Tout Ce Dont Je Me Souviens
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Françoise Plantey (née Lassus Saint-Geniès)1 Je dédie ces pages à mes chers enfants, à mes neveux et nièces, et spécialement aux deux chefs de branches de ma famille, Jacques de LASSUS SAINT GENIES et François de LASSUS SAINT-GENIÈS. AVRIL 1928 1 Marie Caroline Camille Françoise de Lassus Saint-Geniès, née le 14 novembre 1857 à Perpignan, décédée le 8 juin 1943 à Genissac (Gironde), à l’âge de 85 ans. Sœur de Henri (1851-1896) qui acheta La Nine (31420 Boussan) en 1885. Mise au propre par Henri de Chantérac en 2020. « Tout ce dont je me souviens » Page 1 Souvenir de la Tante PLANTEY L’idée ne me serait jamais venue d’écrire ou plutôt d’essayer d’écrire quelques-uns de mes souvenirs si, dernièrement à Paris, où un deuil de famille m’avait appelée (mort de ma cousine d’AIGUESVIVES née DAMPIERRE), un déjeuner chez ma belle-sœur Henri de LASSUS2 n’avait réuni autour de moi plusieurs de mes neveux et nièces. Ils m’ont demandé pour leurs enfants de les documenter sur nos nombreuses parentés, cousinages éloignés dont ils avaient peu entendu parler, et dont quelques détails que je leur donnais excitaient vivement leur curiosité. Ils m’ont fait remarquer qu’étant à peu près la seule survivante de la génération de leurs pères (ma sœur Marie vit encore, mais est âgée de 81 ans), il serait pour eux et leur descendance d’un très grand intérêt d’avoir des renseignements exacts sur nos principales alliances, sur les années de mon enfance et de ma première jeunesse, sur tout ce dont je me souviens ayant trait à mes parents, à mes frères, à mes sœurs presque tous disparus bien jeune encore. Je cède au désir de mes chers et charmants neveux, enfants de frères que j’ai adorés et vénérés. Je vais tâcher de faire revivre un passé familial qui n’a rien d’éclatant, mais qui, pour les générations qui nous suivront, peut contribuer à conserver parmi elle de qu’on appelle « l’esprit de famille », si rare aujourd’hui, c’est-à-dire le culte de ceux qui nous ont précédés, liaison entre les foyers éteints et ceux qui sont au seuil de la vie. J’écrirai sans aucun plan d’ensemble, sans ordre et sans suite, à mesure que me reviendront les choses d’autrefois qui ont laissé leur empreinte dans ma mémoire. Je ne crois pas avoir jamais péché par orgueil, ayant bien souvent constaté que c’est un défaut (ou une qualité) peu utile dans la vie et dont il est même bien facile de se passer lorsqu’on met sa seule ambition dans une existence simple, droite, exempte de calculs et de visées extraordinaires, confinée dans l’application journalière des devoirs qui d’année en année surgissent sous nos pas. Si ces quelques pages paraissent bien monotones à ceux des miens qui les liront, ils se rappelleront que ce sont eux qui m’ont presque fait une obligation de ne pas les laisser tomber dans l’oubli cet ensemble de petits faits, de petites choses, de circonstances banales ou importantes qui ont jalonné l’existence des miens et fait vibrer les nobles cœurs dont mon enfance, ma jeunesse et je puis dire toute ma vie a été entourée. L’exceptionnelle élévation morale et intellectuelle de mes deux frères et de mon mari font de ce trio d’hommes éminents autour desquels j’ai évolué, la base de tous les souvenirs que je vais essayer de rassembler ici. Je dirai quelques mots sur notre famille dont mon frère Henri, dans les notes qu’il a laissées, a rappelé l’ancienneté, beaucoup plus séculaire que dans beaucoup d’autres qui se sont illustrées, mais dont les racines ne se retrouvent pas aux époques reculées où déjà notre nom était connu. Je n’en tire aucune vanité ; c’est loin d’être un avantage à l’époque où nous vivons, mais au contraire une occasion bien fréquente de sentir son sang bouillir au contact des basses couches sociétales auxquelles on a enseigné depuis plus d’un demi-siècle la haine de ceux qui, dans tous les temps, ne leur ont fait que du bien, et qui autrefois recueillaient le plus respectueux attachement partout où ils prodiguaient leur dévouement, leur bonté, leur générosité. A l’heure actuelle, appartenir à une classe élevée est une souffrance lorsque la satisfaction intérieure de donner tout de soi-même n’est pas comprise de ceux auxquels on voudrait s’attacher par les liens d’une fraternelle charité. Que ne pouvons-nous revenir au temps où les LASSUS vivaient dans leur province tranquille entourés de respect et d’affection ! Dès le onzième siècle on retrouve leur nom dans les actes publics de notre vieille Gascogne dont nous sommes originaires. C’est l’arrière- grand-père de mon grand-père qui, à la fin du 17ème siècle, acquit la terre et le château de Saint-Geniès, lesquels appartenaient à la Famille de BERTIER. Ce premier propriétaire de Saint-Geniès avait fait à Saint-Domingue une fortune considérable. Son train de maison était presque princier. Il avait fait construire une salle de spectacle à l’extrémité de l’aile droite touchant à la terrasse (laquelle existe encore dans un parfait état de conservation). Mon cœur d’enfant et de jeune fille est resté comme incrusté dans les vieilles pierres de cette admirable terrasse à si noble allure. Je l’ai tant aimé : Chaque jour, à mes heures de récréation ou de liberté, je l’arpentais, marchant dans le rêve, sans me lasser, comme si quelque chose m’empêchait de me diriger ailleurs. J’évoquais ce théâtre, cette troupe de comédiens que notre ancêtre entretenait à ses frais. Il 2 Alice Boissonnet de La Touche 1857-1932 mariées (1881) à Henri de Lassus Saint-Geniès. « Tout ce dont je me souviens » Page 2 Souvenir de la Tante PLANTEY jouissait largement de son opulence, se faisant suivre de ses comédiens dans ses déplacements et les traitants avec générosité. Je tiens ces détails de mon père, qui les tenait de mon grand-père. La révolution de 93 mit fin à cette vie de grand seigneur. Les guerres du 1er Empire, que mon grand-père a faites comme Officier d’Artillerie, ont achevé la ruine des habitants de Saint-Geniès. Mon grand-père ne pouvant entretenir une si vaste demeure a fait abattre l’aile droite où se trouvait le théâtre et j’ai toujours entendu dire que les belles boiseries blanches et or qui se trouvent dans le grand salon actuel provenaient de cette salle de spectacle. Plus tard mon père fit démolir l’aile gauche qui tombait en ruines et qu’il ne pouvait réparer. J’ai un vague souvenir de ces démolitions qui m’affligeaient parce que, curieuse comme tous les enfants, j’entrais souvent dans ce vieux bâtiment où les vastes écuries étaient sans chevaux et les logements de la domesticité sans domestique. Il n’y avait plus qu’un très vieux gardien qu’on appelait Jeannot. Ce pauvre Jeannot était très âgé. A la fin de sa vie, il avait mis son lit dans la grande cuisine du château. Il y dormait sans doute toute la journée. Dans sa petite enfance, lors de nos séjours à Fontbeauzard3 chez ma grand-mère d’AIGUESVIVES d’où nous allions souvent à Saint-Geniès, il fallait taper longtemps aux fenêtres de la cuisine pour se faire ouvrir. Le pauvre homme enfermait ses modestes provisions dans le buffet de la souillarde où mes sœurs et moi savions les découvrir et les manger ! Un jour il nous surprit et j’ai encore dans les yeux sa bonne vieille figure en colère qui n’osait pas nous gronder. Ses souvenirs datent de plusieurs années avant la guerre de 1870. Mon père était dans la période brillante de sa carrière administrative et nous passions nos vacances d’Août et Septembre à Fontbeauzard chez ma chère grand-mère, la marquise d’AIGUESVIVES. Je ne puis évoquer cette époque de mon enfance sans une profonde émotion. Nous adorions notre grand-mère qui était d’une intelligence, d’une bonté et d’un charme incomparable. Aller chez elle à Fontbeauzard l’été, à Paris, rue Royale, l’hiver (je parle d’avant 1870), était pour moi la montée au paradis. Tout ce qu’il y a eu de bonheur dans les années de ma petite enfance et de ma première jeunesse est attaché à son nom vénéré. Plus tard, au moment de mon mariage, sa tendresse m’a comblée. Je ne puis encore penser à tout ce qu’elle a été pour moi sans avoir les larmes aux yeux et si j’ai toujours tant aimé ce vieux toit de famille qui s’appelle Fontbeauzard, c’est que la vie m’y était douce au-delà de tout. Il n’y a pas une pièce de cette maison, une allée de ce parc qui ne renferme pour moi un souvenir chéri. Je reviendrai sur ma grand-mère et les conversations que plus tard j’ai eues avec elle sur son père, sur sa mère, sur sa vie, à mesure que les idées me viendront. Je suis née à Perpignan en Novembre 1857. Mon père était préfet des Pyrénées-Orientales. Un seul souvenir marque les deux premières années de ma vie ; ma bonne me fit écraser le bout de mon index gauche en fermant brusquement une porte sur mon pauvre doigt. Je me sens encore dans ses bras, hurlant de douleur, descendant avec affolement un très large escalier de pierre à superbe rampe, et mes parents me saisissant avec effroi en soutenant ma phalange qui ne tenait, parait-il, que par un petit lambeau de peau comme un fil.