Un inédit de Simon Lane

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 2 décembre 2006. Nouvelle série n° 32.

Collage inédit de René Burri.

Gabriele D’Annunzio Avec des textes inédits de D’Annunzio et de Marinetti. SOMMAIRE ÉDITORIAL Jean Ristat : Un air de l’au-delà. Page II Gérard-Georges Lemaire : « Fiume ou la mort ». Page III Filippo Tommaso Marinetti : À Fiume ! Page III Un air de l’au-delà Gabriele D’Annunzio : Mèlitta. Page IV par Jean Ristat Franck Delorieux : Du camp chez Gabriel D’Annunzio. Page IV n se souvient peut-être qu’en l’an 2000 nous avons sont ainsi visées et des commissions rogatoires internatio- Constance Thompson Pasquali : D’Annunzio tous pris un sacré coup de vieux, enfin nous autres nales ont été lancées afin de les rassembler. et son Livre secret. Page V Oqui sommes nés le siècle précédent, je veux dire Et j’ai entendu l’avocat Emmanuel Piera raconter qu’on Gianni Burattoni : Splendeur et misère d’une calvitie. dans les années 1900. Cela vous donne un air préhistorique, recherche aux États-Unis le grand artiste Robert Mapple- Page V voire même, aurait dit Aragon, un air de l’au-delà. Surtout thorpe. On a découvert quelques homonymes mais pas en- Arianna Quarantotto : Le « parlodrome » de l’auteur. si l’on songe que passer d’un siècle à l’autre n’est rien, une core l’artiste, évidemment, puisqu’il est mort en 1989. Page VI affaire de petit saute-ruisseau en somme, tandis que chan- Notre ministre de la Culture est « surpris » : « Je note José Moure : Gabriele D’Annunzio et Cabiria. Page VI ger de millénaire en même temps vous a une autre allure, et que des mesures avaient été prises pour restreindre l’accès Claude Schopp : Un livre que l’on dévore. Page VII ne se voit pas tous les jours. Quel bond, admirez s’il vous à certaines parties de l’exposition. » François Eychart : Recyclage. Page VII plaît la performance ! Je disais à quelqu’un qui m’interro- Voilà des gens qui sont d’un autre siècle, me direz-vous. Jean Ristat : Antonin Artaud, 1925, geait, il y a peu, que je me souvenais très bien d’avoir ren- Ils se sont trompés d’époque. Hélas, non ! L’ordre moral fin de l’ère chrétienne. Page VIII contré Ezra Pound. C’était dans le millénaire précédent, est de toutes les époques. C’est pourquoi il est important Olivier Sécardin : Le paradis en Provence. Page VIII mon cher, et nous avons même contemplé, lui et moi (et de réagir avec fermeté contre de telles pratiques. En 2005, Patrizia Runfola : Hofmannsthal ou la poésie quelques autres il est vrai), depuis le dernier étage de la cour d’appel de Riom (Puy-de-Dôme) a condamné à du moi divisé. Page IX la tour Eiffel. Et qu’a-t-il dit, le poète à la grande crinière 5 000 euros d’amende et huit mois de prison avec sursis Marie-Thérèse Siméon : Emmanuel Bove « grand metteur en scène du malheur ». Page IX blanche ? Rien, vraiment, il ne parlait plus depuis long- Kiki Lamers, peintre néerlandaise, pour corruption de mi- Françoise Hàn : Dire l’absence. Page X temps… Au début cela surprend, mais d’enjamber ainsi les neur : elle avait photographié ses enfants nus et projetait, Gérard-Georges Lemaire : Sindbad est-il l’héritier siècles entretient la forme, vous garde une certaine souplesse à partir de ces documents, de faire des tableaux. spirituel d’Ulysse ? Page X dans la démarche, intellectuelle j’entends ; une largeur de Il m’est revenu à la mémoire que ma mère, ou ma grand- Marianne Lioust : Fallait-il republier Michel Déon ? vue exceptionnelle qui permet d’apprécier les situations his- mère, m’avait, il y a très longtemps, c’était dans un autre Page X toriques avec le recul nécessaire à toute bonne analyse. Le siècle, photographié nu, dans une lessiveuse entrain de me Baptiste Eychart : Deux lectures d’Ibn Khaldun. danger existe cependant, il ne faut pas le taire, à force de re- laver. Que dois-je faire ? Porter plainte ? Et contre qui ? Page XI garder tout à la fois à droite et à gauche, de loucher et de ne Ma famille ?… J’ai imaginé, quelques minutes, la possibi- Michel Onfray : Du droit à disposer d’une âme. pas voir, avec la netteté requise, le temps dans lequel on vit. lité de publier cette photographie à la suite de mon édito- Page XI Il paraît que quelques hommes politiques ne sont pas rial. Mais quelles foudres n’aurais-je pas attirées sur notre Pierre Franklin Tavares : À propos de Hegel et Haïti exempts de ce défaut… journal ? Et comment aurais-je pu prouver qu’il s’agissait Lettre à Jean Ristat. Page XI Soit dit en passant, je n’ai rien contre les gens affectés de Jean Ristat, à l’âge de sept ou huit ans ? Ne devrais-je Aurélie Serfaty-Bercoff : Les secrets de Milshtein. de divers strabismes et je n’oublie pas que notre Descartes pas alors porter plainte contre moi-même ? Et qui sait si Page XII national avait même une faiblesse toute sensuelle pour les un homonyme ne se cache pas quelque part, en ou Juliette Karolis : Pagès ou le cirque de l’imaginaire. dames affectées de ce travers de l’œil. dans le monde, que j’aurais ainsi corrompu, agressé en ren- Page XII Revenons à l’année 2000, je parierais volontiers une bou- dant publique sa tenue d’Adam ? Nous serions alors face Jean-Luc Chalumeau : Yves Klein, un farceur teille d’eau minérale (non gazeuse, parce que plus saine, di- à un crime sans victime comme dans l’affaire de Bordeaux, de la grande espèce. Page XIII sent les spécialistes de la santé publique, mais cela se discute) ainsi que l’explique le philosophe Ruwen Ogien. Georges Férou : Hogarth ou la peinture au vitriol. que vous aviez oublié l’exposition « Présumés innocents – « Ces associations du genre La Mouette, dites de “pro- Page XIII l’art contemporain et l’enfance », organisée au musée d’Art tection de l’enfance”, veulent imposer, (…) un nouveau Georges Férou : Maurice Denis, le nabis céleste. contemporain de notre bonne ville de Bordeaux, dont Alain crime sans victime : l’atteinte à l’image de l’enfance inno- Page XIII Juppé était déjà le maire. Il avait refusé d’assister au vernis- cente », faute, ajoute-t-il, de pouvoir faire condamner Claude Schopp : Journal d’un cinémateur. Page XIV sage et interdit à l’adjointe à la culture de s’y montrer. Pour- « l’obscène », « le scandaleux », « le sacrilège ». Qu’est-ce Gaël Pasquier : Les forces instinctives et naturelles de la vie. Page XIV quoi ? Je ne sais. Mais quelques semaines après la fermeture que c’est, l’enfance innocente ? Une enfance sans sexua- Jean-Pierre Han : Un grand spectacle populaire. de l’exposition, une association de protection de l’enfance, lité, sans doute. On voit que le travail de Freud sur la sexua- Page XV La Mouette, porta plainte sous le prétexte de présentation lité infantile reste encore insupportable pour beaucoup. Claude Glayman : Dusapin / Faust, Rihm / Lenz, au public « d’images très violentes, à caractères pornogra- Ces ligues de vertu n’ont pas attendu pour attaquer le Paris / Bordeaux. Page XV phiques ». Christian Boltanski montrait des photographies peintre Balthus ? Pourquoi ne demandent-elles pas la des- Simon Lane : Cricket. Page XVI d’enfants prises à Berlin dans une cour de récréation. « Ce truction de la toile de Picasso « scène érotique »(1903), et qui avait attiré les foudres de l’association, c’est une phrase pour faire bonne mesure l’œuvre photographique de Le- Retrouvez les Lettres françaises du catalogue où je disais qu’en les photographiant j’avais wis Caroll ? Il faudrait s’interroger aussi sur les campagnes le premier samedi de chaque mois. l’impression de “les mitrailler”. Ça paraissait si ridicule de publicité dans lesquelles on met en scène nos chers bam- Prochain numéro : le 7 janvier 2007. que l’histoire semblait vouée à mourir d’elle-même. » On bins, pour vendre du papier toilette, des confiseries ou de reprochait à une autre artiste, Annette Messager, d’avoir l’eau minérale. En 1997, la compagnie Évian s’est auto- exposé deux œuvres, « l’une, dit-elle, sur les violences faites censurée par peur du scandale : son film publicitaire mon- aux animaux, avec un animal empaillé. L’autre, intitulée trait des petits enfants nus… les Enfant aux yeux rayés, consistait en des photos d’en- Toutes ces affaires relèvent d’une obsession concernant fants prises dans les journaux, et dont les regards étaient les enfants et la sexualité qui va en s’aggravant dans notre rayés au stylo à bille »… monde contemporain. Il est à souhaiter que la justice fasse Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 2 décembre 2006. Six ans plus tard, le parquet de Bordeaux met en examen la part entre ce qui relève du crime (de la pédophilie) et ce Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Henry-Claude Cousseau, à l’époque directeur du musée, qui n’en est pas, ici en l’occurrence des œuvres d’art. An- Directeurs : Aragon puis Jean Ristat. pour « diffusion d’images à caractère pédopornographique nette Messager a raison, certes, de dire que l’art doit ques- Directeur : Jean Ristat. et de corruption de mineurs par exposition de documents tionner et déranger. Je crois qu’il faut d’abord affirmer et Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. portant atteinte à la dignité des enfants ». Vingt-cinq œuvres défendre sans relâche la liberté de création. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. Hommage à la poésie de Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Mahmoud Darwich à l’UNESCO Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), Marc Sagaert (Mexique) Un hommage à la poésie de Mahmoud Darwich a été orga- l’actualité au Proche-Orient. Chaque mot, chaque prose lu de Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie). nisé dans l'enceinte de l’UNESCO à Paris, jeudi 30 novembre vive voix par le poète palestinien a fait vibrer la salle dans une 32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX. dans le cadre de la Journée internationale de solidarité avec le émotion profondément complice. Les mots de Mahmoud Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. peuple palestinien. Le chanteur libanais Marcel Khalifé ac- Darwich sont remplis d’espoir : « Nous aussi, nous aimons la E-mail : [email protected]. compagnait la poésie de Darwich. Élias Sambar au nom de la vie quand nous en avons les moyens...» Une autre soirée est Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés. mission permanente d’observation de la Palestine auprès de programmée le mardi 12 décembre, à 20 heures, à la Maison La rédaction décline toute responsabilité l’UNESCO a donné le ton dès l'ouverture de la soirée avec de l’UNESCO, avec le soutien du corps diplomatique arabe. quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . II GABRIELE D’ANNUNZIO « Fiume ou la mort » Après la guerre, on n'a pas cessé de dénigrer Gabriele D'Annunzio. On l'a qualifié d'écrivain passéiste, de poète pompier, de réactionnaire et, pire, de fasciste. Si l'homme a été pétri de contradictions, il a été l'un des plus grands stylistes de la littérature italienne et aussi un étrange utopiste. La récente publication de l'essai de Claudia Salaris sur la folle entreprise de Fiume en est la démonstration flagrante.

À la fête de la révolution, artistes et libertaires avec un ancien collaborateur de Gordon Graig ; Ludovico Torplitz, « Je suis à Fiume après une marche fantastique. En plein fu- D’Annunzio à Fiume, qui arrive avec un demi-million de lires envoyé par la com- turisme ! Tout, tout pour la nouvelle Italie ! Fiume est divine ! de Claudia Salartis, traduit de l’italien par Philippe Baillet, munauté italienne installée au Brésil ; Alceste De Ambris, syn- Elle mérite tout ! », déclare-t-il à son arrivée. Il prononce plu- préface de Michel Ostenc. Éditions du Rocher, 384 pages, dicaliste anarchiste, nommé chef de cabinet... sieurs discours au théâtre Fenice, se prodigue de toutes parts 21,90 euros. Au milieu de cette armée hétéroclite, où des bataillons ré- avec les légionnaires futuristes, rencontre D’Annunzio, tire guliers de bersaglieri et de carabiniers se mêlent à des légion- des plans sur la comète. Il a en tête d’organiser une marche sur e l’entreprise de Fiume, les historiens nous ont transmis naires de toutes origines, personne ne sera surpris, que s’en Fiume et décide donc de rentrer en Italie. Lors du premier la trame d’un épisode héroïque et malheureux des distinguent des hommes de lettres. Ceux-ci déploient une ac- congrès fasciste au théâtre Olimpia de Florence, il fait l’éloge Dconflits qui ont suivi la Grande Guerre : le 12 septembre tivité frénétique. Plusieurs groupes et revues naissent au sein des artistes au pouvoir à Fiume : « Les artistes font enfin du 1919, Gabriele D’Annunzio, avec une colonne de soldats muti- de l’éphémère État dalmate. Giovanni Comisso intègre le bu- gouvernement un art désintéressé, à la place de celui qui existe, nés, part de Ronchi et s’empare de Fiume pour que cette ville reau des relations extérieures et, avec Guido Keller, pilote de à savoir une pédante science du vol et de la lâcheté. (…) Je et sa région, attribuées à la Yougoslavie, puissent être rattachées chasse pendant la guerre, créent la société Yoga qui combat crois que les institutions parlementaires sont fatalement des- à l’Italie. Cette minuscule armée part au cri de : « Notre vic- les forces de droite aux seins des légionnaires de Fiume. Et elle tinées à périr. Je crois que la politique italienne est destinée à toire ne sera pas mutilée ! » Cette aventure militaire va durer le fait par l’humour délirant et une ironie grinçante. Les deux un échec inévitable, si elle ne se nourrit pas de cette force vive, jusqu’à Noël 1920 (le « Noël de sang »), quand la marine ita- amis fondent la revue Yoga, où il est surtout question de phi- les génies créateurs d’Italie, en se débarrassant de ces deux ma- lienne déloge les insurgés. Ces historiens n’ont fait en fin de losophie et d’art (on y discute par exemple de l’esprit de la ladies italiennes : l’avocat et le professeur. » En 1920, Musso- compte que nous relater la succession des événements, leur peinture métaphysique inventée par Giorgio de Chirico). Les lini et Marinetti, avec son drapeau tricolore où le rouge enva- implication sur la politique intérieure italienne et sur la si- collaborateurs de la revue ont eu l’idée du « château d’amour hit presque tout l’espace, font campagne commune pour les tuation de l’Italie par rapport au monde nouveau issu du », c’est-à-dire d’un coup d’État au sein de Fiume pour s’em- élections et soutiennent avec force la résistance du « Vate » et conflit mondial. Dans un livre foisonnant et d’une impres- parer du commandement et en chasser les représentants les de ses compagnons à Fiume. C’est un échec. Mussolini décide sionnante précision historique, Claudia Salaris restitue la réa- plus réactionnaires. Sandro Pozzi voit l’expérience de Fiume de lâcher Fiume. Marinetti rompt avec lui et écrit Au-delà du lité de cette expédition, son caractère utopique et ce qu’elle a à travers cette publication comme une sorte de laboratoire de communisme. D’Annunzio rompt à son tour avec le fascisme. pu engendrer dans la sphère artistique et littéraire. la révolution : « Cette réunion d’esprits libres était le palla- Fiume vit ces mois d’exaltation dans un esprit de fête per- dium de la résistance fiumaine, la tribune de toutes les affir- manente. Toscanini vient y donner un concert, il y a des bals Quand les arditi (c’est ainsi qu’on a surnommé les hommes mations de la pensée légionnaire. » Ils organisent aussi un cer- populaires et les initiatives les plus échevelées y ont cours. qui ont suivi le poète dans cet extravagant coup de force – le tain nombre d’événements festifs, comme l’enterrement du Quand Keller apprend la teneur des accords de Rappalo de- plus souvent des anciens combattants) s’emparent de Fiume premier ministre Nitti le 12 mai 1920. mandant l’abandon de Fiume, il décide de survoler Rome et que D’Annunzio surnomme aussitôt « la cité de l’holocauste », Le futuriste Mario Carli crée de son côté le journal Testa Di de lancer un pot de chambre sur le Parlement. Mais cette le groupe Dada de Berlin envoie au Corriere de la Sera un mes- Fero. Ancien animateur de la revue L’Italia Futurista, respon- grande fête délirante qu’organisent les insurgés en Dalmatie sage ainsi libellé : « Au très illustre Gabriele D’Annunzio. (…) sable de la revue Roma Futurista à l’époque, il se sert de cette ne doit pas faire oublier que Fiume a été un grand et singulier Si les alliés protestent, nous vous prions téléphoner Club Dada nouvelle publication pour faire l’éloge de l’ardito comme « fu- projet politique. Gabriele D’annunzio a lu le 12 août 1920 la Berlin. Conquête grandiose entreprise dadaïste pour la re- turiste de guerre, l’avant-garde ébouriffée et prête à tout, la force constitution de l’État libre de Carnaro, qui se révèle un texte connaissance de laquelle nous interviendrons par tous les agile et gaie des vingt ans, la jeunesse qui lance des grenades en d’un étonnant modernisme dans le sens de la démocratie. Et moyens. L’atlas mondial dadaïste Dadako (éditeur Kurt sifflotant des airs de music-hall ». Testa Di Fero publie, cela va il offre aux arts, et surtout à la musique une place essentielle : Wolff, Lepzig) reconnaît déjà Fiume comme ville italienne. sans dire, un grand nombre de manifestes, des textes de Mari- « Dans la régence italienne du Carnaro, la musique est une ins- Club Dada, Huelsenbeck, Baader, Grosz. » netti, des écrits de Comisso, de Keller, de Piero Belli, de Volt, de titution religieuse et sociale. (…) Dans toutes les communes À Fiume se trouvent des représentants de l’anarcho-syn- Settimelli, du peintre Primo Conti. L’humour est omniprésent, de la régence sont institués des chœurs et des orchestres ins- dicalisme et du fascisme, de la gauche radicale qui va fonder au moins autant que la volonté belliqueuse des conquérants de trumentaux subventionnés par l’État. » Et le poète prévoit la le Parti communiste italien (Antonio Gramsci soutient D’An- Fiume. Puis il lance une nouvelle publication avec Ferrucio Vec- construction d’une rotonde de dix mille places pour ces nunzio sans faillir), des futuristes, des militaires de carrière et chi, L’Ardito, où il publie le Manifeste de l’ardito futuriste. concerts. La révolution « dannunzienne » est avant tout anti- des nationalistes. Le Vate constitue un gouvernement com- Marinetti, le chef de file du mouvement futuriste, n’a évi- platonicienne puisqu’elle rétablit les arts dans la Cité. Et Ma- posé de figures les plus singulières de l’époque : Léon Koch- demment pas pu renoncer à l’idée de participer à ces agapes rinetti lui emboîte le pas en voulant instituer « un art de la nitzsky, qui fait office de ministre des Affaires étrangères et militaires, patriotiques et esthétiques. Il a soutenu D’Annun- nuit »… Vous avez bien compris : ils voulaient une dictature dont l’un des premiers actes officiels a été de demander la re- zio depuis le début. Quand il apprend la prise de la ville, Ma- des muses – ni plus ni moins. connaissance du Carnaro par l’Union soviétique Henry Furst, rinetti s’y précipite et s’installe à l’hôtel Lloyd le 13 septembre. Gérard-Georges Lemaire À Fiume ! Texte inédit de Filippo Tommaso Marinetti 16 septembre (1919) l’épaule. Barbesti s’approche de l’un d’eux et Pendant ce temps, Barbesti baisait une barque. Étrange sensation de tristesse que donne À Fiume. Gabriele (D’Annunzio) m’em- à voix basse lui dit : « Donne-moi une Théve- autre putain contre une cariole, puis l’em- le cuirassier Dante, sans amiral, qui se trouve à brasse. not, toutes celles que tu as. » mena au commissariat. Deux Croates blessés terre capturé. Invité à manger par les grenadiers, Toutes les rues présentent de grandes af- Les arditi tirent de leur vareuse gonflée la un ardito mort. salon avec théâtre au fond. Cantine affolée. Je fiches « O Italia, o morte ». Joie de lire sur les Thévenot et la donne à Barbesti qui se remplit parle avec force éloquence sur trois genres de dis- murs cet amour frénétique pour l’Italie. la veste. 17 septembre ciplines à la guerre. Celle de l’intérieur, celle des Étrange fraternité des rondes composées On sort ensuite, beaucoup font la fête, de- Invité à déjeuner au commandement d’ar- commandements à l’arrière, celle de la première de deux « arditi » et d’un carabinier. La nuit, hors les arditi chantent : tillerie. ligne et celle de la patrouille avancée. Je déclare ronde solennelle d’une cinquantaine d’arditi Nous avons peu de pièces. Je fais un dis- que cette dernière est la discipline au mot « Ita- qui marchent gravement par quatre en chan- « Les bombes dorment le jour cours très éloquent sur l’artillerie italienne. lie », la plus solide, celle de Fiume italienne. tant d’une voix menaçante et grave sur un pas elles se réveillent la nuit. Enthousiasme. Je parle des grenadiers de Selo, qui ont cadencé : Le poignard travaille le jour Je parle avec D’Annunzio. Il a toujours la surpris les Autrichiens terrorisés et je définis La nuit il marche. » fièvre. Il me dit : « Mon plus grand sacrifice le corps des grenadiers « une usine automati- « Si vous ne me connaissez pas héroïque est celui de lutter chaque jour contre sée de héros ». regardez-moi en face Dehors, à la porte d’un bordel dans la le lieu commun. » à Sussak c’est l’enfer ruelle Polveriera, un ardito est appuyé contre Je lui donnai le conseil d’écrire des mes- Les officiers chantent autour du piano : mais Fiume est un paradis. » le mur avec deux fusils. À l’intérieur du bor- sages et des discours plus brefs, pour éviter la del, le camarade baise. fatigue. Parce qu’il n’improvisait jamais et ap- « Le 25 août Le port : enchevêtrement de lumières élec- Sur la place, portrait lumineux de D’An- prenait ses discours par cœur. ils ont fait la saloperie, triques prises dans le filet des cordages noirs nunzio au deuxième étage. Au-dessous, les D’Annunzio ne voit pas la grandeur révo- et tous les grenadiers ruisselants de lumière blanche. portraits du roi et de la reine. lutionnaire et décisive de son entreprise. les ont expédiés au diable. » Nous allons au Café Redenzione avec le fu- Barbesti nous conduit dans une ruelle et Il se divertit à me raconter la capture des turiste Barbesti, exalté sympathique sans nous montre le bordel slavo-croate contre le- trains de vivres, grâce à des cheminots amis. « Cette nuit à minuit frein, il offre d’innombrables bouteilles de quel il a commandé un assaut d’arditi deux Un train destiné à Vienne a été détourné les cloches sonnent, champagne et les ouvre en visant avec des jours auparavant. vers Fiume. les grenadiers partirent, bouchons explosifs le cul d’une chanteuse qui Un Croate avait lancé une grenade depuis Rencontre Vecchi et Mazzuccato, à peine ar- en pleurant les femmes de Fiume. » soulève joyeusement le jupon pour recevoir le une fenêtre. Un ardito s’était élancé dans les rivés. Avec eux, je prends un bain délicieux dans bouchon dans les fesses. escaliers et trancha la mamelle d’une putain la Quanaro très froid et lumineux. Soleil brûlant. Traduit de l’italien par Quatre arditi entrent avec le fusil à d’un coup de poignard. Eau d’acier, au-delà du récif. Revenons en Gérard-Georges Lemaire

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . III GABRIELE D’ANNUNZIO Mèlitta Le Livre secret de D’Annunzio paraît en 1935. L’écrivain prépare une suite à cette œuvre baptisée Altre quattrocento pagine del Libro segreto. Son éditeur, Mondadori, prépare déjà une couverture. Mais l’ouvrage ne sera jamais achevé. En revanche, l’auteur a laissé de nombreuses notes dans ses carnets. Voici un extrait d’un brouillon de récit écrit en vue de ces Quatre cents pages demeurées lettre morte. Mèlitta, mardi, 4 janvier 1916

alaise. Journée de brume. J’attends Mèlitta en gon- rure, elle est nue du genou jusqu’en haut. Tandis que la gon- à distance. Je ne me donne pas. Je la leurre. La gondole frappe dole. Je descends de la gondole à 5 heures, peu après dole avance et danse, elle s’extrait d’un maillot de laine – un le quai. Bortolo bougonne que nous sommes sur le quai du M le black-out du soir. En sortant, je suis surpris de maillot de garçon –, elle s’en extrait le torse nu, tandis que ses théâtre. Nous nous séparons. Dans l’obscurité, j’entends Mè- voir que le jour est encore clair. Les journées ont grandi ! La cheveux se défont sur la nuque. Elle force ainsi ma passion ab- litta qui se recompose ; se reboutonne, resserre ses lacets, ré- calle de Tagliapietra est déserte. Il fait froid. Un chat noir fuit sente. Je la couvre de toutes parts de baisers, je la mords par- ordonne sa chevelure, remet son chapeau. Elle allume une pe- le long du mur corrodé. Les eaux sont si basses que je dois sau- tout. Elle dit : « Fais-moi mal, fais-moi mal ! » Elle est main- tite lampe bleue, se poudre le visage, se teint les lèvres, se plaint ter de la gondole. Le gondolier m’explique qu’à cette époque tenant presque entièrement nue contre moi, qui n’ai de dénudé d’avoir une douleur à la nuque à cause de mes morsures, re- et jusqu’en février viennent les marées les plus basses ; puis il que le centre du corps. Folie de quelques minutes, affres, tris- doute la colère de son mari. me parle de sa misère. J’attends Mèlitta. Le crépuscule se pro- tesse, dans la gondole qui danse, dans l’obscurité de la cabine Il faut descendre. Le quai est très haut. Les eaux sont en- longe. Tout le quai en pierre est découvert, verdâtre, répu- inconfortable où les genoux me font mal. core basses. Les pierres sentent mauvais. On ne voit rien. Bor- gnant. Venise a une odeur de putréfaction. La casa Venier dei Puis le véritable enterrement, le transport funèbre au-des- tolo et moi hissons la femme. Puis je saute sur les marches. Je Leoni a son air de temple en ruine dans la jungle, elle me rap- sus de l’eau morte, se dirigeant vers les quais gras et fétides. m’enroule une fois de plus dans le manteau qui recouvre le pelle une vision de Rudyard Kipling ; elle me donne l’impres- Où sommes-nous ? La gondole danse sans cesse au-dessus de désordre de mes vêtements. Je suis amer, triste, irascible. Il fait sion d’être isolée dans un rêve, avec ses fenêtres obscurcies par la vague engendrée par le passage des vaporetti et des vedettes. froid, les calli sont obscurs. On trébuche à chaque pas sur une des plantes flexibles, avec ses marches revêtues de vigne vierge, L’air de la cabine me semble irrespirable. Mèlitta, de temps à ombre qui devient solide en nous frappant. Mèlitta est avec ses cyprès qui surplombent le mur blanchâtre. De grandes autre, me serre avec une fureur convulsive, me presse la caro- anxieuse, elle court, elle court pour arriver à temps. On se perd mouettes volettent devant le palais désert, gris et nocturne. tide, me donne le vertige ; ou elle m’écrase les lèvres de ses dans un labyrinthe. Chose étrange : le désir, un désir sincère J’attends Mèlitta et la nuit. Mais l’une et l’autre sont en re- lèvres. J’ai envie de la jeter dans l’eau, tout enveloppée dans me saisit à l’improviste alors qu’elle s’en va, maintenant que tard. Les vaporetti passent et la vague fait vaciller la gondole, mon manteau gris vert. je la perds dans la nuit inconnue. Je la serre contre moi, je sens la projette contre le quai. Le gondolier saute alors vers la Où sommes-nous ? J’ai l’impression d’être contre un na- ses jambes contre les miennes. Je lui touche le genou ; j’ac- poupe, prend la rame et s’éloigne. Le bois a un roulis désa- vire de guerre, puis contre une tartane, puis contre un cloaque, compagne sa marche de ma caresse confuse. gréable dans l’ombre close de la cabine. Une nausée légère, à puis contre un pont. Voici, tout près, une petite lumière vio- Elle s’arrête, pâle, sous un fanal bleu. Je soulève le voile laquelle se mêle la puanteur de la marée basse. Je n’ai aucune lette qui éclaire l’intérieur de la cabine. Ombres de rameurs, couvrant sa bouche qui semble gonflée : « Elle me fait mal, gé- envie ni d’amour ni de plaisir ; et je regrette et je me fais des barques qui frottent contre notre bois, voix rauques, heurts mit-elle. Comme d’ailleurs l’autre bouche. » Le désir me mord. reproches d’avoir donné rendez-vous à la petite amie fréné- sourds. De temps en temps, la puanteur se fait plus sinistre. La jalousie future du mari me semble un aphrodisiaque pour tique. J’ai mal à la nuque, mal à l’âme. Le gondolier me parle « Où sommes-nous Bortolo ? » la nuit conjugale. Des ombres glissent le long du mur. Des pas encore de sa misère tout en astiquant le verre de la portière. Je ne comprends pas la réponse à travers le feutre de la ca- crissants résonnent. Des canaux fétides luisent. Des ponts se Cette cabine est lugubre. Des coussins, des tapis, des parfums bine. Quelle heure est-il ? Mèlitta doit être rentrée chez elle à profilent. Des fentes s’éclairent sur les maisons muettes. pourraient la rendre délectable ; mais pauvre comme il l’est, 6 heures et demie. On ne peut pas descendre à la Madonna del Voici le rio Terrà. Voici San Moisé. Voici le moment de elle ressemble à un cercueil de troisième classe, une bière pour Giglio ; il faut descendre au théâtre Rossini. Encombrement nous séparer. La cendre dans la bouche, la cendre dans le mendiant. de peones. Heurts sourds, voix, injures, lampes, nœuds. Odeur cœur. Un souffle tiède dans l’air, inattendu. La pierre de À l’attitude du gondolier, je comprends que l’ombre de nauséabonde. Mèlitta me prend la main et la pose sur sa nu- l’église d’une blancheur de neige. Deux « châles noirs » des- Mèlitta s’avance finalement sur la calle. J’ai un frisson en pen- dité la plus secrète en murmurant : « Fais-moi encore mal ! » cendent déjà du pont en riant. sant qu’elle vient « sans pantalons », comme elle me l’a pro- Elle se penche vers moi, me caresse. Je respire ses cheveux, sa « Adieu, adieu ! » Mots d’amour, mots de passion. Un rire mis. nuque, ses aisselles. Une nouvelle frénésie sombre. Je m’age- convulsif à travers le voile. La forme gracile de sa nudité à Difficulté à descendre. Je me lève. Je la prends dans mes nouille de nouveau tandis que la gondole tangue, tandis que travers la fourrure. L’ondoiement répété de la gondole, bras et dans mon manteau gris. Elle est légère, souple, féline. la gondole frotte une barque amarrée, tandis qu’un fantôme comme celui que mes nerfs ressentirent après le long voyage Elle a une bonne odeur d’eau apostolique. Elle se blottit contre passe avec une petite lumière qui paraît être le pouce allumé en mer. […] moi. Elle a le visage froid, la bouche froide comme un fruit d’un squelette noctambule. Elle souffre et fait grincer ses belles demeuré dans la rosée, les dents froides, la langue tiède, l’ha- dents. Mais je suis comme absent de l’acte que j’accomplis. Je Gabriele D’Annunzio leine chaude, le cœur palpitant. Elle est peu vêtue sous la four- n’ai pas de plaisir, mais de la colère. Je maintiens la violence Traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire Du camp chez Gabriele D’Annunzio ’œuvre, la vie, le comportement de son chevalier, me donna l’accolade. » Le texte homme qui se fait photographier nu sur une grecs autour de quoi s’enroulent colliers de D’Annunzio sont caractérisés par un laisse planer un doute certain, mais tout cela plage, dans une pose lascive : on pourrait dire perles, soieries... Voilà pour l’intérieur. Le jar- Lexcès permanent. Oui, tout chez D’An- n’a, au fond, que peu d’intérêt et ne regarde aujourd’hui qu’il joue les pin-up. Ces jeux din est dédié à la gloire martiale : la proue du nunzio est excessif. Ses phrases surchargées. vraiment que D’Annunzio. Il me semble plus sont d’ailleurs mis en parallèle, dans le cata- navire avec quoi il prit Fiume domine le lac de Son héroïsme guerrier. Ses passions violentes. intéressant, en revanche, de réfléchir sur logue de l’exposition qui lui était consacrée au Garde, non loin d’obus alignés comme des Son goût de la décoration intérieure. Mais l’imagerie homoérotique chez lui. Musée d’Orsay, avec les clichés de Von Gloe- menhirs. On y trouve aussi un théâtre d’après qu’en est-il du désir chez D’Annunzio et par- Le premier des Sonnets cisalpins écrits en den, le baron allemand qui parcourut l’Italie l’antique. D’Annunzio ne vit pas, il joue sa vie, ticulièrement du désir homosexuel ? On français en 1896, le Page craintif, est un hymne pour y photographier de très jeunes éphèbes il pose. trouve de nombreuses traces d’ambiguïté chez amoureux au sonnet à qui il s’adresse direc- dans des poses vaguement antiques… Cette Pourquoi ai-je parlé de camp dans le titre ? l’auteur du Martyre de saint Sébastien que tement : « Je veux que tout ton corps léger se attitude de diva, D’Annunzio la prend tout Le camp est cette attitude, essentiellement si- Debussy avait mis en musique et qui fut joué courbe et s’arque / comme une lèvre belle aux autant dans son écriture on ne peut plus fleu- non uniquement homosexuelle, qui mêle hu- par… Ida Rubinstein. Bien sûr il ne s’agit pas rires argentins. » D’Annunzio ne pouvait rie, adonisée, précieuse à l’excès. Le livre se- mour noir, autodérision, jeu avec les codes des ici de se demander s’il a effectivement ou non ignorer que « sonnet » est masculin en fran- cret, autobiographie éclatée, folle, en donne genres sexuels, travestissement et kitsch re- eu des contacts épidermiques avec des çais, et le personnalisant, le transformant en un parfait exemple. Et que nous compte-t-il ? vendiqué. Warhol maquillé et portant per- hommes. On peut lui imaginer des relations corps, il donne lui-même une imagerie à forte Au bout de quinze pages, l’enfant s’est déjà ruque en est un exemple. Le film américain amoureuses avec Robert de Montesquiou, par connotation uraniste – pour reprendre le vo- pâmé cinq ou six fois. Est-ce bien compatible Pink Narcissus un autre. Et encore Copi mon- exemple, le poète qui inspira le personnage de cabulaire de l’époque, du moins celui de Gide. avec le héros de la Première Guerre mondiale, tant sur scène pour réciter ses textes halluci- Des Esseintes à Huysmans et le baron Char- Les tercets du poème sont encore plus expli- le fondateur des Arditi ? Très certainement, nés en robe Saint Laurent. Et encore cette lus à Proust et qui écrit dans ses mémoires : cites où un vers s’achève par « (…) le jonc ou puisqu’il s’agit là d’un comportement esthé- drag-queen que j’avais vue dans une boîte de « Je goûtais l’enivrement capiteux de me le roseau / quand s’envole soudain de la tige tique. nuit tomber sur une estrade et se relever très croire tendrement aimé par un homme de gé- l’oiseau ». Inutile, je crois, d’épiloguer, mieux Sa demeure, son palais, j’allais dire son mo- droite, très digne pour lancer : « Je m’effi- nie. Je fis ce que je n’avais, je crois, jusqu’alors vaut citer l’explicite : « Je sens que tout ton nument, en est le flagrant exemple. Il n’a pas loche ! » Et encore le film de Bruce LaBruce, jamais consenti à l’égard d’aucun être hu- corps léger tréssaille et plie. » conçu le Vittoriale comme un simple lieu d’ha- The Raspberry Reich, où un groupe de gar- main, ni de l’un ni de l’autre sexe, je contrac- Mais la biographie de D’Annunzio, au- bitation mais bien comme une œuvre. Et qu’y çons commandés par une fille copient la Frac- tai, motus proprio, un engagement sentimen- delà du fait de savoir qui s’allongea entre ses découvre-t-on ? Une extraordinaire accumu- tion armée rouge pour imposer la dictature du tal et presque religieux d’une année, en l’hon- draps, nous donne une image où l’ambiguïté lation de toiles, d’objets, de tentures, de tapis, prolétariat gay. Et encore, last but not least, neur de celui qui acceptait cet hommage lige, règne en maître. Voici un homme passionné de livres précieux, des saints Sébastien lan- le condottiere à frou-frou D’Annunzio, sa vie, se prêtait affectueusement à ma respectueuse sinon fasciné par la force, l’armée et la cama- guides (son saint préféré dont on sait très bien son œuvre. fantaisie et qui, tout comme s’il m’avait armé raderie virile que cela implique. Et voici un la symbolique sexuelle), des copies de marbres Franck Delorieux

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . IV GABRIELE D’ANNUNZIO D’Annunzio et son Livre secret

e Livre secret est autobiographie, délibérément désor- d’écrire un livre dans ma langue d’exil, amère et éternelle sans risque, du délire sans amour. Mais je distingue dans Pise donné : images qui surviennent à l’esprit du captif vo- comme la résine, là-bas, parmi les forêts de pins, le long des le Campo Santo, la cathédrale, la tour, le baptistère, une L lontaire, par bribes, mêlées aux rêves qui le hantent. dunes sinueuses où le sable semblait se mélanger à une pous- beauté si louée et pourtant sans beauté, et l’amour martyre Tout y est revécu : la jeunesse du petit provincial des Abruzzes sière nacrée ? Je ne m’en souviens pas. Mais la veillée et le rêve sans miracle. Changer d’ailes. Oh, Ghisola, toujours lointaine, qui part à la conquête de la capitale ; jeune poète bouclé et me reviennent avec une musique qui a ses pauses dans une ter- toujours attendue, toujours disparue, j’en ai bien changé, et charmant, auteur de romans à la mode et de poésies : le Canto reur sans images. » j’en change encore. Non pas hors de la tempête, mais bien plus Novo, les Elegie Romane, le Poema Paradisiaco dont les vers En mai 1915, D’Annunzio rentra en Italie, demandant de à l’intérieur. » sont parmi les plus beaux de la littérature italienne de l’époque participer à la guerre. Les pages où il se souvient de cette pé- À Gardone, après Fiume, D’Annunzio était déçu, fatigué. et enthousiasmèrent le public ; ses amours tumultueuses. Sa riode sont celles où il revit le plus intensément son passé. Ses Il avait vieilli. Son opposition au régime se fit silencieuse, il ac- rencontre avec Eleonora Duse date de cette époque (1896) et vols sur toute la région irredenta que l’Italie réclamait sont cepta l’hypocrisie fasciste qui l’encensait, mais il accueillit dura presque douze ans. La Duse (« Ghisola », « Ghisola- des exploits si l’on pense aux avions de ce temps-là. Dans une aussi, parfois, chez lui, des ennemis du régime, persécutés. bella ») est très présente dans son souvenir. Pour elle il écrivit de ces aventures militaires il perdit la vue de l’œil droit : de sa Malgré quelques visiteurs de prestige, il vécut en solitaire, de presque tous ses drames : La Città Morta, La Gioconda, La cécité et de son immobilité pendant deux mois naquit le Noc- musique (Malipiero lui envoyait au fur et à mesure les parti- Figlia di Jorio, Francesca da Rimini. Elle est aussi le person- turne, prose où alternent rêves, souvenirs, visions hallucinées tions des madrigaux de Monteverdi qu’il éditait), d’aventures nage principal (la Foscarina) de son roman le plus célèbre, le de plus en plus minables et de drogue fournie par le Duce qui Feu. Leur amour ne fut pas une des habituelles aventures du ne cessait de le craindre. Et parfois, de ses pages, s’échappe le poète, mais surtout une liaison faite d’entente intellectuelle. désespoir du vaincu : « Vieux borgne titubant, je resterai donc Sa rencontre avec la grande tragédienne marque pour D’An- suspendu sans fin à mon nerf optique et, édenté, je rirai du va- nunzio le début de sa plus intense époque créatrice : « Mati- niteux qui voulut non seulement devenir ce qu’il était mais née froide et ennemie. Désarroi sans crainte, je continue à ne aussi abolir toutes ses limites et revivre toutes les vies, recom- pas avoir de nom, je n’ai plus de nom public… Ghisola est par- mencer toutes les expériences, retirer à tout le meilleur de tie. Je suis seul et sans nom au milieu de la barbarie. Hier soir, chacun pour l’exprimer et l’exalter dans sa seule volonté… dans l’horreur bruyante et fumeuse du départ, elle m’a de- J’abhorre l’étroitesse de ma vie, je hais cette vie qu’on appelle mandé : Stelio, votre cœur ne tremble-t-il pas pour la première inimitable, je maudis l’injustice qui me rompt, m’altère et me fois ? À cet instant elle a répété le début de mon nouveau ro- mutile, me tord et me brise. Pourtant j’ai aimé être considéré man, pas encore imprimé. Elle a étendu sur sa tempe gauche comme “capable de tout”, quand je déclarais savoir que le sacrifice qui coulait de ses cils, avec les doigts qui, là-bas, l’ordre moral suit les degrés des latitudes, que les règles et sur la table de mon oratoire de Fiesole, s’étaient attardés à les codes sont transitoires, que les vérités sont caduques presser le poids de mon travail : les neuf cents feuillets. S’il est et malléables, que la seule mesure de l’énergie est le risque, une limite pour exprimer d’un geste léger et quasi furtif l’in- que le renoncement et l’obéissance sont les deux oreilles de fini du sentiment et de la souffrance, la grande et pauvre créa- l’abjection. » ture l’a atteint par ce seul geste, sans vouloir, sans savoir, Et encore : « Je vis dans une solitude sauvage et raffinée, adressé à moi seul. Et qui donc, sinon elle, aurait pu graver de misérable et opulente, où mes passions brûlent, se réduisent cette manière cet instant dans l’éternité, le soudain dans en cendres, brûlent à nouveau, incessamment. Ce funeste l’inoubliable ? Dans l’année la plus fervente de dévouement taedium vitae me vient de la nécessité de me soustraire à l’en- et de travail, au pays des ciseaux et des éclats de pierre que son nui – qui aujourd’hui frôle l’horreur – d’avoir été et d’être Ga- mal de l’éloignement appela d’abord “Settignano di Deside- briele D’Annunzio, lié à l’existence de l’homme et de l’artiste rio”, la femme nomade se consommait dans l’imminence des et du héros Gabriele D’Annunzio, attaché à son passé, et départs. Elle s’ingéniait à vivre et à sentir chaque heure plus contraint à l’avenir de cette existence : à certaines paroles dites, profondément. Je vivais dans son regard comme le papillon à certaines pages gravées, à certains actes déclarés et accom- dans la fournaise. Chacun de mes gestes semblait la surprendre plis, erotica heroica.» comme un jaillissement instantané… Elle croyait être char- Et il semble vouloir crier au monde entier : « Je ne suis pas mée, mais c’était elle qui me charmait. » celui que vous croyez. » Le véritable titre de l’œuvre, publiée De cette époque datent les poésies d’Alcyone, sans doute en 1935, est Cento e cento e cento e cento pagine del Libro se- le sommet de son œuvre poétique, écrites pendant un été passé greto di Gabriele D’Annunzio tentato di morire (il y avait eu en Toscane, à Settignano et dans la Versilia, et dont la plus cé- Solitaire et écrivain, dessin de Solange Galazzo. en effet une tentative de suicide en 1922). On a pris souvent ce lèbre est la Pluie dans la pineraie. titre pour une nouvelle manifestation de son emphase rhéto- Ce fut ensuite son exil en France (pour fuir ses créanciers) et qui anticipe le Livre secret. Guéri, mais borgne, D’Annun- rique. Mais sous cette grandiloquence n’y a-t-il pas une cer- où il était déjà connu. Dans le Livre secret il se souvient de ses zio voulu reprendre ses vols. Les pages où il se souvient de ses taine sincérité ? Si Alcyone reste le sommet de son œuvre poé- années françaises : « Claude de France, la première fois que je exploits d’aviateur, son survol de toute l’Italie pour traverser tique, cette autobiographie est peut-être la meilleure œuvre en lui lus les parties de mon poème, anxieuses d’être mises en mu- l’Adriatique et bombarder la côte dalmate, sont des pages prose de D’Annunzio. Sans doute la plus sincère. sique, comprit ; il ne s’étonna que pour m’aimer, que pour se extraordinaires. Au fur et à mesure qu’il survole les villes ita- Constance Thompson Pasquali donner tout entier et pur…» liennes, celles-ci lui rappellent son œuvre d’écrivain et de poète : À Arcachon, où il vécut avec Nathalie de Goloubeff et ses « Voilà l’Arno. Voilà Pise. Je cherche Bocca d’Arno, non pas Le Livre secret, Grabriele D’Annunzio, lévriers, D’Annunzio écrivit le Martyre de saint Sébastien, mis de mes yeux d’alors, mais bien avec mille et mille esprits gran- traduit de l’italien par Constance Thompson Pasquali, en musique par Claude Debusssy. Parfois il semble avoir la dis en nombre et en musique. Je ne réussis pas à distinguer ma préface de Gérard-Georges Lemaire ; nostalgie de son séjour dans les Landes : « Avais-je projeté maison des odes et des libecci… du galop sans but, de la nage Les Derniers mots, Christian Bourgois Éditeur, 1993. Splendeur et misère d’une calvitie i Carducci et Pascoli (1) étaient les poètes sonnante, qui avait marqué la langue italienne fin de plaisirs mondains et cette solitude de créa- l’on n’aperçoit pas. Il porte une veste claire, de mes premières années d’école, D’An- bien davantage que ce que j’avais pensé, et à un tion qu’il réclamait à tout bout de champ. une chemise blanche à col très haut et ami- Snunzio était réservé pour plus tard, pour homme qui avait épousé toutes les possibilités Dans la deuxième photographie, le corps donné et un camélia à la boutonnière gauche. la puberté. Peut-être à cause de son aura sulfu- et les compromissions pour faire de sa vie une occupe les trois quarts de l’espace ; le cadrage Le bouton de manchette est plus perçant que reuse. D’ailleurs, le professeur – un jésuite – qui œuvre « inimitable ». va de la tête à la taille soulignée par le bras l’œil totalement dans l’ombre du poète. Voilà me parla de lui me le présenta, dès la première L’ami florentin m’avait fait cadeau de trois droit en premier plan. D’Annunzio porte une un homme déterminé, presque en dehors des fois, comme excentrique, pécheur impénitent, photographies de D’Annunzio, que je possède barbe courte bien taillée, une veste noire et une préoccupations terrestres. Sa pose est bien cal- personnage un peu louche et même escroc avec encore. Le portrait de 1889, qui m’intrigue tou- chemise blanche. Trois ans ont passé et le culée : il est satisfait, au sommet de son art. Il les femmes, lié au fascisme et profitant des lar- jours, a été exécuté par Michetti. On y voit un jeune homme a changé. Il lit, la tête légèrement vient de terminer un autre roman, le Feu, où gesses que le régime lui avait accordées. jeune homme moustachu, les cheveux en ba- penchée, de profil ; ses mains tiennent délica- ses idéaux surhommistes se mélangent à ses J’avais presque quatorze ans et le portrait taille, qui pose dans un insolite peignoir blanc tement un livre ostensiblement ouvert. La pose recherches expressives. Cette pose est celle du poète dressé par mon professeur m’a long- à longue traîne. La silhouette est totalement en- de ce portrait est bien étudiée et pourtant d’un « surhomme », mais la lumière impla- temps collé à la peau. Mais il y avait deux veloppée par ce tissu qui lui colle au corps, en conventionnelle. Une fleur de gardénia fixée à cable qui tombe du haut montre le centre d’un poèmes faisant partie du programme scolaire, soulignant le mouvement de la hanche droite. la boutonnière droite donne à ce moment vo- crâne inéluctablement sans cheveux. La cri- un sur la mer Adriatique qu’il voyait verte, Le bras et les mains sont entièrement couverts, lontairement sérieux une note de légèreté bien nière au vent du jeune homme, légèrement dé- l’autre qui me fascinait au point de le réciter comme si le jeune poète avait endossé une toge calculée. Cette photographie a-t-elle été prise hanché, a laissé place à une belle calvitie, à haute voix pour le plaisir des sonorités. Les ou un suaire. Il en résulte un personnage évo- au moment de la publication de L’Isottèo-La propre, lisse, implacable. mots m’impressionnaient davantage par leur quant l’austérité romaine, par le drapé, et le Chimera, ou pendant les affres de l’élabora- Le poète-soldat et le vate (3) national sont musique que par leur sens. La Piogga sul Pi- kitch fin de siècle, par cette traîne dispropor- tion du Triomphe de la mort ? déjà là, prêts. neto (2) était une véritable averse de mots tionnée alanguissant le corps, rendant son vi- La troisième photographie de 1900 est un Gianni Burattoni onomatopéiques. sage – volontairement viril – obscène. Je me suis portrait de profil très serré et construit. Le Plus tard, à Florence, un ami me parla de toujours demandé si D’Annunzio – il venait de poète pose sa tête sur sa main gauche en ap- (1) Poètes italiens de la fin du XIXe siècle. D’Annunzio en d’autres termes. Je me trouvais publier son premier roman –, au moment de la puyant le coude sur un livre ouvert ; le regard (2) La Pluie sur la pinède. alors devant une œuvre énorme, complexe, foi- pose, était déjà pris en tenaille entre désir sans n’est pas à la lecture, mais fixe un lointain que (3) Poète/prophète.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . V GABRIELE D’ANNUNZIO Le « parlodrome » de l’auteur

ait de mots évocateurs, qui réclament des atmosphères intenses, des personnages à la limite du sublime, des dé- Fcors envahissants, le théâtre de D’Annunzio n’est cer- tainement pas facile. Il fut qualifié en son temps de théâtre aristocratique, de rupture à l’encontre d’un goût populaire et réaliste. Le parlo- drome (1) comme D’Annunzio rebaptisa le théâtre, est le lieu de la parole vivante, celle qui brûle, provoque, suscite des émo- tions extraordinaires. Le Vittoriale qu’il a fait construire au bord du lac de Garde selon ses canons très personnels comme « forme de son esprit » et qui, en partie, correspondait à la structure du théâtre romain d’Orange – où le Vate (2) avait assisté à un spectacle en 1897 –, était la transposition du par- lodrome. Le théâtre de D’Annunzio est enveloppé par la matrice dionysiaque dans l’action scénique, simplifiée dans la fable, dilatée dans le geste, amplifiée dans les tons : ses créatures sont traversées par des impulsions bouleversantes, leurs pas- sions expriment les forces naturelles et élémentaires qui n’ont pas de freins, aspirent à la mort qui les purifie et les exalte. « La flamme est belle ! », s’écrie Mila dans La Figlia Di Loro quand elle se dirige vers le bûcher. Élan existentiel qui surgit du fond de l’âme, il se répand et se consume jusqu’à la mort et l’autodestruction : c’est ainsi que D’Annunzio percevait la vie, lui qui – le premier, avant même les futuristes – a célébré une civilisation nouvelle constituée de machines, de vignes voraces, de nouveaux hé- ros aristocratiques prêts à troquer l’existence pour un beau geste à inscrire dans la mémoire du monde. Dans l’âme mo- derne, il a vu la volonté du dépassement de la limite et il a in- troduit dans la littérature italienne de la fin du XIXe siècle le sens dynamique et exalté de la vie. Inquiets, en conflit avec leur propre destin, déchirés par « La nuit souffle sur l’incendie clos de mon oeil perdu » (Nocturne ), dessin de Solange Galazzo. des passions extrêmes, les personnages de D’Annunzio vivent interprète comme étant allusifs, « comme une tentative déses- mot n’est pas seulement « capable de raconter l’histoire pas- le déchirement intérieur comme une tentative désespérée de pérée de dépasser les limites humaines pour parvenir à une sionnante d’une époque, précise Carlo Santoli, mais d’en res- dépasser le contingent pour atteindre l’absolu : on y devine existence plus authentique. Faite de joie et d’enchantement, tituer à la communauté les significations et les suggestions, les le sursaut de l’âme, ce cri déchirant de désespoir qui va se ré- participant à la vie de la nature et ouverte à la raison des sens ». émotions et les passions ». pandre pendant tout le XXe siècle à partir de l’expression- De nos jours, le théâtre apprécie et tente de reconstruire, Pour D’Annunzio, le drame est l’essence de la vie et, sou- nisme. grâce à une étude attentive des annotations que D’Annunzio ligne Ettore Mazzali, « la vie (…) est compétition et affronte- D’Annunzio repend les « types poétiques » du théâtre grec a rédigées avec un soin maniaque, le monde ancestral où ses ment, car même la volupté comme principe de vie est un fait d’Eschyle et de Sophocle, qu’il transforme selon une sensibi- drames ont lieu en réalisant l’union magique des mots et de la dramatique et porte en elle le sens de la mort ». lité fin de siècle, où les topoï du théâtre symboliste français musique, la musique rendant l’œuvre d’art complète et trans- La tragédie dannunzienne expose la présence obsessionnelle sont manifestement présents. Ses personnages sont à la fois portant le spectateur dans une dimension « autre ». de la mort dans notre société, son désir inassouvi de vérité ; elle antiques et modernes. L’atmosphère qui les entoure est déca- Ce sont d’abord les phrases de D’Annunzio qui fascinent, décrit les impulsions les plus naturelles, les manies, les tour- dente, corrompue, souffrante : en dépeignant une époque en et leurs possibilités rythmiques infinies : la richesse extraordi- ments intérieurs, l’ivresse des sens, mais, aussi et surtout, en met- crise à la veille de la guerre, D’Annunzio a fini par illustrer le naire de son lexique, fait d’une pluralité de mètres, de termes tant en scène la solitude propre à tous les héros modernes. destin tragique de l’homme d’aujourd’hui, malade et inquiet, nobles cohabitant avec des termes techniques, des mots grecs Arianna Quarantotto condamné à une mélancolie fatale. et latins, des expressions militaires, des termes de la mode, ré- (traduit de l’italien par C’est donc la tragédie de l’âme qui envahit toutes les figures vèle, toujours selon Rizzente, « un goût, une précision et une Gérard-Georges Lemaire) de D’Annunzio, hommes et femmes aux gestes exaspérés, netteté de contours vraiment surprenants ». hésitant entre la peur et le désir de l’inconnu, déchirés par des Le Vate, s’inspirant des Ballets russes de Diaghilev, a une (1) « Parlaggio ». passions exagérées, par le désir de liberté insatisfait. Des étonnante capacité de fondre musique, chorégraphie et décors (2) Surnom donné à D’Annunzio qui, gestes, selon Roberto Rizzente, que le théâtre contemporain dans un théâtre total, faisant du mot l’élément de synthèse – le en italien ancien, signifie à la fois « prophète » et « poète ».

Gabriele D’Annunzio et Cabiria

ès la fin de la première décennie du aux exigences du nouveau médium. Quand, soucieux de pouvoir continuer, comme il ai- le goût du public populaire et permis la ren- XXe siècle, l’industrie cinématogra- dans les premiers mois de 1913, Giovanni Pas- mait à le répéter, à donner de la viande rouge contre du cinéma et du monde de la culture. Le Dphique naissante, non contente d’ache- trone, conscient qu’il s’apprête à réaliser une à ses lévriers, D’Annunzio accepte d’assumer cinéma rejoint les premières pages des quoti- ter par contrat le droit de porter à l’écran les œuvre artistique sans précédent, a l’intuition la paternité complète d’une œuvre qui n’est diens et d’amples articles sont consacrés au œuvres des plus prestigieux d’entre eux, solli- publicitaire géniale de vouloir associer son pas la sienne, se contentant d’en réécrire les in- film et à la figure mythifiée du poète : « D’An- cite les écrivains pour adapter les textes litté- film à un grand nom de la littérature, un nom tertitres et de signer un à un les 29 folios du scé- nunzio lui-même, lit-on dans la revue napoli- raires du répertoire ou produire des formes vi- prestigieux auquel confier la paternité de sa nario que Giovanni Pastrone lui présente le taine Film, s’est occupé personnellement des suelles susceptibles d’apporter au cinéma une création, Gabriele D’Annunzio a déjà cédé les jour de la signature du contrat. La seule mo- moindres détails, allant jusqu’à choisir les tis- dignité semblable à celle de la littérature. Mais droits d’adaptation, ou, comme il aime à le dification autographe du poète est le titre : la sus ainsi que les coupes et les couleurs de si elle offre au prolétariat intellectuel des gra- dire lui-même, de « déformation », de plusieurs Victime éternelle qu’il remplace par le Roman chaque costume. Jusque dans la réclame, Ita- tifications économiques supérieures à celles de ses œuvres en France (Francesca Da Rimini des flammes et qui deviendra par la suite Ca- lia Film a entendu conserver un très haut et très proposées par les éditeurs, et de nouvelles pos- en 1910) et en Italie (La Gioconda en 1910 ; biria, quand le poète transformera les noms de pur sentiment d’art que le nom de D’Annun- sibilités d’emploi de leurs capacités, il n’en de- Francesca Da Rimini en 1911 ; Il Sogno Di Un plusieurs personnages du scénario, dont celui zio imposait. » En plus de s’offrir comme ga- meure pas moins vrai qu’à la fin du processus Tramunto D’Autunno en 1911 ; La Nave en de l’héroïne, et créera notamment le célèbre rant de la qualité du film de Pastrone, D’An- de réalisation le rôle de l’écrivain tend à être 1912). Dans la fameuse lettre que Pastrone et personnage de Maciste. nunzio lui confère une marque de légitimité ar- réduit, si ce n’est neutralisé, à tel point que son associé de l’Italia Film adressent au maître À la fin de mars 1914, Cabiria est fini. Pré- tistique et culturelle qui modifie de façon beaucoup d’hommes de lettres jugent l’expé- (47, avenue Kleber à Paris), ils commencent cédé par une grandiose campagne publicitaire, substantielle l’équilibre des rapports entre ci- rience comme dégradée et dégradante. par lui demander pardon de devoir se présen- le film est présenté au Théâtre Vittorio-Ema- néma et littérature en Italie et dans d’autres L’entrée triomphale de Gabriele D’An- ter à lui comme des cinéastes, après le tort que nuele comme « une vision historique du pays. Et sa participation à Cabiria, bien que li- nunzio sur la scène cinématographique et sa leur confrérie a fait au nom et à la grande IIIe siècle avant Jésus-Christ de Gabriele mitée à un rôle marginal de prête-nom, a fini promotion au titre d’auteur de Cabiria en œuvre du Poète, avant de déclarer avoir à l’es- D’Annunzio, éditée par l’Italia Film de Tu- par légitimer définitivement le statut de l’au- 1913 introduit une rupture dans un système prit un projet « très avantageux et très peu fa- rin ». Dans les annonces et dans les comptes teur pour une œuvre cinématographique. qui, jusqu’alors, avait mis en crise la fonction tigant », « et qui en plus ne saurait porter at- rendus, jamais n’apparaît le nom de Giovanni Quand la légende est plus belle que la réalité, charismatique de l’écrivain et de l’intellectuel, teinte » à son nom. Pastrone qui paye de son anonymat la célébrité on imprime la légende : et s’il n’en est ni l’au- en avait gommé l’identité dans la production Attiré par le pont d’or que lui propose Pas- de son film : un film monstre qui, au-delà de ses teur ni le réalisateur, Gabriele D’Annunzio est des sujets et l’avait contraint à un travail de trone : 50 000 lires (somme colossale pour innovations techniques et de ses évidentes qua- peut-être l’homme qui a fait Cabiria. journalier ou de salarié complètement assujetti l’époque et pour le peu de travail demandé) et lités plastiques, a déterminé une mutation dans José Moure

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . VI LETTRES Un livre que l’on dévore

Les Héros de , une collection iconographique, qui a l’étrange Phil Casoar, Eszter Balzs, mérite de convaincre de la supériorité de l’écri- Éditions Les Arènes, 2006, 251 pages. ture sur la représentation plastique. En tout cas, de la supériorité de l’écriture de Casoar dans le ourquoi dévore-t-on un livre avec une gloutonnerie portrait ou le paysage sur les icônes reproduites presque obscène ? Pourquoi quitte-t-on la tiédeur de la dans sa marge. C’est une écriture qui sait voir Pcouche conjugale pour le dur divan du salon, afin de na- et faire voir, une superbe écriture photogra- viguer plus avant dans la nuit, les pieds gelés et les yeux de- phique ; ainsi dans cette présentation d’un an- mandant grâce, sur cet esquif imprimé, de format incommode, cien insurgé, qui n’aura rien à déclarer : les Héros de Budapest ? « Le numéro 5 est une bicoque sans étage, Le titre qui semble annoncer quelque grand tableau d’his- à la façade badigeonnée d’un crépi ocre sale toire, mais l’histoire n’y est qu’un fond minutieusement peint, qui s’écaille, flanquée d’un appentis branlant sur lequel se détachent ceux qu’on a appelés complaisamment au toit à demi effondré. Dans le jardin envahi les « Héros de Budapest ». de mauvaises herbes s’affaire un vieil homme, Le livre a surgi d’un regard fixe posé sur une photographie au visage comme modelé dans une glaise grise, illustrant dans un Paris-Match de novembre 1956 la révolte DR strié de profondes rides, le crâne planté de che- de Budapest : le cliché représente un jeune couple, le garçon, veux hirsutes. » « petit loustic portant son feutre avec un rien de dandysme » rues, ce garçon et cette fille dont les radiations l’ont touché. Ce La boulimie, constatée par expérience personnelle, que dé- et soutenant de la main gauche une robuste mitraillette russe ; qui pourrait n’être qu’une enquête journalistique, se change, à clenche le livre, découle de l’énigme que, un jour, Phil Casoar, la fille est coiffée d’un béret de guingois, et un brassard de se- mesure qu’elle progresse, en quête orphique, car, cinquante ans le regard réquisitionné par cette photographie, s’est posée à couriste lui entoure le coude gauche. Il était censé, ce cliché, après, elle se cogne le plus souvent à des tombeaux. Et l’auteur lui-même. Il oblige d’abord le lecteur à regarder dans la même donner un visage aux révolutionnaires hongrois, ou saisir doit se faire thaumaturge pour pratiquer le miracle de la résur- direction que lui et à se poser les mêmes questions que lui ; « l’âme de l’insurrection ». rection des morts, par lequel des Lazare se lèvent à chaque page. puis, au gré de ses voyages, de ses rencontres, s’effectuent une Et de ce regard fixe, celui de Phil Casoar, s’élève chez lui Et, pour obtenir ce pouvoir, il doit d’abord lui-même mou- suite de dévoilements progressifs qui satisfont l’appétit de sa- une double interrogation obsessionnelle, si impérative que rir à l’ici-aujourd’hui pour (tré) passer dans l’ailleurs-jadis : tout voir et donnent peu à peu le sentiment d’approcher de ce qui l’auteur la communique immédiatement au lecteur : qui a pris chercheur connaît l’enivrement et le vertige de cette quête infi- a été la réalité. Une poursuite haletante après des ombres du la photographie, qui a été pris par la photographie ? nie, dans laquelle toute découverte ouvre sur de nouveaux passé, qui se matérialisent, où, comme dans un labyrinthe, on Œdipe est son propre sphinx. gouffres à sonder. Pendant près de six ans, Phil Casoar a sans se heurte à des impasses, on se laisse tromper par des leurres. Et l’on pense à ce qu’écrivait Roland Barthes, dans la doute oublié d’exister pour faire revivre ces pseudo-héros, ex- Qui a pris ? Qui a été pris ? Chambre claire : « D’un corps réel qui était là, sont parties des traordinaires de s’être heurtés à l’histoire ; pendant près de six Œdipe, l’auteur ou le lecteur, ne résout qu’en (grande) par- radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici, peu im- ans, il a suivi des pistes qui l’ont mené partout, de Budapest au tie l’énigme que lui a posée le sphinx ; mais je doute qu’il puisse porte la durée de la transmission photographique de l’être dis- plus reculé des villages hongrois, de Milan à Melbourne ; pen- continuer sans regret son chemin vers Thèbes. Il reviendra sur paru, elles viennent me toucher comme les rayons différés dant près de six ans, il a recueilli ou fait recueillir des témoi- ses pas pour en avoir le fin mot. Toute recherche est un lac où d’une étoile. » gnages, il a obligé des mémoires à se souvenir, il a rassemblé des l’on finit toujours par se noyer. Tout le livre est le récit de la recherche de ces étoiles dispa- documents, et constitué ainsi un admirable fonds d’archives, Claude Schopp Recyclage Dans un roman incisif Morgan Sportès s’attaque à la reconversion réussie des anciens maoïstes. ’est à une sorte de descente aux enfers confort et de puissance à laquelle il pense que convie le dernier livre de Morgan avoir droit. S’il accepte, ce serait évidemment CSportès. Gageons qu’il ne plaira pas à pour une seule action, la dernière ! Calcul lé- certains milieux branchés qui y verront une ger qui ne peut pas lui permettre d’échapper caricature de mauvais goût. Morgan Sportès au chantage, et qui précipite les événements. prend en effet pour sujet les ex-maoïstes qui, Maos a donc un aspect policier, ména- après avoir fait trembler une partie des mi- geant avec habileté des rebondissements qui lieux dirigeants politiques des années tiennent le lecteur en haleine. Mais la dimen- soixante-dix, se sont amendés et ont fait car- sion profonde du roman réside dans ce que rière dans ce qu’ils exécraient. (Au demeu- cette trame révèle : le dessous des cartes de rant, ils n’étaient pas légions ces dirigeants ef- l’aventure maoïste en France (et en ) frayés, et leur peur était plus démonstrative qui, d’après Morgan Sportès, trouve son ori- que réelle.) L’aventure maoïste en France gine dans l’antagonisme entre de Gaulle et les n’ayant pas revêtu les aspects violents qu’on Américains. Pour contrer de Gaulle qu’ils ne lui vit en Italie ou en Allemagne, le reclasse- supportent pas, ceux-ci favorisent le déve- ment de ses têtes pensantes en a été facilité, loppement du maoïsme. Il s’ensuit une lutte avec parfois de jolies promotions dans des violente autant que souterraine entre les ser- places enviables. Ce serait d’ailleurs un pas- vices secrets américains et français pour le sionnant sujet de recherche que de pointer le contrôle des groupes maoïstes. Pour sédui- devenir social de tous ceux qui furent quelque sante qu’elle soit, et d’ailleurs étayée par les chose dans les milieux maoïstes. Mais Mor- mémoires de responsables politiques d’alors, gan Sportès ne prétend pas faire œuvre d’his- la thèse de Morgan Sportès reste à vérifier. torien, bien qu’il donne malignement en fin D’autre part, si on ne peut écarter l’ombre de de livre un petit glossaire de certaines décla- manipulations dont il y a maintes preuves, il rations qui font partie de ces textes qu’il ne reste la part de sincérité des hommes. sied pas trop de rappeler à leurs auteurs. Il en L’auteur prend grand plaisir à raconter la reste pour l’essentiel à l’approche du roman- descente aux enfers de Jérôme Rouhaut, mé- cier qu’il est, mêlant fiction et réalité, jouant langeant habilement le réel et le rêvé. L’en- subtilement de l’une et de l’autre pour nous semble n’en est que plus percutant et mieux faire pénétrer dans les arcanes de ténébreuses à même d’éclairer le rôle hallucinant de la po- affaires. lice. Il se délecte aussi à mettre en exergue des Son personnage, Jérôme Rouhaut, est sur citations de certains qui sont devenus depuis le point de se marier avec Sylvie, jolie jeune des autorités intellectuelles ou politiques et femme de bonne famille, quand il est rattrapé dont la prose fleurit régulièrement dans la par son passé. Un ancien activiste de son presse. groupe l’interpelle au moment où il s’adonne Il y avait le pamphlet de Guy Hocquen- au plaisir délectable de choisir les éléments de ghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés sa nouvelle cuisine. Jérôme, alias Gisors, du col Mao au Rotary, il y a maintenant le ro- qu’on a casé dans l’édition après ses années man de Morgan Sportès. maos, n’a aucunement envie de reprendre du François Eychart service mais les moyens de pression de son ex- camarade sont puissants et lui font craindre Maos de Morgan Sportès. DR de perdre Sylvie et cette vie nouvelle faite de Éditions Grasset, 2006, 407 pages, 19,50 euros. Collage inédit de René Burri.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . VII LETTRES Antonin Artaud, 1925, fin de l’ère chrétienne ais qu’est-ce que le surréalisme, me demandais-je à sant simplement sur les titres des revues qui ont jalonné son his- pour charge de repousser, toutes les superstitions, toutes les la fin de la première partie de mon compte rendu de toire. Breton, Soupault et Aragon fondent Littérature (1919- formes que l’obscurantisme peut prendre ». Il considère même Ml’ouvrage de Paule Thévenin. Cette question est déjà 1924), dont le titre est suggéré par Paul Valéry – cela se présente que la transposition mécanique de la technique psychanalytique surréaliste par elle-même puisque y répondre, en 1925 par d’abord comme dit Breton comme une « revue de bonne com- sur le plan poétique n’est ni pertinent ni souhaitable. Breton exemple, revenait à orienter le mouvement dans une direc- pagnie » mais elle va, très vite, publier les poésies de Ducasse, des considère que le texte automatique est une production de l’in- tion ou dans une autre. D’où, comme l’explique Aragon « le extraits des Champs magnétiques et s’ouvrir à Dada. Et surtout conscient. Et comme le récit du rêve « il peut et doit être inter- procès continuel que nous nous faisions les uns les autres, les elle va remettre en question la pratique d’écriture elle-même. prété selon l’analyse freudienne ». Il souhaite même qu’on se uns aux autres… avec les ruptures, les colères… tous les ha- Ensuite vient la Révolution surréaliste (1924-1929) dont nous livre à cette expérience sur certains de ses textes ou poèmes sur- sards de cette guerre de l’esprit ». venons d’évoquer quelques-uns des grands thèmes (l’écriture réalistes. Pour Artaud, il n’en est pas question. Le texte « qu’il Ces batailles, me dis-je, paraissent sans doute bien lointaines automatique, les rêves). Puis, après la rupture avec Desnos, Ba- s’arrache est dans le même temps et le même mouvement ana- et surtout leurs enjeux un peu obscurs pour un lecteur de notre taille, Leiris, Artaud, le Surréalisme au service de la Révolution lyse de cet arrachement ». Artaud considère l’écriture automa- temps. Le mot « surréaliste » est passé, certes, dans la langue. Ne qui marque l’engagement aux côtés du PCF. tique comme un « simulacre » et une « mascarade ». dit-on pas qu’une situation, un comportement, un événement La période sur laquelle s’arrête Paule Thévenin est le nu- Paule Thévenin va même « déchiffrer » certains rêves publiés sont surréalistes ? « Il a fini par correspondre dans l’usage cou- méro 3 de la Révolution surréaliste dont la direction a été confiée par Breton et mettre en évidence son « très fort surmoi » et son rant à “étrange, invraisemblable, extravagant…” », nous ex- par Breton à Antonin Artaud. Breton, explique Michel Surya, refoulement sexuel. C’est la lucidité qui doit conduire le surréa- plique le Grand Dictionnaire de la langue française. « est déjà de cet avis que le surréalisme se sclérose. (…) Il fallait lisme et non l’automatisme : « Dès que je sens un automatisme Un tel détournement de sens aboutit à une méconnais- que la révolte restât entière, ne concédât rien, et nul mieux qu’Ar- ou une mécanique dans un signe je le refais. » sance radicale du surréalisme comme « automatisme psy- taud ne le pouvait sans doute ». Et il ajoute : « Il (Artaud) vou- Le surréalisme a eu l’obsession des rêves. « Le rêve est sy- chique exprimant le mouvement réel de la pensée » (A. Bre- lait que le surréalisme devint excessif, c’est-à-dire se fit l’excès nonyme de poésie, de merveilleux et de mystère », pour Bre- ton). Il gomme en fait « le risque en soi que le surréalisme por- de l’excès qu’il était par principe. » ton. Et Paule Thévenin parle même de « religion du rêve » tait », selon Michel Surya. L’un des mérites, et non des moindres, du livre de Paule Thé- qu’Artaud veut transformer en connaissances « d’une réa- « Il y a un livre, dit Aragon, par quoi tout commence » : les venin est de mettre en lumière le rôle capital qu’Artaud a joué lité » vue à travers le sommeil. Champs magnétiques écrits en 1919, « ensemble », par André dans le mouvement surréaliste. Car, le plus souvent, on cite dans Une réalité et pas le merveilleux. Une face de la mort qui Breton et Philippe Soupault, en un mois, « quinze jours pour les manuels, comme en passant, sa participation à « la Centrale » « n’est pas hors du domaine de l’esprit ». Il ne suffit pas pour lui l’essentiel ». Je cite toujours Aragon : « Les Champs magnétiques et à la revue, pour s’attarder – et encore – sur sa rupture avec de noter le rêve, il faut découvrir sa logique. Derrida dit « la loi sont devenus l’œuvre d’un seul auteur à deux têtes (…), le mo- Breton sans en dégager, au-delà de l’anecdote, les fondements du rêve ». Le rêve ne transforme pas la vie, il n’a pas ce pouvoir. ment à l’aube de ce siècle où tourne toute l’histoire de l’écriture. » philosophiques et politiques. La pensée a pour Breton le « caractère inépuisable du murmure ». Breton explique dans Entrée des médiums : « En 1919, mon at- Il n’est évidemment pas question pour moi d’entrer dans le Elle est sans faille. « À cette conception abstraite d’une pensée tention s’était fixée sur des phrases plus ou moins partielles qui, détail de l’analyse de Paule Thévenin dont il faut saluer la ri- idéale, Antonin Artaud oppose (…) ce corps étranger qu’il se sent en pleine solitude, à l’approche du sommeil deviennent percep- gueur, la minutie et la finesse. J’évoquerai simplement ici les dif- être » et il ajoute : « Je parle de la vie physique, de la vie substan- tibles pour l’esprit. (…) Ces phrases remarquablement imagées férences qui, très vite, vont surgir entre Breton et Artaud. En tielle de la pensée… non encore arrivée jusqu’à la parole… » ! et d’une syntaxe parfaitement correcte m’étaient apparues 1925, Artaud rédige une déclaration (le 27 janvier) signée par Paule Thévenin nous montre que les désaccords sur les posi- comme des éléments poétiques de premier ordre. C’est plus tard tous les surréalistes : « Une révolution doit s’opérer dans le tions politiques cachent « des désaccords plus profonds sur la sur- que Soupault et moi nous songeâmes à reproduire volontaire- monde occidental par le surréalisme comme moyen de libéra- réalité, l’automatisme, le rêve ». Breton a une conception ma- ment en nous l’état où elles se formaient. » tion totale de l’esprit. » gique du rêve. Il va même jusqu’à reprocher à Freud d’avoir Il s’agit donc de prêter l’oreille à ce « murmure de l’incons- « Au besoin par des marteaux matériels » : ces derniers mots conclu à la non-existence de rêves prophétiques « comme s’il avait cient » et « d’obéir à cette dictée magique ». Ce qui suppose pour font allusion aux débats entre les membres du groupe sur la né- trahi le surréalisme ». Breton veut surmonter « l’idée déprimante recueillir ces mots tombés de la « bouche d’ombre », un auto- cessité ou non d’une politisation du surréalisme. Or Artaud n’a du divorce irréparable de l’action et du rêve » et peu à peu sombre matisme, ce « piège à loup » de la vitesse de la pensée. Cette ex- « jamais conçu que le surréalisme pût s’occuper de la réalité ». dans la métapsychique et la parapsychologie. périence d’une écriture sans sujet leur permet de découvrir « une En décembre 1926, l’une des causes de son exclusion tint à son L’abandon de la réalité (…) ne conduit qu’aux « fan- libération de l’esprit, une production d’images sans précédent ». refus d’envisager « les possibilités d’action future du surréalisme tômes », dit Artaud. Peu à peu va s’imposer à eux le rôle irremplaçable du rêve dans le Parti communiste ». C’est au début de l’année 1927 que Ainsi, en 1925, Artaud dirige le numéro 3 de la Révolution comme aventure nocturne, de certaines phrases obsédantes nées Breton, Aragon, Eluard, Pierre Unik et Benjamin Péret vont ad- surréaliste où sont publiés des textes d’une grande violence. dans le sommeil que le poète va « recueillir comme des pierres hérer au PCF. « Le surréalisme n’est pas sans avoir modifié pro- Par exemple Ouvrez les prisons, licenciez l’armée, des précieuses » (André Breton). fondément la vie intellectuelle et son enjeu et, par contrecoup, adresses au pape et au dalaï-lama, etc. Enfin les surréalistes vont bouleverser le travail du poète sur un certain aspect de la vie politique, en France, en posant, et de Paule Thévenin nous montre que c’est lui, Artaud, qui re- l’image : ils veulent dépasser son simple statut poétique pour en la façon dont il l’a fait, le principe de l’adhésion au Parti com- présente alors le surréalisme. Il écrit dans le Pèse-Nerfs qu’il faire un instrument d’exploration de l’esprit. Les images impo- muniste », écrit Paule Thévenin qui a raison de souligner que, « est un abîme complet » et veut, pour le surréalisme, non des sent le rapprochement entre deux réalités. Elles ne sont plus dès lors, les mouvements d’avant-garde vont se définir politi- « adeptes actifs » mais des « adeptes bouleversés ». simples comparaisons mais « une matière mentale ». « Il n’y a quement et rechercher « le dialogue avec le PCF », quitte ensuite André Breton décide d’arrêter l’expérience et prend, dès pas de pensée hors des mots, tout le surréalisme étaye cette pro- à en devenir des adversaires « aux termes, dit-elle, d’un proces- le numéro 4, la direction de la Revue. Il dira plus tard que position. » (Aragon). N’est-ce pas Eluard qui s’écriait : « Les sus étrangement répétitif du long débat surréalisme-Parti com- « l’air se raréfiait ». images pensent pour moi » ? muniste ». On ne peut pas ne pas penser aux petits jeux politi- Qu’est-ce donc que le surréalisme ? À partir de ce moment, La découverte de l’inconscient par Freud et son interpréta- ciens de la revue Tel quel dans les années soixante-dix, en effet le surréalisme sera avant tout André Breton « en tant que celui tion des rêves vont jouer un rôle décisif dans l’élaboration de la étrangement répétitifs, la grandeur et la force de la conviction qui élabore la théorie de ce mouvement à partir des œuvres pro- doctrine surréaliste. En même temps, les surréalistes vont, peu à en moins, des querelles de leurs aînés… duites par le groupe ». Le mérite du livre de Paule Thévenin est peu, tenter d’échapper à « l’alibi littéraire » et pas seulement « à L’autre point d’opposition entre le surréalisme de Breton et d’avoir rappelé, mis en évidence, « la trace fulgurante » qu’a lais- la vieillerie poétique » dénoncée par Rimbaud. Jacques Vaché celui d’Artaud porte sur l’écriture automatique. Pour Artaud, sée Antonin Artaud dans l’histoire du surréalisme. se moquait des « pohètes » et de leurs artifices. Il faut donc en fi- l’écriture automatique est « une intoxication de l’esprit ». Elle Jean Ristat nir avec le « bien-dire » et renouveler le lyrisme, certes. Mais com- s’apparente à une manifestation spirite et médiumnique. Il parle ment ne pas trop laisser passer la littérature ? même « d’envoûtement ». Paule Thévenin montre que, pour lui, Paule Thévenin, Antonin Artaud, fin de l’ère chrétienne, On pourrait suivre l’évolution du surréalisme en réfléchis- l’écriture automatique « véhicule tout ce qu’une pensée lucide a Éditions Lignes / Léo Scheer, 298 pages, 19 euros. Le paradis en Provence ui ne fait pas son voyage en Amérique ? paysement, il nous est facile de l’imaginer. Mais dans l’urgence. Si certains artistes et intellectuels aura accueilli ou sauvé les plus grands artistes Et quel grand artiste américain n’a pas Dos Passos, Hemingway, Fitzgerald, Morgan embarquent à destination de New York pour un et rebelles de l’Amérique du XXe siècle. Jardin Qun jour poussé ses guêtres du côté de la Russell, le peintre Marsden Hartley en Pro- pays dont Gertrude Stein dira qu’il est passé « de des délices et jardin secret de l’art qui, désor- Provence et des eaux transpercées de soleil de la vence ? C’est ce siècle de migration américaine la barbarie à la décadence sans connaître la civi- mais, s’écrira à New York. En ces temps Côte d’Azur ? D’un côté comme de l’autre, si sur la Riviera française que retrace élégamment lisation », d’autres, plus malheureux quant au sombres de terrorisme où les présidents s’étouf- l’amour du voyage est une façon d’appréhender Jocelyne de Rotily, depuis la « génération per- visa, se réfugient dans le Sud. La résistance s’y fent avec des bretzels, il revient à Jim Harrison le monde, c’est d’abord que l’amour est toujours due » des lendemains de la Grande Guerre jus- organise. Et l’aide aux réfugiés prend parfois des d’ironiser sous forme d’apologue : « Quelle ce que par quoi le monde devient possible. Et qu’en ces temps sombres de terrorisme. sentiers peu familiers. La villa Air-Bel, perchée meilleure idée que de faire un voyage en France l’écriture. Chateaubriand, Cendrars, Céline, Bu- Un siècle d’inspiration donc. Si en 14-18, la sur les hauteurs de Marseille, accueille par et de lutter contre le terrorisme avec de l’ail et tor, Duras, Cixous en Amérique. Chateaubriand Côte d’Azur se présente encore comme un écrin exemple Varian Fry qui y rencontre André Bre- du vin rouge ? (…) J’avoue qu’il est agréable de surtout, qui embarque le 7 avril 1791 à Saint- de soleil et de nature – Zelda, la femme de Fran- ton et son épouse Jacqueline, Benjamin Péret et servir au mieux son pays en fermant sa gueule Malo sur le brigantin le « Saint-Pierre » pour dé- cis Scott Fitzgerald, parle de « vibration solaire » ; Wifredo Lam. Quant au vice-consul américain et en partant pour la France afin de se balader barquer quelques mois plus tard à Baltimore. « À on s’y rapproche de l’art et de la vie – , en 40, le Hiram Bingham, grand amateur d’avant-garde en Provence et en Bourgogne. » la vue des grandes scènes de la nature », l’écri- Sud – devenu zone libre – se transforme en terre européenne et « yankee du Connecticut » selon Olivier Sécardin vain romantique ouvre son cœur à Dieu et à de transit - escale - refuge. Depuis le vote de l’ar- les mots de Mary Jayne Gold, il apporte son l’homme, « l’immense solitude de la nature chré- ticle 19 de la convention d’armistice, au mois aide aux réfugiés en délivrant quelques 2 500 vi- Jocelyne Rotily, Au sud d’Éden, tienne » se révèle au témoin. Cette migration d’août 1940, qui permet à la police de Vichy d’ar- sas. Quand au lendemain de la Guerre, la Pro- Des Américains dans le Sud de la France, outre-Atlantique, nous la connaissons. Ce dé- rêter tout opposant au régime nazi, il faut agir vence reprend ses airs de jardin d’Eden, le Sud ACFA, 2006, 25 euros.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . VIII LETTRES Hofmannsthal ou la poésie du moi divisé Le Lien d’ombre, attrait auquel il était difficile de résister, jusqu’à frôler le danger Le poète de dix-huit ans avait distillé, dans la beauté enchantée de Hugo von Hofmannsthal, de la chute dans « un ineffable enlèvement », comme l’a écrit Her- de son inspiration, le décor de l’agonie du Maître vénitien mort présenté et traduit par Jean-Yves Masson. mann Broch dans son magnifique essai. à quatre-vingt-dix-neuf ans, en 1576. Vie et rêve s’y rapprochent, Éditions Verdier poche, 448 pages, 9,50 euros. La réalité paraissait s’évanouir dans le rêve. Il était impossible « dans la grande respiration de la nuit bleutée », entre des « voix de la retenir, et le sentiment qui en dérivait était la crainte d’être mystérieuses » et « une fulgurance d’étoiles », alors que de « sé- Hofmannsthal, renoncement et métamorphose. abandonné par la vie, thème récurrent dans ses pages juvéniles. vères harmonies se réveillaient ». Éditions Verdier poche, 384 pages, 9,80 euros. « Nous sommes faits de la même matière que les rêves », écrivait- il dans le Tercet sur la caducité. Des rêves qui « ouvrent les yeux La Grande Déesse de l’Âme n publiant son bel essai sur Hugo von Hofmannsthal, Jean- comme des enfants sous les cerisiers », affleurent en nous comme Encore adolescent, il avait scellé un pacte d’appartenance spi- Yves Masson sera-t-il parvenu à réhabiliter dans nos cœurs « le cours d’or pâle de la pleine lune qui s’apprête à traverser la rituelle avec un autre monde, ce monde très haut dont la mort est Eet nos esprits ce grand écrivain autrichien qu’on ne perçoit grande nuit ». À dix-huit ans, avait-il noté dans son journal, la messagère. Dans son journal, il note la phrase de Grégoire de plus guère que comme le librettiste de Richard Strauss ? Il faut le « D’aucuns comprennent la vie à travers l’amour. D’autres, à tra- Nysse : « Lui, l’amant de la beauté suprême, constatant que ce croire. Il faut l’espérer. Il nous fait com- qu’il avait vu était l’image de ce qu’il n’avait prendre et admirer dans les textes, bien sûr, en pas encore vu, éprouvait le désir de jouir de publiant le Lien d’ombre (la quasi-totalité des son image originelle. » Le jeune Hofmanns- poèmes de l’auteur de la Femme sans ombre), thal avait tourné le dos à la vie pour contem- mais aussi en tentant de dégager les lignes pler ce monde supérieur qu’il ressentait forces de sa personnalité tout en faisant tou- comme étant sa véritable patrie, car il voulait cher du doigt le sens de sa démarche poétique. se rattacher aux images originelles, éternelles, Hofmannsthal a été copieusement raillé par à tout ce qu’avait vu son regard précoce de Karl Kraus se moquant dans la Littérature poète. démolie, allégrement de son petit groupe (la « Il a aimé l’idée de la mort en même temps « Jeune Vienne ») avec lequel il a espéré en- que celle de la beauté et de la distinction : fait treprendre la Renaissance de la littérature au- typiquement autrichien », écrivit Thomas trichienne. Mann. « La mort est présente dans toute son Et pourtant, il a alors imaginé de nouveaux œuvre, même dans celle qui est légère, et déjà fondements à la poésie en instaurant le moi l’adolescent, le petit garçon à l’esprit princier au centre théorique de la création, en en fai- l’a définie en vers “la Grande Déesse de sant son sujet et aussi en faisant de l’écriture l’Âme”. Toute son expression mélodique et un moyen pour relater les mésaventures de ce pleine de grâce – dans la prose, dans le dia- moi divisé et blessé. L’échec du poète, la vo- logue, dans la poésie – est envahie par la lonté de son double Lord Chandos de renon- beauté de la mort. » cer à toute littérature est liée en partie à l’ef- Dans ses vers affleure une mort plaisante fondrement de l’empire habsbourgeois et à et belle, solennelle et sans terreur, accueillie l’effondrement simultané de la conscience avec un sourire. Il la percevait quand une d’une Europe fédératrice. Et s’impose ensuite feuille se détachait de l’arbre ou quand le la conscience d’un effondrement de l’idéa- chant des oiseaux s’éteignait. Il écoutait le lisme, auquel il ne renonce pas mais qui n’est bruissement de ses pas dans le cours léger des Collage inédit de René Burri. plus viable. Il suffit de lire les premiers vers de heures,DR dans le mouvement des saisons, Ces spectres, nos pensées : « Avide de tout anéantir, / Brûlant vers la réflexion. Moi, peut-être à travers le rêve. » quand les fruits mûrissent et tombent, quand l’enfance se trans- d’une lueur mortelle, / Consumant la vie, / Un génie flam- Rituels du rêve, déclamations du rêve, tels étaient ses poèmes, forme en jeunesse et la maturité laisse place au crépuscule. boyant/Rougeoie au fond de nous./Mais une épaisse couche de évocations de paysages fantastiques, images oniriques porteuses Quand les villes et les empires, après une période glorieuse, re- mauvaises herbes glacées / Qui enveloppe notre cœur / De son hu- de révélations insoupçonnées, de rapprochements inattendus, car tombent en cendres. Nous ne devons pas la fuir, disait-il, et pas midité luxuriante / Nous empêche de nous consumer… » De cet la poésie, comme le rêve, peut prendre son matériau partout. À même la combattre ; il faut seulement être capable de l’ac- empêchement-là naît la poésie moderne. ce sujet Broch citait la troisième strophe d’un poème célèbre, Le- cueillir, sans avoir le remords de ne pas avoir vécu. L’accepter Deux chapitres extraits de Vana Vanitas, un essai inédit de Pa- ben, Tram und Tod (Vie, rêve et mort), inspiré par la vitrine de sans faux-semblant, avec courage, car toute chose a son prix : trizia Runfola, l’auteur des Leçons de ténèbres et de Prague au la galerie d’art Neumann, sur la Michaeler Platz, devant le Café « Pour l’amour, la peine d’amour, pour le bonheur de la temps de Kafka (publiés par les Éditions de La Différence), ap- Griensteidl : « Celui qui dort dans l’herbe, crinière jaune, lèvres conquête, les fatigues infinies du cheminement, pour la hauteur portent un éclairage singulier sur l’art poétique d’Hofmannsthal rouges ? » Ces mots furent suggérés par l’enseigne publicitaire de plus grande de la connaissance, la force déclinante des sens, le qui permet de compléter ce que Jean-Yves Masson a entrepris de l’antiquaire Neumann. sentiment ardent, la désolation épouvantable. Et pour l’exis- nous transmettre. Par la suite, le théâtre devint pour Hofmannsthal l’espace pri- tence toute entière le prix est la mort… » disaient les vers de l’É- G.-G. L. vilégié entre la vie et le rêve : un territoire de fiction où la vérité ventail blanc. La brise de la grande Vienne mourante soufflait : intérieure peut enfin se révéler. Mais déjà dans les poèmes, il « Un grand nid instable sur la roche », comme il le dit dans un Crinière jaune, lèvres rouges s’adressait à un public particulier, le public du théâtre au moment article ; la magnifique Vienne ivre de sa propre agonie, qui ré- Sa précoce maturité intellectuelle guida le jeune garçon vers de la représentation. Un public capable de faire partie du rituel sonne dans la chanson populaire : « Es wird ein wein sein und un chemin particulier de la connaissance, pour qu’il puisse per- du rêve, d’être initié au cérémonial onirique des poèmes. mir wer’nnimmer sein » (« Le raisin est mûr mais pour moi il cevoir le caractère fantastique de la réalité et devenir poète. La fréquentation du théâtre, à laquelle l’incita son père, qui n’y aura plus jamais de vin »). La vie et le rêve s’interpénètrent toujours plus l’une l’autre. aimait tant la culture autrichienne, lui inspira ses drames en vers, Patrizia Runfola Leur enchevêtrement et leur confusion représentaient un grand dont il fournit un magnifique témoignage dans la Mort de Titien. Traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire Emmanuel Bove, « grand metteur en scène du malheur » olette qui avait découvert Bove et pu- peinture réaliste, minutieuse, voire naturaliste les impasses de l’accessoire, quand l’essentiel gens qu’il côtoie ne seront guère meilleurs que blié Mes amis, Rainer Maria Rilke qui de la société, on admirait ou l’on détestait. reste une énigme. C’est bien le paradoxe d’un ceux qu’il a connus et sa générosité autant que Cvoulut le rencontrer, Max Jacob qui ne Dans sa très grande diversité, cette œuvre univers réaliste mais irréductible à cette donnée, sa différence provoquent la suspicion et la haine. se départit jamais pour lui d’une « profonde nous frappe comme un coup dans la poitrine. d’une histoire simple mais pourtant énigma- De plus en plus évanescent au monde, frappé admiration » savaient bien ce qu’il avait Chaque lecteur rencontre « son » Bove. On peut tique dont il s’agit dans le Pressentiment. par la maladie, il renonce, dans l’angoisse com- d’unique. Car, s’il est une œuvre qui ne peut être fasciné ou pris d’un mouvement de répul- Ce roman, dépouillé à l’extrême de tout ef- mune à tous, à se battre. pas faire école, une œuvre sans héritiers, c’est sion. Peut-être les deux à la fois, mais il n’y a pas fet littéraire, est un des plus aboutis, selon les cri- Ce livre n’a en rien vieilli et, dans l’adapta- bien celle de Bove. Peter Handke, qui décida de moyen terme possible. Quand on plonge tères de l’écrivain lui-même, et, dirons-nous, des tion qu’en fait J.-P. Darroussin comme dans son de l’« éterniser » en le traduisant, notait que dans l’univers abominable qui nous est dépeint, plus « sympathiques » de cet auteur. Le person- interprétation, on retrouve la force d’un réa- cette écriture si limpide, si faussement mo- on se laisse submerger par le malaise ou l’on se nage principal, Charles Benesteau, est, une fois lisme jamais caricatural, tissé à l’étrange flotte- deste, n’existait pas avant lui et n’existerait réjouit de la force de cette écriture novatrice qui n’est pas coutume, un homme intelligent et at- ment d’un homme qui dérive peu à peu vers la pas après lui. C’est en effet sur un certain mal- balaie les frontières de l’objectivité et de la sub- tachant dans son étrangeté même. Arrivé à la mort. La discrétion et la générosité qui n’enta- entendu que s’est construite la réputation de jectivité, allie la lucidité froide, l’ironie et le goût cinquantaine, ayant pris conscience de la nullité ment jamais la lucidité de l’écrivain conviennent Bove trente ans près sa mort. On croyait trou- du détail grotesque à une étrange empathie pour de sa vie d’avocat de la grande bourgeoisie, de bien au comédien devenu réalisateur. ver un Beckett sans métaphysique, un exis- les pauvres hères qu’il dépeint. Bove touche à la médiocrité des siens, de la méchanceté et de la tentialiste sans idéologie, un individualiste ces parages « entre chien et loup », ces zones té- bassesse de son entourage, il abandonne « par Marie-Thérèse Siméon désabusé, une écriture blanche avant nébreuses que nous refoulons pour que la vie ne dégoût et par mépris » famille, amis et confrères l’heure… bref, un auteur exemplaire dont la devienne pas cauchemar. Il nous désoriente en pour aller vivre, anonyme, dans une rue popu- Emmanuel Bove, le Pressentiment, Éditions lucidité et le talent convenaient à notre brouillant les cartes, nous fait croire à l’objectif laire. Alors qu’il pense trouver le bonheur dans Le Castor astral, 2006, 158 pages, 13 euros. époque où la fatalité a la part belle. Dans les alors que tout est de l’ordre du subjectif, et les cette rupture avec sa classe sociale et la solitude, Voir également le film années trente, on y voyait au contraire une explications rationnelles nous conduisent dans la vie le ramène à la sinistre réalité. Les petites de Jean-Pierre Darroussin.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . IX LETTRES

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN Dire l’absence e poème naît d’une absence, du besoin impérieux de la dire Jacques Ancet analyse cette tentative de faire passer « une chiche ». Alors, aux dernières lignes : « L’absence / quelle absence en l’oblitérant, de faire vivre dans le langage ce qui n’est pas langue qui serait celle-là même de l’indicible », qui « ne cesse de et si peu lisible. » Lou qui n’est plus, ce qui se trouve hors d’atteinte. Mais quel traquer, comme jadis Jean de la Croix, l’impossible lumière où re- Le dossier de la revue Ici é là consacré à la poésie d’expression langage possède un tel pouvoir ? naître ». Elle manipule l’espagnol – plus exactement le porteño, française ici et là dans le monde concerne cet automne-hiver 2006 L’un des plus grands poètes argentins de notre époque, Juan la langue de Buenos Aires – en verbalisant des substantifs et des la Suisse romande : un autre paysage, dit Jacques Fournier. Il Gelman, a dû quitter son pays en 1975, juste avant l’arrivée de la adverbes (« tu âmes mon visage dessaisi ») ou en violentant la syn- s’ouvre avec le grand aîné Vahé Godel, suivi de Jean-Pierre Val- dictature. Celle-ci lui a tué un fils âgé de vingt ans et une belle-fille, taxe. Jacques Ancet, dont on sait les qualités de traducteur et de lotton, Alain Rochat, Brigitte Gyr, Jacques Tornay, Claude Dar- enceinte de huit mois lorsqu’elle fut arrêtée, assassinée juste après poète, nous restitue sans doute, comme il le dit, un texte autre, mais bellay (« Les villes ne gardent-elles, / longtemps après, / l’empreinte l’accouchement en prison. Suivant la coutume du régime, une fa- un très beau texte, fidèle au sens profond de la poésie de Juan Gel- des corps / qui se sont aimés ? »), Anne Bregani, Marc Tiefenauer. mille de militaires s’appropria l’enfant. C’est en 2000 seulement, man, tel que le laisse entrevoir la postface signée Julio Cortazar. Parallèlement sont présentées quelques maisons d’édition : Em- après de longues recherches, que Juan Gelman a retrouvé sa pe- « Contre les toiles d’araignée de l’habitude » est un texte écrit en preintes, L’Âge d’homme, La Dogana et l’atelier typographique tite-fille, âgée de vingt-trois ans. 1981 – donc avant la fin de la dictature : « Ce n’est qu’en lisant de Le Cadratin. Le numéro comporte ses autres rubriques habi- Il a beaucoup écrit dans son exil. L’Opération d’amour réunit manière ouverte, en laissant entrer le sens par d’autres portes que tuelles : création, avec Rodica Draghincescu, études, entretiens, la traduction de deux livres, Commentaires (1978-1979) et Cita- celles de l’armature syntaxique ou des images usées (…) qu’on ac- recensions… tions (1979), sous un titre repris à Thérèse d’Avila. Dans un en- cédera à la réalité du poème qui est exactement et littéralement la Les écrivains de Nouvelle-Zélande se partagent avec François tretien publié par la revue Europe en 2002, Juan Gelman parlait réalité de l’horreur, de la mort et aussi de l’espoir de l’Argentine Augiéras le sommaire d’Europe. Parmi eux, treize poètes sont re- de sa lecture des mystiques et disait : « Pour les mystiques, la forme de nos jours. » présentés, dont le plus âgé est né en 1922 et le plus jeune en 1966. de l’absence c’est Dieu ; pour moi c’est mon pays, mes camarades L’absence est autre pour Pascal Commère, qui vit sur sa terre Diverse dans leur écriture, leur vision du monde est assez unani- qui sont morts, une femme aimée, mes enfants, c’est-à-dire tout bourguignonne, autre aussi l’écriture qui l’exprime. Le cerf an- mement sombre : « Cela faisait longtemps, très longtemps / que ce qui est à la fois perdu et présent. » Les Commentaires et les Ci- noncé par le titre de l’ouvrage, Prévision de passage d’un dix-cors l’on rampait et se tortillait dans la nuit marécageuse » (Hone Tuw- tations dialoguent avec Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, avec au lieudit le Goulet du Maquis, n’apparaît qu’aux dernières pages ; hare). Signalons, outre les chroniques habituelles, un article de d’autres aussi : le « Commentaire LXIII » avec Van Gogh, il est d’ailleurs trois : « Héron d’envol disais-tu mais si lourd, trois Jean Albertini sur l’édition française des actes du Congrès de 1935 « comme écrivant des lettres / au silence ». C’est dans une langue cerfs là-bas sur champs gelés ». Quel est-il ? Peut-être le poème pour la défense de la culture. mystique que le poète s’adresse au pays perdu. La nostalgie ne le guetté, « deux yeux de feu entraperçus », après « avoir saisi langue quitte pas, « patrie collier / que nul ne peut m’arracher ». L’ab- et syntaxe ». Aussi, une illusion éphémère, « souffle du monde un L’Opération d’amour, de Juan Gelman, traduit et présenté par sence est souvent invoquée, en particulier dans les Commentaires, instant la ramure / portée loin en arrière ». Mais surtout « saut à Jacques Ancet. Éditions Gallimard, 2006. 162 pages, 17 euros. sous une forme qui lui donne un caractère concret, immédiat : jamais brisé », car le village désormais n’admet plus les bêtes à an- Prévision de passage d’un dix-cors au lieudit Goulet du Maquis, de « tout autour de moi grossissent les bêtes / minuscules / que ton douillers, qui éventrent « les poubelles personnalisées ». Il appa- Pascal Commère. Éditions Obsidiane (distribution Les Belles absence me donne à / manger », « absence / qui rassemble ta beauté raît bien triste et froid, ce village aux « maisons en proche parenté Lettres), 2006. 114 pages, 15 euros. comme un arbre / dans le mitan du jour ». L’impossible présence avec l’hospice » : décrépitude, existence dure à gagner, source fre- Ici é là, numéro 5, automne-hiver 2006. Maison de la Poésie de ce qui n’est plus se traduit dans une constante association-fu- latée, terre devenue poison, que Pascal Commère décrit – dé- de Saint-Quentin-en-Yvelines. 64 pages, 10 euros. sion d’opposés : « tristesse / comme récompense ou chanson », « je nonce – tout au long des dix parties du livre. La langue est sans pi- Europe, numéro 931-932, novembre-décembre 2006. trébuche / sur ce me vivre souvent de mourir / de toi ». tié : « ben quoi / la glaire au cul, l’impossible / primevère. Et / 384 pages, 18,50 euros. Sindbad est-il l’héritier Fallait-il republier spirituel d’Ulysse ? Michel Déon ?

Les Mille et Une Nuits, d’être son double dans une dimension strictement a sortie du dernier « Quarto » un lieu (les Trompeuses Espérances ou traduit et présenté par Jamel Eddine Bencheick humaine. Et le monde qu’il connaît au gré de ses consacré à un choix d’œuvres de Un taxi mauve), ou dans l’histoire (les et André Miquel. aventures maritimes n’en est pas moins un monde LMichel Déon peut étonner : les Poneys sauvages), ils laissent l’impres- « Bibliothèque de la Pléiade, fantastique, qui n’a rien à envier aux fables de la my- œuvres rassemblées sont disponibles en sion d’une construction hasardeuse, de Gallimard », tome II, 1 104 pages, 60 euros ; thologie que conte Homère. « Folio ». Pourtant les Éditions Galli- personnages artificiels, de pesanteurs tome III, 1 088 pages, 60 euros. Les similitudes entre les deux histoires sont assez mard ont souhaité faire l’hommage de (dans la pensée, le rythme) qu’une pre- nombreuses. Comme Ulysse, Sindbad navigue d’île ce volume « Quarto » à l’académicien mière lecture de jeunesse m’avait fait La Pensée chatoyante, en île, fait naufrage après des tempêtes, y découvre âgé de quatre-vingt-sept ans. Il serait fâ- prendre pour de la profondeur (ô dé- de Pietro Citati, des civilisations inconnues, des visions oniriques cheux que l’excellente collection ception ! lors de la relecture des Poneys traduit de l’italien par Brigitte Pérol. (comme celle de la Vallée des diamants et des pierres « Quarto » remplisse une vocation de sauvages !). « Folio » nº 4 453, précieuses), rencontre des monstres terrifiants, Pléiade du second rayon. Dans Un déjeuner de soleil, Déon 400 pages, 7 euros. comme l’animal aquatique « long de 200 coudées », C’est, en tout cas, pour nous l’occa- anticipe toute critique et se justifie, entre le poisson à tête de hibou ou l’oiseau Rokh dont les sion de lire ou de relire les textes de autres, d’écrire des romans datés : quel u commencement, il y eut une guerre. La poé- ailes peuvent cacher le soleil. Et comme Ulysse, il a l’écrivain qui connaît une sorte de pur- roman ne l’est-il pas ? écrit-il. Il n’a pas sie en Occident est fille de cette guerre. Une maille à partir avec un monstre cannibale dont il gatoire ante mortem. tort. Mais peut-être parce que la dis- Aguerre absurde et fratricide, manipulée par crève les yeux pour pouvoir s’enfuir, pas très loin au Après tout, en ces temps où la litté- tance est trop proche pour être perçue les dieux. Une guerre qui d’ailleurs n’a jamais divisé fond de Polyphème le cyclope. La caverne des mou- rature ne s’est jamais tant prise au sé- comme historique, on s’agace de cette le monde grec. Et c’est justement l’homme qui a dé- rants lors de son quatrième voyage rappelle aussi la rieux, alors que son audience décroît atmosphère surannée, de l’écriture, qui, couvert le subterfuge pour pénétrer dans Troie et la descente dans les profondeurs de l’Hadès qu’entre- (voir les déclarations tonitruantes de cherchant le raffinement, trouve sou- détruire qui devient ensuite le héros d’une intermi- prend l’illustre Grec. Cependant, le marin arabe ne C. Angot ou la formule ironique du film vent la pompe, de la quincaillerie des nable circumnavigation. Le périple qu’il a accompli se retrouve pas dans un lieu évoquant l’âge d’or et, les Amitiés maléfiques empruntée à rêves et des prémonitions qu’on ne par- ensuite dans l’Odyssée d’un bout à l’autre de la Mé- parfois, ses rencontres sont on ne peut plus plau- Karl Kraus : « Pourquoi certains écri- donne qu’aux surréalistes. diterranée est la cartographie d’un univers mythique. sibles, comme celle d’un roi indien. Mais la poésie la vent-ils ? Parce qu’ils n’ont pas assez de Le dernier récit, Cavalier, passe ton Celui qu’explore Sindbad dans les Mille et Une Nuits plus débridée domine dans l’un et l’autre cas, avec caractère pour ne pas écrire. »), on ne chemin !, renoue avec le charme des pre- est de même nature, à cette seule et décisive diffé- l’île-baleine des Mille et Une Nuits ou l’île d’Aiaié peut qu’accueillir avec sympathie un de miers récits, évoquant l’Irlande par une rence qu’il est désormais soumis aux lois de l’islam. où se trouve la demeure de l’aurore dans l’Odyssée. ces « hussards » qui prennent « la litté- série de tableaux et de personnages qui Ce Sindbad est un simple négociant de Bagdad qui L’épopée épicière de Sindbad dérive en partie de rature comme un plaisir plus que suggère l’influence de Nicolas Bouvier. espère faire de fructueux bénéfices en prenant la mer l’épopée déconcertante d’un Ulysse qui, bien qu’aidé comme un devoir » (F. Marceau). Les petits textes illustrés finaux pour vendre ses marchandises en des terres loin- par Athéna et d’autres dieux, commet des erreurs Les deux premiers récits (Thomas et étaient-ils nécessaires ? Outre que les taines. Ulysse est un héros et, de surcroît, le descen- que même le très pragmatique négociant musulman l’infini et la Chambre de ton père), dont illustrations sont de mauvaise qualité, dant d’Hermès. n’aurait pas faites. Dans l’un et l’autre livre, sont le héros est un enfant, ne manquent pas c’est un bric-à-brac de frissons méta- Mais quelle que soit son origine divine, Pietro Citati mises en scène les grandeurs et les misères de l’esprit de charme. Mais avec les romans, les physiques de convenance, de marivau- nous rappelle qu’il n’est qu’un homme ordinaire qui humain capable d’accomplir des exploits extraordi- choses se gâtent : il apparaît à l’évidence dages divers et de réminiscences « se contente d’avoir une passion pour la ruse et la naires, mais aussi de se leurrer gravement et d’en- que Déon ne sait pas créer un person- mythologiques et antiques de bazar chic. mystification ». Il y a aussi chez Ulysse une qualité traîner les hommes à leur perte. Ulysse rentre à nage. Ce sont des stéréotypes donnés Si l’on ne peut douter que la paru- particulière qui est sa « rhétorique de miel » et son Ithaque pour retrouver la fidèle Pénélope, et Sind- une fois pour toutes, sans évolution, tion de ce volume attire l’attention de don extraordinaire pour la narration. Citati fait ob- bad a la joie de finir ses jours en toute quiétude dans sans surprises, auxquels on ne croit pas, nouveaux lecteurs, il est moins sûr qu’il server : « Comme Shéhérazade, Ulysse raconte la la Cité de la paix. Cette littérature, qui donne sa auxquels on ne s’attache pas. Les permette maintenant une réévaluation nuit : une nuit « incommensurable », qui échappe aux chance à l’esprit d’entreprise de l’être et a formé femmes sont forcément belles, sottes, positive de l’œuvre de Michel Déon. limites de ce que les dieux ont fixé ; un sommet au- l’imaginaire des navigateurs jusqu’à nos jours, est inconséquentes, les hommes, aventu- Marianne Lioust delà de toute règle, de toute norme, de tout temps. » d’abord l’histoire d’une conquête de l’espace des riers ou artistes, forcément grands sé- Ce qui est sûr, c’est que Sindbad est tout aussi rusé peurs, des monstruosités et de la mort. ducteurs, blasés, intelligents. Œuvres, de Michel Déon, « Quarto » et opportuniste qu’Ulysse. Il donne le sentiment Gérard-Georges Lemaire Que les romans s’enracinent dans Gallimard, 1 355 pages, 30 euros.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . X LETTRES Deux lectures d’Ibn Khaldun À la suite de la parution du premier volume des œuvres d’Ibn Khaldun dans la Bibliothèque de la Pléiade, les études sur le penseur maghrébin se sont multipliées. Elles visent à préciser l’apport de l’œuvre d’Ibn Khaldun à la construction des sciences sociales, tout en veillant à en contextualiser le contenu et la signification.

’ouvrage d’Abdesselam Cheddadi, Ibn tivités de juristes, à l’enseignement, mais sur- hommes sera un point de départ. Or Ibn Khal- revêt une grande importance, non peut-être Khaldun. L’homme et le théoricien de tout à une entreprise qu’il décrivait comme dun remarque qu’un État et un souverain pour étudier toutes les sociétés, comme le dé- Lla civilisation, se veut à la fois présen- « entièrement neuve ». s’avèrent aussitôt indispensables pour que sirait lui-même l’auteur, mais pour com- tation de l’homme et de l’œuvre, mais aussi Sans jamais s’adonner aux facilités d’un cette socialité ne dégénère pas en une rivalité prendre les réalités des sociétés musulmanes une réflexion personnelle sur la place d’Ibn déterminisme simple, Cheddadi cerne alors destructrice. Le rôle du souverain reviendra anciennes voire modernes. Elle permet aussi Khaldun au sein de l’anthropologie moderne. les éléments personnels d’une démarche in- alors au représentant du clan doté du plus fort de jeter un regard croisé sur l’Europe de Il décrit d’abord le parcours personnel origi- tellectuelle unique à l’époque et qui ne ré- « esprit de corps », un concept créé à cette oc- l’époque, chose à laquelle se livre avec bon- nal de l’historien au sein du contexte politi- pondait absolument pas à un besoin particu- casion pour comprendre le fonctionnement heur Krzysztof Pomian dans son essai Ibn quement troublé du Maghreb du XIVe siècle. lier de la société musulmane. Homme de du pouvoir mais aussi son origine : la civilisa- Khaldun au prisme de l’Occident : l’origina- Face à ces troubles, les mondes sociaux et re- grande culture sans avoir jamais adopté une tion rurale, tribale et bédouine. Ainsi un mou- lité de la démarche historienne du penseur ligieux de l’époque connaissaient, eux, une as- spécialité particulière, voyageur à l’attention vement régulier porte-t-il les tribus dotées maghrébin par rapport aux historiens euro- piration à la tranquillité s’inscrivant dans une quasi ethnographique, Ibn Khaldun se lança d’esprit de corps, de la civilisation rurale vers péens figés dans la chronique des règnes, des spiritualité modérée et traditionnelle. Ces dans une construction intellectuelle élaborée la civilisation urbaine, espace d’abondance, villes ou des papes n’en ressort qu’avec plus deux dynamiques contradictoires expliquent avec une méticulosité perceptible à travers les de luxe et de science. La conception d’Ibn de netteté. sans doute un déclin économique et culturel nombreux remaniements de son œuvre ma- Khaldun décrit alors un phénomène cyclique : Baptiste Eychart dont Ibn Khaldun était bien conscient. jeure, la Muqqadima. Il s’agissait pour lui de le souverain et le clan portés au pouvoir Conscient car, durant une partie de sa vie créer une « science nouvelle », une science de s’amollissent dans une vie urbaine dissolvant Ibn Khaldun, L’homme et le théoricien (1332-1406), il avait pu en observer la réalité l’histoire dont les concepts majeurs sont sui- l’esprit de corps, jusqu’à ce qu’ils soient chas- de la civilisation, d’Abdesselam Cheddadi. maghrébine, logé à l’intérieur des cercles vis de près dans une deuxième partie de l’ou- sés par un nouveau clan rural plus soudé et Éditions Gallimard, 523 pages, 30 euros. mêmes du pouvoir royal. Cependant Ibn vrage de Cheddadi consacrée à son œuvre mobilisé. Ibn Khaldun au prisme de l’Occident, Khaldun fut plus observateur qu’acteur des théorique. Cette théorie générale aura ses pos- Cette conception faisant succéder la dégé- de Krzysztof Pomian. événements, et il choisit finalement le départ tulats : ainsi le caractère nécessairement social nérescence à la naissance, à la manière d’un Éditions Gallimard, 233 pages, pour l’Égypte, où il put se consacrer à des ac- de la vie humaine garantissant la survie des organisme vivant, doit beaucoup à Aristote et 13,50 euros.

CHRONIQUE DE MICHEL ONFRAY À propos de Hegel et Haïti Du droit Lettre de Pierre Franklin Tavares à Jean Ristat

à disposer otre éditorial du 7 octobre dernier, Une autre lecture conscience ordinaire (étapes de maturation du sujet) jusqu’à de la philosophie des Lumières, a fixé mon attention. sa formation philosophique ultime. La conscience y est en ef- VEt pour deux raisons principales. La première tient à la fet à elle-même son propre objet de parcours. C’est pourquoi d’une âme qualité de votre compte-rendu de publication de l’ouvrage de Hegel parle de ce livre comme la « science de l’expérience de Susan Buck-Morss, intitulé Hegel et Haïti paru durant l’été la conscience ». Autrement dit, la Phénoménologie de l’esprit a mère n’eut pas de mère. Du moins, elle fut aban- 2000. Or, et c’est la deuxième raison, vous me mentionnez sur n’est pas un livre ou un manuel d’histoire et moins encore donnée par la sienne. Je n’eus donc pas de grand- ce thème de prédilection que Jacques d’Hondt (une relation s’apparente-t-elle aux Leçons sur la philosophie de l’histoire Mmère, de ce fait abandonné moi aussi par elle… ancienne) a le premier attesté (indiqué) lors de ma soutenance de Hegel. Peut-on reprocher à un écrit phénoménologique de Les circonstances de cette violence généalogique restent de thèse, puis que j’ai moi-même ouvert, exploré, approfondi ne pas être un manuel d’histoire ? Au reste, comme en témoi- floues car l’enfant fut enlevé à la garde de ma grand-mère, et, du moins le crois-je, totalement expliqué. Cependant, vos gnent certains de mes travaux, la Phénoménologie de l’esprit un abandon forcé, contraint donc. La morale d’alors commentaires attribuent indûment à Susan Buck-Morss l’une aborde la Révolution de 89 et l’insurrection victorieuse des es- condamnait son histoire amoureuse, ou de corps, mais c’est de mes thèses les plus connues : la révolution de Saint-Do- claves, mais (conformément à son objet) sous la forme de « fi- la même chose, avec un ouvrier espagnol pendant que son mingue et la naissance d’Haïti – comme double événement – gures de conscience ». C’est au lecteur avisé de retrouver, sous époux se mourait lentement à l’hôpital – de quoi ? – puis- ont été la principale source historique (mais non unique) de ces figures de conscience, les époques, les périodes et les évé- qu’il lui fallut plusieurs années pour rendre l’âme. la célèbre « figure de conscience » intitulée Domination et ser- nements historiques. C’est en ce sens que j’ai affirmé que la fi- Dès lors, ma mère connut les fausses mères, les mères de vitude de la Phénoménologie de l’esprit, figure improprement gure de conscience Domination et servitude avait certes plu- substitution, les mères nourricières, enfin tout l’attirail des appelée (comme l’a souligné Alexandre Kojève) « la dialec- sieurs sources (Ancien Testament, Hercule, Spartacus, etc.) mères qui n’en sont pas. Pour ma part, je connus enfant une tique du maître et de l’esclave ». Cette conception a d’abord mais que la source principale a été l’ouvrage de l’abbé Ray- grand-mère qui n’en était pas une et découvrit les familles pris forme dans ma thèse de doctorat (Paris-I-Sorbonne, 1989) nal, Histoire philosophique des établissements européens dans mercenaires vivant de placements d’enfants apportés, gar- et, mûri par d’autres recherches, conférences et publications, les deux Indes, où Raynal et Diderot, pour la première fois, dés, exploités, battus, déplacés, remportés, replacés, jusqu’à a trouvé son point d’achèvement doctrinal et théorique dans annoncent la victoire future d’un esclave noir sur son maître, ce qu’ils fondent une famille à leur tour… L’affection une communication faite au Collège de France le 19 janvier dans le monde noir. On le sait, plus tard, Toussaint Louver- n’était pas toujours obligatoire, il s’agissait d’un métier. 1996 : le Jeune Hegel, lecteur de l’abbé Raynal ou Hegel phi- ture saluera le caractère prémonitoire de cet ouvrage, signe Fils d’une femme abandonnée qui tâcha de s’arranger losophe antiesclavagiste. annonciateur, l’augure avéré de son surgissement et de son de cette malédiction en m’envoyant quatre ans dans un or- Sur tous ces travaux, des chercheurs honnêtes rendent fi- rôle dans l’histoire. C’est à Berne (où il était précepteur chez phelinat l’année de mes dix ans, je suis un peu plus que dèlement compte de mes travaux. Par exemple, le dernier ou- les Von Steiger) que le jeune Hegel trouvera dans la belle bi- d’autres sensible au problème de l’accouchement sous X vrage publié du professeur Amady Aly Dieng, Hegel et bliothèque familiale cet ouvrage qu’il lira avec une grande at- – que je condamne. Certes il existe des familles nourricières l’Afrique noire, le reconnaît dès la première page, notamment tention, et grâce auquel il prendra toute la mesure de l’escla- excellentes – toutes aujourd’hui –, des adoptions avec des à propos de la relation entre Hegel et le géographe Carl Bit- vage et la traite modernes, et s’opposera à ces horreurs avec parents magnifiques, des couples généreux au-delà de toute ter. Il n’en va pas de même de Susan Buck-Morss, notamment une véhémence presque jamais égalée à son époque, allant jus- limite, altruistes au dernier degré – j’en connais –, mais rien sur la question où vous estimez, reprenant ces affirmations, qu’à avoir les mots les plus durs qu’il prononcera jamais n’efface le traumatisme d’avoir été jeté, non désiré, écarté, qu’elle « va plus loin » que mes travaux, qu’elle limite elle- contre le christianisme autoritaire. Susan Buck-Morss igno- même par des parents nouveaux doués de tous les talents même (en toute méconnaissance de cause) à un article, celui rait cette relation entre Hegel et Raynal, mais elle aurait dû la amoureux. sur Hegel et l’abbé Grégoire, dont j’ai par ailleurs été le pre- voir dans ma thèse de doctorat, si comme (elle l’affirme) elle Accoucher sous X, c’est s’accorder tous les droits au nom mier a dévoiler la parenté intellectuelle jusque-là cachée. l’avait lue et mieux encore étudiée. Cette relation entre Hegel de son confort, de son bien-être, de son caprice, de son petit Pour bien situer le cadre de mes remarques, je voudrais re- et Raynal (et Diderot) à propos de l’esclavage et du commerce moi minable ; c’est également les dénier absolument à un venir sur trois citations controversées que vous faites à pro- triangulaire (deux phénomènes distincts mais continus), je la enfant, autrement dit, l’être le plus démuni de droits tant les pos de l’ouvrage de Susan Buck-Morss. lui ai dévoilée, un semestre après la parution de son livre au adultes s’en croient propriétaires comme ils possèdent un Premièrement, dites-vous : « À aucun moment dans son cours de l’été 2000. En effet, au début de l’année 2001, alors chien ou un chat. Le droit d’interdire le droit d’un autre grand ouvrage (Phénoménologie de l’esprit), Hegel ne parle que je ne la connaissais pas encore, elle m’écrivit une lettre fort n’est pas un droit. Toute situation dans laquelle un être s’ar- de la Révolution française et de la révolte de la colonie fran- élogieuse, se réjouissant d’avoir obtenu mon contact par l’in- roge tous les droits tout en les déniant aux plus faibles défi- çaise de Saint-Domingue en 1791. Il ne pouvait pas ignorer termédiaire de Jacques d’Hondt et m’invitant à prononcer nit le tyran. Une mère accouchant sous X à l’heure de la qu’en 1794 la République française avait reconnu l’abolition une conférence dans son université. Pour la remercier de son contraception et de l’avortement remboursés par la Sécu- de l’esclavage sur l’île (et que), en 1801, Toussaint Louverture initiative et entretenir le débat d’idées, je lui fis parvenir, en rité sociale tue l’âme de son enfant auquel elle laisse son devient gouverneur de Saint-Domingue et rédige une Consti- retour, le texte de ma conférence sur les rapports entre le jeune corps sa vie durant avec pour seule perspective métaphy- tution. « Les esclaves obtinrent par la force leur reconnais- Hegel et l’abbé Raynal (et Diderot). Dès lors, elle s’est enfer- sique de pleurer ce deuil impossible. sance par les Blancs d’Europe et d’Amérique. » Quel formi- mée dans un profond mutisme que n’annonçait pas le contenu Michel Onfray dable contresens ? Car, est-il besoin de le rappeler, l’objet de de sa lettre. Et pourquoi donc ? Relisez l’article sur Hegel et la Phénoménologie de l’esprit est de décrire le parcours de la Suite page XII

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . XI ARTS

Suite de la page XI Raynal, alors vous comprendrez. Elle dut prendre conscience des limites de son approche et de leur caractère erroné. En Les secrets de Milshtein outre, concernant mon article sur Hegel et l’abbé Grégoire : Question noire et Révolution française, elle fera la même er- onnaissez-vous Zwy Milshtein ? Ce peintre-sculpteur- l’ambition des lieutenants » ; « Auxerre et Kluj »… Une femme reur qu’avec la Phénoménologie de l’esprit. En effet, elle y poète est un artiste total et génial. Entrer dans son univers alanguie et nue sur un lit s’amuse d’être observée par une galerie cherchera autre chose que ce que l’article se propose de trai- Cfou et fantasmagorique, c’est toucher du doigt l’essence d’hommes et d’animaux concupiscents, un chat « boulgakovien » ter. Dès lors, ne trouvant pas sa visée, elle croira me « dépas- slave, la recueillir dans un verre à vodka et la boire cul sec, les est prêt à nous raconter une histoire ou à se transformer en dia- ser », sans avoir pris la précaution de rechercher mes autres larmes aux yeux et le sourire aux lèvres. blotin, un petit garçon des jeunesses hitlériennes tient en laisse un publications. Il s’agit d’une constante méthodologique chez Milshtein est né dans la ville moldave de Kichinev en 1934. En- crocodile, des trains partent au loin… L’univers expressionniste elle. Par ailleurs, contrairement à ces dires, ce n’est pas à par- core roumaine, elle passe sous contrôle soviétique en 1945. Le pays de Milshtein est peuplé de monstres et de madones, d’œufs sur le tir des « revues et journaux de l’époque » que Hegel a forgé change donc de visage, tout comme le petit Milshtein qui part en plat et de verres de vin, de visages, de milliers de visages qui nous Domination et servitude. L’admettre, c’est se méprendre sur 1947 en Israël avec son frère et sa mère : « On nous a demandé de attirent et nous hantent : « La seule chose dont je me souvienne, toute la réflexion de Hegel relatif à l’esclavage, notamment jeter tous nos papiers à la mer pour ne plus avoir d’identité, nous c’est le récit de ma mère décrivant son arrestation. Et la seule antique, amorcée dès sa prime adolescence avec son fameux qui avions tellement de mal à en avoir une. Je ne m’appellerai plus qu’elle se rappelait, c’est les yeux de mon père. Son dernier re- texte Sur la religion des Grecs et des Romains. L’affirmer, c’est Grischa mais Zwy. Là, un rideau de fer est tombé sur mon passé », gard à travers les larmes. Est-ce pour cela que je peins des visages, délibérément réduire la vaste et si riche problématique de He- écrit-il. Il poursuit son apprentissage artistique en Israël auprès que des visages ?… » Ce voyage immobile, on le fait avec Milsh- gel. Le diffuser, n’est-ce pas méconnaître la bibliographie afri- des peintres Raitler, Avni, Ardon et Mokadi, puis s’installe défi- tein non sans émotion et l’on se remémore, à la vision de ses pein- caine et américaine de Hegel ? Jacques d’Hondt et moi avons nitivement à Paris en 1957 où il devient l’un des plus jeunes tures, un extrait d’un poème de Blaise Cendrars qu’il aurait pu souligné la place des revues et des journaux de l’époque dans membres de l’École de Paris. Et voilà que Milshtein décide au- s’approprier : cette affaire. Susan Buck-Morss en exagère la portée. En la jourd’hui de soulever le « rideau de fer » de son passé à travers la matière, par exemple, le cursus de Hegel au Stift de Tubingue, formidable exposition qu’est « Boîte à secrets », un retour sur les « J’ai déchiffré tous les textes confus des roues et j’ai notamment ses cours sur l’histoire et ses lectures personnelles, années « oubliées » 1936-1946 pendant lesquelles il a recherché rassemblé les éléments épars d’une violente beauté est plus déterminant. son père disparu, déporté par les dirigeants russes, sillonnant avec Que je possède En conséquence, mais nul ne peut vous en faire le reproche, sa mère et son frère l’Union soviétique entre mer Noire et mer Et qui me force. » ce que vous affirmez, après Susan Buck-Morss, à propos des d’Aral, échappant ainsi par miracle aux nazis. sources de Hegel sur Domination et servitude est totalement Les boîtes à secrets présentées sont nourries de ce voyage aux Aurélie Serfaty-Bercoff erroné. En effet vous dites, deuxième argument : « Mais Su- accents nocturnes, de rencontres de hasard, de regards capturés san Buck-Morss s’interroge d’où naquit l’idée hégélienne d’inconnus. Elles nous happent, nous amusent et, par un jeu cou- Exposition Zwy Milshtein, « Boîtes à secrets », galerie d’une relation entre maîtrise et servitude ? On devine qu’elle lissant, révèlent des histoires secrètes, des faces cachées : La Réserve, 50, rue d’Hauteville, 75010 Paris (tél. : 01 45 23 31 52), va réfuter la conception de l’histoire officielle de la philoso- « L’avant-garde et le train fantôme » ; « La femme du colonel et jusqu’au 31 janvier 2007. phie selon laquelle Hegel va s’inspirer des écrits d’Aristote et de Fichte. Elle montre, à la suite de Pierre Franklin Tavares, que Hegel avait lu l’abbé Grégoire, le plus ardent défenseur d’Haïti. Mais elle va plus loin, en suggérant l’idée que la dia- lectique du maître et de l’esclave a pu éclore à Iéna, entre 1803 et 1805, à la lecture des revues et des journaux de l’époque. Elle fut élaborée délibérément dans ce contexte. » L’abbé Gré- goire et son entourage ont influencé Hegel, mais plutôt sur la question de l’accès à la culture des Nègres. Troisièmement, vous ajoutez : « Dans la période qui va suivre, Hegel va abandonner ses positions révolutionnaires et développer des théories eurocentristes, conservatrices, racistes, allant jusqu’à évoquer l’Afrique comme “une terre d’enfants traversée de barbarie et de sauvagerie”. Il écrira par exemple que “la servitude et la tyrannie sont dans l’histoire des peuples un degré nécessaire” ». Mais Hegel n’était pas raciste. C’est ce dont témoigne toute sa relation avec le cercle d’amis de l’abbé Grégoire, attesté lors de voyage à Paris, et à propos du- quel j’ai procédé aux enquêtes en ayant même recours aux fiches de la police de l’époque. En outre, Susan Buck-Morss semble l’ignorer, dans la Phénoménologie de l’esprit en par- ticulier, Hegel a détruit et même complètement ruiné les ar- guments racistes et racialistes qui prévalaient à son époque, notamment par sa critique acerbe et moqueuse de la « phré- nologie » de Gall. Concernant l’Afrique chez Hegel, j’ai mon- tré dans mes recherches doctorales deux points capitaux : He- gel n’est l’auteur d’aucun des textes incriminés sur l’Afrique, dont on lui attribue la paternité. Il a été jugé à partir d’apo- cryphes. Même Karl Marx ne s’en était pas aperçu. C’est pourquoi, placé devant une telle réalité, j’ai recomposé (après huit années de recherches) tout l’itinéraire africain de Hegel, à partir de ses propres écrits et sa bibliographie africaniste, pour la restitution de laquelle j’ai même dû préparer une li- cence d’histoire à Paris-I. Mais s’agissant de la fréquente ac- cusation de racisme dont Hegel fait l’objet, empruntons-lui une formule qui vaut toujours : « Donner la gale à autrui pour avoir le plaisir de le gratter. » Au demeurant, ma communi- cation sur Hegel et l’Égypte antique avait en épitaphe une for- mule clairement antiraciste de Hegel. DR Pierre Franklin Tavares Milshtein, sans titre. Pagès ou le cirque de l’imaginaire n savait que Bernard Pagès était un bon de grands bidons d’essence et un écheveau de fils tées) ou les tours obliques engendrées entre 2004 en fer-blanc ou des boîtes rouges et blanches écra- sculpteur. Avec l’exposition qui est ac- de fer, est un manifeste triomphal de sa dé- et 2006 (le Dévers aux frisottis, Hommage à Toni, sées, avec des bases faites de produits industriels Otuellement présentée au musée d’Art mo- marche : il est resté fidèle aux principes matéria- le Dévers aux falbalas, le Dévers en zigzag) qui mis au rebut. Ce qui frappe dans cette rétrospec- derne et d’Art contemporain de Nice, on sait dé- listes de « Supports-surface » tout en dilapidant sont de drolatiques variations sur un thème ar- tive, c’est à la fois la prodigieuse constance de ce sormais qu’il est un grand sculpteur. Tout a com- à son aise l’héritage du nouveau réalisme et celui chitectonique – la tour penchée – auquel sont ad- sculpteur qui n’a jamais dévié de son credo artis- mencé avec une œuvre de vingt-sept mètres de de tous les grands courants qui ont joué un rôle jointes toutes sortes d’éléments matériels et chro- tique et qui n’a jamais cessé de leur donner des long, l’Arête ouverte, qui avait été présentée au dans la sculpture moderne. Tout en faisant matiques, parfois aussi en procédant par évide- apparences nouvelles et de surprenants dévelop- musée d’Art contemporain de Bordeaux en 1984. preuve d’une véritable hardiesse dans l’usage des ment, qui en modifient l’apparence comme pements. S’il y a toujours une bonne dose d’hu- Destinée au musée de Nice, elle ne pouvait y en- matériaux (les plus nobles voisinant avec les plus autant d’altérités sur une forme pure. Pagès se mour dans ces ouvrages, il y a aussi en elle une trer d’aucune manière. Les choses en sont restées vils), dans la distorsion des formes, dans la com- plaît à placer ses Cariatides dont la pointe est force et une densité qui en imposent et qui dé- là pendant une décennie. Puis l’artiste l’a débitée binatoire d’éléments disparates, Pagès préserve peinte en bleu sur un socle circulaire en paille ou passent les complicités du goût présent. Là où en neuf parties pour la remonter dans la salle qui sa part de classicisme au fond de son cœur. L’an- à entasser des lettres en béton peint en bleu à leur tout est nécessairement pondéreux et envahissant, devait l’accueillir. En la remontant, il l’a tant si cien et le nouveau font donc bon ménage dans des base. Il aime par-dessus tout donner naissance à Pagès a trouvé une écriture dans les trois dimen- bien modifiée qu’il en a résulté une œuvre inédite. créations telles que les Cariatides (ce sont, pour une sorte de cirque de l’imaginaire où ses sculp- sions qui est d’une invraisemblable finesse et Ce gigantesque fossile en acier nu ou peint, récu- l’essentiel, des poutres de fer soumises à des tor- tures sont placées dans des porte-à-faux vertigi- d’une intelligence infinie. péré ou élaboré par les soins de l’artiste, intégrant sions qui les transforment en flammes tourmen- neux ou cocasses, avec des empilements de sceaux Juliette Karolis

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . XII ARTS Yves Klein, un farceur de la grande espèce

ves Klein avait été statufié par la grande exposition de avec un sérieux indestructible. cain ! Le président du jury, Hammacher, se fâche tout de même 1983 organisée par le musée national d’Art moderne qui La cause est entendue : Rauschenberg, dont les Combines sont quand il est question d’attribuer le grand prix à Rauschenberg Yrécidive aujourd’hui : vingt-trois ans après, il faut bien présentées à côté de l’exposition Klein, est un immense artiste. qui n’a qu’une seule pièce dans les Giardini. Qu’à cela ne tienne, informer les nouvelles générations. Un effort est fait en faveur Ce néo-dada a non seulement été le précurseur du pop art au les Américains transportent en catastrophe, à l’aube du 19 juin, des 6-10 ans, qui peuvent entendre des commentaires adaptés milieu des années cinquante mais il a aussi été le pionnier de trois œuvres supplémentaires dans le pavillon américain. Rau- en s’installant dans les mini-divans sonorisés jalonnant le par- l’intégration de la photographie dans la peinture pour renou- schenberg est consacré le jour même. Dans le catalogue, Solo- cours. C’est très bien, mais complètement dépourvu de distance veler et revigorer cette dernière, qui en avait alors bien besoin. mon a déjà écrit que « chacun sait que le centre de l’art mondial par rapport au sujet. Klein n’est plus une statue : il est devenu Tout le monde sait que c’est le grand prix de peinture attribué est passé de Paris à New York ». Du point de vue des rapports une divinité pour laquelle les grands prêtres du Centre Pompi- à Rauschenberg par le jury de la XXXIIe biennale de Venise, de forces, rien de plus vrai. dou recommandent une dévotion extasiée. On oublie que Klein, en 1964, qui a marqué l’effacement de Paris au profit de New Jean-Luc Chalumeau dont les intuitions géniales ont largement précédé l’art concep- York sur la scène internationale, mais une question demeurait tuel international, était aussi un farceur. Mon amie Iris Clert, posée : cet événement, qui fit l’effet d’un tremblement de terre sa première marchande, en a souvent témoigné. dans le milieu de l’art français, a-t-il été ou non prémédité et or- Yves Klein, Elle l’avait vu arriver dans sa minuscule galerie de la rue Vis- ganisé par les responsables américains ? Centre Pompidou, jusqu’au 5 février 2007 conti un jour d’octobre 1956 : il apportait un petit tableau, lisse Le catalogue donne la réponse grâce à une enquête très et orange, qu’il nommait Proposition monochrome. Iris n’était fouillée de Jean-Paul Ameline (« Comment les Combines de À l’occasion de cette rétrospective (la seconde dans son his- guère convaincue, mais intriguée par l’énergie de ce jeune Rauschenberg ont conquis l’Europe : essai d’histoire culturelle, toire !), le Centre Georges Pompidou a publié un catalogue re- homme qui la harcelait de coups de téléphone, elle se rendit à 1958-1964 »), qui est édifiante. C’est en novembre 1963 que Mi- marquable qui peut être regardé comme une somme sur l’his- son « atelier », une salle de judo du boulevard de Clichy. Yves chael Barjansky (attaché culturel de l’ambassade des États-Unis toire de cet artiste. Yves-Alain Bois, Camille Morineau, Lau- Klein était un judoka de haut niveau, et il n’y avait aux murs à Rome) et Alan Solomon (commissaire pour les USA) ren- rence Bertrand-Dorléac sont quelques-uns des auteurs qui ont que des monochromes noirs, jaunes, orange : Iris Clert comprit contrent à Venise Mario Marcazzan, président de la contribué à ce travail. La partie la plus passionnante est sans qu’il peignait simplement les nuances des ceintures. Elle fut sé- XXXIIe biennale. Il s’agit de présenter l’art américain non seu- doute celle qui le rétablit dans son époque, avec sa relation à la duite par l’unité de cette personnalité hors du commun et lement dans le pavillon officiel des Giardini, mais également photographie et au cinéma et le dossier de la presse qui n’est pas l’adopta : c’est elle qui lui conseilla de choisir Pierre Restany dans un autre lieu. Solomon a le projet d’une grande exposition restée indifférente devant son travail. Par ailleurs, la collection comme critique attitré. C’est elle qui prit le risque de la fameuse réunissant plusieurs artistes, dont Rauschenberg. Il a jeté son Découvertes chez Gallimard propose une excellente initiation exposition du vide, en 1958, en payant la location de gardes ré- dévolu sur des locaux désaffectés de l’ex-consulat des États- à sa démarche dépeinte par Denys Riout. Enfin, on doit rappe- publicains. Ces militaires en grande tenue devant la porte d’une Unis. Rauschenberg serait en vedette, avec vingt-deux œuvres, ler la parution récente d’une étude savante de Nicolas Charlet, galerie où il n’y avait rien à voir, était-ce une farce ou fallait-il dont quatorze Combines. On ne décide rien à ce moment. En qui analyse sa prose avec beaucoup de discernement. prendre l’événement au sérieux, à la manière de Restany le pré- mars 1964, l’United States Information Service fait part à Mar- G. F. sentant comme « la quête picturale d’une émotion extatique et cazzan de la décision américaine d’affecter les locaux de l’ex- immédiatement communicable » ? consulat à une partie de la sélection américaine. C’est la crise : Yves Klein, Corps, couleur, immatériel, IKB existait déjà (le bleu Yves Klein), mais on ne le voyait Marcazzan rappelle que seuls peuvent concourir pour les prix Centre Pompidou, 320 pages, 39,90 euros. pas ; du moins pas encore : les invités au vernissage ignoraient les artistes représentés dans les pavillons officiels. Les Améri- Yves Klein, l’Aventure monochrome, que le peintre avait ajouté au cocktail un produit colorant les cains menacent alors de se retirer complètement de la biennale Denys Riout, Découvertes, Gallimard, 128 pages, 13,90 euros. urines en bleu. Si bien que chacun vit jaillir un peu plus tard, et c’est sous leur pression qu’il est finalement convenu, trois se- Les Écrits d’Yves Klein, Nicolas Charlet, Transédition, dans son intimité, un monochrome bleu éphémère. Klein fut en maines avant le vernissage, qu’une œuvre de chacun des artistes 368 pages. 32 euros. vérité un précurseur de l’art conceptuel, mais aussi un farceur du consulat sera installée au pavillon américain des Giardini et « Robert Rauschenberg », de la grande espèce. C’est ce farceur qui nous manque, en ces que les membres du jury devront visiter aussi l’exposition de Centre Pompidou, jusqu’au 15 janvier 2007 temps où l’on nous présente beaucoup de choses sans intérêt l’ex-consulat sous la conduite de Sam Hunter, le juré améri- Catalogue : 49,90 euros. Maurice Denis, le nabis céleste Hogarth

Exposition jusqu’au 21 janvier 2007. avec éclat l’esprit du symbolisme français, ou la peinture au vitriol Catalogue : RMN, 304 pages, 39 euros. tout en ne rejetant rien de l’héritage de l’im- pressionnisme, de Gauguin et même de Van Maurice Denis, le spirituel dans l’art, Gogh. Mais il ne tient pas à s’exprimer par illiam Hogarth n’a certainement pas invention et d’une liberté éblouissantes quand de Jean-Pierre Bouillon. « Découvertes », un langage d’une radicalité agressive. été le plus grand portraitiste anglais il se met à dépeindre les rues de Londres, en Gallimard. 128 pages, 13,50 euros. Déjà à cette époque, il se révèle un mé- Wde son temps. Ni le pire d’ailleurs. en rapportant des scènes délicieuses comme lange très curieux de hardiesses plastiques L’exposition présentée au musée du Louvre les Quatre Parties du jour. Correspondance contrebalancées par la sagesse très moderne met l’accent sur cet aspect de son aventure ar- Qu’on le veuille ou non, Hogarth demeure André Gide-Maurice Denis, des compositions de Puvis de Chavannes, tistique. Quand on observe le Portrait de le grand satiriste de son temps. Il le prouve édition établie et présentée par Pierre dont il est très admiratif. Il allie l’esprit dé- George Arnold et celui de Frances Arnold (c. dans ses peintures comme dans ses inesti- Masson & Carina Schäfer, coratif de l’Art nouveau avec une iconogra- 1733-1740), ses qualités et ses défauts appa- mables gravures. Il a un œil aiguisé et un es- avec la collaboration de Claire Denis. phie souvent classique et très religieuse raissent aussitôt. Il manifeste un réel talent, prit vif et incisif qui traquent de conserve les Éditions Gallimard. 416 pages, 25 euros. comme, par exemple, le Triple portrait de mais on éprouve aussitôt un léger malaise. Ce- travers d’une époque où le raffinement fait Marthe fiancée (1892) ou Virginal printemps lui s’estompe parfois, par exemple, quand on bon ménage avec le vice, la corruption et le li- n décembre 1892, Maurice Denis écrit (1899). Cependant, le Verger des vierges se trouve devant le Portrait de Mrs Desagu- bertinage. Pour preuve ce dérisoire portrait de à André Gide : « J’ai été très occupé sages est une sorte de rêverie érotique à clefs liers, la fille d’un grand marchand de ta- Sir Francis Dashwood à ses dévotions (fin Epar des travaux lithographiques : je mystiques. Beaucoup d’anges roses, des bleaux. Il voulait, avec cette composition, éga- 1750) : l’homme est représenté agenouillé de- suis au commencement, au tout commence- Christ verts, des bonnes sœurs dans les prés ler le meilleur Van Dick. Mais on est plus at- vant un autel dans la nature à l’égal de Jérôme ment de votre illustration. » Le jeune artiste comme autant de fleurs, toujours traités avec tiré par le ruban et le nœud rouges ornant la dans sa plus haute contrition, et l’on voit al- fait ici allusion aux compositions qu’il envi- une liberté remarquable. gorge de cette femme superbe que par son vi- longée, sur le petit autel, devant la Bible sage pour le Voyage d’Urien, qu’il va tirer un Malheureusement, la bigoterie de Mau- sage. De même, le portrait de l’évêque de Win- grande ouverte, une femme nue et invitante, an plus tard. Il a alors en chantier des gra- rice Denis aura raison de l’étonnant para- chester, Benjamin Hoadly (1741), trahit telle une poupée lubrique ! Voilà où il fait vures pour Sagesse, de Verlaine, pour un doxe de son style et de sa culture. Il cesse de quelque chose d’irrésolu dans le caractère du montre d’un sens profond du monde qui l’en- texte d’Édouard Dujardins et pour le pro- se lancer dans la quête hasardeuse de nou- visage, mais aussi dans sa facture. Hogarth ne toure quand il peint des familles en crise (la re- gramme de la Dame de la mer d’Ibsen. Rien velles expériences esthétiques et s’oriente peu parvient jamais à peindre une figure qui fas- connaissance de paternité étant un beau sujet n’est plus opposé en principe que le paga- à peu vers un néoclassicisme assez confor- cine et qui s’impose donc de manière absolue. de satire), des prostituées, des joueurs invété- nisme revendiqué par le fringant émule de miste. L’Histoire de Psyché, ensemble déco- Là où Hogarth excelle (et là, je ne prétends rés et des politiciens en campagne. Ni cette ex- Wilde et cet artiste dont la foi catholique est ratif qu’il exécute pour le collectionneur pas révolutionner l’histoire de l’art), c’est sans position, ni le très beau catalogue qui l’ac- déjà bien ancrée. Et pourtant une amitié pro- russe Ivan Morosov en 1907, est d’une aucun doute dans les scènes de genre. Le Ca- compagne n’ont changé l’idée qu’on s’est fonde continue à les lier jusqu’à la dispari- grande fraîcheur mais fait déjà apparaître pitaine George Graham dans sa cabine (c. faite de l’artiste. Mais il n’en ressort que plus tion de Denis en 1943. Ce dernier aura tou- une perte de l’effervescence joyeuse de son 1745) est une petite merveille : la solidité et la grandi, comme il le fut quand Stravinsky le jours eu une curiosité constante pour les style. Et pourtant l’Étang bleu (1912), qui est crédibilité de l’ensemble tiennent à la multi- mit en musique avec The Rake Progress. autres, les autres philosophies et croyances et une œuvre d’une audace peu commune en plication des détails (des points de fuite en- Georges Férou pour la littérature. phase avec le fauvisme et même avec l’ex- gendrés par l’anecdote) qui forme un récit que Cofondateur du groupe des nabis en 1891 pressionnisme allemand, montre une fois de le spectateur peut reconstituer de mille façons William Hogarth, musée du Louvre, avec ses camarades de l’Académie Julian plus les contradictions qui l’habitent alors et différentes. Cela se vérifie aussi dans John jusqu’au 8 janvier 2007. (Pierre Bonnard, Paul Ranson, Henri-Ga- qui lui ont donné des ailes jusque-là. Hervey et ses amis (c. 1740) comme dans John Catalogue : Hazan / musée du Louvre, briel Ibels, Paul Sérusier), il incarne bientôt Georges Férou Conduitt (1732-1735). Et il fait preuve d’une 264 pages, 35 euros.

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . XIII CINÉMA

LA CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP Les forces Journal d’un cinémateur instinctives ’aurais parlé de la taxinomie, cette branche branlante à la- jev ou Paul Morrissey : « C’est comme dans les années soixante, quelle se raccroche le spectateur qui s’adonne à la salle obs- l’espoir en moins », y déclare justement un personnage. et naturelles Jcure comme d’autres au tabagisme et qui se sent menacé J’aurais dit que Hamaca Paraguaya (Hamac paraguayen) de par le déferlement continu des images. Il dispose donc ses petits la réalisatrice Paz Encinas, premier film du Paraguay depuis classements : comédie, drame, comédie dramatique, documen- trente ans, avait le rythme lent, lancinant et déchirant de de la vie taire, policier, film d’aventures, etc., comme autant de brindilles quelques notes jouées, et dix fois reprises, sur une flûte de Pan. dans l’espoir de construire un barrage contre ce Pacifique qui Comédie ? drame ? Simple chant plutôt, qui exprime l’attente Lady Chatterley, risque à tout moment de l’emporter. Si classer est de bonne mé- par un vieux couple du fils parti pour la guerre et la douleur à thode scientifique, c’est en matière artistique un piètre pis-aller l’annonce de sa mort. film français de Pascale Ferran, qui laisse échapper l’essentiel : une œuvre ne mérite considéra- J’aurais dit que Babel, drame d’Alejandro Gonzalez Iñar- avec Marina Hands, tion que si justement elle échappe, d’une manière ou d’une autre, ritu, l’auteur des Amours chiennes, tombait des nues où certains à la classification, aux lois du genre, comme on dit, parce qu’elle critiques l’avaient porté. C’est sur un thème actuel, celui de la Jean-Louis Coulloc’h, Hippolyte est avant tout expression d’un individu unique. mondialisation sauvage à laquelle, ni dans son esprit ni dans son Girardot, Hélène J’aurais rattaché au burlesque les très courts métrages en vi- corps, aucun des habitants de la Terre n’est prêt, un patchwork déo que Damien Odoul a présenté à l’hôtel Kube dans le cadre cousu de gros fil blanc. Alexandridis (2 h 38). de DIVA (Digital & Video Art Fair), j’aurais ajouté que la mise J’aurais dit tout cela, et plus encore, si mon ami Bruno, qui à nu toujours recommencée du cinéaste par lui-même, comme ne se contente pas de voir des films, mais qui a la gentillesse de es pierres, des arbres et leur feuillage ; les gris, les mar- celle de la mariée par ses célibataires mêmes, était souvent jubi- les accorder aux goûts de son prochain, ne m’avait assuré : « Va rons, les verts et parfois des trouées de couleurs vives, latoire. voir Fragments d’Antonin, c’est un film pour toi. » Et, effet, j’ai Dle rouge d’une robe, le jaune d’une jonquille : cadrages J’aurais dit que Lady Chatterley, de Pascale Ferran, appar- été empoigné dès les premières images, images d’archives sau- minutieux, émerveillement devant le spectacle sylvestre, Lady tenait aux adaptations cinématographiques d’une œuvre litté- tillantes d’hommes effarés semblant sortir de l’Enfer de Dante ; Chatterley nécessite une tension de tous les sens du specta- raire, celle de Lady Chatterley et l’homme des bois, de et c’est bien de l’enfer que reviennent ces damnés, ou plutôt qu’ils teur. Les odeurs même semblent perceptibles dans ce film qui D. H. Lawrence, deuxième version de ce qui deviendra l’Amant ne peuvent revenir : ce sont d’anciens poilus de la Première fait le choix d’un temps long pour mieux saisir le spectacle de lady Chatterley, tout imprégné de naturisme mystique. Le Guerre mondiale, que l’on essaie de soigner dans un asile où se des corps et des esprits s’éveillant au rythme des saisons. Le garde-chasse ici n’est pas le séduisant Olivier Mellors, c’est Par- balbutie la psychiatrie. Antonin, l’ancien instituteur, qui, avant, temps qu’il fait, le froid et le chaud ne sont jamais pour rien kin, être rustique, à la petite taille et à la grosse moustache, qui refusait de suivre ses cousins à la chasse et qui a pourtant tué des dans les films de Pascale Ferran : Petits arrangements avec les ne fait qu’un avec la forêt où il vit. J’aurais ajouté que plus hommes, est l’un d’eux. Saisi d’un tremblement perpétuel, il ne morts mettait en scène des deuils au soleil, tandis que l’Âge qu’une adaptation, le film proposait une réécriture féminine qui se souvient que de cinq noms et de quelques gestes récurrents, des possibles caressait l’espoir d’une renaissance avec l’arri- révèle une exquise sensibilité en face de la nature : c’est un de ces comme celui d’une main qui lui caresse la joue. Antonin est une vée du printemps. En contraste ou en accord avec les émois films qui font sentir ce qu’ils donnent à voir, parfums sourds de énigme que le film dévoile progressivement, avec une extrême des personnages et le frémissement de leur chair, les varia- l’automne, fraîcheur aérienne du printemps, alanguissements délicatesse et une profonde émotion, par fragments dans une tions météorologiques entretiennent avec eux un dialogue au- diffus de l’été, un film à l’écoute du rythme profond des corps. composition savamment musicale. Il est de ces fragments qui tonome où chacun accompagne l’autre dans ses transforma- J’aurais dit que Libero (anche libero va bene : le poste de li- s’inscrivent dans la mémoire : il y a celui où la douce Madeleine, tions. Sans qu’il soit possible d’établir un lien nécessaire entre bero me va aussi), premier film du bel acteur de Romanzo Cri- l’infirmière, pose un pansement sur la blessure d’Antonin, en- leurs changements réciproques, un équilibre subtil se met en minale, Kim Rossi Stuart, ressortissait à la comédie dramatique roulant lentement une bande Velpeau sur cette fragile chair à ca- place. Il se lit au cours de Lady Chatterley dans les jeux de re- et proposait un joli portrait de garçonnet sans illusion, qui ré- non ; il y a celui où tombent dans une petite bassine d’émail les cadrages, assurant le passage d’un ensemble à un détail : sil- siste au naufrage familial. plaques identificatrices des mourants sacrifiés qu’on ne tente pas houette en pied ou vastes vues de la forêt, fragment d’un J’aurais dit à Woody Allen que son Scoop n’en était pas un, même de sauver ; il y a ceux où Antonin, chargé après sa bles- arbre, mains, dos, nuques... Le montage rend sensible les pal- que, comme acteur, la logorrhée de son personnage prestidigi- sure du colombier itinérant des pigeons voyageurs, oublie la pitations des corps et de la végétation mais aussi l’apaisement tateur verbal finissait par lasser, tout comme le malin et haineux guerre et la haine, en s’harmonisant avec la nature qui l’entoure. de la nature et de l’héroïne qui ne transforme pas en question plaisir que, cinéaste, il prend à accuser de tous les crimes les bel- J’étais bouleversé, porté à l’enthousiasme. J’ai recherché le nom morale sa liaison avec le garde-chasse. lâtres tombeurs de femmes qu’il ne peut plus, lui, emballer. Si du réalisateur, Gabriel Le Bomin, sur Internet : Fragments d’An- D’un roman à la réputation faussement sulfureuse, Pas- vieillesse pouvait, comme il était écrit sur les assiettes à dessert tonin est un premier film, succédant à quatre courts-métrages ; cale Ferran ne tire pas un film mou à l’érotisme bas de de mon enfance, cette comédie inutile n’aurait eu aucune raison j’ai, ce que je n’avais jamais fait, envoyé vingt messages à des gamme. Elle construit une œuvre au rythme contrasté où des d’être. amis les exhortant à aller voir ce film, et cette chronique peut procédés d’accélération narrative matérialisés par des inter- J’aurais dit que le Shortbus (boîte à fantasmes sexuels, nom- passer pour le vingt et unième, et le plus largement répandu. titres enchâssent la mise en scène de passages du roman. Ce mée en référence aux minibus scolaires jaunes qui transbahutent Il serait trop injuste que, comme tant de premiers films, peu découpage parsemé d’ellipses permet à la réalisatrice de ne les petites têtes blondes yankees vers le savoir), fable porno-bouf- soutenus par une critique paresseuse, par une presse écrite ou pas surcharger de texte ni de littéraliser son adaptation. À tel fonne de John Cameron Mitchell, était court en effet, et que sa parlée moutonnière, injuste que cette œuvre d’une remarquable point qu’un procédé habituel en pareil cas, la voix off de Pas- nouvelle couche de peinture criarde ne parvenait pas à dissimu- beauté disparaisse trop tôt des écrans, sans rencontrer le public cale Ferran lisant quelques lignes du roman le soir de la pre- ler sa vieille caisse qu’avaient pilotée autrefois Dusan Makave- qu’elle mérite. mière après-midi d’amour entre les héros, crée une véritable surprise. Loin de témoigner d’un manque de confiance ac- cordé aux images et à leur capacité de représentation, d’une volonté de reprendre en main le spectateur en le payant de mots pour s’assurer que le sens de l’histoire ne lui échappe pas, la voix off déroute. Surgie de nulle part, elle rappelle à l’instar des intertitres l’existence d’un texte de référence, mais introduit en même temps et explicitement le regard singulier de la cinéaste qui lui prête son timbre. Cette apparition au cœur du récit marque une étape essentielle, comme la voix off du personnage d’Agnès dans l’Âge des possibles. En sur- plomb de chaque destinée, celle-ci permettait de proposer sans introduction ni amarre un programme de résistance au- quel se rattacher : « Aujourd’hui, tout le monde à peur. (…) La seule chose à faire, le seul but à atteindre : tuer la peur qui est en nous. » Dix ans plus tard, les mots dits par Pascale Fer- ran résonnent en écho. Mais une étape est franchie : c’est en écoutant son désir, sans craindre de déroger à son rang, que ce soir-là Lady Chatterley se trouve être une épouse parfaite. Les possibles se matérialisent, par tâtonnements et hésita- tions, que rend si bien l’oscillation entre le « tu » et le « vous » dans les échanges des deux amants. Si le film peut parfois sembler long et d’une progression un peu lente, il fallait sans doute tout ce temps pour que l’in- vention d’une vie prît corps à l’écran avec toutes ses nuances et ses difficultés. L’avènement d’une liberté perçue comme accessible par l’héroïne avait besoin de détours, d’une im- mersion dans le paysage, de l’attente du dénuement progres-

DR sif des corps puis de l’accélération des images de vacances en Dans Fragments d’Antonin, l’un des plus beaux films de visages qui aient été donnés, super-huit : comme si le temps passé loin de Parkin, le garde- il n’y a pas performance d’acteurs, mais plutôt présence irradiante : présence de Grégori Dérangère, chasse, n’avait pas la même valeur, l’image prend une autre force si fragile dans l’ébahissement, présence d’Anouk Grinberg, compassion toute en retenue, consistance, s’accélère, tressaute, donne aux silhouettes la dé- présence d’Aurélien Recoing, muré dans sa douleur intérieure. marche d’un autre temps. Alors seulement, l’avenir peut s’en- visager au pied d’un arbre et clore le film. Gaël Pasquier

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . XIV THÉÂTRE / MUSIQUES Un grand spectacle populaire

’est un temps particulier que le temps du théâtre. J’étais time au collectif (la relation l’autre soir à Villeurbanne, au Théâtre national populaire quasi homosexuelle des C(TNP), pour voir le Coriolan de Shakespeare dans une deux grands chefs de mise en scène de Christian Schiaretti, l’actuel directeur des lieux. guerre est, dans la mise en Je me suis retrouvé projeté plus de quarante ans en arrière, dans scène de Christian Schia- un autre TNP, celui que l’on garde en mémoire et dans nos retti, parfaitement expli- cœurs, celui de Jean Vilar… L’illusion était parfaite, avec la cite). On ne sera donc point même logique de programmation consistant à offrir un (très) étonné de savoir que la grand texte du répertoire chargé de nous éclairer, par-delà les pièce a été accaparée par la siècles, sur des questions civiques nous agitant en ce moment – et droite, notamment lors des Coriolan, dans ce qu’il dévoile, à savoir les rouages du fonc- manifestations fascistes de tionnement d’une démocratie balbutiante – nous y renvoie in- février 1934, au simple pré- failliblement. Avec aussi le même déploiement scénique sur un texte que l’on y voit le immense plateau savamment dénudé et rendu à l’état brut sinon peuple, les plébéiens, mani- délabré, habité (c’est vraiment le terme) par une troupe vaillante pulé par des politiques, de pas moins de trente comédiens emmenés par un trio charis- alors qu’il faudra attendre matique majeur composé de Nada Strancar, une grande fidèle Brecht (qui adapta la pièce de Schiaretti, Roland Bertin et Wladimir Yordanoff que l’on a sur la fin de sa vie) pour toujours plaisir à retrouver. Avec la même attentive ferveur d’un qu’un renversement, ou public très vite conquis et emporté dans une respiration, un simplement une remise sur souffle commun avec l’équipe artistique. Tout y était donc… pieds, puisse, en France De subtils esprits qui sont légion, comme on sait, dans le tout au moins, être opéré,

joyeux petit monde théâtral me feront sans doute la remarque DR une « Étude de la première que tout cela est bel et bon, mais qu’enfin effectuer un tel saut scène de Coriolan » servant dans le passé et agiter le flambeau de la nostalgie ne mène pas était présente ce soir-là dans la salle (elle vient d’être renouvelée, de matériau à sa Dialectique au théâtre. bien loin et est même quelque peu vain. À ceux-là je rétorquerai avec Vincent Baudriller, à la tête du Festival d’Avignon, renou- C’est tout le mérite de Schiaretti de nous offrir un tableau que la question n’est pas là. Qu’il n’existe pas – toujours la ques- vellement assorti d’un certain nombre de « consignes » très pré- de l’histoire en train de s’écrire, avec ses pleins et ses déliés, ses tion du temps – de réelle reproduction de quoi que ce soit au cises), je me plus à imaginer ce Coriolan sur le plateau de la cour contradictions aussi. Sa gestion de l’espace, sa direction d’ac- théâtre. Autrement dit, que ce que Schiaretti invente avec sa mise d’Honneur du palais des Papes…, même s’il est vrai que ce n’est teurs, pour nous donner à lire cette histoire, sont parfaitement en scène de Coriolan, d’une clarté exemplaire, est réellement pas dans ce spectacle qu’il faut chercher innovations et re- maîtrisés. Presque trop, parfois, mais c’est sans doute son plai- nouveau, même si son esprit nous renvoie à des temps révolus. cherches esthétiques décoiffantes. sir que de souligner certains traits, comme un peintre qui re- La société d’aujourd’hui n’est évidemment plus celle des années Plus simplement on y entendra la parole forte de Shakes- passerait une ultime fois le pinceau sur ce qui est déjà peint. 1960, et surtout la place du théâtre en son cœur n’est absolument peare, restituée avec toute sa rugosité par Jean-Michel Dé- Bien mince réserve en regard de ce que représente, au sens ci- plus la même, reléguée qu’elle est dans la case des loisirs (non prats, nous exposant les enjeux politiques d’une prise de pou- vique du terme, ce spectacle. rentables) de dernière catégorie. Ce dont il faut louer Schiaretti, voir au cœur de la cité (romaine) sous la menace d’une guerre Jean-Pierre Han c’est de tenter, encore et toujours, avec obstination, de renouer civile, alors que la lutte des classes atteint son paroxysme, et les fils de l’art théâtral avec la société, c’est de redonner son sens qu’à l’extérieur l’impérialisme colonial fait feu de tout bois. Coriolan, de Shakespeare. au sigle de l’institution qu’il dirige. À cet égard Coriolan est un C’est tout cela qu’expose Shakespeare en mettant au jour tous TNP de Villeurbanne (tél. : 04 78 03 30 00). véritable spectacle populaire, et comme Hortense Archambault les points de vue, en parvenant, comme toujours, à mêler l’in- Jusqu’au 20 décembre. Dusapin / La course du Jagguar Faust, Rihm / Lenz, ’avais pensé commencer cette critique du police républicaine. Et le morceau Hot Hot premier album solo de Joey Starr Gare au dresse un bilan très clair de la situation : contre JJagguar par une analyse de l’intertextualité les expulsions, les technocrates, les prisons, la dé- Paris / Bordeaux dans les textes, de l’utilisation des niveaux syn- mission des politiques, les petits jeux médiatiques taxiques et sémantiques, des jeux citationnels de ceux-ci, etc. Il insiste également sur un para- dans la musique. Je me suis assis à mon bureau. doxe : « Pourtant quelle chance d’habiter la ne rumeur grise enveloppe Faustus, the velle de Georg Büchner, théâtralisé par Mi- J’ai remis le CD. Il me devenait terriblement dif- France... » et « La France est un État voyou... » Last Night de Pascal Dusapin (1955), chaël Fröhling, désigne le poète « maudit », ficile d’écrire : ce rap me donne immédiatement Joey Starr prend le problème à sa source. Si les Ucréé à Berlin début 2006, puis à Lyon et, mort « fou » : moyen âge abandonné pour le l’irrésistible envie de danser. Joey Starr aborde banlieues brûlent, « c’est une conséquence di- enfin, à Paris alors que Lenz de Wolfgang Sturm und Drang, les Lumières. Mais il y a ici des thèmes on ne peut plus grave avec une recte de la fracture coloniale ». Je parlais de vie Rihm (1952) est une œuvre de jeunesse, 1977. des questions identiques à celles de Faustus énergie forte, une puissance musicale qui se com- et d’énergie. Outre le vote, la solution est aussi Faustus est une merveille musicale, très mûrie dans ce très beau spectacle signé Michel munique à celui qui l’écoute. La pochette dans ces bonds en avant. « Sois pas statique, par un Dusapin doté d’un fort sens orchestral Deutsch (costumes, lumières). L’unique ré- marque le ton : une bouteille de rhum est trans- cours encore plus vite, face à l’urgence. » et tragique, volontiers « à la germanique » serve viendrait du néo-brechtisme. Cependant formée en cocktail Molotov ; sur l’étiquette Toutes ces questions posées, ces esquisses de (Lorrain, initialement organiste) et l’excellent chez W. Rihm la « psychologie » l’emporte sur blanche où rôde un jaguar noir, on peut lire : réponses proposées, ces doutes affichés, ces dou- Orchestre de l’Opéra de Lyon (Jonathan le social : la foi y est contestée : « Lève-toi et « Jus de soleil de Seine-Saint-Denis ». On ne pou- leurs et ces joies prennent la forme d’une mu- Stockhammer). Le traitement des voix, sans re- marche ! » ordonne Lenz à une petite fille, te- vait mieux résumer l’album. sique et de paroles pleines de jeu, d’humour et tour au passé, est incarné par des chanteurs de nue pour morte et confondue avec Friede- Il y a beaucoup de vie dans cette musique, d’autodérision. Jeu avec des chanteurs plutôt in- grand talent et une mise en scène inventive de ricke, la véritable bien-aimée reprise au rival, dans ces paroles. Beaucoup de vie puisqu’il se attendus comme une réécriture du Gorille de Peter Mussbach (sa Traviata d’Aix-en-Pro- Wolfgang Goethe. Dieu ne répond pas, Lenz présente comme autobiographique, chaque Brassens qui valut quelques démêlées judiciaires. vence fit jaser, pas nous !). Le baryton Georg annonce Friedrich Nietzsche. morceau développant un thème particulier. Une Pour les héritiers de l’anarchiste, il s’agit d’un Nigl tient le rôle titre, Mephisto est Urban Johannes M. Kösters, baryton, chante avec querelle, on ne peut plus violente, explosante plagiat qui doit amener à retirer l’album de la Malmberg, Sly le ténor bien connu, Robert une terrible tension le rôle du poète, somme d’insultes, avec un ancien de NTM et d’autres vente. L’anecdote ne manque pas de piquant Wörle et le bel ange, Caroline Stein ! toute frère de Friedrich Hölderlin, aux côtés rappeurs, Bad Boy. Une soirée très fortement quand on sait que la mise en musique, si l’on peut Demeure néanmoins le crucial problème de Gregory Reinhart, le bon pasteur, et Ian éthylique, Carnival. Les rapports douloureux dire, d’Il n’y a pas d’amour heureux avait mis du livret, dû à l’auteur d’après Christopher Caley, le médecin Kaufmann, prêt à se débar- avec son père, la tendresse pour sa mère, Mé- Aragon très en colère puisqu’il racontait que Marlowe. Dans Medeamaterial, le composi- rasser de Lenz. Les chœurs, jeunes notam- tèque. Ses démêlées avec les femmes, avec une Brassens ne lui avait pas demandé l’autorisation teur s’inspire d’Heiner Müller, auparavant il ment, sont éloquents tandis qu’Olivier De- hôtesse de l’air notamment, Gare au Jagguar. La et qu’il avait, de surcroît, caviardé le texte… Ou crée avec Olivier Cadiot et puis d’après Ger- jours, un habitué de cette esthétique, rend les vie quotidienne dans le 93, le sort des enfants encore ce sample de Moustaki dans Métèque, un trude Stein, amateurs de travail sur les mots subtilités et la force de l’œuvre à la tête des d’immigrés, un peu partout, Soldats ou Pose ton des morceaux les plus touchants, oui, sur une cer- mais dans un esprit commun et contempo- onze musiciens de l’Orchestre national Bor- gun II par exemple. Et de la politique, beaucoup taine difficulté d’être. L’autodérision, on la re- rain. Avec Perela, il semble passer à côté du deaux Aquitaine. Depuis la création de Lenz, de politique. Joey Starr milite. Pour qui ? La pré- trouve dans ce Carnival, ivresse d’un soir de fête roman futuriste d’Aldo Palazzeschi. Et le l’œuvre de W. Rihm a considérablement sence de Besancenot sur l’album, où il lit un pe- où « le rhum roule » et qui finit à l’hôpital. Ainsi, voici rédigeant une métaphysique peu claire, grandi, on se dit que, avec P. Dusapin, lui tit texte, très intéressant au demeurant, sur le tout l’album, paroles et musique, oscille entre redondante comme l’éternel débat Mephisto- aussi productif, et quelques autres, on tient fonctionnement de la justice et de la police fran- violence, vitalité et mélancolie. « J’reprends une Faustus. Ce maître de l’orchestre, mais aussi des champions de la musique nouvelle. çaise, pourrait faire penser à un ralliement à la taffe pour remettre le monde à l’endroit / J’cours du piano, du quatuor, de la musique sacrée Claude Glayman LCR. Ce serait aller un peu vite. Si le rappeur mi- après l’absolu il fonce, j’ai pas de frein / Autant n’est pas autant à l’aise avec la philosophie, lite, c’est avant tout pour la politique elle-même. attraper de la fumée avec les mains. » Oui, Gare même si l’on a compris que ses fragments clas- Faustus, the Last Night, de Pascal Dusapin, D’ailleurs, le livret s’achève par un « Appel pour au Jagguar prend la place dans le rap français siques et postmodernes correspondent à la de- Châtelet, 15 novembre 2006. que nos voix comptent. Fédérons-nous : allons d’une réussite parfaite, d’un chef-d’œuvre. Alors mande du compositeur. Jakob Lenz de Wolfgang Rihm, Opéra nous inscrire. » Parmi les premiers visés, il y a évi- j’écoute encore et encore Joey Starr, et je cours. Lenz de Wolfgang Rihm, d’après la nou- national de Bordeaux, 17 novembre 2006. demment M. Sarkozy et ses milices, pardon la Franck Delorieux

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . XV INÉDIT DE SIMON LANE Cricket Le cricket est le seul sport que nos voisins britanniques n’ont pas réussi à exporter hors du Commonwealth. Ses règles sont obscures et complexes, son rituel est ésotérique, sa représentation dure bien plus longtemps qu’une tragédie grecque. L’écrivain anglais Simon Lane nous initie à l’étrange fonctionnement d’une très sérieuse rencontre de cricket...

armi mes amis français, il en est un, en particulier, qui d’un journal que des membres honorables du Parlement ont in- informe le lecteur sur tout ce qu’il aimerait savoir sur le jeu, réside à Londres à l’heure actuelle, qui m’a parlé de ses troduit en secret des postes de télévision portables afin de suivre mais aussi sur la saison précédente et lui apprend de nom- Ptentatives durant son enfance d’enseigner à ses compa- le test-match entre l’Angleterre et l’Australie et sans aucun breuses autres choses dont il ne voyait pas l’utilité jusque-là. triotes les règles et la psychologie du cricket. doute aussi dans le but de dissiper la monotonie des cérémonies Une fois qu’on a le Wisden entre les mains, les statistiques de- Il y a échoué. C’est donc d’autant plus difficile pour moi gouvernementales. Cependant, on peut s’attendre à ce que la viennent des fins en soi ; en les parcourant, j’ai même remar- qui ne dispose que de mots et de papier. plupart des membres conservateurs n’assistent pas au Royal qué que ma bonne vieille école était mentionnée et qu’un Aps Je pourrais commencer en disant que mon potentiel de joueur Ascot : il semble en effet que tous les hommes politiques s’inté- Mac Dougal fut le premier garçon à marquer cinq cents runs de cricket fut très compromis dès l’âge de 13 ans quand, par une ressent au cricket. La preuve en est que la personne responsable pour l’école depuis 1971. Cela se passait quand j’y suivais mes douce après-midi d’été, je découvris un art bien plus intéressant. d’avoir dénoncé le scandale des téléviseurs (en se plaignant ou- études. Mais je suis sûr que ce n’était pas moi. Je me trouvais en dehors du terrain, il faisait très chaud et j’avais vertement de la mauvaise réception à la Chambre des com- Mis à part les records et statistiques, Wisden a rédigé un été suffisamment impliqué dans le jeu pour comprendre que je munes) était un membre du groupe socialiste. De plus, il a pré- paragraphe formidable sur « la naissance et la mort des n’y avais guère d’avenir ! Il m’aurait sans doute fallu des jumelles senté une motion exigeant une meilleure qualité d’image pour joueurs de cricket » ainsi qu’une nécrologie placée symboli- pour le suivre... Cela étant, je restais simplement là à rêver, le prochain jeu. Les « test series » actuelles anglo-australiennes quement avant le lexique des règles. Un autre chapitre extra- contemplant les brindilles d’herbe que je tenais entre mes doigts, fournissent une merveilleuse opportunité aux néophytes d’en ordinaire constituant un récapitulatif de tous les livres sur le faisant abstraction de tout, en dehors du fait que, d’ici à deux ou savoir plus avec leurs séries de « cinq jours de match ». Cinq cricket, publié l’année précédente, englobe quelque quatre- trois heures, je reviendrai dans le pavillon déguster une liqueur jours peuvent sembler longs, surtout quand on perd, mais je suis vingt-trois titres pour 1984. Si seulement on prêtait autant de citron vert accompagnée de biscuits. heureux de déclarer qu’à l’heure précise ou j’écris ces lignes per- d’attention à la littérature ! Malheureusement, pour mes lec- Ma douce rêverie fut interrompue par le jeu auquel je parti- sonne ne perd dans les deux premiers matchs : il y a égalité entre teurs français, une simple explication du jeu n’y est pas incluse. cipais à contrecœur : la balle, une petite balle de cuir rouge, ar- les adversaires. À la radio et à la télévision, le spectateur peut Mais est-ce bien nécessaire quand on apprend qu’un certain riva dans ma direction en plein sur ma poitrine. Relâchant l’herbe frissonner au son de la balle en cuir frappant la batte et s’émer- V. Newham a marqué neuf runs en cent vingt minutes dans un que je tenais à cet instant, je levai les bras pour me protéger et, de veiller devant les subtilités d’un jeu qui, même s’il ne comprend match Angleterre-Australie, à Sydney, au cours de la saison manière tout à fait involontaire, j’attrapai l’objet. J’avais fait une pas, lui procurera une journée entière de plaisir. Les commen- 1887-1888. Que n’ai-je été présent pour en témoigner ! « prise ». J’entendis aussitôt le bruit paradisiaque des applaudis- tateurs lui donneront un éventail étonnant de statistiques car Traduit de l’anglais par sements. Ma place dans l’équipe était à présent assurée. Tout es- celles-ci constituent une des attractions principales de la culture Gérard-Georges Lemaire sai de poésie devra être reporté aux vacances. du cricket. De plus, il y a tellement de temps disponible entre Je dois admettre que ma vision du jeu est en fait pleine de chaque balle jouée que le reporter a la possibilité de se reporter Simon Lane est écrivain, journaliste, dessinateur et performeur. préjugés. Mais la morale de l’histoire est assez intéressante. à des livres de référence et, de nos jours, aux ordinateurs. Ses ouvrages ont été traduits en espagnol et en portugais. Le C’est une affaire langoureuse et extrêmement subtile qui exige Un de ces livres, intitulé Wisden, l’almanach du joueur de Veilleur, a paru en 1992 dans la collection « les Derniers Mots » une attention soutenue pendant de nombreuses heures, voire cricket, est la bible de tous ceux qui pratiquent ce sport. C’est chez Christian Bourgois, traduit par Brice Matthieussent et des journées entières. Sans quoi, il devient aussi insignifiant un volume exquis qui en est à sa cent vingt-deuxième édition, postfacé par Gérard-Georges Lemaire. Il vit actuellement qu’une langue étrangère, impossible à apprendre. Les règles une encyclopédie de mille deux cent quatre-vingts pages qui à Rio de Janeiro. ne constituent qu’une partie du processus de compréhension du jeu. Pour le reste, on doit être conscient de la psychologie du sport qui, par définition, est aussi intellectuel que physique. Sinon, on n’est jamais un fanatique et, si l’on n’est pas un fa- natique, il est impossible d’y jouer. En un mot comme en cent, le jeu est un concours entre deux équipes de onze joueurs – l’une manie la balle, l’autre lui fait face sur le terrain ; le lancement comprend deux « guichets », l’un est occupé par un batteur, l’autre par un lanceur. Le lan- ceur essaie de faire sortir du jeu le batteur quand il lui lance la balle, dans l’espoir de toucher le guichet de ce dernier. Si celui-ci y parvient. le batteur est alors out et est remplacé par un troisième batteur (car le second batteur se trouve à l’autre extrémité du guichet attendant son tour). Si le batteur renvoie la balle assez loin, il peut alors courir de l’autre côté du guichet et marque ainsi un run. Si l’un des onze joueurs de l’équipe adverse attrape la balle, le batteur est aussi out. Mais s’il parvient à envoyer la balle en dehors des limites du terrain (là où je me trouvais quand j’ai attrapé la balle), il marque aus- sitôt quatre runs sans devoir courir jusqu’à l’autre guichet, cela étant l’un des nombreux paradoxes de ce jeu. Le but est de marquer plus de runs que l’équipe adverse. Mais d’où vient ce jeu ? Qui en est le responsable ? Le mot cricket est probablement un dérivé du vieil anglais (cric), qui si- gnifie bâton. Le jeu en lui-même remonte à l’époque médiévale. Une citation d’un certain John Derrick de Guildford disait : « Lui et plusieurs de ses confrères couraient et jouaient au cricket ainsi qu’à d’autres jeux. » Personne ne peut dire quand l’expression « it’s not cricket », qui signifie « cela ne se fait pas», est entrée dans le langage. Sans doute le jeu existait-il déjà à l’école de Winches- ter, avant la guerre civile, au milieu du XVIIe siècle. En tant qu’institution, le cricket n’a actuellement pas de rival dans le sport anglais. Le football pourrait être considéré comme un substitut à la religion, et le tennis, un substitut aux combats de gladiateurs, mais le cricket doit avoir la première place comme passe-temps d’origine anglo-saxonne. Cela est dû au fait que les Anglais sont encore assez bons à ce jeu ; ils battent parfois leurs adversaires, en comparaison avec d’autres jeux qui se sont ré- pandus aux quatre coins du globe et appris de telle façon qu’on se demande après coup si les Anglais ne sont pas plutôt meilleurs professeurs qu’élèves. Ce doit aussi être lié aux nuances du jeu, à son charme, à son excentricité, et, par-dessus tout, au fait que ce soit pratiquement le seul aspect franchement démocratique de notre culture qui fait fi de la notion de classes. Dans les jeux du village, les lords et les aristocrates partagent sur le terrain les mêmes positions que les fermiers, laboureurs ou plombiers, avec une aisance et un calme qui auraient pu changer complètement la structure sociale du pays, si l’idée s’était étendue au-delà des frontières de ce drôle de bon vieux jeu. Cela ne veut pas dire que le cricket se résume au terrain de

jeu sur lequel on joue. On a pu lire récemment en première page DESSIN DE SIMON LANE

Les Lettres françaises . Décembre 2006 (supplément à l’Humanité du 2 décembre 2006) . XVI