Annales historiques de la Révolution française

365 | Juillet-septembre 2011 Lumières et révolutions en Amérique latine

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12086 DOI : 10.4000/ahrf.12086 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2011 ISBN : 978-2-200-92700-4 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 365 | Juillet-septembre 2011, « Lumières et révolutions en Amérique latine » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12086 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.12086

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SOMMAIRE

Lumières et révolutions en Amérique latine Patrice Bret et Annie Duprat

Articles

1794, ou l’année de la « sourde rumeur », la faillite de l’absolutisme éclairé dans la vice- royauté de Nouvelle-Grenade Georges Lomné

Indépendance au Brésil et Lumières au Portugal : politique et culture dans l’espace luso- brésilien (1792-1823) Lúcia Maria Bastos Pereira Das Neves et Guilherme Pereira Das Neves

L’itinéraire atlantique de Juan Germán Roscio et la naissance du républicanisme hispanique Clément Thibaud

Le colonel Medina Galindo, la province indienne de Riohacha et la révolution néogrenadine (1792-1814) Daniel Gutiérrez Ardila

L’inquisition face aux Lumières et à la révolution française en Nouvelle-Espagne : le dossier et le procès d’Esteban Morel (1781-1795) Liliana Schifter, Patricia Aceves et Patrice Bret

La de la nation : le climat et les gens du Brésil (1780-1836) Lorelai Kury

Opinion publique et représentation dans le Congrès Constituant Vénézuélien (1810-1812) Véronique Hébrard

Sources

Mise en ligne d’un egodocument. Le Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Respec du aux Rois et aux Puissances (1792-1803) Éric Saunier

Hommage

Monique CUBELLS (1934‑2011) Christine Peyrard et Michel Vovelle

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Comptes rendus

Federica MORELLI, Clément THIBAUD et Geneviève VERDO (dir.), Les Empires atlantiques des Lumières au libéralisme (1763-1865) Patrice Bret

Gabriel TORRES PUGA, Opinión pública y censura en Nueva España. Indicios de un silencio imposible (1767-1794) Patrice Bret

Lúcia Maria BASTOS PEREIRA DAS NEVES, Napoleão Bonaparte. Imaginário e política em Portugal (c. 1808-1810) Patrice Bret

Fernando BERGUNO HURTADO, Les soldats de Napoléon dans l’indépendance du Chili (1817-1830) Annie Crépin

Lluís ROURA, Manuel CHUST (éds.), La ilusión heorica. Colonialismo, revolución e independencias en la obra de Manfred Kossok Patrice Bret

Varia

Tristan COIGNARD, Peggy DAVIS et Alicia C. MONTOYA (dir), Lumières et Histoire. Enlightenment and History Marc Belissa

Lara PICCARDO (dir.), L’Idée d’Europe au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, 258 p., ISBN : 978-2-7453-1895-4, 58 €. Marc Belissa

Guyonne LEDUC, Réécritures anglaises au XVIIIe siècle de l’« égalité des deux sexes » (1673) de François Poulain de la Barre. Du politique au polémique Martine Lapied

Stéphanie BLOT-MACCAGNAN, Procédure criminelle et défense de l’accusé à la fin de l’Ancien Régime. Étude de la pratique angevine Sébastien Annen

Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Claude FARCY (dir.), Le juge d’instruction. Approches historiques Jean Bart

Jean-Louis DONNADIEU, Un grand seigneur et ses esclaves. Le comte de Noé entre Antilles et Gascogne (1728 – 1816) Bernard Gainot

Léon-François HOFFMANN, Frauke GEWECKE et Ulrich FLEICHMANN (dir.), Haïti 1804. Lumières et ténèbres. Impact et résonances d’une révolution Bernard Gainot

John HARDMAN, Overture to Revolution, The 1787 Assembly of Notables and the Crisis of France’s Old Regime Nicolas Déplanche

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Paris et Londres en miroir, extraits du Babillard de Jean-Jacques Rutlidge Jean-Pierre Gross

Erwan SOMMERER, Sieyès. Le révolutionnaire et le conservateur Jacques Guilhaumou

Alexandre TCHOUDINOV, Æèëüáåð Ðîìì è Ïàâåë Ñòðîãàíîâ. Èñòîðèÿ íåîáû÷íîãî ñîþçà [Gilbert Romme et Pavel Stroganov. Histoire d’une alliance extraordinaire] Varoujean Poghosyan

Rémi DALISSON, Célébrer la nation. Les fêtes nationales en France de 1789 à nos jours Franck Laidié

Bernard COTTRET et Lauric HENNETON (dir.), Du bon usage des commémorations. Histoire, mémoire et identité, XVIe-XXIe siècle Rémi Dalisson

Albert MATHIEZ, La Réaction thermidorienne Christine Le Bozec

Corinne LEGOY, L’enthousiasme désenchanté. Éloge du pouvoir sous la Restauration Bettina Frederking

Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollution industrielle. France (1789-1914) Guy Lemarchand

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Lumières et révolutions en Amérique latine

Patrice Bret et Annie Duprat

1 En proposant ce thème au comité de rédaction des Annales historiques de la Révolution française, nous avions le projet de réaliser en quelque sorte le pendant du numéro spécial précédent (no 363, janvier-mars 2011), dirigé par Carla Hesse et Timothy Tackett, qui portait sur les relations entre la Révolution française et l’Amérique du Nord. Mais, plutôt que de pointer des différences stricto sensu géographiques, le numéro que nous présentons ici a choisi une approche mêlant, d’une part, les transferts culturels et scientifiques d’un continent à l’autre, et, d’autre part, les conditions de la formation et d’une effectivité de l’opinion publique.

2 Ces deux pôles thématiques permettent de mettre en évidence le rôle qu’y ont tenu les idées des Lumières dans le combat pour les indépendances et l’élaboration des textes politiques fondateurs des nouvelles républiques. Ils illustrent aussi la vitalité des recherches sur cet espace latino-américain des deux côtés de l’Atlantique. Revivifiée à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, une historiographie dynamique a montré l’importance des indépendances de l’Amérique latine, qui ont suivi celles des États-Unis et d’Haïti, dont la présence transparaît ici avec une acuité variable selon les articles.

3 Le choix a été également d’incarner ces approches en analysant quelques itinéraires individuels aussi différents que ceux de Juan Germán Roscio, théoricien républicain vénézuélien, d’Esteban Morel médecin français du Mexique victime de l’Inquisition, ou de José de Medina Galindo, gouverneur civil et militaire d’une province néogrenadine loyaliste.

4 Retraçant le parcours et l’action du colonel Medina Galindo dans la vice-royauté de Grenade, Daniel Gutiérrez s’attarde sur les relations entre le gouverneur et les populations indiennes dans la province de Riohacha, située à quatre jours de navigation à peine de la Jamaïque. Depuis la guerre d’indépendance nord-américaine, les commerçants anglais, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, hollandais, danois et français, ont réussi à entretenir des relations très étroites avec la nation guajira. On

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comprend que dans ces conditions le gouvernement de la vice-royauté pouvait être des plus délicats. Le colonel Medina Galindo, gouverneur de la province de Riohacha jusqu’à sa mort (1813), est contraint à louvoyer entre des intérêts divergents jusqu’à ce que le gouvernement de la province soit une nouvelle fois divisé entre une autorité militaire et une autorité politique. Au bout du compte, l’exemple de Medina Galindo démontre comment les patriciens néo-grenadins ont permis de préserver le fragile équilibre des petites communautés périphériques.

5 La culture des Lumières se développe au Portugal par l’intermédiaire des cafés, des salons de lecture, de la presse (la Gazette de Lisbonne) ou des sociétés savantes (voir la création en 1779 de l’Académie Royale des de Lisbonne). Les chocs successifs causés par la Révolution française, puis l’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon Ier et la difficile politique d’équilibre conduite par la couronne portugaise, écartelée entre son alliance avec l’Angleterre et la peur d’une victoire française en Espagne, finissent par contraindre la Cour de Lisbonne à embarquer à destination du Brésil. Guilherme Neves et Lúcia Bastos nous racontent ensuite comment, malgré une importante circulation de pamphlets et de périodiques aux idées libérales, la politique resta confinée à l’espace privé et la religion demeura la forme dominante de structuration du monde. L’indépendance du Brésil en 1822, conduite par l’héritier du trône lusitanien, s’est limitée à une dispute avec le Portugal pour l’hégémonie à l’intérieur de l’empire.

6 Les écrits des naturalistes brésiliens Alexandre Rodrigues Ferreira, Manuel Arruda da Câmara et José Bonifácio de Andrada e Silva auxquels est consacré l’article de Lorelaì Kury permettent de comprendre comment l’identité des nouvelles nations se construit aussi à travers des débats scientifiques autonomes. Comme partout en Europe au XVIIIe siècle, les savants ne cessent de réfléchir aux rapports entre les hommes et la nature ; au contraire de ce qu’écrivait Buffon, Ferreira, Câmara et José Bonifácio sont convaincus qu’il existe une spécificité brésilienne, en étroite relation avec son climat tropical et la luxuriance de sa végétation…

7 L’espace andin, caractérisé par la présence nombreuse de populations d’origine indienne et par des révoltes antérieures dont le souvenir est encore vif, connaît en 1794 une « affaire des placards » avec l’apparition de pamphlets à Santafé de Bogotá. On y trouve en particulier une traduction en espagnol de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclamée en France en 1789. Se développe dès lors l’épisode de « la sourde rumeur », nommée parfois la rumeur d’un « second Paris », ce qui montre bien l’influence des idées de la Révolution française dans ces territoires américains bien éloignés. Le vice-roi José de Ezpeleta, qui avait combattu aux côtés des Insurgents avec Miranda, observe les agissements des publicistes Eugénio Espejo et Antonio de Nariño d’abord avec une certaine distance. Puis vient le temps de la répression, bien tardive pour sauver les intérêts de la couronne espagnole comme le montre Georges Lomné. La simultanéité de l’apparition de ces pasquins à Bogotá et à Mexico, en août 1794, ne manquera pas de surprendre. C’est dans ce contexte que le vice-roi Branciforte conduit également en Nouvelle-Espagne la répression dont Morel est victime l’année suivante. Mais l’analyse du dossier de l’Inquisition par Liliana Schifter, Patricia Aceves et Patrice Bret, témoigne aussi des résistances de la société à la diffusion des Lumières.

8 Deux articles sont consacrés au cas du Venezuela, celui de Clément Thibaud, qui examine l’action de Juan Germán Roscio, théoricien et promoteur du premier républicanisme vénézuélien. Roscio en fut même l’un des plus grands théoriciens

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latino-américains avec le Mexicain Servando Teresa de Mier et l’Équatorien Rocafuerte sur qui il eut une profonde influence comme le développe Clément Thibaud. Député et membre de l’exécutif confédéral, Roscio fait paraître en 1811 un Patriotisme de Nirgua et abus des rois. Exilé à Philadelphie, il publie encore en 1817 Le triomphe de la liberté sur le despotisme alors que la cause de l’indépendance paraissait perdue. Si l’évocation du parcours de Roscio ne permet pas de s’attaquer aux « causes » de l’indépendance en une sorte de téléologie rétrospective, son itinéraire éclaire plutôt les relations entre l’expérience sociopolitique d’un sujet de l’Empire et un destin révolutionnaire fasciné par la question républicaine. En d’autres termes, comment Roscio, ce notable respecté de Caracas, devint-il révolutionnaire ? Pourquoi ce dévot du « pouvoir tyrannique des monarchies chrétiennes », comme il se décrit lui-même, finit-il par revêtir le bonnet phrygien ? Ce thème en cache un autre, d’importance : la question des hiérarchies racialisées, qui sous-tend son choix d’un républicanisme militant. Pour sa part, Véronique Hébrard s’attache à montrer comment l’élite de Caracas, pensée comme le moteur de la révolution a développé des arguments pour organiser un Congrès, élu en octobre 1810, comme siège de la représentation. Les débats porteront non seulement sur les conditions d’une juste représentation politique des citoyens mais également sur les relations « centre/périphérie », loin d’être simples. Le concept d’opinion publique sert de toile de fond à ces enjeux liés à la représentation. Pour ce faire, deux débats qui se livrent au sein du Congrès sont utilisés par Véronique Hébrard : celui sur la division de la province de Caracas et celui sur l’éventuel transfert du siège du Congrès, deux éventualités motivées par la crainte de la tyrannie du centre et de son opinion.

9 Il n’était pas possible, dans le cadre étroit de ce numéro, de couvrir l’ensemble des colonies ibériques d’Amérique, ni tous les thèmes ; d’autres espaces (Argentine, Chili, etc.) ont fait l’objet d’études récentes, publiées ou à paraître. Mais le dossier présenté rend néanmoins compte de la diversité de situations locales que l’on ne saurait réduire à un quelconque schéma simpliste de transfert d’idées. Il laisse aussi deviner la complexité de l’identité créole, fondatrice des nouveaux états, elle-même construite dans cette diversité. De multiples exemples auraient pu illustrer la complexité et les contradictions des échanges intellectuels et politiques avec l’Europe, tels ceux du prêtre José Antonio de Alzate y Ramírez et de l’afrancesado José María de Lanz, tous deux natifs du Mexique. Le premier, savant et journaliste mexicain, correspondant de l’Académie des sciences de Paris et du Jardin botanique de , s’efforce, durant trente années, d’introduire dans son pays les découvertes scientifiques et techniques de France et d’Europe, en fondant tour à tour quatre journaux savants, victimes de la censure vice-royale entre 1768 et 1795. Mais lorsque la monarchie espagnole envoie en Nouvelle-Espagne des savants et ingénieurs pour moderniser les institutions savantes, il oppose les savoirs locaux à la classification de Linné ou à la méthode du traitement du minerai d’argent de Born et à la nouvelle chimie de Lavoisier. Le second, jeune officier de la Marine espagnole, ne retourne jamais au Mexique : il choisit la République française en 1793, enseigne dans une école d’application de l’École polytechnique sous le Directoire puis dans la nouvelle école des travaux publics de Madrid (Escuela de Caminos y Canales) ; préfet et chef de bureau ministériel sous le roi Joseph, il passe à Londres au retour des Bourbons, sert en Argentine puis dans la Grande Colombie de Bolivar avant de mourir en exil en France.

10 Le présent numéro spécial de notre revue, s’il consacre des études fondatrices sur le rôle des Lumières en Amérique latine, n’est pas clos sur lui-même ; il nous a fallu limiter le nombre des contributeurs. Aussi formulons-nous le souhait que d’autres

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chercheurs confient aux Annales historiques de la Révolution française les résultats de leurs travaux.

AUTEURS

PATRICE BRET Centre Alexandre Koyré Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques (UMR 8560 du CNRS) [email protected]

ANNIE DUPRAT CICC 95000 Cergy-Pontoise CNRS/ISCC/Laboratoire communication et politique [email protected]

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Articles

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1794, ou l’année de la « sourde rumeur », la faillite de l’absolutisme éclairé dans la vice-royauté de Nouvelle-Grenade1 1794, or the year of the “sourde rumeur”. The bankruptcy of in the Vice Royalty of the New Granada

Georges Lomné

1 Il n’est plus convenable aujourd’hui d’affubler Charles III et Charles IV de l’habit du « despotisme éclairé »2. Contradictoire en soi, ce mariage de mots ne saurait traduire une spécificité méridionale que l’on qualifie à présent « d’absolutisme éclairé »3. La nouvelle formule a le mérite de souligner que les Bourbons d’Espagne rendirent hommage à Bossuet tout en souhaitant participer aux avancées du siècle. Le comte de Cabarrús, si soucieux de régénérer la monarchie, l’avait dit à Godoy sous forme de précepte : « que l’autorité du roi soit toujours absolue, sans manquer d’être toujours éclairée »4. Mais encore faut-il s’entendre sur ce dernier terme. Ne convient-il pas d’attribuer à l’Espagne « une forme bien à elle de Lumières, à mi-chemin de nos véhémences et des formes plus sensibles et plus chrétiennes de l’Europe qui fut baroque »5 ? En somme, un « esprit des Lumières » (la Ilustración) distinct des Lumières proprement dites (las Luces), qu’elles soient radicales ou tamisées. Par ailleurs, il convient de ne plus confondre l’absolutisme royal avec la Ilustración sous prétexte de réformes6. Il semble plus juste, en effet, de postuler le divorce graduel des deux catégories de l’accession au trône de Charles III jusqu’au terminus ad quem du « cordon sanitaire » de Floridablanca en mars 17917.

2 La vice-royauté de Nouvelle-Grenade permet de nuancer les modalités de ce divorce. La séquence d’événements subversifs qui s’y déroula d’août 1794 à mars 1795 nourrira d’abord la réflexion. L’étude des procès intentés à Santafé de Bogotá et à montrera que nombre d’acteurs collectifs et individuels s’affranchissaient de la ligne de partage souvent dessinée entre l’adhésion à la monarchie absolue et l’aspiration à un

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patriotisme éclairé. Un changement de focale autorisera ensuite à mesurer l’écho des « Nouvelles de France », dès 1790, et celui des révoltes antifiscales des années 1765-1782. Leur conjonction ne serait-elle pas à l’origine de la « sourde rumeur » qui ébranla la vice-royauté et signifia la faillite de l’absolutisme éclairé dans cette région d’Amérique ?

Dans tout le royaume, la rumeur d’un « second Paris »

3 Le 20 septembre 1794, deux correspondances privées parvinrent à San José de Cúcuta décrivant la situation de la cité capitale de la Nouvelle-Grenade. Dans la première, il était dit : « Ici, tout n’est que confusion. C’est un second Paris, tant ils ont essayé de révolutionner Santafé et d’en faire une république ». La seconde n’était pas en reste : « […] ils ont collé des Pasquins, dans lesquels ils en appelaient à la liberté de France […] le dessein qui apparut dans les papiers que l’on trouva était d’égorger tous les chapetones [i.e. les Espagnols de pure souche] en commençant par le Vice-roi et l’Archevêque »8. La Havane reçut bientôt la nouvelle, comme d’autres villes d’Amérique : « Quand le Courrier de Carthagène est parvenu ici le 14 du mois courant [octobre] la rumeur s’est répandue d’un soulèvement fomenté dans le Royaume de Santa Fe, que le Vice-roi avait découvert et réprimé dans la capitale […] »9. Aussi, le conseil municipal de Santafé a-t-il pu rapidement s’indigner de : « […] cette voix qui s’est fait entendre dans tout le Royaume et que toutes ses Provinces répercutent déjà comme autant d’échos. Bientôt, elle résonnera dans toute l’Amérique et en Europe, prêtant le nom de Santafé aux Fables et à l’opprobre de toutes leurs nations, à la vitesse avec laquelle les nouveautés de cette espèce se répandent et s’écoutent avec angoisse, sont adoptées et se transmettent sans autre Examen »10.

4 Les échevins reprochaient ouvertement au vice-roi d’avoir inconsidérément répandu l’alerte, suscitant la « sourde rumeur » d’une « Cité ennemie de Dieu et du Roi, d’une Cité ayant adopté les principes de la France »11. On peut se demander si de tels propos n’accusaient pas en réalité le vice-roi d’un zèle qui aurait visé à couvrir sa propre responsabilité. De fait, José de Ezpeleta prêtait le flanc. N’avait-il pas combattu aux côtés des insurgents, secondé par Francisco José de Miranda, afin de vaincre les Anglais à la bataille de Mobile ? N’avait-il pas introduit « l’esprit éclairé » à Cuba et en Louisiane12 avant de porter semblable ambition sur la vice-royauté de Nouvelle- Grenade, dès avril 1789 ? Ajoutons à cela qu’il ne s’était guère alarmé, en février 1794, quand on lui avait dénoncé les propos sur la Révolution de deux médecins Français résidant à Bogotá13. Parlant lui-même un peu de français14 et partageant des sympathies avec le cercle de l’élite créole fréquenté par Louis de Rieux et Manuel Froes, le vice-roi savait sans doute à quel point toute opinion concernant une « nouveauté » pouvait être considérée comme subversive par les défenseurs de « l’Aristote colonial »15.

5 La « sourde rumeur » se répandit donc, en septembre 1794, colportant l’affaire dite « des pasquins ». Dans la nuit du 19 au 20 août, six placards étaient apparus sur les murs de Santafé de Bogotá alors que le vice-roi était en villégiature à Guaduas, à deux jours de route. L’un d’eux menaçait ainsi :

« Si no quitan los Estancos, « Si l’impôt n’est rendu

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Si no cesa la opresión, Si ne cesse l’oppression,

Se perdera lo ganado. Le gain sera perdu.

Tendrá fin la usurpación ». Prendra fin l’usurpation »16.

6 Informé de surcroît qu’une traduction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 avait circulé en ville, Ezpeleta fit arrêter son auteur, Antonio Nariño, le 29 août. Puis il réclama au Recteur du Collège Supérieur du Rosaire trois dissertations qui avaient servi à des « conclusions publiques », début juillet, sans l’autorisation du Censeur Royal. Celles-ci portaient sur un thème interprété a posteriori comme provocateur : « Est-il utile, ou pas, de partir en quête d’une vérité dont la connaissance n’a d’autre utilité que de renforcer une intime conviction ? ». Deux des lauréats avaient répondu qu’une telle attitude élèverait l’âme en conformité avec l’ordre naturel. Mais le troisième, Sinforoso Mutis, s’appuyant sur les Lois de Cicéron, avait fait l’éloge de celui qui « étudie les abstractions et peut, par cet exercice, découvrir de plus simples vérités, ainsi que celles qui sont directement utiles à la société ». Le vice-roi ne prit pas ombrage de réflexions émanant de simples collégiens17 avant de se raviser 18 en considérant très certainement que « l’Homme rare et doté d’un talent supérieur », utile à la « République » et aux « Amis », que Mutis évoquait dans sa dissertation, n’était autre que Nariño. En fin de compte, trois procès distincts étaient en cours d’instruction à Santafé en janvier 1795 : le premier concernait les pasquins, le deuxième la traduction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le dernier était consacré à « une conspiration contre le Gouvernement »19 dont on craignait qu’elle ne s’étendît au royaume tout entier.

7 Il faut dire, qu’entre-temps, des pasquins étaient apparus à Carthagène et à Tunja, et que Quito avait vu fleurir, dans la nuit du 21 octobre, d’inquiétants « petits drapeaux rouges ». Le président de l’Audience en avait immédiatement informé le vice-roi : « Au lever du jour de petits drapeaux rouges ont été trouvés fixés sur plusieurs croix de la Cité. Ils portaient une inscription faite en papier blanc et écrite en latin, qui dit à l’endroit : Liveri esto Filicitatem (sic) et Gloriam consecunto (sic). Au revers, une croix de papier blanc avec une inscription d’un bras à l’autre qui dit : Salva Cruce »20.

8 Il y a trente ans, Ekkehart Keeding voulut établir que l’arrestation de Nariño à Santafé était à l’origine de cet acte de subversion. L’arrestation à Quito du publiciste Eugenio de Santa Cruz y Espejo aurait déclenché à son tour l’apparition de pasquins à Cuenca, le 21 mars 1795, condamnant « ce tyran de Roi ». Un document utilisé par Godoy lors d’une réunion du Conseil d’État, le 14 mai, accréditerait cette thèse21. À l’époque, Godoy connaissait le pasquin apparu à Mexico le 24 août 1794, cinq jours à peine après celui de Santafé de Bogotá : Branciforte, son beau-frère et vice-roi de Nouvelle-Espagne, l’en avait informé22. Le duc d’Alcudia savait également que des pasquins étaient apparus au Pérou et à Guayaquil et il était au courant de la circulation quasi universelle de l’opuscule clandestin publié à Philadelphie : Desengaño del hombre. Santiago Felipe Puglia y dénonçait le despotisme des Bourbons d’Espagne et en appelait au modèle de « la glorieuse nation française »23. Dès lors, on saisit mieux l’injonction faite par Godoy à Ezpeleta « d’étouffer les braises avant que le feu ne se déclare ». C’est pourtant à nouveau avec placidité que le vice-roi minimisa la découverte d’un courrier anonyme,

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daté du 3 octobre 1794 à Santafé, et parvenu à Guayaquil sous le timbre postal de Quito : on voulait y faire croire à « l’indépendance de Santafé » et à la coupure de la navigation sur le fleuve Magdalena par des Conventionnels français sous le commandement du créole Fermín de Vargas, « envoyé par les États-Unis »24.

9 Les procès pour subversion qui se déroulèrent en 1795, à Santafé de Bogotá et à Quito, constituent un excellent révélateur des différences d’appréciation concernant la « nouveauté ». Il est significatif que, dans les deux villes, les tribunaux d’Audience accusèrent en premier lieu les collégiens avant de se raviser très vite et de désigner deux prestigieux boucs émissaires : Nariño à Santafé et Espejo à Quito. Cette simplification des enjeux, en accord avec les craintes de Godoy, fut toujours étrangère au vice-roi. En 1789, Ezpeleta avait lavé Espejo de l’accusation de lèse-majesté dans l’affaire de la Golilla : comment le publiciste pouvait-il être l’auteur de vers raillant Charles III, sous le vocable de « roi de cartes », alors même que ceux-ci circulaient dans les milieux de l’aristocratie madrilène25 ? En août 1794, le vice-roi a très vite réduit l’affaire des pasquins à un simple « enfantillage » de collégiens. Il fit de même à l’égard des « petits drapeaux rouges » de Quito, indiquant au président de l’Audience que l’auteur devait en être un étudiant faisant ses classes en droit romain. Le latin subversif qui ornait les croix de la ville n’était qu’un mauvais collage de tournures tirées des Tables et du De Officiis de Cicéron26. Faut-il interpréter l’ du vice-roi par son désir de préserver l’unité de la Cité autour du projet réformiste qu’il avait mis en œuvre, dès 1789, avec l’aide de deux évêques éclairés : Baltazar Jaime Martínez Compañon à Santafé et José Pérez Calama à Quito ? Mettre en accusation les publicistes créoles et les collégiens les mieux instruits aurait ruiné la tentative d’articulation entre absolutisme et Ilustración qu’il menait depuis son arrivée en Nouvelle-Grenade. Au nom de l’esprit de concorde propre à la civitas permixta, la « cité enchevêtrée » augustinienne, il fallait donc couper court, coûte que coûte, à l’esprit de faction. À l’inverse, le président Muñoz, à Quito, et l’auditeur Mosquera, à Santafé, contribuèrent à fomenter l’antagonisme entre « Espagnols-européens » et « Espagnols-américains ». L’un des pasquins de Bogotá mérite à ce propos d’être sauvé de l’oubli auquel l’ont condamné plusieurs générations d’historiens :

« El Apuntador de la Compañia « Le Souffleur de la Compagnie

de Comicos de esta Ciudad de comédiens de la Cité

representa hoy la gran comedia : donne aujourd’hui la grande comédie :

El Eco : con el correspondiente L’Écho, avec pour la huitième fois

sainete por octava vez : la saynète qui lui correspond ;

La Arracacha : Le Murmure :

y la respectiva tonadilla et pour la neuvième fois

por novena ocasion l’intermède qui lui est propre

El Engaña-bobos : Le Trompe-benêts :

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se avisará si hay, ó no ». On dira s’il y en a ou non »27.

10 Si le « souffleur » n’était autre que l’auditeur Joaquín de Mosquera, ennemi juré de Nariño et pourfendeur de toute « nouveauté », l’écho renverrait à la rumeur qu’il attisait d’une « conspiration contre le Gouvernement ». Le terme d’Arracacha, version familière d’Arracada (pendentif) prendrait alors le sens métaphorique du conseil glissé à l’oreille du Prince, en l’occurrence le vice-roi. De la sorte, l’influence de Mosquera sur ce dernier serait offerte à la vindicte et l’on rabaisserait les ministres de l’Audience au rang d’illusionnistes. Une seconde interprétation pourrait identifier l’Écho à la Vox populi. Le « souffleur » en constituerait le porte-parole officieux et le terme d’Arracada renverrait à l’avertissement de Saavedra Fajardo, moraliste souvent cité par les Bogotains : « Ce que la loi ne parvient pas à empêcher ou à réformer peut s’obtenir par la peur du murmure, cet éperon et cette bride de la vertu parce qu’elle l’oblige à ne pas dévier du droit chemin. Les murmures qui tombent dans les sages oreilles d’un prince prudent sont comme des pendentifs (arracadas) en or et des perles resplendissantes (comme l’a dit Salomon28) qui l’embellissent et œuvrent à sa perfection »29.

11 Les deux interprétations font la part belle à José de Ezpeleta dont le publiciste créole Manuel del Socorro Rodríguez ne cessait de rappeler, dans l’unique gazette de la ville, qu’il était l’image même du « roi-philosophe ».

12 Considérant son honneur flétri par la suspicion que l’Audience exerçait à son égard, ainsi que par la « rumeur » de sédition, répandue dans toute l’Amérique par le vice-roi, le corps de ville de Santafé éleva une protestation auprès de Charles IV, le 19 octobre 1794. L’argument était le suivant : sur les dires d’un « espagnol-européen » de mœurs douteuses, José Arellano, l’affaire des pasquins avait été grossie par l’Audience au point d’accuser une ville tout entière d’avoir voulu se soulever contre le Roi. Les rondes de police avaient alors été confiées exclusivement aux « Espagnols-européens », révélant ainsi « la méfiance que l’on éprouvait à l’égard des Patriciens »30. Aux yeux du , on avait introduit de la sorte un antagonisme, « porteur des pires conséquences », que l’attitude des clercs avait amplifié car, « au mépris de la Vérité, ils prêchaient face au plus grand nombre disant que la Cité s’était soulevée et que ses habitants et familles de haut rang s’adonnaient à l’hérésie »31. Mais il y avait pire : n’était-ce point le vice-roi en personne qui avait prêté à Nariño le tome 3 des « révolutions de France »32, d’où celui-ci avait extrait et traduit la Déclaration des droits de l’homme ? L’historien Abelardo Forero Benavides a vu dans cette protestation le « cahier de doléances » signifiant la première « rupture animique de la société neo-grenadine »33, le prodrome d’une farouche opposition entre les patriciens créoles et l’administration péninsulaire, entre le Conseil municipal et l’Audience royale. Les recherches récentes ont plutôt eu tendance à privilégier la logique des réseaux, au-delà de la mécanique classique d’une rivalité entre Corporations. Diana Soto analyse l’affaire des pasquins comme un « montage »34 organisé par un groupe de commerçants espagnols désireux de discréditer l’élite intellectuelle créole. Les manigances d’Arellano accréditeraient cette thèse : celui-ci aurait invité un étudiant et deux professeurs du Rosaire à boire du vin à son domicile, les poussant au crime avant de les dénoncer quelques jours plus tard. Renán Silva souligne que le Rosaire eut à payer le prix fort : pas moins d’une quinzaine de collégiens furent arrêtés et la plupart des professeurs inquiétés35. En fin de compte, les différents

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procès permettent bien de lever le voile sur la naissance d’une opinion moderne qui s’affranchit des structures corporatives et des conditions. Des lieux de sociabilité apparaissent au fil des pages, où s’élaborait une « Amitié » d’un type nouveau. C’est à cette philia que Nariño fait appel, au début de sa Défense, sous la plume de son avocat José Antonio Ricaurte : la raison doit fonder l’amitié et, donc, la société politique. Et quand il en appelle à cet « ami blessé » en souhaitant qu’il le juge avec raison, il est vraisemblable qu’il s’adresse tout bonnement au vice-roi avec qui il partageait la même inclination pour « l’esprit éclairé » des Académies madrilènes. Il est établi qu’Ezpeleta avait introduit à Santafé les trois premiers tomes de l’Histoire de la Révolution de 1789 de François Marie de Kerverseau et G. Clavelin36 et qu’il les avait prêtés à Nariño, par l’intermédiaire de son neveu. Les 17 articles de la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 figuraient au tome trois (chapitre 3, pp. 38-43). En réalité, dès les premières pages de l’introduction, l’allégorie de l’Indien caraïbe réclamant son bien à l’usurpateur européen faisait de l’ouvrage un véritable brûlot : « Lis ce qui est écrit sur ma flèche, tu y verras en caractères qui ne mentent point, que si tu ne me rends pas ce que tu m’as dérobé, j’irai te brûler ce soir dans ta cabane. Voilà dans son principe l’histoire de la révolution »37.

13 De même, plusieurs pièces du procès renseignent sur l’existence de sociabilités à l’internat du Rosaire dans lequel : « […] se tenaient certaines conversations sur le système de liberté. Celles-ci pourraient se résumer par le propos suivant : pourvu qu’il se fasse ici la même chose qu’en France ! Le Bonheur serait alors plus grand, car si l’on en terminait avec la noblesse, bien des conflits cesseraient »38.

14 Fait troublant : les collégiens incriminés étaient pour la plupart originaires du Socorro, l’épicentre de la « révolte du Commun » en 1781. Deux phénomènes semblent donc bien se conjuguer : la fascination pour les nouvelles libertés politiques et la mémoire des révoltes antifiscales.

Inventer la Liberté ou restaurer des libertés ?

15 Le Conseil des Indes reprocha au vice-roi de mener trois enquêtes au lieu d’une. À Quito, le président de l’Audience n’avait guère distingué l’affaire des « petits drapeaux rouges » du soupçon général de conspiration et avait désigné un coupable emblématique : le publiciste Eugenio de Santa Cruz y Espejo. Depuis Madrid, il semblait évident que les pasquins et la traduction des Droits de l’homme participaient d’un plan concerté de soulèvement à Santafé, fixé pour la Saint-Barthélemy, le 24 août. Face à cette interprétation réductrice, le conseil municipal protesta à nouveau auprès du Roi, le 11 mai 1795. Les échevins reprochaient aux auditeurs d’avoir « semé la zizanie entre les Espagnols Européens et Américains » et d’avoir « allumé une Guerre civile ». De même, ils s’offusquaient que la Gazette de Madrid du 7 janvier eût établi un lien entre le complot découvert au Mexique et la « conjuration » de Santafé ! Mais il y avait plus grave encore : ils dénonçaient le « despotisme manifeste du Vice-roi »39. Celui-ci n’avait-il pas révoqué de sa charge l’alcalde José María Lozano y Peralta, fils du marquis de San Jorge, alors qu’il venait à peine d’être élu ? Une décision d’Ezpeleta que les auditeurs avaient approuvée en informant le roi, dès le 19 janvier 1795, que Lozano avait coutume de discuter « de l’actuelle révolution de France » avec son ami Nariño. Les auditeurs avaient également souligné que son « dédain à l’égard du doux gouvernement de Sa Majesté » était « de notoriété publique » et que, lors de la fouille

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exercée dans sa propriété, une domestique avait déclaré que son « Seigneur et Maître » se sentait triste et perdu « car il essayait de devenir Vice-roi de Santa Fé ». Enfin ils avaient signalé au roi que Lozano avait hérité de son père un « sentiment de haine contre le gouvernement de ce Royaume, tant ecclésiastique que séculier ». Allusion évidente au lien du défunt marquis avec la révolte du Commun et à son emprisonnement sur ordre du Roi, en 1786. Et si son fils José María n’avait pas été inquiété, c’était parce qu’il était devenu en 1793 « le plus riche propriétaire terrien du Royaume et qu’il était apparenté à toute la noblesse de celui-ci »40. À l’évidence, il incarnait aux yeux de l’Audience royale la dangereuse conjonction de la nostalgie pour les « libertés espagnoles » avec la séduction des idées françaises.

16 Dans la même veine, Claudia Rosas Lauro a étudié l’enchaînement des peurs suscitées par Révolution dans la vice-royauté du Pérou. L’effroi s’y était mué en peur confuse des élites à l’égard de la plèbe, en raison même du « souvenir latent » de l’insurrection de Tupac Amaru. Un contrôle croissant de l’opinion y avait répondu, dès le printemps 1790. Des imprimés séditieux n’en avaient pas moins circulé et, en particulier, un exemplaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parvenu aux mains du vice-roi Gil de Taboada y Lémus en 1791. La présence de Français séditieux était attestée et l’un d’entre eux, « Fornier », avait même parié sur la date de l’exécution du Roi. Enfin, en mai 1794, des pasquins étaient apparus à proclamant : « Vive la liberté française et mort à la tyrannie espagnole »41. Deux mois plus tôt, un patricien de Piura avait averti le vice-roi Ezpeleta de l’arrivée imminente en Nouvelle-Grenade d’un médecin français « qui trouve fort méritée l’injuste, téméraire, et cruelle perfidie avec laquelle ils ôtèrent la vie au Roi Très Chrétien, Louis XVI ». Le délateur révélait que le médecin avait fait l’éloge des tyrannicides, qu’il avait blasphémé contre la reine et accusé le roi de France de parjure. Le récit de la fuite à Varennes était ensuite reproduit avec quelque difficulté. Pierre Sarraut de la Borde se dirigeait à présent vers la province de Jaen de Bracamoros « où l’on dit les esprits sans discernement et, donc, aptes à succomber aux séductions et aux insinuations du Français »42. Prétextant le retard du courrier, le vice-roi n’avertit le président de l’Audience de Quito qu’en mars 1795, soit un an plus tard ! Dès le mois de mai, à peine informé, ce dernier lançait une véritable chasse à l’homme qui aboutit à l’arrestation de La Borde à Loja puis à son expulsion aux confins de la juridiction de cette ville43. L’empressement de Muñoz s’explique certainement par les nouvelles alarmantes qui lui parvenaient du sud de l’Audience. En mars, un pasquin avait été déposé devant la porte du gouverneur de Cuenca portant l’inscription : « vive le Roi, et à bas le mauvais Gouvernement ». L’Espagnol-européen qui rapporta les faits au président en explicitait l’intention : les habitants de cette juridiction « sont très en colère contre les nombreuses tyrannies qu’y exerce Monsieur le Gouverneur ». Au passage, il s’en plaignait lui-même, ayant dû donner en paiement d’une amende le sabre qu’il conservait à ses frais depuis qu’il avait participé à la pacification de la plèbe de Quito, quelques années auparavant. Mais, plus inquiétant encore, était la teneur de son post-scriptum : on lui avait rapporté que dans le village d’Azogue on chantait le couplet suivant :

« Los estragos de la Francia « Les malheurs de la France

seguira la Americana (sic) l’Amérique les partagera

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y sus tristes Consecuencìas et ses tristes conséquences

en brebe llorara España » l’Espagne bientôt pleurera »44.

17 Dès 1793, le président Muñoz avait destitué le gouverneur José Antonio Vallejo pour avoir cristallisé l’hostilité du plus grand nombre dans la juridiction de Cuenca. En juin, le gouverneur par intérim avait même dénoncé « l’oppression » subie par les Patriciens de la ville, justifiant le fait que ceux-ci avaient défendu « leur Droit et leurs anciens privilèges »45. Rétabli dans ses fonctions en 1795, par la volonté du Conseil des Indes, Vallejo suscitait à présent une opposition où, pour la première fois, le registre des vieilles libertés se conjuguait avec celui des libertés de France. Ce fut le prix à payer au traitement de choc qu’il avait administré à la ville dans la droite ligne du réformisme bourbonien : hygiénisme urbain, défense des droits séculiers face à l’évêque, recension de la population et assainissement de la fiscalité.

18 À l’automne 1795, le vice-roi renforça le dispositif de contrôle de l’opinion. Dans une instruction adressée à tous les gouverneurs du Royaume, il spécifiait que toute personne « manifestant son adhésion au système de France » devait être considérée comme coupable d’un « délit d’État ». En conséquence, il exigeait la stricte recension de tous les Français et autres étrangers du Royaume. En outre, le contrôle des lieux de sociabilité, « salons, salles de jeux et autres lieux publics », devait être particulièrement soigné dans les villes où étaient apparus des pasquins46. Nous ne disposons des résultats de cette enquête que pour la ville de Quito. Sept étrangers seulement y furent recensés : quatre Français, deux Génois et un Romain. Le conseil municipal s’empressa de spécifier que six d’entre eux avaient prêté serment de fidélité au roi dès le 5 mars 179347. Trois étaient entrés dans le Royaume en 1784 à l’invitation du Comte de Casa- Jijón : Bartolomeo Davis, dessinateur génois, Charles Magron, orfèvre parisien de 38 ans résidant à Quito et Jean Baptiste Tapia, interprète de 40 ans, natif d’Oloron et résidant à Latacunga. Ces deux derniers, célibataires de leur état, furent considérés comme « ayant une conduite et une vie dissipées ». Le deuxième Génois, Giovanni Fabara, âgé de 51 ans et père de dix enfants, était venu à Quito dès 1771, en tant que soldat du roi. Felice Devoti, médecin romain et célibataire de 34 ans, était venu à Quito depuis Popayán en juillet 1793. Philippe Sarrade, barbier de 30 ans, marié et natif de l’évêché d’Auch, était venu à Quito avec l’Évêque Pérez Calama. Enfin, Bernardo Darquea, natif de Bagnères-de-Bigorre, refusa la qualité « d’étranger » du fait que ses parents étaient espagnols et qu’il avait vécu 34 ans en Espagne et aux Amériques48. Notons qu’un seul d’entre eux, Charles Magron, avait eu maille à partir avec les tribunaux de l’Audience dans les années qui précédaient. Par l’intermédiaire de son avocat, il avait répliqué aux accusations de malversations portées par le comte de Casa Jijón en invoquant les mauvais traitements que celui-ci lui avait infligés. Au passage, il avait décoché ce trait aux Puissants de Quito : « Cette Province est composée dans sa majeure partie de Leones, Chiribogas, Larreas, Villavicensios, Donosos, Maldonados etc. et tous sont parents par des liens de consanguinité […]. Il en découle une considérable inégalité entre lui [le comte de Casa-Jijón] et un infortuné Artisan Etranger »49.

19 Magron désigne ici ce groupe relativement informel de cinq cents personnes, que l’historien Christian Büschges a identifié dans ses travaux sous le vocable de « noblesse »50, et il n’hésite pas à fustiger les exactions commises sur les Indiens par

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plusieurs des membres de la famille Jijón. De fait, il dénonce une aristocratie créole abusant de ses privilèges. N’est-ce pas ce qui transparaît également dans les poursuites engagées par les Administrateurs de l’Alcabala contre la Haute noblesse ? En décembre 1793, le marquis de Villa Orellana s’est soustrait à l’impôt et a été contraint de vendre quatre esclaves afin de s’acquitter de l’amende qu’on lui infligeait. Quand il décida finalement de vendre deux , l’administrateur crut déceler une tentative supplémentaire d’échapper à l’impôt51. En 1799, le marquis de Selva Alegre lui-même fut accusé de frauder l’Alcabala par le biais d’un débit de boisson installé dans son de Chillo52. Dès lors, la tentation est grande de déceler à travers maints indices l’écho du refus exprimé trente ans plus tôt de se soumettre à la normalisation fiscale des Bourbons. Il ne fait pas de doute qu’en 1765, à Quito, lors de la rébellion des « Quartiers », le gouvernement du Roi avait été interrompu pendant deux mois par une « coalition malaisée de Créoles et de Plébéiens »53. À l’époque, le vice-roi Messía de la Zerda n’hésita pas à absoudre la plèbe qui « ne possède point d’haciendas et ne commerce point », pour mieux accuser de sédition « divers hommes de bien que l’on reconnut masqués, parmi le peuple mutiné, faisant avancer les plus jeunes avec une discipline dont ils étaient peu coutumiers ». En l’occurrence, certains auditeurs et le marquis de Selva Florida. La leçon resterait dans les mémoires de ce qu’il en coûtait à l’autorité royale de passer outre la pratique du Cabildo abierto afin de consentir de nouveaux impôts. Quinze ans plus tard, dans sa première phase, la révolte du « Commun » obéit à une logique similaire. En mars 1781, dans la province du Socorro, on déchira l’édit sur les nouvelles contributions, on détruisit les denrées faisant l’objet de taxes et l’on brisa même les armes du roi à Simacota. Puis, le 7 avril, on découvrit à Santafé un pasquin, inspiré par l’entourage du Marquis de San Jorge, qui dénonçait un moderne « pharaon » ayant tenté de réduire en esclavage la population du Royaume. La vindicte s’adressait au régent Juan Francisco Gutiérrez de Piñeres et invitait les créoles à suivre « l’exemple du Pérou ». John Leddy Phelan a fort bien défini l’essence de cette revendication : il s’agissait pour la noblesse de Santafé de défendre la « constitution non écrite » de la Nouvelle-Grenade54 face à l’absolutisme éclairé de Charles III.

20 Dans un courrier qu’il adressa à Godoy depuis Santafé de Bogotá, le 19 octobre 1794, Francisco Carrasco n’hésita pas à faire le lien entre la mémoire de ce soulèvement, qui s’exprimait dans les pasquins du mois d’août, et la traduction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « J’ai compris qu’il avait été décidé de rendre public ces libelles avec l’objectif détestable de gagner les esprits de la plèbe, en les flattant avec la promesse de supprimer les Estancos. Un espoir qui avait entraîné la commotion du Royaume en 1781. Durant cette conversation, j’ai appris que des réunions avaient eu lieu dans le collège de Santo Tomás [de notre Dame du Rosaire] et que plusieurs des principaux Sujets de la Cité y avaient participé. Durant celles-ci, on discuta de soulever le Royaume afin qu’il adoptât la forme de gouvernement qui existe actuellement en France […]. Ces nouvelles inattendues corroborant celles que je possédais auparavant à propos d’un papier séditieux intitulé los derechos del hombre […], je conçus à quel point les séditieux étaient mal intentionnés et pervers […] »55.

21 Voilà donc le contenu des confidences de José Arellano – le promoteur des pasquins – que Carrasco avait rapporté à l’Audience, dès le 20 août 1794. Les auditeurs, puis Godoy, en conçurent la conviction qu’un « soulèvement général » se préparait, comparable à celui de 1781. Encore fallait-il prouver la réalité de son articulation avec les principes révolutionnaires. Dans un premier temps, Louis de Rieux sembla la pièce essentielle à cette démonstration. Ce médecin français, qui résidait à Santafé depuis juillet 1792,

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était un proche ami de Jorge María Lozano et, dès le mois de février 1794, leur participation conjointe au salon d’Antonio Nariño avait été dénoncée au vice-roi comme suspecte. Mais surtout, ne possédait-on pas la preuve que Rieux avait laissé à Carthagène une liasse d’imprimés qui lui était parvenue de Saint-Domingue par l’entremise d’un mystérieux émissaire, du nom de Pépin ? Tout au long de l’année 1795, l’enquête chercha à établir l’existence d’une sociabilité révolutionnaire dans le principal port du Royaume, mais rien ne permit de conclure à un complot dont Rieux fût l’instigateur à Carthagène ou à Santafé de Bogotá. Dès lors, Nariño assuma le rôle d’accusé principal. En octobre 1795, le premier argument de sa Défense consista à réfuter le témoignage de Carrasco, ce « jeune libertin et joueur de profession, cet infâme adorateur de Bacchus, ce corsaire qui ne prend à l’abordage que des prostituées ». Sur quoi fondait-il l’idée que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen établissait que « le Pouvoir des Rois est tyrannique » 56 ? Comment ce texte aurait-il été séducteur si « ses principes mêmes ont été publiés dans les livres qui circulent dans notre Nation »57. Et Ricaurte de citer plusieurs dissertations publiées dans L’Espíritu de los mejores diarios et des extraits de jurisconsultes romains et espagnols. Ces différents textes vantaient l’égalité naturelle. Un montage de citations, tirées de la Somme Théologique, permettait ensuite de mettre en avant l’assertion du docteur angélique : « L’élection des Princes appartient au peuple. Ceci a été établi par la loi divine »58. Un passage des Lettres américaines du comte Gian Rinaldo Carli illustrant la cruauté de la Conquête59 précédait un ultime morceau de bravoure : l’extrait d’une dissertation publiée à Madrid par l’un des accusateurs bogotains, Blaya, où était évoquée « la dureté du gouvernement que subissent quasiment tous les Royaumes »60 !

22 Nariño eut beau jeu de se présenter tel Démosthène face à ses accusateurs. Il attaquait frontalement l’absolutisme des Bourbons par le biais d’un sophisme, selon lequel des principes en libre circulation menaçaient davantage l’autorité du Roi que l’imprimé « monotone et obscur » qu’il avait traduit. Cet extrait de la déposition de l’auditeur Joaquín de Umaña, dès le mois de février 1795, pourrait abonder dans son sens : « Les lettres de Carli écrites aux Américains dans l’intention de leur inspirer des maximes contre la Majesté étaient de circulation courante dans cette Cité. Je les ai vues dans le salon d’une dame et son mari, avocat fort instruit, commença à les traduire dans notre langue. Je ne sais s’il termina cette tâche »61.

23 Umaña, qui s’était prétendument mêlé aux conjurés grâce à sa qualité de créole, était convaincu que de telles lectures poussaient les « Américains » à souhaiter avec impatience « ce Jour où ils verraient se répandre le sang Européen ». Aussi est-il significatif que Nariño n’ait pas jugé bon de dissimuler sa traduction française de l’ouvrage de Carli alors qu’il l’avait fait de L’histoire philosophique des deux Indes de l’Abbé Raynal, de son édition des Recherches philosophiques sur les Américains de De Paw ou de L’Histoire de l’Amérique de Robertson62. Le médecin français Manuel Froes ne pensa pas à davantage à cacher une édition d’origine d’Alzire et les Américains de , quand le procureur Mosquera perquisitionna chez lui le 9 octobre 1794. L’ouvrage, qui appartenait à son colocataire néo-grenadin, fut tout simplement trouvé sur la table de la maison63 et immédiatement confisqué. Cette somme de menus faits permet de mesurer la différence d’appréciation qui pouvait exister sur les limites de l’articulation entre absolutisme et « esprit éclairé ». À moins bien sûr, qu’ils ne relèvent d’une provocation calculée de la part de certains créoles. Ainsi, Nariño ne dissimula pas davantage les portraits de Washington et de Franklin que Manuel del Socorro Rodríguez lui avait offerts et qui devaient orner la société de pensée qu’il projetait :

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« L’Arcane de la Philanthropie ». Durant les interrogatoires, toute l’acrimonie du procureur porta sur la légende que Nariño projetait de placer sous le tableau de Franklin : « Quitó al cielo el rayo de las manos y el cetro á los tiranos » (il priva le ciel de l’éclair, et les tyrans de leurs sceptres). Le publiciste se défendit en rapportant sans autres précisions que cette inscription avait déjà été placée par la monarchie française sous le portrait du savant. Avait-il eu connaissance du no 3 du Journal de la Société de 1789, daté de juin 1790, où l’on rappelait que c’était Turgot qui avait rédigé le vers en latin (Eripuit coelo fulmen, mox sceptra tyrannis) avant d’avoir pu voir lui-même la « liberté de son pays »64 ?

Épilogue : « On verra le feu »

24 Un élément figurait dans les premières dénonciations contre Nariño qui dut convaincre le vice-roi de la fâcheuse conjonction entre l’aspiration d’un retour aux vieilles « libertés espagnoles » et celle de voir fleurir les idéaux de la Révolution française. Dès le 24 août 1794, le marchand José Primo González affirma avoir entendu parler du texte de la traduction des Droits de l’homme lors d’un voyage à Tunja, San Gil et Socorro : « d’où j’en ai conclu qu’il avait été distribué en ces endroits. Les gens en approuvaient le contenu en disant : quelle lucidité ! Mais ils disaient en même temps : quel dommage »65 !

25 Voilà pourquoi, deux jours plus tard, Ezpeleta avait demandé au Père supérieur des Capucins d’organiser sur le champ des « missions itinérantes » dans la région mentionnée afin de « prêcher les vérités de notre religion sacrée et les obligations que celle-ci nous impose à l’égard de notre monarque catholique et envers ceux qui gouvernent en son auguste nom »66. La méthode était identique à celle du vice-roi et archevêque Caballero y Góngora, en 1781, à l’égard de localités qui avaient déjà constitué l’épicentre de la « révolte du Commun ». Á Bogotá même, le Provincial des Franciscains, Antonio López, se chargea de prêcher contre cette « fiente monstrueuse de l’enfer » que constituaient les pasquins67. Le 8 février 1795, le séculier Nicolás Móya de Valenzuela s’acquitta quant à lui d’un sermon sur la « prévarication française » : Paris y était décrit en « Babylone criminelle » répandant « ses Émissaires aux quatre coins du Globe, prosélytes de leur propre folie en quête de compagnons d’infortune »68. Une semaine plus tôt, Eugenio Espejo avait été arrêté à Quito, en raison de propos imprudents de son frère « favorables aux idéaux de liberté, qui contaminent à ce jour tous les pays »69 et avouant « des contacts avec Bogotá » 70. Eugenio Espejo ne fut pourtant pas inquiété durant l’instruction et Ezpeleta décida de le remettre en liberté le 20 octobre.

26 Enfin, il faut signaler que, le 19 septembre 1795, le procureur de la chambre du crime de l’Audience de Santafé, Manuel de Blaya, écrivit à Godoy afin de répondre à l’accusation, portée par Ricaurte dans la Défense de Nariño, selon laquelle il avait jadis publié à Madrid, dans L’Espíritu de los mejores diarios, une dissertation mettant en cause le pouvoir absolu des rois. Le procureur, pris la main dans le sac, ne trouva d’autre argument que d’avouer qu’il avait procédé à un plagiat de plusieurs articles de l’Encyclopédie méthodique de Charles-Joseph Panckoucke et de pages entières de la de la législation de Carlo Filangieri :

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« Il y a dix ans de cela, à une époque où de tels livres étaient publiquement autorisés, de lecture courante et d’usage universel, étant donné que leur interdiction est postérieure »71.

27 Deux jours plus tard, le 21 septembre, un nouveau pasquin fut découvert à cinq heures et demie du matin, sur le pilier d’une boutique de la Calle Real : « […] Ce qui devait arriver arrivera si vous ne les [les accusés d’août 1794] libérez pas, le Gouvernement ira à sa perte et notre Souverain perdra les Indes, par la faute de quelques Européens (Oropeos) affamés qui viennent ici, Dieu seul sait comment. Santafé sera détruite le jour de l’incendie. On verra le feu. […] »72.

28 Le terme d’Oropeos associait peut-être ceux d’ Europeos (Européens) et d’ oropeles (oripeaux) afin de ridiculiser le symbole de la golilla, collet propre aux magistrats et symbole du parti de Floridablanca. Après une enquête infructueuse, le vice-roi prit la décision de publier par voie de ban que la peine de mort serait désormais appliquée à quiconque attenterait au gouvernement, ou à la personne du Roi, « y compris dans des conversations privées »73. Alors que la rupture semblait désormais consommée, Ezpeleta donna l’ordre de remettre une nouvelle fois Espejo en liberté le 21 novembre 1795. Sept jours plus tard, avec l’assentiment du vice-roi, l’Audience de Santafé condamna Nariño à dix ans de forteresse. Espejo mourut à sa sortie de cachot le 27 décembre. Quant à Nariño, il échappa à ses geôliers en mars 1796, à peine débarqué à Cadix.

NOTES

1. Liste des abréviations utilisées : AHNEM : Archivo Histórico Nacional de España, Madrid. AHBCEQ : Archivo Histórico del Banco Central del , Quito. AHURB : Archivo Histórico de la Universidad del Rosario, Bogotá. AGIS : Archivo General de Indias, Sevilla. AMQ : Archivo Municipal, Quito. ANEQ : Archivo Nacional del Ecuador, Quito. BNCB : Biblioteca Nacional de , Bogotá. 2. Cf. la mise au point de François LOPEZ, « Du despotisme éclairé et du gouvernement de Charles III », dans Gérard CHASTAGNARET et Gérard DUFOUR, Le règne de Charles III. Le despotisme éclairé en Espagne, Paris, CNRS éditions, 1994, p. 15-27. 3. Nous sommes redevables sur ce point à Antonio DOMÍNGUEZ ORTIZ, Carlos III y la España de la Ilustración, Madrid, Alianza editorial, 1988. Pour une mise au point plus récente, voir : Francisco AGUILAR PIÑAL, La España del absolutismo ilustrado, Madrid, colección Austral, 2005, p. 9-35. 4. « La autoridad del monarca, siempre absoluta, pero siempre ilustrada ». Cité par Gérard DUFOUR, Lumières et Ilustración en Espagne sous les règnes de Charles III et de Charles IV (1759-1808), Paris, Ellipses, 2006, p. 133. 5. Pierre CHAUNU, dans Jean-Pierre DEDIEU et Bernard VINCENT, L’Espagne, l’État, les Lumières. Mélanges en l’honneur de Didier Ozanam, Madrid – Bordeaux, Casa de Velázquez et Maison des Pays ibériques, 2004, p. 13. 6. Francisco SÁNCHEZ-BLANCO, El absolutismo y las luces en el reinado de Carlos III, Madrid, Marcial Pons, 2002, p. 9-13.

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7. Lucienne DOMERGUE, Le livre en Espagne au temps de la Révolution française, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1984, p. 17. Sur l’impact immédiat de la Révolution sur la manière de gouverner de Charles IV, on verra l’article de Carlos SECO SERRANO, « La quiebra del sistema de gobierno de Carlos III », dans Jean-Pierre DEDIEU et Bernard VINCENT, op. cit. p. 309-324. 8. Causas célebres a los precursores, José Manuel PÉREZ SARMIENTO (éd.), Bogotá, Imprenta Nacional, 1939, doc. no 91, vol. 1, p. 254-255. Les deux lettres sont parties de Santafé de Bogotá avec le courrier du 7 septembre. 9. Lettre du gouverneur Luís de Las Casas au duc d’Alcudia (Godoy), La Havane, 19 octobre 1794, doc. no 77, Ibid., vol. 1, p. 236. 10. Lettre du conseil municipal de Santafé au vice-roi José de Ezpeleta, 12 octobre 1794, doc. no 113, Ibid., vol. 1, p. 286. 11. Id., 16 octobre 1794, doc. no 113, Ibid., vol. 1, p. 287. 12. Sur ces deux aspects de sa carrière, voir : F. DE BORJA MEDINA ROJAS, José de Ezpeleta. Gobernador de la Mobila, 1780-1781, Sevilla, CSIC, 1980 et Juan BOSCO AMORES, Cuba en la época de Ezpeleta (1785-1790), Pampelune, EUNSA, 2000. 13. Cf. « Testimonio de Autos Criminales sobre averiguàr la reimpresion clandestina, y divulgación de los papeles sediciosos tocantes al actual sistema de la Francia », Santafé de Bogotá, 29 août 1794, dans AHNEM, Sección de Consejos suprimidos, Legajo 21.250. 14. F. DE BORJA MEDINA ROJAS, José de Ezpeleta…, op. cit., p. LXXVII. 15. Nous empruntons la formule à Luis CASTRO LEIVA, Insinuaciones deshonestas, Caracas, Monte Ávila, 1994, afin de désigner le « paradigme intellectuel » de la néoscolastique. 16. Nous gardons ici la version du pasquin donnée dans un « oficio » de l’Audience de Santafé, d’octobre 1796, (Cf. doc. n o 204, Ibid., vol. 2, p. 9-10), car elle semble plus précise que celle rapportée par le vice-roi le 19 septembre 1794 dans le doc. no 80, Ibid., vol. 1, p. 242. Le terme de « ganado » y remplace celui de « robado » (volé). 17. « Oficio » du vice-roi au recteur du Collège du Rosaire, Santafé de Bogotá, 3 septembre 1794, doc. no 175, Ibid. vol. 1, p. 459-465. Notons que l’un des collégiens avait disserté sur le vers de Plaute : ego verum amo. Or la comédie dont il était tiré (Mostellaria) avait pour thème l’affranchissement. 18. AHURB, caja 11, f° 281-289, 9 janvier 1795, Cf. María Clara GUILLÉN DE IRIARTE, Los estudiantes del Colegio Mayor de Nuestra Señora del Rosario, 1773-1826, Bogotá, Centro Editorial Rosarista, 2006, p. 109-110. 19. « Expediente reservado » du vice-roi au duc d’Alcudia (Godoy), Santafé de Bogotá, le 19 septembre 1794, dans Causas célebres…, op. cit., vol. 1, p. 218. 20. « Soyez libres. Une fois atteintes la Félicité et la Gloire. Que la croix soit sauve ». Luis Muñoz de Guzmán à José de Ezpeleta, Quito, le 21 octobre 1794, dans « Expediente. En que se hallan las Ordenes Superiores expedidas con motivo de los Pasquines fixados en esta Ciudad ». AHBCEQ, fondo Jijón y Caamaño, documentos misceláneos, vol. 2, pièce 6, f° 129. 21. Ekkehart KEEDING, « Espejo y las banderitas de Quito en 1794 : Salva Cruce ! », Boletín de la Academia Nacional de Historia, vol. LVII, No 124, juillet-décembre 1974, p. 258. 22. Luís NAVARRO GARCÍA, « México en la política de Godoy », Revista de Estudios Extremeños, vol. 57, No 3, Badajoz, 2001, p. 1155-1168. 23. Cf. Carlos HERREJÓN PEREDO, « México : Las Luces de Hidalgo y de Abad y Queipo », Caravelle no 54, Toulouse, IPEALT, 1990, p. 114. Ezpeleta était également au courant de la circulation de cet opuscule grâce à un courrier du capitaine-général de Cuba. Cf. Lettre de Luis de las Casas, La Havane, 17 octobre 1794, doc. no 79, dans Causas célebres…, op. cit., p. 239. 24. « Oficio », destiné au Conseil d’État, 28 avril 1795, doc. n o 120, dans Causas célebres…, op. cit., p. 296.

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25. Cette hypothèse est suggérée par le Père Jorge VILLALBA dans Las prisiones del Doctor Eugenio Espejo, 1783-1787-1795, Ediciones de la puce, Quito, 1992, p. 51-52. Il s’agissait certainement de l’un des nombreux pamphlets au moyen desquels le Comte d’Aranda avait fustigé en 1787 la mainmise de Floridablanca et du parti de « la golille » (les robins) sur la maison du Roi. À ce sujet, voir : François Rousseau, Règne de Charles III d’Espagne (1759-1788), Plon, Paris, 1907, t. 2, p. 307-312. 26. José de Ezpeleta à Luis Muñoz de Guzmán, Santafé, le 20 novembre 1794, dans « Expediente. En que se hallan las Ordenes Superiores… », op. cit., f° 130. 27. « Oficio » de l’Audience de Santafé, octobre 1796, doc. n o 204, dans Causas célebres…, op. cit., vol. 2, p. 9-10. 28. Cf. Proverbes, 25,12 : « Un anneau d’or ou un joyau d’or fin, telle une sage réprimande à l’oreille attentive ». 29. « Empresa XIV », dans Idea de un príncipe político cristiano representada en cien empresas, (1640), Edición y notas de Vicente García de Diego, Espasa-Calpe, Madrid, 1958, vol. 1, p. 134-135. Le Diccionario de Autoridades (1732), éd. facsimilé, Madrid, editorial Gredos, 1990, vol. 1, p. 399, en cite un extrait afin d’expliciter le sens figuré d’arracada. 30. José Caycedo à Juan Antonio Rubio Plaza, Santafé de Bogotá, 19 octobre 1794, doc. no 110, dans Causas célebres…, op. cit., t. 1, p. 276. 31. Id., p. 280-281. 32. Id., p. 282. 33. Abelardo FORERO BENAVIDES, Impresión y represión de los Derechos del Hombre, Bogotá, ediciones Universidad de los Andes, 1967, p. 123. 34. Diana SOTO ARANGO, Francisco Antonio Zea. Un criollo ilustrado, Aranjuez, ediciones Doce Calles, 2000, p. 70-75. 35. Renán SILVA, Los ilustrados de Nueva Granada, 1760-1808. Genealogía de una comunidad de interpretación, Medellín, Banco de la República, Fondo editorial Universidad, EAFIT, 2002, p. 99-109. 36. Histoire de la Révolution de 1789, et de l’établissement d’une Constitution en France ; Précédée de l’exposé rapide des administrations successives qui ont déterminé cette Révolution mémorable. Par deux Amis de la liberté, A Paris, chez Clavelin-Bidault, 1790-1803, 20 vol. Le vice-roi Ezpeleta avait fait l’acquisition des premiers tomes de cet ouvrage. La Déclaration des droits est tirée du vol. 3., p. 39-45. 37. Ibid., vol. 1, p. II et III. 38. Déclaration du 17 décembre 1794, dans AHNEM, Sección de Consejos suprimidos, legajo 21.249, cuaderno no 4. Cité par Diana SOTO ARANGO, Francisco Antonio Zea…, op. cit., p. 74. 39. Juan Antonio Rubio Plaza (chargé de pouvoir du conseil municipal de Santafé de Bogotá) au roi Charles IV, Madrid, 11 mai 1795, dans Causas célebres…, op. cit., vol. 1, p. p. 297-329. 40. « Representación de la de Santafé a Su Majestad », Santafé de Bogotá, 19 janvier 1795, doc. no 155, dans Causas célebres…, op. cit., vol. 1, p. 369-374. Sur la richesse et le pouvoir de la famille Lozano, voir : Jairo GUTIÉRREZ RAMOS, El mayorazgo de Bogotá y el Marquesado de San Jorge. Riqueza, linaje, poder y honor en Santa Fé, 1538-1824, Bogotá, éd. Cultura Hispánica, 1998. Le marquis avait été remis en liberté à Carthagène au printemps 1790. Souhaitant demeurer dans cette ville pour de mystérieuses raisons, il y mourut le 11 août 1793. Son fils, José María, ne se verrait concéder le titre de marquis qu’en avril 1810. 41. Cf. Claudia ROSAS LAURO, « El miedo a la revolución. Rumores y temores desatados por la Revolución Francesa en el Perú, 1790-1800 », dans Claudia ROSAS LAURO (éd.), El Miedo en el Perú. Siglos XVI al XX, Lima, PUCP, 2005, p. 139-166. 42. Lettre de Diego José Magravejo Lasso au vice-roi Ezpeleta, Piura, 10 mars 1794, dans ANEQ, fondo especial, caja no 141, vol.2, expediente no 7914 : « Superior Orden. Por la que se previene que

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no se permita ingresar en estas Provincias al Medico Frances Pedro Sarraut de la Borda, por los perjuicios que pudiera ocasionar » f° 32-34. 43. « Oficio » de Tomás Ruiz Gómez de Quevedo au président Muñoz, Loja, 26 mai 1795, ibid., f° 42. 44. « Representación de D. Visente Gazcon y Peñarrosa, Natural de los reinos de España », datée du 29 mars 1795, dans ANEQ, fondo especial, caja no 143, vol. 5, f° 80-82. 45. « Expediente », de Joaquín Los Bustos à Luís Muñoz de Guzmán, Cuenca, 26 juin 1793, dans ANEQ, fondo especial, caja no 136, f° 125-126v. 46. « Ynstruccion reservada à todos los Gobernadores de las Provincias de este Virreynato conforme con las Reales Ordenes Comunicadas àl Excelentisimo Señor Virrey del Reyno », signée José de Ezpeleta, Santafé de Bogotá, le 15 septembre 1795, dans expediente no 7913, ANEQ, fondo especial, caja no 141, f° 22-22v. 47. « En contestación del oficio […] », José Román et Joaquín Zaldumbide au président Muñoz, expediente no 7915, 17 décembre 1795, ANEQ, fondo especial, caja no 141, f° 44-48v. Felice Devoti avait prêté serment à Popayán. 48. Cf. liste nominative, Quito, 7 janvier, et récapitulatif, Quito, 21 janvier 1796 dans expediente no 7913, op. cit., f° 26v-28v et f° 29-29v. 49. Atanasio Olea à l’Audience de Quito, Quito, 22 octobre 1790, ANEQ, serie Gobierno, caja 45, expediente no 3. 50. Christian BÜSCHGES, « La formación de una nobleza colonial. Estructura e identidad de la capa social alta de la ciudad de Quito (siglos XVI-XVIII) », dans Beneméritos, aristócratas y empresarios. Identidades y estructuras sociales en las capas altas urbanas en América hispánica, Frankfurt am Main, Vervuert, 1999, p. 224-225. 51. « Expedientes » no 101 et no 195, Francisco Maximo de Alzamora au président de l’Audience, Otavalo, 2 juillet et 30 décembre 1793, Aneq, fondo especial, caja no 136, f° 127 et f° 247-248. L’Alcabala était un impôt royal, portant sur la mutation des biens mobiliers ou immobiliers. 52. « Marqués de Selva Alegre…. », ANEQ, serie Gobierno, caja 55, expediente no 7. 53. Kenneth J. ANDRIEN, The Kingdom of Quito, 1690-1830. The State and Regional Development, Cambridge Latin American Studies, Cambridge University Press, 2002, p. 187. 54. Cf. John LEDDY PHELAN, People and the King : the Comunero Revolution in Colombia (1781), Madison, Wisconsin Université Press, 1978. Version espagnole : El pueblo y el rey. La revolución comunera en Colombia, 1781, Bogotá, Carlos Valencia Editores, 1980, p. 87-99. 55. Francisco Carrasco au duc d’Alcudia, Santafé de Bogotá, 19 octobre 1794, doc. n o 72 dans Causas célebres…, op. cit, p. 230. 56. « Testimonio Duplicado de el Escrito presentado por el Reo Don Antonio Nariño, y diligencias practicadas en su virtud », Santafé de Bogotá, 19 octobre 1795, doc. no 28, dans Causas célebres…, op. cit., p. 97 et p. 102-103. 57. Id., p. 106. 58. Id., p. 115. 59. Gian Rinaldo CARLI, Lettere americane, Manini, Cremona, 1780. Nariño était en possession de la version française : Lettres américaines dans lesquelles on examine l’origine, l’état civil, politique, militaire & religieux, les arts, l’industrie, les sciences, les mœurs, les usages des anciens habitans de l’Amérique ; les grandes époques de la nature, l’ancienne communication des deux hémisphères, & la dernière révolution qui a fait disparaître l’Atlantide, pour servir de suite aux Mémoires de D. Ulloa, traduit de l’italien par Jean-Baptiste Lefebvre de Villebrune, Buisson, Paris, 1788, 2 volumes. 60. Id., p. 125. 61. « Memorial » de Joaquín de UMAÑA Y LÓPEZ adressé à Charles IV, Santafé de Bogotá, 9 février 1795, doc. no 310, dans Causas célebres…, op. cit., p. 206.

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62. « Diligencia de embargo de libros efectuada en el convento de capuchinos, y lista de ellos. Santafé, 20, 21 y 22 de septiembre de 1794 », dans Archivo de Nariño, Guillermo HERNÁNDEZ DE ALBA (comp.), Presidencia de la República, Bogotá, 1990, t.1, p. 283-287. 63. « Diligencia de prision », signée par Mosquera, Santafé de Bogotá, 9 octobre 1794, dans Causas celebres […], op. cit., t. 2, p. 98. 64. « Hommage rendu par le vœu unanime de la société de 1789 à Benjamin Franklyn, objet de l’admiration et des regrets des amis de la liberté », Journal de la Société de 1789, no 3, 19 juin 1790, p. 30-51. 65. Lettre de José Primo González au régent de l’Audience, Santafé de Bogotá, 23 août 1794, dans Héctor Enrique QUIROGA CUBILLOS, Juicio al toro de Fucha, Bogotá, éd. Academia Colombiana de Jurisprudencia, 2004, p. 13. 66. « Oficio » de José de Ezpeleta au révérend Père Président de l’Hospice des Capucins, Santafé de Bogotá, 26 août 1794, doc. no 66, dans Causas célebres…, op. cit., t. 1, p. 221. 67. Luís Carlos MANTILLA RUIZ, « El clero y la emancipación en el Nuevo Reino de Granada. El caso de los Franciscanos », dans La América hispana en los albores de la emancipación, Madrid, Fundación Rafael del Pino, 2005, p. 184-185. 68. Cf. « Oración pronunciada por el Presbitero Dr. D. Nicolas Móya de Valenzuela. En 8 de Febrero de 1795 al Pueblo del Nuevo Reyno de Granada, sobre la obligacion de esforzar sus oraciones con fervor y constancia, y contribuir con todos los auxilios del Patriotismo à la felicidad de la Nacion en la empresa contra el Pueblo Frances », dans Papel periódico de la Ciudad de Santafé […], du No 185 au No 192, 27 mars au 15 mai 1795. 69. Muñoz de Guzmán à José de Ezpeleta, Quito, 6 février 1795, cité par Alberto MUÑOZ VERNAZA, La Unión literaria, No 6, Cuenca, octobre 1913. 70. Federico GONZÁLEZ SUÁREZ, Historia general de la República del Ecuador, Quito, Imprenta del Clero, vol. 7, 1903, p. 123. 71. « Representación » de Manuel de Blaya au duc d’Alcudia, Santafé, le 19 septembre 1795, doc. no 26, dans Causas célebres…, op. cit., t. 1, p. 81. 72. « Testimonio de las diligencias practicadas para descubrir el autor del pasquín sedicioso que se fijó en la ciudad de Santafé », Santafé de Bogotá, 21 septembre 1795, doc. no 169, dans Causas célebres […], op. cit., t. 1, p. 389-390. 73. L’idée est exprimée dès le 21 septembre 1795, Ibid., p. 396. Le texte du ban date du 23 septembre 1795, Cf. Document No 170, ibid., p. 429-430.

RÉSUMÉS

En août 1794, l’apparition de placards à Santafé de Bogotá puis la découverte d’une traduction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 suscitèrent la « sourde rumeur » d’une conspiration étendue à la vice-royauté de Nouvelle-Grenade. Les juges de l’Audience y virent la preuve que la rancœur accumulée depuis la révolte du « Commun », en 1781, servait de caisse de résonance à la séduction exercée par les « nouvelles de France ». Les placards de Carthagène, les « petits drapeaux rouges » de Quito et les pasquins de Cuenca renforcèrent cette inquiétude. Aussi, le vice-roi Ezpeleta, soucieux d’écarter la suspicion d’avoir introduit le venin des idées françaises, dut-il se résoudre à prononcer le divorce, déjà consommé à Madrid, entre l’absolutisme et « l’esprit éclairé ». La discrète indulgence du vice-roi à l’égard des publicistes

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Eugenio Espejo et Antonio Nariño indique pourtant qu’il continua d’honorer « l’amitié » entre hommes de bien qui les liait depuis 1789.

In August 1794, the appearance of posters in Santafe de Bogota, then the discovery of a translation of the Declaration of the Rights of Man and of the Citizen of 1789 caused the sourde rumeur of a widespread conspiracy in the Vice Royalty of New Granada. The judges at the court hearing saw in these actions proof of an accumulated bitterness mounting since the revolt of the Commun in 1789, a kind of gauge that served to measure the appeal of recent news from France.The posters of Cartagena, the little red flags of Quito and the of Cuenca reinforced this apprehension. Thus the Ezpeleta, eager to avert the suspicion of having introduced the poison of French ideas, felt obliged to effect a separation, already achieved in Madrid, between absolutism and enlightenment. The discreet indulgence of the viceroy with the publicists Eugenio Espejo and Antonio Narino illustrates, however, that he continued to honor the friendship he had with such men of “value” since 1789.

INDEX

Mots-clés : absolutisme, Bogotá, Cuenca, Déclaration des droits de l’homme, Lumières, Nouvelle- Grenade, placards, Quito, rumeur, sédition

AUTEUR

GEORGES LOMNÉ Institut Français d’Études Andines (IFEA), UMIFRE 17, CNRS-MAEE. Casilla 18-1217 Av. Arequipa 4500, Lima 18, Pérou. [email protected]

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Indépendance au Brésil et Lumières au Portugal : politique et culture dans l’espace luso-brésilien (1792-1823) Independence in and Enlightenment in Portugal : Politics and Culture in the Portuguese-Brazilian world (1792‑1823)

Lúcia Maria Bastos Pereira Das Neves et Guilherme Pereira Das Neves Traduction : Diego Fonseca dos Santos

1 Comme le remarque l’historien colombien Germán Colmenares, à de rares exceptions près, l’historiographie latino-américaine du XIXe siècle, devant le besoin d’affirmer l’autonomie de nouvelles nations, fut poussée à considérer que l’indépendance par rapport aux anciennes métropoles ibériques avait coupé les racines de la condition coloniale. De ce fait, elle légua aux générations suivantes un grave problème lorsque ce passé, que l’on supposait aboli, surgit de nouveau dans les coutumes, dans l’ignorance et dans les préjugés1. Outre quelques visionnaires antérieurs, ce n’est qu’à partir de 1930 que les historiens brésiliens commencèrent à s’en rendre compte2. Suivant la même perspective, cet article cherche à considérer la politique de l’indépendance du Brésil en 1822 comme liée, d’abord à l’environnement culturel portugais des dernières années du XVIIIe siècle, ensuite, des deux côtés de l’Atlantique, à la survivance des pratiques caractéristiques de l’Ancien Régime et, finalement, au jeu des renversements politiques qui marquèrent cette époque-là.

Les Lumières et l’empire (1750-1800)

2 Bien qu’il soit de plus en plus difficile d’établir, comme il était convenu, une relation univoque entre les Lumières et les actions du marquis de Pombal pendant le gouvernement de José Ier (1750-1777), quelques mesures prises alors indiquent une conscience croissante de la capacité d’intervention du pouvoir central de transformer

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et adapter la réalité à ses intérêts propres, et suggèrent aussi combien la couronne portugaise assumait déjà les formes d’un état de police3. Les actions que le tremblement de terre de 1755 exigea en constituent la démonstration la plus frappante. Dans une première étape (1755-1761), cela se montre par la formation des compagnies de commerce à caractère mercantiliste, par la soumission de la haute noblesse, par l’expulsion des Jésuites, enfin par la création de l’Intendance de Police et du Trésor Royal. Dans une seconde étape (1768-1774), en plus de l’application de quelques mesures législatives importantes, par la création de l’Imprimerie Royale, du Tribunal Royal de la Censure et par la mise en place de la réforme de l’enseignement supérieur, accompagnée par l’achèvement de celle, déjà tardive, des études élémentaires. Entre- temps, les effets de la Guerre de Sept Ans sur l’échiquier diplomatique européen avaient mis en évidence non seulement la situation chancelante du petit royaume péninsulaire devant les puissances qui émergeaient, mais avaient aussi prouvé la fragilité militaire d’un empire qui s’étendait sur quatre continents. Comme résultat, bien que le Portugal eût beau adopter une politique de neutralité, il ne parvint pas à rompre avec la traditionnelle alliance anglaise4.

3 Cette vulnérabilité extérieure ne fut pas modifiée par l’accession au trône de Maria Ire et la chute de Pombal en 1777 ; à l’inverse de ce que l’historiographie a longtemps soutenu, il n’y a pas eu de tournant (ou Viradeira) dans la politique de la couronne5. De nombreux prisonniers d’un rang social élevé sortirent pourtant de leurs cellules, des émigrés revinrent de l’étranger et la rancœur contre le marquis de Pombal s’exprima par une production fébrile de pamphlets manuscrits qui n’ont pas encore été suffisamment étudiés6. Durant les années suivantes, l’intolérance religieuse incita l’Inquisition à étouffer des comportements tenus pour libertins, comme fut le cas lors du procès contre Anastácio da Cunha, professeur de géométrie à Coimbra, ou de celui d’un savetier qui dénonça les propos irrévérencieux qui se tenaient dans une boutique d’apothicaire à Rio de Janeiro7. Cependant, la remise sous presse de la Gazette de Lisbonne, interdite depuis 1762, l’apparition de nouveaux périodiques et d’espaces de sociabilité inédits, l’accroissement du marché de livres, le rôle pris par le théâtre auprès des élites et, en 1779, la création de l’Académie Royale des Sciences de Lisbonne, sur proposition du Duc de Lafões, favorisèrent la circulation de nouvelles idées8. Si l’intendant de police, Pina Manique, figure emblématique de l’époque, s’occupa, d’une part, de l’éclairage public de Lisbonne et de la fondation d’une institution pour l’accueil des orphelins et des pauvres, il faut remarquer d’autre part que, à partir de 1793, il voyait en chaque Français un Jacobin potentiel9. En conséquence, l’abbé Correia da Serra, secrétaire de l’Académie, s’exile en 1795 craignant des représailles parce qu’il avait hébergé un naturaliste français Girondin ; une décennie plus tard, après être resté deux ans dans les geôles de l’Inquisition sous l’accusation d’être franc-maçon10, Hipólito José da Costa s’évade pour aller fonder un journal à Londres11. De 1751 à 1800, alors qu’étaient publiés les volumes de la Recreação filosófica du père Teodoro de Almeida sur la compatibilité entre la religion et la connaissance du monde naturel, Antônio Cândido de Figueiredo, prêtre lui aussi, adaptait, après l’expulsion des Jésuites, les conceptions du fébronianisme au Portugal et on refusait alors à Ludovico Antonio Muratori, en s’inspirant de l’Encyclopédie elle-même, la condition d’auteur de Il cristianesimo felice (1743), une des œuvres qui inspira l’idée d’utopie, selon Girolamo Imbruglia12. Si frère Manuel do Cenáculo, président du Tribunal Royal de la Censure, et qui avait participé à la réforme universitaire, tomba en défaveur, il continuait néanmoins à être lié aux activités culturelles du royaume pendant plus de trente ans. Pour sa part, le prêtre

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Antônio Ribeiro dos Santos, professeur à Coimbra pendant le ministère de Pombal, attaqua les principes absolutistes que le juriste Pascoal de Melo Freire essaya d’instiller dans un nouveau code de lois13. À la fois poète et érudit, il fréquenta les salons aristocratiques, dirigea la Bibliothèque publique créée en 1796 et critiqua férocement l’évêque Azeredo Coutinho, son collègue à l’Académie, qui, avec un esprit « brutalement pragmatique », n’hésita pas à défendre le trafic d’esclaves pour combattre les doctrines impies de « nouveaux philosophes » français14. En 1794, le scandale déclenché par la publication de l’œuvre Medicina teológica de Francisco de Melo Franco, né en Amérique et ayant fait ses études à Coimbra, cause le retour de la censure sur le modèle de l’ancien système tripartite d’avant 1768 : le roi, l’Église et l’Inquisition15.

4 L’ambiance qui règne alors comporte plusieurs des caractéristiques des Lumières, si l’on pense à la sociabilité, à la sensibilité et même à quelques mesures éclairées prises par l’administration. Pourtant, les initiatives semblent toutes revenir au clergé, et le patronage à la Couronne, à l’Église ou à la noblesse. Les discours se maintiennent dans l’univers des vérités de la foi, hésitant à dépasser des propositions pratiques ponctuelles, comme le révèlent la plupart des mémoires économiques de l’Académie des Sciences16. La personnalité de Rodrigo de Sousa Coutinho s’inscrit contre cette toile de fond17. Filleul de Pombal, il avait reçu une éducation recherchée et fréquenté le cercle d’Anastácio da Cunha, dont il s’éloigne, en 1778, pour effectuer un voyage d’initiation politique [le Wanderjahr], qui l’emmène à Madrid, à Paris, en Suisse et à Turin, où il occupera plusieurs années durant le poste de représentant portugais. À ce « carrefour culturel de l’Europe », il lit et réfléchit aux réformes adoptées par le royaume sarde ; il suit le déroulement des événements européens au cours des années 1780 et regarde de façon critique l’arrivée des premiers réfugiés de la Révolution18. Rappelé à Lisbonne en 1796, il y assume le portefeuille de la Marine et des Domaines d’Outre-mer, où il devient un élément moteur de la création de projets dont l’objectif majeur est d’assurer la survie du pouvoir royal au Portugal, dans un contexte chaque fois plus hostile. Pour atteindre ce but, il compte sur le potentiel des territoires d’outre-mer et surtout de l’Amérique. Ainsi, dans la droite ligne des idées de Pombal, il se propose d’intervenir sur la réalité afin de la transformer en ayant recours à des plans, à des mémoires, à des informations nouvelles et à quelques initiatives qu’il mène à bon terme. Grâce à l’esprit plus éclairé qui régnait à l’époque de Maria Ire, il se soucie aussi de soulager les pires asservissements dont la population faisait l’objet, de rationaliser l’administration et la justice, de dynamiser la vie économique et d’assurer ainsi que « le Portugais né aux quatre coins du monde se considère uniquement Portugais et ne se souvienne que de la gloire et de la grandeur de la monarchie à laquelle la fortune lui a fait appartenir »19.

5 Les propositions de Sousa Coutinho rencontrèrent un écho. Au Pernambouc, le naturaliste Manuel de Arruda Câmara donne son nom à une variété de plante ; à Bahia, le professeur de grec Luís dos Santos Vilhena le surnomme “Patriphile” quand il lui écrit la dédicace de quatre dernières lettres de son œuvre ; à Rio de Janeiro, le poète Manuel Inácio da Silva Alvarenga le remercie de l’aide qu’il lui a apportée pour le sortir d’un emprisonnement causé par un abus d’autorité du vice-roi, et lui fait savoir qu’il se reconnaît comme sa créature20. À Lisbonne, afin d’imprimer des œuvres capables d’éclairer les agents économiques de l’empire, D. Rodrigo créa la typographie de l’Arco do Cego21, qui réunissait auteurs, correcteurs et traducteurs sous la tutelle du frère Conceição Veloso, naturaliste, cousin de Tiradentes, ce militaire pendu en 1792 pour

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avoir participé à la révolte connue sous le nom d’Inconfidência de Minas Gerais22. Plusieurs d’entre eux, ainsi que d’autres personnages placés à des postes-clé dans le royaume et dans l’outre-mer, appartenaient au groupe de presque cinq cents personnes nées en Amérique qui avaient fait leurs études entre 1772 et 1800 à l’Université de Coimbra réformée. Cette petite élite, signalée par Varnhagen dès la deuxième moitié du XIXe siècle et étudiée par Maria Odila da Silva Dias à la fin des années 1960, fut appelée par Kenneth Maxwell la “Génération de 1790” de laquelle il ne faut pas exclure ceux qui étaient nés en métropole et partageaient les mêmes idées23.

La politique et la Cour (1792-1807)

6 « Aliénée par les spectres de la Révolution Française », Maria Ire quitte le gouvernement en 179224. À la suite de la mort du dauphin (1788), c’est João, son deuxième fils, qui assume la régence. Il a alors 25 ans et, jusqu’à sa mort, en 1826, il sera à la fois exalté et dénigré25. Toutefois, dans une conjoncture tumultueuse, il eut l’habileté ou la fortune nécessaire pour se maintenir sur le trône, en dépit des graves problèmes qu’il dut affronter.

7 Le Portugal, dépourvu d’une armée moderne et ne comptant que 2,5 millions d’habitants, dut observer une position de neutralité apparente sur la scène européenne26. En réalité, son attention stratégique se limitait aux mouvements de l’Angleterre, alliée plus redoutée qu’aimée depuis le XVIIe siècle, et à ceux du gênant voisin ibérique, avec lequel les relations s’étaient améliorées depuis 1778, même si les fantômes de l’Union des Couronnes (1580-1640) n’avaient pas encore disparu. Si, en 1793, le Portugal participe à la guerre du Roussillon aux côtés de l’Espagne contre la France, après la fin de la Terreur et la signature de l’accord franco-espagnol de 1795, la politique extérieure portugaise s’inquiéta soit du danger d’une invasion de son territoire décidée à Paris ou à Madrid, soit des représailles anglaises, qui auraient conduit à la perte de l’empire27. Conscient de l’importance acquise par les provinces « dénommées par le nom générique de Brésil », D. Rodrigo observe en 1797 que le Portugal, « s’il était réduit à lui-même, deviendrait, dans un très court laps de temps, une province de l’Espagne »28. Au contraire, Antônio de Araújo de Azevedo insistait sur la neutralité avec la France comme l’objectif stratégique fondamental pour préserver le royaume, car il craignait que, face à une invasion, la solution inévitable qu’entraînerait le déménagement de la Cour vers l’Amérique finisse par déchirer la société portugaise.

8 Dans l’ambiance opaque de la Cour, cette dispute divisait le personnel administratif en deux groupes que l’on nomme en général le « parti anglais » et le « parti français ». Cependant, des individus appartenant aux groupes sociaux dominants, dont le pouvoir d’action se mesurait par l’accès plus ou moins direct qu’ils avaient auprès du prince, n’en étaient pas exclus29. Pour sa part, le prince João devait faire face aussi à cet autre type de pression. Depuis la chute de Pombal, la haute noblesse tentait de profiter du règne de Maria Ire, et plus encore de la régence de son fils, pour récupérer la place qui avait été la sienne avant 1755. D’une part, dans les cercles les plus traditionnels, on s’indignait du « despotisme ministériel », c’est-à-dire de la prise de décision par des secrétaires d’état dont les compétences propres et les mérites précis étaient présupposés, du moins en théorie, ce qui restreignait la portée des conseils et des intrigues des nobles titrés à la Cour. Pour ce parti aristocratique, le système évoquait l’ombre du formidable marquis et faisait ressurgir des manœuvres, dont la plus grave

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fut la conspiration dite des gentilshommes (fidalgos), entre 1805 et 1806, qui prétendait substituer au régent sa femme, la princesse espagnole Carlota Joaquina30. Cette conspiration a échoué. D’autre part, parmi des secteurs plus éclairés, l’option se retournait vers la reprise des lois fondamentales du royaume, ce qui incluait une nouvelle valorisation des Cortès, la traditionnelle assemblée des trois états – l’Église, la noblesse et le peuple. En termes politiques, c’était dans le passé surtout qu’on recherchait la solution aux préoccupations du présent31.

9 De cette manière, quoique la guerre d’Espagne contre le Portugal en 1801 n’eût visé qu’à contraindre la rupture de ce dernier avec l’Angleterre, elle provoqua tout de même la perte du territoire d’Olivença et mit ainsi en évidence la vulnérabilité du royaume, renforçant le parti anglais. Deux années plus tard, pourtant, une fois consolidée sa position à l’Est de l’Europe, Bonaparte put se concentrer sur l’ennemi britannique et son fragile allié ibérique. Face aux pressions, le régent écarta un des ministres, alors que Rodrigo de Sousa Coutinho donnait sa démission. Quelque temps après, il fut remplacé par Antônio de Araújo Azevedo. Dès ce moment-là et jusqu’à la fin de 1807, comme à son habitude, le prince João tergiversa mais il lui fallut jouer les équilibristes, acceptant les exigences françaises croissantes, sans jamais rompre les négociations avec l’Angleterre. Quand les troupes françaises traversèrent la frontière espagnole en direction de Lisbonne, sous escorte de la marine anglaise et sous les regards médusés de la population, la Cour embarqua pour le Brésil32. On évita ainsi l’humiliation infligée à d’autres souverains, dont le roi d’Espagne, comme le souhaitait le « parti anglais », mais on n’évita pas la naissance de tensions, qui ne se manifestèrent que plus tard, comme l’avait prévu le « parti français ». De toutes façons, de l’autre côté de l’Atlantique, la construction d’un nouvel empire s’annonçait.

La Cour sous les tropiques et sa colonie en Europe (1808-1820)

10 Malgré les suppliques des habitants de Bahia33, la Cour choisit de s’installer à Rio de Janeiro, siège du vice-royaume depuis 1763. On s’efforça d’y recréer – par un vrai décalque selon certains, l’Almanach de Lisbonne – les principales institutions administratives centrales : les conseils du roi appelés Tribunal des Dépêches Royales (Mesa do Desembargo do Paço) et Tribunal des Affaires Religieuses (Mesa da Consciência e Ordens), ainsi que la Cour d’Appel (Casa da Suplicação), le Conseil des Finances (Conselho da Fazenda), le Conseil Militaire Supérieur et l’Intendance Générale de la Police. À cette dernière, il incombait la surveillance des idées « dangereuses », la discipline des esclaves dans les rues, mais aussi la tâche de polir les coutumes, comme c’était le cas, par exemple, de l’hygiène publique, à la charge jusqu’alors « des eaux des pluies, des rayons du soleil et de soigneux vautours »34. Alors, malgré l’afflux d’environ 15 000 personnes qui suivaient la famille royale, l’intendant dut transformer une ville coloniale de 50 000 habitants en capitale digne d’accueillir une Cour. À cette fin, à partir de son centre resserré, délimité par quatre collines et situé au bord de la baie, l’occupation du terrain se déploya par les environs de Rio. Grâce à la générosité de donateurs intéressés, le prince João s’assura une magnifique résidence dans le périmètre urbain et une autre propriété dans la plus grande île de la baie, où il séjournait en alternance avec le domaine de Santa Cruz, qui avait appartenu aux Jésuites. L’ouverture des ports du Brésil aux nations amies a été accomplie

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immédiatement, le commerce du port de Rio, qui servait déjà d’escale aux bateaux qui assuraient la navigation avec l’Asie et l’Afrique, s’intensifia, ce qui augmenta le nombre d’esclaves et d’étrangers et contribua à créer une énorme variété de sons et de couleurs dans la ville35.

11 Plus important encore : la presse apportée par les voyageurs introduisit l’imprimerie dans l’Amérique portugaise. Outre la Gazette de Rio de Janeiro, l’Imprimerie Royale publia d’innombrables décisions royales, les premiers sermons, certaines Réflexions pour améliorer le climat de Rio de Janeiro et, un peu plus tard, des nouvelles et des poèmes36. Avec quelque retard, la Bibliothèque Royale traversa également l’océan et fut rendue publique. Tout aussi indispensable, on s’occupa de l’organisation de la musique et des cérémonies religieuses, qui réglaient toujours la vie de la famille royale, ainsi que de la construction d’un théâtre, activité jusqu’alors presque inconnue de la population locale mais qui faisait partie de la routine de la Cour à Lisbonne37. Cet authentique processus de civilisation fit bientôt naître des espoirs enthousiastes. En 1811, depuis le Portugal, l’évêque Azeredo Coutinho se félicitait parce que « ma patrie va jouir des prérogatives de premier empire du Nouveau Monde ». Témoin oculaire des événements, le prêtre Luís Gonçalves dos Santos écrivit plus tard, dans ses Memórias para servir à história do Brasil, que le prince João avait donné « les preuves les plus évidentes […] qu’il était venu au Brésil pour créer un grand empire »38. En effet, la déclaration de guerre à la France, l’activité fébrile de Sousa Coutinho, qui était revenu au cabinet royal, l’occupation de la Guyane en 1809 et, en 1811, l’intervention dans l’actuel Uruguay, en sont des preuves. Bien plus, loin de la haute noblesse, dont le plus gros effectif resta au Portugal, le régent devenait comme libéré de tous les ennuis qui l’avaient tourmenté les années précédentes. Cependant, Rio de Janeiro, devenue résidence de la Cour, comme l’a remarqué Maria Odila da Silva Dias, s’est transformée en une véritable métropole des tropiques39, c’est-à-dire en une nouvelle Lisbonne au sud de l’Équateur, capable d’attirer, comme un puissant aimant, des arrivistes de toutes sortes et venus de toutes parts. Pourtant, au même moment, la ville catalysait ainsi des tensions, non seulement vis-à-vis du royaume en Europe, dévasté par les invasions françaises et par la présence d’intérêts divergents, mais aussi par rapport aux autres capitaineries d’Amérique.

12 En effet, au Portugal, cette situation ne provoquait que tristesse et ressentiments. Avec le départ de la famille royale, le gouvernement échut à un Conseil de Régence, soucieux de maintenir de bonnes relations avec Napoléon selon les instructions du prince- régent40. Cependant, en fonction de la forte dimension symbolique que revêtait l’absence du souverain, il se créa un sentiment d’abandon collectif, les Portugais se sentant un peu comme des orphelins, parce que le système monarchique restait toujours fondé sur le principe de la grande famille dans laquelle la figure du roi, indissociablement unie à celle de la nation, remplaçait le père41. Bien que quelques sujets aient louangé la décision du régent, la majorité des Portugais ressentit le transfert de la Cour vers Rio de Janeiro comme une « fuite tumultueuse », un acte de lâcheté, donnant « l’impression d’abandonner la maison qui brûle », tandis que la population de Lisbonne, se trouvant « abandonnée de cette façon entre les mains des Français », exprimait des « propos blasphématoires et de désespoir »42. Néanmoins, des couches de la société portugaise ne manquèrent pas l’occasion de souhaiter la bienvenue aux occupants. Quelques lettrés attendaient avec impatience les changements politiques que l’instauration prévisible du Code Napoléonien promettait ; les élites marchandes prévoyaient de nouveaux marchés à ouvrir ; la haute noblesse

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enfin devint un des piliers du gouvernement de Junot dans l’espoir de récupérer l’autonomie et le prestige d’antan. Pour toutes ces raisons, en mai 1808, plusieurs membres de ces différentes élites envoyèrent une députation à Bayonne dans le but de solliciter de Napoléon la désignation d’un nouveau roi43.

13 Les réactions cependant ne tardèrent pas. Vers la mi-décembre 1807, la population insultait déjà les soldats français à Lisbonne, en criant : « Vive le Portugal, vive les Cinq Plaies et mort à la France ! »44. Le 1er février, le Conseil de Régence fut abrogé et la maison de Bragance destituée ; d’autres mesures semblables, administratives et fiscales, suivirent et drainèrent une partie du numéraire en circulation. Des pamphlets, comme ces vers intitulés Protection à la française, dénonçant celle-ci comme ne visant qu’à « sauver les biens, extorquer de l’argent [et ne] laisser derrière soi que de la pauvreté », commencent à circuler45. En mai 1808, sans pouvoir apporter une aide effective au royaume, la Cour envoie en Europe une note destinée à éclairer ses positions envers la France, mais qui, de ce fait, libère les Portugais pour faire la guerre aux soldats de Napoléon46. Entre-temps, en mars, le roi et le prince héritier d’Espagne furent obligés d’abdiquer, ce qui causa une révolte populaire dans le pays deux mois plus tard. D’où, en juin, à Porto, l’irruption de la résistance portugaise avec l’appui des troupes d’occupation espagnoles. Décidé à Londres de manière indépendante, le débarquement au Portugal de soldats anglais en août 1808, rendit la situation intenable pour les occupants français, dont la retraite fut décidée par la convention de Sintra, signée entre la France et l’Angleterre à la fin du mois. Une véritable amnistie était consentie aux collaborateurs de Junot, créant ainsi de nouveaux ressentiments. La deuxième invasion française, de mars à mai 1809, sous le commandement de Soult, et la troisième, d’août à septembre 1810, sous celui de Masséna, n’ont pas duré longtemps, mais toutes ensembles, elles furent suffisantes pour dévaster le pays et engendrer des conséquences calamiteuses pour les années qui suivirent47. De l’autre côté de l’océan, l’ouverture des ports américains en 1808 et la signature des traités commerciaux avec l’Angleterre en février 1810, contribuèrent à affaiblir les structures économiques du Portugal48.

14 Face à la crise, les couches de la population les plus modestes et même les catégories urbaines moyennes eurent recours au surnaturel, à l’idée d’un sauveur, dans la perspective millénariste du sébastianisme, cette croyance élaborée après la disparition du roi Sébastien dans la bataille de Ksar-el-Kébir en 157849. Quant aux groupes dominants, le rétablissement de la paix en Europe les laissa perplexes et mécontents de la présence durable du prince João en Amérique, parce qu’ils voyaient le royaume du Portugal réduit « à l’humiliante qualité de colonie »50. Alors, en mars 1816, la mort de la reine et le début du nouveau règne raniment l’espoir d’un retour de la Cour au Portugal. Mais le deuil sembla avoir bouché les oreilles de la Couronne, qui ne sort de sa léthargie que pour déterminer une nouvelle campagne d’annexion de l’Uruguay. Signaux de l’accumulation des tensions, la révolte du Pernambouc éclata en mars 1817 et, trois mois plus tard, la conspiration de Gomes Freire, général prestigieux qui avait lutté dans la Légion Portugaise, un corps de la Grande Armée, fut réprimée au Portugal. En réalité, l’inactivité du roi, qui tergiversait toujours, avait une origine bien précise. À cette époque, après la mort de Rodrigo de Sousa Coutinho en 1812, Antônio de Araújo de Azevedo était revenu au cabinet et conduisait des démarches afin de promouvoir un rapprochement avec la France, en éloignant ainsi la couronne portugaise de la tutelle anglaise. Ces efforts attirèrent à Rio le duc du Luxembourg, pour qui il était clair que la mort de Maria Ire n’impliquait aucun changement politique, car son fils gouvernait déjà

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depuis longtemps. Toutefois, selon ce représentant français, une vive polémique s’était établie parmi le corps diplomatique sur le lieu du « couronnement » du nouveau souverain, puisque ce choix impliquait l’établissement définitif du siège de la monarchie51. Pour cette raison, le Portugal insistait pour qu’un acte d’une telle importance ne puisse être célébré sans la présence des Cortès52. Cependant, au grand dam des Portugais, ce fut Rio de Janeiro qui assista avec émerveillement à la cérémonie d’acclamation de João VI comme roi du Portugal, du Brésil et des Algarves au début de l’année suivante. Pareille cérémonie était inédite en Amérique ; pour en assurer la magnificence et en faire ressortir la dimension fortement symbolique, on fit appel à la contribution – pour utiliser l’expression de Lilia Schwarcz – de la colonie Lebreton, formée d’artistes et d’artisans français récemment arrivés en ville. Grâce à l’imposante architecture éphémère qu’ils imaginèrent, le Largo do Paço, l’espace autour du palais, se vit transformé en véritable place impériale53. L’objectif était clair. Il s’agissait de renforcer l’image du roi, en donnant à la cérémonie d’acclamation la dimension d’un événement capable d’assurer autant le poids politique du Brésil dans l’empire portugais que la suprématie de Rio sur les autres provinces. Dans la même perspective, le souverain commanda au courtisan José da Silva Lisboa un Mémoire qui, en rappelant les principaux bénéfices politiques que le nouveau monarque avait apportés jusqu’à sa « fastueuse Acclamation », inscrivît « une époque aussi grandiose dans les annales de l’Amérique »54.

15 Cependant, cet investissement n’eut pas les mêmes répercussions de l’autre côté de l’Atlantique. La rancœur des Portugais se traduisit par le surnom de « gouvernement Tupinambá55 » attribué à l’administration au Brésil. En 1819, le journal O Campeão Português, Amigo do Rei e do Povo affirmait que le Portugal se sentait condamné « à une décadence progressive » et obligé à de constants sacrifices. Les Portugais se voyaient donc « sans roi et quasiment sans patrie », gémissant en silence et toujours « orphelins ». Et il concluait : « sans peuple, il n’y a pas de trône ni de couronne, mais il peut y avoir, et il y a déjà eu, des peuples sans trône ni couronne […] »56. Les conditions étaient réunies pour ce qu’on appela la Régénération d’août 1820, inspirée de l’exemple récent de l’Espagne et dotée d’un caractère libéral. Ce soulèvement exigeait alors la convocation des Cortès pour l’élaboration d’une constitution, le retour du souverain en Europe et le rétablissement de la place que le Portugal estimait mériter au sein de l’empire.

Le Brésil et l’empire (1820-1822)

16 Les échos de la rébellion portugaise parvinrent en Amérique au début de l’année 1821, d’abord au Pará et à Bahia, puis à Rio de Janeiro, qui comptait à l’époque plus de 110 000 habitants. Dès lors, les conceptions du Vintismo [le mouvement de l’année vinte, vingt] commencèrent à se répandre grâce à une surprenante quantité de journaux et de pamphlets politiques. Certains venaient de Lisbonne, d’autres étaient imprimés à Rio et à Bahia, et plusieurs atteignirent le Maragnon, le Pernambouc, São Paulo, le Minas Gerais et même l’actuel Uruguay. Ces ouvrages de circonstance critiquaient presque toujours le gouvernement absolu et cherchaient à diffuser les principes du constitutionalisme monarchique de manière le plus souvent accordée à la culture orale alors dominante, sous forme de lettres ou de dialogues – quand ils ne parodiaient pas tout à fait des œuvres et des prières religieuses, comme les catéchismes

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constitutionnels, les « Notre Père constitutionnels » et les « Je vous salue Marie constitutionnels ». En effet, normalement limitées au cercle de l’élite intellectuelle pour laquelle les boutiques d’apothicaire, les cafés, les librairies et les loges maçonniques formaient de nouveaux espaces de sociabilité, en peu de temps les discussions atteignirent les rues et rassemblèrent différents acteurs57. Aux carrefours de Bahia, par exemple, les murs exhibèrent des affichettes manuscrites qui, malgré des critiques vexantes adressées contre le « despotisme ministériel », restaient fidèles à l’idée de l’unité des domaines portugais : « Héros bahianais ! Aux armes ! La gloire vous interpelle ! Vos illustres aïeux du Douro et du Tage vous ont montré l’exemple et vous attendent. Criez avec audace : Vive la Constitution du Brésil et le roi qui ne la refusera pas ! »58.

17 Les débats apparemment prenaient leur envol. Subitement, l’Amérique portugaise semblait concourir à la création d’un nouvel espace public de la politique. Néanmoins, s’il existait d’un bord à l’autre de l’Atlantique une quasi-unanimité critique envers les corcundas (les partisans de l’Ancien Régime), les publications de 1821 ne remettaient pas encore en question l’unité de l’empire. En réalité, en accueillant le siège de la monarchie portugaise en 1808, le Brésil avait, de ce fait, cessé d’être une colonie, ayant obtenu, dès 1815, en outre, le statut de royaume, uni au Portugal et à l’Algarve. Dans un premier temps, le roi hésita à revenir. Bien que cette option risquât de légitimer la « révolution », le conseil du comte de Palmela, venu en urgence de Lisbonne, fut le retour de la Cour à l’ancienne capitale afin d’endiguer le mouvement. D’autre part, malgré la menace de la perte du trône des Bragance en Europe, Vilanova Portugal, le principal ministre, insistait sur le fait que le roi devait rester en Amérique, de manière à éviter la contagion des idées les plus radicales au Brésil et à y préserver ainsi l’ordre traditionnel. Le 26 février 1821, les troupes portugaises à Rio de Janeiro entreprennent un mouvement qui exige du souverain la démission des membres du gouvernement, le serment immédiat des bases de la future Constitution et, en attendant l’élaboration de celle portugaise par les Cortès, l’adoption de la Charte espagnole. L’épisode pourtant fut rapidement déjoué par le prince Pedro, l’héritier de la couronne. Fatigué, peut-être même malade, le roi se décide enfin à partir et détermine l’élection des députés brésiliens pour les Cortès de Lisbonne, en conformité avec ce qu’établissait la Constitution de Cádiz, dont un décret du 21 avril instituait l’entrée en vigueur provisoire en Amérique59. Cependant, à la suite de troubles sur la place du Commerce à Rio, la décision fut annulée le jour même. Moins d’une semaine plus tard, João VI embarquait, laissant son fils comme régent au Brésil60.

18 Âgé de 22 ans à peine et sans aucune sympathie pour les Cortès, le jeune prince chercha l’appui du secteur de l’élite brésilienne composée en grande partie par des hommes qui étaient passés par l’Université de Coimbra, qui se souciaient de l’unité de l’empire et qui avaient l’expérience de l’administration. C’est l’élite dite coimbrã61. En outre, dans un pays où le tiers de la population au moins était constitué d’esclaves, l’exemple de Saint Domingue faisait craindre des émeutes et plaçait le maintien de l’ordre au-dessus de tout62. Par contre, au long du second semestre 1821, les nouvelles des débats aux Cortès laissaient transparaître de plus en plus clairement les objectifs de la Régénération portugaise : soumettre le roi, qui avait abandonné ses sujets, à l’autorité de l’assemblée et rétablir la suprématie lusitanienne sur le reste de l’empire. Face aux décrets du 29 septembre qui exigeaient le retour du régent au Portugal, le prince prit la décision inverse de celle de son père. Il préféra rester, avec l’idée probable d’instaurer

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au Brésil une monarchie éclairée, certes, mais encore absolue. Annoncée le 9 janvier 1822, le jour du Fico (c’est-à-dire, je reste), cette intention se manifesta en réponse à une pétition qui avait recueilli 8 000 signatures, mais fit que les troupes portugaises essayèrent d’obliger sans succès le régent à embarquer. 1822 ne sera plus l’année du « constitutionnalisme », comme l’avait été 1821, mais bien celle du « séparatisme »63.

19 Dans les six mois qui suivirent, les mesures prises par les Cortès – comme la décision d’abolir des institutions fondées à l’arrivée du prince João au Brésil – renforcèrent l’union des élites locales et aggravèrent le climat d’animosité contre les Européens, tandis que les décisions du prince Pedro en Amérique semblaient aux yeux des députés de Lisbonne une manifestation de ses tendances anticonstitutionnelles. Comme on peut le lire dans une lettre du sacristain d’un lieu nommé Tambi et adressée à un étudiant de Rio (Carta do sacristão de Tambi ao estudante constitucional do Rio64), il se créa ainsi une guerre « plus de plume que de langue ou d’épée », qui fréquemment devenait incompréhensible à cause du décalage dans l’échange des nouvelles de part et d’autre de l’Atlantique65. D’un côté, les brasilienses ou brasileiros lisaient dans les écrits imprimés au Portugal la volonté de provoquer la désunion du Brésil, par les insultes qu’ils contenaient. De l’autre, en raison de la menace à l’intégrité de l’empire que leur attitude semblait représenter, le Portugal soulignait l’ingratitude des Américains envers la mère-patrie, qui leur avait concédé tant de profits grâce au constitutionalisme66. C’est dans cette ambiance que les événements se précipitèrent.

20 Une semaine après le Fico, le régent nomme à la tête d’un ministère José Bonifácio de Andrade e Silva, un remarquable coimbrão, âgé de 59 ans et ami proche de Sousa Coutinho. Un mois plus tard, un Conseil de Procureurs des provinces fait l’effort de resserrer les liens du gouvernement de Rio de Janeiro avec les autres régions. Le 30 avril, le journal Revérbero Constitucional Fluminense, sous la direction de Gonçalves Ledo, chef des brasilienses, autre faction des élites, moins soucieuse de l’ensemble de l’empire que de ses intérêts locaux, dénonce les Cortès comme incapables de poursuivre un dialogue et propose l’indépendance du Brésil. Le 23 mai 1822, le Portugais José Clemente Pereira, président de la Chambre municipale de Rio67, apporte au prince la demande de convocation d’une Assemblée brasílica68. Au même moment, le congrès à Lisbonne discutait encore un projet sur les relations commerciales entre le Brésil et le Portugal. Il avait pour but de concilier les intérêts productifs et commerciaux de l’ancienne métropole avec ceux de l’ex-colonie, faisant du royaume uni un marché unique, fortement intégré et protégé de l’extérieur. Par conséquent, bien que l’idée d’indépendance cheminât pas à pas, aucun des témoignages de l’époque ne semble indiquer l’intention des Cortès de rétablir l’exclusif commercial comme facteur décisif du séparatisme qui s’affirmait, au contraire de ce que l’historiographie a l’habitude d’affirmer. Curieusement, de ces supposés mouvements antérieurs de contestation depuis l’Inconfidência de Minas Gerais de 1789, la seule évocation fut celle de la Révolution du Pernambouc en 1817 par frère Caneca, mais avec l’objectif plutôt d’éviter l’exaspération des conflits entre les Portugais d’Europe et ceux d’Amérique69.

21 À Rio de Janeiro, non plus, le prince n’avait pas pour intention de rompre les liens qui rattachaient le Brésil au Portugal, bien qu’il cherchât à assurer une autonomie que les Cortès lui refusaient. Il lui fallait réaffirmer un pouvoir local centralisé, capable d’éviter le démantèlement de ces « cinq groupes ethnographiques, liés par la communauté active de la langue et passive de la religion, modelés par les conditions de cinq différentes régions », dont les habitants, pourtant, ne s’estimaient pas « entre eux de

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façon particulière »70. Dans un certain sens, une fois décidée la convocation de l’Assemblée brasílica le 3 juin, l’indépendance était consommée. Le mois suivant, le congrès de Lisbonne abandonnait la discussion sur le projet des relations commerciales pour ne plus jamais y revenir. Le 14 juillet, le prince Pedro envoyait des troupes vers Bahia, qui avait déclaré fidélité aux propositions libérales des Cortès de Lisbonne. Le 1er août, un décret du prince déclare considérer tous les militaires portugais qui débarqueraient sans son consentement comme des ennemis. Pour justifier cette mesure, il allègue que le congrès européen persistait, « ayant recours à la force si nécessaire, dans le même système erroné et évidemment injuste, de recoloniser le Brésil, malgré le fait que celui-ci avait déjà proclamé son indépendance politique ». Néanmoins, il assurait aussi le maintien des relations commerciales amicales entre les deux royaumes, « pour sauvegarder l’union politique, que je tiens beaucoup à maintenir ». L’apparente contradiction peut être expliquée. À ce moment-là, “indépendance” signifiait “autonomie” et ne conduisait pas forcément à la séparation avec le Portugal, surtout quand cette indépendance avait été déclarée par l’héritier de la couronne lusitaine lui-même71. À la même date, le Manifeste aux Peuples du Brésil, écrit par Gonçalves Ledo, et, le 6 août, le Manifeste aux Nations Amies, rédigé par José Bonifácio, présupposaient la séparation72. Si tous deux attribuaient au despotisme des Cortès la responsabilité des événements, le premier considérait la situation comme irréversible, tandis que le second hésitait encore à renoncer au projet d’un empire unique. Dans cette optique, il n’est pas surprenant que le célèbre Cri de l’Ipiranga du 7 septembre 1822, proclamé, ou non, par le prince Pedro sur les rivages d’un ruisseau à São Paulo – actuellement la date officielle de l’indépendance –, ait eu si peu de répercussions parmi les contemporains et que c’est le 3 juin qui fut d’abord considéré comme « le jour anniversaire de la […] Régénération politique » du Brésil, le jour « où fut rompue la chaîne de la dépendance servile et coloniale ; […] où le cancer fut arraché du corps gigantesque »73.

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22 Moment fondateur de tous les pays américains à l’exception du Canada, l’indépendance est restée, jusque très récemment, pour l’historiographie brésilienne, le point final d’un processus continu et linéaire qui, tout au long du XVIIIe siècle et des premières décennies du XIXe, forgea une conscience nationale et mit fin aux traditions coloniales74. Sans doute, durant cette période que s’étend de la montée du marquis de Pombal au pouvoir jusqu’au retour de João VI en Europe, le rôle de l’Amérique et de ses habitants devint décisif. Néanmoins, dans la perspective adoptée ici, l’évènement de 1822 ne représenta pas une rupture, mais plutôt une dispute pour l’hégémonie à l’intérieur d’un vaste empire composite75, ayant recours aux valeurs des Lumières portugaises et en accord avec les dynamismes qui découlèrent des conflits entre les élites de l’un et l’autre côté de l’Atlantique.

23 Il y a longtemps, cependant, à propos de l’Europe du XVIIIe siècle, Franco Venturi faisait remarquer que l’« un des problèmes les plus difficiles est de comprendre au juste jusqu’à quel point cette rationalisation est technique, c’est-à-dire toute instrumentale, à l’intérieur de structures mentales que la dominent et l’encadrent – et jusqu’à quel point au contraire cette mentalité nouvelle est capable d’éroder et de dissoudre les cadres eux-mêmes que la maintiennent enchaînée et l’entravent »76. Or, dans le monde

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luso-brésilien, plusieurs indices suggèrent que la première option prévalut, assurant continuité des valeurs traditionnelles c’est-à-dire religieuses. L’évêque Azeredo Coutinho, fondateur du séminaire d’Olinda, institution modelée sur l’Université de Coimbra par laquelle on prétendait enraciner les propositions de D. Rodrigo au Nouveau Monde, estimait, aux environs de 1800, non seulement que les étudiants ne seraient de « bons citoyens » que dans la mesure où ils seraient de « bons chrétiens », mais il comptait aussi sur « le prêtre de hautes terres77 et des broussailles, sage et instruit en sciences naturelles », pour devenir l’instrument « propice à la grande entreprise des découvertes de la nature et de ses trésors »78. En 1822, un air entonné dans les rues de Lisbonne surprit le comte Pecchio, un milanais libéral qui fuyait la répression en son propre pays : Já pouco tarda o momento Da nossa consolação Em que há de baixar dos Céus A nossa Constituição.

24 Après tout – c’était la question qu’il se posait – « une loi rédigée par une Chambre de représentants du peuple n’aurait-elle par elle-même un caractère assez auguste et vénérable ? »79. Ces deux exemples illustrent à merveille combien la religion restait au Portugal et au Brésil cette « organisation du monde humain-social constituant l’ordre qui tient les hommes ensemble comme un ordre extérieur, antérieur et supérieur à leur volonté », comme l’écrit Marcel Gauchet. Et comme hétéronomie, la religion offrait bien des obstacles pour que surgisse l’autonomie que présuppose la démocratie, ce « pouvoir des hommes » qui prend la place de celui de Dieu, et qu’exige la pensée historique moderne80.

25 Par la suite, les destins parallèles des deux pays semblent confirmer cette perspective. Approuvée par les Cortès en septembre et par le serment du roi – mais non de la reine – en octobre, la Constitution portugaise de 1822 fut suspendue le 3 juin 1823 par le mouvement dit de Vila Francada avec la promesse d’une nouvelle Charte qui ne se matérialisa pas tant que le souverain vécut. Au Brésil, si Pedro Ier fut proclamé empereur sur la place publique, à l’occasion d’une grande fête populaire le 12 octobre 1822, après une manœuvre de l’élite coimbrã contre les membres de l’élite brasiliense, on le couronna le 1er décembre suivant, sous l’inspiration du sacre de Napoléon. Réunie le 3 mai 1823, l’assemblée constituante est dissoute par les troupes le 12 novembre. Le jour suivant, l’empereur ordonne la rédaction d’une nouvelle Constitution et l’octroie le 25 mars 1824. Après la mort de son père, il la fait adapter pour le Portugal en 1826, où elle devint une pomme de discorde qui conduisit à une longue guerre civile. En Amérique, les provinces qui restèrent fidèles aux Cortès – Pará, Maragnon et Bahia – furent assujetties, tandis que l’assemblée ordinaire, qui se rassembla en 1826, conteste de plus en plus le pouvoir de Pedro Ier. En abdiquant en 1831, celui-ci lègue au nouveau pays une décennie de conflits, qui ne seront apaisés qu’à partir de la montée sur le trône de son fils, Pedro II, en 184081. En effet, comme Colmenares s’en est aperçu, les racines du passé ne cessèrent jamais de germer dans le présent.

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NOTES

1. Germán COLMENARES (1938-1990), Las convenciones contra la cultura : ensayos sobre historiografía hispanoamericana del siglo XIX (1967), Medellín, La Carreta, 2008, p. 17-18. 2. La nouvelle perspective peut être datée à partir de l’œuvre de Gilberto FREYRE, Casa-grande e senzala (1933, Maîtres et esclaves, 1952) et de celle de Sérgio BUARQUE de HOLANDA, Raízes do Brasil (1936, Racines du Brésil, 1998), mais elle a été amplifiée grâce à la vision de Charles R. BOXER, The Portuguese Seaborne Empire (1969). 3. Pierangelo SCHIERA, « A ‘polícia’ como síntese de ordem e de bem-estar no moderno Estado centralizado » dans Antônio Manuel HESPANHA (dir.), Poder e instituições na Europa do Antigo Regime : colectânea de textos, Lisboa, Fundação Calouste Gulbenkian, 1984, p. 307-19 ; Marc RAEFF, « The Well-Ordered Police State and the Development of Modernity in Seventeenth – and Eighteenth- Century Europe : An Attempt at a Comparative Approach », The American Historical Review, no 80/5, décembre 1985, p. 1221-43 ; José Damião RODRIGUES, « Para o socego e tranqüilidade pública das ilhas : fundamentos, ambição e limites das reformas pombalinas nos Açores », Tempo, no 21, juin 2006, p. 144-70 ; José Manuel SUBTIL, O terremoto político (1755-1759) – memória e poder, Lisboa, EDIUAL, 2007 ; Nuno Gonçalo Freitas MONTEIRO, D. José, na sombra de Pombal, Mem Martins, Círculo de Leitores, 2008. 4. Vitorino MAGALHÃES GODINHO, A estrutura da antiga sociedade portuguesa, Lisboa, Arcádia, 1971, p. 11-31 ; Francisco FALCON, A época pombalina, São Paulo, Ática, 1982 ; José-Augusto FRANÇA, Lisboa pombalina e o iluminismo, Lisboa, Bertrand, 1987 ; Jorge BORGES de MACEDO, História diplomática portuguesa : constantes e linhas de força, Lisboa, Tribuna da História, 2008. 5. Pour un aperçu plus général, voir Guilherme P. NEVES, « Do Império luso-brasileiro ao Império do Brasil (1789-1822) », Ler História, no 27-28, 1995, p. 75-103, et Bartolomé BENNASSAR et Richard MARIN, Histoire du Brésil, 1500-2000, Paris, Fayard, 2000. 6. J. J. CARVALHÃO SANTOS, Literatura e política : pombalismo e antipombalismo, Coimbra, Minerva, 1991. Patrícia CARDOSO LINS ALVES va soutenir une thèse à l’Universidade Federal Fluminense sur cette question, orientée dans sa recherche au Portugal par Tiago dos Reis Miranda (UNL). 7. Cf. João Pedro FERRO (éd.), O Processo de José Anastácio da Cunha na Inquisição de Coimbra (1778), Lisboa, Palas, 1987 et David HIGGS (éd.), « O Santo Ofício da Inquisição de Lisboa e ‘a Luciferina Assembléia’ do Rio de Janeiro na década de 1790 », Revista do Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, (dorénavant, RIHGB), no 412, juillet-septembre 2001, p. 239-384. 8. André BELO, As gazetas e os livros : a Gazeta de Lisboa e a vulgarização do impresso (1715-1760), Lisboa, ICS, 2001 et Diogo RAMADA CURTO et al., As gentes do livro. Lisboa, século XVIII, Lisboa, Biblioteca Nacional, 2007. 9. Adérito TAVARES et José DOS SANTOS PINTO, Pina Manique : um homem entre duas épocas, Lisboa, Casa Pia de Lisboa, 1990. 10. Il avait été emprisonné alors qu’il revenait d’un voyage à l’extérieur effectué sur ordre de la Couronne, 11. Établi à Londres, il lança (1808) le Correio Braziliense, le plus important périodique de l’époque. Cf. Sérgio Góes de PAULA (dir.), Hipólito José da Costa, São Paulo, Ed. 34, 2001, p. 13-36 ; Alberto DINES (ed.), Hipólito José da Costa e o Corrreio Braziliense. Estudos, São Paulo / Brasília, Imprensa Oficial / Correio Braziliense, 2002. 12. L’invenzione del Paraguay : studio sull’idea di comunità tra Seicento e Settecento, Napoli, Bibliopolis, 1983. Cf. José de SEABRA DA SILVA, Dedução cronológica e analítica, Lisboa, Francisco Borges de Sousa, 1767, v. 1, p. 394 ; Francisco CONTENTE DOMINGUES, « Um projeto enciclopédico e pedagógico : a Recreação Filosófica de Teodoro de Almeida », Revista de História das Idéias, v. 10, 1988, p. 235-48 et

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Evergton SALES SOUZA, Jansénisme et réforme de l’Église dans l’empire portugais, 1640 à 1790, Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 2004. 13. Jacques MARCADÉ, Frei Manuel do Cenáculo Vilas Boas, évêque de Beja, archevêque d’Evora (1770-1814), Paris, Centro Cultural Português / Fundação Calouste Gulbenkian, 1978 et José ESTEVES PEREIRA, O pensamento político em Portugal no século XVIII : António Ribeiro dos Santos, Lisboa, Imprensa Nacional / Casa da Moeda, 1983. 14. Guilherme P. NEVES, « Guardar mais silêncio do que falar : Azeredo Coutinho, Ribeiro dos Santos e a escravidão », dans José Luís CARDOSO (dir.), A economia política e os dilemas do império luso- brasileiro (1790-1822), Lisboa, CNCDP, 2001, p. 13-62. 15. Cf. Lúcia BASTOS P. NEVES, « Um silêncio perverso : censura, repressão e o esboço de uma primeira esfera pública de poder (1820-1823) », dans Maria Luiza TUCCI CARNEIRO (dir.), Minorias silenciadas : história da censura no Brasil, São Paulo, EdUSP / Imprensa Oficial do Estado / Fapesp, 2002, p. 121-53. 16. Guilherme P. NEVES, « Como um fio de Ariadne no intrincado labirinto do mundo : a idéia do império luso-brasileiro em Pernambuco (1800-1822) », Ler História, Lisboa, v. 39, p. 35-58, 2000 et José Luís CARDOSO (dir.), Memórias económicas da Academia Real das Ciências de Lisboa… (1789-1815), Lisboa, Banco de Portugal, 1990-1991, 5v. 17. Andrée MANSUY-DINIZ SILVA, Portrait d’un homme d’État : D. Rodrigo de Souza Coutinho, Comte de Linhares, 1755-1812, Lisboa / Paris, CNCDP / Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 2002-2006, 2v. 18. Andrée MANSUY-DINIZ SILVA, « L’année 1789 vue de Turin par un diplomate portugais », Dix- Huitième Siècle, no 20, 1988, p. 289-313. Pour la citation, cf. Robert MANDROU, L’Europe absolutiste : raison et raison d’état (1649-1775), Paris, Arthème Fayard, 1977, p. 284. 19. Rodrigo de SOUSA COUTINHO, Textos políticos, económicos e financeiros, 1783-1811, Andrée MANSUY- DINIZ SILVA, (éd.), Lisboa, Banco de Portugal, 1993, v. 2, p. 49. 20. Cf. Guilherme P. NEVES, « A suposta conspiração de 1801 em Pernambuco : idéias ilustradas ou conflitos tradicionais ? », Revista Portuguesa de História, no 33, 1999, p. 439-481. 21. L’arc de l’aveugle. 22. Fernanda Maria GUEDES de CAMPOS et al., A Casa Literária do Arco do Cego (1799-1801) : bicentenário, Lisboa, Biblioteca Nacional / Imprensa Nacional / Casa da Moeda, 1999. En ce qui concerne Tiradentes, il a été élevé au rang mythique de fondateur de la nation, après la proclamation de la république, soit un siècle plus tard, cf. José MURILO de CARVALHO, A formação das almas, São Paulo, Companhia das Letras, 1990. 23. Cf. Maria Odila DA SILVA DIAS, « Aspectos da ilustração no Brasil », RIHGB, no 278, jan.-mar. 1968, p. 105-70 ; Kenneth MAXWELL, « A geração de 1790 e a idéia do império luso-brasileiro » dans Chocolate, piratas e outros malandros, São Paulo, Paz e Terra, 1999, p. 157-207 ; Francisco Adolfo de VARNHAGEN, História Geral do Brasil (1854-1857), 3a ed., São Paulo, Companhia Melhoramentos (s/d), v. 5, p. 8-19 ; Ana Cristina ARAÚJO (dir.), O marquês de Pombal e a Universidade, Coimbra, Imprensa da Universidade, 2000 ; Francisco de MORAIS, « Estudantes da Universidade de Coimbra nascidos no Brasil », Brasília, no 4 (suplemento), 1949, p. 1-599. 24. Citation de Raymundo FAORO, Os donos do poder, Porto Alegre / São Paulo, Globo / EdUSP, 1975, p. 748. Voir Caetano BEIRÃO, D. Maria I, 1777-1792, Lisboa, Empresa Nacional de Publicidade, 1944 et Luís de Oliveira RAMOS, D. Maria I, Mem Martins, Círculo de Leitores, 2007. 25. Manuel de OLIVEIRA LIMA, D. João VI no Brasil (1908), Rio de Janeiro, Topbooks, 1996 ; Oliveira MARTINS, História de Portugal, Lisboa, Liv. de António Maria Pereira, 1880, v. 2 ; Jorge PEDREIRA et Fernando D. COSTA, D. João VI. O Clemente, Mem Martins, Círculo de Leitores, 2006. 26. Valentim ALEXANDRE, Os sentidos do Império. Questão nacional e questão colonial na crise do Antigo Regime Português, Porto, Afrontamento, 1993, p. 97 sq ; Manuel AMARAL, Apresentação, dans A luta política em Portugal nos finais do Antigo Regime, Lisboa, Tribuna da História, 2010, v. 1, p. 9-31.

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27. ALEXANDRE, Os sentidos do Império… op. cit. 28. COUTINHO, Textos políticos… op. cit., v. 2, p. 49 et 48. 29. Cf. ALEXANDRE, Os sentidos do Império… op. cit., p. 133-134, et Graça et José Sebastião da SILVA DIAS, Os primórdios da maçonaria em Portugal, Lisboa, Instituto de Investigação Científica, 1986, 4v. 30. Cf. PEDREIRA et COSTA, D. João VI… op. cit., p. 87-88 ; ALEXANDRE, Os sentidos do Império… op. cit., p. 132-133. 31. Esteves PEREIRA, O pensamento político… op. cit. ; Silva DIAS, Os primórdios… op. cit. Cf. encore le cas de Marco Foscarini dans Franco VENTURI, Utopia and Reform in the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 36 surtout. 32. Ângelo PEREIRA, D. João VI Príncipe e Rei, Lisboa, Empresa Nacional de Publicidade, 1953, v. 1 ; Alan K. MANCHESTER, « A transferência da Corte Portuguesa para o Rio de Janeiro », dans Henry H. KEITH et S. F. EDWARDS, Conflito e continuidade na sociedade brasileira, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1970, p. 177-217. 33. Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, boîte 102, dossier 3 (1808). 34. João CAPISTRANO de ABREU, « Três séculos depois » (1907), dans Capítulos de história colonial, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira / MEC, 1976, p. 189-213, p. 210. 35. Pour une synthèse, voir Armelle ENDERS, Nouvelle Histoire du Brésil, Paris, Chandeigne, 2008 (NDLR). 36. Maria Beatriz NIZZA da SILVA, A Gazeta do Rio de Janeiro (1808-1822) : cultura e sociedade, Rio de Janeiro, EdUERJ, 2007 ; Ana Maria de ALMEIDA CAMARGO et Rubens BORBA de MORAES, Bibliografia da Impressão Régia do Rio de Janeiro, São Paulo, EdUSP / Kosmos, 1993, 2v. ; Lúcia Maria BASTOS P. NEVES et Luiz Carlos VILLALTA (éds.), Quatro novelas nos tempos de D. João, Rio de Janeiro, Casa da Palavra, 2008. 37. Cf. Maria Beatriz NIZZA da SILVA, Vida privada e quotidiano no Brasil na época de D. Maria I e D. João VI, Lisboa, Estampa, 1993 ; Ilmar R. de MATTOS, « Rio de Janeiro », dans Ronaldo VAINFAS et Lúcia Bastos P. NEVES (dir.), Dicionário do Brasil joanino, 1808-1821, Rio de Janeiro, Objetiva, 2008, p. 393-397. 38. Cf. Rubens BORBA de MORAES (dir.), Obras econômicas de J. J. da Cunha Azeredo Coutinho (1794-1804), São Paulo, Ed. Nacional, 1966, p. 62 ; Luiz Gonçalves dos SANTOS, Memórias para servir o Reino do Brasil (1825), Belo Horizonte/ São Paulo, Itatiaia/ EDUSP, 1981, v. 1, p. 187. 39. Maria Odila da SILVA DIAS, « A interiorização da metrópole (1808-1853) » dans A interiorização da metrópole e outros estudos, São Paulo, Alameda, 2005, p. 7-37. 40. José ACÚRSIO das NEVES, História geral da invasão dos franceses em Portugal e da restauração deste reino (1810), Porto, Afrontamento, s/d, v. 1, p. 220. 41. Id., p. 223. Pour l’Espagne et ses possessions, voir François-Xavier GUERRA, Modernidad e independencias. Ensayos sobre las revoluciones hispanicas, México, Mapfre / Fondo de Cultura Ecónomica, 1993, p. 150-156. 42. Citations de José Liberato FREIRE de CARVALHO, Ensaio histórico-político sobre a Constituição e Governo do Reino de Portugal (1830), Lisboa, Imprensa Nevesiana, 1843, p. 197, et de O Portuguez (1814) dans Georges BOISVERT, Un pionnier de la propagande libérale au Portugal : João Bernardo da Rocha Loureiro (1778-1853), Paris, Fundação Calouste Gulbenkian / Centre Culturel Portugais, 1982, p. 70. 43. Lúcia BASTOS P. NEVES, Napoleão Bonaparte. Imaginário e política em Portugal c. 1808-1810, São Paulo, Alameda, 2008 p. 98-100. 44. Id., p. 95. La référence aux “Cinq Plaies” fait allusion au Miracle d’Ourique, un des mythes fondateurs de la monarchie portugaise, selon lequel le Christ serait apparu, à celui qui devint plus tard le premier roi du Portugal, à l’occasion d’une bataille décisive en 1139. 45. Réimprimé à Rio de Janeiro, Impressão Régia, 1809, p. 4, adaptation.

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46. Manifesto ou exposição fundada, e justificativa da corte de Portugal a respeito da França, Rio de Janeiro, Impressão Régia, 1808. 47. Lúcia BASTOS P. NEVES, Napoleão… op. cit., p. 102-111. 48. Cf. Jorge BORGES de MACEDO, O Bloqueio Continental. Economia e guerra peninsular, Lisboa, Gradiva, 1990 ; Valentim ALEXANDRE, Os sentidos do império… op. cit. ; Jorge Miguel VIANA PEDREIRA, Estrutura industrial e mercado colonial : Portugal e Brasil (1780-1830), Lisboa, Difel, 1994. 49. Lúcia BASTOS P. NEVES, Napoleão… op. cit., p. 259-264 ; Jacqueline HERMANN, No reino do desejado : a construção do sebastianismo em Portugal (séculos XVI e XVII), São Paulo, Companhia das Letras, 1998 ; Lucette VALENSI, Fábulas da memória : a batalha de Alcácer Quibir e o mito do sebastianismo, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1994. 50. Silvestre PINHEIRO FERREIRA, « Memórias Políticas sobre os abusos gerais e modo de os reformar e prevenir a revolução popular redigidas por ordem do príncipe Regente », RIHGB, no 47, 1884, p. 2. 51. Les souverains portugais n’étaient pas couronnés, mais seulement acclamés. 52. Rapport de l’Ambassade du Duc de Luxembourg (1816), dans Jean de PINS, Sentiment et diplomatie d’après des correspondances franco-portugaises. Contribution à l’histoire des mentalités au début du XIXe siècle, Paris, Fond. Calouste Gulbenkian, 1984, p. 538-539. 53. Cf. Lilia M. SCHWARCZ, O Sol do Brasil. Nicolas-Antoine Taunay e as desventuras dos artistas franceses na corte de D. João, São Paulo, Companhia das Letras, 2008. 54. Memória dos benefícios políticos do governo de el-rey nosso senhor D. João VI […], Rio de Janeiro, Impressão Régia, 1818 et Gonçalves dos SANTOS, Memórias…, v. 2, p. 151. 55. À la période coloniale, c’était la dénomination la plus générale des peuples indiens qui occupaient le littoral. Cf. Ronald RAMINELLI, « Tupinambá », dans Ronaldo VAINFAS (dir.), Dicionário do Brasil colonial, Rio de Janeiro, Objetiva, 2000, p. 566. 56. Londres, v. 1, no 1. 57. Lúcia BASTOS P. NEVES, Corcundas e Constitucionais : a cultura política da Independência (1820-1823), Rio de Janeiro, Revan / Faperj, 2003, p. 39-44. Voir aussi François-Xavier GUERRA, Annick LEMPÈRIERE etal., Los espacios públicos em Iberoamérica. Ambiguedades y problemas. Siglos XVIII-XIX, Mexico, FCE, 1998 ; Dena GOODMAN, « Public Sphere and Private Life : toward a synthesis of current historiographical approaches to the Old Regime », History and Theory, Middletown, 31 (1) :1-20, 1992 ; Roger CHARTIER, Espacio público, crítica y desacralización en el siglo XVIII. Los orígenes de la Révolución francesa, Barcelona, Gedisa, 1995 ; Jurgen HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1993 ; A. H. de OLIVEIRA MARQUES, História da maçonaria em Portugal : das origens ao triunfo, Lisboa, Presença, 1989 ; Marco MOREL et Françoise Jean de O. SOUZA, O poder da Maçonaria, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 2005. 58. Arquivo Histórico do Itamaraty, Rio de Janeiro, Coleções Especiais, capitania da Bahia, boîte 195, paquet 01, dossier 07. C’est nous qui soulignons. 59. Au sujet de la santé du roi, cf. Bilhetes a Tomás Antônio Vilanova Portugal (1816-1821), Rio de Janeiro, Biblioteca Nacional, Divisão de Manuscritos, 5, 1, 40. 60. Maria Beatriz NIZZA da SILVA, “Liberalismo e separatismo no Brasil : 1821-1823”, Lisboa, Centro de História da Cultura da Universidade Nova de Lisboa, 1986 (Separata) ; Valentim ALEXANDRE, Os sentidos do império… op. cit., p. 529-539 ; Lúcia BASTOS P. NEVES, Corcundas e Constitucionais… op. cit., p. 249-256. 61. Voir Roderick J. BARMAN, Brazil : The Forging of a Nation (1798-1852), Standford, University Press, 1988, p. 65 sq. 62. Au contraire de plusieurs auteurs, ce texte-ci ne considère pas l’esclavage comme responsable de la forme que prit le processus d’indépendance au Brésil, mais le considère plutôt comme le résultat même de l’ambiance sociale et culturelle luso-brésilienne, où l’égalité ne découlait pas encore d’un droit humain fondamental et inaliénable, mais exclusivement de la lettre de la loi.

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63. Manuel de OLIVEIRA LIMA, O movimento da independência : 1821-1822, Belo Horizonte / São Paulo, Itatiaia / Edusp, 1989. 64. Cette lettre, imprimée dans un périodique de Rio le 8 janvier 1822, circule par la suite comme un pamphlet indépendant. 65. Revérbero Constitucional Fluminense, Rio de Janeiro, no 9, 8 janvier 1822. 66. Lúcia BASTOS P. NEVES, Corcundas e Constitucionais…, op. cit., p. 313-342. 67. C’est-à-dire le maire de la ville. 68. L’adjectif n’est pas encore défini à l’époque : on peut trouver : brasileiro, brasiliense et brasílico. 69. Voir « Dissertação sobre o que se deve entender por pátria do cidadão e deveres deste para com a mesma pátria », dans Evaldo CABRAL de MELLO (éd.), Frei Joaquim do Amor Divino Caneca, São Paulo, Ed. 34, 2001, p. 53-99. 70. João CAPISTRANO de ABREU, « Três séculos depois »…, op. cit., p. 213. 71. BRASIL, Decreto declarando inimigas as tropas mandadas de Portugal sem consentimento de S. A. R. e dando providências para o caso de violências, (Rio de Janeiro), Imp. Nacional, (1822), f. 1 et Lúcia BASTOS P. NEVES et Guilherme P. NEVES, « Independência – Brasil », article pour le 2e volume, en préparation, de Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN (dir.), Diccionario político y social del mundo iberoamericano : la era de las revoluciones, 1750-1850, Madrid, Fund. Carolina / Sociedad Estatal de Conmemoraciones Culturales / Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2009. 72. Manifesto de S. A. R. o Príncipe Regente Constitucional e defensor perpétuo do reino do Brasil aos povos deste reino, Rio de Janeiro, Imp. Nacional, 1822 ; Manifesto do Príncipe Regente do Brasil aos governos e nações amigas, Rio de Janeiro, Imp. Nacional, 1822. 73. O Macaco Brasileiro, Rio de Janeiro, no 2, 1822 ; Lúcia Bastos P. NEVES, Corcundas e Constitucionais…, op. cit., p. 370. 74. À titre d’exemple, voir José Honório RODRIGUES, A independência : revolução e contra-revolução, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1975-1976. 75. John H. ELLIOTT, « A Europe of Composite Monarchies », Past & Present, no 137, Nov. 1992, p. 48-71. 76. Franco VENTURI, « Les lumières dans l’Europe du 18e siècle », dans Europe des lumières : recherches sur le 18e siècle, Paris, Mouton, 1971, p. 4-34, p. 14 77. En portugais, sertões – mot qui désigne l’intérieur par opposition au littoral. La traduction française de Os sertões (1902) de Euclides da Cunha eut pour titre Hautes terres. 78. José Joaquim da CUNHA de AZEREDO COUTINHO, « Estatutos do seminário episcopal de N. Senhora da Graça da cidade de Olinda » (1798), dans Severino LEITE NOGUEIRA, O seminário de Olinda e seu fundador, Recife, Fundarpe, 1985, p. 343 ; BORBA de MORAES (dir.), Obras econômicas…, op. cit., p. 212. 79. José PECCHIO, Cartas de Lisboa : 1822, Lisboa, Livros Horizonte, 1990, p. 21-2. Les vers disent : Bientôt viendra le moment / de notre consolation / où descendra des cieux / notre Constitution. 80. Marcel GAUCHET, Un monde désenchanté ? Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions Ouvrières, 2004, p. 183 ; et Reinhart KOSELLECK, Le futur passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 1979. 81. Lúcia BASTOS P. NEVES, Corcundas e Constitucionais, op. cit., p. 413.

RÉSUMÉS

Dès 1772, des natifs de l’Amérique portugaise eurent des contacts avec les Lumières à Coïmbra et occupèrent des postes au Portugal et dans ses possessions d’outre-mer. Si la chute de Pombal en

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1777 ne causa pas un vrai changement d’orientation politique, la noblesse traditionnelle reprit assez de pouvoir pour contraindre le souverain. Cependant, ce fut la présence de Rodrigo de Sousa Coutinho au Cabinet du prince régent João qui assura l’action réformatrice la plus inspirée des Lumières. En 1803, l’option diplomatique prise par la couronne portugaise le contraignit à quitter ce poste jusqu’à ce que les pressions de Bonaparte se traduisent par l’invasion du royaume portugais et le départ de la Cour pour Rio de Janeiro. En dépit de ces bouleversements, la politique resta confinée à l’espace privé et la religion demeura la forme dominante de structuration du monde. Dans ces conditions, malgré une importante circulation de pamphlets et de périodiques aux idées libérales, l’Indépendance du Brésil en 1822, conduite par l’héritier du trône lusitanien lui-même, se limita à une dispute avec le Portugal pour l’hégémonie à l’intérieur de l’empire, mais légua néanmoins des tensions profondes au nouveau pays.

Beginning in 1772, the natives of Portuguese America had contacts with the Enlightenment in Coimbra, and held posts in Portugal and its overseas possessions. If the fall of Pombal in 1777 did not cause an actual change in political conduct, the traditional nobility recovered enough power to restrain the sovereign. But it was the presence of Rodrigo de Sousa Coutinho in the cabinet of the Prince regent João that guaranteed the most inspired reforms of the Enlightenment. In 1803, the diplomatic decision taken by the Portuguese crown compelled him to leave his post until the pressure of Bonaparte manifested itself in the invasion of the Kingdom of Portugal and the departure of the court for Rio de Janeiro. Despite these upheavals, politics remained a narrowly private affair and religion continued as the dominant perception of the world. In fact, for all the widespread circulation of pamphlets and journals containing liberal ideas, the independence of Brazil in 1822, led by the successor to the portuguese throne himself, was limited to a dispute with Portugal for the hegemony of the interior of the empire ; yet it still bequeathed deep political tensions to the new country.

INDEX

Mots-clés : cour, indépendance, Lumières, politique, religion

AUTEURS

LÚCIA MARIA BASTOS PEREIRA DAS NEVES Université de l’État de Rio de Janeiro Chercheuse du CNPq Bénéficiaire d’une bourse « Cientista do Nosso Estado » de la FAPERJ Coordinatrice principale du Projet PRONEX dirigé par José Murilo de Carvalho

GUILHERME PEREIRA DAS NEVES Université Fédérale Fluminense Chercheur du CNPq Chercheur du Projet PRONEX dirigé par Ronaldo Vainfas [email protected]

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L’itinéraire atlantique de Juan Germán Roscio et la naissance du républicanisme hispanique The Atlantic Itinerary of Juan German Roscio and the Birth of Hispanic Republicanism

Clément Thibaud

1 La Terre-Ferme, si l’on y inclut le Venezuela et la Colombie actuelle, figure l’espace où les indépendances prirent le tour le plus radical de toute l’Amérique latine. C’est là que les premières émancipations explicites vis-à-vis de l’Espagne furent déclarées sur le modèle des États-Unis de Jefferson et de Franklin, dès 18111. C’est là encore qu’est né le républicanisme moderne et qu’ont été promulguées les premières constitutions écrites du monde hispanique, quelques mois avant l’adoption à Cadix de la charte libérale espagnole. Les députés de la petite république andine de Tunja, au Nord de Bogotá, pouvaient ainsi écrire que : « Tous les rois sont égaux aux autres hommes, et ils ont été placés sur le trône par la volonté des peuples afin de les maintenir en paix, d’administrer la justice et de les rendre heureux. De sorte que s’ils ne respectent pas ce pacte sacré, ou si leur règne est incompatible avec la félicité des peuples, ou si le veut la volonté générale, ceux-ci ont le droit d’en élire un autre, ou de changer absolument la forme de son gouvernement en éteignant la monarchie »2.

2 La radicalité du ton était exceptionnelle dans le contexte hispanique, d’autant plus que la province n’avait pas fait sécession avec l’Espagne. Partout ailleurs, sauf au Venezuela, la forme républicaine de gouvernement était taboue3. À l’échelle du sous- continent, il n’y avait que dans l’Uruguay d’Artigas qu’un projet de constitution confédérale, daté de 1813, mentionnait la « forme de gouvernement républicain »4.

3 Le Vénézuélien Juan Germán Roscio fut l’un des principaux promoteurs de ce premier républicanisme. Il en fut même l’un des plus grands théoriciens latino-américains avec le Mexicain Servando Teresa de Mier5 et l’Équatorien Rocafuerte sur qui il eut une profonde influence6. Député et membre de l’exécutif confédéral, Roscio fit paraître en 1811 un Patriotisme de Nirgua et abus des rois7. En 1817, il publia en exil à Philadelphie Le

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triomphe de la liberté sur le despotisme alors que la cause de l’indépendance paraissait perdue. Ce livre constitue sans doute le plus grand manifeste républicain des guerres d’indépendance hispaniques8. Bien sûr, l’évocation du parcours de Roscio ne permet pas de s’attaquer aux « causes » de l’indépendance en une sorte de téléologie rétrospective. Comme l’a montré François-Xavier Guerra, les indépendances ne furent pas une affaire de « précurseurs » ; elles découlèrent de la crise monarchique ouverte en 1808 par l’invasion française9. Roscio lui-même confirme cette interprétation puisqu’il proclama à plusieurs reprises qu’il ne devint républicain qu’en 180910. Son itinéraire éclaire plutôt les relations entre l’expérience sociopolitique d’un sujet de l’Empire et un destin révolutionnaire fasciné par la question républicaine. En d’autres termes, et pour reprendre les mots de Timothy Tackett : comment Roscio, ce notable respecté de Caracas, devint-il révolutionnaire11 ? Pourquoi ce dévot du « pouvoir tyrannique des monarchies chrétiennes12 », selon ses propres termes, finit-il par revêtir le bonnet phrygien ? Ce thème en cache un autre d’une extrême importance dans la vie de Roscio : la question des hiérarchies racialisées, qui, à notre sens, sous-tend l’adhésion existentielle du Vénézuélien à un républicanisme militant.

La politisation des généalogies

4 La thèse est la suivante : le républicanisme antimonarchique de Roscio doit être rapporté à la politisation des frontières raciales à la fin de l’époque coloniale13. La société vénézuélienne se caractérisait alors par sa relative fluidité, liée à la négociation des statuts racialisés qui l’organisait. Le métissage y était plus poussé qu’ailleurs tandis que les esclaves y étaient peu nombreux – sauf dans certaines régions comme les vallées orientales de Caracas. La catégorie juridique de castas rassemblait l’ensemble des personnes libres n’appartenant ni à la république des Espagnols ni à celle des Indiens14. Ces métis étaient connus en Terre-Ferme sous le nom de Pardos ou Morenos. Ces Afrodescendants composaient presque la majorité de la population. On estimait qu’en 1810 le Venezuela comptait 22 % de Blancs, 23 % d’Indiens, 48 % de libres d’origine africaine et 7 % d’esclaves pour une population totale de 900 000 âmes15. Ces Pardos formaient une population disparate, socialement clivée mais perçue, à juste titre, comme désireuse d’accéder aux privilèges réservés au corps de la république des Espagnols. Au XVIIIe siècle, nombre d’entre eux, enrichis par le commerce ou l’artisanat, prirent conscience de leur dignité16. Cette dynamique appelait en retour la réaffirmation des hiérarchies de couleur de la part des élites sociales et des autorités. En résultait un effet de ciseau entre ouverture et fermeture qui plaçait certains métis dans une situation intenable. La mobilité sociale que leur ouvrait leur talent ou leur fortune rencontrait le préjugé et les discriminations légales liées à la notion de « pureté de sang ». Les humiliations obligeaient les libres de couleur à un retour réflexif sur eux- mêmes17 et sur les hiérarchies qui les minorisaient dans l’ordre colonial.

5 Roscio, en effet, était métis. Il naquit dans la région mêlée des Llanos, dans le village de San Francisco de Tiznados, le 27 mai 1763. Son père était originaire de Milan. Il avait servi l’armée espagnole en tant qu’officier et s’était installé dans les plaines où il possédait quelques terres. Sa mère, Paula María Nieves, était fille naturelle d’une mestiza18, c’est-à-dire quarteronne de sang indien19. Roscio était tenu pour quinteron d’Indien selon les classifications raffinées des castas20. Il provenait d’une famille sinon obscure, du moins modeste. Son apparence physique était sans doute celle d’un Blanc21.

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Il put entrer à l’Université en 1774 grâce à ses appuis au sein de l’aristocratie titrée de Caracas comme le comte de San Javier22. Brillant élève, il devint docteur en droit canon (1794) puis civil (1800) et professeur de l’Université en tant que « régent perpétuel » de la chaire d’Instituta à partir de 1798 23. L’Académie royale de droit public espagnol le nomma juge séculier la même année et c’est tout naturellement qu’il souhaita s’inscrire au barreau. Pour ce faire, il devait solliciter son intégration au collège royal des avocats de Caracas24. C’est là que ses ennuis commencèrent. Sur la base de l’impureté de son sang, la corporation lui refusa son admission au barreau de 1798 à 1805. Les statuts de la compagnie rejetaient tout impétrant dont le sang colporterait la macule de l’hérésie, du paganisme ou de toute « mauvaise race » : « Qu’ainsi les candidats comme leurs parents, et grands-parents paternels, et maternels, aient été vieux chrétiens, purs de toute mauvaise race de noir, mulâtre, ou de toute autre pareille, et sans tache aucune de Maure, Juif, ou nouvellement convertis à notre Sainte Foi Catholique, ni autre qui soit infâme »25.

6 Anticipant l’objection, Roscio avait présenté sa requête en invoquant la récente cédule dite de Gracias al sacar26. Celle-ci permettait aux castas d’obtenir auprès des autorités monarchiques des « dispenses de qualité » contre monnaie sonnante et trébuchante. Il fit également remarquer que l’impureté de sang ne concernait pas les Indiens. Stratégie mal à propos car les élites vénézuéliennes avaient rejeté la loi estimant qu’elle aboutirait à la subversion de tout l’édifice social27. Le rejet de la candidature de Roscio s’inscrivait aussi dans un mouvement plus général. La Couronne avait en effet créé aux Indes des collèges d’avocats et des académies d’apprentissage juridique après la guerre de Sept ans pour diffuser la connaissance du droit positif espagnol (derecho patrio) au détriment des droits romain et canon. Cette conception éclairée s’accompagnait d’une fermeture accrue de ces professions aux enfants naturels et aux libres de couleur28. Le contexte explique également le refus obstiné du collège royal. La capitainerie vivait dans la crainte des désordres liés à la révolte de Saint-Domingue29. Quelque mois avant que Roscio ne demande son intégration au barreau, une conspiration républicaine avait plongé les autorités dans la panique. Ses chefs étaient les Créoles Manuel Gual et José María España. Ils s’étaient alliés aux Espagnols30 exilés à la Guaira à la suite de la conjuration madrilène de San Blas, le 3 février 1796. Avec une cinquantaine d’Américains de toutes qualités et conditions, dont beaucoup de pardos libres et cinq esclaves31, ils organisèrent un mouvement séditieux visant à abattre le gouvernement au nom des Droits de l’Homme et du républicanisme classique. Les chefs de la conjuration firent publier, sans doute à la Guadeloupe32, une traduction de la Déclaration française de 1793 ainsi qu’un court texte où ils définissaient une morale civique empreinte de vertu, de frugalité et de don de soi. L’abolition de l’esclavage formait l’un des buts de l’association33.

7 Roscio formula donc sa requête alors que régnait la peur d’une subversion de l’ordre racialisé. Certains documents du procès témoignent de ce sentiment de menace34. Il faut dire que les représentations du candidat s’appuyaient sur une analyse critique de la société coloniale. De façon résolument moderne, elles plaidaient en faveur de l’effacement des distinctions raciales. Roscio fit de son cas un test philosophique. Ses arguments n’étaient pas techniques mais des concepts puisés à la pensée des Lumières : les hommes, créés par Dieu à son image, étaient tous égaux. La noblesse n’était pas une qualité héréditaire mais s’appuyait sur le mérite personnel qui, associé à la vertu, fondait les seules hiérarchies légitimes selon un dispositif d’analyse fondé sur le jusnaturalisme moderne et une conception épurée du catholicisme.

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« Les hommes sont nés tous libres, [assurait-il en 1798] et ils sont également nobles, car formés d’une même pâte, et créés à l’image et ressemblance de Dieu. […] Au contraire, le talent et la vertu furent toujours le principe de distinction parmi ces confuses multitudes [turbas] livrées à la liberté et à l’égalité. Et lorsque, fatigués par ce genre de vie si irrationnel et barbare, ils se résolurent à vivre en monarchie ou en république, ils choisirent pour gouvernement de celle-ci ou de celle-là non pas les plus blancs, ni les plus beaux, les plus basanés, ou les plus rosés, mais ceux qui avaient le talent et la vertu […] »35.

8 Roscio mit en pratique ses convictions. En août 1797, il défendit Isabel María Páez qui était poursuivie pour avoir utilisé un tapis de prière en l’église de Valencia. Or cette pratique était réservée aux femmes blanches de l’aristocratie – les mantuanas – et Isabel María était mulâtresse – parda. L’enjeu d’une telle accusation consistait, dans un contexte où les races et les couleurs étaient mises sens dessus dessous par la Révolution française, à repérer publiquement les limites que ne devaient pas franchir les libres de couleur qui pouvaient prétendre, du fait de leur position sociale, à des marques de prestige réservées jusque-là à l’élite blanche. L’époux d’Isabel María Páez était le notaire36 qui avait envoyé au collège des avocats et à l’Audience une copie de l’acte de baptême de Roscio d’où avait disparu la mention de la qualité de sa mère37. À cette occasion, le censeur du collège royal, Joaquín Suárez de Rivera, accusa Roscio d’avoir été l’auteur d’un libelle particulièrement séditieux défendant la cause d’Isabel María. La feuille affirmait que la qualité de parda n’interdisait nullement Isabel María à utiliser le fameux tapis des Mantuanas car tous les hommes étaient égaux. Le pamphlet critiquait ouvertement l’ordre racialisé38.

9 L’argument semblait suffisamment scandaleux pour qu’il prouve, aux yeux du collège des avocats, l’implication de Roscio dans la conspiration de 1797. D’autant que le libelle faisait par ailleurs l’éloge de l’humanité des Noirs39 – après des siècles de « dégradation » – et appelait de ses vœux une révolution pour l’égalité40. L’Audience fit le lien entre ces idées et celles qu’avaient prônées Gual, España, Picornell et leurs amis républicains. Roscio assura être un sujet loyal du roi. Il confessa cependant qu’il se trouvait dans la colonie hollandaise de Curaçao pour accompagner l’envoi de 200 fanègues de cacao au moment où fut rendue publique la conjuration républicaine. Il put s’y procurer les papiers séditieux. Gual se trouvant dans l’île, il lui fit une visite pour le dissuader de continuer41. Roscio prétend avoir dénoncé la présence des conjurés aux autorités de Puerto Cabello lors de son retour sur la Terre-Ferme. Il n’y a donc pas de lien transitif entre un discours critique vis-à-vis de la segmentation sociale/raciale et l’engagement en faveur des « nouveautés » à la française.

10 D’autant que Roscio inscrivit sa critique dans la tradition romaniste. Des monuments de l’ius civile qu’il enseignait à l’Université, il tenait l’idée que le droit définissait le statut des personnes, non la substance de celles-ci. Ainsi la loi pouvait-elle transformer un Noir en Blanc, car « noir » et « blanc » n’étaient que des représentations du statut juridique. Les fictions sur lesquelles reposaient ces raisonnements pouvaient paraître absurdes aux yeux du commun, elles n’en étaient pas moins « très fondées en raison, justice et équité. »42 Cela amenait l’avocat métis à critiquer le principe sur lequel était édifié l’ordre racial. La transmission généalogique des dignités et de l’infamie reposait sur des formalismes juridiques plutôt que sur des fautes originelles transmises de génération en génération. Dès lors, comment ignorer ici le lien de continuité qui existe entre l’expérience sociologique du Créole et son activisme républicain, qui, au cours de

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la révolution, le fit condamner avec véhémence la monarchie héréditaire et soutenir l’inclusion des libres de couleur à la citoyenneté ?

1811

11 Lors de la révolution, Juan Germán Roscio se révéla un patriote infatigable. Il joua un rôle central dans la proclamation de la Junte Suprême de Caracas qui fut le premier gouvernement autonome de l’Amérique espagnole. À la nouvelle de l’invasion de l’Andalousie par les troupes françaises, fut convoquée une assemblée municipale extraordinaire destinée à statuer sur l’attitude à adopter. Ce 19 avril 1810, il y avait grande « concurrence du peuple »43 sur la place d’armes, bien au-delà des pères de famille usuellement présents. Ce peuple désigna les docteurs Juan Germán Roscio et Félix Sosa comme députés. Les avocats patriotes furent chargés de porter la parole de l’assemblée aux membres de l’Ayuntamiento et au capitaine général Emparan qui siégeaient dans la salle capitulaire de l’hôtel de ville. Un peu plus tard dans la journée, Roscio escorta les auditeurs de l’Audience avec quelques soldats. Puis il signa l’Acte de formation de la première junte d’autogouvernement qui défendait les droits de Ferdinand VII, alors captif à Valençay44. La désignation de Roscio à la fonction de représentant du peuple indiquait, semble-t-il, que son prestige débordait le cercle des élites auxquelles il avait fini par appartenir45. Le député devint l’une des figures les plus importantes des institutions autonomes puis indépendantes dont se dota le Venezuela entre 1810 et 1812. Chargé des affaires étrangères au sein du premier gouvernement provisoire, il rédigea le premier règlement électoral pour le congrès de 181146. Il joua en tant que député un rôle important dans le processus qui mena à la déclaration d’indépendance du 5 juillet, qu’il rédigea. Il intégra la commission destinée à préparer la constitution confédérale, adoptée en décembre. Au cours de la « période critique » de l’année 1812, il fit partie du tribunal devant lequel comparurent les auteurs de la « révolution de Valencia47 » contre l’indépendance et la république. Après avoir participé à l’exécutif collégial de la confédération, Roscio fut ensuite choisi par Francisco de Miranda pour le conseiller dans le cadre de la loi martiale, en mai 181248. Ces états de service révolutionnaires lui valurent un traitement cruel lorsqu’il fut appréhendé par les armées royalistes49. Le gouverneur militaire de Caracas, Pascual Martínez, l’exhiba ceps aux pieds comme un criminel de droit commun. Les députés américains des Cortes se cotisèrent pour le vêtir et le nourrir dans sa prison de Cadix50. Des décennies plus tard, Roscio se souviendrait de ces humiliations et de ses semaines d’emprisonnement à la Guaira, « dans le cachot le plus immonde et obscur, [avec] les fers »51. On comprend sa haine des libéraux espagnols.

12 Le parcours révolutionnaire de Roscio concerne l’articulation de deux problèmes majeurs qui se posèrent aux patriotes. Comment définir, d’une part, la communauté civique héritière d’une société divisée en « classes », c’est-à-dire en corps racialisés ? Comment, d’autre part, construire un gouvernement autonome, indépendant puis républicain qui n’apparaisse pas comme impie au plus grand nombre ? L’indépendance créait, de facto, une république qui rompait avec la monarchie catholique, cet empire universel chargé par Rome de répandre partout l’Évangile. La rupture du lien avec l’Espagne impliquait, d’une part, la recomposition des principes les plus anciens de la légitimité politique et, d’autre part, la reconfiguration de la société coloniale par la citoyenneté égalitaire – esclaves exclus. Or la leçon d’Haïti, qui était présente dans tous

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les esprits, montrait que la transmutation des fondements de l’ordre, dans des sociétés pigmentocratiques, comportait le risque d’une « guerre des couleurs » comme on allait la nommer à l’occasion du procès du général mulâtre Piar en 181752.

13 Le mois de juillet 1811 noua toutes ces tensions. Jusque-là, Roscio avait incarné la modération dans le développement de « l’heureuse révolution » de Caracas. Son règlement électoral de juin 1810 distinguait ainsi citoyens actifs et passifs. Les premiers correspondaient en réalité aux « bourgeois » – vecinos – de l’Ancien Régime, définis par leur sexe (« on exclura [de la liste] les femmes »), leur statut matrimonial, leur âge, leur mode de vie (« avoir maison ouverte ou habitée »), leur indépendance financière, leur réputation et leurs propriétés53. Plus tard, il montra les plus grandes réserves à propos de la Société Patriotique qui voulait radicaliser la révolution. Ce club, patronné par Miranda, mêlait Pardos et aristocrates comme « les Toro, les Ribas Herrera et les Bolivar »54. Des femmes y étaient admises. En juin 1811, dans une lettre à Andrés Bello, Roscio déplorait que la Société patriotique connaisse une « certaine effervescence pour le système de l’égalité ou démocratie »55. Il s’y moquait du « cercle patriotique » du Créole universel.

14 Le 1er juillet, une « Déclaration des droits du Peuple » fut adoptée par le Congrès 56. Roscio ne manqua pas de parapher le document, lui qui estimait que la connaissance de ces droits constituait le cœur même d’une société juste, le fondement de tout gouvernement libre, la visée de toute révolution réussie. À ce premier pas succéda un second tout à fait extraordinaire. La tâche fondamentale du congrès, réuni depuis mars, était de constituer une confédération des provinces vénézuéliennes. Il fallait former une union puissante vis-à-vis de l’extérieur tout en sauvegardant les droits de souveraineté face aux appétits des puissances, à la Régence espagnole, à Joseph Bonaparte. Cette équation impliquait des solutions nouvelles et radicales, comme Fernando Peñalver le dit à la tribune en s’inspirant de : « Voyons quel type de gouvernement nous désirons. Le Monarchique ? Non, parce que nous avons souffert trois cents ans de tyrannie et nous abhorrons les Rois. L’Aristocratique nous convient-il ? Non plus, parce que c’est le pire de tous les gouvernements. Nous voulons sans doute une République fédérale Démocratique ? Celui-ci exige que son territoire soit divisé en petites Républiques, et que toutes réunies par une Représentation commune qui la confédère, elles forment un seul État et Souveraineté dans les matières qui assurent la liberté et l’indépendance commune »57.

15 Après le 3 juillet, les sessions du congrès portèrent sur le statut de cette confédération en regard du droit des gens. Au fil des interventions, le consensus se forma autour de l’idée que la confédération n’était possible que si les provinces qui la formaient étaient des corps politiques émancipés58. Pendant la discussion, Roscio se montra d’une grande prudence. Il souleva plusieurs arguments contre l’indépendance immédiate, même s’il loua l’exemple des États-Unis. L’historiographie traditionnelle a fait de lui un adversaire de l’émancipation mais, comme l’a montré Caracciolo Parra-Pérez59, le député de Calabozo cherchait, par ses objections, à mieux cerner les enjeux du débat. Ses interventions portaient sur la faiblesse de la population et sur les problèmes religieux qu’une telle indépendance soulèverait. Ce dernier point augurait d’un tournant fondamental dans la pensée de Roscio puisque l’essentiel de son travail de publiciste serait désormais consacré à prouver la possibilité d’une république catholique. De façon surprenante, il affirma que « l’indépendance [consistait] en ne dépendre d’aucune nation étrangère, et non […] en l’abolition du Gouvernement

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Monarchique et l’établissement du Républicain […] »60. Roscio craignait la rupture brutale avec l’Espagne comme beaucoup d’autres députés. À cette date, il n’avait jamais professé publiquement un quelconque républicanisme antimonarchique. La forme du régime fut d’ailleurs le point aveugle des débats. L’émancipation fut votée le 5 juillet 1811. Roscio fut chargé par le Congrès de rédiger l’acte d’indépendance de la « Confédération américaine du Venezuela dans le continent méridional » qui ne précisait pas la forme du gouvernement61. Quelques mois plus tard, la constitution des Provinces-Unies ne levait que fort discrètement l’ambiguïté en employant le mot de « républicain », en une occurrence enfouie à l’article 133.

16 On peut formuler l’hypothèse suivante : ce fut la réaction populaire face à la sécession qui précipita l’adhésion du député de Calabozo comme du gouvernement confédéral au républicanisme radical. Le 10 juillet, une soixantaine de Canariens se soulevèrent en effet pour le roi et la vierge du Rosaire à Los Teques, près de Caracas62. Deux jours plus tard, la fidèle cité de Valencia leva l’étendard de Castille contre le gouvernement. La rébellion se développa au nom du roi Ferdinand et de la défense du catholicisme. L’on trouvait des créoles mais surtout des Pardos et des esclaves parmi les insurgés. Il fallut envoyer une colonne sous la direction de Miranda pour mater la rébellion. Le Congrès estima que ces résistances étaient suscitées par les prêtres et les péninsulaires – ennemis de l’intérieur. Le député Yanes, reproduisant une opinion courante, dénonça la croisade des curés de Valencia contre les « gens hérétiques et impies de Caracas »63. Selon lui, ces prêtres « [répandaient] qu’il n’y avait pas de religion à Caracas, qu’on ne baptisait pas les enfants, que l’archevêque était prisonnier et blessé64, et autres sornettes semblables »65. Commençait une guerre civile autour de la forme du régime et de la question religieuse qui prenait les contours d’un conflit de couleurs.

17 Le Congrès réagit en ouvrant la citoyenneté aux libres de couleur pour éviter qu’ils ne basculent du côté royaliste. Son président, Yanes, défendit l’égalité des droits entre blancs et libres de couleur pour éviter l’abîme : « L’on ne doit craindre des commotions que si nous ne traitons les Pardos avec mépris ou indifférence, car la justice donnera une impulsion irrésistible à cette classe – qui est beaucoup plus nombreuse que la nôtre. […] Les Pardos sont instruits, ils connaissent leurs droits, ils savent que par la naissance, la propriété, le mariage […] ils sont les fils du pays ; qu’ils ont une Patrie qu’ils doivent défendre, et dont ils doivent attendre les récompenses lorsque leurs actions le méritent »66.

18 C’était souligner la capacité politique des Pardos que l’expérience révolutionnaire avait démontrée. En décembre, la loi fondamentale des Provinces-Unies effaça la ligne de couleur entre les Pardos et les autres citoyens. La citoyenneté, en éliminant les métis comme « classe » séparée, devait poursuivre la régénération patriotique de ce groupe. C’était une voie opposée à celle de la Constitution espagnole de Cadix qui exclut les Afrodescendants des droits politiques en mars 1812.

La république catholique et les Pardos

19 Les patriotes avaient anticipé les résistances populaires à l’indépendance. En une vision paternaliste de la société, ils estimaient que les peuples étaient ignorants de leurs droits par la corruption du despotisme et son alliance avec la religion établie. Ces représentations étaient bien évidemment racialisées et se focalisaient sur la « question des Pardos » selon l’expression d’Alejandro E. Gómez67. La superstition, l’ignorance, les

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habitudes de servilité et d’adulation décrivaient les populations afrodescendantes et métisses, libres ou serves, selon un préjugé déjà ancien. Cette grille d’interprétation se vérifiait avec la « révolution de Valencia ». Elle se renforça lors du soulèvement des esclaves et des Pardos des vallées orientales de Caracas contre la république en 1812. La rébellion royaliste des Llaneros mulâtres et zambos des plaines de l’Orénoque, fin 1813, fixa l’image de multitudes luttant contre leur liberté au nom du roi et d’une forme pervertie de catholicisme. C’était oublier que la propagande espagnole promettait aux esclaves l’émancipation contre l’engagement militaire. Les libres voyaient réalisée l’une de leurs plus anciennes revendications avec la fin des discriminations légales à l’entrée des grandes corporations68. L’accès aux privilèges des Blancs, promis par les royalistes, valait peut-être mieux que la loi commune des républicains : la première était simple à saisir parce qu’elle s’inscrivait dans des luttes anciennes tandis que l’égalité républicaine correspondait à d’autres horizons politiques et intellectuels. Et puis le camp royaliste était tout aussi libéral que le confédéré car la péninsule faisait sa « révolution de nation »69 à Cadix. Maints Pardos se rangèrent néanmoins sous la bannière républicaine et les unités patriotes étaient peuplées de libres de couleur.

20 Face aux soulèvements royalistes et au refus des provinces de Maracaibo, Coro et Guayana de se joindre à la confédération, l’opinion patriote se radicalisa, adoptant un républicanisme virulent. L’option était inattendue dans la mesure où la monarchie catholique n’ignorait pas la notion de république, comme l’ont souligné José María Iñurritegui, Annick Lempérière et Jean-Frédéric Schaub70. Soucieux du Bien commun, l’Empire s’appuyait sur un ordre corporatif dont les municipalités représentaient les éléments centraux. La documentation coloniale nomme souvent « républiques » les cités et leurs habitants, « républicains ». La déclaration d’indépendance et la dynamique de polarisation qui s’ensuivit récusèrent ce républicanisme monarchique. Plusieurs indices témoignent de cette évolution, au premier rang desquels la réhabilitation publique de la conspiration républicaine de 1797. À Caracas, lors des célébrations de l’acte d’indépendance le 14 juillet, la prise d’armes honora les deux fils d’España qui portaient l’étendard du premier bataillon de ligne alors que l’on hissait le drapeau arc-en-ciel de Miranda71. Les papiers de la sédition, incluant la Déclaration des droits de l’homme avec diverses maximes républicaines, bénéficièrent d’une réimpression quasi officielle à Caracas72. La bataille pour gagner l’opinion des Pardos passait, aux yeux du Congrès, par l’adoption du régime républicain. Celui-ci avait le double avantage d’être égalitaire et de rejeter le principe de la succession héréditaire – et donc, par extension, toute transmission généalogique d’une quelconque infériorité juridique, comme l’avait signalé l’un des articles républicains du complot de 1797 : « L’égalité naturelle entre tous les habitants des Provinces et districts est déclarée et la plus grande harmonie doit régner entre les Blancs, les Indiens, les Pardos et les Morenos, lesquels doivent se voir comme frères en Jésus-Christ, égaux par Dieu, les avantages des uns et des autres ne découlant que du mérite et de la vertu, qui sont les deux seules distinctions réelles et véritables qui existent parmi les hommes et la seule qui distinguera les individus de notre République »73.

21 La république de Gual et España, comme celle de Roscio et Miranda, était agréable à Dieu, source et garant de l’égalité. Common Sense, publié quelques mois avant la Déclaration d’indépendance nord-américaine, n’avait-il pas montré que Yahvé détestait tellement les rois qu’il avait imposé la monarchie aux juifs pour les punir de leurs péchés. Pendant la révolution, le patriote Manuel García de Sena publia une traduction espagnole de Paine dont certains passages, particulièrement antimonarchiques, furent

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reproduits dans la Gazeta de Caracas en janvier 1812 74. Le gouvernement royal y apparaissait tour à tour comme une invention des païens ou du diable. « [Le] titre de Majesté royale et sacrée appliquée à un ver » s’y révélait particulièrement impie75.

22 Roscio fut l’un des principaux protagonistes de cette républicanisation de la confédération. Son manifeste, le Patriotisme de Nirgua et abus des rois, fut publié en septembre 1811 sous la forme d’un opuscule76 avant d’être repris dans la presse. Cette intervention répondait à plusieurs contextes en nouant différents enjeux du républicanisme en Terre-Ferme. Il y avait tout d’abord la controverse sur la tolérance religieuse, lancée par un article de « William Burke ». Mario Rodríguez estime que ce pseudonyme, déjà utilisé pour répandre les idées de Miranda, cache en réalité Juan Germán Roscio77. À partir de février 1811, « Burke » publia une série d’articles dans la Gazeta de Caracas en faveur de la reconnaissance officielle de la pluralité des cultes. Ces textes suscitèrent de fortes réactions dans toutes les couches de la société. Roscio signale par exemple que ses idées déplacèrent le débat public sur les questions religieuses alors qu’il s’était dangereusement fixé sur les pétitions égalitaires des Pardos. Il rapporte aussi qu’à la lecture de la Gazeta de Caracas, Miranda se précipita chez l’archevêque et fit expulser « Burke » de la Société Patriotique78. Tour à tour, les Franciscains de Valencia, le médecin Antonio Gómez, puis l’Université de Caracas défendirent publiquement l’intolérance religieuse, conséquence naturelle de la vérité du catholicisme79. Le thème était en vérité explosif. Défendant « Burke », Roscio fit preuve d’un grand courage puisqu’il attaqua l’autorité des papes en matière politique. Il fit même l’éloge du tyrannicide en s’appuyant sur l’hérétique Wyclif, ce que lui reprocha plus tard son frère José Félix, curé de Puerto Cabello, pourtant considéré comme un « jacobin consommé »80.

23 Le deuxième élément contextuel était la réaction de la société vis-à-vis de la rupture avec la monarchie espagnole. Le congressiste louait dans l’opuscule l’attitude de la petite cité de Nirgua, située entre Valencia et Barquisimeto. Après avoir suivi la révolte valencienne pendant trois jours, celle-ci avait choisi le « chemin de la vérité » pour jurer l’indépendance. Les responsables du mauvais pas étaient désignés : des « ecclésiastiques réguliers et séculiers de Valencia » qui préparaient la confédération aux « tirs napoléoniens sous couvert du nom abominable de Ferdinand VII »81. Et puis Nirgua n’était pas n’importe quelle cité. Elle possédait en effet un corps de ville composé exclusivement de Pardos et de Morenos depuis le début du XVIIe siècle82. Ce choix était lourd de sens : l’offre d’égalité, que comportait le régime républicain, était adressée avant tout aux Pardos. Ces derniers étaient dignes de la liberté comme en témoignait le juste comportement du cabildo « noir » de Nirgua pendant la révolution. Ils étaient capables d’autogouvernement et devaient aimer la république : c’était le seul régime qui effaçait toute distinction de « race » car « l’uniformité de couleur […] soutenait le système républicain parmi les descendants d’Adam et de Noé »83. Tout gouvernement qui l’ignorerait devait susciter la vengeance du « canon, de l’acier et du cannabis »84, à partir duquel on produisait le drap grossier qui habillait les pauvres Pardos et les esclaves de Terre-Ferme.

24 L’enjeu religieux était intimement mêlé à cette bataille pour gagner l’opinion des Pardos. Il fallait prouver que la république était un régime compatible avec le catholicisme. Dans cette perspective, Roscio avança les arguments habituels à propos des républiques antiques et modernes, la nullité de la bulle inter cetera, la violence de la Conquête. Mais il alla plus loin en proposant, pour la première fois, une argumentation

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théologique serrée pour montrer, à travers une lecture de la Bible, que le meilleur régime aux yeux de Dieu n’était pas le monarchique. « Vivre sans roi n’[était] pas un péché »85. Le docteur de Caracas se mettait à l’école de Paine mais sa réflexion signalait aussi une influence janséniste. Le Nouveau Testament, invoqué pour prouver le droit divin direct des rois, était en réalité « une déclaration des droits de l’homme et des peuples »86. « La doctrine de Jésus-Christ » prouvait l’égalité primitive des hommes. Mais c’était l’Ancien Testament qu’il fallait consulter pour comprendre la politique voulue par Dieu. Que montrait le Pentateuque ? Que « le gouvernement républicain fut le premier parce qu’il [était] le plus conforme à la nature de l’homme » ? En une manœuvre courante dans le monde catholique, le jusnaturalisme moderne était réconcilié avec les Écritures dans une démonstration aux accents protestants. En juillet 1811, Roscio avait déjà eu recours à l’histoire sacrée lorsqu’il avait écrit le Manifeste que fait au monde la confédération du Venezuela87. Il y prouvait le droit de résistance des patriotes en mobilisant les livres historiques de l’Ancien Testament.

25 La chute de la première confédération, puis du régime rétabli par Bolívar en 1813, confirmaient les craintes des premiers patriotes. Les insurgés se battaient en arborant l’étendard de la vierge du rosaire au cri de « Vive le roi, vive la religion ! ». Pis, le tremblement de terre du 26 mars 1812, jeudi saint, comme le jour de la proclamation de la Junte Suprême en 1810, fut interprété comme une punition de la Providence. Ces désastres renforcèrent les convictions républicaines de Roscio. Il fallait, aux yeux du peuple, que la religion ne soit pas l’ennemie des confédérés. Après la capitulation de Miranda, Roscio rédigea en captivité le manuscrit de son Triomphe de la liberté sur le despotisme. Libéré en 1815 grâce à l’intercession des Anglais après une évasion vers Gibraltar, il rejoignit Philadelphie en 1817 via la Jamaïque et la Nouvelle-Orléans.

La République selon les Écritures saintes88

26 La ville de était l’une des capitales de la cause patriote, bien mal en point puisque seul le Rio de la Plata résistait alors aux troupes du roi89. Parmi les 60 000 Philadelphiens, on comptait maints patriotes hispano-américains90. Manuel Torres était l’un des piliers de ces sociabilités de l’exil. Il avait été poursuivi à la suite de la traduction des Droits de l’Homme à Bogotá en 1794 et dut s’installer aux États-Unis deux ans plus tard. Il devint, après 1810, l’intermédiaire diplomatique entre les patriotes et le gouvernement américain. Il fut l’agent de Carthagène puis chargé d’affaires du Venezuela en 1818. Roscio devint l’ami intime de Torres qui l’aida à publier son manuscrit91. Sous l’impulsion du journal de William Duane, Aurora, et d’imprimeurs engagés comme Jean-François Hurtel, Thomas et George Palmer, Philadelphie était devenue l’une des cités phares du républicanisme hispanique. Beaucoup d’ouvrages antiespagnols et pro-républicains sortirent des presses pennsylvaniennes comme ceux de Santiago Puglia, José Alvarez de Toledo, Manuel Palacio Fajardo, Manuel Torres, et, après Roscio, Vicente Pazos Kanki et Vicente Rocafuerte92. Roscio trouvait à Philadelphie un cadre idéal pour l’impression de son manuscrit, quarante ans après le pamphlet de Paine qui eut une telle influence sur la Révolution américaine.

27 L’ouvrage mériterait une longue analyse. Contrairement à Common Sense, Le Triomphe ne vise pas tant à édifier les foules qu’à prouver la république chrétienne de façon quasi dogmatique93. Il s’agit d’un ouvrage épais, touffu et complexe, rédigé dans un style

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dense. Écrit en prison, le livre adopte la forme d’une confession où Roscio prend Dieu à témoin et le tutoie. La référence à saint Augustin s’accompagne d’une volonté explicite de faire retour au texte de l’Ancien Testament. Il suit la trace des polémistes républicains d’Amérique du Nord, considérant que les textes vétérotestamentaires fournissent des « documents politiques » à caractère historique94. Roscio s’intéresse particulièrement aux deux livres de Samuel qui décrivent l’origine de la royauté de Saül et David. Mais il commente également le Pentateuque, citant les ouvrages « historiques » de « l’Exode, Josué, Juges, Rois, Paralipomenon, Esdras, Néhémie et les Maccabées ». Ces trois dernières sections illustraient la résistance juive à l’oppression. Les livres sapientiaux, poétiques ou prophétiques furent également mobilisés d’autant que les Psaumes ou les Proverbes servaient traditionnellement à exalter le pouvoir divin des rois95.

28 Pour démontrer sa thèse, Roscio s’attaqua au montage dogmatique de la majesté monarchique. Il voulut en montrer la fausseté par une analyse linguistique subtile. Il dénonçait les pouvoirs de la métaphore liant le mot « ROI » au divin, le corps charnel du roi au corps mystique de la monarchie et au Christ. Ce dispositif produisait, à ses yeux, une image qui saisissait l’âme des sujets. La majesté reposait sur une image de la légitimité se donnant comme le reflet réel de la source divine (d’où son rapport avec la transsubstantiation). Elle constituait ainsi un dévoiement de la religion et une forme particulièrement grave d’idolâtrie qui « sanctifi[ait] le despotisme »96. C’est pourquoi Roscio eut recours aux récits vétérotestamentaires, pour défaire le nœud métaphorique – et théologico-politique – entre Dieu et le roi : raison de la narration contre magie des images. Il disqualifiait les Évangiles comme source de réflexion sur le gouvernement : Jésus-Christ était avant tout un libérateur spirituel97. Il critiquait ainsi l’usage que firent les apologistes de l’absolutisme de Matthieu 22, 21, Romains 13,1 et des épîtres de Paul. Roscio s’attaquait au droit divin direct des Rois, qui était en Espagne une doctrine relativement nouvelle, affirmée après les émeutes madrilènes de 1766. Il dégageait les différents types d’autorité présents dans la Genèse et les livres de l’Exode, où, suivant Paine, il tenait le gouvernement des Patriarches pour démocratique puis aristocratique. Il soulignait, à travers Néhémie, que la monarchie était un châtiment de Dieu, que Gédéon, après avoir triomphé des Madianites et tué plusieurs rois, repoussa la couronne. Il rappelait que Moïse avait exécuté les rois Sehon et Og et que Josué massacra 31 rois98. Après avoir prouvé la légitimité du tyrannicide, il fondait la souveraineté du peuple par de longs développements sur le Deutéronome (Dt 17,14-15). Il disqualifiait également les métaphores généalogiques dont il dénonçait la « manie coloniale ». Le roi n’était pas plus le père de ses sujets que l’Espagne la mère de l’Amérique. Il objectait le pouvoir patriarcal. C’était un point fondamental car les montages généalogiques assuraient également la stratification raciale de la société coloniale. En critiquant le principe même de l’argument généalogique et patriarcal, Roscio déconstruisait les fondements racialisés de l’ordre impérial.

29 La critique de la hiérarchie ecclésiastique et des prétentions temporelles de la papauté donnaient un tour janséniste et crypto-protestant au Triomphe. Cela correspondait à l’environnement intellectuel de l’époque puisque les auteurs des « Lumières catholiques » étaient appréciés en Amérique hispanique (Febronius Muratori, Ricci, Van Espen et même Fleury)99. Roscio reprenait en filigrane certains éléments des théories anti-romaines – jansénisme, gallicanisme, conciliarisme, épiscopalisme – pour montrer que l’autorité légitime était toujours ascendante (du corps à la tête) et non descendante. Dans cette perspective, Roscio, à l’égal des jansénistes, ne manqua pas

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d’exalter les premiers temps « démocratiques » de l’Église où les fidèles élisaient leurs évêques. « Je vois dans l’Église naissante, écrit-il, une forme de gouvernement si populaire que même les femmes avaient le droit de vote dans les assemblées »100. L’avocat remplaçait la majesté royale par la « majesté du peuple »101. Celle-ci serait la médiatrice sublunaire de la volonté de Dieu, les rois n’étant que des usurpateurs, des magiciens, des fourriers de l’idolâtrie. Roscio sacralisait le peuple comme image du corps du Christ d’où découlait toute autorité, tout pouvoir, toute légitimité. La volonté générale était ainsi redéfinie comme « le résumé des forces spirituelles et corporelles du Peuple »102.

30 On ignore l’impact du livre en Terre-Ferme. Il circula mais sa forme était trop complexe pour qu’il puisse convaincre au-delà d’un petit cercle lettré. Le Triomphe avait le mérite de prouver la légitimité catholique, avec des touches protestantes, de la république et c’était là l’essentiel. Roscio retrouva le Venezuela en 1818 pour présider un nouveau congrès constituant, réuni à Angostura103. En 1819, il devint vice-président de la République de Colombie pour le département du Venezuela. Dans le même temps, il fut, avec Francisco Antonio Zea, l’un des principaux rédacteurs du journal officiel des patriotes, le Correo del Orinoco. Il put, à partir de cette tribune, diffuser ses idées. L’un de ses derniers textes fut consacré au rétablissement de la constitution espagnole de Cadix après 1820. L’article, publié dans le Correo del Orinoco, s’adressait implicitement aux libres de couleur. De façon pédagogique, Roscio leur expliquait que la loi espagnole était mauvaise parce qu’elle continuait à discriminer les Afrodescendants. Il ne fallait pas qu’ils fussent trompés une « seconde fois » après le premier épisode libéral : la république de Colombie était beaucoup plus généreuse avec eux que les Cortes de Madrid. La peur d’un soulèvement des « zambos, mulâtres, noirs, coyotes, etc. »104 représentait toujours l’un des points focaux de la pensée de l’avocat métis. Preuve en est que l’indépendance avait érigé les populations métisses en acteurs centraux du processus révolutionnaire et de la vie politique. Élu au congrès constituant de Cúcuta qui devait créer les institutions définitives de la Colombie bolivarienne, Roscio mourut prématurément le 31 mars 1821, à l’âge de 57 ans, alors que la convention constituante n’avait pas commencé à siéger.

*

31 L’itinéraire atlantique de Roscio au cours des révolutions d’indépendance hispaniques offre l’occasion d’explorer certaines facettes méconnues du premier républicanisme latino-américain105. Depuis le XIXe siècle, l’historiographie libérale a rapporté ce trait aux influences américaines et françaises, plus fortes ici qu’ailleurs. Si les références aux précédentes révolutions atlantiques furent en effet massives106, le basculement vers le républicanisme s’explique aussi par les particularités sociopolitiques de la Terre-Ferme. Cette forme de régime était seule capable, aux yeux de ses défenseurs, d’y constituer, au sens fort du terme, les corps politiques libres de l’Amérique espagnole. Les républiques formaient des communautés susceptibles d’être articulées à différentes échelles par des liens fédératifs, depuis les simples villages jusqu’au continent dans son entier comme le voulut Simón Bolívar au congrès de Panamá. Elles étaient également une forme de gouvernement libre, fondée sur l’équilibre des pouvoirs et l’égalité des citoyens. Ce dernier caractère, aveugle aux lignes de couleur, devait faciliter la transformation de sociétés racialisées en un corps de nation sans basculer dans la « guerre des races ». Toutes ces promesses ne furent pas tenues mais la Terre-Ferme fut le premier espace

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qui accorda définitivement le droit de citoyenneté aux libres de couleur107. Juan Germán Roscio contribua ainsi à l’une des mutations les plus profondes du monde hispanique et atlantique dans son ensemble.

NOTES

1. David ARMITAGE, The Declaration of Independence. A Global History, Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 2007, p. 199-208. 2. Chap. I, art. 27 dans Manuel Antonio POMBO et José Joaquín GUERRA (comp.), Constituciones de Colombia, Bogotá, Banco Popular, 1986, t. I, p. 478. 3. Gabriel DI MEGLIO, « República – », Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN (dir.), Diccionario Político y social del mundo iberoamericano, Madrid, Fundación Carolina, SECC/CEPC, 2009, p. 1273. 4. Dans le Chili de O’Higgins, où la chose était pourtant en débat, le mot n’apparaît pas dans la constitution provisoire de 1818. Diana VENEROS RUIZ-TAGLE, « República- », ibid., p. 1298. 5. Christopher DOMÍNGUEZ MICHAEL, Vida de Fray Servando, México, Ediciones Eras, 2004, p. 599. 6. José Antonio AGUILAR, « Vicente Rocafuerte y la invención de la república hispanoamericana 1821-1823 », José Antonio AGUILAR et Rafael ROJAS (coord.), El republicanismo en Hispanoamérica, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 2002, p. 351-387. 7. Juan Germán ROSCIO, Patriotismo de Nirgua y abuso de los reyes, Caracas, Imprenta de Juan Baillío, 1811. Le texte, signé à Caracas le 18 septembre 1811, fut inséré dans El Observador Caraqueño, No 15, 1811. 8. Id., El triunfo de la libertad sobre el despotismo en la confesión de un pecador arrepentido de sus errores políticos…, Philadelphie, En la imprenta de Thomas H. Palmer, 1817. Une édition plus accessible est celle de Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1996, citée à la suite. 9. François-Xavier GUERRA, Modernidad e independencias, Madrid, Mapfre, 1992. 10. Il l’avoua ainsi à la tribune du congrès d’Angostura le 17 décembre 1819 : « Ciegamente sacrifiqué mis servicios a la tiranía española hasta el año de 1809 », « Sesión extraordinaria del 17 de diciembre », Correo del Orinoco, 18.XII.1819. Il l’écrit également dans le Triomphe. 11. Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997. 12. Juan Germán ROSCIO, El triunfo…, op. cit., p. 10. 13. On prend le parti de ne pas adopter l’usage politiquement correct des guillemets pour encadrer le terme de race, considéré ici comme un pur artefact sociopolitique. 14. Le terme de république, dans le monde hispanique, était d’usage courant sous l’Ancien Régime. Il désignait communément une corporation comme c’est le cas ici, et, le plus souvent, une municipalité ou toute communauté ordonnée et régie obéissant au principe du bien commun. Le passage du républicanisme monarchique et corporatif à sa forme antimonarchique constitue l’un des enjeux essentiels de l’œuvre de Roscio. Cf. n. 71. 15. José Manuel RESTREPO, Historia de la Revolución de la República de Colombia en la América meridional, Besançon, Imprenta de José Jacquin, 1858, t. I, p. XIV. 16. Frédérique LANGUE, « Les pardos vénézuéliens, hétérodoxes ou défenseurs de l’ordre social ? », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Coloquios, 2009. http://nuevomundo.revues.org/56302, [en ligne], consulté le 22 décembre 2010.

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17. Ce n’est sans doute pas par hasard si le « tract » radical de Roscio en 1817 prend la forme d’une confession. 18. Ángel Rafael ALMARZA VILLALOBOS, « La limpieza de sangre en el Colegio de Abogados de Caracas a finales del siglo XVIII », Fronteras de la Historia, no 10, 2005, p. 305-328, ici p. 313. 19. « Información de calidad del Dr. Juan Germán Roscio… », Caracas, 1798-1805, Archivo General de la Nación, Limpieza de Sangre, t. XXXIII, fol. 273-456 reproduit partiellement dans Santos RODULFO CORTÉS, El regimen de « las gracias al sacar » en Venezuela durante el período hispánico, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1978, t. II, p. 128-155 et intégralement par Hector PARRA MÁRQUEZ, Historia del colegio de abogados de Caracas, Caracas, Imprenta Nacional, 1952, t. I, p. 429-471. 20. Ibid., t. I, p. 344. Quinterón en espagnol. 21. Ibid. 22. Josep-Ignaci SARANYANA (dir.), Teología en América Latina, vol. II-2. De las guerras de independencia hasta finales del siglo XIX (1810-1899), Francfort, Iberoamericana-Vervuert, 2005, p. 258. 23. Nydia RUIZ, Las confesiones de un pecador arrepentido. Juan Germán Roscio y los orígenes del discurso liberal en Venezuela, Caracas, Tropykos, 1996, p. 27-28. 24. Hector PARRA MÁRQUEZ, Historia del colegio de abogados de Caracas, Caracas, Imprenta Nacional, 1952. C’était le nom officiel de la corporation rassemblant tous les avocats de la capitainerie. 25. Statuts du Real Colegio de Abogados de Caracas reproduits dans Hector PARRA MÁRQUEZ, op. cit., p. 178. Ici le titre XIII. 26. La cédule date du 10 février 1795. « Invocación de las Gracias al Sacar hecha por Juan Germán Roscio… » dans Santos RODULFO CORTÉS, op. cit., t. I, p. 343-348. « Representación de Don Juan Germán Roscio a los Señores Decano y oficiales del ilustre Colegio de abogados de Caracas… », Caracas, 11 novembre 1798, dans Hector PARRA MÁRQUEZ, op. cit., p. 144. 27. Ayuntamiento de la Ciudad de Caracas, « Acta », 28 novembre 1796, dans Lila MAGO de CHÓPITE et José HERNÁNDEZ PALOMO (éd.), El Cabildo de Caracas (1750-1821), Séville, CSIC, 2002, p. 373. 28. Clément THIBAUD, La Academia de Charcas y la Independencia de América (1776-1809), traduction d’Andrés Orias Bleichner, Sucre, Archivo y Biblioteca Nacionales de Bolivia, Historia Charcas, 2010, chapitre 5. 29. Voir Alejandro E. GÓMEZ, « Entre résistance, piraterie et républicanisme. Mouvements insurrectionnels d’inspiration révolutionnaire franco-antillaise sur la Côte de Caracas, 1794-1800 », Travaux et recherches de l’Université de Marne-la-Vallée, no 11, 2006, p. 91-120. 30. Manuel Cortés Campomanes, Sebastián Andrés, José Lax. Cf. Pedro GRASES, Escritos selectos, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1989, p. 19. 31. Une liste des conjurés appréhendés par les autorités apparaît dans la « Lista de los Individuos comprendidos en la sublevación de Caracas… », Archivo General de Indias (Séville), Estado, Venezuela, t. 67, no 67 (2g). Voir également Francisco Javier YANES, Compendio de historia de Venezuela, Caracas, Imprenta de A. Damiron, 1840, p. 127-135. 32. Archivo General de Indias (AGI), Estado, Venezuela, t. 67, no 67 (2). 33. Pedro GRASES, La conspiración de Gual y España y el ideario de la independencia, Caracas, Instituto panamericano de Geografía e historia, 1949 ; Casto FULGENCIO LÓPEZ, Juan Bautista Picornell y la conspiración de Gual y España, Caracas, Ediciones Nueva Cádiz, 1955 ; Georges LOMNÉ, « De la República y otras repúblicas : la regeneración de un concepto », Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN (dir.), Diccionario político y social del mundo iberoamericano, Madrid, Fundación Carolina/SECC/CEPC, 2009, p. 1253-1269. 34. « Censura… », loc. cit., p. 592. 35. « Representación de Don Juan Germán Roscio a los Señores Decano y oficiales del ilustre Colegio de abogados de Caracas… », Caracas, 11 septembre 1798, reproduit dans Santos RODULFO CORTÉS, op. cit., t. II, p. 130. Italiques originales.

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36. « Censura… », loc. cit., p. 574. 37. ibid., « Informe del fiscal de la Real Audiencia », 20 mars 1800, p. 489. 38. « Censura… », loc. cit., p. 574. 39. Ibid., p. 583. 40. Ibid., p. 587. 41. « Informe del fiscal de la Real Audiencia », 20 mai 1800, reproduit dans Hector PARRA MÁRQUEZ, op. cit., p. 502-504. 42. « Información de calidad del Dr. Juan Germán Roscio », dans Santos RODULFO CORTÉS, op. cit., p. 138. 43. José Manuel RESTREPO, Historia de la Revolución de la República de Colombia en la América meridional, Bogotá, Villegas, 2009 [1827,1858], t. I, p. 525. 44. Francisco Javier YANES, op. cit., p. 80-82. 45. Même si, au cours de la journée du 19 avril, Roscio et Sosa sont accusés de n’avoir pas bien exprimé la volonté du peuple, ibid., p. 80. 46. Juan Germán ROSCIO, « Alocución y reglamento para la elección de diputados al primer congreso de Venezuela », 11 juin 1810 dans José Félix BLANCO et Ramón AZPURUA (éd.), Documentos para la historia de la vida pública del Libertador, Caracas (désormais BA), 1875-1877, t. II, p. 504-512. Sur la conception de la citoyenneté, voir Véronique HÉBRARD, Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 102-119. 47. Révolte loyaliste regroupant des officiers, des clercs ainsi que de nombreux Pardos. 48. José Manuel RESTREPO, op. cit., t. I, p. 617. 49. La capitulation signée entre Monteverde et Miranda interdisait pourtant cet emprisonnement. 50. Juan Germán ROSCIO, « Artículo comunicado », Correo del Orinoco, no 72, 22 juillet 1820. 51. « Extracto de una noticia de la Revolución que sirve de introducción a la historia de los padecimientos del doctor Roscio, escrita por él mismo » 31 décembre 1812, Testimonios de la época emancipadora, A. USLAR PIETRI (comp.), Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1961, p. 145-170, ici p. 163. 52. Simón BOLÍVAR, « Manifiesto del Jefe Supremo a los Pueblos de Venezuela », 5 juillet 1817, Doctrina del Libertador, op. cit., p. 71. Cf. Marixa LASSO, « Race War and Nation in Caribbean Gran Colombia, Cartagena, 1810–1832 », American Historical Review, no 111-2, 2006, p. 336-361. 53. « Alocución y reglamento para la elección… », chap. I, art. IV, loc. cit. 54. Roscio à Bello, 9 juin 1811, dans Obras, Caracas, Publicaciones de la Secretaría general de la Décima conferencia interamericana, 1953, t. III, p. 26. Voir sur ce point les longs développements de Caracciolo PARRA-PÉREZ, Historia de la Primera República de Venezuela, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1992, t. I, p. 282-286. 55. Carole LEAL CURIEL, « Tensiones republicanas. De patriotas, aristócratas y demócratas : la Sociedad Patriótica de Caracas », Guillermo PALACIOS (coord.), Ensayos sobre la nueva historia política de América Latina, siglo XIX, México, El Colegio de México, 2007, p. 241-244. 56. Dans sa session législative pour la province de Caracas. Le texte de la Déclaration est reproduit dans Los derechos del hombre, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1959, p. 93-101. 57. Séance du 18 juin 1811 citée par Carole LEAL, Carolina GUERRERO, Elena PLAZA, « República – Venezuela », Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN (dir.), loc. cit., p. 1371. 58. Session du 3 juillet, BA, III, p. 129. « Polité », démarqué de l’anglais polity, désigne une communauté disposant d’un gouvernement autonome ou indépendant, État, province ou cité. Le terme, souvent utilisé par les historiens de la Révolution américaine, renvoie au processus d’indépendance et de constitutionnalisation des colonies en États après 1776. Son usage est indiqué ans le contexte de la Terre-Ferme dans la mesure où il ne se rapporte pas seulement au niveau étatique mais désigne les niveaux inférieurs de souveraineté, comme les cités.

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59. Caracciolo PARRA-PÉREZ, op. cit., p. 301-310. 60. Session du 3 juillet 1811, BA, III, p. 132. 61. « Acta de Independencia », 5 juillet 1811, BA, III, p. 170. 62. Francisco Javier YANES, op. cit., p. 116. 63. Ibid. 64. Il participa en réalité aux cérémonies du serment à l’indépendance. 65. Francisco Javier YANES, op. cit., p. 116. 66. Session du 31 juillet 1811, Libro de actas del Supremo Congreso de Venezuela, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1959, t. III, p. 140. 67. Alejandro E. GÓMEZ, « The ‘Pardo Question’ », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Materiales de seminarios, 2008, [En línea]. URL : http://nuevomundo.revues.org/34503. Consulté le 29.X.2010. 68. Disposition du 29 mars 1812. José Ceballos, capitaine général du Venezuela, au secrétaire d’État, 22 juillet 1815, AGI, Gobierno, Caracas, leg. 109, dans James F. KING, « A Royalist View of the Colored Castes in the Venezuelan War of Independence », Hispanic American Historical Review, no 33-4, 1953, p. 533. 69. José María PORTILLO VALDÉS, Revolución de nación : orígenes de la cultura constitucional en España 1780-1812, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 2001. 70. José María IÑURRITEGUI RODRÍGUEZ, La gracia y la república. El lenguaje político de la teología católica y el Príncipe cristiano de Pedro de Ribadeneyra, Madrid, UNED, 1998 ; Annick LEMPÉRIÈRE, Entre Dieu et le roi, la république, Mexico XVIe-XIXe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2004 et Jean-Frédéric SCHAUB, « El pasado republicano del espacio público », François-Xavier GUERRA et Annick LEMPÉRIÈRE (éd.), Los espacios públicos en Iberoamérica, México, FCE, 1998, p. 27-53. 71. Francisco Javier YANES, op. cit., p. 117. 72. Derechos del Hombre y del Ciudadano, con varias máximas republicanas y un discurso preliminar dirigido a los americanos, Caracas, Imprenta de J. Baillio y comp., 1811 73. Article 32 des « Ordenanzas », dans Pedro GRASES, La conspiración de Gual…, op. cit., p. 51. 74. « Política. De la Monarquía y sucesión hereditaria : tomado de la obra de Tomás Payne, sobre justificar la Independencia de la Costa Firme… », Gazeta de Caracas, 14 janvier 1812 et 17 janvier 1812. 75. Ibid., 14 janvier 1812. Il s’agit de la traduction fidèle d’un passage de Common Sense, New York, Cosimo Classics, 2006, p. 9. 76. Patriotismo de Nirgua y abuso de los reyes, Caracas, En la Imprenta de Juan Baillío, 1811. Le document porte la mention « Dans le Palais fédéral du Venezuela », daté du 18 novembre 1811 et porte les initiales J.G.R. Il fut repris dans numéro 15 d’El Observador caraqueño. 77. Mario RODRÍGUEZ, « William Burke » and Francisco de Miranda : The Word and the Deed in Spanish America’s Emancipation, Lanham, University Press of America, 1994. 78. Roscio à Bello, 9 juin 1811, loc. cit. L’allusion à Burke est incompréhensible s’il s’agit d’un pseudonyme comme l’affirme Rodríguez. 79. L’ensemble des textes est disponible dans La libertad de cultos, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1959. 80. « Causa de infidencia de José Félix Roscio, Presbítero doctor, cura párroco y vicario foráneo de Puerto Cabello », Causas de infidencia, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1960, t. II, p. 11-47, ici p. 12 (José María Atencio), et p. 27 (José Félix Roscio). 81. « Patriotismo de Nirgua… », Pensamiento político…, op. cit., p. 66. 82. Irma MARINA MENDOZA, « El cabildo de Pardos en Nirgua, siglos XVII y XVIII », Anuario de estudios bolivarianos, no 4-4, 1995, p. 95-120 et Frédérique LANGUE, « ‘El indiano de la comedia es moreno’ ou de la multitude servile à l’aristocratie blanche, Venezuela, XVIe-XVIIIe s. », Bernard LAVALLÉ (dir.), Transgressions et stratégies du métissage en Amérique coloniale, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1999, p. 223-248.

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83. « Patriotismo de Nirgua… », Pensamiento político…, op. cit., p. 68. 84. Ibid., p. 80. 85. Ibid., p. 67. 86. Ibid., p. 73. 87. Juan Germán ROSCIO, « Manifiesto que hace al mundo la confederación de Venezuela en la América meridional… », 30 juillet 1811, BA, III, p. 189-206. 88. Nous avons développé cette réflexion en collaboration avec María Teresa Calderón, du Centre d’Études en Histoire de l’Université Externado de Colombie. Pour le sous-titre, nous paraphrasons le titre de l’article que François-Xavier Guerra a consacré, à Locke, Bossuet et Roscio, « ‘Políticas sacadas de las sagradas Escrituras’. La referencia a la Biblia en el debate político (siglos XVII a XIX) », Mónica QUIJADA et Jesús BUSTAMANTE (coords), Elites intelectuales y modelos colectivos : mundo ibérico (s. XVI-XIX), Madrid, CSIC, 2003, p. 155-198. 89. Monica HENRY, « Les premières publications révolutionnaires des exilés hispano-américains aux États-Unis », Transatlantica [En ligne], 2 – 2006, Consulté le 26 octobre 2010. URL : http:// transatlantica.revues.org/index1146.html. 90. Rafael ROJAS, « Traductores de la libertad : el americanismo de los primeros republicanos », Carlos ALTAMIRANO (dir), Historia de los intelectuales en América Latina, Buenos Aires, Katz, 2008, p. 217-219. 91. DUCOUDRAY-HOLSTEIN, Histoire de Bolivar, Paris, Alphonse Levasseur libraire, 1831, I, p. 140-141. 92. Nicolás KANELLOS, « José Alvarez de Toledo y Dubois and the Origins of Hispanic Publishing in the Early American Republic », Early American Literature, no 43-1, 2008, p. 83-100, avec une liste de ces publications p. 84-86. 93. Cette partie a fait l’objet d’une communication à la conférence organisée par Rebecca Earle : « Writing the Republic : Historical Writing in Nineteenth-Century Spanish America », Université de Warwick (7-8 novembre 2008). 94. Juan Germán ROSCIO, El triunfo…, op. cit., p. 4. 95. François-Xavier GUERRA, « Políticas… », loc. cit., p. 159. 96. Juan Germán ROSCIO, El triunfo…, op. cit., p. 5. 97. Ibid., p. 112 par exemple. 98. Ibid., p. 201. 99. María Teresa CALDERÓN et Clément THIBAUD, La Majestad de los pueblos en la Nueva Granada y Venezuela 1780-1832, Bogotá, Madrid, México, Taurus Historia, 2010, chapitre 4. 100. Ibid., p. 166. 101. Par exemple ibid., p. 23, avec une citation des Proverbes (Pr 14, 28). Voir tout le chapitre III intitulé « En favor de la soberanía del pueblo el c. 14 de los Proverbios ». 102. Ibid., p. 29. 103. Voir, pour ces détails, le récit de DUCOUDRAY-HOLSTEIN, op. cit., p. 139-142. 104. Juan Germán ROSCIO, « Artículo comunicado », Correo del Orinoco, no 72, 22 juillet 1820. 105. Les aspects religieux ou littéraires de sa pensée ont été bien étudiés, moins son apport, décisif, au premier républicanisme hispanique. Voir par exemple Francisco José VIRTUOSO, La crisis de la catolicidad en los inicios republicanos de Venezuela (1810-1813), Caracas, Universidad Católica Andrés Bello, 2001 ; Luz Ainai MORALES PINO, Juan Germán Roscio y la subversión de la palabra, Caracas, Universidad Católica Andrés Bello, 2008. Il faut mettre à part les travaux de Nydia RUIZ, Las confesiones…, op. cit. et de François-Xavier GUERRA, « Políticas… », loc. cit. qui proposent des pistes fondamentales pour comprendre la pensée politique de Roscio. 106. Pierre SERNA (dir.), Républiques sœurs, le Directoire et la Révolution atlantique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. 107. Avec Haïti. Mais contrairement à la république noire, l’esclavage ne fut pas aboli au Venezuela pendant l’indépendance.

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RÉSUMÉS

Le Vénézuélien Juan Germán Roscio rédigea la première déclaration d’indépendance hispanique et contribua à l’une des premières constitutions de la région. Il fut également l’un des premiers penseurs du républicanisme moderne dans le monde hispano-américain. L’article tente d’expliquer, à travers ce parcours singulier, la précocité et la radicalité de la révolution d’indépendance vénézuélienne en la rapportant à la politisation des hiérarchies raciales et à la question religieuse.

The Venezuelan Juan German Roscio wrote the first declaration of hispanic independence and contributed to one of the first constitutions of this world. He was also one of the first thinkers of modern republicanism in the hispano-american world. This article aims to explain, by following his exceptional career, the precociousness and radicality of the Venezulan revolution of independence by examining the politization of racial hierarchies and the religious question.

INDEX

Mots-clés : Amérique latine, indépendance, républicanisme, révolution, Venezuela

AUTEUR

CLÉMENT THIBAUD CRHIA-Nantes Faculté des lettres et Sciences humaines, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3 [email protected]

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Le colonel Medina Galindo, la province indienne de Riohacha et la révolution néogrenadine (1792-1814) The Colonel Medina Galindo. The Indian Province of Riohacha and the Neo- Granada Revolution (1792‑1814)

Daniel Gutiérrez Ardila

L’auteur remercie vivement Jean-Louis Le Gludic, Mme Jeanne Chenu et Sergio Mejia pour leur aide précieuse.

Vie et services d’un colonel de l’armée royale

1 Lorsqu’il est nommé gouverneur de Riohacha, José de Medina Galindo Muñiz y Montoya jouit de longs états de service et d’un mérite patiemment forgé depuis les échelons les plus bas de la carrière militaire. Né en 1743 au sein d’une famille de hobereaux originaire de la ville de Belalcazar, il a commencé à servir en tant que cadet à l’âge de onze ans. Un lustre plus tard, il est promu au grade de lieutenant puis, après avoir exercé comme lieutenant de grenadiers, à celui de capitaine et lieutenant-colonel d’infanterie, et se voit conférer le grade de colonel de l’armée royale espagnole en 1794. Bien que Medina Galindo ait servi durant trois ans au début de sa carrière dans la place forte de Ceuta, la plus grande partie de sa vie s’est écoulée en Amérique et notamment à Portobelo, Panama, La Guaira et La Havane. Depuis la capitale de Cuba, il prend part à la guerre d’indépendance nord-américaine : il est envoyé, en effet, comme renfort à Mobile (même s’il n’a jamais débarqué) et participe à l’expédition contre Pensacola, dont l’escadre devait être dispersée par un ouragan2. Un contemporain a laissé un récit de ces événements. Il y rapporte que quatre des navires furent alors privés de leurs mâts ; « plusieurs bateaux rentrèrent difficilement à La Havane, d’autres finirent à Campeche, quelques-uns en Louisiane, une frégate de 36 canons se brisa contre les

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côtes du Yucatan, [et] deux autres nefs disparurent sur les côtes peuplées d’Indiens sauvages »3. Ce n’est pas là le seul accident de navigation auquel dut faire face Medina Galindo pendant sa carrière. Lors de l’expédition dirigée contre l’île de Providence, dans laquelle on lui confie le commandement d’un brigantin, il subit un nouveau naufrage. Le bateau, accablé par le poids de ses 24 canons, se fend par la proue : la troupe et l’armement sont sauvés du désastre, mais les bagages du commandant disparaissent sous les flots à cause de la rapidité du naufrage4.

2 Les longs services militaires de Medina Galindo lui permettent d’être désigné comme gouverneur civil et militaire de la province de Santiago de Veragua, dans l’Isthme de Panama. Durant les années où il a la charge de ce territoire, il réussit à pacifier les Indiens changuinas qui avaient la fâcheuse habitude de se soulever, menaçant la sécurité des Espagnols5. De même, il fait face aux périls représentés par la « société » qu’entretiennent les Indiens mosquitos et guaimies du nord avec les Britanniques6. Ces faits expliquent pour une bonne part sa nomination, à l’initiative du vice-roi Ezpeleta (1789-1797), en tant que deuxième gouverneur de la province de Riohacha, située aussi dans le Nouveau Royaume de Grenade et, de même que celle de Santiago de Veragua, menacée par la présence d’Indiens insoumis proches des Anglais7.

3 Le territoire de Riohacha avait été détaché de la province de Sainte-Marthe et érigé en gouvernorat indépendant par le vice-roi Gil y Lemus (1789) en février 1789, comme un moyen propre à sauvegarder les intérêts royaux gravement lésés par la contrebande de bois de Brésil. À la tête de la nouvelle province est alors désigné le commandant de garde-côtes Juan Álvarez de Veriñas qui, peu de temps après avoir pris possession de sa charge, entreprend une campagne militaire afin de « se faire respecter des Indiens », sans réussir d’autre chose qu’à enflammer toute la région. Informé de ces événements, le vice-roi Ezpeleta ordonne au lieutenant du roi à Carthagène et ancien gouverneur de Sainte-Marthe Antonio de Narváez y Latorre de se rendre à Riohacha, d’entrer en contact avec les Indiens et de leur faire comprendre que les vexations dont ils ont été victimes ne sont que le résultat de la violation des ordres formels tant du roi que du vice-roi. En conséquence, Narváez doit informer les Guajiros qu’Alvárez de Veriñas sera demis de sa charge et remplacé par un officier « qui les traitera d’une toute autre façon, sans leur donner de nouveau motif de plainte »8. L’individu choisi pour une mission aussi délicate est, bien entendu, José de Medina Galindo.

José de Medina Galindo et la province de Riohacha

4 Comme on l’a vu, à la fin du XVIIIe siècle, la province de Riohacha était, avant tout, le territoire des Indiens guajiros qui demeuraient insoumis malgré les nombreuses tentatives de la Couronne espagnole. Dans un ouvrage paru à Madrid en 1787, le jésuite Antonio Julián a décrit minutieusement le caractère et les coutumes de ce peuple : « Il s’agit d’une nation belliqueuse et hardie et, malgré sa barbarie, fort policée envers les étrangers, avec lesquels elle entretient un commerce quasi permanent. Les Guajiros sont pêcheurs de perles, qu’ils vendent ensuite aux commerçants de quelques brigantins et paquebots, ce qui leur permet d’acheter de l’eau-de-vie, des esclaves noirs et des armes à feu […] Ils ne sont point pauvres et misérables comme le sont habituellement les autres Indiens : ils ont leurs propres cheptels ou exploitations de bétail en grand nombre ; et en raison du fréquent commerce clandestin qu’ils pratiquent avec les Anglais et les Hollandais, ils savent très bien (grâce à de tels maîtres) se servir des armes à feu en toute occasion : et ils ont un tel

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engouement pour elles qu’ils n’utilisent presque plus l’arc et les flèches. Tant les nobles étrangers les rendent policés et civilisés »9.

5 Les Guajiros avaient donc réussi à conserver leur indépendance à l’abri du commerce clandestin, en vertu duquel non seulement ils se trouvaient armés à souhait, mais encore s’étaient familiarisés avec les intrigues de la politique européenne. Le voyage du cacique Don Cecilio López Sierra à la cour de Madrid constitue une illustration saisissante de cette situation. Ce dernier, en effet, propose alors – sans parvenir à ses fins – la pacification de sa nation en échange de la permission d’établir un asiento négrier à Sainte-Marthe ou Riohacha et d’importer des farines exemptes de droits10 depuis les colonies étrangères – projet très semblable à celui présenté à la Couronne postérieurement (1778) par le gouverneur Antonio de Narváez y Latorre. Après avoir précisé que le nombre des Guajiros était dix fois supérieur à celui des autres habitants de la province de Riohacha, Narváez se dit convaincu de la nécessité d’augmenter la population de celle-ci, moyen le plus à même, selon lui, de réduire les Indiens insoumis. À son avis, l’importation massive de Noirs offrait de plus grands avantages que la colonisation avec des Européens, car elle devait permettre, en outre, le décollage économique du territoire selon le modèle présenté par les colonies françaises. C’est pourquoi il sollicite l’autorisation pour les habitants de Riohacha d’échanger des produits locaux contre des esclaves africains dans les îles françaises et hollandaises. Il s’agissait, en somme, de troquer aux Anglais « de la chair contre de la chair, recevant d’eux celle, inestimable, d’un homme contre celle, méprisable, de quatre ou cinq taurillons, ou de trois mules, ou de 20 cargaisons de bois de Brésil, produits que cette terre offre gracieusement »11.

6 José de Medina Galindo parvient à la capitale de la province que lui a confiée la Couronne le 7 septembre 1792. Le lendemain, il prend possession de sa charge, avec instruction particulière de maintenir la paix et la tranquillité parmi les Guajiros. L’insistance sur ce point montre clairement ce que la Couronne attendait de lui et précise en même temps l’axe de son action à venir. Les chefs des différents clans proches de la capitale y sont convoqués juste après son arrivée pour que leur soit présenté le nouveau gouverneur et pour y être exhortés à vivre dans la paix et la tranquillité : « afin que, de cette façon, ils soient traités dans l’avenir avec la même douceur dont ils ont été l’objet jusqu’à présent, tout en leur assurant que, si telle était leur conduite, ils continueraient à jouir de la liberté et des bénéfices que leur procure le commerce avec les Espagnols dans la vente qu’ils font de leurs produits et animaux en échange des biens qui leur sont les plus nécessaires »12.

7 Cependant, comme Medina Galindo l’a très vite compris, il fallait inverser les termes de l’équation : la pacification des Guajiros était subordonnée à la réforme des politiques commerciales. Les conceptions du gouverneur à cet égard ont été sans aucun doute modelées par les effets positifs des mesures libéralisatrices qui venaient d’être prises par la Couronne en faveur de la province. En effet, le vice-roi Ezpeleta, adoptant les vues de Narváez y Latorre, avait octroyé en 1790 des permis provisoires à deux habitants de Riohacha pour l’exportation libre de droits de bois de Brésil, de mules et de chevaux vers les colonies amies et pour l’importation, en échange, d’esclaves africains, d’instruments agricoles, de perles de verre et de quincaillerie. En vertu d’une cédule royale du 24 novembre de l’année suivante, les autorités péninsulaires étendirent à tous les commerçants de la province le même privilège pour six ans. Comme cette loi n’est entrée en vigueur en Riohacha qu’un mois après l’arrivée de

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Medina Galindo, le magistrat a pu toucher de près les immenses bénéfices engendrés par cette mesure13.

8 À l’approche de son échéance, le colonel insiste avec une parfaite cohérence sur la nécessité vraiment vitale de renouveler, en faveur des habitants de Riohacha, la permission de commercer avec les colonies amies. Faute de quoi les Indiens continueraient à traiter avec les Anglais, recevant d’eux des armes et des munitions et constituant ainsi une menace permanente pour la sécurité de la vice-royauté. Medina Galindo était pleinement convaincu de l’inutilité des mesures répressives. D’abord, la cité de Riohacha se trouvait dans une totale incapacité de se défendre. Entièrement constituée de maisons en torchis et à toiture en feuilles de palmiers, elle était située le long d’une « plage plate, ouverte, sans muraille ni palissade ». Pour sa défense, elle ne disposait que du château de Saint Georges, « un petit et vilain fort à quatre angles dépourvu de bastion », muni seulement de trois canons et bon uniquement à défendre le mouillage de quelque bateau harcelé par les corsaires ennemis. La fortification du port était complétée par quatre corps de garde placés aux extrémités de celui-ci : délimités par des palissades et construits, eux aussi, en torchis et en feuilles de palmier, ils étaient pourvus de canons de petit calibre et de pierriers depuis le soulèvement général des Indiens de 1769, et ils étaient plus aptes à repousser des autochtones qu’à combattre une invasion étrangère14. Pour aggraver cette situation déjà complexe, il n’y avait en 1801 dans la cité qu’un caporal et trois gardes lesquels, selon l’affirmation pleine de sens de Medina Galindo, ne suffisaient même pas à assurer la surveillance de la rade du port15.

9 En second lieu, la province de Riohacha était située à quatre jours de navigation à peine de la Jamaïque et ses côtes ouvertes s’étendaient sur plus de soixante lieues. Enfin, le gouverneur ne disposait ni de chaloupe canonnière, ni de corsaire pour surveiller le littoral. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que depuis la guerre d’indépendance nord-américaine, les Anglais aient réussi à entretenir une « admirable harmonie avec la nation guajira ». À la fin du siècle, ces rapports étaient si étroits que les commerçants britanniques demeuraient sur les côtes de Riohacha dans des : « chaumières construites à l’aide de voiles de navires et de feuilles d’arbres afin de pouvoir acquérir plus facilement des cargaisons de bétail et de ne pas retarder les bateaux pendant qu’on rassemble les marchandises, et en attendant ils vivent parmi cette désordonnée et barbare nation comme s’ils en étaient de vrais membres. Qui pourrait douter que dans leurs assemblées on parle toujours contre les Espagnols et leur gouvernement afin de leur inspirer une haine implacable contre notre nation ? Il n’y a pour cela aucune difficulté, sachant que dans la Guajira on trouve des hommes qui, en raison de ce commerce incessant, savent s’exprimer convenablement dans la langue anglaise »16.

10 Bien entendu, les liens des Guajiros ne se bornaient pas aux seuls commerçants britanniques. En fait, ils entretenaient des contacts avec les Hollandais, les Danois et les Français. C’est ainsi qu’en janvier 1798, reviennent sur la côte de Bahía Honda deux Indiens « partis se promener aux Cayes de Saint-Louis, où ils avaient été reçus par le général [de cette place] avec des dîners, des bals et des comédies et d’où ils étaient rentrés chez eux habillés à la française, tellement contents et épris de ces divertissements jusqu’alors inconnus pour eux qu’ils avaient déclaré aux autres [autochtones] que seul l’amour qui les liait à leurs femmes et à leurs enfants avait pu les décider à quitter cette colonie ». Même si l’invitation faite par les Français avait été dictée par l’« amitié et l’alliance » existant entre l’Espagne et le Directoire, elle montre

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à quel point le gouvernorat de Riohacha avait atteint une importance stratégique dans la zone des Caraïbes17. La province était un grand garde-manger de viandes, produit fondamental pour pourvoir aux besoins d’escadres et d’armées en temps de guerre. De plus, par sa proximité avec la Jamaïque, l’étendue de ses côtes, l’absence de défense de celles-ci et la présence de nombreux Indiens insoumis et armés, elle constituait un lieu privilégié pour l’entreprise d’invasion du Nouveau Royaume par les Anglais. À partir de 1794 (lorsqu’on commença à instruire à Santa Fe de bruyants procès contre de prétendus révolutionnaires18), de telles craintes se firent de plus en plus grandes. En 1797, le gouverneur de Riohacha, suivant des instructions du vice-roi Mendinueta (1797-1803) en ce sens, dépêche vers la Jamaïque un agent qui, sous la couverture de commerçant, transmet des informations concernant les armements à la disposition des ennemis dans les colonies voisines et, en général, tout ce qui pouvait contribuer à la sécurité du Royaume19. Au commencement de l’année suivante, le colonel Medina Galindo fait part aux autorités de la vice-royauté de ses craintes que les Anglais, à la faveur des troubles produits au Venezuela par le soulèvement de Gual et España, ne fomentent une guerre intestine avec les Guajiros et n’envahissent le vice-royaume20.

11 Enfin, Medina Galindo considérait comme inutile de combattre les Indiens, car les assassinats ne pouvaient que les inciter à une insurrection et à des « exigences de sang » qui produiraient fatalement une spirale de violence sans terme et mettrait fin à neuf ans d’ardus travaux de pacification. C’est pourquoi le gouverneur sollicite alors du vice-roi de Santa Fe l’interdiction formelle pour les bateaux corsaires espagnols surveillant les côtes de Riohacha de mener des incursions à terre : la poursuite des contrebandiers pouvait dans de telles circonstances entraîner la mort d’Indiens faisant des affaires avec eux et inciter par là les autres Guajiros à réclamer tumultueusement le sang des victimes, enflammant ainsi toute la province21.

12 Comment rompre, dès lors, les liens étroits unissant les Guajiros et les Anglais ? Selon Medina Galindo, le seul moyen était d’user de « douceur », c’est-à-dire encourager, par des traitements de faveur et des cadeaux, les rapports commerciaux entre Indiens et Espagnols. Dans le meilleur des cas, ceux-ci devaient devenir les fournisseurs des Guajiros et tirer profit de l’intermédiation avec les colonies neutres, moyennant l’importation de nègres esclaves, d’outils pour moulins à sucre et de machines pour traiter le coton. En somme, le gouverneur de Riohacha pensait que les efforts de la Couronne devaient s’attacher à supplanter les Anglais en employant pour cela leur arme favorite, à savoir le commerce. Le résultat serait la transformation de la province car la fin de la guerre avec les Indiens devait signifier l’incorporation de 40 000 nouveaux vassaux, permettre le développement de l’agriculture et désobstruer définitivement les communications par voie de terre avec Maracaibo et Valledupar22.

13 Même si Medina Galindo a été incapable d’obtenir pour Riohacha le privilège tant souhaité de commercer avec les colonies neutres, sa tolérance envers la contrebande semble avoir été proverbiale. Cela, avec ses réussites dans le domaine de la pacification des Guajiros, constitue l’élément-clé permettant de comprendre la solide popularité du gouverneur et le rôle central qu’il devait jouer dans la province durant la crise monarchique espagnole. Dans ses relations de services, le colonel se targue de la « reddition et pacification » des Guajiros et, effectivement, les documents consultés permettent de corroborer de sa part une adroite gestion des crises23. Lorsque, le 15 mars 1795, deux chefferies d’Indiens firent irruption dans la cité de Riohacha pour se combattre férocement à la machette, Medina Galindo réussit à arrêter la bataille et à

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obtenir leur retour dans leurs villages respectifs24. Quelques mois plus tard, le colonel conclut la paix avec les Parajuanos qui avaient assailli la ville de Sinamaica et coupé les communications terrestres entre Riohacha et Maracaibo. Après avoir dissuadé le gouverneur de cette dernière province de mener une guerre offensive, il négocie avec le capitaine Yaurepara le paiement réciproque des affronts, selon les us et coutumes des Indiens. En conséquence, ceux-ci reçoivent tout ce qu’ils demandent (y compris des bijoux en or représentant des aigles) et ils livrent 30 mules, 10 chevaux et 15 vaches25. Enfin, début 1801, alors que dans la cité de Riohacha s’étaient concentrés plus de 500 Guajiros, Medina Galindo évite tout incident fâcheux, au prix de ses efforts et de sa vigilance26. Le résultat le plus probant des « maximes politiques » du colonel est la réouverture du trafic avec Mompox, Ocaña et Chiriguana par Valledupar, et cela au moins depuis le milieu de l’année 179627.

La suspension du gouverneur de Riohacha

14 En février 1804, la goélette garde-côtes El Volador s’empare d’un paquebot dans les Caraïbes néogrenadines. On apprend que le bateau, baptisé du nom de San Francisco Javier, a été acheté aux enchères à Sainte-Marthe par un prête-nom de commerçants français (l’avocat Antonio José de Ayos qui devait jouer un rôle très important lors de la révolution à Carthagène) et qu’il sert au trafic clandestin sur les côtes de la vice- royauté. Le navire avait mouillé à Riohacha à la fin de l’année précédente avant de se diriger vers Curaçao et d’y embarquer une cargaison destinée au commerce illicite. Lorsque les autorités de Carthagène étudient le cas, elles concluent à l’implication du colonel Medina Galindo dans ces activités clandestines et renvoient l’enquête à l’Audience de Santa Fe. Telle est l’origine d’un long procès dont l’instruction fait apparaître des indices clairs montrant que le gouverneur de Riohacha favorise la contrebande à laquelle s’adonnent beaucoup d’étrangers et en tire profit. Apparemment, ce commerce illicite se faisait avec une effronterie telle que des Anglais, des Français et des Juifs avaient pris l’habitude d’établir des « magasins publics » dans la cité même de Riohacha et qu’ils s’invitaient à déjeuner tous les dimanches à la table du gouverneur. En conséquence et dans l’attente de l’issue du procès, le vice-roi Amar (1803-1810) ordonne la suspension de Medina Galindo de son poste. La mesure reçoît très rapidement l’approbation du Conseil des Indes qui expédie une real orden à cet égard le 25 août 180628.

15 Comme gouverneur intérimaire de la province de Riohacha, le vice-roi Amar nomme le lieutenant-colonel D. Juan Sámano. Originaire de la ville de Selaya, dans la province de Santander, ce militaire étudie les mathématiques à l’académie de Barcelone, puis passe à Porto-Rico en 1780 avec le convoi qui appareille de Cadix sous le commandement du lieutenant-général Victorio de Navia. Ensuite, Sámano est envoyé à Carthagène des Indes, où il reste quelque temps avec son régiment, avant de rejoindre Santa Fe lors de l’insurrection des Comuneros. De retour en Europe, Sámano prend part en 1793 à la guerre contre les Français en tant que commandant d’une compagnie de chasseurs en Navarre. Postérieurement, il s’enorgueillira dans ses relations de services de sa participation à diverses actions pendant cette campagne, au cours de laquelle il est blessé par balles aux deux cuisses29. L’année suivante, Sámano réembarque à Cadix et, après avoir mouillé à Porto-Rico, arrive au Nouveau Royaume de Grenade en 1794 pour être mis à la tête du Bataillon Auxiliaire de Santa Fe30.

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16 Le 10 septembre 1805, alors qu’il se dirige vers la cité de Riohacha pour prendre possession de sa charge de gouverneur intérimaire de la province, Sámano est informé dans le village de Fonseca de l’imminence d’un attentat dirigé contre sa personne. Le crime doit être perpétré le lendemain par des Indiens guajiros de différentes chefferies et prendre la forme d’un guet-apens. Escorté d’habitants de Riohacha ayant refusé de participer à la conspiration, Samano fait de nuit le trajet qui le sépare encore de Riohacha, et arrive dans la capitale vers trois ou quatre heures du matin. Lorsque les Indiens du village du Rincón sont mis au courant de cette manœuvre, il est déjà trop tard : à leur arrivée dans la cité deux heures plus tard, le nouveau gouverneur est déjà en train de prendre du repos, sain et sauf. Par le procès instruit quelques mois plus tard, nous savons que le colonel Medina Galindo, rendu furieux par sa destitution, est l’auteur du plan conçu pour assassiner Sámano, et qu’il comptait pour cela sur la complicité de l’échevinage. Afin de gagner les Indiens, le gouverneur déchu a eu recours à des métis résidant à Riohacha et appartenant, en général, aux milices de la cité. Il semble qu’il leur ait offert, pour les convaincre, mille pesos, des provisions, de l’eau-de-vie, des tissus et d’autres cadeaux31.

17 Même si l’attentat conçu par Medina Galindo contre son successeur n’a pas abouti, il est fort instructif car il démontre l’influence que ce colonel exerçait sur l’échevinage, les milices et les Indiens de Riohacha. Grâce à sa double condition de gouverneur et de militaire de haut rang, Medina Galindo avait réussi, pendant son long séjour dans la province, à y mener un solide leadership qui devait lui permettre en 1811 de reprendre le commandement du gouvernorat à l’abri de la révolution du Nouveau Royaume de Grenade. Dans l’immédiat, il est contraint de gagner Pamplona, où il est confiné par le vice-roi Amar jusqu’à la fin des procès instruits à son encontre pour contrebande et conspiration32. Ayant obtenu la commutation de sa peine dans la cité de Valledupar, il se met en route pour cette destination le 29 octobre 180533. Finalement, il passe sans y être autorisé à Santa Fe afin d’y organiser sa défense. C’est là qu’il se trouve trois ans plus tard et, en tant que colonel d’infanterie de l’armée royale, il participe à la junte d’autorités qui reconnaît Ferdinand VII comme roi d’Espagne et des Indes et la Junte Suprême de Séville comme souverain intérimaire de la monarchie34. Medina Galindo se trouve encore à Santa Fe le 20 juillet 1810, lorsque les autorités de la vice-royauté sont démises35. Coïncidence qui ne devait pas manquer de susciter des soupçons parmi ses ennemis, qui l’accuseront d’être complice et agent des révolutionnaires de l’état de Cundinamarca.

Une révolution à l’ombre de la monarchie ?

18 Afin de repousser la menace représentée par l’installation de la Junte Suprême de Quito (10 août 1809), le vice-roi de Santa Fe envoie 300 fusiliers du Bataillon Auxiliaire vers le gouvernorat de Popayan36. Le départ des soldats laisse la cité assez dégarnie et accroît les risques de troubles au moment même où l’échevinage sollicite avec insistance la création d’une junte de gouvernement37. C’est pourquoi le vice-roi Amar y Borbón appelle à la rescousse le colonel Juan Sámano qui, le 11 septembre 1809, quitte la province de Riohacha, où il occupait le poste de gouverneur intérimaire.

19 C’est ainsi que, conformément aux lois (cédule royale du 13 juillet 1796), le commandement de la province la plus septentrionale du Nouveau Royaume de Grenade se trouve réparti entre deux autorités, l’une politique et l’autre militaire. La première

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est confiée à l’alcalde de première nomination de la cité, Pedro Pérez Prieto, la deuxième à l’officier de la place du grade le plus élevé, alors le lieutenant-colonel Fernando de Oribe. Lorsque la Junte Suprême de Santa Fe est installée le 20 juillet 1810, le gouvernorat de Riohacha continue à être régi de la sorte38. En fait, une telle situation se prolonge jusqu’au 6 août de l’année suivante, quand a lieu une altération tumultueuse du gouvernement qui, paradoxalement, n’a rien de révolutionnaire. En d’autres termes, la déposition des autorités de la province ne modifie en rien l’obéissance inconditionnelle aux autorités de l’Espagne libre observée par les habitants de Riohacha depuis le début de la révolution néogrenadine. Cela veut dire que, même si le mouvement a été insurrectionnel dans la forme – destitution violente des gouvernants nommés par le roi–, il ne l’a pas été dans ses buts, puisqu’il s’est manifesté par une fervente réaffirmation de vassalité à l’égard de Ferdinand VII, du Conseil de Régence et des Cortès de la nation espagnole.

20 L’événement est exceptionnel et il n’est pas inutile de s’y attarder. Nous avons dit que la province de Riohacha est restée étrangère à la transformation politique de 1810 qui s’étendit rapidement sur le territoire néogranadin depuis la cité de Caracas, épicentre du séisme. Lorsque les nouvelles de la destitution des autorités de la vice-royauté parviennent dans la capitale du gouvernorat, l’on s’empresse de célébrer un cabildo abierto. Dans l’assemblée, réunie le 17 août, siège « un nombre considérable d’habitants de toutes les classes et des états les plus sains ». On décide alors de renouveler au nom de ce pueblo « le plus solennel serment d’obéissance au Suprême Conseil de Régence », déjà prêté le 21 mai précédent. Deux jours plus tard dans l’après-midi, on effectue la cérémonie religieuse de rigueur, à laquelle prend part une assistance nombreuse et enthousiaste, qui exprime sa joie par des vivats et des applaudissements. Le dernier jour de l’année 1810, les habitants de la province de Riohacha ont une nouvelle occasion de confirmer leurs vœux de soumission aux autorités de l’Espagne libre, moyennant la reconnaissance des Cortès Générales et Extraordinaires de la nation espagnole et l’observance des premiers décrets expédiés par celles-ci39.

21 Comme il est aisé de l’imaginer, dans ces événements l’échevinage de Riohacha joue un rôle exceptionnel. Tout semble indiquer que les membres du conseil municipal voyaient dans la conservation du statu quo la meilleure manière de préserver la concentration du pouvoir qu’ils exerçaient depuis le départ du gouverneur intérimaire pour la cité de Santa Fe au milieu de l’année 1809. En d’autres termes, la formation d’une junte de gouvernement semblable à celles qui avaient été installées quelques jours plutôt au Socorro (11 juillet), dans la capitale de la vice-royauté (20 juillet), ou dans la cité voisine de Sainte-Marthe (10 août), aurait été perçue par l’échevinage comme une menace aux prérogatives cumulées par celui-ci à l’abri de la crise monarchique. En premier lieu, et en claire infraction aux lois, Pedro Pérez Prieto se fait réélire comme alcalde de première nomination en 1810 et en 1811. Cela veut dire que, en vertu de l’absence déjà mentionnée du gouverneur, il monopolise pour deux ans le commandement politique de la province et, en conséquence, le contrôle des finances royales, du fisc et des postes. Par ses attributions, il a aussi la haute main sur le commerce du port, car lui revient la charge d’inspecter les navires et d’octroyer les licences de rigueur. Ces pouvoirs déjà grands se sont accrus le 3 décembre 1810 au détriment tant des administrations de Carthagène que du lieutenant Fernando de Oribe qui, comme on l’a vu, exerçait par intérim l’autorité militaire en Riohacha. À cette date, en effet, l’échevinage déclare qu’en vertu de la « dégénération » de Carthagène, et notamment de son refus de recevoir le gouverneur nommé par la régence,

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l’administration de la cité ne dépendrait désormais, en quelque domaine que ce soit (militaire, postal, fiscal, commercial), que des autorités de l’Espagne libre. De même, l’échevinage se déclare ce jour-là en possession des attributions relevant jusqu’alors d’Oribe, lui retirant le commandement de la place ainsi que l’inspection générale des milices et du corps royal d’artillerie. On lui interdit dès lors d’augmenter ou de diminuer la garnison, de recruter pour les milices ou de confier le commandement militaire à quiconque sans autorisation préalable40.

22 Début décembre 1810, l’échevinage de Riohacha a donc pris en mains le commandement de la province sous prétexte de fidélité au monarque captif et à la régence, et en tirant clairement parti de la situation politique trouble du Nouveau Royaume. Les membres du conseil municipal ont exercé sans encombre cette concentration de pouvoirs jusqu’au 6 juin 1811. À cette date, en effet, ils reçoivent une lettre du commerçant catalan José Antonio Bonafé, dans laquelle celui-ci leur annonce qu’à Santa Fe le colonel Medina Galindo a fait état auprès de diverses personnes d’une requête signée de plusieurs habitants de Riohacha le pressant d’assumer le gouvernement de la province. Il semble que la collecte de ces signatures ait été effectuée parmi le petit peuple par Antonio de Torres – gendre de Medina Galindo – qui résidait alors à Valledupar. Avec stupeur, les membres de l’échevinage apprennent, en outre, que l’ancien gouverneur s’est déjà mis en route et a même dépassé le port fluvial d’Honda, accompagné par son fils Manuel José et par un avocaillon sans scrupule. Dès lors, et dans l’espoir que Medina Galindo soit arrêté à Valledupar et expulsé de la province de Sainte-Marthe, ils décident de demander, au nom du roi, l’aide du gouverneur de cette dernière41.

23 Celui-ci, lorsqu’il est informé de la situation, écrit aussitôt au colonel de milices de Valledupar pour lui ordonner d’arrêter Medina Galindo et de le lui remettre sous escorte42. Toutefois, il était impossible d’exécuter cette commission, puisque depuis le mois de février précédent, lorsqu’on avait tenté en vain d’ériger une junte de gouvernement indépendante dans la cité, on avait non seulement supprimé, profitant du tumulte, le lieutenant du gouverneur, mais aussi obtenu par la force le bannissement du chef des milices urbaines43. Ainsi donc, l’échevinage de Valledupar, fidèle en principe à la Régence, agissait lui aussi avec une autonomie presque absolue, sans avoir pour cela à embrasser la révolution néogrenadine.

24 Le 13 juillet 1811, l’échevinage de Valledupar fait comparaître Medina Galindo en son sein, alarmé par l’arrivée d’une lettre que le tout nouvel état de Cundinamarca a adressée au militaire sous la dénomination de « gouverneur de Riohacha ». La missive contient un exemplaire des actes du Collège Électoral et Constituant et de la Constitution que celui-ci vient tout juste de promulguer le 4 avril44. Il s’agit donc là d’une manœuvre destinée à promouvoir les institutions adoptées par la capitale du Nouveau Royaume et, en ce sens, elle relève des négociations engagées par les autorités de Santa Fe afin de créer une entité politique plus grande, à laquelle est donné le nom de « Département de Cundinamarca ». Celui-ci, selon le projet, devait s’étendre sur un large territoire – comprenant les provinces de Riohacha, Sainte-Marthe, Socorro, Pore, Pamplona, Neiva et Mariquita – et, à moyen terme, entrer dans une grande confédération de la Terre Ferme composée de quatre autres membres45. Medina Galindo est-il alors un agent des leaders révolutionnaires de Santa Fe ? Le vieux colonel s’en défend et manifeste à l’échevinage de Valledupar qu’en tant que gouverneur de Riohacha il ne s’accordera qu’« avec les desseins du Suprême Conseil de Régence […] et

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cela, en faisant voir sa loyauté et son adhésion aux Cortès Générales et Extraordinaires de la Nation »46.

25 Deux jours après avoir ainsi manifesté sa volonté politique, Medina Galindo écrit à l’échevinage de Riohacha pour lui annoncer son arrivée imminente et son intention d’assumer de nouveau le gouvernement de la province. Selon ses affirmations, celui-ci lui revient de droit, comme le montrent de mystérieuses cédules royales expédiées par les autorités de l’Espagne libre au nom de Ferdinand VII47. Le colonel ne les ayant jamais produites, malgré les insinuations faites en ce sens tant par l’échevinage que par le gouverneur de Sainte-Marthe, on ne peut que supposer leur inexistence48. Quoi qu’il en soit, devant l’arrivée imminente de Medina Galindo, les membres du conseil municipal de Riohacha pressent le lieutenant-colonel Fernando de Oribe de prendre, en tant que gouverneur militaire, toutes les mesures propres à empêcher l’entrée du colonel dans la province49. Fâché sans doute avec l’échevinage en raison de la réduction de ses attributions faite par ce dernier en décembre 1810, Oribe se refuse à prendre quelque mesure que ce soit50. Était-il alors complice de Medina Galindo ? Tout semble l’indiquer. En effet, lors de sa déposition quelques années auparavant dans le procès instruit pour contrebande contre ce dernier, Oribe avait rejeté nettement les accusations51. Le même soupçon s’impose à l’égard de l’échevinage de Valledupar car, au lieu d’envoyer Medina Galindo prisonnier à Sainte-Marthe, comme on le leur avait ordonné, les membres du conseil municipal communiquent à celui-ci les documents reçus à ce sujet pour qu’il exprime son avis. Le colonel disqualifie alors l’autorité du vice-roi Amar en tant que « créature de Godoy », mettant l’accent sur l’injustice du procès instruit à son encontre. Il souligne la légitimité de son commandement, la réhabilitation dont il a été l’objet de la part de la Junte Centrale et le fait qu’on n’a jamais cessé de lui verser sa solde ; et aussi la partialité de l’échevinage de Riohacha, voulant conserver son pouvoir sur la province, ainsi que l’illégalité de la double réélection de Pedro Pérez Prieto comme alcalde de première nomination. La partie la plus intéressante de son argumentation est, cependant, celle où il attribue au pueblo de Riohacha la liberté d’« adopter le système de gouvernement qui lui sied le mieux, sous l’autorité reconnue du Suprême Conseil de Régence ». C’est pourquoi, selon lui, la pétition signée par plus de cent habitants de cette cité le pressant d’assumer le commandement de la province, constitue pour lui un impératif aussi fort et irrésistible que l’exécution des ordres du souverain52.

26 Dans l’intention de faire lever les obstacles l’empêchant de poursuivre son chemin, Medina Galindo écrit dans de termes très similaires au gouverneur de Sainte-Marthe : « […] le pueblo de Riohacha, certain de trouver en moi un père, comme il le manifeste dans ses écrits, me réclame et me reconnaît pour son gouverneur légitime, mettant entre mes mains sa confiance, son bien-être et sa tranquillité ; satisfaction immense en vérité pour un gouverneur que celle de se voir acclamé par son peuple dans l’époque présente, car c’est comme si on disait “tu es notre gouverneur de par le roi, c’est à toi que nous obéissons et nous te réclamons par acclamation publique, car tu n’es point un petit chef despotique et absolu” »53.

27 Évidemment, une telle profession de foi était loin d’être canonique. Comme le dira par la suite l’alcalde de première nomination de Riohacha, son origine ne pouvait être que la « cité insurrectionnelle de Santa Fe de Bogotá, d’où [Medina Galindo] venait dépêché et muni d’instructions ». D’après Pérez Prieto, les opinions du colonel n’étaient pas seulement erronées, mais encore scandaleuses et criminelles, puisque :

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« Le peuple, après avoir abdiqué sa souveraineté et l’avoir transmise au monarque ou à son légitime représentant, comme l’a fait celui des Espagnes dans les circonstances actuelles au Congrès national, a perdu ce droit qui s’est désormais refondu essentiellement dans le Souverain, à qui seul et exclusivement incombe cette faculté et non pas à la masse de la nation, même sous le trompeur et simulé prétexte de la reconnaissance d’une autre autorité, avec lequel le colonel Medina Galindo a prétendu adoucir sa venimeuse doctrine ; car dans ce cas le Souverain devrait agir sous la dépendance du peuple et partagerait avec celui-ci son autorité »54.

28 Sans attendre la réponse du gouverneur de Sainte-Marthe, Medina Galindo quitte la cité de Valledupar le 30 juillet 1811 avec le concours de « quelques personnes espagnoles et de la nation guajira »55. Sept jours plus tard à neuf heures du matin, il parvient enfin dans la cité de Riohacha, escorté par une nombreuse assistance armée de « fusils, sabres et poignards »56. Avec un tel soutien, il ordonne la réunion d’un cabildo abierto destiné à légitimer sa prise de pouvoir et à nommer comme regidor doyen de l’échevinage son gendre Antonio de Torres. La cérémonie ne manque pas d’intérêt, notamment en ce qui concerne l’investiture du gouverneur : « On a demandé clairement au peuple ce qu’il voulait et celui-ci a répondu à haute voix qu’il voulait pour son gouverneur le colonel D. José de Medina Galindo, car il possède cette charge par nomination de Sa Majesté D. Ferdinand VII ; c’est en lui qu’il veut placer sa confiance, et conséquemment d’un commun accord on a accédé à la voix commune du peuple »57.

29 Lorsque l’un des alcaldes ose rappeler que la suspension de Medina Galindo a été confirmée par le roi, « le peuple », irrité, le corrige, prétendant que cette mesure n’était due qu’au vice-roi Amar et son approbation à « l’ennemi acharné de la monarchie, Godoy, et cela pour la réalisation de ses dépravés et bien connus desseins ». L’alcalde de première nomination reçoit alors, de Medina Galindo, la prestation de serment de rigueur. Le gouverneur s’engage ainsi à obéir aux décrets et à la Constitution que pourraient promulguer les Cortès, et à conserver le gouvernement monarchique du royaume, ainsi que l’indépendance, la liberté et l’intégrité de la nation58.

Le rétablissement de la tranquillité

30 Jusqu’au jour de sa mort, survenue à la fin de l’année 1813, José de Medina Galindo a gouverné la province de Riohacha sans incidents notables. Toutefois, les premiers jours de son mandat semblent avoir été assez difficiles, en raison des querelles engendrées par la réinstallation du colonel parmi les habitants. Afin d’éteindre la discorde, il convoque le 9 septembre 1811 un cabildo abierto dans l’église paroissiale. L’alcalde Pérez Prieto brille par son absence, car il a quitté la cité en cachette pour aller chercher à Maracaibo et à Porto-Rico de l’aide lui permettant de déposer le gouverneur intrus59. Même si le colonel ouvre l’assemblée solennelle en demandant à chacun de manifester les « sentiments ou les soupçons » qu’il pourrait nourrir à l’égard du gouvernement, en vérité il s’agit plus d’une cérémonie d’adhésion que d’un débat politique. En effet, les assistants, les uns après les autres, reconnaissent l’autorité de Medina Galindo et lui prêtent serment d’obéissance, en se gardant bien de critiquer aucunement sa conduite. La consolidation du pouvoir du gouverneur culmine avec le choix, par acclamation unanime, du gendre de celui-ci, Antonio de Torres, comme député de la province aux Cortès de la nation. Pour procéder à cette désignation, on omet aussi bien la présentation préalable d’un groupe de trois candidats que le tirage au sort, prévus par

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le règlement, et cela « à cause de la pénurie d’individus talentueux et instruits, et parce que la volonté du peuple est générale »60.

31 Informé de ces événements, le vice-roi Benito Pérez (1811-1813) – qui réside alors à La Havane en attendant de s’embarquer pour la cité de Panama – convoque une junte d’autorités pour examiner la question61. Selon le fiscal del crimen de l’audience de Santa Fe, la nomination du député de Riohacha aux Cortès de la nation est frappée de nullité, puisqu’on n’a pas respecté le règlement fixé à cette fin. Toutefois, comme il n’est pas possible de contenir les excès commis par Medina Galindo en raison des circonstances, il faut, à son avis, « céder à l’insulte », le vice-roi se contentant de rendre compte des faits aux autorités intérimaires de la nation62. La junte d’autorités adopte le point de vue du fiscal et décide aussi d’avertir Medina Galindo qu’il doit couper toute communication avec l’état de Cundinamarca et rendre aussi étroites que possible ses relations avec le gouvernorat de Sainte-Marthe. Enfin, la junte convient de charger les militaires Fernando de Oribe et Juan Salvador Daza de la surveillance de la conduite du gouverneur de Riohacha et les autorise même à prendre les mesures nécessaires, le cas échéant, pour maintenir la province « fidèle à la bonne cause »63.

32 Les craintes du vice-roi et des oidores, nous le savons aujourd’hui, se sont avérées vaines. La Régence a ratifié les actes de Medina Galindo, le nommant brigadier de l’armée royale64, et le gouvernorat de Riohacha est resté, sous son commandement, dans la plus parfaite soumission aux autorités espagnoles. Même lorsqu’au début de l’année 1813, la très fidèle cité de Sainte-Marthe tombe au pouvoir des insurgés de Carthagène et que Valledupar adhère au mouvement révolutionnaire, la province demeure farouchement du côté de la Régence, accueillant en son sein les villages qui, tels San Juan del Cesar, Fonseca et Barrancas, refusent d’adopter le « système indépendant ». Dans cette conjoncture, l’échevinage de Riohacha demande en vain des armes au vice-roi et aux autorités de Maracaibo, de Cuba et de la Jamaïque, et finit par s’emparer par ses propres moyens de la cité de Valledupar, grâce à une expédition dépêchée sous les ordres de D. Andrés de Medina, petit-fils du cacique des guajiros65.

Épilogue

33 Au mois de septembre 1813, l’échevinage de Riohacha reçoit une real orden promulguée le 7 mai précédent, en vertu de laquelle le gouvernorat du même nom est détaché de la Capitainerie Générale du Nouveau Royaume de Grenade et réuni à celle créée à Maracaibo. Considérant que l’exécution d’une telle mesure devait entraîner de très graves préjudices, Medina Galindo appose sa signature en tête d’une pétition par laquelle les autorités de la cité sollicitaient son abrogation. Selon l’argumentation soutenue alors, bien que Riohacha et Maracaibo ne fussent séparées que de 40 lieues par voie terrestre, la frontière entre ces deux juridictions, comprise entre la rivière Calancala et les environs de Sinamaica, était occupée depuis 1769 par des « villages sans fin d’Indiens barbares », qui rendaient le transit très difficile et coûteux. Quand, pour affaires relevant du service royal, on dépêchait une estafette terrestre vers Maracaibo, il fallait la faire accompagner d’une escorte de quatre-vingt ou cent hommes, sans que pour autant on pût se dispenser de faire des cadeaux aux Indiens. De même, la communication par voie maritime et celle empruntant la vallée de Perijá (qui n’exigeait pas moins de vingt-deux jours de marche en été) étaient assez onéreuses. En conséquence, sous la dépendance de Maracaibo, les habitants de Riohacha se verraient

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dans l’obligation de « cesser de réclamer leurs droits ou de s’exposer alors à goûter les fruits amers de l’indigence ». Lors des élections, on serait confronté à la même situation car les électeurs de la province ne pourraient se rendre à temps dans la nouvelle capitale pour prendre part à la désignation des députés aux Cortès ordinaires. Enfin, ce plaidoyer contre le rattachement à Maracaibo affirmait que cette dernière cité, outre le fait qu’elle était très éloignée, manquait tout à fait d’hommes, d’armes et de munitions, ce qui l’empêchait donc de pouvoir prêter secours à Riohacha contre les insurgés du Royaume66.

34 C’est là le document d’archives le plus tardif que nous ayons pu découvrir touchant la vie de José de Medina Galindo. Même si nous ignorons la date exacte de sa mort, on sait qu’elle était déjà survenue lorsqu’en décembre 1813 le gouvernement de la province fut une nouvelle fois divisé entre une autorité militaire et une autorité politique. Pour exercer la première, on désigna, comme en 1809, Fernando de Oribe. La seconde échut à Antonio de Torres, le gendre, on s’en souvient, de Medina Galindo67. L’équilibre de Riohacha dépendait donc encore d’une très particulière confluence d’intérêts conciliant le pouvoir d’une famille, les intérêts de la Couronne et la tranquillité des habitants. Cette symbiose subsistait en février 1814, lorsque l’échevinage de Riohacha reconnut Francisco de Montalvo comme capitaine-général du Nouveau Royaume de Grenade68.

35 Quelques années plus tard, la province eut recours aux mêmes stratégies pour assurer un transit commode du régime monarchique vers le système républicain. En effet, tout semble indiquer que l’incorporation dans la Colombie bolivarienne se fit à nouveau par l’intermédiaire de la famille de Medina Galindo et notamment d’Antonio de Torres qui, en juin 1823, sollicita des autorités de Bogota la conservation de son rang de “commandant des patriotes” de Riohacha, accordé auparavant par la régence espagnole. D’après ses dires, il était incapable de fournir la preuve de cette nomination car Francisco de Montalvo, qui le persécutait en tant que partisan de l’indépendance, retint la dépêche. À la faveur de la grâce demandée, Antonio de Torres rappela aux autorités colombiennes son emprisonnement dans les cachots de Sainte-Marthe et de Carthagène et la confiscation de ses biens. Apparemment, D. Juan de Samano (successeur de Montalvo à la tête de la Nouvelle-Grenade) l’aurait également démis de la charge qu’il occupait comme premier secrétaire de la vice-royauté le tenant pour un insurgé. En 1826, Antonio de Torres était membre de la chambre des représentants de la Colombie, ce qui prouve que, dans le cas de Riohacha, le passage de la monarchie espagnole vers le régime républicain se fit sans trop de heurts. De même, le cas de Medina Galindo et sa famille démontre que les patriciens néogrenadins, qui servaient de courroie de transmission des intérêts locaux, ont amorti les bouleversements de l’empire espagnol et permis de préserver, tant bien que mal, le fragile équilibre des petites communautés périphériques.

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BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

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Archivo General de la Nación, Bogotá, Fondo Colonia : Aduanas, t. 21 ; Cartas empleados públicos, t. 9 ; Consulados, t. 3 ; Empleados públicos de Magdalena, t. 12 ; Empleados públicos de Panamá, t. 1 ; Juicios criminales, t. 64 ; Milicias y marina, t. 4, 9, 22, 46, 56, 80, 95-97, 117, 124, 138 ; Miscelánea, t. 72 ; Miscelánea empleados públicos, t. 31 ; Residencias Magdalena, t. 17, 31 y 60. Sección Archivo Anexo : Fondo Gobierno, t. 19 ; Fondo Historia, t. 4, 13 y 15. Fondo República : Secretaría de guerra y marina, t. 37.

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Sources primaires imprimées

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Sources secondaires

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RESTREPO, José Manuel, Historia de la Revolución de la Republica de Colombia en la América meridional, Besançon, José Jacquin, 1858, t. 1.

NOTES

2. Il existe de nombreuses relaciones de méritos de José de Medina Galindo. Nous utilisons ici celles datées de Santiago de Veragua (31 août 1788) et de Riohacha (14 juin 1793 et 14 juillet 1798), Archivo General de la Nación – dorénavant AGN –, Milicias y Marina, t. 96, f. 628, t. 46, ff. 50-51 et t. 9, ff. 304-309 et 428-435. Dans l’Archivo General de Simancas – dorénavant AGS-SGU, 7072, se trouvent un état de services et une relación de méritos imprimée en 1785, où l’on rend compte des ancêtres et du lieu d’origine du militaire. Pour l’octroi du grade de lieutenant-colonel à Medina

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Galindo (San Lorenzo, 22 octobre 1788) voir AGN, Milicias y marina, t. 96, f. 400-404. Enfin, en ce qui concerne la promotion de celui-ci comme colonel d’infanterie, voir la lettre de remerciements qu’il adressa au vice-roi de Santa Fe (14 octobre 1794), Id., t. 95, f. 968. 3. Francisco MORALES PADRÓN (éd.), Diario de Don Francisco de Saavedra, Sevilla, Universidad de Sevilla/CSIC, 2004, 134. 4. Relación de méritos de 1798 déjà citée. 5. Ibíd ; Voir aussi les certifications expédiées par les autorités de la cité de Santiago Alange (1787), AGN, Empleados públicos de Panamá, t. 1, ff. 280-283. 6. Medina Galindo au vice-roi Caballero y Góngora (Santiago de Veraguas, 1 er avril 1788), AGN, Milicias y marina, t. 80, f. 698. 7. Pour la nomination, Archivo General de Indias – dorénavant AGI –, Santa Fe, 1178. Voir également la lettre d’Antonio de Narváez y Latorre au vice-roi Ezpeleta (Riohacha, 15 février 1791), AGN, Milicias y marina, t. 95, f. 635 ; et celle de José Domás y Valle au même (Panamá, 29 janvier 1791), AGN, Cartas empleados públicos, t. 9, f. 689. 8. AGS, SGU, 7072. 9. La perla de América, provincia de Santa Marta, reconocida, observada y expuesta en discursos históricos por el sacerdote Antonio Julián…, Madrid, A. Sancha, 1787. 10. Ibid. 11. Antonio NARVÁEZ Y LATORRE, Provincia de Santa Marta y Río Hacha del Virreinato de Santa Fe (Riohacha, 19 mai 1778), Biblioteca Luis Ángel Arango, libros raros y curiosos, mss. 482. 12. Francisco Antonio Díaz Granados au vice-roi (Riohacha, 15 septembre 1792), AGN, Milicias y marina, t. 97, ff. 645-646. 13. Comptes rendus de Medina Galindo au vice-roi (30 septembre 1797 et 15 février 1798), AGN, Milicias y marina, t. 138, ff. 924-927. Voir aussi AGN, Aduanas, t. 21, ff. 124-138. 14. Medina Galindo au vice-roi de Santa Fe (15 février 1798), AGN, Miscelánea empleados públicos, t. 31, ff. 642-650. 15. Medina Galindo au vice-roi (Riohacha, 14 octobre 1801), AGN, Miscelánea, t. 72, ff. 167-178. 16. Medina Galindo au vice-roi (Riohacha, 29 janvier 1798), AGN, Milicias y marina, t. 124, ff. 911-914. 17. Ibid. 18. José Manuel PÉREZ SARMIENTO (éd.), Causas célebres a los precursores…, Bogotá, Academia Colombiana de Historia, 1939, 2 vol. 19. Plaidoyer de la défense de Medina Galindo dans la cause instruite contre celui-ci pour contrebande et conspiration (Santa Fe, 12 avril 1809), AGN, Residencias Magdalena, t. 17, f. 587 v. 20. Medina Galindo au vice-roi (Riohacha, 15 février 1798), AGN, Miscelánea empleados públicos, t. 31, ff. 642-650. 21. Id., (Riohacha, 30 novembre 1801), AGN, Miscelánea, t. 72, ff. 167-178. 22. Ibíd. 23. Voir aussi dans ce sens le dossier constitué par Medina Galindo en 1805, AGN, Residencias Magdalena, t. 31, ff. 128. 24. Relación de méritos de Medina Galindo du 14 juillet 1798 déjà citée ; Certification de l’échevinage de Riohacha (14 avril 1795), AGN, Empleados públicos de Panamá, t. 1, f. 287. 25. Medina Galindo au vice-roi (Riohacha, 15 juillet et 30 août 1798) ; le gouverneur de Maracaibo à celui de Riohacha (13 août ? 1798), AGN, Milicias y marina, t. 117, f. 889 ; AGN, Consulados, t. 3, ff. 583-590. 26. Medina Galindo au vice-roi (Riohacha, 14 avril 1801), AGN, Milicias y marina, t. 119, f. 150. 27. Certification de l’échevinage de Riohacha (9 juin 1796), AGN, Empleados públicos de Panamá, t. 1, f. 288 v.

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28. AGN, Residencias Magdalena, t. 17, ff. 542-606, t. 31, ff. 127-201 y t. 60, ff. 507-574 ; Testimonio de los autos criminales seguidos contra D. José Antonio Bonafé, del principado de Cataluña (1804-1805), AGN, Juicios criminales, t. 64, ff. 902-982 (voir notamment l’accusation de Bonafé, f. 978). 29. Armando MARTÍNEZ GARNICA y Daniel GUTIÉRREZ ARDILA (éd.), Guía de forasteros del virreinato de Santa Fe, Bogotá, UIS/U. del Rosario, 2010 ; AGN, Milicias y marina, t. 4, f. 428. 30. Juan Sámano à Francisco Torrales (Porto-Rico, 22 mai 1794) et à D. Joaquín Cañaveral (à bord du brigantin des postes Pinzón, 6 juin 1794), AGN, Milicias y marina, t. 56, ff. 749-750. 31. Sumario que de pedimiento del Sr. Gobernador de esta plaza D. Juan de Sámano se adelanta acerca de lo que contra su persona se intentaba hacer al ingreso a esta ciudad al tiempo de venir a tomar posesión del gobierno (Riohacha, 1806), AGN, Milicias y marina, t. 22, ff. 661-707. Voir également l’interrogatoire (Santa Fe, 27 février 1807) subi par José Albizu Carbonell, l’un des complices de Medina Galindo dans la conspiration contre Sámano, de même que le dossier où figure l’indult concédé à celui-ci, AGN, Empleados públicos de Magdalena, t. 12, ff. 281-285. AGN, a (1808) et SAAH, t. 4, ff. 413-420, respectivement. 32. Francisco de la Guerra à son compère Manuel Martínez Mansilla (Maracaibo, 20 décembre 1806), AGN, Milicias y marina, t. 138, f. 360. 33. AGN, Residencias Magdalena, t. 60, ff. 504 et 505 v. 34. Acte imprimé de la junte d’autorités (5 septembre 1808), Archivo Histórico de Antioquia, Libros capitulares, t. 649, doc. 10340. 35. Pedro Pérez Prieto au gouverneur de Sainte-Marthe (Riohacha, 7 juin 1811), AGN, Sección Archivo Anexo, Fondo Gobierno – dorénavant SAAG –, t. 19, f. 562. 36. José Manuel RESTREPO, Historia de la Revolución de la República de Colombia en la América meridional, Besançon, José Jacquin, 1858, t. 1, p. 57. 37. Le vice-roi Amar au Premier secrétaire d’État (Santa Fe, 19 novembre 1809), AGI, Santa Fe, 629. 38. Pedro Pérez Prieto au vice-roi Benito Pérez (Riohacha, 30 mars 1811), AGN, SAAG, t. 19, ff. 328-333. 39. Ibid. 40. Acte de l’échevinage de Riohacha (3 décembre 1810) et lettre envoyée par celui-ci à Fernando de Oribe (23 janvier 1811), Id., ff. 184-194. 41. Acte de l’échevinage de Riohacha (6 juin 1811) et lettre de Pedro Pérez Prieto au gouverneur de Sainte-Marthe (Riohacha, 7 juin 1811), Id., f. 561-562. 42. Tomás de Acosta, gouverneur de Sainte-Marthe, au colonel Juan Salvador Anselmo Daza (11 juin 1811), Id., f. 566. 43. Le colonel de milices de Valledupar au gouverneur de Sainte-Marthe (Hacienda de Corral de piedra, juridiction de Valledupar, 17 juin 1811), Id., ff. 567-569. 44. Acte de l’échevinage de Valledupar (13 juillet 1811), Id., f. 581. 45. Documentos importantes sobre las negociaciones que tiene pendientes el Estado de Cundinamarca para que se divida el Reyno en Departamentos, Santa Fe de Bogotá, en la imprenta real, por Don Bruno Espinosa de los Monteros, Año de 1811, BNC. 46. Acte de l’échevinage de Valledupar du 13 juillet 1811, déjà cité. 47. Medina Galindo à l’échevinage de Riohacha (Valledupar, 15 juillet 1811), AGN, SAAG, t. 19, f. 577. 48. Le gouverneur de Sainte-Marthe à Medina Galindo (31 juillet 1811) ; Acte de l’échevinage de Riohacha du 23 juillet 1811 et dépêche de celui-ci à Medina Galindo (24 juillet), Id., ff. 574 v., 577 v. et 600 v. 49. L’échevinage de Riohacha à Fernando de Oribe (23 juillet 1811), Id., f. 579. 50. Réponse de Fernando de Oribe à l’échevinage de Riohacha (26 juillet 1811), Id., f. 580. 51. AGN, Residencias Magdalena, t. 17, f. 578 v.

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52. L’échevinage de Riohacha à celui de Valledupar (17 juillet 1811) ; Acte de L’échevinage de Valledupar (22 juillet), AGN, SAAG, t. 19, ff. 573 et 584 v. 53. Medina Galindo au gouverneur de Sainte-Marthe (Valledupar, 23 juillet 1811), Id., f. 598 v. 54. Représentation de Pedro Pérez Prieto aux autorités de l’Espagne libre (Porto-Rico, 13 novembre 1811), AGN, Sección Archivo Anexo, Fondo Historia – dorénavant SAAH –, t. 13, f. 201 v. 55. Acte de l’échevinage de Riohacha (31 juillet 1811), AGN, SAAG, t. 19, f. 601. 56. L’échevinage de Riohacha au vice-roi Benito Pérez (21 août 1811), AGN, SAAH, t. 13, ff. 1-4. 57. Acte de l’échevinage de Riohacha (6 août 1811), AGN, SAAG, t. 19, f. 602. 58. Ibid. 59. Représentation de Pedro Pérez Prieto depuis Porto Rico déjà citée, AGN, SAAH, t. 13, ff. 196-207. 60. Acte du cabildo abierto de Riohacha du 9 septembre 1811, Id., ff. 25-39. 61. Le vice-roi Pérez au fiscal de l’Audience de Santa Fe (La Havane, 19 novembre 1811), Id., f. 39. 62. Compte rendu du fiscal (La Havanne, 20 novembre), Id., f. 39 v. 63. Acte de la Junte d’autorités du 21 septembre 1811, Id., ff. 43-45. 64. Nous n’avons pas pu trouver la promotion mais Medina Galindo figure déjà avec ce titre de brigadier fin 1812, Cf. la nomination d’Antonio de Torres comme commandant du corps de patriotes de Riohacha (6 décembre 1812), AGN, Secretaría de guerra y marina, t. 37, f. 32. 65. Représentation de l’échevinage de Riohacha (6 mai 1813), AGI, Santa Fe, 1183. 66. L’échevinage de Riohacha au capitaine général du Nouveau Royaume de Grenade (13 septembre 1813) et représentation de celui-là à la Régence (3 septembre 1813), AGN, SAAH, t. 15, ff. 108-119. 67. Lettres de José Jacinto Nájera et de José Francisco Gutiérrez au capitaine général de Maracaibo (11 et 12 de décembre 1813) ; représentation de plusieurs habitants de Riohacha (10 décembre 1813) Id., ff. 238-243. 68. AGN, SAAH, t. 13, f. 356.

RÉSUMÉS

Qu’est-ce qu’une révolution ? Sans aucun doute, l’un des traits essentiels qui distinguent ce phénomène politique d’une simple émeute, d’un soulèvement ou d’une insurrection réside dans son incidence, qui s’étend même aux territoires restant a priori étrangers au mouvement, lesquels, de manière paradoxale et inopinée, finissent par être le théâtre de manifestations issues, dans une certaine mesure, des fondements des troubles frappés d’anathème. À partir de l’étude des répercussions de la transformation politique de 1810 dans le très fidèle gouvernorat de Riohacha, le présent article voudrait s’attacher à montrer que la révolution néogrenadine s’étendit insidieusement à l’ensemble de la vice-royauté, et que, pour avoir une idée plus claire de ce phénomène, il est très important de prêter aussi attention aux provinces qui sont restées alors sous l’orbite de la Régence. Alors qu’elles sont d’ordinaire considérées dans les histoires de la révolution néogrenadine comme des obstacles ou des frontières, il est temps d’observer plutôt en elles le curieux aspect qu’elles offrent du mouvement indépendantiste. De même nous intéresserons-nous au rapport que gouvernants et gouvernés entretenaient en Riohacha à la

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veille de la crise monarchique, en y voyant peut-être une clé permettant de comprendre tout aussi bien les raisons de la fidélité que celles de la rupture.

What is a Revolution ? Without doubt, one of the essential traits distinguishing this political phenomenon from a simple riot, or an uprising, or an insurrection lies in its effect on territories remaining generally foreign to the movement ; paradoxically and unexpectedly, these areas end up being affected by the movement itself. By examining the repercussions of the political transformation of 1810 in the loyal governorate of Riohacha, this article aims to show that the revolution in Neo-Granada insidiously extended to the entire viceroyalty. To have a clearer idea of this phenomenon, it is important to study the provinces that remained in the orbit of the Regency. While these are usually considered in the histories of the Revolution of Neo-Granada as obstacles or limits, it is necessary to observe in them the curious dimension they offer to the movement for independence. Similarly, the relationship between rulers and ruled in Riohacha on the eve of the crisis of the monarchy, itself a key, perhaps, to understanding the for its loyalty and those of rupture will be addressed.

INDEX

Mots-clés : gouvernorat de Riohacha, indiens Guajiros, Nouveau Royaume de Grenade, Révolution d’indépendance

AUTEUR

DANIEL GUTIÉRREZ ARDILA Centro de Estudios en Historia (CEHIS) Universidad Externado de Colombia [email protected]

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L’inquisition face aux Lumières et à la révolution française en Nouvelle- Espagne : le dossier et le procès d’Esteban Morel (1781-1795) The Inquisition, the Enlightenment, and the in New Spain : the dossier and the trial of Esteban Morel (1781‑1795)

Liliana Schifter, Patricia Aceves et Patrice Bret

1 La question de l’impact de la Révolution française sur l’indépendance du Mexique a fait l’objet de nombreuses études des deux côtés de l’Atlantique. L’ouvrage classique très documenté de Nicolás Rangel en 1929 faisait même de la Révolution française la cause première des émancipations américaines1. Cette perspective largement partagée par l’historiographie conservatrice ou libérale a été nuancée depuis, avec le Bicentenaire de la Révolution2, qui a fait émerger de nouvelles sources3, notamment par l’étude de la présence française en Nouvelle-Espagne4, de l’Inquisition5 et des affaires judiciaires 6. Elle a été récemment critiquée par Gabriel Torres Puga qui a étudié de près les poursuites contre les Français du Mexique en 1794-17957. En reprenant ici l’examen du cas de l’une des victimes de ces persécutions, notre objectif est de cerner des modes possibles de pénétration de la pensée des Lumières et des idéaux de la Révolution française, ainsi que leurs limites. En l’occurrence, le médecin qui vécut une trentaine d’années dans l’Amérique espagnole, dont plus de seize en Nouvelle Espagne, sous le nom hispanisé d’Esteban Morel, fut l’un de ceux qui eurent le plus d’influence, par ses liens étroits avec les élites locales8.

2 Depuis cet exil choisi, Morel vécut la révolution américaine et la Guerre d’Indépendance des États-Unis, puis la fin de la monarchie et l’instauration de la République en France, qui provoquèrent l’inquiétude des grandes puissances en Europe et de leurs possessions d’Amérique. L’infiltration des idées révolutionnaires dans les colonies était une préoccupation constante pour les Bourbons d’Espagne. La diffusion de l’information passait par des intermédiaires, majoritairement français, qui

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l’apportaient ou l’importaient en Amérique, où leurs compatriotes la faisaient circuler. Toutes les nouvelles provenant de France n’étaient certes pas politiques. Les unes avaient un caractère familial, culturel ou commercial, d’autres concernaient les nouveautés scientifiques ou techniques, mais elles véhiculaient aussi des courants de pensée et des idées bien souvent en contradiction avec les préceptes de l’Église catholique, qui se chargea de les combattre sans trêve9.

3 C’est dans ce contexte que Morel acquit réputation, position sociale et richesse au Mexique.

De Montpellier à Mexico : itinéraire d’un médecin des Lumières

4 Estienne Henri Maurel naquit à Aubagne le 14 janvier 1741 dans une famille probablement liée au négoce, assez aisée pour lui offrir des études d’un coût élevé10. Selon ses propres déclarations, après avoir fait sa philosophie et sa grammaire à Marseille11, il aurait poursuivi des études médicales à Aix-en-Provence, puis à Montpellier12. Cette dernière faculté renommée était alors troublée par des luttes intestines, mêlant des rivalités personnelles ou générationnelles aux querelles scientifiques. En chimie, la chaire était occupée depuis 1732 par Fizes qui dispensait en latin un enseignement fidèle aux théories médicales de Boerhaave et aux idées mécanistes de Chirac, et il fallut offrir une chaire de médecine non spécialisée au chimiste Venel en 1759 pour introduire un enseignement en français et la théorie de Stahl13. Venel était le principal rédacteur des articles de chimie de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, dont d’autres collaborateurs appartenaient au corps professoral montpelliérain, tels le médecin Barthez, fondateur du vitalisme, et le pharmacien Montet. Selon une pratique courante, Maurel suivit aussi des cours particuliers en marge de l’université, notamment ceux d’anatomie chez Davizard et chez Vigaroux, de pharmacie chez Lapeyre, apothicaire de la Ville, et ceux de chimie de Venel dans le laboratoire de Montet14.

5 Bien que ses titres aient été vérifiés et validés plus tard par les autorités médicales mexicaines, une incertitude plane sur la formation de Maurel15. Effectivement inscrit d’août 1760 à janvier 1762, il ne suivit que six des douze trimestres requis et n’apparaît pas sur les registres d’examens16. Il ne fut donc ni bachelier, ni a fortiori licencié, titre qui ouvrait le droit d’exercer la médecine, ni docteur de Montpellier. Certes, par suite du coût élevé des études régulières, des subsistances et des cours privés, ce type de cursus écourté n’était pas rare17.

6 Au demeurant, ces titres n’étant pas nécessaires pour obtenir une place dans la médecine militaire, Maurel fut envoyé en 1765 en Guadeloupe avec une commission de médecin du Roi pour exercer le service dans les hôpitaux militaires18. Faut-il voir dans ce départ pour les Antilles l’influence du professeur de Lamure, natif de la Martinique19, dont il avait suivi non seulement le cours de physiologie à l’université, mais aussi le cours particulier d’institutions médicales ? Ou avait-il déjà des liens familiaux dans l’île ? Quoi qu’il en soit, outre la Guadeloupe, il servit également en Martinique et à la Marguerite. Se lassa-t-il du poids de la tâche de médecin aux colonies pour un jeune sans expérience20 ? Eut -il des démêlés avec les autorités ? Ou saisit-il une occasion de

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carrière aventureuse aux perspectives plus prometteuses ? Toujours est-il que, pour des raisons indéterminées, Maurel passa très vite dans l’empire espagnol21.

7 À La Guaira, en Nouvelle-Grenade, il épousa une créole du Venezuela qui le dénonça au commissariat de Caracas en mars 1771 pour sa « conduite irrévérencieuse » en matière de religion22. Puis, après quelques années à La Havane, il gagna la Louisiane – cédée à la couronne espagnole en 1763 – où le gouverneur l’autorisa en juin 1777 à exercer à l’hôpital de la Charité de la Nouvelle-Orléans. Mais il n’y resta guère et se fixa l’année suivante au Mexique, qu’il ne devait plus quitter.

8 La puissante colonie de Nouvelle-Espagne offrait sans doute davantage d’attraits. Parvenue au premier rang mondial pour la production d’argent, elle était alors le théâtre d’un essor sans précédent. Hors de la sphère économique, le développement du pays se manifestait aussi dans le secteur culturel, où un groupe de savants et hommes de lettres éclairés s’efforçait d’introduire les derniers progrès dans leurs domaines respectifs23. Malgré sa situation périphérique, le Mexique était intégré au réseau international d’échanges scientifiques et il revint à Morel d’être témoin et acteur d’importants projets et de participer à la mise en place d’institutions savantes modernes.

9 Morel arrivait avec une bonne recommandation puisque l’Inspecteur Général José de Gálvez – l’artisan des réformes bourboniennes en Amérique – autorisa en personne son entrée sur le territoire néo-hispanique. Jouissant de la faveur et de la confiance des autorités, il n’eut aucun problème pour faire valider ses titres par les plus hautes instances médicales (Real Tribunal del Protomedicato) et pour exercer sa profession librement24. Il séjourna brièvement à Guanajuato, devenu le principal centre minier argentifère depuis le déclin des mines de Potosi, et à Real de Catorce. Là, tout en menant son activité de médecin, il noua des premiers contacts avec le secteur minier. Il les renforça plus tard en devenant fondé de pouvoirs de Don Anselmo Montero, maître de la mine du Morán à Real Del Monte, près de Pachuca, l’une des plus riches de l’époque (1789). Quand il en fut devenu lui-même propriétaire, un rival contesta devant le Tribunal royal des mines la possibilité pour un étranger de posséder une mine (1793). Morel obtint gain de cause, puisqu’un décret royal du 27 novembre 1791 lui avait octroyé le statut d’« étranger toléré » au Mexique et donc autorisé à acquérir une mine et le mécanicien et mathématicien Diego de Guadalajara Tello lui fit les plans d’une machine pour l’assèchement de la mine25.

10 De nature entreprenante, Morel déploya une grande activité dans tous ses centres d’intérêt – les aspects théoriques et pratiques de la médecine, de la pharmacie et de l’exploitation des mines – et sut s’intégrer rapidement aux élites éclairées des secteurs administratif et savant de la colonie, dans lesquels il se constitua de puissantes amitiés et diffusa de manière privilégiée la science et la culture française. En 1788, il pouvait, sans modestie, s’enorgueillir publiquement d’appartenir à un cercle de savants illustres par leurs bonnes manières et leur science : « Personne parmi tous ceux qui en ont connaissance ne doutera de la vénération avec laquelle j’ai toujours considéré les personnes de cette Cour ; savants auxquels je me frotte le plus, essayant de m’améliorer par leur fréquentation. Je nommerais beaucoup d’entre eux, avec l’éloge qui leur est dû, si ne m’arrêtait la crainte d’offenser leur modestie »26.

11 Morel fut particulièrement lié aux deux principaux savants de la colonie, le prêtre créole José Antonio de Alzate y Ramírez, seul correspondant de l’Académie des sciences

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de Paris dans l’Amérique espagnole27, et l’astronome et physicien Joaquin Velázquez de León, compagnon de l’abbé Chappe d’Auteroche pour l’observation, en Basse-Californie, du passage de Vénus devant le soleil en 1769. Avec eux, il débattit publiquement des techniques minières dans les journaux locaux comme la Gaceta de Literatura, éditée par le premier, et la Gaceta de México28. Chez eux ou dans des réunions, il rencontra aussi quatre savants natifs d’Espagne, que la Couronne chargea de mettre en œuvre les projets de réforme bourboniens et qui contribuèrent à la diffusion des dernières avancées scientifiques de l’époque : le minéralogiste Fausto de Elhúyar, directeur général des mines de Nouvelle-Espagne, venu à la tête d’une mission d’ingénieurs saxons pour introduire la méthode d’amalgamation du Baron Ignaz von Born29 ; le mathématicien et architecte Miguel Constanzó, titulaire de la chaire de mathématiques à l’Académie Saint-Charles (Real Academia de San Carlos) et directeur des Pavés et Travaux publics (Empedrados y Obras Públicas) ; le pharmacien Vicente Cervantes, titulaire de la chaire de botanique du Jardin botanique royal de Mexico (Real Jardín Botánico), introducteur de la nomenclature de Linné30 ; et le métallurgiste Francisco Xavier Sarría, directeur de la Loterie Royale de la Nouvelle Espagne, mais également métallurgiste de solide formation mathématique et chimique, qui introduisit en 1791 les théories de Lavoisier au Mexique en donnant un supplément à son traité de métallurgie de 178431. Elhúyar et Sarría étaient également propriétaires de mines, comme Morel. Mais celui-ci était avant tout médecin. L’un des épisodes marquants de sa carrière fut l’introduction de l’inoculation de la variole au Mexique.

Introduction de l’inoculation de la variole au Mexique

12 L’inoculation était l’une des grandes questions de santé publique en Europe. Saluée entre autres par Buffon ou Diderot, elle s’imposa en France lorsque, le 18 juin 1774, Lieutaud fit inoculer les enfants royaux vingt ans après le « Mémoire sur l’inoculation de la variole » de La Condamine à l’Académie des sciences, mais l’Espagne était restée très en retrait de ce mouvement32. Pour enrayer la terrible épidémie qui dévasta la Nouvelle Espagne en 1779, la mairie de Mexico chargea Morel de rédiger un rapport sur l’utilité de cette méthode et de conduire les expérimentations nécessaires pour faire toute la lumière sur son emploi33. C’est ainsi qu’il réalisa la première inoculation de la variole à Mexico.

13 La « bienheureuse » (afortunada) fut Doña Barbara Rodriguez de Velasco, inoculée le 4 octobre 1779. Treize autres sujets suivirent, dont une fillette à la demande de José Antonio de Alzate y Ramírez, les deux enfants de Pierre Lafargue, un commerçant français de la ville, et six petits indiens qu’il traita chez lui afin de rassurer la population indigène en lui donnant des exemples de la réussite de l’opération. Tous survécurent au traitement sans complications majeures34. Ces succès incitèrent le Vice- Roi et le maire à ouvrir, sous la responsabilité de Morel, un « hôpital d’inoculation » au sein du nouvel hôpital installé au couvent de San Hipolito deux ans plus tôt. Premier acte d’un appui des autorités en la matière, l’« Avis au public » annonçant l’inauguration de cette clinique le 1er novembre 1779 mettait en avant les « admirables effets qu’a produits dans beaucoup de pays d’Asie, d’Afrique, d’Europe, dans certains d’Amérique, et encore dans cette Ville, l’inoculation de la Variole, non seulement adoptée, mais exécutée sur les Souveraines Personnes des Rois »35.

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14 Le rapport de 125 pages que Morel présenta devant les membres de la mairie en 1780, sous le titre « Dissertation sur l’utilité de l’inoculation », est l’œuvre d’un homme éclairé, érudit et moderne, très au fait de la littérature européenne sur le sujet, la plus libre (article « Inoculation » de l’Encyclopédie) et la plus récente (cahier de janvier 1779 du Journal de médecine de Paris)36. Introduisant ainsi en Nouvelle Espagne le travail de La Condamine, qui n’avait pas été diffusé en Espagne, il démontre scientifiquement les avantages de l’inoculation pour protéger la population de l’épidémie : « Le très sage auteur de tout a donné à l’homme l’entendement pour sa conservation […] et la raison clame en faveur de l’inoculation »37. Morel fait une analyse approfondie des bienfaits de l’inoculation, réfute systématiquement les objections et expose ses propres succès en la matière. S’appuyant sur les médecins européens les plus reconnus de l’époque, il entend adapter à la Nouvelle-Espagne les expériences menées par Mead à Londres, par Chirac à Montpellier, par Molin à Paris et par Boerhaave à Amsterdam. L’inoculation n’étant toujours pratiquée en Espagne que semi-clandestinement par quelques praticiens éclairés liés à la médecine française ou britannique, Morel se réfère habilement aux milieux éclairés de la Société basque, dont le bulletin trimestriel de septembre 1776 rendait compte du succès de l’inoculation de 1 200 brebis38. Inversement, il n’hésite pas à critiquer ouvertement José Amar39, membre de la Haute Cour de médecine d’Espagne (Tribunal del Real Protomedicato) qui avait interdit en 1757 la publication de la traduction du mémoire de La Condamine40 et réprouvé en 1769 l’inoculation pour des raisons de santé publique. S’affranchissant des autorités de la métropole, Morel souligne que le climat favorable de la ville de Mexico était de nature à éviter la propagation des maladies et que, « comme dans les meilleures villes d’Europe », l’alimentation y est abondante toute l’année. Tenant compte de ces données locales, il propose la saison la plus favorable à l’inoculation et le régime le plus adéquat pour le patient, avant et après l’intervention. Il affirme de même que les personnes inoculées, une fois remises du traitement, n’attraperont plus la maladie et ne seront pas contagieuses.

15 Cependant, le succès médical de Morel et l’appui politique qu’il reçut se soldèrent à court terme par un échec du projet prophylactique. D’un côté, par méconnaissance et crainte du procédé, personne n’accourut se faire inoculer malgré l’annonce officielle et la clinique ferma ses portes peu de temps après. D’un autre côté, les membres du Protomedicato de Mexico se réservèrent la lecture de l’étude de Morel, dont les relations avec la mairie s’envenimèrent, aboutissant à un procès après le refus des autorités de payer le médecin et de publier son mémoire comme elles l’avaient promis. Enfin, les expériences de Morel arrivaient trop tard, au moment même où se terminait l’épidémie de 1779, une des plus féroces de l’histoire de la Nouvelle Espagne41.

16 Le détail des activités professionnelles de Morel par la suite n’est pas connu, hormis quelques épisodes. Dès son installation à Mexico en 1778, il avait profité de la bonne réputation dont jouissait tout ce qui était français pour se constituer une clientèle privée. Il fut le médecin de famille et l’ami personnel de figures éminentes des élites administrative, économique et intellectuelle mexicaines, comme Juan Lucas de Lassaga, administrateur du Tribunal Royal des Mines (Real Tribunal de Minería), et le directeur de la Loterie et métallurgiste Francisco Xavier Sarría, déjà cité. Il eut aussi des liens étroits avec la communauté des apothicaires, collaborant « avec savoir-faire et soin, pour la composition de remèdes élégants, doux et efficaces » dans le laboratoire de certains d’entre eux, tels Antonio et Gregorio Mendez Prieto ou Antonio Lacodre et Antonio

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Arbide y Barroeta, à l’Hôpital général Saint-André42. Mais n’hésitant pas à dénoncer le charlatanisme, il se faisait aussi des ennemis parmi confrères43.

17 En 1783, le médecin français demanda, sans succès, une place à l’hôpital des Indiens (Real Hospital de Naturales) de Mexico. Il attribua ce refus à un réflexe nationaliste des médecins locaux, refusant d’y voir employé un étranger non issu de l’Université royale et pontificale de Mexico44. Mais une autre raison pesa probablement encore davantage sur la décision finale : sans qu’il en ait été informé, Morel faisait déjà, depuis l’année 1781, l’objet d’une procédure d’enquête au Tribunal du Saint-Office de l’Inquisition dont avait connaissance le Vice-Roi, personne de poids dans les décisions concernant l’hôpital royal.

Les réticences de la société mexicaine : la constitution du dossier de l’Inquisition

18 Morel avait acquis rapidement réputation, position sociale et argent, ce qui ne manqua pas d’exciter la jalousie d’une partie non négligeable de ses relations. Son esprit vif et volontiers moqueur, l’effronterie avec laquelle il s’exprimait sur la religion et son adhésion manifeste aux auteurs français matérialistes achevèrent de lui amener bien des ennemis. Lorsqu’advint le moment propice, ces derniers s’empressèrent de répondre à l’appel de l’Inquisition pour lui nuire.

19 Ouvert en 1781, le dossier inquisitorial d’Esteban Morel crût en volume au cours des quatorze années suivantes, jusqu’à sa mort et même au-delà. Constitué d’une série de dénonciations, d’extraits de sa correspondance, de dépositions relatives à ses livres et à des objets personnels, d’une part, et du témoignage de Morel lui-même tel que les greffiers de l’Inquisition l’ont retranscrit, d’autre part, ce dossier donne à voir la procédure inquisitoriale à l’œuvre et représente une source majeure sur le personnage, dont il éclaire les diverses facettes : son cercle social, sa vision de l’exercice de la médecine, sa vie personnelle, ainsi que ses idées scientifiques et sa position sociale.

20 L’origine de l’enquête de l’Inquisition sur Morel fut la plainte déposée en juillet 1781 par Ramon Barreyro, négociant de la capitale. Au cours d’une vive discussion, le médecin français aurait déclaré : « Pour moi, le mystère de la Divine Trinité est plus obscur que la nuit la plus sombre »45. Des témoignages semblables expriment les doutes du médecin français, influencé par le vitalisme et le déisme. En 1785, Miguel Iturbide, officier de la Cour des Comptes, déclare l’avoir entendu dire : « Je laisse de côté le fait que l’Ame soit spirituelle mais elle doit être éternelle pour qu’elle puisse recevoir la récompense ou le châtiment en fonction de ses actes […] » et ajouter « que Dieu pouvait engendrer une matière éternelle »46. Morel doutait aussi de la nécessité de communier plus d’une fois l’an et de la véracité des textes sacrés. Affirmant que l’histoire des tremblements qui secouèrent la Terre à la mort de Jésus-Christ était apocryphe, il renvoyait ses interlocuteurs à Voltaire, dont la lecture était interdite par l’Église. Il manquait aux préceptes de l’Église Catholique, assurait que la simple fornication n’était pas contraire à la religion et qu’on ne lui ferait lire ni « l’Ancien testament ni le Coran parce que la foi du charbonnier me suffit »47. Les dépositions accusatrices s’accumulèrent les mois suivants.

21 En avril, Joseph Ignacio Borunda, avocat de la Grande Chambre Royale (Real Audiencia Mayor) confirma les dépositions d’Iturbide. Déclarant n’avoir jamais vu Morel à l’église

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et le soupçonnant de vivre en concubinage, il précise que le Français lui a confié détenir « un extrait des œuvres de Volter (sic) », qu’il est « d’esprit osé et notoirement orgueilleux mais [que], peut-être par malice, il montre de l’indifférence pour donner son assentiment ou non aux opinions des autres sur les sujets qui ne sont pas dogmatiques »48. En juillet, Juan de Santelices Pablo confirma que Morel lisait des livres interdits en le dénonçant pour détention d’un livre de « chimie » qu’il n’avait pas remis au Saint-Office. Entre autres accusations, le colonel Silvestre Lopez Portillo déclara en avril 1786, pour décharger sa conscience, que Morel avait refusé de préparer son ami et patient Juan Lucas de Lassaga à recevoir les sacrements chrétiens en alléguant que la peur qui en résulterait risquait de faire empirer l’état du malade. Ce refus provoqua une grande agitation chez les parents et les amis de l’officier des mines, qui s’adressèrent aux autorités ecclésiastiques et réunirent un groupe de notables – dont faisaient partie José Ignacio Bartolache et Joaquin Velázquez de León entre autres – pour décider du sort de Larraga. Après bien du battage, Morel accepta de préparer ce dernier à recevoir à temps l’extrême onction49.

22 Ces plaintes contre Morel poussèrent l’Inquisition à convoquer des personnes citées dans ces premières dépositions, membres de l’armée et du clergé, fonctionnaires, gens du commun et domestiques. À leur tour, celles-ci mentionnèrent d’autres témoins possibles de Mexico, du Real de Catorce, de Guanajuato et même hors de la colonie. À ce stade, le magistrat de l’Inquisition fit remettre, le 1er septembre 1787, un extrait du dossier aux qualificateurs Gandarias et Palero de l’Ordre des Prédicateurs, lesquels en tirèrent la conclusion que : « le Médecin français était un homme intrépide, orgueilleux, scandaleux, hérétique, Déiste, matérialiste, avec des apparences d’Athée, s’adaptant facilement à n’importe quelle religion, désobéissant à l’Église et aux lois des Princes, imprégné de beaucoup d’autres erreurs, comme celles qui consistent à avoir une mauvaise opinion de la Providence Divine, refuser la vénération des Images, condamner les actes extérieurs de la religion, mépriser les prières publiques, dénigrer et blâmer les pratiques de dévotion du Peuple Chrétien ; erreurs qu’il avait bues sans doute à la source des Livres interdits, en particulier ceux de Wolter (sic) […] »50.

23 Fort de ce premier rapport, le magistrat requit contre Morel la prison, la saisie des biens et « l’excommunication entre autres choses ». Mais, considérant le peu d’éléments à son encontre, il demanda un complément d’enquête et réclama des rapports à l’inquisiteur de Carthagène. L’épouse de Morel, Doña Agueda Maria Romero, était décédée depuis un ou deux ans mais la réponse du Saint Office du Venezuela en date du 31 août 1790 reprend son témoignage. Le principal motif de la plainte qu’elle avait déposée en mars 1771 était le rejet de la foi catholique par son mari qui, au bout de quinze jours de mariage, lui avait interdit de prier chez lui et refusait le baptême des enfants à venir. Selon elle, il tenait la foi maçonnique pour seule véritable et conservait jalousement un petit livre qui en renfermait les préceptes. Cette grave accusation passible de prison fut confirmée par des témoins des deux sexes51. Bien qu’aucune source n’atteste que Morel ait été initié, il n’est pas improbable qu’il ait été en contact avec des milieux maçonniques à Montpellier52 ou en Guadeloupe 53 et sa signature tripunctée peut porter à le croire.

24 D’autres témoignages vinrent corroborer ces diverses accusations : Morel avait conseillé le mariage à une jeune femme qui voulait devenir nonne, déclaré que les guérisons attribuées à un miracle de Dieu par l’intercession des saints ne devaient l’être qu’à l’habileté des médecins, etc.54. Mais l’avalanche des dépositions orienta bientôt

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également vers le domaine politique les soupçons de l’Inquisition, de plus en plus méfiante envers ce qui touchait à la Révolution française.

Morel et la Révolution française

25 Convoqué par le Tribunal le 12 janvier 1790, le Dr. Joseph Garcia Brabo, un habitué du cercle du médecin français, déclara que celui-ci détenait des documents concernant les nouvelles de France et faisait circuler un texte de lui intitulé « Clé de ces révolutions »55. Brabo n’avait pas vu cet écrit, mais il remit au magistrat un autre document de Morel qu’il avait copié : « un papier manuscrit en forme de Journal qui contient des informations sur les révolutions de Paris, en partie en castillan et en partie en Français, dans lequel il y avait beaucoup de venin et de propositions très discordantes et séditieuses, et qui renferment les principes et maximes funestes de la Philosophie Antichrétienne […] »56.

26 Il s’agissait d’un recueil d’extraits de lettres de Paris, du 30 novembre 1788 au 26 avril 1789, et du Journal de Paris des 15 et 30 août 178957. Ces extraits ne comportaient aucun mot hostile envers la monarchie espagnole, l’Église catholique ou le Saint-Office mais les lettres reflétaient les espoirs mis en Necker et dans les États généraux et évoquaient avec émotion la fin de la tyrannie, du despotisme et de l’aristocratie et des « barbares privilèges ». Le Tribunal ordonna aussitôt une perquisition dans les papiers de Morel.

27 Dans la nuit du 13 janvier 1790, dix-neuf lettres et six documents écrits en français entre 1787 et 1789 furent saisis chez lui, traduits et analysés par le chanoine pénitencier Josef Patricio Uribe, expert qualificateur du Saint-Office58. Les lettres – celles-là mêmes dont Morel avait copié des extraits dans le document livré par Brabo – provenaient principalement de son frère « Honorato » et de son neveu Darboussier, alors à Paris, mais demeurant ordinairement en Guadeloupe59. Ce dernier était l’un des trois fils de Jean Darboussier (1737-1803), l’un des principaux négociants de Pointe-à- Pitre. Également natif d’Aubagne et installé en Guadeloupe vers 1770, le père était notamment en affaires avec Bordeaux mais la Guerre d’indépendance des États-Unis fit fleurir ses affaires avec la Nouvelle-Angleterre et New York et la maison de commerce se lança même dans la course60. Comme la plupart des négociants de Pointe-à-Pitre, les Darboussier allaient devenir des patriotes proches des autorités de Port-de-la-Liberté en 179461. Mais pour l’heure, aucune de ces lettres n’était véritablement compromettante pour Morel et l’expert du Saint-Office souligne même que l’accusé termine par une phrase « très chrétienne » une lettre à sa sœur Clairon, à propos des espoirs matrimoniaux de celle-ci62.

28 La plupart des lettres portent en effet sur des sujets domestiques et privés. Son frère Honoré parle surtout de ses affaires commerciales et de son désir de venir s’installer avec lui et s’enrichir dans les mines63. « Quelques points physiques, et de minéralogie » – en particulier sur le platine, monopole espagnol – sont abordés par son neveu64 et les échanges avec le Baron Ignaz von Born, savant métallurgiste et franc-maçon autrichien, concernent son livre sur la production des métaux, que le roi d’Espagne avait envoyé à Fausto de Elhúyar pour qu’il utilisât sa méthode65.

29 Tout au plus, une lettre faisant référence au Dictionnaire philosophique de Voltaire compare les lois monarchiques à l’Inquisition espagnole et témoigne de l’espoir mis dans les États généraux : « Alors il n’y aura plus de tyrans de la raison, il y aura la

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liberté totale de parler et d’écrire »66. D’autres détaillent les événements du printemps et de l’été 1789, témoignant des espoirs mis dans le « second Sully » ou « second Protestant sauveur de la France, M. Necker » et dans la liberté de la presse, ou annonçant la prise de Bastille, la mort de Launay, de Foulon et de Bertier et l’émigration des princes67. La correspondance mentionne aussi Vives, un « vieil ami au Mexique » séjournant à Paris, sans nul doute un créole chaud partisan de la Révolution68.

30 Enfin, une brochure française annotée par le médecin fut également saisie lors de la perquisition. Sous le titre « Sommaire des articles convenus le 4 août », elle porte sur les sujets très sensibles de l’abolition des privilèges, de l’égalité devant l’impôt, du rachat des droits féodaux, de l’abolition des justices seigneuriales et de la vénalité des offices, de l’admission de tous les citoyens aux charges civiles et militaires, etc69. Aux vingt-deux articles, dont Morel souligne qu’ils sont appelés à être modifiés par l’Assemblée, il ajouta des notes manuscrites extraites de lettres ou de journaux, fournissant au lecteur des informations sur le contexte : « Mr. Bailli de l’Académie française, et de celle des sciences, qui fut président de l’Assemblée pendant les 15 premiers jours, a été nommé maire de Paris par nomination de la Ville, confirmée par le Roi. Il a succédé dans cette charge à M. Fleselles (sic), prévôt des marchands, égorgé pour cause de trahison. M. Bailli a présenté au Roi les clés de la ville […] »70.

31 Ces documents ne constituaient toujours pas vraiment un motif suffisant pour emprisonner Morel, mais le Tribunal les conserva et les utilisa quelques années plus tard lors de son procès. Entre-temps, les circonstances avaient changé, les Espagnols craignant la contagion révolutionnaire, surtout après la chute de la monarchie et la mort de Louis XVI.

L’arrestation et le procès de Morel

32 La tension croissante entre les nations espagnole et française se faisait également sentir dans les colonies américaines. L’effervescence politique des premières années se transforma en manifestations de méfiance. Des rumeurs de conspirations fomentées par les habitants d’origine française, alimentées par le gouvernement et le clergé, se répandirent par les villes, entraînant délations et persécutions et une paranoïa presque délirante71, point d’orgue de la sévérité et l’énergie avec lesquelles, dans le dernier quart du siècle, l’Inquisition chercha à protéger la monarchie espagnole de la contagion des Lumières qui menaçaient la souveraineté du Roi et la toute puissance de l’Église. Des chaires jaillirent alors des appels enflammés à la fidélité envers la Couronne espagnole. Les sermons vilipendaient les philosophes et révolutionnaires français : « […] un groupe de philosophes séducteurs et malveillants, cruels et sanguinaires, qui prétend détruire l’ordre que Dieu a établi depuis le début pour gouverner l’univers et qui a eu la sacrilège audace de renverser le trône et de sacrifier à sa fureur les vies précieuses et sacrées de leurs légitimes souverains »72.

33 Les nouvelles de la mort de Louis XVI (21 janvier 1793) et de la déclaration de guerre contre l’Espagne (7 mars), parvenues en Nouvelle-Espagne en juin, mirent la colonie en état d’alerte. L’année suivante, la Couronne se prit à croire que la guerre pouvait faire naître des sentiments francophiles et des opposants au gouvernement dans les colonies. Le 29 juillet 1794, un libelle alarmant dans la Gazeta de México amalgamait la domesticité française aux jacobins de Paris : « Ces monstres sont déjà parmi nous et se

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sont infiltrés dans nos familles »73. La peur des autorités culmina le 24 août, avec l’apparition dans la capitale – cinq jours après Bogota – de pasquins faisant l’éloge de la liberté de la République française. Le Vice-Roi Branciforte, beau-frère de Manuel Godoy, venait de prendre son poste à Mexico le 12 juillet. Prenant le contre-pied de la politique du comte de Revillagigedo, son prédécesseur, la sienne conduisit à la persécution des Français et des révolutionnaires supposés74. Il donna ordre au Tribunal criminel (Real Sala del Crimen) et à celui de l’Inquisition de trouver les auteurs « séditieux » et chargea le maire de Mexico, Joaquín Romero de Caamaño, de chercher s’il était vrai que de nombreux Français se réunissaient en clubs dans la ville pour discuter de la politique de leur patrie. Des poursuites judiciaires contre dix-sept Français et autres individus de la ville furent lancées en septembre et octobre. Au nombre des personnes arrêtées furent Morel et un autre propriétaire de mine d’argent, Juan Fournié [Jean Fournier] et des tenanciers de cafés et billards où les Français se réunissaient. Loin d’être des idéologues subversifs, les autres étaient des artisans ou des domestiques de grandes familles de la noblesse et du négoce, comme le cuisinier du Vice-Roi, Juan Lausel, ou le perruquier Vicente Lulié [L’huillier], valet de chambre de l’assesseur du Vice-Roi75. Leur faute était surtout d’avoir commenté en privé les rares informations générales que le courrier leur apportait de France, via Philadelphie, car les accusations portées contre eux étaient fondées moins sur des preuves dignes de foi que sur la paranoïa, la xénophobie et l’ignorance ambiantes76.

34 Le 5 septembre, Morel fut incarcéré dans les prisons secrètes de l’Inquisition. Dès le lendemain, une audience préliminaire porta sur « l’actuelle révolution de la France ». Lors de cette première comparution, il essaya de biaiser en disant qu’il ne trouvait rien à répondre aux questions et qu’il le ferait plus tard si la mémoire lui revenait. De nouvelles déclarations confirmèrent bientôt les accusations antérieures et, sur demande expresse présentée au Vice-Roi par la Sainte Inquisition en octobre, la correspondance des suspects fut interceptée. Dans cette ambiance de psychose collective, Branciforte donna l’ordre aux intendants des provinces, le 10 décembre 1794, d’arrêter tous les Français de Nouvelle-Espagne, de saisir leurs biens et de les incarcérer à la prison de la Cour de Mexico. À la fois juge et partie, Borunda – l’un des accusateurs de Morel en 1785 – servit d’interprète dans les premières confrontations avec les accusés mais il apparut ensuite qu’il maîtrisait mal le français et que les conclusions qu’il tirait de l’analyse des documents sous séquestre, toujours au préjudice des accusés, étaient totalement infondées77. Les accusés restèrent néanmoins en prison durant toute la guerre, perdus dans la jungle des dossiers et des procès entachés d’irrégularités par le manque de compétence et l’incessant renouvellement du Tribunal et des autorités.

35 Le procès de Morel s’étala du 3 octobre 1794 au 11 février 1795. La retranscription des quatre audiences montre que le ton et la gravité des accusations montèrent peu à peu pour enserrer l’accusé dans un étau de plus en plus violent. À la première, les 3 et 4 octobre78, le prisonnier déclina son identité, déclara avoir vécu « librement avec Doña Maria de Ribera » de 1779 à 1786, et prétendit ne s’être jamais écarté des préceptes catholiques, ni dans son comportement ni à propos des événements de France.

36 La seconde audience commença les 23 et 25 octobre et prit fin le 10 novembre79. Si Morel reconnut avoir manqué une dizaine de fois à l’accomplissement des devoirs de l’Église, il déclara l’avoir fait non par mépris des sacrements, mais, au contraire, par respect pour eux. Au sujet de ses papiers relatifs à la Révolution française, il admit

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avoir extrait des morceaux de quelques « courts chapitres concernant ladite révolution » pour les communiquer à ses compagnons « D[o]n Miguel Constanzo, D n Fran[cis]co Sarria, Dn Vicente Zervantes, Dn Mig[ue]l Pacheco, Dn Fausto de Éluiar et au Dr Brabo, et à d’autres ; lesquels en amenaient habituellement d’autres concernant la situation en France, avant et après leur interdiction par le Saint-Office »80. Il précisa néanmoins que ces sujets étaient abordés dans les réunions par simple passe-temps, que « ni les assistants ni [lui] ne montrèrent un esprit de sédition », et qu’aucune plainte, réclamation ou réprobation contre la monarchie espagnole n’y fut jamais exprimée. Il insista sur le fait que tous ceux avec lesquels il avait discuté familièrement de ces sujets réprouvaient les actions violentes que l’Assemblée et le peuple de Paris avaient commises contre le genre humain, la religion et l’autorité.

37 Au nombre des personnes impliquées dans cette circulation d’informations clandestines figurait Joseph Manuel de los Reyes, un propriétaire foncier de la juridiction de San Juan de los Llanos. Les soupçons du Tribunal furent éveillés par les échanges épistolaires et les relations familières qu’il entretenait avec Morel. L’Inquisition ordonna une enquête sur lui. Interrogé au sujet de sept lettres, du 20 novembre 1791 au 2 mai 1793, probablement réquisitionnées chez Morel, Reyes affirma qu’elles ne contenaient rien contre la religion ou le gouvernement espagnol, et qu’on n’y pariait aucunement sur la mort du roi de France. Il déclara aussi ignorer qui était le correspondant de Morel en Espagne et en Nouvelle-Espagne. Il ressort de ses déclarations que Morel lui avait transmis plusieurs papiers comportant des nouvelles de France tirées de gazettes ou obtenues par des amis. Le témoin déclara avoir commencé à les conserver, avant de les brûler lorsqu’il apprit l’interdiction de faire circuler les nouvelles en provenance de France. À défaut de fournir le nom d’autres correspondants, ces lettres témoignent de l’existence d’un réseau d’informations sur la Révolution française dans lequel Morel était actif.

38 Le 18 novembre eut lieu la troisième audience81. Le prisonnier remit un feuillet dont il était l’auteur, dans lequel il répondait aux accusations portées contre lui pour avoir fait circuler la Défense de Louis XVI devant la Convention, par l’avocat de Sèze, avec ses propres réfutations manuscrites. L’un des témoins dit avoir vu le botaniste Vicente Cervantes lire de document.

Buffon contre la Genèse

39 La quatrième audience fut sans doute la plus difficile82. Elle débuta le 6 février 1795, par l’annonce des cent-trente chefs d’accusation liés aux diverses dénonciations antérieures, qui furent ensuite réexaminés un à un. Tantôt Morel répondait par des objections argumentées, tantôt il se contentait de déclarer que les accusations étaient fausses. Les chefs d’accusation 19 à 21 portaient sur ses croyances non conformes aux Saintes Écritures.

40 Déjà accusé d’avoir lu des livres interdits et copié des passages de lettres citant Voltaire, Rousseau, d’Alembert ou d’autres auteurs modernes qui, sans concerner la religion, décelaient des vues matérialistes et hérétiques83, Morel avait reconnu, lors de la deuxième audience, avoir lu en France et aux Antilles « Rousseau, Voltaire, Montaigne, Montesquieu, Raynal et probablement quelques autres œuvres qui seraient interdites dans les zones où il y a l’Inquisition »84. Mais il avait nié l’avoir fait durant ses

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seize années de résidence à Mexico. Cette fois, l’audience porta plus particulièrement sur les opinions de Buffon sur la formation de la Terre.

41 De nombreux témoignages attestent en effet que Morel connaissait l’œuvre de Buffon. À Nicolas Aviles, qui l’interrogeait sur la cause des « tremblements souterrains », il avait répondu que lui « croyait que c’était du feu » car au début du monde un morceau de soleil se détacha et forma la terre, comme le soutenait « Buffon, célèbre auteur français » qui affirmait aussi que « l’ensemble de la création n’avait pas duré des jours comme l’affirmaient les Écritures mais des siècles et des siècles »85. Dans la chronologie de la Terre du premier tome de son Histoire naturelle (1749), Buffon ne se réfère pas à la Genèse mais considère que la vie sur la terre est le résultat d’une série d’événements cosmiques. Trente ans plus tard, dans Les Époques de la Nature, il divise l’histoire de la terre en sept époques : dans la première, elle n’était qu’une masse fondue arrachée du Soleil par le choc d’une comète il y a 75 000 ans.

42 L’ouvrage était paru à Paris en 1778. En s’y référant explicitement dans sa défense, Morel avoue donc implicitement l’avoir lu en Nouvelle-Espagne. Bien que la lecture de Buffon ne fût pas formellement interdite par l’Église catholique, elle était considérée par les inquisiteurs comme opposée aux textes sacrés et à la religion catholique. Utilisant des arguments typiques des matérialistes, qui soutenaient que l’homme est un être purement matériel, que la faculté de penser provient de la matière et que l’âme est une invention humaine inutile, Morel déclara que Dieu pouvait créer une substance matérielle et éternelle. À ces affirmations, il jugea bon d’ajouter qu’il n’y avait pas d’« inconvénient à donner à ce système et à son auteur le degré de probabilité qu’ont les recherches philosophiques ». Pour sa défense, il argua aussi que Buffon avait fourni à ce sujet les explications satisfaisantes et surtout sa soumission à la Sorbonne et que, puisque celle-ci et le Saint-Office ne s’opposaient pas à la libre circulation de son œuvre, il en était de même pour les Époques de la Nature86.

43 Dans l’échauffement de ses réponses, Morel avoua son admiration pour Buffon, « son talent, son érudition, son style et surtout de sa soumission la plus respectueuse aux livres sacrés »87. Il osa même ajouter que le mot « jour » dans la Genèse signifiait un intervalle de temps indéterminé dans la création, et pouvait représenter les années ou les siècles nécessaires pour que la terre, sortant des mains de Dieu, eût la perfection nécessaire. Les inquisiteurs objectèrent que, même si les recherches purement philosophiques étaient permises, « les croyances ne devaient jamais se laisser gouverner par elles » et qu’accepter le fait qu’il ne s’agissait pas de jours mais d’années et de siècles de création était une hérésie. Arrivée à ce point, l’audience fut levée.

44 Dans son ultime défense devant le Tribunal, Morel arriva disposé à ne pas renier le système de Buffon. Il déclara que, avant même sa naissance, l’œuvre de Buffon était « tout à fait autorisée » et diffusée dans toute l’aire chrétienne, et qu’elle se trouvait dans les librairies sans opposition des autorités. Pour compléter sa défense, il argua que l’Église avait accepté les réfutations de Galilée, considérant que les paroles des Écritures qu’on lui opposait pouvaient bien « ne plus être prises à la lettre ». Selon Morel « le destin des livres sacrés [n’était pas] d’enseigner au peuple la physique, mais seulement de fixer les matières de croyances »88. En conséquence, ni son adhésion au système de Buffon, comme une conjecture physique probable, ni le fait que les intervalles de création ne fussent pas des jours mais des années ou des siècles ne lui avait donc semblé contrevenir à la croyance catholique.

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45 La conséquence immédiate et prévisible de cette argumentation fut un nouveau chef d’inculpation pour « croyance erronée et persistance dans celle-ci »89. Tout en connaissant le danger auquel il s’exposait, Morel ne renia pas ses croyances matérialistes ni son adhésion au système buffonien90. Pour sa défense, il rappela que, dans son explication de la Genèse, Buffon attribuait à la pauvreté de la langue hébraïque le fait que le mot « jour » puisse parfois être interprété dans un sens indéterminé désignant un intervalle de temps de manière générique. Le fait que lui- même ait déclaré que le mot avait un sens indéterminé n’excluait donc pas le sens de jour naturel et il n’était pas dans ses intentions d’offenser la croyance catholique. Puis il demanda une suspension de séance, car il avait « le cerveau fatigué et tourmenté ».

46 Six mois s’étaient écoulés depuis son emprisonnement. Sa santé et son courage faiblissaient, par suite des conditions de détention et des nouvelles alarmantes qui circulaient sur le sort de ses compatriotes. De fait, Fournié, accusé d’utiliser sa mine d’argent pour financer le soulèvement, avait été soumis à deux atroces séances de torture par le Saint-Office : le 12 février 1795 le médecin et le chirurgien de la prison royale constatèrent une grave blessure, dont il mourut quelques semaines plus tard91. À l’issue de cinq audiences épuisantes, seulement 15 % des accusations avaient été lues. Le procès de Morel s’arrêta pourtant là. Le 15 février 1795 les gardes de la prison, ayant trouvé sa cellule verrouillée de l’intérieur et la fenêtre fermée, forcèrent l’entrée : « ils trouvèrent tout recouvert de sang et ledit prisonnier assis au pied de son lit, baignant dans son propre sang »92. Morel semble s’être perforé la carotide à l’aide d’une mouchette. Il était encore en vie, mais ses geôliers, plus préoccupés de son âme que de son corps, lui refusèrent une assistance médicale avant qu’il se fût confessé, ce qui fut fait au bout d’une heure et des efforts conjugués de trois prêtres. Quand ils tentèrent enfin de l’aider, c’était déjà trop tard. Il expira à dix heures et demie du matin et fut enterré le jour même en l’église du chapitre de Santo Domingo.

47 La mort de l’accusé ne suffit pas à satisfaire le tribunal. L’Inquisition décida de poursuivre pour hérésie et… suicide le procès contre « la mémoire et la réputation dudit Morel conformément au Droit et à la manière du Saint-Office et que soient assurés ses Biens ». Enfin, le 19 juin 1795, les inquisiteurs déclarèrent Esteban Morel « Hérétique patenté et suicidé », ordonnèrent que ses biens acquis depuis le mois de juillet 1778 fussent confisqués, qu’« on fasse une statue à l’effigie du prisonnier, qu’elle soit présentée lors du premier Jugement public, revêtue des insignes de Pénitent et Hérétique patenté »93. Le 9 août, cet acharnement prit fin avec l’autodafé de Juan Lausel en l’église Santo Domingo, qui impliqua également Juan Murgier, un autre inculpé suicidé94.

*

48 Le changement du paysage politique après le traité de Bâle entre la France et l’Espagne (22 juillet 1795) et l’excellent travail des avocats de la défense retardèrent les jugements des prisonniers et permirent la révision des procès, réduisant la théorie du complot révolutionnaire à une chimère. Les prisonniers survivants furent néanmoins remis à l’Espagne.

49 La mort de Morel et le dénouement posthume de son procès ne font pas toute la lumière sur une série d’interrogations depuis l’origine jusqu’à son apparent suicide. Pourquoi ses compagnons de réunion ne furent-ils pas convoqués, hormis le Dr. Brabo,

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témoin à charge particulièrement zélé ? Le fait que Morel ait possédé une mine d’argent eut-il une influence sur l’acharnement particulier dont il fut victime, à l’instar de Fournier, l’autre Français propriétaire minier ? Le litige concernant sa propriété de la mine du Morán eut-il un lien quelconque avec cette affaire ? Quelques mois après la condamnation posthume, en tout cas, Joseph Belio, son rival débouté en 1793, en était devenu propriétaire.

50 Sans être un conspirateur, Morel fut néanmoins, comme son confrère Louis Rieux à Bogota, un élément important du réseau de diffusion des nouvelles venues de France. Son appartenance à un cercle savant éclairé, lié aux élites politiques et économiques de la vice-royauté, ne lui permit pas d’échapper aux persécutions de Branciforte mais elle lui offrait une sphère d’influence qui pouvait, par l’intermédiaire de ses compagnons, s’étendre à d’autres couches de la société, en particulier auprès des nouvelles générations qui accouraient dans les nouvelles institutions académiques où plusieurs enseignaient. Ses propres travaux pionniers en matière d’inoculation prennent toute leur importance tant au regard du retard de la péninsule qu’à celui de la nouvelle épidémie générale de 1797. Au moment même où Morel croupissait dans les geôles de l’Inquisition et polémiquait avec ses juges, le contexte national et les mentalités avaient commencé à changer : 70 000 personnes furent traitées en Nouvelle-Espagne entre 1794 et 1798 – soit autant qu’un pays aussi peuplé et éclairé que la France durant tout le siècle – ce qui limita les effets de la nouvelle épidémie générale de 179795. Le Mexique avait plus que rattrapé son retard.

NOTES

1. Nicolás RANGEL, Los precursores ideológicos de la guerra de Independencia 1789-1794, México, Publicaciones del Archivo General de la Nación, 1929-1932, 2 vol. : I – La revolución francesa, una de las causas externas del movimiento insurgente ; II – La masoneria en Mexico. Siglo XVIII. Voir aussi Raúl CARDIEL REYES, La primera conspiración por la Independencia de México, Mexico, Secretaría de Educación Pública, 1982. 2. François-Xavier GUERRA (dir.), L’Amérique latine face à la révolution française (actes du colloque de l’Afssal), t. I, Caravelle. Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, no 54, 1990 ; Solange ALBERRO et al. (dir.), La Revolución Francesa en México, México, El Colegio de México/Centro de Estudios Mexicanos y Centroamericanos, 1993. 3. Francisco Javier CASADO, « Fondos americanistas de la sección de Estado del Archivo Histórico Nacional de Madrid : la presencia francesa en Nueva España en el último cuarto del siglo XVIII », Estudios de historia social y económica de América. Revista de la Universidad de Alcalá, no 11, 1989, p. 365-374. 4. Jacques HOUDAILLE, « The Frenchmen and Francophiles in New Spain from 1760 to 1780 », The America’s Quaterly Review of Inter-American Culturel History, 13, 1956, p. 1-29 ; Frédérique LANGUE, « Les Francais en Nouvelle Espagne à la fin du XVIIIe siècle : médiateurs de la Révolution ou “nouveaux créoles” ? », dans François-Xavier GUERRA (dir), L’Amérique latine face à la révolution, op. cit., p. 37-60.

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5. Georges BAUDOT, María ÁGUEDA MÉNDEZ, « La Revolución francesa y la Inquisición mexicana. Textos y pretextos », dans François-Xavier GUERRA (dir), L’Amérique latine face à la révolution, op. cit.,p. 89-105 ; Gabriel TORRES PUGA, Los últimos años de la Inquisición en Nueva España, Mexico, Miguel Angel Porrúa – INAH, 2004. 6. Antonio IBARRA, « Conspiración, desobediencia social y marginalidad en la Nueva España : la aventura de Juan de la Vara », Historia Mexicana, XLVII, 1, 185, 1997, p. 5-34 ; id., « La persecución institucional de la disidencia novohispana : patrones de inculpación y temores políticos de una época », dans Felipe CASTRO et Marcela TERRAZAS (dir.), Disidencia y disidentes en la historia de México, Mexico, UNAM-IIH, 2004. 7. Gabriel TORRES PUGA, « Centinela mexicano contra francmasones : un enredo detectivesco del Licenciado Borunda en las causas judiciales contra franceses de 1794 », Estudios de Historia Novohispana, México, UNAM-IIH, ENH, no 33, juillet-décembre 2005, p. 57-94. – Depuis la rédaction de notre article, l’auteur a intégré ces données dans une perspective plus large : Gabriel TORRES PUGA, Opinión pública y censura en Nueva España. Indicios de un silencio imposible (1767-1794), Mexico, El Colegio de México, 2010. 8. Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición en La Nueva España : Esteban Morel (1744-1795), México, UAM-X, SQM, CNQFB, 2002 (Biblioteca de Historia de la Farmacia 3). Sur le contexte savant, voir Patricia ACEVES, Química, Botánica y Farmacia en la Nueva España a finales del Siglo XVIII, México, UAM-X, 1993. 9. Solange ALBERRO et al., La Revolución Francesa en México ; Frédérique LANGUE, « Los franceses en la Nueva España… ». 10. Et ni en 1730 à Marseille (Diccionario Porrúa de historia, biografía y geografía de México, 6e éd., Mexico, Editorial Porrúa, 1995, t. 3, p. 2356-2357), ni en 1744 à « Aubarre » (déclaration à l’Inquisition en 1794 avec mauvaise lecture de la graphie « Aubañe »). Il est fils de Cosme Maurel et Marie Beaumond (Arch. Dép. Bouches-du-Rhône). 11. Archivo General de la Nación, Mexico [AGN], Inquisición, année 1795, vol. 1379, exp. 11 : « Relación de la causa de fe q[u]e en este Trib[una]l ha seguido el S[eño]r Fiscal con el D[octo]r D[o]n Esteban Morel de Nacion frances medico de profesion, viudo de Da Agueda Romero Española y v[ecin]a que fue de la Ciudad de Banquisimeto en la Prov[inci]a de Venezuela, por proposiciones », f. 228-286 (f. 269v). 12. Ibid. ; AGN, Hospitales, année 1783, vol. 47, exp. 29 : Morel, « Solicitud de Esteban Morel a la plaza de médico al Hospital Real de Naturales », f. 464-473 (f. 465). 13. L’ouvrage de référence est Louis DULIEU, La Médecine à Montpellier, Tome III, L´Époque Classique, 2e partie, Avignon, Les Presses Universelles, 1973. Sur Venel et sur le contexte de la chimie à Montpellier, voir Christine LECORNU-LEHMAN, « Gabriel-François Venel (1723-1775). Sa place dans la chimie française du XVIIIe siècle », thèse de l’Université Paris X-Nanterre, 2006, surtout p. 76-102. 14. Esteban MOREL, « Solicitud… », f. 465v. Christine Lehman a édité le cours de Venel de 1761, qu’a pu suivre Maurel (Venel, Cours de chimie, [Dijon], Corpus / EUD, 2010). Sur les autres professeurs de Morel, voir Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición, op. cit., p. 33-36. 15. Le 17 mars 1783, il écrit avoir été reçu docteur à Montpellier dix-neuf ans plus tôt (Morel, « Solicitud… », f. 465, 466), mais semblerait bachelier et docteur d’Aix par sa déposition du 3 octobre 1794, titres non décernés en médecine par cette université (« Relacion de la causa… », f. 269v). 16. Il signe les registres d’inscriptions trimestrielles (sixième en novembre 1761), mais ne figure pas sur ceux d’examens (Bibliothèque interuniversitaire, Section médecine, Archives de la faculté de médecine, S 31). Nous remercions Jacqueline Mathieu et Mireille Vial d’avoir vérifié ce point. 17. En trois ans, les études d’un bachelier coûtaient quelque 600 livres (150 livres de droits d’entrée et frais d’inscription aux examens, autant pour les « pourboires et autres

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reconnaissances » et 300 pour les besoins de l’étudiant). Les cours particuliers venaient en sus : celui de Venel coûtait deux louis, soit 96 livres (Christine LEHMAN, Venel, op. cit., p. 236). 18. Il quitta la France en 1765 (« Relacion de la causa… », f° 269v). Il n’y a aucune trace de Maurel dans les archives administratives des colonies (communication de François Regourd à P. Bret, 8 mai 2001). 19. Louis DULIEU, « François-Bourguignon de Bussières de Lamure (1717-1787) », Revue d’histoire des sciences, 21-3 (1968), 233-244. 20. Outre ses consultations – jusqu’à 300 par jour, dit-il – il devait pratiquer des opérations chirurgicales, faire des inspections de médicaments dans les pharmacies et examiner les aspirants-médecins. 21. Depuis « environ 29 ans » en 1794 (« Relacion de la causa… », f. 268v). 22. AGN, Inquisición, année 1795, vol. 1321, exp. 2, Inquisición de Cartagena : « Sobre los asuntos seguidos en la causa de Don Esteban Morel », f. 4-5. 23. Patricia ACEVES, Química, Botánica y Farmacia en la Nueva España a finales del Siglo XVIII, México, UAM-X, 1993. 24. Esteban MOREL, « Solicitud… », f. 464-473. 25. Voir plus loin la suite de ce litige (Archivo Histórico del Palacio de Minería, Mexico, Morán, De, mina, Real del Monte, Hidalgo [1794-II 69d.22] ; Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición…, p. 41-45). Cette mine appartint plus tard à Fausto d’Elhuyar associé au Britannique Thomas Murphy. 26. Esteban MOREL, « Respuesta del Dr. Esteban Morel a la carta de D. José, Alzate que salió en suplemento de la Gaceta de 29 de diciembre último pasado, y a algunos párrafos de un papel anónimo del mismo dia », dans Gacetas de Literatura, op. cit., p. 365. 27. Patrice BRET, « Alzate y Ramírez et l’Académie royale des sciences de Paris : la réception des travaux d’un savant du Nouveau monde », dans Patricia ACEVES PASTRANA (dir.), Periodismo científico en el siglo XVIII : José Antonio de Alzate y Ramírez (Actes de la VIIIe Réunion de la RIHECQB, Mexico, 24-26 novembre 1999), Mexico, Universidad autónoma metropolitana-Xochimilco, 2001, p. 123-205 ; id., « Interplay between European and Colonial Journals : José Antonio de Alzate’s learned periodicals in New Spain, 1768-1795 », dans Andrea STEINER (éd.), Interplay between Journals, à paraître. 28. Esteban MOREL, « Historia natural y carta del Dr. Esteban Morel al autor sobre el malacate », dans Gacetas de Literatura, Puebla, Reimpresas en la Oficina del Hospital de San Pedro, 1831, t. 4, p. 300 ; « Respuesta de D. Esteban Morel al autor », ibid., p. 358. 29. Francisco ARAGÓN DE LA CRUZ, « La expedición de los mineros sajones a Hispanoamérica (1788-1810), una confrontación tecnológica en los métodos de amalgación de los minerales de plata », dans Mari ÁLVAREZ LIRES et al., Estudios de Historia das Ciencias e das Técnicas, Pontevedra, 2001, Servicio de publicaciónes, Deputación provincial de Pontevedra, t. I., p. 283-294 30. Voir Patricia ACEVES, Química, Botánica y Farmacia, op. cit. ; id., « Botánica, Farmacia y Química en México : Vicente Cervantes (1787-1829) », dans María Teresa MIRAS PORTUGAL, Antonio GONZÁLEZ BUENO et Antonio DOADRIO VILLAREJO (éds.), El 250 Aniversario del nacimiento de Vicente Cervantes (1758-1829) : relaciones científicas y culturales entre España y América durante la Ilustración, Madrid, Real Academia Nacional de Farmacia, 2009, p. 101-116. 31. Francisco Xavier SARRÍA, Suplemento al Ensayo de Metalurgia, Mexico, Felipe de Zúñiga y Ontiveros, 1791. Voir Patricia ACEVES, « L’enseignement et l’application de la nouvelle chimie au Mexique au temps de Lavoisier », dans Patrice BRET (dir.), « Débats et chantiers autour de Lavoisier et de la révolution chimique », Revue d’Histoire des Sciences, XLVIII/1-2 (1995), 123-132 ; id., « Fuentes para la historia de la química : la obra de Francisco Xavier Sarría », dans Centenario Simão Mathias : Documentos, Métodos e Identidade da Historia da Ciencia, Sao Paulo, PUC-SP, 2009, p. 243-244.

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32. P.-J. GUINARD, « Notes sur l’inoculation de la variole en Espagne », dans Mélanges à la mémoire de Jean Sarrailh, Paris, Centre de recherches de l’Institut d’études hispaniques, t. I, 1966 ; Juan TOMADO DE RIERA et Juan GRANDA-JUESAS, La inoculación de la viruela en la España Ilustrada, Valladolid, Universidad de Valladolid, 1987. 33. Francisco FERNÁNDEZ DEL CASTILLO, Los viajes de Don Francisco de Xavier de Balmis. Notas para la historia de la expedición vacunal de España a América y Filipinas (1803-1806), 2e éd. Mexico, Sociedad Médica Hispano Mexicana, 1985, p. 23 ; Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición, op. cit., p. 17. 34. Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición, op. cit., p. 30. Morel donne le détail de ses expériences en annexe de sa Dissertation. 35. Archivo Histórico de la Ciudad de México [AHCM], Salubridad, vol. 3678, exp. 1 : « Aviso al Público », f. 1 (transcrit dans Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición, op. cit., p. 18). 36. Esteban MOREL, « Disertación sobre la utilidad de la inoculación » (AHCM, Salubridad, vol. 3678, exp. 2 ; reproduit en fac-similé dans Liliana SCHIFTER, Medicina, minería e Inquisición, op. cit., p. 66-193). 37. Ibid. 38. Ibid., § 107. 39. Ibid., § 75, 92, 128, 129. 40. « Memoria sobre la inoculación de las Viruelas de C.M. de La Condamine » (Archivo Histórico Nacional de España, Madrid, Consejos, liasse 50.653). Lu à l’Académie des sciences de Paris le 24 avril 1754, le mémoire de La Condamine fut imprimé en France, puis en Italie et en Angleterre. En Espagne, il fut traduit par Rafael Osorio en 1757 mais jamais publié. Juan RIERA et Juan GRANDA- JUESAS, La inoculación de la viruela, op. cit., p. 75. 41. La mortalité doubla, voire quadrupla selon les lieux par rapport aux années antérieures. À Mexico, l’épidémie toucha 44 286 personnes et causa 8 820 décès (FERNÁNDEZ DEL CASTILLO, Los viajes de Don Francisco de Xavier de Balmis, op. cit., p. 23). 42. Esteban MOREL, « Solicitud… », f. 468. 43. « Relación de la causa… », f. 269. 44. AGN, Hospitales, année 1783, vol. 47, exp. 29 : Morel à la junte royale de l’hôpital, Mexico, 20 mars 1783, f. 474-478. 45. Ibid., f. 229. 46. Ibid. 47. Ibid., f. 230. 48. Ibid., f. 233. 49. Ibid., f. 230-245. 50. Ibid., f. 266v. 51. « Sobre los asuntos… », f. 267. 52. Arrivé pour ses études à Montpellier le 4 mars 1757, Pierre-Jacques Willermoz appartient déjà à une loge locale un mois plus tard (LEHMAN, Venel…, p. 97). 53. Voir Alain LE BIHAN, « La Franc-Maçonnerie dans les colonies françaises du XVIIIe siècle », AHRF, 46 (1974), p. 39-62. Maurel et sa famille sont néanmoins absents du dictionnaire d’Élisabeth ESCALLE et Mariel GOUYON-GUILLAUME, Francs-maçons des loges françaises aux Amériques. Contribution à l’étude de la société créole, Paris, E. Escalle, 1993. 54. « Relación de la causa… », f. 269 (témoignage de la comtesse de San Pedro del Alamo et de Dona Maria Francisca Gorraez). 55. Ibid., f. 251. Le Diccionario Porrúa attribue abusivement sa condamnation à la diffusion de ce texte. 56. Ibid., f. 250v. 57. Ibid., f. 251-253v.

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58. Ibid., f. 253v-262v. 59. Probablement lié à la maison de commerce Durand, Maurel & Cie, le conseiller Honoré Maurel avait ouvert, à Pointe-à-Pitre en 1778, une rue portant son nom, à côté de celle du gouvernement. Anne PÉROTIN-DUMON, La ville aux îles, la ville dans l’île : Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, Karthala, 2000, p. 402. 60. Ibid., p. 198. 61. Anne PÉROTIN-DUMON, La ville aux îles…, p. 198. L’aîné des neveux de Morel fut envoyé à Charleston pour organiser le ravitaillement de la Guadeloupe encerclée par les Anglais ; sa nièce épousa un proche du commissaire de la Convention Victor Hugues, le général Boudet, commandant de la place puis des troupes de l’île ; les autres frères vécurent dans l’entourage des autorités ou occupèrent des fonctions publiques. 62. « Relación de la causa… », no 2 et 9, f. 257 et 259. 63. Ibid., no 3, f. 257-258. 64. Ibid., no 3 et 11, f. 257 et 259-260. 65. Ibid., no 2 et 10, f. 257 et 259. José Antonio Alzate rapporte dans son périodique que ce fut Morel qui l’informa de la méthode de Born et de l’œuvre de cet auteur. Voir Jose Antonio ALZATE, « Para beneficiar los metales », Gacetas de Literatura, op. cit., t. 4, p. 203. 66. Ibid., no 4, f. 257v-258. 67. Ibid., lettres du neveu, no 11, 20 et 21, f. 259-262. Le frère donne aussi quelques nouvelles politiques (no 12 et 16, 260-260v). 68. Ibid., no 5 et 7, f. 258. Voir Luisa ZAHÍNO PEÑAFORT, « El criollo mexicano Francisco Vives y su correspondencia desde la Francia revolucionaria : de canónigo catedralicio a miembro de una sociedad jacobina », Estudios de Historia Novohispana, no 15, 1995, p. 113-127. 69. Il doit s’agir du Sommaire des articles convenus le 4 août 1789 pour former la Constitution, Paris, Debray, s.d. (BnF Le29 104). 70. « Relación de la causa… », f. 254v-256v. 71. Gabriel TORRES PUGA, « Centinela mexicano… », op. cit., p. 1. 72. Juan DE SARRÍA Y ALDERETE, Sermón moral sobre el Evangelio de la Dominica Infraoctava de Epifanía predicado en presencia del Excmo. Señor virrey de esta Nueva España y de la Real Audiencia de México en el Real convento de religiosas de Jesús María…, México, Joseph de Zúñiga y Ontiveros, 1795. 73. Cité par Antonio IBARRA, « Conspiración, desobediencia social y marginalidad… », p. 27 (n. 4). 74. Luís NAVARRO GARCÍA, « México en la política de Godoy », Revista de Estudios Extremeños, vol. 57, no 3, 2001, p. 1155-1168. 75. Archivo Histórico Nacional, Madrid, Estado, liasse 4178, 2ª. Voir Gabriel TORRES PUGA, « Centinela mexicano… », p. 65. 76. Gabriel TORRES PUGA, « Centinela mexicano… », p. 65. 77. Ibid. 78. « Relación de la causa… », f. 269v-270v. 79. Ibid., f. 270v-273v. 80. Ibid., f. 271. 81. Ibid., f. 273v-274. 82. Ibid., f. 274-281v. 83. Ibid., f. 262-262v. 84. Ibid., f. 270v-273v. 85. Ibid., f. 246v. 86. Ibid., f. 277. 87. Ibid., f. 277v-278. 88. Ibid., f. 280. 89. Ibid., f. 281v.

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90. Le prêtre Juan Antonio de Olavarrieta, inculpé pour matérialisme en 1802-1804, se référait également à Buffon. Elías TRABULSE, « Aspectos de la diffusion del materialismo científico de la Ilustración francesa en México a principios del siglo XIX », dans Solange ALBERRO et al., La Revolución Francesa en México, p. 81-96. 91. Voir Gabriel TORRES PUGA, « Centinela Mexicano… », p. 88-89. 92. « Relacion de la causa… », f. 282-283. 93. Ibid., f. 286. 94. Gabriel TORRES PUGA, Opinión pública, op.cit., p. 471. 95. Robert MCCAA, « Inoculation : An easy means of protecting people or propagating ? Spain, New Spain and Chiapas, 1779-1800 », Boletín de Historia y Filosofía de la Medicina, vol. 2, sept. 1998. Les autorités attribuèrent à cette inoculation massive la réduction considérable du nombre de morts (AHCM, Junta Superior de Sanidad de México, 1824 : 14).

RÉSUMÉS

Dans les décennies qui précédèrent l’indépendance du Mexique les sciences et les techniques furent un vecteur privilégié des Lumières mais, parallèlement aux réformes institutionnelles éclairées en la matière, l’Inquisition exerçait une étroite surveillance sur les milieux intellectuels. Venu de Guadeloupe après être passé dans plusieurs colonies espagnoles, Esteban Morel, un médecin français installé en Nouvelle-Espagne, en fut victime lors de la répression contre les résidents français après la guerre entre la République et l’Espagne. Introducteur de l’inoculation dans la vice-royauté (1779) et propriétaire de mines innovant, il appartenait aux cercles éclairés de la capitale coloniale, contribuant aux débats dans la presse locale et à l’exploitation minière, première richesse du pays. L’influence de ce lecteur de Voltaire et de Buffon, déiste et probablement franc-maçon, était d’autant plus dangereuse qu’elle s’exerçait jusque dans l’entourage du Vice-Roi. Au-delà du cas particulier, le dossier que l’Inquisition forma contre Morel dès 1781 illustre les formes discrètes de la pénétration des Lumières au Mexique, les résistances auxquelles elles furent confrontées et la violence de la répression en matière religieuse, qui s’accentua avec la crainte d’une conspiration révolutionnaire en 1794.

In the years preceding Mexican independance, science and technology were privileged domains of the Enlightenment. But along side the enlightened institutional reforms in this field, the Inquisition exercised a strict surveillance on intellectuals. Coming from Guadeloupe after passing through several Spanish colonies, Esteban Morel, a French doctor living in New Spain, was the victim of the repression against French residents after the war between the Republic and Spain. An innovative mine owner, and the man who introduced inoculation into the viceroyalty (1779), he belonged to the enlightened circles of the colonial capital, contributing to the debats in the local press as well as to mining activities, the first source of wealth in the country. Influenced by the writings of Voltaire and Buffon, a deist and probably a free mason, he was exceptionally dangerous, for his influence extended to the very entourage of the Viceroy. Beyond this particular case, the dossier that the Inquisition mounted against Morel beginning in 1781 illustrates the subtle ways that the Enlightenment entered Mexico, and the resistance which it encountered no less than the violent repression in religious matters, that increased with the fear of a revolutionary conspiracy in 1794.

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INDEX

Mots-clés : Esteban Morel, inoculation, Inquisition, Mexique, Nouvelle-Espagne

AUTEURS

LILIANA SCHIFTER Université Autonome Métropolitaine-Xochimilco Mexique (UAM-X) [email protected]

PATRICIA ACEVES Université Autonome Métropolitaine-Xochimilco Mexique (UAM-X) [email protected]

PATRICE BRET Centre Alexandre Koyré Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques (UMR 8560 du CNRS) [email protected]

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La nature de la nation : le climat et les gens du Brésil (1780-1836) Nature and the Nation: Climate and the People of Brazil (1780‑1836)

Lorelai Kury Traduction : Martim Tavares et Patrice Bret

NOTE DE L’AUTEUR

Texte traduit du portugais par Martim Tavares et Patrice Bret. « Le gouvernement a beaucoup de pouvoir sur les plantes, il a tout pouvoir sur les hommes ». José Bonifácio de Andrada e Silva

1 L’une des caractéristiques les plus importantes de l’époque de l’Indépendance du Brésil (1822) est l’abondance de textes valorisant le pays et ses habitants. Cette thématique prit corps dans un débat assez vif sur la possibilité d’édifier une société civilisée dans une région tropicale, peuplée de métis, de blancs, de noirs et d’indigènes amérindiens. La seule situation géographique de l’Amérique portugaise était vue comme une entrave au développement des activités dites « de l’esprit ». Si cette opinion n’était pas nouvelle, elle a été la cible de débats scientifiques et philosophiques à partir du moment où des auteurs nés au Brésil se mirent à considérer comme centrale l’appartenance à l’espace public d’une patrie située sous les tropiques. En outre, l’esclavage des noirs et l’existence d’une population indigène non négligeable ont fait émerger des réflexions sur l’hétérogénéité physique et culturelle des habitants d’outremer.

2 Cet article analyse la représentation des particularités du climat et des habitants du Brésil2 dans des textes scientifiques de la période comprise entre les Lumières et la première génération romantique. Les communautés politiques, scientifiques et littéraires étant alors à peine différenciées et la presse spécialisée n’existant pas

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encore, les journaux proposaient des informations et des débats sur des thèmes variés. Mais dès l’époque de la colonisation portugaise, la question de l’identité brésilienne fut décisive pour parvenir à l’indépendance politique3. Dans un système social fondé sur la croyance de l’action déterminante de l’environnement sur la conformation physique et morale des êtres humains, les discussions sur le climat du Brésil et sur le caractère de ses habitants, qui furent explicitement soulevées en diverses occasions, mettaient toujours en relation les aspects naturels et sociaux. La presse plaçait aussi la question cruciale de l’esclavage au Brésil au croisement de phénomènes de la nature et de la société.

Les Lumières et la culture de l’imprimé

3 La presse fut un moyen important pour la formation et la consolidation des communautés littéraires, politiques et scientifiques au Brésil. Elle apparut dans ce pays au moment même où survint le changement politique et symbolique de son statut. L’Imprimerie Royale de Rio de Janeiro fut créée en 1808, quand le Prince Régent4 et la Cour s’établirent dans cette ville. Quelques années plus tard, en 1815, l’érection du Brésil en une des composantes du Royaume-Uni du Brésil, du Portugal et de l’Algarve conduisit à un fort sursaut identitaire américain. La formation de l’espace public des lettres et celle d’une identité politique brésilienne se firent simultanément.

4 À l’époque des Lumières, les hommes de lettres et de sciences luso-américains étaient intégrés à l’univers des institutions de la métropole, où étaient les sphères de légitimation et les possibilités de circulation imprimée. Ils se formaient en Europe, principalement à Coimbra, et publiaient de préférence dans les circuits éditoriaux du Portugal, en particulier dans les mémoires de l’Académie Royale de Sciences de Lisbonne, fondée en 1779.

5 Un certain nombre de Brésiliens jouèrent un rôle central dans la politique de modernisation du Portugal, initiée dès les années 1760 par le ministre Marquis de Pombal. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, leur présence était visible dans diverses sphères, surtout autour du ministre D. Rodrigo de Sousa Coutinho et du naturaliste padouan Domenico Vandelli, directeur du Jardin Botanique de l’Ajuda à Lisbonne. L’une des principales initiatives de l’époque fut la création à Lisbonne, en 1799, de l’imprimerie de l’Arco do Cego, dirigée par un naturaliste brésilien, le Frère José Mariano da Conceição Veloso. Cette maison d’édition5 publia d’innombrables ouvrages relatifs aux pratiques éclairées, européennes et coloniales, concernant l’exploration de la nature et le développement des sciences et des arts. Le Portugal confirmait alors son désir d’adhérer à un nouveau modèle de production et de diffusion des connaissances, fondé sur la circulation des textes imprimés et des images6.

6 Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, très peu fut publié sur l’Amérique portugaise car les autorités censuraient tout ce qui pouvait fournir aux puissances étrangères des renseignements sur les produits coloniaux. Un des exemples les plus saisissants de cette politique du secret qui guidait les autorités portugaises fut la destruction du livre Cultura e opulência do Brasil por suas drogas e minas (Culture et richesse du Brésil par ses drogues et ses mines) du jésuite Antonil (Giovanni Antonio Andreoni), publié en 1711, parce qu’il contenait des informations sur la localisation des richesses et les méthodes de préparation du sucre. En 1800, la politique en matière d’édition s’était transformée : Veloso publia à l’Arco do Cego un extrait du livre d’Antonil sous le titre Extracto sobre

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os engenhos de assucar do Brasil, e sobre o methodo já então praticado na factura deste sal essencial (Extrait sur les moulins à sucre du Brésil, et sur la méthode pratiquée dans la fabrication de ce sel essentiel).

7 Cet éditeur publia de nombreuses traductions d’œuvres françaises et anglaises, principalement sur l’histoire naturelle appliquée, ainsi que des manuels d’enseignement de mathématiques, de navigation, de chimie, de gravure, ou de la poésie. Une des marques particulières des livres publiés par Veloso était l’usage intensif et didactique des images. L’éditeur chercha à se doter des techniques les plus modernes disponibles à l’époque7. Ainsi, les Lumières et la culture imprimée allaient de pair au Portugal. Le transfert de la Cour vers Rio de Janeiro et l’installation de l’imprimerie au Brésil modifièrent de façon substantielle la possibilité même de concevoir des auteurs et un public locaux, identifiés par leur appartenance à la patrie, puis à la nation brésilienne. À la suite de la gazette Idade d’Ouro do Brasil (L’Âge d’or du Brésil, 1811-1823), de Bahia, et du jounal O Patriota (Le Patriote), publié à Rio de Janeiro en 1813 et 1814, plusieurs revues de variétés et de nouvelles publièrent des articles scientifiques tout au long du XIXe siècle.

8 De caractère encyclopédique, O Patriota fut le premier périodique à publier des articles scientifiques au Brésil. Il contient des dizaines de textes qui englobent les thèmes les plus divers, comme la médecine, l’agriculture, les voyages, l’histoire, la politique et la poésie. Ce mélange de domaines, typique de la culture de l’époque, démontre le poids que la science avait acquis dans la mouvance intellectuelle des Lumières tardives luso- brésiliennes. Son éditeur fut un professeur de mathématiques de la nouvelle Académie militaire, le Bahianais Manoel Ferreira de Araujo Guimarães, également responsable de la Gazette du Rio de Janeiro. Ce journal peut être considéré comme la continuation, au Brésil, de la politique éditoriale promue par Veloso à l’Arco do Cego, sous les auspices de D. Rodrigo de Sousa Coutinho. Les publications de Veloso ont déjà été décrites comme le succédané de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert au Portugal. O Patriota hérita du caractère encyclopédique de la publication portugaise mais cette fois, c’est à partir du Brésil que rayonnait le savoir.

9 Les périodiques spécialisés dans les sciences naturelles ne sont apparus au Brésil que dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec la publication des séances de la Sociedade Velosiana, en 1851, et les Archivos do Museu Nacional en 1876. Dans le cas de la médecine, cela arriva bien plus tôt. Les associations de médecins et les adeptes de divers systèmes de soins diffusèrent un abondant matériau dans les revues et les journaux8. Mais les sujets scientifiques tenaient déjà une place notable dans la production imprimée de la première moitié du siècle, que ce soit dans les périodiques médicaux ou les articles d’agriculture, dans les descriptions de voyages ou même dans la fiction9. Ce qui revenait le plus souvent était sans doute l’histoire naturelle « appliquée », comme on disait à l’époque, avec l’omniprésence de l’agriculture, notamment pour les questions relatives à la canne-à-sucre et plus tard au café. Ce domaine ne se manifestait pas seulement dans les organes consacrés à « l’industrie » (essentiellement agricole), comme O Auxiliador da Industria Nacional (L’Auxiliaire de l’industrie nationale), fondé en 1833, mais aussi dans des périodiques généralistes, comme O Beija-Flor (Le Colibri, 1830), qui entendaient constituer une alternative aux journaux à caractère strictement politique.

10 En dehors des journaux, l’Imprimerie Royale de Rio joua un rôle décisif dans la diffusion des thèmes scientifiques au Brésil. Dans les premières décennies de son existence, elle publia des dizaines de traductions d’œuvres étrangères, concernant

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surtout la médecine et la chirurgie, ainsi que des manuels de mathématiques. En plus, beaucoup d’ouvrages d’utilité scientifique, écrits par des auteurs portugais et luso- américains, virent aussi le jour dans cette période. Ces titres servaient principalement de support à l’enseignement supérieur local, militaire et civil10.

11 Les sujets liés au climat et à la constitution physique des habitants de l’ancienne Amérique portugaise traversent l’édition brésilienne consacrée aux sciences. La question climatique n’intéressait pourtant pas seulement les naturalistes ou les médecins. Elle figurait au cœur des reconfigurations politiques et identitaires brésiliennes.

L’acclimatation des lumières

12 En 1836, pendant la période de la Régence qui succéda au règne de l’Empereur D. Pedro Ier, des Brésiliens publièrent à Paris deux numéros d’une revue appelée Nitheroy, qui allait devenir l’un des jalons symboliques du Romantisme littéraire brésilien. Les responsables en furent trois figures importantes de l’élite brésilienne cultivée : Manuel de Araújo Porto-Alegre, Francisco Salles Torres Homem et le poète Domingos José Gonçalves de Magalhães, un adepte de l’éclectisme philosophique de Victor Cousin. Magalhães publia dans la revue un « Essai sur l’histoire de la littérature au Brésil », dans lequel il exprimait quelques présupposés servant de base à ses réflexions sur l’identité nationale brésilienne. Il abordait, comme un fait établi, le thème essentiel de l’influence du climat sur les individus et, sans développer ses arguments, renvoyait le lecteur à leur autorité : « Cette réalité que la disposition et le caractère d’un pays exerce une grande influence sur le physique et le moral de ses habitants est tellement connue aujourd’hui que nous l’érigeons en principe et nous croyons inutile d’insister à la démontrer avec des arguments et des faits, présentés par tant de naturalistes et de philosophes. Buffon et Montesquieu l’ont assez démontré »11.

13 Selon l’auteur, le climat et la nature du Brésil auraient naturellement influencé la sensibilité de ses premiers habitants. À une nature magnifique correspondrait un certain type de sensibilité particulièrement épurée. Il affirmait ainsi que les indigènes brésiliens étaient extrêmement musicaux : « Ce Brésil béni par tant d’heureuses dispositions d’une nature abondante, devait nécessairement inspirer ses premiers habitants ; les Brésiliens devaient naître musiciens et poètes. Et ceux qui en doutèrent continueront-ils à le faire ? Quelques écrits anciens nous enseignent que certaines tribus indigènes se distinguaient par leur talent en musique et poésie, les plus talentueux entre tous étaient les Tamoios qui habitaient Rio de Janeiro »12.

14 Quant aux nouveaux habitants du pays, leurs productions intellectuelles s’harmonisaient en quelque sorte avec la nature par un processus d’ajustement des racines européennes à la nature américaine : « La poésie brésilienne n’est pas une indigène civilisée ; elle est une Grecque habillée à la française et à la portugaise et acclimatée au Brésil »13. Ainsi, Gonçalves de Magalhães acceptait le présupposé des traditionnelles théories du climat mais il en inversait la polarité. De fait, la plupart de ceux qui ont écrit sur la nature brésilienne et de la musicalité des tropiques, affirmait exactement l’opposé, y compris Buffon. Le célèbre naturaliste fut un des principaux critiques de la nature américaine. Entre autres, il essaya, par exemple, d’expliquer ce qu’il pensait être une insuffisance mélodique des oiseaux d’Amérique : le climat aurait

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une influence néfaste sur ceux-ci, qui, en outre, avaient pour unique modèle la voix des indigènes, que lui jugeait désagréable14.

15 Déjà loin de l’apogée des Lumières, le poète brésilien avait pour références les classiques du siècle antérieur. Les croyances traditionnelles furent également rénovées par d’autres auteurs qui s’interrogeaient sur le Nouveau Monde. Le philosophe Hegel fut l’un de ceux qui jugeaient négativement les sonorités du Nouveau Monde. Se fondant sur les rapports scientifiques des voyageurs Johann Baptist von Spix et Carl Friedrich Philipp von Martius, le professeur d’Iéna opposait la chaleur et le son : « Les oiseaux tropicaux portent la chaleur qui ne préserve pas en elle-même, mais fonde et pousse vers la brillance métallique de la couleur cet être tel qu’en lui- même, cet état idéal intérieur comme voix ; cela veut dire que le son sombre dans la chaleur. La voix est en réalité quelque chose déjà de plus fort que le son, mais la voix se montre aussi dans cette opposition à la chaleur du climat »15.

16 Ainsi, hommes, oiseaux et chaleur s’articulaient organiquement en ce lieu essentiellement tropical, hors de l’histoire et du progrès de l’esprit16. Le philosophe se référait à un extrait du récit de voyage de Spix et Martius au Brésil, réalisé entre 1817 et 1820, dans lequel les voyageurs décrivent le beau chant d’un oiseau brésilien. Ils affirmaient qu’il peut y avoir une certaine mélodie dans le chant des oiseaux brésiliens, bien qu’en général on affirme le contraire. Ils ajoutaient toutefois : « De toute façon on peut imaginer que, si un jour l’écho de sons quasi inarticulés d’hommes dégénérés [les indigènes] disparaît des forêts brésiliennes, beaucoup de chanteurs à plumes produiront de savantes mélodies »17. Spix et Martius suggéraient ainsi que la voix des animaux serait une sorte d’imitation de la voix humaine. Rien de plus éloigné de la musicalité attribuée aux Tamoios par Gonçalves de Magalhães que les grognements indigènes prétendument observés par les voyageurs. Pourtant, malgré les jugements opposés, il y avait bien une concordance : le climat règne sur l’art, la beauté, le caractère, les coutumes et les aptitudes des hommes et des animaux.

17 De l’époque des Lumières à l’Empire du Brésil, le jugement sur le climat du pays et sur sa population constitua une prise de position politique. La question des Indiens est très complexe et englobe des thèmes tels que leur utilisation comme main-d’œuvre, en remplacement du travail servile des Africains. Le versant scientifique du sujet renvoie aux croyances sur le déterminisme climatique, élément essentiel pour la philosophie des Lumières, très peu mis en évidence par l’historiographie18. Le poète romantique Gonçalves de Magalhães attirait l’attention sur le fait que les indigènes étaient les peuples natifs de la terre ou, du moins, les mieux adaptés au climat du Brésil. Même le voyageur Martius devait tracer, en 1824, un profil moral des indiens d’Amazonie organiquement lié à la forêt : « Sombre comme l’enfer, enchevêtrée comme le chaos, voici une forêt impénétrable de troncs gigantesques, depuis le delta de l’Amazone jusque bien au-delà du territoire portugais en direction de l’Ouest. […] Il n’est pas étonnant que l’âme de l’indien, errante dans cet environnement, devienne sombre et que, poursuivie par les ombres de la solitude, elle pense voir partout des créations fantasmagoriques de son imagination frustre »19.

18 Le thème de la présence de noirs africains et de mulâtres au Brésil est également complexe et central pour la compréhension de la période. Certains auteurs regardent le métissage comme un fait naturel, mais le maintien de l’esclavage jusqu’à la fin du XIXe siècle donne à la question raciale, pour les noirs, des caractères différents de la

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question indigène. Quoi qu’il en soit, la production éclairée au Brésil tendait à reconnaître l’unité du genre humain.

19 Le concept de « race » n’était pas encore utilisé comme une catégorie pré-établie pour l’analyse des populations. La démarcation entre les peuples se fondait plutôt sur les particularités de chacun concernant les coutumes, le régime alimentaire et le climat de chaque région. Dans le référentiel théorique néo-hippocratique du temps, les coutumes étaient ce que l’on appellerait de nos jours la culture avec l’addition des institutions civiles et politiques. La diète concernerait tout ce qui, tout ce qui, solide ou liquide, entre dans les corps, y compris le degré de pureté des substances et leur action dans le métabolisme humain – calmante, stimulante, nourrissante, toxique, purgative, caustique. Le troisième facteur, le climat, comprend tout l’environnement dans lequel une population s’insère : les saisons, le régime des vents, les températures, l’humidité, la topographie, le type de terrain, la flore et la faune.

20 Le « racial turn » au Brésil a suivi grosso modo la chronologie internationale, c’est-à-dire qu’il était déjà clairement défini autour de 184020. La « race » ne devint un élément biologique donné et un caractère essentiel que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l’esclavage – ou du moins le trafic intercontinental – fut en voie d’extinction. Cela ne signifie pas pour autant que tous les habitants de la planète étaient considérés comme égaux ni que les hommes de science de l’époque étaient unanimement adversaires de l’esclavage africain.

21 Ainsi, jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, les variétés humaines étaient considérées, de façon générale, comme découlant des conditions environnementales et géographiques. L’un des caractères les plus significatifs de la pensée scientifique des Lumières était la complexité accrue de la notion de climat et de circonstances, qui allaient se fondre lentement dans le concept de milieu21. Quelques traits des conceptions scientifiques d’hommes des Lumières tels que Alexandre Rodrigues Ferreira, Manoel Arruda da Câmara et José Bonifácio de Andrada e Silva exemplifient de façon paradigmatique cette atmosphère intellectuelle. Chacun d’eux mobilisait des arguments théoriques et des exemples variés, provenant de situations brésiliennes ou de cas relatés par des voyageurs et des fonctionnaires coloniaux.

22 Le naturaliste bahianais Alexandre Rodrigues Ferreira (1756-1815), élève de Domenico Vandelli, entreprit un long voyage au Mato Grosso et au Rio Negro, entre 1783 et 1792. Ses deux dessinateurs représentèrent de multiples aspects de ses expéditions, y compris la physionomie et les coutumes des populations indigènes. Bien que Ferreira ait rédigé des mémoires et des récits de ses excursions, ce matériel ne fut pas publié à l’époque. La raison pour laquelle les résultats restèrent inédits donne lieu à des débats historiographiques mais le cas n’est pas exceptionnel22, et le mouvement des « voyages philosophiques » idéalisés par Vandelli a eu des succès inégaux. En tout état de cause, une certaine préparation technique et scientifique des voyageurs était nécessaire pour mener à bien leurs tâches.

23 Pendant son séjour au Brésil lors de l’expédition amazonienne, Ferreira eut l’occasion de recommander la guerre contre les Mura. Il croyait aussi utile l’envoi d’au moins mille cinq cents esclaves africains par an vers le Grão-Pará et le Mato Grosso23. Malgré cela, du point de vue de l’histoire naturelle ou de la description physique et morale des « variétés » de l’espèce humaine, il semble considérer la couleur des hommes comme un caractère circonstanciel. Sur les noirs africains, il écrivit peu et ce ne fut jamais un thème central de ses mémoires. Il est vrai que leur présence dans les régions qu’il

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parcourut était relativement faible. En revanche, les indigènes méritent des descriptions détaillées, tant dans des textes écrits pour un relevé physique et politique de la population de l’Amérique portugaise, que dans des réflexions plus théoriques sur l’espèce humaine.

24 Une ligne interprétative assez précise guidait ses considérations sur la nature de ce qu’il appelait les sauvages américains : la croyance dans la détermination de causes extérieures sur la conformation physique et morale des hommes. Le passage qui suit, extrait d’un mémoire sur des mammifères de la région amazonienne, dévoile ses conceptions : « La diversité de leur couleur, les divers endroits où ils habitent, leurs mœurs et facultés corporelles, indiquent que, comme chez d’autres animaux, leur espèce aussi présente des variétés. Dans ce sens l’indien Tapuia en est une. Il est aussi homme que l’Européen, l’Asiatique ou l’Africain ; en raison de la diversité de la couleur de sa peau et du pays où il habite, nous les appelons Tapuia selon le nom de leur propre langue […] Les Tapuias n’ont pas d’autres différences que celles qui sont accidentelles chez tout être humain »24.

25 À la différence de Ferreira, le Pernamboucain Manuel Arruda Da Câmara (1752-1810) publia divers mémoires de son vivant. Également lié aux groupes éclairés de l’entourage de Rodrigo de Sousa Coutinho, Câmara publia des textes dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Lisbonne, aux éditions de l’Arco do Cego et, à titre posthume, dans le journal O Patriota. Ce médecin et naturaliste, propriétaire de terres et d’esclaves, se lança dans des projets de perfectionnement agricole et peut être considéré comme un « agriculteur éclairé ». Formé par Chaptal à Montpellier, où il obtint son doctorat de médecine en 1791, il rendit hommage à son maître en donnant son nom à une nouvelle espèce végétale (Chaptalia pekiy), qu’il mentionne dans son Paládio Português (Défenseur portugais, 1796) et cite à nouveau dans une note de son mémoire sur le cotonnier25. Aussi le Brésilien prit-il pour modèle la chimie appliquée à l’agriculture développée en France.

26 Dans sa thèse de l’université de Montpellier en 1791, Câmara défend l’idée que la patrie naturelle des êtres humains est voisine des tropiques, où la température extérieure est égale à celle du corps humain, tandis qu’ailleurs les gens doivent déployer pour se vêtir une stratégie qui n’est pas naturelle26. Dans un texte plus tardif, il joint à cette argumentation la facilité de s’alimenter dans la région intertropicale : « Si nous jetons un coup d’œil philosophique sur la surface du globe, nous verrons que les pays situés entre les Tropiques paraissent être les seuls que la nature ait destinés à l’établissement de l’homme ; car c’est seulement à cet endroit qu’il peut vivre commodément sans le secours de l’art et se nourrir à partir des innombrables fruits que la terre lui fournit en quantité prodigieuse, ce que l’on ne rencontre pas dans les pays avoisinant les pôles »27.

27 Le Brésil devenait ainsi le lieu naturel de la vie. Câmara se positionnait pourtant à contre-courant de la littérature jusqu’alors dominante, avec des arguments très éloignés des portraits paradisiaques des chroniqueurs coloniaux. S’appuyant sur la chimie et l’histoire naturelle, apprises dans les grands centres européens et appliquées à son expérience de planteur, éleveur et maître d’esclaves de la capitainerie de Pernambouc, il cherchait à agir comme un anti-Buffon, prenant le contre-pied des idées du grand naturaliste français à propos d’une prétendue infériorité de la nature du Nouveau Monde et dégénérescence des humains vivant hors des climats tempérés.

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28 Malgré leurs différences d’approche, Ferreira et Câmara cherchaient à traiter les caractéristiques de la région tropicale comme naturelles. L’historienne Maria Odila da Silva Dias a identifié leur génération comme la première qui chercha à adapter les connaissances européennes à la vie sur les terres brésiliennes. De cette expérience sont issues des solutions propres, originales et adaptées au milieu28. Je crois que, justement par suite de ce processus de maîtrise du Brésil, l’évaluation de l’influence du climat a été une des bases de réflexion de cette génération. Quelques décennies plus tard, lorsque les hommes de lettres et de sciences furent confrontés à la construction d’une identité nationale, la question fut plus amplement développée et ses contours se précisèrent avec José Bonifácio de Andrade e Silva (1763-1838) dont la mémoire fut respectée par les hommes de science du XIXe siècle, comme le zoologue Emílio Joaquim da Silva Maia, l’un de ses biographes, mais que les Brésiliens – qui ont coutume de l’appeler seulement par ses prénoms – considèrent surtout comme l’un des pères de la nation brésilienne.

29 Né à Santos, capitainerie de São Paulo, José Bonifácio séjourna une grande partie de sa vie en Europe. Au cours de son cursus à Coimbra, en 1790, Vandelli l’envoya en voyage d’études – surtout dans le domaine de la minéralogie – dans plusieurs pays européens. Plus tard, de 1812 à 1819, il fut secrétaire de l’Academia Real das Ciências de Lisboa. Il publia en français, en anglais et en allemand des mémoires dans d’importants périodiques scientifiques de l’époque29, tels le Journal de Physique, de Chimie, d’Histoire Naturelle et des Arts, édité par Delamétherie, ou le Allgemeines Journal der Chemie, de Leipzig. Il a écrit sur les diamants du Brésil et autres minéraux, sur la fabrication économique des chapeaux et sur les serpents à sonnette. Connu en France sous le nom d’Andrada, il y fut membre de la Société linnéenne, de la Société philomathique et de la Société d’histoire naturelle de Paris. En août 1790, il fit partie de la délégation de naturalistes qui présenta à l’Assemblée nationale une pétition en faveur de l’érection d’un buste de Linné30. Les liens unissant le Brésilien à la mémoire du naturaliste suédois furent d’ailleurs profonds, surtout en ce qui concerne les considérations sur « l’économie de la nature ». José Augusto Pádua a souligné la modernité de la pensée environnementale de José Bonifácio, liée à la tradition initiée par des administrateurs coloniaux – tel Pierre Poivre à l’île de France – qui consistait en une rationalisation de l’exploitation des forêts afin de préserver l’humidité et la fertilité nécessaires à l’agriculture et à l’élevage31.

30 Au sein de la sphère scientifique naissante dans laquelle évoluaient les Brésiliens, des deux côtés de l’Atlantique, le minéralogiste appartenait au groupe éclairé proche du ministre D. Rodrigo de Sousa Coutinho, mort en 1812. Il était notamment en correspondance avec Domingos Borges de Barros, l’un des principaux rédacteurs de O Patriota, dans lequel il publia un article de minéralogie. Enfin, à plus de cinquante ans, en 1819, il rentra au Brésil et commença à s’immiscer dans les débats politiques qui devaient conduire à l’Indépendance.

31 Les références au climat et à la spécificité des différentes régions brésiliennes et de ses habitants parsèment toute l’œuvre de José Bonifácio mais, jusqu’à son retour dans sa patrie, ses réflexions sont plus générales. Ses préoccupations portaient en grande partie sur l’administration rationnelle des sciences et des arts. Certes, le thème des particularités nationales était déjà présent dans ses écrits, mais surtout sous forme de comparaisons entre le Portugal et les autres pays européens dont le but était de souligner le besoin de réformes dans l’empire portugais. Sa condamnation de

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l’esclavage était claire, tant par rapport au traitement inhumain donné aux esclaves que par le manque d’économie et de rationalité qui en découlait. À partir de 1819, José Bonifácio trouva le Brésil dans une situation différente, car la présence du souverain à Rio de Janeiro avait déplacé le centre du pouvoir vers l’Amérique. Cette situation devint intenable après le mouvement connu sous le nom de « la Révolution de Porto », qui commença d’exiger le retour du roi au Portugal. Dès lors, l’énergie du savant brésilien se porta sur la spécificité du cas brésilien et, après l’Indépendance, il proposa même des mesures concrètes pour dépasser petit à petit l’esclavage et employer les indiens comme travailleurs libres.

32 Durant ces années, pendant lesquelles José Bonifácio exerça une prééminence politique et une influence sur Pedro, l’héritier du roi João VI, il condensa dans quelques écrits une série de propositions pour le développement de la civilisation au Brésil, lesquelles articulaient les conceptions et pratiques des Lumières et son expérience brésilienne. Mais à la fin de 1823, peu après l’Indépendance et l’accession de Pedro Ier au trône impérial, il tomba en disgrâce et gagna la France, où il passa plus de cinq ans en exil à Bordeaux. Ses plans sur les indiens, l’esclavage et même sur diverses activités économiques ne devaient pas être mis en pratique.

33 Cette même année, José Bonifácio avait en effet présenté deux projets de loi à l’Assemblée générale constituante : Apontamentos para a Civilização dos Índios Bravos do Império do Brasil (Notes pour la civilisation des indiens sauvages de l’Empire du Brésil), publié aussitôt par l’Imprimerie nationale (1823), et Representação à Assembléia Geral Constituinte e Legislativa do Império do Brasil sobre a Escravatura (Représentation à l’Assemblée générale constituante et législative de l’Empire du Brésil sur l’Esclavage), publiée plus tard, en portugais par Firmin Didot à Paris en 1825, et en anglais par Butterworth à Londres en 1826.

34 Dans le premier texte32, Andrada décrit les indiens comme des barbares paresseux et sans freins pour régler leurs passions, auxquels, toutefois, ne manquent ni le « feu naturel de la raison33 » ni la capacité de se perfectionner. Car, selon le naturaliste, « l’homme primitif n’est ni bon ni mauvais naturellement, il est juste un automate, dont les ressorts peuvent être actionnés par l’exemple, l’éducation et des avantages »34. Mieux, il ajoutait même : « Si Newton était né parmi les Guaranis, il aurait été un bipède de plus, qui [aurait marché] à la surface de la terre ; mais un Guarani élevé par Newton aurait peut-être pu prendre sa place »35.

35 « L’indien sauvage », selon lui, n’a pas recours à la raison car la nature lui offre tout ce dont il a besoin, comme la chasse et la pêche abondantes, et les fruits de la forêt. Il ne connaît ni distinctions sociales ni ambitions. Comme il n’a rien à calculer, il méconnaît les « idées abstraites de la quantité et du nombre »36. La nature brésilienne devient alors une composante de base pour la compréhension de la question indigène. Dans un manuscrit non daté, José Bonifácio explicite encore une fois son interprétation : « Dans les climats fertiles du Brésil, les indiens n’avaient aucune raison de former de grandes sociétés, parce que seuls les besoins, puis la coutume requièrent le regroupement »37.

36 Malgré des variantes individuelles, le traitement donné aux questions brésiliennes s’inscrivait donc dans une vision universaliste de la nature humaine mais aussi dans la croyance en un déterminisme du milieu naturel sur la société. Les groupes liés à Domenico Vandelli, au Frère Veloso et à D. Rodrigo de Sousa Coutinho ont établi une espèce de lignée qui voyait dans les Lumières une incitation aux réformes, une façon

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rationnelle de mettre à profit le pouvoir des climats chauds, évitant ses pièges, mais sachant en explorer les apports presque infinis.

37 Chez Andrada, la tradition des Lumières se matérialisa en des propositions globales pour tout le Brésil. La question de l’esclavage mérita aussi une approche qui privilégiait la centralité de la nature brésilienne et comprenait les différences humaines comme des contingences. Il croyait qu’il fallait encourager les mariages entre blancs et indiens, ainsi qu’entre indiens, noirs et mulâtres. Malgré la difficulté de son exécution, cet « amalgame » – pour utiliser une métaphore minéralogique présente dans son lexique – serait une opération nécessaire pour former une nation homogène. Pour lui, l’esclavage était le pire mal qui rongeait le Brésil et empêchait sa civilisation. La présence d’un grand nombre de travailleurs non incités à recourir à la raison faisait du travail une activité stupide. Beaucoup de tâches qui pouvaient être réalisées par des machines simples se trouvaient accomplies par la force brute des esclaves. Cette critique de l’incompatibilité entre le progrès des arts et le travail servile est une constante de certains écrits du XIXe siècle, parmi lesquels les premiers journaux imprimés au Brésil. Pour José Bonifácio, « La nature a tout fait en notre faveur, nous par contre nous n’avons rien ou très peu fait pour la nature. Nos terres sont désertes, et les rares terres que nous ayons défrichées sont mal cultivées, parce qu’elles le sont par des bras indolents et contraints ; par manque de travailleurs actifs et instruits, nos nombreuses mines sont inconnues ou mal gérées ; nos précieuses forêts disparaissent, victimes du feu et de la hache destructrice de l’ignorance et de l’égoïsme »38.

38 Tout au long des publications, lettres et annotations de Andrada, il apparaît qu’un des axes de son effort intellectuel pour comprendre et transformer le Brésil est la prise en compte de la dynamique existant entre nature et civilisation, entre les conditions effectives et les réformes possibles. Par exemple, dans des manuscrits épars, on peut lire la phrase suivante : « Les chaleurs continuelles et les superstitions religieuses sont des entraves constantes à l’industrie et à l’activité »39. La gravité de la constatation est toutefois résolue par la conviction que la volonté politique peut agir puissamment sur la société humaine : « Que l’on invoque à souhait les influences physiques, les besoins du climat, etc. Le gouvernement a beaucoup de pouvoir sur les plantes, il a tout pouvoir sur les hommes »40. Un autre exemple, qui contredit les affirmations négatives de la tradition du XVIIIe siècle à propos des climats chauds : « Les climats ne font rien, les Perses, conquérants avec Cyrus, furent vaincus et défaits sous Xerxès »41.

39 Cette espèce de tension et le fait même que les appréciations sur le climat du Brésil soient récurrentes témoignent de sa centralité. Dans quelques réflexions transparaissent la recherche de solutions et une analyse plus profonde de la question. Dans un texte resté manuscrit, Andrada imaginait une distribution géographique des habitants du pays qui suivrait leurs aptitudes naturelles : « Au Brésil les montagnes des provinces chaudes et les provinces froides devraient être habitées et cultivées seulement par des blancs et des indiens ; et les terres basses et chaudes par des noirs, des cabras et mulâtres fils de noirs »42.

40 La gradation climatique des aptitudes paraît parfois aller au-delà des espoirs de réformes et de la rationalisation des comportements, comme dans le texte suivant : « Et comment les terres de Bahia, plaine fertile et verdoyante dispensatrice de délices, et l’indolence qui amoindrit ces valeurs, pourraient-elles produire des gens vaillants et actifs ? Mais São Paulo, montagneux et rugueux en partie, tempère la rudesse, la brutalité des peuples entièrement montagnards et habitants de pays

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glacés ; et est sans aucun doute le plus capable de grandes choses. Ici les montagnes se mélangent avec la campagne et les vergers délicieux ; le froid bat la chaleur et donne aux corps cette énergie, que ne connaissent pas les peuples d’autres climats »43.

41 Natif de Santos, dans la capitainerie de São Paulo, Andrada est l’un des fondateurs d’une identité régionale pauliste, qui allait se fortifier au XIXe siècle, exaltant le climat doux de la province et les racines indigènes de ses élites blanches.

Inversion : le gouvernement sous les tropiques

42 Avec l’installation du Prince Régent D. João à Rio de Janeiro, en 1808, la possibilité de conjuguer tropiques et civilisation fut plus que jamais débattue. Dès la fin du XVIIIe siècle, une phase de valorisation des aspects naturels, économiques et politiques locaux avait commencé à remplacer une période marquée par la diminution de la production des mines d’or et la recherche d’une diversification de la production coloniale, rendue possible par une conjoncture extérieure favorable. Parallèlement à l’accroissement des recherches sur les produits locaux, l’acclimatation d’animaux et de plantes, et sur les pratiques agricoles et extractives, apparurent de nouvelles occasions de constitution de savoirs locaux, fruits des investigations et des expériences effectuées sur place. En 1772, c’est à Rio de Janeiro que fut fondée, par exemple, l’Academia Científica (Académie scientifique). Dans cette société furent lus des travaux d’astronomie, de médecine et d’histoire naturelle appliquée. La création de l’Académie avait été encouragée par le Vice-roi, le Marquis de Lavradio, responsable de diverses réformes dans la ville. Dans une lettre de mars 1772 au Marquis de Angeja, D. Luis de Almeida Portugal écrit : « J’ai décidé de constituer un groupe de médecins, chirurgiens, botanistes, pharmaciens et quelques curieux, tant de cette capitale que de l’intérieur de cette Capitainerie, formant avec eux une assemblée ou académie afin d’examiner toutes les choses que l’on puisse rencontrer dans ce continent appartenant aux trois règnes : végétal, animal et minéral. » Il souhaitait, avec cette académie, « faire en sorte que nous ne continuons pas à avoir honte d’être toujours instruits par des étrangers qui profitent de choses précieuses que nous possédons »44. Le pronom « nous » de la lettre du Vice-roi signifie tous les Portugais, habitants du Royaume et de l’outremer. C’est dans ces espaces que les hommes nés au Brésil allaient agir et que l’on commença à valoriser l’expérience native comme un élément important.

43 Près de cinquante ans plus tard, en 1819, alors que João VI résidait à Rio de Janeiro, l’Imprimerie royale publia un texte anonyme intitulé Algumas reflexões sobre a História Natural do Brasil… (Quelques réflexions sur l’histoire naturelle au Brésil et l’établissement du Musée et Jardin botanique à la Cour de Rio…, suivi d’une Instruction pour les voyageurs et employés dans les colonies)45. L’auteur y soutenait que « [c’est] seulement de naturalistes dignes et judicieusement employés au Brésil toute leur vie durant que l’on pourra attendre une série d’observations savamment faites, comparées, et systématisées qui apportent toute la lumière sur la nature de ces contrées et nous apprennent les moyens de la convertir à notre profit »46. À ce moment, les institutions d’histoire naturelle du Portugal avaient déjà perdu leur importance en faveur de Rio de Janeiro. Bénéficiant de l’installation du souverain au Brésil depuis dix ans, cette inversion des centres du savoir fut couronnée par la fondation du Musée Royal en 1818.

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44 Ce texte témoigne, selon moi, du changement symbolique d’une géographie scientifique et institutionnelle qui liait le Portugal et le Brésil. Son auteur était probablement José Feliciano Pinheiro (1774-1847), né à Santos comme d’Andrada, dont il fut un proche, plus tard Vicomte de São Leopoldo et l’un des fondateurs de l’Empire du Brésil. Avec la mort de Domenico Vandelli, en 1816, s’achevait aussi tout un cycle d’activités des jardins et collections du Portugal vers lequel convergeait un d’un réseau de voyageurs et correspondants coloniaux formés sous l’autorité du directeur de l’Ajuda. L’auteur des Algumas reflexões… établit un plan pour l’organisation du Musée Royal qui prévoyait que chaque Capitainerie posséderait un cabinet d’histoire naturelle, contenant tous les produits de la circonscription. La collecte devrait être faite en deux exemplaires, afin qu’une collection fût envoyée au musée central, à Rio de Janeiro. Les îles et possessions africaines et asiatiques devaient suivre le même modèle – l’Indépendance n’advint que trois ans plus tard. L’auteur appelait ainsi à la constitution d’un réseau ayant pour centre la nouvelle capitale et se substituant à l’organisation maintenue par Vandelli pendant des décennies, avec Lisbonne pour épicentre.

45 Non seulement ce texte fixait les paramètres de la consolidation des activités scientifiques au Brésil, mais, au-delà de l’inversion des rapports entre Lisbonne et Rio de Janeiro, il faisait aussi des questions de la biogéographie de l’époque l’un des thèmes centraux. N’intéressant pas le seul domaine des spécialistes de l’histoire naturelle, les Algumas Reflexões… traitaient du débat sur la spécificité de la nature au Brésil, revendiquant pour les Brésiliens le rôle de producteurs et gestionnaires du savoir. Il en ressort aussi que la définition même de la « nature brésilienne » se construisit lentement en liaison avec l’invention de l’unité naturelle et politique du territoire. Pour démontrer l’importance de l’établissement d’un musée au Brésil, l’auteur citait Buffon en ignorant les autres affirmations du naturaliste français à propos de l’infériorité de la faune américaine : « Le grand Buffon l’ayant déjà annoncé, il est démontré aujourd’hui parmi les naturalistes, que, en dépit de quelque analogie de forme, tous les animaux qui n’ont pas les moyens de traverser l’Océan sont, dans la partie méridionale de l’Amérique, d’espèces différentes – et jusqu’à des familles entières – des animaux des autres parties de la terre, y compris ceux de l’Amérique septentrionale ; il est clair que c’est seulement depuis cette partie méridionale que les musées du monde peuvent être approvisionnés en animaux qui n’existent que dans cette région »47.

46 Pour la géographie des animaux, thème récurrent dans tout le texte, l’auteur ne citait pas de travaux plus récents que ceux de Buffon. Pour la botanique, il conseillait la lecture de l’Essai sur la géographie des plantes, de Humboldt. Enfin, dans son bilan de l’histoire naturelle internationale, portugaise et brésilienne, il signalait les œuvres essentielles produites au Brésil ou par des Brésiliens, comme le poème Caramuru de Santa Rita Durão (1781), la Corografia Brasílica de Aires de Casal (1817), le journal O Patriota et les travaux de Frère Veloso, parmi d’autres œuvres moins connues, parfois manuscrites.

47 Ainsi, la situation géographique du Brésil présida à la fondation de la science brésilienne, symboliquement établie en 1819. Loin d’être mineur, cet aspect du problème se retrouve dans les discussions politiques à propos du retour de João VI. Dans ce que l’on appelle les « pamphlets de l’Indépendance », parus entre 1820 et 1822, une des questions les plus débattues était justement la possibilité pour une région « torride » et habitée par une population non blanche, comme le Brésil, d’accueillir un quelconque type de civilisation, voire de devenir le centre politique de l’Empire48.

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48 Une des premières mesures de D. João en arrivant à Rio de Janeiro en 1808 avait été de commander au premier médecin du Royaume (Físico-Mor do Reino), Manuel Vieira da Silva, une expertise générale sur les mesures à prendre pour que la ville devienne moins insalubre. Les diagnostics existants sur la capitale brésilienne étaient les pires possibles. L’ancien Vice-Roi de Brésil, António Álvares da Cunha, en arrivant à Rio en 1763, rejeta l’idée de se fixer dans la résidence des gouverneurs, au Largo do Carmo, précisément là où le Prince Régent s’installa plus tard avec sa famille. Comme, traditionnellement, les collines étaient tenues pour plus salubres que les plaines, la plupart des ordres religieux s’y étaient installés. Aussi Cunha avait-il préféré résider au Morro do Castelo, dans l’ancien collège des Jésuites, pour fuir les moustiques et les échoppes des noirs49.

49 Un médecin éclairé, José Pinto de Azeredo, docteur en médecine de l’Université de Leyde, qui avait également étudié à Edimbourg, chercha justement à vérifier cette conviction enracinée de la supériorité de l’air des collines. Il publia en 1790, dans le Jornal Enciclopédico de Lisbonne, ses intéressantes expériences sur l’air de Rio de Janeiro, sa ville natale50.

50 Malgré la modernité de ses méthodes, Azeredo finit par corroborer le jugement habituel d’un climat tropical mauvais par nature. De ses expériences, il déduisit que les collines n’étaient pas plus salubres que les plaines et que « notre atmosphère contient généralement moins d’air pur et moins de fixe, mais plus d’air mophète qu’en Europe ». Or, selon lui, l’« air mophète » (azote) aurait la capacité de « tuer passivement » car il ne pourrait pas attirer « les parties phlogistiques du sang » qui « nous sont nocives et mortelles ». Cette combinaison de peu « d’air fixe » (gaz carbonique), « destructeur de certaines causes nocives », et de beaucoup d’air mophète serait pernicieuse. Son hypothèse était que ce dernier « en attirant les mauvaises vapeurs des lagunes et les eaux stagnantes, en servant encore d’alimentation à certaines espèces d’insectes qui nous attaquent, [était] la cause des maladies. »

51 En 1808, le diagnostic de Manuel Vieira da Silva était tout autre. Bien qu’il fût d’accord avec d’autres médecins de l’époque sur plusieurs points de l’analyse, le premier médecin du Royaume entendait utiliser les connaissances disponibles pour agir de façon pragmatique et contourner les contraintes du climat tropical et de l’emplacement de la ville. Ses premières considérations étaient très semblables à celles de l’époque : une description de la plaine située entre collines, dans laquelle Rio de Janeiro s’est établie. Son analyse présupposait une vision d’ensemble, celle, probablement, de quelqu’un qui s’est penché sur le plan de la ville. Le médecin avait besoin d’observer le tracé des rues, la direction des vents, l’emplacement des collines, les sources d’approvisionnement de la ville, les aliments consommés par les habitants, leurs habitudes. La médecine des Lumières est fondamentalement néo-hippocratique51, c’est- à-dire que trois variables entrent en ligne de compte pour un diagnostic de la santé de la population : l’environnement, les aliments, les habitudes.

52 Afin d’améliorer la santé de la population, le premier médecin recommandait que les efforts fussent dirigés vers l’extinction de ces causes qui, « étant l’œuvre des hommes, peuvent être anéanties par la même main qui les a fait naître ». Ainsi, il énumère : des marais sans écoulement ; des sépultures dans les églises ; le manque de lazarets pour que les « noirs » nouveaux venus y soient placés en quarantaine ; le manque de réglementation sur les denrées alimentaires vendues dans la ville ; des soins au bétail, depuis les pâturages jusqu’au commerce de la viande ; le manque de bons médicaments.

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Il divergeait de la plupart des médecins de l’époque sur une question clé : l’arasement des collines. Beaucoup proposaient de détruire en particulier le Morro do Castelo afin d’améliorer la ventilation et de balayer les miasmes résultant des eaux stagnantes. Vieira da Silva, quant à lui, prônait le boisement des collines pour absorber les exhalations insalubres et renouveler l’air. Les études de l’époque se rapportant à la respiration des végétaux traçaient de nouveaux contours pour la compréhension de ce que l’on appelait « l’économie de la nature », expression d’ailleurs utilisée par le médecin pour démontrer les bénéfices des collines boisées.

53 De cette façon, la chaleur n’était pas traitée comme une barrière infranchissable : il était possible de lutter contre les maux inhérents à la situation climatique locale par des mesures de « santé publique » et des prescriptions individuelles. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de critiques du climat tropical. Au contraire, notamment dans les textes antérieurs à 1808, la chaleur et l’humidité de la ville sont exécrées. Un médecin portugais du nom de Medeiros a même affirmé que Rio était inhabitable à cause de l’air pestientiel, chaud et humide que respiraient ses habitants. Rédigé en 1798, son texte fut publié dans le journal O Patriota, en 1813 et mérita une note de l’éditeur pour tenter d’adoucir le diagnostic : « Nous devons dire dans l’intérêt de la vérité, qu’une grande partie des causes, tant physiques que morales, que ce médecin et d’autres ont désignées comme origine des maladies de Rio de Janeiro, ont disparu depuis que cette ville a l’honneur d’être la Cour de Notre Auguste Souverain, et tout particulièrement les causes morales ; et si nous insérons ces trois avis dans ce Périodique, nous le faisons pour démontrer la sagesse des mesures que l’on a appliquées et augmenter l’espoir qu’elles puissent corriger les erreurs d’une situation morbide »52.

54 Les Lumières mettent non seulement en évidence l’usage de la raison par la « Philosophie » mais elles se distinguent aussi par la tentative de rationaliser la vie en société dans ses aspects les plus concrets et essentiels, en faisant du climat, des vents ou des immondices des objets de son action. Avec son instinct réformateur, José Bonifácio de Andrada e Silva croyait aussi qu’il était possible de s’adapter au climat local. Dans une lettre au Comte de Funchal, qui devait peut-être vivre dans la Cour tropicale, il affirmait : « N’ayez pourtant crainte pour votre santé ; car malgré la Nouvelle Guinée du Rio de Janeiro, si l’on suit la diététique [mot illisible] fondée sur une longue expérience, et si l’on ne travaille pas aux heures les plus chaudes, je suis sûr que vous vivrez aussi bien que les indigènes – les bains de mer et les promenades à cheval vous feront beaucoup de bien ; et Dieu vous viendra en aide pour le reste »53.

*

55 L’un des visages des Lumières au Brésil pendant la période qui précède l’Indépendance se montre dans une lignée de naturalistes et d’hommes de science qui cherchèrent à réfléchir et à agir sur la spécificité brésilienne. Ils ont souvent choisi de rendre publiques leurs expériences par la voie de l’imprimé, soit au Portugal, soit dans la presse brésilienne naissante. La création d’espaces d’activité scientifique accompagna la formation même de groupes savants qui s’identifiaient à la patrie brésilienne, puis à la nation.

56 La perspective universaliste des Lumières se concrétisa fréquemment par des actions pratiques destinées à résoudre des problèmes quotidiens de façon méthodique et scientifique. Pour la génération qui fit l’Indépendance, leurs réflexions pour mettre en

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pratique la civilisation de l’Amérique portugaise sont indissociables de la réévaluation de la question climatique. L’environnement et les peuples se trouvent imbriqués pour ces hommes de science qui écrivaient sur une réalité tropicale et vivaient eux-mêmes sous les tropiques.

57 Sans doute la question climatique et géographique concerne également les identités d’autres lieux ou de périodes plus récentes. Avec le recul, on s’aperçoit aujourd’hui que beaucoup d’éléments apparus dans les débats analysés ici ont créé des racines profondes dans l’imaginaire collectif brésilien et constituent déjà des réalités culturelles de la longue durée54.

NOTES

2. L’unification de tout le territoire date seulement de 1823, mais le mot « Brésil » sera utilisé quelquefois ici pour désigner toute l’Amérique portugaise, y compris l’état du Grand Para (Grão Pará e do Maranhão). 3. Sur l’histoire de la presse et la formation de l’espace public au Brésil, voir Marco MOREL, As transformações dos espaços públicos : imprensa, atores políticos e sociabilidades na cidade imperial (1820-1840), São Paulo, Hucitec, 2005. 4. Devenu João VI en 1816. 5. Voir Fernanda Maria GUEDES de CAMPOS (dir.), A Casa Literária do Arco do Cego (1799-1801), Lisbonne, Imprensa Nacional-Casa da Moeda – Biblioteca Nacional, 1999. 6. Voir Lorelai KURY, « Homens de ciência no Brasil : impérios coloniais e circulação de informações (1780-1810) », História, Ciências, Saúde – Manguinhos, 11, 2004, supl. 1, p. 109-129. 7. Miguel FIGUEIRA DE FARIA, A imagem útil, Lisbonne, Universidade Autônoma de Lisboa, 2001. 8. Cf. Luiz Otávio FERREIRA, « Negócio, política, ciência e vice-versa : uma história institucional do jornalismo médico brasileiro entre 1827 e 1843 », História, Ciências, Saúde-Manguinhos, Rio de Janeiro, 11, 2004, supl. 1, p. 93-107. 9. Cf. Flora SUSSEKIND, O Brasil não é longe daqui : o narrador, a viagem, São Paulo, Companhia das Letras, 1990. 10. Pour une vision d’ensemble sur la presse et les institutions luso-brésiliennes, voir Maria Beatriz NIZZA DA SILVA, A cultura luso-brasileira, Lisbonne, Editorial Estampa, 1999. 11. Domingos José GONÇALVES DE MAGALHÃES, « Ensaio sobre a historia da litteratura do Brasil. Estudo preliminar », Nitheroy. Revista Brasiliense, t. 1, 1 1836, p. 132-159, cit. p. 153. 12. Ibid., p. 155. 13. Ibid., p. 146. 14. Antonello GERBI, La Disputa del Nuovo Mondo. Storia di una polemica (1750-1900), Milan, Adelphi Milano, 2000 [1955]. 15. HEGEL, article « O calor », § 303, Enciclopédia das ciências filosóficas em compêndio : 1830, São Paulo, Loyola, 1997, vol. II (A Filosofia da Natureza), p. 197. Édition française par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2004. 16. Outre les diverses références extraites de l’œuvre de Spix et Martius, d’autres relations de voyageurs au Brésil seraient des sources importantes pour Hegel à propos du « retard » culturel des peuples indigènes des tropiques comme produit des conditions « adverses » du milieu

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géographique et biologique, entre autres celles de Maximiliano de Wied-Neuwied et Henry Koster. 17. Passages cités par HEGEL, op. cit. La première édition du premier volume du Reise in Brasilien est de 1823. Voir l’édition brésilienne : J. B. von SPIx e C. F. Ph. VON MARTIUS, Belo Horizonte/São Paulo, Itatiaia/Edusp, Viagem pelo Brasil. 1817-1820, 1981, p. 115, vol. 1. 18. Voir David ARNOLD, The Problem of Nature, Environment, Culture and European Expansion, Cambridge, Blackwell, 1996 et Pierre BOURDIEU, « Le Nord et le Midi : Contribution à une analyse de l’effet Montesquieu », Actes de la recherche en sciences sociales, t. 35, 1980, L’identité. p. 21-25. 19. Carl F. Ph. VON MARTIUS, « A Fisiononomia do Reino Vegetal no Brasil », Arquivos do Museu Paraense, vol. III, 1943, p. 239-271, p. 246. Trad. de E. Niemeyer et C. Stellfeld. (Der Physiognomie des Pflanzenreich in Brasilien, Rede zur oeffentl. Sitz. Akad. Wiss, München, 1824). 20. Mark HARRISON, Climates and Constitutions. Health, race, environment and British imperialism in India, 1600-1850, Oxford, Oxford Univ. Press, 1999. 21. Georges CANGUILHEM, « Le vivant et son milieu », dans La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1985. 22. Cf. Lorelai KURY, « A filosofia das viagens : Vandelli e a história natural », O Gabinete de Curiosidades de Domenico Vandelli, Rio de Janeiro, Dantes Editora, 2008 ; Ângela DOMINGUES, « Para um melhor conhecimento dos domínios coloniais : a constituição de redes de informação no império português em finais do setecentos », História, Ciências, Saúde – Manguinhos, 8, supl., 2001, p. 823-838 et Ronald RAMINELLI, Viagens Ultramarinas ; monarcas, vassalos e governo a distância, São Paulo, Alameda Casa Editorial, 2008. 23. Eduardo GALVÃO et Carlos Moreira NETO, « Introdução », dans Alexandre RODRIGUES FERREIRA, Viagem filosófica pelas capitanias do Grão Pará, Rio Negro, Mato Grosso e Cuiabá. Memórias – Antropologia, s. l., Conselho Federal de Cultura, 1974, p. 19. 24. Alexandre RODRIGUES FERREIRA, « Observações gerais e particulares sobre a classe dos mamíferos observados nos territórios dos três rios das Amazonas, Negro, e da Madeira : com descrições circunstanciadas, que quase todos eles, deram os antigos, e modernos naturalistas, e principalmente, com a dos Tapuios », dans Viagem filosófica pelas capitanias do Grão Pará, Rio Negro, Mato Grosso e Cuiabá. Memórias – Zoologia e botânica, s. l., Conselho Federal de Cultura, 1972, p. 74. 25. Manoel ARRUDA DA CÂMARA, Memória sobre a cultura dos algodoeiros, Lisbonne, Oficina Literária do Arco do Cego, 1799. Reproduzida em M. A. da CÂMARA, Obras Reunidas (dir. José Antonio GONSALVES DE MELLO), Recife, Fundação de Cultura da Cidade do Recife, 1982. 26. Manuel ARRUDA DA CÂMARA, Disquisitiones quaedam physiologico-chemicae, de influentia oxigenii in oeconomia animali…, Montpellier, Joannem Martel nato Majorem, 1791, dans Manuel ARRUDA da CÂMARA, Obras reunidas, op. cit., p. 80-81. 27. Id., Discurso sobre a utilidade da instituição de jardins nas principais províncias do Brasil, Rio de Janeiro, Impressão Regia, 1810, Ibid., p. 198. 28. Maria Odila DA SILVA DIAS, « Aspectos da Ilustração no Brasil » (1968), dans A interiorização da metrópole e outros estudos, São Paulo, Alameda, 2005. 29. Voir Obras científicas, políticas e sociais de José Bonifácio de Andrada e Silva, Edgard de CERQUEIRA FALCÃO (éd.), s.l., s.n., 1963, 3 vol. 30. Adresse des naturalistes à l’Assemblée nationale. Du 5 août 1790, Paris, Imprimerie nationale, 1790, 4 p. Voir Pascal DURIS, Linné et la France, Genève, Droz, 1993, p. 81-82, p. 95 et Jean-Luc CHAPPEY, Des naturalistes en Révolution. Les procès-verbaux de la Société d’histoire naturelle de Paris (1790-1798), Paris, Éd. du CTHS, 2009, p. 21-22. 31. José Augusto PÁDUA, Um sopro de destruição. Pensamento político e crítica ambiental no Brasil escravista (1786-1888), Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2002, chap. 3. Voir aussi Richard GROVE, Green Imperialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

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32. Sur les débats autour de la politique indigène de l’époque, voir John M. MONTEIRO, « Os planos de civilização e os índios », dans Ana Silvia VOLPI SCOTT et Eliane C. DECKMANN FLECK, A Corte no Brasil : População e Sociedade no Brasil e em Portugal no início do século XIX, São Leopoldo, Oikos/ Unisinos, 2008. 33. José Bonifácio DE ANDRADA E SILVA, Apontamentos a para Civilisação dos Indios Bravos do Imperio do Brasil, Paris, Firmin Didot, 1825, p. 3. Reproduit en fac-similé dans Obras científicas, políticas e sociais, op. cit. t. II. 34. Ibid. 35. Ibid. Il y a un doute sur mot entre crochets : « pisara » (« aurait marché ») ou « pesara » (« aurait pesé »). 36. Ibid., p. 2. 37. Id., Projetos para o Brasil, Organização de Miriam Dolhnikoff, São Paulo, Companhia das Letras, 2005, p. 149. 38. Id., Representação à Assemblea Geral Constituinte e Legislativa do Imperio do Brasil sobre a Escravatura, Paris, Firmin Didot, 1825, p. 38. Reproduit en fac-similé dans Obras… de José Bonifácio de Andrada e Silva, op.cit. (note 32). 39. Id., Projetos para o Brasil, op. cit., p. 188. 40. Ibid., p. 260. 41. Ibid., p. 174. 42. Ibid., p. 180-181. Les cabras peuvent être des métis de noirs ou d’indiens. 43. Ibid., p. 193. 44. Marquês DO LAVRADIO, Cartas do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Instituto Nacional do Livro, 1978, p. 97. Sur l’académie, voir, entre autres, Regina BELTRÃO MARQUES, « Escola de homens de ciências : a Academia Científica do Rio de Janeiro, 1772-1779 », Educar, 25, 2005, p. 39-57. Sur les académies antérieures de l’Amérique portugaise, voir Íris KANTOR, Esquecidos e renascidos. Historiografia Acadêmica Luso-Americana (1724-1759), São Paulo, Hucitec ; Salvador : Centro de Estudos Baianos/ UFBA, 2004. 45. [José Feliciano FERNANDES PINHEIRO], Instrucção para os viajantes e empregados nas colonias… precedida de Algumas reflexões sobre a História Natural do Brasil, e estabelecimento do Museu e Jardim Botânico em a Corte do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Impressão Régia, 1819. 46. Ibid., p. XXV. 47. Ibid., p. IV. 48. Voir Lúcia Maria BASTOS P. DAS NEVES, « A “guerra de penas” : os impressos políticos e a independência do Brasil », Tempo, t. 4, n. 8, août 1999, p. 41-65 ; José MURILO DE CARVALHO, « O motivo edênico no imaginário social brasileiro », Revista Brasileira de Ciências Sociais (online), t. 13, n. 38, automne 1998, et O Debate político no processo da Independência (Introduction de Raymundo FAORO), Rio de Janeiro, Conselho Federal de Cultura, 1973. 49. Nireu CAVALCANTI, O Rio de Janeiro setecentista, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2004, p. 37. 50. José PINTO DE AZEREDO, « Exame quimico da atmosphera do Rio de Janeiro », Jornal Encyclopédico, Lisbonne, mars 1790, p. 259-288. 51. Cf. Lorelai KURY, « Rio de Janeiro : a cidade e os médicos no período joanino », dans Ana Silvia V. SCOTT et Eliane C. D. FLECK (dir.), A Corte no Brasil… op. cit. ; Henrique CAIRUS et Wilson RIBEIRO Junior, Textos hipocráticos. O doente, o médico e a doença, Rio de Janeiro, Editora Fiocruz, 2005 ; Ludmila JORDANOVA, « Earth Sciences and environmental Medicine : the synthesis of the late Enlightenment », dans Ludmila JORDANOVA et Roy PORTER (dir.), Images of the Earth. Essays in the History of the Environmental Sciences, Chalfont St. Giles, B.S.H.S., 1979. 52. [Manuel Ferreira DE ARAÚJO GUIMARÃES], O Patriota, mars 1813, p. 11, note a.

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53. Lettre de José Bonifácio de Andrada e Silva au Comte de Funchal, 30 juillet 1812, ms., Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro. Transcription dans José Bonifácio DE ANDRADA E SILVA, Projetos para o Brasil, op. cit., p. 169. 54. Je remercie Íris Kantor et Joël Deslile pour leurs lectures, ainsi que Marco Morel pour les conversations que nous avons eues sur le thème de cet article.

RÉSUMÉS

L’article aborde le débat sur le déterminisme climatique dans les textes de certains hommes de science brésiliens, qui publièrent pendant la période des Lumières jusqu’aux années qui ont suivi l’indépendance. On croyait vivement à cette époque que le climat déterminait le caractère de ses habitants. Ainsi, les aspects naturels du Brésil étaient des éléments essentiels pour la configuration même de l’identité. Les publications sur le climat du Brésil et sur les Brésiliens accompagnent la formation et l’activité d’une lignée de naturalistes, d’hommes de lettres et d’administrateurs, qui voyaient dans les Lumières une incitation aux réformes, une façon de jouir rationnellement du pouvoir des climats chauds, en évitant ses traquenards, mais en sachant exploiter ses presque infinies ressources.

This article contributes to the debate on climatic determinism in the works of certain Brazilian scientists who wrote during the Enlightenment until the years following Independence. Climate was then believed to determine the character of peoples. Hence, the natural features of Brazil were considered essential elements even entailing the formation of identity. The publications on the subject of climate in Brazil and on the Brazilians followed the development and conduct of an entire line of naturalists, men of letters and administrators, who saw in the Enlightenment an incitation to reform, a way of rationally enjoying the power of warm climates by avoiding its traps and by knowing how to exploit its virtually infinite resources.

INDEX

Mots-clés : climat, indépendance du Brésil, José Bonifácio de Andrada e Silva, Lumières au Brésil, nature brésilienne, presse brésilienne

AUTEURS

LORELAI KURY Professeur et chercheur à la Casa de Oswaldo Cruz/Fiocruz Attachée de recherche du Cnpq [email protected]

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Opinion publique et représentation dans le Congrès Constituant Vénézuélien (1810-1812) Public Opinion and Representation in the Constituent Congress of Venezuela (1810‑1812)

Véronique Hébrard

1 La problématique de la corrélation entre opinion publique et représentation suppose de se demander si l’adoption du régime représentatif entraîne ou non une identification totale du pouvoir avec la société. Dans le premier cas, celui du principe de la représentation absolue, une fois sa souveraineté déléguée aux représentants, la société perd toute possibilité d’intervention et l’opinion publique est alors assimilée à la représentation. Dans le second au contraire, le principe de participation suppose une tension maintenue entre le « pouvoir commis » et le « pouvoir commettant » qui, comme l’écrit Marcel Gauchet, « pour passer par le renoncement à la participation directe, n’en mobilise pas moins une forme d’implication où la manifestation des opinions à part et en face de celle des représentants joue un rôle essentiel »1.

2 De ce point de vue, le discours des représentants vénézuéliens n’est pas univoque. D’un côté, par le système électoral adopté et les droits et devoirs reconnus aux commettants, il est postulé que ceux-ci doivent être régulièrement consultés et qu’ils disposent du droit d’intervenir dans et hors du champ de la représentation. Mais de l’autre, cet espace d’expression est restreint et les interventions du public, des citoyens et des opposants, sont contrôlées. Nous retrouvons ici la distinction entre l’opinion du public, synonyme à l’époque de cacophonie, d’instabilité, propre aux opinions populaires ; et l’Opinion Publique, résultat de la discussion des hommes éclairés faisant usage de leur raison. Le régime représentatif est dès lors défini comme le gouvernement de l’opinion instituée en juge.

3 Dans cette perspective, le Congrès élu en octobre 1810 servira d’échelle d’observation pour analyser le positionnement des différentes composantes de cette nouvelle entité dans sa phase de mise en constitution, dans la mesure où il est le lieu d’élaboration du

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projet constitutionnel de la future nation mais aussi l’espace où sont physiquement et « pacifiquement » confrontés le centre et des périphéries à travers leurs représentants respectifs. Pour ce faire, deux témoins sont à notre disposition : les débats occasionnés par l’éventualité de la division de la province de Caracas, puis par le transfert du siège du Congrès hors de la capitale, motivés par la crainte de la tyrannie du centre et de son opinion.

L’acéphalie du royaume : la mort du centre et la revanche des marges

4 En réponse à la crise monarchique qui secoue l’Espagne depuis l’invasion napoléonienne de 1808, qui a privé l’empire d’un monarque légitime, une junte conservatrice des droits du monarque Ferdinand VII est constituée à Caracas le 19 avril 1810. En juin, sans que l’indépendance ne soit réellement envisagée, il est décidé de procéder à l’élection de représentants afin de rédiger une constitution. Ce Congrès constituant siège de mars 1811 à avril 1812 ; il déclare l’indépendance absolue du Venezuela, le 11 juillet 1811 et la Constitution en décembre de la même année.

5 Dès le début du processus, il existe une farouche volonté de prouver que l’on est apte à prendre en main, dans un premier moment le sort de la Nation espagnole, puis du Venezuela comme nouvel espace souverain. Dans cette perspective, c’est aux vecinos2 de la capitale qu’il revient de rendre à la province sa dignité politique. La junte provisoire de gouvernement, fondée en avril 1810, dirigée par les « lumières des sages »3, atteste ainsi de l’existence, sur le continent américain, d’une alternative possible au naufrage politique de la métropole. Naufrage politique et illégitimité des nouvelles autorités péninsulaires s’ajoutent au discrédit de la dynastie des Bourbons qui, par leur renoncement au trône, ont prouvé leur incapacité à gérer l’empire, signant ainsi, pour les créoles, la mort du centre et le droit de chacune des entités constituant cet empire à refonder en son sein le pacte détruit. Première à répondre au second affront des autorités péninsulaires en termes de représentation4, Caracas se pose immédiatement comme l’épicentre de la révolution américaine et partant, comme le nouveau centre politique, souverain et légitime à partir duquel le Venezuela doit opérer sa régénération politique et morale.

6 C’est précisément cette réorganisation à partir de Caracas que le Congrès constitutionnel élu en novembre 1810 permet d’observer, dès lors qu’il apparaît comme le pendant politique de ce centre symbolique que figure Caracas dans la première phase de la rupture avec la métropole5. Il dessine en outre ce que j’ai appelé une géographie spatiale et socioculturelle du territoire et de ses habitants, qui passe par une définition des espaces et des « groupes » marginaux lesquels, par retour, contribuent à légitimer, pour ses partisans, la vocation de Caracas à figurer le centre des Lumières, de la Révolution et, finalement, de la nouvelle nation.

Une géographie sociale de l’opinion

7 Cette morphologie socioculturelle de l’opinion, telle que déclinée par les représentants, se présente sous la forme d’un triptyque comprenant le peuple ignorant, les élites éclairées et les corrupteurs de l’opinion. Ce schéma est posé dès 1810, au moment de

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l’annonce de la création de la junte de Caracas, le 19 avril. Cette conjoncture d’avril est d’ailleurs présentée comme le triomphe de l’opinion ; celle qui, écrasée par trois siècles de despotisme et résidant en tout homme, n’avait jamais eu l’occasion de se manifester : « Les sociétés acquièrent la liberté civile qui les constitue comme telles lorsque l’opinion publique retrouve son pouvoir et lorsque les journaux, qui sont ses porte- parole, acquièrent l’influence qu’ils doivent avoir à l’intérieur et dans les autres pays […] »6.

8 Toutefois, en dehors de ces épisodes où l’union des opinions est proclamée pour conférer un surcroît de légitimité aux actes des représentants, le peuple est considéré comme « une masse ignorante », c’est le vulgo, la plèbe aux opinions désordonnées.

Le peuple ignorant

9 De fait, si cette proclamation du réveil de l’opinion présuppose son existence latente, uniquement obnubilée par les « trois siècles de despotisme », il est nécessaire qu’elle soit encadrée, canalisée. L’opinion populaire est par conséquent frappée de caractéristiques majoritairement négatives ; si le peuple est bon par nature, il n’est pas suffisamment éclairé pour pratiquer le libre exercice de sa raison. En outre, cette opinion populaire est insaisissable dès lors qu’elle est, dans son essence, presque toujours orale. Oralité qui, à partir du XVIIIe siècle, est « désacralisée » dès lors que les « Lumières acceptent avec réticence le mot parlé, trop vague, trop pauvre » et que l’on rabat souvent l’oralité du côté du peuple7. C’est ainsi que tout en affirmant au préalable sa conviction quant à la nécessité de permettre au pueblo d’user de ses droits, l’auteur d’un article sur les risques de dissolution du corps social met en garde contre les dangers de débordement. Il prend alors soin de dissocier du peuple, la multitude qui « tout en étant mue par l’instinct de ses véritables intérêts n’est pas toujours à la hauteur des moyens nécessaires pour les atteindre, parce que le despotisme, la concussion et la vénalité ont suivi, dans leurs manœuvres, des chemins souterrains et tortueux afin de miner l’État, semant la méfiance »8.

10 Dès lors, cet instinct pour la liberté se métamorphose le plus souvent en force de dissolution et devient une arme entre les mains des ennemis de l’ordre et de l’unité. Par conséquent, la multitude, prompte aux sursauts tumultueux, renvoie bien à ces classes indéfinies et indéfinissables qui, tout en étant incluses dans le pueblo, n’en demeurent pas moins sans visage. Il y a deux foules : celle, séditieuse, identifiée à la multitude, cette masse incontrôlable ; et la foule en liesse venant manifester son soutien aux élites éclairées, et dont le modèle est celle du 19 avril 1810. Cette dernière conforte, par son volume, la légitimité politique en tant qu’émanation de la volonté générale. Mais, dans les deux cas, c’est malgré tout son caractère mouvant qui, telle une « mer tempétueuse », envahit les rues et bientôt les urnes, et dont la « furie atterre les hommes expérimentés qui, endormis dans la tranquillité des cabinets, n’ont pas encore la vaillance pour se jeter dans les flots en colère et conduire le navire de l’État exposé à sombrer à chaque pas »9.

11 D’où cette nécessité impérieuse, maintes fois répétée, de « fixer l’opinion publique contre le despotisme »10, même si, comme le souligne le député Juan Germán Roscio en mai 1811, du temps sera nécessaire pour y parvenir11. À deux autres reprises quelques mois plus tard, il reprend les mêmes arguments pour justifier leur prudence,

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notamment sur l’opportunité de déclarer l’indépendance. Il le fait tout d’abord publiquement, lors de la session du 5 juillet, mais également dans une lettre datée du 7 septembre. Selon lui, il convenait de ne pas alarmer le peuple, celui-ci ne disposant pas « des lumières nécessaires pour accueillir ces innovations sans scandales ni troubles » ; et il invoque une fois encore la responsabilité du despotisme antérieur et déclare qu’il appartient aux hommes éclairés de protéger la Patrie de la « tempétueuse excitation des opinions qui ne disposent d’aucune règle pour se former » et qui ont été « abruties par le despotisme. »12.

12 On mesure mieux dès lors pourquoi les élections des députés, fin 1810, placées sous le signe de la régénération politique, ainsi que l’ouverture des sessions du Congrès en mars 1811, tout en marquant une nouvelle célébration du peuple proclamé souverain, n’en correspondent pas moins à la fin théorique de son intervention dans la mesure où il a désormais placé sa confiance entre les mains des hommes éclairés chargés de le représenter. Les débats et incidents qui émaillent son fonctionnement l’attestent à de nombreuses reprises et, en toute logique, cet impératif d’union et de neutralisation des opinions désordonnées est de la responsabilité des hommes éclairés, deuxièmes protagonistes du tableau.

Les hommes éclairés et les sages, fondement de l’opinion publique

13 Parmi ces hommes éclairés il y a, d’une part, les vecinos, appelés tout à la fois à soutenir les actions des représentants et à se poser en garde-fous face aux possibles débordements de la multitude. Ils incarnent en quelque sorte le versant pacifique du peuple venu soutenir, dès le 19 avril, l’action des élites. Ce sont les citoyens et les vrais patriotes, eux aussi effrayés par les agissements de la foule ignorante et passionnée, prompte à la licence.

14 Il convient dès lors de s’interroger sur l’identité de cette partie de la population qui compose la « partie saine » de Caracas et, au-delà, des villes ralliées au mouvement qu’elle a impulsé. Avant toute chose, soulignons que les mentions de cette nature, éparses dans le corpus, se présentent sous deux formes, à savoir des classifications par groupes et celles qui distinguent des personnes en fonction de qualités particulières.

15 Concernant les groupes, le terme le plus usité est celui de « classe », associé à des adjectifs qui en déterminent les qualités, morales avant tout, et celui de « corps ». Les habitants de Caracas, dans un article où il leur est demandé d’accorder leur confiance à l’État, sont interpellés en des termes qui l’illustrent parfaitement : « Classes honnêtes et nombreuses, si utiles à l’état qui vous protège, que votre simplicité n’entre jamais dans les calculs de l’ambition »13.

16 On retrouve bien ici, non seulement les qualités morales évoquées ci-dessus, mais également la notion d’utilité qui fait référence, outre l’exercice d’une activité, à une fonction utile à la société et qui contribue à sa richesse, au principe d’utilité en termes de capacité – et donc de droit – à exprimer, notamment par le biais du vote, son opinion sur la chose politique. Dans ce contexte, le nombre est une force bien plus qu’un danger ; il répond, en s’y opposant, à la multitude. À ces classes honnêtes correspondent des catégories à caractère économique, auxquelles sont associées ici aussi des qualités morales. C’est en fonction de cette double appartenance que l’on acquiert le droit, là encore, de s’exprimer.

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« L’homme de bien, l’honnête père de famille, l’utile artisan, le ministre intègre, le travailleur simple et le prêtre fervent, n’ont pas besoin d’un talent audacieux pour exprimer au Gouvernement leurs sentiments, et contribuer de cette façon au bonheur de la Patrie »14.

17 Une seconde catégorie est constituée par les élites elles-mêmes, dont une partie forme le corps des représentants, les autres s’érigeant en sages éclairés dont les lumières sont requises, non seulement pour aider les représentants dans leur tâche réformatrice, mais aussi pour éclairer le peuple ignorant. C’est selon ce principe que la Junte provinciale de Mérida annonce son ralliement à Caracas, en novembre 1810 : « Soutenue par la confiance des Pueblos, guidée par les lumières des Sages, elle a déjà exprimé les résultats de ses délibérations et elle donnera bientôt de nouveaux témoignages de son patriotisme, de son désintérêt et de son ardent désir de se sacrifier pour le bien des Pueblos qui l’ont investie de l’autorité suprême »15.

18 De même, en mars 1811, le Congrès fait publier un avis officiel dans lequel tous les hommes instruits sont appelés à soumettre leurs projets de constitution, qui seront publiés dans la Gazette, contribuant ainsi « à une œuvre de la plus grande importance avec leurs lumières et leurs connaissances »16.

Les corrupteurs de l’opinion

19 Cette troisième facette du triptyque adopte deux figures concurrentes mais complémentaires. Jusqu’en 1810, ce sont les agents des ténèbres, du despotisme, ce sont les Espagnols européens, toutefois jamais clairement désignés comme tels. Dans un second temps, à partir du moment où les élites créoles éclairées ont pris en charge de se gouverner elles-mêmes, s’y ajoutent deux catégories d’acteurs. D’une part, tous ceux qui continuent de reconnaître les autorités péninsulaires, à savoir les représentants des provinces rebelles de Coro, Maracaibo, Guyana et leurs alliés ; de l’autre ceux qui, dans l’ombre, au sein même des provinces et villes patriotes, tentent, en usant de la crédulité du peuple, de semer la discorde et de provoquer la chute des nouvelles autorités en proférant et divulguant de fausses nouvelles mais aussi en calomniant les nouveaux représentants. Les autorités de Coro sont ainsi accusées d’avoir, « par l’intrigue et au nom de l’égoïsme, faussé l’opinion publique »17 et abusé la population en proclamant leur fidélité au monarque.

20 Ce sont donc ici deux légitimités concurrentes qui s’affrontent en se disputant la seule figure à même de rallier le peuple : le roi. Cette compétition pour la captation de la figure tutélaire du monarque est remarquablement illustrée dans un article de la Gazeta de Caracas : « Non content de nous traiter de traîtres et de séditieux, de violer le droit sacré des Gens en la personne de nos émissaires de paix et de confédération et de nous dénigrer auprès de la Nation Britannique notre alliée […], il [le Cabildo de Coro] a tenté d’abuser les Cabildos voisins de son district et de répandre des nouvelles subversives à l’encontre de la paix et de la fraternité, afin de miner sourdement l’opinion publique sous couvert de la loyauté au Roi […] »18.

21 C’est pourquoi, lorsque s’engage le débat sur la déclaration d’indépendance et son opportunité au regard de l’état d’esprit de la population, nombre de députés considèrent que l’abandon de la reconnaissance de Ferdinand VII est le seul moyen d’abattre ces intrigants ou pour le moins de neutraliser, en la rendant illégitime, leur capacité d’action.

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« Le premier [argument] est lié au caractère fluctuant de l’opinion publique et à la nécessité de la fixer, le pire étant que domine celle des Espagnols européens, qui jusque-là ont capté la faveur populaire car ils sont les hommes les plus puissants, et parce qu’ils avaient beaucoup d’influence dans le gouvernement despotique antérieur ; et le second est que sous le voile de Ferdinand VII les machinations ne cesseront pas, de même que les intrigues et les manœuvres qui ont contribué à troubler la paix et la tranquillité dont nous pourrons jouir avec la plus grande force en déclarant notre indépendance absolue […] »19.

22 À ces premiers ennemis et corrupteurs de l’opinion, s’ajoutent ceux qui tentent de ne faire prévaloir que leurs intérêts particuliers : les factions, les égoïstes, qu’ils soient acteurs collectifs (les municipalités, la Société patriotique de Caracas) ou individuels, en particulier les ambitieux, les démagogues qui tentent d’abuser l’opinion publique en donnant une fausse interprétation des lois éditées par les représentants et d’amener la multitude à se soulever ; ou encore ceux qui, lors des élections, essaient d’influencer des citoyens peu au fait de cette nouvelle pratique et se prévalent indûment du titre de « représentants »20. Toute l’ambivalence, voire le flou, du concept de représentation est ici clairement énoncée et indissociable de celui d’opinion publique en tant que « l’un des concepts centraux de la modernité politique »21. Or ces corrupteurs de l’opinion sont d’autant plus dangereux que, dans leur majorité, ils appartiennent eux aussi au monde des élites éclairées. Ils disposent donc d’armes d’autant plus redoutables qu’elles sont identiques pour séduire le peuple et confondre l’honnête citoyen et le patriote. Cette géographie sociale s’articule et s’enrichit d’une géographie territoriale qui divise bien plus encore les représentants en ce qu’elle les concerne directement, selon qu’ils sont, ou non, députés de la capitale, de la province de cette capitale. Un véritable débat sur le siège de l’opinion publique éclairée s’engage ici, ce qui ne laisse pas d’être révélateur d’une appréhension elle aussi très fragmentée de la représentation (et de la nation), d’autant qu’elle se double d’une lutte pour le pouvoir au sein du Congrès, mais également de l’Exécutif22.

Une géographie territoriale de l’opinion publique

23 Là aussi la distinction s’établit en fonction des lumières possédées. De même qu’il existe à l’intérieur des villes le vulgaire et la partie saine du peuple, selon sa taille et sa position par rapport au centre supposé des lumières et du patriotisme (Caracas ou la capitale de la province) une ville est ou non créditée d’une opinion publique éclairée. C’est pourquoi, contrairement à l’appréhension sociale de l’opinion, il n’y a pas de consensus quant à l’analyse de la situation. Si tous conviennent que l’opinion publique éclairée réside théoriquement dans les villes, il existe de fortes divergences quant à celles qui jouissent de cette qualité.

24 Pour les uns, seule Caracas concentrerait en son sein les rares lumières dont dispose le pays. D’où cette dynamique souvent évoquée d’un premier processus de diffusion géographique de l’opinion publique depuis Caracas, qui aurait vocation à se propager universellement. C’est ainsi que José de Sata y Busy, député de San Fernando de Apure, dans la province de Barinas, oppose, dans une longue intervention sur le caractère inopportun d’un transfert du Congrès hors de la capitale, cette opinion publique éclairée, ces « vérités utiles qui doivent guider notre conduite » aux « cancans » et à la « fermentation populaire »23.

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« L’opinion publique n’est pas le pouvoir, mais uniquement la somme de toutes les opinions qui ne peuvent se former sans connaissances. Et se pourrait-il qu’elles existent chez les bergers, les cultivateurs ou les paysans, qui ignorent jusqu’au nom de ceux qui les gouvernent ? L’opinion publique, en matière de gouvernement, réside uniquement dans les grandes villes et non pas dans les villages et les cabanes, surtout en Amérique où le gouvernement antérieur a toujours tenu sous un voile noir jusqu’aux habitants de la capitale »24.

25 À l’inverse, les députés des autres villes de la province, en particulier Valencia qui lui dispute le titre de capitale, dénient à Caracas ce monopole de l’opinion publique éclairée, de même que certains députés des autres provinces qui craignent de voir ainsi leur représentation amoindrie. Enfin, certains députés des petites cités et pueblos, ainsi que ceux qui contestent à Caracas cette primauté, considèrent que toute entité urbaine, à partir du moment où elle souveraine, dispose d’une opinion publique. Comme l’affirme Juan José Maya, député de San Felipe dans la province de Caracas, cette opposition entre Caracas et les pueblos de l’intérieur supposés incultes, n’est pas recevable dès lors que « l’on sait que ce sont les livres, qui donnent l’instruction, et qu’ils peuvent être présents n’importe où »25. Si d’autres concèdent malgré tout un déficit de lumières dans les pueblos de l’intérieur, c’est pour en accuser Caracas qui aurait monopolisé en son sein les esprits éclairés, se rendant ainsi responsable de la pauvreté et du dépeuplement des autres provinces. Ce n’est donc pas qu’elles manqueraient d’hommes éclairés mais ils les auraient quittées, attirés par les lumières de la capitale.

26 Cette perception duale du territoire et de ses membres se révèle de façon très significative à l’occasion des débats sur la division de la province de Caracas et l’éventualité du déplacement du Congrès.

Le débat sur la division de la province de Caracas (juin-juillet 1811)

27 Au-delà du débat théorique qui renvoie à la représentation et à la nature de l’espace représenté, une nation Une, Souveraine, dotée d’un pouvoir unique, ou une juxtaposition de souverainetés territoriales potentiellement concurrentes et qui supposent une multiplicité d’opinions promptes à représenter, non pas tant l’intérêt général mais « la cacophonie propre aux opinions individuelles », c’est la définition même de ces frontières territoriales qui pose problème. De fait, la rupture du pacte suppose-t-elle qu’il faille redéfinir les limites des provinces dont on a hérité en ce qu’elles incarnent l’ordre ancien, le despotisme ? Et surtout, dans ce contexte précis, la suprématie de l’une d’entre elles sur les autres, en raison des règles de la consultation électorale n’est-elle pas sans répercussions sur la représentation ? D’où l’hypothèse de certains de faire table rase des limites héritées de la monarchie, avec un double objectif. Mettre fin d’une part à l’hégémonie de Caracas et de sa province sur le reste du pays, mais aussi dans sa propre province, permettant ainsi à certaines villes qui n’ont rien à lui envier en matière de population, richesses, « lumières », de devenir capitale de province ; d’autre part mettre fin aux anciens conflits de souveraineté entre les autres provinces. Il en va, selon le député F. Peñalver, à l’origine du débat sur la division, de l’avenir même du pays : « La régénération à laquelle nous sommes parvenus serait inutile, si la prépondérance politique de Caracas, la concentrant en elle-même, laissait les autres

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pueblos dans l’ignorance, l’apathie et la misère dans laquelle les tenait le despotisme antérieur, et exposés à être dominés despotiquement par une seule province, ou plutôt par une seule ville »26.

28 Pour sa part, le député de la ville de Barquisimeto, dans la province de Caracas, refuse que l’on poursuive plus avant la discussion tant que l’on n’aura pas donné la possibilité aux pueblos de l’intérieur de la province de faire connaître les raisons qui les poussent à demander leur séparation. Il demande donc que ces derniers établissent un véritable état de leur situation (population, ressources territoriales, état de l’agriculture, du commerce…) à même de justifier cette demande qu’il juge par ailleurs « rationnelle » et « conforme à l’ordre des choses ». Enfin, il considère, contrairement à ses détracteurs, que la division est l’unique moyen de mettre fin aux conflits qui, dit-il, opposent, depuis des générations, non seulement certaines villes de cette province, mais également des provinces entre elles, notamment Coro contre Caracas27.

29 Mais en demandant ainsi la consultation préalable de toutes les parties concernées, qu’elles disposent ou non de représentants au Congrès, il pose toute la question de la représentativité des corps intermédiaires comme supports de l’opinion. C’est ainsi que ce débat est l’occasion d’une véritable guerre d’opinion qui oppose les corps et individus constituant ces pueblos, et leurs municipalités. En effet, les partisans de la division refusent de considérer comme valides les représentations des Cabildos, dès lors qu’ils se prononcent contre la division, selon eux contre toute évidence. Ils sont alors accusés d’avoir « opiné » en fonction de leurs propres intérêts et d’avoir manipulé les habitants. Ceci constitue, selon Peñalver, un argument supplémentaire en faveur d’une division des provinces, laquelle, en multipliant le nombre des gouvernements, les rendrait plus proches de la population. Ils pourraient ainsi remédier au manque de lumières si souvent dénoncé et se faire un écran entre celle-ci et les factions ; mission que ne peut remplir Caracas, par trop éloigné. Dans le même sens, certains mettent comme préalable indispensable que les membres des nouveaux gouvernements soient des personnes extérieures suffisamment instruites pour pouvoir éclairer les pueblos et éviter la multiplication des luttes provinciales. C’est ainsi que Briceño réagit violemment à l’envoi de documents par trois villes opposées à la division. « Les mêmes papiers que l’on vient de lire nous persuadent très bien de la nécessité de constituer deux gouvernements provinciaux à l’intérieur de cette province de Caracas, puisque ces hommes qui parlent à Puerto Cabello, Turmero et Maracay s’opposent à la division de la province en deux de plus, sans aucune raison, en affirmant seulement que l’on diminuerait les forces de la Confédération contre la cause de Caracas etc., c’est- à-dire : ces hommes se trompent sur les principes, croyant que la séparation de Valencia, Barquesimeto serait la même que celle de Coro et Maracaibo. C’est pourquoi il est indispensable que les gouvernements qui seront constitués éclairent les habitants, ce que ne peut faire Caracas en raison de la distance […]. D’autre part, ces lieutenants, commandants d’armes et autres employés de l’État, prennent indûment la voix des pueblos, les présentant comme ayant une façon de penser qui est différente de celle qu’ils ont en réalité. Tout ceci nous convainquant de l’urgence qu’il y ait davantage de gouvernements dans l’intérieur, lesquels connaissant la police, les lumières etc, de leurs habitants, leur fassent connaître leurs droits et les défendent, sans se laisser représenter par des hommes qui les trompent […] »28.

30 Ce sont en premier lieu les pueblos-villes qui sont considérés ici comme souverains légitimes. Ils sont en outre porteurs d’identité et garants de la prospérité locale, ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur d’une division du territoire respectant ces petites entités. En effet, outre la liberté – et l’égalité – ainsi assurées à

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chacun des pueblos dans le débat politique, elle permettrait une gestion adaptée à leurs particularités, seule à même d’améliorer les ressources de leur territoire en « agriculture, industrie, éducation, bonnes mœurs, administration de la justice29 » et, de ce fait, d’élaborer des lois adaptées. À travers cette énumération, nous percevons à quel point l’expression des intérêts particuliers est forte, confirmant une conception fragmentée de la représentation et la difficulté à accepter une autorité centrale sans y voir immédiatement une atteinte aux infra-souverainetés. À l’inverse, pour les adversaires de la division de la province, celle-ci serait avant tout synonyme d’anarchie et de dislocation du corps politique, d’autant qu’ils considèrent que cela ne ferait que favoriser les luttes de factions qui renvoient aux tumultes des opinions. C’est en référence à cet impératif d’union du territoire et, partant, des opinions, que l’un des députés invective les partisans de la division : « C’est impossible qu’un Royaume divisé puisse subsister très longtemps ; et tous savent que l’opinion est divisée en autant d’avis que le nombre d’individus qui composent l’État du Venezuela, la cause en étant l’ambiguïté et l’indéfinition du système »30.

31 C’est également pour cette raison que ces députés souhaitent que le débat soit tranché par une Commission interne au Congrès, au sein du champ de la représentation, et non sous la pression d’opinions extérieures, qu’elles soient individuelles ou géo- administratives31. C’est d’ailleurs par une remarque teintée de dédain que Felipe Fermín Paúl, député de San Sebastián, dans la province de Caracas, rétorque à Peñalver qu’il ne saurait être question, en acceptant de consulter toutes les entités de la province de Caracas, de donner « le rang de province à quelques villes pauvres et malheureuses »32. La façon dont le débat est tranché ne manque pas, elle non plus, d’être significative. Reprenant les propositions de Miranda qui suggérait, afin de couper court aux suspicions qui ont frappé les municipalités, de permettre aux propriétaires et aux pères de famille de faire entendre leur volonté sur la question, le Congrès considère, « après avoir consulté l’opinion publique », inopportune la division, laquelle ne saurait en outre être décidée sans avoir, au préalable, « entendu la volonté libre et pacifique des pueblos concernés par cette altération politique »33. C’est ici la coïncidence entre opinion et instances de représentation qui est mise en exergue dès lors que le débat porte tout autant sur leur légitimité respective (provinces, pueblos, corps constitués ou Congrès) à faire entendre leur voix, que sur les rivalités qui s’expriment à cette occasion entre députés et municipalités quant à leur légitimité à « représenter » l’opinion des « pueblos »34.

32 Le second débat, sur le lieu où doit siéger le Congrès, constitue de ce point de vue, une fenêtre d’observation d’autant plus intéressante qu’il met à jour de façon plus vive encore les conflits entre centres et périphéries.

Le siège du Congrès Constituant : les risques de la tyrannie de l’opinion

33 Concomitant du premier, le débat sur le siège du Congrès est avant tout organisé autour de la question de l’influence des opinions publiques sur le corps des représentants. C’est en effet à l’occasion de ce débat que la pluralité de l’opinion publique, si caractéristique du monde hispanique au moment de la crise monarchique, est la plus manifeste, permettant d’appréhender « le jeu entre le contenu idéalisé du

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concept et ses emplois polyvalents »35 qui renvoie à la pluralité des espaces publics mais aussi des anciennes formes de communication et de circulation. Trois tendances se dégagent au cours de ce débat : les partisans d’un transfert du siège du Congrès dans une autre ville du pays ; ceux qui sont favorables à son maintien à Caracas ; enfin, les députés qui défendent une position plus pragmatique qui, tout en prônant son maintien dans la capitale, ne fondent pas uniquement leurs arguments sur le nécessaire soutien de l’opinion éclairée de cette ville.

34 L’argument central des partisans du transfert, les mêmes en toute logique qui prônaient la division de la province, est qu’il permettrait de lui éviter d’avoir à subir la tyrannie de l’opinion publique de Caracas, qui ne saurait prétendre représenter l’opinion générale du Venezuela. Le député Briceño allègue ainsi que l’on ne saurait considérer Caracas comme l’« incarnation » de l’opinion générale ici posée comme synonyme de volonté générale. Il existe, selon lui, autant d’opinions publiques que de provinces, voire de villes, c’est-à-dire que d’entités souveraines36. Pour ces députés, il ne s’agit pas tant de contester la suprématie de Caracas en matière de lumières, que d’invoquer cette supériorité comme une menace de tyrannie de son opinion publique qui revêt plusieurs visages. D’une part, l’opinion de la « partie saine » de Caracas, qui ne saurait être confondue avec celle de l’ensemble des habitants de la capitale, et encore moins de la Société Patriotique, club politique assez radical qui joue de fait un rôle central dans ces réflexions sur la tyrannie de l’opinion de Caracas. Fondée entre fin 1810 et début 1811, au moment de l’arrivée de Bolívar et Miranda à Caracas, elle a imprimé l’imaginaire des contemporains, voire de certains historiens, en raison de la radicalité de ses positions et de son mode de fonctionnement jugé par trop démocratique, certains allant jusqu’à la qualifier de « club de Jacobins »37, mais lui reprochant surtout de s’ériger en censeur des activités du gouvernement.

35 Présente sur la scène « publique » grâce à son organe de presse, El Patriota de Venezuela et à ses manifestations publiques remarquées38, la Sociedad Patriótica participe de la nouvelle forme de sociabilité que voit apparaître l’année 1811. Elle se fixe d’ailleurs pour objectif « de discuter et de donner son opinion sur les matières politiques, dans le même temps que ses filiales […] assumeraient la fonction didactique d’écoles de patriotisme »39. En ce sens, elle agit comme un véritable groupe d’opinion « dont l’esprit jacobin est non seulement attesté par les accusations que lui font ses détracteurs, mais surtout […] sa façon d’agir, voire de se présenter devant le Congrès le 4 juillet 1811 exigeant la déclaration immédiate de l’Indépendance Absolue comme opinion de cette Société »40. On craint donc que cette « opinion ne tyrannise le Congrès, l’opprime et le réduise au cas de la Convention Française »41.

36 Le Congrès doit donc se suffire à lui-même ; à partir du moment où les pueblos ont déposé leur confiance dans ce corps, il serait légitime pour légiférer au nom de l’intérêt général, dans la mesure où la multiplicité des opinions en son sein serait garante de sa représentation de l’ensemble de la nation. En renfort de cette affirmation, le fait qu’il s’agisse d’un Congrès constituant et qu’il doit, par conséquent, pouvoir travailler à l’abri de toute pression, « être sans communication »42. Quant à l’argument de la possible tyrannie du Congrès lui-même, elle est considérée peu probable en raison de sa constitution et de son caractère collégial qui permet aux uns et aux autres de s’éclairer et constituer des freins mutuels, d’autant que les députés sont tous des patriotes de la première heure ; ce qui semble constituer une garantie suffisante de leur bonne foi43.

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37 On voit bien ici comment s’articulent les concepts d’opinion publique et de représentation, puisque les députés qui défendent la thèse du transfert estiment que leur élection est un gage de sincérité et de capacité à œuvrer pour le bien général, sans avoir à rajouter la pression de l’opinion publique, aussi éclairée soit-elle, dès lors qu’elle est en quelque sorte déjà présente au sein de l’Assemblée.

38 Pour leur part, les partisans du maintien à Caracas se fondent sur le fait que les députés, malgré leur bonne foi et leur patriotisme, sont des hommes inexpérimentés dans l’art du gouvernement. Ils ont donc besoin de la boussole de l’opinion publique éclairée qui existe en premier lieu à Caracas. Sans cette boussole ils ne pourront parvenir à révéler l’évidence. C’est sur ce point d’ailleurs que Sata y Busy est le plus incisif, notamment lorsque dans l’une de ses réponses à Briceño, élargissant la définition de l’opinion publique à l’ensemble des vecinos de Caracas pour lesquels il plaide en faveur d’un véritable droit de censure sur les décisions de leurs représentants, il affirme : « Personne ne doute que Caracas est le centre du peu de lumières qui existent parmi nous, et qu’ici se trouvent réunis tous ceux qui les détiennent ou les cherchent ; ces lumières sont très utiles au Congrès pour rectifier ses opinions. Pourquoi serait-ce mal que le peuple s’intéresse à ce qui le concerne de si près ? Que l’on corrige ses excès, mais que l’on n’appelle pas tutelle indécente sa juste censure. Le peuple de Caracas sait penser, il pense et il a le droit de dire ses opinions avec modération et respect ; l’appeler, pour cette raison, tyran ou tuteur c’est un perfide abus de parole »44.

39 Et il place on ne peut plus clairement une partie du territoire en marge de toute capacité à exercer ce type de fonction lorsqu’il déclare, établissant une stricte distinction entre souveraineté et pouvoir légiférant, que ce dernier est du seul ressort des grandes villes éclairées et qu’ailleurs nous sommes dans le domaine des opinions : « Je ne m’oppose pas à la sanction des autres villes qui constituent le pouvoir et la souveraineté ; mais l’opinion publique n’est pas le pouvoir, elle est uniquement la somme de toutes les opinions et ces opinions ne peuvent se former sans connaissances ; et pourra-t-on la trouver chez les pasteurs, les cultivateurs et les paysans qui ignorent jusqu’aux noms de ceux qui les gouvernent ? L’opinion publique, en matière de gouvernement, réside seulement dans les grandes villes et non dans les villages ni dans les cabanes, surtout en Amérique, où le gouvernement antérieur a maintenu sous un voile noir y compris les vecinos des capitales […] »45.

40 Cette prise en compte de l’opinion publique de la capitale serait dès lors le seul moyen de ne pas perdre de vue l’intérêt général, contrairement à ceux qui prétendent qu’elle ne peut jaillir que d’un congrès isolé, à l’abri de toute influence. Pour les partisans du maintien du Congrès, quelles que soient les bonnes intentions des députés, un corps législatif court toujours le risque de devenir tyrannique et d’errer s’il n’est pas en communication permanente avec l’Opinion, érigée en censeur des corps constitués. C’est d’ailleurs à ce point du débat que Miranda, en tant que son Président, mais aussi en témoin oculaire de la Convention, défend ouvertement le rôle positif que pourrait jouer la Société Patriotique qu’il présente ainsi, à mots couverts, comme l’archétype du tiers-pouvoir représentatif légitime de l’opinion. Après s’être déclaré convaincu, recourant pour l’occasion aux exemples français, athéniens et anglais, que même une assemblée de quarante hommes peut abuser de son autorité, il déclare : « […] si l’on écoutait mieux l’opinion publique, et si l’on prêtait attention à celle de cette Société Patriotique si injustement dénigrée, on ne tomberait pas dans de telles erreurs »46.

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41 Enfin, à ceux qui dénient à Caracas le droit de s’identifier à l’opinion générale du Venezuela, il est répondu qu’étant depuis longtemps le siège des lumières et la capitale du pays, elle constitue l’épicentre de l’Opinion et comme l’énonce sans ambages Gabriel de Ponte, député de Caracas : « Le Congrès doit respecter l’opinion publique. Mais laquelle est la plus digne d’attention, celle de Caracas ou celle de Valencia ? Ce serait une erreur impardonnable de nier les plus grands avantages qui résulteraient de consulter la première, puisque se trouvent ici réunis un grand nombre d’habitants de tous les districts. À une occasion, on a allégué, pour des raisons diverses, la relative apathie des pueblos de l’intérieur ; et par hasard, en vertu de ce concept ils se trouveraient en état de former une opinion respectable ? »47.

42 Comme le dit Sata y Busy, le plus fervent défenseur du maintien, « Caracas serait la même sans le Congrès ; mais le Congrès ne serait pas le même »48 sans Caracas, d’autant que les députés sont « des hommes nouveaux dans les occupations qui sont les leurs et personne ne pourra nier que nous avons besoin de quelques lumières de plus que les nôtres, lesquelles se trouvent dans l’opinion publique. Sans elle, dans un désert loin de toute communication avec la capitale […], il ne serait pas surprenant que nous nous trompions et que nous tombions dans l’impartialité, n’ayant pas avec nous la boussole de l’opinion publique »49.

43 Toutefois, dans les interstices de ce débat extrêmement dense, affleure une position plus pragmatique qui amène ses auteurs à demander que le Congrès demeure certes à Caracas (l’heure n’est pas à l’innovation) mais pour des raisons qui ne se réfèrent pas uniquement à cette nécessaire boussole de l’opinion. Dans l’hypothèse où le Congrès devrait être à l’abri de la tyrannie de l’opinion, se déplacer serait inutile selon eux. Partout il aurait à affronter une opinion publique. « Les chocs de l’opinion publique ne sont pas si terribles qu’on a voulu le supposer, et si pour les éviter le Congrès se déplace en quelque autre endroit, je crois que de ce pas il résultera des maux plus grands que ceux que l’on veut éviter. Un peuple éclairé comme celui de Caracas pourra censurer et discuter sur les procédés du Gouvernement, mais celui qui ne le sera pas utilisera de toute évidence la voie de fait, qui est incomparablement plus funeste qu’une critique modérée et pacifique. D’autre part, l’opinion de quatre individus ne peut pas être caractérisée de publique pour que nous y adhérions, et de ce fait nous ne devons pas préparer un mal plus grand, pour en éviter un autre qui, peut-être n’en n’est pas un50. Partout nous rencontrerons des hommes et des opinions, et en vertu de ce que je viens d’insinuer, nous ne pouvons douter que le choc serait plus oppresseur dans une ville inculte que dans une autre plus savante, où les débats politiques, les raisonnements, les mémoires, ne présentent pas une face terrifiante, et n’entraînent pas des conséquences fatales »51.

44 Mais surtout, ces pragmatiques considèrent qu’il existe une pression bien plus dangereuse, celle de la voie de fait, de la révolte populaire. Par conséquent, ce qui en dernier lieu doit primer, c’est la logique de la représentation absolue, contre la tyrannie éventuelle de l’opinion, quelle qu’elle soit, exprimant l’impossibilité de penser le débat en termes de confrontation d’idées. En vertu de cette conception absolue de la représentation, c’est l’unanimité qui doit prévaloir comme rempart contre la division et la dislocation du corps social que l’on redoute tant. Cet horizon unanimiste empruntant tout autant à l’imaginaire absolutiste d’Ancien Régime qu’à un certain idéal de la modernité politique52. Reprenant l’obligation de faire sanctionner les lois par les pueblos, ils considèrent que, dès lors que ce droit est respecté, il importe peu que

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Caracas ait par l’influence de son opinion publique contribué à leur donner corps, le reste du Venezuela demeurant libre, par le vote, de les sanctionner ou de les refuser53.

45 C’est donc en distinguant “opinion publique” et “représentation” qu’il leur semble possible d’articuler la nécessaire circulation des opinions éclairées et la sanction générale des lois. Mais le principal intérêt du discours des pragmatiques est de révéler, de façon ironique, voire acerbe, les contradictions et les intérêts que se cachent dans les deux autres camps. On oppose à leur pragmatisme cette géographie de l’opinion qui démontre que seule Caracas, voire quelques capitales de provinces, posséderaient une opinion publique éclairée ? C’est alors qu’ils brandissent leurs « révélations » tranchantes, à savoir que les lumières sont surtout localisées en fonction des stratégies et des intérêts des uns et des autres ! C’est ainsi que José María Ramírez, député de la villa de Aragua, dans la province de Barcelona dénonce : « Lorsque l’on a discuté de la division des provinces, on a allégué, en sa faveur, le manque de lumières des pueblos de l’intérieur, et maintenant on dit tout le contraire à propos du transfert du Congrès ailleurs. Je ne comprends pas ces contradictions. Mais, même en supposant qu’il y ait dans [ces pueblos] quelques individus de culture, je ne suis pas sûr qu’elle comprenne les sujets qui nous préoccupent actuellement. Si l’on dit que dans n’importe quel autre endroit le Congrès sera plus à l’aise pour remplir ses fonctions, je répondrais alors que c’est un motif relativement méprisable, si l’on considère qu’il peut l’être n’importe où, en s’occupant uniquement de ce qui est de son ressort »54.

46 Quant à Roscio, se référant une nouvelle fois au principe d’évidence qui postule que la vérité, conformément à la nature, réside en tout homme et que seule l’ignorance ou la tyrannie le font dévier et errer, il déclare : « En faisant allusion aux plus grands risques qui résulteraient, selon M. Paúl, du transfert du Congrès dans une des villes de l’intérieur qu’il considère moins éclairée que Caracas, je crois qu’on peut leur accorder un peu plus de considération sans aller à l’encontre de la vérité. Quand nous avons lu dans notre Gazette du Gouvernement, l’anniversaire que l’on a célébré à San Fernando à l’occasion du glorieux 19 avril, nous n’avons pas évoqué cette ignorance ou cette barbarie que l’on souhaite imputer à ces districts »55.

47 En quelque sorte, les pragmatiques permettent de confirmer que pour une grande majorité, le maintien du Congrès à Caracas, en tant que centre symbolique et politique, c’est une fois encore contenir les marges, éviter d’être contaminés par leurs opinions « terrifiantes », pour reprendre les propos du député Felipe Fermín Paúl. Mais n’est-ce pas aussi dans le même temps reconnaître qu’elles disposent d’un potentiel de réaction, qu’il existe là aussi une rationalité de l’événement en cours, en dehors de la seule sphère publique éclairée ?

Le songe d’une nation Une, représentée mais unanime

48 L’examen attentif de ces débats met en évidence la volonté ultime que le Congrès soit en définitive le lieu unique de formation de l’opinion comme production de l’évidence. Ils permettent en outre de voir le point de focalisation à partir duquel le Congrès redevient le producteur de la norme, une centralité agissante face à la peur de l’opinion populaire et de la dislocation du corps politique.

49 De plus, à travers les arguments employés lors des débats sur la division de la province de Caracas et sur le transfert du Congrès, la question centrale de la représentation se

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trouve posée. Au-delà de la controverse quant à la prépondérance excessive de Caracas, ce sont les différents niveaux de représentation en conflit qui sont ici mis en évidence. Au niveau inférieur, il y a les droits de tous les pueblos et du public à exprimer leur volonté qui se heurtent à la volonté des représentants qui nient aux premiers la capacité à faire l’opinion, leurs opinions particulières ne pouvant s’arroger le qualificatif de publiques. On retrouve bien là une des spécificités de l’Amérique ibérique, à savoir la très forte prégnance de l’espace public ancien, physique, incarné par les cités et ses acteurs clairement identifiés ; la prévalence de l’acception territoriale de l’opinion sur son acception strictement sociologique56.

50 Au-delà, questionner la manifestation des opinions suppose bien la prise en compte de la dichotomie qui s’opère dans le cadre de la modernité politique entre le « peuple » et le « public », laquelle prend un sens d’autant plus aiguisé dans l’espace hispanique en raison de la polysémie du terme « pueblo ». On peut considérer, comme le pose très clairement Antoine de Baecque, que ce moment de l’avènement d’une pensée critique se caractérise, d’une part, par l’émergence de la culture critique « éclairée » que l’on pourrait définir comme « un système de représentation critique du monde relayé et transmis vers un public (l’opinion publique) par des institutions, une sociabilité, des organes, des porte-parole », et, d’autre part, l’opinion publique populaire. Dès lors un véritable antagonisme s’établit entre « le public de la culture critique » et cette opinion publique populaire assimilée au « monde de l’ignorance, de la violence et du mauvais discours »57 dont ASrlette Farge a si finement analysé la complexité et la présence « dérangeante » dans l’espace public de la France du XVIIIe siècle. Or, dans cette problématique de la mise en corrélation de l’opinion publique et de la représentation, le Congrès peut servir de fenêtre pour observer les deux cultures critiques qui jaillissent dans le sillage des Lumières. Il permet ainsi de penser le rapport qui se tisse, dans ce moment de la mise en place d’un nouvel ordre politique fondé sur la souveraineté du peuple, entre l’opinion populaire et le monde des élites, dès lors, comme le souligne Arlette Farge, qu’il en est directement et involontairement parfois, « la chambre d’écho »58. À travers l’étude ici proposée, c’est cette tension que l’on parvient à interroger, d’autant qu’elle s’opère avec des « périphéries » sociales mais aussi géographiques. Cette territorialisation des opinions oppose un centre agissant (la capitale, bien que située sur les marges du territoire) et des marges, où le positionnement géographique redouble dans certains cas le positionnement socioculturel. Tension aussi entre la sphère publique éclairée et cette parole populaire où la première n’accorde aucune place à la seconde au motif également que l’on craint, comme les lettrés du XVIIIe siècle français, ses émotions et son attachement à la monarchie59. Craintes qui ne font que renforcer cette difficulté d’accepter un tiers- pouvoir constitué, au sens où l’opinion publique ne saurait être représentée pour elle- même, même si, on l’a vu, le débat est vif parmi les députés sur la nécessité ou non que l’opinion puisse jouer un véritable rôle de censeur des représentants, que ce soit à l’intérieur ou en marge du Congrès.

51 Nous sommes bien dans un entre-deux où, comme en un décalque, l’imaginaire monarchique vient se greffer sur ce nouvel ordonnancement du politique fondé sur le principe de la représentation et de la volonté populaire. On passe de l’indissociation du royaume et du roi à l’identification de la représentation à la nation, sans solution de continuité dans cette poursuite idéale de l’unicité du pouvoir et de l’unanimité de

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l’opinion. Une phase où l’espace politique, lieu de la décision et de l’action, l’emporte largement sur l’espace public, lieu de la délibération et de l’opposition.

NOTES

1. Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995, p. 63. 2. Habitant d’une ville ou d’un village, qui jouit du droit de cité, ce qui implique des conditions particulières de résidence, une maison connue, l’absence d’indignité. Le vecino représente le peuple dans sa partie noble et doit concourir à la défense de la cité les armes à la main. 3. « Venezuela : Manifiesto de la Junta de la Provincia de Mérida », Gazeta de Caracas, mardi 27 novembre 1810. 4. De fait, et dans une logique similaire à celle qui avait déjà prévalu en 1809 pour l’élection des représentants à la Junte Centrale, par le décret 14 janvier 1810, le Conseil de Régence fixe le nombre de représentants aux futures Cortès de Cadix à 30 pour l’Amérique et les Philippines contre plus de 250 pour la seule Péninsule. Sur cette question cf. Marie-Danielle DEMELAS, François-Xavier GUERRA, « Un processus révolutionnaire méconnu : l’adoption des formes représentatives modernes en Espagne et en Amérique, 1808-1810. », Caravelle, no 60, Toulouse, 1993, p. 5-57. 5. Centre symbolique fondé pour partie sur le prestige qu’elle a acquis lors de la réorganisation administrative liée aux réformes bourboniennes de la seconde moitié du XVIIIesiècle, en lui octroyant de nouvelles prérogatives administratives et judiciaires. Or certaines villes refusent cette nouvelle suprématie et ces rivalités ne manqueront pas de ressurgir au cours des débats au Congrès sur la forme à donner à la nouvelle entité souveraine qu’est le Venezuela. 6. Gazeta de Caracas, vendredi 27 avril 1810. 7. Arlette FARGE, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, Bayard éditions, 2009, p. 25 et p. 12. 8. « Egoismo o espíritu de facción. », Gazeta de Caracas, vendredi 11 mai 1810. 9. Ibid. 10. « Nuevo Reyno de Granada », Gazeta de Caracas, 12 octobre 1810. 11. Juan Germán ROSCIO, « carta del 6 de mayo de 1811 », Correspondancia con D. González y Mendoza, Archives de la Fondation Boulton, Caracas. 12. « Documentos relativos al decreto del Congreso de 13 de julio de 1811 », Textos oficiales de la Primera República, Caracas, Biblioteca de la Academia Nacional de la Historia, 1959, vol. 1, p. 131-132. 13. « Ilustres y Pacíficos Caraqueños », Gazeta de Caracas, mardi 30 octobre 1810. 14. Ibid. 15. « Manifiesto de la Junta Provincial de Mérida », Gazeta de Caracas, 27 novembre 1810. 16. « Aviso oficial », Gazeta de Caracas, vendredi 22 mars 1811. 17. « Alocución a las Autoridades y vecinos de los Distritos comarcanos de la Ciudad de Coro, 22 de mayo de 1810 », dans Actas del 19 de Abril de 1810. Documentos de la Suprema Junta de Caracas, Caracas, Consejo Municipal, 1960, vol. 1. p. 110. 18. J. TOMÁS, « Establecimiento de un Tribunal de Seguridad Pública », Gazeta de Caracas, 22 juin 1810.

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19. Gabriel PÉREZ PAGOLA (député de Ospino, province de Caracas), « Sesión del 3 de julio de 1811 », dans Libro de Actas del Supremo Congreso de Venezuela. 1811-1812, Caracas, Biblioteca de la Academia Nacional de la Historia, 1960, vol 1, p. 119-120. 20. Nicolás BRICEÑO, « Sesión del 25 de junio de 1811 », dans Libro de Actas del Supremo Congreso de Venezuela. 1811-1812, op. cit., p. 113. 21. Noemí GOLDMAN, « Legitimidad y deliberaciones : el concepto de opinón pública en Iberoamérica, 1750-1850 », dans Diccionario Político y Social del Mundo Hispanoamericano. Conceptos Políticos en la era de la revoluciones, 1750-1850, tome I, Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2009, p. 981. 22. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours (1808-1830), Paris, l’Harmattan, 1996. 23. « Sesión del 2 de julio de 1811 », dans Libro de Actas del Supremo Congreso de Venezuela. 1811-1812, op. cit., p. 135. 24. Ibid., p. 142. 25. Ibid., p. 145. 26. « Sesión del 12 de junio de 1811 », Publicista de Venezuela, jeudi 4 juillet 1811. 27. Juan José MAYA, « Sesión del 25 de junio de 1811 », p. 113-114. 28. « Sesión del 25 de junio de 1811 », p. 112-113. 29. Fernando PEÑALVER, Sesión del 18 de junio de 1811. El Publicista de Venezuela no 2, jeudi 11 juillet 1811. 30. Francisco Javier YANES, « Sesión del 3 de julio de 1811 », p. 161. 31. « Sesión del 25 de junio de 1811 », p. 116. 32. Ibid. 33. « Sesión extraordinaria del 12 de octubre de 1811 », dans Libro de Actas del Supremo Congreso de Venezuela. 1811-1812, op. cit., vol 2, p. 91. 34. La session du 27 juin est très éclairante à cet égard. Cf. pour une approche plus détaillée : Véronique HÉBRARD, « Opinión pública y representación en el Congreso Constitucional de Venezuela (1811-1812) », dans François-Xavier GUERRA et Annick LEMPÉRIÈRE (dir.), Los espacios públicos en el mundo iberoamericano, ambiguedades y problemas. Siglos XVIII-XIX, Mexico, FCE-CEMCA, 1998, p. 196-224. 35. Noemí GOLDMAN, « Legitimidad y deliberaciones : el concepto de opinón pública en Iberoamérica, 1750-1850 », op. cit., p. 983. Sur cette ambivalence et pluralité de sens du concept d’opinion publique, aussi bien dans le monde américain qu’en Europe, cf. Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN, « Le concept d’opinion publique, un enjeu politique euro-américain, 1750-1850 », in Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN, Joëlle CHASSIN (coord.), L’avènement de l’opinion publique. Europe et Amérique, XVIII-XIX siècles, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 9-29. 36. « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 137-138. 37. Memorias del Reqente Heredia [1895], Caracas, BANH, 1986, p. 43-44. 38. En particulier lors de l’ouverture des sessions du Congrès et de la commémoration du 19 avril. 39. « Discurso redirigido por un miembro de la Sociedad Patriótica, y leído en el Supremo Congreso el día 4 de julio de 1811 », El Patriota de Venezuela no 2, dans Testimonios de la época de la emancipación, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1961, p. 313-324. cf. Carole LEAL CURIEL, « Tertulias de dos ciudades : modernismo tardío y formas de sociabilidad política en la provincia de Venezuela », dans François-Xavier GUERRA, Annick A. LEMPÉRIÈRE (dir.), Los espacios públicos en el mundo iberoamericano, ambiguedades y problemas. Siglos XVIII-XIX, op. cit,, p. 186-195. 40. Carole LEAL CURIEL, « El arbol de la discordia », El Bolivarium, Caracas, Universidad Simón Bolívar, Año VI, no 6, 1997, p. 161-162. 41. Fernando PEÑALVER, « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 140-141. 42. « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 137.

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43. Fermin TORO, de Valencia, province de Caracas, « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 134. 44. José de SATA Y BUSY, « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 142-143. 45. Ibid. p. 142. 46. Francisco de MIRANDA, « Sesión del 2 de julio », p. 139. 47. « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 143-144. 48. Ibid., p. 136. 49. Ibid., p. 135. 50. Il se réfère ici aux quatre membres de l’Exécutif dont certains craignent également la « tyrannie » sur le Congrès. 51. Felipe Fermín PAÚL, député de San Sebastian, Province de Caracas, Ibid., p. 144-145. 52. Pour une synthèse stimulante sur cette ambivalence voir Elías J. PALTI, El tiempo de la política. El siglo XIX reconsiderado, Buenos Aires, Siglo Veintinuo editores, 2007, chapitre 3, p. 161-202. 53. « Sesión del 2 de julio de 1811 », p. 144. 54. Ibid., p. 143. 55. Ibid., p. 147. 56. Cf. François-Xavier GUERRA, Annick LEMPÉRIÈRE, « Introduction », dans François-Xavier GUERRA, Annick LEMPÉRIÈRE (dir.), Los espacios públicos en el mundo iberoamericano… op. cit., 1998, en particulier l’item intitulé « El modelo habermasiano y sus límites », p. 8-11. 57. Antoine de BAECQUE, « Compte-rendu de A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1992 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1997, vol. 52, no 3, p. 524. 58. Arlette FARGE, « Y a-t-il un espace public populaire ? », Entretien avec Eustache Kouvelakis, septembre 1997. http://multitudes.samizdat.net/y-a-t-il un espace public populaire ? 59. Une lettre de Roscio du 7 septembre 1811 est exemplaire de cette crainte : « l’état de superstition et fanatisme dans lequel se trouvaient nos pueblos me pesait beaucoup. […] J’écrivis longuement en divers points de cette province et des autres, où il manquait beaucoup de lumières et d’idées patriotiques éclairées, en faisant part des principales raisons de notre cause, la nullité de Ferdinand, la divinité de l’œuvre de notre indépendance, l’origine des rois […], l’excellence du système républicain, et la part prise par l’idolâtrie dans les erreurs dont se sont prévalus les monarques pour déifier, tromper et pervertir les peuples à propos de leur autorité et de leur pouvoir ». Juan Germán ROSCIO, Correspondancia con D. González y Mendoza, op. cit.

RÉSUMÉS

En partant du projet de nation formulé par la capitale de la Capitainerie Générale du Venezuela, Caracas, en avril 1810, par une élite politique supposée cohérente, il s’agira ici d’analyser comment, dans un moment de rupture révolutionnaire où Caracas est pensée comme le moteur, le centre de cette rupture, les « périphéries » accueillent et réagissent face à cette suprématie. Dans cette perspective, le Congrès, élu en octobre 1810 comme siège de la représentation, servira d’échelle d’observation à partir duquel appréhender le positionnement des différentes composantes de cette nouvelle entité dans sa phase de mise en constitution et la façon dont le concept d’opinion publique sert de toile de fond à ces enjeux liés à la représentation. Pour ce faire, deux débats qui se livrent au sein du Congrès sont à notre disposition : celui sur la division de la province de Caracas et celui sur l’éventuel transfert du siège du Congrès, deux éventualités motivées par la crainte de la tyrannie du centre et de son opinion.

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Beginning with the project for the nation formulated in the capital of the Captain General of Venezuela in Caracas, in April 1810, by a supposedly coherent political elite, the author examines how at the time of revolutionary rupture with Caracas, considered as the catalyst, the peripheral areas welcomed and reacted to this hegemony. From this perspective, the Congress, elected in October 1810 as a representative body, constitutes a vantage point from which to measure the implementation of the constitution, and in addition a way of examining how the concept of public opinion served as a backdrop of many factors related to representation. To do this, two debates in the Congress are available : that on the division of the province of Caracas, and that on the possible transfer of the meeting place of the Congress, two possibilities motivated by the fear of tyranny at the center and its influence.

INDEX

Mots-clés : congrès, nation, opinion publique, représentation, Venezuela, XIXe siècle

AUTEUR

VÉRONIQUE HÉBRARD Université Paris I-Cralmi-UMR8168 Mascipo [email protected]

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Sources

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Mise en ligne d’un egodocument. Le Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Respec du aux Rois et aux Puissances (1792-1803)

Éric Saunier

1 Conduit dans le cadre d’une délégation CNRS durant l’année 2009-2010, ce travail de numérisation, d’indexation et de présentation du manuscrit intitulé Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Respec du aux Rois et aux Puissances concerne un texte conservé dans les fonds patrimoniaux de la Bibliothèque municipale de Montivilliers sous la cote Ms 71. Le manuscrit a été donné, ainsi qu’un ensemble de papiers familiaux en 1860, par le second fils de Toussaint Bonvoisin, le peintre Benjamin Bonvoisin1, à Charles Blanchet, qui fut le premier bibliothécaire de Montivilliers, une ville moyenne (10 000 habitants) située à 10 kilomètres du Havre. Il est la pièce la plus volumineuse et la plus intéressante d’un ensemble de textes rédigés durant la période révolutionnaire (1791-1814) par un mercier et quincailler havrais : Toussaint Bonvoisin (1743-1815).

2 Le travail sur « le Précis » de Toussaint Bonvoisin s’inscrit dans le cadre d’une recherche qui a pour objet l’étude des pratiques d’écriture au temps de la Révolution et, en raison de l’importance de l’information locale dans cet écrit, une réflexion sur l’identité des villes atlantiques2. Engagée en 2007, cette recherche est l’objet de l’écriture d’un ouvrage : Les écrits de la Révolution de Toussaint Bonvoisin (1791-1814), marchand mercier du Havre de Grâce. L’identité d’une ville atlantique. Certains points particuliers des écrits de la Révolution de Toussaint Bonvoisin ou de la correspondance qu’il entretint avec ses deux fils aînés, Louis et Benjamin, ont été l’objet de publications récentes. Leur lecture permettra de mieux appréhender la richesse de cet ensemble archivistique resté dans l’oubli.

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Liste des publications sur les papiers Bonvoisin

3 « Le négoce et la Terreur : les apports du Précis de François-Toussaint Bonvoisin », Michel BIARD (dir.), Les politiques de la Terreur, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 367-379. « Les Havrais et la passion du monde colonial : l’exemple du Précis de la Révolution de Toussaint Bonvoisin », Catriona SETH et Éric WAUTERS (dir.), La Normandie et les Tropiques, Études normandes, no 2/2008, p. 39-47. « The war and the construction of a cultural identity in a “Port of Ponant” through the family papers. Toussaint Bonvoisin, Le Havre, the revolutionary Wars and the construction of a cultural identity (1793-1804) » Ports in War, R. LEE (dir.), Liverpool, novembre 2010, à paraître. « Autour de la valorisation d’une richesse patrimoniale de la Bibliothèque Condorcet : les écrits de la Révolution de Toussaint Bonvoisin », Montivilliers, Hier, aujourd’hui, demain, no 17, 2010, p. 26-42. « La construction et la transmission d’une mémoire familiale à l’épreuve de la Révolution française. Les papiers de la famille Bonvoisin », Célèbres ou obscurs, Sylvie MOUYSSET (dir.), Paris, Comité des Travaux Historiques et scientifiques, 2010, p. 163-177.

4 Remarqué par Hervé Chabannes, archiviste paléographe, doctorant à l’université du Havre, le manuscrit a été numérisé par la société Fontenelle-Microcopie à l’initiative de Sophie Samson, alors conservatrice du fonds ancien de la Bibliothèque Condorcet, avec le soutien financier de la ville de Montivilliers et du Centre Interdisciplinaire de Recherches sur les Transports et sur les Affaires Internationales (C.I.R.T.A.I), laboratoire de recherche de l’université du Havre et composante de l’UMR Idées 6266 dans le cadre duquel nous poursuivons notre recherche. La mise en ligne du manuscrit a été réalisée par Sébastien Haule.

Toussaint Bonvoisin, mercier ordinaire du Hâvre-de- Grâce (1741-1815)

5 Né au Havre dans la paroisse Notre-Dame le 1er novembre 1741, François-Toussaint Bonvoisin est le deuxième fils de Jacques Bonvoisin (1710-1770), un marchand mercier venu de Picardie (Isques-sur-Mers), installé au Havre vers 1740 après deux ans passés à Rouen. Reçu bourgeois en 1743, Jacques Bonvoisin, marié en première noce avec Catherine-Reine Pilon, a épousé en secondes noces Susanne Moulin. De cette union sont nés quatre enfants : Jacques-François, l’aîné, né à Rouen en 1738, François-Toussaint, l’auteur des écrits de la Révolution, Suzanne-Anne, née au Havre le 22 juin 1745, et Cécille Adélaïde, née également au Havre le 25 juillet 1746.

6 Toussaint Bonvoisin reprend tardivement la maîtrise paternelle laissée entre les mains de sa mère jusqu’au début du règne de Louis XVI, moment à partir duquel il entre dans la puissante corporation des merciers du Hâvre-de-Grâce3, dans un contexte de tensions dont témoignent les réunions qui se déroulent dans le quartier Notre-Dame (rue d’Albanie). La montée des idées libérales au Havre, une ville modeste4 qui, devenue le troisième port colonial du royaume dans les années 1780, est brutalement transformée par l’essor du commerce antillais, y suscite en effet des réactions opposées. Alors que les uns épousent l’air du temps, d’autres restent attachés à la

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défense de leurs privilèges et manifestent, depuis la fin de la Guerre de Sept Ans (1756-1763)5, notamment dans l’hostilité face à l’arrivée d’étrangers, leur refus de voir la cité océane devenir une ville où s’imposerait une entière liberté de circuler.

7 Toutefois, dans ce contexte conflictuel, Toussaint Bonvoisin, homme de culture dont la sensibilité janséniste émerge au fil de la lecture des écrits, reste loin du tumulte. Il consacre son temps à fréquenter les assemblées de la paroisse Notre-Dame où il retrouve les prêtres Jean-Antoine Mahieu6 et Guillaume Anfray 7, les principaux responsables de celle-ci, et à l’éducation de ses nombreux enfants. Marié le 15 mai 1784 avec Marie-Henriette Ribert, Toussaint Bonvoisin fut en effet le père de sept enfants : Louis-Toussaint né le 5 avril 1785, Henriette-Victoire née le 21 juin 1786, Marie- Antoinette née le 30 juillet 1787, Benoît-Benjamin né le 27 décembre 1788, Armand- Frédéric né le 4 mai 1790, Henriette-Antoinette née le 6 août 1791, Victor-Henri né le 9 janvier 1795. C’est pour eux, une fois la Révolution survenue, que Toussaint Bonvoisin décide d’écrire. Il s’agit alors de témoigner et de construire la mémoire familiale d’un événement qu’il considère comme un châtiment de la Providence.

8 Durant les années d’écriture de ce texte, Toussaint consolide ses liens d’amitié avec les prêtres de la paroisse Notre-Dame, et particulièrement avec Guillaume Anfray. Ayant refusé le serment demandé aux ecclésiastiques dans la Constitution de 1791, ce dernier, qui a quitté Le Havre durant les Massacres de Septembre (4-11 septembre 1792) pour s’exiler en Angleterre, à Gosport puis Wincester, entretient une correspondance avec Toussaint Bonvoisin8, dont la lecture révèle les encouragements et l’influence du prêtre dans l’écriture du « Précis ». Ce dernier se charge également, à partir de décembre 1792, en compagnie de Mahieu et de Charles Porée9, le précepteur des enfants de l’élite havraise, de l’accueil du fils aîné du mercier havrais, Louis Bonvoisin. Celui-ci, que son père préférait voir tenu loin des tumultes, est le principal destinataire du « Précis ».

9 Traumatisé par la crise révolutionnaire, séparé de son fils aîné, Toussaint Bonvoisin écrit également à des fins cathartiques. Témoin effrayé, parfois apeuré de la Révolution (comme le montre une longue lettre écrite le 2 septembre 1793 aux membres du Comité de salut public de la commune du Havre afin de justifier son comportement depuis 1789), il se retire dans la maison familiale au 52 rue de la Vieille Prison. Entouré par son épouse et ses enfants les plus jeunes, il commence en octobre 1792 à relater la crise révolutionnaire pour « faire connoître quel étoit le bon Prince sous le règne duquel [ses enfants] ils sont nées »10. Il interrompt l’écriture du « Précis » dix ans plus tard, sous le Consulat. Le coup d’état du 18 Brumaire, le retour de ses deux fils aînés de Leipzig à l’hiver 1800 puis de Guillaume Anfray en mai 1801 le poussent à mettre fin à ce projet destiné à une publication qui resta lettre morte. Toussaint Bonvoisin s’installe à Montivilliers à la fin du Consulat, où il meurt le 14 août 1815, au moment du retour définitif de Louis XVIII.

La structure du Précis

10 Commencé un mois après les Massacres de Septembre, le Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Respec du aux Rois et aux Puissances comprend 44 cahiers. Ceux-ci se présentent sous la forme matérielle de la plupart des livres de raison11. Non couverts, ces cahiers sont tous, à l’exception du dernier (31 pages), d’une longueur variant entre 90 et 95 pages, chacun d’entre eux se terminant par deux à trois pages intitulées Table des principales matieres traitées. À chaque cahier correspond une « partie » du Précis, à

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l’exception des deux premiers cahiers pour lesquels cette correspondance ne vaut pas. Le premier rassemble 88 des 99 pages de la première partie, les onze dernières ayant été placées au début du cahier 2, lequel recouvre également la partie 2 du manuscrit (84 pages).

11 Bien qu’il ait été l’objet d’un travail préparatoire et d’un projet de publication, le « Précis » se caractérise par une construction hésitante, empirique, liée à l’élaboration d’un texte éloigné des premières intentions de son auteur puis influencé par les événements révolutionnaires. Révélé par la correspondance entretenue avec Guillaume Anfray durant l’automne 1792, le projet originel de Toussaint Bonvoisin d’écrire la Révolution, qui doit aux conditions précipitées de départ en exil du prêtre réfractaire, diffère profondément de l’aspect final revêtu par le « Précis ». Guillaume Anfray, intellectuel havrais reconnu12, avait en effet commencé avant son départ à écrire une « histoire du Havre » intégrant les événements révolutionnaires. Arrivé en Angleterre sans moyen de continuer son projet, il demanda à Toussaint Bonvoisin, de « tenir note de toutes ces époques, en peu de mots, car toutes ces années-ci sont des années intéressantes pour l’histoire de notre cité ». Ainsi, ce qui allait devenir le « Précis » fut originellement un ensemble de notes destinées à entrer dans un ouvrage que devait écrire Guillaume Anfray et que Toussaint Bonvoisin contribuera à mettre en ordre et à faire publier après le retour au Havre du prêtre réfractaire. Ce sont les effets accumulés du sentiment de la fin d’une royauté idéalisée, du départ de son fils aîné Louis, qui le poussèrent à passer de ce projet initial vers un récit d’instruction familiale.

12 Par ailleurs, l’exécution du roi le 21 janvier 1793, la mise en place de la Terreur en septembre 1793, plus encore la déchristianisation entre l’automne 1793 et l’hiver 1794 modifièrent l’écriture du « Précis », les effets de ces événements sur l’esprit de Toussaint Bonvoisin l’incitant à passer d’un récit de synthèse vers l’écriture d’une histoire immédiate. La densité croissante des signes, des commentaires, des annotations en notes marginales jalonnant le texte et la place croissante occupée par l’insertion des journaux montrent cette évolution qui aboutit à faire du « Précis » un texte organisé en trois temps successifs : • Les trois premiers cahiers, qui rassemblent 300 pages écrites entre octobre 1792 et l’exécution du roi le 21 janvier 1793, constituent une synthèse des principaux faits survenus durant les trois premières années de la Révolution. Elle met en perspective des temps forts entre l’ouverture des États Généraux et la mort de Louis XVI, et laisse une place aux souvenirs havrais de l’auteur. Malgré la volonté d’instruction annoncée par celui-ci dès les premières pages, le texte, marqué par l’importance des digressions et par le traitement éparpillé de l’information locale, se caractérise par une écriture qui peine à répondre à l’ambition pédagogique affichée, cette intention apparaissant cependant dans la rédaction de conclusions édifiantes13. • L’exécution du Roi, qui recouvre l’essentiel du quatrième cahier, constitue une rupture qui transforme progressivement l’écriture du Précis. Entre octobre 1793 et novembre 1794, Toussaint Bonvoisin passe en effet à une écriture fondée sur le projet de relater la Révolution au jour le jour à partir d’articles sélectionnés dans la presse régionale et de réflexions personnelles qui accompagnent les événements jugés les plus subversifs (Fêtes de la Raison, de l’Être Suprême…). Lecteur assidu de la presse14, notamment des journaux royalistes depuis l’été 1792, il recopie les faits rapportés dans les colonnes du Journal de Rouen ou des Amis de la Révolution, ce qui lui permet d’exposer avec précision les destructions de la Révolution et de se retirer derrière le texte pour dire l’indicible. Durant cette période,

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il introduit également, à chaque fin de mois, une rubrique intitulée « Faits particuliers survenus au Havre » qui lui permet de relater avec pédagogie les transformations survenues au Havre. • La période qui sépare la fermeture du club des Jacobins le 12 novembre 1794 (cahier 20) du coup d’état du 18 Brumaire an VIII (9 novembre 1799) constitue un dernier temps d’écriture, fort différent. Bien qu’il copie toujours la presse (les journaux royalistes successifs de Magloire Robert deviennent la source principale d’information et d’inspiration du Précis), Toussaint Bonvoisin modifie considérablement la structure et le contenu du texte.

13 Sur le premier plan, on remarque l’arrêt de l’écriture quotidienne. Lassitude, soulagement lié à la fin du pouvoir des sociétés populaires ou effet de nouvelles perturbations familiales (après Louis, Benjamin quitte le foyer familial15), de nombreuses raisons expliquent le retour de Toussaint Bonvoisin à une écriture plus espacée dans le temps qui l’incline de plus en plus à insérer les journaux (150 articles et 250 journaux entiers parmi lesquels figurent quelques numéros inconnus16) inspirant l’écriture de son texte.

14 Sur le plan thématique, ces vingt cahiers sont moins centrés autour des questions religieuses et laissent une part plus importante à l’analyse politique. Dans le contexte de bombardements anglais sur Le Havre sous le Directoire, ils réservent également plus de place à l’histoire locale.

15 Bien que prolongé après l’arrivée de Napoléon Bonaparte au pouvoir à laquelle Toussaint Bonvoisin consacre de longues pages, celle-ci constitue un moment d’arrêt, progressif, dans l’écriture du Précis. De novembre 1799 à janvier 1803, il écrit seulement 250 pages (cahiers 42-44), puis pose la plume au moment où commence le Consulat à vie. Installé à Montivilliers quelques mois après, Toussaint Bonvoisin décide d’écrire une synthèse sur « l’histoire du Havre » intégrant la crise révolutionnaire. « Le Précis », sous la forme de notes renvoyant au texte original, reparaît une dernière fois dans ce nouveau texte également inachevé.

Les intérêts d’un egodocument

16 Les intérêts du « Précis » sont fort nombreux. Dans le cadre de cette présentation sommaire, on soulignera seulement ceux qui tiennent à/aux • L’identité de l’acteur. Fils de migrant installé au Havre au moment même où cette ville vivait son décollage économique, Toussaint Bonvoisin est un mercier ordinaire. Or, si les travaux récents de Sylvie Mouysset17 ont montré l’importance des pratiques d’écriture parmi la petite bourgeoisie des corporations, les écrits relatifs à la transmission familiale d’un événement politique, à plus forte raison d’une telle longueur, restent rares et les bourgeois qui disposent de revenus réguliers sans atteindre la richesse sont un groupe que l’historiographie a largement ignoré. Pour cela, le « Précis » est un texte d’un intérêt remarquable. Il l’est d’autant plus que, s’agissant de la connaissance des villes du Ponant, l’historiographie s’est concentrée sur l’étude du grand négoce. Au Havre, la cristallisation de l’attention des recherches autour de l’action de Jacques-François Begouën de Meaux, figure toujours présentée comme représentative des mentalités du monde marchand de la ville, a particulièrement contribué à construire une vision stéréotypée que l’étude de la mentalité de ce marchand ordinaire permet de réviser. • La double finalité, de résistance et d’instruction, d’un ouvrage qui témoigne avec une prégnance rare de l’impact de la crise révolutionnaire. Témoignage à chaud d’une révolution

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qui désorganisa la cellule familiale de Toussaint Bonvoisin et suscita sa frayeur, « le Précis » permet, à travers ses digressions, ses lamentations, les accès de colère ou les tentatives de faire silence sur les faits les plus douloureux, de saisir de façon concrète des effets de la crise révolutionnaire sur les mentalités.

17 Instruire ses enfants restait cependant le but énoncé par l’auteur. De ce point de vue, « le Précis » témoigne avec force de la façon dont la Révolution transforma les pratiques d’écriture. Si on relève la présence de pratiques anciennes (il en est ainsi de la controverse inspirée de Bossuet), on remarque notamment la façon dont la presse s’impose comme un nouveau médium utilisé dans l’espace privé à des fins d’instruction et qui est en outre l’objet d’une approche critique. La création de la rubrique « Réflexions », dont la lecture est essentielle pour cerner la mentalité de Toussaint Bonvoisin, doit ainsi sa présence à la volonté du mercier de pallier le déficit d’analyse qui caractérise les journaux de l’époque révolutionnaire. • le cadre géographique de production de l’écrit. Le texte de Toussaint Bonvoisin, qui veut souligner les transformations de la vie sociale havraise (les « Faits particuliers », rubrique systématisée à partir d’octobre 1793, occupent plus de 300 pages), interroge l’identité de la « ville atlantique » et remet en cause l’idée d’une communauté de comportements sociétaux souvent accolée à celle-ci. Le récit montre en effet avant tout l’affirmation d’une identité singulière construite par les effets de la relation développée par les habitants de la ville du Havre avec un État dont cette ville obtint le soutien de façon récurrente depuis sa fondation en 1517, par l’influence des crises religieuses et, surtout, par sa position de ville frontière maritime avec l’Angleterre.

Les papiers Bonvoisin

18 Les autres manuscrits du legs Bonvoisin doivent être présentés, leur lecture étant indispensable pour comprendre les motivations et la construction du « Précis ». Cet ensemble comprend quatre manuscrits directement liés à l’écriture de ce texte. • Les Sentiments d’un bon Citoyen et Patriote, coté Ms 55, est un texte long de 57 pages. Rédigé entre le 22 mai et le 4 juin 1791, il est le premier texte retrouvé écrit de la plume de Toussaint Bonvoisin ; il est dû à la volonté du mercier havrais d’exprimer son refus de la Constitution civile du clergé et de montrer son soutien à la position exprimée par le pape dans le bref pontifical du 13 avril 1791. L’écriture du texte a été provoquée par la colère ressentie par Toussaint Bonvoisin face à l’élection comme évêque constitutionnel de Seine- Inférieure de Charrier de la Roche et par la diffusion de la lettre pastorale qu’écrivit celui-ci le 6 mai 1791 en vue d’obtenir le consentement des catholiques à sa nomination. Antérieurs de plus d’un an au « Précis », les Sentiments d’un bon Citoyen et Patriote sont à lire comme une première tentative d’écriture de la crise révolutionnaire par Toussaint Bonvoisin, tentative qui fut provisoirement interrompue par des bouleversements familiaux et par le calme relatif qui sépare la fuite de Varennes (20-21 juin 1791) de la Prise des Tuileries (10 Août 1792). • Le Croquis ou Idée de la Révolution française. Obéissance et Respect aux Lois. Précédé des maximes et Sentences de Robespierre, l’ami de la Constitution, coté Ms 56, long de 21 pages, a été écrit par Toussaint Bonvoisin en juin 1793. Il s’agit de notes de travail utilisées à la fin du 5e cahier du Précis lorsque l’auteur décida de commenter en août 1793 les débats sur la Constitution pour justifier la nécessaire soumission à celle-ci au nom de la nécessité d’obéir

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aux lois. Au-delà d’un éclairage sur la culture politique de l’auteur, le texte éclaire le travail préparatoire au « Précis ». • Histoire d’Alexandre le Grand, fils de Philippe Roy de Macédoine et d’Olympias, est de ce point de vue encore plus éclairant. Autre précis long de plus de 200 pages, écrit en juin 1793 à partir de la copie du Livre XV de l’Histoire ancienne écrite par Charles Rollin18 entre 1730 et 1738, le texte, destiné à « entrer et faire suite dans l’histoire de la Révolution française », visait, à partir de la relation de l’épopée d’Alexandre le Grand et des enseignements qu’il convenait de tirer de ses grandeurs et décadences, à instruire les lecteurs des desseins de la Providence. • Fragments de l’histoire du Havre tirés de l’Histoire, Antiquités et description de la ditte ville par monsieur l’abbé Pleuvry, citoyen dudit lieu né le 30 décembre de la ditte année 1717 ; suite de l’histoire du Havre de Grace, seconde partie depuis 1759 jusqu’en 1788 ; suite de l’histoire du havre de Grace. Ouvrages, agrandissements de la ville. Faits arrivés lors et pendant la Révolution. Troisième partie. Commencé après l’écriture du Précis, ce manuscrit coté Ms 70, divisé en trois cahiers, long de 288 pages, est le dernier écrit de Toussaint Bonvoisin. Rédigé après l’arrêt du « Précis », il fut interrompu par la mort (l’écrit le plus tardif date du printemps 1814). Avec cet ultime texte, Toussaint Bonvoisin renoue avec le projet originel : écrire une histoire du Havre intégrant la crise révolutionnaire. De là la présence d’éléments du Précis, fort résumés, qui nourrissent la 3e partie de l’ouvrage. Le texte se caractérise, en dépit de la paix revenue sous l’Empire, par son instabilité formelle. Les deux premiers cahiers sont une compilation classique, inspirée de l’œuvre récemment rééditée de Jacques-Olivier Pleuvry (Histoire, Antiquités et Description de la Ville et du Port du Havre de Grace, avec un traité de son Commerce, et une Notice des lieux circonvoisins de cette Place)19. Le premier relate l’histoire du Havre entre 1517 et le bombardement anglais de 1759. Le second poursuit le récit de Pleuvry entre 1759 et 1788. Il diffère du premier cahier par le fait que le travail de compilation est interrompu par des digressions, des portraits et des développements inspirés par des notes de lecture rédigées pour Guillaume Anfray. C’est le troisième cahier qui rompt avec le travail de compilation ; Toussaint Bonvoisin y relate la Révolution au Havre en insérant de courtes synthèses inspirées du Précis. Le récit s’achève le 2 décembre 1804 par un panorama sur la renaissance havraise.

19 Outre tous ces textes inédits, il est utile de prendre connaissance des manuscrits relatifs aux relations entre Toussaint Bonvoisin et ses fils Louis et Benjamin. Les textes sont réunis dans cinq liasses rassemblées sous la cote Ms 59. Ils sont un ensemble disparate composé d’une part, des brouillons, des fables, des écrits moraux de Louis, d’autre part des notes de cours copiées par Benjamin. On y trouve aussi la correspondance échangée entre le père et ses fils durant les années du Prytanée qui éclaire les motifs d’écriture du « Précis ».

20 Hors de la Bibliothèque Condorcet, les lettres de Toussaint Bonvoisin, retrouvées dans les papiers de Marie Le Masson Le Golft conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, apportent quelques éléments de connaissance concernant les relations entre le mercier et cette intellectuelle havraise20.

21 Enfin, la lecture de l’ouvrage publié par Guillaume Anfray, Recueil des Feuilles civiques, consultable à la Bibliothèque municipale du Havre sous les cotes R 1294 et Ms 524, est également nécessaire pour comprendre le contexte de la production du Précis.

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Lire et chercher dans le « Précis de la Révolution française relativement à Louis XVI »

22 Cette dernière rubrique a pour but de donner les quelques principes de base permettant de rechercher dans le « Précis de la Révolution française relativement à Louis XVI ». • 1er Point : la NUMÉROTATION DES FICHIERS : les parties du « Précis » ont été numérisées dans 44 fichiers PDF. Tous les fichiers portent le nom « PRECIS ». Ils sont précédés d’un numéro correspondant à la partie du cahier. Chacun d’entre eux est suivi par les dates de leur écriture. Les 44 fichiers sont suivis d’un fichier intitulé SUPPLEMENT. Il contient le texte Le Croquis ou Idée de la Révolution française. Obéissance et Respect aux Lois. Précédé des maximes et Sentences de Robespierre, l’ami de la Constitution écrit au printemps 1791. • 2. TABLE DES MATIÈRES : chaque une de cahier est suivie de la copie de « Table des Matières traitées dans le cahier », la table étant paginée. • 3. INDEX ET MANUSCRITS : cette table des matières paginée est suivie, lorsque le cas se présente, d’une rubrique INDEX DES MANUSCRITS et JOURNAUX INSÉRÉS, avec mention des pages du cahier dans lesquelles lesdits manuscrits et journaux sont insérés. • 4. INDEXATION TABLE DES MATIÈRES : chaque élément de chaque table des matières est indexé dans la colonne de gauche de chaque fichier. En cliquant sur le menu déroulant correspondant à sa propre recherche, le lecteur pourra accéder directement à la page du manuscrit recherchée. • 5. INDEXATION MANUSCRITS ET JOURNAUX : dans la colonne située à gauche de chaque fichier, les éléments de la table des matières peuvent être suivis d’une rubrique INDEX DES MANUSCRITS ET JOURNAUX INSÉRÉS. En cliquant sur le menu déroulant correspondant à sa propre recherche, le lecteur pourra directement accéder aux manuscrits et journaux recherchés.

NOTES

1. Benjamin Bonvoisin (1788-1860) est le second fils de Toussaint Bonvoisin. Peintre religieux ayant acquis une notoriété qui lui permet d’exposer aux salons de 1840 (Sommeil de l’enfant Jésus) et de 1844 (Amateur de tableaux dans son cabinet), c’est un an avant sa mort, en août 1859, qu’il rédige un testament à l’issue duquel sera vendue en 1862 sa collection au profit des pauvres du Havre et de Montivilliers. Peu de temps avant son décès, il a également donné à son ami Charles Blanchet l’ensemble de papiers familiaux parmi lesquels on trouve le « Précis ». 2. Sur cette réflexion, voir notamment, Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen-Age au XXe siècle, Guy SAUPIN (dir.),p. 9-41. 3. Cette corporation compte 75 membres en 1789. Elle a, avec un montant fixé à 300 livres, le droit d’entrée le plus élevé parmi les 19 corporations havraises en activité. 4. Au moment où Toussaint Bonvoisin commence ses écrits, Le Havre, en dépit de sa position de troisième port colonial, ne compte que 20 000 habitants. 5. L’opposition des merciers havrais commence vraiment en juillet 1763 quand ils obtiennent l’interdiction du droit d’aunage aux étrangers à la ville. Elle franchit un palier à partir de 1783,

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moment qui marque le début de l’apogée négrier havrais, lorsque, par une succession d’arrêts du Parlement de Normandie, les merciers obtiennent l’interdiction aux forains de vendre sur les marchés du Havre. Arch. Dép. Seine-Maritime, série C : C133-134. 6. Guillaume Anfray, né en 1727, docteur en Sorbonne, fut le curé de la paroisse Notre-Dame de 1763 à 1791. Réfractaire, il se réfugie à Vernon puis part en exil à Gosport en septembre 1792. Il y dirige la vie spirituelle de la communauté havraise, puis se replie à Wincester, ville où il meurt le 30 juillet 1798. 7. La Maison de la Miséricorde est, avec l’Hôpital Général du Havre, le plus important établissement caritatif du Havre à l’époque moderne. 8. La plupart de ces lettres sont insérées dans le manuscrit du livre de Guillaume ANFRAY, Feuilles civiques de l’abbé Anfray du Havre, prêtre habitué à notre-Dame et fondateur de la Miséricorde mis en ordre et accompagnés de gravures et documents par Toussaint Bonvoisin du Havre, avec addition de monsieur Blanchet, conservateur de Bibliothèque de Montivilliers publiées à Winchester, impressions de Robbins et Jacob, Winton –1792-1802–, Bibl. mun. Le Havre, ms 524. 9. Charles-Pierre Porée, né en 1757, fut clerc de l’œuvre Notre-Dame puis choriste en 1780. Prêtre rattaché à l’Église Notre-Dame, il partit aussi en exil à Gosport en compagnie de Mahieu et d’Anfray. Précepteur des enfants des négociants Begouën et Foache, il prend en charge l’éducation de Louis puis de Benjamin Bonvoisin, en Angleterre puis dans les états allemands entre 1794 et 1800. 10. Expression utilisée par Toussaint Bonvoisin dans la 3e partie du Précis à la page 94. 11. Sur ce sujet, voir François-Joseph RUGGIU, M. FIGEAC, … « Marques, signes, signatures sur les manuscrits d’écrits du for privé dans le sud-ouest de la France à l’époque moderne », Au plus près… op. cit. p. 133-149. 12. Guillaume Anfray est un intellectuel havrais connu pour la richesse de son cabinet de curiosités. Lorsque fut formé le Muséum du Havre, Levillain, le naturaliste chargé de mobiliser les ressources en vue de cette création, signala d’ailleurs aux membres du Comité d’instruction du Havre, l’intérêt du cabinet d’Anfray dans la perspective de la création d’un Muséum en raison du grand nombre d’objets et d’ouvrages confisqués après le départ du prêtre en Émigration (Arch. Mun. Le Havre, fonds révolutionnaire, série R : R 29, Thermidor an II). 13. Le 1er cahier est ainsi conclu par 20 pages de description de la journée du 20 juin 1792 dans laquelle celle-ci est comparée à l’Apocalypse, le 2e cahier par l’une des lettres de La Fayette écrite à ses armées pour stigmatiser la Constitution, le 3e par le décret de condamnation à mort du Roi. 14. Sur les titres rouennais évoqués dans « le Précis », voir Éric WAUTERS, La presse de province pendant la Révolution française : journaux et journalistes en Normandie : 1785-1800, Paris, CTHS, 1993. 15. Benjamin Bonvoisin quitte le foyer familial en 1798 pour rejoindre son frère et l’abbé Porée installés à Brême. 16. On trouve ainsi quelques numéros méconnus du journal L’Eclipse. 17. Sylvie MOUYSSET, Papiers de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, XVe-XIXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. 18. Charles Rollin (1661-1741), professeur de rhétorique au collège de France, est l’auteur d’une œuvre importante destinée à instruire la jeunesse (l’Épître dédicatoire est adressée au duc de Chartres) à laquelle puisa abondamment Voltaire. Voir Chantal GRELL et Christian MICHEL, L’École des Princes ou Alexandre disgrâcié. Essai sur la mythologie monarchique de la France absolutiste, Paris, 1988. 19. Publiée à Paris chez Chenault en 1765, objet d’une 2e édition augmentée en 1769, l’œuvre fut rééditée en 1796. 20. Bibl. Mun. Rouen : Ms G16, dossier n° VI : 7 lettres de Toussaint Bonvoisin à Marie Le Masson Le Golft –1798/1802–. Sur Marie Le Masson Le Golft : « Le Havre au jour le jour de 1778 à 1790 », Édition d’un manuscrit de Marie Le Masson Le Golft présenté par Philippe Manneville, Rouen, A. D. S. M., 1999.

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AUTEUR

ÉRIC SAUNIER CIRTAI, UMR IDEES 6266 – CNRS

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Hommage

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Monique CUBELLS (1934‑2011)

Christine Peyrard et Michel Vovelle

1 C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris son décès tant sa personnalité a marqué un moment de l’Université française et, singulièrement, celle de l’Université de Provence ou d’Aix-Marseille.

2 Monique Cubells appartenait à cette génération d’enseignants-chercheurs qui, après l’agrégation d’Histoire, devait conduire ses recherches dans le cadre d’une thèse d’État tout en enseignant dans le secondaire. C’est, donc, tardivement que cette brillante et précoce normalienne (promotion 1953) a pu intégrer l’Université française. Toutefois, dès 1970, elle publiait un article dans Provence Historique : « À propos des usurpations de noblesse en Provence sous l’Ancien régime » dont le temps couvert remonte jusqu’au XVIe s., que certains spécialistes de la première modernité considèrent, aujourd’hui encore, comme « pionnier parce qu’il montre une analyse nouvelle de la mobilité sociale pour le renouvellement des élites de l’ancienne société, à travers l’exemple provençal » tout en regrettant que « cet article passionnant n’ait malheureusement pas eu le retentissement qu’il méritait » (Jean-Marie Constant, 2011). Ce n’est, en effet, qu’en 1981 que Monique put soutenir sa thèse d’État sur : « Structure de groupe et rapports sociaux au XVIIIe siècle. Les parlementaires d’Aix-en-Provence ».

3 Si cette thèse a été saluée comme brillante et profonde par son jury d’abord, et ensuite par tous les spécialistes grâce à sa publication sous le titre La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au XVIIIe siècle, en 1984, aux éditions Maloine (où était déjà paru La Savoie au XVIIIe siècle. Noblesse et bourgeoisie de Jean Nicolas, son ami), il n’empêche que le changement du directeur de thèse pour un professeur de lycée a constitué un obstacle supplémentaire. En effet, à Roland Mousnier qui lui avait sèchement signifié son refus, pour divergences idéologiques, de poursuivre sa direction de thèse, a succédé Michel Vovelle dans les dernières étapes de son travail jusqu’à la soutenance. Toutefois, cette thèse remarquable se heurta aux préjugés de la commission d’évaluation nationale. Car cette histoire sociale du politique, à partir de vastes dépouillements archivistiques et d’une solide réflexion méthodologique, heurtait les tenants d’une société d’ordres, conçue comme immobile, qui disposaient de précieux soutiens dans un tout petit monde universitaire.

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4 Au-delà des célèbres controverses entre Mousnier, côté droit, et Labrousse, côté gauche, qui ont façonné l’écriture de l’Histoire moderne pendant plusieurs décennies, Monique Cubells ouvrait une voie de recherches singulière en portant son attention aux groupes sociaux, détenteurs du pouvoir politique, à leur implantation locale comme à leur culture. Par ailleurs, elle renouvelait l’histoire des parlements, où s’étaient illustrés davantage les juristes que les historiens, en donnant à son étude des parlementaires aixois l’ampleur d’une perspective d’histoire totale tant d’une cité que d’une région.

5 Par ailleurs, dans le sillage de Jean Egret, non seulement dans ses travaux sur le Parlement du Dauphiné ou dans sa synthèse nationale, mais encore dans son étude sur ce qu’il appelait la « pré-révolution », Monique a été amenée à s’engager dans l’histoire de la Révolution française. Plus qu’une réponse à l’opportunité du Bicentenaire de 1789, il s’agissait de comprendre ces années pré révolutionnaires qui, en Provence, se déroulent selon un scénario particulièrement riche. Son ouvrage sur « Les horizons de la liberté. Naissance de la Révolution en Provence 1787‑1789 » en 1987 chez Edisud, reste, aujourd’hui encore, un ouvrage magistral pour tous les spécialistes de la Révolution et tous les étudiants et doctorants de l’Université de Provence.

6 Ses participations à de nombreux colloques du Bicentenaire témoignent de cet engagement scientifique, comme d’ailleurs ses nombreuses maîtrises et DEA dirigés à l’Université de Provence. Mais le temps n’est plus où il fallait être docteur d’État sur un poste de Maître de Conférences, en attendant encore longtemps un poste de Professeur, pour avoir le droit de diriger les travaux de recherche des étudiants. Et certains pourront regretter le temps des savants, d’autres préférer les temps présents où les MCF sont, de droit, directeurs de recherche après une thèse en trois ans. Dans tous les cas, l’analyse méthodique de vastes sources archivistiques, parfaitement maîtrisées, telle que Monique l’a conduite sur la première modernité comme sur le XVIIIe siècle et la Révolution française, constitue une référence pour de jeunes chercheurs : « elle faisait une histoire comme je l’aime » (Cyril Belmonte, 2011).

7 Militante syndicale engagée (Snesup), Monique avait accepté la direction du Département d’Histoire, une bien lourde charge pour celles et ceux qui ne veulent pas faire une carrière administrative, mais qui constituait alors un engagement politique, à la suite notamment de Maurice Agulhon et de Michel Vovelle. Dans cette filiation intellectuelle, elle a assumé avec bonheur, en tant que professeur, cette responsabilité d’enseignant-chercheur.

8 Par ailleurs, elle s’était distinguée aussi par de grands ouvrages de synthèse et de référence, notamment par sa co-direction en 1997, avec Michel Vovelle, Guy Lemarchand et Marita Gilli, des deux volumes du fameux ouvrage : Le Siècle des Lumières. L’apogée 1750‑1789, paru aux PUF, ouvrage qui reste particulièrement utile aux agrégatifs, sinon aux enseignants chercheurs.

9 A l’heure de l’éméritat, elle m’avait fait part de son souhait, de proposer plutôt qu’un volume de « Mélanges » en son honneur, un livre regroupant des articles dispersés dans diverses revues et actes de colloques. J’ai demandé à mes collègues aixois plus anciens dans le grade que moi de bien vouloir s’abstenir de toute préface et de lui laisser la maîtrise de l’œuvre de La noblesse provençale du milieu du XVIIe siècle à la Révolution, paru en 2002 aux PUP.

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10 Membre du CTHS et de sa célèbre « Commission Jaurès », Monique a participé à toutes les aventures de ses travaux dont témoigne notamment sa direction du colloque « La Révolution française, la guerre et la frontière » dont les actes ont été publiés en 2000. Toutefois, elle n’avait guère apprécié, comme d’autres, la censure du volume consacré à l’histoire de cette Commission, pourtant commandée par les plus hautes instances de cette vénérable institution. Et, après la démission de son Président Michel Vovelle, son « maître et ami » (2002), puis l’exclusion de la Vice Présidente, Catherine Duprat, et de la secrétaire, Christine Peyrard, elle a choisi de donner à son tour sa démission alors qu’elle n’était pas concernée par la limite d’âge : « C’est triste sans vous ! » me disait- elle.

11 Désormais, au moins rassurée sur l’avenir de la recherche de la Révolution française à Aix, après l’élection comme MCF, d’abord, de Martine Lapied et de Christine Peyrard qu’elle avait soutenue, tout en participant aux travaux révolutionnaires du Centre méridional d’Histoire des mentalités et des cultures, créé par Michel Vovelle, et à ceux de l’équipe dynamique d’histoire de la Révolution française de la jeune UMR Telemme au sein de la MMSH d’Aix, elle avait décidé de reprendre ses recherches sur ce qu’elle appelait « ses vieilles amours », à savoir la Fronde en Provence, dont témoigne au moins l’édition scientifique en 2008 des Mémoires de Charles de Grimaldi, président du parlement d’Aix, « livre excellent » selon Jean Marie Constant (2011). Malheureusement pour elle comme pour tous les historiens, sa recherche dans les sources archivistiques et les microfilms qu’elle étudiait consciencieusement à la MMSH d’Aix, a été entravée par la terrible maladie de son mari et la vanité de leurs combats communs pour le droit de mourir dans la dignité.

12 « Nous partagions, avec quelques autres heureusement, la même passion républicaine, car la révolution est toujours un processus en marche » (Jean Nicolas, 2011).

13 Les obsèques civiles de Monique ont eu lieu le 30 mai 2011 à Marseille.

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Comptes rendus

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Federica MORELLI, Clément THIBAUD et Geneviève VERDO (dir.), Les Empires atlantiques des Lumières au libéralisme (1763-1865)

Patrice Bret

RÉFÉRENCE

Federica MORELLI, Clément THIBAUD et Geneviève VERDO (dir.), Les Empires atlantiques des Lumières au libéralisme (1763-1865), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 286 p., ISBN 978-2-7535-0832-3, 16 €.

1 Ce volume, qui forme le no 38 de la série « Enquêtes & documents » du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique de l’Université de Nantes (CRHIA), réunit onze contributions de professeurs chevronnés et de jeunes chercheurs d’Amérique latine (Argentine, Brésil Colombie, Mexique, Venezuela), des États-Unis et de France. Le propos ambitieux se situe dans la lignée des travaux de François-Xavier Guerra qui interrogeait « la révolution de la souveraineté » et invitait à reposer la question du républicanisme né de l’autonomie des républiques urbaines de l’Amérique hispanique. Écartant tout écueil téléologique et le cliché d’une opposition Amérique du nord / Amérique latine, les éditeurs adoptent une approche comparatiste englobant le devenir des empires britannique, espagnol, portugais et français, et ils entendent « faire le point sur la rupture à la fois politique et culturelle qui saisit l’espace atlantique au cours du siècle de la transformation moderne », entre la guerre de Sept Ans et l’époque de la Guerre de Sécession et des grandes réformes libérales du milieu du XIXe siècle. À défaut de faire véritablement le point, puisqu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de synthèse, les diverses contributions proposent des éléments pour échapper à la traditionnelle dialectique rupture / continuité et « surmonter l’alternative de la tradition (organiciste) et de la modernité (libérale) » en avançant l’idée d’un « moment

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tiers, doté d’une temporalité et d’une consistance propres, déjà émancipé des formes anciennes, mais pas encore identifié au libéralisme classique, un moment de transition entre une conception traditionnelle de la légitimité politique et la révolution de la souveraineté populaire ».

2 La première section traite des « Connexions impériales et révolutionnaires dans l’espace atlantique ». Dans « La révolution américaine et l’abolition de l’esclavage : d’une ambition des Lumières à l’échec constitutionnel fédéral (1765-1808) », Marie- Jeanne Rossignol souligne l’essoufflement de l’effort abolitionniste et les paradoxes de l’esclavage nord-américain, dont l’émancipation graduelle a souvent formé « une caste de citoyens de seconde classe ». Dans l’unique article en anglais (« Ties Unbound : Membership and Community during the Wars of Independence. The Thirteen North American Colonies (1776-1783) and New Spain (1808-1821) »), Erika Pani fait une étude comparée de la reconstruction des communautés politiques dans les Treize colonies, où dix ans de débats dressent un réseau d’organisations locales qui façonne la révolution et le gouvernement, et en Nouvelle-Espagne, où s’échafaude un « patriotisme créole », sur fond de violences contre les gachupines jusqu’à la rébellion de 1810 avec Hidalgo. Dans « Les vagabonds de la république : les révolutionnaires européens aux Amériques, 1780-1820 », Vanessa Mongey se propose de réévaluer l’influence politique et culturelle d’un groupe hétérogène d’hommes désireux d’imposer la forme républicaine à la place de l’empire colonial espagnol. Loin d’être le produit d’une idéologie simpliste, leurs projets utopiques de constitutions avortées, « relégués au rang de notes de bas de page » par l’historiographie, puisent dans les innovations des révolutions américaine, française, haïtienne et dans la constitution de Cadix : celle de la République des Florides d’Aury (1817) qui institue l’égalité, la liberté de la presse et de conscience, à la différence des précédentes constitutions d’Amérique latine ; celle de Boriguen à Puerto- Rico, par Ducoudray (1822). Ces « véritables bricoleurs politiques » républicains, qui trouvent des renforts à Haïti, viennent d’horizons divers : opposants à Napoléon (Aury, Ducoudray, le général Humbert), corsaires chers à Anne Pérotin-Dumon, officiers de l’armée impériale après Waterloo, intellectuels espagnols francophiles (Juan Mariano Picornell, Manuel Cortés Campomanes), dont les pérégrinations ont été occultées par le cloisonnement de la recherche historique. Bien des contradictions et réticences chez ces « esclavagistes égalitaires » : alors que la plupart de ses soldats sont des Antillais de couleur, Aury revend aux planteurs américains plus de deux mille esclaves provenant de ses prises de négriers espagnols et portugais, tout en libérant les esclaves américains de Providence… Dans l’unique texte en espagnol (« El “mal ejemplo” haitiano en la memoria histórica de los habitantes blancos de Virginia (1831-1865) »), Alejandro E. Gómez rappelle la présence vive du cas haïtien chez les planteurs de Virginie. Le thème des « horreurs de Saint-Domingue » resurgit à l’occasion d’un soulèvement des esclaves du comté de Southampton, qui provoque le massacre d’une cinquantaine de blancs et celui d’une centaine de noirs dans la répression dont le souvenir perdure jusqu’à la Guerre de Sécession.

3 Pour être la plus courte, la deuxième section, « Empires composés, républiques fédérales », n’en est pas moins centrale. Confédéralisme, fédéralisme, centralisme : Clément Thibaud examine le jeu d’un imaginaire politique marqué par le jusnaturalisme et le républicanisme néoclassique entre les déclarations des juntes de 1810 et la constitution de 1853 (« De l’Empire aux états : le fédéralisme en Nouvelle- Grenade (1780-1853) »). Les révolutions hispaniques doivent « inventer une nouvelle

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façon d’édifier le sujet de la souveraineté et une manière inédite de le représenter à partir d’une tradition particulièrement rétive à cette mutation » (p. 101-102). Malgré la république centralisée de Bolivar, le fédéralisme néogrenadin, « sorte de lingua franca universellement partagée » (p. 103), se pose comme « le tiers élément permettant la traduction de la pluralité institutionnelle et territoriale de l’Empire dans le langage de la souveraineté populaire moderne » (p. 102) jusqu’à la constitution libérale de 1853, compromis entre le fédéralisme américain et le centralisme à la française, qui écarte pourtant soigneusement le terme fédération. « À l’égal du républicanisme, l’idée confédérale a prolongé et transformé les logiques impériales au sein de la nation libérale. » (p. 126). Daniel Guttiérez Ardila (« Les pactes sociaux de la révolution néogrenadine, 1808-1816 ») revient sur ce fédéralisme complexe, fondé sur une « sorte de convention […] selon laquelle les Pueblos étaient les dépositaires de la souveraineté » (p. 143) apparue dans la crise de la monarchie qui suit l’invasion napoléonienne et la captivité de Ferdinand VII et marque la rupture du contrat social avec la monarchie espagnole. La période d’« anarchie » qui suit est celle des négociations de la souveraineté, marquée par l’apparition des juntes de gouvernement dans les provinces et des jeux d’alliances donnant naissance à divers niveaux de confédérations et de petites amphictyonies, comme celle de la Vallée du Cauca. Jordana Dym déplace cette question vers les marges territoriales (« Villes et frontières : définir un territoire souverain pour la Fédération de l’Amérique centrale, 1821-1843 »). Elle analyse ce « tiers moment […] où les états républicains précisent non seulement leur souveraineté sur les individus mais sur leurs territoires nationaux » (p. 160) pour le cas du Royaume de Guatemala. Choix pratique plutôt qu’idéologique, l’indépendance y est proclamée en 1821, alors que ses voisins du nord (Mexique) et du sud se sont émancipés, mais son territoire est conçu « comme un ensemble de districts et non comme un espace délimité » (p. 165) par des lignes frontalières.

4 Poursuivant l’examen des formes de la république dans la dernière partie, (« La monarchie composée, la république, l’empire »), Gabriel Entin se penche sur « Les formes de la république : monarchie, crise et révolution au Rio de la Plata », où le portrait du « patriote républicain » Mariano Moreno a remplacé celui de Ferdinand VII, et Samuel Poyard sur « Ordre et souveraineté dans les républiques bolivariennes (1826-1830) », marqués par la recherche d’une légalité constitutionnelle pour échapper au dilemme entre anarchie et tyrannie, mais l’incapacité à échapper aux contradictions de régimes d’exception dans lesquels le pouvoir absolu lié à l’armée s’appuie sur les pueblos au détriment de la représentation moderne. L’espace portugais complète le tableau de ce moment tiers. Lara Lis Schiavinatto étudie la transition de la période joanine, qui oscille entre le thème de la décadence et celui de la régénération (« Entre la ruine, la calamité, la disgrâce, la chute, la perte, l’ignorance, la décadence et l’oubli : questions de culture politique au sein de l’empire lusitano-brésilien. Rio de Janeiro, 1808-1820 »). Enfin, Andréa Slemian étudie les modalités de la refonte de la monarchie brésilienne sur des principes constitutionnels, venue consolider la légitimité du régime dans une crise de croissance d’un nouvel état national qui demeure incapable de traiter les demandes des régions par la voie institutionnelle (« Un empire parmi les républiques ? Indépendance et construction d’une légitimité pour la monarchie constitutionnelle au Brésil (1822-1834) »).

5 Cet ouvrage sur un domaine au demeurant souvent mal connu, hormis des spécialistes, illustre combien l’historiographie des indépendances d’Amérique latine est parvenue à se renouveler depuis une vingtaine d’années, ouvrant même des pistes de réflexion

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susceptibles de conduire à revisiter la question de l’effondrement des empires hors de l’espace atlantique. Voilà donc un livre bon marché qui constitue un excellent complément au présent numéro des Annales historiques de la révolution française consacré à « L’Amérique latine, les Lumières et la Révolution ».

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Gabriel TORRES PUGA, Opinión pública y censura en Nueva España. Indicios de un silencio imposible (1767-1794)

Patrice Bret

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Gabriel TORRES PUGA, Opinión pública y censura en Nueva España. Indicios de un silencio imposible (1767-1794), Mexico, El Colegio de México, 2010, 586 p., ISBN 978-607-462-166-2, 40 $.

1 Issu de la thèse de Gabriel Torres Puga, consacrée par le Prix Francisco Javier Clavijero, voici un livre très attendu, qui vient tout juste de sortir – malgré le millésime 2010, il n’est paru qu’en avril 2011. Depuis quelques années, en effet, les publications précédentes de ce jeune chercheur ont déjà marqué l’historiographie du Mexique de la fin de l’époque coloniale, autour de l’Inquisition en Nouvelle-Espagne, dont il a étudié les dernières années, et plus spécialement la lutte contre la littérature clandestine et les critiques contre l’expulsion des jésuites, contre les supposés conspirateurs français et les francs-maçons, ou, par exemple, le cas de Juan Antonio Montenegro, un jeune ecclésiastique qui fomenta à la fin de 1793 une conspiration pour l’instauration d’une République mexicaine. Avec cet ouvrage, ces thèmes sont réunis et amplifiés autour de la recherche des traces de l’émergence d’une forme d’opinion publique que la censure ne suffit pas à étouffer, entre les deux moments forts que sont l’expulsion des jésuites de l’empire espagnol par Charles III et la crise de la fin de 1794 qui mena à l’arrestation et au procès des Français domiciliés au Mexique.

2 Tout en ayant conscience du caractère imparfait voire anachronique du concept d’« opinion publique » pour la Nouvelle-Espagne de la fin du XVIIIe siècle, Gabriel Torres l’utilise ici à bon escient pour structurer sa recherche et faire parler d’une même voix un corpus de sources hétérogènes et souvent orientées : archives des procès inquisitoriaux et criminels, littérature clandestine ou officielle (libelles, pasquins et

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autres pamphlets, estampes, gazettes périodiques), correspondances et journaux privés. Les archives judiciaires du Mexique, et éventuellement d’Espagne, sont ainsi revisitées dans une approche culturelle et politique. Croisées avec d’autres sources, elles permettent de donner du sens à des faits qui pourraient parfois sembler ténus ou anecdotiques et à une multitude d’écrits qui circulaient sous le manteau dans un pays sévèrement contrôlé par la monarchie qui trouvait d’excellents relais dans la religion et dans la population elle-même.

3 Existait-il une forme d’« opinion publique » dans une société limitée par la censure et la rareté des sources d’information ? Quels étaient les moyens d’approbation et de discussion des populations urbaines de Nouvelle-Espagne en un temps où la loi imposait le silence sur les sujets politiques ? À ces deux questions, entre autres, Gabriel Torres répond en s’inscrivant dans la lignée des travaux sur la culture politique de Mona Ozouf et Keith Baker, et plus spécifiquement de Francisco Sánchez Blanco et Jean-René Aymes pour l’Espagne, et d’Annick Lempérière pour le Mexique. À la première question, il répond par l’affirmative, en comprenant l’opinion publique comme un phénomène d’information et de communication, dont la diversité est analysée tout au long de l’ouvrage. Au travers des contradictions de la politique royale en matière de censure, le « public » apparaît alors en effet, pour le moins, comme censeur moral de l’activité publique.

4 Les lecteurs des Annales historiques de la Révolution française seront sans doute particulièrement intéressés par la troisième et dernière partie sur « La Révolution française en Nouvelle-Espagne ». Il est important de la replacer dans la suite des deux parties précédentes pour mieux la comprendre. La première porte sur « L’expulsion des jésuites », marquée par une agitation publique réclamant la béatification de Palafox, évêque de Puebla, et vénérant le bienheureux Josafat Kuncevyk, archevêque lithuanien, comme « Saint Josafat », et par l’édition clandestine de feuilles et d’estampes subversives polémiques et souvent virulentes (« Qu’est-ce que le pape ? – Un terrible hérétique. Et le Roi Charles ? – Un franc-maçon »). Étudiant la circulation et la lecture des manuscrits clandestins, d’après les traces laissées dans les archives judiciaires, Gabriel Torres reconstitue des réseaux éphémères (« Choses singulières des pères jésuites », 1760, (p. 59) ; « Notre-Père des gachupines [métropolitains] », 1779, (p. 309). Dans la seconde partie, hors des périodes de crise, « Le “Sieur” Public » prend sa place, notamment grâce au développement de la presse périodique. C’est ce critique, juge et lettré (à défaut d’être toujours éclairé) qu’invoquait le prêtre et journaliste Antonio de Alzate y Ramírez et que les autorités furent lentement amenées à reconnaître par-delà les bruits publics, les rumeurs et tout une littérature aux fragiles frontières entre humour et subversion.

5 À partir de ces débris d’histoire, l’auteur ne cherche pas à trouver des coupables ou des héros, mais il reconstruit les inquiétudes et les interrogations de la société et ses formes d’expression souterraines jusque dans l’espace public. Voilà donc un bel exemple de la jeune école historique mexicaine.

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Lúcia Maria BASTOS PEREIRA DAS NEVES, Napoleão Bonaparte. Imaginário e política em Portugal (c. 1808-1810)

Patrice Bret

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Lúcia Maria BASTOS PEREIRA DAS NEVES, Napoleão Bonaparte. Imaginário e política em Portugal (c. 1808-1810), São Paulo, Alameda Casa Editorial, 2008, 360 p., ISBN 978-85-98325-66-8, 48 $.

1 L’année 2008 a été marquée au Brésil par la célébration de l’ère joanine. Cette phase transitoire souvent considérée comme la véritable naissance du pays commence par le transfert du Régent et de la Cour de Lisbonne à Rio de Janeiro, devenue capitale de l’empire portugais, et s’achève par l’Indépendance du Brésil impérial (1822), à l’issue d’un éphémère Royaume-Uni du Brésil, du Portugal et de l’Algarve (1815). Au milieu d’une production brésilienne consacrée à ce moment fondateur, Lúcia Bastos a choisi, au contraire, de porter son regard de l’autre côté de l’Atlantique, vers le Portugal, qui commémorait de son côté un épisode noir de la mémoire collective, toujours particulièrement vivace à Porto deux cents ans après l’invasion française de 1809. Vu les liens entre ces deux épisodes, c’est donc un regard décentré et pourtant familier que propose le professeur de l’Université de l’état de Rio de Janeiro, offrant en prime l’écho brésilien de l’épreuve du petit royaume péninsulaire abandonné de ses élites politiques et administratives.

2 Lúcia Bastos analyse d’abord la légende noire et la légende dorée de Napoléon jusqu’à nos jours. Soulignant la fascination que l’empereur exerça sur l’imagination romantique, la littérature (de Balzac à Patrick Rambaud), la musique (de Beethoven à Schönberg) ou le cinéma (plus de 150 films), elle expose brièvement l’historiographie jusqu’à Jean Tulard, Annie Jourdan, Natalie Petiteau ou Catherine Clerc pour la caricature. Mais le Brésil et Napoléon lui-même ne sont pas le thème central de

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l’ouvrage. L’auteur entend revisiter le sujet dans la lignée des Mythes et mythologies politiques de Raoul Girardet (1986), en centrant le regard sur l’espace-temps des invasions françaises au Portugal. Elle privilégie les pamphlets (anti-napoléoniens, anti- français, anti-afrancesados ou strictement patriotiques, selon la typologie de Nuno Daupiás d’Alcochete en 1978) et les journaux portugais du Portugal, du Brésil ou de Londres. Au-delà de la propagande, ces textes révèlent les valeurs et les structures mentales de l’opinion qu’ils reflètent.

3 Nombre de ces pamphlets sont des traductions. Certains viennent d’Espagne, comme un Catéchisme civil de 1808 (« Q. Qui est l’ennemi de notre bonheur ? / R. L’empereur des Français. / Q. Et qui est cet homme ? / R. Un nouveau Seigneur, infiniment mauvais et avide, le principe de tous les maux et la fin de tous les biens, c’est le résumé et le dépôt de tous les vices et mauvaisetés. / Q. Combien a-t-il de ? / R. Deux : l’une diabolique, l’autre inhumaine. »). D’autres viennent d’Angleterre (L’Histoire secrète du cabinet de Napoléon Bonaparte et de la Cour de Saint-Cloud, de L. Goldsmith, publiée à Londres en 1810 et la même année en portugais par l’Imprimerie royale de Lisbonne) puis de France (De Buonaparte et des Bourbons, de Chateaubriand, est également traduit l’année de sa parution, en 1814). La majeure partie forme une littérature portugaise originale, publiée principalement à Lisbonne, par des éditeurs privés ou par l’Imprimerie royale, parfois à Coimbre, à Porto voire à Londres, mais également à Rio de Janeiro. Car, dans cette masse pamphlétaire, le Brésil tient sa place, moins par le contenu (des lettres fictives adressées à un notable de Bahia en 1808) ou même par la production originale non négligeable de l’Imprimerie royale de Rio (par exemple en solidarité avec la prise de Porto en 1809), que par la diffusion dans le nouveau cœur du royaume. Bien des pamphlets de métropole sont réédités à Rio et, outre la transcription des nouvelles sur les défaites françaises tirées des journaux européens, la Gazeta do Rio de Janeiro – premier journal brésilien fondé en 1808 – annonce les publications de Lisbonne, que vend Jean-Robert Bourgeois, libraire français installé dans la capitale brésilienne.

4 Quelques intellectuels prennent la plume, tel l’économiste José Acúrsio das Neves (Manifeste de la Raison contre les usurpations françaises, offert à la nation portugaise, Lisbonne, 1808 ; rééd. Rio, 1809), mais la majorité relève d’une littérature populaire qui épouse tous les genres des pièces de circonstance : genre épistolaire, odes, prières, farces ou une Recette pour fabriquer des Napoléons (« Prendre une poignée de terre pourrie / un quintal de mensonge raffiné / un baril d’impiété distillée… »). Dans un dialogue fictif, très en vogue au XVIIIe siècle, la garde impériale doit intervenir pour séparer « les deux impératrices » du tyran (Joséphine et Marie-Louise) mais ce sont généralement des acteurs locaux qui sont mis en scène : un Français et un ecclésiastique, un Français et un Anglais tués à Bussaco et enterrés ensemble ; un patriote parvient même à convaincre un jacobin portugais venu le convertir qu’embrasser la cause française est une trahison…

5 Ici comme ailleurs, Napoléon est monstre, démon, tyran, incarnation du Mal, et le journal d’exilés Courrier brésilien (Correio Braziliense, Londres, 1808-1822) n’est pas en reste (« despote corse », « nouvel Attila », « annihilateur des droits de l’homme »). Pourtant, il est aussi parfois « arbitre des rois », « héros », « sauveur », voire « envoyé de Dieu ». Car l’opinion est divisée. Les patriotes, héritiers des traditions du royaume (p. 233-274) sont les plus nombreux. Quant aux partisans des Français (partidistas), assimilés à des jacobins, francs-maçons et afrancesados (p. 185-229), 74 d’entre eux

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furent arrêtés entre mars 1809 et la « septembrisade » de 1810 (liste p. 351-355) : presque tous étaient francs-maçons mais l’on pourrait s’étonner de trouver une majorité de clercs (1/4), devançant des négociants, militaires et magistrats, tandis que les avocats, professeurs et étudiants, et même les médecins, fonctionnaires et artisans ne sont que quelques unités. Il faudrait ajouter les « amies des Français » que pourchasse aussi l’Inquisition.

6 Pourtant, il ne s’agit pas pour Lúcia Bastos d’identifier les héros et les traîtres mais d’analyser les motivations et les attitudes dans le cadre d’un imaginaire politique et social pour traquer les racines de la maturation de la politique moderne. Dans le paradoxe de la situation de guerre avec la France, elle étudie « la vision de l’empire portugais sur le pays considéré comme le berceau de la civilisation » (p. 21) pour chercher à comprendre, à travers les mythes et représentations, la lente usure de la politique de l’Ancien Régime au Portugal. Dans ce processus complexe, social et économique, politique et intellectuel d’irruption de la modernité, la figure de Napoléon s’impose naturellement par « l’effervescence mythologique » née de la confrontation des espoirs et des angoisses de la société portugaise face aux invasions françaises. Dotée d’une solide culture historique française, mais se réclamant aussi de l’école de Cambridge, l’auteur combine l’approche de la nouvelle histoire politique et de l’histoire culturelle avec une problématique d’histoire des relations internationales pour donner un petit ouvrage ambitieux.

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Fernando BERGUNO HURTADO, Les soldats de Napoléon dans l’indépendance du Chili (1817-1830)

Annie Crépin

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Fernando BERGUNO HURTADO, Les soldats de Napoléon dans l’indépendance du Chili (1817-1830), Paris, L’Harmattan, 2010, 312 p., ISBN 978-2-296-12547-6, 28.50 €.

1 Dans La grande armée de la liberté, ouvrage paru en 2009 et qui a fait l’objet d’un compte rendu dans ces colonnes, Walter Bruyère-Ostells réserve deux chapitres aux anciens combattants de l’Empereur qui furent mêlés aux luttes du Nouveau Monde. C’est exclusivement à ceux qui combattirent en Amérique latine et plus précisément à ceux qui assurèrent l’indépendance du Chili qu’est consacré l’ouvrage de Fernando Berguno Hurtado. En fait ce livre de plus de 300 pages est tiré d’une thèse dirigée par Jean Tulard et Hervé Coutau-Bégarie et soutenue à l’EPHE en 2004. Œuvre d’un diplomate de carrière, chilien francophone qui a suivi à la Sorbonne un cursus d’histoire jusqu’à l’obtention du doctorat, l’ouvrage est directement écrit en français. On peut louer l’auteur de son style que lui envieraient certains auteurs français.

2 Le livre est divisé en dix-neuf chapitres, ce qui n’est pas sans conduire à un certain morcellement. Mais le plan choisi par l’auteur, rigoureusement chronologique, et la perspective adoptée, très factuelle du moins dans son livre sinon dans sa thèse, le commandaient. Et, par ailleurs, cela vaut au lecteur une masse d’informations sur les mouvements indépendantistes de l’actuel « cône sud » de l’Amérique latine, sur les campagnes menées contre les Espagnols, puis sur les soubresauts du nouvel état chilien. L’auteur inscrit la trajectoire de ces hommes dans les entreprises de San Martin et de l’armée des Andes, puis dans les luttes internes de la jeune république chilienne qui éprouve bien des difficultés à se stabiliser. Le fait militaire est omniprésent dès la naissance de l’Amérique latine : en retraçant l’histoire de ces officiers, car il ne s’agit

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que d’anciens officiers de Napoléon et non de soldats en dépit du titre de l’ouvrage, Fernando Berguno Hurtado met ce fait en pleine lumière, en même temps qu’il montre combien ces hommes accentuèrent son importance.

3 Il évoque au commencement de son livre les motivations qui les poussèrent à quitter la France pour participer in fine à la création du Chili. Parmi elles, outre le classique besoin d’échapper à l’inaction et à la marginalisation dans la société de la Restauration qui leur refusait la promotion à laquelle ils pensaient avoir droit, il signale les projets de Napoléon qui aurait cherché dès 1809 à favoriser l’indépendance des colonies de l’Espagne. En somme, ces officiers n’auraient fait que prolonger de telles visées, en même temps qu’ils se seraient situés dans la continuité des idéaux de la Révolution et de l’Empire. Encore aurait-il fallu distinguer plus précisément les nuances et même les divergences entre ces idéaux qui ne furent pas un bloc, d’autant que ces divergences se retrouvent dans les choix politiques des ces hommes au cours des luttes internes de l’état chilien. C’est ici qu’on déplore l’absence d’un chapitre de synthèse reprenant ce que l’on apprend de ces officiers au fil des pages, et qui en outre aurait porté sur leur situation initiale dans les armées de Napoléon. Très peu, par exemple, étaient officiers supérieurs, et même l’un d’entre eux, Beauchef, promis à un bel avenir, ne fut sous- lieutenant qu’à partir des Cent-Jours.

4 Les chapitres suivants sont consacrés à l’attachement pour la personne de l’Empereur qui pousse quelques-uns d’entre eux à participer, ou à rêver de le faire, aux projets plus ou moins chimériques – et dont il n’est pas sûr qu’ils se soient concrétisés, mis à part le soulèvement de Pernambouc – d’enlèvement de Napoléon à Sainte-Hélène pour le placer à la tête d’une « confédération napoléonienne » composée des débris de l’Amérique espagnole. Un de ces épisodes est lié au Champ d’asile du Texas, car les États-Unis sont un des lieux où se constituent les réseaux de recrutement qui vont alimenter l’armée des Andes. En effet, de telles péripéties aboutissent à ce que ces hommes participent de façon plus réaliste au mouvement d’indépendance aux côtés des Argentins. Ils sont rejoints par les vétérans qui ont gagné directement Buenos Aires. Parmi ceux-ci, se trouvent des officiers étrangers passés au service de Napoléon, dont l’andalou Arcos.

5 En 1817 démarre sous la conduite de San Martìn la campagne de libération du Chili. L’auteur narre les différentes phases de cette campagne et en retrace avec minutie tous les épisodes en mettant en lumière des figures de Français ou de vétérans de Napoléon encore illustres dans le Chili contemporain et beaucoup moins en France : tels les ingénieurs militaires et topographes Arcos déjà nommé et Bacler d’Albe, puis Ambroise Cramer, enfin Michel Brayer, ancien général d’Empire qui devient chef d’état-major de l’armée des Andes. Ce dernier tente précisément – mais pas toujours avec succès – d’introduire le modèle d’état-major napoléonien, non sans susciter des oppositions. En effet, d’emblée, certains de ces hommes sont mêlés aux controverses et aux luttes de factions qui surgissent avant même la naissance du Chili au cours de l’expédition qui va fonder le nouvel état. Ce n’est pas leur statut d’étranger qui leur vaut la méfiance de leurs camarades argentins et bientôt chiliens, car aussi bien dans l’armée des Andes se trouvent des Anglais, des Irlandais, des Allemands et des Américains, c’est précisément parce qu’ils ont tellement adopté leur nouvelle patrie qu’ils se mêlent d’avoir des projets pour elle, qui ne recoupent pas nécessairement ceux de San Martìn et de O’Higgins. Ainsi l’auteur prête-t-il à Brayer un projet politique pour le Chili, celui d’en faire un état moderne calqué sur le modèle français. Il affronte San Martìn et tombe en

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disgrâce, étant donné ses liens avec les adversaires politiques de celui-ci et de O’Higgins.

6 Des revers et des défaites puis des victoires ponctuent la campagne qui permettent à Fernando Berguno Hurtado d’évoquer le rôle de Viel, celui de Rondizzoni et surtout celui de Beauchef, « le Bayard de l’indépendance chilienne » (p. 141) : nommé sous- directeur de l’Académie militaire créée en 1817 par la volonté de O’Higgins, il en devient l’âme. Fermée en 1819, l’académie a tout de même le temps de former plus de cent officiers dont beaucoup participent à la victoire décisive de Maipu, au printemps 1818, « point culminant de la présence des militaires français dans l’indépendance du Chili » (p. 117). L’ampleur de cette présence demeure méconnue aujourd’hui par l’historiographie argentine et chilienne, dit l’auteur, car cette victoire succède à la purge consécutive à la disgrâce de Brayer. D’ailleurs, au cours de la campagne menée dans le sud du Chili de la fin de 1818 au début de 1819, la rivalité est très forte entre les officiers français et leurs camarades chiliens et argentins. Cette campagne permet d’évoquer de nouvelles figures, celles des frères Bruix, de Brandsen, qui y participent avec Beauchef et Viel. Mais les premiers combattront ensuite au Pérou, alors que pour les seconds se confirme leur ancrage chilien. Au point d’ailleurs qu’ils veulent continuer à poursuivre les opérations militaires dans le sud et consolider l’armée nationale chilienne, tandis que les autres et plus encore les Argentins veulent délivrer le Pérou suivant les priorités panaméricaines de San Martìn. À ces divergences s’ajoute l’influence des loges franc-maçonnes dont les Argentins et les Chiliens seraient les adeptes : sur ce point encore, il est dommage que l’auteur soit quelque peu allusif. Les Français n’auraient-ils pas eux aussi été membres des loges ?

7 Dans la jeune nation chilienne, il existe une présence militaire française très importante, ne serait-ce que, de 1823 à 1829, dans les deuxième et troisième académies militaires : dans la troisième, Viel demeure une figure prééminente et les méthodes françaises seront en vigueur jusqu’après la guerre civile de 1891. Surtout parce que les officiers français, souvent intégrés – non sans difficultés – par leur mariage aux élites, interviennent dans les luttes internes qui jalonnent l’existence du nouvel état, dans une perspective unitaire et centralisatrice, opposée aux prétentions fédéralistes. La guerre civile de 1829 entraîne leur effacement de la vie politique. Si l’armée chilienne adopte le modèle français en 1840 et si, jusque dans les années soixante, persiste l’influence militaire de la France, c’est dû selon l’auteur au prestige et à l’influence de celle-ci.

8 On regrettera cependant, mais c’était peut-être inévitable, que la bibliographie francophone – moins importante que la bibliographie hispanophone – soit parfois vieillie et que ne soient pas cités les ouvrages consacrés aux vétérans de Natalie Petiteau et de Walter Bruyère-Ostells.

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Lluís ROURA, Manuel CHUST (éds.), La ilusión heorica. Colonialismo, revolución e independencias en la obra de Manfred Kossok

Patrice Bret

RÉFÉRENCE

Lluís ROURA, Manuel CHUST (éds.), La ilusión heorica. Colonialismo, revolución e independencias en la obra de Manfred Kossok, Castellón de la Plana, Universitat Jaume I, 2010, 367 p., ISBN 978-84-8021-731-6, 22 €.

1 Bien connu des lecteurs des Annales historiques de la Révolution française, Lluís Roura Aulinas y a naguère consacré à Kossok (1930-1993) une nécrologie (no 291 – 1993-1, p. 153-154), qui fut complétée par celle de Michel Vovelle (no 292 – 1993-2, p. 313-314). Il lui rend maintenant un nouvel hommage en publiant avec Manuel Chust une sélection de textes en espagnol dans une belle production de l’université catalane Jaume I – édition sur papier glacé, ouvrage relié sous jaquette illustrée – qui emprunte son titre à la traduction espagnole d’un article sur 1789 publié en Allemagne à l’occasion du Bicentenaire. Désireux de contribuer à la connaissance et à la reconnaissance d’une partie importante de l’historiographie européenne du XXe siècle, les éditeurs offrent au lecteur le fruit d’une œuvre particulièrement intéressante pour le monde hispanique et latino-américain, mais plus généralement caractérisée par sa capacité à poser les grandes questions historiques : comment le monde a-t-il changé et comment changer le monde ? Cette historiographie constitue elle-même un bon reflet de la complexité culturelle, politique et idéologique d’une période historique encore récente, marquée par la chute du mur de Berlin et l’écroulement des états du socialisme réel.

2 Recueillant l’héritage de son maître Walter Markov (1909-1993) à la tête de l’Institut d’histoire universelle et poursuivant l’approche comparatiste et globaliste de l’école de

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Leipzig, Manfred Kossok a laissé une œuvre abondante sur l’étude comparée des révolutions et l’histoire de la colonisation de l’Amérique latine, depuis sa thèse sur le Rio de la Plata (1957, publiée en espagnol à Buenos Aires en 1959) et son habilitation sur l’Allemagne et l’Amérique latine (publiée en allemand en 1964). Rappelons ici son petit ouvrage en français, L’Espagne et son Empire d’Amérique. Histoire des structures politiques, économiques et sociales, 1520-1824, Paris, Ediciones hispano-americanas, 1972.

3 L’ouvrage est formé pour l’essentiel d’une « Anthologie de textes de Manfred Kossok », soit quatorze textes groupés en trois parties reflétant les principaux apports de Kossok : la question coloniale (« Le colonialisme en Amérique latine. Questions en débat » : quatre textes publiés de 1985 à 2000), la richesse du terme de révolution et la transformation sociale dans l’époque contemporaine (« Révolution, révolutions » : trois textes de 1983 à 1990), et l’indépendance en Amérique latine (sept textes de 1968 à 1987). Sélectionnés parmi plus de 30 livres et de 500 articles pour donner un ouvrage cohérent et représentatif d’une œuvre, ces textes relèvent d’une historiographie déjà datée des études révolutionnaires aux prises avec une déconstruction libérale mais leur puissance intellectuelle demeure intacte. Cette anthologie est précédée de quatre études (p. 11-98), qui mettent en contexte l’œuvre de Kossok, en dressent les lignes de force et en favorisent la compréhension. Dans son étude « Manfred Kossok et le réseau de l’histoire mondiale comparée des révolutions », Lluís Roura rappelle que, outre l’importance des apports de l’historien allemand, sa double spécialisation (révolutions et transformations sociales ; colonisation et indépendance en Amérique latine) et sa conception globalisatrice et comparative constituent un excellent exemple des travaux de l’école de Leipzig au XXe siècle. Les autres études sont également traversées par cette question lancinante du changement (« réformisme versus révolution ? ») et portent sur l’articulation et l’imbrication entre l’approche théorique, l’objet historique et la vie de l’historien : « De l’histoire coloniale de l’Amérique latine à l’histoire globale en passant par l’histoire comparée de la Révolution. L’œuvre de Manfred Kossok » (Matthias Middell, auquel on doit déjà une édition d’œuvres choisies de Kossok : Ausgewählte Schriften, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2000, 3 t.) ; « L’historicisme marxiste, l’histoire sociale précédente et le caractère cyclique des révolutions. L’œuvre de Manfred Kossok » (Michael Zeuske) ; « Révolution et indépendance en Amérique latine. Les propositions de Manfred Kossok » (Manuel Chust, qui souligne le contraste entre les auteurs libéraux et conservateurs cités par celui-ci et ses propres interprétations). L’originalité et l’intérêt de cet hommage posthume sont justement qu’il constitue moins une analyse de l’œuvre laissée par Kossok, tout en en donnant les clés de lecture, que celle de l’élaboration historique de cette œuvre au cœur des débats historiographiques et des questionnements sur un monde en mutation.

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Varia

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Tristan COIGNARD, Peggy DAVIS et Alicia C. MONTOYA (dir), Lumières et Histoire. Enlightenment and History

Marc Belissa

RÉFÉRENCE

Tristan COIGNARD, Peggy DAVIS et Alicia C. MONTOYA (dir), Lumières et Histoire. Enlightenment and History, Paris, Honoré Champion, 2010, ISBN 978-2-7453-1924-1, 70 €.

1 Ce douzième volume de la collection « Études internationales sur le XVIIIe siècle » reprend quinze communications présentées dans le cadre du Séminaire International des jeunes dix-huitièmistes qui s’est tenu à Québec en septembre 2006. Les textes présentés sont en anglais (7) et en français (8).

2 Comme l’écrit la préface de Marc-André Bernier : « l’idée encore tenace, suivant laquelle le XVIIIe siècle serait resté étranger à l’histoire, est elle-même, comme l’observe Ernst Cassirer dans la Philosophie des Lumières, “une idée sans aucun fondement historique” ». En effet, loin d’être étrangères à l’histoire, les Lumières ont au contraire mis en valeur une méthode critique qui s’inscrit dans l’opposition au Discours sur l’Histoire Universelle de Bossuet et qui s’appuie sur un empirisme hostile à « l’esprit de système ». Dans le même temps, les Lumières se sont interrogées sur une philosophie de l’histoire dans laquelle les notions de progrès et de perfectibilité de l’humanité sont à la fois centrales et questionnées.

3 Ce rapport des Lumières à l’histoire est ici interrogé par des jeunes spécialistes des idées politiques, de la littérature surtout, de l’histoire de l’art et paradoxalement par peu d’historiens proprement dits. La plupart des communications sont le fruit de thèses plus ou moins récemment soutenues ou en cours d’achèvement.

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4 Le volume est divisé en trois parties : « Réinventer l’Antiquité » (8 textes), « Imaginer de nouveaux mondes » (3 textes), « Penser les Révolutions » (5 textes), qui reflètent l’état des recherches en cours présentées.

5 L’Antiquité est évidemment centrale dans la réflexion historique du XVIIIe siècle. Les auteurs les plus divers ont « cherché à se penser à travers une appropriation narrative et rhétorique du passé par-delà l’opposition des Anciens et des Modernes qui avait divisé la République des Lettres à la fin du règne de Louis XIV » (Marc-André Bernier, p. 11). L’histoire ancienne permet de disposer non seulement de leçons d’histoire mais aussi de penser les catégories du politique dans le cadre de la réflexion sur le républicanisme. Mais les « antiquités » ne renvoient pas seulement au monde gréco- romain. La vogue des « antiquités nationales » au XVIIIe siècle est également au centre du processus de compréhension historique des Lumières. À travers les exemples de Wieland, Rousseau, Sade ou des Lumières écossaises, les auteurs s’intéressent en particulier aux effets de modèles et de translations entre Antiquité, Moyen-Âge et modernité.

6 Dans la deuxième partie (qui comprend trois contributions), c’est la construction de l’histoire des « nouveaux mondes » non-européens au XVIIIe siècle qui est interrogée, notamment à travers l’Histoire philosophique et politique des Deux Indes de Raynal, mais aussi grâce aux historiens de l’Amérique du monde hispanophone comme Juan Baptista Muñoz ou Francisco Javier Clavijero.

7 La dernière partie – « Penser les révolutions » – intéressera particulièrement les lecteurs des AHRF. Les auteurs reviennent sur la polysémie du terme au XVIIIe siècle et sur le passage progressif d’une conception cyclique « des révolutions » à une conception plus linéaire du développement historique à l’épreuve de la Révolution française. La première contribution de cette partie due à Rémy Duthille est consacrée au discours comparatif de la Revolution Society de Londres sur les révolutions de 1688 et 1789. Anne-Rozenn Morel s’intéresse ensuite à la place du temps et de l’histoire dans les fictions utopiques révolutionnaires, Marc Lerner revient sur la construction du « passé national » des Suisses à la fin du XVIIIe siècle. Ian McGregor Morris interroge les effets de comparaison entre antiquité et modernité dans les Ruines de Volney et chez Chateaubriand.

8 Comme souvent dans ce type de recueil, l’impression d’ensemble est plus kaléidoscopique que synthétique. Ces recherches mettent néanmoins en évidence la dimension proprement historique de la réflexion des Lumières et remettent heureusement en cause les lieux communs sur le prétendu « non-historicisme » des Lumières.

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Lara PICCARDO (dir.), L’Idée d’Europe au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, 258 p., ISBN : 978-2-7453-1895-4, 58 €.

Marc Belissa

RÉFÉRENCE

Lara PICCARDO (dir.), L’Idée d’Europe au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2009, 258 p., ISBN : 978-2-7453-1895-4, 58 €.

1 Ce volume reprend les communications présentées lors du Séminaire des jeunes dix- huitièmistes qui s’est tenu à Gênes en 2005 sous le patronage de la Société Internationale d’Études du Dix-Huitième Siècle (SIEDS). Les textes rassemblés ici sont en français (5), en anglais (7), et en italien (1).

2 L’ouvrage entend être une contribution au « débat sur l’identité européenne » et cherche à « examiner la dimension culturelle de l’intégration actuelle du Vieux Continent ». Vu sous cet angle, le volume n’échappe peut-être pas complètement à une vision téléologique de l’idée d’Europe avec pour point de mire l’Union européenne telle qu’elle existe en ce début de XXIe siècle.

3 La plupart des jeunes chercheurs édités ici sont des spécialistes des sciences politiques, de la littérature, de l’histoire des sciences et de l’histoire des concepts.

4 L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première – « l’Europe des Européens » – regroupe les contributions d’Aleksandra Porada sur les projets de paix perpétuelle d’Éméry de Crucé au marquis d’Argenson, de Zeina Hakim sur les rapports entre la « forme-utopie » et l’Europe à travers Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre et L’An 2440 de Mercier, de Nere Besabe sur l’idée d’Empire et de fédération européenne chez les penseurs espagnols de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, de

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Salvatore Drago sur l’idée d’Europe chez les « économistes » siciliens de la fin du XVIIIe siècle. La deuxième partie – « L’Europe vue de l’extérieur » – s’intéresse à la construction des identités européennes au miroir des « autres civilisations ». Lara Piccardo revient sur le rapport entre « civilisation européenne » et « barbarie russe », Zhan Shi sur les usages de la Chine dans les débats des Lumières, Renata Schellenberg sur ceux de l’Amérique dans l’Allemagne de l’Aufklärung. La troisième partie – « L’Europe dans les récits de voyage » –donne la parole à Géza Szász qui étudie l’élargissement géographique de l’Europe des voyageurs, à Ana Hontanilla qui montre la manière dont les voyageurs britanniques construisent l’image d’un Empire espagnol « attardé », enfin à Sabrina Broselow Moser qui s’intéresse aux rituels de table comme facteurs identitaires dans la littérature allemande. La quatrième partie – « L’Europe des arts et des sciences » – rassemble les textes de Małgorzata Łuczyńska-Hołdis sur le Europe A Prophecy de William Blake, de Walter Keithley sur la contribution des scientifiques britanniques à la question de l’identité européenne, et, enfin, de David McCallam sur l’Europe du point de vue des géologues et en particulier des « vulcanologues » des Lumières.

5 On voit à ce bref résumé des textes que l’image du champ de recherche sur l’idée d’Europe donnée par le volume est caractérisée par une fragmentation extrême. Certes, toutes les contributions relèvent de « l’histoire des idées » ou de « l’histoire culturelle » et partagent certains éléments d’une approche commune de « l’idée d’Europe », mais les objets et les méthodes forment un véritable kaléidoscope, sans doute parce que ce champ historique lui-même est encore dans une phase de construction.

6 Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la création de l’Union européenne en 1992 et ses extensions ultérieures, les études sur les « représentations » ou les « idées » de l’Europe se sont en effet multipliées. De nouvelles approches globales ont été définies essayant d’éviter les biais statocentrés pour arriver à une meilleure compréhension de l’émergence historique des concepts d’Europe et d’Européens. L’histoire contemporaine a été en pointe dans ce mouvement, sans échapper toujours à la justification rétrospective et hagiographique de la construction de l’Union européenne. L’histoire moderne s’est lancée dans ce chantier avec un peu de retard, ou un peu d’avance, selon les points de vue. En effet, la dimension holistique de l’idée d’Europe n’avait évidemment pas échappé aux générations d’historiens du XXe siècle et l’histoire globale du continent du XVIe au XVIIIe siècle n’avait pas été négligée (ne citons en passant que les projets d’Henri Pirenne d’une Histoire de l’Europe ou ceux de Franco Venturi). Néanmoins, un tournant relativement récent lié au développement de ce qu’il est convenu d’appeler « l’histoire culturelle » a accentué l’intérêt des chercheurs pour l’évolution des représentations intellectuelles, philosophiques et culturelles de l’Europe pendant la période moderne, le XVIIIe siècle étant sans doute le moment où cette approche est la plus sensible (voir le bilan historiographique dressé dans le numéro spécial de History of European Ideas, 34, 2007). L’université de Turin a organisé par exemple deux journées d’études le 22 et 23 mars 2007, un séminaire se tenant à l’ENS Paris dirigé par Céline Spector et Antoine Lilti travaille également sur ces questions et une journée d’étude a eu lieu en décembre 2009, un colloque sur le même thème est organisé à Vizille en novembre 2009, etc. (Voir également les ouvrages de Jean-Pierre BOIS, L’Europe à l’époque moderne, xviie-xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 2003, de G. PY, L’Idée d’Europe au xviiie siècle, Paris, Vuibert, 2004).

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7 Dans un numéro récent du Journal of the History of Ideas, l’introduction du volume rappelle que l’idée d’Europe est tout sauf univoque au XVIIIe siècle (Manuela ALBERTONE, « The Idea of Europe in the Eighteenth century in the Historiography », History of European Ideas, Idem, p. 349-352). Ses représentations varient chronologiquement, socialement, culturellement et géographiquement. Il existe presque finalement autant d’idées d’Europe que de chercheurs engagés dans ce chantier. Les méthodes, les sources les plus variées donnent une image d’autant plus complexe que l’Europe ne peut être comprise au XVIIIe siècle sans ses colonies, ajoutant de nombreuses dimensions nouvelles, dont celle de l’Atlantic History. Le constat peut être étendu au volume présenté ici.

8 On remarquera que le volume dirigé par Lara Piccardo ne comprend significativement aucune conclusion d’ensemble, reflet sans doute du caractère fragmenté des approches dans ce domaine et de l’impossibilité actuelle d’en présenter une synthèse.

9 Comme souvent dans ce type d’ouvrage, les contributions ne sont pas toutes du même intérêt et, sans vouloir jouer les « anciens » pontifiants vis-à-vis de jeunes chercheurs, tous les textes ne sont pas aussi aboutis du point de vue des résultats de la recherche et du lien avec la littérature historiographique existante. Ainsi, certaines contributions n’apportent, me semble-t-il, pas grand-chose de nouveau par rapport à la production antérieure (qui est, apparemment, souvent ignorée des auteurs, par souci de place ou de synthèse ?) Par exemple, le premier texte sur les plans français de paix perpétuelle, de celui d’Émery de Crucé aux textes du marquis d’Argenson, ignore la très importante bibliographie sur cette question. En effet, le sujet a été maintes fois traité ces trente dernières années, par exemple par Maria-Grazia Bottaro-Palumbo (figurant pourtant parmi les organisateurs du séminaire) ou Jean-Pierre Bois. De même, l’article de Lara Piccardo sur « l’entrée de la Russie » en Europe ne cite ni les importants travaux de Goggi, Dulac ou de Wolff sur la « civilisation » de la Russie, ni ceux de Liechtenhan sur l’entrée « diplomatique » de la Russie en Europe. L’auteur du texte sur Blake ne cite pas le Witness Against the Beast d’Edward Palmer Thompson, etc. Certes, un tel volume a essentiellement pour but de présenter l’état d’un champ et de donner la possibilité à de jeunes chercheurs de présenter leurs travaux en cours mais cela n’exclut pas une utilisation plus poussée de l’historiographie déjà existante.

10 En conclusion, l’intérêt de ce volume me semble résider dans le fait qu’il présente les travaux en cours de jeunes chercheurs dans un champ en pleine construction mais il ne s’agit en rien d’une forme de synthèse des savoirs dans ce même champ (ce n’était d’ailleurs sans doute pas l’objectif de ce projet).

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Guyonne LEDUC, Réécritures anglaises au XVIIIe siècle de l’« égalité des deux sexes » (1673) de François Poulain de la Barre. Du politique au polémique

Martine Lapied

RÉFÉRENCE

Guyonne LEDUC, Réécritures anglaises au XVIIIe siècle de l’« égalité des deux sexes » (1673) de François Poulain de la Barre. Du politique au polémique, Paris, L’Harmattan, 2010, 502 p. ISBN : 978-2-296-11263-6, 43 €.

1 Guyonne Leduc, agrégée d’anglais, professeur à l’Université Charles de Gaulle (Lille 3), directrice de la collection Des idées et des femmes, présente ici une recherche très fouillée sur des brochures « pré-féministes » anglaises du XVIIIe siècle. Il s’agit d’une étude très précise de ces textes, avec un appareil critique développé sur les auteurs, les œuvres dans leurs différentes éditions, comparées aux écrits de Poulain et à leurs traductions.

2 Le traité de Poulain de la Barre présente l’inégalité entre hommes et femmes comme la marque d’un préjugé dont il veut montrer le non-sens par une analyse cartésienne. Les pamphlets de Sophia sont des brochures anonymes, la première date de novembre 1739, la seconde, en 1740, est une réponse à un contradicteur dont le texte date de décembre 1739.

3 On peut noter l’importance du sous-titre : du politique au polémique qui montre l’évolution d’une pensée philosophique et politique chez Poulain à une volonté polémique, dans ce que Guyonne Leduc désigne comme le pré-féminisme anglais du XVIIIe siècle qui veut établir l’égalité des âmes et de la raison sans d’ailleurs dénoncer comme Poulain les différences dans les rôles respectifs des hommes et des femmes.

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4 La première partie présente les textes et les contextes. La question de l’accueil relativement indifférent de l’œuvre de Poulain au moment de sa parution est abordée. Néanmoins, on doit remarquer que, si ses ouvrages sont peu évoqués dans d’autres écrits, de nombreuses traductions et éditions ont vu le jour. Le traité de l’égalité paru en 1673 est traduit dès 1677 ; en 1790, l’édition française est diffusée en Angleterre.

5 C’est dans les années 1740 que les idées de Poulain ressurgissent de façon anonyme par le biais de trois brochures anonymes, dans un contexte de regain de la querelle des femmes. Les idées de Poulain reviendront en France au XVIIIe siècle par le biais de la Grande-Bretagne.

6 Pour Poulain, l’esprit n’a pas de sexe et il attribue un rôle primordial aux conditions matérielles et à l’éducation dans les différences créées par la société entre les hommes et les femmes. À partir d’une analyse cartésienne, dans une démarche sociologique, historique et matérialiste de lutte contre les préjugés, il établit les bases d’une justification philosophique au pré-féminisme. Au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle anglais, l’éducation des femmes reconnues capables de raison est au centre des préoccupations de ce courant. Les idées de Poulain ressurgissent en 1739 dans les écrits de « Sophia ».

7 La deuxième partie se livre à une analyse comparative. Elle montre, très précisément, que Sophia rédigea ses deux brochures avec la traduction de l’ouvrage de Poulain sous les yeux. Le travail de Guyonne Leduc contribue donc à mettre en lumière le rôle historique d’un homme dans l’émancipation des femmes sur le chemin de l’égalité ses sexes.

8 Mais, si elle est plus incisive que Poulain dans les formulations, et veut apprendre aux femmes à avoir confiance en elles, Sophia est moins progressiste dans les idées.

9 La troisième partie étudie les caractérisations essentielles des pré-féminismes de Poulain et de Sophia. Les deux auteurs se fondent sur la raison et Sophia reprend l’idée que la différence des sexes concerne la reproduction de l’espèce et non l’esprit. Néanmoins Sophia ne pense pas par elle-même, elle utilise le raisonnement de Poulain. Par ailleurs, elle se place dans une optique plus militante, plus critique, jusqu’à l’invective, accablant les hommes qui sont à la fois juges et parties, alors que le constat de Poulain dépersonnalise la responsabilité. Dans la controverse, elle a tendance à utiliser le système du catalogue et à penser en termes de supériorité / infériorité plutôt qu’en termes d’égalité. Elle recourt à la polémique où la passion se substitue à l’argumentation.

10 Poulain veut instruire les femmes pour les libérer et leur permettre l’accession à toutes les fonctions y compris publiques. L’instruction qui permettra l’abandon des préjugés sera source de progrès et de bonheur. Pour Poulain, la soumission des femmes correspond à celle de la société civile. Sa dénonciation de l’injustice faite aux femmes est solidaire de celle de toute l’organisation de la société et de l’absolutisme. On voit toute la modernité d’un penseur du XVIIe siècle qui, sur certains points, tel l’accès de tous, donc des femmes, à toutes les charges au mérite ne sera même pas égalé au moment de la Révolution française.

11 La dimension subversive de l’égalité naturelle et de la relativité des rangs, l’affirmation du mérite personnel contre le droit de naissance, qui existent chez Poulain, ne sont pas repris par Sophia. La féministe anglaise n’est pas intéressée par la dimension politique d’un traité toujours novateur au XVIIIe siècle.

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12 L’étude très documentée d’Yvonne Leduc constitue un apport important dans le domaine de la filiation des idées et de la question des transferts culturels.

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Stéphanie BLOT-MACCAGNAN, Procédure criminelle et défense de l’accusé à la fin de l’Ancien Régime. Étude de la pratique angevine

Sébastien Annen

RÉFÉRENCE

Stéphanie BLOT-MACCAGNAN, Procédure criminelle et défense de l’accusé à la fin de l’Ancien Régime. Étude de la pratique angevine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 324 p., ISBN 978-2-7535-1058-6, 20 €

1 La thèse qu’a soutenue Stéphanie Blot-Maccagnan en 2002, sous la direction de Jean- Marie Carbasse et de Sylvain Soleil, intéressera moins directement les historiens de la Révolution que les dix-huitièmistes soucieux de mieux comprendre le droit et la pratique judiciaire avant 1789. Elle s’inscrit largement dans la lignée des travaux d’Antoine Astaing qui, déjà en 1999, interrogeaient la place réservée à la défense de l’accusé dans la doctrine pénale d’Ancien Régime. Pour approfondir la réflexion, Stéphanie Blot-Maccagnan cherche à valoriser les fonds judiciaires de trois sénéchaussées d’Anjou (Angers, Beaufort-en-Vallée et Saumur) et les mobilise pour confirmer, infirmer ou nuancer l’application stricte du droit dictée par l’ordonnance criminelle de 1670 et les ouvrages de doctrine. Après une partie qui s’attache à présenter de façon générale les deux modes de résolution des conflits (résolution amiable et/ou recours à la justice publique), la thèse suit pas à pas la procédure criminelle, de l’instruction (préparatoire et définitive) au jugement, lui-même complété par les voies de recours (appel et grâce).

2 Si le formalisme de la procédure reste le premier moyen de défense de l’accusé (quelle que soit l’époque), d’autres moyens s’offrent à ce dernier. Il peut par exemple formuler une plainte réciproque contre le plaignant et renverser ainsi l’accusation. Il peut nier

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les faits en bloc, surtout sous la torture : ses aveux, renforcés par des témoignages à charge, viendraient automatiquement le condamner dans le cadre du système des preuves légales. Il peut reprocher des témoins, présenter des faits justificatifs, des exemptions péremptoires qui pourront arrêter ou annuler l’action judiciaire. Il peut aussi – mais le fait rarement – récuser ses juges ou les prendre à partie, faire appel de la sentence auprès du parlement compétent (ici, le parlement de Paris) ou, le cas échéant, demander grâce.

3 Ce livre constitue assurément un remarquable manuel sur la procédure criminelle d’Ancien Régime et l’on conseillera vivement l’organigramme de ladite procédure, situé en annexe (p. 299-300). Mais au terme d’une réflexion qui ne fait que reprendre dans l’ensemble ce que les bons manuels d’histoire du droit nous apprennent déjà, on ne peut que regretter les partis pris et les insuffisances de ce travail.

4 Pour faire refluer « l’historiographie dominante qui, depuis la Révolution, reprend l’opinion des philosophes et réformateurs du XVIIIe siècle, notamment Montesquieu, Beccaria et Voltaire » (p. 15), Stéphanie Blot-Maccagnan cherche à démontrer que la loi et la doctrine reconnaissent la défense de l’accusé comme un droit naturel et lui proposent des moyens de défense. Au point que : « ce système procédural, lorsqu’il est bien appliqué, est particulièrement favorable aux accusés puisqu’il leur permet d’échapper à la justice, et ce, quelle que soit l’intime conviction des juges » (p. 15). Une meilleure prise en compte de l’évolution de la pratique judiciaire en ce domaine aurait sans doute permis de nuancer un propos parfois trop confiant. Si les quelques archives analysées mettent en valeur différentes stratégies de défense adoptées par les accusés, elles ne permettent certes pas d’affirmer une thèse de portée générale qui, poussée à son extrémité, rend les accusés dits passifs responsables de leur propre malheur. Après tout, les moyens de défense ne sont que « de simples moyens mis à leur disposition pour se défendre. S’ils veulent une sentence plus clémente, il leur appartient de les utiliser » (p. 294). L’auteur loue en conséquence la combativité et l’ingéniosité des accusés ainsi que la déontologie des juges qui garantissent la légalité de la procédure et, conformément à la doctrine, se font les premiers protecteurs des accusés.

5 On notera cependant une contradiction non résolue. Stéphanie Blot-Maccagnan insiste en effet et à juste titre sur le « rôle pondérateur » (p. 298) de la pratique judiciaire et de ces juges qui savent tempérer les rigueurs de la loi. « Il est certain, dit-elle, que les accusés reçoivent le conseil d’un avocat, malgré l’interdiction légale » (p. 123), sans quoi l’on ne comprendrait pas que l’accusé parvienne à soulever les nullités de la procédure et à élaborer de vraies stratégies de défense par une connaissance précise du système des preuves légales. Mais quand la pratique vient modérer et contourner à ce point les règles de droit, c’est bien le signe que la procédure, telle qu’elle aurait dû être respectée, ne convient pas. Si elle admet que l’accusé puisse se défendre, elle est donc cependant loin de lui faciliter la tâche.

6 Au reste, Stéphanie Blot-Maccagnan atténue elle-même son propos en conclusion lorsqu’elle rappelle l’atrocité des peines, le maintien (dans les textes mais exceptionnellement dans la pratique) de la question préparatoire (jusqu’en 1780) et préalable (jusqu’en 1788), l’impossibilité de présenter des faits justificatifs avant la visite du procès et l’absence d’avocat reconnu lorsque le procès suit la voie extraordinaire, qui sont « autant de travers graves qui justifient à eux seuls les critiques » (p. 297). Il est donc dommage qu’une vision partielle de l’historiographie, qui depuis quelque temps déjà, a cessé d’explorer la justice d’Ancien Régime

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uniquement à l’aune du corpus voltairien, ait conduit l’auteur à un mouvement de balancier inverse aussi radical. Rappelons que la logique interne d’un système judiciaire pluriséculaire peut s’analyser sans nier ni les moyens de défense, ni les limites d’une justice qui, tout en fonctionnant au quotidien, n’en était pas moins l’objet de critiques de la part des contemporains, qu’ils soient ou non juristes. Le croisement judicieux des travaux des historiens et des historiens du droit permet heureusement de dépasser ce débat sans fin qui divise les chercheurs en défenseurs et en contempteurs de la justice d’Ancien Régime.

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Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Claude FARCY (dir.), Le juge d’instruction. Approches historiques

Jean Bart

RÉFÉRENCE

Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Claude FARCY (dir.), Le juge d’instruction. Approches historiques, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, 320 p., ISBN 978-2-915611-68-7, 22 €.

1 À l’heure où l’existence même d’un juge d’instruction est menacée et où la soumission du parquet au pouvoir exécutif semble se renforcer, l’initiative de replacer ces questions dans une perspective historique ne peut être que pertinente. Comment un magistrat institué au cours de la reprise en main autoritaire du système judiciaire répressif au début du XIXe siècle, et volontiers qualifié alors d’« homme le plus puissant de France », apparaît-il deux siècles plus tard, en dépit d’erreurs qui ont fait scandale, comme un agent de sauvegarde des libertés individuelles ? L’évolution jalonnée dans ce livre a été lente et chaotique ; elle dépasse largement le cadre chronologique d’étude des AHRF, mais les lecteurs de notre revue seront intéressés par plusieurs analyses touchant aux origines de l’institution ou de la procédure d’instruction préparatoire.

2 Faut-il voir dans le lieutenant criminel du XVIIIe siècle l’« ancêtre du juge d’instruction », au risque de tomber dans le travers de l’historiographie à la mode tendant à réhabiliter la justice d’Ancien Régime ? Si l’ordonnance de 1670 organise une instruction secrète et non contradictoire, la pratique, au cours du siècle suivant montre, aux yeux de Benoît Garnot, que « le magistrat instructeur n’est pas l’individu tout puissant devant lequel trembleraient des prévenus terrorisés et impuissants à prouver leur éventuelle innocence ». Cet assouplissement – limité – ne s’inscrit-il pas toutefois dans un système vicié par l’organisation générale de la justice criminelle et par la vénalité des offices, dénoncées l’une et l’autre par les doléances de 1789 ?

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3 La nouveauté et l’originalité de la transformation opérée par les Constituants n’en sont que plus éclatantes : élection des juges, institution d’un double jury en matière criminelle, procédure pénale accusatoire, débat public et oral contradictoire, égalité devant la loi, fixité et proportionnalité des peines … : « le modèle judiciaire de la Révolution est considéré comme libéral dans la mesure où il place la protection des libertés individuelles des citoyens au centre de ses préoccupations » (Emmanuel Berger). On est loin du lieutenant criminel, loin aussi du futur juge d’instruction. Cette protection est confiée aux juges de paix, principaux officiers de police judiciaire en matière de poursuite et d’information, placés sous la surveillance des accusateurs publics, ainsi qu’aux directeurs des jurys d’accusation. Cependant, à partir de l’an III, les premiers – dont on se méfie – sont subordonnés aux seconds qui deviennent les véritables maîtres des poursuites, tandis que les commissaires du gouvernement cherchent à empiéter sur leurs prérogatives.

4 Cette architecture complexe destinée à assurer des garanties aux prévenus ne survit guère au coup d’État de Brumaire : la constitution de l’an VIII supprime la fonction d’accusateur public et place tous les officiers de police judiciaire sous le contrôle de représentants de l’exécutif (« magistrats de sûreté ») à qui, quelques semaines plus tard, la loi du 7 pluviôse an IX (27 janvier 1801) confie la poursuite et la recherche des infractions. Cette organisation est couronnée par le Code d’instruction criminelle, appliqué à partir de 1811, qui marque un retour à la procédure de type inquisitorial comme à la pratique du secret, et qui désigne désormais le magistrat de sûreté par le titre de « juge d’instruction », nommé alors par l’Empereur pour une durée de trois ans renouvelable, choisi parmi les juges du tribunal de première instance et qui continue à siéger au sein de celui-ci. Alors que le procureur impérial est chargé de la recherche et de la poursuite des délits et des crimes, le juge d’instruction, comme son nom l’indique, doit « instruire » l’affaire : recevoir les plaintes, entendre les témoins, réunir les preuves par écrit et les pièces à conviction ; il dispose de la faculté redoutable de faire arrêter et incarcérer les prévenus. Toutefois, en cas de flagrant délit, la compétence du magistrat instructeur est concurrencée par celle du procureur impérial. Malgré tout, « si le modèle d’une justice soumise au gouvernement l’a emporté, le juge d’instruction a préservé ses pouvoirs d’enquête que le projet initial du Code voulait confier au ministère public. En ce sens, il est aussi perçu, dès cette époque, pour ceux qui refusent de réduire ses pouvoirs à un simple contrôle de l’instruction, comme un rempart face à la toute puissance du parquet, partie accusatrice dans le procès pénal » (Jean-Jacques Clère et Jean-Claude Farcy). Telle est la genèse d’une institution bi séculaire qui a connu de nombreux soubresauts au gré des changements politiques, outre de multiples réformes – au moins vingt-neuf depuis 1958 ! – et dont la disparition est aujourd’hui annoncée. Appartiendra-t-elle bientôt au seul domaine de l’histoire ? Comme l’écrivent les initiateurs de cet ouvrage collectif, « au-delà de la place et du rôle du juge d’instruction, de ses pouvoirs et de leur contrôle qui ont varié dans le temps, se posent les questions plus larges de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance réelle de la justice tout au long des deux derniers siècles, alors que les formes du pouvoir politique ont évolué dans le sens du renforcement de l’exécutif dans les dernières décennies ». Ce n’est assurément pas une énième réforme de la procédure d’instruction qui permettra de renverser cette évolution dangereuse pour les libertés individuelles.

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Jean-Louis DONNADIEU, Un grand seigneur et ses esclaves. Le comte de Noé entre Antilles et Gascogne (1728 – 1816)

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Jean-Louis DONNADIEU, Un grand seigneur et ses esclaves. Le comte de Noé entre Antilles et Gascogne (1728 – 1816), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009, 270 p., ISBN 9782810-700127, 31 €.

1 Ce travail est d’abord une belle monographie d’habitation, dans la lignée des travaux de Gabriel Debien, de François Girod, de Jacques De Cauna, de Bernard Foubert, entre autres. L’importance des habitations dont il est ici question, Les Manquets et Breda du Haut-du-Cap, doit toutefois être soulignée d’emblée, non seulement en raison de leur étendue, mais encore en raison des leur notoriété. Avant d’adjoindre « Louverture » à son nom, Toussaint était connu comme « Toussaint-Breda » car il avait été esclave domestique sur l’Habitation du même nom, et a conservé des relations tant avec son ancien procureur, Bayon de Libertat, qu’avec son propriétaire, le comte de Noé.

2 L’auteur retrace minutieusement le parcours de ce dernier, issu d’une famille d’antique noblesse de Gascogne, dont il reconstitue la généalogie. Son ancêtre, Pantaléon de Breda, est un lieutenant de marine, devenu plus ou moins flibustier, puis concessionnaire des terrains où il va développer sa plantation, dans la riche plaine du Nord de Saint-Domingue, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est sur cette habitation, déjà florissante, que naît Louis-Pantaléon de Noé en 1728 ; c’est donc un créole. Il quitte très jeune la colonie, et embrasse la carrière militaire en 1740, date à

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laquelle il participe à la Guerre de Succession d’Autriche, puis à la Guerre de Sept Ans. Il parvient alors au grade de colonel dans le régiment Royal-Comtois.

3 Ce n’est qu’en 1769 que le comte de Noé revient à Saint-Domingue, pour redresser une situation financière bien compromise, tant par ses affaires de succession en France, que par l’état des habitations de Saint-Domingue. Il constate que son cousin, le chevalier d’Héricourt, n’est pas en meilleure posture, et ils décident donc d’associer leurs affaires, et de rassembler leurs terres en une seule plantation, l’Habitation d’Héricourt- Noé. La gestion est assurée par François-Antoine Bayon de Libertat ; en 1774, la situation est redressée, l’habitation qui est surtout plantée en cannes à sucre, compte 400 esclaves et atteint l’équilibre financier. Pendant son séjour, le comte de Noé participe à la vie sociale de la ville du Cap, où il possède une maison.

4 L’ouvrage nous donne alors des renseignements précieux sur cette sociabilité urbaine, ainsi que sur l’existence quotidienne au sein de la plantation. C’est l’occasion de revenir sur le parcours de Toussaint-Breda, débarrassé de la mythologie qui l’a longtemps environné. Ce dernier aurait été affranchi, soit par le comte de Noé, soit par Bayon, entre 1772 et 1775. C’est également l’occasion de croiser d’autres parcours significatifs de « noirs libres », notamment Blaise Breda, qui parvient aussi à une aisance relative et à une position sociale enviable, par la voie militaire, en tant que capitaine de la compagnie des « nègres libres » du Cap.

5 Ses arrières mieux assurés, le comte de Noé et son cousin d’Héricourt reviennent en France en 1775. Tout en s’occupant de sa seigneurie, Noé n’oublie pas la colonie, achète, toujours avec son cousin, deux caféières à Port-Margot, qui se révéleront en fait un placement hasardeux. Mais, à cette époque, le café représente un investissement spéculatif. Le chevalier d’Héricourt revient dans la colonie pour s’occuper de l’habitation principale, celle des Manquets, car il connaît des difficultés avec le gérant. Mais il meurt en 1779 ; c’est donc à Noé que revient la charge difficile de gérer à distance, cette situation de propriétaire absentéiste étant de plus en plus répandue à la veille de la Révolution. Il s’avère que, si la production reste importante, les conditions de vie des cultivateurs esclaves se dégradent sensiblement. La gestion de Bayon de Libertat est entachée de multiples détournements, à tel point qu’il est renvoyé en 1788.

6 Pendant ce temps, Noé mène le train de vie d’un seigneur rentier en Gascogne. Il participe à l’Assemblée provinciale de la Généralité d’Auch en 1787, puis préside l’assemblée de la noblesse de la sénéchaussée du même lieu. Il a donc un rôle politique local important. Il se déplace à Paris, prend des contacts avec les planteurs de Saint- Domingue qui y résident, est élu député de Saint-Domingue en janvier 1789. Mais il n’est pas admis à siéger à l’Assemblée nationale. Il fréquente le club Massiac.

7 L’épicentre de la révolte des esclaves d’août 1791 se situe tout près des Manquets, qui est détruite au cours du soulèvement. Ruiné, le comte de Noé est en outre devenu suspect ; la Garde Nationale perquisitionne son château, en juin 1791, à la recherche d’armes. Il émigre peu après, suit le comte d’Artois en Angleterre et connaît une existence difficile. C’est alors qu’il se résout à écrire à Toussaint, devenu Louverture, en avril 1799. Le tout puissant gouverneur noir cherche à cette époque à faire revenir à Saint-Domingue les anciens colons pour relancer les exportations. Il accueille favorablement l’idée de verser à Noé une partie du revenu de son habitation des Manquets, et de faire passer les sommes en Amérique ; « La fortune a bien changé ma position, mais elle n’a pas changé mon cœur », lui écrivit Toussaint.

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8 L’expédition Leclerc brise cet accommodement, mais Noé connaît au même moment un nouveau renversement de fortune ; rallié à Bonaparte, il est amnistié en 1802 et peut rentrer en France.

9 La dernière partie de son existence est celle, classique, d’un notable. Il fait une carrière locale sous l’Empire, conseiller général du département des Hautes-Pyrénées, puis commandant de la Garde d’Honneur de ce département. Rallié à Louis XVIII, il est nommé pair de France à titre héréditaire. Il meurt à son domicile parisien de la rue du Bac, le 25 février 1816 : il a 88 ans.

10 Le parcours des deux comtes de Noé, Louis-Pantaléon et son père, de la flibuste au pouvoir noir, est donc tout à fait emblématique de celui des Habitants de la perle des Antilles.

11 L’environnement n’est pas moins symptomatique que la biographie ; la plantation qui est le socle de la fortune du comte de Noé peut être prise comme modèle de l’évolution du système de production esclavagiste de l’époque moderne. L’auteur nous en retrace les nombreuses facettes et s’attache même, dans un souci d’archéologie économique très intéressant, à en retrouver les traces actuelles enfouies dans la végétation haïtienne.

12 Enfin à l’arrière-plan, d’autres figures historiques se dessinent, avant tout celle de Toussaint Breda Louverture, ce qui ne résout en rien les nombreuses énigmes et contradictions qui lui sont attachées.

13 En un mot, c’est une très utile étude de cas.

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Léon-François HOFFMANN, Frauke GEWECKE et Ulrich FLEICHMANN (dir.), Haïti 1804. Lumières et ténèbres. Impact et résonances d’une révolution

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Léon-François HOFFMANN, Frauke GEWECKE et Ulrich FLEICHMANN (dir.), Haïti 1804. Lumières et ténèbres. Impact et résonances d’une révolution, Francfort, Madrid, Vervuert, 2008, 288 p., ISBN 978 84-8489-371-4, 28.40 €.

1 Nous avons avec ce volume des approches pluri-disciplinaires de la Révolution haïtienne ; mises au point historique, analyses littéraires, échos mémoriels. Il y a beaucoup de convergences entre le fait historique et l’histoire littéraire. La problématique centrale reste toutefois : comment utiliser des témoignages littéraires en histoire coloniale ? Mais, plus largement, ces contributions nous interrogent sur la nature même de la révolution de Saint-Domingue.

2 Léon-François Hoffmann, qui est l’un des coordonnateurs de l’ouvrage s’interroge sur la réalité même d’une révolution haïtienne, au regard des définitions. Et surtout, peut-on affirmer que le processus révolutionnaire haïtien fut un processus abouti ? L’éradication de l’esclavage fut certes un acquis majeur mais au prix d’une crise économique, sociale et politique telle que le fait même d’aboutir à l’indépendance relève de l’exploit. La façon dont la période révolutionnaire reste aujourd’hui encore profondément ancrée dans les convulsions politiques montre que Haïti n’a pas réussi à digérer son histoire.

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3 Sans prétendre à un compte-rendu exhaustif, et par nécessité allusif, de toutes les communications, nous en avons sélectionné quelques-unes qui nous ont paru les plus intéressantes pour la problématique centrale de l’ouvrage.

4 Olivier Gliech revient sur les causes de l’insurrection des esclaves d’août 1791. Certes, ces causes sont multiples et l’origine réelle du soulèvement reste encore aujourd’hui bien énigmatique. Toutefois, les profondes divisions du pouvoir blanc lui paraissent déterminantes. Elles tiennent à la structure même du mode de propriété des habitants, aux conflits d’intérêts entre négociants et habitants, à la profonde insatisfaction d’une plèbe tiraillée entre l’appât de profits immédiats et la marginalisation sociale. Jouent également les fragmentations régionales ; l’absence de voies de communication conduit à la multiplication de microsociétés locales affrontées les unes aux autres. Les incertitudes de la politique des assemblées révolutionnaires, et la diffusion des armes, entraînent cet enchevêtrement de conflits vers la violence et la guerre civile. S’enchaînent plusieurs situations explosives propices à l’embrasement général.

5 Yves Benot, dont c’est ici la dernière contribution, puisqu’il devait disparaître peu de temps après, analyse la place importante de Haïti dans la Revue encyclopédique, dirigée à partir de 1819 par Marc-Antoine Jullien, et à laquelle collabora activement Grégoire. Résolument pour une abolition de la traite et une abolition graduelle de l’esclavage, elle n’en reflète pas moins des points de vue contradictoires sur le régime politique de Haïti, qu’elle surmonte par le soutien au président Boyer après 1820, et la question de l’indemnisation des colons. Elle se retrouve toutefois unie dans la réaffirmation de l’unité de l’espèce humaine et la condamnation des théories « racialistes », en vogue à l’époque.

6 Ulrich Fleischmann montre que l’historiographie de la nation haïtienne se construit en plusieurs étapes ; celle du récit épique, qui est marqué par la tension entre le constitutionnalisme unitaire, élément fondateur de la modernité politique par l’unité des couleurs, et une lecture plus archaïque, qui voit dans le conflit le produit d’une guerre de races, qui culmine avec le « noirisme » de l’époque Duvalier (mais qui ne se limite pas cependant à cette période). En contre-point, le récit national, parfaitement illustré par Thomas Madiou, réhabilite partiellement, ou complètement (Beaubrun Ardouin) le rôle des mulâtres. Ce parti-pris est présenté comme le devoir d’impartialité de l’historien ; il ne cherche pas à faire une présentation épique des événements mais à comprendre en quoi cet épisode complexe contribue à l’évolution universelle de l’humanité. Mais l’auteur pense que la vraie dimension du récit national transparaît dans les œuvres littéraires. La production littéraire a été considérée, dès les origines, comme le moyen le plus sûr de réfuter le préjugé sur l’infériorité culturelle de la race noire. Le paradoxe étant que la canonisation de la production littéraire comme institution nationale se produit dans un pays où l’analphabétisme bat des records.

7 Plusieurs exemples peuvent illustrer le destin de ces mythes littéraires. Helmtrud Rumpf suit le personnage d’Anacaona, cette souveraine d’un royaume taïno mise à mort par les Espagnols en 1503. Le personnage est le sujet de nombreux poèmes, pièces de théâtre et romans. Il apparaît particulièrement dans les périodes de crise. Lorsque la Nation est déchirée par des luttes civiles, des personnages comme Anacaona, ou dans un autre registre, Makandal, sont des méthodes de ressourcement de l’imaginaire autour de figures de résistance et d’harmonie primitive. Ce faisant, ils illustrent aussi la force du mythe, la porosité de la culture écrite à la culture orale, à travers cette idéalisation de la culture amérindienne primitive, soudée et statique. Les héros ne

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connaissent aucune évolution individuelle, sont comme des êtres féeriques, qui font corps avec les forces de la Nature. Nous en arrivons ici au point où le mythe littéraire est l’exact contrepoint du récit historique.

8 Hors d’Haïti, ces ambiguïtés se retrouvent chez des écrivains antillais qui réutilisent les héros de la geste de l’indépendance noire. Frauke Gewecke le démontre à travers les œuvres de Césaire, Glissant, et Maximin, autant de variations sur les possibilités d’articuler le mythe et l’Histoire dans la fiction littéraire. Césaire, dans La tragédie du roi Christophe, montre comment l’impasse d’une décolonisation inachevée conduit le héros de sa pièce au suicide. Édouard Glissant développe une problématique voisine, avec Toussaint-Louverture comme figure centrale dans son poème Les Indes. L’échec de Toussaint vient de sa trahison ; trahison de ses origines, de son peuple, de son destin ; mais l’auteur sort de la contradiction historique par le mythe, celui de Makandal et du marronnage. Il oppose un héros positif à un héros négatif. Daniel Maximin prend Louis Delgrès comme personnage de son premier roman, L’isolé soleil. À travers le recours délibéré à la pure fiction (le journal d’un témoin de la mort de Delgrès), c’est une contre-histoire prosaïque qui est opposée à l’histoire désespérante des héros fondateurs, qui ne trouvent d’échappatoire que dans la mort ou le suicide.

9 Annedore Cruz Benedetti termine par une évocation de la pièce d’Heiner Müller, La mission, et l’écho que peut avoir le contexte révolutionnaire antillais dans l’Allemagne contemporaine. Le thème de la pièce est l’envoi de trois révolutionnaires français à la Jamaïque pour provoquer un soulèvement d’esclaves. Chacun d’entre eux a un profil social bien typé : le fils d’un propriétaire d’esclaves, un fermier breton et un noir libre. Ils vont connaître des destins divergents, dans le feu de cette action subversive, ce qui permet à l’auteur de confronter l’individu au processus révolutionnaire mais aussi de mesurer la part de la responsabilité personnelle dans une situation historique donnée. La communication explore le lien entre l’œuvre de Heiner Müller et celle d’Anna Seghers dans le contexte précis du stalinisme, et plus particulièrement le thème de la trahison de la révolution par les révolutionnaires eux-mêmes.

10 On le voit, les points de vue, dont ce compte rendu propose un aperçu non exhaustif, sont riches et variés. La perspective proposée par les concepteurs de ce recueil était une interrogation sur la formation de la nation haïtienne, qui fut à la fois le produit d’une lutte de libération contre la métropole européenne, et d’une guerre civile entre factions rivales. La façon de surmonter la tension entre ces deux moteurs du processus historique, et par voie de conséquence de ressouder l’unité du peuple mise à mal par les guerres civiles, est la fuite dans le récit mythologique. Le rôle de l’historien doit être la déconstruction de ce récit mais on s’aperçoit, à la lecture de plusieurs des exemples évoqués, qu’il le conforte bien souvent.

11 Il reste que cette problématique centrale, qui avait pour ambition d’articuler analyse historique et études littéraires, ne sous-tend pas l’ensemble des communications, ce qui donne l’impression parfois d’une juxtaposition de cas isolés, et non d’une véritable rencontre. Ces réserves mises à part, l’approche est originale et le volume mérite d’être consulté.

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John HARDMAN, Overture to Revolution, The 1787 Assembly of Notables and the Crisis of France’s Old Regime

Nicolas Déplanche

RÉFÉRENCE

John HARDMAN, Overture to Revolution, The 1787 Assembly of Notables and the Crisis of France’s Old Regime, Oxford, Oxford University Press, 2010, 336 p., ISBN 978-0-19-958577-9, 60 £.

1 Le plus récent ouvrage du Britannique John Hardman traite de l’Assemblée des notables, convoquée en 1787 pour résoudre les problèmes financiers de la France, puis en 1788 pour se prononcer sur la formation des États généraux. Comme le souligne Hardman, il s’agit d’un sujet très peu abordé par l’historiographie contemporaine, à l’exception des articles de Vivian Gruder réunis dans The Notable and the Nation (2007) et d’un court ouvrage d’Olga Ilovaisky paru en 2008. En s’appuyant sur les documents produits par les principaux acteurs engagés dans cet ultime effort pour réformer l’absolutisme, l’auteur propose une première monographie d’importance consacrée à l’Assemblée des notables. Il en résulte un livre d’histoire politique somme toute assez traditionnel, qui expose jusque dans leurs plus fins détails les jeux de coulisse et tractations qui menèrent à l’échec du projet de réforme de Calonne et à la convocation des États généraux.

2 Hardman soutient que les réformes de Calonne débattues et finalement rejetées par l’Assemblée des notables auraient permis à la France d’éviter les affres de la Révolution, tout en accomplissant ce qu’il considère comme l’une des réalisations les plus remarquables de la décennie révolutionnaire : l’abolition des privilèges fiscaux et l’uniformisation du système de taxation à l’échelle nationale. Véritable bond dans le futur, « ç’aurait été la Révolution de Napoléon plutôt que celle des Droits de l’Homme, l’égalité sans liberté, là où les Français ont pourtant abouti après avoir pataugé dans des rivières de sang » (p. VII). Énoncée ainsi dès la préface de l’ouvrage, la thèse de

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l’auteur suggère implicitement la viabilité de l’Ancien régime à la fin des années 1780 et par conséquent le caractère contingent, voire accidentel, de la Révolution française, thème cher à l’école critique.

3 Cette prise de position amène l’auteur à devoir expliquer l’échec de Calonne sans évoquer le caractère moribond de la société d’Ancien Régime, ce qui oriente le récit vers la description des rivalités personnelles et des factions s’opposant à Versailles. Dans les deux premiers chapitres, Hardman entreprend la description des camps qui s’affronteront au sein de la première Assemblée. Radical de par son esprit utilitariste plutôt que légitimiste, le programme de réformes élaboré par Calonne mettait l’accent sur l’uniformisation du système fiscal, sans remettre en question les fondements de l’ordre politique. Le défi auquel il faisait face était dès lors de former une assemblée composée d’hommes suffisamment compétents pour être reconnue par le public, tout en étant conciliante envers le pouvoir monarchique. Deux priorités irréconciliables selon Hardman, qui contrairement à Jean Egret constate l’échec du contrôleur général des Finances de former une assemblée aisément manipulable : des 144 notables convoqués à Versailles, seuls 27 d’entre eux sont identifiés par l’auteur comme des alliés directs de Calonne. Le cœur de l’ouvrage est ensuite consacré aux débats concernant les éléments-clés du programme de réforme, notamment la mise sur pied d’assemblées provinciales et d’une taxe basée sur la valeur des propriétés terriennes. Pour Hardman, l’opposition des notables à ces différentes mesures n’était pas fondée sur le refus d’une répartition plus égale du fardeau fiscal mais plutôt sur l’accroissement du pouvoir royal à travers la suppression des différents privilèges régionaux. D’un côté comme de l’autre, souligne Hardman, on se trouvait dans une impasse : « alors que les Notables craignaient que le système de pays d’élections soit étendu aux pays d’états, la monarchie elle redoutait une extension du système de pays d’états aux pays d’élections » (p. 142). En dernière analyse, c’est ce blocage qui détermina l’échec de Calonne et de son programme : « on ne fit rien de rien, car le Roi n’était pas disposé à sacrifier son pouvoir absolu et parce que, n’en déplaise à Gruder, les Notables n’étaient pas prêts à sacrifier leurs privilèges, même pour une fraction de ce pouvoir » (p. 284).

4 À la lumière des conclusions de l’auteur, il y a lieu de se demander si, comme il l’affirme dans sa préface, l’Assemblée des notables était véritablement en mesure de résoudre les problèmes auxquels la monarchie était confrontée à la fin de l’Ancien Régime, et ainsi d’éviter à la France les malheurs de l’expérience révolutionnaire. Après tout, les réformes proposées puis rejetées lors de l’Assemblée étaient condamnées à se heurter à l’incapacité du pouvoir absolu de concilier fiscalité moderne et représentation politique, ce qui demeura le cœur du problème jusqu’à sa dissolution. Au final, on trouvera dans Overture to Revolution un récit extrêmement détaillé et d’une grande érudition, parfois même au détriment de la clarté du propos, mais qui démontre bien plus l’inefficacité des mécanismes de réforme à la fin de l’Ancien Régime que le potentiel modernisateur de l’Assemblée des notables.

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Paris et Londres en miroir, extraits du Babillard de Jean-Jacques Rutlidge

Jean-Pierre Gross

RÉFÉRENCE

Paris et Londres en miroir, extraits du Babillard de Jean-Jacques Rutlidge, présentation et notes de Raymonde MONNIER, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint- Étienne, 2010, 153 p., ISBN 978-2-86272-544-4, 15 €.

1 Raymonde Monnier nous livre ici des extraits du Babillard de Jean-Jacques Rutlidge, sous forme de lettres fictives adressées au journal par un Français en voyage à Londres et un Anglais en voyage à Paris. Précisons d’emblée que ces lettres ont été publiées par l’auteur de mai 1778 à février 1779, soit dix ans avant la Révolution. Écrivain français installé à Paris, descendant d’une famille irlandaise catholique immigrée en France après le renversement des Stuart, Jean-Jacques Rutlidge (1742-1794) deviendra bientôt un journaliste engagé et militant, partisan de réformes radicales, et participera au premier moment républicain qui s’exprime en 1790-1791. Raymonde Monnier nous a déjà fait connaître son itinéraire politique dans le Paris révolutionnaire, ainsi que l’évolution de sa pensée sociale, dans la revue French Historical Studies (2003), puis dans son ouvrage Républicanisme, patriotisme et Révolution française (2005). Elle en résume ici, dans une longue introduction, les étapes les plus marquantes.

2 Calqué en grande partie sur le Tatler et le Spectator de Joseph Addison et Richard Steele, source d’inspiration du Tableau de Paris de son ami Sébastien Mercier, l’échange épistolaire conçu par Rutlidge compose un tableau vivant et contrasté des mœurs et usages des deux capitales à la fin des années 1770. Échelonné sur une dizaine de mois, il traite des amusements et des désagréments d’un voyage en diligence entre Paris et Calais et Londres et Douvres, des travers d’un peuple français attaché à ses souverains, qui tient un discours uniforme et subit la tyrannie de la mode, et d’un peuple anglais mû par l’intérêt et l’amour de soi, mais qui a reçu le souffle de la liberté et se targue d’excentricité. L’amour de la liberté se rencontre surtout dans les clubs où se

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manifestent la convivialité masculine, le libertinage et la dissipation du beau monde londonien, ainsi que dans les tavernes où, toutes classes confondues, chacun se sent chez soi et ne reconnaît ni gêne ni contrainte.

3 Outre quelques portraits tracés avec la verve de La Bruyère, les correspondants se régalent d’une dissertation sur la langue et la littérature anglaise, où dominent les maîtres incontestés que sont Milton et Pope. Ainsi, entre les mains de tels génies, la souplesse du vers blanc anglais a pu engendrer la magie du Paradis perdu, tandis que la traduction de l’Iliade en couplets héroïques a permis d’atteindre le sommet du classicisme, dépassant en beauté l’original. On passe tout naturellement à une critique comparée du théâtre à Londres et à Paris. Sur le thème de la jalousie, on met en regard l’Othello de Shakespeare et la Zaïre de Voltaire. Les réflexions sur la scène parisienne se bornent essentiellement à une mise en cause du marivaudage omniprésent, même chez Beaumarchais, dont le Barbier de Séville, monté en 1775, fait l’objet d’une appréciation mitigée. Le drame bourgeois est dénigré sous la rubrique du comique larmoyant, symptôme de la décadence des mœurs théâtrales françaises. Raymonde Monnier nous accompagne dans ce labyrinthe culturel et littéraire avec des notes précises et éclairantes.

4 Ce n’est qu’accessoirement que Rutlidge aborde, dans ce recueil, le thème du discours politique anglais, chez William Pitt père, et Lord North, maîtres d’une éloquence publique encore inconnue en France, l’art de parler et de persuader, et le talent d’insinuer, qui caractérisent les débats des deux chambres. Tandis qu’en France le public n’a que le choix entre les grands orateurs du barreau, tels Cochin, Le Normand et Linguet, et les prédicateurs qui se complaisent dans les oraisons funèbres. Si seulement ces rhéteurs se pénétraient du caractère essentiel de leur ministère, au lieu de céder aux petitesses de l’ambition et de la vanité, la France connaîtrait une éloquence digne de Démosthène et de Cicéron, mais pour cela il faudrait que la soif du bien public se substituât au fanatisme. Or c’est précisément sous ce rapport que l’Angleterre excelle : dans la huitième lettre du voyageur français à Londres, qui constitue le dernier extrait du recueil, Rutlidge en vante la supériorité. Sous l’influence de la liberté civile dont ils jouissent depuis l’expulsion de Jacques II, de la liberté indéfinie de la presse et du pouvoir de s’exprimer sans contrainte, les Anglais, même ceux des classes inférieures, ont acquis l’habitude de se comporter en citoyens. Phénomène inconnu en France, où un despote orgueilleux est séparé de la masse de ses sujets par la barrière des lâches courtisans. Plus un peuple a le droit de parler et d’être écouté, souligne l’auteur, moins il sera emporté et séditieux. Telle est « la cause efficiente de l’amour de l’ordre », qui aboutit à « la police naturelle de la société ». Ainsi, la justice anglaise peut s’exercer sereinement, comme le prouvent les cas contraires des deux amiraux, Byng et Keppel, jugés par leurs Pairs, le premier condamné à mort en 1757, le second renvoyé absous en 1778, sentences approuvées par la Nation tout entière.

5 Réflexion politique significative qui annonce, de manière embryonnaire, la contribution de Rutlidge au débat sur la liberté et l’égalité sous la Révolution. Dans son introduction, Raymonde Monnier analyse finement la genèse de cette pensée radicale qui s’inspire de l’Esprit des lois de Montesquieu et du républicanisme anglais. Rutlidge fera connaître en France les théories de James Harrington. Partisan de la liberté du commerce, il s’oppose néanmoins au capitalisme libéral et au monopole, et rédige pour Necker un projet de législation des subsistances où les greniers d’abondance agissent

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comme mécanisme de péréquation. Il sera chargé de défendre la cause des boulangers de la capitale contre le monopole exercé par la Compagnie Leleu. Dans son nouveau journal Le Creuset, « ouvrage politique et critique » qu’il lance en 1791 pour passer au crible les travaux de l’Assemblée nationale, Rutlidge propose une théorie du gouvernement civil inspirée de l’Oceana d’Harrington et de la pensée républicaine de Milton. Membre actif du club des Cordeliers, il avance la notion d’une répartition humaine et juste des propriétés sur la base d’une loi agraire, du partage égal des héritages et de l’institution d’un impôt progressif.

6 Certes, l’idéal politique qui s’exprime ainsi, conjuguant égalité et liberté républicaine dans la recherche du bien commun, est encore à l’état d’ébauche dans les aimables entretiens qui caractérisent les extraits du Babillard publiés ici. Ces Lettres de voyage nous donnent néanmoins un premier aperçu du parcours d’un penseur dont nous commençons à apprécier toute l’originalité. Espérons que Raymonde Monnier trouvera l’occasion de nous présenter des écrits complémentaires, de l’époque de sa maturité, qui nous permettent de mieux appréhender tous les aspects de sa doctrine républicaine.

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Erwan SOMMERER, Sieyès. Le révolutionnaire et le conservateur

Jacques Guilhaumou

RÉFÉRENCE

Erwan SOMMERER, Sieyès. Le révolutionnaire et le conservateur, Paris, Michalon, 2011, 115 p., ISBN 978-2-84186-559-8, 10 €.

1 Erwan Sommerer, chercheur en sciences politiques et co-responsable du Groupe d’études sieyèsiennes à l’Université de Paris I, nous propose un ouvrage, certes de petite longueur, mais particulièrement dense et novateur sur les aspects à la fois les plus connus et les plus complexes de la nouvelle « science politique » proposée par Sieyès dès 1789. À ce titre, il reprend le corpus des textes imprimés mais il interroge aussi les textes politiques manuscrits récemment édités par Christine Fauré chez Champion, et encore peu commentés.

2 Après une rapide présentation du parcours politique de Sieyès, Erwan Sommerer met d’abord en évidence que « l’œuvre de l’abbé est en prise permanente avec la question de la transition entre la pensée et l’action, ou, en d’autres termes, entre la découverte conjointe du meilleur régime et des moyens de le réaliser » (page 12). C’est là où apparaît la notion centrale d’« art social », en tant que science de la société et du pouvoir, science politique donc. « Art social » signifie aussi science de la rupture avec le présent, « science de ce qui doit être » et non « science de ce qui est ».

3 Une telle subversion de l’être, – l’ordre positif d’Ancien Régime –, par ce qui doit être, un nouvel ordre constitutionnel révolutionnaire, prend appui sur un concept particulièrement stable dans l’œuvre de Sieyès, celui de nation. Erwan Sommerer propose de l’aborder, d’un texte de Sieyès à l’autre, sous l’angle de la notion de communauté morale, au plus proche du contrat social. Adoptant un point de vue à la fois rationaliste et nominaliste, Sieyès énonce les conditions d’identification de l’individu au corps politique d’abord sur la base d’un préconstruit naturel, l’association

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en tant que réunion des individus au sein d’une même communauté. Puis il est question d’un préréquisit, la qualité ontologique de l’individu, ce qui suppose la prééminence de tout individu sur le collectif, donc la préservation avant tout de l’intérêt personnel. Le mode d’action lié à de telles conditions de la science politique n’est autre que le contrat social, en tant qu’il concrétise la réunion des volontés individuelles, l’engagement mutuel des intérêts communs, avec pour but la réalisation des intérêts personnels. La nation apparaît alors sous une double modalité, morale et instrumentale.

4 C’est là où Erwan Sommerer propose de considérer la Nation chez Sieyès comme une communauté morale pour désigner l’accord initial des individus, une sorte de substrat moral qui précède l’État, réduit à un instrument au service de l’association. Sieyès se retrouve ainsi au plus loin d’une conception de l’État comme artifice politique au sens de Hobbes.

5 De fait, du De Cive (Le Citoyen), publié en 1642, au Leviathan (1651), Hobbes préconise une « science des vertus » sous la forme d’un art politique qui procède d’une force rhétorique apte à entraîner le citoyen dans une attitude active au regard des vertus dont l’objectif est de lui faire abandonner ses intérêts personnels face à la nécessité d’une communauté des croyances. Ainsi un programme d’actions vertueux permet d’accéder à « la science des vertus », alors même que la « science politique » du législateur promeut l’artifice de la politique avec l’État figuré par le Léviathan. Si la figure du législateur se profile autant chez Hobbes que chez Sieyès, tout autre est, chez Sieyès, le lien de la morale à l’État qu’elle établit. Il ne s’agit point de création politique mais de médiation et de représentation des valeurs naturelles par le seul fait de la reconnaissance du pacte social. La distance représentative entre gouvernants et gouvernés, la distance tout court entre citoyens actifs et citoyens passifs exprime, par un apparent paradoxe, une proximité morale, l’instrument politique étant au service d’une communauté des intérêts individuels et des valeurs communes. Une telle instrumentalisation de la politique suppose « un faire faire », et non un « laisser faire », un corps d’élite investi rationnellement, donc apte, compétent à assurer, dans la division des tâches, le gouvernement des hommes et des choses. Nous sommes certes bien loin d’un régime démocratique, le lien représentatif s’inscrivant, de manière conservatoire, dans la logique rationnelle d’un droit naturel restreint aux limites d’un intérêt commun conçu comme le dénominateur commun et minimal entre les intérêts personnels à sauvegarder.

6 Le libéralisme de Sieyès repose donc bien sur l’existence d’une communauté préalable à la fois rationnelle et morale, une sorte de transcendance naturelle, en résumé « une communauté morale pré-institutionnelle fondée par le contrat social, et en position de surplomb par rapport à la forme de l’état » (page 80) précise de nouveau Erwan Sommerer. C’est pourquoi les institutions, totalement instrumentalisées, sont exclues du pouvoir constituant. Nous sommes donc aux antipodes d’une conception des institutions civiles présidant à l’esprit social, en tant que conditions de l’existence du contrat social, telle qu’elle a été pensée, puis mise en œuvre de Rousseau aux Jacobins. Seule la Nation détient le pouvoir constituant, ce qui situe le pouvoir constituant hors de toute illimitation et de toute législation : il n’est que l’expression de l’extériorité critique de la Nation à l’ordre positif ; il n’intervient que dans des moments constitutionnels précis, et jamais de façon permanente, à l’exemple de la révolution permanente récusée par Sieyès.

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7 Cet ouvrage remet ainsi particulièrement bien au centre du débat la question de la nature du libéralisme de Sieyès. À notre avis, il tend à prouver qu’il ne s’agit ni d’un libéralisme politique, ni d’un libéralisme économique. Alors comment le qualifier ? Telle est la difficulté majeure de la présente réflexion, nous semble-t-il.

8 Erwan Sommerer explore, en ce sens, à la fin de l’ouvrage, le parcours « post- révolutionnaire » de l’an III à l’an VIII de la pensée politico-constitutionnelle de Sieyès, son mouvement propre et ses contradictions visibles. Il montre que sa doctrine politique ne cesse de renforcer ses prémisses libérales tout en accentuant son caractère anti-démocratique, son conservatisme donc, ce qui a été également souligné par d’autres commentateurs. Mais reste encore une fois à préciser ce qu’il en est de cette persistance d’une logique libérale de nature révolutionnaire.

9 Bien sûr, il s’agit de maintenir un substrat moral, initialement présent sous la marque du contrat social, mais au sein d’un mouvement d’épuisement progressif de la critique de l’ordre positif. Le devoir être du pouvoir constituant doit épuiser les possibles et non les ouvrir en permanence. On ne peut donc pas parler d’un libéralisme constituant ou d’un libéralisme critique, qui maintiendrait la nation en position d’extériorité de façon permanente, ce qui restreint encore d’autant la désignation d’un tel libéralisme. Ainsi, soit Sieyès demeure une relative énigme en matière de libéralisme, soit sa doctrine est tout à fait transparente dans le contexte dominant actuel du « faire faire » d’un libéralisme expert, donc profondément élitiste. Optons pour la première solution pour laisser au chercheur, comme le fait si bien Erwan Sommerer, le soin d’en débattre sur la base d’une (re)lecture conjointe des textes imprimés et manuscrits.

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Alexandre TCHOUDINOV, Æèëüáåð Ðîìì è Ïàâåë Ñòðîãàíîâ. Èñòîðèÿ íåîáû÷íîãî ñîþçà [Gilbert Romme et Pavel Stroganov. Histoire d’une alliance extraordinaire]

Varoujean Poghosyan

RÉFÉRENCE

Alexandre TCHOUDINOV, Æèëüáåð Ðîìì è Ïàâåë Ñòðîãàíîâ. Èñòîðèÿ íåîáû÷íîãî ñîþçà [Gilbert Romme et Pavel Stroganov. Histoire d’une alliance extraordinaire], Moscou, Nouvel aperçu littéraire, 2010, 336 p.

1 L’activité révolutionnaire de Gilbert Romme, l’un des « derniers Montagnards », a été étudiée en détail. Nous ne possédons cependant que peu d’études sur sa carrière prérévolutionnaire, même si la publication en cours de sa correspondance et de ses notes scientifiques nous la rendent peu à peu plus familière (Anne-Marie Bourdin, Jean Ehrard, Hélène Rol-Tanguy (dir.), Presses universitaires Blaise et Pascal). Il est vrai que ses archives ont été dispersées dans différents pays, la majeure partie de celles-ci se trouvant en ex-URSS ; cette circonstance a énormément retardé leur accès aux chercheurs occidentaux.

2 Le récent livre d’Alexandre Tchoudinov, rédacteur en chef de l’Annuaire d’études françaises, publié dans la série Historia Rossica, est consacré à l’étude approfondie de la vie et de l’activité de Romme à travers ses relations, de 1779 à 1791, avec Pavel Stroganoff, son élève, connu sous le nom de « prince russe ». Peu d’auteurs ont jusqu’ici étudié ces relations, principalement dans des études biographiques de Romme (M. de Vissac, A. Galante Garrone) ou de Stroganoff (Nikolaï Mikhaïlovitch Romanov, le grand

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duc, V. Daline et d’autres). Le livre d’Alexandre Tchoudinov, dont la base documentaire est impressionnante, est cette fois rédigé d’après de nombreux documents inédits tirés des Archives d’État russes, des Archives des Affaires étrangères de la France, de Musco del Risorgimento di Milano et d’autres collections, mais aussi de sources imprimées, qui concernent surtout la correspondance de Romme récemment publiée. L’auteur n’oublie pas de rendre hommage à tous ceux qui ont précédemment étudié les relations de Romme et Stroganov, d’autant plus que beaucoup de documents utilisés par M. de Vissac, comme il le note, ne sont plus accessibles.

3 Chez Alexandre Tchoudinov, l’étude de l’activité de Romme avant son entrée au service d’Alexandre Stroganoff, père de Pavel, se distingue par sa complexité et n’hésite pas à entrer en débat avec quelques-uns de ses prédécesseurs. Ainsi réfute-t-il l’opinion d’A. Galante Garrone à propos de l’universalité de la diffusion des idées des Lumières en France lors de la jeunesse de Romme et de l’influence que celles-ci auraient laissée sur lui. Contrairement à l’historien italien, il est convaincu que l’entourage de Romme, à Riom, sa ville natale, était loin des idées des Lumières (p. 74).

4 De 1774 à 1779, la vie de Romme s’est déroulée à Paris ; l’homme avait alors l’intention d’entrer, comme l’affirme Tchoudinov, dans la « république des sciences ». L’auteur présente les relations que Romme y entretenait avec nombre d’éminents scientifiques, sans l’aide desquels il aurait été impossible de réaliser un tel projet. Romme s’intéressait surtout à la médecine, car, d’après l’auteur, il n’aurait pas disposé des pré- requis dans le domaine des mathématiques. Cependant, il n’a réussi dans aucun de ces domaines. En constatant qu’il n’était qu’un amateur et rien de plus (p. 132), Tchoudinov croit en même temps que son échec s’explique également par l’absence de protection ; personne ne l’a aidé sur ce chemin épineux qui l’aurait conduit vers la « république des sciences ».

5 Or, grâce à ses relations avec A. Golovkine, comte russe habitant à Paris, dont il avait fait la connaissance en 1774, la carrière de Romme a cependant pris une tournure favorable : en 1779, A. Stroganoff, l’un des aristocrates les plus riches de la Russie, lui a proposé de devenir le gouverneur de son fils Pavel. Dès ce moment commence l’une des « pages les moins étudiées de sa biographie » (p. 130). Pour l’auteur, la confiance de Stroganoff envers Romme s’explique par leur commune appartenance à la maçonnerie (p. 135).

6 Romme était-il un espion français en Russie ? Tchoudinov a découvert dans les Archives des Affaires étrangères de la France deux documents de Romme (Observations sur le Militaire de Russie en 1780 et État des Troupes de Russie), rédigés tout de suite après son arrivée en Russie. Les dates de leur rédaction, leur envoi au ministère des Affaires étrangères de la France ainsi que leur analyse permettent à Alexandre Tchoudinov d’étayer l’hypothèse d’une mission secrète en Russie, qui aurait été de fournir au gouvernement d’importants renseignements sur l’état de l’armée russe. En qualifiant le premier des documents cités d’« étude analytique » qui rappelle plutôt une relation d’espion qu’une note de voyage, il s’abstient toutefois, en raison de l’absence de sources, d’évoquer l’identité du probable mandataire. Quant à la visite de Romme en Crimée (1786), l’auteur pense qu’elle a été organisée à l’instigation des diplomates français accrédités en Russie ; à l’appui de cette thèse, il cite un document rédigé par l’un de ces derniers, le chevalier Collinaire, découvert dans les AAE, dans lequel l’état de la région est présenté d’après les renseignements reçus de Romme (p. 203-206). Chercheur convaincu, Alexandre Tchoudinov n’a

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pas renoncé à cette hypothèse, malgré la critique qu’elle a récemment suscitée en Russie de la part de M. Daline et V. Frolov.

7 La majeure partie du livre, cependant, est consacrée aux relations complexes entre Romme et son élève. L’auteur montre bien qu’influencé par Rousseau, Romme était désireux d’élever son protégé d’après ses vues et n’a renoncé à ses principes que dans les premières années de la Révolution. Quant à Pavel, on le retrouve dans le club « Amis des lois » fondé par Romme en 1790, et plus tard au club des Jacobins. Pour les années 1780, c’est par référence aux idées que l’auteur discute leurs différents voyages à travers la Russie, de Saint Pétersbourg à l’Oural, où se trouvaient les possessions de Stroganoff ; à cette occasion, il étudie les notes rédigées par Romme, découvertes dans l’une des archives russes : Voyage de St. Pétersbourg à Moscou (1781), De Nisnei Novgorod à Kasan (1781), Voyage à Vyborg et Imatra (1783). Il met essentiellement en évidence leur valeur dans les domaines des relations sociales et de l’ethnographie (p. 172), et réfute l’avis de Vissac à propos d’une possible visite de Romme en Sibérie. Tout en soulignant le souhait de Romme d’élever son élève dans l’amour de la Russie (p. 163, p. 211), Tchoudinov n’hésite pas à souligner la modeste contribution du maître à l’éducation de son protégé car celle-ci se limitait pour l’essentiel à des entretiens lors de leurs voyages. Romme était étranger à la langue russe, à la Bible et à l’histoire de la Russie, trois domaines autour desquels l’apprentissage de Pavel était concentré à cette époque.

8 Cette lacune a été en partie comblée en 1786-1788, lors de leur séjour en Suisse, étudié dans un chapitre qui est l’un des plus intéressants du livre. Alexandre Tchoudinov y montre, avec beaucoup de finesse, la place de choix que Genève occupait dans la vie scientifique européenne des années 1780 et, par conséquent, qualifie cette expérience suisse comme « la plus importante » – et la moins étudiée – de l’éducation du jeune Stroganoff. L’auteur y étudie minutieusement les rencontres avec beaucoup d’éminents savants de l’époque : l’historien J. Vernet, le chimiste P. F. Tingry, le physicien M. A. Pictet, le physicien ou l’astronome J. A. Mallet, dont Stroganoff est devenu l’élève.

9 La Révolution française a brusquement modifié l’activité de Romme et elle a laissé une empreinte ineffaçable sur le développement ultérieur de sa carrière, ainsi que sur celle de son élève, dont le déroulement est également étudié par Alexandre Tchoudinov. Le mouvement révolutionnaire a incité l’un et l’autre à s’intéresser à la politique, dont ils étaient très loin auparavant ; c’est pour cette raison, comme le croit l’auteur, qu’ils se sont installés dès le début des événements à Versailles et sont revenus ensuite à Paris. C’est à partir des lettres de Stroganoff que l’auteur analyse l’accroissement progressif de leur intérêt pour la vie politique, notant à la fois la proximité et les dissemblances de leurs positions : si Romme était entièrement animé de l’esprit révolutionnaire, son élève préférait ainsi la voie de l’évolution progressive (p. 272). Il est donc naturel, que ce dernier n’ait pris qu’une part passive dans les discussions du club des « Amis des lois » ; de même, selon l’auteur, l’adhésion de Stroganoff au club des Jacobins n’a qu’une « importance symbolique » et il serait erroné de le considérer comme le « premier Jacobin russe », pour reprendre l’expression de V. Daline, car en dépit de sa sympathie pour les idées de la Révolution, il n’est demeuré que son spectateur (p. 300).

10 Les relations de Romme avec son élève ne sont définitivement rompues qu’en 1790, quand Stroganoff l’aîné, respectueux de la politique de Catherine II, a demandé à son fils de quitter la France révolutionnaire. Après cette date, Romme devient pleinement révolutionnaire ; quant à son ancien élève, il suit une voie qui n’a pu que décevoir celui qui avait voulu en faire un « nouvel Émile ». Ami d’Alexandre Ier, il est devenu au début

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du XIXe siècle l’un des hommes politiques russes les plus distingués, preuve sans doute de l’influence réelle de Romme sur sa formation. Celle-ci, cependant, est analysée de manière paradoxale par l’auteur ; pour Alexandre Tchoudinov, l’expérience révolutionnaire de Stroganoff l’aurait finalement convaincu du danger de réformes ambitieuses et l’aurait conduit à éprouver une profonde aversion envers les perturbations sociales (p. 328). Très riche d’apports nouveaux, le livre d’Alexandre Tchoudinov est d’autant plus agréable à lire que l’auteur n’entend pas imposer ses convictions, la plupart de ses conclusions prenant la forme d’hypothèses. Le livre a été récemment couronné du Prix Anatole Leroy-Beaulieu par l’Ambassade de la République Française en Russie, comme le meilleur parmi les études sur la France, publié en russe en 2010.

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Rémi DALISSON, Célébrer la nation. Les fêtes nationales en France de 1789 à nos jours

Franck Laidié

RÉFÉRENCE

Rémi DALISSON, Célébrer la nation. Les fêtes nationales en France de 1789 à nos jours, Paris, Nouveau monde éditions, 2009, 453 p., ISBN 978-2-84736-324-1, 24 €.

1 Avec son nouvel ouvrage Célébrer la nation. Les fêtes nationales en France de 1789 à nos jours, Rémi Dalisson vient combler un vide historiographique. En effet, si la fête nationale a déjà fait l’objet de travaux remarquables sur des périodes plus ciblées, aucune étude d’une telle ampleur chronologique n’a été jusqu’alors réalisée.

2 Il convient bien évidemment de saluer ici l’ambition de Rémi Dalisson. Cette ambition se justifie pleinement au regard de l’acuité des interrogations actuelles sur l’identité nationale, sur les questions mémorielles, sur les exploitations politiques qui en sont faites et le travail de l’historien. L’auteur reprend ici des thématiques de recherches qui lui sont chères et qui ont donné lieu déjà à deux publications : Les trois couleurs, Marianne et l’empereur : fêtes libérales et politiques symboliques en France, 1815-1870 (Paris, La Boutique de l’histoire, 2004) ainsi que Les fêtes du maréchal : propagande festive et imaginaire dans la France de Vichy (Paris, Tallandier, 2008). En élargissant le champ chronologique de ses études aux fêtes nationales sur le long terme, l’auteur veut appréhender cette « culture de la fête », spécificité française qui a « pu à la fois souder le pays autour de ses dirigeants, incarner la nation, être objet de contestation, et en définitive, servir de repère identitaire aux Français ». Il s’agit par-delà l’ensemble des régimes qui se succèdent depuis 1789 jusqu’à la cinquième République de rechercher nouveautés, continuités et ruptures qui vont accompagner l’évolution des célébrations nationales.

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3 L’ouvrage de Rémi Dalisson s’organise en six chapitres successifs – Des fêtes civiques de la Révolution au culte personnel de « Napoléon le Grand » (1789-1814) ; L’impossible restauration culturelle et la matrice des fêtes du « roi des Français » (1814-1848) ; L’ébauche du culte de Marianne et le syncrétisme des fêtes du second Empire ; Le 14 juillet et ses petites sœurs : âge d’or et mutation de la fête républicaine moderne (1870-1940) ; Philippe contre Marianne : Les fêtes vichystes ou la fausse rupture (l940-1944) ; La fête républicaine en miettes : de l’illusion de la Libération aux querelles mémorielles (1944 à nos jours). Cette construction qui, d’une façon chronologique, pose la question de la fête nationale, rend bien compte de ses évolutions et ses permanences. Elle facilite la démonstration de l’auteur et renforce le plaisir de la lecture. L’on peut cependant regretter le traitement trop rapide réservé à la fête révolutionnaire. L’auteur lui-même rappelle à de nombreuses reprises ses caractères spécifiques, didactique, pédagogique, qui contrastent avec les célébrations des régimes suivants. La régénération et la formation d’un homme nouveau dans un régime nouveau méritent sans doute un traitement particulier ou pour le moins de faire davantage ressortir les ruptures qui s’imposent à la fin de la décennie révolutionnaire, au-delà d’un nombre finalement limité d’héritages républicains. Le foisonnement inégalé des débats révolutionnaires sur les fêtes, notamment dans les projets d’éducation nationale et d’instruction publique, est également trop négligé. D’autant que ce modèle révolutionnaire reste pour les étapes suivantes l’exemple ou le contre-exemple.

4 Quelques imprécisions viennent troubler le lecteur pour cette période essentielle et fondatrice. Il est surprenant d’évoquer les propos du préfet de Bourges lors de la fête du 10 août 1793 ou le rapport du préfet de Seine-et-Oise à propos de la fête de la souveraineté du peuple de 1798, alors que l’institution de la préfecture résulte de la grande loi du 28 pluviôse an VIII. Plus grave peut-être, toujours pour la période révolutionnaire, l’auteur se contente de renvoyer pour les fêtes provinciales aux seuls travaux de Michel Vovelle et « plus généralement [de] voir les articles consacrés au sujet dans les Annales historiques de la Révolution Française » sans autres précisions. On peut s’étonner de ne pas trouver dans l’appareil critique, au-delà des références incontournables et classiques mais déjà anciennes sur la fête révolutionnaire, un certain nombre de travaux plus récents. Certains de ces ouvrages, collectifs, mériteraient sans aucun doute d’être utilisés par l’auteur. Ils permettent en effet d’accéder à « cette littérature grise » hélas trop souvent destinée à demeurer oubliée, que constituent les mémoires de maîtrise et de master retravaillés dans ces communications. D’autres disciplines, dont l’histoire du droit, se sont saisies de la question des fêtes révolutionnaires et sont venues compléter l’historiographie festive révolutionnaire. Cela aurait pu être intéressant, sur le fond, par exemple pour comprendre la fête des époux ; ce n’est pas d’un « attachement à la morale la plus traditionnelle » dont il est question alors. Il s’agit de faire passer dans les populations les modifications substantielles apportées au mariage devenu un contrat civil laïcisé par la loi du 20 septembre 1792. Le mariage est le symbole de la liberté individuelle mais aussi l’acte fondateur du nouvel ordre social et moral né de la Révolution.

5 Tout au long de l’ouvrage, pour l’ensemble des périodes étudiées, quelques difficultés méthodologiques sont à évoquer. Trop souvent les références des sources sont absentes quand l’auteur évoque certains discours, célébrations ou rapports préfectoraux. Parallèlement, il est dommageable aux démonstrations de l’auteur qu’à aucun moment le lecteur ne soit informé de la réalité du corpus des sources – visiblement très riche

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pourtant – utilisées par Rémi Dalisson et de la façon dont elles ont été exploitées. Que vaut un pourcentage de célébrations, d’incidents, de non-célébrations si l’on ne sait pas comment il est calculé, si l’on ne sait pas à quelle réalité géographique, territoriale et humaine il se rapporte ? Le lecteur reste ici livré à lui-même. Enfin, l’annonce du préfacier d’« une rencontre de la fête dans toute sa richesse et sa diversité territoriales dans les petites et grandes villes de province jusqu’aux coins les plus reculés de l’hexagone » reste sans effet. On espère, on attend et pourtant jamais vraiment on ne rencontre cette fête célébrée au plus près des Français. Ces célébrations sont pourtant précieuses et irremplaçables même si certains auteurs ont pu quelquefois considérer leurs relations dans les sources comme désincarnées. On ne peut donc que regretter ce parti pris de l’auteur de négliger l’échelle locale indispensable pour mieux appréhender cette « sociabilité locale » que lui-même évoque.

6 Au-delà de ces réflexions critiques et de ces réserves méthodologiques, on ne peut que se féliciter de l’ouvrage de Rémi Dalisson, qui projette la fête nationale sur le temps long. Cette étude est désormais un instrument préalable, incontournable, pour toute personne désirant s’intéresser à la question de la fête nationale. On y retrouve jusque dans les annexes une foule d’informations précieuses sur cette « culture de la fête », qu’aucun régime depuis 1789 n’a jamais remise en question.

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Bernard COTTRET et Lauric HENNETON (dir.), Du bon usage des commémorations. Histoire, mémoire et identité, XVIe-XXIe siècle

Rémi Dalisson

RÉFÉRENCE

Bernard COTTRET et Lauric HENNETON (dir.), Du bon usage des commémorations. Histoire, mémoire et identité, XVIe-XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 231 p., ISBN 978-2-7535-1013-5, 16 €.

1 L’ouvrage revient sur les conflits mémoriaux à travers « la commémoration [qui] revêt un caractère obsessionnel permettant de rejouer périodiquement le passé ». Dans la longue durée, il « croise les regards au sein d’une même étude ».

2 La première partie s’attache aux commémorations de la mémoire protestante en France, Allemagne et Angleterre. Pour les Français, les anniversaires de 1572, 1598 et 1685, voire 1787 mettent en exergue un « patriotisme huguenot » au risque de récupérations anachroniques des souffrances particulières. Le cas de la mémoire du pasteur John Fox, à travers The Books of Martyrs, est plus large. La volonté de cultiver le souvenir de protestants suppliciés par Marie Tudor devait « préserver la mémoire des martyrs et enseigner aux générations futures le devoir d’anamnèse » avec exposé des faits et monuments, dans une « intention commémorative évidente ». Préserver ainsi une identité collective par des moyens scénographiques et didactiques fonderait la nation anglaise. Ces commémorations se retrouvent en France avec la célébration de l’édit de Nantes, et en Allemagne avec celle de Luther. Hagiographiques et majoritaires en Allemagne ou progressistes et minoritaires en France, ces deux célébrations de

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groupes identitaires posent le problème de la Nation et de son rapport à l’histoire et à la mémoire.

3 Avec la Virginie, on entre dans l’époque contemporaine sous le signe des Révolutions inspirées par 1789 et des commémorations militantes. C’est la naissance d’un rituel commémoratif politique et civique, qui passe parfois par des sociabilités originales (pique-nique). En faisant de Jamestown et de la Virginie le point central de leur naissance, les États-Unis se sont placés sous l’égide des commémorations européennes, surtout françaises. Mais cette célébration virginienne n’est qu’occasionnelle, pour le bicentenaire de 1807, le tricentenaire et le quatre-centenaire. Elle n’est pas un rituel régulier à même de forger une identité pérenne. Ce n’est pas le cas de la célébration de la Révolution anglaise de 1688 chaque 4-5 novembre, qui marque un tournant dans l’affirmation de l’identité nationale d’Outre Manche, qualifiée de « politico- théologique ». C’est que, depuis 1789, il faut reconsidérer les fondements philosophiques nationaux à l’aune des Lumières (la querelle Burke-Price), et donc la pratique commémorative. Un nouveau langage commémoratif s’impose (les banquets), largement inspiré de la France et de ses systèmes festivo-didactiques. Le vent des remises en causes commémoratives et identitaires souffle alors à mesure que les politiques festives et commémoratives révolutionnaires prennent de l’ampleur (voir François de Neufchâteau). Dans l’espace influencé par la Révolution Française comme les États-Unis, les commémorations classiques sont remises en cause.

4 C’est le cas du 4 juillet que les féministes et les Afro-américains tentèrent de subvertir de l’intérieur en 1852 et 1876. Réintroduire la subversion et de nouveaux principes démocratiques dans les rituels festifs n’était-il pas tout l’enjeu des politiques commémoratives révolutionnaires ? Dès le XIXe siècle, la célébration d’idéaux universalistes ne peut exclure des minorités (sexuelles ou ethniques) du champ national. Les fêtes nationales servent de vecteur à une relecture de l’histoire et intègrent à une communauté nationale fondée sur les Droits de l’Homme, à l’instar des systèmes festifs français de 1790-1795.

5 En ce sens le Bicentenaire fut emblématique. Balançant entre commémoration militante et « moment d’histoire » fédérateur, son poids, et donc celui de la Révolution dans l’habitus national, peut être lu par le prisme du Journal de la Révolution créé par le Monde. Il reflète le poids qu’occupait alors la mémoire révolutionnaire dans une France gouvernée par la gauche qui tentait de rénover les fondamentaux de la mémoire civique de la IIIe République et que « l’Almanach de 1789 » du Journal de la Révolution illustrait. Les débats historiques (repris dans la « Gazette du bicentenaire ») furent rudes, les clivages resurgirent, mais le pays s’empara du Bicentenaire comme l’a montré Patrick Garcia et comme en témoigne la série du Monde. Si Julien Louvrier y regrette l’absence de l’histoire sociale et économique, elle illustre un nouvel âge de la mémoire commémorative révolutionnaire, celui de la mise en exergue (sacralisation ?) des Droits de l’Homme, ce « plus petit dénominateur commun à tous les commémorateurs » mixé à la sauce globalisée du défilé de Goude. Le souci d’équilibre de la série, ni « Furetolâtre, ni Sorbonnarde » et l’intrusion du culturel dans le champ de la vulgate commémorative peuvent être pris comme le symptôme d’un affadissement de la mémoire révolutionnaire, une volonté de gommer les clivages sociaux et idéologiques, qui annonce l’ère aujourd’hui advenue du « révolutionnairement correct ».

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6 On retrouve ces enjeux dans la commémoration de la « Grande Révolution française » en RDA. Objet d’étude, notamment à l’Université de Leipzig, la Révolution Française et ses historiens marxistes ou « classiques » (Soboul, Vovelle) est consensuelle dans un pays en quête de légitimité. Modèle de révolution bourgeoise, histoire téléologique officielle, elle doit légitimer la RDA qui en serait l’accomplissement social et politique (valorisation/célébration de la période jacobine de 1793-94) et national (la « commémoration de la commémoration » de 1889, date de la création de la IIe Internationale). Et ce d’autant que 1989 est l’année de deux anniversaires clé pour le régime : le 550e anniversaire de la naissance de T. Müntzer et le 40e de la naissance de la RDA. Ces trois dates permettent de « nationaliser » et « germaniser » la commémoration du bicentenaire à la veille de la chute d’un régime qui a besoin de légitimations que les figures des grands historiens de la Révolution héritiers de Soboul fournissent à bon compte.

7 La situation actuelle est évoquée par deux dates : 1998, anniversaire du J’accuse de Zola, de l’abolition de l’esclavage, du 400e de l’édit de Nantes et du 80e de l’armistice de 1918, et 2005, anniversaire d’Austerlitz et de la fin de la Seconde Guerre mondiale. S’ajoute la commémoration de la Seconde Guerre mondiale dans le Loiret et celle de Québec de 2008.

8 La confusion entre histoire et mémoire est d’abord symbolisée par la célébration d’Austerlitz. « Échec annoncé », c’est la victoire d’une mémoire communautaire (le collectif DOM et la question de l’esclavage) sur la mémoire napoléonienne folklorisée et ringardisée. L’année 1998 montre les injonctions contradictoires de la mémoire commémorative, tiraillée entre consensus (l’abolition de l’esclavage), dissensus (l’affaire Dreyfus) et réconciliation (les mutins de la Grande Guerre et l’édit de Nantes), sur fond de question européenne et mémoires de groupes. Elle révèle l’illusion de l’unité nationale et la volonté de désidéologiser les questions mémorielles pour imposer une vulgate normative. Ce balancement est celui de la célébration d’Hiroshima qui voit le Japon osciller entre le statut de victime, les non-dits de sa mémoire de guerre et une vocation à devenir une Peace loving Nation bien commode. Le cas est assez similaire avec l’Allemagne, à la seule différence qu’elle a fait un travail de mémoire et d’histoire exemplaire (Vergangenheitsbewältigung). Mais les ambiguïtés subsistent à propos du bombardement de Dresde (Bombenholocaust) et du film La Chute illustrant le poids des mémoires victimaires (le « martyr Berlinois » est-il révisionniste ?). Ce « passé qui ne passe pas » se retrouve chaque 8 mai dans le Loiret tiraillé entre commémoration Johanique, de la victoire alliée et de la Shoah (camps de Pithiviers et Beaune-la- Rolande). La volonté pacificatrice canadienne pour la commémoration de Québec en 2008 illustre alors les vertus de l’histoire rigoureuse pour résoudre ces problèmes de concurrence mémorielle, d’éclatement des récits nationaux résumés par les batailles commémoratives.

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Albert MATHIEZ, La Réaction thermidorienne

Christine Le Bozec

RÉFÉRENCE

Albert MATHIEZ, La Réaction thermidorienne, présentation Yannick BOSC et Florence GAUTHIER, Paris, La Fabrique éditions, 2010, 410 p., ISBN 978-2-35872-012-0, 25 €.

1 La Fabrique éditions vient de rééditer La Réaction thermidorienne d’Albert Mathiez. Cet ouvrage fut publié chez Armand Colin, en 1929, trois années avant que son auteur ne meure, devant ses étudiants pendant le cours qu’il dispensait, le 25 février 1932, à la Sorbonne dans l’amphithéâtre Michelet. Ce volume fait suite aux trois tomes de La Révolution française (1922, 1924,1927)

2 Ce travail fondateur – il a aujourd’hui plus de 80 ans – est divisé en 12 chapitres, consacrés à 12 séquences qui constituent un parcours canonique des travaux sur la Convention thermidorienne, pour aller vite, sur l’an III. Cet ouvrage, désormais patrimonial, marque un moment historique et historiographique important quant aux nombreuses pistes qu’il a ouvertes aux générations de chercheurs qui lui ont succédé. Il a joué un réel rôle d’éclaireur.

3 Ces 12 séquences nous conduisent du démantèlement du gouvernement révolutionnaire à Vendémiaire en passant par le procès Carrier, la fermeture du Club des Jacobins, la Jeunesse dorée, le rappel des Girondins, l’amnistie aux Vendéens et aux Chouans, Quiberon, la Terreur blanche, les journées de Germinal et Prairial la rédaction de la Constitution de l’an III, le rôle joué par des « politiques » comme Tallien, Fréron, Babeuf, entre autres. Il y a constamment aller-retour entre les institutions, les hommes et les circonstances, complété par des références aux archives et travaux consultés.

4 Les travaux de Mathiez ont constitué une entreprise de réhabilitation de Robespierre et du jacobinisme. Et là, avec La Réaction thermidorienne, il analyse avant leur effondrement total, en tant que groupe politique, leurs querelles, leurs lâchetés, leurs peurs, leurs

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mesquineries, leurs reniements, leurs contradictions exacerbées par le fait que l’opinion ne les suit plus, ces Jacobins. Elle s’est détournée, déçue, lasse et aussi travaillée par une presse anti-jacobine efficace. Ils sont dépassés, s’entre-déchirent et n’ont plus qu’une préoccupation, non pas sauver la république mais se sauver eux- mêmes. Certains en prennent conscience, d’autres se ressaisissent, mais il est tard, ils ne sont plus très nombreux, représentés par la Crête puis symbolisés par les martyrs de Prairial. Mathiez, devant ce recul, cet affaiblissement puis cette disparition, y voit la hargne vengeresse des Dantonistes. Cela revient en boucle, tout au long des séquences, le retour et la volonté de vengeance de ceux-ci. Pour lui, la réaction thermidorienne signifie d’abord un retour en arrière et ce, avant la mise en place d’une vie politique nouvelle avec éviction des masses, maintien en respect du royalisme et installation d’une future classe politique puis d’une notabilité en devenir. Des élus politiques qui se sauvent, non plus en tant que détenteurs d’une partie de la souveraineté nationale dont ils seraient les représentants et les garants mais des politiciens devenus des professionnels de la politique et dont les intérêts personnels sont communs.

5 Mutatis mutandis, l’analyse faite par Albert Mathiez de ce moment de l’an III nous renvoie un large et troublant écho de notre expérience contemporaine. Il y étudie la primauté des intérêts particuliers, les illusions du libéralisme économique, le règne de la finance, l’étalement provocant des richesses et d’un luxe insolent, la primauté des « amis », la cohésion du groupe dirigeant, l’impunité des coquins, l’appauvrissement généralisé des populations, la perte de confiance dans les dirigeants politiques, le désespoir, et le dégoût caractérisant la population déçue.

6 Quant à la présentation de cette réédition, si l’on considère l’importance de cet ouvrage, l’originalité du travail et les pistes ouvertes, elle peut sembler réductrice. Car faire d’Albert Mathiez d’abord et avant tout le héraut de la lutte antistalinienne, la cible des staliniens, semble un peu court. Un seul exemple, celui des 19 occurrences, « Staline », « stalinisme », « stalinien(ne) » en 37 pages, qui pourrait prêter à confusion et donner le sentiment que son travail s’est résumé à condamner Staline, le stalinisme et les staliniens et à être vilipendé par ces derniers ! Même si Mathiez fut à un moment attaqué pour avoir quitté le Parti communiste Français et accusé d’avoir rejoint le clan social-démocrate, ce n’est guère la ligne directrice de cette étude.

7 Cette insistance, un peu réchauffée, risquerait de masquer ou d’occulter la richesse et le foisonnement d’un ouvrage fondateur que cette réédition met désormais à la portée de tous. Et c’est bien là l’essentiel.

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Corinne LEGOY, L’enthousiasme désenchanté. Éloge du pouvoir sous la Restauration

Bettina Frederking

RÉFÉRENCE

Corinne LEGOY, L’enthousiasme désenchanté. Éloge du pouvoir sous la Restauration, préface d’Alain CORBIN, Paris, Société des études robespierristes, 2010, 252 p. + CD-Rom, ISBN 978-2-908327-70-0, 25 €.

1 L’ouvrage de Corinne Legoy est issu d’une thèse dirigée par Alain Corbin, soutenue en 2004 à l’Université Panthéon-Sorbonne, qui a obtenu le prix Albert Mathiez en 2010. Ce livre témoigne de la revalorisation de la Restauration depuis quelques années, ainsi que de l’acceptation générale d’une longue durée de la Révolution. Il s’insère également dans un courant de travaux récents qui s’intéressent aux formes d’expression et de participation politique accessibles à ceux qui étaient exclus du vote sous le système censitaire (il faut citer notamment, pour l’utilisation politique des cérémonies funéraires et du culte des morts, le livre d’Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), préface d’Alain Corbin, Seyssel, Champ Vallon 2009, et pour la hantise du complot, les rumeurs et l’expression séditieuse, le livre de Gilles Malandain, L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011. La toile de fond de ce livre consacré à l’éloge du pouvoir sous la Restauration est la question qui a hanté tout le XIXe siècle : la gestion de l’héritage révolutionnaire, la hantise des déchirements passés et de ceux à venir, et le désir concomitant d’une stabilité et d’un ordre nouveaux dans une société atomisée par la Révolution.

2 En s’attaquant à ce « continent oublié de la littérature de célébration » (p. 10), à ces quelque 3000 poésies écrites à la gloire des Bourbons entre 1815 et 1830 par près de 600 auteurs, et à la pratique culturelle qu’était l’éloge du pouvoir, Corinne Legoy nous

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montre une France en transition « entre l’Ancien Régime et la modernité post- révolutionnaire » (p. 10). L’historienne démolit avec succès la mauvaise image qu’ont ces textes et les thuriféraires – c’est ainsi qu’elle appelle les auteurs de ces poésies, empruntant à la liturgie catholique le terme qui désigne le clerc chargé de l’encensoir. Alors que les historiens se sont davantage intéressés à l’opposition et à la contestation, délaissant largement les pratiques d’adhésion au pouvoir, Corinne Legoy nous démontre que les jugements moraux sur les auteurs des éloges, considérés comme serviteurs inconstants et hypocrites du pouvoir, sont en grande partie inexacts et hérités eux-mêmes du XIXe siècle, et que leurs textes sont loin d’être indignes d’intérêt.

3 Dans la première partie de son livre, « Le ministère de la gloire », Legoy procède à une analyse prosopographique des auteurs des éloges et à une redéfinition de la fonction, partant de « ce qu’être thuriféraire ne veut plus dire », pour expliquer de quelle manière les thuriféraires ont contribué au mouvement de consécration du poète et à l’établissement de conditions nouvelles du dialogue entre l’écrivain et le pouvoir. Elle constate que dans ce monde d’hommes – seulement 11 femmes parmi 583 auteurs recensés – la grande majorité des auteurs a fait l’expérience de la Révolution (seulement 33 % des auteurs sont nés après 1790). La majorité d’entre eux n’a pas fait d’études supérieures après le collège ou les institutions équivalentes, est née en province mais réside à Paris, et appartient « essentiellement aux capacités en pleine ascension dans la France du premier XIXe siècle » (p. 24), mais il y a également des auteurs « peu-lettrés » d’appartenance très modeste. De nombreux auteurs sont entrés en littérature suite à une rupture de leur carrière sous la Révolution, qui leur a laissé un sentiment d’aigreur. La cartographie de la pratique thuriféraire converge avec celle de l’alphabétisation, celle de la France érudite, mais également avec celle de la France ultra, à l’exception de la Bretagne et de la Vendée, ce qui est dû à une moindre présence de la sociabilité savante.

4 Contrairement aux idées reçues, la production des éloges poétiques n’est pas une production de commande qui serait motivée par le seul intérêt des auteurs. L’influence du pouvoir se limite à susciter l’espoir d’obtenir des pensions, gratifications ou des souscriptions, pourtant accordées seulement à une petite minorité d’auteurs, choisis généralement pour leur notoriété déjà établie, même si les difficultés financières des auteurs et les services déjà rendus peuvent également être pris en compte. Alors que les thuriféraires sont généralement considérés comme des girouettes qui auraient servi successivement tous les régimes, cette image ne correspond qu’à une minorité d’auteurs. La plus grande majorité d’entre eux (87 %) n’a célébré que les Bourbons, souvent à travers un seul texte d’éloge (63 %) (p. 40). Loin de se limiter à la seule célébration, voire à la flatterie, du pouvoir, les poésies d’éloges reflètent les débats politiques de la Restauration, notamment après les Cent-Jours et l’assassinat du duc de Berry. Sous ses dehors conventionnels, l’éloge est une littérature « d’engagement, de contestation et de protestation » (p. 63), proche du libelle et du pamphlet, qui exprime non seulement l’admiration, la joie, l’allégresse et la douleur mais également l’inquiétude, le mécontentement, l’indignation et la révolte, et qui reprend les stratégies discursives utilisées par la Révolution et la Contre-révolution.

5 Dans la deuxième partie du livre, Legoy analyse son corpus sous trois angles : le traitement du temps, la mise en scène et la fonction des émotions, et la morale véhiculée par les éloges. Face à l’angoisse suscitée par la rupture révolutionnaire, les éloges construisent un « temps affectif » et un « temps mythique », où l’actualité

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politique devient une « actualité pathétique » composée de « tableaux émouvants », lue à travers le prisme de l’expérience révolutionnaire, et où la crainte de l’avenir est conjurée par la promesse de la répétition ou du retour d’un présent ou passé glorieux qui prend sa source dans la grandeur historique de la dynastie, garante de la continuité.

6 Les émotions jouent un rôle central dans la parole de gloire : celles des auteurs face aux événements commentés mais également celles du roi et de la famille royale, et celles de tous les Français. La monarchie de la Restauration est une monarchie sensible, où le lien politique entre le roi et les (bons) Français prend la forme d’un lien affectif, alors que la Révolution, Napoléon, l’opposition politique et les « mauvais Français » se caractériseraient par l’absence d’émotion ou par des émotions « perverses ». L’émotion est le ciment qui doit ressouder la nation en tant que communauté affective, mais sert également à démasquer, ostraciser et exclure l’ennemi, à moins qu’il ne soit possible de le convertir. Répondant au défi posé par Bonaparte/Napoléon, les poésies prônent l’image d’un prince sage, homme de paix et de la modération (Louis XVIII) ou « chevalier et chrétien » (Charles X). Hanté par la peur du complot et du « fanatisme » politique, les thuriféraires rêvent d’un monde de soumission harmonieuse à l’autorité du roi dans une société hiérarchique et antidémocratique, mais néanmoins méritocratique. L’éloge du pouvoir participe à l’obsession de reconstruction du premier XIXe siècle et cherche à inculquer que le service du roi et de la patrie est la voie d’honneur non seulement pour la noblesse, mais pour tous les Français, et qu’elle doit aboutir à une société unie.

7 La troisième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la pratique thuriféraire dans cette période « métromaniaque » qu’était le premier XIXe siècle, et au déclin de l’éloge. En effet, la poésie était un moyen apprécié et répandu de commenter l’actualité, et également très présente dans les pratiques de sociabilité. Les œuvres poétiques étaient largement diffusées via les maisons d’édition, les librairies, les auteurs eux- mêmes et les colporteurs ; d’autres vecteurs de diffusion étaient les cabinets de lecture et la presse. La poésie jouait également un rôle important lors des fêtes de souveraineté, avec des lectures et des distributions d’ouvrages, et lors des banquets royalistes de soutien au régime. Legoy constate que la minorité des auteurs qui était liée au pouvoir via des pensions et des places gardait néanmoins sa liberté sur le choix du sujet, les modalités de la célébration et le contenu. En règle générale, le pouvoir restait sourd aux envois d’ouvrages et aux sollicitations des auteurs, refusant de s’attacher leurs services. Par conséquent, les laissés-pour-compte de la poésie vivaient mal ce qu’ils considéraient comme un manque de reconnaissance de la part du pouvoir, d’autant plus que celui-ci était leur seul recours face à un champ littéraire en mouvement où le succès auprès du public prenait toujours plus d’importance.

8 L’âge d’or de la poésie contenait ainsi déjà les germes de son déclin. Le procès des girouettes atteignit non seulement les hommes politiques, mais également des thuriféraires, réduisant la pratique à un geste intéressé ; les critiques du style de l’éloge, les nouvelles règles du champ littéraire et l’émergence d’une nouvelle figure de l’écrivain, indépendant du pouvoir, déconsidéraient également l’éloge qui devait rivaliser avec d’autres formes d’expression face à l’avènement de nouvelles tribunes et à la démocratisation. Legoy conclut à une concomitance entre l’échec du régime et celui de la poésie d’éloge qui ne put survivre aux changements dans les champs littéraire et politique.

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9 Le livre de Corinne Legoy a le grand mérite d’étudier un sujet trop injustement délaissé, et de jeter un regard neuf sur ce que nous imaginions savoir sur la pratique de l’éloge sous la Restauration, qui est en réalité autant une pratique de subversion du pouvoir que sa célébration. Ses analyses détaillées – par exemple sur la représentation de la famille royale et l’utilisation politique des émotions – complètent des travaux récents, ce qui aurait pu être mentionné (pour ces deux domaines, voir par exemple l’article de Jo B. Margadant, « The duchesse de Berry and royalist political culture in postrevolutionary France », History Workshop Journal (Oxford), no 43, 1997, p. 23-52, qui analyse notamment des sources iconographiques, et le livre de Natalie Scholz, Die imaginierte Restauration. Repräsentationen der Monarchie im Frankreich Ludwigs XVIII, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, qui analyse également un corpus de poèmes, et son article « La monarchie sentimentale : un remède aux crises politiques de la Restauration ? », dans Natalie Scholz, Christina Schröer (dir.), Représentation et pouvoir. La politique symbolique en France (1789-1830), Rennes, PUR, 2007, p. 185-198). Reste à exprimer quelques regrets. En excluant de son corpus – certes déjà très volumineux – les textes de 1814, Legoy se prive de la possibilité d’évaluer l’impact des Cent-Jours, et sur le parcours et la pratique thuriféraires, et sur l’image royale et les revendications et « morales » prônées par l’éloge. On regrette également la coupure du chapitre de la thèse qui analysait plus en détail de quelle manière les thuriféraires traitaient la Révolution, le régicide, la figure de Napoléon et le retour des Bourbons. Il a été judicieux d’alléger le livre en « expatriant » certaines parties sur le cd-rom annexe, où on trouve, a) le corpus sur lequel se base l’analyse sous forme de répertoire chronologique des éloges manuscrits et imprimés de juin 1815 à juillet 1830 ; b) les notices biographiques des auteurs constituées selon des sources disponibles et donc très inégales, allant du simple nom jusqu’à des notices assez détaillées ; c) le répertoire des poésies classées par ordre alphabétique des auteurs ; d) la bibliographie des autres sources manuscrites et imprimées utilisées – la bibliographie des travaux et l’index des noms propres se trouvant dans le livre. Il est dommage qu’on n’ait pas rajouté au moins un choix de poèmes tiré du corpus analysé. Mais ce livre sera lu avec profit par tous ceux qui s’intéressent à la culture et à la sensibilité particulières de la Restauration, à la manière dont les contemporains firent face à la rupture révolutionnaire, et à l’histoire littéraire du premier XIXe siècle.

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Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollution industrielle. France (1789-1914)

Guy Lemarchand

RÉFÉRENCE

Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollution industrielle. France (1789-1914), Paris, éd. de l’EHESS, 2010, 404 p., IBSN : 978-2-7132-2237-5, 27 €.

1 Suivant le progrès des sciences sociales, la pollution et corrélativement l’environnement sont entrés depuis une vingtaine d’années dans le champ de la discipline historique et la crise actuelle du capitalisme n’a fait que renforcer l’importance de cette thématique. Au XIXe siècle et même jusqu’à 1980, les historiens n’ont pratiquement accordé aucune attention à l’un des principaux facteurs de la pollution, l’industrie, alors qu’ils consacraient des études de plus en plus nombreuses et sophistiquées sur le plan économique à celle-ci. À cet égard ce livre est novateur et d’autant plus utile que l’auteur a conçu le concept de base de façon large. Il s’agit des nuisances portées par l’homme non seulement à la nature végétale, animale et géologique, mais également à la société et particulièrement dans la ville où s’accumule l’activité manufacturière depuis la révolution industrielle des XVIIIe-XIXe siècles. Ne pouvant évidemment tout traiter, Geneviève Massard- Guilbaud a exclu de sa recherche la pollution provoquée par l’organisme urbain lui- même, et Paris pour lequel quelques travaux sont déjà parus, ce qui lui laisse tout de même la vaste province. Elle a dépouillé les dossiers sur les établissements dangereux ou insalubres conservés dans les Archives Départementales, surtout pour Nantes, Clermont-Ferrand et Lyon, les débats parlementaires, les traités et rapports ponctuels scientifiques sur la chimie et l’hygiène publique ainsi que les articles des revues spécialisées comme les Annales des Mines ou la Revue pratique d’hygiène municipale, soit

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plus de 400 titres, outre la bibliographie historique de plus de 600 titres, littérature austère parfaitement maîtrisée.

2 Déjà, en face des nuisances l’Ancien Régime n’était pas resté inerte. Il s’en était même préoccupé plus qu’on ne pourrait le croire, poussé par les plaintes et procès intentés par les riverains des ateliers aux émanations et rejets infects. À la fin du XVIIIe siècle la Société Royale de Médecine s’inquiète des dangers sanitaires suscités par les nouvelles fabrications chimiques. Mais si ponctuellement se multiplient les ordonnances d’intendants et les arrêts de Parlements mobilisés essentiellement sur la question des débris et déjections et celle des fumées, la solution préconisée se limite à l’éloignement de la nuisance à la périphérie de la ville et aucune législation d’ensemble n’est élaborée. La Révolution bouleverse la perspective, et, confirmée et amplifiée par l’Empire, assure en ce domaine le triomphe du libéralisme et des « intérêts ». Toutefois ce libéralisme – entendez la priorité laissée à l’initiative des entrepreneurs – est soutenu et théoriquement encadré par la puissance publique, loin d’être débridé et anarchique.

3 En décembre 1789 il est décidé que les anciens règlements sont maintenus mais placés sous la surveillance des municipalités. Sous le Consulat, avec Chaptal, chimiste, propriétaire d’une fabrique d’acide sulfurique et ministre de l’Intérieur, au nom des avantages pour la nation de la croissance d’une industrie moderne, se noue une alliance tacite entre l’administration centrale soucieuse de réaliser le bon ordre prospère et d’établir une fiscalité fructueuse, les savants désireux de valoriser leurs découvertes et les capitalistes à la recherche d’occasions de profits conséquents, accord dont, j’ajouterai, on retrouve maints exemples jusqu’au XXIe siècle. Le but de cette entente, qui va se prolonger effectivement bien au-delà de 1815, est de réduire l’« intolérable arbitraire » qui freinerait l’essor des nouveautés bienfaisantes. En sortira le décret du 15 octobre 1810 qui règle le problème jusqu’à la première guerre mondiale. Le texte reprend les propositions de l’Académie des Sciences de 1804 et il considère comme nuisances seules les odeurs incommodes ou éventuellement insalubres. Il classe les industries en trois catégories : celles qui doivent être éloignées des habitations et qui sont soumises à autorisation du Conseil d’État, celles qui peuvent être installées librement mais moyennant enquête du maire et accord du préfet, celles qui sont dispensées de toute inspection mais doivent tout de même avoir l’agrément du sous- préfet. Quand un établissement aura rempli positivement les formalités requises, nul ne pourra réclamer son départ sans jugement du Conseil d’État. Donc l’État se montre interventionniste puisqu’il contrôle la validité de la novation, mais son accord vaut protection durable, la justice civile étant déboutée de toutes plaintes de tiers. Le libéralisme n’est pas seulement une idée pure contemplée au fond de la caverne de Platon. Cela d’autant moins que les institutions qui auraient pu et dû surveiller et contrebattre l’influence des entrepreneurs sont largement pénétrées par eux. Le Comité Consultatif des Arts et Manufactures créé en 1791-1806, dont les membres sont nommés par le Chef de l’État, comporte de nombreux chimistes et industriels. Le Conseil d’État mis en place par la constitution de l’an VIII, dont l’auteur aurait pu rappeler le recrutement de juristes et de proches des milieux d’affaires, se fait laxiste et tend à remplacer l’éloignement obligatoire des établissements incriminés par des prescriptions techniques. Les corps des ingénieurs des Mines et des ingénieurs des Ponts, fréquemment consultés par les pouvoirs publics, sont partisans eux-mêmes du développement avant tout de l’industrie. Les maires, responsables par les lois municipales de 1790 et 1837 de la police sanitaire, ne peuvent aller contre l’autorité des

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préfets et sont souvent aussi industrialistes. En face, la Société Royale de Médecine, dissoute en 1794, ne réapparaît qu’en 1820, les Conseils départementaux d’hygiène créés peu à peu dans les grandes villes à partir de 1817, à l’image du Comité de salubrité de Paris institué en 1810, sont peu entendus, leurs avis étant consultatifs et pas toujours sollicités.

4 Le résultat est que les contraintes pesant sur les entreprises sont très limitées et même que, avec la bienveillance de l’administration, elles ne sont pas respectées, nombre d’usines étant bâties et se développant sans avoir demandé l’autorisation nécessaire. Les patrons refusent d’intégrer dans leurs comptes d’exploitation le coût des rejets et de l’assainissement. Vu leurs conditions de travail souvent difficiles, les ouvriers n’appliquent pas les précautions hygiénistes qui leur compliqueraient la tâche. Pourtant, avec l’expansion des activités à nuisance et avec l’urbanisation, une réaction timide s’esquisse à partir du milieu du XIXe siècle, et davantage après 1870. Sous forme de lettres individuelles ou envoyées stéréotypées en série, et de pétitions, les protestations des victimes s’accroissent. Sur le plan idéologique les notions de nuisance et de santé publique s’élargissent et se rapprochent l’une de l’autre. On en vient à considérer certaines fumées d’origine chimique comme dangereuses pour l’organisme humain et, tardivement, à inscrire le bruit dans les nuisances, alors que pendant longtemps on s’en était tenu à désigner comme négative la putréfaction des matières organiques végétales comme le rouissage du chanvre, ou animales comme les déchets des abattoirs. Ainsi les prescriptions inscrites dans les autorisations accordées aux entrepreneurs s’allongent au fil des décennies. Néanmoins le progrès demeure limité et n’est pas à la mesure de l’augmentation du nombre des usines et de la diversification de leur production. Deux données sont significatives à ce propos : la rareté des révisions de la nomenclature des établissements édictée en 1811 – trois seulement, en 1815, 1866, 1883, – et il y a également l’échec des projets de loi du ministère du Commerce étendant la répression des contraventions à la réglementation sur les mêmes établissements, devant la Chambre des députés en 1889, devant le Sénat en 1893.

5 Un tel résumé rend mal compte de la richesse de l’ouvrage qui aborde aussi bien les débuts de la chimie scientifique au XVIIIe siècle et l’évolution des techniques au XIXe siècle, que le rôle de la spéculation immobilière dans la localisation des usines dans les quartiers d’habitation, ou que l’œuvre des conseils d’hygiène que l’auteur réhabilite partiellement. En outre pour chaque grande question Geneviève Massard n’analyse pas seulement le discours des acteurs mais précise les idées et les faits par l’utilisation de schémas simples et de photographies d’époque et par la présentation de cas concrets comme, par exemple, celui de l’entreprise Figueroa de fonte de plomb à Marseille en 1846-1853. On ne peut que souhaiter un livre de la même qualité pour la période 1914-2011.

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