dans la solitude ; ingénue, rêveuse, distinguée par l’âme sans le savoir, ne jugeant pas son mari et adorant ses enfants, madame de Rênal Le Rouge et le Noir est d’abord choquée de l’idée qu’un petit prêtre sale et sournois va venir régenter ses devant la critique enfants et s’entreposer entre eux et leur 1 mère ; elle lutte un peu contre la vanité de son (1830-1894 ) mari, puis finit par se faire une raison. Heureusement le petit Julien, fils du vieux Par Xavier Bourdenet montagnard Sorel, et sur lequel le choix de et José-Luis Diaz M. de Rênal est tombé, n’est pas tout-à-fait ce que s’était représenté l’imagination de la jeune mère. Âgé de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers mais délicats, un nez aquilin, un œil vif et par 1830 : « Littérature », Le Globe, n° 247, moment farouche, pâle et pensif, le petit 27 octobre 1830. Julien, toujours grondé, souvent battu par son

Le libraire Levavasseur doit publier ce père et par ses frères, n’a trouvé jusque-là livre sous peu de jours ; nous en parcourons d’asile et d’amitié que chez deux personnes, les feuilles avec tout l’attrait qu’inspire un d’abord un ancien chirurgien-major retiré qui ouvrage nouveau de M. de Stendal [sic] et lui a conté ses campagnes d’Italie, lui a appris notre curiosité est vivement amusée à chaque des bribes d’histoire, de latin et de chirurgie, page, comme dans tout ce que l’auteur a écrit l’a bercé du grand nom de Napoléon, et lui a de plus spirituel et de plus raffiné sur le cœur. légué en mourant le Mémorial de Sainte-Hélène, C’est une aventure contemporaine. Nous avec sa croix de la Légion d’honneur ; puis le sommes à Verrières, jolie ville de Franche- curé du lieu, le bon vieillard Chélan, qui a Comté, chez M. de Rênal, maire de l’endroit, succédé au chirurgien, s’est inquiété de haut, empesé, espèce de gentillâtre enrichi ; l’avenir du jeune homme, et a tâché de le rougissant depuis 1815 d’avoir été industriel rendre capable d’entrer au séminaire. Au fait, auparavant, fort occupé d’étouffer le Julien croit plus au vieux chirurgien-major libéralisme parmi ses administrés ; il a qu’au bon curé ; bien qu’il sache par cœur la d’ailleurs deux jolis enfants et une jolie Bible en latin, c’est le Mémorial qu’il relit sans femme. Il lui prend un jour envie, pour faire cesse et qu’il dévore ; il y cherche, ambitieux effet sur l’opinion, et parce que son grand- et fier qu’il est, des présages pour son propre père lui a dit avoir eu un précepteur dans sa avenir. Son premier sentiment, quand son jeunesse, d’en donner un à ses fils, et il pense père lui parle d’une place de précepteur chez au plus jeune fils du paysan Sorel, qui a appris madame de Rênal, c’est la peur d’y être sur le le latin auprès du curé et se destine à être pied de domestique ; et rassuré sur ce point, prêtre. Il l’habillera en noir, lui donnera il hésite encore avant d’oser franchir, son 300 fr. par an, et les enfants de M. de Rênal petit paquet sous le bras, la grille du château. iront à la promenade sous la conduite de Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient précepteur, ce qui vexera beaucoup M. de naturelles quand elle était loin des regards des Vollenod [sic], le directeur du dépôt de la hommes, madame de Rênal [...]. mendicité, avec lequel M. le maire rivalise de Tel est l’effet de la grâce parfaite quand elle considération. Madame de Rênal, bonne et est naturelle [...] il lui sembla qu’elle n’avait pas jolie femme de trente ans environ, élevée au été assez rapidement indignée. Sacré-Cœur à Besançon, mais redevenue sensée

1. Comme cela a été le cas les années précédentes, ce nous a fait l’adjoindre aux autres documents concernant le florilège devait être publié dans la rubrique « Au programme d’agrégation mis sur le site de la SERD. programme » du Magasin du XIXe siècle, dont le n° 3 va paraître en novembre 2013. Le manque de place dans cette livraison 2

Madame de Rênal ne s’indigna pas en manquer, n’attend pas même qu’il ait toujours ; elle se laissa aller, sans trop y commencé de parler ? penser, à un intérêt croissant pour le jeune Pourtant plus que personne, avec la homme, que la timidité retint longtemps à donnée de son livre, l’auteur avait besoin de distance. Julien n’était pas une âme tendre ; rester dans le vrai. Sa chronique est tout fier et indomptable, pénétré et rongé du simplement une dénonciation en forme sentiment de son infériorité sociale et de sa contre l’âme humaine, une sorte supériorité intérieure, il ne songeait qu’à ne d’amphithéâtre où on le voit occupé à la pas être humilié et à monter haut et vite. disséquer pièce à pièce, pour mieux mettre en L’amour le touchait peu comme but et relief la lèpre morale dont il la croit rongée. comme tendresse ; né du peuple, il se sentait Pour faire accepter au lecteur ce point de vue flatté d’être aimé d’une belle dame et cela lui très contestable, et à tout le moins prouvait sa propre valeur. Julien est le type désespérant, le moraliste doit se montrer assez réel de plus d’une nature cachée, constamment observateur exact et véridique. souffrante, gauchement refoulée, qui dès S’il se laisse aller à quelque exagération, l’enfance a rêvé l’excès du bonheur et n’a l’amour-propre et l’optimisme que ses connu que l’amertume de la misère, et qui ne tableaux dérangent dans leurs calculs, ont pouvant être magnanime à l’aise serait féroce bientôt fait, au nom des erreurs qu’ils au besoin ; c’est l’homme de génie des classes contiennent, d’en récuser en masse la vérité. inférieures qui veut faire irruption à tout prix Ainsi en arrivera-t-il à ceux-ci, et pour notre dans la société dont il se sent écrasé. Tel il se compte nous ne serons pas des derniers à montre même aux instants les plus doux. […] protester contre leur fidélité. Nous ne voulons pas le nier ; plus d’une turpitude cachée, plus d’un mouvement 1830 : « Album. Le Rouge et le Noir. généreux, plus d’une inconséquence, se Chronique du XIXe°siècle, par M. de révèlent au cœur de l’homme, mais avec Stendhal », Revue de Paris, 28 novembre moins de préméditation qu’on ne voudrait ici 1830, t. XX, p. 258-260. nous le faire croire. II n’y a pas chez nous, pour le mal, tant de Il y a au titre de ce livre le défaut, ou, si travail et tant d’apprêt ; résultat de calculs l’on aime mieux, le singulier mérite, qu’il moins profonds, il se produit d’un jet plus laisse le lecteur dans l’ignorance la plus ’ naïf ; mais aussi admet-il plus de relâche, plus complète de ce qu on lui prépare. Le Rouge et d’intermittence, plus de mélange du bien. le Noir ! Avec notre , qui n’est Bénie en soit la Providence, car, avec le point sans doute d’une portée supérieure, monde ainsi fait, il faudrait un trop haut mais qui, du moins, nous semblait devoir courage pour vouloir continuer de vivre ; si la suffire à une pareille tâche, nous avons lecture de pareilles fictions vous laissent [sic] cherché le rapport qui pouvait exister entre le cœur serré et malade d’un horrible ces mots et la fable du roman : nous le désenchantement, que serait-ce donc de la déclarons en toute vérité, nous sommes à le réalité, si elle existait ? découvrir encore. Ceci est plus grave qu’on ne La satire des mœurs contemporaines, que le croirait. l’auteur a eu l’intention de faire marcher de Car, entre les mérites par lesquels se fait front avec celle de l’homme en général, nous remarquer le talent de l’auteur, un de ceux qui a paru de même prodigieusement passionnée, lui paraissent le moins familier, c’est le et peut-être à force de vouloir en rendre la naturel. Or la critique n’est-elle pas peinture vive et saillante nous en a-t-il donné merveilleusement posée pour lui faire ce la charge ; mais le cherché et l’effort reproche, lorsqu’on le voit en cherche d’un paraissent être le défaut habituel de sa effet dès le titre, débuter par une énigme ; et manière. Il faut une fois en finir avec ce n’est-ce point là un homme singulièrement reproche, et dire tous les mérites par lesquels brouillé avec la simplicité que celui qui, pour son œuvre se recommande. Compliquée d’un 3 très-petit nombre d’événements, sa fable est cherchent des inspirations dans leur cependant à ce point attachante par la grâce antipathie pour elle. Ils exhalent des accents et la vigueur des détails, qu’une fois engagé divers, selon la diversité de leur caractère. S’ils avec eux le lecteur ne saurait plus quitter le sont faibles, ils se laissent mollement aller à livre qu’il n’ait vu, ainsi que disent les des pleurs, ils murmurent tristement une portières, comment cela finira. À tout instant on élégie plaintive, ou lancent en tout sens les serait tenté de se prendre de querelle avec traits acérés d’une mordante satire ; s’ils sont l’auteur, ici pour un sentiment faux, pour une fortement trempés, debout sur les ruines des situation tourmentée ou bizarre ; là pour une empires, ils prononcent d’un ton lugubre négligence dans la conduite des événements l’oraison funèbre de la société qui se meurt ; ou des caractères ; on serait disposé surtout à ou, dévorés par un sombre désespoir, ils se lui demander raison de ses amants, si répandent en virulentes invectives, ils étranges, s’adorant (ceci est à la lettre) avec insultent dédaigneusement à l’agonie des âges des transports de haine, et se détestant avec qui s’éteignent. tous les raffinements du plus vif amour ; mais C’est dans les époques de révolution, où la à côté de toute cette pâture jetée à la critique, société s’agite, en proie aux convulsions et apparaissent des scènes si habilement aux angoisses, où la vie des individus comme conduites ou si profondément saisissantes ! celle des nations n’est que malaise, tourments un vif intérêt de drame est si largement et douleurs, qu’apparaît cette poésie qui répandu sur l’œuvre entière, pour en dérober s’acharne à étaler dans leur hideuse nudité les les parties moins saillantes et jusqu’aux plaies dont l’homme est affligé ; de cette défauts, que notre censure doit n’y aller poésie qui commence à Shakspeare [sic], qui, qu’avec grande mesure. Il ne serait pas par les Confessions de Rousseau et les impossible que, malgré nos savantes sarcasmes de Diderot, est venue, jusqu’à protestations, le public, qui veut avant tout nous, dicter à M. de Chateaubriand les qu’on l’amuse et qu’on l’intéresse, et pour gémissements de René, et s’exhaler dans les lequel le livre de M. de Stendhal remplit à un soupirs de la muse romantique. haut degré cette prétention, ne proclamât son C’est que chacun, isolé et marchant sur des œuvre l’une des plus remarquables qui se ruines, ne trouve plus dans ses yeux que des soient produites depuis longtemps. La larmes, et dans son cœur que de l’amertume ; critique est comme la médecine : tous les c’est que la société n’a plus qu’une vie jours elle condamne des malades qui n’en galvanique, c’est qu’en elle tout mouvement vivent pas moins leurs trois éditions. n’est plus que la convulsion d’une agonie, c’est que le siècle où nous vivons aura cessé avant que l’horloge séculaire ait sonné sa dix- 1830 : « Feuilleton. Le Rouge et le Noir, neuvième heure. chronique du XIXe siècle, par M. de Hommes forts, qui ne voyez dans une Stendhal », Le Globe, n° 279, 28 novembre belle vie qu’un beau combat, la société est 1830. malade, dites-vous : déjà vous entendez le râle, et vous ne savez que pleurer, et vous ne Dans une société à l’état normal, les savez qu’insulter à une fatalité beaux-arts forment le concert à l’harmonie imaginaire. Vous n’avez pas le courage de duquel l’homme accomplit sa tâche. Ce sont supporter le spectacle d’une opération les musiciens précédant la foule qui se dirige douloureuse, de fouiller à travers les viscères vers une œuvre de fête. Mais aux époques où gâtées, pour remonter jusqu’aux sources de la les institutions sociales cessent de réunir la vie, et de là la suivre et lui pratiquer un facile sympathie de tous, où les hommes agissent en passage ? Ces institutions sociales ne sont- dehors d’elles, sans union, sans affections elles pas en votre puissance ? N’est-ce point communes, alors les beaux-arts ne sont plus par elles que, pour vous frapper, doivent que l’expression de sentiments individuels. passer tous les traits ? Les siècles précédents, C’est le moi qui soupire, gémit ou éclate en qui vous les ont léguées, n’en avaient-ils pas injures. Froissés par la société, les poètes 4 fait leur ouvrage ? Changez-les donc si elles fortement trempé et une ambition au niveau ne vous conviennent plus. Pour cela il n’est de sa force. Son père le donne à M. de Rênal, que de vouloir. le maire de Verrières, pour élever ses enfants. Aux poètes de notre époque on sera en Julien est en butte aux hauteurs de ce M. de droit d’adresser un grave reproche, ils ont Rênal, type d’un important maire de village. Il menti à leur belle définition d’hommes à se dit : « Moi qu’on humilie, je vaux davantage double vue. Courbés sur le lit du malade, ils [...] Guerre ! Guerre ! » […] ont su verser sur son front quelques larmes Le voilà maintenant à Paris, sur ce grand de désespoir. Mais était-ce ce qu’il réclamait théâtre pour lequel il a tant soupiré, et chez ou bien quelque parole forte de courage, un marquis, pair et cordon bleu. Quelle quelque vérité de consolation puisée dans distance le sépare de ces gens-là ! que leurs l’avenir ? armes sont supérieures ! Tu veux t’élever, Toutes ces réflexions nous ont été Julien, dans les salons de la noblesse : relis inspirées par le nouveau livre de M. de Napoléon ; il t’eût été plus facile de t’élever Stendhal. L’auteur, comme on sait, plein de comme lui sur les champs de bataille. mépris pour nos institutions vieillies et pour Mathilde, fille du marquis de La Mole, tout ce qui est ordinaire, ne qualifie de beau grande, blonde, aux yeux bleus et à l’air que ce qui sort de la ligne, que ce qui donne ennuyé, reçoit les hommages de tout le un soufflet aux choses convenues. En haine monde qui se rassemble dans le salon de son de nos petitesses, soit crime, soit vertu, il père, de ces officiers si beaux, si élégants, si remonterait volontiers à ce moyen âge, sinon nés. Mathilde, sous les apparences d’une meilleur, du moins plus beau que le nôtre. Là on demoiselle uniquement occupée des choses peut trouver des caractères. de société, cache un esprit aventureux et M. de Stendhal sent que les êtres les mieux romanesque. Elle a lu Joinville et Brantôme ; organisés sont les plus maltraités par la et quand elle compare les chevaliers de ces société qui leur refuse leur place ; à ses yeux il temps à tous ces beaux fils, qu’ils sont étroits y a autant de perversité et mille fois plus de et exigus ! – « J’ai un caractère », dit cette bassesse dans cet honnête marchand demoiselle si dédaigneuse et si altière. Aussi hollandais qui emploie toutes ses facultés que d’ennuis éprouve-t-elle ! Elle n’a pour se pour acquérir sans vol cet or, unique distraire que la ressource de l’épigramme. thermomètre auquel tout se mesure, que dans Elle remarque Julien, froid, impassible. ce brigand qui tue un homme pour la fantaisie Elle découvre en lui de la profondeur, du de s’emparer de sa maîtresse ou de son fusil. contradictoire, du mystérieux. Est-ce un Il va nous peindre un de ces hommes au cœur grand homme, un hypocrite ou un valet ? plus grand que leur fortune, qui veulent Quel contraste avec les autres jolies poupées ! conquérir le poste auquel ils ont droit, et qui, Julien ne la regarde pas. Elle se pique, et veut en duel avec la société, tombent frappés de la fixer sur elle son attention. Marguerite de foudre. Valois a pris pour amant un chevalier de La Julien Sorel, fils d’un charpentier de Mole ; elle a enseveli et baisé toute sanglante Verrières, dès sa plus tendre jeunesse souffre cette tête qui était tombée pour elle. Mathilde des brutalités de son père et de ses frères a dit à Julien qu’elle l’aime. – « C’est un jaloux. Personne qui s’intéresse à lui qu’un piège », dit-il. À la lueur du plus beau clair de vieux chirurgien-major qui lui a légué sa croix lune, il doit grimper à la fenêtre de sa d’honneur, le Mémorial de Sainte-Hélène et les maîtresse. – « Si j’y vais, je suis mort ; mais bulletins de la grande armée. Ce sont les seuls c’est une honte de reculer. » […] amis qu’il ait au monde : c’est là qu’il a pris ses Nous avons honte en vérité d’avoir fait un pensées, et aussi dans les souffrances que, si résumé aussi sec de deux volumes qui jeune encore, il a endurées. C’est un jeune contiennent des pensées ingénieuses, où l’on homme à grands yeux noirs, à figure pâle et trouve un coloris original et des pages méditative, à traits irréguliers, disant chaleureuses. Mais si à nous la faute, elle est beaucoup, beau par conséquent ; il a l’esprit aussi au format du journal. La peinture des 5

amours de madame de Rênal est douce et 1830 : « Chronique », Le Mercure de touchante. Le caractère de Julien n’est pas France au dix-neuvième siècle, novembre sans quelques contradictions, sans quelques 1830, t. XXXI, p. 384. invraisemblances. Au second volume, la noble société de Paris nous a paru bien Voici un nouveau roman dont Napoléon singulière. M. de Stendhal y parle passion avec est encore la divinité : c’est Le Rouge et le Noir l’esprit plutôt qu’avec le cœur. L’affectation de M. de Stendhal. L’amour de Napoléon s’y fait beaucoup sentir dans un cœur de jésuite ! L’idée est vraie. Il y Lecteur, avez-vous remarqué quelque a dans cet ouvrage bien d’autres éléments de chose qui eût trait au rouge et au noir ? Pas succès, et surtout un autre amour dans deux moi du moins. C’est un des mystères de cœurs de femmes qui fera rêver plus d’une l’auteur, qui en a caché plus d’un, dit-on, sous lectrice. M. de Stendhal est le les noms qui figurent dans le roman. Si vous Larochefoucault [sic] des romanciers, je dirais en voulez connaître la clef, allez en Espagne presque le Machiavel. y trouver l’auteur. Qu’il soit un homme d’esprit, qui le contestera ? Mais qu’il lise les réflexions qui précèdent cet article. 1830 : « Le Rouge et le Noir, chronique du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Gazette littéraire, 2 décembre 1830.

1830 : « Un hôtel de Paris sous Voici un titre distingué. Le livre l’est aussi. Charles X », Le Mercure de France au Je n’ai pas besoin de dire alors qu’il est à la dix-neuvième siècle, novembre 1830, t. mode, car nous adorons tout ce qui est XXXI, p. 266. distingué. Ce mot-là est à la bouche des jolies

Après tant d’imitations de l’histoire femmes, des tailleurs, des poètes, des pittoresque et dramatique telle que Walter marchandes de mode et même des Scott la conçoit dans ses romans, après tant gastronomes. […] Heureusement que M. de de vagues rêveries et de personnages Stendhal a senti ce que devait être un livre au psycologiques [sic] dans une autre école de xixe siècle. C’est dans ce but qu’il a travaillé, fictions, il était temps qu’un homme de faisant usage à la fois de son talent et de l’époque actuelle daignât mettre l’époque l’entente qu’il a des goûts du siècle. Aussi, je actuelle en scène. C’est ce qu’a tenté M. de ne connais pas de livre plus inégal en fait de Stendhal dans le livre intitulé Le Rouge et le style, de caractères, d’intrigues, de Noir que va publier M. Levavasseur, au Palais- descriptions et d’intérêt. Rien ne se Royal. L’ouvrage de M. Stendhal est la société ressemble ; et je défie d’y rien prévoir. En un française telle que la Restauration l’avait faite ; mot, la raison de presque tous les incidents c’est la province et puis Paris. Nous parlerons est dans le caprice de l’auteur qui n’a pas de ce livre en critique : aujourd’hui place à un voulu se soumettre ses propres données et extrait. Le héros, espèce de jésuite faire de la fin une suite du commencement. bonapartiste, est lancé dans le grand monde Ce sont toujours les mêmes noms, mais ces de Paris et y devient le familier d’une famille noms servent d’enseigne à deux, trois et importante : nous sommes à l’hôtel de La quatre caractères, les uns possibles, les autres Mole au noble faubourg et dans un salon : fantastiques, le tout mêlé à des détails bien précis de la vie commune, qui se trouve, grâce Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut, à tout cela, devenir fort distinguée. se dit Julien, que j’écrive les noms et un mot Il faut, dans tous les romans, une scène où sur le caractère des personnages que je vois se passent les événements. L’auteur a choisi la arriver dans ce salon. petite ville de Verrières dans le département du Doubs. Il transporte aussi son héros à Besançon et à Paris, mais une note placée à la fin du volume annonce qu’il a fait ce choix au hasard et par la nécessité de désigner des 6 noms propres. Ce n’est donc pas d’un maire en lutte avec l’amour qu’elle avait entrevu véritable de Verrières que M. de Stendhal a dans les livres, étourdie, enivrée de son entendu parler quand il nous montre un bonheur et fière de trouver dans son amant M. de Rênal, ambitieux subalterne, fort habile une âme grande et forte, sensible comme la à ménager ses intérêts et curieux en même sienne, digne de comprendre les affections temps de faire appeler sa maison château. qu’elle a fait naître, et créant une vie nouvelle Cela suppose une lutte entre le démon de d’extase et de ravissement pour un cœur dont l’avarice et celui de l’orgueil. Cela suppose de la religion et l’amour maternel n’avaient plus, chez un maire de la Restauration, le satisfait qu’à demi la brûlante sensibilité. respect le plus aveugle pour les prêtres, les Alors Julien n’est plus orgueilleux ; il aime nobles et la Quotidienne. M. de Rênal, avec passion, avec naturel, et je n’hésite pas à aujourd’hui, pour obtenir l’écharpe aux trois dire que je me suis rappelé les amours de J.-J. couleurs, serait un patriote décidé ; alors il Rousseau et de madame de Warens. […] était tout bonnement un ultra, mais un ultra Je n’entreprendrai pas de raconter quelque enrichi par le commerce et calculant mieux chose du séminaire de Besançon. On y verra que personne le prix de ses écus. Il en la peinture plus ou moins spirituelle d’une vie dépensait le moins possible et croyait impossible que l’auteur a organisée sans cependant les avoir bien employés lorsqu’il intérêt pour le lecteur et sans profit pour sa avait en quelque chose joué au grand réputation. J’en excepte quelques détails sur seigneur. Or, il se crut obligé un beau jour de la gourmandise et la stupidité des donner un précepteur à ses enfants. Il lui séminaristes. parut que dans le pays on verrait avec une Du séminaire Julien passe à Paris, dans sorte de respect les enfants de M. de Rênal se l’hôtel du marquis de La Mole : c’est un promenant, accompagnés de leur précepteur. nouveau monde à décrire et un nouveau Les précepteurs à Verrières étaient rares et à caractère pour Julien. On peut y voir des bon marché. Tout bien considéré, M. de remarques pleines de vérité sur les ridicules Rênal ne vit qu’un homme qui fût capable de du vieux faubourg Saint-Germain et à côté de remplir ces importantes fonctions, et cet cela, comme dans le reste du livre, des homme, il crut le payer largement en lui suppositions, qui ne sont nulle part. Il y en a donnant 36 fr. par mois. […] une qui dure fort longtemps : c’est l’amour de Voilà un caractère énergique tel que M. de mademoiselle de La Mole pour Julien. Elle Stendhal n’en a sûrement pas rencontré dans l’aime par orgueil et à condition qu’il se le département du Doubs. Pour mon compte, montrera plus audacieux, plus fier que sa je n’avais pas imaginé comme possible sur la maîtresse. Julien la séduit à force de ne pas terre ce jeune paysan qui réduit l’orgueil en faire attention à elle, et parce qu’il ose planter théorie, qui devine en profond métaphysicien une échelle contre les fenêtres de son amante, qu’un autre Napoléon n’est plus possible et au milieu d’une nuit éclairée par la pleine lune. que, pour dominer dans l’avenir, il faut se Elle avait choisi exprès ce moment pour lui faire prêtre. Ce philosophe de dix-huit ans, donner rendez-vous. Il en résulte que, dans la qui, avec un plan de conduite arrêté, s’établit famille la plus aristocratique, une jeune fille, en maître au milieu d’une société qu’il ne fière jusqu’à l’excès, n’a plus d’autre parti que connaît pas, qui débute par séduire une d’épouser le fils d’un charpentier. L’auteur femme, parce qu’il y va de sa gloire, et qui n’y aurait pu à toute force en rester là ; mais le trouve d’autre bonheur que celui de l’amour- dénoûment eût été commun. […] propre satisfait, le croirait-on, il va devenir Il retrouve dans sa prison le souvenir de sensible, amoureux à la folie et animé des ses premières amours, et s’y livre avec délices passions de tout le monde. Alors commence jusqu’au moment où il monte sur l’échafaud. un autre livre, un autre style ; alors on voit À cette fin sanglante viennent se joindre des une femme longtemps vertueuse et liée à son détails qui seront sublimes pour les amateurs mari par les habitudes de la vie conjugale ; on des scènes de la place de Grève. Je les laisse la voit remuée par des séductions inconnues, où je les ai trouvés. 7

Puissent certains auteurs se guérir de la absolue au roman de M. de Stendhal ; assez manie la plus dangereuse, celle de viser à de beautés neuves, d’émotions trouvées y l’originalité, de faire des mœurs et des fourmillent, pour qu’on passe condamnation passions avec de l’esprit et de viser en tout à sur quelques figures sans caractère, types l’imprévu. La chronique de M. de Stendhal aujourd’hui effacés de cette société, morte sera lue avec intérêt. On lui dira de plus d’un entre les bras de M. Scribe qui n’y survivra côté qu’il a fait preuve de talent, mais qu’il se pas. garde bien de croire que les inventions les Deux créations sont sorties de la pensée de plus bizarres de son ouvrage puissent entrer l’auteur, Julien et Mathilde de La Mole. Je ne en comparaison avec le récit des amours de sais si elles seront comprises : mais les voici. Julien et de madame de Rênal. C’est là qu’est Julien Sorel est enthousiaste, pauvre et le naturel le plus parfait ; et il est développé méprisé dans sa famille, parce qu’il n’a ni la avec un talent supérieur. Ce talent se retrouve vigueur, ni les goûts domestiques de ses plus d’une fois dans le reste de l’ouvrage ; et frères. Eux scient du bois, remuent des je n’hésite pas à dire que peu d’hommes fardeaux énormes ; lui passe ses journées à seraient en état d’écrire un pareil livre ; mais, voir couler l’eau du moulin, à méditer, à lire quand M. de Stendhal le voudra, il en écrira avec la plus religieuse admiration le seul livre un beaucoup meilleur. que le hasard ait mis entre ses mains, le Mémorial de Ste-Hélène. C’est à dix-neuf ans, entre deux corrections paternelles expliquées 1830 : « Le Rouge et le Noir, chronique au bâton, au milieu de sa vive sympathie pour du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Napoléon, que Julien est appelé par M. Rênal, Figaro, n° 353, 20 décembre 1830. maire de Verrières, petite ville du Jura, pour être le précepteur de ses enfants. La maison Les époques de transition sont mortelles de M. Rênal est toute parfumée de respect aux nouveaux ouvrages. Et comment cela pour les usages féodaux et les momeries pourrait-il ne pas être ? Les affections de la d’église. Julien sait la Bible en latin par cœur, veille, les projets mûris à la lampe, les il a de beaux yeux, des lèvres roses et une espérances qu’on avait cultivées, tout venant candeur d’enfant. Tout Verrières parle de son à se fondre au rayon du soleil levant, on se érudition. Mme de Rênal, femme de trente ans, cherche et l’on se trouve vieux. On s’était mais encore belle, se prend d’une chaleureuse couché sujet d’une monarchie absolue, exclu passion pour le jeune Julien ; elle l’aime. Est- des élections et du jury, et en s’éveillant vos elle aimée ? C’est ici que la question devient vitres s’irritent au bruit du canon ; La aussi inexplicable que le caractère donné par Marseillaise passe sous vos fenêtres, le l’auteur à son héros. C’est tout ensemble de la souverain crie vive la liberté plus fort que les passion et du calcul, de la candeur et de autres. Comme le cactus des Indes, c’est une l’hypocrisie, de la naïveté et de la morgue, que civilisation nouvelle qui a éclaté dans la nuit. le cœur de ce jeune homme, né pour être Maintenant si votre imagination d’artiste a fait évêque au Moyen Âge, un Gustave-Adolphe son lit dans une société composée d’orgueils dans les temps modernes, un fourbe sous aristocratiques, de prétentions financières, toutes les époques ; mais qui n’est rien, parce d’amours-propres froissés, soit sous les pieds que son époque n’a que faire de l’héroïsme, et du jésuitisme, soit entre les doigts nerveux que l’utile a passé sur le corps du beau, du d’une bureaucratie congréganiste, quelle grand, du glorieux, du chevaleresque. sympathie devez-vous attendre d’une époque Il fera donc de l’amour pour voir à ses qui ne connaît plus vos modèles, qui a crevé pieds une grande dame, pour être préféré, lui, votre toile avec un pavé, sali vos couleurs homme sans nom, sans condition, à un mari, avec la boue de juillet ? Rappelez-vous la à un maire, à un noble. Il se vengera de n’être mutilation faite au tableau du sacre : cette tête rien, en avilissant ce qu’il ne peut atteindre. de roi détachée avec la pointe d’un sabre est C’est encore du Napoléon. Nous rentrons votre histoire. Ce n’est pas que ces dans le roman. Quoique insoucieux et considérations trouvent leur application 8 commode mari, M. de Rênal prend de Ce pèlerinage achevé, il faut descendre au l’ombrage de quelques soupçons que rang de commis de M. de La Mole. Il aura des changent en certitude des lettres anonymes chemises propres, un cheval, un domestique, qui lui sont écrites. Julien est renvoyé dans le une bibliothèque à lui, toute à lui, qui ne se séminaire où ses études le ramènent ; il possédait plus le jour où l’archevêque lui façonne son âme à l’hypocrisie. Don Juan donna Cornelli Taciti opera omnia ; mais il sera n’eût pas mieux dissimulé son mépris pour les commis, et cela ne mène à rien. Il n’y a jamais choses saintes. Il écoute avec une rare onction eu de secrétaire, même général, devenu pape les conseils que de vieux et durs ou empereur. ecclésiastiques lui font subir pendant une C’est ici qu’il faut placer la seconde figure captivité de plusieurs mois. Il souffre originale du livre de M. de Stendhal, pour beaucoup ; mais il songe à Sixte-Quint, et la arriver ensuite, tout d’une haleine, au thiare [sic] vaut bien une couronne. dénouement ; car nous ne dirons pas toutes Cette Mme Rênal, que sa sauvage ces enluminures, ces silhouettes dorées, indiscrétion a compromise ; cette Mme Rênal, admirablement placées dans une table de qui l’a tant aimé, qui l’aime encore, il doit la chapitre sous le titre de : la Vieille épée, le Vase retrouver par un beau jour de procession, du Japon, le Tigre, etc. ; mais très fades ailleurs. pendant que le soin de garder l’église lui est Mathilde de La Mole est une exaltée, une confié, comme service d’honneur, par un exaltée en amour, une exaltée en dévouement, abbé Chas Bernard, autre ambitieux de une exaltée en haine, une exaltée en tout. Elle chasubles d’or, qui rêve le canonicat depuis pense comme au quinzième siècle ; et rien quinze ans. Mais cette entrevue le touche n’est grand dans ses souvenirs de famille, beaucoup moins que l’emploi de répétiteur comme un de ses aïeux qui périt en place de pour le Nouveau et l’Ancien Testament, dont Grève par suite d’une conspiration. C’est ainsi il est gratifié par l’abbé Pirard, directeur du qu’elle veut un amant qui risquerait cent fois séminaire. Il serait donc prêtre, si cet abbé par jour sa vie pour elle, qui se grandirait à ses Pirard, appelé à Paris à la suite d’un procès, yeux de toute la hauteur de l’échafaud. Ce auprès de son ami le marquis de La Mole, qu’elle aime encore, c’est l’imprévu ; ce n’eût fait publiquement l’éloge de son jeune qu’abhorre Julien, c’est la différence ; passions élève. M. de La Mole le veut pour son algébriques qui ne peuvent avoir qu’un secrétaire. C’est résolu. On envoie cinq cents résultat négatif, puisqu’elles ne représentent francs à Julien : il part ; mais auparavant, il a que deux valeurs opposées, sans combinaison vu sa première amie, cette tendre, religieuse, possible. Celle-ci se coupera la moitié de la et bonne Mme Rênal. Il a voulu, non essuyer chevelure pour donner à son amant un ses larmes, lui jurer une fidélité à l’épreuve des témoignage de servilité ; celui-là, après s’en séductions de la capitale, mais s’informer être fait aimer, après l’avoir séduite, auprès d’elle si un billet de cinq cents francs déshonorée, dira dans son cœur : « Mon qu’il a reçu d’une main anonyme ne viendrait roman est fini, et à moi tout le mérite. J’ai dû pas de sa générosité. Toute sa sensibilité me faire aimer de ce monstre d’orgueil : son d’adieu est renfermée dans cette question père ne peut plus vivre sans elle, et elle sans d’amour-propre. Enfin, il est heureux. Ce moi. » n’est pas Mme de Rênal ; et pour comble de Indigné contre son protégé, M. de La joie, lorsqu’il franchit le mur qu’il a escaladé Mole veut le renvoyer ; mais, touché par les pour la surprendre, on lui tire un coup de fusil larmes et la position irréparable de sa fille, il dans les jambes. C’est presque Napoléon à donne son consentement à son mariage avec Ratisbonne. Julien. L’arbre généalogique en souffrira un Le voilà dans Paris. À peine descendu de peu ; mais l’opinion du monde avant tout. diligence, il court à la Malmaison. Il veut que C’est dans cet état de choses, qu’une lettre, le premier objet qui frappe sa vue soit la écrite par Mme de Rênal au marquis, vient tout retraite silencieuse de Napoléon. Il a vu, il a dévoiler, et ses amours avec Julien, et l’odieux pleuré, il a admiré : il a rougi d’être en soutane. caractère de cet ambitieux qui l’a séduite. 9

Julien, démasqué, cache son ressentiment, se foi. Sous certains rapports, la position est rend avec des pistolets dans l’église de atroce et vraie ; mais qu’il a fallu d’efforts Verrières, et les décharge sur Mme de Rênal. pour le deviner ! […] Ainsi finit le roman. Julien est exécuté, et sa Mais, avant tout, je dois vous prévenir tête reste aux mains de Mathilde. L’imprévu qu’en y pensant bien, je crois avoir deviné le triomphe, la différence passe sous le couteau de sens à donner au titre de cette chronique, Le la guillotine. Rouge et le Noir, sur lequel l’auteur ne Le succès que ce livre obtient dans le s’explique pas. Selon moi, M. de Stendhal monde pourrait nous dispenser de dire par ayant eu dessein de peindre la société telle que quel côté il brille, et par quel autre côté il ne l’avait faite le jésuitisme de la Restauration, et répond pas toujours à la curiosité du lecteur, ne voulant pas se hasarder à intituler son tenue en haleine tout le premier volume, puis ouvrage Le Jésuite et le Bourgeois, par exemple, lasse d’attendre l’intérêt qui rate au second. ou bien encore les Libéraux et la Congrégation, a Cependant nous dirons que tout ce qui est imaginé de désigner les uns et les autres par causerie, aperçus, portraits, raillerie, des couleurs emblématiques : de là ce titre, le philosophie, impiété, dans le roman de M. de Rouge et le Noir. Seulement, j’ignore encore qui Stendhal, y est traité avec supériorité. Calme est le rouge, qui le noir, d’autant plus qu’un sans être mesuré, le style en est jeune, frais et jésuite comme l’entend M. de Stendhal peut plein de couleur, trop plein quelquefois, car aussi bien être femme et porter une robe de c’est le vermillon qui domine. Reste à dire gaze et un bonnet avec des fleurs, que des notre opinion sur les deux têtes qui sortent du aiguillettes de colonel, un cordon bleu de Pair cadre. À coup sûr, elles sont neuves, bizarres, de France, ou une robe de missionnaire. Mais étranges, opposées ; c’est le rouge et le noir. je laisse cette petite difficulté à résoudre aux Elles intéressent comme une partie d’échec plus fins que moi. […] bien embrouillée par deux forts joueurs ; mais Julien Sorel est un petit jeune homme il faut savoir jouer. Au reste, malgré ses faible et joli, aux yeux noirs, battu de bonne longueurs, ce livre est le plus remarquable qui heure par son père et par ses frères, les ait paru depuis la révolution de juillet, et détestant du fond de l’âme. C’est un jeune comme elle, le succès ira loin. homme méfiant, envieux, colère en dedans, fier surtout, plus fier que M. de Rênal avec sa maison, sa grille en fer, sa fabrique de clous, 1830 : J[ules] J[ANIN], « Variétés. Le son titre de maire de la ville et son précepteur. Rouge et le Noir, chronique de 1830, par Julien sait pour toute science l’Ancien- M. de Stendhal », Journal des Débats, Testament en latin ; il l’a appris par cœur, il le dimanche 26 décembre 1830. récite à tout venant en commençant si l’on veut par le dernier verset et finissant par le […] Je vous prie de ne pas perdre de vue premier. Aussi dès le premier moment, Julien un instant les deux personnages, M. de Rênal réussit chez M. de Rênal. M. de Rênal et M. Valenod. Les deux hommes l’admire, les amis et les domestiques de la représentent deux principes. M. de Rênal est maison l’admirent. Pour surcroît de bonheur, l’homme ministériel, l’homme important des le Valenod s’avoue en lui-même qu’il est petites villes. Valenod est le jésuite de robe vaincu cette fois, et il oublie chevaux et courte, tel qu’il était en province. L’auteur va calèche, pour ne penser qu’au petit poursuivre dans son livre cette idée féconde. précepteur. Quel triomphe pour M. de Il va la rattacher à la vie d’un jeune homme Rênal ! […] qui grandira, ballotté entre les deux Au reste, le petit Julien est d’abord assez principes ; tantôt libéral, tantôt jésuite, vrai. C’est bien le paysan humilié, isolé, également embarrassé çà et là, et finissant par ignorant, curieux, plein d’orgueil, égoïste mourir sur l’échafaud pour échapper à avant tout, profondément égoïste, méchant, l’affreuse alternative d’être grand seigneur ou n’aimant personne. Somme toute, ce Julien, bourgeois, se révoltant contre la loi de son M. de Rênal, M. Valenod, l’abbé de Frilair, ce époque, qui lui permet d’être peuple de bonne 10 sont là de très vilains personnages, très hideux savent pas si elles sont belles, qui s’ignorent, les uns et les autres, surtout si vous les laissez qui regardent leur mari comme le premier vieillir. homme du monde, tremblantes devant ce Julien ressemble en outre à tous les savants mari, et croyant l’aimer de tout leur cœur, de province. En province, il y a peu de livres, douces, modestes, tout entières à leur la plupart sont à l’index ; c’est ordinairement ménage, chaste et retirées, aimant Dieu et parmi les livres à l’index que choisit tout jeune priant, sans compter que leur négligé est homme qui se croit de l’avenir. L’un s’attache élégant, qu’elles sont le plus souvent en robes au Contrat social qu’il dévore sans y blanches, qu’elles aiment les fleurs, les bois, comprendre un seul mot, et il se croit un l’eau qui coule, l’oiseau qui chante, la poule jacobin ; l’autre a volé chez son père un qui couve, femmes charmantes, sans faste, Dictionnaire philosophique et il se met au rang des sans tristesse, sans gaîté, et qui meurent esprits forts ; il en est qui font du sentiment souvent sans avoir connu l’amour. et de la douleur : par exemple Werther est fort Telle était Mme de Rênal. lu parmi les écoliers de province. À son héros Un soir, sous les marronniers de la maison, M. de Stendhal n’a donné ni Rousseau, ni à la clarté de la lune, par un doux zéphyr du Voltaire, ni Goethe, il lui a donné Napoléon : mois de mai, Mme de Rênal touche par hasard le Mémorial de Sainte-Hélène est le livre favori de la main de Julien, et retire la sienne aussitôt. Julien. Julien se dit : Napoléon à ma place prendrait la Vous ne sauriez croire tout ce que cette main de Mme de Rênal. Cela dit, le petit lecture jette de sotte vanité dans la tête du précepteur tremble comme un enfant, petit rustre. À force de lire le Mémorial, Julien comme on tremble toujours avant de saisir se croit un héros ; plus d’une fois il se dit : je une main de femme pour la première fois : le serai Bonaparte ! voilà en effet le malheureux voilà donc qui tremble, qui balbutie, qui en qui, de propos délibéré, se fait un cœur de fer, perd tout son latin ; il allait même renoncer à une tête de fer. Bientôt cet enfant n’est plus sa grande entreprise quand Bonaparte lui qu’un mauvais fanatique, pétri d’orgueil et de revient en mémoire. Alors il reprend courage misère. Dans ce personnage, si cruellement et il s’anime par ces mots : Si à minuit je n’ai pas exact, il n’y a pas un mouvement de jeune pris la main de Mme de Rênal, je me jette par la fenêtre homme, pas un transport naturel. Ce petit demain. Et, par un dernier effort, il s’empare Julien, au bout de trois mois de professorat, de cette main blanche et potelée, de cette est un monstre qu’il faudrait jeter à la porte main qu’on ne lui retire pas, et qu’il tient à de la maison. Si c’est là de la vérité, c’est une présent sans crainte et sans bonheur ! C’est vérité bien triste ; si c’est là de la nature, c’est ainsi que notre homme se croit un une horrible nature. On ne saurait imaginer Bonaparte : on n’est pas plus ridiculement un combien souvent je me sens déchaîné contre héros. ces esprits méthodiques et inflexibles, qui Cette nuit-là, le bonheur empêche Mme de considèrent le monde moral avec une loupe, Rênal de dormir. Au contraire, un sommeil de qui se posent là comme sur un cadavre, plomb s’empare de Julien, et le lendemain, en disséquant scalpel en main les recoins les plus entrant au salon, il se dit : Il faut dire à cette hideux de cette nature sans vie. Allons donc, femme que je l’aime. Le fat ! opérateur, dissèque à loisir, compte les taches Ici commencent les amours de cette livides de ta victime, mets à nu ses moindres aimable femme avec ce misérable. Quand on viscères, dépouille-la de sa peau blanche et songe que ce Julien a seize ans à peine, et que veloutée, fais ton métier : plus tard et à ton pour se venger des coups de bâton que lui a préjudice viendront le poète ou le romancier donnés son père, il va séduire de sang-froid qui feront leur devoir. une femme qui l’a reçu chez elle, une femme Je n’ai pas encore parlé de Mme de Rênal. charmante, sa bienfaitrice, une femme qui Mme de Rênal est une charmante femme l’aime sans le savoir, on ne peut s’empêcher comme il y en a beaucoup à Paris et surtout de s’écrier que l’auteur de ce livre a menti. en province ; c’est une de ces femmes qui ne Non, ce jeune homme si atroce n’est pas dans 11 la nature. Quoi donc, philosophe, quoi donc, horrible, désespérée, c’est à la fois le vice romancier, vous voulez refaire Lovelace, et abject et la sottise hypocrite. C’est Tartuffe pour cela vous choisissez un enfant de seize sans manchettes ; Tartuffe en habit sale, au ans ! Et vous allez chercher à la charrue un coin de la rue, et se livrant à ses horribles malheureux jeune homme pour lui faire penchants. Ceci donne à penser. Si tels étaient traverser tout seul, et tout d’un coup, les en effet ces séminaires d’autrefois, (autrefois combinaisons les plus actives de la séduction cela veut dire il y a huit jours), M. de Stendhal et de l’adultère. Et cet enfant n’a que de a fait une bonne action ; en prenant sur lui l’orgueil et pas un moment d’amour ! […] d’être si atroce, je lui pardonne cette fois. Je n’ai jamais vu nulle part plus de rage Mais hélas ! au-delà du séminaire, l’atrocité anti-jésuistique et anti-bourgeoise, que dans le continue. Julien est envoyé à Paris pour être livre de M. de Stendhal. Sous sa plume, tout le secrétaire de M. le marquis de La Mole. Le se flétrit sans retour, le plus beau jour, le plus marquis de La Mole représente le noble de beau sol, les plus heureux sentiments. Il Paris, l’homme élégant, l’homme de cour, promène avec un admirable sang-froid son aussi bien que M. de Rênal de Verrières héros, son monstre, à travers mille turpitudes, représente le gentillâtre provincial, rampant, à travers mille niaiseries pires que des lâche, ambitieux et qui veut parvenir. À Paris, turpitudes. Singulier plaisir que s’est donné Julien ne change pas : le séminariste crasseux cet écrivain de réunir en bloc toutes les entre dans le salon doré de Mme de La Mole criailleries, toutes les misères, toutes les avec autant d’assurance que le petit dissimulations, tous les mensonges, toutes les charpentier est entré dans la salle à manger de superstitions, toutes les cruautés de notre état Mme de Rênal. […] social ; singulier acharnement avec lequel il À ce moment du livre, ce n’est pas de place la France d’avant notre révolution de Julien qu’on s’occupe, c’est de Mlle de La Juillet au-dessous de la France barbare et Mole, c’est de Mathilde, qui, après avoir rejeté pédantesque. Ô mon Dieu ! serait-il donc Julien, s’est remise à l’adorer de plus belle. À possible que ce soit là la province ? Et plus présent elle adore Julien, Julien l’adore aussi tard, quand le héros est à Paris, serait-ce bien et se promet bien de ne plus le lui dire. Il n’est là Paris ? À quoi on répond peut-être : car le plus question de la demoiselle de comptoir à livre est bien fait. […] Besançon ; car ce roman est fait en partie La partie remarquable de ce roman est le double ; tout se passe à Besançon comme à séjour de Julien au séminaire. Ici l’auteur Verrières, à Paris comme à Besançon ; ce sont redouble de rage et d’horreur. Il est les mêmes jésuites, les mêmes femmes, les impossible de se faire une idée de cette mêmes amours, les mêmes paroles, le même hideuse peinture ; elle m’a frappé comme le héros. […] premier conte de revenants que ma nourrice Donc, Mlle de La Mole est folle. Elle m’a conté. Voici cette peinture. Le séminaire rappelle Julien dans sa chambre ; elle coupe de Besançon est ici comme la ville de pour Julien tout un côté de ses beaux cheveux Verrières, un séminaire en général, composé blonds, qu’elle jette dans le jardin. Pour Julien, de rustres, de manants, de paysans dégoûtants elle rejette la main de M. le marquis de et autres aspirants à la prêtrise, heureux Croisenois ; elle devient enceinte de Julien, d’avoir une soutane et de la soupe ; avides de elle déclare à son père qu’elle aime Julien ; pain et de choucroute; malheureux sans c’est une fièvre, c’est une folie d’amour. Cette intelligence, hypocrites subalternes, dévots Mathilde est folle, elle pleure, elle rit, elle aux grosses mains et aux nez rouges. Dans ce appelle la mort, elle se frappe en héroïne ; on séminaire comme à Verrières, il y a des n’a jamais imaginé une fille comme cela. Je jansénistes et des jésuites. Le janséniste est un n’ose pas croire qu’il y ait à Paris une société fou honnête homme, que le jésuite chasse de qui ressemble à celle que veut peindre M. de sa place. Le jésuite est un scélérat qui tend Stendhal. Pour un bourgeois d’une étroite mille pièges à Julien. Ce séminaire est la sphère, de pareilles peintures seront toujours contre-partie de Verrières : la vie y est invraisemblables. 12

Que ceux qui ont vu de près le très grand méfier. C’est un observateur à froid, un monde, le monde des grands seigneurs, des railleur cruel, un sceptique méchant, qui est jésuites élevés, les hommes de vieux noms et heureux de ne croire à rien, parce qu’en ne de haute fortune; que ceux qui ont pénétré croyant pas, il a le droit de ne rien respecter dans ce sanctuaire qu’on appelle la cour, et de flétrir tout ce qu’il touche. Un auteur daignent me dire ce qu’ils pensent de Mlle de ainsi fait, corps et âme, s’en va sans La Mole. Et si, par hasard, ces mœurs sont inquiétude et sans remords, jetant son venin vraies, que Dieu nous préserve des femmes sur tout ce qu’il rencontre : jeunesse, beauté, de la cour, des filles à marier à la cour, et aussi grâces, illusions de la vie ; les champs même, des pères de famille qui vont à la cour ! les forêts, les fleurs, il les dépare, il les brise. Mais que dis-je ? J’oubliais qu’il n’y a plus […] de cour. Ajoutez à cet invincible besoin de tout Nous en sommes aux amours de Julien et peindre en laid et de grossir sa voix pour être de Mlle de La Mole. Ces amours vont finir par plus effrayant, que M. de Stendhal est un un mariage, et Julien va devenir à son tour un faiseur de paradoxes. Dans le moment le plus grand seigneur, quand les jésuites s’en mêlent. vrai de sa fiction, à l’instant même où il Nous allons revoir enfin Mme de Rênal. s’aperçoit que vous êtes attaché et intéressé, Mme de Rênal repentante est dirigée par le le voilà qui suspend son récit, qui brise sa jeune jésuite de Verrières. Le jésuite, pour phrase, qui s’arrête tout court, et qui vous plaire à M. de La Mole et détacher sa fille de lâche froidement un paradoxe inattendu. Oui, Julien, dicte à sa pénitente une lettre dans il abuse même du paradoxe. Il est parvenu à laquelle Julien est traité comme un misérable. rendre odieux le paradoxe, ce puissant Cette lettre est envoyée à Mathilde. Mathilde auxiliaire de tous les hommes qui font de l’art montre cette lettre à Julien. Julien est furieux, ou de l’histoire, le paradoxe, digne gardien de il part, arrive à Verrières pendant l’office ; il l’homme qui parle ou qui écrit, cet infatigable voit Mme de Rênal, il lui tire deux coups de compagnon qui le repose quand il est fatigué, pistolet à bout portant, sans autre explication. qui le rassure quand il tremble, qui lui donne La pauvre femme a l’épaule fracassée. Julien de nouvelles forces quand il est épuisé. […] est arrêté et jeté en prison : le lendemain il est Qu’il est triste de voir un homme en venir là ! traîné dans les cachots de Besançon. Qu’il est à plaindre l’écrivain qui dit adieu à Il est des lecteurs pour qui ce dénouement ses dernières ressources d’écrivain ! Que je sera absurde. L’échafaud, le bourreau, le l’estime malheureux de ne plus croire à rien, couteau fatal, les jurés, tout cet assemblage de pas même à la fiction qu’il invente, pas même torture morale et physique doit être amené aux vertus qu’il veut peindre, que dis-je ? pas dans un sujet avec autant de modération que même au paradoxe qu’il imagine et qu’il le Dieu d’Horace. Le bourreau tranche trop devrait respecter comme la dernière vite une difficulté, surtout quand on ne sait ressource, comme le seul génie inspirateur de pas pourquoi le héros se jette sous sa main. tout homme qui a tout vu, tout écrit, tout […] pensé, et n’a plus rien à apprendre, rien à Je m’aperçois que j’ai parlé bien sentir de nouveau. longuement de cette chronique, j’aurais bien mieux fait de parler de son auteur. Si le dernier roman de M. de Stendhal est, avec de 1830 : « Le Musicien italien », Le si graves invraisemblances et si peu morales, Mercure de France au dix-neuvième un ouvrage remarquable, vif, colère, plein siècle, décembre 1830, t. XXXI, p. 458. d’intérêt et d’émotion, s’il mérite d’être lu, même dans le grand oubli de la littérature Il est un livre que je ne quitte plus depuis contemporaine, M. de Stendhal est autrement huit jours : l’auteur est parvenu à me distraire digne d’être étudié. M. de Stendhal est un de de toutes les graves préoccupations politiques ces écrivains à plusieurs noms, à triple visage, du moment : ce livre c’est Le Rouge et le Noir ; toujours sérieux, dont on ne saurait trop se cet auteur, c’est celui que la Chronique du Mercure surnommait dernièrement le La 13

Rochefoucault des romanciers. Ah ! aucune conceptions littéraires le génie de l’époque, la pensée secrète de l’amour-propre n’échappe à senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint. M. de Stendhal : je lui en veux même de L’auteur anonyme de la Physiologie pend disséquer avec si peu de pitié notre société : le plaisir à nous ôter les illusions du bonheur faubourg Saint-Germain doit bien lui en conjugal, premier bien des sociétés. La vouloir aussi, et les banquiers donc ! Il y a du Confession achève le livre de M. de Lamennais, Don Juan dans cet ouvrage, et un mépris et proclame que la religion et l’athéisme sont ironique pour la pauvre espèce humaine, qui également morts […]. Nodier arrive, jette un fait quelquefois sourire et plus souvent regard sur notre ville, sur nos lois, sur nos attriste, tant la vérité est encore peu faite pour sciences ; et par l’organe de don Pic de nous depuis si peu de temps que la Charte est Fanferluchio et de Breloque, il nous dit, en enfin une vérité. Rouge et Noir est sous bien poussant un rire éclatant : « Science ? des rapports un roman satirique ; mais il n’en Niaiserie ! À quoi bon ? Qu’est-ce que cela est pas moins saisissant d’intérêt, d’un intérêt me fait ? » Il envoie des Bourbons mourir à habilement gradué jusqu’à la catastrophe. Ô l’écurie sous la forme d’une vieille jument vous qui aimez la Dona Julia de Don Juan, aristocratique […] Puis en décembre M. de vous aimerez madame de Rênal ; elles sont de Stendhal nous arrache le dernier lambeau la même famille. Je voudrais bien, avant de d’humanité, de croyance qui nous restait ; il juger définitivement un ouvrage si essaye de nous prouver que la reconnaissance est remarquable, en donner au moins une courte un mot comme amour, Dieu, monarque. La analyse ; mais qu’il me soit permis d’abord de Physiologie du mariage, La Confession, le Roi de le relire : en attendant voici encore un petit Bohême, Le Rouge et le Noir… sont les fragment qui tient peu à l’ouvrage et s’en traductions de la pensée intime d’un vieux détache aisément. peuple qui attend une jeune organisation ; ce sont de poignantes moqueries ; et la dernière est un rire de démon, heureux de découvrir 1831 : [BALZAC], « Lettres sur Paris. en chaque homme un abîme de personnalité Lettre XI », Le Voleur, 9 janvier 1831. où vont se perdre tous les bienfaits. Un homme viendra peut-être, qui, dans un M. de Musset a donné de grandes seul ouvrage, résumera ces quatre idées, et espérances et s’est placé d’un seul bond au e alors le XIX siècle aura quelque terrible milieu des vieilles réputations impériales qu’il Rabelais, qui pressera la liberté comme n’a pas seulement daigné saluer. Vous avez lu, Stendhal vient de froisser le cœur humain. sans doute, La Confession ? Ce livre, dont la pensée première est hardie, manque d’audace dans l’exécution. Charles Nodier a publié son Histoire du roi de Bohême, délicieuse plaisanterie 1831 : N., « Littérature. Le Rouge et le e littéraire, pleine de dédain, moqueuse : c’est la Noir, chronique du XIX siècle, par M. de satire d’un vieillard blasé, qui s’aperçoit à la Stendhal », Le Correspondant, 14 janvier 1831, p. 302-304. fin de ses jours du vide affreux caché sous les sciences, sous les littératures. Ce livre Ce titre est une énigme, dont l’ouvrage ne appartient à l’École du désenchantement. C’est donne pas le mot : ne perdons pas de temps une déduction plaisante de L’Âne mort, à la deviner. singulière coïncidence d’ouvrages ! Cette Julien Sorel, né dans la petite ville de année, commencée par la Physiologie du mariage, Verrières en Franche-Comté, fils d’un scieur dont vous me permettrez de ne pas vous de planches, est doué de facultés puissantes, parler beaucoup, a fini par Le Rouge et le Noir, d’une volonté de fer et d’un égoïsme conception d’une sinistre et froide inflexible ; l’ambition est sa vie ; c’est un philosophie : ce sont de ces tableaux que tout Bonaparte en sabots ; il a lu le Mémorial de le monde accuse de fausseté, par pudeur, par Sainte-Hélène avec délices, et appris la Bible par intérêt peut-être. Il y a dans ces quatre hypocrisie ; il sera prêtre pour faire son chemin. M. de Rênal, maire de Verrières, le 14 donne pour précepteur à ses enfants ; Julien congréganisme ; elle forçait l’ambition à la séduit madame de Rênal par orgueil, et bassesse. […] déshonore son bienfaiteur pour se venger des Sous le point de vue des passions M. de bienfaits qui l’humilient ; bientôt il aime la Stendhal n’est pas heureux : outre le plus grand femme dont il est maître. […] que nature que nous avons déjà signalé, on sent Telle est l’action de Rouge et Noir ; un à chaque pas les efforts pénibles de résumé si rapide ne nous a pas permis de l’imagination, le travail de l’observateur qui a rapporter la vingtième partie des merveilles vu et n’a point éprouvé. Il surprend mais ne de cet ouvrage. Non, vraiment, nous n’en satisfait pas. Son Julien est un monstre moral sommes plus aux dissertations niaisement dans le sens de Geoffroy Saint-Hilaire ; il est sentimentales, aux passions distillées, jeune et son cœur est vieux ; son amour détaillées et bavardes du dernier siècle : nous calculé a presque toujours le sang froid de n’avons plus les géants et les nains, les l’avarice. Le machiavélisme de roué et de magiciens et les invincibles du Moyen âge ; méchant qu’il porte dans la moins réfléchie, la mais le surnaturel est revenu. Le Rouge et le moins concertée des passions, est un Noir n’est pas moins surprenant que La phénomène ridicule d’impossibilité. Ce n’est Surprenante Histoire du brave Frégus et de la belle pas ce délicieux amour de jeune homme, plein Gallienne. Si le bras et la force physique des de rêveries douloureuses et ravissantes, qui a amants sont rentrés dans les limites toujours une larme dans les yeux et un sourire naturelles, les têtes sont devenues colossales, sur les lèvres, qui dit : j’aime ! comme on dit : les cœurs immenses, les sentiments je suis coupable, ou j’ai peur. Ce n’est pas incroyables. L’amour n’est pas plus vif, plus cette tendresse d’âme si pure, si animée, si respectueux, mais il est plus étrange et tout à triste ; cette folie du cœur qui concentre la vie fait nouveau ; on ne peut pas dire qu’il ait sur une image, dans une idée ; cette recherche quelque chose d’humain. D’ailleurs, les de dévouement qui aspire au sacrifice et tableaux des mœurs actuelles sont aux mœurs déplace l’égoïsme. J’entends des paroles qui actuelles ce que les romans de chevalerie veulent être brûlantes, je trouve des étaient à la chevalerie. Comme passion, le sentiments qui veulent être énergiques, mais coup de pistolet de Julien vaut bien le coup qui ressemblent au délire d’une irritation d’épée de Rolland [sic] comme vigueur, et son nerveuse et factice, et je me demande : où est séjour au séminaire n’est pas moins le jeune homme qui aime ? Une espèce de prodigieux que le voyage d’Astolphe dans la Sylla de seize ans amoureux, comme on lune, quoique moins amusant. proscrit, comme on conspire à quarante, est Quant à la thèse de M. de Stendhal (car il une conception encore plus fausse que en a une), elle est facile à formuler : le régime bizarre. Si Bonaparte eût aimé dans sa de la Restauration étouffait ou dépravait le jeunesse, M. de Stendhal croit donc qu’il eût génie. Son héros est une espèce de grand nécessairement porté dans son amour la homme avorté, abâtardi : son roman une même vigueur de tête que Bonaparte à l’âge satire, en deux volumes et en prose, contre les d’homme porta dans son ambition. Chacun quinze dernières années et contre toutes les n’a-t-il pas à chaque âge et pour chaque époques de paix et de tranquillité qui passion une capacité distincte, une aptitude n’offrent pas de débouchés à ces quelques spéciale ? Un héros ou le jeune homme qui hommes fortement trempés, mais obscurs, peut le devenir, boude et pleure et rit et dont l’énergie sombre et ambitieuse a besoin s’intimide et s’enhardit comme un enfant ; il d’un grand rôle dans le drame des choses dit comme Paul à Virginie : « Quand je suis humaines. […] La Restauration, telle que fatigué, ta vue me délasse... Si je te touche nous la dépeint l’auteur était donc une mare seulement du bout du doigt tout mon corps d’eau dormante et fangeuse, où se débattaient frémit de plaisir... » Et puis est-ce connaître le en vain les hommes comme Julien : elle cœur humain que de donner à Julien ainsi fait tendait à subalterniser le génie, à dégrader les de l’amour pour une femme de même nature, esprits par la frivolité et les mesquineries du un Julien en jupon. Orgueil, audace, 15 exaltation, misanthropie, tout leur est Bonaparte est un stimulant pour l’ambitieux commun et par cela même il doit y avoir Julien. Une pensée fixe sera sa loi morale : et répulsion sur tous ces points. Une âme fière n’importe à quel prix, bassesse ou comme celle de Julien doit aimer la faiblesse désintéressement, héroïsme ou crime, il tendre et timide qui cherche le bras qui arrivera. Dès lors toute sa vie est un calcul. soutient et protège : elle veut être le chêne Rien de spontané ne mettra son sort en auquel se suspend la vigne : le chêne compromis. L’examen des chances n’embrasse pas le tronc du chêne. Les haines, profitables sera la base de son caractère. C’est les dédains, les frénésies de Mathilde sont la dernière expression de l’égoïsme que va fausses [sic] comme un rire forcé : la peinture nous développer M. de Stendhal, l’égoïsme de sa passion n’a rien de senti. […] sous l’habit du prêtre. Pour ces emportements d’un amour Et voilà qu’une petitesse d’esprit du maire, furibond, je les regarde comme une vraie dont il est le subordonné, est le premier monomanie incapable d’entrer dans un cœur échelon de Julien. M. Rênal [sic] est un droit. Les passions furieuses ne sont pas les composé de préjugés mesquins et de sotte belles passions et surtout ne sont pas les envie ; mais il veut à toute force prouver son vraies passions. La plupart des romanciers rang par ses libéralités dans l’intérieur de son l’ont oublié. Ils ont peint des imaginations ménage. Les primeurs plaisent à cette âme délirantes et des âmes folles. Ils nous ont rétrécie et semi-féodale. Un personnage du montré le beau idéal de l’humanité dans des canton cherche un professeur à ses enfants. hommes à la torture. Mais moi, j’ai peur que M. Rênal, que la vanité tient aux aguets, a eu ces passions démesurées, quand elles vent de cette idée ; il devance le concurrent et tombent dans le cœur d’un homme, ne soient installe Julien chez lui, près de ses enfants, à quelque punition terrible ou quelque suite tout prix. Les manières timides et funeste d’un dérèglement inconnu : il faut que décontenancées, la fierté sombre et les jolis Dieu ait été chassé de son cœur. Des passions traits du professeur, d’ailleurs voué au célibat honteuses, un orgueil invétéré, un oubli par son avenir ecclésiastique, lui donnent criminel, voilà peut-être ce qui l’a jeté hors de dans ce logis une importance prodigieuse, et l’humanité et ce qui le rend entièrement Mme Rênal, la femme du maire, beauté pâle et semblable à un pauvre insensé. souffrante qui n’a pas ses trente ans trop gravés sur la figure, se prend d’un compatissant et perfide intérêt pour le paysan 1831 : « Le Rouge et le Noir, chronique ambitieux. du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Le Ceci se laisse deviner facilement à notre Temps, 26 janvier 1831. héros, et dans son mépris réfléchi pour l’aristocratie de position où son hôte est à son Ambitieux, mais aigri par la misère et les égard, il conçoit l’idée d’attenter à ces fruits coups, Julien Sorel a honte de sa famille de défendus dont son isolement, sa misère et sa paysans, de l’esclavage paternel, des travaux naissance semblaient devoir à jamais de ses frères qui lui sont préférés. Sa l’éloigner. Il médite et consomme à froid constitution délicate, une éducation due au l’adultère, et par là, se trouve déjà maître hasard, l’écartent des métiers, de la vie d’une existence de femme, roi sur le cœur grossière et des manières communes de tout d’une esclave qu’il n’a pas voulu aimer, mais ce qui l’entoure. Autour de lui il ne se trouve avilir. C’est un tigre que ce petit singe de plus une époque ni des accidents Napoléon. contemporains dont il puisse se faire un Tandis qu’il désole une faible femme parce marchepied militaire ; mais la Restauration a que son ambition de la soumettre est déchaîné le clergé sur la France : budget, satisfaite, des soupçons viennent au mari. honneurs, pouvoirs, tout est la proie de Une ou plusieurs lettres anonymes ont quiconque a sa tonsure à montrer pour titre à troublé le grave maire : non qu’il soit ce magnifique pillage. Ah bien ! il aura sa part, convaincu, d’abord son orgueil s’y oppose, et il la lui faut, il sera prêtre. L’exemple de 16 puis une fois coupable, sa femme, comme glaces d’un boudoir ; des rois agenouillés toutes les femmes en ce cas, lui fait voir devant des châsses dans la pensée d’obtenir je clairement, sans avoir le moins du monde l’air ne sais quelle complicité du ciel pour des de répondre à ce qu’il lui tait, qu’il existe dans vœux qu’on n’articule jamais tout haut. le pays des calomniateurs que l’autorité, la M. Stendhal excelle dans ce portrait. Il est richesse et le bonheur de M. Rênal font sanglant sans être amer, il dit des choses à mourir de chagrin. Après quoi elle lui dit en faire bouillir le sang de l’air le plus secret comme quoi M. Julien la désoblige par désintéressé : c’est un diable d’homme qui fait sa présence, implore qu’on le renvoie, et cela voir des monstruosités dans sa lanterne si parfaitement et avec tant d’instances, que le magique, et tout cela d’une manière simple, mari, qui volontiers eût jeté Julien par la naïve parfois, comme un plaisant conteur qui fenêtre, a les plus fortes démangeaisons de le en a vu bien d’autres. […] clouer à jamais chez lui. Mme Rênal sent Ici s’élève une figure nouvelle, Mathilde de toutefois que le départ de Julien peut seul La Mole ; et nous lui devons quelques lignes. dépister les faiseurs de lettres anonymes : elle Dans les papiers de famille de cette consent donc vite à ce que veut son mari, seconde héroïne (Mme Rênal étant la lequel, par une réaction que la dame a bien première), il y a l’histoire d’une aïeule dont prévue, laisse aussitôt Julien partir. Tout ceci l’amant passa par les mains du bourreau. Sous est fin et vrai. Henri III, si j’ai bonne mémoire, il avait Julien est entré au séminaire. Voilà le conspiré, il était noble ; il fut décollé, c’est séminaire avec sa crasse ignorance, ses gros dans l’ordre. On pendait les roturiers qui se paysans stupides, les sept péchés capitaux permettaient cette usurpation sur les couverts de laine noire, se vernissant habitudes de la noblesse. L’aïeule de Mathilde d’hypocrisie, taciturnes, gourmands, ignobles. acheta la tête, l’embauma et vécut des années Julien a horreur de cette canaille qui vient à pleurer sur cette infortune, et près apprendre un métier en se traînant à genoux ; de cette effrayante relique. Cette légende a qui parle de Dieu comme d’un outil pour frelaté l’esprit de Mathilde, elle se souhaite chercher un filon d’or dans la carrière sociale ; une pareille bonne fortune. Parmi ces jolis qui le haïssent, lui Julien, parce qu’il les nobles qui l’adorent, elle ne voit que des méprise. freluquets musqués, des petits-fils qui n’ont On parle du lugubre qui fait frissonner, de plus dans les veines le sang de leurs ancêtres, la misère qui glace, du froid qui saisit en lisant incapables de conspirer pour lui plaire et de les œuvres de l’Anglais Maturin. Je ne sais si se faire couper le cou en son honneur. ces corridors sales, ces mœurs de goujats, ces Elle les écoute avec dédain, et cette bizarre vilenies de séminaire n’ont pas quelque chose demoiselle se joue des papillons de plus hideux. Maturin ne montre que des aristocratiques dont l’essaim bourdonne natures abaissées, des chutes effrayantes. autour d’elle. De prime abord, Julien, avec M. Stendhal nous montre à la loupe la son insolence, l’expression mal dissimulée de vermine théologique, auprès de cela la sa haine contre les grands, son orgueil de fer dégradation est de la grandeur. Julien prend et ses dispositions évidentes à se mettre en de l’orgueil encore parmi ces créatures qui ne dehors de toute cohue, soit de marquis, soit voient dans la sacristie qu’un simple garde- d’hommes sans nom, Julien surprend manger. Vivre au milieu de cela, c’est une Mathilde. Il y a aussi du conspirateur dans ce torture ! N’importe, Sixte-Quint de gardeur cerveau, de l’héroïsme au fond de cette âme de pourceaux devint pape. C’est une triste irritée. Elle le devine, elle l’aime, elle se donne route, mais c’en est une. Il ne croyait pas, le à lui ; puis le renie, le repousse, lui prodigue jeune homme, que l’ambition dût le faire du mépris, et ne cesse de vouloir l’éloigner passer par de si rebutantes épreuves. que lorsqu’elle est sûre qu’il n’en mourra pas Je passe sur bon nombre d’épisodes : des de chagrin. Quand elle a cette certitude, alors abbés coquets, cardinaux de parade, elle devient son esclave résignée ; elle abjure préparant leur solennité d’apparat devant les toute fierté, toute force d’âme, et trouve 17 quelque consolation à sentir combien l’esprit l’ignorent, parce qu’il va aux succès musqués, de Julien Sorel est plus vigoureusement et que ce sont les nuls. C’est ordinairement de trempé que le sien. De tout cela résulte l’algèbre sur le cœur humain : par exemple, il bientôt un péril pour notre séminariste si prend huit ou dix personnes et les barbouille oublieux de devenir pape. […] de rouge et de noir. Le lecteur, quand il y a un De dire maintenant comment la fantaisie lecteur, s’écrie : « Voilà un personnage féroce, toute romanesque de Mathilde a son et son vis-à-vis est un hypocrite ! » Le lecteur accomplissement, comment l’aimante se trompe : le sanguinaire est doux comme un Mme Rênal aime Julien jusqu’à la dernière agneau ; le Tartuffe a le cœur sur ses lèvres, et ligne du livre en femme vulgaire, et Mathilde réciproquement. Si l’on avise dans ses pages en écervelée dupe de ses rêves historiques, la candeur incarnée, il faut s’attendre à des c’est ce que je ne veux pas. Le dénouement actes de fourberie, de même que tout mouton est original, et le livre est chez le libraire. Mais cachera sous sa laine l’âme d’un garçon il faut, avant de poser la plume, parler de ce boucher. Quand on sait ceci on sait tout. L’art style qui, comme le dit l’annonce, est tantôt de M. de Stendhall [sic] c’est le noir jusqu’au lugubre, tantôt rouge comme du désappointement. Son but, son tic, son mot sang. Les caractères ont aussi ces deux favori, l’imprévu. Il désappointe les gens si nuances, et bien marquées. C’est sans doute coup sur coup qu’au bout de trente pages on là ce que promet le titre, si tant est qu’il est au fait de son secret. On est tellement promette quoi que ce soit. Du reste, alors préparé à l’imprévu qu’on prévoit tout M. Stendhal est un désenchanteur par ce qui se prépare. D’ailleurs il n’invente pas : excellence ; il aime à désoler son monde : il s’il a fait entrer quelqu’un par une fenêtre au affectionne l’imprévu. S’il parle d’amour, c’est premier volume, soyez sûr qu’il le fera monter la haine qu’il fait agir ; s’il vous montre un par le même moyen à une seconde fenêtre beau visage, c’est un masque ; s’il trace une dans un événement tout semblable. Il marque caricature, s’il annonce un scélérat, soyez sûr la moitié de son ouvrage par un coup de fusil ; qu’il vous prépare une supercherie et que sa il fait le dénouement par un coup de pistolet : manière de jouer est de vous cacher son jeu. ainsi de suite. L’imprévu est pour le caractère Il y aurait un livre à faire sur son livre. Ce de ses héros : la monotonie dans les incidents serait celui où l’on résoudrait tous les de sa fable. Je vous prie de lire son premier problèmes qu’il affectionne, et alors, ligne par volume ; je vous conjure de ne pas lire le ligne, on en viendrait peut-être à dire que tout second. Il y a un jeune entêté, Julien, qui est est factice et mensonger dans ce livre si immuable dans ses idées de se faire pape, et spirituellement écrit et coloré. Qu’on ne s’y d’abord il quitte le séminaire et se fait méprenne pas, ceci est un éloge. Tout autre secrétaire d’un marquis. En conscience tous que M. Stendhal, avec ce système, n’aurait pas les chemins mènent-ils à Rome ? La fille du rendu supportables deux in-8° où caractères, marquis en est passionnée par pédantisme : événements, pensées et portraits, tout enfin elle veut être héroïne à l’instar d’une de ses est paradoxal. C’est un admirable tour de aïeules du quinzième siècle. C’est une force. forcenée copiste qui plagie glacialement une anecdote qu’elle sait par cœur. Je ne sais rien de moins naturel ; mais c’est bizarre. 1831 : « Aperçu des publications. Rouge L’imprévu est de trouver dans notre société et Noir, par M. de Stendhall [sic] », d’aujourd’hui une fillette si romanesquement L’Artiste, 1re livraison, 6 février 1831, t. I, servile. L’imitation est, comme on sait, dans p. 13. la nature ; mais, en fait de type, on emprunte plus volontiers à tout le monde qu’à une seule C’est un livre qui fera peut-être fortune un personne. Pour que l’imitation soit parfaite, il jour, et qui est au monde depuis trois grands faut que Julien ait la tête coupée. Quelle joie mois. Les publications de l’auteur vieillissent pour son amante s’il allait à l’échafaud ! car lentement. Il sera sans nulle doute connu de son aïeule ou bisaïeule avait embaumé jadis la la postérité ; mais ses contemporains 18 tête de son adorateur. M. de Stendhall [sic] Noir, tout comme il aurait pu s’appeler le vert s’arrange de sorte que Julien prête à son insu et le jaune, le blanc et le bleu. Au reste, sous le cou à cette merveilleuse pensée de sa douce tous les titres, sous toutes les couleurs, cette amie. Le bourreau s’en mêle et le roman finit. honteuse production ne sert qu’à constater Cependant il faut louer le premier volume ; il par une preuve ajoutée à vingt autres, qu’il est faut le louer au libraire et le lire ; il y a de plus que temps que M. de Stendhal change l’esprit, de l’esprit fin, des choses vues et encore une fois de nom, et pour toujours de décrites à la loupe, une immense combinaison manière et de style. de petits riens qui forment je ne sais quoi qui plaît. C’est de la jaserie exquise, une manière de profondeur qui porte sur des détails sans 1831 : A[nselme] P[ETETIN], consistance. Le second volume est moins « Littérature. Le Rouge et le Noir, amusant quoique bien plus faux. La Chronique du XIXe siècle, par M. de sécheresse de la pensée s’y met en saillie avec Stendhal », Revue encyclopédique, beaucoup moins d’intérêt, et l’on regrette février 1831, t. XLIX, p. 350-359. d’avoir perdu la moitié de son temps à se laisser persuader par l’auteur d’aller jusqu’à la On se rappelle ce tragique roman dont les fin de son ouvrage. journaux rapportèrent, il y a deux ans, les tristes détails et dont le dénouement fut un échafaud. Un jeune paysan, élevé dans un séminaire 1831 : « Revue littéraire et politique », de province, d’où son caractère inquiet, ses Gazette de France, mercredi 16 février passions ardentes, son impiété profonde 1831. l’avaient fait chasser deux fois, après mille Que l’auteur de ce roman doit être fier ! il tentatives pour s’ouvrir une carrière, trouve a trouvé le secret de faire scandale dans cette un asile dans la maison d’un honnête scandaleuse époque de notre littérature ! propriétaire campagnard et devient le […] Le titre n’est-il pas bien combiné ? Le précepteur de ses fils. Une femme habitait Rouge et le Noir ! Et que direz-vous de la petite sous le même toit, une femme jeune encore lithographie qui, selon l’usage de ces et belle, belle surtout pour ce pauvre prêtre messieurs, décore la couverture et le qui toute sa vie avait rêvé l’amour, sans frontispice ? Une jolie femme qui tient sur rencontrer jamais la réalité de ses songes. son guéridon une tête de guillotiné, et qui la C’était la mère de ses élèves ; il la voyait à contemple amoureusement ! Comme les toute heure, il partageait avec elle les caresses doigts vous démangent d’ouvrir le livre ! Eh de ces enfants dont il était adoré ; enfin il était bien ! pour satisfaire votre impatience, nous seul avec elle au milieu d’un pays enchanteur. allons prendre le roman par la queue. Cette Les convenances défendent d’écarter les tête coupée est celle d’un jésuite ; ce jésuite, voiles diaphanes que de bizarres débats comme cela est de règle, a séduit les femmes, jetèrent sur la partie intime de cette liaison ; les filles et ses bienfaiteurs ; il a enfin assassiné mais il faut croire qu’elle fut orageuse. Le une infortunée qui n’eut que le tort de lui précepteur, congédié ou mécontent, s’éloigna donner trop de preuves de sa tendresse ; et et fut remplacé. Il était entré dans une famille pour que cette action héroïque eût tout l’éclat noble qui habitait à quelques lieues. De là il possible, il a choisi pour le lieu de la scène le épiait avec une diabolique attention ce qui se temple de Dieu, et pour l’instant de passait dans son ancien séjour. Il apprit des l’exécution celui où le prêtre montre aux choses qui firent naître dans son cœur de fidèles la victime de l’expiation. noires idées de vengeance, et plusieurs fois il Lorsque, revenu de l’extase produite par les laissa s’exhaler dans des lettres pleines de l’accumulation de tant de merveilles, vous mystérieuses menaces. Enfin vint le moment témoignerez le désir de savoir quel rapport d’accomplir ses projets. elles peuvent avoir avec le titre de l’ouvrage, Ceux qui ont habité les campagnes, où le on vous répondra qu’il s’appelle le Rouge et le sentiment religieux n’est pas entièrement 19

éteint, ont éprouvé sans doute une certaine L’accusé fut défendu par un vieil avocat, émotion, en assistant, par un beau dimanche renommé pour son savoir et son habileté. de printemps, à la grand’messe. Ce jour-là, les Évidemment l’avocat, les juges, les jurés ne travaux pénibles sont interrompus, et le comprenaient rien à la cause, et l’admirable bonheur règne sur tous les visages ; car, pour institution du jury n’était pas faite pour ce cas. un paysan, le bonheur, c’est le repos. Chacun Le jeune homme le sentit, et c’est peut-être revêt des habits de fête, et la propreté, cette ce qui rendit si bizarres sa conduite, ses parure du pauvre, éloigne l’idée de la misère. réponses, son plaidoyer même, qu’il […] prononça sans émotion, et qui annonçait un C’est une fête de ce genre que notre talent dépravé par les études classiques. séminariste choisit pour exécuter un dessein Berthet fut exécuté. qu’il avait mûri avec beaucoup de sang-froid. C’est cet événement qui a fait naître le livre Madame *** assistait à la messe avec une de que ma tâche est d’examiner. Je me garderai ses amies. À l’instant le plus solennel de la bien de pousser plus loin cette comparaison cérémonie, elle détourna la tête et aperçut et de reprocher à M. de Stendhal de s’être derrière elle une figure qui lui apprit son éloigné du type qu’il semblait avoir choisi, et sort. - Je suis perdue, dit-elle à son amie. d’avoir peint un tableau de fantaisie, au lieu Deux coups de pistolet partirent : ni l’un d’un portrait. ni l’autre ne fut mortel. À chacun sa couleur et son style : ce n’était Pendant la durée du procès, le jeune pas au héros brillant des salons de Paris, de homme offrit le plus étonnant contraste de Florence et de Rome à pénétrer faiblesse et de force ; de courage et de peur, profondément dans cette nature qui tient de de présence d’esprit, d’habileté, de talent l’ange et du démon, à nous donner un même, et de sottise présomptueuse et nouveau Werther. Quoiqu’il y eût dans cette ridicule ; de sensibilité profonde et vraie, et de aventure des circonstances toutes neuves, des méchanceté infernale. teintes originales et vraies, quoique les Toute la province émue était accourue au traductions poétiques soient de misérables chef-lieu. Les femmes se disputaient les parodies, il faut avouer que Gœthe, Byron, tribunes de la Cour d’assises, et y passaient les Ugo Foscolo ont laissé peu de chances de jours et les nuits, oubliant le sommeil, la réussite. Si le succès est possible, il ne sera fatigue, la faim. Leurs regards ne quittaient obtenu que par quelque malheureux, rongé pas cette belle figure, blanche et pure comme longtemps du mal qu’il s’agit de décrire, dans un visage de femme, rendue plus noble le cas toutefois où, revenu à la santé, il encore et plus frappante par le bandeau noir pourrait s’en rappeler toute l’horreur. qui couvrait une blessure dont l’amour était la On me demande sans doute de quelle cause. Quant au criminel, il n’oubliait pas un maladie je veux parler. Certes, je serais instant qu’il était le personnage principal du embarrassé de répondre clairement : pourtant spectacle : ses vêtements étaient choisis avec je vais tâcher d’indiquer ma pensée. goût, arrangés artistement, drapés comme la Notre civilisation est une machine au soie d’un portrait qu’on veut faire saillir. Ses moyen de laquelle les faibles enchaînent, cheveux noirs se déroulaient avec grâce sur resserrent, étouffent les passions puissantes, un cou découvert, d’une blancheur éclatante ; c’est-à-dire, le génie ou le crime : c’est là son sa pose étudiée avec soin faisait ressortir une but, et les savants auteurs de nos Codes ne se taille svelte et souple, et ses grands yeux noirs sont pas donné d’autre tâche. se promenaient souriants ou pensifs sur En ce temps-ci, il est bon d’avoir de l’auditoire, et particulièrement sur les l’activité, de l’adresse, de la patience, le femmes, qui y étaient en majorité. courage des petites choses : il ne faut que cela Les débats furent ridicules : le mari de la pour réussir : en un mot, beaucoup de bonnes femme assassinée y assistait, et prenait un qualités à dose médiocre, et pas une grande intérêt bourgeois au sort du meurtrier ; son vertu. Mais la civilisation, dans sa lutte avec la rôle fut celui d’un très-honnête homme. nature de l’homme, n’est pas toujours 20 victorieuse : il y a des êtres sur lesquels elle est hypocrites, ou mourir de faim, voilà impuissante, qui la domptent ou meurent. l’alternative qu’ils leur offraient. Ces êtres sont ou Napoléon, ou Werther, ou Le héros de M. de Stendhal, Sorel, n’hésita Berthet. […] pas ; c’était une âme forte, persécutée dès Nous avons dit que le caractère essentiel l’enfance par la brutalité de ceux qui d’une civilisation avancée est de ne laisser se l’entouraient. […] Le voilà donc tout jeune développer aucune passion, c’est-à-dire, encore, entrant dans cette longue et pénible aucune illusion. Eh bien ! l’éducation de vos carrière, étudiant le monde, s’étudiant lui- fils est combinée tout entière pour faire même pour n’être jamais trahi par son naître, pour alimenter les passions. Les livres naturel, analysant ses sensations et ne les qu’on leur donne, sur lesquels ils pâlissent laissant se développer que dans un but, jour et nuit, sont des poètes, ou des historiens déterminé, et comme un instrument propre à qui ne valent guère mieux ; des poètes, non agir sur les autres. pas de ce temps, cela toucherait de trop près On a beaucoup reproché à M. de Stendhal à la réalité, mais des temps anciens où tout ce caractère qu’on a trouvé invraisemblable et était figure, illusion, fantasmagorie impossible. Je le regarde, moi, comme une passionnée. Voilà de quoi on les nourrit conception profonde, originale et vraie, et je jusqu’à vingt ans. Et comme, pendant tout ce le dis hardiment, sans redouter les temps, l’être physique se développe et interprétations. Quiconque connaît le monde, cherche à vivre, les enfants, auxquels il est et voudra être sincère, avouera qu’il était resté, malgré toutes les précautions, une idée difficile de peindre plus nettement le trait vague du monde actuel, combinent, pour caractéristique de la jeunesse de ce temps. former une réalité, les fantômes de J’invoque à cet égard le témoignage de tous l’Antiquité, ces besoins nouveaux qui les les hommes qui sont partis de très-bas pour étonnent, et les souvenirs du foyer paternel : arriver très-haut, et qui n’ont pas été servis ils construisent ainsi des imaginations par un hasard extraordinaire. monstrueuses, avec lesquelles ils entrent dans Ainsi, ce sang-froid de Sorel qui, dans les le monde. scènes de passion les plus enivrantes, et pour Quand ils appartiennent à la classe riche, lui les plus neuves, lui laisse étudier ses le mal est grand, mais réparable. Ils en sont émotions, raisonner et calculer ses quittes pour défaire peu à peu, par une transports ; ce sang-froid qui lui fait perdre les expérience de fautes et de chutes, l’éducation heures d’un bonheur unique dans la vie, est du collège, et à trente ans, ils peuvent un fait très-général, au siècle où nous commencer à vivre avec presque autant sommes. Les passions sont devenues très- d’avantages que s’ils venaient de naître. calmes, très-polies, très-raisonnables, et c’est Mais, quand l’enfant est sorti d’une famille un perfectionnement qui en vaut bien un de paysans ou d’artisans, il faut, pour qu’il autre. puisse vivre, qu’il devienne ou un grand Sorel, jeté dans la bonne compagnie de homme, ou un grand fripon. Dans tous les Paris, mais sans lui appartenir, et comme un cas, ce sera un être bien misérable et bien être de nature inférieure, y développe des dangereux. […] talents et une hypocrisie savante qui le placent Sous le dernier gouvernement, les jésuites bientôt sur le chemin de la fortune. Il y avaient adroitement exploité notre marche rapidement, quand un accès de monstrueux système d’enseignement ; ils passion, indigne d’un si grand génie, le pousse avaient fondé des milliers de séminaires où la à un acte de vengeance atroce, d’autant plus vanité des paysans, excitée par le bon marché blâmable qu’évidemment il ne pouvait servir de la pension, leur faisait jeter leurs enfants en à rien. Toutefois, il n’est pas homme à se foule. Sortant de là, sans moyen d’existence, désespérer ; et, comme il voit son avenir avec des goûts de vie douce et luxueuse, ces perdu, il en prend son parti, se résigne à enfants étaient à leur discrétion : devenir, mourir, et, en attendant, à passer le moins tristement possible les deux mois que le 21 procès lui laisse en perspective. C’est une idée La Mole, le janséniste Pirard, le grand-vicaire dramatique et touchante d’avoir donné pour Frilair, le petit Tambeau, et M. de Rênal. compagne à ses derniers jours, pour complice En résumé, Le Rouge et le Noir est un livre à ses derniers plaisirs, cette même femme qui d’aristocratie dont le succès sera plus brillant lui avait appris le bonheur, et qu’il a que général et durable. C’est une peinture vainement essayé de tuer. Aujourd’hui que la gracieuse, et quelquefois profonde, de la guillotine, la roue, le gibet sont si fort en société, telle que l’avaient faite les jésuites et honneur dans la littérature, nous ne pouvons les émigrés de la Restauration. Elle a le trop remercier l’auteur de nous avoir épargné malheur d’arriver après l’orage populaire qui le récit du supplice de Sorel, et de l’avoir a renversé tout cela, et par conséquent d’être abandonné au moment où le pathétique déjà un peu vieille. disparaissait pour faire place à l’horreur. C’est Un seul coin du tableau promet de rester un trait de bon goût, comme il y en a encore longtemps vivant et jeune ; c’est ce beaucoup dans ce livre. ‘ persiflage admirable de sel et d’esprit, quoique Sans parler des autres sortes de mérite un peu trop répété, dont l’auteur a déchiré qu’on y trouve, l’ouvrage de M. de Stendhal l’aristocratie d’argent, la seule puissance est riche de ce mérite négatif, qui consiste à politique qui soit sortie brillante et victorieuse éviter les écueils littéraires. On pourrait le des décombres des barricades. comparer à ces hommes de bonne compagnie que chacun trouve charmants, sans qu’ils possèdent aucune qualité notable, parce qu’en 1838 : Arnould FRÉMY, « Critique eux rien ne choque, rien ne repousse, et qu’ils littéraire. Mémoires d’un touriste », ont toujours le talent d’être parfaitement Revue de Paris, août 1838, t. LVI, p. 215- convenables et en harmonie avec les 217. circonstances. Nous avons pris nos réserves : ce tact des En général, il est à remarquer que du convenances n’est pas le seul talent de M. de moment où l’auteur entre dans la fiction, son Stendhal. L’homme spirituel qui se cache style renonce entièrement à ses saillies et à ses sous ce nom a déjà fait ses preuves ailleurs : il bigarrures. Il prend le ton le plus simple ; rien serait difficile d’être plus brillant, plus ne heurte le cours de sa narration ; c’est la piquant, plus original. Mais, dans ce genre vérité même. Ces traits de sentiments, et entre léger, il n’a peut-être été donné qu’au seul autres le souvenir que l’auteur accorde à J.-J. Voltaire de ne jamais tomber dans la manière Rousseau, sur les bords de la Saône, nous ont et l’affectation : c’est un malheur que n’a pu rappelé, par je ne sais quel lien, les plus éviter M. de Stendhal. délicieux passages d’un roman que tout le Du reste, il excelle à peindre le monde. Il monde a lu, que tout le monde a dans la reste si peu d’hommes de bonne compagnie, mémoire, et que cependant on oublie si que ce talent sera apprécié, sans doute, par un souvent de vanter. Ce roman a pour titre : bien petit nombre de lecteurs. J’avoue Rouge et Noir. naïvement que beaucoup de traits, Nous oserons dire ce que Fénelon dit de probablement fort spirituels, ont été perdus l’O fortunate senex ! de Virgile : Malheur à celui pour moi. J’ai vu plus d’un portrait peint avec qui pourrait lire sans attendrissement le récit des amours de Julien Sorel et de Mme de une grande délicatesse, avec une exquise ’ finesse de détails, et je n’ai pas su écrire au- Rênal, si ce nest la première partie des dessous le nom de l’original : d’autres seront Confessions de Rousseau, peut-être, notre plus heureux et goûteront ce plaisir de malice langue n’a rien produit, je crois, de plus dont mon ignorance me prive. touchant ni de plus délicatement senti que Souvent, ce ne sont point des individus cette histoire de deux cœurs novices et que l’auteur s’attache à reproduire, mais des timides à des titres différents et qui se types de classes ; et alors, il est intelligible cherchent, se fuient, se craignent tour à tour. pour tous. Nous citerons surtout M. de Est-il rien de plus doux et de plus naturel, en même temps, que ce sentiment qui enveloppe 22 ces deux êtres comme une première elles sont tombées malgré lui dans le domaine fraîcheur ? L’amour, avec ses ardeurs, ses de l’admiration publique. nuances, ses grâces indécises, respire tout Le monde, les convenances particulières, entier dans le cœur de ce petit paysan ont leur droit, sans doute ; mais la poésie, la ambitieux, aux idées tortueuses et bizarres pensée, a aussi les siens, et nous nous comme le cours de la Fidélité. trouvons ici en quelque sorte chargé de les La seconde partie du livre est sans doute revendiquer devant l’auteur contre l’auteur moins fraîche et moins tendre que la lui-même. Il faut bien que tôt ou tard un première, mais je la crois plus forte. L’hôtel écrivain, que tout le monde adore et salue, se de la Mole est resté comme le modèle de ces résigne à laisser rassembler ses titres et forteresses aristocratiques où se retranchent compter ses croix et ses chevrons. […] encore certains restes de préjugés nobiliaires et de féodalité polie. On croit franchir le seuil de cette porte cochère surmontée d’une 1839 : Eusèbe G. [Girault de SAINT- plaque noire ; on frissonne en parcourant ce FARGEAU], Revue des romans : Recueil grand appartement pour arriver au cabinet où d’analyses raisonnées des productions se tient le maître de cet hôtel, M. de la Mole, remarquables des plus célèbres « dont la perruque a trop de cheveux ». romanciers français et étrangers, Paris, Le caractère de Mathilde est venu opérer Didot, 1839, t. I, p. 67. une réforme complète parmi les héroïnes de romans. C’est toute une révolution qu’une BEYLE (le chev. L. Alex. Cés.), plus connu création semblable. Il y a là plus de véritable sous le nom de Stendhal, né à Grenoble. hardiesse et de nouveauté que dans tant de Le Rouge et le Noir, 2 vol. in-8, 1830. - Nous prétendus caractères romantiques chez qui serions fort embarrassé de dire quel rapport la fable de ce roman a avec son titre, car il l’innovation n’a jamais dépassé l’épithète. ’ Nous avons tout à l’heure prononcé le mot sappelle Le Rouge et le Noir tout comme il de génie ! Je ne sais en vérité à quels traits et aurait pu s’appeler le Vert et le Jaune, le Blanc à quels mouvements de cœur nous et le Bleu. Quoi qu’il en soit, Le Rouge et le Noir l’accorderons, si nous le refusons à certaines n’est pas un livre ordinaire ; voyez plutôt la pages de Rouge et Noir. petite lithographie qui, selon l’usage, décore la J’en demande pardon à l’auteur des couverture et le frontispice, et qui représente Mémoires d’un Touriste, je m’étais promis en une jolie femme qui tient sur son guéridon commençant de ne pas le confondre avec une tête de guillotiné, et la contemple l’auteur de Rouge et Noir, de respecter la ligne amoureusement ! Comme les doigts de démarcation qu’il a semblé vouloir établir démangent d’ouvrir le livre en voyant cela ! lui-même : je voulais, en un mot, être réservé, Eh bien ! pour satisfaire l’impatience du bienséant, convenable ; mais à présent j’y lecteur, nous allons prendre le roman par la renonce, car je m’aperçois qu’il est des queue. Cette tête coupée est celle d’un souvenirs qui nous entraînent malgré nous et jésuite ; ce jésuite a séduit les femmes, les des rapprochements auxquels on ne résiste filles de ses bienfaiteurs ; il a enfin assassiné pas. une infortunée qui n’eut que le tort de lui À quoi bon le nier ? La plume qui a tracé donner trop de preuves de sa tendresse, et les Mémoires d’un Touriste est celle qui a doté pour que cette action eût tout l’éclat possible, aussi notre littérature de Rome, Naples et il a choisi pour lieu de la scène le temple de Florence, de l’Amour, de l’Histoire de la peinture, Dieu, et pour l’instant de l’exécution, celui où etc. Ces productions ont depuis longtemps le prêtre montre aux fidèles la victime de franchi le seuil du sanctuaire mystérieux où l’expiation. Deux coups de pistolet partent, l’auteur a voulu vainement les enfermer. À mais ni l’un ni l’autre ne sont mortels. présent, il a perdu ses droits sur elles : L’assassin est traduit à la cour d’assises ; il se émancipées par les suffrages des gens de goût, défend avec audace et sang-froid, est condamné et exécuté. Et voilà justement pourquoi l’ouvrage est intitulé Le Rouge et le 23

Noir. Mais encore quel rapport ce titre a-t-il car l’Italie est bien plutôt agissante que avec l’ouvrage ? — Quel rapport ? Ami sentimentale et réfléchie. Fabrice del Dongo lecteur, vous êtes bien curieux. est prêtre comme Julien Sorel ; il est jeune et amoureux comme lui ; mais voyez la différence des caractères ! Fabrice aime 1839 : Arnould FRÉMY, « Critique rarement, mais il aimerait qu’on ne le croirait littéraire. La Chartreuse de Parme, par pas ; tandis qu’au moment même où Julien l’auteur de Rouge et Noir », Revue de jure qu’il n’aime pas, on sent fort bien qu’il Paris, juin 1839, n. s., t. V, p. 57. aimera ; le lecteur le dément, tant il est vrai qu’on gagne toujours beaucoup à pouvoir On pourrait citer un grand nombre de caractériser ses personnages. Il y a plusieurs romans qui doivent être regardés comme à femmes réunies dans Mathilde de la Mole, la peu près impossibles en Italie ; Werther, vaniteuse, l’amante, la protectrice, la Clarisse Harlowe, Grandisson, Marianne, Paul et dédaigneuse, l’affligée, la pénitente : le Virginie, René, Adolphe, et même des récits caractère existe ; mais dans Clélia Conti, il n’y moins tristes, mais qui exigent un contrepoids a qu’un accent, une surface, et par conséquent de vanité politique ou sociale tels que Tom- pas de caractère : c’est la voix de la jeunesse Jones et Gil Blas. Nous citerons même un autre qui appelle l’amour, c’est un cœur tel que le roman plus moderne, moins consacré, mais climat le produit, un fruit qui tombera de la non moins recherché peut-être, Rouge et Noir. branche dès qu’il sera mur. Obéissez aux lois Une production pareille pourrait-elle et aux conditions essentielles de votre sujet, s’acclimater ailleurs que sur le sol français et ne faites point de sacrifice à certaines même au milieu des mœurs et des pensées qui conventions ; privez-vous de ces aboutissent à un centre tel que Paris ? Est-il invraisemblances que la majorité des lecteurs un héros de roman plus étrange et en même vous pardonnerait assurément, mais que temps plus attachant que ce Julien Sorel, ce votre propre goût repousse, vous serez vrai petit paysan qui a tant d’imagination, ’ dans ce cas-là, fidèle à votre point de vue, d orgueil, de chances personnelles de tourments, ce authentique, purement italien, mais vous ne qui manque à Fabrice del Dongo ? Chaque serez pas romanesque. […] chapitre déroule en quelque sorte un pli Le talent de l’auteur de Rouge et Noir incline nouveau de ce jeune cœur pétri d’amour et principalement vers l’idolâtrie de la réalité ; du d’ambition. La lutte entre le lecteur et le héros moment où il entre dans une époque ou une est éternelle, on le sent dès les premières contrée quelconque, on sent qu’il tient avant pages, et de là naît l’intérêt du livre. Mais irez- tout à en réfléchir les moindres détails, à vous chercher parmi les dames de Naples ou réunir les plus subtils fragments de mœurs et de Rome une madame de Rênal ou une de particularités locales. Il ne faut cependant Mathilde de la Mole ? Cette pauvre Italie si pas que ce scrupule consciencieux soit poussé franche et si bonne a-t-elle seulement l’idée trop loin ; l’indépendance du style et de la de ces orgueilleuses passions qui se pensée en souffrirait à la longue. Ne travailler développent et s’étendent avec une sagacité, que pour le commun des lecteurs, ce public des gradations que la complication des mœurs peu délicat qui consomme et qui paie, est un comporte seule ? grave défaut sans doute, et on n’en voit que Transplantez cette histoire en Italie, placez trop bien la suite funeste dans plus d’une ces personnages, ces situations, au milieu des réputation actuelle ; mais, d’un autre côté, ne passions unies et des sensations adolescentes, travailler que pour soi, pour ses prédilections sur cette terre où l’amour n’est presque qu’un et ses amours, a bien aussi son désavantage. jeu, une félicité toute sensuelle, vous vous On tombe souvent alors dans le maniéré, privez nécessairement d’un grand mobile l’entortillé ; on risque même quelquefois de d’intérêt. Ces indécisions, ces contrariétés, ces n’être qu’imparfaitement compris ; le style mouvements tortueux et irréguliers que vous devient léché, gratté, comme disent les placiez naguère dans la peinture du cœur, il vous faut maintenant les appliquer à l’action, 24 peintres, l’inspiration première manque de de... de... ? » Je n’achevai pas : « Pour la hardiesse et de l’exécution de franchise. septième », interrompit la basse-taille maternelle. Je m’enfuis aussi vite que mes escarpins me le permirent, et je me perdis 1841 : Émile LEFRANC, Histoire dans la fête en m’écriant : élémentaire et critique de la littérature, « Un vis-à-vis, un vis-à-vis ! mon royaume Paris, Perisse, 1841, p. 496. pour un vis-à-vis ! »

M. de Stendhal est un pseudonyme sous lequel Rouge et Noir a été publié. C’est un horrible tableau de la vie d’un jeune homme 1843 : Auguste BUSSIÈRE, « Poètes et qui veut avoir l’énergie de la volonté de romanciers modernes de la France. Napoléon, et qui réussit à s’élever assez haut XLVIII. Henry Beyle (M. de Stendhal) », pour devenir un infâme séducteur et porter sa Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1843, t. LVI, p. 169-218. tête sur l’échafaud. Ce roman désenchante de la terre, sans reporter l’âme vers des Ses romans ont voulu concourir pour leur consolations plus hautes ; il enseigne que ce part à démontrer la supériorité des caractères que nous prenons pour de la noblesse n’est qui ont pour ressort la passion sur les qu’un semblant trompeur qui couvre l’intérêt caractères qui ont pour ressort la vanité ou le plus sordide ; qu’il ne faut pas se laisser aller tout autre mobile, l’idée du devoir, par aux instincts de son cœur, mais calculer exemple. Le premier de ces romans, Armance, chaque parole, chaque acte de la vie. Le ou Un Salon au dix-neuvième siècle, n’est pas un danger d’un tel livre est énorme : c’est de essai heureux. Tout y est forcé, rien n’y a sa dessécher tout penchant généreux au fond de mesure, rien n’y est intelligible ; l’auteur nous-mêmes. n’avait pas encore le sentiment de la perspective du récit. Faute de savoir montrer ou cacher, développer ou restreindre à 1841 : Gabriel COURNAND, « La propos, il s’y prend de manière à ce que l’on confession d’un danseur », Le Prisme : ne puisse saisir le rapport qui unit les actions encyclopédie morale du dix-neuvième des personnages à leurs intentions ou à leur siècle, Paris, L. Curmer, 1841, p. 175. caractère annoncé. On croit se promener dans une maison de fous. M. de Stendhal a J’avais déjà passé plus de dix fois devant la voulu peindre le côté triste et maladif des banquette où se trouvaient madame Lelièvre e jeunes gens du XIX siècle. Il n’a griffonné et sa fille. Je marronnais une invitation, je qu’une caricature indéchiffrable. C’est le seul barbotais dans mes phrases, je sentais les de ses livres où il ait trouvé l’art d’être épithètes se porter vers mon cerveau avec constamment ennuyeux. frénésie, et mon col de chemise s’humecter Dans Le Rouge et le Noir, il paraît avoir par degrés. Enfin je me dis comme Julien repris le même type de caractère en le Sorel de Rouge et Noir : « Si dans cinq minutes développant et le complétant. Il en a retiré je n’ai pas invité Hermione à danser, je me aussi la rêverie sombre et la tristesse dont on réduis en capilotade. » Je l’appelais Hermione ne sait pas la cause. Quand Julien Sorel par un reste de licence poétique, je pensais au devient sombre, c’est que ses passions ont sonnet où je lui disais : rencontré un objet qui les irrite ; il devient

Tulipe ou réséda, que l’on nomme Hermione. sombre par haine impuissante, par envie, par Ton être est pour mon être une incarnation. vanité blessée, par ambition, par toutes les Ton haleine me cause une inflammation passions mauvaises dont l’auteur fait le lot du De poitrine, ta voix est l’archet de Crémone. XIXe siècle. Pourquoi M. de Stendhal ajoute-t- il à tous ces éléments de malheur l’idée du Au bout d’un quart d’heure j’étais planté devoir qui, lorsqu’elle est librement acceptée, devant mesdames Lelièvre mère et fille : ne peut être qu’un élément de bonheur, s’il est « Mademoiselle veut-elle avoir l’avantage de... vrai, surtout comme il l’affirme lui-même, 25 qu’il n’y a dans la volonté rien d’autre que le incompréhensible en certaines parties. Nous plaisir du moment ? Cette idée du devoir, ne reconnaissons point, dans cette morose donnée, nous le savons, comme contraste à création du romancier, la vanité de ce l’idée de l’utile, avait déjà bien assez Français sanguin, jovial, insouciant, embrouillé son premier roman, où l’on voit le présomptueux, que le physiologiste a plus héros principal se rendre malheureux à plaisir, d’une fois dépeint. Sans doute M. de Stendhal en allant se chercher des devoirs dans les a réussi à figurer un personnage on ne peut visions les plus fantasques, et violer en même plus malheureux ; mais comment, sauf temps les plus simples devoirs d’humanité. beaucoup de détails parfaits d’observation et L’idée du devoir est-elle donc d’ailleurs si de justesse, a-t-il pu voir dans le dessin inhérente aux mœurs de notre époque ? Il général de cette figure l’image et la nous semble que non ; et si l’auteur n’a voulu personnification de la jeunesse française ? que présenter une idée négative de l’idée de Cette jeunesse savante, pédante, ambitieuse, plaisir, ne pouvait-il pas mieux rencontrer ? À dégoûtée, il n’était point fait pour la défaut du plaisir, ce n’est point le devoir qui comprendre. De son temps, on était tout meut les générations nouvelles : c’est l’intérêt, autre chose. c’est l’utile, et cela était vrai en 1827 et en 1830 Quoi qu’il en soit, Le Rouge et le Noir a été au moins autant qu’aujourd’hui. Quelles sont lu, et nous serions presque tenté d’en d’ailleurs les circonstances dans lesquelles conclure qu’il n’a pas été compris, car le M. de Stendhal met à l’œuvre cette idée de patriotisme d’antichambre, pour parler comme devoir ? Julien Sorel, pour en citer un M. de Stendhal après Turgot, ne lui eût point exemple, nouvellement établi dans la maison pardonné. Ce livre s’est sauvé par le charme de M. de Raynal, s’impose, un certain jour, et la nouveauté des détails, qui ont masqué comme devoir, d’avoir baisé, lorsque dix l’idée fondamentale par la transpiration des heures du soir sonneront, la main de Mme de opinions politiques de l’auteur, par l’odieux Raynal, sinon il se brûlera la cervelle. Ici, nous jeté sur quelques figures de prêtres, enfin par devons l’avouer, l’auteur et nous ne parlons la beauté réelle des deux caractères de plus une langue commune, et nous ne femmes, beauté touchante chez l’une, pouvons comprendre celle qu’il parle. À qui énergique et fière chez l’autre. Sur ce propos, fera-t-on admettre et comprendre cette il est à remarquer que les femmes, dans les confusion qu’il admet et qu’il comprend sans romans de M. de Stendhal, ont toujours un doute entre le devoir et l’obligation que rôle plus beau que les hommes, même quand s’impose un drôle vaniteux de violer les lois les hommes ont un beau rôle, ce qui de l’hospitalité, les lois de la reconnaissance, tournerait à la gloire de celles qu’il a aimées. et les devoirs les plus sacrés ? tout cela pour le Malgré tout, il s’est rencontré dans ce roman plaisir de se brûler la cervelle s’il manque assez de bonnes choses pour que des d’audace, car il n’a pas même l’amour pour écrivains qui ont trouvé du plaisir à ravaler excuse ; l’amour ne spécule pas ainsi. Si M. de M. de Stendhal après sa mort aient trouvé de Stendhal n’a voulu que représenter dans cet l’avantage à le piller de son vivant. exemple la vanité française, il l’a outrée L’éducation fashionable que reçoit Julien monstrueusement et au point de la rendre Sorel, devenu secrétaire de M. de La Mole et aussi inadmissible qu’inintelligible. La vanité diplomate, a été copiée depuis pour peut pousser un homme au suicide, mais l’éducation du héros d’un autre roman aussi seulement pour les humiliations qui ont des connu que Le Rouge et le Noir. témoins, et non pour une simple reculade de Dans cet ouvrage, M. de Stendhal a voulu la conscience. Ce dernier fait n’est justiciable montrer comment, par la vanité, les Français que de l’orgueil, qui seul le connaît, et l’orgueil savent se rendre malheureux ; dans La ne s’impose point d’aussi ridicules devoirs. Ce Chartreuse de Parme, il a essayé de montrer qu’une âme haute commence par respecter, comment, par la passion, un peuple qui n’a c’est elle-même. Le caractère de Julien Sorel point de vanité sait se rendre grand, sinon est donc faux, contradictoire, impossible, heureux. 26

[…] Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de laisse aller au diable qui m’inspire et me Parme sont les deux romans que devait écrire porte. » M. de Stendhal. Ils se font suite, ils se L’inspiration diabolique anime en effet complètent, ils résument toutes ses idées, l’un cette singulière création de Julien ; mais par le côté critique, l’autre par le côté idéal. entendons-nous : le démon de Beyle n’est C’est le monde qu’il a conçu, appuyé sur ses point un de ces vulgaires esprits de ténèbres deux pôles. Après ces deux romans, il n’eût qui jettent feu et flamme à tout propos, se pu en écrire un troisième, au moins sur le montrent entourés de tout l’appareil même plan philosophique que les premiers. mélodramatique de l’enfer, traînant de longues chaînes sur les dalles de quelque église maudite et secouant avec des gestes 1846 : Hippolyte BABOU, « Du caractère furibonds une torche empestée. Il faut et des écrits de Henri Beyle », Revue renoncer au merveilleux des fantasmagories. nouvelle, 1er novembre 1846. Nous sommes dans le monde réel, notre

Ses idées, assez indécises dans Armance diable a pris forme humaine, et si jusqu’à la catastrophe finale, acquièrent dans complètement que je défie l’œil le plus Rouge et Noir un degré de résolution pénétrant d’apercevoir le pied fourchu sous la effrayante, et viennent enfin s’apaiser botte vernie, les cornes sous l’élégant chapeau doucement dans les dernières pages de la de soie. Il ne ressemble pas mal à l’ange de M. Chartreuse. de Maistre, l’ange exterminateur ! Tous deux, Quand il publiait Armance en 1827, il avait partis des extrémités les plus opposées, se pour son compte des projets de suicide, et rencontrent au pied d’un échafaud ; tous deux cette circonstance explique pourquoi le héros reconnaissent le bourreau comme le seul de son premier roman, sans transition, magistrat logique de ce monde. presque sans motif, arrive à terminer son Quelqu’un demandant à Beyle s’il s’était existence par un coup de pistolet. Rien dans peint dans Julien, l’écrivain répondit : Oui, le cours de l’action n’indique cette issue Julien, c’est moi, du même ton que dut violente. Le caractère d’Octave, chrysalide prendre Byron quand il disait : Je suis Child- imparfaite de celui de Julien, flotte dans le Harold. Il serait ridicule de chercher à vague ; il a quelque chose d’incompréhensible prouver l’identité parfaite de l’auteur et d’un pour qui n’a point lu les dernières œuvres de personnage de roman sorti de son l’auteur. […] imagination. Ici pourtant la ressemblance Beyle se reprend à la vie pour la maudire. saisit plus d’une fois l’esprit du lecteur. La Il écrit Rouge et noir, il invente le type effrayant perpétuelle hypocrisie de Julien attentif à de Julien, et cette seule création justifierait le déguiser ses moindres impressions, le tour reproche de méchanceté qu’on a fait à Beyle, orgueilleux de ses méfiances, les froids calculs reproche qu’il semble s’adresser à lui-même de son intelligence opposés aux énergiques dans les lignes suivantes : « Vous avez eu mouvements de son âme, tous ces traits se mille fois raison, écrit-il à l’un de ses amis ; je retrouvent chez Beyle, et lui sont communs m’étonne encore que l’on ne m’ait pas avec son héros. Julien a de plus que Beyle une étranglé. Je m’étonne, mais sérieusement, inépuisable force de volonté. d’avoir un ami qui veuille bien me souffrir. Je Voici la pensée tout entière de Rouge et suis dominé par une furie ; quand elle souffle, Noir : un jeune homme, le fils d’un paysan, est je me précipiterais dans un gouffre avec enlevé à sa misérable sphère par un caprice du plaisir, avec délices, il faut le dire. Ne me hasard. Il est soudainement jeté sur le grand répondez pas, car cela vous fatigue ; mais chemin de la fortune au milieu d’un tourbillon laissez-moi vous écrire, cela m’adoucit de poussière qui lui cache ses compagnons de l’âme.... Je le sens vivement. L’étonnant, c’est voyage. Peu à peu la poussière tombe, il se qu’on me souffre. Quel malheur d’être voit pressé de tous côtés par une foule avide différent des autres ! ou je suis muet et qui le coudoie, qui le heurte, l’éclabousse, et commun, même sans grâce aucune, ou je me le poussera bientôt, s’il n’y prend garde, 27 jusque dans la bourbe du fossé. Comment prête à se donner : tout cela, par une sorte de lutter, chétif et inconnu, avec la plupart de ces tyrannie superbe, et non par la témérité heureux voyageurs solidement montés sur un conquérante d’une passion irrésistible. Tel est cheval de course ou mollement accoudés sur le premier amour de ce jeune homme, fruit les coussins de leur calèche emportée avec amer d’une volonté cruelle, appliquant un une prestigieuse vitesse ? Julien se fait petit et triple sceau sur les richesses enfouies d’une rusé. Il reçoit sans broncher, humiliations, sensibilité plus qu’humaine. Le second dédains et menaces. La violence de ses grands surpasse encore le premier, tant Julien déploie instincts est comprimée par une indéfectible de brutalité froide dans la poursuite opiniâtre volonté. Pour satisfaire ses désirs, au lieu de mademoiselle de La Mole ! Conquis tout d’aller franchement au but, il suit avec une d’abord par l’originalité d’esprit et les grâces ténacité logique les mille détours de la ligne royales de cette orgueilleuse fille, il exerce brisée. Sa conviction intime, c’est qu’un seul bientôt sur elle une si grande fascination qu’il mouvement irréfléchi compromettrait à tout l’amène à renouveler cette scène impossible jamais les secrètes ambitions de son cœur, les et si vraie de la Phèdre de Racine déclarant folles espérances de sa tête ardente. À chaque son amour à Hippolyte. Un moment il est heure néanmoins il joue son avenir sur un près de s’abandonner à cette nouvelle coup de dé. C’est une audace indomptable maîtresse. Il se redresse tout à coup au dans la conception de ses plans, mais quelle premier retour de l’orgueil féminin, et fermeté calme dans l’exécution ! Le cerveau mademoiselle de La Mole, habituée brûle et la main est de marbre. Il marche vers désormais à trembler devant une énigme le précipice pour le franchir glorieusement ou vivante, accepte le rôle d’esclave comme s’y abîmer sans retour, avec un air de madame de Rênal. […] magnifique insouciance. On ne distingue le Ce roman est terrible ; on le lit avec une fond de sa pensée qu’après l’avoir vue paraître angoisse profonde jusqu’au dénouement, on dans une action d’éclat. Encore s’efforce-t-il n’ose pas le relire, de peur d’y puiser de souvent d’effacer la trace lumineuse du rayon nouveau l’immense dégoût de la vie et de la révélateur, par crainte de livrer le secret de mort, sentiment mille fois plus poignant que son âme à l’influence d’autrui. celui qui mène au suicide. Heureusement peu Que de sophismes entasse ce malheureux de lecteurs sont en état de dégager par la dans le but de comprimer ses généreux élans ! réflexion l’effrayante pensée de l’ouvrage. La Ne voit-il donc pas que cette jalousie de soi- triste donnée du sujet est développée avec un même lui enlève le plus délicat parfum des talent infini. La sécheresse ardente des joies de la vie ? Deux femmes adorables, l’une horizons, qui encadrent le théâtre de l’action au cœur simple et irréfléchi comme celui si profondément dramatique de Rouge et Noir, d’une jeune fille, l’autre échauffant ses ajoute encore à l’effet d’un grand nombre de sentiments au feu d’une imagination exaltée, scènes passionnées, écrites avec une aiment tour à tour ce fourbe sublime. Ni les simplicité inimitable. Tous les personnages cris d’amour d’une âme en délire, ni les sont vrais, au point de vue de l’auteur. Le égarements d’un puissant esprit emporté dans noble de province, M. de Rênal, le bourgeois les régions de l’impossible par les de petite ville, M. Valenod, les deux abbés extravagantes fantaisies d’un cerveau Pirard et Castanède, l’homme du monde bouleversé ne peuvent arracher à Julien cet M. de Croisenois, et ce ministre in partibus, M. empire de soi qui fait la repoussante grandeur de La Mole, sont des physionomies tracées de ce caractère. Madame de Rênal se jetterait par un maître. Je ne parle pas de madame de d’elle-même dans les bras de son amant si Rênal et de mademoiselle de La Mole ; je celui-ci avait la magnanimité de laisser craindrais de paraître emphatique dans mon quelque répit à cette vertu expirante. La admiration. On me permettra de ne pas pauvre femme n’aura pas même le mérite du discuter le plan de Rouge et Noir. Bien des sacrifice spontané de son honneur. Julien fera événements me semblent inexplicables dans violence à cette noble créature, il la ravira cette puissante conception ; mais je les 28 accepte sur la foi du terrible logicien qui tient l’échafaud à Grenoble. La cause, très- la plume. dramatique par elle-même, offrait à Beyle un En abordant La Chartreuse de Parme, mon intérêt particulier : madame M... était parente esprit se trouve plus à l’aise : car il n’est plus d’un conseiller à la cour royale de Grenoble, contraint de suivre l’auteur à travers une sorte portant le même nom, et ami d’enfance de de désert enflammé où l’air manque tout à fait Beyle. à la respiration haletante. Le héros de ce beau Il n’est pas aisé, je l’avouerai, de se former livre, empreint d’une grandeur épique, entre une opinion bien arrêtée sur le Rouge et le Noir ; dans la vie par la porte de l’illusion, que Beyle car, à côté de parties excellentes, il s’en trouve n’avait point ouverte à Julien. de bien faibles. Quant au caractère des personnages, plusieurs sont tracés de main de maître. À 1846 : Romain COLOMB, « Notice sur la toute force même, celui de Julien peut exister. vie et les ouvrages de M. Beyle Il est l’image souvent trop fidèle de ces êtres (Stendhal). IIe partie : « Compositions à tempérament maladif, enclins à la méfiance, littéraires » – “Le Rouge et le Noir, pétris d’orgueil, hypocrites par nature, en chronique du dix-neuvième siècle, Paris, révolte permanente contre leur origine et la 1831, 2 vol.” », Œuvres de Stendhal. La position qu’elle leur a faite dans le monde. Chartreuse de Parme, Paris, Hetzel, 1846, Mais c’est une triste exception, et il faut p. 59-60. détester ce mauvais garnement, dépravé par

Et d’abord quelle signification a ce titre ? des études incomplètes, et auxquelles Chacun s’est évertué à lui en chercher une ; l’éducation de famille n’avait nullement tout s’est borné à des conjectures. Je ne préparé son intelligence. Je ne saurais me saurais dire précisément le mot de l’énigme ; persuader non plus que les salons du noble cependant voici un petit fait à ma faubourg puissent offrir des types comme connaissance. mademoiselle de la Mole et la maréchale de Depuis plus d’une année je voyais sur la Fervaques ; ce sont des êtres imaginaires : il y table à écrire de Beyle un manuscrit portant, a là des contrastes qu’un même cœur ne peut en gros caractères sur la couverture, le mot réunir. Julien : nous ne nous en étions jamais Quelques personnages se présentent avec entretenus. Un matin de mai 1830, il une physionomie fortement accusée. C’est s’interrompt brusquement au milieu d’une Fouqué, dont la solide amitié brave sans conversation, et me dit : si nous l’appelions le hésitation les préjugés toujours si puissants Rouge et le Noir ? Ne comprenant rien à cette dans une petite ville. apostrophe tout à fait étrangère au sujet de C’est l’excellent curé Chélan, dont la notre causerie, je le prie de me l’expliquer. charité et la tendresse pour Julien ne se Lui, suivant son idée, réplique : « Oui, il faut démentent pas un instant. Ce sont MM. de la l’appeler le Rouge et le Noir. » Et saisissant le Mole et de Rênal, le janséniste Pirard et le manuscrit, il substitua ce titre à celui de Julien. grand vicaire Frilair. Je serais porté croire que cette bizarre Quant à madame de Rênal, c’est une dénomination fut tout simplement une ravissante création, heureux mélange de concession à la mode d’alors, et employée grâce, de modestie, de simplicité ; je ne sais comme moyen de succès. rien de plus intéressant, qui inspire une Beyle a pris le sujet de ce roman dans un sympathie plus vive, plus tendre, plus procès criminel qui eut beaucoup de soutenue. Alors que le séjour de Paris semble retentissement en Dauphiné, dans l’année l’avoir totalement effacée du souvenir de 1828. Le séminariste Berthet, en proie à une Julien, toujours présente à la pensée du atroce jalousie, tira deux coups de pistolet sur lecteur, il soupire après le moment où elle madame M..., au milieu de l’église du village reparaîtra sur la scène. Pauvre femme de Brangue (Isère), cette dame en fut quitte vertueuse et adultère ! Toujours tourmentée pour une blessure, et Berthet mourut sur par l’amour et le remords ! Quoi de plus 29 touchant que l’état de ce cœur constamment l’épouse de ce dernier. Finalement, dans un déchiré par une lutte infernale, entre la accès de courroux, il blesse d’un coup de passion et le sentiment du devoir ; de cette pistolet cette dame au moment où elle entend infortunée tirant de la religion sa principale la messe au sein d’une église. Arrêté, jugé, force, et en attendant sa dernière condamné, il périt sur un échafaud. consolation ! Ici, Messieurs, vous me regardez ; ce peu Le tableau de la vie parisienne dans les de mots vous rappellent un événement hautes régions de la société offre des points déplorable qui, l’une des dernières années de de vue fort bien esquissés. On ne saurait la Restauration, a fait couler du sang dans donner une plus fidèle image de l’existence de notre cité. cette jeunesse opulente qui consume ses plus Je dois convenir que M. Beyle a puisé dans belles années dans l’effroi de l’ennui, ou cet événement le fond de son action, mais le opprimée par lui. Tout le monde ne sait pas fond seulement, entendons-nous bien : quels ravages fait cette cruelle maladie parmi d’ailleurs, chez lui, aucune allusion, même les classes où le besoin de travailler pour vivre indirecte; rien qui décèle la moindre intention ne saurait être la pensée dominante. Des gens de peinture ou de satyre particulière ; pas une gorgés de toutes les superfluités du luxe et de circonstance ni un détail spécial qui puisse la vanité meurent de consomption à la fleur faire dire à la malignité de certains lecteurs : de l’âge : triste conséquence de l’excès de c’est un tel, une telle. En un mot, l’auteur s’est notre civilisation. placé aussi loin de Grenoble et des environs Le Rouge et le Noir, commencé sous la qu’il était possible de le faire, et il a Restauration, ne fut achevé que quatre mois consciencieusement dépaysé sa plume. À cet après la révolution de juillet 1830 : cela a pu égard il a su, et je le proclame à sa louange, se nuire à son succès ; car l’ouragan populaire mettre à l’abri de tout reproche raisonnable avait renversé des choses et des idées que de personnalité. M. Beyle s’est montré peintre l’auteur bat en brèche. d’histoire ou de genre, mais nullement portraitiste, comme on dit en style de beaux- arts 1847 : « Séance du 15 janvier 1847», Le héros de l’ouvrage, celui qui, au Bulletin de l’académie delphinale, dénouement, est immolé à la justice humaine, Grenoble, Imprimerie de Prudhomme, est Julien Sorel, jeune homme qui a beaucoup 1847, t. II, p. 186-193. d’esprit, car l’auteur lui prodigue le sien.

M. Ducoin lit un rapport sur Le Rouge et le Ce personnage, qui en définitive doit périr, Noir, roman de feu M. Henri Beyle. Voici des doit par conséquent nous intéresser, puisque fragments de ce rapport : le tragique appelle toujours l’intérêt pour son Dès l’ouverture du livre, je vois ce titre compagnon nécessaire. Le comique peut se singulier ou qui veut l’être : Le Rouge et le Noir. passer de celui-ci, qui pourtant ne lui est pas Que signifie-t-il ? Je n’en sais rien, et, après nuisible ; mais, dans une production qui sera avoir fini l’ouvrage entier, je ne le saurai pas ensanglantée, il faut absolument que le lecteur davantage. Ainsi, Messieurs, vous voilà s’intéresse à quelqu’un ; le cœur doit être de dûment avertis ; veuillez ne pas me le la partie. demander, et prenons ensemble notre parti Or Julien, ce personnage sur lequel, dans là-dessus avec une résignation qui n’a rien de l’action donnée, semble devoir porter le pénible. Le portail d’un palais est loin d’en principal intérêt, sait-il exciter chez nous ce être la partie principale. sentiment ? Que nous offre, dans le résumé le plus Je suis forcé de répondre non, et une telle succinct, l’action du roman de M. Beyle ? Un réponse va être justifiée par des motifs très- jeune homme, né dans une classe obscure, et faciles à découvrir, ainsi qu’à exprimer. qui se destine à la prêtrise, entre comme Pour qu’un personnage se montre digne précepteur d’enfants en bas âge chez un riche d’intérêt, une première condition est de propriétaire, et devient l’amant favorisé de rigueur : il faut qu’il soit passionné ; après 30 cela, qu’il se rende même criminel, on le lui À Paris, Julien est secrétaire du marquis de pardonnera, pourvu que l’amour, un amour la Mole, pair de France, personnage en grand sincère, ardent, soit son excuse ; l’indulgence, crédit à la cour, sous la restauration, et dont en pareil cas, n’est pas d’une austère morale; le jeune homme n’a qu’à se louer. mais elle est littéraire, poétique, et l’on n’en Comment s’acquitte Julien envers son demande pas davantage : poésie et rigorisme noble bienfaiteur ? Par un calcul de vanité et ne marchent guère de compagnie. non par un sentiment d’amour, il forme le Julien n’est point passionné, ou du moins projet de séduire Mathilde de la Mole, fille de il se montre loin de l’être suffisamment. ce dernier, jeune personne, belle, fière et Suivons sa marche, et nous nous en , et il réussit dans son dessein convaincrons. coupable, sans que le succès lui cause des D’abord, dans la petite ville imaginaire de remords. Puis-je m’intéresser à un pareil Verrières, il entre comme abbé-précepteur être ? chez M. de Rênal, maire de la cité et homme Au reste, il lui arrive en cette conjoncture fort au-dessus de l’aisance. Ce maire, qui ce qu’il avait déjà éprouvé à l’égard de approche de la cinquantaine, et dont la madame de Rênal : quelque chose qui chevelure grisonne, a une femme jolie, jeune voudrait ressembler à de l’amour naît par encore, quoique beaucoup moins que Julien, accès, par bouffées, dans son sein, après la car ce dernier n’a pas encore dix-neuf ans victoire du sensualisme vaniteux ; mais c’est accomplis, et madame de Rênal compte six beaucoup plus le fruit des contrariétés, ou du lustres, l’aîné de ses trois fils a onze ans. caprice, on d’une ardente jeunesse, que celui Vous croyez, Messieurs, que Julien devient d’une de ces passions véritables qui, à tort ou épris tout à coup de cette dame ? Détrompez- à raison, rendent excusables bien des erreurs. vous. Sans doute il ne la voit pas d’un œil Voilà certes des défauts, de grands indifférent, mais l’amour ne l’enflamme obstacles qui s’opposent à l’intérêt, qu’en sa point ; c’est madame de Rênal qui conçoit une qualité de principal personnage, de héros de passion pour Julien. Celui-ci se contente d’y roman, devrait inspirer Julien Sorel, et répondre, d’abord, soit par vanité, soit par pourtant je n’ai pas encore signalé le pire de l’effet tout physique d’une belle femme sur un tous : ce jeune homme est un hypocrite, oui, jeune homme. Il en résulte une liaison un hypocrite dans toute la force du mot, secrètement adultère, où l’amour, le véritable comme l’avoue l’auteur dans son cinquième amour n’est que d’un côté. J’en vois la preuve chapitre, tout en convenant que ce mot est dans cette pensée de Julien, après avoir horrible. obtenu ou accepté les dernières faveurs de la En effet, Julien ne croit à rien ; il est, dès dame : « Mon Dieu ! être heureux, être aimé, sa tendre jeunesse, d’un scepticisme renforcé, n’est-ce que cela ? » En conscience, il est et néanmoins il a longtemps l’intention de impossible de trouver là de la passion. devenir prêtre, et pour y parvenir, il prend Je sais bien que, par l’effet des habitudes, tous les dehors d’une piété de conviction, il peut-être un peu par celui des difficultés à en observe soigneusement toutes les vaincre pour se satisfaire, notre héros devient pratiques extérieures. enfin à peu près amoureux, soit, mais non Et plus tard il ne s’abuse point là-dessus, il passionné, car ensuite il part pour Paris, où à ne se fait pas une de ces illusions auxquelles peine quelques souvenirs de madame de la faiblesse de l’esprit humain est si Rênal viennent-ils de loin à loin lui inspirer naturellement portée ; il connaît son d’assez froids ou paisibles regrets causés par hypocrisie, il la sent, il la calcule, il se cite à l’absence. lui-même des vers de Tartufe, personnage Bien plus, son amour, si amour il y a, est qu’il adopte pour son maître, et qui, dit-il, en assez promptement remplacé par un autre, valait bien un autre : ce sont ses mots textuels. qui s’élève à peu près au même degré de Oh ! pour le coup, la critique, eût-elle chaleur qu’avait eu le premier. Ceci demande toute la bienveillance du monde, ne peut explication. s’empêcher de se rappeler un principe 31 immuable : l’hypocrisie tue la sympathie. Les reprises la tuer, n’a pas cessé de l’aimer, et plus grands génies, Molière lui-même, non-seulement lui pardonne son attentat, n’auraient pu appeler sur Tartufe l’intérêt du mais même lui témoigne l’amour le plus public assemblé, ni d’un seul lecteur. Pour les tendre, dans sa prison, presque jusqu’à son esprits les plus gigantesques, il y a là une supplice, et meurt de chagrin trois jours après infranchissable barrière. lui Peut-être, Messieurs, quelques-uns d’entre [Quand Julien est en prison et condamné]. vous pensent-ils que le meurtre dont Julien Comment se dispose-t-il à la mort ? Il veut se rendre coupable, et qui le mène enfin voudrait qu’on lui amenât un vrai prêtre, et il à l’échafaud, est le fruit d’une jalousie s’explique là-dessus : ce bon, ce vrai prêtre d’amour : on se dit, je crois l’entendre, que ce serait celui qui lui parlerait du Dieu de Voltaire. jeune homme, revenu à ses premières Finalement il dit à un ami : « Tâche de me affections, mais apprenant que madame de trouver un janséniste », et on lui en amène un. Rênal l’a oublié au point de lui donner un Vouloir un prêtre voltairien, et croire le successeur, la blesse d’un plomb assassin qui trouver dans un janséniste, c’est avoir remplace le poignard d’un Othello, d’un bizarrement profité des études du séminaire ! Orosmane. L’ombre de Pascal et celle d’Arnauld en Non, Messieurs, il n’en est point ainsi, et pourraient tressaillir d’indignation. […] voici comment se passent les choses, d’après La fin tragique de cet ouvrage n’inspire ni le plan singulier de l’auteur : Julien a épousé la terreur ni la pitié, et c’est avoir joué de secrètement Mathilde, dont ensuite le père se malheur ; car la situation par elle-même refuse à sanctionner l’hymen clandestin appelait ce double sentiment, et il semble qu’il quand on le lui déclare ; mais, pressé ait fallu quelques efforts pour glacer à un tel vivement d’y consentir, ce marquis écrit à degré le cœur et l’imagination des lecteurs madame de Rênal pour obtenir d’elle des prêts à s’émouvoir, je dirai même piqués renseignements sur Julien. Cette dame, dans d’avoir été contraints de lire à froid le papier une réponse qui lui est dictée par son où ils s’attendaient à laisser tomber au moins directeur, est loin de peindre sous des une larme. couleurs favorables son ancien amant, car elle C’est [madame de Rênal] une femme le représente à peu près tel qu’il s’est montré sensible, même timorée, mais victime d’une dans sa conduite antérieure. La réponse est passion qui la surmonte, et à ce titre elle communiquée à Julien, qui subitement part inspire au moins la pitié. Ce serait le seul de Paris en chaise de poste, arrive à Verrières personnage intéressant de l’ouvrage. un dimanche matin, va chez un armurier, Eh bien cet intérêt, l’auteur a trouvé par achète une paire de pistolets que, sur sa malheur le moyen de l’altérer dans son demande, l’armurier charge, puis il court à chapitre 21. Expliquons ceci : l’église, entre au moment de l’élévation, tire Une lettre anonyme a éveillé dans l’esprit sur madame de Rênal un coup de pistolet, la de M. de Rênal les plus graves soupçons sur manque, en tire un second, la blesse à la conduite de sa femme et de Julien. Il a une l’épaule ; elle tombe, il est arrêté par des entrevue subite avec la coupable, et cette gendarmes et conduit en prison. dame, qui a des idées religieuses, même des Ainsi l’assassinat n’a point l’amour jaloux remords, loin de se montrer embarrassée pour cause, et il n’est produit que par un désir d’une attaque imprévue, la supporte avec un de vengeance qu’un voyage de quelque sang-froid imperturbable, et se tire d’affaire étendue n’a point calmé, et qui ne peut jeter en déployant une effronterie ingénieuse, sur le meurtrier aucun voile d’intérêt ni digne des héroïnes qu’ont peintes dans leurs d’excuse. contes Boccace et Lafontaine : elle improvise Et ce qui, par un effet rétroactif, rend le mensonge et la ruse comme si de sa vie elle Julien plus coupable encore aux yeux du n’eût fait d’autre métier. lecteur, c’est que cette femme, qu’il n’a fait Aux yeux du lecteur, cela gâte ce qui a que blesser légèrement en voulant à deux précédé, et même il en résulte pour la suite un 32 effet très-défavorable, car la scène est qui a su, sinon racheter, du moins compenser empreinte d’un cachet trop saillant pour un peu les défauts du plan par la richesse de qu’on l’oublie. Comment une aussi odieuse quelques détails, principalement par celle des fausseté peut-elle s’allier avec une âme aperçus et des pensées. Néanmoins je ne sensible et susceptible de remords religieux ? serais pas surpris qu’un critique plus sévère C’est incroyable, c’est contre nature : on n’est que moi osât citer ici un vers d’Horace, en pas à la fois la présidente de Tourvel et la oubliant que M. Beyle n’aimait point et par femme de George Dandin, et l’auteur qui conséquent récusait les classiques : opère une telle fusion se met dans le cas de ne pouvoir ni attendrir ni égayer Infelix operit summa, quia ponere totum Le principal mérite de cette production, Nesciet… j’oserais même dire le seul, consiste dans les détails : en effet, elle présente quelques 1853 : Léon AUBINEAU, L’Univers. Union bonnes scènes, plusieurs situations saillantes, catholique, 8 juillet 1853. surtout une foule d’aperçus ingénieux, une espèce de feu roulant de petites pensées M. H. Beyle est mort il y a dix ans, sans spirituelles, parfois même profondes ; on les avoir beaucoup illustré le nom de Stendhal, voit scintiller à chaque page ; on sent que dont il a signé quelques écrits. Il est mort M. Beyle était un habile observateur des plus subitement : c’est là une triste mort, surtout petits replis du cœur humain ; il va même quand on songe à quelle sorte de besogne cet parfois jusqu’à la subtilité dans le parti qu’il en écrivain appliquait les minces facultés dont tire. Sans qu’il s’en doute, peut-être même Dieu l’avait doté. Il ne manquait pas de contre son intention, il tient un peu à l’école distinction d’ailleurs, et il était plus curieux de de Marivaux, qui est si décriée, et dont la perfection du style, de la grâce et de pourtant n’est pas qui veut. l’agrément du discours que la plupart des Je pourrais, à l’appui de ce que je viens littérateurs. Il y arrivait avec efforts, mais plus d’énoncer, citer une fourmilière d’exemples. fréquemment que beaucoup de ses rivaux, Mais voilà bien longtemps, Messieurs, que dont il n’atteignit jamais la réputation. M. de j’use de votre attention, et deux citations Stendhal n’a jamais été populaire ; et ce qui pourront, je crois, suffire. étonne au milieu des triomphes littéraires de « Dans les caractères hardis et fiers, il n’y a nos jours, c’est que l’immoralité de ses écrits qu’un pas de la colère contre soi-même à a été la cause de leur peu de succès. Il était l’emportement contre les autres ; les immoral avec un cachet particulier. La plupart transports de fureur sont, dans ce cas, un des romanciers habillent et dissimulent plaisir vif. » Cette pensée est vraie, et bien comme ils peuvent le fonds de leurs exprimée dans sa concision. inventions. Quand ils célèbrent une passion, J’aimerais pourtant mieux encore le l’adultère, par exemple, ou les autres moyens passage suivant, qui n’est pas concis, et où littéraires que connaît si bien la muse du dix- l’auteur s’adresse au critique : « Eh ! neuvième siècle, ils veulent la rendre Monsieur, un roman est un miroir qui se décevante et lui donner un prétexte dans promène sur une grande route : tantôt il l’esprit ou dans le cœur de leurs personnages. reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la M. de Stendhal n’avait pas de ces fange des bourbiers de la route. Et l’homme condescendances. Aucune parure ne couvrait qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous d’un voile quelconque l’immoralité de ses accusé d’être immoral ! son miroir montre la imaginations ; il la montrait toute nue, et il ne fange, et vous accusez le miroir ! accusez bien la flagellait pas ; il la caressait, l’étalait avec plutôt le grand chemin où est le bourbier, et complaisance et l’aimait d’autant plus qu’elle plus encore l’inspecteur des routes qui laisse était plus grande. l’eau croupir et le bourbier se former. » En définitive, Le Rouge et le Noir est l’ouvrage d’un homme de beaucoup d’esprit, 33

1853 : Charles MONSELET, « Préface » à moins qu’il l’a dévoilée dans ses romans, une réédition d’Armance, Paris, D. chagrine ou répugne. Il semble que le Julien Giraud, 1853, p. VI-VIII. Sorel de Le Rouge et le Noir, par exemple, soit une de ces créations où il entre beaucoup de Un homme de lettres doit toujours être la vie et du sang de l’auteur ; c’est la mauvaise préoccupé du désir de renouveler ses idées et jeunesse de Rousseau recommencée. Après son vocabulaire. Pour cela il faut qu’il change Stendhal, deux écrivains ont de nouveau souvent d’air et de milieu ; il faut qu’il voie la étudié ce type d’un mauvais garnement faisant province, l’étranger, qu’il change ses souffrir sans motif une femme intelligente et habitudes, qu’il contrarie ses instincts, qu’il douce : Édouard Ourliac dans Suzanne, et soit quelquefois brutal envers lui-même, George Sand dans Horace. Horace et la Reynie téméraire, et qu’il ne fuie pas l’imprévu. Il n’y sont les deux frères de Julien Sorel. […] aurait pas de mal à ce qu’il embrassât par De même que le caractère donne la clef du intervalles des occupations nouvelles, qu’il se talent, de même aussi la physionomie donne fit marchand ou laboureur pendant un an, par la clef du caractère : Stendhal était loin d’être exemple. beau ; il avait cette tournure épaisse et Un homme qui a partagé avec Stendhal ce vulgaire du bourgeois qui poursuit un négoce genre de supériorité, c’est Balzac, tour à tour insipide. De sa lutte contre son physique est imprimeur, antiquaire, propriétaire ; avide de née une partie de son âcreté, de son amour- toute science : chimie, alchimie, droit, propre maladif. Il portait un corset ; sa politique, commerce, etc. ; dévoré par le goût littérature aussi. des voyages : explorant à fond toutes les villes de France, amoureux à l’Isola Bella, poussant jusqu’en Russie, voyant partout le meilleur monde. Mais Balzac domine Stendhal de 1854 : SAINTE-BEUVE, « M. de Stendhal. toute la hauteur de sa bonne foi. Ses Œuvres complètes », Revue des Deux Des Souvenirs anecdotiques sur Stendhal ont Mondes, 2 et 9 janvier 1854 et Causeries du Lundi, t. IX. été récemment publiés dans une revue par un écrivain qui a commencé autrefois par Le Rouge et le Noir, intitulé ainsi on ne sait beaucoup de fougue, et qui continue trop pourquoi, et par un emblème qu’il faut aujourd’hui par beaucoup de tristesse et un deviner, devait paraître en 1830, et ne fut peu d’amertume. Cet écrivain paraît craindre publié que l’année suivante ; c’est du moins que l’auteur de la Chartreuse de Parme ne soit un roman qui a de l’action. Le premier « le dernier artiste littéraire vraiment digne de volume a de l’intérêt, malgré la manière et les ce nom que nous verrons paraître ». Le invraisemblances. L’auteur veut peindre les pessimisme nous semble être exagéré ici. classes et les partis d’avant 1830. Il nous offre D’abord la valeur de Stendhal comme artiste d’abord la vue d’une jolie petite ville de littéraire est contestable à divers points de vue : Franche-Comté avec son maire royaliste, premièrement, ainsi que nous l’avons déjà fait homme important, riche, médiocrement sot, entendre, au point de vue de la langue qui a une jolie femme simple et deux beaux maltraitée ; ensuite par l’indigence extrême de enfants ; il s’agit pour lui d’avoir un ses images. Il se croirait taché par une précepteur à domicile, afin de faire pièce à un métaphore un peu vive qui sauterait de rival de l’endroit dont les enfants n’en ont l’écritoire sur son papier. La situation lui tient pas. Le petit précepteur qu’on choisit, Julien, lieu de tout ; hors de la situation, son style est fils d’un menuisier, enfant de dix-neuf ans, plat comme un paysage de la Beauce. qui sait le latin et qui étudie pour être prêtre, Ordinairement le caractère donne la clef se présente un matin à la grille du jardin de du talent. Le caractère de Stendhal était M. de Rênal (c’est le nom du maire), avec une narquois, tourmenté, gourmé, menteur. Il chemise bien blanche, et portant sous le bras avait de grandes prétentions à l’art, à la une veste fort propre de ratine violette. Il est passion et à l’esprit. Ses livres d’art reçu par Mme de Rênal, un peu étonnée fourmillent de paradoxes. Sa passion, telle du d’abord que ce soit là le précepteur que son 34 mari ait choisi pour ses enfants. Il arrive que mais des automates ingénieusement ce petit Julien, être sensible, passionné, construits ; on y voit, presque à chaque nerveux, ambitieux, ayant tous les vices mouvement, les ressorts que le mécanicien d’esprit d’un Jean-Jacques enfant, nourrissant introduit et touche par le dehors. Dans le cas l’envie du pauvre contre le riche et du protégé présent, dans Le Rouge et le Noir, Julien, avec contre le puissant, s’insinue, se fait aimer de les deux ou trois idées fixes que lui a données la mère, ne s’attache en rien aux enfants, et ne l’auteur, ne paraît plus bientôt qu’un petit vise bientôt qu’à une seule chose, faire acte de monstre odieux, impossible, un scélérat qui force et de vengeance par vanité et par orgueil ressemble à un Robespierre jeté dans la vie en tourmentant cette pauvre femme qu’il civile et dans l’ domestique : il finit en séduit et qu’il n’aime pas, et en déshonorant effet par l’échafaud. Le tableau des partis et ce mari qu’il a en haine comme son supérieur. des cabales du temps, que l’auteur a voulu Il y a là une idée. […] Beyle est donc très- peindre, manque aussi de cette suite et de frappé de cette disposition à faire son chemin, cette modération dans le développement qui qui lui semble désormais l’unique passion peuvent seules donner idée d’un vrai tableau sèche de la jeunesse instruite et pauvre, de mœurs. Le dirai-je ? avoir trop vu l’Italie, passion qui domine et détourne à son profit avoir trop compris le XVe siècle romain ou les entraînements mêmes de l’âge : il la florentin, avoir trop lu Machiavel, son Prince personnifie avec assez de vérité au début dans et sa Vie de l’habile tyran Castruccio, a nui à Julien. Il avait pour ce commencement de Beyle pour comprendre la France et pour roman un exemple précis, m’assure-t-on, qu’il pût lui présenter de ces tableaux dans les dans quelqu’un de sa connaissance, et, tant justes conditions qu’elle aime et qu’elle qu’il s’y est tenu d’assez près, il a pu paraître applaudit. Parfaitement honnête homme et vrai. La prompte introduction de ce jeune homme d’honneur dans son procédé et ses homme timide et honteux dans ce monde actions, il n’avait pas, en écrivant, la même pour lequel il n’avait pas été élevé, mais qu’il mesure morale que nous ; il voyait de convoitait de loin ; ce tour de vanité qui l’hypocrisie là où il n’y a qu’un sentiment de fausse en lui tous les sentiments, et qui lui fait convenance légitime et une observation de la voir, jusque dans la tendresse touchante d’une nature raisonnable et honnête, tel que nous la faible femme, bien moins cette tendresse voulons retrouver même à travers les même qu’une occasion offerte pour la prise passions. de possession des élégances et des jouissances Dans les nouvelles ou romans qui ont des d’une caste supérieure ; cette tyrannie sujets italiens, il a mieux réussi. […] méprisante à laquelle il arrive si vite envers celle qu’il devrait servir et honorer ; l’illusion prolongée de cette fragile et intéressante 1854 : Elme CARO, « Stendhal, Œuvres victime, Mme de Rênal : tout cela est bien complètes et Correspondante inédite », rendu ou du moins le serait, si l’auteur avait Revue contemporaine, 15 mai et 30 juin un peu moins d’inquiétude et d’épigramme 1855. dans la manière de raconter. Le défaut de Beyle comme romancier est de n’être venu à Ses romans, dont quelques-uns ont acquis ce genre de composition que par la critique, une certaine célébrité, ne sont guère que la et d’après certaines idées antérieures et mise en œuvre de ses théories, incarnées dans préconçues ; il n’a point reçu de la nature ce des personnages fictifs et jetées dans le talent large et fécond d’un récit dans lequel mouvement invraisemblable d’intrigues entrent à l’aise et se meuvent ensuite, selon le laborieusement bizarres. Les théories sont cours des choses, les personnages tels qu’on tristes, très monotones et ne se relèvent guère les a créés ; il forme ses personnages avec par l’agitation bruyante des personnages, non deux ou trois idées qu’il croit justes et surtout plus que par la variété romanesque des piquantes, et qu’il est occupé à tout moment incidents. Tout y est d’une aridité à rappeler. Ce ne sont pas des êtres vivants, désespérante. On y sent à la fois la sécheresse du cœur et la pénurie de l’imagination. 35

Stendhal n’a jamais su ce que c’est qu’un l’espace et du temps, et mène avec lenteur son roman, et, malgré le mérite de quelques pages héros dans le monde, sans le quitter d’un pas très rares, le lecteur ne revient pas sans une depuis sa naissance, ou peu s’en faut, jusqu’à grande lassitude de ses excursions à travers la crise suprême qui dénoue sa vie et clôt ces steppes désolés. On ne peut pas faire un l’histoire. On ne saurait trop le redire, ce sont roman seulement avec des théories et de des biographies romanesques, ce ne sont pas l’esprit. Il y faut autre chose, un vif sentiment des romans. de la réalité, une agilité lumineuse de pensée, Un mot encore avant de passer à l’analyse une aisance naturelle d’allures, le don inné de détaillée de ces œuvres. Nous avons dit qu’on peindre, l’art du récit animé sans effort, coloré ne faisait pas seulement un roman avec de sans excès, une méthode instinctive qui l’esprit, il y faut du cœur ; il y faut quelques groupe, comme en se jouant, les personnages sentiments vrais, nobles, affectueux, élevés ; il et les scènes autour de la figure et de l’action y faut aussi de l’idéal. Le roman est œuvre principale, conservant dans la variété la plus d’art, et l’idéal est la vie de l’art. À travers ces contrastée des effets accessoires l’unité tableaux mouvants et variés qui ont la vivante du sujet, qui est l’âme même du prétention de représenter la vie, les yeux roman. Rien de tout cela dans Stendhal. Ses veulent de temps à autre se reposer sur personnages s’agitent et ne vivent pas, ce sont quelque point lumineux, sur quelque sommet des théories plutôt que des personnages, des baigné des pures clartés ; le cœur veut abstractions plus que des hommes. Le roman s’attacher à quelques-unes de ces grandes s’enchevêtre laborieusement, ne s’engage âmes qui semblent paraître dans le monde qu’avec effort et se traîne avec lenteur au pour marquer plus haut le niveau de la vie dénouement à travers une multiplicité humaine. Ne demandez à Stendhal ni ces fatigante d’événements secondaires et fortuits clartés supérieures de l’idéal, ni cette noblesse qui naissent on ne sait pourquoi, si ce n’est native des âmes d’élite. Il a bien essayé de pour ralentir l’action, pour distraire l’intérêt et relever ici et là ses peintures ternes et grises et fatiguer l’attention du lecteur. Rien ne diffère de les éclairer d’un reflet lumineux ; mais ce plus de la véritable imagination, qui agrandit reflet, à peine apparu, va s’éteindre dans les chaque détail et ajoute à chaque scène une brouillards. Il a bien essayé, parfois, d’animer perspective variée, que cette stérile de son pinceau aride quelques nobles figures, abondance d’événements surchargés disséminées de loin en loin sur sa toile d’incidents mesquins, d’aventures indigente et morne. Mais, je ne sais pourquoi, péniblement romanesques reliées entre elles ces figures grimacent, et il y a toujours, même par un fil qui s’emmêle et se noue à chaque sur ces physionomies privilégiées, comme instant. Tout, dans ces œuvres étranges et une secrète convulsion. laborieuses, est juxtaposé plutôt que Son premier essai, dans ce genre de composé. Rien ne marche d’un pas libre et compositions, fut un essai particulièrement d’une franche allure. Ce sont des sinuosités malheureux : Armance, ou Quelques scènes d’un infinies, des retours et des détours, des salon de Paris en 1827. L’espérance de l’auteur dédales inextricablement mêlés de voies fut complètement trompée : il avait compté obliques et de sentiers perdus. […] sur un scandale, et le scandale n’arriva pas. Remarquez que presque toujours, au lieu de […] saisir dans la vie de son héros une époque Le Rouge et le Noir, chronique du dix-neuvième décisive, un moment de crise, et de relier les siècle, parut quelques années après Armance et scènes diverses à ce point fondamental auquel avec plus de succès. Ce titre a beaucoup s’attache tout l’intérêt, Stendhal, ignorant ce intrigué la critique, et vraiment il n’y a pas de grand art de la composition, qui rassemble quoi. Stendhal a voulu tout simplement toute la force dramatique en une période indiquer par ce titre, emprunté à la langue des rapide et courte, compose péniblement des tripots, les chances affreusement aléatoires de biographies étendues et surchargées, éparpille la vie de son héros, et en général, les hasards l’intérêt à travers les divisions infinies de effrayants de la fortune qui met aujourd’hui 36 un homme au pinacle et demain le jette à grand front, un nez aquilin, et au total sa l’échafaud. Quant au sujet du roman, figure ne manque pas d’une certaine M. Colomb nous raconte que Stendhal l’a régularité. Mais à la réflexion on est choqué puisé dans un procès criminel qui eut d’un certain air de contentement de soi et de beaucoup de retentissement en Dauphiné, suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et dans l’année 1828. Le séminariste Berthet, en de peu inventif. Tel est le maire de Verrières, proie à une atroce jalousie, tira deux coups de M. de Rênal, le chef des ultras, l’adversaire pistolet sur madame M... au milieu de l’église déclaré des libéraux et des jansénistes, le rival du village de Brangue ; cette dame en fut d’influence et d’autorité d’un autre gros quitte pour une blessure et Berthet fut personnage, M. Valenod, directeur du dépôt exécuté à Grenoble. […] de mendicité, un ci-devant beau de la localité, Je viens de relire ce roman, pour en lovelace joufflu, dévot et marié. Ce jour-là M. renouveler l’impression un peu effacée dans de Rênal est plus préoccupé que jamais. Pour mon souvenir, et je sors de cette lecture faire crever de dépit son cher Valenod, il va profondément attristé. Le commencement se donner le luxe d’un précepteur pour ses est plein d’engageantes promesses ; il y a une enfants. Le fils d’un madré paysan, Julien certaine jeunesse de sensations, sinon de Sorel, fera l’affaire. On se passera la fantaisie sentiments, une certaine fraîcheur de paysage, d’un professeur à domicile pour cent écus par quelque vérité d’observation, et malgré le an, la nourriture et l’habillement. Toutes ces machiavélisme précoce de Julien qui sonne grosses vanités de petite ville, ces rivalités faux dès les premières pages, on ne saurait haineuses et mesquines, ces luttes sourdes de contester que les scènes d’exposition offrent ruse et d’intrigue, sont posées d’une main beaucoup d’intérêt. Cette simplicité relative, hardie et habile dès le début du livre. Nous que l’on est tout surpris de rencontrer dans respirons à pleins poumons l’air de la un écrivain aussi compliqué que Stendhal, province. Nous sommes à mille lieues de excite et soutient pendant quelques instants Paris. Tout est étroit et passionné, et sur ce l’attention. Malheureusement cela ne dure théâtre microscopique, la lutte s’engage avec pas, et l’effet disparaît vite avec la cause. À fureur entre les intérêts rivaux. mesure que l’on avance dans le livre, les Une scène heureuse et fraîche vient faire teintes s’exagèrent, le fond s’obscurcit, les diversion à cette iliade de petite ville. Je veux caractères sont surchargés ; tout devient faux, parler de la rencontre de madame de Rênal et impossible, outré. L’invraisemblable et de Julien Sorel qui vient remplir ses fonctions l’odieux irritent tour-à-tour et repoussent de précepteur. […] l’esprit du lecteur. La dernière partie du livre Ce petit paysan au teint si blanc, aux yeux est décidément insupportable d’exagération si doux, que l’on prend pour une jeune fille et de bizarrerie. Il y a comme un parti pris déguisée, porte déjà, sous son extérieur si d’horreur qui laisse dans l’âme l’impression poétique et si frêle, un cœur dépravé par une vague et pénible d’un cauchemar. ambition furieuse et par une vanité presque Le roman s’engage d’une manière vive et féroce. Il a juré de faire fortune et à tout prix piquante qui rappelle quelques bonnes scènes il tiendra son serment. Toutes les corruptions de la vie de province de Balzac. Nous sont déjà en germe dans cette jeune âme. sommes à Verrières, petite ville de Franche- Incrédule et hypocrite, il a appris le latin et la Comté, dans les dernières années de la théologie chez le bon vieux curé Chélan qu’il Restauration. Dans cette grande rue de trompe indignement, et il se destine à entrer Verrières « qui va en montant depuis la rive dans les ordres. Mais sa vocation a été chez du Doubs jusque vers le sommet de la lui l’effet d’un profond calcul. Ce Machiavel colline », nous rencontrons un grand homme enfant s’est dit, dans le secret de son âme, que à l’air affairé et important. À son aspect, tous les voies de l’ambition changent avec les les chapeaux se lèvent rapidement. Ses époques. Sous Napoléon, il eût été soldat, cheveux sont grisonnants et il est vêtu de gris. avec quel enthousiasme, avec quel feu ! Sous Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un Charles X, il veut être prêtre et il calcule 37 qu’après tout le traitement d’un évêque vaut chose de gigantesque et de terrible. Julien ne bien celui d’un général. Il cache, comme un fait que traverser ces sombres régions, livrées secret honteux, son idolâtrie pour Napoléon ; à l’épouvante et au mystère, et nous passons il enfouira plus tard, dans sa paillasse, le avec lui du séminaire dans le salon d’un des portrait du grand homme. Il l’adorera à la plus nobles hôtels du noble faubourg, chez dérobée, mais devant le monde, il se signera M. de La Mole. Là encore même exagération, avec horreur quand on prononcera ce nom même raffinement dans le faux. C’est tout un détesté. C’est, avec sa mine de fillette, le plus monde d’évêques corrompus, de prêtres infâme petit roué qu’il y ait au monde. Il le simoniaques, de messalines dévotes, de montrera de reste dans la suite de l’histoire. Il cafards scélérats, de diplomates dignes de la y a dans la peinture de cette scélératesse corde, avec accompagnement obligé de fats, précoce, de cet aplomb dans l’hypocrisie, de d’imbéciles et d’écervelés. L’intrigue se débat cette candeur infâme, une invraisemblance péniblement dans ce prétendu grand monde criante. Eh quoi ! ce jeune garçon ne connaît qui, pour Stendhal, n’est jamais que le monde rien de la vie et du monde, et vous en faites de l’infamie décorée et du libertinage dévot. déjà un monstre par l’imagination et par le Julien par son intelligence haute et froide, par cœur ! Quelle bizarrerie ! Ajoutez que son grand art de la dissimulation, par ses Stendhal a la ferme intention de faire admirer ménagements infinis arrive à s’emparer de la ce jeune drôle et de nous intéresser, de gré ou confiance du vieux marquis de La Mole qui de force, à ses succès dans le monde. Il lui l’emploie aux missions les plus délicates de la donne, sans s’inquiéter de la contradiction, diplomatie secrète. Le secrétaire intime voit une âme de feu, une fierté ombrageuse, une de près et presque sur un pied d’égalité les dignité intraitable. Dans le même cœur tant grands seigneurs et s’initie aux secrets de la de fierté et tant de bassesse, tant d’hypocrisie haute fatuité. Il fait si bien que l’orgueilleuse et tant de dignité ! Est-ce donc de la Mathilde, la fille du marquis, la plus fière profondeur que d’assembler ainsi des beauté de la cour, s’éprend d’un caprice pour contraires ? le pauvre secrétaire et se donne à lui. Mais Voilà son héros, son triste héros lancé quand Julien croit avoir tout gagné, il dans le roman. Il n’a que dix-huit ans, et c’est s’aperçoit que tout est perdu. La fière jeune déjà un vieillard par la gravité affectée, par fille le traite comme un laquais avec lequel on l’austérité des dehors, par la sécheresse s’est oublié. Une lutte terrible s’engage dès effrayante de ses calculs. Il ne perd pas de lors entre ces deux orgueils intraitables. Julien temps pour arriver à ses fins. […] est le plus fort et Mathilde reconnaît son À défaut d’élévation, il y avait au moins, maître. Après des crises violentes, cette fille dans la première partie, de l’intérêt, des scènes impérieuse va obtenir de son père un vives et variées, de l’entrain. Le récit était vif consentement tardif à ce mariage presque et se soutenait dans des conditions impie. Une lettre de madame de Rênal, dictée suffisantes, sinon de vraisemblance, du moins par son confesseur, et adressée à M. de La de possibilité. À dater de l’entrée de Julien au Mole vient détruire toutes ces espérances séminaire, tout change, tout est hors du ton renaissantes, et ce grand bonheur, construit et de la couleur. Stendhal nous esquisse, dans avec tant d’efforts, s’écroule. Julien part, une peinture effroyable, l’intérieur d’un silencieux et résolu. Il se rend à l’église de séminaire et nous explique par le menu les Verrières, le dimanche, et d’un coup de moyens raffinés dont se sert le pouvoir pistolet il étend à ses pieds madame de Rênal. occulte de la congrégation pour corrompre Sa vengeance est accomplie. Le reste du ces jeunes âmes et leur inoculer les poisons roman devient du pur mélodrame : scène de secrets des pernicieuses doctrines. cour d’assises, scènes de la prison, passion L’imagination de Stendhal, qui toute sa vie fut folle de madame de Rênal pour son assassin, préoccupé d’une idée fixe, la police, applique jalousie furieuse de Mathilde de La Mole qui ses idées fantastiquement lugubres à la réclame ses droits d’épouse, exécution, scène politique des jésuites qui devient quelque posthume, dans le genre des scènes de 38 charnier de Frédéric Soulié, délire amoureux c’est du grotesque impur dans le genre de de Mathilde qui dérobe au cercueil la tête Robert Macaire. mutilée de Julien et la couvre d’effroyables Il y a deux caractères de femmes sur baisers... C’est assez. lesquels Stendhal a évidemment compté pour Stendhal a mis tout son art à faire de relever un peu le niveau moral de son roman. l’instrument du supplice un véritable piédestal Nous ne prétendons pas nier que madame de pour son héros. Julien meurt avec des Rênal n’attache le lecteur par une secrète phrases, et la dernière impression que nous sympathie. Il y a du charme dans cette grande laisse ce singulier livre c’est celle de la dame de petite ville, délicieusement gauche, guillotine devenue presque romanesque et de ignorant tout de l’amour, étrangère à toute l’échafaud poétisé. coquetterie, à toute affectation. Nous ne On dit que l’auteur a voulu se peindre, dirons pourtant pas avec M. Colomb, qui moins l’échafaud, dans Julien. Triste idéal ! et s’extasie devant elle : Pauvre femme ! pourtant cela ne m’étonnerait pas. Julien est vertueuse et adultère ! Nous aimons peint avec amour. On voit que Stendhal a beaucoup madame de Rênal dans les caressé avec un soin tout particulier cette premières pages du roman. Mais notre intérêt étrange conception. Nous savons qu’il a rêvé diminue et notre surprise augmente à mesure toute sa vie de faire peur aux honnêtes gens que le roman se développe. Madame de Rênal par la profondeur de ses vices et par les perd beaucoup de son charme en perdant sa raffinements de son immoralité. Rien ne vertu, et il ne nous est pas possible, comme à l’enchantait comme de prendre des airs M. Colomb, de faire survivre sa vertu à son sataniques et de porter sur son front la sinistre adultère. Eh quoi ! c’est cette femme si majesté de l’abîme. Il jouait au don Juan foncièrement pieuse, si bonne mère, si chaste, incrédule et athée avec un indicible plaisir. À qui cède si facilement et si vite aux séductions ce rêve il en joignait un autre, le rêve du don effrontées de ce petit garçon, moitié paysan, Juan libertin, adoré des femmes. Il lui moitié abbé ? Pas une résistance sérieuse, pas manquait pour cela bien des choses, entre de lutte, une fascination complète ! Et quelle autres, la beauté : il n’eut garde de la ménager passion folle, délirante, romanesque, dans le à Julien et il put ainsi se consoler de ce qu’il reste du livre ! Quelles scènes d’amour n’était pas, en peignant ce qu’il aurait voulu convulsif dans la prison, lorsque cette pauvre être. Un scélérat de salon, spirituel, athée, femme affolée vient oublier son repentir, ses irrésistible pour les femmes du grand monde, remords, ses expiations dans les bras de son beau et fier, quel idéal pour ce pauvre assassin ! Que tout cela est faux ! Dans cette Stendhal qui ne fut jamais qu’un athée très âme qui a perdu toute réserve et toute pudeur, laid, un fanfaron de vices, et un médiocre don puis-je reconnaître cette ingénuité Juan ! rougissante, cette grâce modeste, cette Ce roman semble être le pandémonium de timidité vertueuse que l’on nous avait la méchanceté et de la fourberie humaine. retracée, d’un pinceau presque délicat, au Quel type effroyable que cet abbé Frilair et début du roman. Stendhal se plaît ainsi à ces cet abbé Castanède et cette maréchale de jeux de contradiction violente dans les Fervaques ! Parlerons-nous de ce père caractères. Julien est un monstre d’hypocrisie, ignoble dont Julien, son fils, fait taire les et, en même temps, c’est un héros de dernières remontrances la veille de l’échafaud, noblesse, de fierté, de vaillance virile. en lui promettant quelques milliers d’écus Madame de Rênal est la pudeur même, et la pour le lendemain de sa mort, et qui, un passion en fait une dévergondée qui court les dimanche, après diner, montrera son or à tous prisons pour y chercher son infâme amant. Et ses envieux de Verrières ! À ce prix, leur dira son mademoiselle de La Mole ! Quelle étrange regard, à ce prix, lequel d’entre vous ne serait pas figure elle fait dans ce roman ! Stendhal a cru charmé d’avoir un fils guillotiné ? L’horrible, faire une œuvre de maître en nous peignant poussé à ce point, n’est plus de l’horrible ; cette fille noble, hautaine et belle, l’orgueil incarné dans la beauté. Mais, à qui fera-t-il 39 croire que ce soit là un personnage humain, tard ; il n’y a de différence que dans le temps une figure vivante ? Elle commence par qu’elles y mettent, et la plus vertueuse, qui est mépriser Julien comme un domestique de son madame de Rênal, est celle qui cède le plus père, puis cette âme impérieuse cède au vite et sans phrase. Singulière morale du charme ; elle aime Julien, lui ouvre sa fenêtre, roman qui s’accorde bien avec la pensée le cache dans une armoire. Comme tout cela intime de l’auteur ! Stendhal n’eut jamais, on est noble, vraisemblable ! Une fille de race, le sait, d’autre morale que celle de Julien. Il a qui a dans son sang l’orgueil intraitable de résumé toutes ses doctrines dans cette tous ses ancêtres, et qui se livre, comme elle fameuse oraison funèbre que Julien s’adresse le dit, au premier venu, et qui, lorsque Julien lui à lui-même, dans sa prison, la veille de sa demande des garanties de ce terrible amour mort […]. auquel il n’ose pas se fier, répond comme une Il faut bien s’entendre sur ce que Stendhal- héroïne de mélodrame : Déshonorez-moi, ce sera Julien entend par le devoir. Ne soyons pas une garantie ! Quel mot dans cette bouche si dupes d’un mot. Le devoir, pour Julien, n’a fière et dans cette âme si haute ! Et plus tard, rien d’analogue à ce que le bon sens vulgaire quand, après des crises violentes de mépris et entend. Ce n’est ni cette voix intime du de passion, après des alternatives dramatiques sentiment, ni cet oracle auguste de la raison de fierté et d’amour, elle se laisse aller sans qui nous prescrit de respecter le droit, la plus de résistance aux entraînements de son propriété, l’honneur, la femme du prochain. cœur, comme les invraisemblances Ce n’est pas cette règle innée de l’honnête qui s’accumulent ! […] Encore une fois, c’est un s’exprime dans l’âme avec tant d’autorité et de parti pris chez Stendhal d’étonner le lecteur clarté, et qui nous trace la voie à suivre à par les évolutions contradictoires des travers les circonstances difficiles de la vie. caractères qu’il fait jouer sous ses yeux. Il Rien de semblable dans le devoir que Julien croit atteindre ainsi à ce divin imprévu, qui, conçoit, et auquel il a soumis inflexiblement selon lui, est la grande loi de l’art comme la les derniers détails de sa vie et tous les règle suprême de la vie. Il n’atteint qu’à des battements de son cœur. Le devoir est pour effets bizarres, choquants, scandaleux. Il croit lui la règle stricte de l’intérêt, le moyen le plus donner des preuves d’une sagacité effrayante sûr et le plus prompt de faire fortune, le calcul dans l’analyse des passions, et il n’aboutit qu’à médité de son égoïsme, ou encore prouver son inexpérience complète dans l’art l’inspiration réfléchie de son orgueil et la de conduire les caractères et de mener un vengeance raffinée de sa vanité meurtrie. roman. L’extrême inconséquence n’est pas Tout le caractère de Julien s’explique à la plus dans la nature humaine que l’extrême lumière du devoir, défini de cette étrange logique, et un caractère qui se donne à chaque manière. […] instant des démentis violents me choque Le Rouge et le Noir est un roman odieux, autant que pourrait m’ennuyer l’uniformité souvent cynique, effronté, scandaleux ; mais convenue d’un personnage qui ne changerait il y a une incontestable puissance de jamais ni d’idées ni de langage. Je veux de la conception dans l’idée de cette lutte variété dans le roman, comme dans toute gigantesque entreprise par un homme seul, un œuvre d’art, mais la variété n’est pas la pauvre jeune homme, un fils de paysan, contradiction. contre le monde, qui le repousse d’un pied J’y voudrais aussi quelques caractères purs, dédaigneux, et dans lequel il veut se faire une sur lesquels pût se porter, en toute sécurité, place en dépit de tous les obstacles conjurés l’affection du lecteur. Je n’en trouve jamais de la fortune et de la société. Il y a même, à dans Stendhal. Le caractère aimable et travers mille exagérations insensées, un relativement pur du roman, c’est madame de certain sentiment des périls et des tentations Rênal, une femme coupable. On remarquera de la civilisation moderne. C’est sans doute la quelle idée Stendhal se fait des femmes. calomnie du siècle ; mais dans cette calomnie Aucune de ses femmes n’est chaste. Elles se tout n’est pas faux, et l’idée vraie, quoiqu’à livrent toutes, un peu plus tôt, un peu plus chaque instant surchargée et dénaturée, 40 donne à ce roman, malgré ses digressions, un devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu certain intérêt, non d’émotion, mais de sombrement idéalisé ! C’est encore aussi ce curiosité. Dans La Chartreuse de Parme, je me Fabrice (de la Chartreuse), ce Julien Sorel d’une demande où est l’intérêt. C’est une autre époque, quand la vie, qui veloute les accumulation de scènes, sans aucun plan, sans choses en les usant, eut adouci l’âpre l’ombre d’unité […]. physionomie du premier. C’est, enfin, toujours le produit du XVIIIe siècle, l’athée à tout, excepté à la force humaine, qui voulait être à lui-même son Machiavel et son Borgia ; 1854 : Amédée de CÉSENA, qui n’écrivit pas, mais qui caressa pendant des « Stendhal », Le Constitutionnel, 15 mai années l’idée d’un Traité de logique (son traité 1855. du Prince, à lui), lequel devait faire, pour toutes C’est surtout dans les œuvres les conduites de la vie, ce que le livre de d’imagination que Stendhal se montre d’une Machiavel a fait pour toutes les conduites des désespérante médiocrité. Il y règne je ne sais souverains ; voilà ce que nous retrouvons quel vide d’action, quelle absence d’invention, sans adjonction, sans accroissement, sans quelle aridité de cœur, quelle nudité de style, modification d’aucune sorte en ces deux qui me rendent incompréhensible le bruit volumes de Correspondance, où Stendhal se qu’ils ont fait dans le monde littéraire. montre complètement, mais ne s’augmente pas ! Nous y avons vainement cherché une vue, une opinion, une perspective, en dehors 1856 : Jules BARBEY D’AUREVILLY, « De de la donnée correcte, et maintenant Stendhal. Œuvres posthumes. – acceptée, de cet esprit, moulé en bronze de sa Correspondance inédite, avec une propre main. […] introduction par M. P. Mérimée », Le Diminué par la vanité dans son Pays, 18 juillet 1856 (« Bibliographie »). intelligence, il est souvent aussi diminué par Repris dans Les Œuvres et les Hommes, elle comme écrivain. Elle lui a donné des t. IV (« Les romanciers »), Paris, Amyot, manières, des affectations, des grimaces 1865. d’originalité, désagréables aux âmes qui ont la chasteté du Vrai... Sans doute, il est fort Quelle que soit la page de sa difficile de bien déterminer ce que c’est que le correspondance qu’on interroge, il y est et il y naturel dans l’originalité. Un critique très-fin (M. reste imperturbablement le Stendhal du Rouge de Feletz) n’a-t-il pas prétendu, avec de très- et Noir, de la Chartreuse de Parme, de l’Amour, piquantes raisons à l’appui de sa prétention, de la Peinture en Italie, etc., etc., c’est-à-dire le que celui-là, que toute la terre appelle le genre de penseur, d’observateur et d’écrivain bonhomme, avait littérairement la scélératesse que nous connaissons. Ici ses horizons des plus ténébreuses combinaisons ; et varient ; ils tournent autour de lui comme la qu’importe, du reste, pour le résultat ! vie de chaque jour que cette Correspondance qu’importe si, dans ce tour de souplesse du réfléchit ou domine ; mais l’homme qui les naturel dans l’originalité, l’effort est voilé par un regarde, qui les peint ou les juge, n’est pas art suprême ! Malheureusement, telle n’est changé. pas toujours l’originalité de Stendhal. Il la C’est toujours cet étrange esprit qui cherche, il la poursuit comme la fortune ; ressemble au serpent, qui en a le repli, le mais, si on ne craignait pas l’emploi des mots détour, la tortuosité, le coup de langue, le bas pour caractériser des procédés littéraires, venin, la prudence, la passion dans la froideur, on dirait qu’il a des ficelles, des trucs pour y et dont, malgré soi, toute imagination sera parvenir. Il nous parle quelque part, dans un l’Ève. C’est toujours (non plus ici dans le de ses livres, des conscrits qui, à l’armée, se roman, mais bien dans la réalité) ce Julien jettent dans le feu par peur du feu : il Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et ressemble un peu à ces conscrits-là. méchant » que les femmes, qui se connaissent Seulement, ce n’est pas par peur de en ressemblance, disaient être un portrait fait 41

l’affectation qu’il se jette dans l’affectation : 1857 : Eugène POITOU, Du roman et du c’est par peur de la vulgarité. théâtre contemporains et de leur On le voit, nous ne transigeons pas sur les influence sur les mœurs, Paris, Auguste nombreux défauts de fond et de forme Durand, 1857, p. 46-50. qu’une étude sévère nous a fait apercevoir dans les œuvres d’un homme qui, On lit dans le livre De l’amour, par Stendhal littérairement, pour se faire remarquer, aurait (Henri Beyle) : « L’homme n’est pas libre de ne mangé des araignées, comme l’athée Lalande, pas faire ce qui lui fait plus de plaisir que et, religieusement, qui niait Dieu comme lui. toutes les autres actions possibles. » Dans la Mais nous disons que ces défauts, qui bouche de ceux qui croient à la spiritualité de choquent et qui dégoûtent, ne détruisent l’âme, ce n’est là qu’un paralogisme cent fois point l’empire exercé par Stendhal sur les réfuté : dans la bouche des matérialistes, c’est une déduction logique et inattaquable. Beyle, esprits un peu fortement organisés, signe e certain qu’il y a ici une puissance, une réalité qui est de l’école sensualiste du XVIII siècle, de puissance, – dont la Critique est tenue de tire ici la conclusion très légitime des trouver le secret. doctrines qu’il a héritées d’Helvétius.et de Eh bien, selon nous, c’est la force ! Cabanis. Comment conclurait-il autrement, D’autres ont la grâce, d’autres ont l’ampleur, lui qui ne croit qu’aux lois physiques et ne voit d’autres encore ont l’abondance : Stendhal, dans l’amour « qu’un fluide nerveux qui s’use, lui, a la force, c’est-à-dire, après tout, la chose chez les hommes par la cervelle, et chez les la plus rare qu’il y ait dans ce temps de femmes par le cœur » lui qui explique les cerveaux et de cœurs ramollis. Il a la force sentiments moraux par ce fait que « la nature dans l’invention (voyez les héros de ses nous commande d’avoir du plaisir et nous romans, et même ses héroïnes, qui sont toutes envoie du sang au cerveau ? » des femmes à caractère !) et il a la force dans le Une seule chose peut paraître étrange : style, qui, de fort sous sa plume, devient c’est que les écrivains de cette école parlent immanquablement de mauvais goût, s’il quelquefois de devoir ! Mais il est curieux de ajoute quelque chose au jeu naturel de ses savoir ce qu’ils entendent par ce mot ; Beyle muscles et à sa robuste maigreur. Quand notamment a sur ce point une théorie qui Stendhal est nettement supérieur, il ne l’est vaut la peine d’être notée. Il l’a développée que par la seule vigueur de son expression ou dans un livre détestable à tous égards, plein de sa pensée… Si on creusait cette analyse, on de fiel, de haines irréligieuses, de scepticisme verrait, en interrogeant une par une ses et de corruption élégante, Le Rouge et le Noir facultés, qu’il a la sagacité, qui est la force du (1831). Le héros de ce roman, Julien, est un regard, comme il a la clarté brève, qui est la jeune homme pauvre et obscur, qui, dévoré force du langage. En Italie, où il a vécu, où il d’ambition, dénué de toute espèce de s’est énervé en lisant Métastase et en écoutant principes et de croyances, mais doué d’une de la musique, il a pu contracter bien des volonté énergique, a juré de faire fortune : morbidesses, mais il n’a pu venir à bout de sa cette résolution de réussir à tout prix, per fas et vigueur première. Elle a résisté. Voilà le secret nefas, c’est là la loi qu’il s’est faite ; c’est, pour de son empire sur les âmes plus énergiques parler le langage de l’auteur, le devoir qu’il s’est que délicates, et de la révolte de ces dernières. imposé. Dès les premiers chapitres, le roman met en scène cette haute conception du Figurez-vous Fénelon, ou même Joubert, me lisant Stendhal ! Voilà aussi le secret de sa devoir. Julien, amoureux de M de Rénal, se longue impopularité – ou, pour mieux dire, de hasarde un soir à prendre sa main. « Cette sa longue obscurité comme écrivain. Il n’a main se retira bien vite ; mais Julien pensa jamais frappé qu’un petit nombre d’hommes, qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne mais il les a frappés de sorte qu’ils sont restés retirât pas cette main quand il la touchait. timbrés à l’effigie de ses sensations ou de ses L’idée d’un devoir à accomplir.... éloigna sur-le- champ tout plaisir de son cœur. » – « Quand idées, tandis que la masse lui a toujours me échappé. la présence de M de Rénal vint le rappeler au soin de sa gloire », il décida qu’il fallait 42 absolument qu’elle permît ce soir-là que sa humilient la volonté sous l’autorité de main restât dans la sienne.... L’affreux combat l’instinct. que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même.... Julien indigné de sa lâcheté 1858 : CUVILLIER-FLEURY, « Henri se dit : Au moment précis où dix heures Beyle d’après sa correspondance », sonneront, j’exécuterai ce que pendant toute Journal des Débats, 17 janvier 1858. la journée je me suis promis de faire ce soir, – ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. J’ajoute que si on a l’idée de le relire un » Enfin, au dénouement, voici la morale du jour, on choisira surtout ceux de ses ouvrages livre. Julien se félicite, s’enorgueillit de sa qui ressemblent le plus à sa correspondance philosophie : « J’avais, dit-il, la puissante idée familière, ses notes et impressions de voyage, du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à ce qu’il appelle ses Promenades à Rome, à Naples, tort ou à raison, a été comme le tronc d’un à Florence, les Mémoires d’un Touriste, en un mot arbre solide auquel je m’appuyais pendant tout ce qui met l’homme en relief. Il y a là l’orage. » beaucoup à prendre pour l’histoire Imagine-t-on un plus odieux abus de particulière de Henri Beyle et pour celle de la mots ? Est-il possible d’outrager plus littérature et des arts pendant le demi-siècle insolemment la conscience, et de travestir qu’il a vécu. Quant à ses romans proprement d’une façon plus impie ses notions les plus dits, je n’en souhaiterais la lecture qu’à mes saintes ? Quoi ! les ambitions d’un ennemis, si j’en avais. […] orgueilleux, les convoitises d’un avare, les rêves lubriques d’un libertin, ce sera là, pour peu qu’une volonté intrépide les serve, ce sera 1858 : CUVILLIER-FLEURY, « Henri là le devoir, ce sera là la puissante idée qui fera Beyle (M. de Stendhal) peint par lui- de l’homme un être noble et fort ! L’énergie même (Correspondance inédite de M. de du vouloir, si infâme ou si criminel que soit le Stendhal) », Journal des Débats, 2 mars but, suffira à le consacrer ! Et l’homme sera 1858. d’autant plus grand, d’autant plus moral, qu’il [Après une longue citation de la scène de Vergy aura déployé plus de force et mis plus de où Julien s’enjoint de prendre la main de Mme de persévérance à assouvir sa passion ! Rênal.] Comment s’étonner, pourtant ? Quand la J’ai insisté sur cette citation, non pas, philosophie matérialiste voulait définir le comme on le pense bien, pour le mérite ou devoir, pouvait-elle le définir autrement ? l’agrément de cette peinture d’un forcené Quand elle cherchait une loi, pouvait-elle, d’orgueil qui met sa gloire à séduire la femme puisque l’homme est à lui-même son seul but, d’un autre sans l’aimer, mais parce que cette donner à cette loi un autre fondement que peinture est un type, j’allais presque dire l’égoïsme de l’homme, une autre sanction que qu’elle est un portrait, le portrait de l’auteur la volonté arbitraire de l’homme ? lui-même. M. Colomb raconte, sans y croire, Toutefois les romanciers qui, depuis vingt que Henri Beyle dit un jour à M. de Latouche ans, se sont inspirés des idées sensualistes, ont qu’il s’était peint dans Julien. Je crois que Beyle mis à les développer plus de pudeur, ou, si disait vrai. Julien est véritablement le héros de l’on veut, plus d’habileté. Ils ne posent pas, prédilection de l’auteur de Rouge et Noir, comme Beyle, ce principe absolu que même quand il monte sur cet échafaud l’homme n’est pas libre de ne pas céder à infamant où il se pose en martyr plus qu’en l’attrait du plaisir ; mais en fait ils en acceptent criminel. Mais ce que Beyle a peint en Julien, toutes les conséquences. Apôtres de la c’est moins sa propre image que sa théorie, religion des sens, en réalité ils subordonnent moins ses actes que ses idées, moins ses l’âme à la loi des sens : adorateurs de la prouesses que ses aspirations d’amour. Henri matière, ils prosternent l’esprit devant elle ; ils Beyle aime dans Julien précisément ce qui lui manque, à lui Beyle, l’audace dans l’action, 43 l’énergie entreprenante, l’impétuosité que rien qui attend la France (1829), ses idées sur la n’arrête, le sang-froid au service de la passion ressemblance que les événements qui vont ou de la fantaisie. Le dirai-je ? il aime en lui fondre sur nous peuvent avoir avec la cette douce scélératesse de la témérité révolution de 1688 en Angleterre… » Étrange outrageante qui lui semble, auprès des excuse d’une chute toute domestique et d’une femmes, un péché tout véniel, et dont il n’a séduction provoquée ! […] jamais osé faire que la théorie. Le mérite de Tous ces personnages de Henri Beyle, en Julien, au contraire, c’est d’oser dire à une tant qu’amoureux, ont quelque chose de faux, femme qui ne lui est rien et à laquelle il doit d’outré, de sophistique qui est bien obéissance et respect : « Madame, cette nuit, l’empreinte qu’a pu leur donner l’esprit de à deux heures, j’irai dans votre chambre ; j’ai l’auteur ; mais ils sont aussi ce que Balzac quelque chose à vous dire. » Et comme il le appelait cette vivacité de main, cet entrain dit, il le fait. Henri Beyle a dû souvent rêver audacieux, ce mépris de toute règle, ce de ces rendez-vous qui ressemblent à l’assaut premier mouvement effronté dont, après en d’une place qu’on ne s’est pas donné la peine avoir lu l’apologie dans les traités de Beyle et d’investir, et s’il s’est peint dans l’audacieux l’application dans ses romans, on cherche en Julien, tel qu’il s’est rêvé lui-même, Julien, vain la trace dans sa correspondance c’est son idéal. amoureuse. […] Un habile critique a remarqué qu’aucune Je ne voudrais pas, en finissant, laisser des héroïnes de Henry Beyle [sic] n’est chaste. mon lecteur sur une fâcheuse impression. Cela est trop vrai ; mais elles ont presque Henri Beyle est un romancier détestable ; toutes un autre défaut dont le récit c’était un charmant conteur d’anecdotes. Sa romanesque s’accommode encore moins conversation en était remplie, sa peut-être : elles sont sans pudeur. Une jeune correspondance en fourmille, et des fille de grande naissance, Mathilde de La meilleures. Beyle était aussi un observateur Mole, écrit au secrétaire de son père : « J’ai d’une rare finesse, et il est possible de besoin de vous parler ce soir. Au moment où recueillir çà et là, dans la volumineuse une heure après minuit sonnera, trouvez- collection de ses œuvres, toutes sortes de vous dans le jardin. Prenez la grande échelle remarques ingénieuses qui s’appliquent à du jardinier auprès du puits ; placez-la contre tout. Henri Beyle a parlé de tout. Comme ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de causeur, il était presque toujours un homme lune. N’importe… » À l’effronterie les femmes de bon sens. C’est quand il aborde un de Henri Beyle ajoutent parfois cet autre raisonnement, la plume à la main, que neuf défaut qui caractérise l’amour dans Julien, le fois sur dix il tourne au sophisme. sophisme du devoir dans le désordre et la vanité extravagante dans la possession. Cette même Mathilde qui a besoin de parler aux 1864 : Hippolyte TAINE, « Stendhal gens à une heure après minuit et au clair de la (Henri Beyle) », Nouvelle Revue de Paris, lune, un jour que Julien, mécontent d’elle, a 1er mars 1864. fait le geste de la frapper avec une épée : « J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon Chaque écrivain, volontairement ou non, amant ! » se dit-elle avec orgueil. « Cette idée choisit dans la nature et dans la vie humaine la transportait dans le plus beau temps de un trait principal qu’il représente ; le reste lui Charles IX et de Henri III. » Une autre fois, échappe ou lui déplaît. Qu’est-ce que Mathilde surprend un remords qui va naître Rousseau a cherché dans l’amour de Saint- au fond de son cœur ; elle l’arrête au passage Preux ? Une occasion pour des tirades par ces paroles : « Il est digne d’une fille telle sentimentales et des dissertations que moi de n’oublier ses devoirs que pour un philosophiques. Qu’est-ce que Victor Hugo a homme de mérite. On ne dirait point que ce vu dans Notre-Dame de Paris ? Les angoisses sont ses jolies moustaches qui m’ont séduite, physiques de la passion, la figure extérieure mais ses profondes discussions sur l’avenir des rues et du peuple, la poésie des couleurs et des formes. Qu’est-ce que Balzac 44 apercevait dans sa Comédie humaine ? Toutes d’écrire en auteur de mélodrame ; il est choses, direz-vous ; oui, mais en savant, en homme de trop bonne compagnie pour nous physiologiste du monde moral, « en docteur mener au pied de l’échafaud et nous montrer ès sciences sociales », comme il s’appelait lui- le sang qui coule ; ce spectacle, selon lui, est même ; d’où il arrive que ses récits sont des fait pour les bouchers. […] théories, que le lecteur entre deux pages de On devine bien qu’un esprit comme le sien roman trouve une leçon de Sorbonne, que la ne pouvait se résigner à vivre pendant quatre dissertation et le commentaire sont la peste de cents pages avec les petites pensées égoïstes son style. Chaque talent est donc comme un et vaniteuses d’âmes vulgaires. Il choisit ses œil qui ne serait sensible qu’à une couleur. gens à son niveau, et veut avoir sur son Dans le monde infini, l’artiste se choisit son bureau bonne compagnie. Non qu’il peigne monde. Celui de Beyle ne comprend que les des héros. D’abord, il n’y a pas de héros, et sentiments, les traits de caractère, les Beyle ne copie aucun écrivain, pas même vicissitudes de passion, bref, la vie de l’âme. Corneille. Ses personnages sont très-réels, À la vérité, il voit souvent les habits, les très-originaux, très-éloignés de la foule, maisons, le paysage, et il serait capable de comme l’auteur lui-même. Ce sont des construire une intrigue : la Chartreuse l’a hommes remarquables, et non de grands prouvé ; mais il n’y songe pas. Il n’aperçoit hommes, des personnages dont on se que les choses intérieures, la suite des pensées souvient, et non des modèles qu’on veuille et des émotions ; il est psychologue ; ses livres imiter. Cette originalité, dira-t-on, va presque ne sont que l’histoire du cœur. Il évite de jusqu’à l’invraisemblance. Bien des lecteurs raconter dramatiquement les événements trouveront les caractères impossibles. Ils dramatiques. « Il ne veut point, dit-il lui- penseront que la singularité devient ici même, par des moyens factices fasciner l’âme bizarrerie et contradiction. Pour moi, je du lecteur. » Personne n’ignore qu’un duel, retiendrais volontiers mon jugement, surtout une exécution, une évasion, sont après avoir lu ces mots de Beyle à Balzac. La ordinairement pour les auteurs une bonne lettre était confidentielle, ce qui adoucit fortune. On sait comme ils ont soin de l’impertinence : suspendre et de prolonger notre attente, comme ils s’appliquent à rendre l’événement Je parle, dit-il, de ce qui se passe au fond de bien noir et bien terrible. Nous nous l’âme de Mosca, de la duchesse, de Clélia. C’est rappelons toutes les fins de feuilletons et de un pays où ne pénètre guère le regard des volumes, dans lesquels nous nous disons, le enrichis, comme ce latiniste directeur de la Monnaie, M. le comte Roy, etc., le regard des cou tendu, la poitrine oppressée : Bon Dieu, épiciers, des bons pères de famille. que va-t-il arriver ? C’est là que triomphent les « tout d’un coup », et autres conjonctions Dans Rouge et Noir, Mlle de la Mole, Mme de menaçantes qui tombent sur nous avec un Rênal, le marquis, Julien, sont de grands cortège d’événements tragiques, pendant que caractères. Tâchons d’en expliquer un seul, le nous tournons fiévreusement les feuilles, l’œil principal et le plus étrange, celui de Julien. À allumé et le cou tendu. Voici dans Beyle le la fois timide et téméraire, généreux, puis récit d’un événement de ce genre : égoïste, hypocrite et cauteleux, et un peu plus loin rompant l’effet de toutes ses ruses par Le duel fut fini en un instant. Julien eut une des accès imprévus de sensibilité et balle dans le bras. On le lui serra avec des mouchoirs, on le mouilla avec de l’eau-de-vie, d’enthousiasme, naïf comme un enfant, et au et le chevalier de Beauvoisis pria Julien très- même instant calculateur comme un poliment de lui permettre de le reconduire diplomate, il semble composé de disparates. chez lui dans la même voiture qui l’avait On ne peut guère s’empêcher de le trouver amené. ridicule et affecté. Il est odieux à presque tous les lecteurs, et fort justement, du moins au Le roman est l’histoire de Julien, et Julien premier aspect. Parfaitement incrédule et finit guillotiné ; mais Beyle aurait horreur parfaitement hypocrite, il annonce le projet 45 d’être prêtre, et va au séminaire par ambition. reconnaissant, bon, disposé à la tendresse et à Il hait ceux avec qui il vit, parce qu’ils sont toutes les délicatesses du désintéressement, et riches et nobles. Dans les maisons où il reçoit cependant agir en égoïste, exploiter les hospitalité et protection, il devient l’amant de hommes, et chercher son plaisir et sa la femme ou de la fille, laisse le malheur grandeur à travers les misères des autres. Un partout derrière lui, et finit par assassiner une général d’armée peut être le meilleur des femme qui l’adorait. Quel monstre et quel hommes et dévaster une province ennemie : paradoxe ! Voilà de quoi dérouter tout le Turenne a incendié le Palatinat. […] monde ; Beyle jette ainsi sous nos pieds des Là-dessus, Julien fait la cour au curé, épines, pour nous arrêter en chemin ; il aime apprend le latin, et devient hypocrite. Le la solitude, et écrit pour n’être pas lu. Lisons- lecteur se récrie ici, et déclare que l’hypocrisie le pourtant, et nous verrons bientôt ces en tout cas est exécrable. Très-bien, mais ici contradictions disparaître. […] Rien de mieux elle est naturelle ; elle est « l’art de la composé que le caractère de Julien. Il a pour faiblesse ». Julien fera la guerre en faible, ressort un orgueil excessif, passionné, c’est-à-dire en trompant. Pareillement, le ombrageux, sans cesse blessé, irrité contre les sauvage rampe à terre et se tient en autres, implacable à lui-même, et une embuscade pour surprendre et saisir son imagination inventive et ardente, c’est-à-dire ennemi. Les stratagèmes de l’un ne sont pas la faculté de produire au choc du moindre plus singuliers que l’hypocrisie de l’autre ; des événement des idées en foule et de s’y circonstances semblables ont appris à tous absorber. De là une concentration habituelle, deux des ruses semblables […]. On devine un retour perpétuel sur soi-même, une maintenant quels récits un pareil caractère attention incessamment repliée et occupée à offre à l’analyse, quelle singularité et quel s’interroger, à s’examiner, à se bâtir un naturel, quels combats, quels éclats de modèle idéal auquel il se compare, et d’après passion et quels exploits de volonté, quelles lequel il se juge et se conduit. Se conformer à longues chaînes d’efforts pénibles et ce modèle, bon ou mauvais, est ce que Julien combinés tout d’un coup brisées par appelle le devoir, et ce qui gouverne sa vie. Les l’irruption inattendue de la sensibilité yeux fixés sur lui-même, occupé à se victorieuse, quelle multitude, quelle vivacité violenter, à se soupçonner de faiblesse, à se d’idées et d’émotions jetées à pleines mains reprocher ses émotions, il est téméraire pour par cette imagination féconde aux prises avec ne pas manquer de courage, il se jette dans les des caractères aussi grands et aussi originaux pires dangers de peur d’avoir peur. Ce que le sien. modèle, Julien ne l’emprunte pas, il le crée, et telle est la cause de son originalité, de ses Chez cet être singulier, c’était presque tous bizarreries et de sa force ; en cela, il est les jours tempête. […] supérieur, puisqu’il invente sa conduite, et il choque la foule moutonnière, qui ne sait À peine ai-je besoin maintenant qu’imiter. Maintenant, mettez cette âme dans d’expliquer ses contradictions apparentes. les circonstances où Beyle la place, et vous Julien est résolu jusqu’à l’héroïsme, et sa force verrez quel modèle elle doit imaginer, et de volonté monte à chaque instant au quelle nécessité admirable enchaîne et amène sublime ; c’est que le modèle idéal, non ses sentiments et ses actions. […] Haï, enseigné par un autre, mais découvert par lui- maltraité, spectateur perpétuel de manœuvres même, obsède sa pensée, et qu’intérêt, plaisir, avides, obligé, pour vivre, de dissimuler, de amour, justice, tous les biens disparaissent en souffrir et de mentir, il arrive dans le monde un moment, dès qu’il aperçoit son idole. Mais en ennemi. Il a tort, soit. Il vaut mieux être il est timide et embarrassé presque jusqu’à la opprimé qu’oppresseur, et toujours volé gaucherie et au ridicule, parce que qu’un jour voleur ; cela est clair. Je ne veux l’imagination passionnée, inquiète lui grandit point l’excuser ; je veux seulement montrer les objets, et multiplie devant lui, à la moindre qu’il peut être au fond très-généreux, très- affaire, les dangers et les espérances. Il déshonore deux familles, parce que son 46

éducation lui fait voir des ennemis dans les maîtres de l’analyse lui ont enseigné la science riches et les nobles, et parce que l’amour de l’âme. […] un roman est bien plus propre conquis de deux grandes dames le tire à ses qu’un drame à montrer la variété et la rapidité propres yeux de la basse condition dans des sentiments, leurs causes et leurs laquelle il est emprisonné. Mais quand il se altérations imprévues. L’auteur explique son voit aimé par Fouqué, par le bon curé Chélan, héros mieux que ne ferait le héros lui-même, par l’abbé Pirard, il est attendri jusqu’aux parce que celui-ci cesse de sentir dès qu’il larmes, il ne peut supporter l’idée du plus petit commence à se juger. […] manque de délicatesse à leur égard, les Encore un trait. Quand nous passons d’un sacrifices ne lui coûtent rien, il revient à lui- sentiment à un autre, ordinairement c’est sans même, son cœur s’ouvre et révèle toute sa savoir pourquoi, et par les causes les plus puissance d’aimer. […] légères ; l’âme est changeante, et le même Quant à l’esprit, Beyle lui a donné le sien, homme dix fois par jour se dément et ne se c’est tout dire. Condamné à mort, Julien reconnaît plus. On a tort de se figurer un repasse dans sa mémoire ses espérances héros comme toujours héroïque, ou un détruites, et plaisante involontairement, dans poltron comme toujours lâche. Nos qualités ce style pittoresque et vif dont il a l’habitude, et nos défauts ne sont point des états de l’âme de la même façon qu’on met son chapeau et continuels, mais très-fréquents ; et notre ses gants, sans la moindre affectation ni le caractère est ce que nous sommes la plupart moindre effort. […] du temps. Ces alternatives accidentelles et De pareils caractères sont les seuls qui involontaires sont marquées dans Beyle avec méritent de nous intéresser aujourd’hui. Ils une justesse singulière. Il n’a pas peur de s’opposent à la fois aux passions générales et dégrader ses personnages. Il suit les aux idées habillées en hommes qui peuplent mouvements du cœur, un à un, comme un la littérature du dix-septième siècle, et aux machiniste ceux d’une montre, pour le seul copies trop littérales que nous faisons plaisir d’en sentir la nécessité et de nous faire aujourd’hui de nos contemporains. Ils sont dire : « En effet, cela est ainsi. » […] réels, car ils sont complexes, multiples, Maintenant comptons que le livre est tout particuliers et originaux comme ceux des entier composé d’observations pareilles ; on êtres vivants ; à ce titre ils sont naturels et en rencontre à chaque ligne, accumulées en animés, et contentent le besoin que nous petites phrases perçantes et serrées. avons de vérité et d’émotion. Mais, d’autre Ordinairement un auteur ramasse un certain part, ils sont hors du commun, ils nous tirent nombre de ces vérités, et en compose son loin de nos habitudes plates, de notre vie livre en ajoutant du remplissage, comme machinale, de la sottise et de la vulgarité qui lorsqu’avec quelques pierres on bâtit un mur, nous entourent. Ils nous montrent de grandes en comblant de plâtras les intervalles. Il n’y a actions, des pensées profondes, des pas dans tout l’ouvrage de Beyle un seul mot sentiments puissants ou délicats. C’est le qui ne soit nécessaire, et qui n’exprime un fait spectacle de la force, et la force est la source ou une idée nouvelle digne d’être méditée. de la véritable beauté. […] Jugez de ce qu’il contient ! Or ce sont ces Un esprit supérieur se porte naturellement traits qui marquent à un esprit sa place. Car à vers les idées les plus hautes qui sont les plus quoi mesure-t-on sa valeur, sinon aux vues générales ; pour lui, observer tel caractère, originales et nouvelles qu’il a de la vie et des c’est étudier l’homme ; il ne s’occupe des hommes ? […] individus que pour peindre l’espèce ; aussi le Reste un point capital. Car, pour obtenir le livre de Beyle est-il une psychologie en action. premier rang, il faut non -seulement avoir des On pourrait en extraire une théorie des idées, mais les dire d’une certaine manière. passions, tant il renferme de petits faits C’est peu de les posséder, il faut s’en servir nouveaux, que chacun reconnaît et que avec grâce. […] Certainement rien ne va plus personne n’avait remarqués. Beyle fut l’élève droit au cœur, ni ne touche plus des idéologues, l’ami de M. de Tracy, et ces profondément que les peintures de Beyle ; 47 mais il raconte sans se commenter ; il laisse aimable que le rire. De grosses couleurs crues les faits parler eux-mêmes ; il loue les gens par sont d’un effet puissant, mais lourd ; un esprit leurs actions. […] fin peut seul attraper les nuances. La raillerie Beyle fuit l’enthousiasme, ou plutôt il évite dans Beyle est perpétuelle, mais elle n’est de le montrer ; c’est un homme du monde, point blessante ; il se garde de la colère aussi qui se comporte devant ses lecteurs comme soigneusement que du mauvais goût. Il se dans un salon, qui croirait tomber au rang moque de ses héros, de Julien lui-même, avec d’acteur, si son geste ou sa voix trahissaient une discrétion charmante. […] une grande émotion intérieure. Sur ce point, Le salon de M. de la Mole et celui de M. de bien des gens lui donnent raison. Prendre le Rênal fournissent vingt portraits dignes de la public pour confident, c’est mettre son logis Bruyère, mais plus fins, plus vrais, plus dans la rue ; on a tort de se donner en différents des figures de fantaisie, plus brefs, spectacle, de pleurer sur la scène. S’il est de excellents surtout, parce qu’ils sont de la main bon goût de se contenir devant vingt d’un homme du monde observateur, et non personnes, il est de bon goût de se contenir d’un moraliste, et qu’on n’y sent pas, comme devant vingt mille lecteurs. Nos idées sont à dans les Caractères, l’amateur de phrases tout le monde, nos sentiments doivent n’être parfaites et frappantes, le littérateur jaloux de qu’à nous seuls. Un autre motif de cette sa gloire, l’écrivain de profession. réserve est qu’il se soucie peu du public ; il Ce dernier trait achève de peindre Beyle. écrit beaucoup plus pour se faire plaisir que La part de la forme, disait-il, devient pour être lu ; il ne se donne pas la peine de moindre de jour en jour. Bien des pages de développer ses idées et de les mettre à notre mon livre ont été imprimées sur la dictée portée par des dissertations. La supériorité est originale. Je cherche à raconter avec vérité et dédaigneuse, et ne s’occupe pas volontiers à clarté ce qui se passe dans mon cœur. Je ne plaire aux hommes ni à les instruire ; Beyle vois qu’une règle : être clair. Si je ne suis pas nous impose les allures de son esprit, et ne se clair, tout mon monde est anéanti. laisse pas conduire par le nôtre. Ses livres sont Au fond, la suppression du style est la écrits « comme le Code civil », chaque détail perfection du style. Quand le lecteur cesse amené et justifié, l’ensemble soutenu par une d’apercevoir les phrases et voit les idées en raison et une logique inflexible ; mais il y a elles-mêmes, l’art est achevé. Un style étudié place entre chaque article pour plusieurs et qu’on remarque est une toilette qu’on fait pages de commentaires. Il faut le lire par sottise ou par vanité. Au contraire, un lentement ou plutôt le relire, et l’on trouvera esprit supérieur est si amoureux des idées, si que nulle manière n’est plus piquante, et ne heureux de les suivre, si uniquement donne un plaisir plus solide […] Beyle est, préoccupé de leur vérité et de leur liaison, pour aller vite, le meilleur guide que je qu’il refuse de s’en détourner un seul instant connaisse. Il ne vous dit jamais ce qu’il vous pour choisir les mots élégants, éviter les a déjà appris, ni ce que vous savez d’avance. consonances, arrondir les périodes. Cela sent En ce siècle, où chacun a tant lu, la nouveauté le rhéteur, et l’on sait mauvais gré à Rousseau incessante et la vérité toujours imprévue d’avoir « tourné souvent une phrase trois ou donnent le plaisir le plus relevé et le moins quatre nuits dans sa tête », pour la mieux connu. polir. Cette négligence voulue donne aux Il y a pourtant un accent dans cette voix ouvrages de Beyle un naturel charmant. On indifférente, celui de la supériorité, c’est-à- dirait, en le lisant, qu’on cause avec lui. « On dire l’ironie, mais délicate et souvent croyait trouver un auteur, dit Pascal, et l’on imperceptible. C’est le sang-froid railleur d’un est tout étonné et ravi de rencontrer un diplomate parfaitement poli, maître de ses homme. » […] De là plusieurs qualités sentiments et même de son mépris, qui hait le singulières, que certaines écoles littéraires lui sarcasme grossier, et plaisante les gens sans reprocheront, par exemple, la nudité du style, qu’ils s’en doutent. Il y a beaucoup de grâce la haine de la métaphore et des phrases dans la mesure, et le sourire est toujours plus imagées. Il est plaisant de voir Balzac 48 prétendre « que le côté faible de Beyle est le Mole. Beyle avait l’original en lui, c’est style » supposant sans doute que le bon goût pourquoi, sans doute, il peignait si bien. consiste à mettre des enluminures aux idées. […] Il s’estimait grand coloriste, parce Mon esprit, j’y crois ; car je leur fais peur qu’il inventait des métaphores évidemment à tous. S’ils osent aborder un ichthyologiques, et parlait « des avortements sujet sérieux, au bout de cinq minutes de inconnus où le frai du génie encombre une conversation ils arrivent, tout hors d’haleine et comme faisant une grande découverte, à une grève aride ». Ces images prolongées sont chose que je leur répète depuis une heure. comme des robes écarlates à longues queues traînantes, où l’idée trébuche ou disparaît. Beyle, à cet égard, est tout classique, ou plutôt ’ simple élève des idéologues et du sens 1866 : Albert COLLIGNON, L Art et la Vie, commun ; car il faut dire hardiment que le Metz, 1866, p. 115 et suiv. style métaphorique est le style inexact, et qu’il S’il est vrai que chaque artiste choisit et n’est ni raisonnable ni français. […] Beyle est porte en soi son microcosme, le monde de aussi net que les Grecs et nos classiques, purs Stendhal, c’est le monde intérieur, le monde esprits, qui ont porté l’exactitude des sciences moral. Il étudie la vie de l’âme, ses émotions dans la peinture du monde moral, et grâce et ses pensées. Il met aux prises les passions, auxquels parfois on se sait bon gré d’être et en déroule avec joie les actes et les effets. homme. Entre ceux-ci, Beyle est au premier Quant aux événements dramatiques, il les rang, de la même façon et par la même raison raconte simplement. Duels, nuits d’amour, que Montesquieu et Voltaire ; car il a comme exécution capitale : tous ces événements, qui eux ces mots incisifs et ces phrases perçantes auraient inspiré des tirades émues et qui forcent l’attention, s’enfoncent dans la larmoyantes à nos féconds romanciers, sont mémoire et conquièrent la croyance. Tels présentés par Stendhal en deux lignes : « Le sont ces résumés d’idées contenus dans une duel fut fini en un instant. Julien eut une balle image vive ou dans un paradoxe apparent, dans le bras. On le lui serra avec des d’autant plus forts qu’ils sont plus brefs, et qui mouchoirs, on le mouilla avec de l’eau-de-vie, d’un coup éclairent à fond une situation ou et le chevalier de Beauvoisis pria Julien, très- un caractère. […] poliment, de lui permettre de le reconduire Et ce style piquant n’est jamais tendu chez lui dans la même voiture qui l’avait comme parfois celui de Montesquieu, ni amené. » Voilà le duel de Julien, voici bouffon, comme parfois celui de Voltaire ; il maintenant son exécution : « Tout se passa est toujours aisé et noble, jamais il ne se simplement, convenablement, et de sa part contraint ou ne s’emporte ; c’est l’œuvre sans aucune affectation. » d’une verve qui se maîtrise, et d’un art qui ne L’intérêt ne provenant pas de ces se montre point. événements dramatiques, tout le roman roule Est-ce un écrivain qu’on puisse ou qu’on donc sur la conduite et les sentiments de doive imiter ? Il ne faut imiter personne ; on Julien. La peinture des milieux où le hasard le a toujours tort de prendre ou de demander jette, ne servant elle-même que de cadre, il aux autres, et en littérature c’est se ruiner faut donc examiner en détail, sans crainte qu’emprunter. D’ailleurs la place d’un d’être long ni de redire, ce caractère étrange homme comme lui est à part ; si tout le et compliqué. Il faudra voir ensuite s’il est monde était, ainsi que Beyle, supérieur, naturel et logique, et, pour cela, étudier ses personne ne serait supérieur, et pour qu’il y principaux ressorts. […] ait des gens en haut il faut qu’il y ait des gens Ce caractère n’est pas commun, mais on en bas. - Est-ce un écrivain qu’il faille lire ? ne peut pas dire qu’il soit impossible ou J’ai tâché de le prouver. S’il nous choque au invraisemblable. Il est naturel, puisqu’en lui premier coup d’œil, nous devons, avant de le tout dérive de quelques sentiments condamner, méditer cette définition de dominateurs. Nous avons aussi vu qu’il est l’esprit qu’il met dans la bouche de Mlle de la logique avec lui-même dans les différents 49 milieux où le place l’auteur. Hypocrite et intérêt et un autre mobile que la poursuite susceptible, par le fait de sa condition exclusive du plaisir ?... subalterne et de son humeur ambitieuse, Comme écrivain, Stendhal déteste Julien eût été franc, loyal et d’un bon l’emphase et l’exagération. Il n’aime pas caractère, s’il fût né riche et puissant. On davantage le style harmonieux et imagé. Le l’aimerait sans doute mieux ainsi. — Mais la sien est court et clair, nourri d’idées et brutalité de son père, les mauvais traitements remarquablement exact. Il pense, il sent et la de sa famille, l’humiliation si vivement sentie parole suit. Dans un temps comme le nôtre, d’une position secondaire et presque où de nombreux rhéteurs fabriquent du style domestique, expliquent si bien la conduite du avec des procédés, c’est une bonne fortune de héros de Stendhal, que, sans la moindre rencontrer un homme à qui l’expression sympathie pour l’individu, on peut suivre toujours personnelle et primesautière, et la avec intérêt le développement de cet odieux haine des formules toutes faites ont donné un caractère. Et cependant, je le répète, on sent style vraiment individuel et original. […] qu’il y avait en Julien l’étoffe d’un galant Tel est ce roman remarquable, dont la homme. — Transportez-le en Italie, il donnée première : l’individu aux prises avec la deviendra Fabrice, le héros passionné de la société, mérite l’attention du penseur à notre Chartreuse de Parme. époque démocratique, et peut fournir aux Ceci résulte de la théorie de Stendhal : romanciers beaucoup d’intrigues l’homme est forcé de faire ce qui lui plaît le intéressantes. […] mieux. — Les devoirs varient suivant la Stendhal a-t-il ouvert une voie meilleure portée des intelligences. Telle est sa maxime que Champfleury ? En y marchant avec talent constante, et telle est celle de son héros. Tout doit-on arriver ainsi au vrai but de l’art, qui est ce que j’ai lu de Beyle me porte à croire que de reproduire tous les sentiments, les Julien et lui ne font qu’un. […] passions, les beautés et les vices de l’âme et Comme Julien, Stendhal s’est abandonné à leur cause ? l’instinct. Épicurien raffiné, ne vivant que pour le plaisir, sensualiste de l’école d’Helvétius et de Condillac, Stendhal était, de 1866 : Jules VALLÈS, « Un grand plus, fataliste. […] Mais si Stendhal était voyage », La Rue, Paris, Achille Faure, cruellement égoïste, il était trop intelligent 1866, p. 86-90. observateur pour ne pas voir où conduisait cet égoïsme sauvage. S’il nous montre, en ses J’ai fait un voyage : je suis allé à Bougival. personnages, les luttes de l’instinct personnel […] aux prises avec la morale sociale, toujours, en Au lieu de la diligence j’ai pris, pour ces combats, l’instinct tombe et succombe. revenir, cet omnibus américain, banal, Voyez tous ses romans. La poursuite du immense, qui s’emboîte aux rails et va comme bonheur, trop ardente, trop exclusive, y mène s’il n’y avait pas de chevaux. La lune éclairait ses héros à une triste fin : au suicide (voir de sa lueur sans reflet les arbres debout Octave dans Armance) ; à l’échafaud (nous comme des sentinelles le long du chemin, ou avons vu Julien dans Rouge et Noir) ; à la mort accroupis comme des nains dans les fossés. lente du désespoir, à la consomption par la Dans un grand parc que nous longions, je souffrance (voir Fabrice dans la Chartreuse de croyais voir se promener des châtelaines qui Parme). avaient la grâce et plus la majesté ; elles N’est-ce pas reconnaître que la vie est s’abandonnaient à la douceur du rêve et impossible au parfait égoïste, comme le laissaient au coin des charmilles les chevaliers bonheur parfait est impossible dans la vie et leur serrer la main ; je pensais aussi à Julien ne sort-il pas de ces exemples cette leçon Sorel près de madame de Raynal, dans le imprévue, que pour être heureux en ce jardin ! Les étoiles brillaient comme si l’on eût monde, il faut donner à son existence un autre percé des trous au ciel. 50

Et je me suis retrouvé à Paris, où j’ai écrit de psychologue, si incomplet et si ces lignes, un peu mélancolique et las comme systématique qu’il puisse être. J’ai dit que je ne on l’est toujours au soir des grands voyages. voyais pas en lui un observateur. Il n’observe pas et ne peint pas ensuite la nature en bonhomme. Ses romans sont des œuvres de 1880 : Émile ZOLA, « Stendhal », Le tête, de l’humanité quintessenciée par un Messager de l’Europe (Saint- procédé philosophique. Il a bien vu le monde, Pétersbourg), mai 1880. Repris dans Les et beaucoup ; seulement, il ne l’évoque pas Romanciers naturalistes, Paris, dans son train-train réel, il le soumet à ses Charpentier, 1881. théories et le peint au travers de ses propres conceptions sociales. Or, il arrive que ce Stendhal est avant tout un psychologue. psychologue, dédaigneux des réalités et tout M. Taine a fort bien défini son domaine, en entier à sa logique, aboutit, par la pure disant qu’il s’intéressait uniquement à la vie de spéculation intellectuelle, à des vérités l’âme. Pour Stendhal l’homme est audacieuses et superbes que jamais personne uniquement composé d’un cerveau, les autres n’avait osées avant lui dans le roman. C’est là organes ne comptent pas. Je place bien ce qui m’enthousiasme. J’avoue être peu entendu les sentiments, les passions, les touché de ses subtilités d’analyse, du tic-tac caractères, dans le cerveau, dans la matière d’horloge continuel qu’il fait entendre sous le pensante et agissante. Il n’admet pas que les crâne de ses personnages. […] autres parties du corps aient une influence sur Selon moi, Stendhal a mis beaucoup de lui- cet organe noble, ou du moins cette influence même dans Julien. Je me l’imagine volontiers ne lui paraît point assez forte ni assez digne comme ayant rêvé la gloire militaire, dans un pour qu’il s’en inquiète. En outre, il tient temps où les simples soldats devenaient rarement compte du milieu, j’entends de l’air maréchaux de France. Puis l’Empire dans lequel il trempe son personnage. Le s’effondre, et toute la jeunesse dont il faisait monde extérieur existe à peine ; il ne se soucie partie, tous ces appétits surchauffés, toutes ni de la maison où son héros a grandi, ni de ces ambitions qui croyaient trouver une l’horizon où il a vécu. Voilà donc, en résumé, couronne dans une giberne, tombent d’un toute sa formule : l’étude du mécanisme de coup à une autre époque, à cette Restauration, l’âme pour la curiosité de ce mécanisme, une gouvernement de prêtres et de courtisans ; les étude purement philosophique et morale de sacristies et les salons remplaçaient les l’homme, considéré simplement dans ses champs de bataille, l’hypocrisie allait être facultés intellectuelles et passionnelles, et pris l’arme toute-puissante des parvenus. Telle est à part dans la nature. la clé du caractère de Julien, au début du livre ; C’est en somme la conception des deux et il n’est pas jusqu’à ce titre énigmatique : Le derniers siècles classiques. […] Rouge et le Noir, qui ne semble indiquer le Dans un psychologue, il y a un idéologue règne ecclésiastique succédant au règne et un logicien. C’est là que Stendhal triomphe. militaire. […] Il faut le voir partir d’une idée, pour montrer Le début du roman est très intéressant à ensuite l’épanouissement de tout un groupe étudier. On n’est pas encore pris par l’intérêt, d’idées, qui naissent les unes des autres, qui se on peut se rendre compte du procédé compliquent et se dénouent. Rien de plus fin, littéraire de Stendhal. Ce procédé est à peu de plus pénétrant, de plus imprévu que cette près celui du bon plaisir. Il n’y a aucune raison analyse continuelle. Il s’y complaît, il déroule pour que l’œuvre ouvre par une description à chaque minute la cervelle de son de la petite ville de Verrières et par un portrait personnage, pour en faire sentir les moindres de M. de Rênal. Je sais bien qu’il faut toujours replis. Personne n’a possédé à un degré pareil commencer ; mais je veux dire que l’auteur ne la mécanique de l’âme. […] cède pas à des idées de symétrie, de Maintenant, quel est donc le coup de génie progression, d’arrangement quelconque. Il de Stendhal ? Pour moi, il est dans l’intensité écrit au petit bonheur de l’alinéa. Celui qui se de vérité qu’il obtient souvent avec son outil 51 présente le premier est le bienvenu. Même, Je citerai cette phrase de Julien sur tant que le récit ne s’est pas échauffé, cela met madame de Rênal : « Voilà une femme d’un quelque confusion ; on croit à des génie supérieur réduite au comble du contradictions et l’on est forcé de revenir en malheur, parce qu’elle m’a connu. » Or, le pis arrière, pour s’assurer que le fil ne s’est pas est que Julien porte ailleurs sur cette même cassé. femme des jugements d’imbécile. Ainsi, il fait Étudions surtout la façon dont les plus loin cette réflexion : « Dieu sait combien personnages font leur entrée dans l’œuvre. Ils elle a eu d’amants ! elle ne se décide peut-être semblent s’y glisser de biais. Quand Stendhal en ma faveur qu’à cause de la facilité des a besoin d’eux, il les nomme, et ils arrivent, entrevues. » Cela me blesse, parce qu’il faut souvent au bout d’une incidente. Aussi sa vraiment que Julien soit bien peu clairvoyant petite ville de Verrières, à laquelle il revient de pour ne pas connaître madame de Rênal, et temps à autre, reste-t-elle d’une organisation par la petite ville où ils vivent, et par leur fort embrouillée ; on la sent inventée, on ne contact de chaque jour. Il y a de la sorte des la voit pas. […] sautes d’analyse singulières, souvent à Madame de Rênal est une des très bonnes quelques lignes de distance ; ce sont de figures de Stendhal, parce qu’il n’a pas trop continuels crochets, qui déroutent et qui pesé sur elle. Il a laissé à cette âme une donnent à l’œuvre un caractère voulu. Sans certaine liberté. Pourtant, je constate qu’il a doute, l’homme est plein d’inconséquences ; encore voulu la pousser à la supériorité. C’est seulement, cette danse du personnage, cette là un des caractères de Stendhal, dont vie du cerveau notée minute à minute, et dans M. Taine croit devoir le louer : il répugne au les plus petits détails, nuit, selon moi, au train personnage médiocre, il le hausse toujours, plus large et plus bonhomme de la vie. On est par un idéal d’intelligence. D’abord madame presque toujours là dans l’exception. C’est de Rênal ne paraît qu’une bourgeoise assez ainsi que les amours de madame de Rênal et nulle ; mais bientôt le romancier lui donne de de Julien, surtout dans le rôle joué par ce la femme supérieure, et cela à tous propos. dernier, ont à chaque page des grincements de Rien n’est joli comme la première entrevue de machine, des raideurs de système dont les Julien et de cette belle dame ; leurs amours, rouages n’obéissent pas suffisamment. […] avec le lent abandon de la femme et les calculs Tous les personnages de Stendhal semblent si froidement naïfs du jeune homme, ont un avoir la migraine, tellement il leur travaille la accent de vérité un peu apprêtée, qui en fait cervelle. Quand je le lis, je souffre pour eux, un chapitre des Confessions. Seulement, j’avoue j’ai souvent envie de lui crier : « Par grâce, être bousculé, lorsque ensuite je les vois tous laissez-les donc un peu tranquilles ; laissez-les les deux supérieurs, et lorsque madame de quelquefois vivre de la bonne vie des bêtes, Rênal, à chaque instant, parle du génie de simplement, dans la poussée de l’instinct, au Julien. « Son génie, dit Stendhal, allait jusqu’à milieu de la saine nature ; soyez avec eux bête l’effrayer ; elle croyait apercevoir plus comme un brave homme. » Où apparaît nettement chaque jour le grand homme futur surtout ce caractère voulu de l’œuvre, c’est chez ce jeune abbé. » Réfléchissez que Julien dans l’étude de l’hypocrisie de Julien. On peut n’a pas vingt ans et qu’il n’a absolument rien dire que Le Rouge et le Noir est le manuel du fait, qu’il ne fera même jamais rien prouvant parfait hypocrite ; et, ce qui est ce génie dont on l’accable. Il est un génie pour caractéristique, c’est que l’étude de Stendhal, sans doute parce que Stendhal, qui l’hypocrisie est longuement reprise dans La est l’unique maître de ce cerveau, y met ce Chartreuse de Parme. Une des grosses qu’il croit être le fonctionnement du génie. préoccupations de Stendhal a été l’art de C’est là cette lésion dont Napoléon a fêlé les mentir. Comme d’autres naissent policiers, lui têtes : pour Stendhal, comme pour Balzac, du semblait né diplomate, avec les complications reste, le génie est l’état ordinaire des de mystère, de duplicité savante qui faisaient personnages. Nous retrouverons cela dans La la gloire légendaire du métier. Nous avons Chartreuse de Parme. changé cela, nous savons qu’un diplomate est 52 généralement un homme aussi bête qu’un lettre anonyme lui dénonçant les amours de autre. Stendhal n’en mettait pas moins la sa femme. […] supériorité humaine dans cet idéal d’un esprit Il ne suffisait pas à Stendhal d’avoir créé puissant qui se donne le régal de tromper les un Julien, cette mécanique cérébrale si hommes et d’être le seul à jouir de ses exceptionnelle ; il a voulu créer la femelle de tromperies. Remarquez, comme je l’ai dit, que ce mâle, il a inventé Mlle de la Môle, autre Julien est au fond le plus noble esprit du mécanique cérébrale pour le moins aussi monde, désintéressé, tendre, généreux. S’il surprenante. C’est un second Julien. Imaginez périt, c’est par excès d’imagination : il est trop la fille la plus froidement, la plus cruellement poète. Dès lors, Stendhal lui impose romanesque qui se puisse voir ; encore un uniquement le mensonge comme l’outil esprit supérieur qui a le dédain de son nécessaire à sa fortune. Il en fait un fanfaron entourage et qui se jette dans les aventures, d’hypocrisie, et on le sent heureux, quand il par une complication et une tension l’a conduit à quelque bonne duplicité. Par extraordinaires de l’intelligence. « Elle ne exemple, il s’écriera avec une satisfaction de donnait le nom d’amour, dit Stendhal, qu’à ce père : « Il ne faut pas trop mal augurer de sentiment héroïque que l’on rencontrait en Julien ; il inventait correctement les paroles France du temps de Henri III et de d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce Bassompierre. » Et elle part de là pour aimer n’est pas mal à son âge. » Autre part, comme Julien, dans un coup de tête longuement Julien a une révolte d’honnête homme, raisonné. C’est elle qui lui fait une déclaration, l’auteur prendra la parole pour faire cette et quand il arrive dans sa chambre par la déclaration : « J’avoue que la faiblesse dont fenêtre, l’idée seule du devoir qu’elle s’est Julien fait preuve en ce moment, me donne tracé, la décide à se livrer à lui, pleine de une pauvre opinion de lui. » Nous entrons malaise et de répugnance. Dès lors, leurs dans le conte philosophique de Voltaire. C’est amours deviennent le plus abominable des de l’ironie, Julien devient un symbole. Au casse-cou. Julien, qui ne l’aimait pas, se met à fond, il y a une conception sociale ; puis, par- l’adorer et à la désirer follement par le dessus, percent un grand mépris des hommes, souvenir. Mais elle craint de s’être donné un une adoration des intelligences maître, elle l’accable de mépris, jusqu’au jour exceptionnelles qui gouvernent par n’importe où elle est reprise de passion, à la suite d’une quelles armes. Encore une fois, tout cela est scène dans laquelle elle s’est imaginée que son tendu, la pente de l’existence est plus aisée. amant voulait la tuer. Du reste, les brouilles Quand Stendhal écrit : « Julien s’était voué à continuent. Julien, pour la reconquérir, est ne jamais dire que des choses qui lui forcé de la rendre jalouse, en obéissant à une semblaient fausses à lui-même », il nous met longue tactique. Enfin, Mlle de la Mole devient en garde contre le personnage, qui, d’un bout enceinte et avoue tout à son père, à qui elle du livre à l’autre, est plus une volonté qu’une déclare qu’elle épousera Julien. Je ne connais créature. Avec cela, les pages superbes pas d’amours plus laborieuses, moins simples abondent. On trouve partout ce coup de et moins sincères. Les deux amants sont génie de la logique dont j’ai parlé ; la vérité parfaitement insupportables, avec leur éclate dans des scènes inoubliables, comme la continuel souci de couper les cheveux en première nuit de Julien et de madame de quatre. Stendhal, en analyste de première Rênal. Jamais l’amour, avec ses mensonges et force, s’est plu à compliquer leurs cervelles à ses générosités, ses misères et ses délices, n’a l’infini, comme ces joueurs de billard illustres été analysé plus à fond. Le portrait du mari est qui se posent des difficultés, afin de surtout une merveille. Je ne connais pas une démontrer qu’il n’est pas de position capable tempête dans un homme plus magistralement de leur empêcher un carambolage. Il n’y a là peinte, sans fausse grandeur et avec le son que des curiosités cérébrales. exact de la réalité, que cette terrible lutte qui Du reste, l’auteur l’a parfaitement compris. se livre chez M. de Rênal, lorsqu’il a reçu la Il en fait lui-même la remarque, mais avec cette ironie pincée qui se moque à la fois de 53 ses personnages et du lecteur. Il arrête Ce sont des notes d’auteur à peine classées. brusquement son récit, pour écrire : « Cette Et toujours des scènes éclatantes de vérité, page nuira de plus d’une façon au malheureux comme dans un jaillissement de la logique. auteur. Les âmes glacées l’accuseront […] Les cinquante dernières pages analysent d’indécence. Il ne fait point l’injure aux jeunes les idées de Julien dans sa prison, en face de personnes qui brillent dans les salons de Paris, la mort prochaine. Stendhal s’est donné là un de supposer qu’une seule d’entre elles soit régal, une débauche de raisonnements, et rien susceptible des mouvements de folie qui ne serait plus curieux que de comparer dégradent le caractère de Mathilde. Ce l’épisode au Dernier jour d’un condamné de personnage est tout à fait d’imagination et Victor Hugo. C’est très pénétrant, très même imaginé bien en dehors des habitudes original ; je n’ose ajouter très vrai, car un sociales qui, parmi tous les siècles, assureront cerveau comme Julien est tellement un rang si distingué à la civilisation du dix- exceptionnel, que les points de comparaison neuvième siècle. » Voilà qui est piquant et manquent complètement dans la réalité, les joli ; mais cela n’empêche pas Mathilde d’être condamnés à mort de cette structure beaucoup plus une expérience d’auteur intellectuelle étant fort rares. II faut lire cela qu’une créature vivante. comme un problème de psychologie, posé Le procédé de Stendhal est surtout très dans des conditions particulières et visible dans les longs monologues qu’il prête brillamment résolu. Dans ce dénouement à ses personnages. À chaque instant, Julien, surtout, on sent combien l’histoire est Mathilde, d’autres encore, font des examens inventée, combien peu elle est écrite sur de conscience, s’écoutent penser, avec la l’observation immédiate. […] si un procès a surprise et la joie d’un enfant qui applique son fourni à Stendhal l’idée première de son livre, oreille contre une montre. Ils déroulent sans il a repris et inventé tous les caractères. Sans fin le fil de leurs pensées, s’arrêtent à chaque doute le fond de l’œuvre n’est pas nœud, raisonnent à perte de vue. Tous, à romanesque, quoique les aventures d’un petit l’exemple de l’auteur, sont des psychologues abbé devenant l’amant de deux grandes très distingués. Et cela se comprend, car ils dames, assassinant l’une pour l’amour de sont tous plus les fils de Stendhal que les fils l’autre, et finalement pleuré par les deux, de la nature. Ainsi, voici une des réflexions jusqu’à la folie et jusqu’à la mort, constituent que Stendhal prête à Mathilde, parlant des déjà un joli drame ; mais où nous entrons en gens qui l’entourent : « S’ils osent aborder un plein dans le romanesque ou plutôt dans sujet sérieux, au bout de cinq minutes de l’exceptionnel, c’est lorsque Stendhal nous conversation ils arrivent tout hors d’haleine, explique avec amour et sans arrêt les et comme faisant une grande découverte, à mouvements d’horloge qui font agir les une chose que je leur répète depuis une personnages. heure. » Est-ce Mathilde, est-ce Stendhal qui Ceci sort absolument du vrai quotidien, du parle ? Évidemment, c’est ce dernier, et le vrai que nous coudoyons, et nous sommes personnage n’est là qu’un déguisement. Je dans l’extraordinaire aussi bien avec Stendhal laisse de côté le milieu parisien dans lequel psychologue qu’avec Alexandre Dumas Julien se trouve placé. Il y a là d’excellents conteur. Pour moi, au point de vue de la portraits ; mais, à mon sens, tout ce monde vérité stricte, Julien me cause les mêmes grimace un peu ; Stendhal nous donne surprises que d’Artagnan. On verse rarement la vie, ses femmes du monde, ses également dans les fossés de l’invention, soit grands seigneurs comme ses parvenus, ses que l’on appuie trop à gauche en imaginant conspirateurs comme ses jeunes fats, ont je des faits incroyables, soit que l’on appuie trop ne sais quoi de sec et d’inachevé à la fois, qui à droite en créant des cervelles les laisse à l’état d’ébauche dans les mémoires. phénoménales, où l’on entasse tout un cours Jamais les milieux ne sont reconstruits de logique. Songez que Julien meurt à vingt- pleinement. Les têtes restent de simples trois ans, et que son père intellectuel nous le profils, découpés sur du blanc ou sur du noir. donne comme un génie qui a l’air d’avoir 54 découvert la pensée humaine. J’estime, pour J’ai dit que sa puissance d’analyse, sa mon compte, qu’entre le fossé des conteurs sensibilité frémissante et la multiplicité de et le fossé des psychologues, il y a une voie ses expériences, avaient conduit Beyle à très large, la vie elle-même, la réalité des êtres concevoir et à exprimer quelques vérités e et des choses, ni trop basse ni trop haute, avec profondes sur la France du XIX siècle. Le son train moyen et sa bonhomie puissante, Rouge et le Noir renferme l’énoncé le plus d’un intérêt d’autant plus grand qu’elle nous complet de ces vérités, livre extraordinaire, et donne l’homme plus au complet et avec plus que j’ai vu produire sur certains cerveaux de d’exactitude. jeunes gens l’effet d’une intoxication J’aime moins La Chartreuse de Parme, parce inguérissable. Quand ce roman ne révolte que sans doute les personnages s’y agitent pas, il ensorcelle. C’est une possession dans un milieu qui m’est moins connu. Et, si comparable à celle de La Comédie humaine. l’on veut tout de suite ma pensée, j’avouerai Mais Balzac a eu besoin de quarante volumes que j’ai grand’peine à accepter l’Italie de pour mettre sur pied le peuple de ses Stendhal comme une Italie contemporaine personnages. Il peint à fresque et sur le pan […]. de mur d’un palais. Le Rouge et le Noir n’a pas cinq cents pages. C’est une eau-forte, mais d’un détail infini, et dans la courte dimension 1882 : Paul BOURGET, « Stendhal (Henri de cette eau-forte, un univers tient tout entier. Beyle). IV. Le Rouge et le Noir », La Que dis-je ? Pour les maniaques de ce chef- Nouvelle Revue, 15 août 1882, dans la d’œuvre, les moindres traits sont un univers. Si j’écrivais une chronique par anecdotes, au série « Psychologie contemporaine lieu d’écrire une étude de psychologie mi- (Notes et portraits) ». sociale, mi-littéraire par idées générales et Tout romancier a un procédé habituel de larges hypothèses, je raconterais d’étranges mise en œuvre, si l’on peut dire, qui tient de causeries entre écrivains connus, dont les très près à sa façon de concevoir les caractères citations de ces petites phrases, sèches et de ses personnages. Ce procédé servirait rêches comme les formules du code, faisaient aisément d’étiage pour qui voudrait mesurer toute la matière. […]. la profondeur psychologique des divers Si je ne me trompe, le point de départ de écrivains. Tel conteur aboutit toujours et Rouge et Noir a été fourni à Beyle par une presque tout de suite au dialogue, comme tel continue et dure expérience de la solitude autre à la description. […] Le procédé de intime. Le mot société lui parut, très jeune, Stendhal est le soliloque. Certes, les étiqueter une duperie et masquer une personnages de ses récits sont des hommes exploitation. Son enfance fut malheureuse, d’action […] ; [ils] vont et viennent, risquent son adolescence tourmentée. Il avait perdu sa leur vie, osent beaucoup, varient à l’infini les mère. Il haïssait son père et il en était haï. Un circonstances de leur destinée…, et tout le de ses axiomes favoris fut plus tard que « nos long du livre cependant, l’auteur les montre parents et nos maîtres sont nos premiers qui tâtent le pouls à leur sensibilité. Il en fait ennemis quand nous entrons dans le des psychologues, voire des ergoteurs, qui se monde ». [...] demandent sans cesse comment ils sont Au sortir de cette adolescence émus, et s’ils sont émus ; qui scrutent leur cruellement froissée, Beyle fut emporté existence morale dans son plus intime arcane, dans le tourbillon de la tempête et réfléchissent sur eux-mêmes avec la lucidité napoléonienne. Il connut le sinistre d’un Maine de Biran ou d’un Jouffroy. […] égoïsme des champs de bataille et des dans Le Rouge et le Noir, une page sur deux est déroutes, égoïsme rendu plus cruel à cette remplie par la discussion que les personnages sensibilité souffrante par l’abîme que ses soutiennent à chaque instant avec eux-mêmes goûts secrets de réflexion et d’art creusaient […]. Un traité de confession ne décompose entre lui et ses compagnons de danger. Plus pas plus finement les données d’un problème tard encore et continuant d’observer, mais d’âme. […] 55 au centre d’une société pacifique, il dans un grand lycée. C’est une conspiration constata, sans beaucoup de regret, un des parents, des maîtres, et volontiers des antagonisme irréparable entre ses façons de étrangers, pour que ce sujet distingué, comme chercher le bonheur et celles de ses on dit en style pédagogique, atteigne le plus concitoyens. Il prit son parti de cette haut degré de sa croissance intellectuelle. Les rupture définitive entre les sympathies du études sont finies. Les examens sont passés. monde et sa personne. [...] La volte-face est complète. La conspiration se Orgueilleuse conviction qui mène celui fait en sens contraire. Car le nouveau venu qui la possède à la scélératesse aussi bien trouve une société où les places sont prises, qu’à l’héroïsme. Se décerner ce brevet de où la concurrence des ambitions, dont je différence n’est-ce pas s’égaler à toute la parlais tout à l’heure, est formidable. Si le société ? N’est-ce pas du même coup jeune homme de talents et pauvre reste en supprimer, pour soi du moins, toutes les province, en quoi ses talents le serviront-ils, obligations du pacte social ? Et pourquoi puisque la vie, là, est toute d’habitudes et respecterions-nous ce pacte, s’il est l’œuvre fondée sur la propriété ? Il vient à Paris et il de gens avec lesquels nous n’avons rien de n’a pas d’appui. Ses succès d’écolier, qu’on lui commun ? Quel cas pouvons-nous faire vantait si fort durant son enfance, ne peuvent d’une opinion publique dont nous savons lui servir qu’à gagner rudement sa vie dans qu’elle est forcément hostile à ce que nous quelque condition subalterne. Quelles seront avons de meilleur en nous ? Il n’y a pas loin ses pensées, si à la supériorité il ne joint pas la de ces interrogations à la révolte. Beyle en vertu de modestie et celle de patience ? En fut préservé par sa délicatesse native, et plus même temps que l’éducation lui a donné des encore par son esprit d’analyse qui lui facultés, elle lui a donné des appétits, et il a démontra l’inutilité des luttes à la Byron. raison d’avoir ces appétits. Un adolescent qui Mais son imagination conçut ce que de a lu et goûté les poètes désire nécessairement telles idées pouvaient introduire de ravages de belles, de poétiques amours. S’il a des nerfs dans une tête moins désabusée que la sienne, délicats, il souhaite le luxe ; s’il en a de et il créa Julien Sorel. robustes, il souhaite le pouvoir. C’est là un Pour qu’un type de roman soit très tempérament tout façonné pour le travail significatif, c’est-à-dire pour qu’il représente littéraire ou artistique. Mais si notre homme un grand nombre d’êtres semblables à lui, il n’est ni littérateur ni artiste, et de fortes âmes est nécessaire qu’une idée très essentielle à sont incapables de cette sagesse désintéressée l’époque ait présidé à sa création. Or, il se qui se guérit de ses rêves en les exprimant, trouve que ce sentiment de la solitude de quel drame sinistre se jouera en lui ! Il se l’homme supérieur, ou qui se croit tel, est sentira impuissant dans les faits, grandiose celui peut-être qu’une démocratie comme la dans ses désirs. Il verra triomphant qui ne le nôtre produit avec le plus de facilité. Au vaut pas, et condamnera en bloc un état premier abord, cette démocratie paraît très social qui semble ne l’avoir élevé que pour favorable au mérite, et, de fait, elle ouvre les mieux l’opprimer, comme le bétail qu’on barrières toutes grandes à la concurrence des engraisse pour mieux l’abattre. Le déclassé ambitions, en vertu du principe d’égalité. apparaît d’abord, puis le révolutionnaire... Mais en vertu aussi de ce principe, elle met « Il faut en convenir, dit Stendhal à une l’éducation à la portée du plus grand nombre. page de son Rouge et Noir, le regard de Julien Et cet excès de logique aboutit à la plus était atroce, sa physionomie hideuse ; elle étrange contradiction. Si nous examinons, par respirait le crime sans alliage : c’était exemple, ce qui se produit depuis cent années l’homme malheureux en guerre avec toute dans notre pays, nous reconnaîtrons que tout la société... » adolescent de valeur trouve très aisément des Cette guerre étrange, et dont les conditions excellentes où se développer. S’il épisodes mystérieux ensanglantent d’abord brille dans ses débuts à l’école, il entre au le cœur qui l’engage, tel est le vrai sujet du collège. S’il réussit au collège, il a une bourse grand roman de Beyle. Guerre passionnée 56 et passionnante, surtout parce que l’auteur hypocrite comme Tartuffe, ne pouvant a su donner à son héros un magnifique commander comme Bonaparte : outillage de supériorités réelles. L’intelligence de Julien est de premier Voilà, je le confesse, un abominable homme... ordre. C’est tout simplement celle de Stendhal lui-même : perspicace et Ce vers de la comédie de Molière vous tourmentée, lucide comme un théorème arrive aux lèvres, n’est-ce pas ? Stendhal d’algèbre et mordante comme un répond en vous démontrant que des qualités réquisitoire. La volonté de ce jeune homme de premier ordre ont conduit cet homme à est celle d’un soldat qui fait campagne et cette conception criminelle de lui-même et de qui, préparé tous les jours au suprême la vie, et que dans un monde sans tradition, danger, n’attache plus de sens au mot peur. où chaque individu est l’artisan de sa propre En même temps, sa sensibilité toujours à fortune, l’excessive concurrence jointe à vif saigne au plus léger coup d’épingle. Le l’excessif développement de la vie voici donc, fils d’un charpentier de petite personnelle est la cause d’exaspérations ville, ayant reçu d’un curé qui s’intéresse à d’orgueil qui, en temps de paix, peuvent son brillant tour d’esprit une éducation de mener de forts caractères à de terribles abus latiniste. Il a lu le Mémorial de Sainte-Hélène, de cette force. […] et son génie s’est enflammé à suivre Certes, la couleur de la peinture est l’épopée de ce parvenu prodigieux que fut merveilleuse. J’admire plus encore la force l’Empereur. Il entre dans le monde, d’analyse grâce à laquelle Stendhal a dit le d’abord comme précepteur chez le maire dernier mot sur tout un groupe au moins de de sa ville, puis comme boursier dans le ceux que l’on appelait, après 1830, les enfants grand séminaire de sa province, enfin, du siècle. Elle défile, mais drapée comme secrétaire chez un pair de France. magnifiquement, auréolée de poésie, dans Il sait, par l’exemple de son modèle idéal, beaucoup d’œuvres de cette époque, la légion le simple lieutenant d’artillerie devenu des mélancoliques révoltés : le Ruy Blas de César, et par les exemples moins éclatants Victor Hugo en est, et son Didier, comme le de compagnons de cette incroyable Rolla de Musset, comme l’Antony de Dumas. fortune, que tous les privilèges sociaux Ceux-là souffrent d’une nostalgie qui paraît appartiennent à qui peut les conquérir. Et sublime. Le Julien Sorel de Stendhal souffre quels scrupules le retiendraient dans cette de la même nostalgie, mais il en sait la raison conquête ? La morale ? Mais il n’aperçoit profonde. La cruelle et froide passion de autour de lui que dupeurs rapaces et dupes parvenir lui tord le cœur, et il se l’avoue. Il se victimées. La pitié pour ses semblables, ce reconnaît les ardeurs implacables du déclassé que le christianisme appelle tout voisin du crime. L’infinie tristesse et la magnifiquement la Charité ? Mais, tout vague désespérance se résolvent en un appétit jeune, son père l’a battu, et le richard qu’il effréné de jouissances destructrices. Pour sert lui a fait sentir le poids de la dure comprendre les incendies de la Commune et servitude moderne : le salaire. Le souci de les effrayantes réapparitions, dans notre vie son repos ? Mais son âme frénétique est adoucie, des sauvageries primitives, il faut comme ces puissantes machines auxquelles relire ce livre et en particulier les discussions il faut une certaine quantité de charbon à que Julien engage avec lui-même dans sa consommer par jour. Elle a faim et soif de prison, quand il attend le jour de mourir. sensations nombreuses, fussent-elles Il n’y a pas de droit naturel…Ce mot n’est terribles, et intenses, fussent-elles qu’une antique niaiserie, bien digne de l’avocat coupables. Tout aboutit à le transformer en général qui m’a donné chasse l’autre jour et une bête de proie allant à la chasse avec les dont l’aïeul a été enrichi par une confiscation armes de la civilisation, c’est-à-dire qu’au de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y lieu de frapper il ruse, qu’il masque sa force a une loi pour défendre quelque chose sous pour mieux dominer, et qu’il devient peine de punition. Avant la loi, il n’y a de 57

naturel que la force du lion, ou le besoin de J’imagine que ceux de nos contemporains que l’être qui a faim, qui a froid ; le besoin, en un ces problèmes préoccupent sont pareils à mot... moi, et qu’à cette douloureuse question ils jettent tantôt une réponse de dérision, tantôt Par-dessous les convenances dont notre une réponse de foi et d’espérance. C’est cerveau est surchargé, par-dessous les encore une solution que de sangler son âme, principes de conduite que l’éducation incruste comme Beyle, et d’opposer aux angoisses du dans notre pensée, par-dessous la prudence doute la virile énergie de l’homme qui voit héréditaire qui fait de nous des animaux l’abîme noir de la destinée, qui ne sait pas ce domestiqués, voici reparaître le carnassier que cet abîme lui cache, et qui n’a pas peur ! primitif, farouche et solitaire, emporté par le struggle for life comme la nature tout entière. Vous l’avez cru dompté, il n’était qu’endormi ; vous l’avez cru apprivoisé, il 1887 : Armand de PONTMARTIN, « Le vicomte E.-M de Vogüé. Le roman n’était que lié. Le lien se brise, la bête se e réveille, et vous demeurez épouvanté que tant russe », Souvenirs d’un vieux critique, 8 de siècles de civilisation n’aient pas étouffé un série, Paris, Calmann Lévy, 1887, p. 225- seul des germes de la férocité d’autrefois... 226. « Cette philosophie, écrit Stendhal lui- même, lorsqu’il commente les dernières réflexions de Julien Sorel, cette philosophie était peut-être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort... » Apercevez-vous, à l’extrémité de cette œuvre, la plus complète que l’auteur ait laissée, poindre l’aube tragique du pessimisme ? Elle monte, cette aube de sang et de larmes, et, comme la clarté d’un jour naissant, de proche en proche elle teinte, de ses rouges couleurs, les plus hauts esprits de notre siècle, ceux qui font somme et vers qui les yeux des hommes de demain se lèvent, religieusement. J’arrive, dans cette série d’études psychologiques, au quatrième des personnages que je me suis proposé d’analyser. J’ai examiné un poète, Baudelaire ; j’ai examiné un historien, M. Renan ; j’ai examiné un romancier, Gustave Flaubert ; je viens d’examiner un de ces artistes composites, en qui le critique et l’écrivain d’imagination s’unissent étroitement, et j’ai rencontré, chez ces quatre Français de tant de valeur, la même philosophie dégoûtée de l’universel néant. Sensuelle et dépravée chez le premier, subtilisée et comme sublimée chez le second, raisonnée et furieuse chez le troisième, cette philosophie se fait aussi sombre, mais plus courageuse, chez l’auteur de Rouge et Noir. Cette formidable nausée des magnifiques intelligences devant les vains efforts de la vie a-t-elle raison ? Et l’homme, en se civilisant, n’a-t-il fait vraiment que compliquer sa barbarie et raffiner sa misère ? 58

1894 : Ferdinand BRUNETIÈRE, par une autre influence, qui est celle des « L’émancipation du moi par le littératures étrangères. romantisme », L’Évolution de la poésie lyrique en France au dix-neuvième siècle, Paris, Hachette, 1890, t. I, p. 159-161.

Voulez-vous un exemple, Messieurs, de cet « état d’âme » ou d’esprit ? voulez-vous voir à nu, comme vous le feriez dans une planche d’anatomie morale, ou sur une table d’amphithéâtre, les conséquences de cet excès ou de cette hypertrophie de l’individualisme ? Ouvrez Le Rouge et le Noir de Stendhal ; et rappelez-vous que cette « Chronique de 1830 », – c’est le sous-titre de l’auteur, – a paru pour la première fois en 1831. Qui de vous ne connaît Julien Sorel ? et quel endroit de son existence remettrai-je ici sous vos yeux ? Les scrupules ne l’embarrassent point, et jamais l’immoralité ne s’est autorisée de plus solides principes. Entendez-le provoquer le jury qui le juge : Je ne vous demande aucune grâce.... Mon crime est atroce et il fut prémédité.... Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir et décourager en moi cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.... (Le Rouge et le Noir, II, 41.) Écoutez-le proclamer :

Le droit qu’un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l’esprit grossier des vulgaires humains ;

Ou, dans sa prison, encore, écoutez-le qui médite :

Il n’y a point de droit naturel. […]

Tels sont, Messieurs, les sentiments qui fermentaient alors, en 1831, dans l’âme d’une partie de la jeunesse, et qu’aussi bien vous retrouveriez dans Hernani, dans Antony, moins crûment exprimés, moins raisonnés surtout, – les Dumas et les Hugo n’étant pas des idéologues, – plus instinctifs, plus passionnés, plus poétiques par conséquent, mais les mêmes au fond ; – et d’ailleurs, vers le même temps, encouragés à se manifester