DE L'ATROCE AU SUBTIL LÉOLO s 16 DE JEAN-CLAUDE LflUZOH 9 770821 682006

Magazine transculturel • Transcultural magazine • Rivista transculturale Deux Québécois sur trois font affaires avec nous.

Il doit bien y avoir une raison.

Fédération des caisses populaires Desjardins de Montréal et de l'Ouest-du-Québec iUf^6

g) Desjardins L'incroyable force de la coopération. Summary SOMMAIRE S ommario Les auteurs du dossier

OCTOBRE/NOVEMBRE (992 Illustration de la couverture : Gérard

VRAC FICTION 4 Une capsule éditoriale, etc. 34 Entomonecrologia Tommaso Macrî Bernard Charbonneau, pionnier de la CINÉMA 35 Le violon vert lune écologique en France, il représenta 8 Léolo de Jean-Claude Lauzon ou la vie avec Jacques Ellul le mouvement Marie José Thériault personnaliste dans les années 1930. est un songe Anna Gural-Migdal SOCIÉTÉ Bernard Lévy se définit comme un communicateur. Il fait partie du comité de 12 Montréal sut le Bosphore 37 Diaspora et flux des cultures rédaction de Vice Versa. Ses activités Lamberto Tassinari Perspectives schizo-ethniques s'étendent du journalisme scientifique à la Carlo Bengio création littéraire en passant par la criti­ TRAVAIL que d'art. II est rédacteur en chef de la ART revue Vie des Arts de Montréal. 14 Du travail-loisirs au chômage-emploi Bernard Charbonneau 39 Michelangelo, l'artisan de génie Kimon Valaskakis, Ph.D. in Economies, 17 Does Human Work Have A Future ? Silvana Villata is the Chairman of Isogroup Consultants Kimon Valaskakis and president of the Gamma Institute in 41 Jocelyne Alloucherie . He is also professor of 21 Entre torture et plaisir... ou l'emprise de l'ambiguïté Economics at Université de Montréal. Vincent van Schendel Marie-Josée Themen

Vincent van Schendel est économiste au 24 Le travail qui tue THÉÂTRE Service aux collectivités de l'Université Bernard Levy du Québec à Montréal où il est responsa­ 43 Old Fires in New Mirrors ble de la conception et de l'animation de LITTÉRATURE Phelonise Willie séances de formation sur l'emploi et le développement régional à l'intention de 28 Identité et culture ARCHITECTURE groupes de syndiqués et de groupes d'un village à l'autre communautaires. 11 est également co­ 45 The Lachine Canal Antonio D'Alfonso auteur avec Diane-Gabrielle Tremblay Gavin Affleck d'Economie du Québec et de ses régions, pu­ 30 Historical Values in Ordinary Lives blié en 1991 aux Éditions Saint-Martin et LE VICE INTELLIGENT Télé-Université. An interview with the American writer Gay Talese 47 Chronique de Marisa Comoglio Balmont Bernard Lévy

DATE DE PARUTION, OCTOBRE 1992. Magazine transculiurcl publié cinq fois par année par les Éditions Vice Versa inc.. CP. 991, Suce. -A-, Montréal, QC, H3C 2W9 • RÉDACTION - 3575, boul. Saint-Laurent, bureau 405, Monrréal, QC. Canada H2X 2T7 Tél. : (514) 847-1593 - Directeur : LAMBERTO TASSINARI- Comité de rédaction : IOANA GEORGESCU, FABRIZIO GILARDINO, BERNARD LÉVY, LAMBERTO #w$TASSINARI, NICOLA%S VAN SCHENDE L - Responsables de section Arts visuels : MARIE-JOSÉETHERRJEN, JOHN K. GRANDE. Bande dessinée : VITTORIO, Capsules : CHRISTIAN ROY, Cinéma : ANNA GURAL-MIGDAL, Environnement : TOM SH1VELY, Essai et théorie littéraire : RÉGINE ROBIN, Fiction : MARIE JOSÉ THÉRIAULT. Le vice intelligent : BERNARD LÉVY, Multimédia : IOANA GEORGESCU, Musique : FABRIZIO GILARDINO, Poésie : ELETTRA BEDON, Psychanalyse : G1ANCARLO CALCIOLAR1, Société : MYR1AME EL YAMANI, NICOLAS VAN SCHENDEL Théâtre : WLADIMIR KRYSINSKI - Ont collaboré à ce numéro : GAVIN AFFLECK, aETTRA BEDON, CARLO BENGIO, BERNARD CHARBONNEAU. MARISA COMOGLIO BALMONT, ANTONIO D'ALFONSO, IOANA GEORGESCU. JOHN K. GRANDE, ANNA GURAL-MIGDAL. MAYA KHANKHOJE, BERNARD LÉVY. TOMMASO MACRI. CHRISTIAN ROY, LAMBERTO TASSINARI, MARIE JOSÉ THÉRIAULT, MARI1E-JOSÉE THERR1EN, KIMON VALASKAKIS, VINCENT VAN SCHENDEL, SILVANA VILLATA, PHELONISE WILLIE - Directeur artistique : GIANNI CACCIA • À l'étranger Bureau de , directeur: FULVIO CACCIA, tél.: 43.66-48.68 - Correspondants New York : PAOLO SPEDICATO; GIOSE R1MANELLI, Pans : G1ANCARLO CALCIOLARI, Roma : SALV1NO SALVAGGIO, Toronto : DOMEN1CO D'ALESSANDRO. Los Angeles : PASQUALE VERDICCHIO - Correction : LIETTE BEAULIEU, MICHEL RUDEL-TESS1ER, PAOLA VERGINE - Illustrateur : JACQUES COURNOYER. GÉRARD DUBOIS, JAMES FOX - Illustration de la couverture : GÉRARD DUBOIS • PUBLICITÉ/ABONNEMENTS - JOSÉE BELLEMARE, 3575, boul. Saint-Laurent, bureau 405. Montréal, QC. Canada H2X 2T7 tél. : (514) 847-1593. Envoyer les abonnements à Vice Versa, CP. 991, Suce. . A •, Monrréal, QC. Canada H3C 2W9 • PRODUCTION TECHNIQUE : Infographie - ÉDITION* TYPOORAPHIE'CONSEILS (ETC) tél. : (514) 521-5881 • Impression - IMPRIMERIE D'ÉDITION MARQUIS LTÉE tél. : (514) 248-2273 • Distribution - LES MESSAGERIES DYNAMIQUES (Québec) tél. : (514) 332-0680. LMPI (Ouest canadien et Mantimes) tél. : (514) 374-9811. DIFFUSION PARALLÈLE (en libraine) tél. : (514) 434-2824- Envoi aux abonnés: Château des Lettres, tél. : (514) 276-2493. - Dépôt légal : Bibliothèques du Oinada et du Québec. Quatrième trimestre 1992- Courrier de deuxième classe. Envoi de publication - Enregistrement No 6385. Envoyer tout changement d'adresse à: Vice Versa, CP.991,Suce. -A-, MontréaL Qc Canada H3C 2W9. La rédaction est responsable du choix des textes qui paraissent dans le magaane. mais les opinions exprimées n'engagent que leurs auteurs. Vice Versa bénéficie de subventions du ministère des Affaires culturelles, du Conseil des Arts du Canada ainsi que du ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration. Vice Versa est membre de la SODEP et est indexé dans POINT DE REPÈRE et dans CANADIAN PERIODICAL INDEX. Vice Versa n'est pas responsible des documents qui lui sont adressés. ISSN: 0821-6827

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 3 VRAC

Giose Rimanelli Tiro al piccione Torino, Einaudi Tascabili, I99I

Tiro al piccione, scritto in prima stesura nel 1945, è in massima parte basato su un'esperienza personale dell'autore, allora ventenne. Pubblicato da Mondadori nel 1953, è riproposto dalla Einaudi nel 1991. Ancora un romanzo sulla lotta parti- giana combattuta sulle montagne ma - questo - con un protagonista che appar- tiene all'altra parte. Un romanzo per il quale resta tuttora valido il giudizio di Calvino alla lettura del manoscritto : « ... con tutto quanto d'acerbo c'è... rimane questo senso di carnaio spietato e osceno e del suo schifo, e questo è un risultato MONTREAL A LOUER ottenuto attraverso mezzi narrativi, è un risultato poetico. » La rilettura, a quarant'anni dalla Tout allophone débarquant ces jours-ci à Montréal risque d'apprendre très vite au moins prima pubblicazione, permette di cogliere deux mots de la langue française : à louer. Impressionnante répétition de ce message dans - degli avvenimenti narrati - il possibile toutes les formes d'affichage : au crayon, imprimé, électrique, en relief, électronique... aspetto metaforico, e insieme un Messages désespérés, il me semble. Je me trompe peut-être, mais je les vois tomber dans significato più ampio, filosofico. le vide le plus profond. Impressionnante l'anémie de la ville en cette 350e année... Pas La sete di vivere del protagonista, d'énergie, pas de sang, pas de foules. Juste un peu de rhétorique. Mais au-dessus du bruit rabbiosa e cieca, che lo porta a fuggire i constitutionnel-nationaleux, une voix, hélas, se lève! Celle de l'inépuisable, incontour­ limiti fisici e psicologici délia casa del padre, nable Lise Bissonnette. Seul verbe politique d'une vigueur autre, seule voix capable de è la sete di tanti - non solo giovanissimi. comprendre le présent et d'interpréter l'avenir ! Presque l'expression d'un chef de gouver­ Un sentimento, una pulsione che spinge ad nement-ombre, destiné un jour prochain à guider le Québec. andare, a cercare qualcosa cui non si sa dare un nome, che fa affrontare rischi, che fa vivere situazioni « ... da smemorato... ». I duri mesi passati a combattere (« ... tutti sparano, davanti e dietro. Io non capisco più niente quando sparo... ») sono l'esperienza - diversa per ciascuno - che REFERENDUM richiama bruscamente alla realtà. 11 ritorno al paese, dopo il 25 aprile, e il rendersi conto che « ... la provincia era ancora Mode d'emploi attaccata ai fantasmi e aile illusioni del passato... » è il reinserimento in questa realtà, lo scontro a volte brutale con la vita di tutti i giorni, quando ci si porta dietro non solo il ricordo ma quasi il peso fisico dell'esperienza passata (« ....Ma anche nel sonno sapevo che non sarei dovuto tomare, e rimpiangevo i morti che c'erano stati. Tutti i morti délia guerra... »).

Tutti i morti délia guerra... In questi giorni di violenza teletrasmessa divenuta spettacolo, la lettura di certe pagine di questo romanzo - quasi oscene nella loro crudità - puô forse ridare consapevolezza che la guerra (ogni atto di violenza è guerra) non è mai la soluzione, che coloro Avant de voter le 26 octobre, relire quelques pages de Hubert Aquin. Par exemple, le che ci credono «... ammazzano la gente texte « L'existence politique » que vous trouverez dans Blocs erratiques, Editions Quinze, da cani e sono ammazzati da cani... », che non ci sono attenuanti, giustificazioni per pages 51 à 61. Ces pages ont été écrites en 1962, il y a donc 30 ans. Voici la conclusion : chi vi ricorre (« ... non esiste un sangue « Mais je ne saurais me contenter d'une essence d'indépendance ; j'aimerais qu'elle soit freddo o caldo quando si uccide... »). Puô aussi existence, qu'elle ait une forme précise, qu'elle comporte un programme politique forse portare alla presa di coscienza che précis... L'indépendance n'est pas nécessairement une amélioration de notre condition conclude il racconto del protagonista : présente dans la Confédération ; l'indépendance ne sera pas idyllique, et ne peut l'être. « ... e adesso sapevo che era necessario Elle ne peut être qu'une révolution - et, en cela, elle constitue une étape politique im­ tornare in mezzo alla gente, vestito con i portante, mais pleine d'embûches, qu'un peuple demeure libre de vouloir franchir ou miei panni civili, e vivere finalmente per non. » una ragione. » Comment ne pas voir que la forme actuelle de ces idées est d'une pauvreté désolante ?

Lamberto Tassinari Elettra Bedon

4 VICE VERSA / NUMÉRO 39 Joan Vinyoli Promenade d'anniversaire el autres poèmes Traduit du catalan par Patrick Gifreu et présenté par Pep Vila. Orphée/La Différence. 1990, 128 p.. 29 FF Cette petite anthologie bilingue permet SANDRA BERNHARD de découvrir jusque dans le rocailleux ori­ ginal l'œuvre poétique de Joan Vinyoli (1914-1984). L'obscurantisme ethnoci- daire du régime de Franco ne sut empêcher GIVING TILL IT HURTS ce « bon Européen » (selon l'expression de Nietzsche, dont il fut le traducteur ainsi Performeure, chanteuse, actrice (qui peut oublier la groupie de Robert De Niro dans King que de Rilke) de porter le flambeau du of the Comedy, de Scorsese ?), auteure d'une biographie intitulée modestement Confessions modernisme catalan, en écrivant comme si of a Pretty Lady et de plusieurs articles, elle défie avec passion la catégorisation, vu son sa langue n'était pas simplement minori­ parti pris pour l'ambiguïté. Sandra Bernhard, ce personnage « wild and bitchy » était de taire, mais de la même envergure passage cet été à Montréal à La Brique. Artiste très en vue dans la veine du stand up transnationale que l'anglais, et même ap­ comedy, Sandra était accompagnée par des musiciennes (the Sttap-ons) et d'un homme pelée à redevenir un jour prochain la lan­ noir dont elle dit qu'il est « the only man who can please me ». Giving Till it Hurts promis gue véhiculaire du bassin méditerranéen par le titre du spectacle resta un geste inaccompli. Un malentendu entre salle et scène s'est qu'elle fut un moment au Moyen Age. instauré avant même qu'elle n'ouvre la bouche. Lutter contre cette force hostile malgré Pétri des intuitions métaphysiques de la elle, contre ce bruit envahissant, était la véritable source du mal. L'impossibilité de gérer littérature nordique — en particulier de l'image qu'on a soi-même fabriquée était manifeste et douloureuse. Un rideau de Holderlin —, il interroge l'immédiateté brouillages s'est épaissi entre elle et les fauves qu'elle a en vain insultés. Et le ton maîtresse sensuelle de son expérience méditerra­ d'école n'a fait que les encourager. Bière à l'appui, ils s'étaient confortablement installés néenne, allant jusqu'à se demander en dans cet intervalle de confusion entre fiction et réalité qu'elle a sans vouloir permis et commençant la longue « Elégie de créé. D'où le danger de l'image qu'on ne peut plus contenir, qui éclate dans un effet Vallvidrera » : « Pourquoi des mots ? Ce boomerang en plein visage. bleu intense de la mer suffit. » Une soif inextinguible le pousse cependant à cher­ Quand on peut l'entendre parmi les cris de la foule, d'une très belle voix, Sandra la cher comme une oasis « au-delà des mots chanteuse se réapproprie des hits, tels Fever, Sad Lisa de Cat Stevens, Woodstock de Joni un silence transparent » auquel il croit Mitchell, Me and Mrs. Jones, sa signature et pièce de résistance. Illustrations ou supports accéder « par le fragile pont suspendu de aux anecdotes, qu'elle tisse dans une perpétuelle parodie où elle est à la fois spectatrice et l'humble chant », pénétrant « vers les protagoniste. Parcourant les années de son adolescence jusqu'à l'âge du sida et aussi de la sources » dans Les heures retrouvées (1951 ), plurisexualité, elle ponctue les anecdotes d'allusions et de citations musicales ou inspirées où « la Tour des Heures devient phare », de l'actualité (la controverse entourant sa relation avec Madonna), de commentaires quand Tout est maintenant et rien (1970). 11 personnels engagés (les droits des gays, le sida, la guerre du Golfe). Si on a l'impression trouve alors la mesure sous-jacente à sa qu'elle se livre sur la place publique, elle ménage toutefois des zones aveugles privées, concupiscence : « Le crépitement d'août qu'elle laisse ainsi libres aux fantasmes de ses admirateurs ou de ses détracteurs. près de la mer, la lumière méridienne, les Sandra Bernhard sait entraîner son public qui délire dans le vertige entre le vide de pluies de septembre, les cuivres d'octo­ l'Amérique profonde, banlieusarde, et celui, glamour, du jet set. Ce dernier, elle le connais­ bre », sachant l'air de rien jusqu'où aller sait bien avant d'en faire réellement partie, comme ancienne manucuriste à Beverly Hills. trop loin, tel le corailleur au lourd sca­ Première leçon d'un kitsch gestuel, vestimentaire et langagier, style beauty parlour, qu'elle phandre auquel il se compare souvent, lui explore depuis. En jouant sur le kitsch hollywoodien ou celui du Mid-West, elle y prend pour qui « toutes les choses se transfor­ un plaisir qu'elle fait partager quelques instants avant de s'en distancier, acide. ment toujours en de meilleures, insolites : Polymorphe, elle étire ses masques élastiques entre la laideur et la beauté, entre la violence rochers, en diamants, [... I, aiguilles à cou­ et la tendresse. Hardcore ou soft, parmi les cris, les chuchotements ou les lignes mélodiques, dre, en paratonnerres d'acier », etc., une constante séduction s'infiltre. Dans cette trame du deuxième degré fusionnent, s'en­ comme le Cap Creus au regard de Dali. Le trelacent des clichés qu'elle pousse ou repousse : Hollywood, les tabloïds, Noël, le star magma protéiforme du paysage et de l'ima­ system, la famille, la division des sexes (qu'elle continue d'opérer dans sa propre ginaire catalans se déverse ici brûlant hiérarchisation), la mode et l'accessoire. Triomphe de l'artifice- Manipulation. Les trans­ comme le soleil qui l'écrase dans la formations de Sandra, sexy ou ironique, nue ou habillée, avec ou sans perruque, ont lieu Méditerranée aux « lointains inconce­ sur ce fond constant de références, en fait très locales, car presque uniquement américai­ vables » où dérive le poète, « roi mal nes. Même si à l'occasion elle parlera d'un inoubliable massage pendant un tournage à vêtu », jaloux de sa seule richesse : « desco- Budapest, le point de vue sur le monde témoignera du nombrilisme américain qu'elle brir noves i 1 les, reconèixer l'albatros. » dénonce par ailleurs. Contradiction explicable, car l'Amérique est la cible privilégiée de son amour-haine.

Christian Roy loana Qeorgescu

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 5 William Johnson Anglophobic made in Québec Montréal, Les Éditions internationales Alain Stanké. 1991, 480 pages.

Tout au long de ce pamphlet de propor­ tions encyclopédiques, ce journaliste de la Gazeue enfonce son clou avec un marteau dont l'inlassable et prévisible refrain whig devient vite presque aussi pénible que l'in­ fâme qu'il s'acharne à écraser. Il s'agit de la diabolisation de l'Anglais dans les mythes successifs du nationalisme québécois, faisant de la Conquête la perte d'un paradis perdu à cause d'un serpent étranger, tentateur sournois, mal intrinsèque auquel fut génétiquement identifié l'élément anglo- saxon au Québec. Prenant la relève du dis­ cours clérico-nationaliste, « le mythe du colonialisme crée une séparation absolue entre deux catégories de gens. Ils ne doivent pas s'entremêler. L'un est l'ennemi absolu de l'autre. Par le passé, le mythe de l'An­ glais au Québec cherchait aussi à séparer absolument les Canadiens des Anglais pour préserver la culture conservatrice et ultramontaine. » Un peu comme Esther Delisle, Johnson montre comment Groulx a su faire de cette « âme collective » une don­ née du sang et une affaire de race à conser­ ver pure et sans mélange, toute interférence dans le déterminisme de la reproduction de son organisme homogène étant du ressort de la maladie ; c'est en vertu de la même logique que le bilinguisme continue d'être associé à la schizophrénie et que la coexistence de diverses cultures en une même personne demeure impensable dans certains milieux intellectuels, comme le montrait récemment l'opéra Nelligan, exemple accablant parmi tant d'autres dont Johnson ne nous épargne aucun. Il a certes le mérite de nous mettre sous le nez ces déplorables habitudes de pensée grégaire, ISAMU NOGUCHI GARDEN MUSEUM qu'il faudra bien finir par exorciser ; mais sera-ce pour les remplacer par la « vision Long Island, New York libérale » seule légitime à ses yeux, dont Ottawa serait La Mecque et Trudeau le New York recèle de petits musées qu'il faut absolument visiter surtout lorsque les expo­ sceau des prophètes ? Sa logique voudrait sitions d'été sont à l'image des journées écrasantes de la mégalopole. Le musée-jardin que les francophones s'appuient sur 11 gou­ Noguchi est l'un de ces endroits qui vaut le déplacement même s'il faut pour cela emprun­ vernements plutôt qu'un seul pour étayer leur identité, celle-ci n'étant d'ailleurs ad­ ter une navette ou les transports en commun. Ce musée a été fondé en 1985 par Noguchi mise qu'en tant que convergence tempo­ (1904-1988). Artiste nippo-américain, il a passé sa vie entre ses ateliers au Japon et aux raire d'intérêts individuels, sans avoir de Etats-Unis, avec quelques séjours en Europe. consistance propre. Ce musée offre une rétrospective permanente de ce sculpteur dont on retrouve des œuvres publiques à la grandeur du globe. Son langage plastique doit beaucoup à Brancusi, dont il fut l'assistant dans les années 1920, ainsi qu'au surréalisme. Il privilégie le marbre Toute différence dissoute dans la « na­ bien qu'il ait aussi travaillé avec le bronze et d'autres matériaux. Ses formes simples, parfois ture humaine perfectible » que suppose la anthropomorphiques sont des éloges au marbre qu'il polit, poinçonne ou dégrossit. Il a modernité, le Canada, qui doit l'existence à aussi longuement travaillé à concevoir les décors de scène pour les chorégraphies de sa réserve envers cette « vérité d'évi­ Martha Graham. Son intérêt pour les aménagements paysages, qu'il a appliqué dans ses dence », n'a dès lors pas plus de raison que environnements publiques, est influencé par la tradition japonaise des jardins zen. Il est le Québec de persister à se vouloir distinct l'auteur des lampes Akari (aussi appelées lampes Noguchi), fabriquées à partir d'un sque­ des Etats-Unis dont elle est le dogme fonda­ lette de bambou et de fin papier translucide. teur. Il revient par contre au Québec et au Le musée met bien en perspective toutes les activités de ce sculpteur qui a traversé Canada de trouver leur raison d'être dans la le XX' siècle à l'ombre des Picasso, Henry Moore ou Matisse. L'espace intime de ce musée- différence assumée et voulue pour l'autre jardin est on ne peut plus propice à la contemplation des œuvres, d'autant plus que ces comme pour soi. dernières dégagent une quiétude qui contraste avec le rythme new-yorkais.

Christian Roy Marie-Josée Therrien

6 VICE VERSA / NUMÉRO 39 EPHEMERAL INTEGRATION

Andy Goldsworthy is a 36 year old British artist whose ephemeral brand of art integrates nature as cultural expression into his environ­ mental innovations. Markedly contrasting the land art ethic of Christo and Robert Smithson's from the 60's, maximal-scaled impositions on the landscape that used the earth as neutral material to express a formalist approach to art, Goldsworthy's works use materials derived from nature in situ. One of Christo's most recent projects involved the simultaneous unveiling of 31000 umbrellas along the Tejon Pass in California and across the Ibaraki prefecture, 70 miles north of Tokyo, at a cost of $26 million U.S.. Financed through bank loans and sales of Christo's drawings and prints, the magnitude of this project's cost infrastructures minimizes the artist's role in the production, making it all seem a question of financing. Andy Goldsworthy's work, on the other hand, tries to minimize his interventions by taking time to assess the site, climate, and surroundings for the particular venue he has chosen. Goldsworthy seeks to « uninvent » art by remov­ ing any metaphoric, subjective or idiomatic associations we might have when considering his art. Instead, his more modest works, usually micro-cosmic in scale, are a direct response to local, specific ecologies. As Andy Goldsworthy says : « For me, looking, touching, material, place, form are all inseparable from the resulting work. It is difficult to say where one stops and another begins. Place is found by walking, direction determined by weather and season. I am a hunter, I take the opportunities that each day offers : if it is snowing, I work with snow, at leaf-fall it will be with leaves ; a blown-over tree becomes a source of twigs and branches... Movement, change, light, growth and decay are the lifeblood of nature, the energies that I try to tap through my work. 1 want to get under the surface. When I work with a leaf, rock, stick, it is not just material in itself, it is an opening into the processes of life within and around it. When I leave it, these processes continue. »

John K. Qrande

Sirkka Turkka Not You. Not the Rain

56 pages. $12.45

Pentti Saarista Gathering Fragments Paul Vangelisti 64 pages. $13.95. Translated from Finnish by Seija Paddon. Waterloo, Penumbra Press Villa Los Angeles (distributed by University of Toronto Press), Scandinavian Translation series, i 991. Littoral Books, 1991 Finnish-born translator Seija Paddon (teaching this year at ) brings us here samples of the work of two major contemporarary poets of her native country, One of the most recurrent temptations for whose geography and history mirror in many ways those of . This collection by a writer is to reinterpret events of the past, Sirkka Turkka made her the first woman to win the coveted Finlandia prize in 1987- In to insert a different thread in the tapestry the decay of autumn or « the empires of winter » where « outside the frost crackles », of History. Paul Vangelisti did so, writing « fields of grass around you » can « begin to expand into eternities », and the suffering of his Villa : he imagined himself back at the the humblest creature can fill the cosmos : « tortured little jesus/the dear sparrow ». Yet this nature in turns threatened and threatening still does not let up with its inexhaustible time of the emperor Hadrian, became the fancy : roosters can beget strange broods from running shoes as the croonings of Yves poet G. Paullus Lunatus. Montand are piped in... Microcosm and macrocosm also flow into each other in the Through his thoughts and meditations poems of Pentti Saaritsa, who recently stole the show among writers from all over the expressed in 33 letters to different friends, world reading from their work at Toronto's Harbourfront. In the tradition of the great he accompanies the last period of Hadri­ Swedish Modernist poet Gunnar Ekelôf, here everyday experience clears the way for an's life. philosophical insight in a passion/to see the world's/forms hard/and soft/without compli­ The work of epistolary fiction in verse cations/and as true/as light. » In the words of his translator, « at the centre of Pentti creates a particular atmosphere, mysteri­ Saaritsa's poetry is the mysterious permanence ot things, their enduring... which, never­ ous, allusive and evocative, like the draw­ theless, embraces an immense contradiction : to be here, to live a life, yet to let go of ings that enrich the book. Through every­ relationships, of places... » These two elegant volumes are already as objects a joy to hold day words the poet shows us feelings and on to, exquisitely designed as they are by Gordon Robertson, who is also responsible for emotions, in a poem whose rhythm is the distinctive look of the tine Toronto-based literary review The Brick. ample and serene.

Elettra Bedon Christian Roy

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 7 Léolo de Jean-Claude Lauzon ou la vie est un songe

ANNA GURAL-MIGDAL

« PARCE QUE MOI JE RÊVE, JE NE LE SUIS PAS », PAS COMME EUX, PAS MORT-VIVANT, PAS FOU. C'EST PAR LE POUVOIR DES MOTS ET DU RÊVE QUE LE JEUNE LÉOLO, HÉROS DU SECOND FILM DE JEAN-CLAUDE LAUZON, TENTE DE COLMATER SON ANGOISSE OBSESSIONNELLE DE LA FÊ­ LURE, DE CONJURER EN UN LEITMOTIV INVOCATOIRE CETTE MALÉDICTION GÉNÉTIQUE QUI PÈSE SUR SA FAMILLE. LÉOLO REFUSE ET COMBAT LA FOLIE DE SON GRAND-PÈRE AUX PUL­ SIONS ASSASSINES, DE SON PÈRE OBSÉDÉ PAR LA SANTÉ INTESTINALE DES SIENS, DE SES | SŒURS PRISES AU PIÈGE DE LA SCHIZOPHRÉNIE, DE SON FRÈRE AUX ÉCLATS MALADROITS DE 1 TENDRESSE, QUI SE SCULPTE DES BRAS D'ACIER AFIN D'ÉTOUFFER SA PEUR. LÉOLO CRIE SA J RÉVOLTE POUR MONTER LA GARDE DE L'ENFANCE CONTRE LE MONDE DES ADULTES, CONTRE 1 CEUX QUI NE CROIENT QU'À LEUR VÉRITÉ.

8 VICE VERSA / NUMÉRO 39 our tous, Léo Lozeau est un pe­ différencier, l'ego finit par se disloquer, des tuer mentalement l'image du père. tit Canadien français élevé pans entiers de la personnalité se couvrant La maison natale et ses recoins secrets dans un univers de nielle étouf­ de ténèbres et se détachant comme un restent le berceau propice à la rêverie noc­ fant, cruel, désespéré. L'aspect bateau ivre sur de mystérieuses Atlantides. turne. Léolo oppose son refus de dormir à sordide de ce quotidien linéaire, débile et C'est sur ce double registre de la rupture, l'anéantissement repu de sa famille, il dé­ sans vie est d'ailleurs ironiquement souli­ celle avec autrui et celle avec soi-même, serte la clôture égoïste de son foyer où gné par les dérisoires purgations au laxatif en des fiefs incontrôlables et contradictoi­ seuls prévalent la nourriture, la digestion du vendredi, qui ne font que ramener la res, que s'amorce le voyage vers l'univers et le sommeil, pour aller à la rencontre de famille au rituel dominical obligé des visi­ secret, poétique de Léolo. son rêve, de son seul amour, Bianca, l'inac­ tes à l'asile psychiatrique. Mais comme Fébrilement couchés par l'adolescent cessible voisine italienne. tous les enfants, Léo Lozeau échappe à sur des feuilles volantes aussitôt détruites, cette réalité sans lumière en choisissant de les souvenirs refont surface, recueillis par De l'organique au cosmique se recréer, de se remettre au monde. Pour le dompteur de vers, l'homme-mémoire qui Le contraste des valeurs diurnes et affirmer sa liberté, il renie son nom en s'in- tait les poubelles pour faire siens les mots nocturnes caractérise donc Léolo. Toutes ventant, à l'image des dieux gréco-romains, des autres. Grâce à lui ,on découvre des deux se rattachent au domaine de la ma­ une naissance à saveur mythologique : il est fragments de la vie de Léolo à deux, à six tière, des éléments premiers. D'une part, il désormais Léo Lozone, Léolo, né d'un puis à 12 ans. C'est aussi ce Junaire vaga­ y a la réalité du foyer, de la maison fami­ géniteur sicilien qui a ensemencé sa mère bond qui transmet à l'enfant le goût de la liale grosse d'une vie pullulante, mater­ par la grâce d'une tomate en partance pour lecture en lui ouvrant les portes de l'imagi­ nelle et féconde. D'autre part, il y a la rê­ l'Amérique. Résonnance cristalline que naire avec L'Avalée des avalés secrètement verie active de la nuit qui pénètre dans la celle de ce prénom dont l'écho semble lu la nuit, à la lueur froide du réfrigérateur. substance de l'univers. Dévoration et émerger des profondeurs telluriques de la Ainsi, mémoire, imagination et poésie se défécation, oralité et analité sont les figu­ Sicile. La rêverie ici n'en est pas une de nouent pour retrouver une enfance archaï­ res du film qui servent à exprimer une bio­ fuite mais d'essor, qui permet au gamin de que allant plus loin que les souvenirs, rela­ logie archétypale. En fait, le cauchemar connaître une existence sans limites, d'af­ tant des pulsions instinctives, des états organique est représenté par tout ce qui vit firmer son pouvoir sur l'Autre, de rêver à d'âme, des révoltes, issus du fin fond des sous la forme de l'excrément et de la pour­ la limite de l'histoire et de la légende. Il y âges. L'enfance coule en chacun de nous riture. Pas étonnant alors que, dans ce long r a, dans cette singularisation du Moi par comme une eau primitive, l'enfance ré­ métrage, le réel soit scandé par un transit rapport aux autres, la manifestation d'un veille les vieilles frayeurs œdipiennes qui, intestinal qui éveille l'enfant aux odeurs. imaginaire baroque. Dans sa volonté de se comme c'est le cas pour Léolo, poussent à Et quelle étrange scène que celle de la

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 9 mère assise sur le bol de toilette, qui en­ La quête de l'origine courage son bambin en larmes à faire ses besoins, tandis qu'une dinde vivante Ainsi, dans Léolo, le rêve instaure un trônant dans la baignoire les regarde fixe­ espace mythique, à la fois cosmique, &> ment. Cette scène aurait certes pu être tri­ biologique et éternel, allant à l'encontre viale mais, par la stylisation du tableau, par de l'espace réel qui lui est géographique, la musique de Thomas Tallis, par le jeu de social et temporel. Dans une sorte de lumière, elle se voit concéder un caractère cosmogonie sous-jacente, cette quête d'un sacré, une aura picturale qui relève d'une monde ancien oscille entre le chaos et le vision postmoderne. cosmos. Et les fluctuations que l'on peut Ce monde de la promiscuité où la voir dans ce film entre l'homme, les ani­ mort nourrit la vie, où la mort dévore la maux et les choses sont non seulement un vie, Léolo le regarde d'un œil distant, des fondements du monde irréel des en­ étranger. Les modalités de sa contem­ fants, mais encore de maintes mythologies plation et de sa rêverie mêlent le « beau à la base de la poésie. Tout ce qui ac­ magique » et le sabotage de ce beau dans la cueille l'enfance a une vertu d'origine, bestialité. À preuve, la scène de la torture d'où l'importance de ces paysages médi­ du chat. Comme si l'alternance de l'atroce terranéens de tuf ou de ces profondeurs et du subtil pouvait seule aller jusqu'au aquatiques magnifiquement photogra­ bout de ce qu'Octavio Paz appelle « le ba­ phiés par Guy Dufaux. Le cosmos est as­ roque excrémentiel ». socié à l'image du cercle représenté dans le film par celle de la pleine lune qui sym­ Toutefois, la matière, par sa propre al­ bolise le mythe de l'éternel retour. Alors chimie, autorise la médiation entre la sa­ ce n'est plus le temps des hommes qui leté organique et la pureté, le lyrisme cos­ règne sur la mémoire de Léolo, non plus mique. À cet égard, la présence envahis­ que le temps des saints marquant la vie de sante de l'eau dans le film s'en trouve jus­ l'enfant par le seul prénom des parents, tifiée. Il y a d'abord l'eau organique et mais c'est le temps des quatre divinités du visqueuse : sperme, urine, sueur, vomi. De ciel : les saisons. L'enfance ne peut se même, l'accouchement de la mère fait-il constituer que par fragments dans le figure de diarrhée maternelle. Le biologi­ temps d'un passé indéfini, gerbe mal faite que, son impureté et ses odeurs sont cepen­ de commencements vagues, de séquences dant transcendés par le pouvoir des mots fugitives, où se rencontrent le rêve et la et de l'imaginaire. L'eau organique devient réalité. Cependant, dans ce film en appa­ ainsi eau cosmique, eau d'une rivière, d'un rence tumultueux, profus, désordonné lac, mais aussi chutes comme celles que avec une narration en voix off qui s'aligne l'on voit en arrière-plan de Léolo et du sur le chaos pour devenir incantation dompteur de vers, alors que tous deux se poétique, chaque scène constitue en soi promènent la nuit sur une terre une cellule proliférante subordonnée au ruisselante. Puissance de l'eau qui purifie tableau d'ensemble. Une telle construc­ l'être intime, qui lave moralement et qui tion est étonnamment efficace tant, par la éveille l'homme à la vie énergique. L'hy­ précision de la mise en scène, les souve­ giène devient alors un poème. Cette valeur nirs et les images se font écho au fil de la oxymorique de la matière lui concède un mémoire. Par exemple, au gros plan de envers fantastique donnant lieu à des ta­ l'œil rempli du désir de Bianca correspond bleaux d'une beauté envoûtante. Par celui de l'œil éteint, privé à jamais de son exemple, cette scène où Léolo récupère rai de lumière. Dans une telle perspective, pour les revendre les hameçons perdus au les nombreux fondus au noir apparaissent fond de l'eau et plonge parmi des tas de comme autant de trous, de zones d'ombre ferraille, d'épaves de réfrigérateurs, tandis destinés à provoquer la dérive du specta­ ^ qu'à la surface flotte un chien mort. teur.

La maison aussi est poétisée par le rêve et devient espace cosmique qui va des Pour Léolo, l'Italie a le visage mythi­ profondeurs de la terre à l'immensité du que de l'origine, puisqu'il choisit de retrou­ ciel. Elle est le tunnel qui sonde l'incons­ ver ses véritables racines en ce pays. Aux cient, le puits archetypal qui fonde les ori­ figures de l'endogamie, causes d'asphyxie gines de l'être. Ce n'est pas pour rien que et de folie familiale, l'enfant privilégie cel­ Léolo tente d'effacer la tache héréditaire les de l'exogamie, de l'origine métisse en essayant de pendre son grand-père à comme signe de l'ouverture à l'Autre. Mais l'aide d'une poulie meurtrière. Par le bal­ dans ce double mouvement de progression con, la maison s'ouvre aussi horizontale­ et de régression, face à l'Élan, à la poussée, ment sur le monde extérieur. La chambre, c'est l'éternel retour, la persistance du à la fois sanctuaire et asile honteux du Même dans le Différent qui l'emportent, débraillé, reste pour Léolo une retraite vers car Léolo bascule dans la folie comme les un ailleurs. Dans la pénombre, il y a en siens. Pourquoi une telle chute ? Peut-être effet cette lumière blanche venant du pla­ parce que l'enfant a voulu rejoindre cette card qui s'ouvre sur l'infini. L'enfant en eau dormante au fond de sa mémoire. franchit la porte, emporté par la voix mé­ Cette eau dormante où le rêveur adhère au lancolique de Bianca parmi les ruines de repos du monde, bercé par la femme-pay­ Taormina. sage, dans la vallée des avalés.

10 VICE VERSA / NUMÉRO 39 Le spectacle néo-baroque s'inscrit dans le temps dramatique de l'his­ toire. Elle en devance ou en contredit L'univers de « Léolo » est baroque, car l'action comme dans le cinéma de la vie y apparaît comme le « grand théâtre Fassbinder. De plus, cette musique inter­ du monde », véritable chambre obscure où pelle la voix off qui se fait entendre le réel se métamorphose en songe, la vérité comme souffle aérien, cet Écho de soi et en leurre, tandis que les personnages ne du monde, à l'origine de toutes choses. sont plus que les allégories d'une métaphy­ sique désespérée. Pas étonnant que, dans ce L'enfance avalée monde d'enfant, la famille n'occupe qu'un Même si l'œuvre de Lauzon a un trai­ rôle de figuration. Seule la mère, magis­ tement véritablement cinématographique, tralement interprétée par Ginette Reno, elle exhibe sans fausse pudeur son aspect continue à voguer sur cet océan malade où littéraire puisqu'elle s'inspire librement du les autres apparaissent comme des visions roman de Ducharme, dont il est d'ailleurs spectrales destinées à être emportées. Ce fait lecture de certains passages. Le film caractère fantomatique des personnages se­ reprend les grands thèmes de L'Avalée des condaires leur confère cependant une aura avalés, tels ceux de l'enfance, de la peur, de de mystère en accord avec la démarche et le la solitude, de l'impossibilité d'aimer véri­ style emblématiques du film. tablement. Léolo, c'est l'équivalent mascu­ lin de Bérénice Einberg. Comme elle, il a Fait de l'étoffe des rêves, l'Ego baroque l'amour des livres qui lui inspirent de est toujours menace d'aveuglement sur soi l'énergie et du courage. Comme elle, il a au point d'en revenir à l'éternelle un pouvoir destructif sur son entourage et question : « Qui suis-je ? », « Que suis-je ? » un instinct meurtrier qui le pousse à cris­ et « Suis-je ? ». Léolo ne déclare-t-il pas à talliser sa haine en crime. Comme elle, il cet effet qu'il doit « quitter cette pla­ est initié aux mystères de la vie dans nète » ? Et lorsque son grand-père tente de l'ignorance et l'horreur. Comme elle, il ira le noyer, l'enfant n'éprouve aucune peur jusqu'au bout de lui-même pour rencontrer puisqu'il nous dit « être peut-être déjà la folie et le néant : « Celui qui se cherche mort ». Léolo incarne aussi le héros qui va cherche quelqu'un d'autre que lui-même aux limites de lui-même dans un mouve­ en lui-même. S'il va jusqu'au bout, il ment de montée et de chute, dans une trouve un protozoaire. Au-delà du dramaturgie cosmique du passionnel par­ protozoaire, c'est la matière. Au-delà de la tagé entre un désir affolé et une grâce pré­ matière, c'est le néant. » ' sente mais toujours incertaine.

Le film apparaît également baroque du De même Léolo affiche-t-il ouverte­ fait qu'il privilégie l'art du contraste, des ment ses sources d'inspiration italienne. Le extrêmes, des oppositions et qu'il oppose à néo-réalisme y transparaît dans la vie de la beauté formelle l'horreur démoniaque. 11 quartier, dans la poésie de fonds de cours et met l'accent sur l'eau qui s'écoule, qui de cordes à linge, mais aussi dans le poids de bouillonne, tout comme la flamme qui va­ l'amertume qui habite les ruelles. La beauté cille. L'univers ne semble alors plus qu'un eruptive des paysages siciliens filmés en pa­ jeu de formes en constant mouvement, ce noramique n'est pas sans rappeler celle qui qui nous ramène à l'incertitude de la vie, à illumine les films des frères Taviani. L'in­ l'homme et à sa place dans la création. fluence de Pasolini est omniprésente ne se­ rait-ce que dans la quête d'un monde origi­ Jean-Claude Lauzon a choisi de cons­ nel. L'ombre d' « Amarcord » plane aussi truire son œuvre sous le signe du métissage, sur le film avec sa galerie de personnages de la rencontre obligée entre les mythes et gras et typés à la limite du monstrueux, avec les cultures d'origine américaine et euro­ son mélange de comique et de tragique. péenne. En fait, la vision artistique du ci­ L'écriture charnelle de Léolo s'apparente néaste affirme ici pleinement une « créolité également à celle du « Tambour » par la américaine », une conscience d'être un cruauté, la virulence de son délire, de cette mélange, de provenir d'une symbiose. Le destruction à vif visant à retrouver l'ordre réalisateur québécois saisit également toute premier de la pierre. la dimension païenne qui se glisse entre la résurgence de l'Antiquité et la découverte Mais Léolo est avant tout un film uni­ du Nouveau-Monde. Le recours à la mytho­ que, profondément original. Entre le pou­ logie gréco-latine est donc le passage obligé voir absolu et son envers le martyre, entre d'une poétique baroque axée sur la l'illusion des songes et de la réalité, entre réinterprétation des mythes. l'enfer du mal et la grâce ultime, entre le De même, au niveau de la bande so­ beau et l'immonde, la vérité y reste comme nore, l'interaction des images, des voix et suspendue à un indécidable dont le point ultime est folie. Signe que ce long métrage des musiques participe d'une conception a la puissance d'un chef-d'œuvre et qu'il totalisante du spectacle. Très variée puis­ fait désormais partie des classiques du ci­ qu'on y retrouve des chants sacrés ou pro­ néma québécois. • fanes, des mélodies anglo-saxonnes ou orientales, des refrains interprétés en fran­ çais ou en italien, la bande musicale, en Note plus de traduire la céleste harmonie, d'ac­ 1 Ducharme, Réjean. L'Avalée des avalés, Paris, centuer l'aspect épique de la narration, Gallimard, 1966, p. 94. MONTRÉAL sur le Bosphore

LAMBERTO TASSINARI

u mois de juillet, j'ai vu parce qu'il n'aime pas les entrevues. Donc, extranéité risque de faire perdre la référence Léolo le film de Jean-Claude je garde les questions dans mon sac et je au Québec qui est un élément très présent Lauzon, et je me suis retrouvé à me prépare à manger, boire, parler en dans le regard de Léolo. L'histoire officielle faire ce que je ne fais jamais : oubliant mon entrevue, mes propos de débute ici à l'aube des années 1970, tout ce écrire à un auteur pour lui demander de le journaliste improvisé. C'est moi qui parle, qui précède n'est presque jamais évoqué. Le rencontrer- Quelques jours après, Lauzon qui veut exprimer le plaisir que le film m'a Québec contemporain est constamment m'a téléphoné et nous avons fixé un ren­ donné. Je veux lui dire à quel point son tourné vers l'avenir. Léolo se situe en dehors dez-vous. Ce que j'écris maintenant n'est film est italien : la mère grande et chaude, de cette optique, hors de l'Histoire offi­ ni une critique cinématographique ni une la merde aussi, très italien, très catholique. cielle. Le film raconte l'histoire d'un garçon entrevue, mais quelque chose entre le récit Et le sexe, le réveil méditerranéen de la canadien français vivant à Montréal, Ca­ et la réflexion suscitée par un film éton­ sexualité. Le pays dont Léolo rêve ressem­ nada, vers la fin des années 1950. Il s'ouvte nant et par la rencontre avec un auteur de ble en effet à cette Italie « trop belle pour sur une date. La caméra descend du sommet talent. Voici l'histoire. n'appartenir qu'aux Italiens », pays lui d'une façade de maison où se trouve inscrit J'ai vu le film le matin tôt au Parallèle, aussi imaginaire de mon enfance. Pourquoi le chiffre 1909. La nuit des temps... Sur ces le cinéma d'essai du boulevard Saint- l'Italie ? Parce que Jean-Claude Lauzon a images, la voix de Lauzon-Lozeau-Lozone Laurent à Montréal. Nous étions à la con­ connu des Italiens dans les rues de son parle à la première personne de cet enfant clusion du marathon cinémathique - celui quartier et il les a aimés parce qu'ils étaient qu'est l'artiste très jeune. Nous sommes au des 100 films non stop - que gagnerait une différents, parce qu'ils venaient d'ailleuts, Québec « prima délia rivoluzione ». Un anglophone. C'est comme ça, en effet, que d'un pays plein de mystère, très beau et Québec tiers-monde où il n'y a pas de place titrait ce matin-là notre Devoir quoti­ riche d'histoire. Un ailleurs, une différence pour les livres, pour la culture. C'est pour­ dien : 2 à 1 pour les anglophones. Parce pour nier son monde qu'il sentait laid, tant le Québec du boum économique, de la que la veille en restaient deux des autres pauvre, inconsistant. Léolo c'est un éclair télévision déjà, des autos, des frigidaires, contre un des nôtres ! dans le panorama artistique et politique polluant déjà la rivière du rêve, exactement Donc, Léolo goûte fort bon à 8 h 30. aussi du Québec des années 1990. Une comme aujourd'hui. C'est Montréal sur le Avec un petit café, ma tête se rebrancha œuvre de poésie sur la grande ou petite Bosphore, halluciné. Mais ceux qui rêvent vite aux rêves encore chauds de la nuit. noirceur des débuts de la modernité n'acceptent pas de grandir, de vivre dans le Parce que moi aussi je rêve, encore un peu, québécoise. Ce formidable chapelet de scè­ manque de beauté, de lumière, et ils ne et cela me permet d'affirmer qu'il s'agit, nes qu'est Léolo perce l'histoire oubliée du peuvent qu'être tués. Parce que ne plus rê­ dans ce film, de rêves authentiques et que pays maintenant parvenu au bout de sa ver signifie mourir. Et Léolo, enfin, meurt. ce garçon italophile des années soixante modernité, à l'avènement de son avenir ; Pourquoi ? ai-je demandé à Jean-Claude rêve à l'ancienne, poussé par l'amour et le et il nous le montre de l'intérieur à travers Lauzon. Il me dit que non, que Léolo ne désir. Amour pour Bianca, adolescente ita­ le récit le plus personnel et intime d'un meurt que dans son corps, qu'il continue de lienne fille d'immigrants, et désir d'Italie, enfant de 12 ans. Mais le temps de Léolo rêver, la tête entre deux mots, dans la symbole de pays lointain, profond et d'une n'est pas le passé : l'histoire n'est pas adve­ « vallée » des avalés, un pays lumineux sut bouleversante beauté. Que certains criti­ nue, elle advient, les mêmes choses revien­ une île de la Méditerranée. Ce jour-là, ques s'interrogent arrogamment sur les lec­ nent sous d'autres formes, le passé se passe Lauzon était en train de me dire calmement tures freudiennes de l'auteur, je trouve ça aussi dans le présent. La poésie, le rêve, ce que son film taconte avec douleur : que révélateur de la psyché de cette espèce l'inconscient, c'est comme le mystère de ce Québec qu'il aime l'étouffé. Et qu'il veut d'écrivains mal aimés que sont les critiques l'eucharistie : passé/présent ! en sortir, franchir le cercle du village. Il me professionnels. J'obtiens consolation et Si le film a été bien accueilli par les demande : « T'ennuies-tu ici ? » Parfois, je plaisir sadique au rappel de la superbe médias, il faut dire aussi qu'on s'est souvent lui réponds. Oui, je m'ennuie parfois en scène de Fellini 8 112, quand Marcello, limité à louer sa forme, la beauté de ses cette terre d'Amérique, le lieu le moins ri­ navré, commande d'un geste de la main la images, son inspiration. Et pourtant, Léolo che de mystère et de magie au monde. Le pendaison du très pédant critique... nécessite une attention particulière. Pour le lieu le moins propice à l'enfance qui est C'est un homme sûr de lui, sûr de l'in­ comprendre, il faut comprendre le Québec devenu, ironiquement, le plus enfantin au térêt suscité par son film à Cannes, que je sans toutefois trop s'y identifier. Parce que monde. Seuls ceux qui possèdent profondé­ rencontre un matin, encore une fois de l'excès d'appartenance risque de refroidir ment l'Amérique, ceux qui ne l'ont jamais bonne heure, dans un restaurant de Mont­ ceux qui assistent au dénouement lacérant découverte, peuvent vivre le mystère et la réal. Inutile de sortir le magnétophone de la québécité. D'un autre côté, une totale magie. Mais aussi ceux qui rêvent. •

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DOSSIER Du travail-loisirs au CHÔMAGE-EMPLOI

Bernard Charbonneau Pour traiter d'une question, Vanalyste dispose de deux méthodes. Celle de la Science, purement statistique et logique mais qui n'en a jamais fini de chercher la réponse. Celle du mythe qui évoque de façon voilée l'origine et la fin. De l'une à l'autre, on tentera donc ici d'en dégager le sens.

14 VICE VERSA / NUMÉRO 39 l'outil de fer qui prolonge la main de chair, la division-concentration du travail qui le réduit à des gestes de plus en plus simples exécutables par des mécaniques de plus en plus compliquées. Mais au début du machinisme du tra­ vail, il doit s'investir pour fabriquer les premières machines et pour servir ces en­ gins élémentaires : comme à la guerre des généraux conçoivent et, à Manchester comme plus tard à Magnitogorsk, dans la boue du front une masse de fantassins tra­ vaille et meurt. Et comme toujours, il y eut des intellectuels pour chanter le laus de leur époque, celle de l'encombrante, puante et tonnante machine à vapeur, moteur du Progrès. Tous, libéraux et socia­ listes sont d'accord sur ce point. Pour les premiers, c'est par le travail que l'ouvrier se libérera en s'enrichissant ; si le démar­ rage est dur, l'élan prendra de la vitesse. Pour les socialistes et Marx, le prolétariat prendra le relais du capitalisme, impuissant à progresser. Sacrifié aujourd'hui au tra­ vail, le Travailleur est aussi l'élu qui libé­ rera la Science et l'Economie des contrain­ tes de la religion et de la propriété. Sau­ vant l'homme de la malédiction originelle, la révolution communiste mettra fin à l'histoire et au temps réalisant sur terre le Paradis où Pauvreté et Servitude seront abolies.

~l a tradition chrétienne rappelle dispense de trop penser au temps qui passe. Mais en attendant les lendemains li­ qu'à l'origine, Adam vivait au Par ailleurs, pour alléger ses tâches, Adam béraux ou socialistes qui chantent, le tra­ e jardin d'Éden, sans rien faire, a inventé la division du travail : le métier. vailleur du XIX siècle reste enchaîné à la de cueillette. Sans doute était- En exercer un, c'est non seulement s'assu­ machine, encore imparfaite. Et pour le re­ inl végétarien, la vie étant alors immortelle. rer un profit ou un salaire individuel, c'est gard glacé de l'ingénieur, leur rapport reste Mais ayant goûté au fruit de l'Arbre de la remplir une fonction nécessaire à votre insuffisant. Du temps se perd à l'usine en Science, il fut précipité dans le temps, hors famille et à la société. gestes incertains et rêvasseries. Et Taylor du divin jardin, condamné à gagner son Paysan, vous voici membre de l'Agri­ cherche à donner au travail humain la ri­ pain à la sueur de son front (pas seulement culture, cheminot de la SNCF, tandis que gueur logique du fonctionnement mécani­ que. Seulement alors, si le rendement aug­ de ses bras). Et désormais ce fut à la chômeur vous n'êtes qu'une nullité privée mente, le travail devient du pur travail Science, héritage surhumain dont Adam de frères. Et à cet instant de l'Histoire, pour le travailleur enchaîné qui perd la devait à tout jamais conserver le goût, de l'automation informatisée qui prive le pro­ maîtrise de la conception et de son temps. rétablir un jour l'Eden sur terre. Si l'on en létaire d'un travail accablant lui rappelle Mais ce temps perdu dans l'enfer de l'usine croit un prophète provisoirement discré­ soudain à quel point il lui manque. Ceci ou du bureau normalisé, la hausse des salai­ dité, l'homme serait un jour libéré du tra­ d'autant plus que la malédiction divine ne fut pas également partagée. Entre le pur res et la diminution de la journée de tra­ vail et du temps grâce à la production vail vont lui permettre de le retrouver dans surabondante du communisme scientifi­ labeur et le jeu, il y a toutes sortes d'inter­ médiaires où l'un se mêle à l'autre. Si l'es­ le loisir. que. Alors, de nouveau Adam n'aurait qu'à clave et le prolétaire sont enchaînés à leur tendre la main pour « prendre au tas » tâche au profit d'autrui, les clercs consa­ La dichotomie Travail-Loisirs l'objet de sa faim et de ses désirs. On ob­ crés à Dieu et les nobles à la guerre échap­ jectera qu'un tas c'est moins joli qu'un Des servitudes libératrices de la pent à la corvée. Enfin, le travail n'est pas pommier dans un jardin, et que prendre est mécanisation et de l'organisation du tra­ seulement du travail quand on est son pro­ vail naît la revendication du loisir. À l'ori­ plus brutal que cueillir. Quant au temps et pre patron, que l'on conçoit et décide. à l'Histoire qui devaient finir, l'on sait que gine, il n'y avait pas de loisirs où la masse Dans ce cas, la peine peut être un plaisir. des travailleurs se libérait des servitudes du la Recherche scientifique n'a pas de fin Ce qui fut longtemps le fait des poly- labeur, seulement des fêtes, elles aussi vou­ — aux deux sens du terme. culteurs propriétaires, des tribus de pê­ lues par Dieu, où tout un peuple commu­ L'Eden perdu à retrouver cheurs et de chasseurs, des hommes de niait, et les jeux étaient des rites. La même l'art, artisans ou artistes que la concentra­ signification sacrée unissait l'un et l'autre. En attendant, pendant des millénaires tion des activités tend aujourd'hui à faire Pas de loisirs non plus pour les quelques Adam a dû gagner sa vie par son travail, disparaître. ermites ou cénobites : des lieux et des tripalium, c'est-à-dire pénible, en rêvant temps consacrés à la méditation et à la au Paradis perdu. Ah ! vivre sans rien Le mythe du Travail prière. Le loisir est lié au progrès de l'in- F faire ! Mais par ailleurs l'on s'ennuie, et le au temps de la Vapeur dustrie et de l'individualisme où chacun | travailleur n'est plus qu'un chômeur. Car il prétend prendre son plaisir et sa revanche ne faut pas oublier qu'infligé par Dieu le Condamné par Dieu au travail, Adam sur les contraintes de l'usine ou du bureau. P travail est une malédiction bénie. Tra­ ne tarda pas à trouver la réplique : le tra­ Alors le citadin quitte la ville pour retrouver I. vailler, c'est pénible mais cela occupe, vail qui l'enchaîne l'émancipera. D'où

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 15 plaie qu'illustre le désordre des banlieues Ainsi va-t-on vers une société où le populaires. En principe, l'augmentation de la productivité qui prive les travailleurs d'emploi en réservant les tâches à une mi­ privilège du métier sera réservé à une norité de spécialistes et de concepteurs doit créer des emplois dans les services et les loisirs. Mais pour que le développement par minorité de travailleurs du chapeau, la productivité ne soit pas celui du chô­ mage, il faut une croissance économique d'au moins 3 %. Cette année, en France, employés dans les activités de pointe. elle dépasse ce chiffre et le chômage aug­ mente, les industriels liquidant leur main- la nature à la mer ou à la montagne. Le En effet, très tôt le loisir ne fut plus d'œuvre en accroissant leur productivité. riche touriste fuit l'occident qui s'unifor­ abandonné à lui-même. Sa frivolité qui le Ainsi va-t-on vers une société où le mise à la poursuite des terres et des mœurs laissait sans défense et son importance privilège du métier sera réservé à une mino­ vierges : c'est ainsi qu'il les déflore. grandissante intéressaient le Capital et rité de travailleurs du chapeau, employés Mais si la bourgeoisie a donné aux l'Etat. Et la liberté du loisir fut organisée. dans les activités de pointe, laissant la masses leur modèle, les loisirs ne sont de­ À son tour, il devint l'affaire de la Science, masse des autres, notamment le surplus venus vraiment les Loisirs qu'en devenant de l'Economie, de l'Industrie et du Com­ d'immigrés, vouée à ce qui reste de travail massifs. Avec la diminution du temps de merce. L'espace-temps des vacances fut manuel et au chômage. On comprend que travail et l'élévation du niveau de vie, les pris en main par des aménageurs et de la la grande préoccupation de notre société ce congés payés ont permis à la bourgeoisie pub des opératours : sorte de parc national ne soit plus le travail, de plus en plus fait moyenne puis au peuple des villes l'évasion du désir humain frustré par l'organisation par des automates informatisés, mais d'em­ des « vacances ». N'était-ce l'exception du travail. Sur l'homme le cercle ainsi se ployer à tout prix ces masses autrement re­ des paysans, survivance de la société tradi­ referme : dans le loisir où il tentait de jetées hors de la société. L'emploi, le mot tionnelle, qui n'ont commencé à en pren­ s'échapper, il est pris. Né de la nature et de est significatif ; n'importe lequel pourvu que dre qu'avec la transformation de l'agricul­ la liberté, le tourisme, devenu une puis­ la main-d'œuvre soit employée ; si 3 % ne ture en industrie au lendemain de la der­ sante industrie, contribue à leur destruc­ suffit pas, il faudra 4 % de croissance grâce nière guerre. tion : le rêve de plages vierges dont le re­ au progrès de la productivité. Mais la Terre flet s'étale dans la pub engendre le béton. pourra-t-elle indéfiniment supporter cette À l'origine, le loisir est la revanche de L'économie du loisir sera-t-elle capable de augmentation ? Et il faudra créer encore la liberté individuelle sur les contraintes remplir le temps vide que le progrès scien­ plus d'emplois. d'un métier qui, moins durables, n'en de­ tifique et technique ne cesse d'augmenter ? viennent que plus strictes. Le temps des Il faut croire que non, puisqu'en même L'emploi résume désormais toute la vacances est celui où l'on se repose et, temps qu'il produit du loisir, il produit du question sociale. Tout changement se mieux, où l'on fait ce qui nous plaît. Le chômage. heurte à cet argument sans appel ; chaque temps de retrouver ce qui nous manque : la fois que les écolos proposent de renoncer à baignade ou la neige pour qui vit dans des une usine, un golf ou une autoroute, ils se murs, le sport (jeu) pour l'employé, le bri­ Le mythe de l'Emploi heurtent à lui. Mais puisque l'emploi, c'est colage artisanal pour l'ouvrier spécialisé, la Car on n'arrête pas le cours du Progrès n'importe lequel, pourquoi ne pas transfor­ musique ou la peinture. Surtout au début, que la fiesta guerrière accélère. Au lende­ mer le chômage en loisir ? Le travail intel­ quand les loisirs ne sont pas encore main de la dernière guerre totale, l'informa­ lectuel étant désormais réservé à quelques méthodiquement organisés par le pouvoir tique, qui avait rendu possible l'arme atomi­ spécialistes comme le travail physique à économique ou politique, ce qui les carac­ que, étend la mécanisation du travail du quelques champions, pourquoi un « panem térise c'est leur variété, reflet de la variété secteur secondaire au secteur tertiaire. Et en et circenses » informatisé ne maintien­ individuelle. La vie est ainsi strictement drait-il pas la masse des individus dans une transformant l'a peu près économique en coupée en deux : d'une part le gagne-pain, bulle climatisée devant un écran de économétrie, elle achève de transformer en de l'autre ce qui en fait le plaisir et le sens. télé ? Processus d'ailleurs en cours. Le loisir peut être passif ou actif : bronzer à industrie mécanochimique l'agriculture res­ longueur de journée sur la plage bercé par tée jusque-là en dehors du Progrès. Alors au Mais la science des loisirs est-elle as­ la radio, somnoler dans son fauteuil devant mythe de la Production surabondante grâce sez avancée, et son matériau humain suf­ la télé, ou risquer sa vie en montagne et en au machinisme succède celui de la produc­ fisamment adapté ? On peut craindre que mer, s'éreinter à retourner son potager, à la tivité du travail, le travailleur coûtant plus non. Ce n'est pas un loisir passif et orga­ chasse ou à la pêche comme autrefois pour cher à l'entreprise aux dépens de l'investis­ nisé qui pourra compenser la perte d'un nourrir sa famille. Pour l'individu, le tra­ sement dans les techniques de pointe. Et la travail qui reste à la fois la peine et le vail n'est qu'un temps mort ; la vie, c'est le défaite du Plan total au profit du Marché dignité de tout homme. Plutôt un retour à loisir. À tel point que pour quelques-uns, lance toutes les entreprises de la terre dans l'effort intellectuel et physique dont le un beau jour il devient un métier : du tra­ une sorte de Championnat du Monde de la prive l'automatisation informatisée, dans vail. productivité. Tout est là. Il faut augmenter la renaissance d'une agriculture et d'un les investissements plutôt que de diminuer artisanat moins productifs, mais de qua­ lité, parce que fruit de la pensée et de la Car Adam n'en a pas fini avec la le temps de travail, concept anti-économi­ main humaine. C'est d'ailleurs dans le malédiction originelle. Cette vie coupée que, les gains de productivité doivent être loisir même que pourraient se retrouver le en deux n'en est pas une. Un vice secret réinvestis dans une automatisation encore sérieux et le sens du travail, si le loisir dévalorise le loisir, sans doute réflexe de plus productive. Etc., etc. À la limite, on actif l'emportait sur le loisir passif parce défense d'une société que cette évasion aboutit à une automatisation et à une pro­ qu'organisé. individuelle menace : il n'est pas sérieux. ductivité absolues où un seul travailleur, Le loisir n'est que jeu, inutilité, amateu­ prix Nobel de Technologie, produirait pour Utopie, dira-t-on. En tout cas plus risme, le lieu et le temps du plaisir et du une humanité de consommateurs-chô­ réaliste qu'une espèce humaine en folie, rêve privés. Le travail produit, le loisir gas­ meurs. qui croit pouvoir réaliser la production et pille. Sauf bien entendu quand il devient Alors au mythe du Travail succède ce­ la productivité absolues sur une terre et un métier. lui de l'Emploi. Car ne rien faire reste une dans une existence finies. •

16 VICE VERSA / NUMÉRO 39 DOES HUMAN WORK HAVE A FUTURE ?

Kim on Val as kaki s Human labor has been increasingly replaced by modern high technologies. In this article the author analyses the problems we are facing in this era of informatics and draws four main scenarios for the future.

he Emperor Claudius is reputed previously unheard situation of "jobless astounding. In terms of performance per to have proclaimed on his growth. " Information Technology As The volume, performance per weight and per­ deathbed that his intellectual Ultimate Productivity Multiplier. formance per dollar, the increases have legacy to the Romans consisted Why and how has this phenomenon been exponential. As the popular meta­ in one word " Laboremns " (let us work). unfolded ? Principally because of major phor would have it : " If the same improve­ But more privately he added a comment improvements in first mechanization and ment had taken place in the automobile for his intimate friends in the three then in information technologies which industry a Rolls Royce today could be had words " sed nil prodest " (yet it leads to have been, by and large, labor-saving. The for $5 instead of the present $300,000. " nothing). Claudius' skepticism was born of twin revolutions in computer and telecom­ Yet the progress of the past ten years is, philosophical doubt. Today the future of munication technology have led to three according to the experts, but a preamble to the much greater progress just down the human work is not so much challenged by major trends affecting human work : mas­ road. Indeed, a new overall dramatic per­ philosophical doubt as by Man's greatest sive performance increases, greatly formance increase is likely in the next ten achievement Technology, which is render­ improved " user-friendliness " in working years which will be spearheaded by break­ ing its creator obsolete. Modern high tech­ with computers and the progressive throughs in " RISC " microprocessors nologies and in particular Informatics are " delocalization " of production. (" Reduced Instruction Set Computing "), replacing human labor in a variety of hu­ superconductors, the advent of artificial man activities. This replacement has been intelligence and what some people called by the present writer the " Uncou­ Performance Increase call " nano-technology " or advanced pling Effect. " Specifically, human produc­ miniaturization where the microprocessor, tion is becoming increasingly uncoupled The improvement of computer tech­ presently about the size of a pin-head, will from human work leading to the nology in the last fifteen years has been

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 17 be reduced to that of a molecule ! In turn, cable distribution satellite links etc. is cre­ absolute terms in the last 150 years while nano-technology will make " bio- ating Mac.Luhan's celebrated " Global productivity in agriculture has increased informatics ", the successful merger of Village. " In that " village " production phenomenally. A century and a half ago, biotechnology and information technology need no longer be centralized in any one 70% of the labor force was needed to feed feasible. When that happens, " cyborgs " spot. This means that presently industrial­ the population and free 30% for other ac­ or half-men / half robots will be techni­ ized regions may be de-industrialized as tivities. Today only 3% is needed, not only cally possible allowing human beings to firms move to low-cost areas around the to feed the entire population but to gener­ greatly extend their capabilities. But para­ world. The phenomenon of geographical ate export surpluses as well. No increase in doxically, more individual productivity delocalization is in fact already happening. agricultural output is likely to increase ag­ will, in all likelihood reduce rather than The Mazda Miata had been conceived in ricultural employment. The Uncoupling increase the demand for human labor, California, possesses component parts pro­ seems to be permanent. since it will be possible to accomplish duced in the four corners of the world, is Analysis of recent data reveals that major tasks with fewer and fewer super- assembled in Japan with London financing the Uncoupling Effect has spread to manu­ productive people. and is targeted for the North American facturing. Industrial output in North market. Honda has more American con­ America has substantially increased in the tent than Chrysler and Pierre Cardin last ten years.. Yet the number of blue clothes made in Hong Kong bear just the User Friendliness collar workers has remained constant. All signature of the designer. Production can this occured before robotization which is literally take place anywhere along the gradually taking root. With robotization, Also paradoxically, as computers be­ transporation-communication global high­ come more powerful they become easier to the number of blue collar workers will way. What this means is that workers in decrease dramatically. use. This means that the long learning industrial countries will be facing both the months needed to use a computer ten years competition of robots and that of lower- The Service Sector was once consid­ ago are being replaced by short week-end wage earners in the Third World. North ered a major employment creator. It was crash courses where literally anyone can America is about to experience a prime assumed that all the jobs lost in agriculture learn to use a sophisticated computer with­ example of this phenomenon with the and industry would be made up by massive out knowing anything about programming. emerging NAFTA (North American Free increases in service jobs. This view is now This phenomenon has been referred to by Trade Association). challenged by those who claim that we are the Gamma Institute as " quick-skilling ". moving not to a " service " but a " self- What it means is that anyone can pick up service " economy, to use the expression of computer use skills, rapidly. The positive The Uncoupling Effect the British futurist John Gershuny. In this side of that is that we will be moving to With technological change, historical self-service economy, increasingly more almost universal computer literacy. The powerful information machines are allow­ evidence shows that there has been an negative side is that this literacy will not ing people to become more autonomous uncoupling in the growth of production command a high price in the market since and to reduce the demand for external and work since the Industrial Revolution. it will as common as reading and writing. services. Among the new self-service ac­ The phenomenon is present whenever Ultimately this will reduce the bargaining tivities we may include accounting, word- growth in employment is smaller than power of workers. processing, home banking and shopping, growth in production .The driving force patient-centered health-care etc. behind the uncoupling effect is mainly re­ E2UEO lated to the productivity increase that Overall statistical evidence seems to Delocalization Of Production. modernization, or the use of enabling indicate that, in some sectors, strong technologies, confers to economic sectors. uncloupling is occuring and in others mild. The " global electronic highway " Evidence of Uncoupling is as follows : Strong uncoupling means that the increase which consists of the network of telephony, Agricultural employment has fallen in in production is accompanied by an actual decrease in the demand for human work. Mild uncoupling occurs when an increase in production still leads to an increase in jobs, but in a much smaller proportion. Anyone can learn to use a The sectors that have experienced strong uncoupling are agriculture, mining, heavy industry, high technology industries and sophisticated computer without technology-intensive services such as banking, accounting, office-activities etc. knowing anything about The sectors which have experienced milder uncoupling are the semi-skilled and low-skilled occupations (attendants at programming. The positive side of Macdonald hamburgers, etc.), and human- relations intensive activities, (counselling, that is that we will be moving to some forms of entertainment etc.). Overall however the message is clear : there are very few sectors where employment growth almost universal computer literacy has either matched or exceeded production growth. The one notable exception has The negative side is that literacy wi been the Public Sector in most of the OECD countries where the growth in not command a high price in the employment has been driven more by po­ litical than economic considerations. Yet in so doing, public sector growth has ab­ market since it will be as common sorbed what would otherwise have been as reading and writing. redundant labor.

18 VICE VERSA / NUMÉRO i9 It will be even truer when artificial intel­ Four Scenarios Concernin; ligence computers become widespread. On the face of it, Recoupling is un­ likely unless there is a deliberate collective decision to put the clock back, reject auto­ THE FUTURE OF WORK mation and computerization and return to manual labor-intensive activities. If this Will Uncoupling continue in the future does not happen or if some countries go or is it a passing phase ? back to manual methods and not others the former will just become less competi­ We examine four scenarios : tive and be forced out of markets.

Dual Economy Workers = Haves

In this second scenario, uncoupling continues and accelerates as Technology progresses in leaps and bounds. What re­ sults is a " dual economy. " The entire gross national product is now generated by a fraction of the labor force, say, 20%. The other 80% is redundant. They are not technically needed to produce or consume. Purchasing power is concentrated in the 20% who do work. The workers have high incomes and an affluent life-style. The other 80% lives on varying forms of social assistance, unemployment relief and wel­ fare. This second scenario is, in the view of the author, the most probable, if things are left to develop without direction. Corpora­ tions are downsizing and by so doing in­ creasing their profits. In the United States, downsizing has reached alarming propor­ tions. In the eighties what is known as the " middle management bulge " has melted away, as information technology has flattened organization charts and re­ duced the number of levels from the CEO to the janitor from, say, fifteen to five. As a result, the rule of thumb which exists now in the larger US corporations is that for every senior manager position there are 50 applicants from middle management. an aging of the population in the industri­ Typically, one person gets the job, 9 stay alized countries. However, with the Recoupling in line for future promotions and 40 are let globalization of the economy, this does not go or " outplaced ". The outplaced middle automatically mean more jobs for Canadi­ Tliis scenario is based on demographic managers usually join smaller firms or be­ ans, Americans or Western Europeans. projections showing an aging of the popu­ come private consultants. Given the ex­ There are enough low-cost, newly-indus­ lation, accompanied by a shortage of the pansionary character of the eighties, trializing countries in the world to attract active working force. It is assumed that, as outplacement has most commonly in­ highly mobile multinational corporations. the baby-boom generation becomes the volved generous golden handshakes. This Labor-intensive jobs are clearly shifting to " papy-boom " generation and goes into will not necessarily be true in the nineties the Third World and Eastern Europe, not affluent retirement, there will be enough if the decade reveals itself as one of slow North America and Western Europe. demand to create jobs which will be filled growth. by the much smaller younger generation. As to the second proposition, the list Some projections in fact call for a shortage of labor-intensive activities is actually of jobs and are even alarmed by that pos­ shrinking not expanding as technology —— sibility. A second element in the Recou­ progresses. In the British Industrial Revo­ Dual Economy pling Scenario assumes that there will be lution, energy machines such as steam en­ Workers = Have-Nots new sectors in the future which will be gines replaced human labor in activities sufficiently labor-intensive to absorb all where the human being was not particu­ This third scenario exhibits the same the workers freed by the sectors experienc­ larly competitive : physical strength and basic characteristics as the second, in the ing strong or moderate uncoupling. Let us power. With the Information Revolution, sense that strong uncoupling is taking examine each of these two propositions in Man's ultimate comparative advantage as turn. place and that, from a technical produc­ a thinking machine is being challenged. tion point of view, it becomes possible to This is true today where many intellectual The demographic projections are statisti­ produce all the goods and services needed o tasks are better accomplished by computers. cally correct and we are indeed experiencing with 20% of the labor-force. However, I

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 19 unlike the previous scenario, in this one, system of guaranteed full-income and/or holidays and paid vacations, we would political power is held, not by the 20% employment regardless of the degree and have a much higher unemployment rate who are working but by the 80% who are extent of the uncoupling effect. Produc­ today, perhaps as high as 40%. Conversely, not and who constitute a leisure class. tion is handled by machines yet everyone by reducing the work-year we could in­ Those who hold the political power also reaps the benefits of automation. The stead eliminate some unemployment. Ulti­ hold the economic power. Therefore, in Japanese have been the pioneers of this mately, one could target, through precise this scenario the " haves " are the leisure approach. Rather than fire redundant econometric studies the length of the work class members and the " have-nots " the workers, the large Japanese conglomerates year which would be compatible with full workers. For this situation to arise, one guarantee them employment for life and employment. could assume the growth of what Alvin provide alternative occupations . As one In the last century corporations could Toffler has called " prosumers " or " pro­ Japanese analyst put it : " We have conceivably have appropriated all the ducers-consumers " who have a lot of eco­ feudalised our industrial structure. In the profits from technological change and nomic autonomy and who are in the self- Feudal System the worker was a serf who maintained the harsh work conditions of service economy. The " prosumer " pro­ belonged to the manor. He was not well the Industrial Revolution. They would vides for his own needs with the help of paid but he was never unemployed. In our have had even higher profits. Instead they technological machines and requires few Japanese system we pay our people reason­ paid higher wages for less and less work commercial services. Everyone becomes a ably well and guarantee them lifetime thus sharing some of the benefits of tech­ capitalist of sorts. Some labor contracts employment. Since the new technologies nological productivity with the labor- still exist, of course and employ 20% of the enhance productivity to the point that it force. This sharing was not always done working population, principally the people increases our profits we, in effect, redistrib­ voluntarily. It took union pressure and who have not managed to acquire the ute parts of the benefits of automation to government legislation to establish the necessary financial, technological and edu­ our workers by keeping them employed. social democracy that is now prevalent in cational capital to be autonomous " pro­ all the advanced industrial countries. As A system of guaranteed employment sumers. " The workers in a leisure class long as the pie is expanding one can afford could only work in an expanding eco­ society will tend to be underpaid and hold to be generous. Since the pie is destined to nomic environment where the pie grows semi-skilled occupations. The principal expand exponentially as a result of further and there is more to distribute to all. It purchasing power will be with those who improvements in technology, the sharing also requires a tacit agreement between do not work. of benefits is a win-win activity — every­ firms to maintain employment levels and one can benefit although not necessarily high work conditions, in spite of the fact equally, the innovators and the investors that, obviously, more profits would be will still get the lion's share of benefits but —• made with fewer workers. In other words, Athens Without there will be enough for the workers too, the second condition for Athens Without The Slaves as long as greed does not tempt the holders the Slaves is that everyone should be fully of information and technological capital employed but work fewer hours. It assumes Scenarios 2 and 3 are economically to try and keep everything. that, given a certain technological level, viable but are political improbable in there exists a work-week or work year that democratic societies. That they are eco­ There is no automatic mechanism to is compatible with full employment. Even nomic viable will surprise some. There is a induce corporations, especially multina­ if technology allows a situation where eve­ common assumption that if workers do not tional and stateless ones to share profits rything can be produced with 20% of the have purchasing power, a capitalist system with an expendable labor-force. The Ath­ labor-force, the same result can be cannot function. This is a fallacy. Eco­ ens without the Slaves scenario is con­ achieved with either 20% working full nomic history shows, on the contrary, that ceivable within a political jurisdiction time and 80% unemployed or everyone exploitative societies where a small elite where social legislation could establish fully employed and working much less. holds the purchasing power are economi­ standards and norms conducive to the Consequently, the reduction of working cally viable. Let's move now to the fourth sharing of the benefits of automation. hours could be the way to (a) absorb un­ and final " future of work " scenario which However, if nomadic footloose corpora­ employment (b) maintain high purchasing is, in our view, both the most desirable and tions have the choice between many power in the hands of the workers since the most feasible in the long run. competing jurisdictions, some allowing the idea would be to work less and yet be low-cost labor with minimum benefits to The Scenario is based on the idea of paid more and (c) allow the workers much the workers or encouraging automation an affluent self-employed leisure society, greater discretionary time to explore with no sharing mechanism, industry and similar to Fifth Century Athens but with­ " Athens-type " activities such as self-im­ economic activity will naturally gravitate out human slaves. Classical Athens as de­ provement, continuing education or Chi­ there. If Mexico, for instance, is willing picted by Plato and others was, in many nese painting. to allow corporations to pay sub-standard senses a model polity where philosophers wages and pollute the environment with could philosophize, mathematicians could Is " Athens without the Slaves " Uto­ impunity, North American corporations invent obscure theorems and architects pian and a pie-in-the-sky scenario not fea­ will obviously be tempted to locate there. build gorgeous monuments. However, to sible in the foreseeable future ? We submit If on the other hand, jurisdictions are support the artistic and intellectual activi­ that this option is eminently feasible. In harmonised with global or at least conti­ ties of the Athenian citizens, an army of fact, a milder version of that scenario has, nental norms being established and en­ slaves was required to keep the economy in our view, occured in the last 150 years. forced , then what could be a great threat functioning. The system was obviously Since the British Industrial Revolution, for Mankind will, instead be a fantastic exploitative. workers have worked less and been paid opportunity for self-fulfillment in high A modification of the Athens sce­ more. This fact has alleviated unemploy­ affluence. • nario is now possibly which would exclude ment and allowed the benefits of technol­ the human slaves. The new " slaves " ogy to be shared more equally. The current would be the robots and information ma­ unemployment rate is about 10% and the chines which would do most of the pro­ current work-year about 1500 hours. A This article is based on work done by the author for Right Associates, a human resource consulting firm duction for us. How would this scenario century ago the work year was 3000 hours. in Philadelphia, HRSA (Human Resources Scanning work ? If we had stayed with 3000 hours instead of bringing in week-ends, statutory Association) and a number of recently delivered First and foremost it would require a speeches on the subject.

20 VICE VERSA / NUMÉRO 39 ENTRE TORTURE ET PLAISIR...

Vincent van Schendel Avez-vous déjà cherché dans le dictionnaire la défi­ nition du mot « travail » ? Dans le Petit Robert, il y en a deux pages. En résumé, ça donne ceci :

ravail : instrument de torture. m'a demandé un certain travail ; cela m'a fort bien cohabiter, malgré la contradic­ [...] Etat de celui qui souffre, aussi procuré, je dois l'avouer, un certain tion. qui est tourmenté. » Heureuse­ plaisir, même si le terminer à temps a été La place du travail dans nos vies, le ment, on ajoute : « Ensemble une véritable torture. droit ou l'obligation de travailler ou de ne des activités humaines coordonnées en vue 11 y a là toute l'ambiguïté du mot et du pas travailler, rémunéré ou pas, les condi­ de produire ou de contribuer à produire ce concept de travail. L'origine étymologique tions dans lesquelles on exerce ces activi­ qui est utile. (...) Ensemble des activités nous renvoie à l'effort, à la peine, à la tor­ tés renvoient en définitive à cette ambi- g manuelles ou intellectuelles exercées pour ture (le trepalium était un instrument de guïté fondamentale, entre douleur et créa- 3 parvenir à un résultat utile déterminé. » Je torture à trois pieux), alors que le sens cou­ tion. Chaque activité peut impliquer une * ne sais pas si mon texte pour Vice Versa rant, usuel, nous renvoie plutôt à une acti­ insistance plus grande sur un des deux ter- J sera utile, j'ai en tout cas l'impression qu'il vité créatrice. Les deux peuvent d'ailleurs mes. A cette contradiction s'en ajoutent i.

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 21 au moins trois autres : a-) l'activité est-elle c'est d'abord réclamer sa place dans la so­ Le droit à la paresse ? rémunérée ou non ? pourquoi et selon ciété, quitte à la contester ensuite. C'est quels critères ?b-) est-elle utile ? selon réclamer de pouvoir avoir des activités uti­ Alors, le droit à la paresse, à la suite quels critères ?c-) et qu'arrive-t-il à ceux les, valorisantes. C'est réclamer le droit de Paul Lafargues ? Refuser l'aliénation du et celles qui, volontairement ou non, ne d'avoir un revenu décent, qui permet de travail, surtout celle du travail salarié ? travaillent pas ? vivre ou du moins de subsister, c'est vou­ Enlever au travail son aspect tortureux et loir de bonnes conditions de travail, et en lui insuffler un caractère créateur, épa­ Je travaille donc je suis tout cas le droit de ne pas risquer sa vie à nouissant .' Oui, bien sût, avec certaines Dans nos sociétés, c'est-à-dire les so­ chaque heure (maladies industrielles). précisions toutefois : 1-) le droit à la pa­ ciétés capitalistes occidentales « moder­ C'est construire la possibilité du non-tra­ resse ainsi formulé implique que l'on ait nes », la valorisation sociale passe en très vail, du repos. Paradoxalement, revendi­ déjà acquis le droit au travail, pour assurer grande partie par deux choses : le travail et quer le droit au travail, le droit à l'emploi, sa subsistance et transformer le contenu du la possession. Mais pour posséder, il faut c'est aussi revendiquer le droit à l'exploita­ travail ; 2-) le droit à la paresse implique 1 acheter, donc il faut des sous ; bien sûr, la tion . Cruel dilemme, qui reflète bien la également une certaine abondance, peut- spéculation des années 1980 a permis à nature contradictoire du travail et qui être pas tant de richesses matérielles que beaucoup de gens de s'enrichir avec peu n'invalide en rien la revendication. Celle- d'occupations et de connaissances. En si­ d'efforts (et à d'autres de s'appauvrir mal­ ci d'ailleurs s'accompagne de son inverse : tuation de pénurie, le droit à la paresse gré beaucoup d'efforts) ; mais l'enrichis­ le droit au non-travail, à l'arrêt de travail, revient ni plus ni moins au droit à l'exclu­ sement passe encore par le travail, c'est-à- à la grève. Ceci s'oppose alors au « droit au sion, puisque l'absence de travail implique dire par l'activité rémunérée. L'emploi travail » ou à la « liberté du travail », con­ l'impossibilité de subsister. cepts sur lesquels certains Etats américains confère donc un statut social ; directe­ Celui qui ne travaille pas mangera-t-il ment, puisqu'on paye pour avoir nos servi­ ont légiféré : il s'agit ici de protéger, contre les grévistes, le droit des non-grévistes à quand même, pour reprendre une expres­ ces, on est donc utile, on est quelqu'un ; sion de André Gortz ? L'inactivité de cer­ indirectement, puisque l'argent ainsi gagné travailler. Cela revient ni plus ni moins à l'interdiction de ne pas travailler. tains, volontaire ou non, se fait-elle au nous donne accès à la possession. Bien sûr, détriment des autres ? le salaire n'est pas tout ; quand on entend Poussée à son extrême limite, cette Certes, on peut voir bon nombre de dire que M. le professeur Untel a gagné un logique peut mener à l'obligation formelle programmes sociaux comme autant de sub­ prix pour ses recherches, on se dit de travailler, au nom des vertus puri­ ventions à l'inactivité ; assurance-chômage, « mazette, voilà Quelqu'un ». On entend ficatrices du travail. N'était-il pas écrit en aide sociale, régimes de retraite, bourses pourtant rarement ce genre de commentai­ exergue à l'entrée des camps de concentra­ d'études... Vu autrement, ces dépenses res à propos d'une femme (parfois d'un tion nazis : « arbeit macht frei » (le travail sont plutôt des investissements dans l'ave­ père), mono-parentale, qui a réussi à élever rend libre) ? Les camps staliniens et nir (études) ou le prix à payer pour per­ ses enfants malgré la pauvreté, les tracasse­ maoïstes ne prônaient-ils pas la rééduca­ mettre aux personnes « hors-circuits » de ries, la fatigue et l'isolement, et à en faire tion par le travail ? On est loin de tout ça se réintégrer dans le circuit socio-économi­ des adultes épanouis. On regarde d'un ici bien sûr. Et pourtant, on a connu au que. Le problème survient quand le prix à drôle d'œil les militantes et militants, les Canada des camps de chômeuts pendant la payer est perçu comme trop élevé par la bénévoles. Le travail domestique en géné­ crise des années 1930, dans lesquels on fai­ population, surtout celle qui « travaille », ral est peu valorisé, comme le soulignait sait travailler les chômeurs. Et sans faire de et que le doute s'installe sur la possibilité magistralement et ironiquement Yvon comparaisons boiteuses, certains program­ réelle d'effectuer cette ré-insertion. Deschamps dans un de ses monologues : mes « d'employabilité » pour les assistés « Môman travaille pas, elle a trop d'ouvrage. » Cette vision se nourrit par l'impres­ sociaux ne comportent-ils pas certaines sion que seules les personnes ayant un vrai dispositions forçant les prestataires à ac­ Le salaire est la sanction sociale pour emploi sont créatrices de richesses. Bien complir certaines tâches sous peine de cou­ une activité jugée utile. La valorisation, la des activités non rémunérées sont pourtant pures de leurs allocations ? reconnaissance sociale, l'insertion dans la utiles socialement, même si elles ne s'intè­ société passent par le travail et, surtout, L'obligation sociale de travailler prend grent pas toujours dans la production mar­ par le travail rémunéré, c'est-à-dire l'em­ parfois des formes insidieuses : en fait, chande. ploi. cette obligation est d'abord d'ordre social : Certes, cette affirmation doit être la course au succès, aux contrats, à l'argent Du chômage nuancée à la lumière de vastes mouvement ou tout simplement à la reconnaissance ou et de l'oubli : l'exclusion de contestation du travail depuis les an­ à la subsistance a mené à l'apparition d'une On est loin pour l'instant du droit à la nées 1960. Le refus, par des couches im­ nouvelle maladie : le « workoolisme », la paresse, malgré le grand nombre de person­ portantes de travailleurs et travailleuses, boulimie du travail. Et pas seulement chez nes qui ne travaillent pas ; on se rapproche du travail monotone et répétitif (métro- les cadres supérieurs : les travailleurs indus­ plutôt du droit à l'exclusion. Qu'on y boulot-dodo), la revendication de davan­ triels font souvent des dizaines d'heures de pense : le taux de chômage officiel frisait temps supplémentaire par semaine (parfois tage de temps libre, l'expérimentation de les 12 % au Québec en 1991 ; même pro­ de façon obligatoire !), les contractuels et nouvelles formes d'organisations du travail portion dans la grande région montréa­ précaires de tous ordres cumulent les con­ dans certaines entreprises, la multiplica­ laise ; sur l'île de Montréal, ce taux passait tion des formes d'emploi, les préretraites, trats parce qu'ils ne peuvent se permettre à 14 %, et dans la ville de Montréal, les congés sabbatiques (pour ceux et celles de refuser quoi que ce soit, etc. Les fem­ 16 % ; dans cette ville, un adulte sur deux qui peuvent se le permettre) sont autant mes, du moins un grand nombre d'entre seulement a un emploi, souvent à temps de manifestations d'un refus de perdre sa elles, cumulent les fonctions de mère, de partiel ou précaire ; le recensement de vie à la gagner. Mais si le travail est con­ travailleuse, et parfois d'étudiante. 1991 montrera sans doute que le taux de testé, c'est sans doute aussi parce qu'il n'a jamais été aussi dominant. On est loin de la société des loisirs. En chômage dépasse les 20 à 25 % dans cer­ fait, la durée moyenne de travail par per­ tains quartiers : les anciens quartiers indus­ sonne s'est réduite ces dernières années, triels et les quartiets d'accueils des immi­ Droit au travail et liberté du travail mais de façon très inégale : la moitié des grants particulièrement. Au Québec, une La revendication syndicale du droit au gens travaille comme des fous, pendant personne sur 10 vit de l'aide sociale ; dans travail prend ici son sens, contradictoire que l'autre moitié se ronge les doigts, sans la ville de Montréal, c'est presque une sur lui aussi. Revendiquer le droit au travail, emploi, ou travaille à temps partiel. six. Ces données sont à l'image de ce que

22 VICE VERSA / NUMÉRO 39 l'on retrouve dans plusieurs régions du dans l'après-Deuxième Guerre mondiale : je Malgré leurs limites, sur lesquelles Québec : c'est le Québec coupé en deux : paie pour les autres puisque les autres paieront nous n'avons la place de revenir ici, ces l'un en croissance, l'autre qui tend à se pour moi plus tard. expériences montrent en quoi l'emploi confiner de plus en plus dans l'exclu­ Problème social, l'exclusion appelle peut être au cœur d'un projet social. Le sion : sous-emploi, aide sociale, pauvreté, aussi des réponses sociales. Car il peut en plein emploi signifie ici la possibilité pour dépendance. être autrement. toute personne qui le désire d'occuper un Les sociétés capitalistes sont de formi­ emploi correspondant à ses capacités et dables machines à la fois de mobilisation L'emploi : projet social ? qualifications. Le temps libre dans ce cadre et d'exclusion. En mettant en œuvre de Si l'exclusion peut et doit être évitée, et est partie intégrante du plein emploi. gigantesques capacités de production, elles si le travail constitue le mode d'insertion et mobilisent une force de travail énorme, de reconnaissance sociale privilégié, le plein Vouloir l'emploi, c'est : partout à travers le monde. Mais en ren­ emploi constitue-t-il la solution, l'objectif - reconnaître que celui-ci ne tombe voyant ou maintenant à l'écart une grande ultime d'où découle la résolution de bon pas toujours spontanément du ciel, et que partie de la population du circuit de la nombre de problèmes sociaux et économi­ des efforts conscients doivent être faits production marchande, elle maintient ques ? En gros, je dirais que oui mais il con­ pour le maintenir et le développer, puisque celle-ci exclue des mécanismes formels vient d'expliquer et de nuancer plus avant. le marché seul ne peut y parvenir. d'insertion sociale. Alors, ou cette popula­ Dans les sociétés capitalistes, le plein -affirmer que celui-ci constitue en­ tion périclite, ou elle se débrouille et cons­ emploi a presque toujours été un accident core le mode d'insertion sociale le plus ef­ truit des circuits parallèles où la de parcours dans le processus d'accumula­ ficace et le plus apte à maintenir une soli­ débrouillardise, l'entraide, la solidarité, tion. Corollaire, sans doute, le plein em­ darité sociale. mais aussi les magouilles de toutes sortes ploi est la plupart du temps associé à un servent de règle. - reconnaître que la richesse d'une so­ modèle productiviste, recherchant la crois­ ciété provient en définitive du travail que Cette situation est nettement visible sance à tout prix. réalise sa population. Trouver des mécanis­ dans le tiers-monde, où l'économie paral­ Il y a bien des exceptions : celles de ce mes pour financer et rémunérer ce travail lèle est souvent plus importante que l'éco­ que l'on appelle les pays à politique de devient alors un impératif. nomie formelle. En fait, le travail — l'ef­ plein emploi (Suède, Autriche, Norvège), - c'est aussi avoir recours à différentes fort pénible — y est plus que jamais non qui ont fait du plein emploi l'objectif prin­ mesures : politiques industrielles, dévelop­ seulement le critère d'insertion, mais la cipal de leurs politiques économiques, en pement régional et local, formation de la seule façon de survivre. se donnant des mécanismes institutionnels main-d'œuvre, employabilité (en ce qu'elle L'exclusion prend plusieurs formes : le pour maintenir ce cap par tous les moyens. permet de développer l'autonomie des per­ chômage — officiel — est celle qui vient Ces mécanismes comprenaient notam­ sonnes concernées), etc. Ces mesures ap­ spontanément à l'esprit, mais il y en a ment des institutions de négociation so­ pellent à leur tour un repartage du pouvoir d'autres : préretraites, emplois précaires, ciale entre les différents acteurs : patronat, entre les acteurs socio-économiques : les sous-emploi prolongé (aide sociale), travail syndicats, gouvernements, d'où les rapports différents paliers de gouvernement, le pa­ domestique, etc. Les gens qui la vivent de force sont, ou étaient, loin d'être exclus. tronat, les syndicats et différents mouve­ sont souvent responsabilisés pour cette En fait, la pression constante envers le ments sociaux. plein emploi a été le fait d'un mouvement situation : « C'est ta faute, grouille-toi un - c'est concilier droit au travail et droit politique et syndical très organisé. La peu », etc. 11 faut cesser de voir l'exclusion à la paresse ; c'est repenser le travail autre­ Suède a été au cours des dernières décen­ comme un problème individuel ; elle est ment, son rapport avec la vie, l'environne­ nies l'un des pays où le niveau de vie et le une donnée de base, un mécanisme intrin­ ment, le temps, le loisir. sèque du fonctionnement de nos sociétés. temps libre ont augmenté le plus rapi­ dement ; la situation de plein emploi (2 % Penser l'emploi, c'est développer un L'extension du sous-emploi mène bien sûr de taux de chômage) permettant en outre projet social. Ce qui est certain, c'est que à l'isolement pour ceux et celles qui le d'avoir de bonnes conditions de travail et les choses doivent changer. A nous de faire vivent ; globalement, il mène à l'insécurité, à de changer d'emploi fréquemment si le en sorte qu'elles aillent vers plus de tor­ l'intolérance, au racisme (bien que ce ne soit cœur en disait aux Suédois et Suédoises ture, ou vers plus de plaisir ! Voilà beau­ pas la seule cause du racisme), au conservatisme (les femmes sont une partie très importante coup de travail en perspective... • et à l'érosion de la solidarité sociale. En affec­ de la population active). Et ceci, soit dit tant les rentrées fiscales de l'État, il crée des en passant, n'a pas empêché les entreprises Note problèmes budgétaires qui rendent difficile le suédoises d'améliorer leur compétitivité sur financement des programmes sociaux, l'une des ' Voir à ce sujet la postface de Michel Beaud à les marchés internationaux. l'ouvrage de Bertrand Bellon : Le volant de main bases de la solidarité sociale, telle que construite d'œuvre, Paris, Le seuil 1975.

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 23 LE TRAVAIL QUI TUE

Bernard Lévy Rien ne devrait justifier un meurtre. Rien. Nul homme, nulle femme ne mérite de mourir assassiné. Uarticle qui suit ne tente en aucune façon de disculper le présumé auteur de la tuerie dont a été le théâtre l'université Concordia. Tout au plus y trouvera-t-on une série d'interrogations qui appelleraient des réponses susceptibles d'éclairer un \ peu une bien triste histoire. Et peut-être d'éviter que l de tels drames ne se reproduisent.

24 VICE VERSA / NUMÉRO 39 ~~lu'est-ce qui peut transformer matières qu'il enseigne. II s'exprime dans été la nature des délibérations des profes­ un professeur d'université en un très bon anglais; ses explications sont seurs de l'université Concordia pour refu­ un tueur ? Qu'est-ce donc qui claires... ser à Valéry Fabrikant un meilleur sort que H peut métamorphoser un scien­ Valéry Fabrikant est chargé de cours ; celui de simple chargé de cours ? Quels ar­ tifique de très grand talent en un les années passent ; il demeure chargé de guments ont-ils fait valoir pour rejeter ses meurtrier ? Qu'est-ce qui peut conduire un cours. requêtes?On l'ignore. chercheur à acquérir des armes à feu et à Excellent professeur, aimé de ses étu­ consacrer du temps pour apprendre à s'en diants, Valéry Fabrikant est aussi un L'année 1989: tout se lézarde servir ? brillant chercheur. Mais voilà, modeste Valéry Fabrikant publie un second Est-on bien conscient que les person­ chargé de cours, sans expérience suffisante ouvrage spécialisé en génie mécanique, en nes tuées ou blessées à l'université au Canada, il ne peut obtenir la confiance 1989. D'après l'un de ses étudiants, il s'agit Concordia, le 24 août 1992, ont été victi­ des organismes de subvention pour les pro­ d'un livre qui est consulté dans les univer­ mes d'un accident du travail ? Vers 15 jets qu'il souhaiterait réaliser. Il doit donc sités du monde entier. heures, ce jour-là, elles exerçaient leurs passer par le bienveillant patronage de ses C'est véritablement à partir de l'année activités professionnelles. Elles tra­ collègues — et particulièrement de son 1989 que les relations du chargé de cours vaillaient. Trois d'entre elles ont succombé collègue Seshadri Sankar — plus expéri­ et de ses collègues vont sérieusement com­ sous les balles tirées sur elles par un de leur mentés que lui pour obtenir des fonds à mencer à se détériorer. Après 10 ans de collègue ; deux ont eu la vie sauve mais au même les programmes d'aide à la recher­ service à l'université, il s'impatiente. II va prix de séquelles très graves. Ces victimes che en sciences naturelles et en génie, tout gâcher. Certes pendant une décennie, étaient innocentes. Beaucoup d'autres em­ ainsi que pour décrocher des contrats gou­ Valéry Fabrikant a accepté de travailler ployés et des étudiants du département de vernementaux. dans l'ombre, en marge des succès et des génie mécanique seront pour longtemps Réfugié au Canada, puis fraîchement honneurs, trop heureux de travailler dans marqués par le traumatisme du massacre naturalisé canadien, Valéry Fabrikant ac­ un établissement universitaire de la qualité survenu au neuvième étage de l'édifice F. cepte sans récriminer de 1979 à 1985 (en­ et de la réputation de l'université Hall, au cœur de Montréal. viron) les modestes conditions qui lui sont Concordia. Qu'est-ce qui peut bien pousser un offertes. Jusque-là, semble-t-il, personne Mathématicien et physicien, il a cons­ homme à tuer sans discernement plusieurs dans son entourage professionnel ne se cience d'être « un chercheur de classe personnes ?Qu'a-t-on bien pu faire à cet plaint de son attitude qui paraît donc par­ mondiale » comme il l'affirme. Il se sent homme pour qu'il se livre ainsi à un mas­ faitement compatible avec la vie universi­ exploité. Il se sent victime d'une injustice. sacre aveugle ? taire. Il le fait savoir avec une incroyable mala­ Le présumé auteur de la tuerie de En 1985, Valéry Fabrikant publie un dresse. Il traite cavalièrement ses collègues. l'université Concordia est un homme de premier livre destiné à des spécialistes du Du dédain, il passe au mépris et puis à la petite taille, le front dégarni. Il s'appelle génie mécanique. Il s'agit d'un manuel de médisance. Un témoin rapporte qu'il traite Valéry Fabrikant. Il est âgé de 52 ans. Sur référence. Ce livre témoigne de sa bonne publiquement et de plus en plus souvent les photos officielles de format passeport, insertion dans le milieu de l'enseignement certains professeurs d'ignorants. Progres­ on le voit avec ses trop larges lunettes qui et de la recherche. En le publiant, Valéry sivement, ceux-ci et tous les autres s'éloi­ entourent ses yeux légèrement globuleux. Fabrikant espère probablement s'attirer une gnent de Valéry Fabrikant devenu un per­ 11 a l'air sérieux et décidé. Sur les photos de plus grande reconnaissance de la part de ses sonnage peu fréquentable. Le voici isolé. reportage publiées dans les quotidiens, il collègues. Il y a alors six ans qu'il a été apparaît sans ses lunettes, calme et serein. engagé à l'université Concordia ; il a 45 ans. Des poursuites judiciaires Le 24 août 1992, Valéry Fabrikant Il dirige des étudiants de maîtrise et de doc­ Il écrit lettre sur lettre. II rédige des s'est rendu à l'université Concordia, torat. Il est toujours chargé de cours. rapports. Le dernier couvre quelque 300 comme il le fait tous les jours depuis 13 D'autres professeurs (engagés après lui ?) ont pages. Il s'agit d'imprécations diffusées par ans. Mais ce jour-là, il a emporté avec lui obtenu de l'avancement. Pourtant, Valéry le biais du courrier électronique. Ainsi, trois revolvers chargés. Fabrikant ne ménage pas ses efforts et, tou­ Fabrikant prend toute l'Amérique univer­ jours sous le parrainage ou la tutelle de ses Valéry Fabrikant travaille à l'univer­ sitaire à témoin de ses malheurs : ses collè­ collègues, il mène des travaux de recherche sité Concordia depuis 1979. Cette année- gues lui voleraient le fruit de ses travaux de plus en plus nombreux, qui conduisent à là, il a quitté l'URSS et la ville de Minsk, scientifiques et s'enrichiraient au détri­ des publications de plus en plus abondantes. en Biélorussie où il vivait. Il est arrivé au ment de l'université en réalisant des con­ 11 prétendra, plus tard, que ses collègues en Québec avec le statut de réfugié. Il a très trats octroyés à des compagnies dont ils sont arrivés au point où ils se contentent de rapidement trouvé du travail à l'université seraient entièrement ou partiellement pro­ signer les articles scientifiques sans même Concordia. Il faut dire qu'il est mathéma­ priétaires ou actionnaires. C'est sur ces s'intéresser à des travaux qui les dépassent ticien et physicien. Des spécialistes de son bases que Valéry Fabrikant poursuit cer­ complètement. genre et de son niveau sont rares. Ils sont tains de ses collègues et l'université devant les tribunaux. Il les accuse de fraude. Dans particulièrement recherchés. Une telle re­ Entre 1985 et 1989, Valéry Fabrikant un milieu où les activités de recherche crue constitue donc une • formidable demande plusieurs fois à la direction du exigent l'intervention et les avis de nom­ aubaine pour l'université Concordia. département de génie mécanique que l'on breuses personnes, il est très difficile de révise son statut à l'université Concordia. Les premières années se déroulent ap­ revendiquer à soi seul la paternité de tra­ Il se plie aux règles et aux procédures ad­ paremment sans incident. Valéry Fabrikant vaux scientifiques. Il perdra son procès. se révèle un excellent professeur comme ministratives. 11 procède par étape mais, en en font foi les appréciations de ses étu­ définitive, il estime qu'il mérite d'êtte Le vide se fait autour de Valéry diants, quel que soit leur niveau : baccalau­ titularisé. En somme, il demande un poste Fabrikant. 11 est de plus en plus maussade. réat, maîtrise ou doctorat. Leurs témoigna­ permanent plutôt qu'un emploi à conttat. Des membres du personnel du département ges sont sans équivoque : il fait preuve Un tel poste lui conférerait le rang de pro­ de génie mécanique trouvent son comporte­ d'une extraordinaire patience, d'une fesseur à part entière. Ce genre de de­ ment bizarre. En effet, il profère d'étranges grande disponibilité, il répond aux ques­ mande suit un processus d'évaluation assez paroles. Les conditions «idéales » pour un tions qui lui sont adressées par téléphone à complexe. Il convient de retenir que l'avis délire paranoïaque sont désormais en place. son domicile... En outre, ses cours sont des collègues d'un professeur qui demande Cependant, au délire de persécution qui bien préparés, il maîtrise parfaitement les à être titularisé est déterminant. Quelle a habite Fabrikant correspondent des gestes

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 25 malheureux de la part du personnel de les annonces d'un babillard situé dans le les secteurs de l'aéronautique, de l'aérospa­ l'université Concordia, comme l'illustre couloir. Les quatre professeurs ont empoi­ tiale, de l'énergie, des transports tenestres. l'incident du 1" novembre 1991. Ce jour-là, gné Valéry Fabrikant et l'ont poussé dans Le domaine qu'exploite Valéry le professeur se rend à une réunion avec une un ascenseur. À la suite de la plainte dépo­ Fabrikant est celui des phénomènes élasti­ serviette contenant un objet qui pourrait sée contre eux par Valéry Fabrikant, les ques. Il touche la résistance et la déforma­ être une arme à feu. Ses collègues lui de­ quatre professeurs ont été condamnés, le tion des matériaux. II exige une grande mandent de montrer l'objet suspect. Devant 10 juillet 1992, par un comité du « Board maîtrise de concepts mathématiques que le refus de Valéry Fabrikant, ils appellent la of Conduct » à faire des excuses publiques l'on puisse transposer sous la forme de lois police. Les agents ne trouvent pas d'arme. et à verser une amende de 100 dollars ou physiques. Les résultats doivent encore pou­ Pour se conformer au « Code of Conduct » de 200 dollars s'ils refusaient de présenter voir être modélisés sur des ordinateurs puis­ en vigueur à l'université, il faudra faire des des excuses pour avoir « persécuté » leur sants. Ces opérations supposent un très excuses à M. Fabrikant. Cet incident révèle collègue Fabrikant. Celui-ci attend tou­ grand raffinement des calculs, la recherche surtout au professeur que ses collègues de formules élégantes et économiques rela­ jours les excuses puisque la cause a été ont « mauvaise conscience » au point qu'ils tivement commodes à manipuler par des portée en appel auprès du Bureau des gou­ redoutent de sa part une intervention qui ingénieurs. Valéry Fabrikant ne sait rien verneurs de l'université Concordia. dépasse les menaces verbales d'ailleurs énig- faire d'autre. Sa raison de vivre tient entiè­ matiques qu'il s'est, jusque-là, contenté de Des travaux de recherche rement dans le plaisir et la virtuosité qu'exi­ proférer. Ce ne serait donc pas Fabrikant ultra-spécialisés gent les problèmes d'analyse numérique et qui, le premier, aurait eu l'idée de s'armer. la résolution d'équations non linéaires. Valéry Fabrikant n'en continuait pas Entre temps, non seulement Valéry moins à demander sa titularisation. Un Fabrikant n'a pas été titularisé mais l'uni­ L'année 1991-1992 a été particulière­ incident antérieur à celui de la serviette versité lui a annoncé au cours du mois ment prolifique pour Valéry Fabrikant qui donne une idée de la détérioration du cli­ d'août que son contrat prendrait fin en mai a enregistré 30 publications scientifiques. mat de travail. En effet, au cours du mois prochain. Au même moment, Fabrikant, Le priver de sa tâche, contester son d'octobre 1991, MM. Mohammed Osman qui avait qualifié d'injuste et d'inique le talent dans son domaine, revient litté­ ainsi que Sishadrin Sankar, Hoa Van Suon jugement de la cour rejetant les accusa­ ralement à porter atteinte à son équilibre et Lin Sui, respectivement directeur et tions de fraude dont il avait accusé ses mental. Or c'est une des particularités des professeurs du département de génie méca­ collègues, devait répondre à des accusa­ universités que de faire germer et de culti­ nique, étaient réunis pour discuter du re­ tions d'outrage au tribunal. 11 devait com­ ver des monomaniaques de cette espèce. nouvellement du contrat de Valéry paraître le 25 août. Encore revient-il à leurs responsables de Fabrikant. Une enquête interne de l'uni­ Que peuvent donc avoir de si extraordi­ les entretenir et de les soigner. Car ils sont versité a révélé qu'ils ont interrompu leur naire les travaux de recherche de Valéry fragiles et leur raison de vivre c'est aussi leur raison de mourir. 1 réunion, sont sortis du local où ils me- Fabrikant Ml faut savoir qu'il ne développe o naient leurs délibérations et ont accusé pas de théorie spéculative de caractère géné­ Le 24 août, c'est un désespéré qui se g Valéry Fabrikant d'écouter aux portes. ral. Au contraire, il explore un domaine ex­ rend à l'université Concordia. On dit de­ Celui-ci a déclaré qu'après avoir terminé trêmement étroit, ultra-spécialisé, archi- voir tout redouter d'un désespéré : ou bien a un entretien avec un étudiant, il consultait pointu dont les applications industrielles font il se suicide ou bien il massacre des inno­ l'objet d'enjeux considérables notamment dans cents. En toute logique, il aurait dû viser

26 VICE VERSA / NUMÉRO 39 les gens qui sont à la source de ses ennuis Les universités, lieux de conflits mais il ne se maîtrise plus. A proximité du bureau du directeur du département de a plupart des gens qui ne connaissent pas le milieu universitaire imaginent les établissements génie mécanique, il tire. Il tire, il tue. Il L d'enseignement supérieur comme des modèles de sérénité. Ils les perçoivent comme des lieux tire, il tire. Il tue. Il tire. Il ne cesse de où. dans un climat d'exquise courtoisie, des professeurs donnent leurs cours en toute liberté. tirer. Il change d'arme. Il tire. C'est hallu­ mènent tranquillement leurs travaux de recherche scientifique, règlent leurs différends — car cinant. Matthew Douglas (génie civil), ils en ont — dans des termes d'une extrême politesse. Les voilà détrompé. Les mots affables Michael Hoghen (génie chimique) et cachent souvent des pointes qui blessent, ils servent surtout à exprimer des décisions contra­ Aaron Jaan Saber (génie mécanique) tom­ riantes, humiliantes, injustes. Sans doute plus que les autres, le milieu universitaire est-il bent sous les balles. Ils mourront. le siège de rivalités féroces. Professeurs, chercheurs et étudiants contribuent à entretenir un Phoivos Ziogas (génie électrique et infor­ milieu où l'idéal d'excellence dont ils se réclament sans cesse se matérialise par l'attribution matique) reste grièvement blessé. de bourses honorifiques, de prix très convoité, de chaires prestigieuses et de simples promotions. Ces distinctions flattent certes l'ego des personnes qui les reçoivent ; elles attisent souvent la Elizabeth Horwood, secrétaire, est blessée. jalousie de beaucoup d'autres. La mémoire des disparus Nous gardons tous le souvenir heureux ou triste des notes que nous avons récoltés pendant nos années d'école. Les notes, les professeurs et les chercheurs d'université en attribuent et en Il ne s'agit aucunement de disculper reçoivent toute leur vie. Leur carrière, leur avancement, leurs succès dépendent ainsi du ju­ Valéry Fabrikant. Le présumé auteur du gement qu'ils se portent les uns sur les autres. Redoutable jugement. massacre du 24 août était conscient et res­ « Que pense un tel de moi ? Est-il ami ou ennemi ? Connaît-il mes faiblesses ? Envie- ponsable de ses actes. On peut néanmoins l-il mes succès ? Me méprise-t-il ? » Ce genre de question dicte de subtiles ou de grossières continuer à se demander si l'administra­ stratégies d'alliance, de classiques relations d'autorité et de servilité. Certes, elles existent tion et si l'entourage professionnel de dans les universités comme dans la plupart des lieux de travail où prédominent des rapports Valéry Fabrikant ont réellement « tout de pouvoir. Elles sont d'autant plus pernicieuses et difficiles à supporter que. dans les sociétés fait » pour éviter le drame qui s'est produit. développées comme la nôtre, les activités de travail ne constituent pas un simple moyen de Ravalé au rang de crime, ce drame serait gagner sa vie mais un moyen de « se réaliser ». En somme, ce qui est en jeu quand je travaille trop banal. Considéré comme un accident c'est moi, nut personnalité tout entière. Mes initiatives, mes résultats, mes idées professionnel/es du travail, il appellerait une réflexion plus sont indissociables de ma vie personnelle. Quand je quitte le bureau, le soir, j'emporte avec profonde sur les rapports professionnels moi la masse des projets en cours qui attendent des suites. Il n'y a presque plus d'humbles dans notre société ; il forcerait les responsa­ tâches. Que l'on décèle une faiblesse, que l'on écorne une de mes activités et me voilà blessé. bles à prendre des mesures préventives qui remis complètement en question, déstabilisé, sombre. Que l'on ne reconnaisse pas mes mérites. ne se limiteraient pas à consulter un psy­ que l'on ne les récompense pas. qu'on les attribue à d'autres et voilà envolée nui belle assurance. chologue mais à analyser les conditions de Naturellement, ces frustrations sont passagères. Hélas, elles peuvent se prolonger, se multiplier, la santé mentale dans l'exercice de fonc­ engendrer des malentendus et des ma/adresses, être à l'origine de mots malheureux, susciter un tions professionnelles avec tout ce qu'elles comportement inquiétant, causer des torts difficiles à reconnaître. Pourrir. Dégénérer. Explo­ ont de complexe. Ce serait probablement ser. Perdre son emploi, ce n'est pas perdre un emploi, cela revient à perdre le sens de sa vie une façon supplémentaire de rendre hom­ et sa vie même. Les coups de poing ne servent à rien et moins encore les coups de revolver, m mage aux victimes innocentes qui ne se­ Bernard Lévy raient pas mortes pour rien. •

NUMÉRO 59 / VICE VERSA 27 Identité et culture d'un village à l'autre Lettre à un ami italien vivant à Paris

ANTONIO D'ALFONSO

MON INTÉRÊT POUR LA CULTURE ITALIENNE EST NÉ DE FAÇON TARDIVE. J'AVAIS BIEN PASSÉ L'ÂGE DE L'ADOLESCENCE LORSQUE J'AI DÉCOUVERT QUE J'ÉTAIS ITALIEN. AVANT, JE VIVAIS TELLEMENT À L'ITALIENNE QU'IL M'ÉTAIT IMPOSSIBLE DE ME VOIR AUTREMENT QU'EN ITA­ LIEN. LA QUESTION DE L'IDENTITÉ NE SE POSAIT PAS. L'IDENTITÉ C'EST L'AUTRE QUI TE LA POSE. AUSSITÔT ARRIVÉ AU COLLÈGE, ON M'A DEMANDÉ CE QUE J'ÉTAIS. « QUI ES-TU ? »

oi ? Moi. Business, p. 191). (« Un poisson ne sait mon identité est devenue problématique Oui, mais qui « moi » ? qu'il est poisson que lorsqu'on le tire de pour moi. J'sais pas. Moi. » l'eau. ») C'est, en effet, en dehors de l'eau, « Ce que tu n'es pas » : voilà ce que Sartre avait raison, en parlant dans l'air, que tout à coup le poisson j'ai répondu à cette amie juive avec la­ du problème juif, quand il a écrit : « Si le crie : « Remettez-moi dans l'eau sinon je quelle je me tenais à l'université et qui r Juif n'existait pas, l'antisémite l'inven- vais mourir. Je suis un poisson et non pas m'avait demandé la fameuse question I ferait. » (Réflexions sur la question juive, un oiseau. » « Qui es-tu ? » L'identité, qu'est-ce que p. 14) C'est le non-Italien qui m'a inventé C'est quand je me suis retrouvé loin c'est ? Ce sont les éléments qui font de moi f en tant qu'être italien. de mes parents, loia de mes collègues au la personne que je suis en tant qu'individu. « Fish don't know water exists till secondaire anglais, dont la plupart — plus Un processus semblable s'est produit | beached », disait McLuhan {Culture Is Our de 95 % des élèves — étaient italiens, que avec mon désir d'entrer dans le milieu

28 VICE VERSA / NUMÉRO 39 artistique. Au début, c'était la musique moins coûteux — car l'économie joue un tre le fait que nous puissions éditer des rock. J'étais musicien d'un orchestre depuis rôle de prime importance dans cette affaire livres et des revues en langue italienne en l'âge de 12 ans et n'ai cessé de l'être qu'une d'éditions — de travailler, comme c'est le dehors du pays qu'est l'Italie. fois entré en contact avec mon désir de cas présentement, entre ethnies, en se gar­ Je dois me rendre à l'évidence et me faire du cinéma. Pourtant, la musique a dant toutefois de s'embrigader dans des contenter de la réalité : qu'on le veuille ou toujours été pour moi une question d'iden­ guerres nationalistes. Contrairement à la non, c'est la langue anglaise qui, à présent, tité inconsciente. Le langage par excellence notion de « nationalisme », notion rongée est devenue la langue plus au moins offi­ du non-verbal, la musique, ce sont mes de l'intérieur par une croyance aveugle de cielle des Italiens hors Italie. parents qui m'ont appris à l'aimer. L'or­ l'autorité constituée par le territorialigenus On a beau s'offusquer et crier : « Et les chestre avec lequel je jouais était composé (la naissance dans un territoire), l'idée Italiens des pays francophones, hispano­ entièrement d'Italiens ; la musique, il est d'une ethnie sans territoire promet une li­ phones, etc. ? » Le fait demeure : les Ita­ vrai, ne me posait pas de questions d'iden­ berté d'action sans pareil. Au lieu de penser liens de l'Amérique du Sud et ceux des tité. La musique, somme toute, paraissait au territoire et à la nation, je préfère utiliser pays francophones n'ont pas produit un assez neutre. En réalité, j'ai vite compris l'idée (aujourd'hui péjorative) du ghetto. corpus d'œuvres explicitement imprégnées qu'elle ne l'était pas. La musique a, elle Non pas, comme le définit Robert, un « lieu d'italianità, comme l'ont fait les Italiens aussi, une langue d'oppression. où l'on est tenu en quarantaine », mais un provenant des pays anglophones. lieu d'action intellectuel, économique, édu­ Ce n'est que lorsque j'ai commencé à Au début, je m'imaginais en train de catif et culturel pour les ethnies. travailler au cinéma que l'identité est reve­ publier des traductions vers le français des nue sur la table comme un poisson L'ethnicité, qu'est-ce que c'est ? C'est œuvres italiennes de l'Italie et hors Italie, pourri. « Pour qui te prends-tu 1 Rossellini, un groupe d'indidivus qui « partage une mais ce mirage s'est vite effondré. La Fellini, Antonioni, Pasolini ? histoire et une expérience commune et qui France détient plus de pouvoir sur les mar­ — Non, pour moi. se définit par la généalogie [descente], soit chés francophones qu'on nous ne le laisse — Il n'y a pas de place pour " toi " réelle ou mythique » (Nathan Glazer, croire. Et puis, rien de plus embarrassant ici. » Ethnie Dilemnas : 1964-1982, p. 74). Souli­ que de vanter la « grandeur du marché En fait, il n'y a pas de place pour quel­ gnons un point : dans le ghetto élargi, le américain francophone » aux éditeurs et qu'un qui se sent « autre », qui sent (odo­ partage entre individus devrait se faire de écrivains italiens qui savent pertinemment rat), qui « pue ». Oui, l'identité pue. C'est manière consciente, donc par choix, et non que l'aventure éditoriale de langue fran­ ce qu'on ne cesse de dire à propos de mon pas par l'endoctrinement venant de l'exté­ çaise, c'est à Paris qu'elle se trouve. Les travail d'éditeur et d'écrivain. Les livres rieur. Italiens ont compris : mieux vaut traduire et publier en France les œuvres italiennes que je publie puent, oui, c'est vrai, il sente Le travail de Guernica se précise, de d'Italie et hors Italie qu'à Montréal. J'ai de mon identité. plus en plus : nous sommes une maison tenté d'introduire notre travail de traduc­ La culture italienne me tient à cœur. d'édition voulant faire le pont entre les tion dans le milieu francophone du La culture italienne d'Italie, mais surtout cultures des diverses ethnies, mais surtout Québec mais cela n'a servi à rien. Pas une celle hors Italie. Mon projet editorial a tou­ nous voulons maintenir un lien vibrant seule critique n'a été dédiée aux traduc­ jours été pour moi une question entre les ghettos intellectuels italiens épar­ tions de langue française de livres écrits en d'italianità ; à ses débuts, l'identité se ma­ pillés un peu partout dans le monde. Je ne anglais par les Italiens du Canada. On le nifestait de manière involontaire, mais me réfère pas aux ghettos ainsi que définis sait, la critique québécoise ne parlera de avec la présence de gens, comme le poète par Robert Blauner comme étant des en­ traductions que si elles ont été sanction­ Fulvio Caccia, Lamberto Tassinari, direc­ droits de « colonisation interne », mais nées par Paris-à-ia-Tour-Eiffel. teur de Vice Versa, le critique Filippo plutôt aux ghettos ethniques dont Salvatore, le cinéaste Nicola Zavaglia, les l'émergence est due à des décisions volon­ Si Guernica a un avenir dans un mi­ écrivains italo-américains Anthony taires. Là où je m'éloigne de Blauner c'est lieu aussi contrôlé que le milieu de l'édi­ Tamburri et Fred Gardaphé, et le poète lorsqu'il croit (en 1969) que les ghettos tion, on le rencontrera dans les pays anglo­ italo-allemand Gino Chiellino, j'ai com­ sont des lieux d'arrêt temporaires, des lieux phones, et plus ptécisément aux Etats- mencé à maîtriser l'inconscience pour en de transition entre l'arrivée de l'immigrant Unis. Ici je voudrais bien humblement créer ce que je nomme aujourd'hui une et son assimilation. Or, l'étude de plusieurs admettre une erreur que j'ai commise au conscience identitaire. Cela n'a pas toujours groupes ethniques pendant plusieurs géné­ début de ma carrière : en dépit de tout ce été facile, parfois la communication entre rations démontre justement le contraire : que j'ai pu exprimer contre l'impérialisme nous s'est tue pour de longues années ; le ghetto possède une longévité étonnante et le capitalisme sans vergogne des Etats- cependant, à la fin du compte, la prise de et il peut se déplacer dans l'espace sans, Unis, ce grand pays demeure dans ses as­ conscience est un réveil à soi qui se fait paradoxalement, rien changer à son es­ pects culturels et artistiques beaucoup plus malgré soi et, surtout, grâce à la présence sence et à son fonctionnement. ouvert à l'autre que tous les pays du monde de certaines personnes clés. entier. J'admets, tout de même, que mon plus On me demande souvent : « L'Italie, grand rêve serait d'exécuter ce travail cul­ Pour ce qui est de la dimension ita­ est-ce un endroit où tu pourrais tra­ turel en langue italienne, et en Italie ; lienne au Canada, j'avoue carrément vailler ? » Imaginer que l'on puisse créer pourtant ceci me sera impossible tant que qu'elle n'a de survie, pour l'instant, qu'en un lien entre l'Atlantique et la Médi­ le territoire qu'on nomme depuis des siè­ langue anglaise. L'axe français-anglais du terranée présuppose l'existence d'un réseau cles Italie se refusera d'accepter le fait que Canada s'écroulera avec la séparation du editorial capable d'élaborer des stratégies la langue italienne n'appartient à aucun Québec. Que celle-ci se réalise ou non basées sur l'identité. Selon moi, il n'y a territoire et que l'imaginaire italien est importe peu dorénavant, puisque ce sera le d'identité qu'ethnique. C'est pour cela que aterritorial. Comme c'est le cas pour les lan­ concept même d'une société distincte qui me paraît tout à fait irréaliste de croire que gues française, anglaise, espagnole et por­ imposera ses besoins sociaux sur ses ci­ nous puissions, en tant que maison d'édi­ tugaise. Personne sur terre, aujourd'hui, toyens. tion, entreprendre un travail de l'enver­ n'osera prétendre que ces langues sont les Ainsi, avec un Québec totalement gure que présuppose un travail editorial où propriétés de la France, de l'Angleterre, de français et un Canada totalement anglais, il serait question d'identité méditerranéenne l'Espagne et du Portugal. Pourtant, croyez- quel sera l'avenir des ethnies « autres » qui et atlantique au sens large des termes. le ou non, la Biblioteca nazionale di comptent pour plus de 12 millions de Milano refuse jusqu'à ce jour de reconnaî­ Je pense qu'il serait plus réaliste, et citoyens .' •

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 29 Historical Values In Ordinary Lives

INTERVIEW BY MARISA COMOGLIO BALMONT

" ...TO HEAR MY FATHER TELL IT, AND I HAVE HEARD IT

OFTEN, THE SOUTH OF ITALY FLOURISHED LONG BEFORE THE

RISE OF THE ROMAN EMPIRE AND THE BIRTH OF CHRIST AND

IN HIS NATIVE VILLAGE OF MAIDA AND ITS SURROUNDING

REGION - WHICH EXTENDS SOUTH OF NAPLES DOWN

THROUGH ANCIENT HILLS AND VALLEYS TO FORM THE TOE

AND HEEL OF THE ITALIAN BOOT - THERE OCCURRED

HISTORICAL SPECTACLES AND SCENES THAT CONSTITUTED

MANY CENTURIES OF HUMAN EXPERIENCE AT ITS WORST

AND BEST, ITS MOST BARBARIC AND AESTHETIC, ITS MOST

DESTITUTE AND LUXURIOUS... " (FROM UNTO THE SONS)

meet Gay Talese in the foyer V.V. .- Mr. Talese, tell me about your of the Four Seasons Hotel in childhood in Ocean City, New Jersey, at the Toronto. Slender, elegantly end of the thirties. dressed in his classic, hand- stitched pin stripe navy suit, he walds very G.T. : It was lonely. I was an " olive quickly towards me, offering his hand. skin boy in a freckled face town ". Ocean Immediately 1 have the sense that he is City was a protestant city, with a small going to start interviewing me. His eyes, Irish Catholic community. And then there now round and dark, are piercing through was " us " ... I felt pretty well an outsider, the air, searching for clues, for openings. with my tailored suits, and my handmade By the time we reach the table in the cafe wool coats... located on the mezzanine he has scanned and sorted through some precise questions, V.V. : Your parents came to this little but by then I have already turned on my coastal town and opened a dry-cleaning m^d ladies tape recorder and I have started some wear business m a building that had belonged to questioning of my own. the Ocean City Sentinel Ledger the local daily.

30 VICE VERSA / NUMÉRO 39 •**jf^Q

G.T. : Yes, and I grew up in this old assist and protect Italy. As a young boy, as G.T. : He was a man who admired building where old presses and machinery children do, 1 observed him and heard him classic culture. The little sign read " For to produce a news paper still were stored. speak words of support for the American my customers the best ". He also felt that boys fighting in Europe, to the customers Italy, during Mussolini's times and under V.V. : Were you then inspired to write ? in the store, or the people of the commu­ his direction, was back on track as a leader nity... Privately, he was praying for his amongst the Eutopean nations and the G.T. : 1 did not think about writing relatives, on the war front, while the Al­ world. He admired the Roman emperors until 1 was thirteen and got involved with lies were attacking Sicily, in the so- and their vision and thought that Italy had the school paper. called " under-belly of Europe ". He also been conquered and devastated far too may have felt guilty about leaving his fam­ many times, and the southern regions had V.V. : Were you an altar boy ? ily, his village. Those men and women been fractured and reduced to become the who had left Italy years before to seek a poorest part of the peninsula, their better life felt, perhaps, like deserters, leav­ G.T. : Yes. My father was a religious populations had bowed to conquerors for ing a sinking ship. My father left in the too long. man and I attended Catholic School : the 1920's and never went back until the nuns who taught there were very strict. eighties, with me. My grandfather, And the rigidity of Irish Catholicism espe­ Gaetano, in the 1880's and '90s did, as he V.V. : What about your mother, cially in regards to sexual sins, was so was a migrant worker. He was a bird of Catherine ? strong that there was a denial of any litera­ passage and went back and forth, loving ture that bordered on sensuality, in any America by being a discoverer of America G.T. : She was born in the United kind of visual depiction. The boys were and working first in a quarry and then in told not put their hands in their pockets States. Her family was from the same vil­ an asbestos factory. He died at the age of lage as my father, Maida, the foremost and to sleep with their arms crossed high forty because of this. After World War I, southern small city in Calabria. She had on their chest while facing up... Italy was well liked by Americans, as they worked as a sales lady and a buyer in had been on the " right " side with the win­ Brooklyn for Abraham and Strauss Depart­ V.V. : How did you feel in Ocean City, ners. In the '20s Mussolini was liked in ment Store and had the opportunity to particularly during the Second World America. It was however quite different after expand her horizons by being in contact War ? Did you feel discriminated against ? the mid-thirties, when Hitler and Mussolini with a sophisticated clientele. The goods had joined forces, and Italy had started the that were presented and sold in the store G.T. : I felt angry. And isolated. I did colonization of Lybia and East Africa. were imported from all over the world and not want to see my Italianness. It was too gave her a sense of a micro-cosm, a reflec­ painful. And the discrimination was real. tion of the world around her. She used to The " brown shirts " walking the goose V.V. : Your famer, Joseph Francis was a have lunch with a homosexual couple, and step under Hitler's command were real. tailor who worked as an apprentice first in his became their friend. And that was quite My father was divided. He was a religious birthplace, the village ofMaida, then in Paris sophisticated in those days. man and as a young boy I remember him to master and refine his craft, but he also was kneeling in his private room and I remem­ a cultured man, a history buff, a man with a ber him praying to San Francesco Da strong sense of history, he also had a sign in V.V. : Was she the force behind the Paola, a powerful Saint he had said, to his store that read " Pro vogis optimum ". choice of your career ?

NUMÉRO }9 / VICE VERSA 31 G.T. : She was indirectly. As I said my V.V. .- You have said that one of your what made human nature so unpredictable father gave me a sense of what classic cul­ ambitions was to see how far a writer can go and fascinating. 1 was a searching indi­ ture is about. He subscribed to the New with factual writing. " Thy Neighbor's vidual, I think who, had 1 pursued the York Times and other papers in order to Wife ", your third major work, an interna­ academic life would have become an an­ follow the world's events. He supported tional best-seller, certainly validates your thropologist or a sociologist. In working my studies and my decision to go to Uni­ point. first for newspapers and then years later for versity. But it was by looking and listening magazines and still later as a writer of to my mother's conversations with her G.T. : The book dealt with the pri­ books, and always nonfiction as I said be­ customers in the dress shop that I really vate sexual lives of living peoples : there fore, I found my way of establishing some­ learned how to communicate with people, was not one instance where the name was thing in writing about the way people live and learned how to make people open up, left out or altered. This was true of my and what motivates them. gain their confidence ; and at the same previous books also. Part of the reason it Each book has been different. The time not to betray their trust. takes me so much time to write a book it first was " New York : a Serendipiter's is because I do a lot of research and I insist Journey ". I was then a young man from a V.V. : Were you shy, then ? on writing about real names, real ad­ small town coming to the big city, New dresses, and real neighborhoods. To do this York. I was writing about people who G.T. : Shy and angry. one has to establish a close relationship tended to be in the shadow of the sky­ with the people he is going to write about. scrapers. The obscure, the overlooked, the V.V. .- Jn an interview with Francis Ford forgotten. Individuals who did not, at first Coppola, for Esquire, some years back, you V.V. .- You have said you were really glance seem to represent the power and said that things started to change when you got interested in people, since your childhood... the glamour of this city. In the next involved with the school paper because you book, " The Bridge ", I was looking at the could still be shy but felt free to approach and G.T. : Yes, as 1 sad, my mother had a thing a little bit differently, at the bridge builders who built magnificent structures ask strangers questions. lot to do with that. And also my father but did not necessarily leave any finger­ with his newspapers and the international print or plaque that announced their G.T. : I find ordinary people very in­ news. I had learned that events that may names and marked the magnificence of teresting. Everybody has stories to tell. happen far away can change your life, here their creation. One just has to let them talk about them­ and now. I always looked beyond the bor­ selves. The responsibility of the inter­ ders of the town for some answers about After a series of collections, I viewer is to make the person open up, so wrote " The Kingdom and the Power " that what he/she feels and thinks can be again 1 dealt with people who would nor­ shared by the world. Southern Italian mally not be written about. " The King­ dom and the Power " was the first of the V.V. .- You graduated in journalism from women had media books, the first of the books that the University of Alabama in 1953 and looked at the communicators. But I did started writing sports articles. Then after two not write about them as part of a major years as a copy boy with the New York power in the newspaper or network : I wrote about them Times, in 1955, you became a full fledged as people, as short story writers or novelists journalist and were identified as a pioneer of privacy of their would write about them, as people. the so called " New Journalism ". With " Honor Thy Father " 1 went into the Mafia in the same way 1 looked at G.T. : When working for the New home and men people : a housewife married to a man York Times as a reporter, I found that I who's in the Mafia, the children who see was leaving the assignment each day un­ had only their their father's picture in the newspapers able, with the techniques available to me and than have to go to school. What is it or permitted by the New York Times, to families. They like to be such a child '. What is it like to really tell, to report, all that I saw. Unable be such a wife ? How does the public react with the techniques that were permitted to them ? All of this, which could have by the archaic copy desk... So I started to were more or been a novel or sections of short stories I use techniques of the short story writer in put into a book of nonfiction. In " Thy some Esquire pieces 1 did in the early six­ less serfs, so they Neighbor's Wife " I was dealing with the ties... It may read like fiction, it may give word " obscenity " in a society. What does the impression that it was made up... did not have any that word mean ? How is it personified ? If overdramatizing incidents for the effect you have obscenity, who in America is those incidents may cause in the writing-, obscene ? So I took the personal approach but without question, there is reporting. power or control to find out who might be definable by that term, how they live, how they get through There is reporting that fortifies the whole the night, what they do that makes them structure. Factual reporting, legwork. over the land. different. It's really about taking another V.V. : You are quite respected as a The only land look at America. craftsman in the field of journalism. Have you ever thought of writing fiction ? that they could V.V. : This is this aspect of your work G.T. : Nonfiction is more challenging. that makes people aware of the fact that you I suggest there is art in Journalism. 1 do not call their own are interested in presenting an unpopular po­ want to resort to changing names to fic­ sition. That you thrive on controversy. tionalizing. Reality is more fascinating. However I take time to write about my was probably G.T. : I'm interested in extending the subjects, I spend time with them, 1 get boundaries of knowledge through my non- close, into their lives. their home. fiction and give the readers a deeper sense

32 VICE VERSA / NUMÉRO Î9 of awareness about other human beings. I V.V. : How did you manage with the mother, was interesting. She came from a do not ever accept a generally accepted language ? noble Calabrian lineage and found herself view unless myself I explore it and often without status, because the Bourbons had when I do explore it as deeply as I do, I G.T. : I did not speak the language, I been defeated by the Piedmontes, in the find that the presumptions of the past had an interpreter. First of all in these middle of the 1800's. So she married don't hold up, I write about people as be­ places, until recently, they only spoke dia­ Domenico, beneath herself. At that time ing more complex than they are believed lect. It was actually television that unified any noble families found themselves with­ to be- Besides my books do not focus on Italy with the language. I did not speak the out anything and the great palazzi began to part of contemporary American Life, but 1 language and did not want to speak the deteriorate and eventually became ruins. also go back into the history of America. language. My parents did not speak the She was a powerful woman especially when For " Thy Neighbor's " I went back into language either, except when they wanted she had to go to her husband's family. And the history of morality in America, begin­ to keep secrets from my sister and myself. then, as I said, there is my mother... ning with the religion brought by the early After Maida I went to , where I lived settlers of New England and showing how in an apartment by the Vatican, for six V.V. : About multiculturalism, Mr. the puritans state has changed over three months. I was doing research at the Vati­ Talese : a big thing in Canada, these days... hundred years. With " Honor Thy Fa­ can Library for the historical events that ther's " I went back into the sixteenth cen­ had occurred in Calabria, and in the sur­ G.T. : A big thing all over the world. tury to examine old Mafia family life in rounding southern regions in the span of In the United States as well. Sicily : then I show how their traditions several centuries, before the Romans and were influenced by their resettlement in the Greeks. This gave me a strong sense of V.V. : Aren't the United States defined this continent ; in the " Kingdom " 1 deal Maida in ancient times. with a newspaper family that moved from as a" melting pot " f the South and settled in New York in the 1880's. They bought a bankrupt newspaper V.V. : Do you feel then that a culture G.T. : They are. But it's a bad idea. called The New York Times and they had can survive and flourish without the tradition It's a fallacious thought, this " melting to change as the economics of big business of its language ? pot ". This fallacy has not been acknowl­ changed, yet hold on the diamond hard- edged yet... but I think, they never tradition of good journalistic practice and G.T. : My book is testimony to the melted. If we look at what has been hap­ belief in fairness and truth. fact that culture will survive, or at least pening in the rest of the world, like Yugo­ the memory of it, without the language. slavia or the we can observe There is no reason why it could not be and learn... In the States communities V.V. : Is " Unto the Sons ", which took translated. As long as the accuracy of the have been living close to each other, if not ten years of research and writing, the con­ details is there, and the research. related, just living harmoniously with each tinuation of this process ? other. V.V. ; You describe the " man's G.T. : When 1 turned fifty, in the world " with great detail and care, and your V.V. : What about the hyphenated early eighties, I asked myself where 1 was focus remains on a man's point of view and culture ? Italian-Canadian, Serbian-Cana­ going. After the success of "Thy his viewpoint only. How would you describe dian, and so on ? Neighbor's Wife " I wanted to explore my the women's role in " Unto the Sons " ? legacy. I had written about Di Maggio, G.T. There is nothing wrong with Sinatra, Bonanno and D'Amato and other G.T. : A role of strength and tenacity. that. I think it's a positive thing. People's Italians. But I thought then of how and Women have great powers in the history differences are probably the most wonder­ what I would write about the Italians, of immigration. We can talk about the ful thing about them. Variety is the spice when the time came. At that time I did women that came from some small south­ of life, and therefore the spice of a nation. not know how. Then 1 spent nearly six ern villages or the women who crossed the A nation may not be able to discover its months with Lee Iacocca, thinking about American prairies in tent covered wagons, potential if there are conflicts within itself. him as a vehicle for a new book. His father or those who sailed the Oceans in small Contrasts, however, are a different matter. was an immigrant and was from the same boats to reach the new homeland. But if there is recognition such contrasts region as my father's, we were just about Southern Italian women had power in can turn into endorsements. Further, the same age. Then I walked away as 1 felt the privacy of their home and men had though, I would not carry two languages. it was not going to be personal enough. only their families. They were more or less There has to be a primary language and we And I started interviewing my father and serfs, so they did not have any power or must not subscribe to the notion that mother at great length. 1 had realized that control over the land. The only land that there can be more than one language. 1 wanted to go further and went to Italy they could call their own was probably Multilingual factions within the nation with my father. their home- will divide the nation in term of the social When the husbands and the brothers intercourse. The discourse has to be car­ ried out in one language. A secondary lan­ V.V. : What did you think of Maida .' went off on those boats they had left be­ hind women who had a new power : they guage, it's another matter. I am talking had stayed behind to work the land and about the official language. Like in school. G-T. : I didn't... I didn't pre-judge it. mind their farms and take care of the chil­ I waited until 1 got there to see... It's an­ dren. They also started receiving money other world. It's like walking into the V.V. : What's next for Gay Talese ? from their men. And that gave them also 1500'. I don't think there have been too some kind of freedom and economic many changes since the 1500's... Very few G.T. : Well, a continuation, I think. power. They were called " white widows " The story of America is the story of diversity. cars... A very integrated place... We and partly because of all this they also The absence of the Italian voice I think is stayed in a hotel a few miles away. My started having affairs. There are records of going to be changed by this book and I hope father still had brothers and sisters living infidelity and of violence, when their hus­ it will inspire other Italian-Americans to there. All quite poor by our standards. But bands returned. happy. Still wearing the old suits that he write about their world, so nSat we will have had sent from America. But happy. Bad As far as a particular figure goes I think other representations in literature. 1 hope I teeth and all. that Ippolita Gagliardi, my father's grand­ can bring it off. We will see. •

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 33 FICTION Entomonecrologia

%*

TOMMASO MACRi*

'era una formica nel cocktail. Accettazione La fetta d'arancia, appollaiata Un villaggio egiziano sulla strada per il sull'orlo del bicchiere, imitava Cairo di ritorno dal Mar Rosso. Niente da il sole sul filo dell'orizzonte ; un mangiare, salvo del pane in vendita in un sole immenso, mai visto, tagliato in due negozietto da niente. Aperto, il pane rivela la dalla sciabolata di una sottile nuvola. presenza di numerosi moscerird. Le zampecte dell'insetto correvano La fame supera la revulsione. Uno ad disperate alla ricerca di un punto uno li leva. Mangia. d'appoggio inesistente. Teso sulla sdraio, il cappello di paglia Conferma alto sulla fronte insudorata, la barba grigia L'intemo delia piramide di Cheope. di tre giorni, lo sguardo allucinato, In cima all'interminabile scalinaia la sala Pentomologo si sforzava a respirare l'aria mortuaria. L'aria millenaria è spessa, sta­ che il calore rendeva insopportabilmente gnante e irrespirabile. Posa lo sguardo pesante. L'ombra del parasole, ormai inu­ sull'enorme sarcofago di granito desacrato a tile, si proiettava aile sue spalle, pezzi da ladri di altri tempi. sfrecciando a trafiggere le distanti dune, Sul bordo, un ragno s'avventa sulla preda rosse corne l'anima. e l'assassina. Le antenne esagitate, sulla testa Apr! gli occhi. escrescente délia bestiola torturata, La formica nel bicchiere era oramai urlavano in silenzio. immobile. Inudibile il cancro continuava ad D'un sol colpo bevve il tutto. invadergli i polmoni. Accese un altro sigaro. Si mise a Memoria postuma succhiarlo con l'avidità di un neonato in Abu Simbel, riva del lago Nasser. faccia al primo capezzolo, corne se Non un'anima al tempio di Ramsete. Le soffocato anche lui dalla massa di un quattro gigantesche figure del faraone seduto, ! gigantesco seno. 11 fumo, disperso nell'aria sulla facciata, osservano fissamente I'alba immobile, creava immagini di ricordi di all'orizzonte mentre all'intemo, sui due lati, giammai. otto repliche del re in piedi, scolpite nei Si sent! chiamare per nome. Si guardô pilastri, testimoniano l'ingresso di lui. Sul intorno : nessuno, salvo i grandi cactus fonda, nel sancta sanctorum, due fantasmi di antropomorfi con le brace ia alzate a guisa pietra seduti sull'ara ricevono i raggi del sole di saluto. appena entrato dal gran portale e giudicano. Comprese la sentenza. L'indomani dei peones sulla strada per i Si sporse a prendere il bicchiere. campi l'avrebbero trovato rigido. Gli avrebbero «*^ Osservô la formica, adesso esausta ; la folle portato via il portafoglio, l'orologio e le scarpe, corsa ridotta a un ebbra camminata. Porto per poi scaraventarlo in una ravina. il bicchiere aile labbra. Prima che il sole fosse alto le formiche S'arrestô. Ad occhi chiusi recuperô ne avrebbero reclamato il corpo. • dei frammenti di memoria : * Scultore e scrittore, vive a Montreal da oltre venti anni. I Le violon vert

À Robert Walshe, pour l'ironie et la verdeur des italiques, et pour Bach.

MARIE JOSÉ THÉRIAULT

1 m'était devenu indispensable. traduisent pas ces sonorités teutonnes. chose d'accrocheur. Une robe vert clair S'il m'arrivait encore parfois de Elles m'assiégeaient. Mes sens soudain à fuselée et strictement moulée sur elle, qui l'oublier sur la table de nuit ou l'étroit, toute onde leur parvenait en dents l'habillait du cou aux chevilles, accentuait à côté du téléphone en quit­ de scie. Je souffrais, mais jusqu'à la pause sa taille bien au-dessus de la moyenne. En tant la maison le matin, les lourdeurs de la décrétée par le syndicat je ne bougeai pas outre, les manches ne s'arrêtaient pas aux journée en s'accumulant sur moi m'aplatis­ de ma chaise, tandis que les mains du poignets mais devenaient là des gants où saient sans rémission. Et alors, un rien maestro me parlaient pour ainsi dire en bougeaient des doigts minces. Elle me pa­ aurait pu me faire glisser hors de la vie chinois et que je leur obéissais par pur ré­ rut fragile, presque filiforme : je crus une comme, d'une chiquenaude, on pousse une flexe, sans les comprendre. seconde qu'elle casserait sous le poids de enveloppe sous une porte. Le maestro posa enfin sa baguette avec ses bijoux inattendus en forme de clés, de * * * un soupir, comme s'il rendait les armes grelots, de rouages, de boulons, de La fatigue de tout m'avait depuis quel­ (notre orchestre est quelconque), et je me clavettes, de ressorts, cachés pour certains que temps suspendu entre deux états, sans précipitai aussitôt dehors pour m'affaisser par une petite étole — du ragondin, je que je puisse me décider à pencher pour sur un banc du petit parc adjacent au théâ­ pense - aux pans croisés par-dessus l'épaule l'un ou pour l'autre - fausse indifférence ou tre. Je me trouvais là depuis quelques mi­ gauche. Elle portait un chapeau dont la exaspération vraie. Ma peau trop mince nutes et je grillais une cigarette, tourmenté forme encadrait la moitié de son visage, un n'aurait supporté aucune de ces exiguïtés. par les idées sombres qu'avaient fait naître chapeau en velours d'un vert plus soutenu J'étais pour ainsi dire à fleur d'os. J'avais en moi les rugosités wagnériennes, quand que sa robe, dans lequel on avait planté atteint l'âge ingrat de l'intransigeance, et mon attention fut sollicitée par une jeune des squelettes de poisson, des antennes de tout me heurtait : le bruit, le mauvais goût, femme assise en face de moi. langoustes, des aiguilles à tricoter, et même la politique, le débraillé, la hausse des prix, un minuscule guidon de bicyclette. Pen­ l'indiscipline, les fautes d'ortographe, la Elle n'était pas absolument belle, mais chant la tête à midi moins cinq elle me jeunesse, la familiarité des guichetiers de l'incongruité de sa tenue avait quelque regarda par en dessous, de ses yeux aux banque, l'amour, bref, la moindre démons­ paupières sans cils, qui s'effilaient de biais tration de sottise, puisque j'avais moi- vers les tempes. Le sourire qu'elle m'offrit à même cessé, n'est-ce pas, d'être sot. ce moment exact avait un caractère si en­ fantin et si candide que je n'y perçus rien La musique seule me rendait la vie à que de la grâce. peu près tolerable. J'étais violon d'orches­ tre, ni premier ni second, mais pleinement Elle ouvrit son sac. Des mouches s'en satisfait. Je savais, comme l'a préconisé un enfuirent, en V. telles des oies. Aussitôt musicien de bon conseil (dont le nom après la jeune femme en retira un étui m'échappe), m'en tenir à mon talent. oblong, à peu près de la dimension d'un Or, un jour que nous répétions Tristan portefeuille, mais plus épais. Elle s'appro­ et Isolde, j'éprouvai un impérieux besoin de cha alors de moi, fixa son regard dans le prendre l'air. J'aime l'ingénuité, la ten­ mien puis, brandissant le petit étui, elle dresse, le secret, vertus romantiques que ne prononça très lentement une courte phrase

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 35 qu'elle répéta aussitôt comme pour s'assurer Wagner me parut miraculeusement aussi mon seul bénéfice - de radicales transfor­ que je l'avais bien comprise. Je n'avais pas velouté qu'un papier à lettres rose, tamisé mations. Tel blockhaus, par exemple, de compris, mais mon visage devait exprimer en quelque sorte, presque fade. Hélas, béton et de verre se muait sous mes yeux en une grande lucidité, car sans hésiter une ces « vertus » pour le moins inattendues ne palais florentin. Une Laure ou une Béatrice seconde elle me remit l'objet et s'en fut. Il durèrent pas. L'étau familier des cuivres, prenait aussitôt la place de telle pute en me sembla que de cette longue forme les assourdissantes fanfares, les pesantes manque de poudre blanche, pathétique tilleul qui s'éloignait toute droite sans la phrases sans fin, tout cela me redonnait dans sa robe étriquée. Des branches pous­ plus infime ondulation des hanches, de ce bientôt la nausée. saient d'abord aux poteaux de téléphone, et mince fuseau qui paraissait porté par un Mais cette fois je ne me laissai pas à ces branches des feuilles de figuier, de coussin d'air s'échappait un petit rire acéré abattre. Je remplaçai mine de rien entre kaki, de platane. Les rues, les trottoirs se de crécelle. mes mains un violon par l'autre, le grand bordaient de rosiers dont le parfum intense L'étui recelait un chef-d'œuvre : un vio­ par le petit, le roux par le vert et, de l'air m'enivrait. Je n'entendais ni le crissement lon miniature d'un réalisme remarquable, le plus naturel qui soit, avant même que des pneus ni la sirène des ambulances, mais un violon d'une taille si réduite qu'il tenait mes camarades d'orchestre ne puissent s'en les chants compliqués de centaines tout entier dans ma main. Je crus d'abord rendre compte, je me mis à en jouer. d'oiseaux. Les étudiants d'université sa­ vaient lire et écrire et la culture était une qu'on m'avait offert là une pochette de 11 se produisit aussitôt quelque chose vertu théologale. Aucune bêtise ne sortait maître à danser, mais le violon était vrai­ de sublime. Un à un les musiciens étouffè­ plus de la bouche de personne, que des pen­ ment beaucoup trop petit. Alors, un rent dans l'œuf chaque mesure de Wagner sées senties et des traits d'humour. bijou ? Un curieux objet d'art ? L'ins­ pour lui substituer une mesure de Bach. Palestrina et Monteverdi se disputaient tous trument (en bois) avait une tête de cheval Mais nul ne semblait s'en étonner, le les ghetto-blasters, Piero délia Francesca et sculptée sur sa volute et une caisse décorée maestro encore moins que les autres, en Simone Martini tous les panneaux-réclame. de sarments tracés à la plume. Touche et sorte que bientôt tous les instruments Quant à la marotte du chef d'orchestre, cordier portaient des incrustations de criards m'avaient fait la grâce de se taire, Wagner, cet « empilement de catas­ corne, d'ivoire et d'écaillé. Les ouies en /, tandis que les cordes et les bois se propul­ trophes » (ce n'est pas moi qui l'ai dit), eh le chevalet, les chevilles d'accord, l'archet saient à leur insu dans une musique - sans bien, Wagner, il faisait griller des saucisses même, dont la hausse était elle aussi tra­ doute la plus belle du monde - qui n'avait sur accompagnement de Schubert, tandis vaillée en tête de cheval, tout cela me pas été prévue au programme. parut, jusqu'au moindre détail, d'une abso­ que ses Walkyries, la bouche pleine de lue perfection. choucroute, cessaient enfin de hululer.

Le vernis seul me déconcerta : j'avais Ah ! non seulement étais-je un en effet sous les yeux un petit violon vert, homme heureux, je modelais en outre mon du même vert tilleul que la robe de la bonheur à ma guise. Cette béatitude dura jeune femme. plusieurs années pendant lesquelles la Je voulus l'essayer. Le son que fit naî­ grâce, la sérénité, l'intelligence et l'harmo­ tre la caresse de l'archet n'était pas de ce nie, tous ravissements engendrés par le monde. Grave en dépit de la caisse minus­ petit violon vert, furent mon lot et mon cule, rond et riche tel celui d'un alto, le legs. Et comme si ces bienfaits ne son grandit, s'étira, s'amplifia bien au-delà m'avaient pas suffi, l'archet en caressant des limites habituelles, et l'air résonna les cordes fit même qu'une femme - pas longtemps de vibrations plus soyeuses que laide et fort futée - m'aima. les battements d'ailes d'un archange. Après Or, tout a une durée prescrite, semble- quelques essais, je m'aperçus que le violon t-il. La bonne comme la mauvaise fortune, se jouait pour ainsi dire de lui-même. En le bien comme le mal. effet, il suffisait d'en frotter les cordes — à J'étais un homme heureux. Enfin. Je Un jour que je me promenais vide et au hasard - pour que les trilles les m'épanouissais comme une fleur d'arti­ paisiblement entre deux rangées de cyprès plus compliqués, les accords les plus har­ chaut au soleil. Les musiciens de l'orches­ que j'avais fait pousser quelques minutes monieux, les mélodies les plus subtiles se tre avaient reçu en don l'âme du violon plus tôt, j'aperçus de loin la dame en robe fassent entendre comme par magie. Le pe­ vert et jouaient comme des dieux une tilleul et son chapeau extravagant. Elle tit violon vert était apparemment son pro­ venait vers moi du pas calme de ceux qui pre instrumentiste. musique divine. Tous semblaient transfigu­ rés, émus par une grâce parfaite. J'eus pen­ marchent un tout petit peu au-dessus des Absorbé par ce phénomène, je ne me dant une seconde l'impression que le choses. rendis pas compte tout de suite de ses maestro lévitait. Quant à moi, j'avais en Quand elle arriva à ma hauteur, je sus autres propriétés. 11 fallut pour cela qu'un ma possession l'instrument responsable de à l'expression de ses yeux aux paupières passant me sorte de mon ébahissement en ce miracle, un petit violon inouï capable sans cils que mon bonheur était échu. s'arrêtant pour me demander du feu. Je d'ouvrir dans le chaos et la vulgarité des Elle ouvrit son sac. Des mouches à compris alors à certains signes que le petit parenthèses de beauté absolue. nouveau s'en enfuirent, en V, telles des violon n'avait d'auditeur que moi, et à Quelqu'un (une femme en vert) oies. Aussitôt après elle me répéta la d'autres signes encore qu'il savait transfor­ m'avait (j'ignore pourquoi) légué le pou­ phrase qu'elle m'avait dite des années mer le monde. voir de dominer la bêtise, le bruit et la auparavant sans que je l'aie comprise. * * * fureur. J'allais en profiter. Cette fois, ses mots eurent pour moi la La pause terminée, la répétition battait À compter de ce jour, le violon minia­ transparence de la mort. son plein. J'avais repris et ma place et mes ture ne me quitta plus. 11 me devint indis­ Je n'eus pas le choix. Dans le sac de la sens, le petit violon rédempteur bien à l'abri pensable (je l'ai déjà dit). Montait en moi dame verte, je laissai tomber sur son ordre dans ma poche. Pendant quelque temps je l'exaspération ? La laideur envahissait mon le violon rédempteur. me sentis libre et assuré dans mon travail, champ de vision et le bruit mes oreilles '. Et aussi ma vie. en relative harmonie, si j'ose dire, avec les Un simple coup d'archet faisait de moi le Et enfin mon âme. exigences du chef d'orchestre, dont la ba­ maître de l'univers. Tant que duraient les Le bruit lourd que nous fîmes en nous guette avait perdu son aspect menaçant notes produites, tout ce qui autour de moi écrasant au fond dut résonner comme un d'arme d'hast. L'espace de quelques passages heurtait l'esprit ou l'âme subissait - et pour tonnerre. •

36 VICE VERSA / NUMÉRO 39 SOCIETE Diaspora et flux des cultures 14924992 Perspectives schizo-ethniques

CARLO BENGIO*

e 2 janvier 1492, Ferdinand Bengio, nous étions des juifs moyens s'éveillerait en moi la leçon des Marranes, d'Aragon et Isabelle de Castille authentiques. Tout au moins jusqu'à cet en 1992, quelque 500 ans après, endormie entraient dans Grenade assié­ exil pour le Maroc, nous cultivions une qu'elle était dans l'âme juive d'un descen­ gée pendant que, par une porte forme intéressante de synchrétisme entre, dant de cette illustre famille de rabbins secrète, se dérobait Sidi Abou Abd'il d'une part, la culture et la religion juive et, tangérois qui, depuis le XIXe siècle, s'était dit « le malchanceux », le dernier Prince d'autre part, la culture arabe et l'Islam. ouvert au mercantilisme, à l'industria­ musulman d'Andalousie qui cherchait re­ Nous parlions et nous écrivions les deux lisation, aux carrières dites libérales (avo­ fuge vers les rivages marocains. Lorsque langues. Nous comparions nos différents cats, médecins, enseignants), maintenant quelques mois plus tard fut édictée la fa­ exégètes et prophètes dans un respect mu­ qu'ils avaient, après la Conférence meuse Expulsion d'Espagne, « nous ordon­ tuel de nos convictions et croyances. Un d'AIgésiras qui remettait en 1912 le Maroc nons de renvoyer de nos royaumes tous les flux intérieur, qui faisait partie de nos deux entre les mains de la France — « Francia Juifs et que jamais ils n'y reviennent », mes cultures à la fois, s'écoulait librement dans siempre alla », disait mon arrière-grand- ancêtres, des juifs arabes hispanisés origi­ la poésie, la création artistique et la re­ père — complètement rejeté la culture et naires de la ville de Jaw, fondée par la tribu cherche scientifique et philosophique. Ce la langue arabe considérée alors comme des Banou Jaw, au sud de Grenade, eurent fut vraiment l'âge d'or judéo-arabe en Es­ dégradée et servile. Les Bengio avaient sans nul doute le souci de prendre le même pagne. donc fait un choix, un choix de Marranes. chemin et de venir chercher refuge dans Cultiver le visage de la France et entrete­ cette ville impériale de Fez où prospéraient Plus tard, les Bengio s'installèrent dé­ nir son cœur avec des idéaux hébraïco- alors de nombreux juifs marocains. finitivement à Tanger. Dans ce port ouvert mystiques, pratiquer discrètement les 613 aux influences mercantiles internationales, commandements de la Loi juive et le sio­ Ayant choisi l'exil géographique plu­ ils bénéficièrent d'une certaine autonomie nisme activiste, propager des idéaux tôt que l'exil intérieur, nous n'étions donc par rapport à la « protection alaouite », la œcuméniques, socialistes et universalisr.es. pas des Marranes. On appelait ainsi, en dynastie régnante du Maroc, lis furent très Et surtout parler français s'il vous plaît. Espagne, par dérision, ceux d'entre les juifs vite sensibles aux poussées culturelles des Synchrétisme ou marranisme ? Développe­ qui depuis un siècle, ne pouvant supporter idéologies bourgeoises européennes. ment culturel autonome ou acculturation l'Inquisition, ou parce qu'ils y trouvaient L'historiographie juive appelle « éman­ dirigée ? un avantage, acceptaient d'épouser la foi cipation », en hébreu Haskala, le passage catholique, sans trahir leur propre foi. des Juifs, à partir de la Révolution fran­ Marrano est de l'ancien castillan pour dé­ çaise, du statut de métèque à celui de ci­ Marranisme et acculturation toyen. Je pense avoir personnellement reçu signer le porc et ce terme provient de C'est dans ce mouvement de flux cul­ l'arabe mahram qui veut dire, « péché, in­ en héritage cette onde « émancipatrice » turels, avec les vagues de fond de l'antisémi­ terdit ». Ainsi désignait-on ceux qui por­ qui commandait à notre âme de choisir tisme européen, que j'ai dû choisir à mon taient le visage du Maître tout en préser­ d'être autre chose que soi-même et de l'as­ tour d'être « émancipé ». Je suis né à vant leur cœur en secret. Mais nous, les sumer. C'est en écrivant ces mots que Casablanca en 1939, sensible à la solidarité

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 37 intra-ethnique, élevé dans la tradition, Marranisme et puissance de l'impur des stratégies de dispersion et de retour sur tiens, j'avais reçu en partage le secret soi-même, loin de tous les bruits mono­ du « secret » à préserver. Il faut dire qu'ils Voici comment cette étoile, bien plus théistes de la culture hébraïco-gréco- avaient tous « un grain » dans ma famille, tard, a brillé dans mon ciel. « Mahram », technologique. Ceci se passait avant leur mais nous étions aussi très sensibles aux disent les musulmans. Le marranisme posi­ acculturation. formidables poussées de désidentification, tif, ou volontaire, ouvre les portes de assurée par l'Alliance israëlite universelle, l'impureté qui permettront le retour Marranisme et schizo-ethnicité tiens, et nous avons passé notre enfance et de « l'exil intérieur » tout en rendant cadu­ C'est mon tour aujourd'hui d'exprimer notre adolescence à nous désidentifier de que la distinction intérieur-extérieur. Ces par mes productions tous ces devenirs hé­ notre orientalité, de notre judéo-arabité, idées cabalistes renvoient aussi aux héréti­ braïques qui, entre autres choses, transfor­ plutôt que de notre foi juive. Mais heureu­ ques musulmans, comme Hallaj, et plus gé­ ment mon corps par des poussées libres et sement pour moi j'étais traversé par les néralement aux pratiques chamaniques et discontinues comme les va-et-vient de flux libérés de ma différence individuelle. magiques de la préhistoire orientale, à la l'acte sexuel. Cette hébraïcité consiste jus­ Ce secret, je le portais en moi tout au long cabale comme pratique magique de la réa­ tement dans ma puissance de dispersion ou de filiations mystérieuses et inter­ lité, comme conscience modifiée du réel, le de transformation ou de transculturalité. ethniques qui s'élaboraient dans mon ima­ faux et l'usage positif de la puissance du Ainsi je suis aussi bien juif arabe hispanisé, ginaire intact d'apatride se déroulant à la faux. Comme dirait Hassan-i-Sabbah, le citoyen marocain francisé solidaire de la puissance de l'acculturation dont mon Vieux de la Montagne, un vrai faux pro­ cause palestinienne et de la souveraineté e corps était le siège. ACCULTURATION. J'ai phète musulman du XI siècle qui a renou­ saharienne, citoyen canadien partisan de grandi dans cet A privatif, qui me prive en velé le terrorisme politique par une mé­ la souveraineté du Québec. Un juif dis­ tout cas de mon âme orientale et qui est la thode d'apprentissage volontaire du non- persé, ou médiumnique, capable de se question même du marranisme. Et j'ai réel (le Paradis d'Allah). Ainsi sont nés les métamorphoser sans se trahir et de s'éloi­ peut-être choisi certains de mes héros Assassins, Hashishim, et plus tard, par un gner tout en se rapprochant, n'est-ce pas là parmi les premiers Marranes qui renversement historique de l'Orient à l'Oc­ justement le message du marranisme ? Non e essaimèrent l'Europe au XVII siècle. cident, les adeptes du hashish, dans ma tête seulement la pratique secrète d'une multi­ de Marrane oriental/occidentalisé ayant fait ple identité ethnique, mais aussi la ma­ Peut-être, un peu comme ce Marrane des associations créatives mais dangereuses nière de dégonfler la baudruche de hollandais, Manassé ben Israël (1604- entre Sabbataï Zvi et Hassan-i-Sabbah, l'ethnocentrisme par des stratégies socié- 1657), ai-je cru moi aussi à une sorte de William Burroughs et Jean Genet, Antonin tales de schizo-ethnicité, c'est-à-dire par la rédemption par la dispersion. J'avais l'âme Artaud et Pink Floyd. Ayant développé le production de blocs de Mémoire décon­ romantique et communautaire. Mais c'est goût de la connaissance à la fois perverse et nectée de tout transcendantalisme mono­ à la commune multiethnique que je son­ scientifique de mon propre corps, j'en suis théiste, par l'invention de nouveaux ri­ geais et à la fin de la nation juive comme devenu l'expérimentateur manipulant dro­ tuels, individuels et collectifs, sur les ruines à celle de toutes les nations. Une autre gues et idées, émotions et créations pour des anciens rituels, sexe, fêtes, créations Figure hébraïque, plus ténébreuse et plus assouvir le désir d'être le biologiste, l'an­ artistiques, mort, naissance, éducation, connue, fut celle du Marrane hérétique, thropologue et finalement le messie ré­ convivialité, etc., et enfin par le dévelop­ Sabbataï Zvi, né à Smyrne en 1626, un dempteur de mon corps enfin rendu à son pement d'un programme créatif que je homme décrit comme un malade maniaco- immédiateté naturelle. cherche à réaliser avec la « mise au point » dépressif exalté par l'idée de la de la lunette anthropologique qui me per­ transgression purifiante et se livrant à des Alors vint celui que Deleuze-Guattari mettra : 1 ) de dresser la cartographie de rituels excentriques, scandaleux pour la appellent « le Prince des philosophes », qui mes perspectives existentielles en matière Loi juive. À cette époque, l'espérance traversait les temps éclairé par la Lumière de vécu ethnique, d'appartenance ou messianique vibrait comme un brasier ar­ naturelle, Baruch Spinoza (1632-1677), d'identités nationales, professionnelles, dent parmi des juifs insécures et des Marrane hérétique hollandais originaire sexuelles, etc. ; 2) de déterrer pour mieux cabalistes innovateurs (Isaac Luria). Les d'Espagne, devenu plus tard, bien après sa les déterritorialiser les mythes fabuleux, foules ont fait de Monsieur Zvi un Messie, mort, une Figure éternelle dans l'Histoire de pré-adamiques, antémonothéistes et ani­ ensuite un faux messie. Pourquoi faux ? la philosophie. Et pourtant, il se cachait, le mistes de la culture hébraïque dont une Tous les messies le sont nécessairement. doux Benoît au regard angélique, il savait des Figures les plus étranges est le Mais Sabbataï est sûrement un vrai que, plusieurs siècles après avoir dissimulé Golem ; 3) de fabriquer collectivement et Marrane, vrai pour son époque en tout cas son secret dans une figure de formes géomé­ inter-ethniquement un tissu vivant de et il est même devenu une Figure. Je vois triques, son ami Emmanuel Lévinas, le phi­ mythes collectifs et individuels, en encore, dans mon imaginaire d'adolescent, losophe français qui se disait juif, allait l'ac­ courtepointe ou en motifs géométriques. Sabbataï auréolé par le « peuple juif » qui cuser de trahison. Mais Spinoza était un juif le porte vers le point critique de son exis­ authentique. Celui qui a étudié Isaac tence, le moment où il rencontre le Sultan Marranos, si, eso es lo que sotnos. Louria, dans son texte ou plutôt son con­ des Turcs et où, pour sauver sa vie, doit se Escondidos como el « secreto », comme des texte, saurait reconnaître la Lumière qui convertir à l'Islam. On le voit porter le fez Soleils galacto-imaginaires fuyants et ca­ éclairait Spinoza. Mais lui, le Hollandais dé­ rouge des musulmans à travers une fenêtre chés. Ainsi je porterais plus loin l'âme dé­ mocrate, l'excommunié, est allé jusqu'au qui donne sur une immense cour où des chirée et suicidée du Marrane Uriel da bout de la simplicité dans la Raison, a porté juifs, impatients de voir basculer le monde, Costa (1585-1640), du plus profond som­ plus loin encore l'étoile du marranisme, dé­ assistent à leur trahison. Une fois encore meil de mon âme judéo-arabe hispanisée, fendant la politique libérale de Jean de l'étoile du marranisme avait brillé. Elle francisée, québécisée, dépersonnalisée, Witt, apprenant l'hébreu à ses étudiants, brilla encore pendant 10 ans. En effet, désidentifiée et remythifiée, en un seul mot écrivant l'Ethique et polissant des verres de Sabbataï Zvi eut une double vie, de juif et marranisée, en arabe, « mahramisée », tout lunettes. C'est à partir de l'étape Spinoza- de musulman, et sa Figure vivante de au long d'une solitude qui lui permettrait de zéro que commence pour des Occidentaux, Marrane par excellence, de Marrane à dé­ traverser le Ciel ou l'Infini, à l'aveuglette ou juifs ou pas juifs, l'aventure prodigieuse du couvert pour ainsi dire, était la preuve, en jouant à collin-maillard, pour y réaliser corps qui s'éveille à la multiplicité de sa pour ceux qui croyaient encore en lui, que une quelconque perfection de soi-même. • conscience. 11 n'y aurait eu aucun commen­ l'apostasie messianique serait le chemin cement à cette aventure. Le peuple nécessaire à la rédemption. Machiguenga d'Amazonie s'était inventé * Acteur, metteur en scène, lecteur de Vice Versa et chercheur de mondes inouïs, résidant à Montréal depuis 1977.

38 VICE VERSA / NUMÉRO 39 ART Michelangelo Partisan de génie

SlLVANA VlLLATA*

e la Vierge à l'escalier (1490 architectures qui, même si elles n'ont pas à envoyer sur terre un esprit également apte 1491), essai d'un adolescent de toutes été réalisées du temps de à tous les arts et à toutes les disciplines [...]. 15 ans encore influencé par les Michelangelo, portent l'empreinte indélé­ Il décida, en outre, d'y adjoindre la vraie maîtres du Quattrocento, à la bile du maître, telles la façade de San doctrine morale, agrémentée de la douceur Pietà Rondanini, laissée inachevée par l'ar­ Lorenzo et la Bibliothèque Laurentienne à de la poésie, pour que le monde en fît, dans tiste nonagénaire (1564), l'œuvre de , la Place du Capitole, Saint- son admiration, un miroir exceptionnel de Michelangelo décrit un parcours artistique Pierre et la Porta Pia à Rome. la vie, [...] pour que nous désignions en lui exemplaire. Marqué par une impérieuse Si, de nos jours, l'épithète « génie » qui un objet du ciel plutôt que de la terre. » ' « fureur de l'art » alimentée par une qualifie Michelangelo veut souligner la Cette vision idéalisée de « choses sur­ inventivité créatrice exceptionnelle, ce splendeur de l'œuvre et l'inventivité créa­ naturelles, plus qu'humaines » revient si parcours s'étend sur une période qui couvre trice de l'artiste, elle rend surtout hommage souvent dans le texte de Vasari que l'on arrive à oublier le processus d'ontogenèse presque 75 ans à l'intérieur desquels s'ins­ à l'esprit universel qui a brillamment ré­ des œuvres michélangelesques, le travail crivent quelques-uns des chefs-d'œuvre de sumé la pensée humaniste de la Renais­ manuel et l'effort physique investi parfois l'art occidental. Parmi ceux-ci, la Pietà de sance. Par contre, cette notion apparaît jusqu'à l'épuisement. En d'autres termes, la Saint-Pierre de Rome, le David géant, chargée d'une tout autre connotation du complémentarité entre le concept issu de rayonnant de beauté, le magnifique Moi'se, vivant de l'artiste, particulièrement dans les récits de ses contemporains, Giorgio Vasari l'esprit et l'acte accompli par la main qui réalisé pour le mausolée de Jules II, l'im­ guide l'outil y est occultée au profit d'une pressionnante et monumentale composi­ et Ascanio Condivi. Pour sa part, l'auteur des Vies raconte, en guise de préambule à la imagerie mythique qui ne rend pas compte tion des Tombes Médicéennes à Florence, biographie de Michelangelo que « dans son de la réalité. Comparé à un « deus ex le remarquable cycle de fresques de la cha­ infinie bonté, le maître du ciel [...] se résolut machina », Michelangelo y perd de son pelle Sixtine. Sans oublier les splendides

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 39 humanité. Il faut dire que le texte de chantiers, Michelangelo se servait souvent surtout dans l'exécution des médaillons et l'afétin, ampoulé, tedondant, servait bien d'esquisses très simples, indiquant les de l'architecture imaginée où s'insèrent les les intérêts de l'auteur auquel l'artiste avait modénatures requises, sur lesquelles il con­ compositions gigantesques. Les récentes offert de nombreux dessins. Par ailleurs, il signait des notes relatives aux mesures. restaurations de la chapelle ont consenti est vrai que Michelangelo n'a jamais ac­ Esquisses et notes étaient destinées aux d'identifier les interventions de Michel­ cepté qu'on le considère comme un artiste- tailleurs de pierre chargés des travaux (ill. 2). angelo durant la phase préparatoire. Les artisan à l'instar des maîtres florentins du L'artiste coordonnait et suivait de près les données recueillies ont permis d'établir XV siècle (« je n'ai jamais été un peintre ouvriers qui taillaient les blocs dont il se comment il utilisait et appliquait les en­ ou un sculpteur comme ceux qui tiennent servait « pour faire les figures » agissant duits, par exemple la pouzzolane qu'il pré­ boutique »2) bien que lui-même ait souli­ ainsi comme n'importe quel contremaître féra au mélange de poudre de travertin gné l'importance du lien existant entre consciencieux. pour des raisons de conservation, ainsi que la « fureur » de l'acte créateur et la réalisa­ Pour ce qui a trait à l'aspect manuel l'utilisation prudente et différenciée qu'il tion de l'œuvre, particulièrement dans cer­ proprement dit, à l'inconfort et aux souil­ en fit selon le degré de raffinement et les tains de ses poèmes. lures associés au travail du sculpteur, ils effets souhaités. Sont aussi apparues l'orga­ nisation des journées (par journée, on en­ « Tout ce qu'un grand artiste peut avaient fait l'objet d'un commentaire déri­ tend la portion de fresque que l'artiste pou­ concevoir, soire de la part de Léonard de Vinci à l'égard de son rival plus jeune. Condamné vait peindre), les différentes techniques le marbre le renferme en son sein d'exécution — a buon fresco (l'enduit est mais, obéissante à la Pensée, à son « exercice tout à fait mécanique qui souvent le fait transpirer, le visage maculé, alors humide), a mezzo fresco (l'enduit est il n'y' a qu'une main alors à peine humide) et a secco pour les 3 tout couvert de poussière de marbre au qui puisse l'en faire éclore. » corrections et les repentirs ainsi que les Toutefois, cette notion procède da­ point de ressembler à un boulanger », le sculpteur exerçait un métier où le travail méthodes de transposition du dessin sur vantage d'une conception philosophique l'enduit (par poncif ou incision indirecte). de l'art qui guidera Michelangelo durant manuel l'emportait sur le travail intellec­ tuel. Pat contre, la peinture, telle que la toute sa vie que d'un traité sur la sculpture Michelangelo apporte le même soin concevait Léonard, s'adressait davantage à semblable à celui de Léonard sur la pein­ méticuleux au choix des couleurs en fonc­ l'esprit. Elle invitait « à imiter la nature et ture. tion de la réaction possible avec l'enduit à en illustrer l'infinie variété des phénomè­ (carbonatation) dans une atmosphère L'acte de sculpter, qui pouvait paraître nes visibles ou imaginables jusqu'à rendre chargée d'humidité et, bien sûr, en fonc­ beaucoup plus instinctif et spontané que palpable l'impalpable » 4. Il s'agit bien sûr tion du résultat escompté. Ainsi l'artiste l'acte de peindre qui exigeait au préalable de la peinture sur panneau ou sur toile, la évitera le minium qui s'appliquait mal et il un bagage de connaissances relatives à la peinture à fresque exigeant un travail de le remplacera par l'ocre et le caput mortem. préparation et à l'utilisation des couleurs préparation minutieux digne d'un artisan De la même façon, il évitera d'utiliser, ainsi que des techniques de préparation du spécialisé. Sans nécessairement établir de dans la mesure du possible, des couleurs support, était précédé par toute une série relation de cause à effet, il reste que la dont l'application nécessitait l'ajout d'un de travaux « pratiques ». L'Idée, procédant Cène peinte par Léonard dans Santa Maria liant, tel l'azurite. de l'esprit, que Michelangelo appelait délie Grazie à est, en autant que « l'image du cœur », se traduisait d'abord nous sachions, la seule fresque qu'il ait Michelangelo avait acquis cette con­ par des croquis à caractère cursif. Les pre­ exécutée. On sait également que celui-ci naissance approfondie des techniques de la mières esquisses étaient conçues d'un jet n'a jamais réalisé de sculptures en marbre fresque, de la préparation et de l'utilisation et, comme le disait Vasari, c'étaient des mais uniquement des petits modèles desti­ des couleurs, durant le bref séjour qu'il fit produits de la « fureur de l'art ». A l'épo­ nés à être traduits en bronze. comme apprenti dans l'atelier de que, on leur donnait le nom poétique de Ghirlandaio (1488-1489). Et si, pour ce pensieri (pensées), consistant en quelques Bien que la profession de sculpteur, qui a trait à la sculpture, on ne lui connaît lignes essentielles pour consigner rapide­ « le tailleur de pierre », était considérée, à pas de « maître », c'est vraisemblablement ment, mais avec précision, une vision inté­ l'époque, un métier humble réservé au avec les « tailleurs de pierre » de la région rieure, IDÉE ou CONCEPT (Concetto). En peuple, Michelangelo tenait à s'identifier de Settignano, où sa famille possédait des fait, Michelangelo exprimait ses idées pour comme tel même après qu'il eut terminé la terres, qu'il apprit à utiliser les ciseaux et la les œuvres monumentales qu'il était appelé décoration de la voûte de la chapelle gradine. Ainsi, cet « aristocrate de l'es­ à réaliser d'abord en petit format, par des Sixtine. Cette entreprise, une des plus gi­ prit » a su fondre admirablement dans un petits modèles réalisés en substance gantesques, réalisée avec le plus de rapidité tout indissociable et profondément cohé­ ductile, cire ou argile (ill. 1). Les phases de toute l'histoire de l'art (1508-1512), rent les techniques de l'artisan spécialisé et successives prévoyaient l'élaboration d'étu­ représentait un réel défi technique. D'une l'étincelle du génie, miroir du souffle divin des détaillées : « la forme plastique abso­ part, la voûte polycentrique en berceau dans l'homme en qui se résume l'économie lue ». Enfin, le maître arrivait en contact surbaissé, d'environ 1 000 m;, présentait du monde. • avec la matière qu'il privilégiait, le marbre. des inégalités sur toute la surface et, Pour lui ôter sa rigidité et lui donner d'autre part, il fallait résoudre le problème vie, il l'attaquait de façon frontale à partir Notes de l'échafaudage. Michelangelo inventa de la face antérieure du bloc. Cette techni­ 1 VASARI, Giorgio. Les vies des meilleurs peintres, sculp­ une structure mobile, autoportante, qui que, en rupture décisive avec la tradition teurs et architectes, édition commentée sous la direc­ s'appuyait sur des fermes soutenues par des du Quattrocento, intégrait, sans possibilité tion d'André Chastel, Paris, Beger-Levrault, 1989, p. contre-fiches. Cette structure présentait de repentirs, le concept issu de l'esprit et le 184. un double avantage. Elle libérait la cha­ 2 processus d'exécution. D'ailleurs, Michel­ MILANESI, G. Les correspondants de Michel-Ange, I, pelle pour les cérémonies religieuses qui s'y angelo choisissait lui-même dans les carriè­ Paris, 1890, p. 225. tenaient quotidiennement, particulière­ res les blocs de marbre destinés à ses tra­ ' MICHELANGELO BUONARROTI. Poèmes, traduction de ment les vêpres, et consentait la poursuite vaux. De nombreux documents attestent Pierre Leyris, Paris, édition Mazarine, 1983, sonnet des travaux sans solution de continuité. 151, v. 1-4. comment l'artiste sélectionnait les pièces 1 avec soin et témoignent de la précision LÉONARD DE VINCI. Traité sur la peinture. méticuleuse de ses directives aux carriers Malgré ses réticences bien connues à Ouvrage de référence travailler avec des aides, Michelangelo eut responsables de l'extraction du matériau. DE TOLNAY, Charles. Michel-Ange, Paris, Flammarion, Suivant une pratique établie dans les recours à des collaborateurs qui obéissaient « Images et idées -, 1970, 284 pages. à ses directives et sur lesquels il exerçait un * Silvana Villata, historienne de l'art, muséologue, contrôle très sévère. Les aides sont intervenus fonctionnaire à la Ville de Montréal.

40 VICE VERSA / NUMÉRO 39 Jocelyne Alloucherie ou l'emprise de Pambiguïté

MARIE-JOSÉE THERRIEN

'œuvre de Jocelyne Alloucherie comme s'il s'agissait d'un exercice d'opti­ la surface d'une table montée sur un socle, se laisse apprivoiser douce­ que où l'œil doit se concentrer sur un sauf que cette fois-ci une surprise l'y at­ ment, sans heurt, sans polémi­ point focal ou cardinal. tend. À hauteur des yeux, Alloucherie a que et sans dénonciation. Ici 11 en est de même avec ces autres imaginé un paysage de montagnes tout en point d'atrocités, ni de messages politiques œuvres-mobiliers telles Table haute (1979- sable très fin créant un effet de miniature ou environnementaux comme ceux qui 1980) et Table 11 (1979). Table haute in­ étrange qui donne l'impression de regarder nous été servis par le Musée d'art contem­ carne l'inaccessible. Mesurant plus de 2,50 un paysage au loin. porain cet été, mais plutôt un travail mètres, cette table recouverte d'aluminium Dans la même veine, l'œuvre Demeure chargé d'ambiguïtés et d'intrigues qui se fait d'abord sourire puis oblige le visiteur à Il (1983) est composée d'une plate-forme laisse découvrir lentement. s'interroger sur le détournement de cet de contre-plaqué élevée sur une base, fai­ Dès la première œuvre présentée, An­ objet quotidien. On en fait le tour, on sant 1,60 mètre. Sur la plate-forme, l'ar­ gulaires et Cardinales (1989), nous sommes pourrait même s'y glisser comme les en­ tiste a disposé des roches et une photogra­ tout de suite introduit au cœur des dualités fants le font en croyant se libérer des dis­ phie de la cime d'un arbre. La composition du proche et du lointain, du familier et de cours adultes qui se déroulent au-dessus de cet autre paysage miniature évoque la l'inaccessible- Les deux sculptures qui for­ d'une vraie table. Quel que soit l'angle pris sérénité des jardins zen ; un calme qui dé­ finit de façon générale l'œuvre d'AUou- ment cette installation ont l'air de meubles pour apprivoiser cette œuvre, il est impos­ cherie à l'exception peut-être de l'installa­ inutiles ; des pièces qui pourraient presque sible de voir la surface et donc impossible tion Demeure I (1981), où l'artiste nous faire partie de notre mobilier quotidien. d'avoir la conviction qu'il s'agit bien dudit invite à pénétrer dans un repère vertical de Mais l'artiste ne nous permet pas ici de se meuble. Le visiteur n'a que deux choix monolithes peints aux couleurs métalli­ familiariser avec ces deux sculptures-meu­ devant cette œuvre : se résigner devant ques. On a l'impression d'être entouré de bles. En fait, le dispositif de l'installation l'inaccessible et accepter la dénomination remparts sectionnés et de pans de murs force le spectateur à prendre conscience de de l'auteur ou bien rire de ce piège à géant. d'une construction inachevée qui n'a pas la distance entre les deux sculptures, Avec Table //, le regard prend emprise sur

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 41 de toit. Malgré le titre plutôt invitant, on déposé un vase rappelle vaguement un bé­ se sent claustrophobe dans cet environne­ nitier. ment de piliers. Est-ce l'effet voulu ou est- Dans une plus récente installation, ce l'espace même du lieu d'exposition qui Dérives noires contiguës l (1990), Allou- Vice Versa provoque ce sentiment d'emprisonnement ? cherie revient à un language plus forma­ Est-ce que la verticalité de cette œuvre liste où la couleur est absente au profit des n'aurait pas gagné à être installée dans une volumes et des contrastes photographiques à l'étranger salle plus vaste et avec un plus haut pla­ noirs et gris. Des panneaux verticaux pres­ fond ? ' que noirs, creusés en forme du « U » avec L'installation Hpecchio, spéculaire pas des feuilles de verre écorché, s'élèvent au encore et déjà (1989) est composée à nou­ milieu de la pièce. Le regard pris au piège veau de sculptures-mobiliers et de photo­ des scultpures dérive vers des photogra­ phies de cimes d'arbres. Les formes ambi­ graphies. On croirait circuler dans une guës des arbres, les feuilles de verre aux chambre avec des meubles aux lignes va­ arêtes tranchantes ainsi que le titre évo­ guement art déco. Cette installation joue quent le phénomène de la dérive des con­ sur la réflexion des formes même s'il n'y a tinents. pas de véritable miroir et ce, malgré le titre {specchio signifiant « miroir » en italien). Pour l'œuvre Diverse, inverse, spectrale Une fois de plus, l'artiste donne accès au (1991), tout aussi formaliste que la précé­ En France familier tout en conservant un caractère dente, l'artiste emploi les mêmes maté­ riaux. Les socles de bois laqués noir sem­ élusif. L'intimité créée par la disposition Région parisienne des scultpures s'évade à travers les photo­ blent reprendre les formes des silhouettes d'édifices datant du XVIIIe siècle, mais dans graphies qui renvoient au monde extérieur. Compagnie un rapport inversé puisqu'ils sont installés Il n'y a pas d'issue narrative, pas de chance 58, rue des Écoles, 75005 Paris de s'y créer un récit. à l'horizontal alors que les architectures le Avec l'allégorie La mer de Chine sont à la verticale. Ces dernières, photo­ graphiées de façon à ce qu'on ne puisse Le Divan (1983), les choses se passent différement. voir les détails qu'à contre-jour, ont l'air de 37, rue Bonaparte, 75006 Paris Il y a un débordement plus figuratif qui spectres s'élevant de nulle part. Tout est laisse place au récit. L'artiste y a synthétisé anguleux dans cette installation noire, le Librairie Tschann ses impressions de voyage. Elle part du familier n'y est plus. Les mêmes types de 125, boul. du Montparnasse, particulier, de ses souvenirs, pour s'ouvrir vitres écorchées rendent l'atmosphère un 75006 Paris au général, à la métaphore d'un pays. Elle peu glaciale. L'exercice de la lecture de utilise pour ce faire un processus métony­ l'œuvre est plus rigoureux. Pas d'échappa­ Flammarion mique où l'image peinte d'une vague hou­ toire. Ce qu'on doit y lire, c'est le rapport 4, Centre G. Pompidou, Beaubourg, leuse — répétée sur plusieurs panneaux — entre les formes. 75004 Paris représente une mer en colère. Au centre de ces panneaux dans lesquels on s'engouf­ Les récentes installations d'AUou­ La Hune fre, on découvre un autel avec un petit cherie sont très épurées. Les variations de 170, boul. Saint-Germain, textures des premières œuvres ont laissé dragon, image symbole que l'Occident re­ 75006 Paris tient de l'exotisme oriental. Malgré les place à un langage de plus en plus formel. Les titres ne suggèrent plus de références tourbillons de l'installation, le sentiment La tour de Babel au réel de manière aussi flagrante qu'avec d'être pris au milieu d'une tempête ne nous 10, rue du Roi de Sicile, 75004 Paris étouffe pas. Bien au contraire, on s'y sent Table haute ou Demeure L Angulaires et protégé, comme s'y on était au milieu d'un Cardinales ont la vague apparence de meu­ ble mais ils ne sont pas nommés comme L'Epigramme conte ou d'une fiction sans conséquence tels. Après La septième chambre et La mer 26, rue Saint-Antoine, 75004 Paris sur le réel. de Chine, l'artiste n'a pas poursuivi la L'installation La septième chambre trame narrative de ces allégories. Elle a Le Tiers-Mythe (1986-1987) est elle aussi nettement plus plutôt commencé à intégrer la photogra­ 21, rue Gujas, 75005 Paris narrative. En la parcourant, on découvre phie noir et blanc. Ces photographies ren­ des peintures-panneaux en grisaille qui voient à un espace social, extérieur, qui Librairie Mélanie évoquent des remparts de murailles. Un lit contraste avec les espaces familiers suggé­ 391, rue des Pyrénées, 75020 Paris de bois sur lequel est posé une lampe oc­ rés par les sculptures-meubles. Les messa­ cupe l'espace central de la chambre. C'est ges sont semblables aux premières œuvres Librairie Paris X probablement l'œuvre la plus intime de retenues ici. Toutefois, l'artiste emprunte Université-Bât C cette rétrospective, celle où l'on prend des avenues de plus en plus sobres où l'am­ 200, avenue de la République, conscience du moment de la conception. biguïté s'épaissit, où le réel perd de son 9200 Nanterre 11 n'y a jamais de présence humaine dans emprise. Les éléments reconnaissables sont l'œuvre d'AUoucherie mais dans La sep' fragmentés, puis agrandis pour ne devenir Presse 82 tième chambre, on a l'impression qu'un acte que des formes floues. Mais dans toute Face Espace Montparnasse humain s'y est joué ou s'y jouera. On serait cette austérité, Alloucherie continue tou­ Place du 18 juin 1940, 75014 Paris presque porté à lire cette œuvre comme un jours a évoquer les dualités du proche et du lointain, du familier et de l'inaccessible. • tableau religieux ou mythologique où tout The Abbey Book Shop élément est chargé d'une symbolique très 29, rue de la Parcheminerie, précise. La lampe au milieu du lit serait 75005 Paris ainsi considérée comme le symbole d'une 1 d'union entre le céleste et le terrestre. Les Bien sûr, nous sommes conscients qu'il s'agit là des limites de ce lieu d'exposition squatte' à même un Librairie 1789 peintures elles-mêmes semblent évoquer espace commercial. Ces mêmes limites sont aussi les Colette Loyer une ascension vers l'au-delà. Et l'autel à avantages de cet espace qui n'a rien du côté grandiose 9, rue Jacques-Cœur, 75004 Paris l'entrée de la chambre sur lequel est et intimidant des musées.

42 VICE VERSA / NUMÉRO 39 OLD FIRES IN NEW MIRRORS

PHELONISE WILLIE*

The second tragedy of that night in But if some black teenagers were re­ August belonged to 29 year old Yankel miss in their grasp of history... others were Rosenbaum, a Chassidic jew from Aus­ almost philosophical in their inability (or ^™^^ left this world early and under tralia. Yankel was doing research in New unwillingness) to differentiate jews who tragic circumstance. Gavin Cato was play­ York for his doctoral thesis on shetetl life are white - from whites who are not ing on the sidewalk in Crown Heights, in Poland, and simultaneously running jews... intuiting, perhaps, that the enemy Brooklyn, New York, when he was pinned his tombstone business back home in was not jewishness but whiteness. But un­ underneath the third car of a motorcade Australia by fax. He was not present at like James Baldwin, who took care to dis­ tinguish between innocent people with that ran a red light, hit an oncoming car the scene of the accident and was not a white faces - and people with innocent and careened onto the sidewalk. In the Lubavitcher ; but his long black coat and hat and side curls marked his identity. faces who think they are white, these second car of the motorcade, riding in a Three hours after Gavin was run down, youths had neither time nor inclination black Cadillac, was Menachem Schneerson, he met a group of angry young blacks, on for such fastidiousness. Two days into the the Grand Rebbe of the Lubavitcher sect a Crown Heights' street corner who alleg­ riots, Jimmy Breslin, a journalist with a of the Chassidim. The first car of the edly stabbed him twice. Even before the famous Irish face, took a cab to Crown motorcade was a courtesy (police) escort ambulance arrived, the police arrested Heights to cover the story. He was pulled that was leading the Rebbe home from his two black men and brought them to his from his taxi and robbed as he shouted in monthly trip to the cemetary to visit his side for identification. Yankel was then outraged protest. « Am I a jew ? " His deceased wife. The driver of the errant removed to Kings County Hospital where young assailants shouted back in equal vehicle was Yosef Lifsh, whom bystanders he died two hours after being admitted, outrage, « White man ! white man ! » charged had alcohol on his breath and was bleeding to death from the second stab talking on a car phone as he approached wound the emergency staff had failed to A friend of mine, an author and the intersection. He was not given a sobri­ notice. scholar, told me that perhaps to under­ ety test, arrested or indicted. stand such systemic rage one needs to con­ He was, however, protected from the For three days, angry blacks broke sider that although the number of Blacks angry black crowd that witnessed the acci­ windows, set fires and looted stores in pro­ who have been lynched or put to death in the chair, for murder or insult to a white dent by the police who instructed the first test against what they judged to be two person is legend - in the history of the ambulance to arrive to take Yosef first, unequal servings of justice. Some United States, one would be hard-put to instead of Gavin, to the hospital for treat­ Chassidim vented a counter rage. It was discover a single white person who was 3 ment. The following day Yosef left the city reported that one Lubavitcher, whose car lynched or executed for killing a black s en route to Israel. In the weeks that fol­ was being hit by rocks thrown by young blacks, screamed to his driver, " Run them person. Moreover, the easy exoneration of 2 lowed, the 90 year old Rebbe, who some over, kill them ! "... and another Chassid, Bernhard Boetz and the murderers of |- Lubavitchers believe is the next Messiah, commenting on a report that blacks had Eleanor Bumpurs, Michael Griffith, f declined to apologize or express his sympa­ been yelling " Heil Hitler... Hitler was Natasha Harland, Yvonne Smallwood and * thy to Gavin's family. right ! ", remarked that the only group of Michael Stewart - is just a small sampling § A few months later, in December, a people Hitler found inferior to jews were of the easy " legal justice " and " racial f fire of suspicious origin forced Gavin's blacks. " He might have added that the equality " currently in vogue for white-on- £ â family to vacate their modest ground floor sentiment did not die with Hitler. black crime. apartment.

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 43 But enumerating a few facts in the V.V. : Do you think when Blacks and A.D.S. : It's difficult to know because Crown Heights incident is only to skim Whites speak on race they often speak two it's discreet... the surface of the myriad of causes of any different languages ? schism that exists between Blacks and V.V. : ...discreet ? You think it's organ­ Jews. It maybe more important to investi­ A.D.S. : I think both Blacks and Whites ized ? gate the schism that exists between the come to r_he occasion of listening with histo­ dominant white mainstream culture and ries that are not just personal but Anna : It may be organized...you the marginal community within it (which political...listening is about reading what a know I'm a playwright, so sometimes I includes Native Americans, Blacks, person's motivation is...what their agenda don't know if I'm really telling the truth or Latinos, Asians, Gays and Chassidim) ... is...so the way we listen becomes writing a play...but I don't underestimate because that is the real war that informs political...(but)... it's almost as if... suddely people, and you know there may be some­ and influences all internecine fighting and when you raise the idea of race flames go thing underground. I don't know because I conflict in America today. up... except for extremely experienced haven't been in the trenches I've been In the midst of all this confusion and people...who are really use to die discussion writing plays...but I talked to Rev. rage, one brave black woman, Anna across racial lines and those are really Daughtry...and of course, the media Deavere Smith, has come forth to con­ rare...rare... very rare (people) who (can) blamed Sharpton and Daughtry and ceive and perform a public service. " Fires speak across the line (about race) honestly. Carson for what was happening, but you in the Mirror " is a one woman theatre know, Daughtry told me he really couldn't get a hold on who was out there...who piece, which attempts to enlighten audi­ V.V. : It's a special language isn't those kids were and if they had a leader. ences by allowing them to experience the it...talking about race ? inner forces of the identity crisis that was So that's what I mean by discreet...and Sonny Carson seems to feel that the young Crown Heights. Ms. Deavere interviewed A.D.S. : ...(It's) like in the 60s when people themselves do have the potential to Blacks and Jews of all ages and sexes, and we decided to call ourselves Black.. .so it was organize. People always laugh when he thru the sheer puppetry of her own body US taking control of die language...I guess talks about rap music but I think Carson and many moods, impersonates twenty-six that's why the Audience is so shocked by believes Rap is a movement and Carson is of them onstage, using their own words, Angela Davis's remark that when she uses connected (to the trenches). speech patterns and physical mannerisms. the word " race " now she puts it in Some of the characters are everyday quotations...she doesn't believe in it...she One week after I interviewed Anna anonymous people, and others, like believes in racism but she's having problems and the day after an off-duty policeman Angela Davis, the Rev. Al Sharpton, with the idea of race as a concept...because shot and killed two black Newark teens Sonny Carson, Prof. Leonard Jeffries and it was a concept developed by White people for" joy " riding in a stolen car, I was Letty Cottin Pogrebin are well known. to serve their needs, which was to perpetuate walking in the East Village directly behind Still others, like the melancoly father of racism...and I'm noticing more and more two white men. The East Village is the little Gavin, and the publicly aggressive marginal people...people on the cutting most progressively integrated and liberal but privately sanguine brother of Yankel, edge...who find diat they are having prob­ neighborhood in New York...actually in only achieve their 15 minutes of fame in lems with the language of race and they put America. The younger yuppie-looking the dubious spotlight of the death of a a lot of things in quotations.. .and so that has man was loudly discussing those two loved one. to do with the struggle over who owns the deatiis with the older one, who wore the language, because if you don't own your own face and ambiance of an aging hippie. The night I attended the play 1 spoke language then you don't have command of " No shit, Man, he wanged them both ! », to six women in the audience. Three Jews the way you're presented in die world... you the young one said as the older one and three Blacks. It was a tribute to Ms. don't have command of the way you're pre­ giggled, " No kidding », he repeated, " He Deavere's impartiality that each of the senting yourself in die world...which is why dissed them both, in the head I think... Jews thought the Blacks fared better, and (black) kids are so fabulous with their slang, so... like I said...j ust two less animals in each of the Blacks thought the Jews came changing it every two days...and (it's) the the world tonight ! » off better. There was consensus, however, first indication that you don't know what's that Ms. Deavere had perhaps expended happening, that you don't (understand) This edge was so cutting it made me too much energy capturing externals at the what (their) word is. nauseous...until I remembered something expense of the internal complexities of her Anna had told me : characters ; still all six felt this was nit A.D.S. : Yes...I think that when picking, in view of the fact that this was V.V. : Can you name any good that has there's a crisis frequently leaders do the most politically relevant and impor­ come to us from the Crown Heights and Los emerge...community leaders who are in­ tant play any of them had seen in years. Angeles uprisings ? terested in saving lives...not the big peo­ One Jewish woman, herself a writer, sug­ ple who wind up on TV...and so if, out of gested that by choosing not to interview this obvious hatred there are people who anyone but Blacks and Jews, Ms. Deavere A.D.S. : I don't know except...some believe in love...fiercely...if out of these had inadvertently allowed most of the pre­ of the pus is coming out of the sore...that tragedies a love movement starts... dominately white audience, including does not mean that we're ready to most Jews, to leave the theatre guilt-free in heal...(it means) we have to find out now a state of impunity - since, Ms. Shulman what has to happen before we have to V.V. : ...you're asking for the moon noted, most Whites and Jews feel superior amputate the whole leg...this is a AND the stars ? to both the Blacks and Lubavitchers of warning...(but) at least a glimmer of at­ A.D.S. : (Why not ?) There are PEO­ Crown Heights, and consequently fail to tention is being paid to the people who PLE who believe in love in the most hate­ see any consequence to them in " those have been ignored...the ones who are re­ ful times...and I'm hoping that even if private disputes ». ally in it and not just talking about it. they're in the middle of the woods and they had to walk on foot to show up in the The day after seeing the play I was V.V. : Do you think these spontaneous cities...they're on their way ! fortunate enough to spend half an hour uprisings portend to any new movement of with Anna who graciously answered the activism among young Blacks such as there I'm hoping too Anna. • following : was in the 60s ? * She is a poet and writer living in New York.

44 VICE VERSA / NUMÉRO 39 ARCHITECTURE

THE LACHINE CANAL Freezing a Phoenix at the Instant of Resurrection

GAVIN AFFLECK*

visit to the exhibition « An In­ This is one of the CCA's most popu­ the Canal obsolete and it closed officially dustrial Landscape Observed : list exhibitions, accessible to the uniniti­ in 1970. The recent recycling of the site as The Lachine Canal » is testi­ ated visitor without sacrificing any appeal a « leisure corridor » has made the Canal mony to both the talent of to specialists in architecture or photogra­ Montreal's most visible example of a new photographers Clara Gutsche and David phy. While the inclusion of the exhibition global phenomenon : the post-industrial Miller and the curatorial expertise of the in the official program of Montreal's 350th « Software City ». In Europe, such cities as Canadian Center for Architecture. Per­ celebrations partly explains this broad ap­ Glasgow and Barcelona have seen major haps more than any exhibition held at peal, the major factor remains the ttacts of industrial urban fabric restruc­ Montreal's prestigious architecture mu­ focussing of attention on a familiar ele­ tured to support leisure or communica­ seum since its inauguration in 1989, this ment of our local urban topography. tions-based activities. display fulfills the CCA's vocation as an Canada's first industrial heartland, the In 1985, as the site lay poised between institution which aims to raise the archi­ Lachine Canal played a key role in the its past and future incarnations, the CCA tectural consciousness of the general pub­ development of this country in the nine­ commissioned Gutsche and Miller to pro­ lic. As CCA director Phyllis Lambert re­ teenth century. Red brick factories lined duce a photographic record of the Canal marked recently, « A knowledgeable pub­ both sides of the waterway, taking advan­ and its buildings. In more than 30 small- lic is essential to the creation and tage of the power furnished by the Canal's scale black and white images they have maintainance of an urban environment many locks. The construction of the Saint frozen the myth of the phoenix rising from that is stimulating and urbane. » Lawrence Seaway in the 1950s rendered the ashes at the instant before resurrection.

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 45 The split-second responsiveness of the the Canal clearly against a backdrop of Plant », we are confronted by a somewhat cameta shuttet makes the photograph a Mount Royal and the Montreal skyline. troubling view of dismembered manne­ natural medium for such a compression of Composed with the insistent horizontals of quins against a backdrop of yellowing time. classical landscape painting to achieve newspapers. Stark and unsentimental, the Although the display is centered on great depth, this is one of the most striking image is a powerful symbol of people and the artistic vision of the two photogra­ photographs in the show. lives long forgotten. phers, much credit for the ultimate success Following Miller's roof-top series, This exhibition integrates popular ap­ of the exhibition must also be given to the Gutsche trains her eye on the cavernous peal, excellence in the art of photography curators, Louise Déry and Jean Bélisle. interiors of the Canal's vacant factories. and keen architectural vision and offers a They have used the octagonal form of the Here the idea of landscape is extended to notable contribution to the international gallery to advantage by organizing the include architectural space. In « Fourth debate on the post-industrial city. Care­ work into a series of short thematic se­ Floor of Silk Mill, Belding Corticelli Fac­ fully planned and skillfully executed, it is quences that provide structure and coher­ tory », one is offered a basic introduction one step in Mme. Lambert's quest for a ence to the overall installation. Each se­ to two of the cannons of the art of archi­ knowledgeable architectural public. One quence is preceded by a short descriptive tecture : the shaping of space with light hopes to see more exhibitions of this type text. The inclusion in these texts of tech­ and the effect of structure on the percep­ at the CCA. • nical information on the processes of pho­ tion of scale. Whereas Miller uses the hori­ tography is a happy event for the museum- zontal to generate landscape space in his Notes goer : one is invited to develop a greater roof-top series, Gutsche employs perspec­ An Industrial Landscape Observed : The Lachine understanding of a unique and specialized tive. A dramatically symmetrical view of Canal craft. Complimenting the main section of two rythmic column lines is balanced Canadian Center for Architecture the exhibition is an introductory selection againt diagonal shafts of light flooding the of material from various archival sources factory floor. July 15 - October 25, 1992 which presents views of the Canal during Photographs by Clara Gutsche & David Miller its active years. Among the most interest­ In the final thematic section, Gutsche Curated by Jean Bélisle, Concordia University, & ing of these images is a panoramic view of adds a human touch, evoking the idea of Louise Déry, CCA. a busy, smoky Canal by noted Montreal the « interior landscape ». This group of photographer William Nottman dating photographs link us to the people who ' Gavin Affleck is an architect and painter based in worked in the buildings, and speak of the Montreal. He has been adjunct professor of architec­ from 1896. ture at McGill University since 1987. A major focus of psychology of abandonment. In « Manne­ his work in both painting and architecture is the inte­ Gutsche and Miller have documented quins in Workshop in Belding Corticelli gration of contemporary forms with the landscape. an environment marked by both the time­ less natural facts of sky and water and the more temporal vestiges of heavy industry. This relationship is the key to understand­ ing the show and is reflected in the title, where the words landscape and industrial, seemingly oxymoronic, are somehow rec­ onciled. The photographs evoke the ar­ chetypal struggle of man-made power against the forces of nature, and one soon discovers that the « decline » of the Canal is really the victory of Mother Nature over nineteenth century technology. Whereas mechanical technology openly confronted the natural environment, spilling pollut­ ants defiantly into sky and water, our new communications technology negotiates a balance of these forces. The nineteenth century's heritage of red brick warehouses, chimneys, watertowers, railway bridges, and rusting steel cranes has been aban­ doned. These once powerful machines have been transformed into mute sculp­ tures of benign beauty, standing in dra­ matic contrast to the landscape. Gutsche's « Saint Gabriel Locks, Looking Southeast » is among the most suggestive expressions of this idea. The foreground is dominated by a torrent of white water bursting through the lock. A group of factories on the oppo­ For several years I have been sketching along the Lachine Canal. I am fascinated by the complex site bank recede into the background be­ layering of the cities industrial history and its regeneration and decay. The slow and inexorable fore the uncontrollable force of the water. decline of these industrial structures are here juxtaposed with the attenuated recreational landscape of the cyclable path. This decline is striking because these bridges, factories and silos If the dialectic of nature and man in­ were once the very symbols of the future : icons for the promise of advancement by technology and forms the environment of the site itself, its mechanization. Now, in their decline, / record their passing. 1 visually excavate amongst these larger context is defined by its relationship archeological fragments. to the city. Miller's « Lachine Canal and James Fox, a painter and watercolorisc, studied architecture at the Rhode Island Caledonian Ironworks, Looking North from school of design in Providence, Rhode Island. In Canada since 1985 he worked as an the Roof of the Belding Corticelli Plant », architectural perspectivist. which forms part of a roof-top series, situates

46 VICE VERSA / NUMÉRO 39 LE VICE INTELLIGENT Prospettiva rovesciata

Non appartenere, come vuoto solitudine estraneità - e porta spalancata sull'Altro punto dïncontro di sentieh incrociati luogo di sosta. Imprecisati confini : chi domanda

da dove vieni e dove vai ?

Bivacco di viandanti è la terra dicono i rom. Passiamo : per l'universo in un battito di ciglia. Liberati dal tempo Journal il passo al ritmo del respiro come viandanti riscopriamo il poco necessario d'un employé da portare con noi. Il giardino segreto : paradiso terrestre ? Il mare modèle toma e ritoma alla spiaggia cancella le tracce dei passi - S'il est vrai qu'il faut se lever le matin, s'apprêter pour sortir et peut-être i fiori tropicali hanno il rosso dei rododendn. au préalable déjeuner, marcher dans la rue, prendre son auto ou l'autobus, acheter puis lire un journal — tous actes nécessaires, obligatoires, conven­ Spazio e tempo illimitati. tionnels mais non exempts parfois de quelque plaisir —, ouvrir un para­ pluie, saluer un voisin, arriver à l'heure sur des lieux de travail, saluer un A lungo hai camminato collègue, composer un numéro de téléphone, répondre à une question pas in direzione sbagliata. Bisognava scavare più a fondo du tout embarrassante, s'asseoir, se lever, faire quelques pas, remercier, passare attraverso quel vuoto sourire, se passer la main dans les cheveux (pourquoi ?), refaire quelques pas tornare al punto di partenza : en sens inverse, se rasseoir, noter quelque chose, serrer une main, être la terra senza confini dérangé par une conversation toute proche, reprendre un travail inter­ la terra di tutti e di nessuno. rompu la veille par vous ou par un autre, lire des instructions, demander des (Il sentimento di appartenenza explications, sourire, prendre un air grave, sérieux, intéressé, ranger quel­ porta il maie nel mondo ques feuilles ou quelques instruments, se concentrer, obtenir un renseigne­ perché créa l'esclusione) ment, faire une grimace, lire une circulaire, détacher une agraphe d'un paquet de papier, enfiler une blouse, enlever son imperméable et l'accro­ Non l'avevi capito. cher à une patère, se curer le nez, allumer une cigarette — la première Scoprirsi fragili, incompleti cigarette n'a pas, paraît-il, le même goût que celle qui vient après, on ne incapaci la confondra pas non plus avec celle qui suit immédiatement le repas, etc. di dare tutte le risposte — aller pisser, boire un café, en profiter pour en apporter un sucré sans lait ma pronti a partire mais avec des cigarettes à une collègue trop occupée, commenter la situa­ alla scoperta dell'Altro tion politique en dilettante, donner un avis d'expert sur l'équipe de football pronti a nascere qui joue si bien — la « défensive » surtout — mais qui ne fait pas si bonne a vivere. figure, se taire un moment, relire une circulaire et gueuler ne serait-ce que Compagni di viaggio pour la forme, s'empresser ensuite de téléphoner pour inviter un ami et la rettitudine délia ragione néanmoins collègue à partager sinon votre avis au moins le repas qu'il va e la pietà. bien falloir prendre parce qu'il est midi ; s'il est vrai qu'il faut accomplir Il passante che incontri tous ces gestes, tous ces gestes aussi nous accomplissent en détail, dans les sul bordo délia strada moindres détails. ti riconosce.

Bernard Lévy Elettra Bedon

NUMÉRO 59 / VICE VERSA 47 XXXII

Solo e stanco tomerai per darci fastidio, Walter disse, versando tre gocce d'olio su di un secco e ammuffito pezzo di pane. E poi aggiunse, con voce tersa, col tempo After Dinner Conversation perô, tu lo vedrai, non avremo più frane It was a mild Autumn night. The silver ray of a round moon pierced the glass square of nei campi né siccità. Tu pure ti a box within a box full of boxes and dwelt there. Inside this box were one man, two adatterai women, one " manandwoman ". They sat on wooden squares in front of a long wooden aile sorbe, al rosolio di casa e al rectangle. They played with warm soft fragrant morsels. They poured molten rubies or liquid gold into hollow transparent cones. The cones held the molten rubies and the nabisco. liquid gold and became one with them. The man, the two women, and Tranquillo sentirai i tuoi dischi, the " manandwoman " poured the contents of those magic vials through red slits into suonerai invisible pipes running down the centreline of their torsos. The molten rubies swirled per ognuno il tuo piano col chiaro through the music boxes of the " manandwoman " crashing against gleaming white coral di luna. reefs called teeth. The " manandwoman " 's music boxes were still. The man next to the " manandwoman " clutched a golden vial in one of his five-pronged appendages. The Nessuna ragione per lui di andare red slit on his balloon looked like a letter C lying on its side. The woman next to him o restare ? had a music box that spouted and raged like a stormy sea. The notes were sour. The man Non ancora capisco il suo tedio il uncoiled his long frame from a letter " h " into a letter " I ". Liquid molten notes gushed suo maie forth from his music box and hung in the air. The other woman held warm soft fragrant morsels over the long restangle. The glass marbles in her balloon darted back and forth. che sempre gli giunge con piedi Her music box sprang into action, her red slit formed a round letter " O " and notes sordi di garza poured forth like water spout at high seas. The silver rays of the round moon shattered quando urla e sbatte l'australe ; il and flew out the glass square into the night. suo coatto Darkness fell. Three figures exited. Two remained. migrare tra i gatti le sedie i badili di sopra, Maya Khankhoje in stanze inzeppate di gazze impalmate, giornali strappati in lunghe strisce sottili corne fiale come strati di liquido nero ; il suo disegnare con getti di gesso unicomi sui mûri dei cessi. Lui sente annusa nell'aria col girare Le poisson du bocal nel vento del bieco vetusto inclemente Le poisson du bocal n'a pas d'âme. compasso sul tetto Il l'a rendue. Je ne sais pas quand : il richiamo lontano vicino di oscure hier soir ou ce matin. Pendant que je dormais. manovre, Il ne mangeait plus rien depuis quelques jours. segnali di azioni malvage finanche Est-ce que l'on cesse d'avoir faim avant de rendre l'âme ? nascoste J'aimerais bien la lui redonner son âme mais je ne sais pas à qui le poisson l'a restituée. Prix de quelle rançon ? nel fondo melmoso di antichi D'ailleurs l'aurait-il su qu'il ne me l'eût point dit : boccali di vino il était muet comme tous les poissons que j'ai connus, ora misti al disordine délia sua le poisson du bocal. stanza da letto. Je le regarde comme on observe une plante grasse dans une serre trop chaude. Je Ogni cosa l'adombra. Si era voudrais le prendre, l'étreindre entre mes doigts. Mais il est trop petit et puis il s'effiloche dès que je le touche. Il n'a plus d'âme alors ses écailles fondent dans l'eau comme des apposta, non visto, étoiles de sucre. creato a difesa una faccia di Le poisson du bocal n'a plus rien que le nom que je lui ai donné et que je suis seul masocristo perenne à connaître. Seul. che dalla sua croce sarcastico Me voici seul désormais dans mon local, dans mon bocal. Moins que poisson. Je ne sputa neH'ombra. sais si la pluie, dehors, contre la vitre, étiole les lampes de la nuit ou bien mes larmes. Giose Rimanelli Bernard Lévy

48 VICE VERSA / NUMÉRO 39 A VIE N'EST QUE LE RÊVE D'UN RÊVE, MAIS C'EST AUTRE PART QU'ON EST ÉVEILLÉ. RAINER MARIA RILKK

| PU 29 SEPTEMBRE AU 24 OCTORRE 1992 I SIX PERSONNAGES EN QUÊTE D'AUTEUR de l.uiiii Pirandello/ traduction Marco Micone MISE EN SCÈNE AlMDRÉ BRASSARD avec Eric Cabana, Pierre Curzi, Murielle Dutil, Sophie Faucher, Jean-Louis Millette, Kim Yaroshevskaya et plusieurs autres

DU 17 NOVEMBRE AU 12 DECEMBRE 1992 1 LE PRINCE TRAVESTI ou L'ILLUSTRE AVENTURIER de Marivaux MISE EN SCÈNE CLAUDE POISSANT avec Jean-François Blanchard, Henri Chassé, Jusqu'au 1" novembre Julie McClemens, Christiane Pasquier, Luc Picard, Paul Savoie et plusieurs autres Du mardi au dimanche/ de 10 à 18 heures

(la billetterie ferme à 17 heures) 1 PU 19 JANVIER AU 13 FÉVRIER 19931 LES BEAUX DIMANCHES de Marcel Dubé MISE EN SCÈNE LORRAINE PBVTAl avec Sophie Clément, Normand D'Amour, Anne Dorval, Robert Gravel, Louise Marleau, Marie Michaud, Guy Nadon, André Robitaille, Paul Savoie, Gilbert Sicotte, Marie Tifo

Anne Marchessou, photographe DU 9 MARS AU 3 AVRIL 1993 et LE MALENTENDU La Collection du FRAC-lle de France, d'Albert Camus MISE EN SCÈNE RENÉ RICHARD ClR exposition de groupe avec Robert Lalonde, Louise Laprade, Du 18 novembre au 20 décembre Han Masson, Kim Yaroshevskaya

DU 27 AVRIL AU 22 MAI 1993 LES TROYENNES d'Euripide/texte français Marie Cardinal MISE EN SCÈNE ALICE HOWARD avec Cari Béchard, France Castel, Martine Francke, Marie-France Lambert, Louise Laprade, Denis Mercier, Monique Mercure, Monique Richard, Jean-Pierre Ronfard, Lucie RouthierMarthe Turgeon

Centre international d'art contemporain de Montréal 3576, av. du Parc (angle nord-ouest de Prince-Arthur) théâtre Téléphone: (514) 288-0811 • Télécopieur: (514) 288-5021 du nouveau I Ministère des Affaires culturelles du Québec, ministère des Communications dul ICanada, ministère de la Main-d'œuvre du Quebec, ministère de l'Emploi el del I l'Immigration du Canada, Conseil des arts du Canada, Conseil des arts de la| monde Communauté urbaine de Montréal, CIDEC ville de Montréal. SAISON 1992-199 3 BANQUE = CrownVie NATIONALE it ABONNEZ-VOUS MAINTENANT! (514) 861-7488 LE DEVOUR

NUMÉRO 39 / VICE VERSA 49 MONTREAL IMAGINAIRE

VILLE ET LITTERATURE

Sous la direction de Pierre Nepveu et Gilles Marcotte

«Montréal Imaginaire», c'est-à-dire: Montréal et son expression littéraire. Ls littérature et la ville concrète, habitée au jour le jour, se rencontrent dans une zone intermédiaire qui tient à la fois du littéraire et du fait vécu. Toute ville est pour une large part imaginaire, et c'est dans un tissu serré de symboles, de métaphores, de noms et de références creusant les profondeurs de la mémoire et de l'histoire que Montréal devient davantage qu'un simple lieu ou qu'un pur agglomérat d'objets et de réalités: une entité vivante, jamais loin d'être personnifiée, un organisme dont chaque fragment vibre de son être porpre mais concourt en même temps à former un ensemble.

Textes de: Michel Biron, Jean-François Chassay, Simon HareU Gilles Marcotte, Ginette Michaud, Pierre Nepveu, Pierre Popovic.

Volume de 432 pages, 24,95 $ Mfldes

MÉTAMORPHOSES D'UNE UTOPIE

(LV.Mk.MO UtHOOnFt4v»G«TM Bga QU E

Sous la direction de Fulvio Caccia et L_urbain Jean-Michel Lacroix Métamorphoses d'un e utopie Le pluralisme elhno-cullurel er i Amérique : L'urbain un modèle pour l'Europe ? dans un cadre victorien (essai) en coéd. avec les Presses de la Sorbonne nouve Ile, à deux pas du centre-ville et de. \a montagne. 324 p., 24,95$ Deux cnavnbres douillettes, Au moment où s'estompent au Çanad a la notion des -peuples fondateurs» et aux États -Unis celle de grande pièce de séjour -melting pot- travaillées parfois |usqi à l'érosion par es progrès civiques, il apparaît ur ent, selon les où tVoînent bouquins et autres ynacWms. responsables de ce volume, d e penser les configurations identitaires à venir G-t un petit jardin, dans la cour, Parmi les collaborateurs Lise Bisson raoui. Jean Cazemajou. Geneviève ette. Hédi Bou- G-t le petit déjeuner... Galimer. Pierre George. Yves Grandjea abre, Jacques vey, Elyette Labarthe, Jean Lamore t. Fernand Har- OKI la la... leune. Jean-Pierre Martin, Alain M Calhenne Le- Mengel. Michel Morin. Sada Niang, 1-édam. Patrick Michael Oustinoft, Ignacio Ramone! ans Niederehe, (Mile-Ê-nd) ]\Aov\tré.a\ Michel Têtu. Michèle Thernen et Heinz Régine Robin, Weinmann (514) 277-3808 TRIPT Y

50 VICE VERSA / NUMÉRO 39 Vice Versa,

parce que moi je rêve... Art, miroir de vie

BANQUE LAURENTIENNE

DEPUIS 1846