Ma Vie Est Mon Plus Beau Rôle
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MA VIE EST MON PLUS BEAU RÔLE « À JEU DÉCOUVERT» Collection dirigée par André Coutin Couverture : photo François Darras. Maquette : Jean Denis. © Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1993 ISBN 2-221-06912-9 À Francisco Préface Un acteur. Un grand de notre époque. L'un de ceux dont nous aimons la présence, la solidité, la voix d'airain, mais aussi l'infi- nie délicatesse et l'humour ; dont nous admirons l'itinéraire exem- plaire — de Molière à Tchekhov, de Bernard Shaw et Beckett à Anouilh et Thomas Bernhard. Voici que l'interprète de tant de rôles qui ont marqué notre mémoire, piétinant soudain, pour notre bonheur, sa légendaire discrétion, s'en choisit un nouveau, inha- bituel et risqué : lui-même. Rompu, de par son métier, au dédoublement perpétuel, habitué au « Je est un autre » fondamental du comédien, condamné à n'être personne, s'il veut être grand et vrai, à s'effacer devant le personnage — dévoré/dévorant —, à se loger, pour exister, dans un corps étranger, voilà que notre acteur entreprend, cette fois, de se dire lui-même, de nous dire « lui ». De « se trouver » comme dit Pirandello dans La Fleur à la bouche qui révéla Guy au public parisien. Exercice passionnant, vous l'allez vérifier, que ce voyage vers lui-même, cette quête d'identité qui n'est pas sans embûches : le labyrinthe familial que Guy réexplore avec nous, à cheval sur deux frontières et plusieurs continents, est semé d'obscurités, de leurres et d'énigmes : une tante chanteuse, qui devient brusque- ment danseuse vedette des Ballets Russes de Diaghilev, dissimulée sous un pseudonyme ; le père tragiquement privé de la mémoire à la suite d'un accident ; un grand-père quasiment un mythe vivant à la cour de Ménélik d'Abyssinie. C'est de cette forêt ombreuse qu'émerge l'image d'un enfant sage d'emblée, pudique pour jamais, raisonnable, mais guettant pas- sionnément la lueur lointaine du théâtre. Un théâtre où, depuis quarante années, il est admiré et aimé. Guy, ami délicat, paisible, avare de soi, secret, mais à qui, il l'avoue, les comédiennes font volontiers leurs confidences les plus osées. Cher Guy, caro Guido — seul l'italien permet de mettre dans ce prénom assez de ma tendresse, et ce familier des frontières me le pardonnera —, je me souviens de Jacques le Fataliste où tu fus un « maître » admirable : autoritaire et fragile, naïf et soup- çonneux, homme, selon Diderot, avec des curiosités et des refus, des certitudes et des gouffres d'ombre. Fidèle en cela à l'auteur pour qui la lumière ne saurait jaillir que du choc des contraires, du va-et-vient entre des esprits opposés, j'avais inventé de donner à Guy, dont on connaît la minutie scrupuleuse qu'il apporte à tout ce qu'il fait, le cher Patrick Chesnais pour partenaire. Et l'on sait que, pour Patrick, disons-le vite, la méthode n'est pas son fort. Je me souviens, en particulier, d'une scène assez simple où ils n'avaient, l'un et l'autre, qu'à saluer je ne sais plus quel tiers. Ce qui amena Guy à chercher longuement sur quelle syllabe du dia- logue, quelle inflexion de voix, sur quel silence et de quelle durée, il ôterait son chapeau. Tandis que Patrick, affronté au même pro- blème, exigeait qu'on lui fournît d'abord une quantité suffisante et suffisamment diverse de chapeaux entre lesquels sa fantaisie du dernier moment l'amènerait à choisir. Ce sont là, pour un metteur en scène — patient, à coup sûr, mais d'abord passionné — des moments inoubliables. Surprenant Guy Tréjan, si amical, si rassurant dans une troupe, lisse, dirait-on malicieusement, comme un Suisse, et qui se lance au détour d'une page dans un vibrant éloge du désordre. Guy, que le regard de Henri Guillemin, acéré, s'il en fut, et ennemi de tout conformisme, de toute tiédeur, a su distinguer dès longtemps jusqu'à entretenir avec le comédien une longue corres- pondance dont Guy — toujours la pudeur — ne nous livre que quelques lueurs. Raisonnable, Tréjan, qui a épousé si passionnément les excès de langage et de cœur d'Orgon, trop sensible à la singularité de Tar- tuffe ? Tréjan, virtuose de la musique de chambre (de Cher Menteur à Lipaïa) et que nous avons vu, fascinés, empoigner soudain les grandes orgues dans Heldenplatz de Thomas Bernhard et, sans répit, durant deux heures d'horloge, jeter la longue plainte du tigre blessé, l'imprécation inépuisable du professeur Schuster ; acharné, rebondissant sans cesse connue un catcheur qui ne sau- rait s'écrouler, vaticinant, éructant, maudissant, tonnant comme Jupiter, terrifiant Burgrave, aveugle et lucide comme le Cyclope, dans son long pardessus de bourgeois viennois. Prodige de l'acteur. Sommet d'une carrière. Rôle suprême. « Pas sûr », nous dit Guy, qui voit dans le récit de sa vie son plus beau rôle. Plus un autre que nous ignorions jusqu'à aujourd'hui et qu'il vient de découvrir : celui d'écrivain. CLAUDE SANTELLI PREMIÈRE PARTIE Enquête privée Je ne peux envisager le qualificatif de « génial » qu'on attribue parfois à des acteurs. Il faut tout de même respecter une certaine échelle de valeurs, de mérites ! Si l'un de nous était occasionnellement génial, comment défi- nirait-on l'art de Michel-Ange et de Léonard de Vinci et de Mozart ? Du talent, beaucoup de talent, un don et un talent exceptionnels, oui, mais du génie, non. G.T. 1 Secret médical Ce matin d'avril 1990, le printemps étincelle sur les Alpes valaisannes aux crêtes encore neigeuses. Au pied des montagnes, à la lisière de la ville de Monthey, un homme de forte carrure, cheveux gris, traverse un grand parc, un attaché-case à la main. Préoccupé, tendu, anxieux. Il pénètre dans le hall d'une clinique psychiatrique réputée, en Suisse. Il décline son nom et immédiatement est introduit dans le bureau du directeur. Celui-ci lui tend le dossier médical d'un ancien pensionnaire de l'établisse- ment. — Je l'ai fait sortir de nos archives pour satisfaire votre demande. Le visiteur qui a le privilège de pouvoir consulter ce dossier pourrait être un juge d'instruction recherchant une pièce concernant une affaire pourtant déjà jugée. Il ressemble étrangement au comédien que je suis et il est exact au rendez-vous, comme lorsque j'entre en scène. Mais ici, je ne joue pas un rôle. En ouvrant ce document confidentiel, je suis pris d'une angoisse qui n'a pas de com- mune mesure avec le trac. Le malade dont j'interroge le passé a séjourné et souffert en ces murs. Très jeune, je l'y ai rencontré. C'est mon père. Il s'appelle Jacques Treichler et moi, Guy Tréjan. — La maison, me dit le directeur, a bien changé. Les traitements ont évolué, ont fait de grands progrès. Les résultats sont beaucoup plus positifs. Mon regard parcourt le beau parc, les petits pavillons. J'aperçois quelques silhouettes. Sont-ce des malades ou des infirmiers ? J'ai peine à reconnaître les lieux. Je sais malgré tout que c'est en me rendant ici, il y a plus de cinquante ans, que ma vie d'homme a commencé. Ma mémoire se fait infidèle, tamisée. Heureusement le flou ne me déplaît pas. Mais que peut avoir de commun l'adolescent que j'étais avec l'homme d'âge qui a entrepris ce voyage pour retrouver sa jeunesse, sa famille ? Pour la mieux connaître... J'ai besoin de précisions. J'essaie de comprendre tout ce que l'on me cachait alors, ou que j'ai moi-même occulté. Ces feuillets dans mes mains, avec ces dates d'entrées et de sorties, ces observations cliniques, ces commentaires, ces appréciations jalonnées de jargon médical, cette intimité dévoilée de mon père, me plongent dans mes souvenirs d'enfance. Je me méfie des souvenirs. L'âge et le temps les affa- dissent, les décolorent, les embellissent ou les ignorent. Je ne crois que ce que je vois. J'ai besoin de réel, de concret. J'ai peu de goût pour l'imaginaire. Les biographies, les correspondances, les Mémoires, ont toujours été le seul genre de littérature qui m'intéresse. J'y trouve une saveur, un frémissement de vie qu'aucun roman ne peut me don- ner. J'ai du plaisir pour les réalités ! Plus de plaisir à lire le Journal de Jules Renard, de Léautaud, de Gide, de Jou- handeau et la vie de Proust, de Victor Hugo, de George Sand, ou même de Simenon, que leurs romans, pourtant lus ou parcourus. Mais autant les portraits et autoportraits des autres m'attirent, autant je refusais jusqu'à présent toute idée de Mémoires, de souvenirs personnels. Depuis une quinzaine d'années, on me suggérait de ten- ter l'aventure de les écrire. Je me dérobais aux proposi- tions. Par peur, par terreur même et aussi par modestie. Modestie que m'inspiraient toutes mes lectures. La der- nière sollicitation, amicale, constante, a eu raison de mes réticences. Aucun comédien, je suppose, n'aborde un rôle autre- ment que paralysé par le doute, la peur. Moi en tout cas, car les exemples de pièces qui n'ont pas « marché », comme on dit, abondent. Les plus grands, les plus célèbres et les plus talentueux (ce ne sont pas forcément les mêmes) les ont connus. Comme au théâtre, je prends des risques en essayant de parler de moi comme d'un autre. Comme au théâtre, je veux pénétrer dans les coulisses où bien des tentures cachent ce que je me refuse à voir, ce que parfois je ne veux qu'apercevoir. C'est d'abord revenir de nuit dans une maison fermée depuis si longtemps, un peu abandonnée, plongée dans le noir.