concepts très différents. Le comportement responsable auquel nos dirigeants exhortent chacun d’entre nous fait appel à notre civisme, pour qu’afin de protéger les autres, nous limitions de nous-même l’exercice de nos libertés fonda- mentales – liberté d’aller et venir, liberté de réunion, liberté de culte, droit aux loisirs – au-delà des contraintes que pouvait édicter la loi dans le respect de la Constitution. Un civisme de même nature est attendu des acteurs économiques, invités à restreindre leurs ressources pour faci- liter la vie de ceux qui en sont privés, aux sala- Maryvonne de Saint Pulgent est riés et à leurs employeurs, exhortés à affronter essayiste, musicienne et haute les risques d’un retour au travail pour relancer fonctionnaire. Elle est présidente l’économie. S’agissant des nouvelles responsa- honoraire de section au Conseil d’État. bilités réclamées par les élus locaux, elles visent à accroître leurs compétences juridiques, parce qu’ils s’estiment plus aptes que le pouvoir central à répondre aux besoins de leurs administrés, en prenant en compte les spécificités du terrain et en faisant appel aux solidarités locales : un bon exemple est la fourniture, par beaucoup de communes, de masques artisanaux à leurs habitants. Se prévalant de leur action pendant la pandémie, le président de l’Association des maires de France, François Baroin, a réclamé de nouvelles lois de décentralisation, y compris dans le domaine de la santé. Le paradoxe est que dans le même temps les compétences qui leur sont déjà dévolues dans la gestion des écoles, collèges et lycées les exposent à un autre type de responsa- bilité dont ils demandent à être déchargés : celle que les victimes de dommages résultant d’une réouverture de ces établissements pourraient invoquer devant le juge administratif dans une action en réparation, et surtout celle qui pourrait amener le juge pénal à rechercher s’ils n’ont pas commis une faute dans l’exercice de leurs compétences. De même, leur appartenance au conseil de surveillance des structures hospitalières locales pourrait justifier des recours en responsabilité des victimes de la pandémie et de leurs familles, qui ne se borneront pas à rechercher des fautifs parmi les fonctionnaires et les ministres. Dans cette accep- tion, « responsable » veut dire en fait « coupable ». Les crises sanitaires de ces dernières années ont montré qu’en France les dommages qu’elles provoquent nourrissent un contentieux abondant devant le juge pénal,

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susceptible d’aboutir à des condamnations pour mise en danger de la vie d’autrui qui effraient tous les décideurs, qu’ils soient privés ou publics – les chefs d’entreprise sont au moins aussi inquiets que les élus. D’où la tentative du Parlement, à l’initiative du Sénat, de limiter, dans la loi du 11 mai 2020 qui a prolongé l’état d’urgence sanitaire, la responsa- bilité pénale de ces décideurs. Si le texte finalement adopté a été validé par le Conseil constitutionnel, celui-ci a cependant précisé qu’en pré- voyant qu’il doit être « tenu compte des compétences, du pouvoir et des moyens » dont disposaient les personnes poursuivies « dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire », il n’ajoutait rien à l’in- terprétation, par les juges, du texte précédent : le degré de responsabilité de chaque acteur dépend de sa capacité d’action et de ce qu’il pouvait connaître des conséquences de ses décisions. Les parlementaires se sont néanmoins réjouis de son adoption, de nature selon eux à atténuer le conflit entre deux acceptions principales du terme « responsabilité » – compétence ou culpabilité – : la recherche frénétique de « responsables » peut en effet paralyser l’action et encourager les comportements d’évi- tement du risque, comme le montrent les réticences de certains maires à rouvrir les écoles.

Une envolée des contentieux de toute nature

Ces craintes ne sont pas vaines dans une France depuis toujours championne de la chicane et dont la population nourrit une défiance exceptionnelle envers ses dirigeants, défiance qui préexistait à la pan- démie mais que celle-ci a encore accrue : alors que la crise sanitaire est mondiale, que les victimes françaises ne sont pas les plus nombreuses et que les conséquences économiques sont atténuées par des aides publiques particulièrement généreuses, le mécontentement quant à la gestion de l’épidémie est très largement majoritaire. Il est au contraire minoritaire dans les autres États européens, sauf en Espagne : les citoyens britanniques ont ainsi approuvé à plus de 60 % l’action de leur Premier ministre, alors même qu’ils ont un des taux de mortalité les plus élevés du monde.

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Ce contexte a nourri une envolée des contentieux de toute nature. Recours contre les décisions prises par le gouvernement, jugées tantôt liberticides, tantôt insuffisantes : parmi les 350 requêtes soumises au Conseil d’État pendant les deux mois de confinement, les demandes de nationalisation d’usines ou de réquisition de logements pour fabri- quer des matériels sanitaires ou loger les sans-abri, ou encore de ferme- tures d’entreprises « non essentielles » révèlent qu’au sein des libertés garanties par la Constitution, les libertés économiques n’ont pas la même popularité que les libertés personnelles. Moins sollicités que les juges administratifs, les juges civils ont dû cependant statuer sur le bien-fondé des mesures prises par les entreprises pour protéger leurs salariés contre le virus, et il en est résulté quelques fermetures (les entrepôts d’Amazon, une usine Renault), parfois motivées par de simples irrégularités de procédure. Mais ce sont surtout les pro- cédures pénales qui ont proliféré : début juin, plus de 270 plaintes émanant d’associations, de syndicats ou de particuliers visaient des fonctionnaires et des acteurs politiques, dont 84 dirigées notamment contre le Premier ministre et les ministres et anciens ministres de la Santé, de l’Intérieur, de la Justice, du Travail, pour homicide et coups et blessures involontaires, mise en danger de la vie d’autrui, abstention de prendre ou de provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre et non-assistance à personne en danger, du fait de décisions, d’absence de décision ou de retards dans la préparation à la crise (dont la question des stocks de masques) puis dans sa gestion. Quelques- unes de ces plaintes visent même le chef de l’État, bien qu’il ne puisse être poursuivi en justice pour les actes relevant de sa fonction, sauf en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » constaté par la Haute Cour de justice, composée exclusivement de parlementaires. Pour leur part, les ministres répondent de leurs actes délictuels ou criminels devant le juge pénal, mais quand ceux-ci ont été commis dans l’exercice de leurs fonctions, ils ne peuvent être poursuivis que devant la Cour de justice de la République, composée de quinze juges, dont trois magistrats de la Cour de cassation élus par cette dernière et douze parlementaires, élus par moitié par l’Assemblée nationale et le Sénat. La

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Cour de justice n’examine que les plaintes qui lui sont transmises par une commission de trois hauts magistrats de la Cour de cassation, qui elle-même n’instruit, avec l’appui du procureur ­général ­près la Cour de cassation, que les affaires qui lui sont envoyées par une commission des requêtes chargée de faire le tri des plaintes sérieuses et de classer sans suite celles qui ne le sont pas. La commission des requêtes comprend sept magistrats appartenant aux plus hauts grades du Conseil d’État, de la Cour des comptes et de la Cour de cassation, et elle est présidée par l’un de ces derniers. Ce dispositif, en vigueur depuis 1993, est fré- quemment critiqué pour son caractère trop protecteur et sa suppression était prévue dans le projet de révision constitutionnelle d’Emmanuel Macron : les ministres auraient alors été jugés par la cour d’appel de Paris, mais la commission des requêtes aurait continué de faire un tri préalable des plaintes recevables et sérieuses. La mauvaise réputation de la Cour de justice tient à sa composition majoritairement politique, mais aussi aux filtrages successifs de la commission des requêtes et de la com- mission d’instruction, qui expliquent le faible nombre d’affaires finale- ment jugées par la Cour : sur 1 455 plaintes reçues jusqu’en mai 2018 par la commission des requêtes, 42 ont été transmises aux magistrats instructeurs, 17 d’entre elles ont fait l’objet d’une enquête, 9 ont été renvoyées devant la Cour et 8 ont été jugées. Sur les huit ministres visés par ces dernières (dont Charles Pasqua pour trois affaires différentes et trois ministres différents pour l’affaire du sang contaminé), quatre ont été relaxés, dont l’ancien premier ministre Laurent Fabius, Charles Pas- qua a bénéficié de relaxes sur deux des trois affaires le concernant et les autres condamnations comportaient deux dispenses de peine (Edmond Hervé pour l’affaire du sang contaminé, Christine Lagarde pour l’affaire de l’arbitrage Tapie), et trois peines de prison avec sursis, dont deux assorties d’amendes et une de privation de droits civiques. Il est donc probable que seule une partie très faible des plaintes concernant la pan- démie actuelle donnera lieu à jugement, et moins encore à condamna- tion. On peut attribuer le taux d’échec élevé de ces procédures à l’exis- tence même du privilège de juridiction des ministres, qui les soustrairait de fait à la justice – mais les chiffres démontrent que, pour l’essentiel, les plaintes sont rejetées par des magistrats très expérimentés, sans par-

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ticipation des parlementaires – ou estimer qu’il traduit un usage abusif de la plainte pénale contre les gouvernants, ne tenant que faiblement compte des complexités de l’action publique et procédant de la convic- tion très répandue que dès lors qu’il y a dommage, il y a une faute et un coupable.

Le drame du sang contaminé ne connaît un développement pénal qu’en France

Le réflexe de la plainte pénale, que l’avocat Daniel Soulez Larivière qualifiait le 17 mai dernier, dans Le Journal du dimanche, de « moyen moderne d’élever des bûchers symboliques », s’observe dans tous les domaines de la vie collective et ne vise pas que les ministres. On le constate pour chaque accident majeur (l’effondrement du stade de Furiani, l’explosion de l’usine AZF à Toulouse) et lors des crises sani- taires – avant celle en cours, mentionnons les affaires de l’amiante, de l’encéphalopathie spongiforme bovine, du Médiator et surtout celle du sang contaminé, qui illustre de manière exemplaire les impasses du procès pénal, même lorsqu’il relève des tribunaux ordinaires. Survenu dans les années quatre-vingt, le drame du sang contaminé résulte de l’utilisation, pour soigner les hémophiles, d’un plasma issu de stocks de sang collectés par le Centre national de transfusion sanguine qui étaient contaminés par le virus du sida, identifié par le professeur Montagnier en 1983. Cette année-là, la transmission du virus par voie sanguine n’est que suspectée, un test français de dépistage permettant de détecter les donneurs sains a été mis au point mais ne sera validé que deux ans plus tard par les autorités de santé, et celles-ci savent qu’existe une méthode américaine d’inactivation du virus dans les stocks de sang, par chauffage, disponible à un prix élevé d’acquisition. Entre l’été et l’automne 1985, la France impose le dépistage systématique des don- neurs et cesse de rembourser l’utilisation des stocks de sang non chauf- fés, mais attend l’année suivante pour prescrire la destruction des stocks contaminés. Selon des estimations ultérieures, plus de 4 000 patients français transfusés ou hémophiles ont été infectés.

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Comme la pandémie actuelle, la catastrophe du sang contaminé est mondiale car elle concerne tous les pays pratiquant la transfusion. Mais l’affaire ne connaît un développement pénal qu’en France, le contentieux de la responsabilité ayant partout ailleurs été porté devant le seul juge civil. En 1988, une première plainte contre X est déposée, pour non-assistance à personne en danger et distribution de produits toxiques et deux ans plus tard, l’ensemble des centres de transfusion est mis en cause et les tribunaux administratifs sont saisis de plus de 400 recours en responsabilité contre l’État. Le Parlement vote en 1991 une loi prévoyant l’indemnisation des victimes par un fonds d’indem- nisation, dont bénéficieront 4 000 personnes pouvant prouver avoir été transfusées et être infectées, sans avoir à établir le lien de causa- lité entre les deux, comme elles auraient dû le faire devant un juge. En 1992, le docteur Garretta, ancien directeur du Centre national de transfusion sanguine, ainsi que son adjoint, sont condamnés en cor- rectionnelle à des peines de prison et à des amendes pour tromperie sur la qualité des produits distribués et l’ancien directeur général de la santé est condamné pour non-assistance à personne en danger. Confir- mées en appel, ces condamnations resteront isolées. L’autre volet pénal de l’affaire, où le docteur Garretta et six autres médecins sont pour- suivis pour empoisonnement, complicité d’empoisonnement ou bles- sures volontaires, et le Premier ministre, trois ministres de la Santé et vingt-trois hauts fonctionnaires, dont le directeur de cabinet du Premier ministre, poursuivis pour homicide et blessures involontaires en raison de leur participation aux différentes décisions sur le test de dépistage et le traitement des stocks de sang non chauffés, se termine en 2003, après quinze ans de procédure, par une relaxe générale pour les trente personnes traduites devant les tribunaux ordinaires, un seul des quatre ministres faisant l’objet d’une condamnation symbolique. Les arrêts définitifs jugent qu’au vu des informations dont ils dispo- saient sur la propagation du virus du sida et la dangerosité des stocks de sang distribués par les centres de transfusion, les fonctionnaires n’ont pas commis d’agissements fautifs ayant contribué à la contami- nation des transfusés, et la qualification d’empoisonnement retenue à l’encontre des médecins ne peut être retenue, faute d’intention de

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donner la mort. Dans ses réquisitions devant la Cour de cassation, l’avocate générale, tout en reconnaissant dans cette affaire « l’une des plus grandes défaites de l’histoire de la médecine et du service public de santé », relève que « la justice pénale n’a pas pour vocation de dési- gner un coupable pour tous les accidents de la vie ». Le verdict n’est cependant pas compris par les victimes, ni par l’opinion, qui diagnostique de son côté une défaite de la justice. En revanche des résultats sont obtenus dans les procès devant la juridiction administrative, qui saisit cette occasion pour faire évo- luer sa jurisprudence sur la responsabilité de l’État en matière de politique sanitaire. Si le juge pénal n’a pas pu trouver de coupable parmi les décideurs politiques et administratifs, le Conseil d’État juge, le 5 avril 1993, qu’il y a eu faute de l’État dans l’exercice de la police sanitaire qui lui incombe : il aurait dû, en tant que tutelle du Centre national de la transfusion sanguine, empêcher ce dernier de continuer, à des fins économiques (pour ne pas subir de perte sur ses stocks), de distribuer des produits contaminés à partir du 22 novembre 1984, date à laquelle la Direction générale de la santé avait identifié des cas de contamination parmi les transfusés et les hémophiles et reconnu la dangerosité du sang non chauffé. Selon la célèbre distinction faite au début du XXe siècle par Léon Blum, alors maître des requêtes au Conseil d’État, aucun agent public n’avait cependant commis de « faute personnelle détachable du service » permettant de le poursuivre, et de décharger ainsi l’État de l’obliga- tion de réparer intégralement les dommages causés. Plus important, le Conseil d’État admet, dans un arrêt de principe du 26 mai 1995, la responsabilité des hôpitaux publics dans les dommages causés par la mauvaise qualité des produits fournis par les centres de transfu- sion sanguine, sans que la victime ait à prouver une faute dans l’ad- ministration de ces produits : jusqu’alors, seuls les donneurs étaient garantis contre les risques encourus lors d’une collecte de sang, par une loi de 1961. Une loi du 9 août 2004 inscrit ensuite cette juris- prudence dans le Code de la santé publique, qui prévoit désormais l’indemnisation, au titre de la solidarité nationale et sans obligation de prouver une faute, des victimes de contamination au VIH par

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une transfusion ou par une injection de produits dérivés du sang, prise en charge étendue plus tard aux contaminations à l’hépatite B et C ainsi qu’à celles produites par les vaccins obligatoires. Le traitement judiciaire de ce drame, qui s’est reproduit pour d’autres crises sanitaires, devrait convaincre les victimes de la pandémie actuelle que pour obtenir réparation, ou même faire progresser la prise en charge des risques sanitaires par les pouvoirs publics, il vaut mieux se tourner vers le juge civil ou le juge administratif, car il est plus facile d’identifier une chaîne de causalités, de dysfonctionnements et d’erreurs à l’origine d’un dommage que de trouver un coupable animé d’une intention de nuire ou auteur d’une faute caractérisée au regard de ses possibilités d’agir et de son degré d’information, deux critères indispensables pour convaincre le juge pénal de prononcer une condamnation. Certes, le procès pénal peut donner aux plaignants l’espoir d’obtenir une justice ne se résumant pas à une indemnité mais, dans la réalité, les procédures sont longues et incertaines, et lorsqu’elles échouent, ce qui est le cas le plus fréquent, la frustration des victimes est immense. Au-delà de la réparation due aux victimes, les crises doivent aussi permettre de faire progresser l’action publique en diagnostiquant les erreurs commises, pour ne pas les reproduire, et en déterminant leurs auteurs pour apprécier leur capacité à continuer d’exercer leurs compé- tences. C’est sans doute là que des réformes sont nécessaires, car si l’éva- luation des politiques publiques progresse en France, les conséquences qui en sont tirées restent insatisfaisantes. Si un fonctionnaire n’a pas été à la hauteur de ses responsabilités, sans commettre de faute justi- fiant une sanction administrative, aucune procédure de réexamen de son aptitude et de révision de sa trajectoire de carrière n’est prévue, ce qui nourrit l’impression d’impunité et motive le recours au juge pénal. La carrière politique des gouvernants, en revanche, est beaucoup plus souvent affectée par la mise au jour de leurs insuffisances ou de leurs erreurs, comme le montre une fois encore l’affaire du sang contaminé, qui a coûté à Laurent Fabius ses espérances de présidentiable. L’évaluation de la gestion des crises en dehors du prétoire est donc nécessaire. Elle peut notamment être effectuée par les assemblées parlementaires, que la Constitution charge de contrôler l’action du

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gouvernement et de son administration, au moyen de commissions d’information ou d’enquête dotées d’importants pouvoirs d’investi- gation et pouvant auditionner tous les acteurs, à l’exception une fois encore du chef de l’État. Dès le début de la crise du Covid-19, le Sénat et l’Assemblée nationale ont usé de cette faculté. Le travail de ces commissions ne sera cependant utile que s’il n’est pas entaché de biais politiciens, s’il ne verse pas dans l’interprétation rétrospective et s’il prend en compte la complexité de l’action publique dans une crise sanitaire aussi inédite : comme les juges auront à le faire, elles devront prendre en compte l’imprévisibilité et la soudai- neté de l’épidémie, qui a surpris tous les pays, et la singularité de ce virus, à propos duquel la parole scientifique a été longtemps confuse et contradictoire, alors même qu’elle a déterminé la plupart des déci- sions prises. Même si la mise en jeu de la responsabilité politique des gouvernants et des élus est la plus légitime en démocratie, elle peut aussi avoir ses injustices : ce fut le cas pour l’ancienne ministre de la Santé Roselyne Bachelot, sévèrement mise en cause en 2010 par un rapport de la Cour des comptes et par une commission sénatoriale pour sa gestion de l’épidémie de grippe H1N1, dont le faible impact sanitaire constaté in fine a fait juger excessives les dépenses budgétaires engagées pour la prévenir. Après l’avoir longtemps moquée pour ses stocks trop généreux de vaccins, le tribunal de l’opinion publique la réhabilite aujourd’hui spectaculairement pour avoir pris les précau- tions omises par ses successeurs – sans nécessairement voir le lien entre cette mise au pilori et les leçons erronées qui en ont été tirées, et la part de responsabilité qui lui incombe dans les fautes que ce même tribunal dénonce aujourd’hui.

96 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 PRÉPARER L’ÉTAT À AFFRONTER L’INCERTITUDE › Annick Steta

l est encore trop tôt pour faire le bilan de la pandémie de Covid-19. Nul ne peut exclure qu’une nouvelle vague de conta- minations se produise à l’automne. Peut-être même devrons- nous apprendre à vivre avec le SARS-CoV-2 jusqu’à ce que ce virus disparaisse. Le temps n’est pas non plus venu d’établir la Iresponsabilité individuelle des dirigeants politiques et administratifs français dans la réponse apportée à une crise sanitaire d’une brutalité et d’une gravité inédites depuis l’émergence de la grippe espagnole. Mais il est impossible de nier que cette réponse a été tardive et qu’elle a manqué de pertinence durant les premières semaines de la pandémie, c’est-à-dire au stade où les mesures destinées à casser les chaînes de transmission d’un virus sont les plus efficaces. D’autres pays ont réagi dès que la République populaire de Chine a confirmé, le 31 décembre 2019, l’existence de douzaines de cas graves de pneumonie d’origine inconnue à Wuhan, la capitale de la province du Hubei. La Répu- blique de Chine (Taïwan) a affirmé avoir soulevé le jour même auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – dont elle n’est pas membre en raison de l’opposition de Pékin – la possibilité d’une trans-

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mission interhumaine de l’agent pathogène en cause. Sans attendre la réponse de l’OMS, Taïwan a imposé des contrôles sanitaires à bord des avions en provenance de Wuhan. Elle a également demandé le 6 janvier que les personnels soignants portent des masques filtrant au moins 95 % des particules de diamètre égal ou supérieur à 0,3 micron. La population taïwanaise, qui a gardé un souvenir cuisant de l’épidé- mie de SARS-CoV-1 de 2003, a par ailleurs rapidement adopté le port

du masque. Grâce à ces mesures, Taïwan a Annick Steta est docteur en sciences enrayé la progression du SARS-CoV-2 : fin économiques. juin 2020, ce pays de 23 millions d’habi- › [email protected] tants dénombrait 447 cas d’infection et sept décès. Plus près de nous, l’Allemagne s’est préparée dès janvier 2020 à l’arrivée du nouveau coronavirus sur son territoire. L’hôpital universitaire de la Charité de Berlin a développé dès la mi-janvier un test diagnostique du SARS- CoV-2. À partir de la fin janvier, les médecins de ville ont commencé à tester les personnes présentant des symptômes d’infection par ce virus ainsi que les individus avec lesquels elles avaient été en contact. Cette campagne de dépistage a permis d’isoler les personnes infectées et de limiter la propagation du virus, en particulier aux sujets les plus vulnérables. Durant la seconde quinzaine de mars, les laboratoires allemands ont réalisé entre 350 000 et 500 000 tests par semaine. En France, où le matériel permettant de procéder aux prélèvements et de les analyser manquait cruellement, environ 225 000 tests ont été effectués entre le 24 février et le 27 mars. Plus de 85 % d’entre eux ont été réalisés par des laboratoires hospitaliers (1). L’Allemagne, où la population a eu largement accès au dépistage du SARS-CoV-2 et où le confinement a été moins strict qu’en France, recensait fin juin 194 864 cas d’infection et 9 029 décès pour une population de 83 mil- lions d’habitants. À la même époque, la France, qui compte un peu moins de 67 millions d’habitants, dénombrait 162 936 cas d’infection et 29 778 décès. Le retard avec lequel les autorités françaises ont réagi à la menace représentée par le nouveau coronavirus est d’autant plus surprenant que le premier décès dû au Covid-19 hors d’Asie a eu lieu le 14 février dans un hôpital parisien. En Allemagne, cette maladie a fait ses deux premières victimes le 9 mars, soit trois semaines plus tard.

98 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 préparer l’état à affronter l’incertitude

À l’évidence, les autorités françaises ont tardé à prendre la mesure des conséquences potentielles de la propagation du SARS-CoV-2. Durant de longues semaines, les responsables politiques et adminis- tratifs se sont efforcés de rassurer la population en minorant les risques encourus et en affirmant que les moyens nécessaires pour enrayer une telle épidémie étaient disponibles. Le débat entourant la question du port du masque a été particulièrement révélateur à cet égard. Le 26 janvier, Agnès Buzyn, qui était alors ministre des Solidarités et de la Santé, a affirmé que la France disposait de stocks de dizaines de mil- lions de masques destinés à être distribués en cas d’épidémie. Moins de deux mois plus tard, son successeur, Olivier Véran, a reconnu qu’il ne restait que 110 millions de masques dans les stocks de l’État alors qu’il y en avait plus d’un milliard dix ans plus tôt. Il s’est ensuivi une longue polémique, ponctuée par la publication dans la presse d’en- quêtes détaillées consacrées à l’évolution de la stratégie nationale de réponse aux épidémies. Peu à peu, le grand public a compris que les mesures prises par le gouvernement français pour faire face à l’irrup- tion du SARS-CoV-2 avaient été dictées par la pénurie de masques, de matériel de prélèvement, de réactifs et d’instruments de labora- toire permettant de réaliser les tests diagnostiques. Dans ce contexte, le confinement de l’ensemble de la population durant près de deux mois, du 17 mars au 11 mai 2020, est apparu comme le seul moyen de ralentir la progression de l’épidémie. L’exécutif a tenté de rejeter la responsabilité du défaut de prépara- tion de la France sur les gouvernements précédents. Les données dis- ponibles n’appuient pas cette thèse. La réduction des stocks étatiques de masques chirurgicaux s’est en effet accélérée à partir de 2017. La destruction de centaines de millions de masques jugés périmés a été décidée en 2018 – mais les stocks n’ont pas été reconstitués. Les débats sur la nécessité de relocaliser la production de matériel médical et de produits pharmaceutiques ont par ailleurs occulté une question essen- tielle : celle de la raison pour laquelle la France a, comme d’autres pays, renoncé dans les années soixante-dix à utiliser des masques de protection réutilisables, dont les performances étaient au moins équi- valentes à celles des masques jetables (2). Quelques jours avant sa

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 99 l’épuisement français

mort, le 6 avril 2020, l’économiste de la santé Claude Le Pen avait évoqué le rôle de l’administration dans ce désarmement sanitaire. Son analyse rejoignait celle du professeur Philippe Juvin, chef du service des urgences de l’hôpital européen Georges-Pompidou et membre du parti Les Républicains. Celui-ci a mis en cause « la médiocrité de la haute administration, avec des hauts fonctionnaires qui sont dans l’entre-soi, et une classe politique qui manque de caractère pour s’op- poser » (3). En dépit de leur brutalité, les propos du professeur Juvin ne sauraient être écartés d’un revers de main. Ils conduisent à s’inter- roger sur les raisons profondes qui ont porté les responsables publics français à ne pas prendre suffisamment au sérieux ceux qui mettaient en garde contre la survenue d’une pandémie majeure.

De la difficulté à mobiliser face à une menace lointaine

L’idée qu’un tel phénomène était appelé à se produire s’est diffusée après l’épidémie de SARS-CoV-1 de 2003. En 2005, Michael T. Oste- rholm, directeur du Center for Infectious Disease Research and Policy de l’université du Minnesota, publia un article dans lequel il souli- gnait que la probabilité d’une pandémie dévastatrice s’était significa- tivement accrue. Il appelait les pays avancés à s’y préparer en stockant du matériel de protection et des médicaments antiviraux, en augmen- tant le nombre de respirateurs disponibles, en développant la capacité de production de vaccins, mais aussi en anticipant les conséquences de la survenue d’une pandémie sur les processus de production (4). Un an plus tôt, l’historien américain John M. Barry, professeur à l’École de santé publique et de médecine tropicale de l’université Tulane (La Nouvelle-Orléans), avait fait paraître un essai consacré à la pan- démie de grippe espagnole de 1918-1919. La lecture de The Great Influenza (5) conduisit le président George W. Bush à demander à ses collaborateurs de concevoir une stratégie permettant de répondre à une pandémie comparable. Le souvenir du 11 septembre 2001 facilita leur mobilisation : ils savaient par expérience que des événements tota- lement inattendus aux conséquences extrêmement graves pouvaient

100 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 préparer l’état à affronter l’incertitude

survenir. Dans un discours prononcé en novembre 2005 au National Institutes of Health, l’agence du gouvernement des États-Unis qui supervise la recherche biomédicale, le président Bush dévoila leurs premières conclusions en décrivant de façon très précise la façon dont une épidémie progresserait sur le territoire national et en identifiant les problèmes auxquels les pouvoirs publics seraient confrontés. Pen- dant trois ans, des moyens financiers importants furent consacrés à ce projet. Celui-ci fut toutefois délaissé après le second mandat du président Bush (6). L’essai de John M. Barry convainquit également Bill Gates qu’une pandémie de grande ampleur se produirait presque certainement (7). Le fondateur de Microsoft, qui consacre désormais le meilleur de son temps à la fondation qu’il a créée afin d’améliorer l’accès aux soins de santé et de réduire la pauvreté, exhorta à plu- sieurs reprises les responsables publics du monde entier à développer des moyens de lutte contre des agents pathogènes encore inconnus. Il tint le même discours lors d’une conférence TED de mars 2015, dont l’enregistrement a été abondamment partagé sur les réseaux sociaux lors de la pandémie de Covid-19. Ses appels sont restés lettre morte. Michael T. Osterholm et Mark Olshaker, qui ont mis en garde dans un livre paru en 2017 contre la menace grandissante représen- tée par différents agents pathogènes (8), ont récemment analysé dans Foreign Affairs la réponse des autorités américaines à l’émergence du SARS-CoV-2. Ils utilisent pour ce faire une notion issue de l’écono- mie comportementale : la dévaluation hyperbolique (hyperbolic dis- counting), qui désigne l’augmentation brutale de l’évaluation d’une récompense lorsqu’on s’en rapproche. Le cas d’un individu impa- tient qui préfère une petite récompense proche dans le temps à une récompense importante mais lointaine en constitue une illustration. L’existence d’un tel phénomène explique la difficulté qu’éprouvent les responsables publics à placer la possibilité d’une pandémie au premier rang de leurs préoccupations. Michael T. Osterholm et Mark Olsha- ker constatent par ailleurs que le gouvernement des États-Unis n’a pas interprété correctement les signes indiquant que le SARS-CoV-2 pourrait provoquer une pandémie – signes qui, selon eux, étaient pré- sents dès le début de l’année 2020 (9).

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 101 l’épuisement français

L’ampleur des ravages causés par la pandémie de Covid-19 contraint les pouvoirs publics à réviser en profondeur la manière dont ils appré- hendent l’incertitude. Dans un ouvrage intitulé « Risque, incertitude et profit », publié en 1921, l’économiste américain Frank Knight a proposé de distinguer les situations risquées, où la distribution de pro- babilité des cas possibles est connue, des situations incertaines, où les cas possibles ne sont pas connus. Or le risque est beaucoup plus facile à gérer que l’incertitude. Il est par exemple nettement plus aisé de concevoir les dégâts susceptibles d’être provoqués par une tempête ou une marée noire que de se projeter dans une situation où la présence d’un agent pathogène fait courir un risque potentiellement létal à une partie de la population. De façon à se préparer à une telle éventua- lité, il est indispensable que les pouvoirs publics – qu’il s’agisse de l’administration ou des responsables politiques – renforcent leurs liens avec la communauté scientifique. En France, l’absence quasi totale de culture scientifique aux échelons les plus élevés de l’administration comme au sein de la classe politique constitue un frein majeur à un tel rapprochement. Pour ce qui concerne la fonction publique, les condi- tions de recrutement des hauts fonctionnaires expliquent largement ce qui apparaît désormais comme une faiblesse dangereuse. Le rapport de la Mission haute fonction publique remis au Premier ministre le 18 février 2020 contient à cet égard des informations et des proposi- tions très révélatrices. Les diplômés de Paris représentent les trois quarts des candidats admis au concours externe de l’École nationale d’administration (ENA). Or les disciplines scientifiques sont presque totalement étrangères au cursus de Sciences Po. Cet éta- blissement ne dote pas davantage les étudiants ayant choisi la filière « Affaires publiques » d’une véritable formation disciplinaire. La for- mation par la recherche y est enfin réservée aux étudiants s’engageant dans la préparation d’un master recherche ou d’un doctorat. Autre- ment dit, les trois quarts des admis au concours externe de l’ENA – et une proportion plus importante encore si l’on tient compte des admis issus des autres instituts d’études politiques – n’ont pas bénéfi- cié d’une formation intellectuelle rigoureuse permettant d’apprendre à chercher et à identifier des informations pertinentes, à les hiérarchi-

102 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 préparer l’état à affronter l’incertitude

ser, à quantifier et qualifier les liens unissant des variables, et, in fine, à bâtir une pensée originale sur des bases solides. Si les membres de la Mission haute fonction publique soulignent les vertus de la formation par la recherche, « qui développe la créativité, la ténacité, voire l’humi- lité » (10), ils jugent toutefois préférable que la voie de recrutement réservée aux titulaires d’un doctorat soit limitée à quelques postes par an dans l’école d’administration publique dont ils préconisent la création (11). Cette conclusion est d’autant plus stupéfiante que le doctorat est, comme le souligne ce rapport, le diplôme de référence dans les organisations internationales. Pour tenter de résoudre cette contradiction, les membres de la Mission haute fonction publique proposent d’encourager les hauts fonctionnaires à préparer un doc- torat, par exemple en aménageant leurs premières affectations de façon à ce qu’ils puissent mener une recherche en parallèle. Ceux qui connaissent le mode de fonctionnement de l’administration française savent que la diffusion à dose homéopathique de la formation par la recherche ne changera pas la donne. Pour préparer l’administration à répondre aux défis d’un monde de plus en plus incertain, il est devenu nécessaire de procéder à une révolution culturelle consistant à réduire la place accordée aux gestionnaires et à accroître celle attribuée aux « têtes chercheuses ». La formation par la recherche a une vertu supplémentaire : elle pro- duit des esprits indépendants, qui placent la quête de la vérité scien- tifique avant toute autre considération. François Mitterrand aurait dit qu’il fallait avoir la nuque raide pour ce que l’on estime juste. Quand le monde devient dangereux, les « nuques raides » sont plus précieuses que les adeptes du consensus mou. Là encore, la comparai- son de la façon dont les responsables politiques français et allemands ont répondu à la crise sanitaire du Covid-19 est éclairante. En France, une classe politique déboussolée n’a guère trouvé d’arguments à oppo- ser à la rhétorique guerrière embrassée par le président de la Répu- blique. En Allemagne, la chancelière s’est appuyée sur son expérience de physicienne pour comprendre les risques associés à la propagation du SARS-CoV-2 et concevoir une stratégie permettant d’enrayer l’épidémie. Quand Emmanuel Macron dramatisait les enjeux et en

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 103 l’épuisement français

appelait à l’union nationale, Angela Merkel emportait la conviction en expliquant aux Allemands comment agir pour ralentir la progres- sion du virus. La crise sanitaire a montré que la capacité d’analyse, la rigueur et la pédagogie sont des qualités plus utiles que le brio. C’est une leçon dont nous devrons nous souvenir.

1. Jacques Pezet, « Covid-19 : l’Allemagne effectue-t-elle vraiment 500 000 tests par semaine ? », Libéra- tion, 3 avril 2020. 2. « L’élimination des masques réutilisables est un choix historique discutable ». Entretien avec Bruno Strasser réalisé par Patricia Jolly, Le Monde, 27 mai 2020, p. 27. 3. Fabrice Lhomme et Gérard Davet, « 2017-2020. L’heure des comptes », Le Monde, 8-9 mai 2020, p. 4-25. 4. Michael T. Osterholm, « Preparing for the next pandemic », Foreign Affairs, juillet-août 2005. 5. John M. Barry, The Great Influenza: The Epic Story of the Deadliest Plague in History, Viking Books, 2004. 6. Matthew Mosk, « George W. Bush in 2005 : “If we wait for a pandemic to appear, it will be too late to prepare”, ABC News, 5 avril 2020. 7. Bill Gates, « This book taught me a lot about the Spanish Flu », The Blog of Bill Gates, 18 mai 2020. 8. Michael T. Osterholm et Mark Olshaker, Deadliest Enemy : Our War Against Killer Germs, Little, Brown and Company, 2017. 9. Michael T. Osterholm et Mark Olshaker, « Chronicle of a pandemic foretold. Learning from the Covid-19 failure – Before the next outbreak arrives », Foreign Affairs, 21 mai 2020. 10. Rapport de la Mission haute fonction publique, p. 26. 11. Rapport de la Mission haute fonction publique, p. 35.

104 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 LE VIRUS DE LA VIOLENCE › Jacques de Saint Victor

est peut-être la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale que nous avons entendu parler en France d’un danger d’« émeutes de la faim » dans certaines banlieues, avec la crise sanitaire du coronavirus. Le préfet de C’Seine-Saint-Denis (93) aurait, selon Le Canard enchaîné, envoyé un mail au préfet de l’Île-de-France le 18 avril 2020, pour lui faire part de son inquiétude : « Mon principal risque dans les quinze jours qui viennent est, si l’on excepte le risque sanitaire, le risque alimentaire. » Cette situation, digne d’un pays du tiers-monde, est confirmée par une députée de La France insoumise (LFI) du 93 : « Vous avez des populations qui aujourd’hui ont faim », déclara- t-elle. Et cette réalité en cache logiquement une autre, bien plus délicate à analyser en France. Elle est implicitement évoquée dans la lettre du préfet du 93 lorsqu’il explique les raisons profondes de son inquiétude :

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 105 l’épuisement français

« Nous comptons entre 15 000 et 20 000 personnes qui, dans les bidonvilles, les hébergements d’urgence et les foyers de travailleurs migrants, vont avoir du mal à se nourrir [parce que] l’économie souterraine, de rapine, et l’Uber-économie se sont effondrées. (1) »

Il y a bien un lien tacite, encore délicat à estimer avec précision, entre cette crise sanitaire, la crise de l’économie, en particulier celle « de l’ombre », et ses conséquences criminelles à court et moyen termes. Il est plus loisible de l’étudier dans d’autres pays, où la dimension cri- minelle des problèmes s’observe depuis longtemps. En particulier en Italie, pays où, comme le disait le grand philosophe Norberto Bobbio, le « pouvoir invisible », c’est-à-dire celui des grandes organisations cri- minelles, est « le plus visible ». Durant le confinement lié au coronavirus, une image a fait le tour du monde : celle d’un petit panier de nourriture qui pend d’un balcon d’un des quartiers les plus populaires de Naples. Au bout d’une corde, ce simple écriteau : « Si tu peux, mets ; si tu ne peux pas, prends. »

Cette inscription semblait résumer la belle Jacques de Saint Victor, essayiste, solidarité des quartiers populaires en ces chroniqueur au Figaro littéraire, est professeur des universités (Sorbonne temps difficiles où le virus venu de Chine Paris-Nord et Sciences Po Paris). s’était répandu dans les rues de nos villes Dernier ouvrage publié : Casa Bianca européennes. L’expérience rappelait celle (Éditions des Équateurs, 2019). d’un médecin de la ville de Naples devenu fort célèbre au début du XXe siècle, Giuseppe Moscati, qui, selon la légende, tendait son cha- peau en fin de consultation. Ceux qui avaient la possibilité de le payer s’exécutaient, les autres se servaient dans le couvre-chef. Malheureusement, en Italie comme ailleurs, il y a eu en 2020 beau- coup plus de personnes pour « prendre » que pour « mettre », d’autant qu’une grande partie de la population du Sud est elle aussi payée au noir et n’a pu bénéficier des aides mises en place par le gouverne- ment (comme les dispositifs de chômage partiel). Cette crise sanitaire, vite métamorphosée en crise économique et sociale, a créé des situa- tions dramatiques qui ont profité comme à chaque époque de notre histoire aux groupes les plus riches et les mieux implantés. Un mot

106 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 le virus de la violence

miracle explique tout : « liquidités ». Celui qui dispose d’argent frais peut profiter largement de la situation. « Qui sera en mesure de prêter de l’argent dans le futur deviendra patron du territoire », déclare un responsable de la sécurité de Naples. Et cette affirmation n’est pas uni- quement valable dans les pays de mafia. Les grandes organisations criminelles disposent de trois atouts qui leur assurent des avantages en termes de compétitivité sur les marchés : l’intimidation et la violence qui limitent la concurrence ; la réduction du coût du travail par l’évasion fiscale et l’emploi des travailleurs au noir ; l’obtention de liquidités pour les investissements par des activités illégales (trafic de drogue, usure, vente d’armes, marchés des éoliennes, etc.). Dans les lieux où sévissent les organisations criminelles les mieux structurées, en général les mafias mais aussi les cartels, voire d’autres gangs de haut niveau comme les méga-gangs d’Amérique centrale, ces acteurs du crime ont été parmi les mieux à même de tirer parti de la crise sanitaire, en touchant aux services et aux solidarités. Ils ont pu aider la population grâce aux liquidités dont certains clans dispo- saient en masse avant la crise. On a pu bien le constater en Italie du Sud, dans certains pays d’Amérique latine ou en Turquie par exemple, mais cela n’a pas échappé à certains quartiers de nos banlieues car, contrairement à une idée commune, la France n’est nullement épar- gnée par ce phénomène (2). Sous le couvert de la discrétion, certains responsables de police ou du monde associatif n’ont pas écarté cette hypothèse, en tous les cas dans certaines situations spécifiques (ce qui n’infirme pas, en revanche, les discours dénonçant le surpeuplement et les inégalités sociales de ces territoires (3)). Le maire de Naples, Luigi De Magistris, ancien magistrat, a été l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme en expliquant pourquoi les clans sont les mieux armés dans ces périodes exceptionnelles.

« Les criminels ont de l’argent, ne sont pas embarrassés par la bureaucratie et savent à quelle porte frapper, ils sont très rapides, efficaces et concrets [...]. C’est une course. S’ils arrivent en premier, nous risquons une contagion criminelle. À Naples, mais aussi dans le reste de l’Italie. »

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 107 l’épuisement français

Et on pourrait ajouter dans beaucoup de territoires perdus de notre continent. L’idée est toujours la même : renforcer la pax mafiosa sur les populations locales en les soumettant à un maître inflexible dont aucun geste n’est gratuit. Tandis que les dirigeants de toute la planète avaient pour légitime obsession de combattre l’un des pires fléaux depuis l’après-guerre, dans certaines zones du globe une autre bataille se jouait dans l’ombre : der- rière la lutte contre la faim et la misère se cachait celle de la lutte pour la légalité. Du reste, les experts internationaux réunis par Emmanuel Macron pour préparer les « grands défis » de l’après-coronavirus l’ont reconnu : « Aujourd’hui, il n’y a pas seulement un problème d’inéga- lité, mais aussi d’insécurité (4) » (Dani Rodrik). Ce défi ne concerne plus seulement les pays en développement. La crise du Covid-19 a mis en lumière que des pans entiers du continent peuvent basculer dans des zones de non-droit. Ne serait-ce pas aussi une preuve de la tiers- mondisation d’une partie de l’Occident ?

Comment le confinement a renforcé l’emprise de la mafia

La décision de confiner les populations, comme à l’époque de la peste, a profondément bouleversé les économies fragiles de nom- breux pays. Le phénomène est ancien : on le trouve déjà bien décrit par Alessandro Manzoni dans Les Fiancés, qui est censé se passer au XVIIe siècle à Milan, en pleine épidémie de peste. Et, dans une tri- bune du quotidien La Repubblica, l’écrivain Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, a rappelé que l’une des dernières grandes épidémies à Naples, celle du choléra en 1884, avait conduit le Parlement à voter une aide de plus de 100 millions de lires pour bonifier la ville. Ce fut une véritable course à l’argent pour les groupes les moins scrupuleux de la ville. La commission d’enquête de Giuseppe Saredo, en 1900, parla à cette époque de l’ombre d’une « haute Camorra » (5). Les exac- tions furent si excessives que l’historien Pasquale Villari en conclut : « mieux vaut le choléra que l’assainissement ». Mais, en réalité, cette « haute Camorra » n’en était pas vraiment une : elle désignait plutôt

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des groupes corrompus au sein de la haute administration de la ville. Cette fois-ci, dans le cadre de la pandémie de Covid-19, la donne a quelque peu changé : de puissantes organisations criminelles se sont organisées depuis un siècle, parfois seulement un demi-siècle, sur cer- tains territoires et disposent de revenus importants tirés d’activités illicites, notamment le trafic de drogues ou d’armes, qu’elles peuvent ensuite recycler. Certes, Roberto Saviano est un écrivain et les véritables experts de la mafia, comme l’historien Enzo Ciconte ou l’ancien secrétaire d’État Isaia Sales, grand spécialiste de la Camorra, sont plus circonspects. Ce n’est pas parce que l’activité « philanthropique » de ces clans s’est déjà manifesté dans le passé récent – comme après le tremblement de terre de Naples en 1980, ou la crise économique au Japon dans les années quatre-vingt-dix ou encore dans certaines zones désertées par l’État en Amérique centrale ou latine, à la suite des programmes « d’ajustement structurel » imposés par la Banque mondiale ou le FMI qui ont poussé vers le « moins d’État », on a déjà vu des organisations criminelles locales se substituer à la carence publique et porter secours aux populations locales en difficulté (c’est le cas des méga-gangs du Salvador (6)) – qu’il faut nécessairement la voir toujours à l’œuvre aujourd’hui (7). En outre, dans certains cas, le bénéfice de cette aide a pu être symbolique, tandis que les gains détournés par les organisations étaient eux le plus souvent substantiels. Parfois, le geste mafieux a pu être réel et important. Mais ces gestes « généreux » ne le sont qu’en apparence : il s’agit de profiter de cette situation pour renforcer le « consensus social » en faveur de l’organisation criminelle, comme les clans investissent dans le sponso- ring d’un club de foot ou d’un groupe de musiciens locaux. L’ordre mafieux ne doit pas être surdimensionné mais il doit toujours s’analyser en revanche comme une main de fer, utilisant sa « force d’intimidation » pour renforcer cette légitimité auprès des populations locales et contre- balancer le manque d’État. Mais, depuis 2018, en Italie du Sud, ce « manque d’État » est plus ambigu. Le « revenu de citoyenneté » prévu par le Mouvement 5 étoiles (M5S) a permis de servir d’amortisseur social. Mais pas dans toutes les situations. Le virus a frappé dans les régions riches du Nord

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mais ce sont les régions pauvres du Sud qui ont été les plus marquées par la détresse sociale. Dans le Nord, le virus a tué par milliers, tandis qu’il était moins assassin dans le Sud. Mais il a favorisé le renforce- ment de certaines organisations mafieuses qui avaient connu quelques années de « vaches maigres » depuis le début du troisième millénaire. Prenons l’exemple de Naples. Les grands barons de la Camorra ont presque tous été arrêtés. Mais le confinement est devenu une « bonne affaire » criminelle, notamment pour renforcer l’emprise de la mafia sur ceux qui n’ont pas pu profiter des aides de l’État. Et ils sont nom- breux dans certaines zones où, on l’a dit, le travail au noir est la règle. En l’absence de mesures étatiques (chômage partiel, aides locales), il ne reste plus à ces travailleurs de l’ombre qu’à se retourner vers les clans criminels. Ces derniers ont rapatrié une partie de leurs fonds dis- simulés dans des places off shore (ou simplement dans certaines petites banques locales qui leur appartiennent en sous-main (8)) et profitent donc du manque de liquidités pour proposer l’accès périlleux au crédit mafieux : c’est souvent la question usuraire qui est au cœur du débat, ce que les criminologues appellent « l’usure domestique ». On pour- rait s’imaginer que la mafia risque de prêter à fonds perdu ; mais si les populations ne peuvent pas rembourser les clans, ce n’est au fond qu’un souci secondaire (jusqu’à une certaine limite). Les clans vont disposer par ce biais d’une main-d’œuvre à bas prix qu’ils pourront utiliser pour leurs affaires sales sans trop de difficultés. Ainsi se recons- titue discrètement une nouvelle « armée de réserve du crime ». Il faut imaginer la proportion qu’a pu prendre cette « usure domes- tique ». Pendant les deux mois de confinement, les associations anti- usure italiennes affirment que les demandes d’aide ont augmenté de 100 %. Attention, ces usuriers ne sont pas tous liés aux clans (parfois, il peut simplement s’agir d’un voisin de palier). Mais, quand ils le sont, cela peut être dramatique. En quinze jours, le prêt peut arriver à un taux d’intérêt de 50 %, y compris dans certains cas pour des sommes déri- soires (1 000 ou 2 000 euros). Le colonel Pierluca Cassano, de la Guar- dia di Finanza de Bari, chargé de la question, évoque notamment le cas de familles qui ont eu besoin d’argent pour payer les repas, le loyer ou même leur connexion à Internet afin que leurs enfants puissent suivre

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les cours en ligne (car cette fantaisie du « distanciel » a un coût tacite pour les familles, aggravant les inégalités (9)) ! Pour ceux qui n’arrivent pas à s’en sortir, les taux d’intérêt peuvent bondir à 500 % et le colonel Cassano a même rencontré des taux de 4 000 % ! Même des prêts de sommes modestes peuvent finir par représenter de véritables fortunes. Ce Welfare mafioso est bien évidemment une solidarité de façade, tandis que les clans, eux, n’hésitent pas à détourner l’argent public. On mentionnera juste pour l’anecdote le détournement par certains mafieux, y compris les plus aisés, du revenu de citoyenneté attribué par l’État italien aux foyers les plus modestes (10).

Les clans exploitent l’urgence pour dévorer l’économie

L’autre grande source de préoccupation des autorités, c’est l’aide apportée par les mafias au monde économique. Le tissu des PME du Sud a été lui aussi extrêmement fragilisé par le confinement. Pour rembourser leurs dettes, certaines entreprises ont dû recourir aux services d’usuriers – on retrouve toujours cette question – qui sont pour beaucoup, à ce niveau, proches des mafieux. « Les clans vont exploiter l’urgence pour dévorer l’économie », résume le procureur national antimafia Federico Cafiero De Raho. Celui-ci s’inquiète que ces bandes criminelles puissent devenir des acteurs majeurs de l’éco- nomie. « Nous risquons la contagion criminelle. » Le vice-président d’une des principales associations antimafia (Libera) témoigne de la grande agilité de ces clans criminels :

« Un transporteur routier de marchandises a été appro- ché récemment par quelqu’un qui se présentait comme un conseiller commercial, et qui lui a proposé de lui apporter du capital. Il ne comprenait pas comment il avait pu être mis au courant de sa situation. Il y a au sein des banques des employés qui alertent les mafias sur les entreprises au bord d’une crise de trésorerie. (11) »

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De nombreux cas concrets illustrent hélas cette réalité. La Repub- blica a cité par exemple l’histoire d’un patron de bar de Palerme qui venait à peine de sortir de la banque, en ce mois d’avril, après s’être vu refusé, pour un défaut de paiement préalable, le prêt gouvernemen- tal de 25 000 euros (prévu par décret pour aider les restaurateurs) : « J’étais à peine sorti de la banque quand mon téléphone a sonné, témoigne ce commerçant. Un numéro anonyme. Un homme se pro- pose de m’aider. Quelqu’un lui avait déjà donné mon numéro. Il me fit comprendre qu’évidemment le taux ne serait pas le même que celui de la banque. Un homme à côté de lui me suggéra de ne pas perdre cette occasion. » Finalement, ce patron de bar ne donna pas suite. Mais, selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, les cas d’usure de ce genre ont augmenté de 15 %, notamment dans les régions du Sud comme la Campanie (Naples) ou les Pouilles (12). Ce phéno- mène est ancien en raison de la faiblesse du réseau bancaire dans le Mezzogiorno, et décrit depuis plusieurs années par le criminologue Nando Dalla Chiesa ; il devient aujourd’hui un fléau majeur avec l’ef- fondrement de l’économie (13). D’autant qu’une des grandes surprises de la crise du Covid-19, ce fut la réponse des autorités judiciaires. Dans de nombreux pays, y compris en France, les juges ont, pour des raisons assez confuses, décidé de libérer un certain nombre de criminels. Probablement ­fallait-il rendre les prisons moins invivables et limiter le nombre de détenus par cellule par crainte de la propagation du virus. Mais, dans le lot des libérations, certains noms ont suscité une grande sur- prise. En Turquie, certaines des personnalités les plus influentes de la maffya turque ou relevant des milieux criminels d’extrême droite, ceux qui appartiennent à ce qu’on désigne comme « l’État profond » (derin devlet), comme Alaattin Çakici, ancien membre de l’organi- sation ultranationaliste des Loups gris, important correspondant des services de renseignement et auteur de nombreux attentats, ont été libérées à la suite d’une loi visant à réduire la population carcérale pour faire face à la pandémie de Covid-19 (14). Est-ce une façon pour le président turc de s’attacher les services d’ultranationalistes qui, à l’origine, ne lui étaient guère favorables ?

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Dans certaines zones d’Amérique latine, aux prises avec des car- tels ou des gangs violents, le confinement a aussi permis d’appro- fondir un contrôle « militaire » du territoire. Ainsi, en Colombie, le confinement a accéléré les assassinats politiques car, grâce aux restrictions de circulation, les tueurs à gages (sicarios) savaient où trouver leurs victimes, en particulier les « leaders sociaux », les per- sonnes qui luttent pour les droits de telle ou telle communauté ou qui essayent de s’opposer à la culture de la coca ou de la marijuana. Selon l’organisation non gouvernementale Indepaz, plus d’une trentaine de ces leaders ont été assassinés depuis le premier cas de Covid-19. Fin avril, le Haut Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU résumait ainsi la situation : « Les groupes armés illégaux semblent profiter de l’enfermement de la majorité de la population pour étendre leur présence et leur contrôle sur les territoires. (15) » C’est donc toujours et partout le même scénario sous des formes plus ou moins adaptées aux divers lieux de la planète : une stratégie de contrôle de territoire qui se trouve renforcée par le confinement. Au fond, celui-ci aura joué comme le phénomène d’enchâtellement au Moyen Âge : autour de l’an mil, les populations se sont protégées à l’intérieur des forteresses, laissant le plat pays aux mains des bar- bares. C’est un peu, mutatis mutandis, ce qui s’est mis en place dans certains endroits du monde actuel. En Italie, le gouvernement ne s’est pas non plus opposé à la sor- tie des détenus condamnés à moins de dix-huit mois de prison ou atteints par certaines pathologies ou encore âgés de plus de 70 ans. Des critères qui ont permis à certains chefs mafieux d’être libérés. Ainsi Pasquale Zagaria, du clan des Casalesi, célèbre branche de la Camora rurale du nord de Naples au centre du livre Gomorra de Roberto Saviano. Et d’autres caïds fameux comme Francesco Bonura, de la Cosa Nostra sicilienne, ou Vincenzo Iannazzo, de la Ndrangheta calabraise. Ces caïds ont été libérés de prison et assignés à résidence grâce aux mesures anti-coronavirus. Or le problème est que ces patrons mafieux très dangereux étaient placés sous le régime de l’article 41 bis, c’est-à-dire mis à l’isolement total car ces criminels aguerris peuvent diriger leur clan à partir de

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leur cellule ; il leur suffit d’avoir quelques visites (notamment fami- liales) pour entrer en contact avec leurs partenaires criminels restés à l’extérieur et continuer à commander. Les juges italiens savent qu’au sein des clans criminels, un langage des signes a doublé le langage oral. C’est la raison pour laquelle le législateur italien avait en 1992 décidé d’adopter cet article 41 bis ordonnant la mise en quarantaine absolue de certains chefs de clan. Même si la Cour européenne des droits de l’homme et Amnesty International ont jugé cet article du Code de procédure pénal italien « cruel, inhumain et dégradant », le législateur n’a jamais cédé devant la pression internationale car le peuple se souvient de quoi ont été capables ceux à qui ce régime est imposé. Des criminels comme Toto Riina ou Bernardo Proven- zano avaient des centaines de meurtres sur la conscience, y compris l’assassinat de personnalités comme le préfet de Palerme, le général Dalla Chiesa ou les juges Falcone et Borsellino, considérés comme des héros en Italie. Il y a donc une sorte de consensus « justicialiste » pour accepter cet article 41 bis. Il est évident que remettre ces mafieux dans la nature, même en résidence surveillée, revient à les replacer de facto à la tête de leur orga- nisation criminelle. C’est une étrange conception de la justice et du droit des victimes de la mafia. Il y a eu beaucoup plus de protestations en Italie qu’en France face à ces mesures tendant à vider les prisons pour éviter la prolifération du coronavirus. Ainsi, l’ancien président du Conseil Matteo Renzi a jugé « scandaleuses » ces sorties de prison et demandé que toutes les responsabilités soient établies sur le rôle des autorités, en particulier du ministère de la Justice (16). Qu’importe au fond ces polémiques spécifiques. Elles ne font que rajouter à la confusion de l’époque. Ce qui est indéniable, c’est qu’en cette période de crise sanitaire débouchant sur une crise économique et sociale, le poids des organisations mafieuses lato sensu ne cesse de s’accroître dans leurs zones traditionnelles, et même au-delà, sans qu’il soit évidemment possible d’en mesurer l’ampleur avec précision. Ce phénomène avait déjà commencé au début de la décennie 2010, à la suite de la crise des dettes souveraines. Mais, désormais, avec les déstabilisations économiques liées aux conséquences du Covid-19, il

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est clair que les mafias sont définitivement de retour. Une fois passé le risque pandémique, le monde se retrouvera confronté à un phéno- mène qui ne sera plus un simple microbe mais un véritable « virus criminel » pour lequel il n’existe pas de vaccin.

1. Le Canard enchaîné, 22 avril 2020. 2. Voir par exemple Alexis Deprau, « La police française face au crime organisé », Conflits, 25 novembre 2019. 3. Marwan Mohammed, La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Presses universitaires de France, 2011. 4. Cité par Olivier Blanchard, Le Monde, 30 mai 2020. 5. Sur cet épisode, on pourra voir notre livre Un pouvoir invisible. Mafia et démocratie, Gallimard, 2012, p. 120 et sq. 6. Voir notre article « Crime organisé » in Michela Marzano (dir.), Dictionnaire de la violence, Presses uni- versitaires de France, 2010. 7. Voir sur ce point le très intéressant reportage de Daoud Boughezala « Covid-19, une chance pour la mafia? Roberto Saviano va vite en besogne », Causeur, mai 2020, p. 66. 8. Selon les autorités, l’argent continue à affluer dans les organisations criminelles car les trafics de drogue, entre autres, n’ont pas arrêté avec le confinement, en ville ou dans la périphérie de Naples, l’une des plus étendues d’Europe. Le racket a été mis entre parenthèses, mais les trafics se poursuivent, la nuit, entre le centre et la banlieue autour du Vésuve (en italien les communi vesuviani) ou du nord de Naples à travers un système expérimenté au fil des années (porte-à-porte, dépôt à domicile, à travers la livraison de pizza, sur le dark Web ou autres). 9. « Pierluca Cassano : “Così do la caccia agli strozzini della porta accanto” », La Repubblica, 20 mai 2020. 10. Une récente enquête en Calabre a démontré que le fils de Roberto Pannunzi, considéré comme un des principaux trafiquants calabrais de cocaïne, lui-même marié à la fille d’un des principaux producteurs colombiens de cocaïne, avait touché avec plus de cinq cents personnes une somme indue équivalente à plus de 500 000 euros. 11. Cité dans Le Figaro du 7 mai 2020. 12. « Boss dell’usura, denunce record », La Repubblica, 20 mai 2020. 13. Voir Nando Dalla Chiesa, L’Impresa mafiosa. Tra capitalismo violento e controllo sociale, Novecento Media, 2012. 14. Voir Nicolas Chevironart, Mediapart, 8 mai 2020. 15. Cité dans Libération, 7 mai 2020. 16. Pour mettre un terme à cette polémique, le Conseil des ministres a entériné, dans la soirée du 30 avril 2020, un décret « Justice » pour la phase 2 de la crise sanitaire incluant des restrictions concernant les sorties de prison.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 115 L’ÉTAT POSTMODERNE ET LA SOUMISSION DU POLITIQUE › Anne-Marie Le Pourhiet

a modernité philosophique est fondée sur le postu- lat d’un être humain doué de conscience et de raison capable de s’autodéterminer. Cette vision de l’individu se prolonge par l’idée démocratique de son insertion dans un peuple libre qui s’autodétermine également. LLiberté individuelle et souveraineté politique vont donc de pair dans l’idéal de la démocratie libérale. Cette souveraineté prend en France ses racines dans une longue pratique d’affirmation du pouvoir royal et de réflexion théorique sur la souveraineté. L’œuvre magistrale de Jean Bodin, Les Six Livres de la République (1576), joua un rôle majeur dans l’idée de soustraction de l’État à tout « commandement d’autrui », qu’il soit intérieur ou exté- rieur. De tout cela ont émergé la nation politique et le modèle d’État- nation consacré en 1648 dans les traités de Westphalie. En outre, l’idéal révolutionnaire français proclamant un citoyen libre dans un peuple libre ne voulait rien voir entre le citoyen et la nation, bannissant les sous-groupes et communautés suspectés d’alié-

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ner la liberté individuelle et de fausser l’expression de la volonté géné- rale. Le lien entre la liberté et l’égalité de droit est inscrit en majesté dans le long préambule de la Constitution de 1791 abolissant toutes les distinctions et corporations et concluant : « Il n’y a plus pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français. » Ce que la Ve République et ses initiateurs ont avant tout voulu restaurer en 1958, dans cette tradition multiséculaire française, c’est précisément l’autorité de l’État contre les tribus et factions. Impres- sionnante sous la forme d’un immense V installé le 4 septembre sur la place de la République, la verticalité du Anne-Marie Le Pourhiet est nouveau régime s’affirme d’emblée dans les professeure de droit public. Elle discours de De Gaulle et de Michel Debré et est notamment l’auteure de Droit e les premiers articles de la Constitution : « La constitutionnel (Economica, 10 édition, 2020). souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » César est de retour, la raison d’État avec lui et il suffit de relire de Gaulle pour y voir dénoncées à longueur de chapitres les « féodalités » qui menacent le salut de la France (1). Soixante années plus tard, le grand V du 4 septembre s’est effondré et les factions se disputent le gâteau d’une République privatisée d’où la notion même d’intérêt général semble s’être évaporée tandis que l’État-nation et le peuple se trouvent rangés au rayon des notions réac- tionnaires et nauséabondes. La souveraineté collective est éclipsée par l’apologie et l’idolâtrie de tout ce qui n’est surtout pas démocratique. Les juges, les experts, les ONG, le droit européen et international, les autorités indépendantes, les groupes ethniques, sexuels, religieux, lin- guistiques, régionaux, la « société civile », les médias et même les ani- maux opposent à l’État et au bien commun leurs micro-intérêts caté- goriels, leurs « droits » opportunistes et leurs ressentiments sociétaux. Entre ce que dit la Constitution de l’État démocratique sur la dévo- lution et l’exercice du pouvoir politique et ce que montrent la réalité et la traçabilité des décisions publiques, le fossé est si large qu’il faut bien convenir d’un trompe-l’œil généralisé et d’un énorme mensonge démocratique.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 117 l’épuisement français

Ce qui, dans une république, distingue traditionnellement le droit public du droit privé est la verticalité du premier, assurant la primauté de l’intérêt général sur les intérêts individuels et catégoriels. Le droit public s’impose à travers des actes unilatéraux (Constitution, lois, décrets, arrêtés) exprimant la volonté majoritaire. Les collectivités publiques disposent, pour mener à bien leurs deux grandes fonctions de police et de service public, de prérogatives de « puissance publique » s’imposant unilatéralement aux citoyens, dites « exorbitantes du droit privé » et assorties du monopole de la contrainte. C’est toute cette structure de l’État moderne, fondé sur le principe majoritaire et la distinction entre la « chose publique » (res publica) et les choses privées, qui s’est désarticulée progressivement depuis les années soixante-dix, aboutissant aujourd’hui à l’inversion du système par la soumission du politique à des oligarchies sociétales multiples et des oukases supranationaux devant lesquels il capitule. La classe poli- tique elle-même est d’ailleurs plus souvent composée de parlemen- taires ou de ministres « issus de la société civile » et donc directement guidés par des intérêts catégoriels. La loi, censée exprimer depuis le XVIIIe siècle la volonté générale d’un peuple souverain, est désormais fabriquée, manipulée, amendée, contrôlée, écartée ou même abrogée par une armada de groupes d’intérêts, de militants et d’« experts » de toutes sortes suivis par des juridictions internes ou internationales, elles-mêmes envahies par un lobbying intensif. Mais ce démembrement de l’État s’opère par l’abdication du politique lui-même, qui abandonne avec empressement le mandat qui est le sien.

Démembrement de l’État et soumission du politique

À quoi assiste depuis quarante-cinq ans un juriste ayant commencé ses études de droit en 1971 ? À la transformation de la République en self-service normatif et à la mise au rancart de la démocratie, étouffée par ce que Guy Carcassonne appelait avec malice « des tas de droits ». C’est le 16 juillet 1971, alors que la dépouille du général de Gaulle était à peine refroidie, que le Conseil constitutionnel, saisi par le pré-

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sident du Sénat, Alain Poher, s’empare du pouvoir de contrôler le contenu des lois par rapport aux droits et libertés auxquels le préam- bule de la Constitution renvoie. Il se permet ainsi de changer complè- tement son office en se dotant d’un droit de veto discrétionnaire sur les choix politiques. Ce fut le point de départ de la « dégaullisation » des institutions. Le même Alain Poher profite ensuite de l’intérim du président Pompidou pour ratifier en 1974 la Convention européenne des droits de l’homme. Puis c’est Valéry Giscard d’Estaing qui, la même année, va donner sa bénédiction à la décision de 1971 en étendant le droit de saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, c’est- à-dire à l’opposition, lui permettant désormais de mettre son veto à de très nombreuses lois. En 1975, dans sa décision sur l’interruption volontaire de gros- sesse, le Conseil invite les juges ordinaires, judiciaires et administratifs, à contrôler eux-mêmes la conformité des lois au droit international et européen dans les litiges qui leur sont soumis. La Cour de cassation ne se fait pas prier et écarte immédiatement l’application de dispositions législatives qu’elle juge contraires à une règle européenne et le Conseil d’État va suivre en 1989. François Mitterrand ratifie en 1981 le droit de recours individuel à la Cour européenne des droits de l’homme et en 1983 le protocole sur le droit de plainte individuelle devant le Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU). À partir de ce moment-là, tout est en place pour que le gouver- nement des juges se répande dans tout l’appareil judiciaire national d’autant qu’en juin 2000, pour rivaliser avec le juge judiciaire, le légis- lateur dote le juge administratif de la procédure de référé-liberté lui permettant de paralyser une décision publique sous quarante-huit heures par un contrôle d’opportunité. Enfin, comme le Conseil constitutionnel risquait d’être margina- lisé par le contrôle de conformité de lois au droit européen, Nicolas Sarkozy lui offre en 2008 la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui permet aux justiciables de contester eux-mêmes devant le Conseil une disposition législative qu’ils disent porter atteinte à

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 119 l’épuisement français

leurs droits. Depuis l’instauration de cette procédure, le Conseil est devenu l’antichambre de groupes de pression multiples qui s’y bousculent à coups d’interventions et d’opaques « portes étroites » (mémoires officieux tendant à influencer les juges) lui dictant sa jurisprudence. En tout état de cause, les lois elles-mêmes sont, dès leur prépara- tion dans les ministères ou au Parlement, largement inspirées par ces groupes d’intérêts défendant des causes sectorielles. Les sites de cer- tains organismes militants s’enorgueillissent ainsi de tous les textes dont ils ont obtenu l’adoption, mais « omettent » généralement de déclarer leur activité à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, théoriquement chargée de surveiller le lobbying. Les textes sur les « droits des femmes », par exemple, sont intégralement rédigés « clés en main » par les associations féministes qui se battent comme des chiffonnières pour y faire inscrire leurs concepts douteux (féminicide, emprise, suicide forcé, amnésie traumatique, légitime défense différée, présomption de non-consentement, sidération psy- chique, etc.). Le tableau de l’asservissement politique serait incomplet sans la mention du transfert continu aux institutions européennes de ce que le Conseil constitutionnel appelle lui-même les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ». Ces transferts sont opérés par les traités que ratifie la France et auxquels la Constitution consacre son titre XV, intitulé « de l’Union européenne ». Ce titre anéantit en réalité le titre Ier consacré à la souveraineté en confisquant purement et simplement le pouvoir national au profit de la technostructure et des juges européens, eux-mêmes largement actionnés par les lobbies, qui jouent sur tous les niveaux. Ce sont, en effet, les mêmes groupes de pression que l’on trouve à Paris et à Bruxelles, souvent infiltrés et ins- tallés dans les institutions elles-mêmes, y compris parmi les juges. Les transferts de compétence immenses consentis à l’Union par les traités amputent d’autant le pouvoir politique national, réduit à l’impuis- sance et placé sous tutelle. Cette évacuation par le haut s’accompagne parallèlement d’une vidange par le bas sous l’effet d’une accumulation de textes consti-

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tutionnels et législatifs qui ne cessent d’accroître les pouvoirs nor- matifs des collectivités territoriales au nom de la béatification des « territoires » et de leur « diversité ». Il n’est plus un cénacle d’élus locaux qui n’exige désormais à grands cris son pouvoir de déroger localement aux lois nationales dans ce que Jean-Louis Debré qua- lifiait, dès 2003, de « bazar » et de « république en morceaux ». Les multiples textes adoptés sans discontinuer depuis lors ont trans- formé la France en une tour de Babel où chaque fief entend désor- mais faire ses propres lois. Un nouveau train de réformes dénommé « 3D » (déconcentration, décentralisation, différenciation) se pro- pose encore d’aggraver le capharnaüm territorial. À cette usine à gaz s’ajoute encore une myriade d’officines natio- nales ou supranationales composées d’experts militants (Défen- seur des droits, Commission consultative nationale des droits de l’homme, haute autorité de ceci ou cela, comitologie européenne, dont la prétentieuse Commission de Venise dite « pour la démo- cratie par le droit », comités multiples de l’ONU…) qui pontifient et donnent des leçons au politique en arguant de leur prétendue « expertise » alors qu’elles n’imposent en réalité que les préférences idéologiques ou les intérêts des militants qui les composent. Sur la protection des libertés, il est particulièrement révélateur que la révision constitutionnelle de 2008 ait expressément attribué ce rôle à une nouvelle autorité indépendante dite « Défenseur des droits » n’ayant aucun compte à rendre à l’exécutif ni au Parle- ment, comme si la peste était dans le pouvoir politique démocra- tiquement élu alors qu’en 1789 c’était aux seuls représentants de la nation que les révolutionnaires avaient confié la garantie des libertés. Un livre récent écrit par un avocat, significativement inti- tulé « Le Droit contre les démons de la politique » et illustré en couverture par le tableau de Carpaccio représentant saint Georges terrassant le dragon (2), traduit bien le manichéisme en vigueur dans les milieux juridiques : le droit (c’est-à-dire les juges, les plai- deurs et les militants) est le bien, la politique (c’est-à-dire le peuple et ses représentants élus) est le mal, qu’il appartient dès lors au premier d’abattre.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 121 l’épuisement français

Transférer le pouvoir de décision à des aristocraties politiquement irresponsables est donc devenu l’horizon indépassable de la post- démocratie. Mais toutes ces oligarchies n’ont pas pris le pouvoir de force, il lui a été généreusement abandonné par un pouvoir consen- tant de bonne grâce à sa dépossession.

La servitude volontaire

Dans une rare « opinion dissidente » relative à la décision du Conseil constitutionnel de 1971, qu’il qualifiait de « page la plus ridicule » de notre histoire constitutionnelle, le professeur René de Lacharrière observait l’étrange empressement de la classe politique à accepter sa mise sous tutelle par un aréopage de neuf personnages irresponsables statuant à huis clos. Non contents de se laisser ainsi dépouiller du pouvoir à eux délégués par le peuple français, les élus n’ont ensuite songé qu’à renforcer leur subordination en ajoutant sans cesse de nouveaux barreaux à leur cage. Hormis quelques cas de « coups d’État » spontanés perpétrés par les juges nationaux ou européens, toute l’évacuation progressive de la démocratie et de la responsabilité politique s’est faite par la volonté même des dépositaires de la volonté populaire avec la bénédiction des juristes, universitaires comme praticiens, qui ont trouvé là une source intéressante de promotion et de profit. Révisions constitutionnelles à répétition, ratification compulsive de traités et conventions toujours plus invasifs, échafaudage d’insti- tutions et de procédures contentieuses enchaînant le politique et le réduisant à l’impotence, tout a été fait et voulu par les élus eux-mêmes pour se débarrasser de leur encombrant mandat. Le « nouveau monde » politique issu des élections de 2017 a même fait de cette capitulation son mot d’ordre. À peine élus, les nouveaux députés de La République en marche (LREM) votaient en novembre 2017 deux résolutions éloquentes : l’une « visant à promou- voir les symboles de l’Union européenne » que le peuple français avait pourtant refusés en 2005, l’autre prônant « la co-construction des poli-

122 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 l’état postmoderne et la soumission du politique

tiques publiques avec le monde associatif », c’est-à-dire la coécriture des lois avec les groupes d’intérêts. Tout récemment, un professeur de droit se félicitait aussi de ce que les procédures contentieuses menées par des militants (notamment les référés-libertés devant le juge admi- nistratif et les QPC devant le Conseil constitutionnel) permettent une bénéfique « co-construction » des règles sanitaires et sécuritaires entre les associations, les juridictions et les autorités indépendantes, ce processus oligarchique et opaque lui paraissant merveilleusement « démocratique ». Tous les gouvernements depuis des décennies ont proclamé, la main sur le cœur, vouloir « lutter contre le communautarisme », mais leur bilan législatif démontre au contraire une communautarisation systématique du droit et des institutions, y compris dans le domaine de la puissance publique par excellence que constitue le droit pénal. Pas un responsable politique ni un candidat à une élection n’est capable d’opposer à une revendication communautaire un refus clair et net fondé sur l’intérêt national. La pandémie récente de Covid-19 a vu s’étaler jusqu’à la caricature les travers d’une société fractionnée où chaque catégorie réclamait sa sortie prématurée des contraintes sanitaires au nom de ses « droits » (à la messe, à la plage, au vélo, aux terrasses de café, au foot, à la chloroquine, aux masques, etc.) et inondait le juge administratif de procédures ridicules tendant à exiger d’urgence la réformation des mesures gouvernementales. Après deux mois de restriction justifiée et sévèrement sanctionnée des libertés de réunion et de manifestation, l’on a même pu assister à la scène surréa- liste d’un ministre de l’Intérieur renonçant publiquement à sa mission de maintien de l’ordre sur injonction de minorités ethno-raciales au motif que « l’émotion dépasse les règles juridiques ». La génuflexion politique est ainsi devenue le symbole du nouveau monde où le « res- senti » subjectif dicte la décision publique. C’est la victoire par K.-O. (ou chaos) des droits subjectifs sur le droit objectif et la démission assumée du politique. Le chancelier de Maupeou affirmait autrefois : « Si le roi veut perdre sa couronne, il en est le maître. » Cela n’est en principe pas transposable à la démocratie, par nature inaliénable et imprescriptible.

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Les représentants de la nation n’ont pas le droit de liquider le mandat dont ils sont investis, ce que la Cour constitutionnelle allemande rap- pelle régulièrement et fermement aux députés du Bundestag, au grand dam des progressistes eurolâtres. Cette démission de l’État et du politique traduit en réalité la conta- mination de la France par le modèle polycratique américain, où le libéral-­libertarisme accorde à chaque intérêt organisé et à chaque fac- tion de la société civile une égale reconnaissance dans l’espoir que tous les micropouvoirs (fussent-ils odieux ou mafieux) se freineront mutuellement pour paralyser la capacité de volonté collective et garan- tir l’impuissance générale. Le libéralisme y domine en réalité la démo- cratie en subordonnant la majorité aux minorités dans une culture de la division et du chaos où chaque faction est invitée à s’autodéfendre par les armes ou par le droit, à l’opposé du modèle politique français. Il est paradoxal que ce soit la Ve République gaulliste qui, après soixante années d’existence, ait ainsi vu la tradition républicaine suc- comber, la couronne chuter et le politique s’agenouiller.

1. Anne-Marie Le Pourhiet, « Origines et métamorphoses de la Ve République », in Droit constitutionnel, Economica, coll. « Corpus », 10e éditon, 2020, p. 286. 2. François Saint-Pierre, Le Droit contre les démons de la politique, Odile Jacob, 2019.

124 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 ONFRAY-ZEMMOUR : LA GIRONDE ET L’EMPIRE › Marin de Viry

a base de cette étude enfonce par la rigueur de son échan- tillonnage celle d’une revue scientifique de recherche médicale : j’ai interrogé mes deux boulangères (celle de la semaine et celle du week-end), deux chauffeurs de taxi (l’un chablaisien, l’autre de Cergy-Pontoise), deux ser- Lveurs et deux gérants de bistrot, trois mères de famille catholiques, un père de famille agnostico-bouddhiste, un traiteur asiatique, un pizzaïolo autoentrepreneur, mon plombier honoraire, un fromager d’élite du plateau de Gavot, une caissière de Super U, mon plom- bier en fonctions, mon électricien, deux peintres, deux jardiniers, un professeur des écoles, un carreleur au sommet de son art, un cuisi- niste techniquement fort et commercialement faible, un général de division à la retraite, un stagiaire berrichon de la presse quotidienne régionale, un policier municipal, un compagnon charpentier jovial, un anthropologue mécontemporain et un agent général d’assurances qui avait du temps à perdre. J’ai fait exprès d’éviter les marquises per- chées, les princesses de gauche, les professeurs au Collège de France, ainsi que les écrivains rêveurs, les éditrices parisiennes jolies et repti- liennes et les dangereux intellectuels que je fréquente. S’agissant du

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guide ­d’entretiens, j’avoue ne pas avoir mis de mon côté toutes les garanties méthodologiques. Je leur ai demandé sans façons de racon- ter leur confinement et de me parler de l’avenir de la France. Puis j’ai regardé le débat Onfray-Zemmour, en gardant en tête leurs opinions, leurs sentiments, et leurs espoirs. En voyant Éric Zemmour et Michel Onfray débattre (1), ou plutôt discuter – nous reviendrons sur le contenu de leur échange –, trois impressions dominaient : d’abord celle qu’ils ont gagné, ensuite celle qu’ils n’ont gagné que sur le plan des mentalités, et donc, enfin, que les ennuis commencent. Car il ne suffit pas d’avoir raison contre son adversaire, encore faut-il avoir raison de lui, rappelait Bernanos. Il faut passer de la victoire intellectuelle à la victoire dans les faits. Il ne faut pas seulement être celui qui conclut, encore faut-il prendre la place que tient l’ennemi, réussir la transition de la domination dans les mentalités à la domination politique. Mais dans les mentalités, si j’en

crois mon panel scientifique, le match est Marin de Viry est critique littéraire joué : toute la France est quelque part entre et enseignant en littérature un souverainisme raisonné et un européisme à Sciences Po. Dernier ouvrage publié : Un roi immédiatement (Pierre refondu et réaliste, et réclame un aggiorna- Guillaume de Roux, 2017). mento énergique. Toute la France se fiche › [email protected] éperdument des sectateurs hallucinés de l’abolition des frontières, des militants post-coloniaux de la sécession raciale, de leurs alliées les les- biennes puritaines du monde du spectacle, des gauchistes résiduels alliés aux théocrates venus d’ailleurs, des libertariens affairistes et des islamistes en goguette. Tariq Ramadan pousse son caillou judiciaire dans l’indifférence générale. C’est entourée d’un silence poli qu’Adèle Haenel prouve qu’on peut être une citoyenne excessive et peu intel- ligente tout en étant une actrice passable. La France insoumise, qui a un faible pour ces figures méprisées, est perçue comme égarée quelque part entre une sociologie geignarde à tendance indigéniste, un néo- hugolisme oralement violent, et la tentation esthétique de transformer le peuple en canaille. Je ne sais pas ce qui pousse LFI à délaisser la dignité du peuple, mais laissons la gauche faire le ménage chez elle, et passer d’une culture de la rente de la misère intellectuelle et psycholo- gique à une culture de projet.

126 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 onfray-zemmour : la gironde et l’empire

Nous ne voulons pas dire que tous ces gens-là, les ennemis de nos deux essayistes, ne posent pas de problèmes, ne font pas obstacle à une bonne politique, n’ont pas de munitions. Nous ne voulons pas dire non plus qu’ils sont inéligibles à notre sympathie personnelle ; nous voulons simplement dire qu’ils sont ultraminoritaires, et qu’il est temps de s’en désintéresser entièrement dès lors que la question devient celle de l’orientation politique. La haine de soi qui déborde sur la haine des autres, même si elle est un phénomène génération- nel, même si elle a des relais institutionnels et médiatiques, même si elle irrigue des institutions publiques, notamment universitaires et culturelles, les Français s’en fichent. Les Français ont des enfants, le sentiment que nous avons mis deux mille ans à construire un terri- toire et une république, c’est-à-dire une unité, et beaucoup à perdre dans la guerre civile à laquelle nous préparent les discours commu- nautaristes, voire des tentations sécessionnistes sexuelles et raciales, dont le ridicule saute aux yeux. À perdre : notre âme, notre pros- périté, notre bonheur d’être français, nos anticipations, notre com- munauté de destin, notre manière de vivre et de s’adresser les uns aux autres. Aussi étrange que ce truisme paraisse aux yeux d’une cer- taine engeance vaine et bruyante, les Français pensent qu’il ne faut pas perdre ce à quoi ils tiennent. Une certaine clarté s’est faite, me semble-t-il, aux dépens de la nébuleuse des vindicatifs souffrant de maux imaginaires, devenue idéologiquement négligeable. Pour illus- trer la chose, ce bout de verbatim de mon étude non randomisée : « Ah celle-là, je l’achèterais pour la battre ! » Il s’agissait d’une rus- tique et affectueuse manifestation d’agacement d’un de mes interlo- cuteurs à l’endroit d’une journaliste télévisuelle qui dit bien le rejet, par notre formidable peuple, de l’hystérie, de l’excès, de la démesure, de l’interruption, de l’énervement, et d’une façon générale de l’ex- pression corporelle et orale des excellences de la « com », agacement qui s’étend à toutes les manifestations de l’expression adolescente, de quelque milieu qu’elle vienne. Par ailleurs, j’ai bien senti chez mes interlocuteurs que la gauche ne pourra se relever que si elle exclut les « sécessionnistes » et les exagérés de ses rangs, c’est-à-dire les ennemis de la société, les ratés qui ne ratent personne, les exigeants pour les

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autres, l’esprit de l’employé sournois qui prend les grands principes comme alibi pour cacher sa flemme et l’abandon en douce de l’intérêt général. La gauche ne se propose plus d’exigence pour elle-même, ai-je compris. C’est une bonne définition de la mort. Les Français n’associent plus au diable d’extrême droite tout appel à la réflexion sur l’immigration, le contrôle des frontières ou le sépa- ratisme confessionnel. Pas plus qu’ils n’associent au diable ultralibéral tout appel à la réflexion sur le poids de l’État, ni au diable conservateur tout appel à la réflexion sur l’incapacité de ce même État à tenir son rôle sur le plan régalien – armée, justice, police – tandis que son poids exprimé en pression fiscale est intolérable. Tout l’édifice des tabous est tombé, et il faut en savoir gré à ceux qui, tels Onfray et Zemmour, l’ont sapé. 1985 : touche pas à mon pote. 2020 : si ton pote fait du trafic de drogue au profit d’une mouvance religieuse violente, on va y toucher. Peu importe la couleur de la peau de ton pote. Black, Blanc, beur : en taule ou à l’Académie française, c’est lui qui voit. C’est assez sain, et tout à fait républicain.

La seule problématique qui soit : liberté des hommes, souveraineté du peuple

Je comprends, en consultant mes notes d’étude, que la réaction est devenue une force politique positive. Villiers a le teint fleuri de l’homme politique enfin écouté et sûr d’avoir une postérité. On pour- rait même dire que la réaction est devenue progressiste, si le progrès consiste à fabriquer de l’unité, de l’égalité et de l’universalité concrètes – que je sache, la défense de la liberté est universelle et concrète, l’éga- lité devant le savoir et la sélection par le mérite sont des dispositifs concrets, et le désir de participer à la vie publique et d’en tirer un sentiment d’appartenance est une marque d’unité concrète –, toutes choses que la République ne saurait nier sans se nier elle-même. Chez mes interlocuteurs, exit ce que nous pourrions appeler l’interdiction de penser des années quatre-vingt à 2020, de Mitterrand à Macron compris. Les Français ont appris pendant ces quarante ans à repérer les

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impuissants qui ouvrent la porte aux barbares. Et à faire la différence entre les médias qui ne sont que la caisse de résonance de cette impuis- sance, et ceux qui ont encore un souci d’information. Et ils font spon- tanément le lien entre impuissance et violence : impuissant ne veut pas dire non violent, bien au contraire. La brutalité est la consolation de l’inaptitude à agir dans le monde. Un lien s’est créé, dans l’esprit de mon échantillon, entre souverai- nisme et liberté. Il est devenu évident, il est devenu désirable, mais il est perçu comme inquiétant. Du côté du souverainisme, c’est simple : il existe un regret profond, qui tourne en colère, que la France ne soit plus capable de produire ce dont elle a un besoin vital pour rester un pays d’élite, ni de contrôler, au sein de sa communauté politique, les règles qui prévalent dans l’espace national. Du côté des libertés, j’ai été frappé par le fait que l’apparente soumission à la prise de contrôle de l’agenda des Français par la police était en réalité très mal vécue. Il est vrai que savoir que M. Castaner avait la main sur mon agenda était intolérable. C’est un point bas de mon existence de citoyen français. Je n’ai pas cette nationalité pour qu’un fêtard analphabète qui récite laborieusement des discours indigents supprime mes libertés, couvert par un président qui prétend que nous sommes en guerre. Formule scandaleuse, formule impardonnable, formule irresponsable, sous couvert de laquelle un exé- cutif fasciné par sa puissance à réduire le pays à l’impuissance a connu une phase d’extase… au goût d’agonie sous dose massive d’antalgiques. La rupture de confiance née de ce mensonge est définitive. Le lien entre souverainisme et liberté se construit contre le lien, toujours plus évident et perçu comme la grande escroquerie de ces quarante dernières années, entre mondialisation et mensonge sur le fait que nous serions encore libres. Un pays qui fait dix jours de suite un reportage larmoyant sur une épidémie sans conséquences chez un tiers des marins de l’équipage de son unique porte-avions n’est pas un pays libre. Le sentiment prévaut que si nous avions les moyens de notre liberté, nous aurions la liberté. Pas seulement sur le plan médical et sanitaire, mais aussi sur le plan militaire et de la vie publique. En colère et réveillé : voilà la synthèse de l’état d’esprit de mon échantillon. C’est une bonne nouvelle, si ça ne tourne pas au bain de sang.

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Si nous revenons au débat Onfray-Zemmour, il tentait de tirer les conséquences sur le plan de la doctrine politique de cet état d’esprit, en réalité volcanique. L’auteur de ces lignes n’a aucune tendresse pour Michel Onfray philosophe ou pour Michel Onfray historien des mentalités, encore moins pour Michel Onfray critique littéraire. Ce qu’il dit du christianisme relève d’un défaut de sympathie qui n’est pas philosophique. Je me souviens par ailleurs avoir lu un livre de lui qui commence par une critique d’Adam Smith là aussi abrupte, angu- leuse, qui ne se donne pas la peine de reconstituer l’esprit de la doc- trine, qui tape d’emblée, qui réagit comme si la pensée de bonne foi d’un adversaire pouvait être considérée comme un scandale. Et ce qu’il dit de Stendhal, dont il fait le porte-drapeau de la vulgarité individua- liste, est une catastrophe interprétative qu’on peut pardonner à un militant mais pas à un penseur. Bref, un philosophe qui, après avoir critiqué un peu vite ses préjugés, finit toujours par les prendre pour des vérités intangibles. Mais peu importe au fond qu’il soit plus un « bougeur de lignes », un intellectuel en colère, qu’un auteur impor- tant : il a le courage de mener une offensive pour la démocratie, et c’est cela qui compte pour le pays. Zemmour, lui, mène une offensive pour la puissance. Ils portent chacun un des deux termes de la seule problématique politique qui soit : liberté des hommes, souveraineté du peuple. Beaucoup de commentateurs essaient de les opposer sur un point prétendument fondamental : jacobin contre girondin. Faux débat dans toute sa splendeur : en temps de paix, l’État et les autorités locales, comme sous l’Ancien Régime, peuvent parfaitement se régler, s’entendre, se respecter. C’est la guerre et la défense des intérêts de la nation tout entière qui fait le jacobinisme. Les deux sont compatibles, tant que la paix et la guerre existeront. Enfin, si ces sympathiques intellectuels me donnent l’impression d’avoir gagné, j’ai aussi le sentiment qu’ils ne savent pas encore que faire de cette victoire « cérébrale ». Ce n’est d’ailleurs pas leur métier. Ils ont une forme de timidité face à l’action politique. Un indice : Zemmour a employé discrètement un subjonctif imparfait vers la qua- trième minute de l’entretien. C’est le signe que l’amour de la civilisa- tion à travers la célébration de sa langue domine dans son esprit, à un

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moment où l’on s’interroge sur son rôle politique. Il est vrai qu’il a de quoi hésiter : Zemmour, qui connaît son monde par cœur, doit à peu près penser que la gauche est pour longtemps à la rue, et qu’il faudra cinquante ans pour qu’elle redevienne honorable, c’est-à-dire qu’elle travaille pour le peuple. Quant à la droite, elle se fera toujours rouler par elle-même, c’est-à-dire, pour le dire à la serpe, par ses contradic- tions entre l’intérêt de la nation à moyen terme et celui de son por- tefeuille à court terme. À continuer comme ça, elle n’aura ni l’un ni l’autre, bien entendu. Pour Onfray, c’est un programme spatial qu’il faudrait concevoir pour qu’il comprenne quelque chose à l’économie et à l’art de la prise de décision politique, qu’il confond tous les deux avec l’acte d’appuyer sur un bouton. Appuyer sur un bouton dans ces domaines, ce serait possible… sous la terreur jacobine qu’il abomine. Mais tout cela ne les empêche pas de taper dans le mille du point de vue des déterminants de l’opinion politique. Ils ont gagné dans les esprits, mais qui peut gagner pour eux dans le réel ? Reste que le plaisir de soutenir l’honneur d’être français, exprimé et partagé d’une part par le rejeton intellectuel et athée d’une dynas- tie de Vikings manuels installés en Normandie et d’autre part par le descendant d’une famille juive algérienne installé au Figaro, a quelque chose de profondément réjouissant, de gaiement national, autant et finalement de la même manière que s’ils étaient gascons. Nous atten- dons que les politiques se saisissent de cette gaieté.

1. Éric Zemmour face à Michel Onfray dans l’émission « Face à l’info » animée par Christine Kelly, le 29 mai 2020, sur la chaîne CNews.

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LITTÉRATURE

134 | Dépôt de bilan › Éric Neuhoff

141 | « La destruction fut ma Béatrice » › Sébastien Lapaque

148 | Chateaubriand et Tocqueville › Marc Fumaroli

156 | Marcel Aymé : d’un ami l’autre › Céline Laurens

165 | La longue durée et le grand large. Identité française et politique étrangère › Tony Corn

174 | L’humilité politique : portrait du président- philosophe Masaryk › Ulysse Manhes DÉPÔT DE BILAN

› Éric Neuhoff

L’auteur de (Très) cher cinéma français dresse le bilan désenchanté de ses 60 ans.

uand même, nous avons été au-dessous de tout. Vraiment, nous n’avions pas voulu ça. Était-ce cela, nos vies, rien que cela ? La soixantaine, putain. 60 ans. Cela a fini par arriver. Qu’avons-nous fait Q de tout ce temps, hein ? Nous n’avons même pas été capables d’avoir le Goncourt. Nous n’avons pas été fichus d’attraper un solide cancer. Nous avons raté nos mariages et nos accidents de voiture. Les choses nous sont tombées dessus sans que nous nous en apercevions. Nous avons écrit dans tous les journaux possibles et imaginables. Il y a plein de titres qui ont disparu. À 20 ans, voir notre nom dans Pariscope nous semblait le comble de la reconnais- sance. Au début, nous aurions pu réciter nos articles par cœur. Nous pensions que la terre entière les avait repérés. Nous rêvions de publier

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des romans qui auraient démodé Tendre est la nuit, laissé L’Attrape- cœurs sur le carreau. Nous sommes devenus des écrivains moyens, des survivants. Nous ne l’aurions avoué à personne, mais nous étions romantiques et passionnés. Baisser la garde ? Plutôt crever. Tout nous était dû. Nos études étaient restées en plan. Les autres prépa- raient l’ENA, intégraient Normale sup. Nous lisions Monsieur Jadis, arpentions le VIe arrondissement sur les traces d’Antoine Blondin. Sécher les cours était notre sport favori. À Éric Neuhoff est journaliste et la Sorbonne, les professeurs ne servaient à écrivain. Derniers ouvrages publiés : rien. Nous n’avions pas besoin d’eux pour Les Polaroïds (Rocher, 2018) et savoir ce qui nous servirait de modèle. Nous (Très) cher cinéma français (Albin Michel, prix Renaudot essai 2019). tâchions de ressembler à Maurice Ronet dans Le Feu follet. Le tweed nous grattait. Les cravates en tricot étaient à l’époque une denrée rare. Les années soixante-dix cultivaient les pattes d’éléphant et les chemises pelle à tarte. C’était la honte. Le loden régnait rue d’Assas. À Censier, c’étaient les duffle-coats. Nous avions des réductions dans les cinémas du Quartier latin. Par quel miracle ne croisions-nous jamais l’Isabelle Adjani de La Gifle devant la faculté de médecine rue des Saints-Pères ? Le Rouquet, boulevard Saint-Germain, était notre QG. Ce café est un des seuls endroits à ne pas avoir bougé. Ce miracle résistera-t-il à l’assaut des boutiques de luxe ? Vuitton a remplacé la libraire La Hune, où le personnel était si désagréable : il refusait de vendre Marcel Aymé. Nous achetions des 33-tours en face, au Drugstore, qui restait ouvert jusqu’à minuit. À Montparnasse, rôdaient les fantômes de Fitzgerald et d’Hemin- gway. À La Closerie des Lilas, les irish-coffees étaient les meilleurs du monde. Au Rosebud, il fallait commander du chili con carne. Du vin du Poitou l’accompagnait. Les serveurs avaient des vestes blanches. Des disques de jazz tournaient sur le pick-up, au bout du comptoir. Parfois, nous apercevions Jean-Pierre Léaud, avec sa mèche qui lui tombait sur le front et qu’il ramenait tout le temps en arrière avec la main. Antoine Doinel buvait des cocktails et nous n’osions pas l’aborder pour lui dire qu’il avait enchanté notre adolescence. Nous ne sommes pas revenus au Rosebud. Est-ce dans les toilettes de ce bar que Fitzgerald montra son anatomie à Hemingway, inquiet de

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sa virilité à cause d’une remarque signée Zelda ? En tout cas, c’était rue Delambre. À l’angle, nos futurs éditeurs avaient table ouverte au Dôme. Il faudrait récapituler les déjeuners qui eurent lieu là-bas avec Albin Michel. Le Point y avait aussi son rond de serviette. Le mille-feuilles était irréfutable. Francis Esménard félicitait un Nick Tosches éberlué d’entendre ce Français l’accueillir d’un tonitruant : « You have written a fucking great book » (l’accent ne pouvant pas être transcrit par les caractères d’imprimerie). L’Américain se tourna vers l’assemblée et lâcha : « Who is this guy ? » Dans le box voisin, Richard Ducousset réclamait ses cigares. Désormais, il est interdit de fumer dans les restaurants. Les gens sortent au milieu des repas, laissant leur assiette entamée, leur serviette roulée en boule sur la table. À midi, les clients se contentent d’une demi-Badoit. Nous n’en étions pas encore là. Nous avions quoi, 20 ans et quelques. L’avenir, nous n’en ferions qu’une bouchée. Nous fûmes des champions du dérisoire, des médailles d’or de la pirouette. Le sérieux n’était pas pour nous. Notre devise ? Un haussement d’épaules. Avec ça, nous n’irions pas loin. Nous y sommes. La course est (presque) finie. Nous faisions les malins au bar du Pont-Royal. Geneviève Dor- mann allumait sa première cigarette. Sollers en était déjà au bloody mary. Nous buvions n’importe quoi, bière ou champagne, bordeaux ou chardonnay. Un chapitre des Rats se tenait dans ce repaire en sous-sol. Un soir, Bernard Frank y a perdu son alliance. L’hôtel a été restauré. Le bar est désormais au rez-de-chaussée. Personne n’y va. Gallimard a perdu sa boussole. Pour Grasset, la situation n’est guère plus brillante. Le Twickenham, ce pub anglais qui faisait office pour eux de base arrière, a été transformé en magasin de vêtements italiens. On est sobre, de nos jours, dans l’édition. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’un progrès. Des foies sains n’incitent pas aux chefs- d’œuvre. Les vitrines des libraires sont remplies d’auteurs n’ayant jamais entendu parler des gamma-GT. Nous étions pigistes. Nous avions nos premières cartes de cré- dit. Les notes de frais, il faudrait attendre un peu. Paris était plein comme un œuf. Les nuits étaient agitées. Les gueules de bois se suc-

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cédaient. Un jour, il faudra raconter tout ça. Les taxis étaient nos résidences secondaires. On les identifiait à leur lumière verte. Elle nous paraissait remplie d’autant d’espérance que le cœur de Gatsby. Le sport consistait, front collé contre la vitre, à regarder les façades des immeubles, les premiers étages illuminés. Parfois, des silhouettes se découpaient dans le rectangle de la fenêtre. Les maîtresses de mai- son avaient de petites robes noires. C’étaient d’autres vies que les nôtres. Dans les rues de la nuit, les G7 – il n’était pas question d’Uber ou de Kapten – nous emmenaient au Bus Palladium, aux Bains-Douches, à l’Élysée Matignon. Ces syllabes résonnaient à nos oreilles comme des noms de batailles. C’étaient nos Verdun, nos Diên Biên Phu. Il y eut la saison des tequila sunrise, des gin-pam- plemousse, des bourbon sour. Nous dînions à La Ciboulette : telle était notre excuse pour nous rendre en face de Beaubourg. Jean-Pierre Coffe officiait en vaste blouse à carreaux. Il était jovial et impétueux. Le chablis coulait à flots. Sur le parvis, le musée imitait soudain le paquebot de Fellini. Nous pensions que cela allait durer toujours. En 2020, La Cibou- lette est un fast-food. Puis nos livres sont sortis. Notre certitude de remplacer Sagan fit long feu. Quand nous passions à « Apostrophes », nous en vendions encore moins que lorsque nous n’étions pas invités. Cet exploit nous désolait à peine. Notre paresse n’était pas trop visible, car les mots étaient nos complices. Ils surgissaient comme si de rien n’était. Ce miracle nous paraissait naturel. Bizarrement, il n’a pas cessé. Le résul- tat vaut ce qu’il vaut. L’angoisse de la page blanche figurait aux abon- nés absents. Il aurait peut-être fallu souffrir davantage. Les affres de la création, très peu pour nous. « Nouveaux hussards », on nous baptisa. L’étiquette provoqua des sourires. Nous ne l’avions pas volée. Elle nous colle à la peau. C’est dire si nous nous sommes distingués par la suite. Voilà ce qui se pro- duit à force de citer Nimier à tout bout de champ. Les hussards sont descendus de cheval. Ils siègent dans des jurys, surveillent leurs kilos en trop, se sont habitués à la conduite automatique. Aucun mort sur la route parmi les écrivains d’aujourd’hui.

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Nous avons enterré les années quatre-vingt un 31 décembre au Meurice. Trente ans plus tard, nous avons récidivé. Il y avait eu des morts. Jean-Michel Gravier avait tiré sa révérence. Il fit ça dans le secret et avec élégance, laissant derrière lui un récit qui récapitulait ses admirations et un bref roman dont les aficionados se chuchotent le titre comme un mot de passe. Nous repensons à lui, avec ses grands yeux étonnés, sa façon de mettre sa main devant la bouche quand il riait, son éternelle doudoune rouge. Frédéric Berthet est parti entre Noël et le jour de l’An. Sans s’en douter – ou plutôt si, bien sûr qu’il s’en doutait –, il décrivait la scène dans Daimler s’en va, la femme de ménage qui découvre le corps inanimé dans le salon. Il est mort d’alcool et de désespoir. Nous gardons son numéro de téléphone dans nos carnets d’adresses, ces agendas Hermès au cuir tout gondolé, aux coins abîmés. Nous n’avons pas oublié cet appartement de la rue Tour- nefort, perché sous les toits, vaguement moderne, avec une terrasse. Un piano trônait dans la pièce principale. Des verres qui avaient dû contenir du vin blanc patientaient sur la table basse. Berthet avait ses grosses lunettes, ses polos bleu marine boutonnés jusqu’au col, cet air de professeur détaché dans une université de Nouvelle-Angleterre, le type que les étudiantes en jupe plissée – des sosies d’Ali MacGraw ou de Candice Bergen – attendaient dans son bureau après les cours. Nous nous souviendrons qu’il aimait Nabokov et les coups de télé- phone qui n’en finissaient pas. Nous le relisons régulièrement. Nous continuerons. Le bilan est lourd. Il n’y a pas de quoi se vanter. Toutes ces femmes que nous n’avons pas su aimer, qui se sont perdues dans la vie urbaine. Elles tiennent le bras d’autres hommes, ont pratiqué la chirurgie esthé- tique. Elles ont refait leur vie, comme on dit. Nous, la vie nous a refaits. Se tirer une balle dans la tête, se tuer au volant d’une Aston Martin, avoir une crise cardiaque au cinéma, s’effondrer sur la nappe au restau- rant, ces solutions extrêmes nous auront été épargnées. La carcasse avait tenu le coup, vaille que vaille. Le délabrement menaçait cependant. Il était fréquent de se réveiller au milieu de la nuit, en nage, avec une terrible envie de pisser. Nous nous étions envi- sagés en vieillards magnifiques, nimbés de légende, retirés dans des

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maisons à la campagne, avec des labradors au pelage chocolat, une cave de précision et des murs garnis de Pléiade. Les amis étaient censés venir le week-end. Le feu brûlerait dans la cheminée. Les hostilités commenceraient par des kirs bien tassés. À la place, nous donnons des rendez-vous au Lutétia et attaquons un deuxième Moscow mule. Encore une gorgée, et nous nous mettons à regretter Giscard. Aïe. Ça ne va plus du tout. Mieux vaut rentrer chez nous nous exciter sur des présentatrices de météo. Nous avons voulu écrire le grand roman de la quarantaine, puis celui de la cinquantaine. Nous n’avons rien fait. Soixante ans son- nèrent le déclin, sifflèrent la fin de la récréation. Comme nous avions pu aimer le champagne ! Cela nous a passé, comme le reste. Tout cela s’était donc résumé à du folklore. La comédie n’amusait plus grand monde. Nous avions cessé de faire illusion. Le siècle vingt et unième fut le cimetière de nos impostures. Nous aurions dû abaisser nos tarifs. Les putains sur le retour n’agissent pas autrement. Nous assistons à de plus en plus d’enterrements. Et nos livres, nos pauvres livres, plus ou moins épuisés, à moi- tié oubliés. Ils nous parlent d’un temps où nous étions farouches et inconscients, pas effrayés par des rêves de grandeur. Ces milliers d’ar- ticles, dispersés dans la presse, évoquant des épisodes bientôt effacés, cette cohorte de phrases qui sortaient du stylo comme du dentifrice quand on appuie sur le tube. Nous avons déménagé cent fois, divorcé presque autant. Les rup- tures ne parvenaient plus à nous démolir. Qu’est-ce qui aurait encore pu nous foutre en l’air ? C’est bien le drame. Aucune réponse ne nous vient. Le Pont-Royal n’existe plus. Les Bains abritent un hôtel cinq étoiles. Il reste Le Rouquet, le bon vieux Rouquet, avec ses tables en formica, son carrelage à l’ancienne, cet air de décor pour film de Godard. Avant, il y avait un flipper, sur la droite en entrant. Nos fils vont chez Castel. La boîte a été retapée. Des bites sont dessinées sur la moquette. Les clients (défense de dire les membres) marchent sur des couilles. Il y a des académiciens plus jeunes que nous. Le président de la République, on n’en parle même pas. Les souvenirs s’effacent. Il y a eu toutes ces années rassemblées en un ridicule petit tas. Nous

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avons vu notre jeunesse mourir sous nos yeux, comme un chien qui se roule en boule dans sa niche. La vieillesse ne nous guérira pas. Nous avons continué à raisonner comme dans les livres, à respirer dans un monde de papier. Les aînés ne sont plus là. Nous n’avons pas pris la relève. Un immense vide s’étend autour de nous. Nous avons été des fils par vocation. Nous serons des orphelins par nécessité. Il n’y aura plus beaucoup d’hivers. Qu’est-ce qui nous attend ? Un jour, un jour peut-être, nous aurons l’âge d’homme. Suffit.

140 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 « LA DESTRUCTION FUT MA BÉATRICE » › Sébastien Lapaque

a première fois que j’ai rencontré Bernard-Henri Lévy, c’était en octobre 2001, quelques semaines après les attaques terroristes perpétrées aux États-Unis par des membres du réseau djihadiste Al-Qaida à l’aide de quatre avions de ligne utilisés comme des bombes incendiaires. LDeux heures de terreur et près de 3 000 victimes. À l’époque, le philo­ sophe habitait encore boulevard Saint-Germain, au débouché de la rue du Bac. Il venait de faire paraître Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire (1). À ses carnets publiés dans Le Monde au printemps 2001, il avait ajouté 250 pages rédigées dans l’urgence sur les événe- ments du 11 septembre 2001 et leurs suites, essayant de comprendre l’extension tout autour du monde de la violence extrême et du chaos. Deux images m’avaient particulièrement frappé, dans la suite de visions apocalyptiques du 11 septembre 2001, deux images apparte- nant de plain-pied à l’histoire des rêveries des avant-gardes poétiques, par l’intermédiaire des futuristes russes et italiens : celle des aéroplanes lancés sur l’œuvre des hommes et celle de la « ville qui monte » s’ef-

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fondrant brusquement. En découvrant le cœur de New York brutale- ment réduit en cendres, je n’ai pas pensé à la malédiction du Ciel sur Babel, Babylone et Ninive (2), j’ai songé aux peintres et aux poètes qui avaient transformé leur admiration haineuse de la ville moderne, rugissante et mécanisée, où l’homme est devenu minuscule, en esthé- tique nouvelle. Mieux que la révolte absolue, l’insoumission totale, le sabotage en règle : la mort en temps réel. L’attaque avait eu lieu tôt le matin. J’ai alors pensé au mot d’ordre de Marinetti : « Tuons le clair de lune ! » Et je Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro me suis souvenu de Rimbaud : « Un soir, j’ai littéraire. Il collabore également au assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai Monde diplomatique. Son recueil Mythologie française (Actes Sud, trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » 2002) a obtenu le prix Goncourt de Cette vitesse, cette surprise, cette brutalité, la nouvelle. Dernier ouvrage publié : ce mépris de toute forme de beauté héritée Théorie de la bulle carrée (Actes Sud, 2019). du passé, cette horreur en acte, n’était-ce pas › [email protected] ce dont une grande partie des avant-gardes artistiques avaient rêvé depuis un siècle et demi – depuis la mise en crise de la raison prétendument héritée des Lumières ? N’était-ce pas le programme enfin réalisé de cette bohème d’un genre un peu particu- lier – dadaïstes, surréalistes et actionnistes viennois – qui, depuis cent cinquante ans, répétaient qu’ils préféraient un criminel à un bourgeois ? J’ai également pensé à Rimbaud : « L’élégance, la science, la violence. » Ces Twin Towers montées lentement dans le ciel de New York et tom- bées brutalement : une certaine idée de l’élégance, dans toutes les folies destructrices des plasticiens contemporains. Les avions détournés : la science. La pulvérisation de milliers de corps : la violence. Mais c’est de Stéphane Mallarmé que j’ai d’abord parlé à Bernard- Henri Lévy. De Stéphane Mallarmé et d’une proclamation qu’on a longtemps cru insolente avant de découvrir à quel point elle pouvait devenir morbide : « La destruction fut ma Béatrice. » D’une certaine manière, l’œuvre de mort accomplie par l’Égyptien Mohammed Atta et les Saoudiens Satam al-Suqami, Waleed al-Shehri, Wail al-Shehri et Abdulaziz al-Omari en lançant un premier Boeing sur le World Trade Center avait été annoncée, représentée et célébrée en de très nombreuses circonstances par des artistes accompagnant le chaos régé-

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nérateur – sinon la destruction créatrice. Et puis cet acte fou et sa dif- fusion immédiate, sur presque tous les écrans de télévision du monde, si tôt le matin à New York, ce meurtre à grande échelle qui inspirerait tant de romanciers, de cinéastes et de plasticiens, n’était-ce pas le plus grand et le plus sauvage happening de tous les temps ? Je revois le visage légèrement contrarié de Bernard-Henri Lévy, le sourcil dressé. « Ah, Mallarmé. Je ne vous attendais pas sur ce sujet… » Et pour cause. Nous n’étions pas très nombreux, dans les dernières années du premier septennat de Jacques Chirac, à faire le lien entre les « abolis bibelots d’inanité sonore » et le grand fracas du 11 septembre. Je suis tout de même assez fier, quand j’y repense, de savoir que lors de sa relecture de notre entretien, qui allait être publié dans Le Figaro littéraire du 25 octobre 2001, Bernard-Henri Lévy a intégré une partie de ma question dans sa réponse. C’était beaucoup plus simple comme ça.

« La fascination pour la guerre, chez de nombreux écrivains, n’est-elle pas d’abord une fascination pour la destruction, présente au cœur de la modernité poé- tique ? – “La destruction fut ma Béatrice”, oui… Mal- larmé. Marinetti et les futuristes. Apollinaire, sûrement. D’autres. Cette fascination existe, vous avez raison. Et, d’une certaine façon, mon livre n’est qu’un interminable débat avec ça, avec cette tentation. (3) »

Il m’arrive de retrouver Bernard-Henri Lévy. Il se souvient de notre première rencontre, de cet interlocuteur évoquant le poète du fameux « coup de dés » et les futuristes à propos de Mohammed Atta et de sa clique d’assassins. Je ne lui ai pourtant rien dit de très original ou de surprenant. Je me suis souvenu que les futuristes étaient fascinés par l’architecture verticale et par les avions, « structures portantes » de l’esthétique nouvelle du 11 septembre. Au lendemain des attentats du 11 septembre, Bernard-Henri Lévy s’était efforcé de jeter des torches dans les ténèbres en rappelant une tendance autrefois bien française à exalter la guerre des autres. Dans

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l’horreur de l’événement new-yorkais, il avait relu les pages de Drieu, de Cocteau et d’Apollinaire qui restent capables de le fasciner et de lui faire beaucoup de mal.

« C’est une grande énigme pour moi. Tous ces hommes ont vu la guerre. Ils l’ont faite. Ils savent, autrement dit, que c’est l’horreur, l’abjection, la réduction des hommes à un état de quasi-animalité. Comment peuvent-ils, alors, changer cette beauté et cette morale de la guerre ? (4) »

De mon côté, outre à Rimbaud, à Mallarmé et sa Béatrice, c’est à Tourguéniev et à Dostoïevski que j’avais pensé. Face au nihilisme en acte, c’est toujours à Pères et filset aux Démons qu’il faut en revenir — à ces Démons pour lesquels Pierre Boutang a jadis rédigé une préface lorsque le livre en français était encore intitulé « Les Possédés » (5). Ce qui est décisif, chez ces romanciers russes, c’est qu’ils ne séparent jamais le nihilisme politique du nihilisme artiste. Dans une mansarde éclairée à la bougie, il y a un poète qui compose des vers plus ou moins savamment rédigés dans lesquels il proclame : « Que périsse l’huma- nité ! » Et un peu plus loin dans la même ville, il y a des fous qui passent à l’acte. Avant de devenir un criminel, le révolté nihiliste est souvent un fanfaron. Comme le héros du film de Dino Risi Le Fan- faron (Il sorpasso), c’est un être qui a pour programme de se surpasser. C’est toute l’histoire du roman russe et c’est, jusqu’à ce jour, l’his- toire de notre nihilisme. Voilà pourquoi, autant qu’elle nous accable, l’œuvre de mort des islamistes nous fascine – ou nous « sidère » comme disent les gens à la télévision. On cherche souvent une réponse politique à notre angoisse face à ce déferlement de violence. Car il est en partie lié à une forme de dépolitisation de la guerre évoquée par Bernard-Henri Lévy.

« Ben Laden, c’est l’anti-Clausewitz. La guerre, pour lui, c’est la continuation de la religion par d’autres moyens. Et ça, c’est évidemment terrible, ça donne le vertige. J’ajoute qu’il y a, dans l’islam, un vrai problème de sta-

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tut du politique. Vous trouvez, dans le Coran, une théo- rie de la micro-communauté d’un côté, une théorie de la macro-communauté, de l’“Oumma”, de l’autre mais guère de théorie de l’État… C’est un autre des nœuds de la situation présente. (6) »

Hélas, notre génération aura fait l’inquiétante expérience d’un monde où il y a beaucoup de nœuds à défaire. Le plus coulant d’entre eux, capable de nous laisser raides et froids comme des pendus, reste celui qui lie le nihilisme politique au nihilisme artiste, les rêveries des avant-gardes à la folie des islamistes. Qui ne voit pas cette ironie atroce ? Les avions détournés par les séides de Ben Laden fonçant sur New York, c’est « moderne contre moderne », comme aurait dit Philippe Muray. Impossible, en voyant la ville cubiste s’effondrer sur l’écran des premières chaînes d’informa- tions en continu, LCI et CNews, de ne pas songer à la proclamation orgueilleuse du Second manifeste du surréalisme :

« L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit sys- tème d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. (7) »

Une fanfaronnade, dites-vous ? Dino Risi, nous l’avons vu, nous a appris que le fanfaron était l’homme qui se surpassait. Et toutes les catastrophes du XXe siècle nous ont montré que l’homme qui se surpasse construit parfois des ponts entre la destruction en parole et la négation en acte. Quand la ville brûle, le poète crâneur a-t-il encore le courage de révoquer l’absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal ? Allez savoir. Beaucoup d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes ont publiquement affiché leur goût de la canaille, sans

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voir que derrière les mots il y avait la mort. Ainsi Nietzsche auscultant « Le criminel et ses analogues » dans une page fameuse du Crépuscule des idoles (7) : « Le type du criminel c’est le type de l’homme fort placé dans des conditions défavorables, l’homme fort rendu malade. » Dans cette page, il est intéressant de noter que l’auteur de La Généalogie de la morale se réclame du témoignage de Dostoïevski, « le seul psycho- logue dont, soit dit en passant, [il a] eu quelque chose à apprendre ». Mais Nietzsche, s’il a lu Les Démons, n’en a retenu que le délire de Kirilov avant son suicide et n’a retenu de ce délire qu’un « sentiment de haine, de vengeance et de révolte contre tout ce qui est déjà, contre tout ce qui ne devient plus » – ce qu’il nomme « l’existence catili- naire », en référence au gouverneur de la province d’Afrique conjurant pour renverser César. Dostoïevski a certes peint la rage de ses possédés face au « terrible gouffre qui les sépare de tout ce qui est traditionnel et vénéré ». Mais ce « psychologue » a également peint l’humble magnificence de la ten- dresse et celle de la pitié lorsque Chatov rouvre la porte de sa maison à sa femme et à l’enfant qu’elle n’a pas eu avec lui. Dans Crime et châtiment, à travers le meurtre de la vieille usurière par Raskolnikov, que Gide a recommencé avec l’assassinat de Fleurissoire par Lafca- dio dans Les Caves du Vatican, Dostoïevski a certes donné un premier exemple d’acte gratuit – source d’aucun profit pour son auteur, sinon l’affirmation de sa toute-puissance et d’une liberté négatrice du divin. Mais dans la suite de ses livres, et principalement dans Les Démons, il a poursuivi cette manifestation de nihilisme artiste dans ses consé- quences. Et l’histoire du XXe siècle nous les a racontées à l’infini : si tuer un homme ou une femme au hasard est possible, en tuer un mil- lion est également réalisable. Les lecteurs scrupuleux de Nietzsche voudront ici nous répondre, certes. Ce que le philosophe admire, chez les criminels de Dostoïevski, c’est leur contestation « catilinaire » du pouvoir des prêtres, les idéo- logues d’autrefois, les « prêcheurs d’arrière-mondes ». De Russie, il se félicite de voir venir une énergie à la surprenante vigueur parce que le nihilisme de Kirilov et de ses compagnons est athée et amoral – c’est- à-dire qu’il brise les idées oppressives que l’on se fait couramment

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de Dieu et qui ne débouchent sur aucun bien. Le criminel serait le négateur de l’imposture du prêtre. « Le temps vient – je le promets – où le prêtre sera considéré comme l’être le plus bas, le plus menteur et le plus indécent », écrit-il ainsi dans la page du Crépuscule des idoles consacrée au criminel et à ses analogues, et il faut reconnaître que nous n’en sommes pas loin. Mais comment cette vision du nihilisme russe athée et amoral et de ses crimes dressés contre les idoles de Dieu nous persuaderait-elle que le nihilisme islamiste serait pieux et moral ? Comment les délires de Kirilov et la fureur iconoclaste de Nietzsche feraient-il de Moham- med Atta un « prêtre » volant, un Savonarole déguisé en barbu ? En nous rappelant Pierre Boutang lecteur de Fédor Dostoïevski, il est plus raisonnable de voir dans l’œuvre de mort du 11 septembre 2001 une « immense entreprise de “néantisation” théologique, d’évacuation de la croix », où le signe de la destruction d’une ville juive et chrétienne à la fois porte la promesse diabolique de la destruction du monde, et oublie l’imprescriptible et tendre fidélité de Dieu à Ninive.

1. Cf. Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire, Grasset, 2001. 2. Cf. Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, La Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2003. 3. « Bernard-Henri Lévy : “Pacifisme et bellicisme appartiennent aux mêmes clichés” », Le Figaro littéraire, 25 octobre 2001. 4. Idem. 5. Fédor Dostoïevski, Les Possédés, préface de Pierre Boutang, Le Livre de poche, 1961. 6. « Bernard-Henri Lévy : “Pacifisme et bellicisme appartiennent aux mêmes clichés” », art. cit. 7. André Breton, Second manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, tome I, édition de Marguerite Bonnet avec la collaboration de Philippe Bernier, Étienne-Alain Hubert et José Pierre, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988. 8. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, § 45, in Œuvres complètes, vol. XII, traduit par Henri Albert, Mercure de France, 1908.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 147 CHATEAUBRIAND ET TOCQUEVILLE › Marc Fumaroli

Avant que Marc Fumaroli ne le fasse, peu d’historiens ont rapproché les noms de Chateaubriand et de Tocqueville. Pourquoi ? Pendant longtemps, le nom de Tocqueville était plus connu dans les pays anglo-saxons qu’en France, où la place – celle de la philosophie politique – était largement occupée par Marx. Et les officiants de son culte ne toléraient guère d’autres dieux à côté de lui. Ils pourchassaient même très violemment les hérétiques, surtout dans l’université. Or, dès les années soixante, l’étoile de Marx a commencé à pâlir, pour s’éteindre plus ou moins dans les années quatre-vingt. Plus n’était désormais besoin de préférer les erreurs de Sartre aux vérités de . Puis ce fut le retour de Tocqueville, dont trois volumes d’Œuvres entraient enfin dans la « Bibliothèque de la Pléiade » entre 1991 et 2004. Mais sans doute ne fallait-il pas compromettre ce retour jugé encore fragile en rapprochant imprudemment le penseur de la démocratie et du libéralisme du chantre du christianisme et du mémorialiste de la monarchie… Marc Fumaroli n’a que faire de ce genre de pudibonderie politique. Comme à son habitude, il prend le problème à bras-le-corps. Il commence par relire les textes et étudier les documents alentour, afin de proposer une lecture renouvelée de deux auteurs qui, tous deux, sont apparentés à Malesherbes et appartiennent à la vieille aristocratie provinciale. Ils partagent aussi – et ils le savent – les mêmes sujets d’études : l’Amérique, la révolution française, la démocratie. Quarante ans avant Tocqueville, Chateaubriand a fait son propre voyage en Amérique, et il en a rapporté une description que le jeune Tocqueville a lue. S’il regrette la grandeur passée de la Nouvelle-France, désormais perdue, il n’en célèbre pas moins le Nouveau Monde, « où le

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genre humain recommence ». Un Nouveau Monde dans lequel Tocqueville verra la préfiguration du destin de la vieille Europe. Tous deux analysent le phénomène révolutionnaire et ses conséquences, qui est la marche vers la démocratie et vers l’égalité. Tous deux réfléchissent au difficile équilibre entre liberté et égalité. Tous deux, enfin, sont sans illusions sur la marche de l’histoire, qu’ils savent pourtant inéluctable. Deux grands auteurs qui par-delà les générations ont mené un dialogue que Marc Fumaroli a restitué pour la première fois dans un des nombreux articles qu’il a donnés à la Revue des Deux Mondes, en janvier 2003, et qui est devenu un des chapitres de son grand livre, Chateaubriand. Poésie et Terreur (Éditions de Fallois, 2003, réédition Gallimard, coll. « Tel », 2006). Nous en republions un extrait en hommage à son auteur et à l’ami que nous venons de perdre. Robert Kopp

e dialogue entre Chateaubriand et Tocqueville avait commencé­ tout indirectement et tacitement dès 1827. Il va reprendre, et cette fois de façon intense et directe, en 1835. Chateaubriand compta parmi les premiers lecteurs de De la démocratie en Amérique. Il ne manqua­ pas d’être Lfrappé par l’extraordinaire prolongement et supplé­ment à sa propre intui- tion de la démocratie américaine que proposait le grand ouvrage écrit par Alexis. S’il avait un peu perdu de vue cet enfant depuis 1814, il l’avait tout de même vu grandir sous ses yeux au château de Verneuil, avec Louis et Christian, les deux fils de son frère guillotiné en 1794. Survivant au massacre de cette famille, Hervé de Tocqueville, le père d’Alexis, le beau-frère de Jean-Baptiste de Chateaubriand, était le tuteur des deux orphelins. Contrairement à ce que répètent trop d’exégètes, Tocqueville n’était pas un simple « cousin à la mode de Bretagne » de Chateaubriand, mais son neveu par alliance et le cousin direct des enfants de son frère. Parmi tous les succès mondains que valut à Tocqueville l’accueil triomphal du public et de la critique en 1835 à la première Démocra- tie, l’accès flatteur au salon de la duchesse de Dino et de Cordelia de

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Castellane compta moins pour lui que l’invitation reçue de Mme Réca- mier, et donc de Chateaubriand lui-même, à se joindre au cénacle de l’Abbaye-aux-Bois et à faire partie de la petite société admise à y entendre lecture de fragments des Mémoires d’outre-tombe. Il ne cessa plus de fréquenter le salon de Mme Récamier. La correspondance de Sainte-Beuve atteste qu’il arriva à Alexis de compter parmi les convives en tout petit nombre qu’elle invitait à dîner avec Chateaubriand. C’est à l’Abbaye-aux-Bois que mûrit sa candidature à l’Académie française, soutenue par Chateaubriand, Mme Récamier et Ballanche : elle aboutit en 1839, un an avant la publication de la seconde Démocratie. Malgré toute l’ironie et le détachement qu’il affecte pour ne pas perdre la face aux yeux de Beaumont, le récit que Tocqueville a fait à son ami de sa première visite à l’Abbaye-aux-Bois et de la lecture des Mémoires d’outre-tombe trahit la plus vive émotion, touchant à ses cordes les plus secrètes d’homme et d’historien :

« J’ai trouvé là un paquet de célébrités en herbe ou toutes venues. Un petit salon très bien composé, Chateaubriand d’abord, Ampère, Ballanche, Sainte-Beuve, M. de Noailles et le duc de Laval, le même qui disait il y a dix ans : “Saque- dié ! J’ai passé des moments bien agréables chez cette femme-là !” M. de C. m’a présenté à tout ce monde-là de manière à me faire de grands amis de ceux qui n’écrivent pas, et de sincères ennemis de ceux qui écrivent. Mais les uns et les autres m’ont accablé de compliments. Et après avoir ainsi procédé à la petite pièce, les véritables acteurs sont entrés en scène. Il serait trop long de vous dire ce que j’ai entendu. C’est la Restauration et les Cent-Jours. Du mauvais goût quelquefois. Plus souvent de la bile très âcre, de la profondeur dans la peinture des embarras de Napoléon sur le trône, de la verve partout, de la poésie à pleines mains, la marche de Bonaparte sur Paris après le retour de l’île d’Elbe peinte comme auraient pu le faire Homère et Tacite réunis, la bataille de Waterloo décrite de manière à faire frémir tous les nerfs, quoique ce ne soit

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que le retentissement lointain du canon. Que vous dirais- je ? J’étais ému, agité, réellement et profondément remué, et en exprimant une admiration extrême, je n’ai fait que rendre ma pensée… Je revenais chez moi à la suite de cette séance, porté par ce milieu aérien qui n’est pas encore le ciel et qui n’est plus la terre, milieu où se trouve l’esprit quand on a été fortement ému et que l’impression vibre encore. (1) »

Homère, Tacite, un milieu aérien entre ciel et terre ; l’idée de la poésie dans les siècles aristocratiques, telle que Tocqueville l’opposera à la poésie de l’ère démocratique dans le second volume de son grand œuvre, s’est cristallisée dans son esprit ce soir-là :

« Celui qui, retranchant une partie de ce qui existe, ajou- tant quelques traits imaginaires au tableau, combinant certaines circonstances réelles, mais dont le concours ne se rencontre pas, complète, agrandit la nature, celui-là est le poète. Ainsi la poésie n’aura pas pour but de repré- senter le vrai, mais de l’orner et d’offrir à l’esprit une image supérieure. (2) »

Lorsque la seconde Démocratie était déjà presque mûre en 1839, Chateaubriand, ayant sans doute entendu Tocqueville en parler chez Mme Récamier, entrevit dans l’ouvrage en gestation des corrélations avec les lignes de force de ses propres Mémoires et avec leur conclusion qu’il commençait alors à esquisser. Il prit la peine de faire visite à son jeune parent pour en avoir le cœur net. Dans une lettre à Beaumont, Tocqueville enveloppe d’étonnement narquois le plaisir que lui a fait cette visite :

« J’ai été étonné, confondu, confusionné et je ne sais combien d’autres choses encore, avant-hier, en voyant arriver M. de Chateaubriand chez moi, pour entendre, disait-il, des fragments de mes manuscrits. Il a bien fallu

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lui en lire. Vous sentez qu’ayant fait, par je ne sais quels motifs, une pareille démarche, il ne voulait pas aboutir à des critiques. Il m’a donc fait immensément de com- pliments. J’en ai retranché les trois quarts, et il en reste assez pour me faire espérer que réellement son impres- sion, bien qu’exagérée singulièrement dans ses paroles, était bonne. Je suis donc dans ce moment comme un cheval auquel, après avoir lié les quatre jambes, on donne un coup de fouet. La comparaison est malheureusement exacte en tous points. (3) »

Dans une note du manuscrit de la seconde Démocratie, il suppute rétrospectivement quels chapitres il avait lus cette après-midi-là à son illustre visiteur (4). L’impression produite par cette visite avait été forte. D’autant plus forte que le malaise de Tocqueville à l’égard de celui qu’il appelle dans sa correspondance avec Beaumont tantôt le « grand homme », tantôt le « génie sublime » a toujours été vif. Sa réserve et son orgueil ont été mis à rude épreuve par ce géant de sa famille, qui a été pour lui depuis ses jeunes ans un défi vivant. Lorsque Cha- teaubriand fréquentait le château de Verneuil, sous l’Empire, il était en disgrâce auprès des autorités impériales. Il était en train d’écrire sa tragédie classique de Moïse, dont il dut lire quelques fragments dans le cercle des adultes. Mais il apparaissait aussi en « bon garçon » se mêlant volontiers aux mascarades des jours de fête. Deux images diffi- ciles à concilier. Entre-temps, le « bon garçon » était devenu un grand personnage de la Restauration. La formation de leur esprit avait été fort différente, même si, en définitive, ils se sont donné pour interlocuteurs privilégiés les mêmes auteurs, Rousseau, Montesquieu, Pascal. Tocqueville fit des études de droit, et il suivit en 1829 à la Sorbonne les cours d’histoire de François Guizot. Malgré tout ce qui pouvait opposer à l’autorité exercée par le grand écrivain un jeune esprit sérieux et méthodique, mais éperdu- ment épris lui aussi de grandeur (« Mon esprit est bien plus orgueil- leux que timide », écrira-t-il dans ses Souvenirs), une même vocation d’aristocrate de l’esprit et de l’action, une même appétence à traiter les

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graves questions ouvertes pour la France et pour l’Europe par la dérive et la rupture révolutionnaires, les rapprochait malgré eux. Si Tocque- ville lut avec soin en 1827 le Voyage en Amérique, à plus forte raison ne put-il rester indifférent à l’incessante méditation sur la Révolution que révélaient les volumes précédents des Œuvres complètes. C’était là d’évidence le vrai ressort de la carrière littéraire comme de la carrière politique du « grand homme ». La même obsession aiguillonnait le jeune homme. Il ne perdait pas son aîné de vue. Sitôt parue la première Démocratie, une vive attraction s’est mani- festée chez Chateaubriand pour ce jeune génie indépendant, issu de sa propre race, et qui se situait d’emblée avec autorité dans la ligne de sa propre réflexion : le corps des Mémoires, nous allons le voir, porte la trace flagrante de cette lecture. Il fit inviter chez Mme Récamier ce neveu par alliance dont il n’avait plus depuis longtemps de nouvelles qu’à travers la conversation des enfants de son frère, Louis et Christian. Comme le laissait présager la visite de Chateaubriand à Tocque- ville du 31 janvier 1839, la conclusion des Mémoires, très différente de la « Préface testamentaire » de 1834, présentera sur l’« avenir du monde » de nombreuses coïncidences de diagnostic avec la seconde Démocratie. Mais le dialogue entre l’oncle et le neveu ne s’arrêtera pas avec la mort de Chateaubriand en juin 1848. Dans ses Souvenirs, Tocque- ville, délivré du malaise que lui causait sa présence monumentale, rend à l’« homme qui de nos jours a le mieux conservé l’esprit des anciennes races » un hommage posthume beaucoup plus senti et « déboutonné » que tout ce qu’il avait écrit jusque-là dans sa corres- pondance. Entretemps il a pu lire dans leur intégralité les Mémoires d’outre-tombe, parus en volumes en 1849-1850. Il ne pouvait qu’être frappé par les concordances entre leurs deux pensées. En eux-mêmes, les Souvenirs, destinés à la seule postérité par un homme d’État retiré de la vie publique et faisant le bilan historique de la période de son passage aux affaires, sont un hommage indirect aux Mémoires : ils pourraient prendre pour épigraphe la formule par laquelle Cha- teaubriand avait justifié les siens : « J’ai fait de l’histoire, je la pou- vais écrire. » Mais à la différence des Mémoires d’outre-tombe, qui ne

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pouvaient évoquer la révolution de 1789 et même celle de 1830 que de biais, du point de vue d’un témoin à éclipses éloigné du centre du pouvoir, Tocqueville dans ses Souvenirs est en mesure d’évoquer de l’intérieur le « recommencement » en 1848 de la révolution de 1789 : non seulement il en a vécu toutes les « journées » à Paris, en première ligne, mais sa position politique lui a permis d’être de ceux qui ont influé de façon décisive sur le cours des événements. Faute de pouvoir empêcher le retour à l’Empire, il aura du moins contribué à écraser dans l’œuf une seconde Terreur. Désenchantés, acides, mais allègres, les Souvenirs, tout en rendant hommage à Chateaubriand (dont ils rapportent les derniers mots pendant les journées de Juin : « Je veux y aller »), n’offrent aucun écho au chagrin, partout sen- sible dans les Mémoires du grand homme, de n’avoir pu rien faire, ni contre Robespierre, ni contre la métamorphose de Bonaparte en empereur, ni contre le retour de l’Aigle en 1815, ni contre l’usurpa- tion de 1830. Le soleil central des Souvenirs est la joie qu’a connue le mémorialiste d’avoir été à même, au moins un instant, de faire et de dire ce qu’il fallait pour empêcher la révolution de 1848 de dégéné- rer comme celle de 1789 en une irréparable et sanglante orgie socia- liste, plus irréparable encore que la jacobine. Même l’avènement funeste du Second Empire ne lui gâchera pas ces heures plénières au cours desquelles, en pleine possession de la situation et avec une vision claire de ses enjeux, il a pu, appuyé par le sursaut de la nation, exercer sa liberté d’action et contribuer à sauver l’essentiel. Même le Chateaubriand du Congrès de Vérone et de la guerre d’Espagne n’a pas connu à ce degré une pareille coïncidence entre pouvoir, vision, décision et conjoncture propice d’intérêt mondial. L’ouvrage d’histoire de France que Tocqueville, condamné à l’inac- tion par son refus du Second Empire et par la maladie, entreprend aussitôt après les Souvenirs, est à bien des égards la reprise méthodique et à grande échelle des suggestions semées en abondance par Cha- teaubriand dans les Études historiques publiées en 1831, et faufilées à nouveau dans la riche texture des Mémoires d’outre-tombe. L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville est à la pensée historique de Chateaubriand ce que De la démocratie en Amérique est à sa pensée

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politique : le passage d’intuitions fortes à la certitude argumentée. Tout s’est passé comme si les deux grands esprits de l’aristocratie libérale, l’un témoin survivant de 1789, l’autre témoin plus jeune de 1830 et de 1848, avaient parallè­lement, mais non sans s’observer l’un l’autre, médité l’expérience révolutionnaire française, supputé l’avenir démocratique du monde et tenté d’éclairer réciproquement l’une par l’autre.

1. Alexis de Tocqueville, Correspondance avec Gustave de Beaumont, édition d’André Jardin, Œuvres com- plètes, tome VIII, Gallimard, 1967, p. 152-153. 2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, 1951, p. 73. 3. Alexis de Tocqueville, Correspondance avec Gustave de Beaumont, op. cit., p. 337-338. 4. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., t. Il, p. 270.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 155 MARCEL AYMÉ : D’UN AMI L’AUTRE › Céline Laurens

n 1970, Jacques Chancel, lors de l’une de ses nom- breuses « Radioscopies » sur France Inter, donnait la parole au peintre Gen Paul. Après avoir évoqué les changements inhérents à la vie de Montmartre, les ouvriers ayant peu à peu été remplacés par de nouvelles Ecatégories sociales plus huppées (imaginez, on lui demande désormais, à lui, l’enfant du quartier, d’où lui vient son accent !), le peintre évoque l’amitié qu’il a entretenue avec Marcel Aymé, son « frangin », avant de brosser l’état d’esprit général de la création artistique de l’époque en ces termes : « J’aime c’qui est marrant quoi, c’qui est joyeux, la valse toupillarde. Ils sont tous malheureux avec leur temps. Quand on sait qu’on a la vie, qu’on existe et qu’on a l’sens de la vie, on n’a pas d’tris- tesse, y’en a qui ont des béquilles dans la tête, c’est encore plus triste. » L’onanisme triste de la délectation morose, voici bien un écueil de plume et de tempérament étranger à l’homme que fut Marcel Aymé. Nul cynisme, nul lourd désespoir chez lui, tout au plus une discrète mélancolie pudiquement dissimulée derrière l’humour de situations cocasses. Pour cet écrivain à l’écoute de l’autre, imposer ses états d’âme,

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avoir l’audace de les figer, eût été vulgaire et simpliste. C’eût été sombrer dans l’une des caricatures inhérentes au port d’un déguisement et passer à côté d’autres voix que la sienne, plus urgentes et complexes à percevoir et à romancer. Mais d’où vient à Aymé cette justesse d’analyse ? Ce rendu si véridique et naturel de personnalités nuancées ? Cette drôlerie implacable à dévoi- ler les petitesses et les bontés ? Comme chez d’autres grands observateurs de l’âme humaine, d’une humilité liée à la maladie, obligeant l’homme en construction au recul et à la réflexion : à la contemplation, depuis les coulisses, d’un spectacle auquel il se mêlera plus tard, une fois son carac- tère défini et nécessaire à la farce se jouant sur la scène de son époque. Aymé était né à Joigny, dans une petite maison en briques d’allure ouvrière, le 29 mars 1902. Cette petite ville bourguignonne située entre collines et rivières, vivait encore bien chauvinement au rythme des fêtes populaires et des vendanges. Petite anecdote, les Joviniens y avaient gagné le surnom de « Maillotins », après que leurs ancêtres se soient révoltés en 1420 contre le seigneur du bourg en l’assaillant à coups de maillet (1). D’un côté du couffin de Marcel, donc, la bonne sève fran- çaise de l’anecdote caustique. Mais également, de l’autre côté, celle de l’intolérance, qu’il combattra tout au long de sa vie. Effectivement, le climat de guerre de religion qui allait empoisonner une partie de son enfance à Villers-Robert, dans le Jura, régnait déjà dans sa Bourgogne natale, car depuis la fin du XIXe siècle les Céline Laurens est critique littéraire républicains avaient entrepris la grande chasse pour le magazine Lire et journaliste aux sorcières du contrôle du religieux et de à Radio Notre-Dame. Elle collabore régulièrement avec des maisons la laïcisation de l’État. Radicaux et conserva- d’édition telles qu’Actes Sud théâtre teurs : les épidermes français se hérissaient les et Rue Fromentin. uns contre les autres au son d’une nouvelle › [email protected] querelle, relayée par leurs enfants jusque dans les salles de classe et les cours de récréation. L’hydre du conflit fit souffrir le jeune Marcel, consi- déré comme anticlérical par ses camarades, et instilla en lui les prémices d’une détestation de l’idée de clan. Le paradis premier était perdu. Le père de Marcel, Faustin Aymé, brigadier maître maréchal-fer- rant de son état, vouait une haine féroce à l’Église, lui qui se rangea, à la mort de sa femme, aux côtés du Grand Orient de France, pour

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réduire au mieux son influence. Au décès en couches de sa mère, Mar- cel, 2 ans, fut confié à ses grands-parents, puis à une tante, et bien que ses copies soient plus inégales que celles de ses frères et sœurs, il était un élève travailleur et un enfant appliqué. Excellant en mathématiques, après avoir obtenu son baccalau- réat en 1920, il prépare Polytechnique, mais il tombe malade le 1er décembre : encéphalite léthargique grippale. Après une syphilis, Marcel avait effectivement contracté la grippe espagnole. Les symp- tômes de cette maladie le suivront à divers degrés tout au long de sa vie et parmi eux : des périodes de faiblesse, des vertiges, une vision double et un ptosis des paupières aussi poétiquement appelé « avoir les yeux en capote de fiacre ». Les conséquences les plus visibles de sa myasthénie (déficit moteur portant sur la musculature oculaire, sur les muscles du visage, la masti- cation, la déglutition) sur son personnage public furent certaines diffi- cultés à parler et l’obligation, par périodes, d’arborer des lunettes noires. Le Marcel Aymé des photographies était né : calme, silencieux, humble. Mais sa personnalité infusait encore : à la note de fond d’un bonheur familial premier se mêlait désormais le deuil et la maladie. Pourtant, jamais Marcel Aymé ne cédera à la morosité, malgré les fréquentes déceptions qu’il eut à subir tout au cours de sa vie. La camaraderie, le sens de la fidélité et la fréquentation de personnalités aux mille anec- dotes n’y furent pas pour rien.

Mille métiers, mille galères

Arrivé à Paris et aidé par une tante s’étant lucidement mise en tête qu’il serait écrivain, avant de connaître son premier grand succès en 1929 avec La Table-aux-Crevés, Marcel Aymé s’essaiera à bien des métiers. Professionnel des assurances, déboucheur de toilettes (malgré lui), balayeur de hangars, figurant de cinéma, salarié d’une banque, journaliste radiophonique (où on lui reproche un ton trop sec pour le fait divers), il roule sa bosse au milieu des copains de Montmartre, Gen Paul, Louis-Ferdinand Céline, Maurice de Vlaminck entre autres,

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passant par de nombreuses périodes de découragement. Dans une lettre du 13 juillet 1927, il écrit à Georges, son frère : « Pas de situation, sinon très problématique. Je vois s’allonger à l’infini la perspective de rester en carafe encafardé et ça me dégoûte comme tu ne peux pas savoir. (2) » Au cours de ses errances, certaines expériences marquantes accen- tuèrent un pacifisme qui sourdait en lui depuis l’enfance, et notam- ment le spectacle d’une exécution capitale, au sujet de laquelle il note en 1925 :

« C’était un petit homme trapu, un peu gras, dont le visage rond rayonnait la franchise et la bonté. Ses yeux étaient pleins de douceur et de tendresse. L’innocence de cet homme ne pouvait être mise en doute, même s’il était vrai qu’il avait coupé sa femme en morceaux. Quelques pas seulement me séparaient de lui, je le voyais de face et je le reconnaissais pour un frère, un homme tout proche de moi, infiniment plus proche que ceux qui l’avaient condamné. (3) »

Publiant peu à peu des nouvelles dans les journaux, il fait connaissance, en plus des refus, avec des bassesses du milieu littéraire parisien, dont il n’était pas encore familier. Entre autres exemples, Aymé raconte cette anecdote à sa sœur Camille dans une lettre du 26 mai 1928 : après avoir soumis son texte Les Jumeaux du diable à l’attentive lecture de Jean Paulhan, et alors que Paulhan lui assurait avoir fait tout son possible pour imposer son texte auprès de Gas- ton Gallimard, Marcel Aymé ne reçoit aucune réponse. Il réussit finalement à obtenir un rendez-vous avec Gallimard durant lequel ce dernier lui lance « Paulhan vous a défendu ? C’est lui qui vous a le plus démoli ! », avant de lui faire la lecture de la note de celui-ci concernant son texte et ce concluant abruptement par un : « J’avais toujours dit à Aymé que le sujet ne lui convenait pas du tout. » Manquant cruellement d’argent, ce n’est qu’après le succès de La Table-aux-Crevés, qui obtient le prix Renaudot en 1929, que Marcel Aymé peut envisager l’avenir de manière plus sereine et cela grâce à

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des articles réguliers et aux mensualités allouées par Gallimard. Qui plus est, il peut, grâce au soutien de critiques comme Robert Brasillach, compter sur une manne de lecteurs fidèles et enthousiastes. Brasillach avait su déceler son talent dès le départ et fut l’un des premiers à atti- rer l’attention du public sur sa qualité de plume et son originalité. Les publications de Marcel Aymé apportaient, en plus d’un nouveau ton, une teinte scandaleuse contribuant à remuer les foules et à bonifier ses ventes. Au sujet de La Table-aux-Crevés, de La Jument verte, de Cléram- bard puis de La Tête des autres, on parla respectivement d’incitation à la pornographie, d’atteinte aux bonnes mœurs, d’anticléricalisme, et d’in- jure faite aux magistrats. La Croix, déjà dotée de son flair culturel infail- lible, notait au sujet de La Table-aux-Crevés : « Oui, mais voilà : c’est le goût qui lui manque [...] Ou plutôt, il n’a de goût que pour la vulgarité, la laideur, le terre-à-terre, la bassesse d’imagination et une grossièreté de langage qui touche à la scatologie. (4) » Malgré les aigreurs de certains critiques, désarçonnés dès qu’il est question d’accueillir quelque chose n’allant pas au sentier déjà tracé, Aymé connut le succès de son vivant à un âge où les épreuves et les ren- contres avaient assis sa personnalité. Ceux l’ayant soutenu dès le départ, il s’en rappela toujours. Et parmi eux, il y avait sa sœur aînée Camille, adjuvant à ses débuts et qui n’avait pas hésité à s’effacer, elle qui ambi- tionnait également d’écrire, pour le laisser publier dans des revues à sa place. Camille qu’il tenta en vain en retour de faire publier à la « NRF » et à laquelle il écrivait à ce propos dans une lettre du 17 février 1930 :

« Franchement, je ne crois pas que tu sois dans la maison en odeur de sainteté, non pour des raisons d’antipathie mais pour des raisons d’habitudes commerciales qui pour- raient être : 1. Il semble que la NRF soit un club masculin, et on n’y voit, parmi les auteurs, point de femme, ou très accidentellement ; 2. raisons commerciales : Gallimard ne veut certaine- ment pas qu’il y ait deux Aymé à la NRF, à cause de la confusion qui s’établit dans la clientèle. (5) »

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Là réside la véritable fidélité. Malheureuse en écriture, sa sœur le soutint dans toutes ses entreprises malgré des brouilles passagères, relisant et commentant inlassablement ses textes. Comme collabo- ration suivie, il y eut également celle qu’il entretint avec le metteur en scène André Barsacq. Marcel Aymé, qui considérait qu’un texte théâtral se suffisait à lui-même, revient sur cette assertion première et on doit à cette collaboration les grands succès publics que furent notamment Les Oiseaux de lune et La Tête des autres, au THéâtre de l’Atelier. Mais ses fidélités les plus fortes (Louis-Ferdinand Céline et Robert Brasillach), il les prouva alors que sa réputation était ternie par les répercussions d’une signature. Comme l’écrit Michel Lécureur dans son excellent Marcel Aymé, un honnête homme :

« En 1935, les troupes du Duce envahirent l’Éthio- pie au nom de la civilisation, et, plus prosaïquement, pour tenter de développer l’empire colonial italien. Les intellectuels français s’émurent, et le microcosme parisien s’agita. À gauche, l’on voulut mettre l’Italie au ban des nations et la menacer de représailles. À droite, l’on estima que le massacre de quelques sauvages rele- vait des agissements naturels d’une grande puissance civilisée. Des pétitions circulèrent et Marcel Aymé, considéré jusqu’alors comme un écrivain de gauche, fut néanmoins sollicité par les auteurs d’un manifeste de droite et… il signa, comme environ huit cent cin- quante autres. (6) »

Parmi les signataires : Léon Daudet, Henri Béraud, Robert Brasil- lach, Charles Maurras, Pierre Drieu la Rochelle, Henri de Monfreid, Pierre Mac Orlan, André Suarès. Pour mieux comprendre cette décision d’Aymé, rappelons que ce manifeste, qui fut publié le 4 octobre 1935, émanait « des intellec- tuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe ». Sentant souffler au milieu de la plaine européenne un vent belli-

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queux, Aymé, se demandant comme le dévier, prit parti pour la non- intervention, ce qu’il explique dans un article publié dans Marianne le 16 octobre 1935 :

« Au lieu de prendre du galon parmi les intellectuels de gauche en réclamant des sanctions contre l’Italie, j’ai signé un manifeste de droite et même d’extrême droite [...]. Entre la paix européenne et une guerre sanglante à la guerre, j’ai choisi sans hésiter. C’est ma conviction qu’il faut être fou de l’espèce furieuse pour vouloir s’em- bringuer, quels que soient les torts de l’Italie, dans une guerre de principes. (7) »

Rester fidèle à ses principes, à son farouche pacifisme, à son refus de la coterie par indépendance d’esprit lui valut son étiquette d’homme de gauche et bien des inimitiés. Qu’importe, le tout est de ne pas se trahir et ce principe fut mis à l’honneur durant l’après-guerre lorsque deux de ses amis se retrouvèrent à leur tour sur le banc des accusés au nom de la justice. À ce propos, sur l’idée de justice et de verdict, il s’exprimait le 16 sep- tembre 1961 lors d’une audience où on lui avait demandé d’apporter sa contribution à un discours sur le thème de la recherche du verdict :

« À deux reprises dans ma vie, mon attention a été fixée sur la justice de mon pays et sur son appareil : la première fois, alors qu’étant collégien, je faisais l’école buissonnière, je fréquentais les jours de grand froid le tribunal correc- tionnel, dont l’audience était chauffée. À cette époque, en 1916, la justice était une justice de classe. J’ai été pro- fondément remué et scandalisé par la dureté et la gros- sièreté avec lesquelles les juges traitent les pauvres gens. La deuxième fois, ce fut à la Libération, le spectacle sans précédent en France d’une justice d’exception acharnée à la vengeance, et à laquelle une magistrature craintive n’a pas ménagé son concours. (8) »

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La tête des autres

Effectivement, une fois libérée, la France fut le théâtre d’abomina- tions morales aussi révoltantes que celles qui avaient eu lieu durant la guerre. Un autre type de délation fut mis en œuvre au nom de la morale et la justice française se lança dans une épuration féroce, par le biais, le 30 mai 1945, de la création du Comité national d’épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs, en plus du Comité national des écrivains de 1941 où de blancs censeurs décrétèrent des suspensions et l’interdiction de publier pour des durées variables. Ne figurant pas dans la liste des écrivains mis à l’index par Le Figaro, Aymé ne tenta pas, comme tant d’autres, de se refaire une virginité par la discrétion, mais s’engagea pour son ami Robert Brasillach, condamné à mort le 19 janvier 1945, sollicitant un recours en grâce par le biais de signa- tures de ses contemporains. Albert Camus et bien d’autres signèrent, la question n’étant pas de soutenir Brasillach mais d’éviter à une jus- tice expéditive des règlements de comptes dégradants. Parmi ceux qu’il sollicita personnellement, un seul refusa : Pablo Picasso, dont les toiles s’étaient admirablement vendues durant l’Occupation. En quoi, après tout, la mort d’un poète français pouvait-elle le concerner ? Avant, Aymé s’était déjà engagé individuellement. Il avait écrit, de manière caustique ou virulente, pour dénoncer la montée du nazisme et de l’antisémitisme. Et au sujet de la liberté d’expression, il écrivit dans Carrefour, le 26 mars 1952 :

« Mettons-nous bien dans la tête que la liberté de l’écri- vain finit là où commence à s’affirmer certaines suscep- tibilités politiques, là où elle vient à heurter certains thèmes de propagande qui ne font d’ailleurs plus illusion à personne. (9) »

Et, l’année d’après dans La Parisienne :

« En résumé, pas de liberté d’expression en France, si ce n’est dans les livres, où elle est en quelque sorte condi-

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tionnelle : l’écrivain est toléré parce qu’il est l’exception, et cette tolérance n’exclut pas pour lui le risque d’être mis à l’index par ses confrères et emprisonné par les juges. (10) »

Durant ses dernières années, Marcel Aymé accepta de préfacer les ouvrages du passé et du présent qu’il admirait : Les Caractères de La Bruyère, les contes d’Andersen et de Perrault, Enfance et adolescence de Tolstoï, ainsi que de rédiger des avant-propos aux œuvres de ses amis, fidèle jusqu’au bout à Louis-Ferdinand Céline, Antoine Blon- din, Georges Simenon et Robert Brasillach. Il s’éteint des suites d’un cancer du pancréas le 14 octobre 1967, emportant avec lui le souvenir d’Alphonse le chat, les subtilités de bistrot du 421 et son petit sourire modeste. Le 16 octobre, Jean Anouilh, son ami – encore un –, lui rendait hommage en ces termes :

« Je l’aimais trop pour lui écrire un adieu ému. Je ne parlerai même pas de celui qui, dans des temps d’impos- ture, avait mérité le nom de “Môme courage”, ni de sa bonté, de son humanité profonde, de cette tranquille simplicité, qui en faisait ce phénomène introuvable à Paris : un homme. (11) »

1. Michel Lécureur, Marcel Aymé, un honnête homme, les Belles Lettres-Archimbaud, 1997, p. 13. 2. Idem, p. 115. 3. Idem, p. 65. 4. Abbé Bethléem, « La revue des lectures », La Croix, 15 août 1933. 5. Michel Lécureur, Marcel Aymé, un honnête homme, op. cit., p. 137. 6. Idem, p. 196. 7. Marcel Aymé, « Une signature », Marianne, 16 octobre 1935. 8. Michel Lécureur, Marcel Aymé, un honnête homme, op. cit., p. 372. 9. Marcel Aymé, « La liberté de l’écrivain est menacée », Carrefour, 26 mars 1952. 10. Marcel Aymé, « Liberté d’expression », La Parisienne, janvier 1953. 11. Jean Anouilh, « Il a retrouvé La Fontaine », L’Aurore, 16 octobre 1967.

164 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 LA LONGUE DURÉE ET LE GRAND LARGE Identité française et politique étrangère › Tony Corn

epuis vingt-cinq siècles, de Thucydide à nos jours, les historiens et les philosophes occidentaux n’ont cessé d’être fascinés par l’opposition entre puis- sances continentales et puissances maritimes. Comme le rappelle un éminent historien global de DHarvard, l’opposition entre terre et mer « est fondamentale chrono- logiquement et ontologiquement pour l’historiographie occidentale. Elle est consubstantielle à l’émergence de la pensée historique elle- même, et liée à des oppositions aussi fondamentales que celles entre Orient et Occident, tyrannie et liberté, monarchie et démocratie. (1) » Ces trente dernières années, l’étude de toutes ces questions a été pro- fondément renouvelée par l’émergence d’une « histoire globale » aussi thalasso-centrique que l’« histoire universelle » de papa était telluro-cen- trique (2). On redécouvre entre autres que « le grand désenclavement du monde » ne fut pas le monopole de l’Occident, et que les marins

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chinois et ottomans, jusqu’à la Renaissance du moins, ne furent pas moins aventureux que les Européens. Mais du même coup, on prend aussi conscience que si cette entreprise de désenclavement maritime se

doubla, dans le cas européen, d’une expan- Tony Corn a enseigné les études sion dans le monde, c’est que les grandes européennes à l’US Foreign Service découvertes européennes se firent sur fond Institute (Washington). Il est diplômé de l’US Naval War College. d’une grande invention sans équivalent dans le monde asiatique : l’État-nation – et avec lui, l’émergence d’un système interétatique aux effets centrifuges. Comme le rappelait de manière délibérément provocante le diplomate Hubert Védrine, « l’Europe n’a paradoxalement jamais été aussi forte que quand elle était divisée : c’est la désunion – ou plutôt la compétition et la rivalité entre les nations – qui a fait sa force du XVIe au XIXe siècle. (3) » En tant que principal maître d’œuvre du système westphalien (1648), c’est le royaume de France qui, au niveau « institutionnel », a donné l’impulsion la plus décisive à cette expansion européenne. Au niveau « opérationnel » en revanche, sa contribution effective est restée bien en retrait de ce qu’elle aurait pu être. La France fut certes membre à part entière de cette « pentarchie maritime » (Portugal, Espagne, Hollande, Angleterre, France) qui constitua le fer de lance de l’expansion européenne dans le monde. Mais en dépit de cette performance somme toute honorable, « les discours tenus en France à propos du rôle que la mer aurait pu jouer dans la constitution de sa richesse intérieure, de sa puissance internationale et, plus large- ment, de son identité nationale et de sa culture, sont empreints d’un même regret : la France n’est pas le grand pays maritime que l’on serait en droit d’espérer compte tenu des atouts naturels dont elle dispose » (4).

« Un interminable roulis entre la terre et la mer »

C’est au diplomate-écrivain Paul Morand que l’on doit la réflexion la plus originale sur l’oscillation de la France entre terre et mer à tra- vers les siècles. Dans un survol ébouriffant paru en 1966 et mêlant

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considérations géopolitiques et géopoétiques, l’ambassadeur Morand se livre à une méditation qui, sous ses dehors surannés, reste pourtant plus actuelle que jamais à l’âge de la « maritimisation de l’économie » et de la « territorialisation des océans » :

« La France n’a jamais pu choisir entre une vocation mari- time et un destin continental… Nous n’avons jamais adopté une seule ligne de conduite, tour à tour victimes de hasards ou d’options soit terrestres, soit maritimes, lou- chant vers l’est pour nous retourner bientôt vers l’ouest… Il en a résulté depuis des siècles des positions contradic- toires, depuis Philippe le Bel jusqu’à la Ve République. Écarquillé, écartelé par ce dilemme, notre pays n’a cessé d’offrir deux faces politiques, formant un dessein, le rom- pant, hésitant, transportant sa mise d’un bout à l’autre du tapis, ouvrant ses fenêtres en sens opposé, pris entre l’aller et le venir éclectique, équivoque, amphibie… Notre histoire ne sera qu’un aspect de cet éternel retour, qu’un interminable roulis entre la terre et la mer. (5) »

Prolongeant la méditation de Paul Valéry sur l’Europe comme « petit cap de l’Eurasie », Morand va même jusqu’à suggérer que c’est en France (le petit cap de ce petit cap) que les oppositions entre terre et mer, tyrannie et liberté, etc., atteignent leur plus grande inten- sité. Et de fait, à y regarder de plus près, cette tension entre tropisme continental et maritime semble bien transcender toutes les opposi- tions généralement convoquées pour rendre compte de la spécificité de l’histoire de France, qu’il s’agisse de l’opposition entre protestant et catholique (Coligny marin, mais Sully terrien ; Richelieu marin, mais Mazarin terrien) ou de l’opposition entre monarchie et république (Colbert marin, mais Louvois terrien ; Ferry marin, mais Clemenceau terrien). La légendaire inconstance française serait à la fois cause et effet d’une identité clivée, laisse entendre Morand. Aujourd’hui encore, cet essai sur l’« interminable roulis entre la terre et la mer » constitue la plus utile des mises au point pour tous

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les ingénus qui s’imaginent que l’Europe fut, de tout temps, le « grand dessein » de la politique étrangère de la France. Mais cette méditation de Morand constitue aussi le meilleur point de départ (sinon d’arri- vée) pour penser à nouveaux frais « l’histoire de France au risque de l’histoire globale ». Au niveau descriptif, nul n’a su mieux que lui en effet mettre en évidence ce « roulis » qui va s’amplifier à mesure que se dilate l’échiquier géopolitique : « Le XVIIIe siècle fut le siècle des idées claires et de la politique confuse. Le conflit continent contre océan s’élargit. Notre diplomatie instable s’essaye à tout : alliances succes- sives, engagements, abandons et trahisons, on est loin du bien simple programme du siècle précédent, qui tenait en un mot : abaissement de la Maison d’Autriche… Les conflits du XVIIe siècle se déroulaient à quelques heures de Versailles ; au XVIIIe, le pendule prend de l’ampli- tude, on se bat de la Turquie au Mississippi. » Au niveau explicatif, en revanche, il y aurait beaucoup à dire, et à redire, sur les raisons invoquées par Morand pour rendre compte des rendez-vous manqués de la France et de la mer. Ainsi, après bien d’autres, notre « historien du dimanche » croit pouvoir affirmer : « Ce qui nous a interdit la domination des mers, ce furent nos richesses naturelles, notre économie équilibrée. Nous avons connu des heures de grande détresse nationale, mais non cette misère endémique de nos voisins anglais. » Faux !, répondra , cet autre amou- reux du grand large, qui connaît bien le sujet : « Si belle que semble la France au XVIIIe siècle, son niveau de vie ne se compare pas à celui de l’Angleterre. John Bull, “surnourri”, mangeur de viande, est chaussé de souliers ; et le Français Jacques Bonhomme, malingre, mangeur de pain, hâve, vieilli avant l’âge, marche en sabots. (6) » Braudel est un lecteur assidu de Morand depuis Méditerranée, mer des surprises (1938), et l’on n’aurait pas de mal à montrer que ses propres réflexions sur la France et le grand large portent la marque d’un dialogue souterrain avec Morand. Reste que les explications alternatives avancées par Braudel lui-même sont loin d’être convain- cantes. Le « pape » de la nouvelle histoire est d’ailleurs un curieux personnage : avant lui, on n’avait encore jamais vu, dans l’histoire, un homme faire preuve d’une telle volonté de nier la volonté de

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l’homme dans l’histoire. D’où un certain nombre d’« explica- tions » qui n’expliquent rien. Ainsi de l’argument que la capitale de la France n’était pas située au bord de la mer. La belle affaire ! À l’heure où Pierre le Grand transférait sa capitale de Moscou à Saint- Pétersbourg, à l’embouchure du golfe de Finlande, rien n’interdisait à Louis le Grand de construire Versailles à Rouen, face à l’arsenal du Clos aux galées créé par Philippe le Bel. En dernière instance, n’en déplaise au fataliste Braudel, l’histoire est une question de challenge and response (Arnold Toynbee). Écartelé entre ses tropismes lorrains et méditerranéens, Braudel pourrait bien être l’incarnation même de cette identité clivée dont parlait Morand. Toujours prêt à succomber à un déterminisme ou à un autre (géographique, démographique, économique, etc.), mais aussi toujours prêt à larguer les amarres et à retrouver le grand large. Dans les dernières pages de son ouvrage inachevé sur l’identité de la France, Braudel annonçait : « J’ai dit vite, après beaucoup d’autres, que la France a raté la mer, qu’elle n’a pas saisi le sea power, soit le sceptre du monde. Et il faudra sûrement que j’y revienne longuement, à l’extrême fin de cet ouvrage. (7) » Braudel disparut avant d’avoir écrit « La France hors de France ». Mais dans un texte sur Jacques Cartier publié à la veille de sa mort, notre homme se livre à une bien étrange confidence : « Chance fantastique que nous n’avons pu saisir et défendre, hélas ! Pour moi, un regret, un remords aussi. Comme si j’étais responsable de ce destin manqué. (8) » Nul besoin d’être psychanalyste pour deviner que le véritable remords de Braudel fut d’avoir passé sa vie à nier, contre tout bon sens, l’importance de la volonté humaine dans la perspective de la longue durée. Pour ce péché contre l’esprit, le « pape » de la nouvelle histoire n’aurait pas manqué d’être excommunié par Bossuet lui-même, qui déclarait dans son Discours sur l’histoire universelle :

« À ne regarder que les rencontres particulières, la fortune semble seule décider de l’établissement et de la ruine des empires ; [mais] à tout prendre, il en arrive comme dans le jeu, où le plus habile l’emporte à la longue… En effet,

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dans ce jeu sanglant où les peuples ont disputé de l’empire et de la puissance, [celui] qui a prévu de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus longtemps dans les grands travaux, et enfin qui a su le mieux ou pousser ou se ménager suivant la rencontre, à la fin a eu l’avantage, et a fait servir la fortune même à ses desseins. (9) »

Braudel ne pouvait pas ne pas savoir que la maîtrise du sea power est, par excellence, une entreprise de longue haleine. Même pour les insulaires anglais – a fortiori pour une puissance amphibie comme la France (10). Braudel n’aurait jamais pu écrire « La France hors de France » sans du même coup renier toute sa philosophie de l’histoire et – horresco referens – s’incliner devant la lucidité de Bossuet. Gageons qu’il a préféré laissé son ouvrage inachevé plutôt que d’avoir à recon- naître que, sans la persévérance de Cartier, Coligny, Champlain et Colbert, la France n’aurait été rien de plus que ce que la nature l’avait faite : le petit cap du petit cap de l’Eurasie.

Emmanuel Macron et le grand large

En 1966, lorsque paraît l’essai de Paul Morand, le cycle mari- time semble clos à jamais, et les élites françaises croient dur comme fer que la future Union européenne prendra la relève de l’Union française comme réincarnation de la « Plus Grande France ». Un demi-siècle (et une réunification allemande) plus tard, l’Europe est devenue, au mieux, une version technocratique de l’Empire austro- hongrois, dans lequel l’Allemagne joue le rôle de cavalier autrichien et la France celui de cheval hongrois. À mesure que le centre de gravité du monde bascule de l’aire euroatlantique vers la zone indo- pacifique, l’Union européenne semble vouée à n’être rien de plus que la version houellebecquienne de la « Kakanie » habsbourgeoise jadis brocardée par Robert Musil. Pas étonnant dès lors que, pour la première fois depuis la révocation de l’édit de Nantes, les jeunes Français désertent par dizaines de milliers pour rejoindre l’Angle-

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terre, l’Amérique, l’Australie. Ceux qui restent en France « se savent un futur, mais ne se voient pas d’avenir », comme dit joliment Pierre Nora. Ces derniers temps pourtant, cette France encalminée depuis trente ans semble retrouver progressivement le goût du grand large. Depuis l’entrée en vigueur du nouveau droit de la mer en 1994, la France dis- pose désormais du deuxième plus grand domaine maritime du monde (à 75 % dans la zone indo-pacifique). Il fallut toutefois attendre le Grenelle de la mer de 2009 pour que le gouvernement français réalise qu’à l’heure de la « maritimisation de l’économie » et de la « territoria- lisation des océans », la France n’était plus un petit hexagone mais un archipel sur lequel le soleil ne se couche jamais. Emmanuel Macron lui-même, bien qu’élu sur un programme « européiste » en diable, semble avoir épuisé les joies du « bac à sable » de Bruxelles et paraît de plus en plus attiré vers le grand large, comme en témoignent ces propos pour le moins décoiffants tenus en décembre 2019 :

« Quand on considère notre histoire sur le long cours, la France a alternativement embrassé sa réalité maritime ou lui a tourné le dos. À chaque fois qu’elle lui a tourné le dos, elle s’est trompée. À chaque fois qu’elle a tourné le dos à ce destin en voulant embrasser des obsessions plus continentales, en refusant de voir qu’elle était une puissance maritime, en ayant peur du grand large, en révoquant l’édit de Nantes, qui participe d’ailleurs de cet esprit, elle a reculé. À chaque fois qu’elle s’est assu- mée comme puissance maritime, embrassant tout à la fois le grand large de l’océan et la Méditerranée, elle a su conquérir de nouveaux espaces, être une puissance tout à la fois du savoir et de la géopolitique… La France est la première puissance maritime d’Europe, ses façades maritimes sont majoritairement ultrama- rines, oui la France est à l’échelle de la planète bleue un État-archipel et c’est un atout unique sur le plan géo- politique. Ce trait d’union maritime fait de la France

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un partenaire mondial, puissance européenne autant que puissance indo-pacifique… C’est pourquoi partout nous ne sommes pas simplement vus comme des voya- geurs mais toujours aussi comme des voisins : voisins appréciés et pacifiques, voisins porteurs de dialogue et non de conflits, voisins parfois protecteurs. Et j’entends que nous continuions à exercer la plénitude de nos res- ponsabilités à l’égard de nos voisins maritimes, qu’il s’agisse de l’Australie, du Japon, de l’Inde, mais aussi des États-Unis et de la Chine… Je vous le dis avec beaucoup de conviction, le XXe siècle, à beaucoup d’égards, fut continental par ses guerres, ses défis, la manière de penser les frontières puis de panser nos plaies et de nous réconcilier. Le XXIe siècle sera mari- time. C’est là que se joue la puissance, la géopolitique de demain, celle du commerce comme des connexions. C’est sur cet espace que la France aura à se penser, à vivre avec ses alliés, ses voisins, peut-être ses ennemis. C’est par la mer que nous aurons à repenser notre présence, notre alimentation, nos recherches mais aussi les équi- libres de notre planète et nos océans. Le XXIe siècle sera maritime, j’en suis profondément convaincu… (11) »

La nouvelle « exception française » ? La France est le seul pays d’Eu- rope à être un État riverain de ce nouveau centre du monde qu’est la zone indo-pacifique. Au début du IIIe millénaire, tout semble donc indiquer le retour d’un nouveau cycle maritime pour la France. Pour espérer convertir cet espace maritime en puissance maritime, il faudra certes que les élites françaises fassent preuve d’une persévérance digne de Richelieu et de Colbert. Mais c’est une autre histoire.

1. David Armitage, « The Elephant and the Whale: Empires of land and sea », Journal of Maritime Research, juillet 2007. 2. L’ouvrage de référence est désormais la monumentale encyclopédie The Sea in History. La Mer dans l’Histoire (Boydell & Brewer, 2017), publiée sous la houlette du Français Christian Buchet, et à laquelle ont contribué plus de deux cents historiens issus de quarante pays. 3. Hubert Védrine, Le Temps des chimères, 2003-2009, Fayard, 2009, p. 225 (c’est moi qui souligne). 4. Alain Cabantous, André Lespagnol et Françoise Péron, Les Français, la terre et la mer, XIIe-XXe siècle, Fayard, 2005, p. 12.

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5. Paul Morand, « Le Puits et la Pendule, » Revue des Deux Mondes, juillet 1966, (première partie) et août 1966 (seconde partie), repris dans Monplaisir... en Histoire, Gallimard, 1969 (c’est moi qui souligne). https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/le-puits-et-le-pendule-i/ et https://www.revuedes- deuxmondes.fr/article-revue/le-puits-et-le-pendule-ii/ 6. Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Flammarion, coll. « Champs histoire », 1985, p. 95. 7. Fernand Braudel, L’Identité de la France, Flammarion, 2011, p. 1076. 8. Fernand Braudel, Le Monde de Jacques Cartier, Berger-Levrault, 1984, p. 14 (c’est moi qui souligne). 9. Jacques-Bénigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, troisième partie, chapitre ii, in Œuvres complètes, tome X, Lefèvre, 1836, p. 277. 10. Jonathan Scott, When the Waves Ruled Britannia: Geography and Political Identities, 1500-1800, Cam- bridge University Press, 2011 ; Tony Corn, « Global Colbert », Le Débat, 205, mai-août 2019. 11. Emmanuel Macron, « Déclaration sur la politique de la mer », Montpellier, 3 décembre 2019, https:// www.vie-publique.fr/discours/272249-emmanuel-macron-03122019-politique-de-la-mer.

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 173 L’HUMILITÉ POLITIQUE : PORTRAIT DU PRÉSIDENT-PHILOSOPHE MASARYK › Ulysse Manhes

« Je suis individualiste et démocrate, en métaphysique comme dans la vie. Je crois que toute âme est l’égale des autres, et ne relève que d’elle seule. Les vies humaines se déroulent parallèlement, pour ainsi dire, chacun fait comme il peut. [...] J’ai toujours voulu, moi, que chacun fût son propre maître. Cela au point de vue politique, social et moral. Être son maître : cela résume et unit liberté et discipline. »

Karel Čapek, Entretiens avec Masaryk (1).

e premier président de la Tchécoslovaquie démocratique reste méconnu. Chrétien modéré, libéral-socialiste, euro- péen convaincu, il fut effacé par les grandes idéologies féroces et radicales du XXe siècle. La mémoire de cet homme cultivé, lucide et concentré mérite d’être réhabilitée. LQui est Tomáš Masaryk ? D’où vient-il ? Comment comprendre la spectaculaire trajectoire de sa vie ? Né en 1850 dans un recoin de Bohême du Sud, dans la ville de Hodonín, il grandit dans une famille paysanne et pieuse avec ses deux frères, et son destin est de devenir for-

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geron. Son père est d’abord cocher, puis ouvrier : « Dans le servage, il était né ; dans le servage, il resta. (2) » ; sa mère, ancienne domestique et cuisinière, reste à la maison, sans savoir lire ni écrire. Le jeune Tomáš, très tôt, entre la messe et l’école, va jouer dans les plaines avec ses amis

puis, vers l’âge de 12 ans, commence à s’initier Ulysse Manhes est étudiant en aux métiers de serrurier et de forgeron ; son 3e année de philosophie à l’université adolescence est douce : à l’école, il parle l’alle- Paris sciences et lettres (PSL). › [email protected] mand, et le slovaque à la maison ; il s’instruit et forge ses premières convictions morales auprès de ses professeurs et du curé de son village. Sur les conseils du doyen de son lycée, il est envoyé à l’école réale allemande et l’été, il revient dans son village natal travailler à la forge de trois heures du matin à onze heures du soir.

« Peut-être serais-je resté forgeron s’il ne m’était arrivé l’affaire que voici : un jour, à Čejč, j’allais de la fontaine à la forge en portant de l’eau dans les seaux, quand vint passer un Monsieur qui me fixa avec attention. Je le reconnus bien, c’était le professeur Ludvík [...]. J’avais honte de mon visage noirci par la fumée, et je voyais qu’il ne s’attendait pas à me retrouver apprenti forgeron. Quand je rentrai chez nous, maman me dit : “Le profes- seur est venu. Il te fait dire d’aller comme auxiliaire chez son père, l’instituteur de Čejkovice. (3)”. »

À compter de ce moment, le jeune Tomáš quitte le giron familial pour Vienne, Prague et Leipzig ; il se forme à la philosophie, suit les cours de Franz Brentano aux côtés d’Edmund Husserl, lit les clas- siques de la littérature européenne, prépare en 1876 une thèse de doctorat sur Platon et l’immortalité, et rédige en parallèle des articles journalistiques. Il devient maître de conférences et prépare des cours sur Dostoïevski, les Lumières françaises ou la pensée classique alle- mande… Comme journaliste, il commence à s’illustrer à l’occasion de la retentissante affaire Hilsner (que l’on compare souvent à l’affaire Dreyfus) en 1899. Son travail et ses prises de position lui vaudront ensuite une image de « Zola tchèque ».

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Pourtant, au-delà de ce parcours l’éloignant jour après jour de ses origines, Masaryk ne prend pas les plis de l’universitaire, de l’intel- lectuel, du mondain ou de l’affairiste. Il demeure fidèle à l’enfant de Hodonín, à la foi concentrée de sa mère dans sa manière empreinte de sobriété et de droiture morale, et finit par se marier avec Charlotte Garrigue, une Américaine protestante. Masaryk a grandi les pieds sur la terre et le regard tourné vers le ciel habité :

« Si je dois dire quel a été le triomphe de ma vie, je ne dirai point que c’est le fait d’être devenu président [...]. Ma satisfaction personnelle [...] est plus profonde : elle consiste en ce que, même comme chef d’État, je n’ai dû renier rien d’essentiel des choses auxquelles j’ai cru et que j’ai aimées lorsque j’étais étudiant pauvre, et quand je suis devenu éducateur de jeunes, critique gênant, réformateur politique. Je la trouve en ceci qu’étant au pouvoir, je n’ai découvert aucune autre loi morale, aucune autre attitude envers mon prochain, mon pays et le monde, que celles que j’avais adoptées auparavant. (4) »

Anti-idéalisme : le despotisme des grands mots

Au fil de ses entretiens avec Karel Čapek, Masaryk présente une attitude constante : le refus de toute forme d’idéalisme, notamment politique. Pas le moindre emportement ni la fièvre des partisans. Au contraire, il semble animé par un sens frappant de la nuance et de la mesure, accompagnés souvent d’une rigueur sans compromis. Il a certes défendu l’indépendance de la Tchécoslovaquie, mais ne s’est jamais proclamé nationaliste ; il s’est certes engagé, lors de la Première Guerre mondiale, contre l’Autriche-Hongrie, mais il n’a pas vu en elle une ennemie malveillante : le manichéisme semble toujours absent de son système de pensée dans une évidente prudence à l’égard des idées (5). L’humilité et la modération guident ses positions :

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« Une certaine pudeur m’a toujours empêché d’employer des mots tels que “patrie”, “nation”, etc. [...]. Nous avons secoué le joug des maîtres despotiques ; il nous reste encore à secouer le joug tyrannique des grands mots. Cependant, me direz-vous, la force des mots, nous la subissons non seulement en politique, mais dans tous les domaines, qu’il s’agisse de religion, de science ou de philosophie ! (6) »

En vérité, l’excès politique semble pour lui contenu autant dans les idées que dans le langage. Son effort est alors remarquable : faire en sorte que les idées pèsent le moins possible sur le monde réel. Masaryk n’est ni un penseur ni un théoricien mais un homme d’action éclairé. Et lorsqu’il réfléchit à ce que pourrait être une politique dévoyée, c’est encore d’abord aux éléments de langage qu’il s’en prend : « Je n’aime pas les discours creux sur la solidarité slave, pas plus que je n’aime les boniments patriotards. [...] Si vous aimez votre pays, inutile d’en parler, mais faites quelque chose d’intelligent ! » Ce pragmatisme anti-idéaliste se comprend par l’émergence de la conscience euro- péenne sur les dégâts que le progrès industriel et la financiarisation des activités commencent à produire dans les sociétés occidentales. Cette conscience s’exprime en Europe par des courants socialistes et réformistes, dont le radical-socialisme est notamment l’une des formes en France (Gambetta, Clemenceau), qui visait à modérer et huma- niser la dureté du capitalisme économique… Masaryk, par son atta- chement en même temps à la réforme et à la tradition, incarne ce courant progressiste réformateur modéré dans la nouvelle République tchécoslovaque.

« Mon socialisme »

L’affirmation que Masaryk n’a jamais cédé aux mots d’ordre poli- tiques peut être atténuée. Au cœur des Entretiens, dans le chapitre « La maturité », il expose en quelque sorte sa « doctrine » : son socia-

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lisme. Sans convoquer de théoriciens, il se livre alors à une espèce d’acte de foi, où son incrédulité face à l’utopie égalitariste et au com- munisme s’oppose à l’importance qu’il accorde à la valeur et à la place du travail.

« Mon socialisme, c’est tout bonnement l’amour du prochain, l’humanité. Je souhaite qu’il n’y ait plus de misère, que tous les hommes vivent convenablement par le travail et dans le travail, et que chacun ait sa place au soleil [...]. Je ne crois pas à l’égalité, à l’égalité absolue ; parmi les étoiles pas plus que parmi les hommes, nous ne trouvons d’égalité [...] ; il y aura toujours une hiérarchie parmi les hommes. Mais hiérarchie signifie ordre, orga- nisation, discipline, commandement et obéissance, et non exploitation de l’homme par l’homme. Je n’accepte donc pas le communisme. (7) »

Ainsi, il voit l’un des versants de la dignité humaine dans le travail, comme Simone Weil plus tard. Sa lucidité réaliste ne fustige pas le travail humain comme un lieu d’aliénation, mais plutôt comme une possibilité de liberté et de salut… Ce regard peut paraître paradoxal : d’un côté, il s’affilie à la tradition intellectuelle du socialisme appelant à la nécessité impérieuse du travail (8), mais d’un autre côté, il refuse d’y introduire le rêve égalitaire, préférant se ranger dans le parti de l’ordre et de la discipline (position que l’on retrouvera d’ailleurs dans ses considérations sur l’éducation et la place du maître d’école). C’est le sens de sa réflexion subtile. La hiérarchie n’est pas la domination : « La sincérité, c’est le secret du monde et de la vie ; c’est la sainteté religieuse et morale. » Le socialisme de Masaryk, en ce sens, apparaît davantage comme une modestie humaniste, venue de l’ancien monde et enracinée dans l’expérience d’une enfance rurale de Moravie. Le monde social s’organise quand chacun est à sa place (the right man at the right place) : « Que chacun soit donc un Monsieur, mais en étant à sa place, en devenant un homme complet. »

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Démocratie et pluralisme

La polémique sert à quelque chose ; elle aveugle, mais elle vous incite à penser, vous et l’adversaire. Ces luttes ont été pour beaucoup, me semble-t-il, dans l’évolution de notre conscience nationale et dans notre vie spirituelle (9). Masaryk définit très tôt le principe démocratique comme la recherche d’un sens commun par le débat et la tolérance. La démocra- tie comme espace polémique. L’opposition n’est pas éprouvée par lui comme une menace, mais comme une bénédiction. Lui qui, dès ses années universitaires, faisait œuvre de critique politique dans ses ana- lyses de plusieurs affaires d’État, a défendu vaille que vaille la pleine liberté de la presse même lorsqu’il en payait les frais. Un libéralisme dans tous les domaines de la vie et de la pensée. Alors que depuis les années dix, l’Europe de l’Est bascule dans la frénésie du soviétisme, l’urgence de la révolution et le triomphe de l’unité totalitaire, Masaryk, de son côté, est l’héritier du courant libé- ral, favorable à la liberté de l’individu (et notamment les libertés d’opi- nion et d’expression), dont le principe repose sur le respect de l’autre et la confrontation dialectique des idées : « C’est l’impatience qui fait le malheur en politique. » Les dissidents ultérieurs, Václav Havel en tête, se réclameront de cette modération réformiste dans la seconde moitié du XXe siècle : socialisme à visage humain, démocratie, chris- tianisme, occidentalité culturelle, art moderne…

Le ciment européen : le christianisme

Tomáš Masaryk, par l’éducation de sa mère, a grandi dans la spi- ritualité et le silence de la foi ; ses premiers éducateurs furent les prêtres de son village et ses premières vraies lectures les Psaumes, les Évangiles­ et les missels ; ses frères et lui ont reçu une éducation chré- tienne inspirée des vertus cardinales (prudence, tempérance, force d’âme, justice) et théologales (foi, espérance, charité)… Il va s’éman- ciper de la mythologie magique de ses années d’enfance (« Je croyais

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à tous les esprits possibles et imaginables, peut-être le plus à la dame de midi et à la fée du soir [...]. Les sorcières jouaient aussi un grand rôle ; de même que la mort et le diable (10) ») par la philosophie, l’étude de la tradition spirituelle catholique et notamment celle de Jan Hus, théologien tchèque réformateur du XIVe siècle, considéré comme l’un des précurseurs du protestantisme. La tradition chré- tienne apparaît donc pour lui comme le ciment de la civilisation occidentale :

« Je n’arrive pas à me représenter l’un des nôtres qui aurait grandi sans rien savoir de Jésus ni de sa doctrine. Et l’An- cien Testament, par son contenu, n’appartient-il point au patrimoine intellectuel et artistique de tout Européen ? Quiconque ignorerait ce qu’est le christianisme ne serait qu’un étranger dans notre civilisation. (11) »

Ainsi, d’affectif initialement, l’attachement de Masaryk à la religion devient intellectuel. Recevoir l’héritage du christianisme, c’est devenir européen, s’approprier une longue histoire, habiter une « patrie char- nelle » (Charles Péguy).

« Entre les pays et leurs potentats, [l’Église] maintenait non seulement une sorte de “Paneurope”, mais aussi l’unité du monde. Par ses missions, elle a exercé une action civilisatrice universelle. Tout ceci révèle un formi- dable programme d’organisation internationale, mon- diale. (12) »

Masaryk président

En 1918, Masaryk est devenu le président de la République tché- coslovaque pour ainsi dire malgré lui : sans campagne politique, sans ambition, élu sans le savoir alors qu’il avait quitté, depuis trois ans, son pays, sa famille et ses amis pour des missions diplomatiques en Italie,

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en France et en Angleterre, et pour rejoindre les Alliés qui faisaient bloc contre l’Autriche-Hongrie. Menant alors bataille sur tous les fronts depuis Londres, où il était professeur de philosophie au King’s College, il entretenait une abondante correspondance avec Edvard Beneš, homme d’État resté en Tchécoslovaquie et qui sera, à la mort de Masaryk, son successeur à la présidence jusqu’en 1948 ; ensemble, ils militaient pour l’indépendance de toutes les petites nations centre- européennes, satellites séculaires de l’empire des Habsbourg : la Tché- coslovaquie, la Pologne, la Serbie, la Croatie, la Roumanie…

« C’est curieux : j’étais comme une machine remon- tée ; dans la tête, je n’avais plus rien que la campagne contre l’Autriche ; je ne voyais, je ne sentais rien d’autre, comme si j’avais été hypnotisé. Je n’avais plus de pensée que pour la guerre : savoir quelle était la situation, et comment elle évoluait sur le front. (13) »

Puis vint l’armistice en 1918. À Washington, où l’avait rejoint sa fille Olga, on lui annonça la nouvelle : « J’ai reçu la dépêche annonçant que, chez nous, on m’avait élu président… Pour ma part, jusqu’alors, je n’y avais pas songé. » Et cette formule, restée célèbre : « Je suis donc devenu président, et je n’y étais pas préparé. » Dans les dix-sept années qui suivirent, il occupa le poste de président de la République et s’efforça d’offrir à la verte nation tchécoslovaque sa première figure démocratique : quelques réformes de l’éducation, des lois d’égal accès à l’école pour les filles et les garçons (avec la créa- tion de classes mixtes), le développement d’une politique culturelle (financement de musées, bibliothèques, théâtres) et des métiers de l’administration, le réaménagement du château de Prague en sym- bole de l’État renouvelé : « Ce qui signifiait in concreto transformer un château monarchique en château démocratique. » Après avoir été réélu par deux fois, il se retira de ses fonctions en 1935, fatigué et atteint d’une attaque cérébrale, et s’éteignit deux ans plus tard à Lány, à l’âge de 87 ans.

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Lenteur et contemplation : Masaryk géographe

Pour comprendre l’homme que fut Masaryk, il faut se référer au commentaire rédigé par Karel Čapek dans la conclusion du livre d’en- tretiens, intitulée « Les silences de Masaryk ». Paradoxalement situées à la fin de l’ouvrage, ces remarques présentent en réalité un caractère décisif pour appréhender la personnalité saisissante de l’homme.

« Il n’était pas difficile, certes, de noter de mémoire les paroles prononcées pendant tant et tant de matinées. Mais ce qui manque, c’est ce calme, ce silence d’où les mots émergeaient, au milieu duquel, peu à peu, se nouait la conversation. Le silence était toujours là ; il se plaçait entre les mots, terminait les phrases… Non de ces lourds silences pendant lesquels on ne sait que dire, mais un silence plein de méditation, le silence de celui qui réfléchit, qui a besoin de penser aux choses plus que d’en parler [...]. Oui – mais cela comment l’exprimer sans paroles ? (14) »

Ce commentaire final, dont on comprend que Čapek ne pouvait en aucun cas faire l’économie, est proprement solaire. Au-delà des grands équilibres que Masaryk s’efforçait de trouver dans la politique, entre la tradition et la modernité, entre l’ordre et le progrès, entre la discipline et les nouveaux droits, l’homme Masaryk oscillait manifes- tement entre le langage et le silence. Ou plus exactement, il était de ceux pour qui, par tradition, le silence est un langage d’égale valeur. En cela, il est un héritier de l’histoire du recueillement, de la retraite, de la prière. Cet héritage le met précisément au carrefour de son siècle, où commencent à émerger les fureurs idéologiques, les empressements médiatiques et l’emballement technologique. Pris dans les soubresauts des grands désordres européens, il puise dans les silences de son édu- cation chrétienne une posture personnelle qui est en train partout de disparaître. C’est ce silence que Čapek a reconnu et dont il a voulu absolument témoigner, comme la marque d’une philosophie de la vie.

182 SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 l’humilité politique : portrait du président-philosophe masaryk

Cette manière d’expression, lente et concentrée, est en réalité une géographie du langage qui utilise les hésitations, les entre-deux, les clairs-obscurs et les intervalles, qui sont autant de respirations de la pensée. Et c’est là que l’on comprend, comme le rappelle Čapek, que Masaryk a d’abord, à la manière d’un Julien Gracq, une relation géo- graphique à la langue et au monde. Le livre d’entretiens commence précisément par des considérations géographiques, puis s’achève exactement à l’identique : « Cette grande plaine, je la revois encore aujourd’hui, et c’est, je pense, à cause de cette impression d’enfance que j’aime les plaines » (p. 3) ; « Le président lève enfin la tête, montre d’un geste tout ce qui l’environne, et dit simplement : “ça…”, ce qui signifie : la belle journée ! Regardez donc les montagnes dans le loin- tain, et cet érable, comme il est rouge déjà ! Tenez, un écureuil ! Chut, ne l’effrayons pas » (p. 257). Ainsi Tomáš Masaryk fut-il autant un intellectuel qu’un homme de la terre ; sa pensée et sa morale, rurales, enracinées – au plein sens du terme – dans l’esprit du XIXe siècle, furent marquées du sceau du jeune forgeron comme de celui du professeur de philosophie et du président de la République, où la forme ressemble tellement au fond : profonde, méthodique, concentrée et d’un engagement complet.

1. Karel Čapek, Entretiens avec Masaryk (1936), traduit par Madeleine David, Éditions de l’Aube, coll. « Regards croisés », 1991. 2. Idem, p. 5. 3. Idem, p. 43-44. 4. Idem, p. 255. 5. Il dit encore : « Je n’ai pas de doctrine sociale toute prête dans ma poche. » (Idem, p. 152.) 6. Karel Čapek, op. cit., p. 138-139. 7. Idem, p. 150. 8. Voir à ce sujet le très court essai de Kazimir Malevitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme, Allia, 1995, p. 14 : « Le système du socialisme [...] flétrit tous les systèmes qui ont existé avant lui, pour que l’humanité entière suive un seul chemin laborieux et qu’il ne reste plus un seul inactif. » 9. Karel Čapek, op. cit., p. 146. 10. Idem, p. 18. 11. Idem, p. 34. 12. Idem, p. 179. 13. Idem, p. 198. 14. Idem, p. 257-258.

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CRITIQUES

LIVRES CINÉMA 186 | Aux petits, aux obscurs, 199 | The Crown aux sans-grade › Richard Millet › Sébastien Lapaque MUSIQUE 188 | Littérature, substantif 202 | Pour ses 250 ans, féminin Beethoven répond au › Michel Delon questionnaire de Proust 191 | Lubin, Dostoïevski › Olivier Bellamy › Frédéric Verger EXPOSITIONS 194 | Au cœur fécond de la crise 205 | La nuit éclairée › Patrick Kéchichian › Bertrand Raison 196 | Une résurrection › Stéphane Guégan critiques

LIVRES Aux petits, aux obscurs, aux sans-grade › Sébastien Lapaque

Je veux être Chateaubriand ou rien », avait écrit le jeune Vic- tor Hugo sur un cahier d’écolier. C’est une phrase dange- reuse pour un littérateur s’apprêtant à entrer dans la carrière «– et même suicidaire. À Totor lui-même, cet écrivain aux cent avenues et aux boulevards sans nombre, il n’est pas certain qu’elle ait réussi. L’auteur de La Légende des siècles a certes davantage de statues dans notre pays que le petit René, il trône jusqu’à la cour de la Sorbonne, mais à y regarder de près, nous sommes quelques-uns à penser que rien, dans son œuvre, n’égale le soyeux mélancolique des Mémoires d’outre-tombe. L’unique conseil que l’on puisse donner à un littérateur entrant dans la carrière est d’être lui-même. Mon confrère et ami Moham- med Aïssaoui,­ qui a notamment publié L’Affaire de l’esclave Furcy (1) et L’Étoile jaune et le Croissant (2), n’est pas à proprement parler un débutant. Mais c’est la première fois, avec Les Funambules (3), qu’il s’aventure dans le redoutable corral de la fiction. Et dès les pre- mières pages, le critique sourcilleux est frappé par la ligne claire de sa démarche. Lecteur passionné de Jean Giono, d’Albert Camus et de Patrick Modiano, Mohammed Aïssaoui ne s’est pas laissé écraser par ces maîtres en se prenant pour eux – même si quelques pages émou- vantes ouvrant le livre peuvent se lire comme un hommage au roman posthume de Camus, Le Premier Homme. Les grands cinéastes amé- ricains avaient ainsi le don de commencer leurs films par une scène « dédicace » aux maîtres du passé. Mais le démarquage s’arrête là et très vite Mohammed Aïssaoui devient lui-même – où plutôt un autre lui-même puisque, à bien des égards, la vie du narrateur des Funam- bules n’est pas la sienne. Né au bled, élevé en banlieue au milieu des années quatre-vingt, il a un petit côté racaille propre à sa génération d’enfants d’immigrés – on ignore son code vestimentaire, mais on l’imagine volontiers avec une capuche.

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Le coup de maître du livre, souvent émouvant et drôle, c’est de retourner les stéréotypes en faisant raconter sa vie par une « capuche » au bon cœur. « J’exerce le métier de biographe pour anonymes. Je raconte les vies de ceux qui veulent laisser une trace, même dérisoire. J’écris pour ceux qui ne trouvent pas les mots », confie le narrateur dans les premières pages du livre. Le lecteur est averti : la suite sera dédiée aux petits, aux obscurs, aux sans-grade. Tranchant avec une immense majo- rité du roman français contemporain, Mohammed Aïssaoui mène son histoire sans une once de misérabilisme, de méchanceté ou de ressenti- ment. Quand la vocation singulière du narrateur et sa rencontre avec un neuropsychiatre renommé le poussent à partir à la découverte des nau- fragés qui s’étiolent dans les permanences des Restos du cœur, d’ATD Quart Monde et des Petits Frères des pauvres afin de leur faire raconter l’histoire de leur vie, il y sème partout sa bonne humeur. La vie ne l’a pourtant pas épargné et il laisse parfois entendre un son de cloche fêlée. À certains moments, un « tourbillon de désespoir » n’est pas loin de l’emporter. Surtout lorsqu’il songe à Nadia, une fugitive qu’il ne déses- père pas de retrouver dans le labyrinthe des rues parisiennes. Mais ce cœur simple s’accroche à une certitude : la meilleure façon d’échapper à sa douleur est de s’intéresser à celle des autres. Les esprits forts songeront ici à l’affreux Gide : c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature. À ce propos, Moham- med Aïssaoui renverse une fois encore le stéréotype, assumant son point de vue avec une assurance déconcertante, comme ose également le faire Christian Bobin. Et l’on a beau se dire que trop de gentillesse tue la gen- tillesse, l’on finit par être emporté par l’accent de vérité qui traverse son livre aux phrases courtes, sans manières et sans apprêt. Encore une fois, le romancier né vieux n’a aucune autre prétention que d’être lui-même et jamais la vanité de s’aventurer dans un enchevêtrement sophistiqué d’incises et de subordonnées enchaînées où sa prose perdrait de sa frap- pante simplicité. Pour faire entendre un ton juste, il écrit simplement. En emboîtant le pas au narrateur bondissant dans les rues de Paris et les recoins gris des villes de banlieue, des lecteurs songeront peut-être à une moderne incarnation du Candide de Voltaire. À ce propos, l’auteur nous offre lui-même la clé en faisant converser le narrateur avec un phi-

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losophe de bistrot entiché de Rousseau qui lui donne des leçons improvi- sées sur « le sentiment d’existence » en buvant un petit noir sur le coin du zinc. « Rousseau pose une question fondamentale : peut-on avoir le sen- timent d’existence sans autrui ? » Ici, Mohammed Aïssaoui fait entendre sa voix en révoquant l’ironie méchante de Voltaire – parce qu’elle réduit l’homme – et prend contre elle le parti de la gentillesse de Rousseau, mal- gré ses contrariétés et ses insuffisances. Dès lors, mieux qu’un nouveau Candide, le narrateur des Funambules s’impose comme un anti-Candide. 1. Mohammed Aïssaoui, L’Affaire de l’esclave Furcy, Gallimard, 2010, prix Renaudot de l’essai. 2. Mohammed Aïssaoui, L’Étoile jaune et le Croissant, Gallimard, 2012. 3. Mohammed Aïssaoui, Les Funambules, Gallimard, 2020.

LIVRES Littérature, substantif féminin › Michel Delon

Bonne fille, bonne épouse, bonne mère, au reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait eu dans notre littéra- ture, la première de cette insupportable lignée de femmes «auteurs. » Gustave Lanson, parrain des études littéraires jusqu’à il n’y a pas si longtemps, parle ainsi de Christine de Pizan, la poétesse des Cent ballades d’amant et de dame, une des figures centrales de notre littérature médiévale. Un éditeur de la poétesse à la fin du XIXe siècle, évoquant son dénuement après le décès de son mari, la décrit dépouil- lée par les saisies, « jusqu’à ses chaussettes ». Las ! le savant éditeur avait lu trop vite Christine, qui écrivait qu’on lui avait enlevé ses « cho- settes », ses petites affaires. Le faux-sens illustre la méconnaissance et le préjugé qui frappent tous les « bas-bleus » de notre littérature, jusqu’à aujourd’hui, ou presque. En 1956, le Congrès des écrivains noirs se réunit à la Sorbonne. Une photo fixe les visages d’une cinquantaine de participants, parmi lesquels une seule femme, qui n’est là qu’à titre d’épouse. Aimé Césaire mérite pleinement sa place sur la photo, mais il n’est pas accompagné de Suzanne Césaire, cofondatrice et anima-

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trice de la revue Tropiques, théoricienne du « grand camouflage » par lequel les Noirs des Antilles ou d’Afrique se déguisent en petits Blancs. Le camouflage qui efface les femmes n’est pas moins brutal. Dans les années deux mille, Jean-Yves Tadié avait rassemblé une dizaine de collègues et amis pour traverser la littérature française, laissant à chacun une totale liberté de définir ce qu’a pu signifier la littérature à chaque époque. Le résultat fut deux volumes en « Folio », quelque quinze cents pages d’analyses et de références, La Littérature française : dynamique et histoire (1). Martine Reid propose, en pendant, une histoire culturelle : Femmes et littérature (2). Elle se réclame du modèle anglo- saxon qui cherche à renouveler un canon essentiellement masculin. Ce sont dix femmes qui parlent des grandes étapes de cette histoire, uni- versitaires américaines et françaises. Une d’entre elles est rescapée de la première aventure, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, incontestable spécia- liste de notre Moyen Âge. Dans la même collection, deux volumes com- plètent et critiquent ainsi les précédents. Complètent, puisque de noms nouveaux apparaissent. Critiquent, parce que les critères de la canoni- sation sont interrogés. On suit les variations du statut juridique de la femme, de la présence des femmes dans la vie culturelle, la production d’œuvres de femmes et leur fréquent refoulement, puis l’histoire d’une prise de conscience et de combats. On perçoit les blocages, dont le pre- mier est lexical. Comment parler des femmes auteurs ? Sans parti pris, les collaboratrices de l’entreprise ont chacune leur préférence pour autrice (le mot est employé au XVIe siècle en frère jumeau d’actrice), écrivaine ou bien auteure. Le problème essentiel de méthode est celui du fémi- nisme. Si la dénonciation du statut imposé aux femmes et la lutte pour la transformation de la place qui leur est faite se nomment féminisme à partir d’Hubertine Auclert en 1882, le terme permet-il de désigner tous les engagements féminins, depuis Christine de Pizan qui doit « se faire homme » pour écrire, en passant par tant de femmes de l’aristo- cratie qui récusent la publication de leurs écrits ou exigent l’anonymat ? Peut-on unifier toutes ces interventions féminines selon une perspective téléologique qui déboucherait sur les conquêtes politiques et sociales de femmes, obtenant au XXe siècle le droit à disposer de leur propre corps et à devenir citoyenne à part entière ?

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L’hypothèse qui se dégage de cette foisonnante enquête est que les femmes s’imposent ou se faufilent lors des grandes fractures de notre histoire. Lorsque les évidences vacillent, que les hommes s’absentent, elles occupent des places laissées vacantes, souvent vite reprises dès qu’un nouvel ordre s’établit. Le développement de l’imprimerie et la Réforme sont le contexte dans lequel Marguerite de Navarre, sœur de roi et mère de reine, impose à une Église réticente une œuvre immense et diverse. La Fronde et l’instauration de l’absolutisme offrent aux femmes une marge d’initiatives politiques. Les salons leur donnent l’espace d’une royauté symbolique. Madeleine de Scu- déry, Marie-Madeleine de La Fayette remodèlent le roman, Marie de Sévigné crée un journalisme épistolaire dont les chroniques ne sont imprimées qu’après sa mort. Naît alors ce que Joan DeJean nomme « la plus grande des générations », la génération de 1690 qui ima- gine deux formes romanesques nouvelles, le conte de fées et l’histoire secrète. Marie-Catherine d’Aulnoy est à l’origine des deux. Le conte de fées se développe en dialogue avec le luxe parisien et la formation de la première corporation féminine, celle des couturières. La féerie dégage un espace imaginaire où toutes les transgressions semblent permises. L’histoire littéraire négligera Marie-Catherine d’Aulnoy, Marie-Jeanne L’Héritier, Louise d’Auneuil, qui souvent publient anonymement, pour créditer le seul Charles Perrault du mérite de cette invention. Au siècle suivant, Gabrielle-Suzanne de Villeneuve et Jeanne-Marie Leprince de Beaumont proposent leurs versions de La Belle et la Bête pour parler de la différence des sexes, du mariage et de la vie sexuelle. La crise de l’Ancien Régime et l’émergence dans la douleur d’une société nouvelle correspondent aussi à une grande génération, celle d’Isabelle Charrière, Germaine de Staël, Félicité de Genlis, mais aussi Sophie Cottin, Adèle de Souza et Barbara von Krüdener, qui cherche une parole féminine, irréductible aux discours crispés par les passions politiques. Le grand traité de 1800 est De la littérature de Germaine de Staël, l’histoire littéraire ne retiendra que le Génie du christianisme de Chateaubriand en 1802. Olympe de Gouges et Manon Roland ont été guillotinées mais ont légué aux siècles futurs la Déclaration des droits de la femme et l’Appel à

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l’impartiale postérité. Dans une œuvre immense, George Sand fait se rejoindre combats sociaux et féminins. Une certaine histoire littéraire a voulu la réduire à la veine régionaliste. Plus on se rapproche du présent, plus l’exercice devient difficile et profitable. Le XXe siècle voit les femmes pénétrer les institutions cultu- relles. Colette, Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar sont reconnues et entrent dans le canon de leur vivant, mais aux arguments du féminisme à visée universaliste s’op- posent désormais la revendication d’une écriture féminine, le refus de la mixité, voire la mise en cause de l’hétéro-normalité.­ Les deux derniers chapitres, tout aussi passionnants, mènent jusqu’à l’affaire Weinstein et à nos débats sur le décolonialisme et sur l’écriture-monde, il faudra quelque jour en reparler. 1. Jean-Yves Tadié (dir.), La Littérature française : dynamique et histoire, Folio, 2 tomes, 2007. 2. Martine Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Folio, 2 tomes, 2020.

LIVRES Lubin, Dostoïevski › Frédéric Verger

ne biographie d’Hélène Gestern (1), à la fois enquête et expé- rience profonde d’empathie, rappelle la figure d’un poète de U tout premier ordre, trop méconnu, Armen Lubin. Né Chah- nour Kerstedjian à Constantinople en 1903, le jeune homme quitte à 20 ans la Turquie, où, après la victoire contre la Grèce, reprennent les persécutions contre les Arméniens. Arrivé à Paris, il écrit ses premiers textes et un roman fait de lui, à 25 ans, une figure des lettres armé- niennes en exil. Survient alors un choix décisif : il se tourne vers le fran- çais, vers la poésie, peut-être parce qu’il éprouve ce sentiment terrible qu’exprime un de ses personnages : « Mieux vaut s’assimiler que vivre sans laisser l’empreinte de ses pas. » Son talent est très vite reconnu par

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André Salmon, dont l’autorité du goût était si grande dans le monde des arts. Mais ce début de carrière et d’assimilation à la vie littéraire va être brisé par une seconde forme d’exil. En 1936, il ressent les premières atteintes d’un mal atroce, la tuberculose osseuse, qui va le retrancher du monde jusqu’à la fin de sa vie. Il vivra plus de vingt ans dans divers sanatoriums avant de passer ses quinze dernières années dans le Home arménien de Saint-Raphaël. Il a néanmoins connu la reconnaissance, publié une demi-douzaine de recueils chez Gallimard (2), a été l’ami et le correspondant de Jean Paulhan, d’Henri Thomas, d’André Dhôtel, et, surtout, de Jean et Madeleine Follain, ses amis les plus intimes. Comme pour Nietzsche, l’expérience de la souffrance et de la maladie fut pour Armen Lubin une expérience totale, c’est-à-dire une façon d’accéder à une vérité profonde de la vie. « Qu’est-ce qui me lacère, / Me brûle la chair et peau ? / Tout ce que Dieu me sert/ Est servi trop chaud. / Jamais desservi, / Je n’arrête pas / De louer la vie, / De médire des plats. » Le mélange d’abandon à l’imaginaire et de goût pour la précision impitoyable de la mesure rythmique rappelle souvent Jules Supervielle, dont on se rend compte avec le temps qu’il est peut-être le plus grand poète de langue française du XXe siècle. Comme dans la poésie de Super- vielle, ses vers jouent sur une interpénétration du concret et de l’ima- ginaire qui donne l’impression d’une sagesse intuitive, comme si cet amalgame de l’ordinaire et du rêve (ou du cauchemar) était précisément le fond de la sagesse. Mais il y a aussi, dans cette œuvre si fortement marquée par l’expérience vécue, une ivresse du jeu pur avec le langage, une fascination pour la combinatoire des sons plus radicale que les jeux de sonorités habituels. S’il fallait définir à l’emporte-pièce les poèmes de Lubin, on pourrait dire qu’ils rappellent Supervielle et annoncent Ghé- rasim Luca. Ainsi dans ces quelques vers, parodie ironique et charmante de Ronsard, il y a quelque chose d’appuyé, d’exagéré, qui n’est pas une maladresse mais la projection sur un autre plan, plus moderne, du jeu sur le langage : « Tout l’hiver est dans le rose / Que ta robe nous propose / Mais l’éclat de ta beauté / T’apparente à tout l’été. » Cette sagesse et cette ivresse du langage s’allient constamment à une violence dont la force tient à ce qu’elle est insaisissable parce qu’elle baigne toute la vie de sa lumière. Comme pour Samuel Beckett, le

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français a offert à Lubin une langue qui exprimait cette violence avec, pour reprendre les termes d’Hélène Gestern, « une ironie et une douce amertume ». C’est que l’humour noir teinté d’une noble indifférence ajoutent à la dureté du trait. « Personne n’a pu voir fleurir / Les bois de la potence / Mais des arbres en fleurs / Ont servi de potences / La nuit venue / L’idée me relance, / L’attente têtue recommence / En sens inverse, inapaisée, / L’arbre du sang se retourne, toute fusée. » Autre cruauté, Dostoïevski. Dans sa présentation d’une antholo- gie très bien choisie (3), Julia Kristeva en fait le metteur en scène carnavalesque et prophétique du chaos d’aujourd’hui. Le nihilisme, le « tout est permis », la destructivité, féminicide et pédophilie, tous ces vertiges qui, dans un roman de 1880, étaient ceux de personnages plus ou moins déséquilibrés ou marginaux relèvent aujourd’hui de la statistique et de la sociologie. Mais si le monde moderne est « dos- toievskien », c’est de façon grotesque, parodique. La découverte du vide terrifiant de l’identité est transformé en vérité de soi à décou- vrir, épanouir. Le « tout est permis » en catalogue plus ou moins gré- gaire de « styles de vie ». Julia Kristeva montre comment Dostoïevski au contraire a pressenti, fouaillé et mis en scène ces états limites où « s’éclipsent le sujet et le sens », où la parole échappe à la volonté du sujet et remontent les failles, les ambivalences psychiques destructrices qui le constituent. Bonne lectrice, héritière des Lumières, psycha- nalyste, Julia Kristeva veut que Dostoïevski nous serve à écarter les ténèbres de la pulsion de mort. Mais cet éclairage relève un peu de la domestication. Il est vrai que, de Mauriac à Camus, à Bataille, le dres- sage du Dostoïevski est une spécialité française. On se plaît à voir sau- ter le fauve au travers du cerceau plus ou moins enflammé de la raison. En cela, la réflexion de Julia Kristeva entre en dialogue avec La Philo- sophie de la tragédie de Léon Chestov (4). Dans ce petit livre génial où la pensée avance avec le crépitement et le pouvoir destructeur d’une flamme, Chestov montre que la grandeur de Dostoïevski est juste- ment de penser que « les horreurs de la vie sont moins épouvantables que les idées imaginées par la raison et par la conscience morale ». Dostoïevski vomissait les Lumières, il ne pensait pas que la pulsion de mort puisse être éclairée et assagie par la raison puisqu’elle n’est rien

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d’autre que la découverte que l’existence humaine est justement irré- ductible à la raison. Ce que Freud appellera psychose est la vérité. Ce qu’a de scandaleux, de monstrueux, d’insupportable cette révélation, il en était le premier conscient et si c’est dans le christianisme qu’il tenta de trouver des réponses à ce scandale, c’est précisément parce qu’il était la seule réponse qui ne fût pas raisonnable. 1. Hélène Gestern, Armen, Arléa, 2020. 2. Armen Lubin, Le Passager clandestin, Sainte Patience, Les Hautes Terrasses et autres poèmes, Galli- mard, 2005. 3. Julia Kristeva, Dostoïevski, Buchet-Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 2020. 4. Léon Chestov, La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Le Bruit du temps, 2020.

LIVRES Au cœur fécond de la crise › Patrick Kéchichian

l y a des livres qui tombent à pic. Je ne parle pas de ceux qu’on va écrire immanquablement, et surtout publier, juste après I ce temps singulier et inquiétant que nous vivons. Ces témoi- gnages sont attendus, prévisibles : ils viendront vite. D’autres livres, par chance ou intuition, furent écrits avant ; paraissant pendant, ils croisent ce temps, l’éclairent sans courir après, sans se réduire à lui sur- tout. L’éclairage en question est oblique. Il ne cherche pas à cerner une généralité, mais interpelle une autre singularité : celle de soi comme être pensant, créant – ou impuissant à créer. La notion de « crise » s’impose alors, dont Évelyne Grossman se saisit dans un livre qui n’est ni une thèse ni une somme, mais la vive et plurielle analyse d’un phé- nomène, ou d’un symptôme, à la fois très banal et très mystérieux (1). Il faut échapper d’abord à ce tourniquet obsédant qui renvoie de la « créativité de la crise » à la « crise de la créativité ». L’auguste homme de lettres aussi bien que l’écrivaillon fébrile et en bataille y sont sou- mis. Ils affrontent cette question, plient devant (ou sous) elle, parfois succombent, se taisent. La crise est alors patente ! D’autres fois, ils

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repartent de plus belle et font de cette crise qui les affecte un moteur, une source jaillissante d’inspiration. Le mérite d’Évelyne Grossman, c’est de regarder son objet sous de multiples faces et figures, s’aidant de la littérature aussi bien que de la psychanalyse et de la philosophie. Spécialiste et éditrice d’Antonin Artaud (2), « créateur fou » pour qui le mot « crise » avait un sens et une puissance vérifiables, elle évoque par exemple deux figures littéraires françaises, contemporaines et socialement antinomiques : Louis Calaferte, qui disait affronter « la tristesse d’une impuissance [qu’il n’était] pas de taille à maîtriser », avec, rôdant et menaçant, « le vieux fantôme du ratage ». En haut de la même échelle sociale, Jean-René Huguenin, « enfant choyé des beaux quartiers parisiens », lutta contre l’impuissance, haïssant « la faiblesse et les faibles » et fit, se brûlant lui-même, de « l’écriture un héroïsme ». Pierre Guyotat ou, dans un autre espace, Joë Bousquet, surent dépasser cette vision un peu courte et sentimentale, par une dimension tragique assumée. « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner », écrivait magnifiquement Bousquet… Partout donc, cette « force de destruction qui anime l’œuvre », ce « mouvement instable qui la ronge et qu’il faut endurer ». De cette « force » paradoxale, elle naît et renaît. Au-delà du « mythe roman- tique de la crise féconde », Évelyne Grossman détaille « l’existence d’une force impersonnelle à l’œuvre dans l’œuvre ». Les noms et les pensées sur lesquels elle s’appuie – Barthes, Deleuze, Foucault, Blan- chot surtout – dessinent une perspective, certes pas toujours sou- riante… Attentif à cette impersonnalité, on quitte, pour un temps, les affres personnelles. Le surréalisme, à sa manière, cultiva le mythe d’une œuvre, d’un poème, s’écrivant sans auteur identifiable, « mer- veilleux précipité du désir », comme disait André Breton. Maurice Blanchot s’y intéressa, mais pour conduire la question beau- coup plus loin, jusqu’au « sacrifice », jusqu’à l’absence. Là, l’écrivain tombe le masque. Très vite, il n’a même plus de visage. Sa parole – si ce possessif a encore un sens – devient « errante ». Roland Barthes, lui aussi, se pencha sur la figure absente, morte, du « scripteur moderne ». Gilles Deleuze, repoussant les « assignations », prôna « un autre mode de subjectivation ». Quant à , il vit en Blanchot celui

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qui « se retire dans la manifestation de son œuvre ». Mais l’ensemble du chapitre croise aussi, d’une manière très éclairante, les lectures de Fou- cault par Blanchot, et aussi par Deleuze. À chaque fois, nous sommes bien au-delà des sympathies, ou antipathies, personnelles. Dans son troisième et dernier chapitre, Évelyne Grossman arrête le tourniquet dont je parlais sur la question, cette fois pertinente et cen- trale, de la « créativité de la crise ». En première ligne, Artaud à nouveau, et surtout Beckett, avec son « écriture de l’insécurité fondamentale d’un sujet bafouillant, funambule titubant entre être et n’être pas ». La notion de « ratage » se hisse alors au-dessus de sa négativité, et des « catégories trop simples de succès et d’échec ». À la fin, s’appuyant sur Nietzsche, Évelyne Grossman insiste justement sur « l’art de l’interprétation comme puissance d’instabilité, d’invention, de créativité ». À ses yeux, la foi religieuse (chrétienne) interdit le développement et les fécondes incertitudes de cet art, au nom du dogme, de la certitude… Attribuer, en une synthèse trop rapide, « cet impétueux désir de certitude » dont parle l’auteur du Gai Savoir « aux religions, aux métaphysiques, aux dic- tatures » (association contestable), c’est aller tout de même un peu vite en besogne ! Encore une histoire d’interprétation… 1. Évelyne Grossman, La Créativité de la crise, éditions de Minuit, 2019. 2. Notamment le choix important des œuvres d’Artaud dans la collection « Quarto » (Gallimard) en 2004.

LIVRES Une résurrection › Stéphane Guégan

es spécialistes de Proust seraient-il devenus trop snobs pour s’intéresser sérieusement, équitablement, au snobisme de leur L héros ? On peut dater le mépris ou la méfiance qui est désor- mais réservé à cette passion « indéniable », disait Fernand Gregh de son ami, passion précoce et durable pour les lignées prestigieuses et le phénomène social de la distinction… Tant que le culte de Proust resta

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l’affaire du premier cercle ou des écrivains qui l’avaient connu au len- demain de la guerre de 1914-1918, de Daniel Halévy à Paul Morand et Jacques de Lacretelle, rien n’interdisait d’en parler et de rappeler que Marcel avait autant chéri que débiné l’aspiration à s’élever au-­ dessus de sa classe ou de son rang. Puis vinrent le tournant universi- taire et, pire, le tournant moderniste, au début des années soixante, quand Proust fut considéré digne d’offrir des sujets à la glose et à la manie déconstructive des sciences humaines. Deleuze et Barthes l’avaient adoubé, au nom du signe, en l’arrachant aux détestables stig- mates de la vie mondaine dont la nouvelle doxa allait nettoyer l’œuvre et son analyse. En somme, le texte érigé en souverain avait détrôné l’auteur et ses faiblesses, au premier rang desquelles figurait, nulle surprise, sa folie coupable pour les duchesses et le faubourg. L’étude des manuscrits et des structures narratives l’en purifiait… Il y avait urgence, pensait-on, à séparer des ultimes rejetons de l’aristocratie 1900 le lointain accoucheur de notre modernité, à remplacer Marcel par Proust. Un changement de lecture s’ensuivit : À la recherche du temps perdu, qu’on portait aux nues, et qu’on isolait religieusement, effaça le premier Proust, la plume trop exquise de la Revue blanche des Natanson, le chroniqueur pourtant alerte du Figaro et du Gaulois et, plus grave, l’écrivain déjà accompli des Plaisirs et les Jours. Miracle, le livre de ses 25 ans, encore plein des mélismes et des perversités fin-de- siècle, reparaît avec son illustration originelle dans l’apparence, sinon le format et le papier, qui fut la sienne en 1896. Retour qui marque sans doute un moment de notre sensibilité (1). Il aura donc fallu attendre près de cent vingt-cinq ans une édition conforme à l’originale, avec la préface d’Anatole France, les images de Madeleine Lemaire et les partitions de Reynaldo Hahn que Proust avait précisément fait dialoguer, sans privilégier « une forme d’expression au détriment des autres », notait Thierry Laget en tête de l’édition « Folio » de 1993. Lui-même grand proustien, il se demandait si un éditeur aurait un jour le cran de permettre à chacun d’admirer « cet objet paradoxal [et] hétéroclite » que Proust avait rêvé et réalisé avec l’aide de Calmann-Lévy. Car, pour qui veut jouir pleinement de cette suite déliée de nouvelles, de poèmes et d’instantanés souvent cruels, les dessins et culs-de-lampe

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néo-rocaille de Madeleine Lemaire autant que la musique un peu sucrée de Hahn sont requis, ils forment d’indispensables ornements au style du Proust d’alors. « Grâce à tous ces hors-d’œuvre, poursuivait Laget, on verrait enfin que le luxe constituait, sinon la raison d’être, du moins la cohérence des Plaisirs et les Jours. » La logique visuelle de l’ouvrage de 1896 n’a plus à être sacrifiée aux seuls privilèges des mots, à la seule loi du textuel, dont la primauté et même cohérence ici sont volontairement dissoutes dans un ordre supérieur, qui est celui du goût. Il y a snobisme et snobisme… Si la tradition des livres mêlant les langages était bien établie et aboutissait aux délices du labyrinthe et de la synesthésie, le jeune Proust l’exploita de manière neuve, en accord et en rupture avec le décadentisme de l’époque. De cet objet de haute valeur, et que son prix exorbitant priva de lecteurs en 1896, il tira le miroir le plus sincère des fantasmes et dérives que Les Plaisirs et les Jours semblaient plus conforter que disséquer. Car Proust piège déjà le lecteur. Ses victimes immédiates, dont il était le complice autant que le moraliste, appartiennent au même univers que les protagonistes du livre et que la presse où Marcel avait ses entrées et ses appuis. Elle s’y reconnut en 1896. Édouard Rod, du Gaulois, saisi par la maturité du débutant et sa netteté d’observation comme de style, le qualifiait aussitôt de « La Bruyère de notre monde ». Le sens d’une telle filiation n’échappa à personne, Les Caractères, si chers à Baudelaire et aux Goncourt, restaient le modèle indépassé de toute investigation du cœur humain et de la ménagerie sociale. Plus d’une des meilleures nou- velles des Plaisirs et les Jours illustre autant le malheur d’être né que celui de n’être que né, et perdu par les illusions de l’otium distingué. Qu’elles se colorent souvent d’une ambiance Mittleuropa très chic et d’une atti- rance peu dissimilée pour Henri de Régnier, Robert de Montesquiou ou Léon Tolstoï n’ôte rien à leur clair-obscur et même à leurs relents sadiens. Au milieu des roses et des petits chats de Madeleine Lemaire, nous voyons s’animer de beaux jeunes gens, dont l’illustration croque la langueur coupable très Van Dyck, rattrapés par l’échec, le vice qui les a électrisés adolescents ou l’impuissance à couper le cordon ombilical. Les experts de Proust, Jean-Yves Tadié notamment, ont bien vu ce qui reliait ce livre de jeunesse à l’accomplissement de La Recherche, où reviendront

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en force l’enfance ineffaçable, l’insuffisance du réel, la nature ambiguë de tout sentiment, même maternel, même filial, la plaie de la jalousie et du remords, c’est-à-dire la reconnaissance de l’impureté fondamen- tale du désir et de l’oubli. À l’heure où le père de Proust entretenait les lecteurs de la Revue des Deux Mondes des menaces que faisaient peser sur l’Europe les épidémies d’origine asiatique, son fils désignait d’autres maladies à leur attention : l’amour et le mondain, ces maux inguéris- sables, propices à la vie et à la création, pouvaient tuer. 1. Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, illustrations de Madeleine Lemaire, préface d’Anatole France et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn, éditions Bernard de Fallois, 2020. Quant au snobisme, voir la bonne notice du Dictionnaire Marcel Proust d’Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers (dir.), Honoré Champion, 2014.

CINÉMA The Crown › Richard Millet

ourquoi, à l’époque de Facebook, d’Instagram, de Twitter, de la fin rêvée de l’État-nation, de la démocratie mondialisée, P pourquoi regarder The Crown, la série de Peter Morgan (1) ? Comment s’intéresser à une famille, les Windsor, dont la presse à scan- dale fait ses choux gras depuis plus d’un demi-siècle ? Eh bien, pour cette famille, justement, et pour le spectacle, ce mot ici pris dans tous les sens et, d’abord, au sens shakespearien (« All the world’s a stage… »), les Windsor proposant au monde une pièce où chacun joue son rôle en toute conscience, Élisabeth II, elle, échappant le plus souvent à la théâtralité par sa qualité de souveraine, le principe monarchique ayant encore quelque chose à nous dire. Une pièce où, dit encore Shakespeare, les personnages s’agitent en une histoire dont le bruit et la fureur sont certes feutrés, mais qui n’est pas dépourvue de tragique, et qui paraît souvent racontée par un idiot dont la télévision, nouvel avatar de la vox populi, serait l’anonyme

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bouche. C’est que, grâce aux médias, le monde entier est devenu un théâtre, comme l’avait compris la future reine, qui avait obtenu que la cérémonie de son couronnement, en 1953, fût diffusée à la télévision. Une première. Le spectacle devenait planétaire. Il ne cessera de l’être, le règne d’Élisabeth II battant les records de longévité, et inspirant à Ste- phen Frears, en 2006, le remarquable The Queen, qui traitait de la crise ouverte par la mort de la princesse Diana, tout comme Le Discours d’un roi, de Tom Hooper, évoquait, en 2010, la vie du père de la souveraine. La matière théâtrale était riche, il est vrai, pour les deux filles du bègue George VI, arrivé sur le trône par l’abdication de son frère, Édouard VIII, tombé amoureux d’une Américaine divorcée – la fille cadette, Margaret, rêvant toute jeune d’un rôle que lui eût laissé sa sœur mais que lui refusait le protocole, Élisabeth se prenant au jeu pour l’amener à une perfection victorienne, l’empire britannique en moins (et l’on regrette que la série ne montre pas mieux la liquida- tion de l’empire), à Margaret ne pouvant dès lors échoir qu’un rôle sacrificiel : alcool, mondanités, rébellion, hommes, scandales ; dont la princesse Diana sera, trente ans plus tard, la réplique… Car il fallait des mâles. Devant ces femmes (au rang desquelles il faut aussi mettre la reine mère), ils semblent assez pâles, inscrits dans les bégaiements de l’histoire. Le prince Philip, tout d’abord, né Philippe de Grèce et de Danemark d’un père effacé et d’une mère schizophrène : devenu duc d’Édimbourg, bientôt centenaire. C’est un personnage complexe, à l’enfance difficile, et que son mariage a relé- gué dans une ombre dont la série montre bien la complexité. Peter Townsend, ensuite, héros de la Royal Air Force dont Margaret était amoureuse mais que le protocole et l’Église anglicane, c’est-à-dire sa sœur, lui interdisent d’épouser. Leur rupture a quelque chose de la Bérénice de Racine. Les mœurs ayant évolué, Margaret épousera un photographe mondain, Antony Armstrong-Jones, dont elle divor- cera, tandis que Philip, son beau-frère, obtient de vivre sa propre vie sentimentale. Charles, enfin, l’éternel héritier, malheureux époux de Diana, semble une espèce de spectre, mais n’est pas dénué d’intérêt. On pourrait aussi nommer les Premiers ministres, au premier rang desquels Winston Churchill ; mais ce sont surtout les secrétaires par-

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ticuliers de la reine qui retiennent l’attention – surtout le redoutable Alan Lascelles –, gardiens d’une tradition dont ils sont les intransi- geants herméneutes. L’histoire dont les Windsor sont le miroir ? On la connaît – du moins dans les grandes lignes. Le grand intérêt de cette série, outre la qua- lité des acteurs et des décors, est de faire défiler soixante-dix ans de vie politique britannique et internationale, sous les traits, à des âges diffé- rents, de Claire Foy et Olivia Colman (Élisabeth II), Vanessa Kirby et Helena Bonham Carter (Margaret), Matt Smith et Tobias Menzies (le duc d’Édimbourg)… Les relations entre ces personnages constituent une histoire de famille, certes, mais qui est indissociable de l’histoire du Royaume-Uni. C’est un peu l’intrusion du roman familial dans le drame où les mythes monarchiques se heurtent, tout en s’y adaptant, au démocratisme mondialisé par l’hyperpuissance américaine. Les scènes entre les Kennedy et les Windsor sont à cet égard remarquables, tout comme le dîner au cours duquel Margaret rallie le président Johnson à la cause britannique. Pourtant, les scènes abondent où la reine est avant tout une femme, jeune ou mûre, blessée ou tenue par la raison d’État et par son rôle ; où prime l’humain, non la fonction ; où Charles appa- raît dans une complexité aussi grande que son père ; où sa sœur Anne est une jeune femme comme les autres, et se veut telle. Deux phrases résument l’affaire. La première est de la reine mère, à propos des amours contrariées de Charles avec Camilla Shand : « Le système est trop fragile, trop précieux pour y admettre des éléments imprévisibles. » L’autre est d’Élisabeth : « Le mystère et le protocole sont destinés non pas à nous éloigner, mais à nous maintenir en vie. » La série propose donc une réflexion sur l’immémorial et sur la per- manence, et leur devenir en un temps d’inversion générale des valeurs – la grandeur, la verticalité, le sacrifice n’ayant plus cours dans un monde nivelé par l’horizontalité. Elle rappelle aussi la comédie que devient souvent la démocratie parlementaire, quand elle n’est pas une sorte de farce. Derrière les simulacres de l’extrême contemporain, la série montre que tout a déjà eu lieu, d’une certaine façon : guerres, crises, revendications régionalistes (Pays de Galles), catastrophes (le grand smog de Londres qui a fait 12 000 morts, en décembre 1952),

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jusqu’au discours de la reine, en avril 2020, lors de la crise du corona- virus, discours qui vaut autant, sinon mieux, que bien des « déclara- tions » de politiciens dépassés par les événements. 1. The Crown, série télévisée américano-britannique créée par Peter Morgan, produite par ­Stephen Daldry, est diffusée depuis le 4 novembre 2016 sur Netflix.

MUSIQUE Pour ses 250 ans, Beethoven répond au questionnaire de Proust › Olivier Bellamy

1. Le principal trait de votre caractere ? L’endurance face à des circonstances adverses et dures. C’est à la force morale et à mon art que je dois de n’avoir pas fini ma vie par le suicide. 2. La qualité que vous preferez chez un homme ? Je ne connais pas d’autre marque de supériorité que la bonté. 3. La qualité que vous preferez chez une femme ? Elle doit être belle, je ne puis rien aimer qui ne soit beau, et suscep- tible d’émettre à mes harmonies un soupir. 4. Ce que vous appreciez le plus chez vos amis ? L’amitié véritable ne peut se trouver que sur le rapprochement de natures semblables (1). 5. Votre principal défaut ? Un sang bouillant, voilà mon tort. Bien que d’impétueux mouvements me soulèvent souvent, mon cœur est bon. J’ai le don de pouvoir cacher ma susceptibilité, mais s’il m’arrive d’être chatouillé à un moment où je suis porté à la colère, alors j’éclate avec plus de violence que n’importe qui. 6. Votre occupation préférée ? Quel plaisir de pouvoir errer dans les bois, les forêts, parmi les arbres, les herbes, les rochers ! Personne ne saurait aimer la campagne comme moi (2).

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7. Votre rêve de bonheur ? La vérité est ce que j’aime par-dessus tout. 8. Quel serait votre plus grand malheur ? Je le vis. Alors que mon cœur et mon âme sont pleins des tendres sentiments de la bonté, je suis frappé d’un mal terrible. J’ai dû m’isoler de bonne heure, vivre en solitaire, loin du monde, sans qu’il me soit possible de dire « Parlez plus fort, criez, je suis sourd. » Ah ! comment avouer la faiblesse du seul sens qui devrait être chez moi plus parfait que chez les autres ? 9. Ce que vous voudriez être ? Le véritable artiste n’a point de fierté, hélas. Il voit que l’art n’a pas de limites, et sent obscurément combien il est éloigné du but. Tandis qu’il est peut-être admiré par d’autres, il déplore de ne pou- voir rejoindre le meilleur génie qui l’attire vers lui comme un lointain soleil. 10. Le pays où vous désireriez vivre ? Je n’aime rien tant que le royaume de l’esprit. C’est pour moi la plus élevée de toutes les monarchies spirituelles et temporelles. Où je trouve les meilleures qualités de l’homme, là est ma patrie. 11. La couleur que vous préférez ? Celle du clair de lune (3). 12. La fleur que vous aimez ? L’azalée. 13. L’oiseau que vous préférez ? Les loriots, les cailles, les rossignols ainsi que les coucous sont mes collaborateurs (4). 14. Vos auteurs favoris en prose ? Plutarque, Ovide, Pline, Calderón, Shakespeare (5)… mais la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philo­ sophie. 15. Vos poetes preferes ? Goethe et Schiller (6). Homère est le plus grand, surtout L’Odyssée, quoique je ne puisse le lire qu’en traduction. 16. Vos heros favoris dans la fiction ? Prométhée. Prospero.

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17. Vos heroines favorites dans la fiction ? Léonore (Fidelio) (7). 18. Vos compositeurs preferes ? Bach est le Dieu immortel de la musique. Son nom ne devrait pas être « Bach » (ruisseau) mais Océan. Haendel est le plus grand com- positeur qui ait jamais vécu. Je m’agenouille devant lui. En outre, de tout temps, je me suis compté parmi les adorateurs de Mozart et je le resterai jusqu’à mon dernier souffle. 19. Vos peintres favoris ? Le Bon Père qui habite au-dessus de la voûte étoilée est sans rival. 20. Vos heros dans la vie reelle ? Socrate et Jésus. 21. Vos heroines dans l’histoire ? La Pucelle d’Orléans. 22. Vos noms favoris ? Élise ou Thérèse (8). 23. Ce que vous detestez par-dessus tout ? Les barbouilleurs de scribes et les erreurs que leur ignorance, leur fatuité et leur idiotie ont provoquées. Quand ils veulent me donner des leçons, c’est comme si la truie voulait instruire Minerve. Et aux biens-nés, je dis qu’il y a des milliers de princes, qu’il y en aura des milliers d’autres, mais il n’y a qu’un Beethoven. 24. Les personnages historiques que vous meprisez le plus ? Depuis qu’il s’est proclamé empereur, Napoléon n’est plus rien qu’un homme ordinaire. Maintenant il va fouler aux pieds tous les droits des hommes ; il ne songera plus qu’à son ambition ; il voudra s’élever au-dessus de tous les hommes et deviendra un tyran. 25. Le fait militaire que vous estimez le plus ? La victoire de Wellington (9). 26. La reforme que vous estimez le plus ? L’abolition de l’esclavage. 27. Le don de la nature que vous voudriez avoir ? Seuls l’art et la science élèvent l’homme jusqu’à la divinité. 28. Comment vous aimeriez mourir ? Muss es sein ? (Le faut-il ?) (10) C’est avec joie que je vais au-devant

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de la mort. Elle viendra toujours trop tôt et je la souhaite tardive même si elle me délivrera d’un état de souffrance sans fin. 29. Votre etat d’esprit actuel ? Nous, êtres finis à l’esprit infini, sommes uniquement nés pour la joie et la souffrance. Et on pourrait même dire que les plus éminents s’emparent de la joie en traversant la souffrance. 30. Les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ? Jouer une fausse note est insignifiant. Jouer sans passion est inex- cusable. 31. Votre devise ? Nulla dies sine linea. (Les réponses de Beethoven sont tirées pour la plupart de ses écrits et de sa correspondance.)

1. Ludwig van Beethoven, Trio « L’Archiduc », par Cortot-Thibaud-Casals, Warner. 2. Ludwig van Beethoven, Symphonie « Pastorale », par Wilhelm Furtwängler, Warner. 3. Ludwig van Beethoven, Sonate au clair de lune, par Rudolf Serkin, Sony. 4. Ludwig van Beethoven, Sonate n° 18, par Clara Haskil, Universal. 5. Ludwig van Beethoven, Sonate « La Tempête », par Stephen Kovacevich, Universal. 6. Ludwig van Beethoven, Symphonie n° 9, par Wilhelm Furtwängler, Warner. 7. Ludwig van Beethoven, Fidelio, par Otto Klemperer, Warner. 8. Ludwig van Beethoven, Lettre à Élise et Sonate à Thérèse, par Alfred Brendel, Universal. 9. Ludwig van Beethoven, La Victoire de Wellington, par Herbert von Karajan, Universal. 10. Ludwig van Beethoven, Quatuor n° 16, par le Quatuor Busch, Warner.

EXPOSITIONS La nuit éclairée › Bertrand Raison

près « Peindre la nuit » au Centre Pompidou-Metz (1), le musée d’art moderne André-Malraux du Havre, avec « Nuits A électriques » (2), reprend le flambeau, pour ainsi dire, avec cependant une différence notable. L’annexe du musée parisien conce- vait son exposition autour de la représentation de l’obscurité dans toute son ambiguïté métaphorique, de la féerie à l’ivresse, autour d’œuvres contemporaines. Alors que la version havraise se focalise sur la percep- tion de l’éclairage urbain, sur cette nouveauté sidérante, trop évidente aujourd’hui, de l’arrivée du gaz puis de l’électricité, pour les citadins

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comme pour les artistes européens actifs entre la dernière moitié du XIXe siècle et les Années folles. Une approche différente qui ne sau- rait se limiter à un choix purement esthétique, car si d’un côté, il y a bien une évocation du phénomène nocturne, de l’autre, on change carrément de perspective. Au lieu de s’intéresser uniquement aux réali- sations plastiques, partons, comme le suggère Valérie Sueur dans le cata- logue (3), de l’influence de l’éclairage artificiel dans tous « les domaines de l’histoire culturelle sociale et artistique ». Si les réverbères, les becs de gaz, les arcs électriques et les quinquets des rues renouvellent les motifs et offrent de nouveaux terrains d’investigation aux peintres, illustrateurs et graveurs, cette nouvelle source d’énergie irrigue intimement notre modernité, celle des nouveaux moyens de transport comme du dévelop- pement de la photographie et du cinéma, sans parler de l’allongement de la journée de travail. Autrement dit, il n’y a pas d’un côté l’histoire des techniques et de l’autre la sphère culturelle. C’est pourquoi la pré- sentation du Havre organise des va-et-vient passionnants entre ces deux registres, favorisant une réelle transversalité des disciplines pour donner un peu d’air à une histoire de l’art trop souvent enfermée dans le cocon de son autonomie. Atout supplémentaire, cette aventure des lumières n’a rien de national, elle essaime dans l’Europe nocturne tout entière, du centre de Berlin à Dublin en passant par Stockholm, Londres, Bruxelles et Rotterdam. Cette traversée, outre la peinture, comprend aussi la pho- tographie, le cinéma et la littérature, autant de champs qui enregistrent l’expérience des fastes et des noirceurs de la nuit éclairée. Dès 1850, le gaz illumine massivement les capitales et fera concurrence à l’électricité, qui n’interviendra vraiment dans les villes et les campagnes qu’à partir de la Première Guerre mondiale. Mais jusque dans les années trente, Brassaï peut encore photographier la présence familière de l’allumeur de réverbères place de la Concorde à Paris. Ces deux sources d’énergie pro- curent d’ailleurs des lumières différentes, dont les tableaux témoignent. Darío de Regoyos (4), peintre espagnol fréquentant Paris et Bruxelles, montre très justement le contraste entre ces deux formes d’éclairage. La lumière papillonnante et chaude du gaz s’oppose violemment à celle, blafarde, de l’arc voltaïque. La neutralité froide de l’ampoule remplace peu à peu le vacillement chaleureux de la flamme, transformant du tout

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au tout le spectacle de la rue. Cette opposition devenue un lieu commun sera reconduite par le baron Haussmann, qui ne voit pas d’un bon œil ce nouveau venu envahir les boulevards de sa capitale. « Au moment où j’écris ces lignes, disait-il en 1890, une révolution radicale semble être sur le point de se produire dans l’éclairage de la voie publique à Paris : la substitution de la lumière électrique à celle du gaz, […] et je le regrette. En effet, la lumière électrique [a un] ton blafard, lunaire […] déplaisant, et [son] éclat blesse ou fatigue la vue. (5) » Un éclat qui n’incommodera nullement Pierre Bonnard ou Piet Van der Hem saisis par les sortilèges de la nuit étincelante au seuil du Moulin-Rouge ou par les reflets trem- blotants de l’omnibus Panthéon-Courcelles ployant sous le poids des voyageurs tassés sur l’impériale. Or, par un curieux paradoxe, il n’existe guère de nocturnes impressionnistes sous éclairage artificiel, une rareté qui perdurera chez les fauves et dont l’explication se trouve peut-être dans la difficulté éprouvée face à l’achromatisme propre à la nuit. En effet, l’effacement du jour élimine les contrastes chromatiques au pro- fit de ceux de la lumière. Gustave Caillebotte comme Auguste Renoir ou Berthe Morisot préfèrent peindre les rues et les places sous le soleil des couleurs. Réservons toutefois une place particulière et exception- nelle à James McNeill Whistler (1834-1903), cet Anglais d’adoption, obsédé par la nuit, qui, contrairement à ses coreligionnaires français, sut en faire un sujet de prédilection. Mais ce théâtre de la nuit éclairée ne saurait être complet sans mentionner le nom de Charles Marville, qui, dans les années 1860, allait photographier les réverbères parisiens. Ces témoins, humbles ou fastueux, que l’on peut encore admirer de nos jours, racontent autant l’histoire d’une ville qu’ils dressent l’inventaire inégal des quartiers baignés sous de vastes clartés comme de ceux qui vivent sous de maigres halos. Vincent Van Gogh et Paul Signac surent peindre ces modestes signes de la pauvreté lumineuse. 1. Exposition « Peindre la nuit », Centre Pompidou-Metz, du 13 octobre 2018 au 15 avril 2019. 2. Exposition « Nuits électriques », Musée d’art moderne André-Malraux, Le Havre, jusqu’au 1er no- vembre 2020. 3. Valérie Sueur, « Impressions nocturnes. L’éclairage urbain dans l’estampe artistique au XIXe siècle », in Annette Haudiquet (dir.), Nuits électriques, MuMa Le Havre-Octopus éditions, 2020, p. 151. 4. Darío de Regoyos y Valdés, (1857-1913), Luz de gaz, 1895 et Luz elétrica, 1901. 5. « Les lumières de la ville » in Annette Haudiquet (dir.), op. cit., p. 111.

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LES REVUES EN REVUE

Les Études philosophiques › Charles Ficat

Sigila › Sébastien Lapaque

Histoire et liberté. Les cahiers d’histoire sociale › Olivier Cariguel

Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité › Lucien d’Azay LES REVUES EN REVUE Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

Les Études philosophiques Sigila « Un autre Kierkegaard » « Secrets de fabrication » N° 1, janvier 2020, PUF, 168 p., 23 € N° 44, automne-hiver 2019, Gris- France, 238 p.,17 €

Cette revue philosophique trimestrielle, Revue semestrielle franco-portu- fondée en 1926 par Gaston Berger, gaise publiée depuis 1998, Sigila (« Il témoigne d’une belle longévité et conti- scelle ») s’intéresse à toutes les « figures nue d’approfondir le champ de sa disci- du secret » dans les sciences, la littéra- pline. Chaque numéro est consacré à un ture et les arts. Après un volume consa- thème qui, s’agissant des grands auteurs, cré à « l’anonyme », le n° 44 se penche tend à cibler un angle particulier à sur « les secrets de fabrication ». Les partir d’approches contemporaines. peintres, les boulangers, les roman- Après des numéros consacrés à Condil- ciers, les vignerons : tous les artisans lac, à Franz Rosenzweig ou à la notion conservent un savoir non écrit qu’ils ne d’acquaintance chez Bertrand Russell, daignent transmettre qu’à voix basse à voici dans cette livraison un dossier leurs disciples soumis à une rugueuse sur Kierkegaard qui ouvre de nouvelles initiation. « Ce que sait la main » pistes de lecture sur ses Discours édi- (Richard Sennett) est aussi secret que fiants et son rapport au fait religieux. ce que sait le cœur. Chez certains êtres En outre, deux articles confrontent la supérieurement qualifiés, les deux pensée kierkegaardienne à des philo- savoirs convergent. Saint Augustin était sophes du XXe siècle : Vincent Blan- apiculteur et le facteur Cheval archi- chet s’attache à montrer l’influence du tecte. Florence Lévi se penche sur la concept d’« instant » sur Heidegger ; de singulière figure du cordonnier-poète, son côté Élise Marrou rappelle combien prégnante dans la culture lusitanienne Wittgenstein estimait Kierkegaard, au depuis Bandarra, prophète analphabète point d’avoir appris le danois pour le et sabotier de Trancoso célébré par Fer- lire dans le texte : « Le théâtre de mon nando Pessoa dans son recueil Message. âme : Wittgenstein à l’écoute de Kierke- De satin ou de cuir, le soulier est un gaard » souligne la dette de l’Autrichien lien entre le ciel et la terre. › Sébastien envers son prédécesseur, qui avait fait Lapaque du théâtre une scène intérieure. Ce sti- mulant dossier invite à revisiter une des œuvres philosophiques les plus impor- tantes du XIXe siècle. › Charles Ficat

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Histoire et liberté. Les cahiers Anabases. Traditions et réceptions d’histoire sociale de l’Antiquité N° 70, février 2020, Institut d’his- N° 30, octobre 2019, Érasme, toire sociale, 184 p., 15 € 282 p., 55 €

Histoire et liberté publie son avis de décès Fondée en 2005, Anabases, revue semes- dans un ultime numéro « 70 pas pour un trielle, internationale, transdisciplinaire monde libre ». Elle est la dépositaire d’un et comparatiste, dirigée par Catherine courant de pensée qui, de Boris Souva- Valenti et Clément Bur, et publiée par rine à Jean-François Revel, a analysé et l’université de Toulouse-Jean-Jaurès, est critiqué le communisme. Comment spécialisée dans la réception de l’Anti- écrit-on l’histoire, dans les manuels sco- quité à travers le temps. Riche en études laires à la remorque des programmes ? érudites, comme celle d’Arnaud Amilien Dans son passionnant article, « 1917 à – « Hélène en Égypte : Hérodote en dia- l’école. Mutations historiographiques logue avec l’épopée » –, ce n° 30 comporte et idéologiques », Florence Grandsenne un dossier sur l’auteur de L’Art d’aimer et étudie le rayonnement et l’enseignement des Métamorphoses : « Perpétuer Ovide : de « cette grande lueur à l’Est », titre aspects moraux, éditoriaux, linguistiques d’un roman de Jules Romains. C’est un et culturels (XIVe-XVIIIe siècles) ». On y florilège de citations édifiantes. Dans découvrira d’autres textes aux sujets tout les manuels des années trente, place à aussi doctes, comme le pindarisme et l’antisémitisme : les juifs étaient derrière l’archéologie musicale, ainsi qu’un article la révolution bolchevique. Pendant la de Carole Quatrelivre sur le sanctuaire guerre froide, le philosoviétisme régnant gaulois de Gournay-sur-Aronde, dans était légèrement tempéré par la percep- l’Oise. tion d’un État totalitaire. Il faut attendre Dans la rubrique « Lire, relire la biblio- les années quatre-vingt-dix (implosion thèque des sciences de l’Antiquité », de l’URSS, parution des livres de Fran- Anabases republie, à l’initiative de Jean- çois Furet et de Stéphane Courtois) pour Pierre Albert, un des premiers articles du voir de grands changements. Prime à regretté Marcel Detienne : « La notion l’actualité, l’éclairage de Vincent Laloy mythique d’Άλήθεια », parole magico- sur la vivace obsession antiaméricaine de religieuse de la « Vérité », au sens de « réa- Gabriel Matzneff, qui reconnut à Staline lité » (par opposition à « apparence ») et le « mérite d’avoir préservé la Russie et de « dévoilement » (a-lèthè = non-oubli). l’Europe orientale de l’américanisme Jamais ce concept, développé par Par- et du style de vie américain ». › Olivier ménide et exploré par Heidegger, n’a été Cariguel autant d’actualité. › Lucien d’Azay

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NOTES DE LECTURE

Étymologies pour survivre au La Dernière Interview chaos Eshkol Nevo Andrea Marcolongo › Marie-Laure Delorme › Lucien d’Azay Piero Solitude Décalcomanies Leonor Baldaque­ Elena Balzamo › Bertrand Raison › Charles Ficat Intervalles de Loire Le Monde du silence Michel Jullien Max Picard › Lucien d’Azay › Charles Ficat La Mort à vif, essai sur Paul de Météo miroir Tarse Claire Malroux René Lévy › Patrick Kéchichian › Sébastien Lapaque

Un homme en guerres. Voyage Ce qui plaisait à Blanche avec Bernard B. Fall Jean-Paul Enthoven Hervé Gaymard › Isabelle Lortholary › Olivier Cariguel

L’Intimité Alice Ferney Les Infiltrés. L’histoire des › Isabelle Lortholary amants qui défièrent Hitler Norman Ohler Les Villes de papier. Une vie › Olivier Cariguel d’Emily Dickinson Dominique Fortier › Marie-Laure Delorme notes de lecture

Étymologies pour survivre au l’appui de sa recommandation, un texte chaos, d’Andrea Marcolongo, Les prémonitoire de Jacqueline de Romilly : Belles Lettres, 336 p., 17,50 e « Je crois bien que comme hygiène pour nous défendre contre ce premier virus Inspiré d’Isidore de Séville (Etymologiæ) [l’enflure des mots], le retour à ces textes et de Jacqueline de Romilly (Dans le jar- où la langue était respectée est un peu din des mots), cités en exergue, Étymo- comme un séjour à la montagne où l’on logies pour survivre au chaos, le nouveau respire un air pur et où l’on se refait une livre d’Andrea Marcolongo, est salu- santé. » taire et stimulant comme un grand cru. Compilatrice, lexicographe, philologue, Avec une délectation communicative, exégète surtout, Andrea Marcolongo a l’auteure de La Langue géniale décor- composé un « atlas étymologique » en tique 99 mots, extrayant l’amande de sa mosaïque à l’instar des Nuits attiques coque pour en décomposer les dérivés. d’Aulu-Gelle. Malgré un côté fleur Elle nous révèle des liens étymologiques bleue parfois mélancolique, qu’on lui éclairants, comme la racine verbale concède d’autant plus volontiers qu’il indo-européenne que partagent la féli- n’ôte rien à son charme (l’étymologie cité et la fécondité (d’où l’on déduit que d’« ingénu », ingenuus, signifie « né le malheur est une forme de stérilité). libre », « noble », « de bonne famille »), Ou encore que le latin tradere, « trans- ce livre érudit, captivant et fortifiant mettre », dérive de transdare, « donner nous réconcilie avec un langage dont au-delà », et qu’il est à l’origine non l’âpreté dissimule la profonde richesse. seulement du mot « tradition », mais Et quel exploit que d’écrire trois cents aussi de « trahison » (le péché mignon pages tout hérissées d’explications sans du traducteur). jamais ennuyer ni agacer le lecteur une Pour résoudre les problèmes inhérents seule seconde ! › Lucien d’Azay. aux mots que nous employons, il faut remonter « à la source d’où ils ont jailli, là où ils ne peuvent pas mentir ». C’est Décalcomanies, d’Elena Balzamo, d’ailleurs le sens d’ἔτυμος (étymon) en Éditions Marie Barbier, 152 p., 12 e grec ancien, qui veut dire « vrai », « réel », « authentique ». Andrea Marcolongo Dans le prolongement de Triangle isocèle y voit un « remède », un « réconfort » (2019), Elena Balzamo continue d’égre- à l’image du mythe grec de la métem- ner ses souvenirs d’Union soviétique psycose : « Les étymons sont le coffre- entremêlés d’observations sur l’évolu- fort de notre regard sur le monde. » tion de notre monde. Décalcomanies Asphyxié, exsangue et corrompu par rassemble des souvenirs de vacances le mauvais usage, le langage se flétrit : dans des datchas, aux sports d’hiver, de l’essayiste préconise les classiques grecs voyages en train. Les vignettes toujours et latins pour le ranimer. Et de citer, à aussi ciselées ne laissent pas d’offrir cette

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impression de délicatesse non dupe. Les Le Monde du silence, de Max remarques précises dévoilent un carac- Picard, traduit par Jean-Jacques tère bien trempé avec une constante en Anstett, Éditions La Baconnière, ligne de mire : la littérature. Chez Elena 230 p., 20 e Balzamo, il est toujours question de livres et de grands auteurs. Si à 12 ans, Les liens entre parole et silence sont si à l’occasion d’un séjour en Ukraine, étroits que l’on n’imagine pas l’un sans la jeune Elena a l’occasion de lire les l’autre tant ils s’appartiennent. « Le œuvres complètes de Schiller et de silence n’est rien de négatif, il n’est pas le Calderón, il n’est pas certain qu’elle ait simple fait de ne pas parler, il est quelque tout saisi. Qu’importe ! « Comme disait chose de positif, il est par soi-même un Marina Tsvetaieva, pour les enfants, il monde. » C’est ce monde que Max faut choisir les livres comme les vête- Picard (1888-1965) explore dans toutes ments : toujours une taille au-dessus. » ses nuances. L’essai, dont la version fran- Dans ses Décalcomanies, l’auteure nous çaise avait d’abord paru en 1953, relève confie quelques pans de son quotidien autant de la philosophie que de la poésie : à Chartres, où elle continue de s’émer- les phrases de Picard se succèdent comme veiller des vitraux de la cathédrale qui des litanies. Du silence est née la parole, lui rappellent ceux de la station Novos- qui est appelée à y retourner. Cette célé- lobodskaïa du métro moscovite. Elle bration du silence dans ses différents états semble éprouver une certaine affinité invite à décrire ses rapports avec la vérité, avec les chauffeurs de taxi pleins d’esprit l’histoire, l’amour, la nature. La poésie et n’hésite pas à rechercher les lieux de non plus n’est pas oubliée, qui elle aussi mémoire d’une « Russie française », tel procède du silence et en a la nostalgie. Aux le grand cimetière de Sainte-Geneviève-­ yeux de Picard, « la poésie d’aujourd’hui des-Bois ou les librairies parisiennes n’est plus en relation avec le silence », elle YMCA et du Globe. Pas à un para- ne fait que représenter le monde du bruit. doxe près, Elena Balzamo n’hésite pas à Picard préfère alors donner quelques lâcher : « De manière générale, je ne lis exemples brillants de louanges du silence jamais en traduction les œuvres écrites parmi les classiques, des présocratiques dans une langue que je connais. Traduc- à Goethe. Au contraire, il condamnera trice, je déteste les traductions. Certes, ça la rumeur « qui remplace aujourd’hui la limite le choix : comment faire pour le parole » qui tend à tout niveler sur son hongrois ou le japonais ? Dans ce cas, le passage et qui ne fait que nourrir le « cri moindre mal est de les lire en russe. » du dictateur » (rappelons que Picard fut Une chose est sûre : lire en français Elena également l’auteur d’un essai contre Hit- Balzamo est un ravissement. Rien n’est ler, L’Homme du néant), ainsi que la radio, « lost in translation ». Dans le texte, on elle-même véhicule de cette rumeur sans y goûte sans modération. › Charles Ficat fin, toujours plus violente. D’où le salut peut-il venir ? D’un retour au silence,

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justement, qui permettrait à l’homme de sociables. Elle a notamment mieux fait se relier à l’originel. Cette réappropria- connaître, avec une grande sensibilité, tion du silence s’accompagnerait de la Emily Dickinson et Wallace Stevens. « Il restitution d’une parole authentique qui n’y a rien au monde de plus grand que la en procéderait. Le magnifique traité de réalité. Dans cette malheureuse conjonc- Max Picard incite à une cure de silence ture, il faut accepter la réalité elle-même et à en apprécier la densité. Sa portée en comme le seul génie », écrivait ce der- a sans doute plus de force aujourd’hui nier. D’une manière personnelle, Claire qu’à l’époque de sa parution : voilà un Malroux, dans ce beau et surprenant guide précieux qui encourage à redécou- recueil, s’empare de ce génie. La réalité, vrir ce grand oublié du monde moderne. c’est celle du temps, dans les deux sens du › Charles Ficat mot : temporel et météorologique. « Le temps est à notre image, quelque chose de nu, sans gloire, / traversant notre som- Météo miroir, de Claire Malroux, Le meil en fleuve aveugle… » Elle peut bien Bruit du temps, 92 p., 17 e convoquer la mythologie ou les textes sacrés, « innombrable » reste « le troupeau Il n’y a pas d’un côté le monde muet de d’hommes / qui remplace aujourd’hui la nature, avec ses paysages, avec le vent, les héros et les dieux ». Les images, dans la pluie et le beau temps… et de l’autre ces poèmes, ne viennent pas combler celui où l’homme parle, écrit, décrit, un manque, ou créer un monde imagi- analyse ou célèbre, affirmant, même naire. Elles tentent d’affronter le réel et le implicitement, sa volonté de puissance. monde. Même si « la musique des mots Ce serait trop simple. Le dernier livre de n’est qu’un cataplasme ». Car, toujours, poèmes de Claire Malroux semble né du « la poésie exige du poème / qu’il lui refus de cette simplicité, de ce simplisme. arrache la robe… » › Patrick Kéchichian Et cela, cette révolte sourde et obstinée, donne des ailes, et de la substance, à ses vers. Car si « les pensées sont injoi- Ce qui plaisait à Blanche, de Jean- gnables au fond du cerveau », la réalité, Paul Enthoven, Grasset, 320 p., visible et invisible, permet, elle, de tisser 22 e des liens. Le langage peut en proposer de multiples, d’infinies traductions. Mais Alors qu’il s’apprête à quitter ses fonc- pas d’optimisme excessif… « Les choses tions officielles d’éditeur chez Grasset, un jour se dérobent / Pas seulement les Jean-Paul Enthoven accepte la demande lointaines, les banales / mais les corps, les d’un ancien diplomate rencontré briè- visages longtemps côtoyés… » vement vingt ans plus tôt, à Capri : lire Née en 1925, Claire Malroux a derrière son manuscrit et, s’il le mérite, favoriser elle une œuvre, à la fois de poétesse et une publication anonyme. Une certaine de traductrice, les deux sans doute indis- fraternité de goûts rapproche les deux

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hommes, chacun termine une carrière L’Intimité, d’Alice Ferney, Actes professionnelle qu’il n’est pas certain de Sud, 368 p., 22 e regretter, chacun pratique le nomadisme sentimental et mental des amateurs de Depuis La Conversation amoureuse jolies femmes et de grands auteurs. Aussi (Actes Sud, 2000), Alice Ferney ne cesse Jean-Paul Enthoven accepte-t-il cette d’interroger la mécanique de l’amour dernière mission de lecteur. C’est en tout et ses corollaires, les désirs de célibat, cas ce que laisse croire son prologue : de conjugalité et de possession. Dans qu’il ne serait pas lui-même l’auteur de ce dernier roman, justement intitulé l’histoire qui va suivre. Artifice littéraire, « L’Intimité », la capacité de la roman- ou pas ? Peu importe. Lorsqu’il rencontre cière est extraordinaire à embrasser les Madame de N., prénommée Blanche pensées (les pulsions, les aspirations, les comme l’héroïne du livre de Louis Ara- contradictions et les mensonges) d’une gon, le narrateur est ministre conseiller humanité moderne qui ne cesse de vou- au palais Farnèse. Avec l’Italie pour toile loir repousser les limites de la nature de fond (Naples, Capri, Ravello) et un pour satisfaire à son bonheur personnel détour par Paris (Villa Montmorency), ou familial ; et à se glisser, avec un natu- c’est à une année de fêtes libertines et rel aussi désarmant que perspicace, dans d’orgies que l’on assiste. Dans le sillage les intimités respectives de personnalités de Blanche, le narrateur nous promène très différentes, sans jamais juger. Rien de palais en grands hôtels, compagnon de ne lui échappe. Voisins d’immeuble, débauche d’une femme élevée très tôt aux une libraire féministe volontairement vices, qui aime se laisser prendre et jouir célibataire (Sandra Molière) devient en public. Que ce soit chez le marquis l’amie et la confidente d’un architecte d’Usiglio ou ailleurs, ce ne sont que fracs, (Alexandre Perthuis), jeune veuf père boas en plumes, carapaces de bijoux, de deux enfants. D’un appartement à maquillages de plâtre. L’écriture est élé- l’autre, c’est ensemble qu’ils affrontent gante et le style travaillé, les mots choi- le chagrin de l’absence maternelle, plus sis, pour décrire la souillure sous dorures complices que ne le seraient des amants, – on pense aux mises en scène de Stanley recréant ainsi une cellule familiale sin- Kubrick, silhouettes cambrées, narines gulière ; c’est ensemble aussi qu’ils aux aguets, prunelles cupides. Et c’est cherchent sur la Toile une nouvelle ainsi que Ce qui plaisait à Blanche nous compagne à Alexandre et rencontrent plaît : faisant certes le récit d’une liaison Alba, une enseignante asexuelle que la dépravée, mais s’interrogeant aussi sur les chair révolte. Alexandre décide pour- lois de l’Éros dans les milieux cultivés, tant de l’aimer : mariage sans consom- et dialoguant avec des morts ou des fan- mation, fantasme d’enfant sans péné- tômes, tel Louis Aragon au moment de tration ni grossesse, fascination pour l’écriture de Blanche ou l’oubli, ou Dieu la GPA : Alice Ferney aborde les infi- ou diable. › Isabelle Lortholary nies possibilités que propose la science,

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éthique ou non. La puissance de L’Inti- nid. » Les universitaires ont cherché mité tient à son pouvoir d’observation dans tous les sens, mais aucun sombre psychologique. Ce roman foisonnant événement n’explique pourquoi elle a se situe entre dialogues philosophiques choisi de passer la seconde partie de son et comédie de mœurs. Les personnages existence dans l’isolement. se bagarrent contre le sentiment de la Emily Dickinson a grandi dans une perte, de l’abandon, de l’isolement ou famille aisée. Elle a un frère (Austin) et de l’aliénation, comme accompagnés une sœur (Lavinia). La mort en 1844 de d’une voix off qui peut rappeler celle des son amie et cousine, Sophia Holland, films de Claude Sautet. « C’est la méca- l’affecte profondément. Emily Dickin- nique des fluides, des sentiments, une son assiste à des noces, à des deuils. grande circulation des attachements et Autour d’elle, on se marie, on meurt, on des raisons », commente Alice Ferney. devient mère, on ne réalise pas ses rêves Les choses de la vie, en somme. › Isabelle de jeunesse. Elle reste seule et choisit les Lortholary livres. Elle les habite. L’écrivaine Domi- nique Fortier est partie des divers lieux où Emily Dickinson a vécu. De 1855 Les Villes de papier. Une vie à 1886, la propriété de Homestead a été d’Emily Dickinson, de Dominique le lieu de résidence d’Emily Dickinson. Fortier, Grasset, 208 p., 18,50 e La demeure voisine, Les Evergreens, appartient à son frère Austin. Elle passe On sait peu de choses d’elle. La poé- pour une excentrique : elle se retire rapi- tesse américaine Emily Dickinson est dement de toute vie sociale, commence née à Amherst, dans le Massachusetts, à parler à ses visiteurs à travers la porte, en 1830. Elle a étudié à l’académie s’habille en blanc, écrit une poésie d’Amherst, elle a vécu au séminaire étrange pour l’époque. féminin du mont Holyoke. Elle a sur- Les chapitres sont courts. La romancière tout habité sa maison puis sa chambre et traductrice québécoise introduit des puis ses pensées. Son œuvre compte passages personnels sur sa vie passée dans des milliers de poèmes, mais moins les mêmes régions qu’Emily Dickinson. de dix seront publiés de son vivant. Elle nous fait saisir avec grâce des mor- Ils ont alors été remaniés. Emily Dic- ceaux flottants du monde intérieur de la kinson avait plus à dire aux animaux, poétesse : « Emily, qui n’a jamais été à la aux plantes, aux nuages qu’aux êtres messe, s’agenouille tous les matins devant humains. « Emily regarde, stupéfaite, les fleurs. » Dominique Fortier note ces étrangers que la vie lui a donnés qu’alors que nous sommes submergés par pour famille. Que n’est-elle pas plutôt les images, il n’existe qu’une seule photo- née au milieu d’une nichée de merles, graphie d’Emily Dickinson. Elle a alors elle aurait appris là des choses essen- 16 ans. La photo ne trahit rien de son tielles – chanter, voler, construire un âme. « Elle a besoin de si peu de choses

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qu’elle pourrait aussi bien être morte – le récit de ses plus grandes hontes : avoir ou n’avoir jamais existé. » › Marie-Laure abandonné au Pérou un ami souffrant Delorme de la malaria, avoir accepté un tirage au sort truqué pour bénéficier d’une esca- pade durant le service militaire. Un ami La Dernière Interview, d’Eshkol disparu et recherché, Hagaï Carmeli, Nevo, traduit par Jean-Luc Allouche, hante des pages sur tout ce qu’on tente Gallimard, 480 p., 20 e de retenir et qui s’échappe. L’écrivain de La Dernière Interview est le Un écrivain israélien de 43 ans, ancien double plus ou moins proche d’Eshkol publicitaire qui souffre de dysthymie Nevo. L’auteur de Trois étages met en et aime Zorba le Grec, entreprend de scène avec humour et crudité un homme répondre sincèrement à une longue série en pleine crise. Son fils mythomane, sa de questions par Internet. Du classique femme lointaine, son pays déchiré. L’his- « Avez-vous toujours voulu être écri- toire est tissée de nombreux personnages, vain ? » en passant par « Pourquoi n’écri- scènes, réflexions. La Dernière Interview vez-vous rien sur la Shoah ? » jusqu’à « Y est un roman sur la séparation : une a-t-il quelque chose d’autre que vous femme part et un ami meurt. L’écrivain souhaitez ajouter ? », les questions des s’accroche à l’interview. Elle le sauve. Il internautes touchent à tous les domaines. parle, il tient. Il est un Shéhérazade. On L’écrivain se trouve à un moment dou- croise aussi un auteur de thriller scandi- loureux de sa vie. Son meilleur ami, nave, du nom d’Axel Wolf, porteur d’une Ari, se meurt à l’hôpital d’un cancer du réflexion sur le vrai et le faux. Eshkol pancréas. Sa femme, Dikla, s’apprête à Nevo se livre, tout du long, à un jeu sur le quitter. Tous deux sont les parents de l’écriture et la réalité. Car son écrivain trois enfants. Quand la fille aînée, Shira, s’est mis à penser la vie comme une his- a décidé de partir vivre dans un internat, toire et ses proches comme des person- l’équilibre familial a commencé à s’effon- nages. De la politique à l’intimité, tout drer. Shira ne parle plus à son père et il dit qu’il n’y a pas une seule vérité. › Marie- en souffre. Laure Delorme Il raconte tout. Le service militaire, le voyage en Amérique latine, les slogans Piero Solitude, de Leonor ­Baldaque, pour un homme politique véreux, le Verdier, 128 p., 13,50 e faux adultère en Colombie, les tournées de l’écrivain à l’étranger, les choix idéo- Il y a plusieurs chemins dans ce livre qui logiques. Le portrait d’Israël est tout en mènent tous à Piero Della Francesca, à nuance. Discussion avec un chauffeur de son œuvre, à ces villes et villages de Tos- taxi arabe qui se fait appeler Mordekhaï cane : Arezzo, Monterchi, Sansepolcro, ou rencontre avec les lecteurs de la colo- qui abritent encore miraculeusement ces nie Maalé Meïr. L’écrivain de gauche fait joyaux de la terre italienne que sont La

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Légende de la vraie croix, la Madonna del pour la première fois ». C’est pourquoi, Parto ou la Vierge de miséricorde. La nar- page après page, on entend la voix d’un ratrice entame son voyage vers Piero en hommage obstiné, comme une incanta- compagnie d’un double du renaissant, tion vouée à recomposer, à retraduire le un peintre lui aussi, un autre Piero tout frémissement solitaire de cette première autant fasciné par l’artiste du XVe siècle. expérience. › Bertrand Raison Une proximité utilisée par l’auteure pour aller de l’un à l’autre sans que le lecteur puisse lever l’ambiguïté de cette double Intervalles de Loire, de Michel attention, de ce regard diffracté inscrit Jullien, Verdier, 128 p., 14 e dans un même envoûtement. On ne sait pas exactement quel sera le destin de ce Sur le point de franchir le cap de la cin- compagnon, mais on pressent qu’il sera quantaine, trois amis décident de des- l’occasion d’un adieu en même temps cendre le cours de la Loire au départ qu’un départ du pays toscan. Or si le d’Andrézieux, jusqu’à son embouchure, à texte se porte avec ardeur du côté des bord d’une barque plate baptisée Nénette. fresques de la basilique d’Arezzo, le rap- Cabotant de berge en berge et ramant à prochement des noms exacerbe la sen- tour de rôle, les trois lurons parcourront, sibilité et la rapporte sans cesse à l’élan en 26 jours, à raison d’une trentaine de amoureux qui incite la voyageuse à pro- kilomètres par étapes, 848 des 1 006 kilo- longer son séjour. Elle hante les lieux de mètres qui séparent le mont Gerbier-de- Piero, tourne autour de ses couleurs, ce Jonc de l’Atlantique et divisent approxi- marron des montagnes qui cernent, sur mativement la France en deux. les murs de l’église, la cour de la Reine La descente d’un cours d’eau comme de Saba. La pâleur surtout des cous fil conducteur est un merveilleux dis- démesurément allongés des suivantes et positif littéraire (Claudio Magris y avait de leurs mains qui tombent des robes. déjà recouru dans Danube) : l’itinéraire S’attardant, elle note « cette quantité de – autrement dit la narration et l’ossature tissu serré, travaillé pour plus d’ampleur du livre – étant fourni par la géographie, encore, pli après pli, ces recoins de la l’écrivain peut s’attarder sur tout ce qui peinture, ces ombres noires ou grises, et se présente sur son chemin et exalter ses cette ondulation stable ». Il faut en effet perceptions sensorielles. Michel Jullien rester chez Piero, car insiste-t-elle, on ne promène stendhaliennement son miroir reste pas assez chez lui. Cette invitation le long de la Loire, et l’on voit défiler, à que le texte ne se lasse pas de répéter chaque intervalle, de subtils instantanés nous est adressée parce que dans le trop- du rapport intime qu’un caboteur entre- plein de choses qui assaillent notre œil, tient avec le cours d’eau : « Il existe une bien après avoir contemplé les figures de forme d’anthropomorphisme fluviale ; Piero, nous ne discernons plus « ce que on humanise un fleuve à s’y trouver, peu nous avons vu, ce moment-là où on l’a vu ou prou. Le fleuve aussi, il vous fluidifie

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à de certains moments, il badine, il a ses mudiste René Lévy, né en 1970, a été petits combats de débit, rien de méchant, amené à scruter les Épîtres de Paul pour des taquineries sans qu’il soit question de tenter d’y découvrir l’original hébraïque noyade. » sous le texte grec. « Attentif à la lettre, La Loire est réputée pour ses caprices. qui si souvent rendait des sons bizarres, La navigation, parfois dangereuse, y je constatai, sous l’écorce, la pression requiert une certaine expertise en raison de la pulpe hébraïque », explique-t-il des bancs de sable, des trous d’eau, des en avant-propos de La Mort à vif, essai tourbillons et de l’irrégularité du débit sur Paul de Tarse, le livre dans lequel il du fleuve. Cocasse, captivant, empi- s’interroge sur la relation qu’a établie rique aussi, le récit de cette échappée avec la Loi ce rabbin orthodoxe devenu ligérienne est un parcours initiatique, l’apôtre de Jésus-Christ et le témoin de ponctué de détails d’une exquise préci- sa Résurrection. Avant d’entrer dans le sion, d’impressions à fleur d’eau et de détail des querelles contre la Torah qui citations minutieusement choisies de occupèrent la mission de Paul jusqu’à grands écrivains francophones, comme son martyre à Rome en l’an 64, René Julien Gracq, Jules Renard et Charles Lévy rappelle qu’il était un de ces pha- Ferdinand Ramuz. Michel Jullien est risiens qu’il a passé le reste de son âge à leur digne héritier ; chaque page com- dénoncer. Et que les pharisiens étaient porte autant d’images savamment des juifs admirables, qui croyaient à méditées et ciselées que de formula- l’immortalité de l’âme et faisaient d’im- tions justes et savoureuses. Ainsi cette menses efforts vers le bien. Aux yeux des jubilante sensation auditive : « Le plus Romains, leurs vertus dépassaient celles beau de tous les bruits survient malgré des sadducéens et des esséniens. On sait notre attention : lorsque l’embarcation par ailleurs qu’ils jeûnaient deux jours s’immobilise sur un haut-fond. Elle par semaine. Le paiement de la « dîme froufroute de la coque. Si c’est du sable, de la menthe, de l’aneth et du cumin » cela rend un crissement chuinté, si c’est dont parle l’Évangile, Matthieu indique du cailloutis, il y a un crépitement plus qu’ils donnaient sans doute deux fois roide, un moulin de graviers roulés, des plus que les autres, soit 20 % de leurs maracas sous le coccyx. » › Lucien d’Azay revenus. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites », s’écrie pourtant Jésus dans l’Évangile, un anathème que La Mort à vif, essai sur Paul de reprendra Paul. En herméneute inspiré, Tarse, de René Lévy, Verdier, 336 p., René Lévy sonde le sens et le poids de 22 € cet adjectif « hypocrite » où se sont noués tant de malentendus entre juifs C’est dans le cadre de l’Institut d’études et chrétiens depuis deux mille ans. À le lévinassiennes, fondé par son père suivre, Paul de Tarse fut à sa manière le Benny Lévy, que le philosophe et tal- premier des « maîtres du soupçon ». « Il

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ne se doutait pas que sa critique acerbe Né à Vienne, en Autriche, dans une des “pharisiens hypocrites” finirait par famille juive éclairée, Bernard Fall a détruire la morale (comme il adviendra connu l’exode forcé après l’Anschluss. Ses au siècle des Lumières par l’ironie et proches ont payé un lourd tribut aux per- le persiflage et plus tard, par les coups sécutions antisémites. Il perdit ses deux répétés de Marx et de Nietzsche). » Un parents. Choyé par un instituteur com- essai écrit dans une langue admirable, muniste ancien d’Indochine, il fut sauvé souvent drôle, plein d’intuitions nou- lors d’une rafle par un policier qui l’au- velles. › Sébastien Lapaque rait sciemment ignoré. Le jeune Bernard s’engagea dans la résistance savoyarde jusqu’en 1946. Surdoué, premier de la Un homme en guerres. Voyage classe, il mena de front sa scolarité et avec Bernard B. Fall, d’Hervé Gay- son activité résistante au sein des Com- mard, Éditions des Équateurs, 256 pagnons de France, une organisation de p., 21 € jeunesse à mi-chemin entre le scoutisme et la formation paramilitaire. La fuite, la Qui était Bernard Fall ? Un universi- peur, la faim, la maladie, les blessures, les taire ? Un journaliste ? Un soldat ? Un combats l’ont modelé. À 19 ans et demi aventurier ? Depuis une dizaine d’an- seulement, il est démobilisé. Après avoir nées, l’ancien ministre de l’Économie été traducteur aux procès de Nuremberg, Hervé Gaymard consacre des heures il embrasse avec succès des études aux secrètes à suivre la piste de ce reporter de États-Unis et il est nommé professeur guerre fauché accidentellement par une assistant dans la seule université créée par mine en 1967 au Viêt Nam. Irrégulier des enseignants et des étudiants noirs. inclassable aux vies entrecroisées, Ber- Bourreau de travail, il se fait remarquer nard Fall a laissé derrière lui une épouse, par la qualité de ses travaux sur l’Asie. trois filles, des livres de référence sur Envoyé spécial de grands journaux le Sud-Est asiatique, la guérilla révo- américains, soupçonné d’être un agent lutionnaire et un parfum de légende. français par le FBI, qui l’écoute et ouvre Hervé Gaymard s’est enivré de sa vie son courrier, Bernard Fall était un cher- aventureuse où on ne survit que par le cheur engagé sur le terrain qui délivrait mouvement perpétuel. C’est à l’issue sa « vision heureuse de cette paradisiaque d’un déjeuner avec un autre baroudeur période d’enfer ». L’exercice d’admiration familier des hauts plateaux indochinois biographique qu’Hervé Gaymard lui d’une beauté ensorcelante, Jean-Fran- consacre mélange ses propres obsessions çois Deniau, qu’il se mit en quête de et la fascination d’un modèle rêvé qu’il Bernard Fall. Ses traces sont éparpillées aurait aimé rencontrer. Un essai sensible dans des archives publiques françaises, doublé d’une enquête de limier. › Olivier une bibliothèque américaine et les dos- Cariguel siers du FBI.

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Les Infiltrés. L’histoire des amants berlinoise de la Metro-Goldwyn-Mayer. qui défièrent Hitler, de Norman Harro mûrit sa vengeance, brûlant d’en- Ohler, traduit par Olivier Mannoni, vie d’agir et de s’accomplir. Il monte un Payot, 432 p., 22 € réseau non hiérarchisé de 150 membres aux activités si diverses qu’elles déconte- Le best-seller du journaliste Norman nancent la Gestapo : diffusion de tracts, Ohler, L’Extase totale. Le IIIe Reich, les placardage d’affichettes, transmission Allemands et la drogue (La Découverte, aux Soviétiques de secrets militaires sur 2016), avait révélé l’intoxication mas- la Légion Condor pendant la guerre sive des soldats allemands à la Pervitine, d’Espagne, aide aux juifs. Pas moins de une drogue destinée à doper leur ardeur 65 policiers sont mobilisés face à ce qui combattante. Dans son nouveau livre, il leur apparaît comme une conjuration met au jour l’histoire du réseau monté de grande ampleur contre le national-­ par Harro et Libertas Schulze-Boysen, socialisme. Les rapports d’étape de que la Gestapo surnommait « L’Or- l’enquête étaient transmis par coursier chestre rouge ». Ces jeunes gens aux ori- à Hitler. La répression fut impitoyable. gines aristocratiques et militaires avaient Démasqués, les prévenus ne rencon- l’air profondément aryen. Dans la capi- trèrent même pas leurs avocats commis tale du Reich, ils formaient un couple d’office. Le procès qui se déroula à huis de rêve, au style bohème chic. Anima- clos condamna à mort pour haute tra- teur idéaliste d’une revue politico-cultu- hison Harro, Libertas et leurs amis. Le relle, Harro est victime de la répression régime s’employa à effacer à tout jamais nazie. La mise au pas des intellectuels leurs traces dans les archives. Norman et du peuple le conduit à l’entrisme. À Ohler a magistralement relevé le nom 23 ans, il décide d’infiltrer le système de ces héros de la résistance allemande totalitaire, de lutter de l’intérieur en dans un récit qu’on ne lâche pas d’une s’inscrivant à une formation d’aviateur. page. › Olivier Cariguel Petit-neveu de l’amiral von Tirpitz, le père de la flotte allemande, il dispose des meilleures recommandations pour effacer sa dérive libérale. Au ministère de l’air, le nouvel officier découvre la corruption qui règne parmi les gradés, qui prélèvent des pots-de-vin à l’occa- sion des juteux contrats conclus avec l’industrie aéronautique dans le cadre du réarmement de l’Allemagne. Quant à Libertas, elle apporte au couple la note glamour de l’univers du cinéma hol- lywoodien en travaillant à la succursale

SEPTEMBRE 2020 SEPTEMBRE 2020 223 97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

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