L'AFFAIRE RANUCCI

KARIN OSSWALD

L'AFFAIRE RANUCCI

Crimes & Enquêtes Collection dirigée par Paul Lefèvre

© Éditions J'ai lu, 1994 Ce matin-là s'est peut-être commis l'acte le plus hor- rible, qu'une société démocratique peut générer : l'assas- sinat légal, réfléchi, décidé d'un innocent. Ce matin-là, le 28 juillet 1976, Christian Ranucci a été exécuté dans la cour des Baumettes, à . Et la question subsiste toujours de savoir si l'assas- sinat d'un innocent a été voté pour réparer l'assassinat d'une autre innocente : Maria-Dolorès Rambla avait huit ans lorsqu'un individu l'a enlevée, près de chez ses parents, le 3 juin 1974, et l'a poignardée quelques heures plus tard. Après deux jours d'audience et cinq heures de déli- béré, les jurés de la cour d'assises d'Aix-en-Provence ont estimé, en leur âme et conscience, que Christian Ra- nucci était cet homme. L'était-il vraiment ? Le doute est tel, dans cette affaire, qu 'il fallait repartir des premiers éléments de l'enquête et refaire tout le par- cours de l'information pour discerner la réalité. Travail difficile après tant de polémiques, de passions et de heurts... Karin Osswald, journaliste d'investigation et chef du bureau de Radio Monte-Carlo à Marseille, a voulu savoir si la justice était passée ou si un homme était mort pour rien... Paul LEFÈVRE

Les obsèques de Marie-Dolorès Rambla sont pré- vues à 16 heures, mais dès le début de l'après-midi, une foule compacte et silencieuse se presse dans les allées du cimetière Saint-Pierre. Des centaines de ger- bes de fleurs ne cessent d'arriver depuis ce matin, de Marseille, mais aussi d'autres villes de France, expé- diées par des gens qui ne connaissaient ni la fillette ni sa famille mais qui ont voulu témoigner de leur solidarité. Tous les habitants de la cité Sainte-Agnès sont là. Les camarades de classe de l'enfant aussi, ac- compagnées de leur institutrice qui pleure en silence, derrière des lunettes de soleil. Près de deux mille per- sonnes sont rassemblées sous un soleil de plomb. La plupart ne connaissent pas les Rambla. Simplement, elles partagent leur douleur. En fait, toute la ville se recueille devant le petit cercueil recouvert d'un drap funéraire blanc. Les proches de Marie-Dolorès ont pris place dans la chapelle. Mme Rambla n'est pas là. Elle n'aurait pas supporté cette nouvelle épreuve. Son mari, très droit et très digne, est assis sur une chaise. Son visage ravagé et son regard perdu trahissent son désarroi. Ses cousins venus d'Espagne ne le quittent pas des yeux. Un peu plus loin, le commissaire Allessandra et ses hommes. D'autres enquêteurs se sont mêlés à la foule. Au cours du sermon, le curé de l'église des Char- treux, la paroisse des Rambla, évoque, sans insister pour ne pas ajouter à la douleur, « cet acte dont il vaut mieux ne pas parler ». Puis il s'adresse directement à la famille en espagnol. Par discrétion, Gaston Defferre, le maire de Marseille, a préféré ne pas venir. Il s'est fait représenter. Tout comme l'archevêque Mgr Etche- garay dont un message est lu à haute voix par le prê- tre. « Nous vous apportons notre sympathie par la prière. La conscience humaine profondément boule- versée par ce drame ne peut s'expliquer un acte aussi cruel. Tout est unanime pour partager la douleur des parents. Pour ceux qui ont la foi, il reste la prière. A travers ce drame affreux, on rejoint le sacrifice de Jésus-Christ sur la croix. Puisse la douleur ne pas faire entrer la haine dans les cœurs. Puisse l'espérance nous soutenir dans la voie de Jésus ! » Sur sa chaise, Pierre Rambla s'effondre. On le trans- porte à l'extérieur de la chapelle. Il ne suivra pas le cortège vers le dépositoire. Il n'entendra pas les cris de haine qui accompagneront le convoi. La foule est sortie de sa torpeur pour exiger vengeance. 1

La cité Sainte-Agnès n'est pas très grande, Une demi-douzaine de bâtiments tout au plus. Rien à voir avec ces immenses cités H.L.M. construites à la péri- phérie de Marseille. Ici, tout le monde se connaît et, lorsque Pierre Rambla sonne à toutes les portes pour rechercher sa fillette, personne ne reste indifférent à l'inquiétude qui creuse un peu plus le visage de cet homme de quarante-neuf ans, prématurément vieilli par ces années passées devant un four à bois. Pierre Rambla est un brave ouvrier boulanger à la santé fragile. Il est depuis peu en congé maladie, ce qui lui permet d'aider sa femme à s'occuper de leurs quatre enfants. Le couple d'origine espagnole ne s'at- tendait pas à la naissance des jumeaux, les deux petits derniers aujourd'hui âgés de quatre ans. Mais les Rambla sont chrétiens, alors ils ont pris cette double naissance comme un signe de Dieu. L'arrivée des ju- meaux a encore un peu plus rapproché les deux « grands », Jean, cinq ans, et Marie-Dolorès qui vient de fêter ses huit ans. Une enfant qui joue déjà à la grande fille ; elle est l'aînée et elle le sait. Alors elle aussi, elle aide parfois sa mère à s'occuper des petits. Marie-Dolorès est une enfant sage. Lorsque, avec son frère, elle joue dans la cour de l'immeuble, ses parents savent qu'il ne peut rien lui arriver. C'est pour toutes ces raisons que Pierre Rambla est terriblement in- quiet. En rentrant chez lui en fin de matinée, il se rend compte que les deux grands ne sont pas à la maison. Machinalement, pour vérifier qu'ils jouent sans doute en bas de l'immeuble, il jette un coup d'œil par la fenêtre. Personne. En ce lundi de Pentecôte 1974, la cité est particulièrement déserte. Il fait déjà chaud et beaucoup de familles sont parties à la plage. Les Ram- bla, eux, n'y vont guère. D'abord, ils n'ont pas de voi- ture. Et quand bien même ils en auraient une, avec leurs quatre enfants, toute sortie relève de l'expédition. Rambla dévale l'escalier et retrouve son fils dans le hall de l'immeuble. - Où est ta soeur ? demande le père à l'enfant tout essoufflé. Il faut dire que cela fait déjà un bon moment que le garçonnet recherche Marie-Dolorès. Il s'apprêtait à remonter à la maison, pensant que la fillette était peut- être rentrée pour aider sa mère à mettre la table. Le père et le fils refont ensemble le tour des bâtiments, sonnent aux portes. Personne n'a vu Marie-Dolorès. Jean parle alors à son père du monsieur qui est venu tout à l'heure. - Il nous a dit qu'il avait perdu son chien et qu'il avait beaucoup de peine. Le monsieur nous a demandé si on voulait l'aider à le chercher. Alors on a accepté. Il m'a dit de faire le tour de l'immeuble et, lui, il a cherché avec Maria. Pierre Rambla a le bon sens des gens simples. - A quoi il ressemblait, ce monsieur ? Tu l'avais déjà vu ? - Non, c'est la première fois. Il était pas vieux. Un grand monsieur bien habillé. Il parlait comme les gens d'ici. Il avait une voiture grise. Je crois que c'était une Simca. Aux quelques personnes qui se sont mises à leur fenêtre Pierre Rambla parle de cet inconnu. Il ques- tionne. Personne n'a rien vu. Sans chercher à rassurer sa femme qui redoute déjà le pire, il fonce au com- missariat tout proche. C'est jour férié. On l'envoie à l'Évêché. C'est ainsi à Marseille que tout le monde appelle l'hôtel de police, le commissariat central. Un grand bâtiment gris construit dans les années 30, -coincé entre la cathédrale de la Major au clocher by- zantin et le piteux quartier du Panier. Devant l'inspec- teur qui prend sa déposition, Rambla raconte à nou- veau ce que son fils lui a dit. Mais il ne veut pas y croire. Il ne veut pas imaginer qu'un homme puisse faire du mal à sa petite. Il donne un signalement précis de Marie-Dolorès. - Ma fille doit faire un mètre trente. Elle a des che- veux longs châtains, elle a le teint clair et elle est plutôt mince. Ah oui ! elle a une cicatrice sur le nez à droite et puis aussi une plaie au coude gauche car elle est tombée à l'école. Elle porte un short blanc, une che- misette blanche. Elle a des chaussures comme des sa- bots marron avec des bandes vertes et des chaussettes blanches. Rambla se dit en lui-même qu'elle est bien jolie, sa petite, et si fragile. Pour le policier, il ajoute qu'il ne se connaît pas d'ennemi. Précision dérisoire. Comme pour tenter, une dernière fois, d'échapper à la réalité... Pierre Rambla rentre chez lui. L'attente commence. Angoissante et cruelle.

C'est la Sûreté urbaine qui hérite de l'enquête. Ce service de la police nationale a compétence sur l'en- semble du territoire de la ville de Marseille. C'est lui qui traite les affaires courantes. Les hommes de la Sûreté n'aiment pas qu'on le leur rappelle. Bien qu'ils s'en défendent, ils nourrissent un vif ressentiment à l'égard de leurs collègues de la P.J., la police judiciaire, moins nombreux mais exclusivement sollicités pour les grandes affaires. C'est ce qu'on appelle la guerre des polices. A Marseille, elle alimente comme ailleurs les bruits de couloirs. D'un bâtiment à l'autre de l'Evê- ché - la P.J. est installée dans une autre aile de l'hôtel de police -, on se méprise cordialement. Les enquê- teurs de la Sûreté se vengent comme ils peuvent. No- tamment en entretenant des relations plus qu'amicales avec la presse locale, ce qui leur vaut d'avoir de temps à autre leur nom dans le journal. Il n'y a pas de petite gloire. Les journalistes de faits divers sont ici chez eux. En fait, ils vivent presque comme les flics. Le matin, ils prennent ensemble leur petit noir au bistrot d'en face, se retrouvent pour l'apéro, puis au déjeuner, se voient encore pour le pastis. La nuit, ils fréquentent les mêmes boîtes et sortent avec les mêmes filles. Les « faits-diversiers », comme on les appelle, ont même un bureau qui leur est spécialement réservé au deuxième étage. C'est Gaston Defferre, alors ministre de l'Intérieur, qui le fera fermer en 1981. En atten- dant, les flics n'ont aucun secret pour les journalistes. Lorsque ces derniers arrivent à l'Évêché, ce lundi de Pentecôte en fin d'après-midi, ils épluchent comme d'habitude la main courante. - Qu'est-ce que ça vaut, cette histoire d'enlèvement de gamine ? demande Jean-Noël Tassez au commis- saire Allessandra, le chef de la section criminelle Nord dont dépend la cité Sainte-Agnès. Le jeune journaliste du quotidien communiste La Marseillaise est intrigué, sans plus. Il se souvient d'une ou deux plaintes déposées récemment après que des enfants avaient été importunés par un inconnu. Le commissaire hausse les épaules en levant les yeux au ciel. Il n'est pas très optimiste. Lorsque ses hommes tout à l'heure lui ont parlé de l'affaire, Allessandra ne leur a pas caché qu'il convenait de préparer les pa- rents au pire. Bien sûr, ils ont épluché leur dossier sur tous les maniaques sexuels recensés dans la ville. Ils ont même montré des dizaines de photos au frère de Marie-Dolorès, mais le petit Jean n'a pas reconnu l'homme qui avait emmené sa sœur. Il s'est contenté de pleurer puis il est reparti sur le vélomoteur de son père, à l'arrière, sur un siège de fortune aménagé par l'ouvrier boulanger. Un voisin avait proposé de les em- mener au commissariat central, mais en voyant sa voi- ture, le petit Jean avait pris peur et refusé de monter. - Le témoignage du minot est faible, regrette Alles- sandra. Le commissaire est perdu dans ses pensées. Il n'a même pas remarqué la présence du journaliste du Mé- ridional, Marco Ciomei, une figure de la presse locale. Une référence aussi pour les plus jeunes de ses con- frères. C'est lui qui le premier a utilisé l'expression « gros bonnets de la drogue » pour qualifier d'impor- tants trafiquants d'héroïne. Ciomei n'avait rien in- venté. Il s'était contenté de traduire un peu maladroi- tement les propos que lui avait tenus le patron du Narcotic Bureau, la brigade des stups américaine. John Cusak avait évoqué les « Big Hats ». Des gros chapeaux aux gros bonnets... Ciomei disait que cela sonnait mieux... Son style était très personnel. Sa ma- nière de faire aussi. Les flics lui en ont longtemps voulu d'avoir un jour fouillé dans les poubelles de l'Evêché à la recherche de procès-verbaux ; il n'avait même pas hésité en les mettant bout à bout à créer une affaire de toutes pièces avec les bribes de plusieurs autres... Mais l'homme force la sympathie. Ses amis lui ont toujours pardonné ses excès. Et Allessandra ne compte pas parmi ses ennemis. Alors que des dizaines de policiers ratissent la cité à la recherche du moindre indice, Allessandra ne dis- simule pas son pessimisme. Pour lui, cette affaire ne sent pas très bon. Le lendemain, les journaux marseillais - ils n'avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent après ce jour férié - font leurs gros titres sur la dis- parition de la fillette. La photo de Marie-Dolorès et son sourire d'enfant si sage est publiée par les trois quotidiens de la ville. Elle a également été diffusée dans tous les commissariats de police de la ville que le patron de la Sûreté, le commissaire Cubaynes, a chargés de fouiller méticuleusement tout Marseille. Les gendarmeries du département sont elles aussi aler- tées. Tous les véhicules ressemblant de près ou de loin à une Simca grise, telle que l'a décrite le petit Jean, sont contrôlés. Et les enquêteurs font, bien sûr, des rapprochements entre la disparition de Marie-Dolorès et les agissements de maniaques ou d'exhibitionnistes signalés récemment dans le quartier. Deux hommes sont arrêtés, puis relâchés. Enfin, pour essayer de met- tre toutes les chances de leur côté, les enquêteurs lan- cent un appel à témoin par le biais des journaux et de la radio. Un travail de routine qui va payer.

Dans l'après-midi, la gendarmerie de Roquevaire reçoit l'appel téléphonique d'un automobiliste toulon- nais du nom d'Alain Aubert. Il dit avoir eu connais- sance du rapt par les journaux et se demande si un accident de la route dont il a été témoin la veille, et même plus que simple témoin, ne serait pas lié à cet enlèvement. - Hier, il était environ midi et demi, j'ai poursuivi l'auteur en fuite d'un accident de la circulation. L'homme, qui circulait à bord d'une Peugeot gris mé- tallisé, a abandonné son véhicule puis il a pris la fuite dans les bois en transportant un paquet assez volumi- neux, déclare Aubert qui précise encore le numéro de la plaque d'immatriculation : 1369 SG 06. Les gendarmes de Roquevaire en prennent bonne note. Mais ils n'exploitent pas eux-mêmes ce rensei- gnement qu'ils communiquent à la gendarmerie de Gréasque qui est compétente pour cette portion de la nationale 8. Le gendarme qui reçoit le message fait immédiatement le rapprochement. Car cet accident qu'évoque l'automobiliste toulonnais fait déjà l'objet d'une mention sur la main courante. Hier, en milieu de journée - il était même 13 h 15 -, un automobiliste s'est présenté à la gendarmerie pour dénoncer un délit de fuite. Vincent Martinez, maître d'internat âgé de vingt-six ans, venait d'être victime d'un accident de la route. Il a raconté aux gendarmes qu'il circulait sur la nationale 96 en compagnie de sa fiancée. Ils se di- rigeaient vers Toulon et venaient d'Aix-en-Provence. Ils étaient très précisément au lieu-dit La Pomme, à l'intersection avec la nationale 8, lorsqu'un automobi- liste a heurté leur R16 blanche après avoir grillé un stop. Martinez a eu beau freiner, il n'a pas réussi à éviter le choc avec cette voiture qui a pris la fuite, un coupé 304 Peugeot gris dont il n'est pas parvenu à noter le numéro. Tout est allé si vite. Par chance, Mar- tinez, dont la voiture est immobilisée - l'aile gauche enfoncée bloque la roue -, fait signe à un automobiliste qui conduit une R15 bleue. Ce dernier accepte de par- tir à la poursuite du coupé Peugeot. Il revient quelques minutes plus. tard. « La voiture, dit-il, a été abandon- née sur le bas-côté, environ un kilomètre plus loin. » L'automobiliste plutôt coopératif a relevé le numéro : 1369 SG 06. Au cas où Martinez en aurait besoin, il lui laisse son nom. Il s'appelle Alain Aubert. C'est lui qui appellera le lendemain la gendarmerie de Roque- vaire. Son épouse, qui était avec lui dans la voiture, a elle aussi fait le rapprochement avec l'enlèvement de la petite Rambla dont ne cesse de parler la radio. Henri Guazonne lui non plus ne croit pas aux coïn- cidences. Non, il n'a pas été témoin de l'accident, mais lorsqu'il écoute les informations de Radio Monte- Carlo, le mardi à l'heure du déjeuner, il pense immé- diatement à ce curieux jeune homme dont la voiture était hier mystérieusement tombée en panne au fond d'une des galeries de la champignonnière. Guazonne, la cinquantaine alerte, est depuis des années le con- tremaître de cette coopérative de champignons de Pa- ris. Il connaît comme le fond de sa poche le moindre de ses recoins. Ce n'est pas la première fois qu'il tombe sur des individus qui prétendent s'être égarés par là. Guazonne n'est pas dupe. Les abords de la champignonnière et les bois qui l'entourent servent fréquemment de lieu de rendez-vous à des couples clandestins. Là, ce n'était à l'évidence pas le cas. Au premier coup d'œil, l'inconnu lui avait semblé bizarre. Tout autant d'ailleurs que les explications que ce der- nier lui a données pour justifier sa présence dans un endroit aussi inhospitalier. Au point que, par acquit de conscience, en prétextant l'une de ces visites de politesse qu'il leur rend régulièrement, Guazonne va s'en ouvrir aux gendarmes le lendemain matin. - Je me promenais comme je le fais souvent aux abords de la champignonnière, lorsque j'ai remarqué que la barrière, vous savez celle qu'on a mise sur le sentier, non loin de la nationale, justement pour dis- suader les « touristes », que cette barrière était levée. En m'engageant sur le chemin, j'ai reconnu la sil- houette de Rahou, le gardien de la champignonnière. Il n'était pas seul. A côté de lui, un jeune homme bien mis, de bonne taille. Il portait un pantalon gris an- thracite. Lorsque je lui ai demandé ce qu'il faisait là, il m'a répondu qu'il était venu pique-niquer à l'entrée de la galerie, mais que sa voiture avait glissé en mar- che arrière jusqu'au fond. Guazonne marque un temps d'arrêt pour voir la réaction des gendarmes. Comme lui, ils savent très bien que l'endroit n'est pas particulièrement bucoli- que, car l'entrée des galeries est entourée d'immenses réserves de tourbe et de fumier. Difficile aussi de croire l'histoire de la voiture car la galerie est si- nueuse. - Quand bien même sa voiture aurait glissé, elle se serait rapidement heurtée à une paroi. Elle serait pas allée si loin, sa Peugeot. Guazonne flaire un coup foireux. Il menace même l'homme de le dénoncer aux gendarmes. L'individu ne se départ pas de son calme : « Faites-le si vous voulez. C'est vrai que je suis dans une propriété privée, mais je n'ai rien fait de mal. » La voix est précise. Le ton ne trahit pas la moindre agressivité. Guazonne va quand même jeter un coup d'œil au fond de la galerie. Le coupé Peugeot est immobilisé trente mètres plus loin. A côté, par terre, se trouve une nourrice en plastique remplie d'un liquide inco- lore. L'inconnu explique qu'il l'a sortie de sa voiture pour l'alléger. Malgré les branchages disposés sous les roues, il paraît impossible de dégager le véhicule sans l'aide du tracteur. Guazonne part le chercher. Quelques minutes plus tard, tout le monde se re- trouve à la lumière du jour. - C'est seulement à ce moment-là que j'ai vu que la voiture était accidentée. Sur la gauche, depuis la por- tière et jusqu'à l'aile arrière, la carrosserie en avait pris un sacré coup. Et Guazonne poursuit : - Le type m'a expliqué qu'il avait eu une collision. Il m'a même dit qu'il ferait payer celui qui lui avait causé de tels dégâts. « Je lui ferai payer ça et le reste. » Ce furent ses dernières paroles avant de démarrer. Je crois qu'avant de partir il est allé prendre un thé chez les Rahou. Ils m'ont dit qu'il avait été très poli. Les gendarmes écoutent, perplexes. - Allez, va ! Je retourne travailler, lâche Guazonne qui devine que son récit ne les intéresse guère. Mais maintenant, avec ce qu'il vient d'entendre à la radio, la disparition de cette gamine, le signalement qui est donné du ravisseur, cette histoire le travaille encore plus. Un brave type, ce Guazonne, précis, effi- cace. Un homme qui aime le travail bien fait. En un mot, consciencieux. Alors, au risque de les déranger cats, qui sont presque devenus des amis, et sur les membres du comité pour la révision du procès. En fait, elle ne fait désormais plus confiance à personne d'autre. Depuis quinze ans, sa vie et ses pensées ne sont consacrées qu'à ça. Même ses chats - elle en a six - sont entrés dans son histoire. Durant ces années d'attente, elle a écrit un livre qui n'a pas d'éditeur mais déjà un titre : Christian Ranucci innocent et même une couverture, une photo de son fils debout, la main posée sur deux chats noirs accrou- pis sur une table. Elle a beaucoup prié aussi. Pour son fils et pour la fillette assassinée. Tout cela l'aide à survivre et à croire encore que des magistrats accepteront la révision du procès. Il y a presque un an, elle était revenue de Paris presque guillerette, en tout cas enthousiaste. Elle avait longuement été reçue par l'un des membres de la com- mission de révision - une femme - qui l'avait fait ve- nir pour l'écouter. Elle lui avait demandé, poliment : « Je voudrais, madame, que vous me disiez avec pré- cision ce qui vous a déplu, peiné ou indigné dans l'af- faire de votre fils. Dites-moi si quelque chose vous a révoltée et si oui, pourquoi. » C'était la première fois qu'un haut magistrat s'inté- ressait à ce qu'elle avait à dire. Alors elle a tout ra- conté. En vrac, toutes les incohérences du dossier, tou- tes les invraisemblances et les zones d'ombre qui sont restées sans réponse. Elle a parlé de l'homme au pull- over rouge mais, surtout, elle a dit que son petit n'avait pas pu faire une chose pareille. Elle lui a parlé de son enfance, mais aussi des lettres qu'il lui avait envoyées pendant sa détention. « Vous comprenez, à moi, il n'avait aucune raison de me mentir », a dit Mme Ma- thon, puis elle a déplié la dernière lettre écrite par son fils. Il ignorait qu'il allait être guillotiné quelques heu- res plus tard. « Maman, je jure sur Dieu, sur les hom- mes, sur ma propre vie et sur la tienne que je suis innocent. » Mme Mathon se souvient d'avoir échangé un der- nier regard avec cette femme magistrat, puis elle est rentrée à persuadée que, cette fois, le procès -serait révisé. Elle a pourtant renoncé à assister à l'au- dience de la commission de révision. Son docteur lui a déconseillé ce voyage à Paris où l'hiver est tellement plus rude qu'à Avignon mais il redoute surtout une nouvelle attaque si les débats ne prenaient pas la tour- nure que souhaite si ardemment la vieille dame. Pierre Rambla, lui, a fait le déplacement à Paris. Pour dire sa colère de voir une nouvelle fois mise en cause la culpabilité de Ranucci. Sa lassitude aussi d'être mis à l'épreuve ainsi que les siens. Son fils Jean l'accompagne. Il est aujourd'hui âgé de vingt-quatre ans. Bien sûr, il n'a rien oublié de ce lundi 3 juin 1974 et de la disparition de sa grande sœur. Le petit Jean a grandi mais sa douleur et sa solitude sont intactes. Il en parle rarement, mais l'homme qui l'a privé de sa compagne de jeu, qui serait sans doute aujourd'hui sa plus affectueuse confidente, hante souvent ses nuits. Pierre et Jean Rambla sont assistés de M Gilbert Collard. L'avocat ne cache pas son indignation devant cette nouvelle requête en révision : « Il ne faut pas confondre erreurs d'écriture et faits nouveaux. On n'a pas le droit de jouer avec le doute comme on joue avec des billes. » Pierre Rambla est venu à l'audience, mais il a renoncé à y assister. Le père de la fillette a fait demi-tour. « Les avocats qui sont là ne sont pas ceux de Ranucci. Bredin et Soulez-Larivière sont les avo- cats de Gilles Perrault. On n'a pas le droit de détruire une famille comme ça. S'il y avait eu quelque chose, aurait provoqué la révision lorsqu'il était ministre. S'il ne l'a pas fait, c'est bien que Ra- nucci est coupable. » Dix-sept ans après l'assassinat de sa fille, Pierre Rambla ne tolérerait pas que la commission de révi- sion autorise que l'affaire soit rejugée. Cet homme, qui est à bout de forces, ne supporterait pas que l'enlève-