’DOSSIER suaire de turin l’illustration Les tribulations d’un linceul Depuis l’apparition de la relique dans les sources historiques au milieu du xive siècle jusqu’aux débats contemporains, Andrea Nicolotti, spécialiste de l’histoire des images miraculeuses, a repris le dossier du suaire de Turin.

Entretien avec Andrea Nicolotti

L’Histoire N°372 février 2012 40 L’Histoire : Qu’est-ce, concrètement, La première attestation irréfutable de l’exis- Un événement Les ostensions du que le « suaire* de Turin » ? tence d’un linceul portant l’image du corps du suaire à Turin Andrea Nicolotti : Le « saint suaire », conservé Christ est contenue dans une série de documents ont correspondu, du x v i e à la fin dans la cathédrale de Turin, est un linceul* de lin, des années 1389-1390. Il y est question d’un lin- de la monarchie tissé à chevrons, long d’environ 4,41 m et large de ceul qui, depuis une trentaine d’années, apparte- italienne, à 1,13 m, qui contient la double image, frontale et nait aux chanoines de la collégiale française de des événements de la maison dorsale, d’un homme nu avec les signes d’une sé- Lirey (en Champagne, près de Troyes), une église de Savoie : rie de tortures compatibles avec le crucifiement. Le qui avait été construite et enrichie de biens à la de- ainsi en 1931 tissu est partiellement endommagé par des brûlu- mande du chevalier Geoffroi de Charny en 1353. (page de gauche), au mariage de res qui ont laissé essentiellement intacte l’image : Nous savons avec certitude que le suaire de Lirey et l’héritier. Le ces dégâts ont été provoqués par un incendie sur- le suaire de Turin sont bien le même objet : on peut linceul, sorti du reliquaire en venu le 4 décembre 1532, lorsque le suaire était donc affirmer que l’existence de cette relique est argent où il est encore conservé à Chambéry. documentée à partir de 1355 environ. Il existe éga- d’habitude roulé, Traditionnellement, on appelle cette pièce de lement un témoignage iconographique : une en- est ici examiné par les prélats tissu le « suaire de Turin », même s’il serait pré- seigne de pèlerinage remontant aux années 1350- avant d’être férable d’utiliser la dénomination « linceul de 1370, qui représente une ostension du suaire de tendu et exposé Turin », puisque le mot suaire désigne normale- Lirey (cf. p. 42). au-dessus de l’autel. ment le voile dont on recouvrait la tête et le visage des morts plutôt qu’un long tissu. L’H. : Comment ce linceul conservé dans une La tradition veut que ce suaire ait contenu le église de Champagne est-il arrivé à Turin ? corps de Jésus après sa mort. Cette tradition a fait A. N. : Le linceul demeura pendant un cer- du suaire l’une des reliques* les plus célèbres du tain temps la propriété des chanoines de Lirey. En monde, puisqu’il s’agit de la seule image du corps 1418 (on est en pleine guerre de Cent Ans), il fut du Christ martyrisé et, pour certains, de la preuve temporairement confié, avec d’autres reliques, à surnaturelle de sa résurrection. Marguerite de Charny (la petite-fille de Geoffroi), afin de le mettre à l’abri d’éventuels pillages de L’H. : Quand fait-il, pour la première fois, guerre. Cependant, malgré les promesses, le parler de lui ? suaire ne fut jamais restitué aux chanoines : en A. N. : Ceux qui croient à son authenticité ne 1453, Marguerite préféra le céder, probablement manquent pas de le mettre en relation avec les pour de l’argent, à Louis Ier de Savoie. A partir de ce passages de la Bible qui décrivent les toiles avec moment-là, le linceul devint une relique « noble », lesquelles le corps de Jésus fut enveloppé lors de signe de légitimation du pouvoir de ses propriétai- sa mise au tombeau. Toutefois, les Évangiles n’en res, destiné à devenir leur « palladium » – à savoir font pas une description très précise : ils parlent l’objet qui garantissait la protection, la défense et génériquement d’un suaire et de pièces d’étoffe le salut de la dynastie des Savoie. (Matthieu, xxvii, 59 ; Marc, xv, 46 ; Luc, xxiii, C’est alors que l’on voit se développer peu à 53 ; xxiv, 12 ; Jean, xix, 40 ; xx, 6-7). Et aucun peu la dévotion du suaire. En 1502, la relique fut d’eux n’évoque un linceul sur lequel une image se- transférée dans la chapelle ducale du château de rait restée imprimée. Chambéry. En 1506, le pape Jules II décida de lui Par la suite, pendant quelques siècles, on n’a concéder une fête liturgique propre, pour laquelle aucune information concernant la conservation fut choisie la date du 4 mai. de ces toiles funéraires en quel que lieu que ce soit ; En 1578, le suaire fut transféré à Turin (de- l’auteur au milieu du vie siècle seulement les allusions à ces venu la capitale du duché de Savoie à la place de Chercheur d’histoire du reliques commencent à se multiplier. Chambéry) par le duc Emmanuel-Philibert et il est christianisme Dans les siècles qui suivent, on a des traces de demeuré dans cette ville, à l’exception de quelques dans le linceuls du Christ vénérés simultanément dans brèves interruptions, jusqu’à aujourd’hui. En 1983, département d’histoire à des villes différentes, chacune affirmant détenir conformément à la volonté testamentaire d’Hum- l’université de la pièce authentique. Il n’est cependant jamais bert II de Savoie, dernier roi d’Italie, le suaire est Turin, Andrea Nicolotti travaille question d’un linceul sur lequel figurerait l’image devenu la propriété du Saint-Siège. actuellement du Christ. La seule allusion à quelque chose qui sur l’histoire du pourrait ressembler au suaire de Turin est conte- L’H. : Existe-t-il des reliques équivalentes ? suaire de Turin. Il a notamment nue dans la chronique du croisé picard Robert de A. N. : Le linceul de Lirey-Chambéry-Turin a publié Clari, qui décrit une cérémonie comportant une la caractéristique de pouvoir être considéré à la Dal Mandylion sorte d’ostension* d’un suaire dans la ville de fois comme une relique (parce qu’il aurait touché di Edessa alla Sindone Constantinople peu avant la quatrième croisade le corps du Christ) et comme une image achéiro- di Torino. de 1204. Mais son témoignage est assez douteux et poiète* (« non faite de la main de l’homme »), car Metamorfosi di una leggenda se prête à des interprétations contradictoires. il contiendrait son image miraculeusement impri- (Edizioni Dell’Orso, 2011) et I Templari La première attestation d’un linceul portant l’image du corps du Christ conservé e la Sindone. à Lirey, en Champagne, date de 1389 Storia di un falso (Salerno, 2011).

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LEXIQUE Achéiropoiète Image sacrée et miraculeuse réputée « non faite de main d’homme ». Pour les partisans de l’authenticité, c’est le cas du suaire comme du Mandylion ou de la Véronique. Épitaphios Tissu liturgique byzantin, qui représente sur une toile le Christ mort.

Icône b errizzi Dans la tradition chrétienne orthodoxe, ces images sont sacrées mais n’ont rien de j e an - g i ll es

miraculeuses. Aujourd’hui, l’Église préfère / qualifier le suaire d’icône plutôt que de relique. r mn Linceul Souvenir de Lirey Cette enseigne de pèlerinage, datée de 1350-1370, Pièce de toile dans laquelle on ensevelit montre la plus ancienne représentation connue du un mort. suaire de Turin (en haut, conservée au Musée national du Moyen Age de Paris). Elle porte également le Mandylion blason des Charny (les propriétaires du suaire alors conservé dans la collégiale de Lirey en Champagne) et Relique légendaire de la cité d’Édesse consistant des Vergy. De telles enseignes étaient portées au en une pièce de tissu (une serviette) sur laquelle chapeau ou sur la cape de retour de pèlerinage, en souvenir. Découverte en 1855 à Paris, dans la Seine l’image du visage de Christ aurait été – où elle avait été jetée sans doute pour des raisons miraculeusement imprimée de son vivant. votives –, cette enseigne fait partie des objets recueillis par l’archéologue Arthur Forgeais. Sa date correspond Ostension à celle des premières sources écrites qui évoquent le suaire. Exposition publique de reliques. Relique Ce qui reste du corps des saints, des personnages sacrés, ou objet leur ayant appartenu, et qui fait l’objet d’un culte. Sainte Face Visage du Christ miraculeusement imprimé sur tissu ou représenté dans une sculpture. Sindonologue Spécialiste du suaire de Turin, en général convaincu de son authenticité. Le mot vient de l’italien sindone (« suaire ») et est certainement apparu dans les premières décennies du xxe siècle, au moment où le suaire Vera iconica a commencé à faire l’objet d’études scientifiques. Statue de sainte Véronique de Suaire Francesco Mochi, 1639, basilique Linge qui couvre la tête et le visage des morts. Saint-Pierre En français ce terme est aussi parfois utilisé (Rome). pour identifier le linge dans lequel on ensevelit Véronique aurait recueilli un défunt. l’empreinte du visage du Christ Véronique lors de sa montée Suaire portant l’empreinte du visage du Christ, au Golgotha. La relique qui aurait été recueillie par sainte Véronique conservée à (« vera eikon », la « vraie image », selon une la basilique Saint-Pierre étymologie fausse et tardive) lors de la montée est aujourd’hui au Golgotha. Il en existait plusieurs dont un tissu décoloré la plus célèbre est la relique toujours conservée avec quelques taches aujourd’hui à Saint-Pierre de Rome. Comme le e l ee mag indistinctes. Mandylion, c’est une image dite « achéiropoiète ». f/ ag

L’Histoire N°372 février 2012 42 mée. Il existait un autre linceul célèbre portant une Comparable, la Véronique*. Il en existait plu- Note image du Christ, mais ce linceul de Besançon a été sieurs exemplaires – le plus célèbre est conservé * Cf. lexique, p. 42. hélas détruit durant la Révolution française. encore aujourd’hui à Saint-Pierre de Rome. Il existe Aucun des autres linceuls attribués au Christ aussi des visages du Christ, dit « Saintes Faces* », no- ne porte d’image. Le suaire de Cadouin (en tamment des sculptures en bois qui, selon la tradi- Dordogne), un drap avec quelques taches de sang tion, auraient été exécutées sous l’inspiration divine de presque 2 mètres de longueur et 1 mètre de lar- (c’est le cas de la Sainte Face de Lucques). La diffusion geur, fut retiré du culte lorsque, en 1935, un jé- de ces objets témoigne d’un désir diffus de connaî- suite découvrit que le tissu contenait des inscrip- tre et de représenter le véritable aspect de Jésus. tions islamiques en caractère coufique avec une invocation à Allah, remontant à la fin du xie siècle. L’H. : Quelle est l’attitude de l’Église face au A Compiègne, on conservait un drap blanc, prove- linceul lors de son ostension à Lirey ? nant, disait-on, d’Aix-la-Chapelle, et qui a lui aussi A. N. : Dès les premières ostensions du suaire disparu à la fin du xviiie siècle. au milieu du xive siècle, un diffé- Un suaire en soie un peu plus pe- rend éclata entre les chanoines tit est encore aujourd’hui abrité Comme le Mandylion, de Lirey et l’évêque de Troyes, dans la cathédrale Saint-Michel une image Henri de Poitiers. Les chanoines de Carcassonne : en 1990, il a été « achéiropoiète », l’exposaient à la vénération telle daté au radiocarbone du xie siè- une véritable relique, tandis que cle. Un autre tissu, ensanglanté, réputée « non faite de l’évêque estimait, lui, qu’il s’agis- est conservé dans la ville espa- la main de l’homme » sait d’un faux, d’un objet de fa- gnole d’Oviedo : celui-là a été brication récente. daté du viie siècle. Son successeur à l’évêché, Le linceul de Turin est très différent de tous ces Pierre d’Arcis, tenta d’interdire les ostensions. Dans objets. Son histoire, en revanche, peut être compa- un mémoire, il qualifiait le doyen de la collégiale rée à celle d’autres images miraculeuses. La tradi- d’homme « brûlé par le feu de l’avarice et de la cupi- tion orientale connaît, du moins depuis le vie siè- dité, non par dévotion, mais par intérêt », qui s’était cle, une autre relique achéiropoiète connue sous procuré pour son église un suaire « fabriqué avec le nom de Mandylion* d’Édesse : un tissu por- artifice » et qui « affirmait faussement qu’il s’agis- tant le visage du Christ. La légende raconte que sait du vrai suaire dans lequel notre Sauveur Jésus- Jésus y aurait imprimé son visage, essuyant sa fi- Christ avait été enveloppé dans le sépulcre ». Toujours gure après s’être lavé afin d’envoyer son image au d’après l’évêque, « certains individus payés », du- roi Abgar d’Édesse. Cette relique aurait été rache- rant les ostensions, simulaient des guérisons face tée en 944 par l’empereur de Constantinople et à la foule « pour leur extorquer sournoisement de conservée dans la chapelle de son palais jusqu’à la l’argent ». Pierre d’Arcis parle également quatrième croisade de 1204. Le Mandylion réap- d’une enquête épiscopale, promue par paraît comme relique conservée par Saint Louis son prédécesseur Henri de Poitiers, au à la Sainte-Chapelle. Il est détruit pendant la terme de laquelle « il découvrit la fraude et Révolution française. comment ce linge avait été peint avec art, et cela fut reconnu aussi par l’artisan qui l’avait peint ». d r dans le texte Comme Henri Calvin s’indigne de Poitiers, l y a une demi-douzaine de villes, pour Pierre d’Ar- «Ile moins, qui se vantent d’avoir le suaire cis finit par entrer en de la sépulture tout entier. […] Quiconque conflit avec les chanoines estime le suaire être en un certain lieu, il fait et tenta lui aussi d’empêcher les osten- faussaires tous les autres qui se vantent de l’avoir. […] Les évangélistes récitent diligemment les sions. Dans les deux cas, les chanoines ne se montrèrent guère disposés à obéir. Le visage miracles qui furent faits à la mort de Jésus-Christ, du Christ et ne laissent rien de ce qui appartient à l’histoire ; Le pontife de l’époque en France, le La Sainte Face comment est-ce que cela leur est échappé, de pape Clément VII, poussé par l’urgence de Lucques ne sonner mot d’un miracle tant excellent, c’est (deuxième moitié de résoudre ce conflit, produisit à son e que l’effigie du corps de notreS eigneur Jésus du x i siècle) : ce était demeurée au linceul auquel il fut enseveli ? tour plusieurs documents sur le linceul. crucifix en bois Cela valait bien autant d’être dit comme plusieurs Dans une bulle de 1390 il autorisa l’os- conservé à la autres choses. Même l’évangéliste saint Jean cathédrale de tension du suaire à Lirey à une condi- Lucques aurait, déclare comment saint Pierre étant entré au tion : que celui qui ferait l’ostension du selon la légende, sépulcre, vit les linges de la sépulture, l’un d’un suaire, au moment de la plus forte af- été sculpté de côté, l’autre d’autre. Qu’il y eût aucune portraiture mémoire par miraculeuse, il n’en parle point. Et n’est pas à fluence, avertisse le public« à haute et in- Nicodème, un des présumer qu’il eût supprimé une telle œuvre de telligible voix, toute fraude cessant, qu’on premiers disciples Dieu, s’il en eût été quelque chose. » de Jésus, d’après ne montre pas ladite figure ou représenta- les traits mêmes Jean Calvin, Traité des reliques, 1543. tion [figura seu representatio] comme vrai de ce dernier.

L’Histoire N°372 février 2012 43 ’DOSSIER suaire de turin

Le miracle d r photographique

Le premier zi n e/ photographe du suaire est un laïc : avocat, (1855-1941) fut conseiller p ie m o n te- maga municipal d’Asti. Ses photographies ont relancé l’engouement pour la relique de Turin en en présentant une image nette comme jamais elle n’avait été. « Enfermé dans mon cabinet, tout attentif à mon œuvre, j’ai éprouvé une émotion très forte, lorsque, pendant le développement, j’ai vu dès le commencement apparaître sur la plaque la Sainte Face. » Au centre : négatif photographique illustrant l’ouvrage du secondo pia biologiste Paul Vignon Le suaire de notre Seigneur Jésus-Christ, mais comme Linceul du figure ou représentation du suaire qu’on dit avoir été Christ, étude scientifique, celui de notre Seigneur Jésus-Christ ». L’intervention

1902. Il est de Clément VII contenta les deux parties, autori- or souvent dit que le suaire lui-même sant d’un côté les ostensions, mais ordonnant de apab serait un négatif. l’autre aux chanoines de ne pas insister publique- L’image du ment sur l’authenticité du linceul. Par certains cô- linceul se présente comme tés, c’est ce qui se passe encore aujourd’hui. une empreinte : les parties du L’H. : A quelles occasions le suaire corps en relief, censées avoir été est-il montré ? j e an ha r b i n e-t vi gn e/k en contact avec A. N. : A partir du xvie siècle, avec l’apparition le drap, sont plus foncées (le tour d’un culte liturgique public, les ostensions de la re- Chaque nouvelle ostension – un événement des yeux par lique, tant publiques que privées, furent nombreu- qui a maintenant une importance internationale – exemple, tandis ses : les occasions les plus fréquentes étaient la concerne un nombre énorme de pèlerins prove- que les yeux, en retrait, sont plus naissance, le mariage ou la montée au trône d’un nant du monde entier : en 2010, lors de sa dernière clairs). Le négatif des membres de la famille de Savoie, ou alors des ostension, qui a duré 44 jours, plus de deux mil- photographique, événements auxquels la dynastie attribuait une lions et demi de visiteurs se sont rendus à Turin. qui intervertit le e clair-obscur, offre importance particulière. Au xx siècle encore, l’os- en cela une image tension de 1931 coïncida avec la célébration du L’H. : Depuis quand s’est-on plus réaliste. mariage de l’héritier au trône, celle de 1933 fut interrogé scientifiquement sur faite à l’occasion de l’année sainte. l’authenticité du suaire ? L’ostension de 1973, retransmise à la télévi- A. N. : C’est en 1898 que commencèrent les sion, fut la première depuis la chute de la mo- études scientifiques sur le suaire : cette année-là, narchie et l’instauration de la République ita- le photographe amateur Secondo Pia fut auto- lienne. Elle fut suivie d’autres ostensions en 1978, risé à faire des photographies de la relique. C’était 1998, 2000 et 2010, durant lesquelles le suaire a une première. Durant la phase de développement acquis une nouvelle physionomie : non plus un des clichés, il se rendit compte que le négatif pho- objet lié à telle ou telle famille de la noblesse, mais tographique permettait d’apprécier l’image de l’une des plus célèbres reliques du monde, consi- l’homme du linceul d’une manière beaucoup plus dérée désormais comme le patrimoine commun réaliste et détaillée, comme si elle ressortait sur de la chrétienté tout entière. un fond sombre.

L’Histoire N°372 février 2012 44 Le chanoine érudit En historien, il était convaincu de l’inauthenticité du suaire. bbé puis chanoine de Romans, Ulysse AChevalier (1841-1923) est un érudit hors du commun, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1912, et spécialiste de l’histoire du Dauphiné et de la Savoie médiévale. Son nom est irrémé- diablement associé au Répertoire des sources historiques du Moyen Age (1875-1903), qui fut un vade-mecum pour plusieurs généra- tions de médiévistes. Après avoir assisté aux festivités turinoises de mai 1898, il se lance, en tant que spécialiste de l’histoire « locale » du suaire, dans une quête acharnée pour démontrer que le linceul de Turin a toujours été considéré à la fin du Moyen Age comme une peinture, par une série d’opuscules et d’études approfondies, égrenées jusqu’en 1913. L’érudition traditionnelle catholique, dont Chevalier est le porte-parole, se trouve alors en porte-à-faux avec la religiosité à tentation surnaturelle qu’incarne le mira- cle photographique du suaire. Y. P.

Ces photographies, imprimées en négatif, eurent une vaste diffusion dans toute l’Europe, et

elles permirent à de nombreux chercheurs d’exa- e, 1903 miner à distance l’image du suaire sur une repro- duction fiable. Néanmoins, nombreux furent ceux al e nc qui accusèrent Pia d’avoir trafiqué les clichés.I l fal- lut plusieurs années pour que tout le monde finisse al ier, v par se convaincre de leur authenticité. ch ev La contribution des photographies au dévelop- ysse ysse pement du culte du linceul fut énorme. L’image du ul

suaire put être diffusée partout. Elle suscita égale- oi n e ment l’intérêt de nombreux scientifiques qui ten- tèrent d’expliquer comment elle avait pu se for- chan l e mer. Le biologiste Paul Vignon, auteur au début du xxe siècle du premier livre « scientifique » sur le linceul, proposa l’hypothèse dite « vaporogra- m o n sie u r phique » : l’image du suaire serait le résultat d’une réaction chimique entre le tissu, les arômes sépul- b e ll et, . f. . f. craux qui l’imprégnaient et les vapeurs d’ammonia- c que produites par la décomposition du cadavre.

L’Histoire N°372 février 2012 45 ’DOSSIER suaire de turin

L’H. : En 1988 sont publiés Ce concept d’« icône », appliqué au suaire, les résultats de la datation du linceul renvoie à la tradition théologique orientale. au carbone 14. Que révèlent-ils ? Contrairement au christianisme occidental, qui A. N. : Le 21 avril 1988 on préleva du suaire a développé une iconographie sacrée où prédo- des échantillons de tissu pour les soumettre à une mine la représentation réaliste du sujet, dans le datation suivant la méthode du radiocarbone monde oriental on a privilégié un modèle qui va- (carbone 14) auprès de trois laboratoires diffé- lorise davantage la dimension symbolique et dé- rents : Oxford, Zurich et Tucson. Le 13 octobre votionnelle. L’icône n’est pas la simple représenta- suivant, durant une conférence de presse bon- tion iconographique d’un sujet religieux (comme dée, le cardinal Ballestrero, archevêque de Turin, pourrait l’être, par exemple, une Vierge peinte par annonça les résultats obtenus : une datation re- Botticelli ou Michel-Ange), mais c’est une repré- montant à la période comprise entre 1260 et sentation sacrée qui possède une fonction litur- 1390 ap. J.-C., avec un taux de gique et qui a pour objectif de fiabilité de 95 %. Une datation favoriser la prière. Dans le chris- qui coïncide avec les premiers En 1988, grâce tianisme oriental, durant les cé- témoignages écrits concernant à la méthode lébrations liturgiques, on dédie le suaire de Lirey. du radiocarbone, à l’icône un culte comparable à La nouvelle fit le tour du celui que l’on voue au livre des monde et les réactions furent le suaire est daté Évangiles. L’icône en effet est disparates. Sur le moment, entre 1260 et 1390 perçue comme porteuse d’une Ballestrero prononça ces mots : sorte de « présence » du sujet qui « Je pense qu’il n’est pas souhaita- y est figuré. ble de mettre en doute ces résultats. Ni même de dis- Dans l’histoire de la vénération du suaire, la séquer les résultats des scientifiques si leur réponse ne dénomination de relique a été longtemps prédo- correspond pas aux raisons du cœur. » minante. Une dénomination qui n’est pas sans L’archevêque de Turin choisit alors de qualifier conséquences, car elle renvoie aussitôt au pro- le suaire d’« icône* » renonçant du même coup au blème de son authenticité. Le recours à la catégo- terme de relique : « En remettant à la science l’éva- rie théologique de l’« icône » permet d’établir une luation de ces résultats, l’Église redit son respect et distinction nette entre l’aspect historico-scientifi- sa vénération pour cette vénérable icône du Christ, que, qui s’intéresse à la recherche de la vérité par qui demeure objet du culte des fidèles, en cohérence rapport à l’origine du suaire, et l’aspect religieux, avec l’attitude exprimée depuis toujours envers le qui se concentre sur la valeur symbolique et évo- Saint Linceul, dans lequel la valeur de l’image est catrice contenue dans l’image du suaire. Dans ce première par rapport à l’éventuelle valeur d’objet dernier cas, l’authenticité ou non de l’objet n’est historique. » plus aussi importante.

Le mystère persiste-t-il ? En 1978, un groupe de chercheurs, le Research Project (Sturp), se constitue pour examiner le linceul avec l’autorisation du Vatican (ici en octobre 1978 au Palazzo Reale de Turin). Du fait qu’ils n’ont alors relevé aucun pigment, ils concluent que l’image du linceul ne peut être celle d’un artiste, sans pouvoir expliquer comment l’image s’est formée et quel phénomène

l’a engendrée. d r

L’Histoire N°372 février 2012 46 À savoir La datation au carbone 14

Cette méthode de datation le renouvellement du carbone a été mise au point à la fin des s’arrête et la quantité de carbone 14 années 1940 par le physicien qu’ils contiennent diminue à un L’H. : Ces résultats scientifiques n’ont américain Libby. Elle part du rythme connu. La mesure de la cependant pas découragé les partisans principe que tout être vivant radioactivité subsistant dans des de l’authenticité du suaire ? (dont les végétaux) possède en lui restes organiques (ici le tissu de lin) une petite quantité constante de permet ainsi d’en établir l’âge A. N. : Les chercheurs connus sous le nom de carbone radioactif (le carbone 14). de manière fiable et précise pour « sindonologues* », qui étaient depuis longtemps A la mort de ces organismes, des âges inférieurs à 35000 ans. occupés à étudier la relique, continuent d’estimer avoir accumulé une série de preuves scientifiques permettant d’exclure la possibilité qu’il s’agisse Ceux qui affirment avoir isolé des inscriptions d’un faux du Moyen Age. sur le linceul présentent en réalité le résultat de Pour certains d’entre eux, la datation au car- leur interprétation personnelle de signes présents bone 14 aurait été « rajeunie » par des ­substances sur certaines photographies du suaire après que étrangères riches en carbone plus « jeune » que celles-ci eurent subi différentes manipulations. Le celui du linge et qui se seraient déposées sur la pionnier de ces identifications fut Pietro Ugolotti, toile. Pour répondre à ces arguments, on a rétor- un pharmacien qui, en 1979, avait soumis de qué que les échantillons, avant d’être datés, sont vieilles photographies du suaire à des processus soumis à un nettoyage et que, dans tous les cas, d’agrandissement, de filtrage et de contraste, en pour « rajeunir » le tissu de centaines d’années, il mettant en évidence une série de clairs-obscurs faudrait une quantité d’impuretés tellement im- qui pouvaient, d’après lui, être interprétés comme portante qu’on pourrait les voir à l’œil nu. D’autres des lettres de l’alphabet. Avec l’aide d’un latiniste, ont émis l’hypothèse que les échantillons choisis Aldo Marastoni, il estima qu’il pouvait identifier pour la radiodatation auraient contenu des rac- des mots : « Tibère », « à mort », « Nazaréen » et en- commodages faits avec du fil de lin plus récent, fin « Très Saint Jésus, aie pitié de nous ». En 1997, évidemment invisibles aux yeux des techniciens André Marion a effectué, avec l’aide d’un calcula- mais qui auraient perturbé la datation. Il a été ce- teur électronique, une série de nouvelles manipu- pendant exclu, même récemment, que le suaire lations photographiques qui lui auraient permis présente de tels raccommodages. de lire d’autres mots, parmi lesquels « Jésus », « à On a longtemps accordé du crédit à l’hypo- mort », « visage ombre » et « Adam ». thèse soutenue par le scientifique russe Dmitri Comme l’ont déjà admis quelques-uns des sin- Kouznetsov, qui annonça en 1993 qu’il avait pu donologues les plus sensés, toutes ces inscriptions expérimenter un effet de « rajeunissement » de sont simplement le fruit d’une méthodologie de tra- la datation au carbone 14 sur des tissus anciens vail inadéquate, au service de la fantaisie de l’obser- soumis à des conditions semblables à celles aux- vateur. En partant de photographies normalement quelles fut exposé le suaire lors de l’incendie non adaptées à ce genre de recherches (par exem- de 1532. Quelques années plus tard, cependant, ple, les vieilles photos en noir et blanc de 1931), ces le physicien Gian Marco Rinaldi put démontrer processus de contraste, agrandissement, filtrage et que Kouznetsov était un imposteur, qu’il n’avait superposition d’images exaspèrent le rendu pho- jamais effectué ces expériences et qu’il avait in- tographique de certaines caractéristiques du tissu venté et falsifié la plupart des données qu’il pré- (les plis, la saleté, la trame du tissu, quelques fils sentait aux chercheurs. qui dépassent) ou certaines imperfections techni- Aujourd’hui, aucun de ces arguments contes- ques propres aux vieux clichés ou dérivant du type tant la datation au carbone 14 ne sont recevables. d’éclairage avec lequel les photos ont été prises. Le Bien des sindonologues ont d’ailleurs renoncé à résultat final est constitué de quelques images dans chercher une explication naturelle pour justifier le lesquelles on peut voir de très nombreuses taches résultat de 1988. Selon eux, la datation serait alté- que chacun peut interpréter comme il le veut. C’est rée par une sorte de réaction physique au moment un peu comme quand on joue à voir des figures en de la résurrection du Christ. Évidemment cette in- regardant les nuages dans le ciel. terprétation échappe au domaine scientifique. Ce que personne ne voit sur l’étoffe du suaire ou sur les plus modernes photographies ne peut L’H. : Est-il vrai que l’on a retrouvé des en aucun cas être vu sur de vieilles photographies inscriptions hébraïques sur le linceul ? manipulées. La même objection peut être faite à A. N. : Sur le linceul, on n’a jamais retrouvé ceux qui affirment qu’ils peuvent identifier, tou- la moindre inscription. Les scientifiques qui ont jours grâce aux photographies, des traces de piè- examiné le suaire en 1969, en 1973 et en 1978 ne ces romaines sur les yeux de l’homme du linceul. les ont pas vues, ni même ceux qui ont restauré le linceul en 2002. Elles n’apparaissent pas non plus L’H. : En 2009, un livre a relancé la dans les photographies les plus récentes à haute polémique. Quels sont ses apports réels ? définition. A. N. : Le livre de Barbara Frale, publié peu Les sindonologues estiment avoir accumulé une série de preuves scientifiques permettant d’exclure la possibilité qu’il s’agisse d’un faux du Moyen Age

L’Histoire N°372 février 2012 47 ’DOSSIER suaire de turin /311 II L’archiviste a e/ es tio nal

du Vatican na En 2009, le livre de Barbara Frale ch ives

a relancé la querelle. a r Petite leçon de paléographie octeur de l’université de Venise, Détail du manuscrit d’un procès de Carcassonne Dattachée à la prestigieuse École contre les Templiers (1307, conservé au musée de vaticane de paléographie, diplo- l’Histoire de France de Paris). Selon Barbara Frale, on peut y lire qu’un templier aurait déclaré avoir matique et archivistique, Barbara adoré un « signum fustanium », un « objet de futaine » Frale travaille aux archives secrè- (tissu). Or il est écrit « signum fusteum », un « objet en bois ». Par comparaison avec les autres tes du Vatican. Elle est connue pour mots du texte, on voit la façon dont le copiste trace avoir prétendument retrouvé en les « a » dans un mot (« erat », la ligne en dessous). 2001, dans ces archives, l’original Impossible surtout pour un paléographe de voir trois lettres (« ani ») là où il n’y en a qu’une (« e » du procès-verbal des interrogatoi- comme dans « adeo », « erat » et « de », encore dans res conduits en août 1308 par trois la ligne en dessous). cardinaux, délégués par le pape à Chinon, au diocèse de Tours, dans la première phase de temps avant l’ostension de 2010 et traduit en du procès des Templiers. Ce « parchemin de français sous le titre Le Suaire de Jésus de Nazareth Chinon » n’était jusqu’alors connu que par (Bayard, 2011), contient une nouvelle tentative des copies et des extraits. de lecture des inscriptions : « Jésus », « Nazaréen », Depuis, l’historienne a poursuivi ses études « condamné à mort », « j’atteste », « Adar », « soit sur les Templiers et fait désormais le lien en- retiré le soir ». A tout cela s’ajoute la prétendue tre l’ordre et le suaire de Turin (Les Templiers « découverte » de quelques lettres de l’alphabet et le suaire du Christ, 2009). Si on l’en croit, hébreu – isolée sur les photographies « traitées » l’idole que les Templiers furent accusés par le sindonologue français Thierry Castex – que d’adorer n’était autre que le suaire. Elle veut Barbara Frale interprète comme l’extrait d’une en voir la preuve dans un texte d’un procès phrase prononcée par les pharisiens contre Jésus. à Carcassonne dont elle fait cependant une Cette théorie est encore plus invraisemblable que lecture qui ne convainc pas les spécialistes les précédentes, car elle prétend que certaines ins- (photo ci-contre). criptions sont même superposées, écrites avec des Barbara Frale a récidivé avec Le Suaire de encres différentes en mêlant de manière illogique Jésus de Nazareth (2009). Elle y affirme que trois langues différentes : le grec, le latin et l’hé- le suaire porte des inscriptions : « Jésus », breu. En outre l’interprétation de Barbara Frale « Nazaréen », « condamné à mort »… Elle présente des erreurs de grammaire que l’on ne soutient que le lin porte de nombreuses tra- peut ignorer. ces d’aromates et de pollens datant du ier siè- Si le lecteur est si souvent séduit, c’est qu’on lui cle de notre ère et provenant du Proche- montre des photographies du suaire où ces mots Orient. La méticulosité de son approche, semblent clairement visibles : mais on n’explique les documents fournis, l’aspect scientifi- pas qu’il s’agit de mots tracés sur les photos à l’aide que de son travail peuvent convaincre au d’une sorte de feutre afin de rendre perceptible premier abord. C’est oublier que les photos une inscription sous-jacente présumée que per- fournies sont retravaillées, les prétendues sonne en réalité ne serait en mesure de lire sans ce inscriptions repassées au feutre, les argu- type de retouche ! ments scientifiques souvent erronés. La plu- Ce qu’il y a de nouveau dans le livre de Frale, part de ses démonstrations ont d’ailleurs c’est l’hypothèse concernant la manière dont ces déjà été exposées par les sindonologues, inscriptions se seraient fixées sur le tissu. Sur cela partisans de l’authenticité du suaire. Le li- également, les différents auteurs ne sont pas d’ac- vre de Barbara Frale a été critiqué par les cord : on avait proposé dans un premier temps que gardiens du suaire, Mgr Giuseppe Ghiberti quelqu’un aurait écrit ces mots sur une capuche de l’archidiocèse de Turin et le directeur recouvrant le visage du Christ et que ces mots, à du musée du suaire de Turin, Gian Maria cause de la sueur, auraient été transférés sur le Zaccone, qui soutiennent pourtant l’authen- front du condamné pour passer ensuite, dans le ticité du suaire. La critique la plus signifi- sépulcre, sur le linceul. Puis on parla d’inscriptions cative vient de Mgr Sergio Pagano, préfet tracées directement sur la peau de l’homme ! des archives secrètes du Vatican où travaille Barbara Frale a élaboré quant à elle une nou- Barbara Frale. H. K. velle explication : les inscriptions auraient été tracées sur des morceaux de papyrus collés sur

L’Histoire N°372 février 2012 48 l’étoffe du suaire au niveau du visage de l’homme Lire dans le lin Barbara Frale, qu’il enveloppait. Le phénomène chimique auquel après beaucoup elle fait appel ici est celui du « transfert des ions du d’autres, croit fer » de l’encre. En oubliant qu’au ier siècle les en- pouvoir lire des inscriptions cres métalliques n’étaient pas encore répandues ; sur le suaire. De pour écrire, on se servait de compositions à base même l’ingénieur à l’institut de carbone, obtenues à partir du noir de fumée ou d’optique d’Orsay des résidus d’huiles brûlées. André Marion D’après Barbara Frale, les inscriptions auraient a affirmé voir : « innece », été placées par un fonctionnaire romain chargé qui serait des sépultures des condamnés à mort afin de l’abréviation rendre le cadavre inhumé reconnaissable le jour de l’expression latine « in necem où la famille viendrait le retirer de la fosse com- ibis » (« tu iras mune à laquelle il était destiné. Une pratique fu- à la mort ») ; « nazarenus » néraire à l’égard de Jésus dont il n’est cependant (« le Nazaréen ») ; fait mention dans aucune source et qui est une « ic » (en haut à pure conjecture de l’auteur pour expliquer la pré- droite), initiales de « Iesus sence d’inscriptions dont l’existence elle-même Christus » ; et, resterait à prouver. sous le menton Barbara Frale est également connue pour un (détail en bas), « IH∑OY », autre livre, Les Templiers et le suaire du Christ (2009 « Jésus ». Comme pour l’édition italienne, Bayard, 2011 pour la tra- il le rappelle lui-même, ces duction française), dans lequel elle reprend une images, invisibles

hypothèse proposée en 1978 par l’écrivain Ian gma à l’œil nu, ont Wilson. Tout le monde sait combien le procès et été obtenues par la condamnation des Templiers ont constitué un des techniques

or b is-sy de traitement terrain fertile pour l’élaboration de théories éso- c numérique tériques fantaisistes et historiquement infondées. des images par

/zoko/ ordinateur. L’idée d’un lien entre le suaire et les Templiers re- lève de ce genre de spéculations légendaires. p erri n L’hypothèse de est que l’idole à forme

de tête que les Templiers furent accusés d’adorer p ierre

En 3D Désormais, l’utilisation de calculateurs électroniques

Cré d it permet de créer une image en trois dimensions à partir de l’image du suaire. Ci-contre : en 1999, le sculpteur Luigi Mattei élabore la tête à partir d’un tel modèle. Aujourd’hui comme au Moyen Age, le

-r aph o gamma désir de savoir à quoi ressemblait le Christ est zz a ri/ a

t inextinguible.

L’Histoire N°372 février 2012 49 ’DOSSIER suaire de turin

Les prudences du Vatican e l ee mag e l ee mag k/ e l ee mag / / o la a r ab ca fotote f c s up ersto Pie XI adorateur Les réserves de Paul VI Jean Paul II : le mystère et la foi Le pape Pie XI (1922-1939) Paul VI (1963-1978) voyait dans Jean Paul II (1978-2005) et Benoît XVI était persuadé de l’authenticité du le linceul les « stimulations de ne nient ni n’affirment l’authenticité suaire et manifestait une profonde méditation et d’adoration », sans du suaire. Leur opinion personnelle est dévotion à son égard. se prononcer sur son authenticité. sans implications pour l’Église.

durant leur procès (ce que certaines sources ap- L’H. : Quelle est, au x x e siècle, l’attitude pellent parfois baffometum) n’était pas la relique de l’Église, et en particulier de la papauté, d’une tête humaine, ni une statuette de Mahomet concernant le linceul ? (c’est cela en effet que signifie le mot baffometum) A. N. : Pie XI (1922-1939) était un partisan ni une invention des inquisiteurs de Philippe le Bel convaincu de l’authenticité du linceul, pour lequel pour accuser les Templiers d’idolâtrie : l’idole ne il avait une véritable dévotion ; plusieurs fois il Note serait autre en réalité que le suaire. Mais puisque tenta de diffuser la connaissance de l’image du vi- 1. Les chercheurs les sources du procès parlent de têtes, et surtout sage du suaire en distribuant lui-même des repro- du Sturp ont de têtes en bois ou en métal, les partisans de cette ductions photographiques. rendu leurs conclusions théorie ont émis l’hypothèse que le suaire avait été Si Pie XII (1939-1958) et Jean XXIII (1958- en 1981. Ils montré secrètement aux Templiers, enfermé dans 1963) n’avaient pas accordé au suaire une atten- déclarent n’avoir un reliquaire et plié de manière à ne montrer que tion particulière, Paul VI (1963-1978) se montra trouvé aucune trace de peinture. l’image de la tête de l’homme qui y est figurée et soucieux, lorsqu’il parlait du suaire, de ne pas pro- A l’inverse, que, par la suite, ce visage aurait été reproduit sur noncer de mots définitifs quant à son authenticité. le chimiste W. McCrone, d’autres supports de matériaux différents. Il reconnaissait la légitimité d’un « jugement his- avec d’autres, voit Cette théorie fut écartée par les experts d’his- torique et scientifique » et voyait essentiellement lui des éléments toire des Templiers et jusqu’ici aucune preuve dans l’image du linceul les « stimulations de médi- compatibles avec un pigment. étayant cette thèse n’a été présentée (à l’excep- tation et d’adoration » qu’elle pouvait provoquer Quelques tion de quelques dessins dont on dit, sur la base dans le cœur des fidèles. spécialistes y ont d’arguments sans fondements, qu’ils auraient ap- A Turin, durant les années 1970, certains se vu la preuve que le suaire a été partenu aux Templiers et qu’ils ressembleraient mirent à considérer le suaire avec un certain em- coloré et au visage du linceul). barras. La réforme du formulaire liturgique pour qu’aujourd’hui la couleur a presque Barbara Frale a présenté le texte d’un procès la fête du suaire, qui fut presque sur le point d’être entièrement à Carcassonne durant lequel, dit-elle, un tem- aboli, en est la preuve. En 1973, le cardinal Michele disparu. plier aurait déclaré avoir adoré un « signum fus- Pellegrino refusa d’autoriser la traditionnelle os- Certains affirment que ces traces tanium », à savoir un objet de futaine. Et cela suf- tension, permettant seulement une brève prise proviennent d’une firait, d’après elle, à démontrer l’identité entre ce de vue télévisée du suaire, qui fut transporté pour contamination tissu et le suaire. Mais la futaine est une étoffe croi- l’occasion hors de la cathédrale et fut filmé dans avec d’autres peintures. Ce sée, à chaîne de fil et à trame de coton, alors que un espace « non sacré ». Ce n’est qu’avec l’arrivée débat ne pourra le suaire est un drap en lin ! L’observation directe du nouvel archevêque, Anastasio Ballestrero, qu’il être tranché tant que le suaire du manuscrit révéla par la suite qu’il parlait non fut possible d’organiser une nouvelle ostension n’aura pas été pas d’un « signum fustanium » mais d’un « signum au sens traditionnel. 1978 est aussi l’année où un examiné par fusteum », et par conséquent d’un objet en « bois » nouveau groupe de chercheurs, le Sturp (Shroud une nouvelle commission de (cf. p. 50) ! Il s’agit donc d’une théorie bâtie sur la of Turin Research Project), put examiner de ma- spécialistes. base d’une transcription incorrecte. nière plus approfondie le linge1.

L’Histoire N°372 février 2012 50 Aujourd’hui, il semble y avoir, à l’intérieur de Certains sceptiques sont ainsi des membres à part l’Église, un retour à des attitudes moins scepti- entière de l’Église. ques. La position théologique officielle actuelle a Il faut dire cependant que, du moins en Italie, été parfaitement exprimée par Jean Paul II après il existe un vaste consensus officieux vis-à-vis du l’ostension de 1998, lorsqu’il souhaita affronter ex- culte du suaire ; les institutions ecclésiastiques en- plicitement la question épineuse du rapport en- couragent toutes les initiatives religieuses et cultu- tre le suaire, son authenticité, la science et la foi : relles visant à renforcer chez les fidèles la convic- « Le Suaire est provocation à l’intelligence. Il exige tion que le linceul est authentique. Cela peut avant tout l’engagement de chaque homme, en parti- engendrer une certaine confusion, surtout chez culier du chercheur, pour saisir avec humilité le mes- les plus simples des fidèles, qui ne connaissent pas sage profond qui est adressé à sa raison et à sa vie. La la position officielle de l’Église et qui ont parfois du mystérieuse fascination qu’exerce le Suaire pousse mal à accepter l’idée qu’il puisse y avoir des catho- au questionnement sur le rapport entre le Lin sacré liques qui, légitimement, ne croient pas au suaire. et le parcours historique de Jésus. » Comme il ne s’agit pas d’une matière de foi, L’H. : Au total, qui croit le plus en l’Église n’a pas compétence spécifique pour se pro- l’authenticité du linceul : des historiens, noncer sur ces questions. Elle confie aux hommes de des scientifiques, des hommes d’Église, science la tâche de continuer à chercher pour parve- des adeptes de l’ésotérisme ? nir à trouver des réponses appropriées aux problè- A. N. : Nous sommes confrontés ici à deux atti- mes liés à ce Linceul qui, selon la tradition, aurait tudes : l’attitude du fidèle, pour lequel l’authenti- enveloppé le corps de notre Rédempteur lorsqu’il fut cité du suaire pourrait ne pas être l’enjeu principal, déposé de la croix. L’Église exhorte à affronter l’étude et celle du chercheur, pour lequel il est fondamen- du Suaire sans a priori qui donneraient pour acquis tal de comprendre à quelle époque remonte le des résultats qui ne le sont pas ; elle les invite à agir linceul et quand et comment l’image s’est impri- avec leur pleine liberté intérieure, et avec un attentif mée sur l’étoffe. En tant qu’objet « mystérieux », le respect aussi bien de la méthodo- suaire attire l’attention de ceux logie scientifique que de la sensibi- qui préfèrent la fantaisie à la réa- lité des croyants. » L’Église est prudente lité. Sur le suaire on a dit les cho- A l’égard des croyants, l’Église à l’égard d’une ses les plus incroyables : qu’il a laisse à chacun le libre choix de été peint par Léonard de Vinci vénérer ou non le suaire ; elle n’a relique dont elle ou par Giotto, qu’il est la preuve exprimé aucun jugement infailli- ne peut garantir de la mort seulement apparente ble en la matière. Dans la mesure l’authenticité de Jésus avant sa fuite en Inde, où elle n’impose pas, d’une ma- qu’il contient des pollens remon- nière générale, le culte de telle tant à la Jérusalem du ier siècle, ou telle relique, à plus forte raison elle ne pourrait ou que son image est apparue dans les cercles de imposer le culte d’une relique dont elle ne peut ga- culture attribués aux extraterrestres… rantir l’authenticité. Sur ce sujet, il existe une littérature très vaste, hélas le plus souvent produite par des chercheurs L’H. : La dévotion qui entoure le suaire amateurs ou des experts de questions différentes est-elle unanime chez les chrétiens ? de celles qu’ils doivent affronter lorsqu’ils s’oc- A. N. : Les chrétiens ne font pas preuve d’un sen- cupent du suaire. Durant ces deux dernières an- timent de dévotion univoque vis-à-vis du suaire. nées, j’ai examiné quelques théories importan- Il y a le scepticisme compréhensible des commu- tes concernant l’histoire du suaire en me servant nautés protestantes toujours très méfiantes face d’une méthodologie historique et critique parta- au culte des images. A l’inverse, la chute du mur de gée par les historiens professionnels : le résultat Berlin a favorisé un intérêt croissant de la part des est que toutes les théories que j’ai étudiées se sont fidèles desÉ glises orthodoxes. révélées inconsistantes. Parmi les catholiques, y compris au sein du Les scientifiques d’aujourd’hui doivent se fon- clergé, il y a eu et il y a encore des opinions discor- der sur les résultats des études effectuées sur le dantes. L’un des plus grands partisans de la non- tissu il y a plus de trente ans, et cela favorise les authenticité du linceul fut aussi l’un de ceux qui fi- nombreuses conjectures scientifiques.I l serait sou- rent le plus de recherches historiques à ce sujet, le haitable que le suaire soit mis à la disposition d’un chanoine Ulysse Chevalier (1841-1923) de l’Uni- comité international de savants, sélectionnés sur versité catholique de Lyon. A ses côtés se rangèrent la base d’une compétence certifiée, et qu’on le sou- le savant Louis Marie Olivier Duchesne (1843- mette, grâce aux techniques les plus modernes, à 1922), directeur de l’École française de Rome, tous les examens nécessaires. Tant que cela ne sera et le bibliste catholique Josef Blinzler (1910- pas possible, il y aura toujours de la place pour la 1970). Parmi leurs épigones plus modernes, on confusion. peut citer Mgr Victor Saxer (1918-2004), prési- (Propos recueillis par Patrick Boucheron, dent du Comité pontifical des sciences historiques. traduction de Silvia Bonucci.)

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