LE BAPTÊME OU LA MORT : LE DANS L’ART CONTEMPORAIN, NAISSANCE D’UNE NOUVELLE CATÉGORIE ESTHÉTIQUE Elodie Lesourd

« O Lucifer, seul et unique Dieu de mon âme, inspire-moi quelque chose de plus et tu verras comme je m’y plongerai »1.

Cette prière de Mme de Saint Ange pourrait être celle, exaucée, des artistes contemporains qui voient dans le Black Metal une lumière inspiratrice. Satan leur a délivré la forme créatrice la plus extrême, la plus délétère mais peut-être aussi la plus riche. Agissant à la fois comme les corbeaux messagers d’Odin, Huginn et Muninn (la pensée et la mémoire), les artistes dissèquent un système, explorent les mécanismes parfois obscurs qui régissent un ensemble, récupèrent le potentiel esthétique de leur cible et en proposent, par un déplacement du sujet et un changement d’état, une lecture nouvelle et améliorée. Mais utiliser cet artefact culturel comme référent ne revient-il pas à dire que le Black Metal lui-même n’est pas un art fini ? A-t-il besoin de se faire baptiser par l’art pour exister ? Si les deux champs culturels, art contemporain et Black Metal, qualifiés de high ou low, paraissent opposés voire contradictoires, qu’est-ce qui permet ou motive la collision des deux ? Ainsi, on peut se demander de quelle manière les artistes utilisent ce courant musical comme fondement thématique et structurel de leur œuvre. Une analyse visuelle des signes référents du genre peut nous permettre d’observer un principe de révélation opéré par l’art. Or reconnaître sous entend que cela soit connu, voir c’est savoir. Cette sémiologie révèle finalement une extension non négligeable du champ d’existence du Black Metal. Mais l’art a cette capacité de suggérer plus qu’il ne montre et par une herméneutique, le signe est dépassé. Si nombre d’artistes adoptent une approche phénoménologique envers ce genre, il semble qu’une analyse critique permet d’exploiter son potentiel caché. Il faut tenter de saisir l’insaisissable et d’exprimer l’inexprimable. L’art, comme tentative d'exégèse, serait peut-être son meilleur interprète. Enfin, si ce phénomène musical voit son champ de propagation élargi, il importe surtout aux artistes d’en faire une nouvelle catégorie esthétique. Quitter l’état hétérotopique pour devenir un genre idéal visé par l’œuvre. A notre besoin de rituel répond le Black Metal qui "dénoté" par l’art accède à l’infini. L’art contemporain à l’instar d’Olaf 1er, roi de Norvège (995-1000), sème la terreur par ses choix drastiques mais il offre à ce sujet ambigu la possibilité de s’étendre et de devenir une réelle « Gesamtkunstwerk ». Ce baptême n’est pas religieux mais plutôt philosophique et serait comme une immersion totale dans la pensée contemporaine.

1 Donatien Alphonse François, Marquis de Sade, « cinquième dialogue », La philosophie dans le boudoir (Londres : Aux dépens de la Compagnie, 1795)

LES RÉFÉRENTS COMME MODE D’EXTENSION

L’art contemporain est dépendant d’un sujet même lorsque le sujet est lui- même, qu’il se fonde sur un travail autotélique ou non, il s’agit toujours de dénotation. Avec l’arrivée des médias, l’art s’est tourné vers la culture populaire avec une appétence féconde. Il consomme et consume instantanément tout ce qui l’entoure et ce, non sans but critique. Le rock, de part son immédiateté, sa propension productive de sens, était déjà sujet, deux ans après sa naissance, aux expériences esthétiques de Ray Johnson - Oedipus (Elvis #1), 1956. Puis, avec l’arrivée du métal, expression d’un fort sentiment d’existence, c’est toute la culture underground qui s’est vue citée, analysée et décortiquée. Dans cette logique postmoderne de citation, le Black Metal a été assez tôt perçu par quelques artistes comme sujet potentiel. Qu’ils soient voyants rimbaldiens ou rebelles inconscients, ces artistes s'engagent en faisant de ce mouvement musical l’objet de leur quête. Il s’avère que ce choix, périlleux sans doute, est d’une grande pertinence, car ceux-là savent les richesses essentielles que renferme un tel corpus. Plus que d’autres, le Black Metal accède par l’art et par un travail réflexif à un déploiement extraordinaire. Il est intéressant d’identifier avant tout qui sont ces chevaliers qui tentent de conquérir un univers trop peu défriché et déchiffré. Leur nombre s’est vu multiplié depuis 2005 et ce n’est que d’une manière non exhaustive que l’on en fera la présentation. Face à une tâche conséquente, certains mieux que d’autres réussissent le baptême du feu. Le Black Metal, dans sa deuxième période, est un produit scandinave, construit et conçu sur des fondements européens. Même s’il a acquis depuis une vingtaine d’années une réception internationale (on répertorie notamment des groupes en Colombie aussi bien qu’à Taïwan) les artistes eux sont exclusivement occidentaux. Cette donnée, faussée certainement par des divergences de marché, montre simplement que les artistes traitent a priori d’un sujet qu’ils connaissent parce qu’ils le comprennent. L’Europe apparaît d’abord comme un terreau fertile à sa propagation. La Norvège a vu naître le Black Metal. Comme nous le verrons ensuite, c’est naturellement là-bas que l’on découvre les premières tentatives plastiques inspirées de l’esthétique du mouvement. Mais les points extrêmes révèlent la puissance même du sujet. Alors que l’artiste australien Tony Garifalakis, (né en 1964) a pu observer le mouvement avec un regard d’adulte, le jeune américain Grant Willing (né en 1987) constate les faits résiduels et puise dans un passé aux allures de ruines. Cela démontre la possibilité pour deux générations différentes de donner une vision potentiellement tout aussi intéressante. Le Black Metal fascine les artistes au-delà des événements originels. Torbjørn Rødland, à l’aube d’un travail photographique réaliste et violent, semble être le premier artiste à avoir témoigné d’une sensibilité proche de celle du Black Metal. En viking modeste, il se photographie en 1993 sous les traits d’un éphèbe romantique esseulé, envahi par un sentiment de contradiction, tiraillé entre l’appel de la nature et le monde moderne, comme « une querelle entre le vieux monde et le nouveau »2 qui serait l’unique raison des désordres de la psyché. La série In a Norwegian Landscape (1993-1995) dévoile nombre des préoccupations et des codes visuels similaires aux intentions des premiers groupes norvégiens. Il partage avec les musiciens de la scène le même « Kairos ». Ils savaient que quelque chose allait se passer, à cet endroit, à ce moment. Ce n’était pas contingent mais nécessaire. Comme le cas de Rødland le démontre, les artistes contemporains touchés par cette culture sont en général de la même génération que les musiciens dont ils récupèrent le travail. Sans tomber dans une hagiographie inutile, comprendre ce qui incite ces artistes à travailler une telle matière vile passe par une identification globale de ces acteurs. Mais il s’agit avant tout de repérer les référents. Pour beaucoup, l’art ne fait que révéler des points inhérents du Black Metal, certains artistes s’inspirent des stratégies et de l’iconologie, d’autres le questionnent et le poussent dans ses retranchements. Les approches sont assez diverses mais s’accordent souvent sur des analyses d’éléments précis.

Figure 1. Torbjørn Rødland, In a Norwegian Landscape 16, 1994, c-print, 140 x 107 cm Image courtesy Nils Stærk, Copenhagen.

2 Friedrich Nietzsche « A propos des humeurs », avril 1864, Premiers Ecrits, 1994, Paris, Le Cherche- midi

Précisons tout d’abord que le Black Metal autopsié par les artistes est essentiellement celui de la deuxième période, mais quelques-uns n’oublient pas pour autant les racines nourricières du genre : la première vague. L’artiste bulgare Georgi Tushev, dans une peinture déconstructiviste de 2006, donne un visage morcelé mais puissant au groupe Venom. Malgré une trame géométrique effaçant le signe, l’image y trouve paradoxalement toute sa force. L’intellectualisation par le biais de l’abstraction n’atteint pas le Black Metal mais le sublime. Adam Sullivan, cite également un groupe de la première vague, Celtic Frost au même titre que Joseph Kosuth comme influences majeures. En plaçant ces influences sur le même niveau, Sullivan suggère qu’il existe une porosité entre le Black Metal et l’art contemporain, voire même, que le Black Metal comme objet de pensée3 peut être pris au sérieux. Dans ses découpages et ses collages comme The real Voice, (2009), il présente une vision épurée du mouvement pour n’en garder qu’un essentiel édulcoré par l’utilisation des couleurs étrangères aux codes du genre ainsi qu’une réduction du signe. L’histoire de la seconde vague, celle qui a sorti le mouvement de l’ombre d’une cave, s’est vu appropriée par les artistes comme étant le signifiant le plus immédiat et peut-être le plus évident. Dans la mesure où la musique est immatérielle, ineffable, les artistes se tournent en premier vers des éléments concrets comme des faits historiques, pour évoquer ce mouvement. Les événements caractérisant cette deuxième vague sont vite devenus des mythes et l’art, bien sûr, participe à la construction de cette mythologie. En 2005, Banks Violette récupère l’esthétique minimale d’un édifice dévoré par les flammes, dans son œuvre Untitled (Church), se dévoilant ainsi sous les traits du narrateur. Mais il n’oublie pas que l’essentiel de l’acte plastique est de transformer de simples anecdotes en actes conséquents. S’appuyant sur la pochette du EP Aske de (Deathlike Silence Productions, 1993), sa démarche démontre le potentiel contenu sur ces supports de l’œuvre Black Metal. Tout comme les légendes et événements, les logos, l’identité et l’incarnation même d’un groupe, souvent extraits des pochettes de disques, sont une sources inépuisable de création (autant pour celui qui le crée que pour celui qui le reçoit) et probablement le premier signe esthétique se rapprochant d’une sensibilité artistique. L’américain Anthony Burdin, figure moderne de l’artiste maudit, donne, dans son installation Voodoo Room, censurée à la Frieze Art Fair de 2004, une place essentielle au premier logo de Burzum qu’il repeint en grand format sur un miroir. Cette installation reconstituant l’ancien garage dans lequel il répétait devient un autel votif nostalgique. Les artistes peuvent utiliser les logos tels des ready-made ou dans une volonté d’appropriation, mais il est important de voir au-delà du signe lui- même et d’analyser son potentiel graphique et sémiotique. Les logos sont indexicaux mais doivent devenir réflexifs.

3 Hannah Arendt, La vie de L’esprit. Traduction française L. Lotringer, PUF, 1981 (1992) et 1983 (1999) [The Life of the Mind (1 Thinking; 2 Willing), , Harcourt Barce Jovanovich, 1978- 1981] ; éd. PUF, coll. « Quadrige », 571 p.

Figure 2. Erik Smith, “The Ghost of James Lee Byars Calling—The Coming of War (Absu),” 2008, fusain sur papier noir, 70 x 50 cm. Image courtesy de l’artiste.

De l’image au message : les paroles se doivent également de devenir un objet à manipuler. Ils sont l’incarnation de la voix. Même si la mélodie précède le texte, les paroles sont le cœur des morceaux. Quant la musique s’arrête, les mots restent. De plus, les mots peuvent devenir des objets visuels, et les artistes sont les plus aptes à jouer avec la sémantique. Les éléments constitutifs de cette musique, le son bien sûr, mais aussi le message contenu, sont logiquement en proie à la volonté créatrice des artistes. Les paroles de morceaux de Darkthrone, Emperor, Absu, Bethlehem font l’objet d’une série de dessins présentés dans l’installation The Ghost of James Lee Byars Calling, (2006-7) d’Erik Smith. Ces pièces d’une grande intelligence, confrontent l’histoire de l’art par le biais de James Lee Byars, « artiste-apôtre adonné aux paradoxes de la foi »4 à celle de la culture populaire dans son versant le plus

4 Klaus Ottmann, « Epiphanies de beauté et de connaissance, le monde de la vie de James Lee Byars », James Lee Byars, life, love and death, 2005, éd. Les musées de Strasbourg. sombre. Dans un jeu symbolique puissant, on retrouve ici des éléments visuels essentiels comme le pentagramme. L’utilisation de mots dans l’art est un pas vers l’abstraction. Les mots eux-mêmes peuvent être vus comme de simples formes géométriques, qui sont néanmoins chargés de sens puissants. Pour comprendre l’utilisation de ces signes, cabalistiques notamment, mais aussi pour révéler ce qui est caché, il est essentiel de passer par une herméneutique. Les artistes choisissent de mettre une certaine distance avec la musique elle-même pour se concentrer sur la figuration, l’incarnation de la musique par l’image.

Figure 3. Per-Oskar Leu, image extraite de la vidéo Vox Clamantis in Deserto, 2010, (photo by Petter Holmern Halvorsen). Courtesy de l’artiste.

Le corpse paint apparaît immédiatement comme une spécificité indéniable du genre. La culture Black Metal est très codifiée, et répond à des préceptes établis dès les premières amorces musicales. La portée visuelle de ce mouvement est incontestable et nombreux sont les artistes à coloniser ces caractéristiques endémiques au risque parfois d’en faire des caricatures. Beaucoup d’éléments sont générateurs de sens. Le référent immédiat et premier, utilisé à profusion comme repère, est sans aucun doute le corpse paint. Il est indéniable, indubitable, et concret. Cet élément de surface, d’apparat, tente une renaissance discursive sous le travail plastique. Il n’est parfois qu’un prétexte pour accéder à un niveau supérieur. Comme une façade narrative, il s’ouvre à un contenu plus réflexif. Clara Dijan et Nicolas Leto, duo franco-suisse, dans une épuration du signe rendu possible par l’utilisation du pochoir, repensent l’aspect menaçant et monstrueux de ces visages « masqués » pour leur série Angoisse (2009). En effet, le recours à un outil issu de la culture urbaine ou des loisirs créatifs, si inhabituel à l’esthétique de ce genre musical, permet aux deux artistes d’explorer le pouvoir de cet élément qui devient dès lors reproductible ad infinitum. Cependant, il est intéressant de faire allusion également à l’usage activiste de la bombe aérographe par quelques groupes à l’époque. L’artiste norvégien Per Oskar Leu en fait un emploi des plus pertinents puisqu’il déplace le sujet du signe à l’incarnation, de l’extériorité à l’intériorité. Dans sa vidéo Vox Clamantis in Deserto (2010), il s’en sert au profit d’une construction sémantique plus large. Se grimant lui- même sous les traits caricaturaux d’un musicien de Black, il rejoue avec emphase le “I Pagliacci” un opéra de Ruggero Leoncavallo, dans des lieux historiques liés au mouvement (la cave de Helvete, l’église d’Holmenkollen…). Ce travail d’une grande force questionne, non sans ironie, les notions d’authenticité et de transgression. Révéler l’homme caché sous le masque n’humanise pas pour autant les musiciens Black Metal. Les artistes qui dépeignent ces derniers semblent plutôt en faire des icônes. En effet, si le corpse paint redéfinit le visage, le portrait est souvent au cœur d’un travail artistique. L’adolescent est parfois choisi comme figure mélancolique absolue aux potentialités infinies, mais plus souvent, comme le prouve le travail de Steven Shearer qui présente un réel aéropage du Metal, sont dépeints les musiciens eux-mêmes - Longhairs 19 (2004), Smoke (2005), and Davos (2007). Ainsi Frost, Abbath, Infernus, , Gaahl, Beherit, , Necrobutcher, Hellbutcher sont devenus de réelles icônes au sens premier du terme. Ces portraits suivent en fait une direction opposée de ce qu’étaient les premières icônes : l’art transforme les icônes, objets de dévotion, en simples objets à l’enchantement esthétique, alors que les musiciens Black Metal, qui sont déjà des quasi-objets au sens esthétique, habillés et maquillés comme des statues, deviennent des icônes par l’art ; peut-être, finalement, comme l’art contemporain qui donne une lecture irréligieuse aux icônes. Ce sont surtout Fenriz et Dead qui figurent comme les principales muses, incarnant à la fois la rigidité et la fragilité.

DE LA SÉMIOLOGIE VERS UN MODE D’EXISTENCE

Grâce à l’art, le Black Metal s’étend, il gagne une extension considérable de son territoire d’existence. Les artistes ne s’arrêtent pas à son aspect sombre, morose et contemplatif. Bien que l’iconologie valorisant une exultation de la violence, de l’hyper-masculinité et de la martialité fascinent, nos chevaliers conquérants, pour les plus valeureux, tentent de déchiffrer le monstre, d’en donner une interprétation. Ils essaient de l’élever à un niveau plus spirituel tout en creusant sous la surface apparente. Leurs concepts s’éloignent des signes et se veulent plus interprétatifs. Certains font notamment référence à une esthétique sataniste qui incarne la dimension spirituelle du mouvement. Un des éléments moteurs du processus créatif est sans aucun doute l’appel dionysiaque et libertaire, celui-là même qui enivre ces musiciens sans limite. Le satanisme exploité et revendiqué par certains groupes est à la fois l’affirmation d’un retour au paganisme, « rendez-nous les dieux du paganisme »5 suppliait déjà Sade, mais marque également une résistance assumée face au christianisme. La présence de la figure de Satan dans les arts n’est pas nouvelle (resurgissant au XIe, explosant au XIIe, ressuscitant au XIXe), il est depuis les années 1960 un compagnon de route, éclairé et libérateur. Le jeune norvégien Sindre Foss Skancke, artiste et commissaire de

5 Donatien Alphonse François, Marquis de Sade, « cinquième dialogue », La philosophie dans le boudoir, 1795 l’exposition « Do what thou wilt should be the key to the world », (maxime crowleyienne essentielle des lois de Thélème) laisse une place considérable au mal dans son œuvre picturale. Des pièces comme Bringer of light, the world is yours... Luciferion! (2009), présentent une surface dense et chaotique où mythologie, alchimie et occultisme se mêlent sans pudeur. Son graphisme n’est pas sans rappeler celui du Black Metal, univers qu’il connaît bien et dont il maîtrise les arcanes. Au satanisme maladroit et sulfureux prôné par beaucoup de musiciens malveillants répond le satanisme prométhéen apportant la connaissance mise en avant par les artistes. Ce luciférisme évoque, notamment chez Darkthrone qui fait de Satan un être savant, une source de créativité pure, nous rapproche des idéaux romantiques. Ce sont les intellectuels (écrivains notamment) qui ont introduit le luciférisme dans l’art du XIXème siècle, il est alors logique que les plasticiens le maintiennent dans l’art contemporain et que le Black Metal en soit le vecteur idéal. En mêlant imagerie païenne et occulte, les artistes s’attachent à révéler les liens entre la musique scandinave du diable et le romantisme. Les méandres mélancoliques et obscurs de la psyché permettent une célébration du savoir. Vraisemblablement, la vénération de la nature, l’attirance pour les richesses du passé, le rejet de la morale, le culte du génie et un certain nationalisme sont des préoccupations typiquement romantiques que l’on décèle dans ce courant musical. Si le romantisme est un art absolu, est-ce que cela fait du Black Metal une musique absolue ? C’est par le biais de l’art qu’il atteint cet absolu. Il devient pur, spéculatif et sa dimension parfois métaphysique le sacralise. Les artistes, décelant ce romantisme noir (celui de Mario Praz), reconnaissent en fait des formes esthétiques familières : esthétique de l’horrible et du terrible comme sources du plaisir, splendeur du monstrueux. Ils réinterprètent alors ce référent par des codes propres à l’histoire de l’art. Car là est bien leur rôle : l’interprétation. Elever le Black Metal à un niveau spirituel ne semble pas suffisant pour certains artistes pour lesquels la destruction semble être le moyen d’accès à leur quête philosophale, d’en dévoiler l’essence, d’atteindre une résurrection. Varg Vikernes, digne héritier (malgré lui ?) d’une longue tradition philosophique, formule très bien ce processus : « Si tu veux construire quelque chose de nouveau, tu dois d’abord détruire l’ancien»6. La finitude de la destruction n’est pas la destruction elle-même mais la création qui en découle. L’analyse parfois extrême de certains éléments extraits de ce courant musical conduit à la fois à une mise à mort mais promet surtout une résurrection riche. Il faut en passer par là pour dégager tout le pouvoir d’un tel sujet. Les artistes seraient alors comme des berserkers, ces combattants camouflés sous des peaux de loups dépeints dans la mythologie nordique. Ils récupèrent une force en s’habillant de la peau du Black Metal. Cette peau reste un signifiant puissant et effrayant. Mais, c’est en la portant qu’est activée cette puissance. Certains dans une démarche purement conceptuelle ne s’encombrent même pas de savoir quoi que ce soit de ce loup… C’est le cas de l’américain Jay Heikes qui reprend en 2004 des logos de groupes comme Necromicon ou Behemoth dans des œuvres sur papier remarquables. Les logos deviennent des fenêtres ouvertes sur des paysages de forêts et lacs emblématiques. Il ne tente pas de

6 Aaron Aites et Audrey Ewell, Until the Light Takes Us, 2009. déchiffrer à proprement parler ces structures mais récupère leur force esthétique. Le texte disparaît au profit d’un paysage morcelé et crée ainsi une unité nouvelle. Si l’artiste n’a pas d’attachement particulier avec son sujet, cela démontre d’autant plus l’autorité du signe. Enfin, il existe une autre forme de distanciation face à l’immédiateté du Black Metal : l’ironie. Cette approche sarcastique, l’éloignant du signe, n’en est pas pour autant la moins intéressante entre l’art contemporain et le Black Metal. Bien au contraire, elle exemplifie la façon dont ce mouvement musical est désormais analysé et décortiqué par les artistes. L’autrichien Michael Gumhold, non sans humour, maltraite gentiment une image parfois trop caricaturale du musicien de genre. Il associe cette représentation à celle d’un sportif, un joueur de baseball, dans l’œuvre O.T (Kadavergerhorsam) 2005-08. Le corpse paint en masque ridicule et la batte recouverte de piques comme une massue cloutée, arme viking élevée comme étendard par quelques protagonistes norvégiens martiaux, sont les attributs distinctifs devenus vecteurs ironiques dans un contre-emploi grotesque. L’humour grinçant de Gumhold devient ironie chez l’américain Russell Nachman. Il applique le fameux maquillage teuton sur des visages ordinaires, comme un masque de bouffon, de bon diable, de diablotin. C’est la part sombre de la condition humaine qui intéresse Nachman et dont il rejoue la comédie. Il montre que le Black Metal peut devenir la métaphore de notre société. Ses Palimpsests sont bien des réécritures de l’histoire à la fois du Metal et de la religion sous le trait parfois grossier du caricaturiste rappelant ainsi les glyphes des dessinateurs illustrant les premiers fanzines. Une ironie démystificatrice teintée d’un enthousiasme primitif s’avère une stratégie valable. Ces derniers artistes ont su suivre la tendance du mouvement à évoluer vers une forme d’autodérision permise par une plus grande notoriété. Cette pratique ascétique puisque l’on s’attaque à sa propre personne révèle un jeu d’esprit combatif et témoigne d'un certain détachement, elle permet surtout un dépassement du nihilisme duquel le Black Metal semblait prisonnier. Inévitablement ces artistes qui détournent les codes du mouvement nous poussent à questionner la notion d’authenticité, authenticité de l’approche artistique, et authenticité du Black Metal même. Quelques artistes s’appliquent à faire une herméneutique du mouvement, à en donner une interprétation par ses codes, ses symboles, à révéler ce qui est caché. Mais celui-ci peut parfois être insaisissable. Phénomène syncrétique, il fait appel à un certain nombre de référents pour exister, il puise autant dans le réel que dans l’imaginaire afin de créer une nouvelle réalité. Celle que l’on a nommé hyperréalité qui simule une chose qui n’existe pas réellement. Or le Black Metal prône l'authenticité comme valeur. Les artistes pointent ce faux authentique comme une remise en question des fondements profonds du mouvement puisque ceux-ci savent bien que l’authenticité n’est pas substantielle à l’objet mais est un effet porté par le regard. La démarche presque obsessionnelle de Bjarne Melgaard à l’égard de ce mouvement rappelle cette ambiguïté de statut, oscillant entre réel et imaginaire. Ces dessins compulsifs souvent d’une grande violence formelle s’extraient de son univers mental confus et cohabitent avec des pièces plus symboliques comme Untitled (portrait of Varg Vikernes), 2001, dévoilant un bonsaï duquel est pendue une petite tête ; mimique du sacrifice d’Odin ou pulsion de mort inassouvie ? Puis dans un désir de vérité, il invite Frost pour une performance mémorable Kill me before I Do it myself, 2001, où la théâtralité cruelle frôle dangereusement le réel. La présence de Frost permet de sortir du simulacre et donne à la performance autant qu’au Black Metal duquel elle s’origine un soudain élan d’authenticité pure. On pourrait dire en suivant Nelson Goodman que représenter le Black Metal n’est pas le copier, n’est pas non plus seulement l’interpréter mais le réaliser. Il atteint grâce à l’art, par un dépassement du signe, de nouveaux niveaux d’intensité. Si le caractère d’authenticité, point nodal du mouvement, est remis en question par les artistes, il est à se demander dans quelle mesure cette authenticité s’applique aux artistes eux- mêmes et jusqu’à quel point ils en partagent les croyances. Le Black Metal, on l’a vu, est un objet à part entière de la pensée, qui, tour à tour exploité ou sublimé, nourrit l’art. Et l’art le nourrit en retour. Mais cet échange est-il juste ? Peut-on d’ailleurs réellement parler d’échange ?

DE L’UNION À LA NAISSANCE

« La route de l’excès mène au palais de la sagesse »7 confessait William Blake. Ainsi pourrait se définir la destinée du Black Metal. La sagesse à laquelle il aspire peut se conquérir notamment par l’art. Mais comment se détermine l’union entre l’art contemporain et le Black Metal ? Cette alliance ne peut s’apparenter, dans un système de pensée purement manichéen, au mariage du ciel et de l’enfer. Si les oppositions dualistes semblent évidentes, résumées comme suit : l’art comme sujet élitiste, du beau, du bon, de la raison et le Black Metal comme sujet populaire, du laid, du mauvais, de l’énergie, il est indispensable de concevoir le renversement de ces valeurs comme discours possible. C’est justement ce que proposent certains des artistes œuvrant sur la thématique. L’aura de l’œuvre est salie et pervertie mais son référent accède à une beauté révélée. L’art et le Black Metal ne s’opposent pas. Au contraire. Leur fusion pourrait permettre l’aboutissement de chacun, comme une finalité existentielle. L’art rend possible l'inscription de ce courant musical dans l'histoire contemporaine, et permet de lui donner une légitimité. Si ce mouvement est parfois flou, au regard de la difficulté à discerner le feint du réel, il accède par l'art à une nouvelle vérité. Il exacerbe et partage nombre d’apories avec l’art contemporain. Tous deux apparaissent comme des échappatoires, des formes de catharsis, comme un désir de se débarrasser de ses craintes et du sentiment de pitié. L’art semble être le moyen le plus efficace pour ce genre musical d’atteindre un état extatique. Il dégage le superflu et éclaircit les zones d’ombres. Il permet surtout d’annuler l’entreprise nihiliste en mettant en avant une volonté de vie, de puissance, de lumière. Le baptême proposé par l’art semble être une révélation, un moyen d’accès à la transcendance. Il est « cette opération structurante qui fait tenir ensemble une multitude d’événements dans une unique histoire »8. Si le Black Metal a besoin de l’art comme mode d’accomplissement, l’inverse semble avéré.

7 William Blake, « proverbe de l’enfer », Le mariage du ciel et de l’enfer, 1793

8 Paul Ricoeur, Lectures. Tome II : La contrées des philosophes, 1999, Paris, Seuil Mais l’art peut-il paraître une menace à son intégrité, une nuisance à sa survie, à son développement ? Sa tendance à l’analyse peut tendre au dépouillement, à l’affaiblissement. En démultipliant les références extraites d’un tel univers, ne risque-t-il pas de l’appauvrir ? Le baptême peut devenir un sacrifice. Le baptême ou la mort… par l’art. Mais il semble nécessaire, voire vital, de prendre le risque, un risque qui est en plus partagé. Une nouvelle définition à cette relation doit surgir. S’il est évident que le Black Metal s’apparente à une version moderne du Romantisme, dans son acception globale, donnant une relecture à l’histoire, à rebours, il est à considérer une autre spéculation esthétique : le Black Metal est, conceptuellement et artistiquement, baroque. Il s’agit d’identifier cette entité comme catégorie, comme mouvement, non plus musical mais autonome et finalisé. D’aspect irrégulier, chaotique et changeant, il est cette perle défectueuse de la musique. Mais sa force réside dans sa bizarrerie. Fait de clair-obscur, il se caractérise par ses excès, ses hyperboles, ses amplifications, sa volonté d’échapper à un cadre, de se dépasser, de se transcender. Le Black Metal vu par le prisme de l’art est un au- delà métamorphique du Black Metal. Il devient une forme de sensibilité particulière qui, si on s’y attarde, peut devenir un genre idéal visé par l’œuvre. C’est par l’art que ce genre doit aboutir à une forme esthétique pure. Il incarne bien l’identité esthétique de notre époque, et propose par renversement des valeurs une véritable modification du beau. Il pose des nouveaux codes d’appréciation, et est cet emblème parfait de l’expressivité actuelle. Finalement, il semble évident que la plus pertinente des tentatives de catégorisation se résume à voir en le Black Metal une nouvelle catégorie esthétique. Il se doit désormais de devenir une véritable Gesamtkunstwerk. Le jeune artiste norvégien Erik Tidemann, par exemple, tente une fusion totale entre ces deux mondes, l’art et la musique, et nous administre l’application de cette possible théorie. Il se donne corps et âme à son travail. Ses vidéos le présentent au cœur d’actes chamaniques entre messe noire et performance actionniste où on le découvre le visage affublé d’une tête de cervidé fraîchement tué. A l’occasion du festival de Black Metal de Trondheim « Nidrosian Black Mass » de 2007, il s'immerge au coeur même de son sujet d'étude par la présentation de son oeuvre Kick Out The Titans regroupant vidéo, dessins et installation (têtes décapitées et membres désarticulés d’animaux comme décor de scène). Cette participation dans un cadre étranger à l’art contemporain démontre une prise de risque, notamment quant à la réception de son travail. C’est finalement le milieu de l’art qui le sanctionnera en lui retirant par la suite son atelier. Ainsi, le Black Metal se présente comme un danger pour l’art. C’est une menace, visuelle et morale envers le public. Pour revenir aux racines de l’art total, il semble nécessaire d’évoquer les artistes qui sont eux-mêmes musiciens et vice-versa. Envisager la possibilité de voir ce mouvement comme concept catégoriel nouveau et influent, c’est accepter la grandeur et la force d’une association avec l’art et considérer comme probable la naissance d’œuvre d’art totale. L’art trouve en la musique un prolongement naturel de son expression.

Figure 4. Dimitris Foutris, “Black Tuda,” 2006. (Performance avec Em Kei, Poka-Yio, Apostolos Zervedvas, and Nethescerial à Ileana Tounta Gallery, le 14 Mai 2006). Courtesy de l’artiste.

D’ailleurs beaucoup d’artistes sont également musiciens et beaucoup de musiciens ont une formation d’artistes. Dans le champ du Black Metal, ces échanges de pratiques sont également observés. Beaucoup ont joué dans des groupes dans leur adolescence, mais certains continuent une double pratique. Dimitris Foutris, comme beaucoup d’autres artistes, adolescent, a joué dans un groupe. Il fait d’ailleurs référence avec nostalgie à cette expérience de jeunesse en invitant le groupe Netherscerial pour sa performance Black Tuda en 2006. Lui, ainsi que trois autres artistes grecs, cachés sous de grandes aubes à amples capuches cernent le groupe pendant que celui-ci se produit en concert. Doit- on voir ici les artistes comme les gardiens d’une connaissance occulte ou à l’inverse comme une menace ? Certains artistes poursuivent intensément une double pratique. Sindre Foss Skancke se présente sans doute comme la figure la plus intéressante de cette interdisciplinarité. Comme l’activité artistique est solitaire, il poursuit cet accomplissement personnel dans sa musique et ajoute aux formations « à un seul membre » existantes, le groupe Utarm. Son exploration profonde et dense du sujet, la dimension pluridisciplinaire de sa démarche, parfois collaborative (commissariat d’exposition) rappelle le projet wagnérien. Il est également un des premiers à avoir ouvert les portes d’un espace d’exposition à un musicien issu de la scène, non pas pour jouer son propre rôle mais en tant qu’artiste. Daniel Vrangsinn, bassiste de Carpathian Forest, semble être attiré par les libertés permises par l’art et tente d’explorer le champ de création possible avec comme noyau principal la musique. Il présenta, lors de l’exposition « Do what thou wilt should be the key to the world » au centre d’art Kurant de Tromso en 2009 sa vidéo Phobia, projet global incluant des participations diverses et se voulant être l’illustration visuelle des morceaux composant l’album éponyme (Misantrof Antirecords, 2012). Enfin, un autre musicien de la scène, Thomas Gabriel Fischer (Hellhammer, Celtic Frost) explore les richesses infinies de la création plastique dans une pratique outsider, plus personnelle. Il commença par une série de masques mortuaires moulés sur son propre visage et peints chacun de façon unique en 2007, et examine aujourd’hui la tridimensionnalité avec des ready-made cinglants, des godemichets détournés en objets de dévotion. Ainsi, il est intéressant de constater que la pratique artistique de ces deux musiciens vient renforcer, et même valider celle des artistes cités plus haut. Mais finalement, les dernières tentatives musicales de certains groupes ingénieux ne sont-elles pas ce qui se rapprocherait le plus de cette volonté d'élever le Black Metal ? Les concepts de remise en question et de principe de dépassement sont similaires à ceux abordés par les artistes contemporains. De concert, musiciens post-Black Metal et artistes oeuvrent alors à son avènement ultime.

L’insurpassable singularité d’un phénomène en fait une icône, voire même un nouveau régime de pensée. Le Black Metal est un au-delà de la musique, il dépasse sa fonction de genre musical. Il rayonne de ses ardeurs funèbres sur tous les pans culturels. L’art peut disperser les nuages qui limitent le passage de ces rayons et compte parmi les plus à même de dévoiler l’astre caché. Le Black Metal est ce corps souffrant qui dans un même mouvement renvoie toute la noirceur de l’humain mais aussi son élan le plus vital. Il est cette zone d’indiscernabilité entre un objet fini et un objet en devenir. S’il est fini, l’art en serait son prolongement, le projeter vers le futur serait en prononcer le retour ; s’il est en devenir, l’art en serait le meilleur révélateur. Si l’on considère ce mouvement comme moyen d’accès à une certaine vision du monde (Weltanschaung), teinté de romantisme noir et de satanisme, c'est le désir de transgression (basé sur l’affirmation et le refus) qui semble agir comme source de motivation primordiale. Par son intrusion dans le champ artistique, comme rite de passage, ce courant musical, en tant que forme symbolique aspire à une extension, une propagation considérable, une (re)naissance. Et l’art endosse la fonction d’exégète pour dévoiler toute « la logique de la sensation »9 de cet épiphénomène devenu genre esthétique à part entière. Les œuvres qui traitent du Black Metal, qui en font la sémiologie pour mieux en comprendre le mode d’existence semblent être le produit achevé, l’étape ultime et finale du projet Black Metal lui-même. Et même, en suivant Susan Sontag qui déclare que « l'art ne vient pas nous parler de quelque chose : il est lui-même ce quelque chose »10, il nous est permis de penser que l’art est le Black Metal.

9 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Les Editions de Minuit, 1981.

10 Susan Sontag. L’œuvre parle, Œuvres complètes vol. 5, Paris, éd. Christian Bourgois, 2010

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