L'affaire Ranucci

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L'affaire Ranucci L'AFFAIRE RANUCCI KARIN OSSWALD L'AFFAIRE RANUCCI Crimes & Enquêtes Collection dirigée par Paul Lefèvre © Éditions J'ai lu, 1994 Ce matin-là s'est peut-être commis l'acte le plus hor- rible, qu'une société démocratique peut générer : l'assas- sinat légal, réfléchi, décidé d'un innocent. Ce matin-là, le 28 juillet 1976, Christian Ranucci a été exécuté dans la cour des Baumettes, à Marseille. Et la question subsiste toujours de savoir si l'assas- sinat d'un innocent a été voté pour réparer l'assassinat d'une autre innocente : Maria-Dolorès Rambla avait huit ans lorsqu'un individu l'a enlevée, près de chez ses parents, le 3 juin 1974, et l'a poignardée quelques heures plus tard. Après deux jours d'audience et cinq heures de déli- béré, les jurés de la cour d'assises d'Aix-en-Provence ont estimé, en leur âme et conscience, que Christian Ra- nucci était cet homme. L'était-il vraiment ? Le doute est tel, dans cette affaire, qu 'il fallait repartir des premiers éléments de l'enquête et refaire tout le par- cours de l'information pour discerner la réalité. Travail difficile après tant de polémiques, de passions et de heurts... Karin Osswald, journaliste d'investigation et chef du bureau de Radio Monte-Carlo à Marseille, a voulu savoir si la justice était passée ou si un homme était mort pour rien... Paul LEFÈVRE Les obsèques de Marie-Dolorès Rambla sont pré- vues à 16 heures, mais dès le début de l'après-midi, une foule compacte et silencieuse se presse dans les allées du cimetière Saint-Pierre. Des centaines de ger- bes de fleurs ne cessent d'arriver depuis ce matin, de Marseille, mais aussi d'autres villes de France, expé- diées par des gens qui ne connaissaient ni la fillette ni sa famille mais qui ont voulu témoigner de leur solidarité. Tous les habitants de la cité Sainte-Agnès sont là. Les camarades de classe de l'enfant aussi, ac- compagnées de leur institutrice qui pleure en silence, derrière des lunettes de soleil. Près de deux mille per- sonnes sont rassemblées sous un soleil de plomb. La plupart ne connaissent pas les Rambla. Simplement, elles partagent leur douleur. En fait, toute la ville se recueille devant le petit cercueil recouvert d'un drap funéraire blanc. Les proches de Marie-Dolorès ont pris place dans la chapelle. Mme Rambla n'est pas là. Elle n'aurait pas supporté cette nouvelle épreuve. Son mari, très droit et très digne, est assis sur une chaise. Son visage ravagé et son regard perdu trahissent son désarroi. Ses cousins venus d'Espagne ne le quittent pas des yeux. Un peu plus loin, le commissaire Allessandra et ses hommes. D'autres enquêteurs se sont mêlés à la foule. Au cours du sermon, le curé de l'église des Char- treux, la paroisse des Rambla, évoque, sans insister pour ne pas ajouter à la douleur, « cet acte dont il vaut mieux ne pas parler ». Puis il s'adresse directement à la famille en espagnol. Par discrétion, Gaston Defferre, le maire de Marseille, a préféré ne pas venir. Il s'est fait représenter. Tout comme l'archevêque Mgr Etche- garay dont un message est lu à haute voix par le prê- tre. « Nous vous apportons notre sympathie par la prière. La conscience humaine profondément boule- versée par ce drame ne peut s'expliquer un acte aussi cruel. Tout le monde est unanime pour partager la douleur des parents. Pour ceux qui ont la foi, il reste la prière. A travers ce drame affreux, on rejoint le sacrifice de Jésus-Christ sur la croix. Puisse la douleur ne pas faire entrer la haine dans les cœurs. Puisse l'espérance nous soutenir dans la voie de Jésus ! » Sur sa chaise, Pierre Rambla s'effondre. On le trans- porte à l'extérieur de la chapelle. Il ne suivra pas le cortège vers le dépositoire. Il n'entendra pas les cris de haine qui accompagneront le convoi. La foule est sortie de sa torpeur pour exiger vengeance. 1 La cité Sainte-Agnès n'est pas très grande, Une demi-douzaine de bâtiments tout au plus. Rien à voir avec ces immenses cités H.L.M. construites à la péri- phérie de Marseille. Ici, tout le monde se connaît et, lorsque Pierre Rambla sonne à toutes les portes pour rechercher sa fillette, personne ne reste indifférent à l'inquiétude qui creuse un peu plus le visage de cet homme de quarante-neuf ans, prématurément vieilli par ces années passées devant un four à bois. Pierre Rambla est un brave ouvrier boulanger à la santé fragile. Il est depuis peu en congé maladie, ce qui lui permet d'aider sa femme à s'occuper de leurs quatre enfants. Le couple d'origine espagnole ne s'at- tendait pas à la naissance des jumeaux, les deux petits derniers aujourd'hui âgés de quatre ans. Mais les Rambla sont chrétiens, alors ils ont pris cette double naissance comme un signe de Dieu. L'arrivée des ju- meaux a encore un peu plus rapproché les deux « grands », Jean, cinq ans, et Marie-Dolorès qui vient de fêter ses huit ans. Une enfant qui joue déjà à la grande fille ; elle est l'aînée et elle le sait. Alors elle aussi, elle aide parfois sa mère à s'occuper des petits. Marie-Dolorès est une enfant sage. Lorsque, avec son frère, elle joue dans la cour de l'immeuble, ses parents savent qu'il ne peut rien lui arriver. C'est pour toutes ces raisons que Pierre Rambla est terriblement in- quiet. En rentrant chez lui en fin de matinée, il se rend compte que les deux grands ne sont pas à la maison. Machinalement, pour vérifier qu'ils jouent sans doute en bas de l'immeuble, il jette un coup d'œil par la fenêtre. Personne. En ce lundi de Pentecôte 1974, la cité est particulièrement déserte. Il fait déjà chaud et beaucoup de familles sont parties à la plage. Les Ram- bla, eux, n'y vont guère. D'abord, ils n'ont pas de voi- ture. Et quand bien même ils en auraient une, avec leurs quatre enfants, toute sortie relève de l'expédition. Rambla dévale l'escalier et retrouve son fils dans le hall de l'immeuble. - Où est ta soeur ? demande le père à l'enfant tout essoufflé. Il faut dire que cela fait déjà un bon moment que le garçonnet recherche Marie-Dolorès. Il s'apprêtait à remonter à la maison, pensant que la fillette était peut- être rentrée pour aider sa mère à mettre la table. Le père et le fils refont ensemble le tour des bâtiments, sonnent aux portes. Personne n'a vu Marie-Dolorès. Jean parle alors à son père du monsieur qui est venu tout à l'heure. - Il nous a dit qu'il avait perdu son chien et qu'il avait beaucoup de peine. Le monsieur nous a demandé si on voulait l'aider à le chercher. Alors on a accepté. Il m'a dit de faire le tour de l'immeuble et, lui, il a cherché avec Maria. Pierre Rambla a le bon sens des gens simples. - A quoi il ressemblait, ce monsieur ? Tu l'avais déjà vu ? - Non, c'est la première fois. Il était pas vieux. Un grand monsieur bien habillé. Il parlait comme les gens d'ici. Il avait une voiture grise. Je crois que c'était une Simca. Aux quelques personnes qui se sont mises à leur fenêtre Pierre Rambla parle de cet inconnu. Il ques- tionne. Personne n'a rien vu. Sans chercher à rassurer sa femme qui redoute déjà le pire, il fonce au com- missariat tout proche. C'est jour férié. On l'envoie à l'Évêché. C'est ainsi à Marseille que tout le monde appelle l'hôtel de police, le commissariat central. Un grand bâtiment gris construit dans les années 30, -coincé entre la cathédrale de la Major au clocher by- zantin et le piteux quartier du Panier. Devant l'inspec- teur qui prend sa déposition, Rambla raconte à nou- veau ce que son fils lui a dit. Mais il ne veut pas y croire. Il ne veut pas imaginer qu'un homme puisse faire du mal à sa petite. Il donne un signalement précis de Marie-Dolorès. - Ma fille doit faire un mètre trente. Elle a des che- veux longs châtains, elle a le teint clair et elle est plutôt mince. Ah oui ! elle a une cicatrice sur le nez à droite et puis aussi une plaie au coude gauche car elle est tombée à l'école. Elle porte un short blanc, une che- misette blanche. Elle a des chaussures comme des sa- bots marron avec des bandes vertes et des chaussettes blanches. Rambla se dit en lui-même qu'elle est bien jolie, sa petite, et si fragile. Pour le policier, il ajoute qu'il ne se connaît pas d'ennemi. Précision dérisoire. Comme pour tenter, une dernière fois, d'échapper à la réalité... Pierre Rambla rentre chez lui. L'attente commence. Angoissante et cruelle. C'est la Sûreté urbaine qui hérite de l'enquête. Ce service de la police nationale a compétence sur l'en- semble du territoire de la ville de Marseille. C'est lui qui traite les affaires courantes. Les hommes de la Sûreté n'aiment pas qu'on le leur rappelle. Bien qu'ils s'en défendent, ils nourrissent un vif ressentiment à l'égard de leurs collègues de la P.J., la police judiciaire, moins nombreux mais exclusivement sollicités pour les grandes affaires.
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