Cahiers du monde russe Russie - Empire russe - Union soviétique et États indépendants

46/1-2 | 2005 La Russie vers 1550 Monarchie nationale ou empire en formation ?

André Berelowitch and Vladislav Nazarov (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/monderusse/2707 DOI: 10.4000/monderusse.2707 ISSN: 1777-5388

Publisher Éditions de l’EHESS

Printed version Date of publication: 1 January 2005 ISBN: 2-7132-2055-6 ISSN: 1252-6576

Electronic reference André Berelowitch and Vladislav Nazarov (dir.), Cahiers du monde russe, 46/1-2 | 2005, « La Russie vers 1550 » [Online], Online since 17 November 2005, connection on 06 October 2020. URL : http:// journals.openedition.org/monderusse/2707 ; DOI : https://doi.org/10.4000/monderusse.2707

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© École des hautes études en sciences sociales, . 1

La thèse communément admise en Russie est que les princes de Moscou, lorsqu’ils ont réuni sous leur sceptre la majeure partie des territoires dépendant jadis des grands- princes de Kiev, entreprennent d’édifier un Etat centralisé qui préfigure la Russie moderne. Mais s’agit-il bien d’un Etat, au sens de Max Weber ? Peut-on parler d’Etat centralisé à propos d’une bureaucratie qui évoque, démesurément agrandie mais bien reconnaissable, l’administration encore rudimentaire d’un domaine seigneurial ? La nouvelle entité politique ressemble-t-elle aux monarchies nationales anglaise, espagnole, française, ou faut-il la comparer à ses voisins le royaume polono-lituanien et les khanats héritiers de la Horde d’Or ? Ces problèmes cruciaux pour la compréhension de l’histoire russe sont abordés dans une trentaine d’articles qui traitent les sujets les plus variés, depuis l’étude du crime de lèse-majesté à travers l’Europe jusqu’à l’image d’Alexandre Nevski dans l’histoire, la légende et le cinéma. Ils sont l’œuvre des professeurs et auditeurs, venus de toute l’Europe et des Etats-Unis, qui ont pris part à l’école d’été tenue à Paris, à l’EHESS, en septembre 2003.

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TABLE OF CONTENTS

Avant-propos André Berelowitch, Vladislav NAZAROV and Pavel Uvarov

Introduction

Limites et portée du comparatisme André Berelowitch

L'État : typologie, problématique

Culture and politics, or the curious absence of Muscovite state building in current American historical writing Valerie A. KIVELSON

Наследие Золотой Ордьı в Формировании Российского госүдарства Bulat R. RAHIMZJANOV

La similitude du dissemblable La Russie et la grande-principauté de Lituanie XIVe-milieu du XVIe siècle Elena RUSINA

La notion d’État Moderne est-elle utile ? Remarques sur les blocages de la démarche comparatiste en histoire Jean-Frédéric SCHAUB

Modalités de l'expansion

Incorporation des territoires de l’Est dans l’État moscovite (XIVe-premiÈre moitié du XVIe Siècle) Irina L. MAN´KOVA

Россия и появление казачества на Волге и на Дοнү Igor´ O. TJUMENCEV

Histoire socio-politique

От «земель» к «великим княжениям» Andrej A. GORSKIJ

Les réformes du milieu du xvie siècle et l’évolution structurelle de la noblesse russe Andrej P. PAVLOV

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Économie et société

Крестьяне в социальной структуре средвневековой Руси Vladimir A. ARAKCEEV

Croissance et crises dans le monde médiéval xie-xve siècle Réflexions et pistes de recherche Mathieu ARNOUX

Персональньıй состав нижегородского дворянства Pavel V. CHECHENKOV

Аграрная микроистория нa примере ВолокаЛамского и Радонежа Sergej Z. CHERNOV

Город и вече Pavel V. Lukin

Значение «законa» в средневековом праве Konstantin V. PETROV

Autour de la monarchie

Sacre des tsars et sacrements de l’Église AUX XVIe-XVIIe siècles Olivier AZAM

Les princes de Moscou face à la mort Modèle monastique et sainteté lignagère (1263-1598) Pierre GONNEAU

La monarchie russe à la lumière de la crise politique des années 1530-1540 Mohail M. KROM

Le couronnement d’Ivan IV La conception de l’empire à l’Est de l’Europe Olga NOVIKOVA

The Muscovite monarchy in the sixteenth century: “national,” “popular” or “democratic”? Maureen PERRIE

L’image du pouvoir monarchique dans les relations entre la Russie et la Pologne-Lituanie Seconde moitié du XVIe siècle Luc RAMOTOWSKI

Princes, parents et seigneurs Loyautés et crime contre le souverain en Europe centrale ou occidentale et en Moscovie XIVe-XVIIe siècle ANGELA RUSTEMEYER

The limits of Muscovite autocracy The relations between the grand prince and the boyars in the light of iosif Volotskii’s Prosvetitel´ Cornelia SOLDAT

Отношения правителя и знати в СевероВосточной Руси Peter S. STEFANOVIC

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Idéologies, mentalités, religions

A few notes about the strigol´niki heresy Alexey I. ALEXEEV

Aleksandr nevskii: Hagiography and national biography Anna NAVROTSKAYA

La mémoire de la bataille de Kulikovo dans l’idéologie de l’état russe des xve-xvie siècles ANDREJ E. PETROV

Political thinking in in the sixteenth and seventeenth centuries Peresvetov, križaniç and the grammatisation of knowledge STEFAN SCHNECK

Формировaние идеологии русской монархии в xvı в. и Сmeneннaя кнuzа Aleksej V. SIRENOV

La naissance de l’Union de Brest La curie romaine et le tournant de l’année 1595 Laurent Tatarenko

Le temporel de la chaire métropolitaine de orientalis (XIVe siècle -- premier quart du XVIIe siècle) Élisabeth TEIRO

Ментальньıе основьı древнерусского монaрxизма Oleg G. USENKO

« Освяшенньıй собор » в источникаx xıv Varvara G. VOVINA-LEBEDEVA

Флорентийская уния и автокефалия Моской церкви Valerij E. ZEMA

Liste des abréviations

Abréviations

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Avant-propos

André Berelowitch, Vladislav NAZAROV et Pavel Uvarov

1 En 2003, le Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique de l’EHESS (aujourd’hui Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen, ou CERCEC) à Paris a proposé aux jeunes chercheurs d’Europe, du Japon, des États-Unis un séminaire doctoral autour du thème : « Naissance d’une monarchie nationale et formation d’un État russe (milieu du XIVe-milieu du XVIe siècle) dans le contexte européen ».

2 Organisé conjointement par le Centre et par l’Institut d’histoire universelle (Académie des sciences de Russie, Moscou), le séminaire était financé par le ministère de l’Éducation nationale. Le comité scientifique tient à remercier ici les organismes et les établissements d’enseignement supérieur qui lui ont prêté leur concours : le ministère de l’Éducation nationale, le Centre franco-russe en sciences humaines et sociales de Moscou, l’École doctorale de l’EHESS, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, l’Institut d’études slaves, la Maison des sciences de l’homme, la Section des sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études. Il remercie également le Centre d’études slaves et l’Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris, et le Centre « Pierre Le Grand » de formation en lettres et sciences humaines à l’Institut physico-technique de Moscou qui ont soutenu cette initiative.

3 Les 36 candidats retenus étaient presque tous docteurs ou préparaient une thèse de doctorat. Originaires de treize pays différents, ils se sont réunis à Paris, du 15 au 27 septembre 2003. Chacun a présenté un projet de recherche qui a été discuté en séance plénière. On trouvera dans le présent volume un choix de ces projets, revus et corrigés par leurs auteurs en fonction de la discussion.

4 Ils ont par ailleurs écouté une série d’exposés, mettant en parallèle les faits est- européens avec les évolutions de l’Europe occidentale. Le comité remercie chaleureusement les professeurs Mathieu Arnoux (EHESS), Pierre Birnbaum (université de Paris-I), Alain Boureau (EHESS), Monique Bourin (université de Paris-I), Robert Descimon (EHESS), Claude Gauvard (université de Paris-I), Jean-Philippe Genet (université de Paris-I), Pierre Gonneau (IVe section EPHE, université Paris-IV), Anton Gorskij (Académie des sciences de Russie), Valerie Kivelson (université du Michigan,

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Ann Arbor), François Menant (École normale supérieure), Andrej Pavlov (Académie des sciences de Russie), Maureen Perrie (université de Birmingham), Jean-Frédéric Schaub (EHESS), Ludwig Steindorff (université de Kiel). Plusieurs articles de ce volume reprennent les conférences prononcées par les professeurs au cours du séminaire.

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Introduction

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Limites et portée du comparatisme

André Berelowitch

On ne peut pas comparer un pou et un cheval. Paul Reboux et Charles Muller

1 Le thème proposé aux participants, venus pour moitié de Russie, pour moitié d’autres pays d’Europe, du séminaire doctoral de septembre 2003 (nom de code : « Drerupa »1) était simple en apparence, et même canonique : « Naissance d’une monarchie nationale et formation d’un État russe (milieu du XIVe - milieu du XVIe siècle) dans le contexte européen ». En réalité, il soulevait une série de questions plus complexes les unes que les autres. La Russie du XVIe siècle est-elle, à proprement parler, un État, même si l’on prend soin d’ajouter « archaïque » ? Peut-on parler d’État, en Europe occidentale ou ailleurs, avant le XVIIIe siècle, voire le XIXe siècle2 ? Évitons donc d’employer ce terme controversé : l’entité politique qui se désigne elle-même par l’expression Moskovskoe gosudarstvo (les contemporains traduisaient « Moscovie ») est-elle bien « nationale » dans le sens que nous donnons à ce mot ? Multiethnique, multiconfessionnelle, est-elle vraiment semblable à l’Angleterre, à l’Espagne (sans l’empire colonial), à la France de son époque ? La conquête, au milieu du XVIe siècle précisément, des khanats de Kazan, puis d’Astrakhan, n’est-elle pas un premier pas vers l’empire ? Les quatre derniers mots du titre, enfin, délibérément ambigus, semblaient annoncer une étude comparative entre la Russie et les puissances d’Europe centrale et occidentale, exercice maintes fois tenté, mais jamais de façon systématique et avec un succès généralement médiocre3.

2 Comme dans tout rassemblement d’historiens qui se respecte, on a surtout parlé d’autre chose. Maureen Perrie est la seule qui ait abordé de front le problème crucial : la monarchie russe est-elle « nationale », « populaire », « démocratique »… ou rien de tout cela ? Anton Gorskij, Bulat Rahimzjanov et Elena Rusina ont replacé la Moscovie dans le contexte de l’Europe orientale. Pavel Chechenkov, Irina Man´kova ont évoqué les méthodes employées par Moscou pour assimiler les nouveaux territoires. Mihail Krom et Angela Rustemeyer ont comparé l’institution de la régence et la répression du crime de lèse-majesté en Russie avec ce qui se pratiquait dans d’autres pays d’Europe. Valerie Kivelson a expliqué, de façon convaincante, pourquoi les historiens américains (mais sont-ils bien les seuls ?) parlent d’autre chose : ils ont abandonné l’histoire

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politique et institutionnelle pour explorer les profondeurs de la société, sa « culture » politique, juridique, religieuse, voire (mais bien plus rarement) économique.

3 Il y a quarante ou quarante-cinq ans, une rencontre aussi prolongée, aussi franche et informelle entre historiens russes et non russes n’aurait pu avoir lieu. Si elle s’était tenue quand même, nous aurions assisté au choc des idéologies (qui ne se souvient, parmi les modernistes de ma génération, des duels épiques Roland Mousnier-Boris Porchnev ?) Chacun aurait cherché à persuader l’autre de la supériorité de ses méthodes et de sa conception de l’histoire. On aurait argumenté à perte de vue sur la nature de l’État, proto-féodal, féodal ou féodal avancé, sur le rôle des classes sociales, sur le caractère progressiste ou rétrograde des guerres ou des réformes.

4 Rien de tel en 2003. Personne n’a cherché à évaluer (ou à nier) le retard de la Russie sur l’Europe occidentale. Personne ne s’est préoccupé de retracer, en toile de fond, l’expansion de la principauté de Moscou ou l’évolution de ses institutions. La confrontation entre les trois historiographies représentées (historiens russes de la Russie, occidentaux de l’Europe occidentale et historiens occidentaux de la Russie) — un des principaux objectifs du séminaire — n’a donné lieu à aucun exposé théorique ; on s’est contenté d’une simple juxtaposition. De même, la joute entre l’histoire érudite, héritière de l’« histoire et philologie » du XIXe siècle, qui constituait naguère encore la Bible des médiévistes russes, et l’histoire interprétative, puisant à pleines mains dans les ressources des autres sciences humaines, que l’on a pris la fâcheuse habitude, en Russie notamment, d’appeler « l’école des Annales ». De même encore, les comparaisons entre la Russie et la France, l’Angleterre, l’Empire. À chaque fois, on a procédé par petites touches. Finies, les grandes fresques historiques : l’impressionnisme triomphe. Ce changement complet d’atmosphère, dont l’écroulement du régime soviétique n’est que très partiellement responsable, nous présente une petite énigme que je tenterai d’éclaircir dans les quelques pages qui suivent, en partie pour ma propre satisfaction, en partie pour la lumière que sa solution pourrait apporter sur la nature et les enjeux de la nouvelle histoire en train de s’écrire.

5 J’aborderai le problème par un biais, en essayant de répondre à la question : pourquoi la comparaison, qui semble connaître un regain de popularité sous le nom d’« histoire croisée », est-elle devenue si difficile ? Laissant de côté les subtilités techniques les plus abstruses4, je me contenterai de soumettre à ce que j’appellerai une critique structuraliste simple, c’est-à-dire datant des années 1970, les deux types de raisonnement les plus courants, employés par l’historien de façon presque machinale. Lorsque l’on constate des similitudes frappantes entre deux sociétés si éloignées dans l’espace ou le temps que toute possibilité d’emprunt est exclue d’emblée, on invoquera l’adage « les mêmes causes produisent les mêmes effets ». L’explication, pour plausible qu’elle soit, n’est valide que si les causes en question agissent au sein de milieux identiques. Or nous savons bien que toutes les sociétés humaines diffèrent les unes des autres comme le font des organismes vivants, qu’ils appartiennent ou non à la même espèce. Les conditions matérielles, économiques, sociales ont beau être semblables, l’expérience vécue par les différents groupes humains est à chaque fois singulière ; un même événement sera réfracté, à chaque fois, par une mémoire, une conscience collective qu’on ne saurait confondre avec aucune autre.

6 Supposons, à l’inverse, que l’emprunt soit envisageable, voire prouvé. L’ancien « diffusionnisme », qui garde plus d’adeptes qu’on ne croit, s’estimait heureux s’il avait retrouvé l’origine du phénomène. Nous savons maintenant que l’historien doit encore

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resituer l’échange dans la configuration sociale du point d’origine et dans celle du point d’arrivée : comprendre les raisons du prêteur comme de l’emprunteur, la réception du message par celui-ci et l’influence en retour subie par celui-là5.

7 Comment, si l’on entend satisfaire à ces exigences de rigueur, pourrait-on comparer de façon globale une société à une autre, par exemple la Russie du XVIIe siècle à l’empire carolingien ? Le développement historique de l’Afrique à celui de l’Asie ? Les rapprochements oscillent entre deux pôles également critiquables, les perspectives si vastes qu’elles en sont nébuleuses et les coïncidences ponctuelles, dont la seule utilité apparente est de rappeler que la société étudiée n’est pas la seule sur la planète, contrairement à ce que ses historiens auraient tendance à s’imaginer6.

8 Confronté à un problème qu’on pourrait à bon droit considérer comme essentiel à sa discipline (jalonner le devenir des sociétés humaines), l’historien comparatiste se retrouve dans la situation d’un mathématicien qui devrait classer deux nombres appartenant à des ensembles ordonnés différents, d’un paléontologiste qui aurait affaire à des animaux fossiles dont chacun constitue un ordre à lui tout seul. Aucune comparaison tant soit peu approfondie n’est possible sans un cadre de référence, et c’est justement ce qui lui fait défaut.

9 L’histoire positiviste, telle qu’elle s’est constituée dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’interdisait, par définition, toute théorie générale, mais non pas toute comparaison. La foi dans le progrès la protégeait de l’agnosticisme véritable. Sur la courbe approximativement ascendante qui représentait l’évolution de l’humanité, elle se refusait à placer des « plus » et des « moins », mais ne pouvait s’empêcher de donner à l’avant et à l’après une signification plus que chronologique.

10 L’histoire pseudo-marxiste du XXe siècle, qui partageait sans s’en rendre compte les croyances naïves de son adversaire « bourgeois », avait renchéri en disposant, sur l’axe jusque-là indifférencié du temps, des points de repère. Toute société portait en elle une loi universelle de développement qui, à travers les luttes de classes, les famines et les guerres, la poussait infailliblement en avant. Sa vitesse pouvait varier, ainsi que la durée des arrêts à chaque gare ; mais la locomotive de l’histoire, pour aller de la communauté primitive au socialisme, devait passer par l’esclavage, le système féodal et le capitalisme7.

11 Le « matérialisme historique » fut le premier à disparaître, nous laissant le marxisme vivant, c’est-à-dire un faisceau d’hypothèses fécondes à critiquer et à vérifier. Instruments de recherche, elles ne sauraient remplacer cette théorie générale de l’histoire que nous avions cru, à tort, posséder. La foi dans le progrès s’est effritée, et si les méthodes positivistes ont fait leurs preuves, elles sont incapables d’éclairer la route de l’historien. Les faits sociaux, qu’ils relèvent de l’histoire ou des autres sciences humaines, nous apparaissent comme les pièces d’un puzzle que nous ne savons pas assembler.

12 C’est en se modelant sur ce puzzle, en s’adaptant avec pragmatisme à son aspect fragmentaire qu’est née la cultural history américaine, particulièrement active dans le domaine russe. Personne ne songe à nier la richesse de ses apports, tant sur le plan de la méthode que sur celui des faits. Elle a su pénétrer derrière les façades, trop souvent artificielles, il faut bien le reconnaître, qu’avaient érigées les historiens des institutions. Véritable ethnographe du passé, elle a cherché à reconstituer les comportements et les façons de penser des acteurs de l’histoire. Sensible avant tout à la cohérence interne d’un groupe humain, s’adaptant avec souplesse à son idiome, elle a traité chaque

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société comme une « culture » distincte, les états successifs de cette société pouvant, selon l’importance des changements, être considérés comme autant de cultures distinctes, ou comme des sous-cultures rattachées à la culture principale. Mais les adeptes de cette nouvelle histoire ne prennent pas garde que, ce faisant, ils traitent chaque société étudiée comme une nature, dont sa seule existence suffit à rendre compte. Loin d’expliquer les singularités qu’ils rencontrent par leurs causes, ils les figent dans leur état de singularités, puisqu’elles expriment selon eux une culture particulière et ne résultent pas du jeu de lois universelles qui s’appliqueraient à l’ensemble du genre humain. Comme ils privilégient la solidarité horizontale des structures, ils sont incapables de concevoir, à plus forte raison d’expliquer, leurs changements : l’histoire culturelle est une histoire statique. Comme enfin chaque groupe humain est enfermé dans sa culture, l’histoire globale du monde disparaît comme telle, et avec elle le « tragique » de l’histoire (Raymond Aron) : y aurait-il donc une « culture » totalitaire ?

13 S’il en est ainsi, si l’histoire indifférenciée des cultures est une « nuit où toutes les vaches sont grises », si nous avons renoncé à la théorie pseudo-marxiste (le crépuscule où toutes les vaches vont en rangs par deux) et ne l’avons remplacée par aucune autre, cela veut dire que désormais nous ne comparons plus entre elles des grandeurs connues, avec des résultats prévisibles, mais que nous établissons des rapports entre des matériaux hétérogènes, avec des résultats imprévisibles. Si un rituel, une coutume, un détail de l’organisation politique d’une société A évoque un trait correspondant d’une société B située à des années-lumière de la première8, nous ne pouvons plus récuser le rapprochement sous prétexte d’invraisemblance, car nous ne savons pas, littéralement pas, ce que sont les sociétés humaines. À plus forte raison ne savons-nous pas les classer.

14 Dès lors, la comparaison cesse d’être cet exercice relativement bénin, sorte de jeu d’esprit ou de divertissement érudit autorisant le pittoresque, qui délassait, le temps d’un article, les historiens sérieux. Elle devient un moyen d’exploration, un des plus puissants et des plus féconds qui soient, si on l’utilise avec toute la rigueur désirable. Elle met en jeu toutes les sciences sociales et humaines, car de même que la multiplicité des visées restitue l’épaisseur de l’objet, c’est précisément la diversité des approches qui confère au fait social sa substance. Celui-ci ne peut être saisi et interprété qu’à travers des chaînes virtuellement infinies de comparaisons ou de mises en rapport, auxquelles ni l’espace, ni le temps, et encore moins les fragiles cloisons entre les disciplines, ne sauraient imposer de limites.

15 On comprend l’embarras de l’historien devant ce comparatisme généralisé qui le menace et qui déjà envahit sournoisement sa pratique quotidienne. Un embarras qui a toutes chances de durer, car les causes profondes qui ont fait voler en éclats une vision du monde vieille de plusieurs siècles n’ont pas fini d’agir : elles ne font probablement que commencer. Mais ce que l’historien perd en certitude, il le gagne en curiosité.

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NOTES

1. . Premières syllabes du russe Drevnjaja Rus´ Parizh, « Ancienne Russie Paris ». 2. . Voir ci-dessous l’article de J.-F. Schaub. 3. . Avec au moins une exception : le bref article de S. M. Kashtanov, « O tipe russkogo gosudarstva v 14-16 vv. » [« Type d’État en Russie aux XIVe-XVIe siècles »], in Chtenija pamjati V. B. Kobrina. Problemy otechestvennoj istorii i kul´tury perioda feodalizma [Conférence à la mémoire de V. B. Kobrin. Autour de l’histoire et de la culture de la Russie à l’époque du féodalisme], Moscou, 1992, p. 85-92. 4. . Cf. Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Le genre humain, 42, 2004, p. 15-41 (Numéro thématique intitulé : « De la comparaison à l’histoire croisée »). 5. . La porcelaine manufacturée en Chine au XVIIIe siècle à l’intention des importateurs européens, décorée de façon plus chinoise que nature pour se conformer à leur goût, offre un exemple de ce genre de chassé-croisé. 6. . Bien que coupable, l’auteur du présent article (cf. La hiérarchie des égaux, Paris, 2001, p. 180 et passim) n’est pas seul sur le banc des accusés : voir par exemple Michael Cherniavsky, « Ivan the Terrible as Renaissance Prince », Slavic Review, 27, 1968, p. 195-211 ; Daniel B. Rowland, « Ivan the Terrible as a Carolingian Renaissance Prince », Harvard Ukrainian Studies, XIX, 1995, p. 594-606 ; Charles J. Halperin, « Ivan IV and Chinggis Khan », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Neue Folge, 51 : 4, 2003, p. 481-497. 7. . Cf. Louis Althusser, Pour Marx, Paris, 1965. 8. . Ainsi, Vladimir Propp, dans les Racines historiques du conte de fées, interprète l’ogre occidental, qui « sent la chair fraîche » à travers les aventures d’un Orphée amérindien du Nord-Ouest, que les esprits découvrent parmi les cadavres. Furieux, ils s’écrient : « Il pue ! Il n’est pas mort ! ».

INDEX

Index géographique : Russie, Russia Index chronologique : XIV, XV, XVI

AUTEUR

ANDRÉ BERELOWITCH IVe Section de l’École pratique des hautes études. Paris [email protected]

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L'État : typologie, problématique

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Culture and politics, or the curious absence of Muscovite state building in current American historical writing

Valerie A. KIVELSON

1 The task assigned to me in this volume is to survey the present-day literature on the building of the Muscovite state in the fifteenth and first half of the sixteenth centuries. This turns out to be a difficult assignment because, as it happens, there is no such literature at the moment, or precious little of it. Thirty or forty years ago, one would have met a far richer array of works precisely on the topic at hand. In the 1960s and 1970s, North American scholars contributed important interpretations of the precipitous rise of a centralized state based in the former princely backwater of Moscow. With an eye to tracking territorial expansion, institutional development, and rapid centralization of power and control, American scholars joined a broader community of historians interested in the formal, measurable rules, institutions, and powers of a growing monarchical state. A scholarly cohort including distinguished men such as Gustave Alef, Richard Pipes, Jaroslaw Pelenski, and George Vernadsky, mostly American by emigration rather than by birth, created the field of Early Russian Studies in America with their investigations of the fledgling Muscovite state.1 Today, however, despite a real florescence in American research and publication in Muscovite history, little work addresses specifically this nexus of issues within the given chronological limits. Strikingly absent are the topics that used to preoccupy historians. High politics, diplomacy, war, institutions, administration, and even class and social structure are all but invisible. Economics are scantily represented and invisible for the period of Moscow’s early political consolidation.2 Although the state remains at the heart of most inquiries into the Muscovite past, by and large the focus of American Muscovite studies has shifted forward in time and more toward cultural than institutional or diplomatic questions. Rather than cataloguing who is doing what among American Muscovite historians, then, this survey will take up the provocation to explore and explain that

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shift in American research agendas. Why the striking absence of studies on early Muscovite state-building in current US historical work ?

2 These two trends, topical and chronological shifts, are closely related. The very questions that tend to preoccupy historians in the US today are ones that make no sense for the earlier period because they address the particular nature of early modernity. Perhaps, in fact, thinking of the shift forward in Muscovite historical work reveals one of the fundamental characteristics of that elusive period we know as Early Modernity -- the beginning of consensual, integrated national states. This exercise in thinking through the curious absence of work on early Muscovite state-formation in current American historiography may help us understand the ways in which our heuristic division of medieval and early modern periods reflect real and significant changes in the meaning of politics, the nature of rule, and the role of subjects in a polity.3

3 The sea change in American Muscovite studies reflects the general effects of the same grab bag of important theorists who affected the course of historical studies across the board. Antonio Gramsci’s cultural Marxism inspired historians to study more closely the ways in which class power may be articulated through cultural means and the extent to which large segments of the population might absorb the premises and assumptions of the hegemonic classes. The translation of Jürgen Habermas’s work on the “public sphere” offered English-speaking scholars another way of thinking about politics outside of a strictly institutional framework. Michel Foucault’s interest in the diffuse, capillary workings of power wending and reproducing itself throughout society led historians to examine the quotidian workings and reproduction of power. Along somewhat similar lines, historians also followed sociologist Norbert Elias’s lead in appreciating the power of words, forms, manners, and conventions to constrain and confine behavior without direct institutional or coercive enforcement. Cultural anthropologists, particularly the widely read Clifford Geertz, offered other models for considering culture as a system with its own rules, logic and constraints. Specifically in the arena of political development, historians found fruitful the notion of “political culture,” which allowed them to apply the notion of culture as a malleable but powerful system that sets the parameters within which political life can be enacted. Gender theory also provided productive ways to analyze the workings of society and politics as a whole, not just introducing the study of women as a footnote to male dominated history but subjecting the fundamental organizing principles of society to new questions.4

4 This laundry list of theoretical inspirations and influences on American historiography since the 1980s could no doubt be expanded and refined, but it will have to serve as a rough guide to the intellectual context in which American historians of Muscovy, as of other states and regions, have worked for the last twenty years. Few Muscovite historians acknowledge the direct influence of theory on their work, but the intellectual environment nonetheless nudges the field in certain directions, heightening the interest and timeliness of certain kinds of questions, suggesting particular approaches. The influences are seen in a general and striking shift in the kinds of questions addressed.

5 Over the last two decades, the works of American historians of early Russia have demonstrated an on-going interest in understanding the means that the state used to win the allegiance and acceptance of its subject populations. Many of us have turned

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our attention to what Nancy Shields Kollmann calls “strategies of integration,” or the ideological and practical mechanisms by which the grand princely and later the tsarist state pulled a dispersed population into a more or less consensual union, united by belief in the legitimacy of a ruling system. This vision of a successful project of legitimation sets recent work apart from earlier scholarship, most of which assumed that the Muscovite ruler exercised his power in an unmediated fashion, without consideration of the wishes of the ruled. Much of the older work argued that through their control of all land and resources and the elimination of local power bases, Muscovite rulers from the late fifteenth century on managed to subjugate their population in an absolute fashion. To the extent that these works treated ideological aspects of political life, they generally rested on the strong but unexamined assertion that Russian Orthodoxy provided a theological basis for absolute rule and the Church reinforced a culture of passivity and endurance.

6 With a few notable exceptions, in the field overall there has been a decided movement away from dwelling exclusively or extensively on the coercive violence of the Muscovite state and passivity of its population, toward the other ways in which the state managed to extend its shallow control over a vast land.5 But because Muscovite rulers did not succeed in extending that control or integrating its population under a carefully structured claim of legitimacy until the mid-sixteenth century, these questions cannot be posed for the earlier centuries. Not only do the sources necessary to support such an inquiry not survive for the late medieval period, but they could not have been produced in the first place until the state’s ambitions swelled and the effort to create a plausible, popular basis for tsarist legitimacy began. Although medieval comparisons continue to surface in studies of sixteenth- and seventeenth-century Muscovy, the broader state project of integration, assimilation, and inclusion of the popular community was a distinctly early modern one.6 Hence with the adoption of an expanded conception of state-building as a broader process that includes what goes on outside of the state narrowly defined, US historical work has necessarily shifted its focus forward in time. And it is here that US historiography is liveliest, and has produced the most fire and sparks.

7 Within Muscovite historiography itself, the shift toward culture as a defining actor could be traced to a number of different scholars. James Billington’s spiritual approach or Richard Pipes’ patrimonial model, for instance, offer two starting places for change within American historiography. Pipes famously described a tsar who ruled his realm as his household writ large, in the fashion of a Roman-style paterfamilias with unlimited rights over his wife, children, and dependents, but the model has proved generative of divergent applications. Pipes’ Russia under the Old Regime contributed to a move to consider the possible alternative meanings of patrimonialism in a more anthropological sense, and to ponder the meaning of kinship and family as important political factors in a Muscovite court where formal institutions were only weakly developed.7 His strong statements about the defining role of the absence of private property in shaping Russia’s autocratic political culture have taken on emblematic importance as fundamental axioms for some, and as profound misinterpretations in urgent need of correction for others.8

8 As the key figures in shifting the balance of the field, however, I would identify Michael Cherniavsky and Edward Keenan. Cherniavsky, in his numerous provocative essays and his wonderful book, Tsar and People, illuminated the particularities of Muscovite

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political culture, steeped in Orthodoxy theology and steppe politics, and attempted to broaden his cast of political actors to include ordinary Russian people, not just the tsar and his advisers. Keenan, in his extraordinarily influential essay, “Muscovite Political Folkways,” explicitly set himself the task of outlining the unstated general governing rules of Muscovite political life, which, he asserted, applied in equal measure to tsars and their elites and to peasants in their communes.9 Following these two luminaries and other, more eclectic lights, the field has burgeoned in recent years. Many of the same people who were active in establishing the outlines of institutional development twenty years ago have shifted their own interests, working on Muscovite political, religious, legal, and social culture and practices.

9 One can perhaps identify three thematic clusters within these culturally oriented studies. The first explores the meanings and messages imbedded in the rituals, homilies, chronicles, pilgrimages, iconography, and architectural ensembles through which the regime represented itself to the people. These interdisciplinary readings of often non-textual sources are characterized by a willingness to take seriously not only the pragmatic, expedient lessons deliberately served up by political propagandists, but also the more double-edged theological and moral content.10 A second set of works builds out from the findings of the first, testing the extent to which various segments of the population understood, internalized, accepted, rejected, or made use of officially broadcast ideologies.11 Finally, a third catch-all group may be characterized as studies of Muscovite social practices and spiritual culture in settings not directly associated with the sphere of politics and the state. These works aim to identify the fundamental moral assumptions and ways of structuring lives that shaped Muscovite thought and practice. In this category we may place works ranging from Daniel Kaiser’s compelling assessment of the ways in which official Orthodoxy shaped intimate, everyday behavior, to Eve Levin’s supple reexamination of “dvoeverie” or dual-belief in Russian religious culture, to Georg Michels’ disturbing descriptions of the abusive conduct of church hierarchs.12 Moving beyond studies of political oppression or of tsarist propaganda, these works examine the ideologies of Muscovy in practice, as expressed by the men and women who lived in the tsar’s dominion, who sued each other in the tsar’s courts, who turned to the tsar to uphold their sense of honor and worth, who demanded protection when they felt their rights and entitlements were infringed upon, who rioted in protest of what they perceived as violations of proper, pious, and legitimate rule. In an innovative study, Daniel Rowland even explores various misappropriations of official ideological work as he ponders the ways in which uneducated military servicemen may have misconstrued messages carefully infused into the fresco cycles that ornamented the Golden Palace of the Tsars in the .13

10 The single unifying characteristic of these works is an assumption that Muscovite rulers coopted at least certain segments of their population into a single system of values and expectations. How long the particular Muscovite formulation of political- theology held sway (into the second half of the seventeenth century, through the reign of Peter the Great or beyond) remains subject to debate.14 Also subject to debate is how far that net of ideological integration and the acceptance of tsarist legitimacy extended into society. Did peasants believe in the tsar’s legitimacy ? How did Cossacks, Tatars, or Kalmyks fit into the program ? Several studies of riots and rebellions in the seventeenth century suggest that a broad swathe of the population had internalized the theologically informed messages of tsarist piety, mercy, and justice propagated by the

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tsar and his spin-masters and were willing to hold the tsar up to the standards that he himself claimed to embody. On the other hand, other scholars argue that the tsar and the privileged elites sealed a sinister pact, welding themselves together irrevocably as a unified ruling class with a common interest in enserfing the peasantry and excluding the latter altogether from the political consensus.15 In either case, the presumption that a hegemonic set of cultural rules and values underlay Muscovite rule informs the work ; it is the limits to those rules and values that remains hazy. So far, few scholars have ventured to test the responses of non-Russians and non-Orthodox to the ideological or institutional impositions of the Muscovite state. Only Michael Khodarkovsky, with his unusual linguistic range, and Janet Martin, with her statistical and economic arsenal, have tackled this subject extensively in studies of Moscow’s relations with the steppe people, but a number of people have been working on Ukraine and the Cossacks, and, encouragingly, several younger historians are now entering this field.16

11 The research trajectories of several individual scholars illustrate these trends over time. Charles Halperin, who inaugurated his research career with important work on the influence of the Mongols on Moscow’s rise, has now moved forward in time and is working primarily on the reign of Ivan IV.17 Donald Ostrowski’s early work on early sixteenth-century Church councils and polemics has been followed by lively comparative explorations of cultural currents in political thought and behavior, reaching to the end of the eighteenth century.18 Nancy Kollmann’s work also traces very much the path outlined here. Her publications move from a study of state-building in precisely the period of interest in this volume to a broad-based examination of the ways in which the state and its subjects participated in a common project of mutual benefit. Her path-breaking first book treats the formation and inner workings of the Muscovite regime from the fourteenth through mid-sixteenth century. She finds that the Muscovite court functioned effectively through the efforts of a consensual ruling oligarchy of boyar families, competing among themselves but playing according to an established and shared set of rules. Kollmann’s extraordinary second book moves out of the confines of court politics and beyond the regime’s top-down efforts at building legitimacy. By Honor Bound demonstrates that the law, specifically the law adjudicating matters of honor and dishonor, actively constructed a unified social body, drawing in and giving legitimacy, honor, dignity, identity, and a sense of membership to each and every subject of the tsar, from the loftiest to the most lowly. Legitimacy, in this account, flowed both ways : the regime gained legitimacy in the eyes of the people to whom it administered justice and the people gained legitimacy in their roles as members of the Muscovite society and polity. Her work contributes a valuable examination of the “strategies of integration” that the tsarist regime developed in order to build its own legitimacy, to supplement its coercive might with a consensual basis among its people.19

12 To achieve this kind of research goal, Kollmann and others sharing her interests need to turn to a period with enough sources to permit investigation outside the Kremlin and to illuminate ordinary Muscovite subjects’ encounters with and impressions of the state. One can identify the top-down efforts to propagate an official state message in the sixteenth century, even in the first half, but such stratagems appear much more detectably in the second half of the sixteenth century. And to get beyond the state’s half, beyond the ritual and imagery that the state served up for popular consumption, and to gain a handle on how “the people” responded, reacted and reworked that ritual and imagery in negotiation with state power, we need to turn to the seventeenth

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century. This explains, I think, why the very centuries of particular interest to this volume are receiving so little attention from American researchers today. They are silent on the very questions of most pressing interest to American culturally-oriented scholars.

13 Even though the particular topic within the particular chronological parameters set by the organizers of this volume seems to be languishing in desuetude, it seems fair to say that the field of Muscovite Studies is a vibrant and dynamic one in the US at the moment. In fact, it is enjoying something of a Golden Age with a relatively large number of scholars from various disciplines -- History, Literature, Art History, Linguistics -- engaged in a common but still happily fractious pursuit of the nature of Muscovite culture and politics. Meetings are lively, diverse, and well attended, and publication proceeds at a rapid clip. Sadly, however, the field as a whole is aging, and few young scholars appear to be joining our ranks. One hopes, of course, that a new generation will be drawn to the field. What their questions, models, and inspirations may be is anyone’s guess.

14 July 2, 2004

15 University of Michigan

16 Department of History

17 1029 Tisch Hall

18 Ann Arbor MI 48109-1003

19 vkivelso@ umich. edu

NOTES

1. Gustave Alef, The Origins of Muscovite Autocracy: The Age of Ivan III, published as Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 39 (1986); and his Rulers and Nobles in Fifteenth-Century Muscovy (London: Variorum Reprints, 1983); Jaroslaw Pelenski, Russia and Kazan; Conquest and Imperial Ideology (1438-1560s) (The Hague: Mouton, 1974); Richard Pipes, Russia under the Old Regime (New York: Charles Scribner’s Sons, 1974); George Vernadsky, Russia at the Dawn of the Modern Age (New Haven: Yale University Press, 1959). None of these listing claims any degree of completeness, and I apologize to those whose work I have omitted inadvertently or for reasons of space. I would like to thank Ronald Suny for his very helpful critical reading. 2. Jarmo Kotilaine is one of the few people working on economic topics at the present, although it was quite a popular topic twenty years ago. See for example, his “Mercantilism in Pre-Petrine Russia,” in Jarmo Kotilaine and Marshall Poe, eds., Modernizing Muscovy : Reform and Social Change in Seventeenth-Century Russia (New York : Routledge, 2004): 433-460. 3. On the issue of early modernity in Russia, see Robert O. Crummey, “Muscovy and the ‘General Crisis of the Seventeenth Century’,” Journal of Early Modern History, 2 (1998):

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156-180; and “Seventeenth-Century Russia : Theories and Models,” Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 56 (2000): 113-132; Jarmo Kotilaine and Marshall T. Poe, “Modernization in the Early Modern Context : The Case of Muscovy,” in J.Kotilaine and M.Poe, eds., Modernizing Muscovy, op. cit.: 1-8; George B. Weickhardt, “Modernization of the Law in Seventeenth-Century Russia,” in ibid.: 79-96. 4. Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks of Antonio Gramsci ; edited and translated by Quintin Hoare and Geoffrey Nowell Smith (London : Lawrence and Wishart, 1971); Jürgen Habermas first reached readers of English with a pithy statement of his basic ideas in 1974: “The Public Sphere : An Encyclopedia Article (1964),” New German Critique, 3 (1974): 49-55. This was followed by the publication of a translation of his book in 1989: The Structural Transformation of the Public Sphere : An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, translated by Thomas Burger with Frederick Lawrence (Cambridge, Mass.: MIT Press, 1989). Michel Foucault, The Archeology of Knowledge (London : Tavistock Publications, 1972); and idem, Discipline and Punish : The Birth of the Prison (New York : Pantheon Books, 1977). Norbert Elias, The Civilizing Process, 2 vols., trans. by Edmund Jephcott (New York : Urizen Books, 1978). Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures : Selected Essays (New York : Basic Books, 1973). On political culture, see for example, The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, 4 vols., ed. by Keith Michael Baker (Oxford -- New York : Pergamon Press, 1987). For a influential early statement of the productivity of gender analysis, see Joan W. Scott, “Gender : A Useful Category of Historical Analysis,” The American Historical Review, 91:5 (1986): 1053-1075. 5. Important exceptions to this pattern include : Richard Hellie, “Why Did the Muscovite Elite Not Rebel ?” Russian History, 25 (1998): 155-162; and idem, “Thoughts on the Absence of Elite Resistance in Muscovy,” Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, 1:1 (2000): 5-20; Marshall Poe, “A People Born to Slavery”: Russia in Early Modern European Ethnography, 1476-1748 (Ithaca, NY: Cornell University Press, 2000); and idem, “Ex tempore : Muscovite Despotism : The Truth About Muscovy,” Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, 3:3 (2002): 473-486. 6. Daniel B. Rowland, “Ivan the Terrible as a Carolingian Renaissance Prince,” Harvard Ukrainian Studies, 19 (1995): 594-606; Isolde Thyrêt, Between God and Tsar : Religious Symbolism and the Royal Women of Muscovite Russia (DeKalb, IL: Northern Illinois University Press, 2001). 7. Nancy Shields Kollmann, Kinship and Politics : The Making of the Muscovite Political System, 1345-1547 (Stanford : Stanford University Press, 1987); Robert O. Crummey, Aristocrats and Servitors : The Boyar Elite in Russia, 1613-1689 (Princeton : Princeton University Press, 1983); Ann M. Kleimola, “The Canonization of Tsarevich Dmitrii : A Kinship of Interests,” Russian History/Histoire Russe, 25:1-2 (1998): 107-117. 8. Richard Pipes, Russia under the Old Regime, op. cit.; and his Property and Freedom (New York : Alfred A. Knopf, 1999); R.Hellie (“Thoughts...,” art. cit.) is one of his supporters. For one of his critics, see George G. Weickhardt, “The Pre-Petrine Law of Property,” Slavic Review, 52 (1993): 663-679; and Richard Pipes, “Response : Was There Private Property in Muscovite Russia ?” Slavic Review, 53 (1994): 524-538. 9. James H. Billington, The Icon and the Axe : An Interpretive History of Russian Culture (New York : Knopf, 1966); Michael Cherniavsky, “Holy Russia : A Study in the History of an Idea,” American Historical Review, 63 (1958): 617-637; idem, “The Old Believers and the New Religion,” Slavic Review, 25 (1966): 1-39; idem, Tsar and People : Studies in

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Russian Myths (New Haven : Yale University Press, 1961); Edward L. Keenan, “Muscovite Political Folkways,” Russian Review, 45 (1986): 115-181. 10. Among others, see Michael S. Flier, “Court Ceremony in an Age of Reform : Patriarch Nikon and the Palm Sunday Ritual,” in Samuel H. Baron and Nancy Shields Kollmann, eds., Religion and Culture in Early Modern Russia and Ukraine (DeKalb : Northern University Press, 1997): 73-95; and his “Filling in the Blanks : The Church of the Intercession and the Architecture of Medieval Muscovite Ritual,” Harvard Ukrainian Studies, 19 (1995): 120-137; David Goldfrank, “Aristotle, Bodin, Montesquieu to the Rescue : Making Sense of the 11. Michael S. Flier, “Till the End of Time : The Apocalypse in Russian Historical Experience before 1500,” in Valerie A. Kivelson and Robert H. Green, eds., Orthodox Russia : Belief and Practice under the Tsars (University Park, PA: Pennsylvania State University Press, 2003): 127-158; Valerie A. Kivelson, “Cartography, Autocracy and State Powerlessness : The Uses of Maps in Early Modern Russia,” Imago Mundi, 51 (1999): 83-105; and “‘Muscovite Citizenship’: Rights without Freedom,” Journal of Modern History, 74:3 (2002): 465-489; Nancy Shields Kollmann, “Concepts of Society and Social Identity in Early Modern Russia,” in S.H. Baron and N.S. Kollmann, eds., Religion and Culture..., op. cit., and her “Pilgrimage, Procession, and Symbolic Space in Sixteenth- Century Russian Politics,” in M.S. Flier and Daniel B. Rowland, eds., Medieval Russian Culture, op. cit., vol. 2: 163-181; Gail Lenhoff, Early Russian Hagiography : The Lives of Prince Fedor the Black (Wiesbaden : Harrassowitz, 1997); Marshall Poe, “What Did Russians Mean When They Called Themselves ‘Slaves of the Tsar’?” Slavic Review, 57 (1998): 585-608; Isolde Thyrêt, Between God and Tsar, op. cit. 12. Daniel H. Kaiser, “Discovering Individualism Among the Deceased : Gravestones in Early Modern Russia,” in J. Kotilaine and M. Poe, eds., Modernizing Muscovy, op. cit.: 433-460; idem, “Quotidian Orthodoxy : Domestic Life in Early Modern Russia,” in V.A. Kivelson and R.H.Greene, eds., Orthodox Russia, op. cit.: 179-192; and his “ ‘Whose Wife Will She Be at the Resurrection ?’ Marriage and Remarriage in Early Modern Russia,” Slavic Review, 62:2 (2003): 302-323; Eve Levin, “Dvoeverie and Popular Religion,” in Stephen K. Batalden, ed., 13. Daniel Rowland, “Two Cultures, One Throne Room : Secular Courtiers and Orthodox Culture in the Golden Hall of the Moscow Kremlin,” in V.A. Kivelson and R.H.Greene, eds., Orthodox Russia, op. cit.: 33-58. 14. Paul Bushkovitch, “Cultural Change among the Russian Boyars 1650-1680. New Sources and Old Problems,” Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 56 (2000): 91-112. 15. For various assessments, see Chester S. L. Dunning, Russia’s First Civil War : The Time of Troubles and the Founding of the Romanov Dynasty (University Park, Penn : Pennsylvania State University Press, 2001); Valerie Kivelson, “Bitter Slavery and Pious Servitude : Freedom and Its Critics in Muscovite Russia,” Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 58 (2001): 109-119; Donald Ostrowski, “The Facade of Legitimacy : Exchange of Power and Authority in Early Modern Russia,” Comparative Studies in Society and History, 44:3 (2002): 534-563. 16. Michael Khodarkovsky, Russia’s Steppe Frontier : The Making of a Colonial Empire, 1500-1800 (Bloomington -- Indianapolis : Indiana University Press, 2002); Janet Martin, “Multiethnicity in Muscovy : A Consideration of Christian and Muslim Tatars in the 1550s-1580s,” Journal of Early Modern History, 5:1 (2001): 1-23. On Ukraine the

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literature is large. Among others, see : Zenon E. Kohut, “A Dynastic or Ethno-Dynastic Tsardom ? Two Early Modern Concepts of Russia,” in Marsha Siefert, ed., Extending the Borders of Russian History : Essays in Honor of Alfred J. Rieber (London : Central European University Press, 2003); Serhii Plokhy, The Cossacks and Religion in Early Modern Ukraine (New York : Oxford University Press, 2001). Among younger scholars, Brian James Boeck, “Shifting Boundaries on the Don Steppe Frontier : Cossacks, Empires and Nomads to 1739,” Ph.D. diss., Harvard University, 2002; Matthew Paul Romaniello, “Absolutism and Empire : Governance on Russia’s Early-modern Frontier,” Ph.D. diss., Ohio State University, 2003. 17. Halperin already was very sensitive to the importance of culture in political institutions in his 1985 study. Charles J. Halperin, Russia and the Golden Horde : The Mongol Impact on Medieval Russian History (Bloomington : University of Indiana Press, 1985); “Ivan IV and Chinggis Khan,” Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 51:4 (2003): 481-497; “Muscovy as a Hypertrophic State : A Critique,” Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, 3:3 (2002): 501-507. 18. Edward L. Keenan and Donald G. Ostrowski, eds., The Council of 1503: Source Studies and Questions of Ecclesiastical Landowning in Sixteenth-Century Muscovy (Cambridge, Mass.: Kritika, 1977); D.Ostrowski, Muscovy and the Mongols : Cross- cultural Influences on the Steppe Frontier, 1304-1589 (Cambridge, UK: Cambridge University Press, 1998); idem, “The Facade of Legitimacy,” art. cit. 19. N.S. Kollmann, Kinship and Politics, op. cit.; and her By Honor Bound : State and Society in Early Modern Russia (Ithaca, NY: Cornell University Press, 1999).

RÉSUMÉS

Résumé Culture et politique, ou la curieuse absence de la construction de l’État moscovite dans l’historiographie américaine actuelle. En dépit d’une floraison de recherches et de publications américaines consacrées à l’histoire de la Moscovie, peu d’entre elles étudient la genèse de l’État moscovite avant 1550. Et si l’État demeure au centre des études américaines, l’accent est mis sur des périodes plus tardives ou sur des questions touchant davantage à l’histoire culturelle qu’à l’histoire institutionnelle ou diplomatique. Le présent article s’efforce d’explorer et d’expliquer ce changement d’approche. Si l’on examine l’évolution générale des questions que se posent les historiens américains, on découvre que les études de la Moscovie s’attachent de plus en plus à déterminer par quelles stratégies les États obtenaient légitimité et soutien de la part de leurs sujets. Ces nouvelles questions, qui ont trait au caractère particulier de l’époque prémoderne, ont poussé les spécialistes de la Moscovie à étudier le début de cette période plutôt que la fin du Moyen žge. Ce déplacement dans le temps révèle l’un des traits caractéristiques fondamentaux de cette période insaisissable qu’est l’époque prémoderne -- le développement précoce d’États nationaux consensuels et unifiés.

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Abstract Despite a florescence in American research and publication in Muscovite history, little work addresses specifically the rise of the Muscovite state prior to the mid-sixteenth century. Although the state remains at the heart of most inquiries into the Muscovite past, the focus of American Muscovite studies has moved forward in time and more toward cultural than institutional or diplomatic questions. This survey explores and explains that shift in American research agendas. Examining the general trends in the kinds of questions that historians have been asking in the US, the study finds that Muscovite studies have turned increasing attention to identifying the strategies by which states developed legitimacy and consensual support among their subjects. These new questions have pushed Muscovite historians to study the early modern rather than late medieval period. The very questions that tend to preoccupy historians in the US today are ones that make no sense for the earlier period because they address the particular nature of early modernity. The shift forward in Muscovite historical work in the US reveals one of the fundamental characteristics of that elusive period we know as Early Modernity -- the early development of consensual, integrated national states.

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Наследие Золотой Ордьı в Формировании Российского госүдарства Bulat R. RAHIMZJANOV

1

RÉSUMÉS

Résumé L’héritage de la Horde d’or et son rôle dans la formation d’un État russe. L’article étudie le problème des influences orientales sur le système politique moscovite du xiiie au xvie siècle. Bien qu’il ait éveillé depuis longtemps l’intérêt des historiens russes et soviétiques, ce sujet est loin d’être épuisé. L’auteur expose son point de vue sur des questions comme la place des principautés de la Russie du Nord-Est dans l’ulus de Djöchi (Horde d’or), les causes de l’ascension de la principauté de Moscou au xve siècle, le statut du monarque moscovite dans le cadre du système de normes juridiques en vigueur pendant la pax mongolica. Il analyse au passage la genèse des apanages tatars en Russie, les conséquences de la conquête des khanats de

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la Volga sur la situation internationale de la Moscovie, la corégence, etc. Il conclut en soulignant l’importance de la Horde d’or dans l’histoire politique de la Russie.

Abstract The impact of the Golden Horde on the formation of the Russian state. This article addresses issues related to eastern influence on the Muscovite political system between the thirteenth and sixteenth centuries. Despite Russian and Soviet historians’ long- standing interest in this subject, the latter is far from being exhausted. The author presents his own view on such questions as the position of northeastern Russian principalities in the Golden Horde state composition, the reasons for the rise of the Muscovite principality in the fifteenth century, and the status of the Muscovite ruler in the legal system of “Pax Mongolica.” Among other things, he analyzes the establishment of the pomestie system (land granted for service) in Russia, the importance of the conquest of the Volga khanates for the international position of the Muscovite state, and co-regency. In concluding, the author states the great significance of the Golden Horde factor in Russian political history.

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La similitude du dissemblable La Russie et la grande-principauté de Lituanie XIVe-milieu du XVIe siècle

Elena RUSINA

1 Expliquer les dissemblances entre les différentes branches des Slaves orientaux, tant sur le plan de la mentalité, des traditions, que de la culture politique et spirituelle, par une divergence de destin historique, est devenu un poncif. De fait,les territoires occupés de nos jours par les Ukrainiens et les Biélorusses ont fait partie de la grande- principauté de Lituanie jusqu’à l’Union de Lublin en 1569, tandis que le noyau principal des territoires russes passa vers la fin du XVe siècle sous le contrôle des grands-princes moscovites.

2 Malgré le caractère quelque peu simpliste de ce schéma (notons ainsi que certaines villes russes, telles Brjansk ou Smolensk, ont pendant longtemps fait partie de la Lituanie), il est fermement ancré dans l’historiographie actuelle. On peut s’étonner, dans ces conditions, que les chercheurs ne se soient guère posé une question pourtant toute naturelle : comment, sur les débris de l’ancienne Rus´, ont pu se constituer deux entités politiques si différentes, obéissant à des logiques historiques opposées, et cela presque simultanément, puisque la Lituanie, tout comme la Moscovie, apparaît sur l’arène politique au XIIIe siècle ?

3 Si l’évolution de l’État moscovite le conduisait imperturbablement vers une monarchie centralisée, la grande-principauté de Lituanie se développait, elle, sous le signe du maintien et du renforcement des tendances régionalistes. Voici déjà près d’un siècle, N.A. Maksimejko, spécialiste des assemblées (sejm) lituaniennes, notait que l’orientation vers le particularisme local conduisait à la création d’un État fondé sur le principe de la fédération territoriale. Ceci expliquerait le retour, au XVIe siècle, de la grande-principauté de Lituanie à la situation existant au XIVe siècle, au début de l’expansion lituanienne, c’est-à-dire à une mosaïque de territoires autonomes1.

4 Peut-on même parler de tendances centralisatrices au sein de l’État lituanien, comme le croyait Maksimejko ? Actuellement, la majeure partie des chercheurs semble adhérer au stéréotype, devenu article de foi, selon lequel le grand-prince lituanien Vitovt (Vytautas) (1392-1430), contemporain et beau-père du prince Basile Ier de Moscou, aurait été le partisan et le précurseur de la centralisation à venir. Pourtant, une étude

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plus approfondie de la question, ainsi que (facteur tout aussi important) la découverte de documents du XIVe siècle dans des copies plus tardives 2, remettent en question la vision d’un Vitovt cherchant délibérément à liquider les apanages. F. I. Leontovič a ainsi remarqué fort justement que ces derniers ne furent pas entièrement supprimés par Vitovt, et que les princes apanagés n’ont pas tous été dégradés au rang de princes au service du souverain3.

5 Le sort de la principauté de Kiev est particulièrement parlant. Elle est communément considérée comme une des « victimes » de la politique centralisatrice de Vitovt, qui priva le prince local Vladimir Olgerdovič (fils d’Algirdas) de son apanage. Les historiens ont tendance à oublier que cette destitution n’a en rien abaissé le statut de la principauté, puisque son nouveau maître fut Skirgajlo (Skirgaïla), le compagnon le plus proche du roi Jagellon, et de facto co-souverain de la Lituanie. À la mort de Skirgajlo, ce fut au tour des princes Gol´šanskij -- Ivan Ol´gimontovič (Olgimuntowicz) et ses deux fils André et Michel, fondateurs de la première dynastie kiévienne d’origine lituanienne -- de monter sur le trône de Kiev pour plus de trente ans. Cette lignée sera remplacée dans les années 1440 par des descendants de Vladimir Ol´gerdovič4.

6 Au fond, le résultat principal du règne de Vitovt fut davantage le renforcement de son pouvoir personnel que la centralisation de l’État lituanien. Étant donné le culte médiéval de la puissance, c’est cela qui suscita l’admiration des contemporains, qui ont décrit son règne en termes panégyriques5, et de la postérité -- jusques et y compris Ivan le Terrible. Cependant, il ne faut jamais oublier avec quelle force se sont manifestées les tendances centrifuges dans la principauté juste après la mort de Vitovt, lors de l’arrivée de Svidrigajlo au pouvoir.

7 Il est intéressant de voir comment Ivan le Terrible rapprochait l’opposition entre Svidrigajlo et son frère Jagellon de son propre conflit avec le prince Vladimir Andreevič de Starica6. Encore plus symptomatique, la réaction du grand-père d’Ivan le Terrible, Ivan III, aux problèmes intérieurs de la Lituanie de son temps. En 1496, apprenant qu’il était question d’accorder un apanage à Sigismond, frère du grand-prince de Lituanie Alexandre, resté à l’écart du pouvoir après la disparition de leur père Casimir Jagellon, Ivan III presse sa fille Hélène, l’épouse d’Alexandre, de rappeler à son époux « à quel désordre fut en proie la Lituanie, lorsqu’il y avait pléthore de souverains ». Ivan III compare implicitement l’état de la Lituanie à celui de la Russie sous son père, Basile II7.

8 Ces paroles préfigurent l’incompatibilité future entre les deux modèles étatiques, incompatibilité qui entraîna plus tard la faillite des projets d’unification de la Russie avec la Rzeczpospolita (la « République » polonaise). Les événements sanglants du Temps des Troubles en furent le résultat, événements que le bojarin Théodore Šeremetev, ex-partisan du prince Wladislaw, s’adressant aux commissaires polonais, résumait en ces termes : « Nous ne voulons ni de vos libertés, ni de vos franchises » 8.

9 Le problème est de déterminer le moment où s’amorce la divergence entre les deux systèmes socio-politiques. Il est certain que ce ne fut pas la diète de Lublin, lorsque la Lituanie fut pratiquement engloutie par la Pologne. Déjà Ivan III percevait une différence foncière entre les États russe et lituanien. Il est intéressant de noter que si les transfuges lituaniens du XIVe et du début du XVe siècle se sentaient relativement à l’aise en Moscovie (où s’installèrent plusieurs maisons issues des nobles qui accompagnaient Svidrigajlo en 1408, incorporées par la suite dans les rangs de la vieille aristocratie moscovite -- les princes de Zvenigorod et les descendants de Patrice Narymuntovič, tels les Hovanskij, les Golicyn, les Patrikeev, les Kurakin, etc.9), l’exil de

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leurs homologues au début du XVIe siècle s’avéra bien plus dramatique. Il suffit de rappeler les destins de Michel Glinskij et de Basile Šemjačič, qui ne sont jamais parvenus à s’intégrer dans le modèle socio-politique moscovite10.

10 Après eux, les départs (vyhody) aristocratiques de Lituanie vers la Russie cessèrent entièrement (à une seule exception près, l’engagement du prince Dimitri WiÊnowicki au service d’Ivan IV, ce qui ne fut qu’un bref épisode dans la biographie agitée du prince11). Le diplomate papal Jacopo Piso, dans son épître de 1514, va dans le même sens : un des obstacles au départ des orthodoxes de Pologne-Lituanie serait la « tyrannie moscovite »12. Ce changement d’attitude au sein de la population orthodoxe est d’autant plus symptomatique qu’en 1480 encore, le roi Casimir mettait en garde les Lituaniens contre les sentiments pro-moscovitesdes « Ruthènes »13, sentiments que les guerres lituano-moscovites de la fin du XVe siècle mettent en évidence. L’échec des campagnes militaires du même type entreprises par Moscou au cours du premier tiers du XVIe siècle -- même dans les cas où la Moscovie jouait la carte de la défense de l’orthodoxie en Lituanie -- témoigne sans aucun doute des changements d’attitude survenus parmi les Slaves orientaux de la grande-principauté. Les recherches récentes démontrent que c’était précisément la position adoptée par ces populations qui déterminait le caractère et les résultats des actions militaires entre la Moscovie et la Lituanie14. Les études actuelles ne nient pas non plus le faitque « la population russe occidentale éprouvait certaines craintes à l’égard du pouvoir arbitraire et illimité du souverain moscovite »15.

11 Il ne faut pas oublier cependant que les sujets mêmes d’Ivan III n’approuvaient guère les tendances autocratiques qui se sont fait sentir en Moscovie sous son règne : elles n’étaient pas naturelles, ni conformes à la logique profonde des institutions. On cite souvent les paroles de Beklemišev-l’Églantier (Bersen´), qui voyait là une violation de la tradition, provoquée par l’arrivée à la cour de la suite grecque de Zoé Paléologue, et mettait les Russes en garde : « Un pays qui change ses coutumes ne dure pas bien longtemps »16.

12 Il existe aussi un autre point de vue, qui soutient que le nouvel ordre moscovite s’est formé sous l’influence directe de la Horde d’Or et des khanats qui lui ont succédé. Ce courant de pensée débouche sur un dilemme, formulé il y a un demi-siècle par Michael Cherniavsky : khan ou basileus17 ? Quel facteur extérieur avait bien pu altérer l’évolution naturelle de la Grande Russie ? Il faut dire qu’à ce jour, la balance penche plutôt en faveur des influences de la Horde (surtout chez les auteurs anglophones)18.

13 On perd de vue, ce faisant, la présence bien tangible du facteur tatar dans l’histoire de la Russie du Sud-Ouest. Ce futd’abord la soumission directe à la Horde, puis le condominium tataro-lituanien, enfin le voisinage dangereux du khanat de Crimée. C’est à ce facteur qu’il faut attribuer l’existence de modes de vie spécifiquement frontaliers, entre autres le phénomène des cosaques ukrainiens. Cette évolution des territoires proto-ukrainiens et proto-biélorusses a été quelque peu modifiée par l’arrivée des Lituaniens, mais ceux-ci, comme on sait, n’ont pas aboli d’un seul coup les institutions politiques et sociales préexistantes.

14 Il n’est pas question, bien sûr, de prendre pour parole d’Évangile cette sentence des gouvernants lituaniens, que l’on trouve dans toutes les anthologies : « Nous ne touchons pas à la tradition ni n’introduisons de nouveautés ». On a pu prouver qu’elle fut surtout employée dans les documents de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, au moment où la grande-principauté connaissait une vague de changements dynamiques

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affectant différentes sphères de la vie sociale19. Par ailleurs, il est temps de renoncer à l’explication communément admise de la progression des Lituaniens en Russie du Sud- Ouest, progression qui ne doit rien à l’antagonisme lituano-tatar. L’incorporation de ces pays à la grande-principauté fut opérée en vertu d’accords qui maintenaient les territoires occupés par la Lituanie dans leur statut de tributaires de la Horde.

15 De cette dépendance témoignent les yarlyks de Tokhtamysh (1393), où il exige que Jagellon « après avoir collecté le tribut des pays qui nous sont sujets, le remette à nos ambassadeurs pour versement au trésor » (rédaction ouïghoure [uyghur]); « ce que les terres princières [incluses] dans tes territoires donnaient en tribut à la Horde Blanche, est à nous donner comme le nôtre ». C’est uniquement la reconnaissance de la suprématie tatare qui permit à Algirdas d’étendre son contrôle à la Russie du Sud- Ouest, malgré la pression exercée par les Chevaliers teutoniques, et cela, d’un seul coup, et non pas graduellement (comme ce fut le cas du pays de Smolensk). Ainsi s’explique, soit dit en passant, l’absence de renseignements authentiques concernant le rattachement du gros des pays ukrainiens à l’État lituanien, « l’invisibilité » de l’annexion pour les chroniqueurs contemporains20.

16 L’abondance des maisons nobles de souche tatare dans la Russie méridionale des XVe- XVIe siècles, le maintien au sein de la structure territoriale de la grande-principauté de Lituanie de fiefs tatars remontant à une époque antérieure (par exemple, la « T´ma de Jagoldaj »)21 témoignent d’une politique lituanienne volontairement assimilatrice. Pour ce qui est de l’état de confrontation régissant les rapports lituano-tatars de la seconde moitié du XIVe siècle, il faut préciser qu’il s’agit d’un emprunt de l’historiographie actuelle aux chroniques biélorusses et lituaniennes du XVIe siècle, dans lesquelles le droit de conquête fut sciemment opposé en guise d’argument juridique aux prétentions dynastiques des souverains moscovites à régner sur l’ensemble des « pays russes ».

17 D’ailleurs, le motif récurrent de la lutte contre les Tatars apparaît déjà dans la première rédaction des chroniques de la grande-principauté (milieu du XVe siècle). On y trouve notamment le Récit du pays de Podol (qui était alors devenu une pomme de discorde entre la Lituanie et la Pologne), où l’on peut lire que les Lituaniens se sont implantés dans cette région grâce à la défaite subie par les princes tatars locaux (« souverains héréditaires [otčiči i dediči] du pays de Podol »). Comme on peut voir, le but politique du Récit est aussi d’affirmer la légitimité des prétentions des souverains lituaniens sur les territoires de l’Ukraine. À noter que, selon le Récit, les princes lituaniens de la maison des Koryatowicz, « arrivés dans le pays de Podol, refusèrent de verser plus longtemps le tribut aux basqaqs », ce qui est démenti par la charte du « prince et souverain du pays de Podol », Alexandre Koryatowicz (1375), laquelle confirme le maintien de la pratique traditionnelle du « tribut aux Tatars »22.

18 On voit que l’importance du facteur tatar dans l’histoire de la grande-principauté de Lituanie était beaucoup plus prononcée que l’historiographie moderne ne veut bien l’admettre. Le nombre de stéréotypes de ce genre, qui pèsent sur la recherche actuelle, s’explique en grande partie par l’état de décadence prolongée que connurent les études lituaniennes après leur essor fulgurant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ce n’est un secret pour personne que l’historiographie soviétique professait une vision mosco-centriste de l’évolution historique des peuples de l’ex-URSS. Toute déviation de ce schéma théorique était censée mener à une impasse. Il est évident qu’une telle approche ne stimulait guère l’analyse objective des processus qui avaient eu pour cadre la grande-principauté de Lituanie, État multiethnique et multiconfessionnel, étranger à

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toute forme d’intolérance religieuse et d’orthodoxie, doté en outre d’un système d’autonomie régionale et de garanties juridiques s’étendant aux personnes et aux différents corps sociaux. Malgré l’attrait exercé par ce modèle social et étatique, Vilnius était perçue comme fondamentalement inférieure à Moscou en tant que centre d’unification des pays slaves orientaux (dans le cas contraire, selon Vladimir Pašuto, « nous nous verrions contraints d’identifier la politique d’Algirdas avec celle de Dimitri Donskoj... Or, nos sources s’opposent à une telle interprétation » 23).

19 Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le pionnier de l’étude comparée des deux modèles socio-politiques élaborés par les Slaves orientaux ait été un chercheur américain. Dans son ouvrage, qui met en regard les États russe et polono-lituanien aux XVe-XVIe siècles (les statuts respectifs du pouvoir monarchique et de la noblesse sont choisis comme critères principaux de comparaison), Jaroslaw Pelenski insiste, à juste titre, sur l’idéalisation excessive de la centralisation moscovite, devenue un lieu commun de l’historiographie soviétique depuis le milieu des années 1950 : This particular system was looked upon as the ideal and most progressive among the existing socio-political systems. Muscovite Russia was regarded as having come very close to the ideal model, even when compared with Western monarchical states. allegedly had failed the test of attaining the ideal model because she did not follow the generally applicable historical laws which provided for a transition toward a centralized and absolutistic monarchy. She was assumed to have deviated from the prevailing European tendency and to have developed a very specific and unique system of nobility democracy, which lasted from 1454 to the end of the sixteenth century. This system led to the eventual decay of the Polish- Lituanian Commonwealth and its ultimate downfall24.

20 Paradoxalement, les idées évoquées ci-dessus renvoient, à certains égards, aux idéologèmes moscovites du XVIe siècle, également examinés par Pelenski. (Il suffit de citer l’épître d’Ivan le Terrible -- écrite sous le nom du prince Mihail Vorotynskij -- au roi de Pologne et grand-prince de Lituanie, Sigismond-Auguste, où on peut lire : « l’autocratie impériale de nos grands souverains [qui ne tiennent leur pouvoir de personne] ne se compare point à votre royauté misérable »25).

21 Malheureusement, le travail de Pelenski passa inaperçu dans l’historiographie soviétique et post-soviétique. Cependant, cette dernière semble adopter une approche plus pondérée à l’égard du problème en question. Des tentatives de comparaison de l’évolution sociale et politique des deux États ont vu le jour. La première fut celle de Margarita Byčkova, qui, dans son ouvrage26, examine trois aspects du problème : les institutions du pouvoir, la structure sociale des élites dirigeantes, la présentation idéologique du pouvoir.

22 Le texte de l’historienne moscovite a suscité des appréciations mitigées. Ainsi Mihail Krom, dans la conclusion de son compte rendu : The idea of comparing the political systems of these two neighbouring East European countries must be welcomed and deserves our whole support. However, this brave attempt to carry out such an ambitious project can hardly be considered successful27.

23 Cependant, malgré tout ce que l’on peut reprocher au travail de l’auteur (pauvreté des sources, méconnaissance de bon nombre de travaux fondamentaux concernant le sujet, affirmations avancées sans preuves, amalgame injustifié des institutions polonaises et lituaniennes, manque de conclusions personnelles -- M. Byčkova, de son propre aveu, « ne prétend guère apporter de solutions définitives », mais « vise plutôt à poser le

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problème»), l’historienne a, sans aucun doute, rempli sa fonction essentielle : stimuler la recherche.

24 En témoigne la parution récente d’un long article de Mihail Krom28, ainsi que l’étude de Hieronym Grala29. Les deux auteurs se réfèrent explicitement au livre de Byčkova. Si la première étude prend pour objet les « grandes phases des relations entre les deux États voisins au cours de plusieurs siècles », la seconde préfère la micro-analyse comparative. Au stade où en est l’élaboration du problème, cette dernière approche paraît très féconde : nous devons au chercheur polonais plusieurs observations pertinentes quant à la composition, au statut social, aux perspectives de carrière et au rôle de « ferment culturel » des secrétaires des bureaux moscovites et des scribes de la Chancellerie princière lituanienne.

25 Ce n’est pas par hasard que la recherche contemporaine entreprend de comparer les phénomènes culturels des deux États. Il faut mentionner, à ce propos, l’étude de Anatolij Turilov30. L’auteur soumet à une analyse critique l’idée selon laquelle ce serait un « substrat slave du Sud », propre à la culture de la Russie occidentale, qui la distinguerait de la culture moscovite.

26 Il démontre que l’on connaissait en Moscovie bien davantage de textes d’origine slave méridionale qu’en Pologne-Lituanie, quoique celle-ci fût plus proche des Balkans. Ce paradoxe s’explique, selon lui, par le caractère des relations littéraires et érudites entre Slaves orientaux et méridionaux au Moyen-žge : Elles avaient ceci surtout de particulier qu’elles n’étaient ni la conséquence, ni le corollaire des relations politiques et ecclésiales entre États slaves orthodoxes. Elles passaient, la plupart du temps, par Constantinople et par les centres internationaux de la vie monacale orthodoxe (aux XIVe-XVIe siècles, c’était avant tout le mont Athos). Le plus souvent, ces contacts informels ou semi-officiels s’effectuaient par le biais du bas et moyen clergé (clergé régulier surtout), avec quelquefois la participation de l’épiscopat. Dans une situation de ce genre, le facteur de proximité (ou d’éloignement) géographique de telle ou telle région slave orientale par rapport aux Balkans n’exerce d’influence déterminante ni sur le degré d’intensité de ces relations, ni sur leur fécondité31.

27 D’autres paradoxes de la vie culturelle de la grande-principautéde Lituanie attendent encore leur explication. Ainsi, le pluralisme culturel propre à la Lituanie32 aurait dû stimuler l’évolution de la tradition savante slave orientale. Au lieu de cela, nous constatons une nette décadence de la création intellectuelle : le nombre d’œuvres littéraires originales ayant vu le jour en territoire lituanien ne se compare pas avec celui des textes créés dans les pays de la Grande Russie, pourtant infiniment plus homogènes du point de vue culturel. Le même Anatolij Turilov démontre, en étudiant le répertoire des traductions du latin, du polonais et du tchèque réalisées par des lettrés ukrainiens et biélorusses au XVe et au début du XVIe siècle 33, que parmi les œuvres littéraires étrangères, qui représentaient un potentiel culturel colossal, seul un petit nombre de textes fut retenu. Furent traduits essentiellement des apocryphes et des récits de visions. Selon l’auteur : la hiérarchie catholique n’aurait certainement pas placé un tel choix de textes dans les priorités de la traduction. Cela prouve à l’évidence l’apathie du clergé catholique polonais et lituanien en matière de propagande pour l’Union des Églises (et l’absence de toute velléité de soumettre les « schismatiques »). En même temps, et pour la même raison, les textes traduits ne témoignent pas non plus de l’intérêt des cercles orthodoxes instruits pour le dogme catholique, car ils ne contiennent au mieux que des miettes d’information touchant le catholicismeproprement dit34.

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28 L’éloignement culturel réciproque des populations orthodoxes et catholiques se manifeste également dans le domaine des chroniques. On sait que les premières chroniques lituaniennes, rédigées au milieu du XVe siècle, opéraient une synthèse entre un texte autochtone, la « Chronique des Grands-Princes de Lituanie » et les informations communes aux chroniques russes, qui couvraient la période allant du « commencement des pays russes » jusqu’au début du XVe siècle. Au XVIe siècle, ce schéma cesse de satisfaire les lettrés de la grande-principauté, qui élaborent des théories sur les origines romaines des Lituaniens, et prennent le contre-pied des écrits moscovites, « dénués de toute trace d’antiquité, n’ayant rien qui incite à la bravoure, car la langue ruthène nous est étrangère, à nous Lituaniens, qui sommesItaliens, engendrés par le sang italique »35.

29 Finalement, la partie d’introduction commune aux chroniques russes fut supprimée, laissant place à un récit légendaire sur les origines de l’histoire de la Lituanie. Selon N.A. Morozova, la Chronique des temps passés (Povest´ vremennyh let), formellement réfutée par les lettrés lituaniens, devint « une sorte de modèle structural et sémantique, un schéma tout prêt, que l’auteur de la partie légendaire des chroniques lituaniennes remplit d’un contenu différent »36. Ainsi, même en prenant leurs distances par rapport à l’héritage de l’ancienne Rus´, les lettrés de Vilnius restaient fidèles au code culturel commun aux pays russes37.

30 Cependant, même dans ce cas précis, les réalités socio-politiques se faisaient sentir, comme en témoigne la comparaison de la généalogie légendaire des princes lituaniens avec celle des grands-princes moscovites. Margarita Byčkova montre dans son analyse que la dépendance vassalique des sujets à l’égard du souverain reposait sur des fondements idéologiques qui n’étaient pas les mêmes en Russie et en Lituanie. Le fait d’avoir été depuis toujours au service du prince de Moscou, l’écart infranchissable entre les origines du prince et celles des bojare (lieux communs des légendes généalogiques du XVIe siècle) s’inscrivaient parfaitement dans le système qui régissait les relations du grand-prince moscovite avec ses sujets. [...] En Pologne et en Lituanie, en revanche, où l’élection du souverain le rendait plus dépendant des grands seigneurs et de la noblesse, surtout aux XVIe-XVIIe siècles où existaient des structures favorisant l’autonomie de celle-ci, une vision généalogique plus égalitaire, mettant sur un même pied le suzerain et ses vassaux, devenait possible38.

31 Ainsi, jusque dans les documents généalogiques, on peut trouver matière à des recherches comparatistes sur l’évolution socio-politique des deux États.

32 La problématique esquissée dans le présent article est si vaste qu’elle mérite incontestablement un traitement plus détaillé sous la forme d’études monographiques39. D’ores et déjà, cependant, on peut entrevoir toute l’ampleur des perspectives de recherche qu’offrent les problèmes soulevés ci-dessus. Comme j’ai essayé de le montrer, il est impossible de les aborder sans remettre en cause tout un ensemble de stéréotypes ayant trait surtout à la grande-principauté de Lituanie. Il faut espérer que le renouveau d’intérêt que suscite actuellement la comparaison entre ces deux modèles sociaux et politiques parallèles permettra d’en élever substantiellement le niveau.

33 Académie nationale des sciences d’Ukraine

34 Institut d’histoire de l’Ukraine

35 Kiev

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36 eerusina@ ukr. net

NOTES

1. N. Maksimejko, Sejmy Litovsko-Russkogo gosudarstva do Ljublinskoj unii 1569 g. [Les Diètes de l’État russo-lituanien jusqu’à l’Union de Lublin de 1569], Kharkov, 1902, p. 38-43. 2. Cf. l’article particulièrement intéressant à cet égard de J. T´gowski, « Sprawa przyàczenia Podola do Korony Polskiej w kocu XIV wieku », Teki Krakowskie, 5, 1997, p. 155-176. 3. F. Leontovič, Soslovnyj tip territorial´no-administrativnogo sostava Litovskogo gosudarstva i ego pričiny [La nature sociale de la composition territoriale et administrative de l’État lituanien et ses racines], Saint-Pétersbourg, 1895, p. 30. 4. O. Rusyna, “On the Kyivan Princely Tradition from the Thirteenth to the Fifteenth Centuries”, Harvard Ukrainian Studies, 18 (3/4), 1994, p.180-182. 5. On peut citer, parmi les exemples classiques, l’Éloge de Vitovt ainsi que le poème de Nicolas Hussowski [Hussovianus], Carmen de statura, feritate ac venatione bisontis [Poème traitant de la taille, des mœurs sauvages et de la chasse de l’auroch], composé à Rome en 1521-1522. Beaucoup moins connues, les additions au Livre des Rois du sous- diacre Mikula (Novgorod-Severskij, 1428). Voir O. Rusyna, Ukraïna pid tatarami i Litvoju [L’Ukraine sous les Tatars et la Lituanie], Kiev, 1998, p. 105. 6. Voir R. Skrynnikov, Ivan Groznyj [Ivan le Terrible], Moscou, 1975, p. 89. 7. « Pamjatniki diplomatičeskih snošenij Moskovskogo gosudarstva s Pol´sko-Litovskim gosudarstvom. 1487-1533 » [« Documents ayant trait aux relations diplomatiques entre la Moscovie et l’État polono-lituanien. 1487-1533 »], SbRIO, (Saint-Pétersbourg), vol. 35, n° 43, 1892, p. 224-225. 8. J. U. Niemcewicz, Dzieje panowania Zygmunta III [Histoire du règne de Sigismond III], vol. 3, Cracovie, 1860, p.97. 9. A. Zimin, Formirovanie bojarskoj aristokratii v Rossii vo vtoroj polovine XV -- pervoj treti XVIv. [La formation de l’aristocratie en Russie, seconde moitié du XVe-premier tiers du XVIe siècle], Moscou, 1988, p.29-35, 56-58. Notons, au passage, l’attribution erronée à Patrice Narimuntovič du titre de prince de Zvenigorod, que l’on rencontre encore occasionnellement dans l’historiographie actuelle (voir, par exemple, O.Horuženko, « Gerby potomstva Patrikija Narimuntoviča, knjazja Zvenigorodskogo » [« Les armoiries des descendants de la maison de Patrice Narimuntovič, prince de Zvenigorod »], Russkij rodoslovec, 1, 2001, p. 25-36), même si cette question est parfaitement élucidée dans les études spécialisées, voir M. Byčkova, Sostav klassa feodalov Rossii v XV v : istoriko-genealogičeskoe issledovanie [La composition de la classe féodale en Russie au XVIe siècle : étude historique et généalogique], Moscou, 1986, p.33-41.

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10. O. Rusyna, « Šem´jačiči ta Možais´ki », in Istorija Ukraïni v osobah : Litovs´ko-pol´s ´ka doba [« Les Šem´jačičiet les Možajskie », in Histoire de l’Ukraine en portraits : l’époque lituano-polonaise], Kiev, 1997, p.57-62; M. Krom, « Mihajlo Glin´skij », in ibid., p.62-68. 11. On connaît bien le jugement extrêmement défavorable porté sur le prince par Ivan le Terrible ; à toute question concernant WiÊnowicki, l’ambassadeur moscovite envoyé en Lituanie devait répondre : « Il est venu chez notre souverain, tel un chien, et tel un chien, il est reparti ». Mais personne n’a prêté attention au don que fit le tsar, après la mort tragique du prince et pour le repos de son âme, d’un village et de six hameaux du canton de Domagošči dans le district de Belev ; voir V.S. Arsen´ev, « Vkladnaja kniga Brjanskogo Svenskogo monastyrja » [Livre des dons du monastère Svenskij de Brjansk], Izvestija Imperatorskogo Russkogo genealogičeskogo obščestva, (Saint-Pétersbourg), 4, section III, 1911, p.392. 12. A. Kappeler, Ivan Groznyj im Spiegel der ausländischen Druckschriften seiner Zeit, Berne, 1972, p.23, 253. 13. H. Lovmjan´skij, « Russko-litovskie otnošenija v XIV-XV vv. » [« Relations russo- lituaniennes aux XIVe-XVe siècles), in Iz istorii russkoj kul´tury [Essais sur l’histoire de la culture russe], tome II, vol. 1, Moscou, 2002, p.395. 14. M. Krom, Mež Rus´ju i Litvoj : zapadno-russkie zemli v sisteme russko-litovskih otnošenij konca XV - pervoj treti XVI v. [Entre Russie et Lituanie : les pays russes occidentaux dans le système des relations russo-lituaniennes, fin du XVe-premier tiers du XVIe siècle], Moscou, 1995, p. 229. 15. Ibid., p. 230. 16. Voir H. Grala, « Czowiek wobec wadzy na Rusi Moskiewskiej (XIV-XVI w.) » in Czowek w spoeczestwie Êredniowiecznym [« L’individu devant le pouvoir en Russie moscovite, XIVe-XVIe siècle », in L’homme dans la société médiévale], Varsovie, 1997, p. 420. 17. M. Cherniavsky, « Khan or Basileus : An Aspect of Russian Medieval Political Theory », Journal of the History of Ideas, 4, 1959, p. 459-476. 18. Voir J. Pelenski, « State and Society in Muscovite Russia and the Mongol-Turkic System in the Sixteenth Century », in The Contest for the Legacy of Kievan Rus´, New- York, 1998, p.228-243. L’auteur considère les institutions turques comme le prototype de leurs homologues russes, non comme leurs parallèles : les assemblées d’états (zemskie sobory) remonteraient ainsi aux khurultay, le système des bénéfices (ou domaines en précaire, pomest´ja), au soyºrghl de Kazan, la noblesse aux tarxan, etc. Ce point de vue est partagé par D. Ostrowski, Muscovy and the Mongols : Cross-cultural Influences on the Steppe Frontier, 1304-1589, Cambridge, MA, 1998, p.21, 61. 19. M. Krom, « Starina kak kategorija srednevekovogo mentaliteta (po materialam Velikogo Knjažestva Litovskogo XIV-načala XVIIv.) » [« La tradition, catégorie de la mentalité médiévale (à partir de documents de la grande-principauté de Lituanie, XIVe- début du XVIIe siècle) »], in Mediævalia Ucrainica : mental´nist´ ta istorija idej [mentalités et histoire des idées], vol. 3, Kiev, 1994, p.71-72. 20. O. Rusyna, Sivers´ka zemlja y skladi Velikogo knjazivstva Litovs´kogo [La Sévérie au sein de la grande-principauté de Lituanie], Kiev, 1998, p. 79-81.

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21. O. Rusyna, « K istorii Jagoldaevoj t´my » [« Contribution à l’histoire de la “T´ma de Jagoldaj” »), in States, Societies, Cultures : East and West, New York, 2004, p. 1013-1024. 22. « Letopisi belorussko-litovskie » [« Chroniques biélorusses et lituaniennes »], in PSRL, vol. 35, Moscou, 1980, p.66, 74, 138; V. Rozov, Ukraïns´ki gramoti [Chartes ukrainiennes], vol. 1, Kiev, 1928, n° 10, p.20. 23. V. Pašuto, B. Florja, A. Horoškevič, Drevnerusskoe nasledie i istoričeskie sud´by vostočnogo slavjanstva [L’héritage de l’ancienne Rus´ et les destins historiques des Slaves orientaux], Moscou, 1982, p.28. 24. J. Pelenski, “Muscovite Russia and Poland-Lituania, 1450-1600: State and Society -- Some Comparisons in Socio-Political Developments”, in State and Society in Europe from the Fifteenth to the Eighteenth Century : Proceedings of the First Conference of Polish and American Historians (May 27-29, 1974), Varsovie, 1985, p.95-96. 25. Poslanija Ivana Groznogo [Epîtres d’Ivan le Terrible], Moscou-Leningrad, 1951, p. 259-260. 26. M. E. Byčkova, Russkoe gosudarstvo i Velikoe knjažestvo Litovskoe s konca XVv. do 1569g : Opyt sravnitel´no-istoričeskogo izučenija političeskogo stroja [Russie et grande- principauté de Lituanie de la fin du XVe siècle jusqu’à 1569. Essai d’étude comparée du système politique], Moscou, 1996. 27. Lituanian Historical Studies, 3, 1998, p.161. 28. M. Krom, « Rossija i Velikoe knjažestvo Litovskoe : dva puti v istorii » [« La Russie et la grande-principauté de Lituanie : deux voies historiques »], Anglijskaja naberežnaja, (Saint-Pétersbourg), n° 4, 2000, p. 73-100. 29. H. Grala, « Diacy i pisarze : wczesnonowo§ytny aparat wadzy w Pastwie Moskiewskim i Wielkim Ksi´stwie Litewskim (XVI - pocz. XVII w.) » [« Secrétaires et scribes : l’appareil du pouvoir dans l’État russe et dans la grande-principauté de Lituanie à l’aube des Temps Modernes (XVIe - début XVIIe siècle) »], in Modernizacja struktur wadzy w warunkach opóênienia [Modernisation des structures de pouvoir dans un contexte de retard historique], Varsovie, 1999, p.73-91. 30. A.A. Turilov, « Južnoslavjanskie pamjatniki v literature i knižnosti Litovskoj i Moskovskoj Rusi XV-pervoj poloviny XVIv. : paradoksy istorii i geografii kul´turnyh svjazej» [« Œuvres littéraires des Slaves du Sud dans la littérature et dans l’érudition de la Rus´ moscovite et de la Rus´ lituanienne, XVe - première moitié du XVIe siècle : les paradoxes de l’histoire et de la géographie des influences culturelles »], in Slavjanskij al ´manah 2000, (Moscou), 2001, p.247-285. 31. Ibid., p. 264. 32. Cf. E. Banionis, « Litva v XVv. : oščuščenie mnogoobrazija okružajuščego mira » [« La Lituanie au XVe siècle : perception de la diversité du mondeenvironnant »], in Mediœvalia Ucrainica..., op. cit., vol. 3, p.127-130. 33. A. A. Turilov, « Perevody s latinskogo i zapadnoslavjanskih jazykov, vypolnennye ukrainsko-belorusskimi knižnikami v XV -- načale XVI v. » [« Traductions du latin et des langues slaves occidentales réalisées par des érudits ukrainiens et biélorusses au XVe et au début du XVIe siècle »], in Kul´turnye svjazi Rossii i Pol´ši, XI-XX vv. [Liens culturels entre Russie et Pologne, XIe-XXe siècle], Moscou, 1998, p. 56-68. 34. Ibid., p. 63-64.

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35. Mihalon Litvin, O nravah tatar, litovcev i moskvitjan [Michel le Lituanien, De moribus Tartarorum, Lituanorum et Moschorum (1615)], Moscou, 1994, p. 85-86. 36. N. A. Morozova, « O drevnerusskih istočnikah legendarnoj časti letopisej Velikogo Knjažestva Litovskogo » [« Sur les sources russes de la partie légendaire des chroniques de la grande-principauté de Lituanie »], Kalbotyra, (Vilnius), 43 (2), 1993, p.52-59. On observe la même approche « prédatrice » lorsqu’il s’agit des portraits contenus dans les chroniques russes : ils ont été utilisés, sans se soucier des anachronismes, pour la rédaction du récit légendaire sur la campagne de Gediminas en Volynie et dans le pays de Kiev (Voir O. Rusyna, « Kiïvs´ka viprava Gedimina (tekstologičnij aspekt problemi) » [« La campagne de Gediminas à Kiev (aspects textologiques du problème) »], Zapiski Naukovogo tovaristva imeni Ševčenka, (Lvov), vol.231, 1996, p.147-157.) Il est moins évident que la chronique lituanienne, en relatant l’assassinat de Sigismond Keistutovič (fils de Keistutis), se soit inspirée du récit du meurtre du prince André Bogoljubskij (O. Rusyna, « Vid Kuz´mišči-kijanina do kijanina Skobejka (modeljuvannja smerti v “Hronici Bihovcja”) »[« Du kiévien Côme au kiévien Skobejko (modélisation de la mort dans la Chronique de Byhov)»], Socium, (Kiev), 1, 2002, p.37-53). 37. Au même moment, on assiste en Moscovie à des phénomènes diamétralement opposés -- ce qui n’est pas pour nous surprendre. La politique extérieure des souverains moscovites, dont la pierre angulaire était le principe patrimonial, autrement dit leur droit historique à l’héritage des Rurikides, s’appuyait sur les réalités de l’époque kiévienne. Les Lituaniens ne pouvaient justifier leurs prétentions que par le droit de conquête, comme il a été montré ci-dessus. 38. M. Byčkova,« Ideja vlasti i poddanstva v genealogičeskoj literature XV-XVIvv. » [« L’idée du pouvoir et de la sujétion dans les textes généalogiques des XVe-XVIe siècles »], in Istoričeskaja genealogija, (Ekaterinbourg-Paris), 2, 1993, p.9. La tentative de tracer une sorte de « ligne de partage des eaux » idéologique entre les généalogies légendaires des princes russes et celle des princes lituaniens, comme on la trouve chez A.I. Filjuškin, paraît moins convaincante (« Legendarnye rodoslovija velikih knjazej litovskih i velikih knjazej moskovskih : principy postroenija » [« Généalogies légendaires des grands-princes russes et lituaniens : principes de composition »], Russkij rodoslovec, 1, 2001, p.6-14). S’il est incontestable que « les légendes généalogiques reflètent nombre de traits de mentalité politique et d’éléments idéologiques propres aux deux États », les sources analysées par l’auteur n’autorisent guère ses conclusions. Il s’agissait, selon lui, « desmodèles, des paradigmes du développement politique et culturel des pays d’Europe orientale, fondés sur un dilemme : soit le rapprochement avec l’Occident (dont le système de valeurs est justement à l’œuvre dans la version lituanienne), soit la création d’un État autochtone édifié sur la tradition historique (même si elle relève quelquefois du mythe) ». 39. Comme par exemple l’étude de K. Zernack, Polen und Russland : Zwei Wege in der europäischen Geschichte, Francfort - Berlin, 1994.

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RÉSUMÉS

Résumé L’article traite des différences entre les systèmes socio-politiques de la Moscovie et de la grande- principauté de Lituanie -- les deux États qui émergent, au xiiie siècle, des ruines de la Russie kiévienne. L’auteur commence par analyser les tentatives antérieures (très peu nombreuses du reste) de comparaison entre ces deux pays voisins, tant macro- que micro-scopiques, pour découvrir le point de départ de leur divergence. L’autocratie propre à l’État moscovite, mais totalement étrangère à la grande-principauté, est communément expliquée par l’impact des institutions socio-politiques mongoles. C’est oublier, souligne l’auteur, à quel point le facteur mongol a pesé sur l’histoire des pays de la Rus´ du Sud-Ouest. Elle conclut en appelant de ses vœux une exploration plus poussée de ce problème complexe.

Abstract Opposites with common roots : the Russian state and the Grand Duchy of Lithuania between the fourteenth and mid-sixteenth centuries. The paper deals with the differences between the socio-political systems of the Muscovite state and the Grand Duchy of Lithuania, which both emerged on the ruins of Kievan Rus´. The author analyzes the limited number of attempts to compare these neighboring countries generally and in close details in order to find the causes lying behind their divergent evolutions. The autocratic nature of the Muscovite state, so different from that of the Grand Duchy of Lithuania, is usually ascribed to the impact of Mongol socio-political institutions. The author points out that this position tends to underrate the role of the Mongol factor in the life of the lands of southwestern Rus´, and concludes with a call for a closer investigation of this complex issue.

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La notion d’État Moderne est-elle utile ? Remarques sur les blocages de la démarche comparatiste en histoire

Jean-Frédéric SCHAUB

1 La session doctorale franco-russe organisée à l’École des hautes études en sciences sociales par André Berelowitch à l’automne 2003 a permis de confronter diverses expériences historiographiques russes et non russes. Comme il ne pouvait en être autrement, les historiens se sont interrogés sur la spécificité du cas russe dans un pays, la France, dans lequel l’idéologie de l’exceptionnalité demeure le point aveugle de la recherche en histoire. On ne pouvait rêver meilleur -- ou pire -- scénariopour la démarche comparative : frotter le spécifique à l’exceptionnel. Dans une telle configuration, les réflexions qui suivent viennent de biais. Car elles sont les résultats de recherches conduites dans les domaines de l’histoire espagnole et portugaise. À dire vrai, avec l’Espagne à tout le moins, on ne sort guère du cercle des incomparables, s’agissant d’un pays dont le régime de Franco et une part de l’hispanisme académique ont exalté la radicale « différence ». Mais, après tout, le jeu du comparatisme ne devient vraiment excitant que lorsqu’il affronte des défis apparemment impossibles.

2 Dès l’abord, on imagine des thèmes capables de nous faire vagabonder dans les différents espaces envisagés. Ainsi celui de la « bureaucratie » qui nous ferait migrer des pratiques de cabinet de Philippe II de Castille et Aragon au XVIe siècle, aux hiérarchies complexes de l’administration russe du XVIIIe siècle et à la paralysie de l’État providence français et de l’État soviétique, au XXe siècle. De même, la question de la nature religieuse du pouvoir politique, depuis l’Église militante hispano-portugaise face à l’islam, à l’expansion de la Russie chrétienne au détriment de l’islam à partir de la Troisième Rome, à la construction de la monarchie absolue par la liquidation du protestantisme en France. Du côté des réponses politiques des « faibles », songeons à l’apparition au Portugal et en Russie d’imposteurs, dans les deux cas sur une durée extraordinaire : de la fin du XVIe au premier XXe siècle1.

3 Le comparatisme en histoire ne peut se limiter à confronter des expériences disjointes pour en souligner les analogies2. On peut vouloir pratiquer l’examen croisé de sociétés

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qui n’ont pu agir l’une sur l’autre, en raison d’une discontinuité temporelle ou spatiale3. L’histoire des grands empires territoriaux s’y prête particulièrement bien. L’évolution de l’institution impériale chinoise peut susciter des programmes comparatistes aussi bien dans le domaine de l’analyse des bureaucraties4, de l’étude des économies non capitalistes5, ou de la recherche sur les explorations au long cours. De telles démarches requièrent, naturellement, un contrôle très strict, faute de quoi des systèmes d’analogies sans fondement risquent de pervertir la réflexion historiographique. C’est ainsi que l’histoire des Empires amérindiens a été interprétée à la lumière de l’histoire ancienne grecque et romaine, dans un schéma particulièrement arbitraire6. En tout état de cause, on ne saurait impunément séparer ce qui relève de la comparaison de modèles de ce qui résulte des interactions entre sociétés. Ainsi, il semble absurde de vouloir comparer le système institutionnel de la Russie du XVIIIe siècle sans tenir compte de l’intensité des importations culturelles et technologiques pratiquées par Pierre et ses successeurs. De la même façon, on s’interdit de rien comprendre au développement des politiques sociales dans la France de la seconde moitié du XXe siècle si l’on passe sous silence la présence de la réalité soviétique, inextricablement modèle et menace. Récemment, j’ai eu l’occasion de proposer un examen de la présence massive de la culture politique et spirituelle, épithètes inséparables, venue d’Espagne dans la France classique du premier et second XVIIe siècle7.

4 Dans ce dernier registre, il convient d’ajouter un troisième niveau d’analyse, lorsque les hypothèses de travail s’y prêtent. Il s’agit de prendre en compte la formation d’une pensée historique, de quelque nature qu’elle soit, dans l’expérience empirique et l’évolution de chacune des sociétés considérées. Le problème n’est pas celui des sources, sur lequel nous reviendrons plus loin. La question revient à déterminer quels rapports au temps, à l’expérience et à la cumulativité se manifestent dans diverses sociétés. Quelles que soient les préventions critiques opposées aux problématiques de la « modernisation », ou pire encore de l’« occidentalisation », on peut observer un différentiel de capacité des sociétés à cumuler les effets de l’expérience. Il vaut indice des types de rapports au futur et au passé qui dominent les représentations collectives et individuelles. Bien entendu, rien ne serait plus rétrograde par rapport à la capacité critique accumulée par les sciences sociales, que dessiner une hiérarchie des sociétés, que d’échelonner la venue à la modernité en fonction de degrés d’avancement et de retards. Reste que, dans des contextes d’interactions avérées entre sociétés, l’enregistrement ou le rejet de la nouveauté sont, pour une bonne part, déterminés par les cadres temporels que chaque culture habilite.

5 D’où le fait que la pensée du temps historique, qui ne saurait être tenue pour le monopole des historiens scientifiques, est un élément majeur de l’étude des sociétés historiques. Comme l’ont montré des historiens d’horizons très différents, cette prise en compte de la construction historique des temps historiques demeure la seule réponse consistante dont nous disposions face aux séductions d’un relativisme analytique8. Pour la démarche comparatiste, cette dimension est essentielle dans la mesure où tout transfert culturel ou technologique embarque la version du temps historique incorporée aux objets et aux phénomènes transférés. Si l’on s’accorde sur le fait que la notion de société sans histoire n’a plus guère de légitimité intellectuelle, en revanche rien n’empêche d’identifier une gamme ouverte de rapports au temps, que François Hartog qualifie comme autant de « régimes d’historicité »9. Le rapport au temps est la résultante d’un ensemble de facteurs tel que la nature des fins dernières

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dans l’ordre spirituel, la mémoire gentilice et dynastique, la capacité collective à enregistrer l’expérience du traitement des affaires communes, la socialisation de l’innovation technologique et scientifique, la reconstitution des héritages esthétiques sous forme de traditions culturelles, la mobilité des hommes avec l’expérience de la diversité linguistique et culturelle qu’elle offre aux individus. Il est, par hypothèse, difficile d’imaginer une société humaine qui soit absolument privée d’un ou plusieurs de ces éléments. En revanche, leur combinaison peut adopter des formes et des styles très contrastés.

6 Certaines sociétés rejouent indéfiniment un temps historique pensé comme un présent, d’autres aspirent à retrouver un temps idéalisé et perdu, d’autres se fixent sur la fin eschatologique des temps derniers, d’autres -- notamment dans l’Europe des XVIIIe-XXIe siècles -- projettent l’expérience de la vie sociale dans un avenir à la fois pleinement ouvert et tenu pour l’unique horizon pensable. Ces types idéaux ne décrivent pas assez précisément les expériences socio-culturelles dont ils prétendent livrer les traits discriminants. Ils n’en sont pas moins utiles pour récuser avec la même énergie le discours résiduel sur l’existence d’une philosophie unifiée de l’histoire, et la séparation entre sociétés historiques et an-historiques. Si l’on retient le type qui coïncide avec le parcours des sociétés européennes aux époques moderne et contemporaine, il est indispensable d’attribuer une place à la formation d’une pensée de l’histoire, comme élément constitutif du développement de ces sociétés elles-mêmes.

7 Il semble raisonnable d’accorder à l’écriture locale de l’histoire une place de choix dans l’analyse du rapport que chaque société construit avec le temps historique. Depuis la fin de l’Antiquité, deux registres majeurs se dégagent, sans s’exclure nécessairement, qui font appel soit au récit dynastique et institutionnel des principautés, soit à l’exigence collective de remémoration de l’alliance passée entre Dieu et les hommes10. Le premier registre fournit les récits de la formation des entités politiques qui ont gouverné les territoires de l’actuelle Europe. C’est pourquoi, dans une perspective comparatiste et s’agissant de périodes anciennes, l’histoire de la politique demeure une clef indispensable. Nous sommes héritiers de ces hommes qui, au service des princes de toute nature, ont gradué l’expérience humaine à partir du fil des événements dynastiques, guerriers et institutionnels. Ils étaient libres d’incorporer à leur chronique la dose de spiritualité chrétienne ou la compétence en matière de science juridique qui se trouvaient à leur portée11. Il faudra que la souveraineté de l’État national apparaisse comme un accomplissement indépassable au XIXe siècle pour que les historiens construisent des questionnaires qui se démarquent de cet héritage centré sur la politique.

8 On voit ainsi pourquoi, à propos des périodes pré-contemporaines, les problématiques politiques demeurent des portes d’entrée utiles pour de nombreuses entreprises comparatistes. Réfléchir aujourd’hui sur la notion d’État Moderne, dans une perspective comparée, cela revient à examiner de front l’évolution du domaine des normes et des institutions avec celui des discours qui les décrivent. L’expression « État moderne » n’est pas une simple catégorie chronologique qui désigne l’État aux XVIe- XVIIIe siècles. Elle sous-entend que la mise en place de l’État modernise la société qu’il régit. Ou peut-être même qu’il n’est de modernité que déterminée par la formation de l’État. Auquel cas s’établirait une stricte équivalence entre la notion de modernité et l’État : une telle perspective, lointaine héritière de la philosophie de l’histoire hégélienne, a de bonnes chances de compromettre tout effort comparatiste vers les

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mondes non européens. Elle est surtout enfermée dans un piège tautologique : une société est moderne dès lors qu’elle a un État, l’État est nécessairement présent dès lors que la société semble engagée dans une dynamique de projection vers la modernité en marche. Cette circularité est d’autant plus gênante que, par ailleurs, le substantif « État » sert à désigner des réalités politiques extraordinairement différentes. De l’« État hittite » à l’«État-providence », de l’« État médiéval » à l’« État libéral », le substantif se trouve laminé par les épithètes qui le qualifient.

9 Le problème pertinent n’est pas de savoir si l’« État moderne » a existé ou pas. Cette affaire a utilement animé le débat historiographique en Espagne, au Portugal et en Italie pendant plus d’une quinzaine d’années. Les antagonistes n’ont pas cherché à produire une synthèse qui deviendrait la nouvelle Vulgate de l’histoire politique. Depuis le Tribunal constitutionnel de Madrid et sa chaire d’histoire du droit, Francisco Tomás y Valiente, qui fut un des intellectuels les plus marquants de l’Espagne post- franquiste jusqu’à son assassinat en 1996 par ETA, avait su créer les conditions d’une discussion largement ouverte y compris sur les aspects les plus âpres du débat12. De ce moment particulièrement créatif est resté un ensemble de travaux qui a profondément modifié la façon de poser les problèmes dans le domaine de l’histoire politique13. Ainsi, dans les trois pays considérés (Espagne, Portugal, Italie) la puissance d’innovation intellectuelle s’est trouvée concentrée dans les facultés de droit, en particulier dans les départements d’histoire juridique14. Ceux-là ont démontré que les traditions intellectuelles de leur discipline les avaient placés plus efficacement à l’abri des sollicitations idéologiques que les départements d’histoire des facultés de lettres. Cela semble particulièrement vrai dans le cas de nombreuses universités espagnoles dans lesquelles les historiens se sont trouvés dans l’obligation d’orienter leur réflexion critique en fonction du développement local, régional et national de la question identitaire15.

10 Qu’est-ce qui dans l’équipement dont disposaient les historiens du droit leur offrait les bonnes armes pour repenser la question politique ? Leur tradition académique n’a pas fait table rase de l’enseignement d’Ancien Régime. Elle a su intégrer sans solution de continuité une part de ce patrimoine culturel pluriséculaire. L’actualité et l’efficacité pratique des doctrines issues de la seconde scolastique est avérée, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, en Espagne comme au Portugal. Les deux pays ne parviennent à codifier leur droit civil que très tardivement, en sorte que les juristes continuèrent de recourir aux normes et aux qualifications héritées de l’ancien droit, alors même que l’État libéral affichait une volonté d’unifier l’ordre juridique sans y parvenir16. Ils n’étaient dès lors pas contraints d’accepter que le droit fût la production du seul État, dans une société pourtant régie par le droit. Ainsi, une histoire universitaire du droit qui voulait être celle des systèmes normatifs réellement mobilisés dans le développement des sociétés historiques analysait d’abord la coexistence simultanée de plusieurs corps de normes juridiques concurrents, du Moyen žge à la codification. Au lieu de partir du point d’arrivée, c’est-à-dire de l’unification codifiée de l’ensemble des normes juridiques dans un système garanti par l’État et légitimé par la souveraineté nationale (ou populaire), les historiens du droit partaient de la pluralité des systèmes en présence. Une pluralité que l’institution royale n’était pas en mesure d’englober17.

11 Les polémiques sur l’existence de l’État moderne peuvent finir par ressembler aux débats sur le sexe des anges. La question réellement importante me semble être celle- ci : l’emploi de l’expression « État moderne » est-il neutre, ou bien a-t-il des effets sur la

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façon de conduire la réflexion sur l’agencement des autorités et des institutions entre le XVIe et le XVIIIe siècle ? La notion d’« État moderne » contribue-t-elle à placer l’accent de la recherche sur certains phénomènes plutôt que sur d’autres ? Avant même de réfléchir aux réponses à ces questions, il faut souligner, même si l’argument ne saurait être décisif, le fait que l’expression est un artefact lexical inventé par les historiens professionnels, et donc très postérieur par rapport aux phénomènes qu’il est supposé désigner.

12 Quelles sont les distorsions probables introduites par l’usage de l’expression ? Il favorise la réduction de la pluralité des ordres juridiques à l’unité de la formation étatique. Il installe le primat de la raison institutionnelle par rapport à l’emploi de la force. Il anticipe le processus de sécularisation et de séparation du trône et de l’autel. Il redouble les effets mémoriels tendant à inscrire les identités nationales dans un passé lointain. La pratique historiographique qui semble la plus salubre face à de tels risques consiste à faire, par prudence, l’économie lexicale de l’expression. L’opération est d’autant moins coûteuse et d’autant moins artificielle que les sources d’Ancien Régime ignorent l’expression et mobilisent un large éventail de concepts : royaume, principauté, république, régime, gouvernement, cité, domaine, seigneurie, empire, d’autres encore. Il s’agit d’une recette simple pour essayer d’éviter que l’arbitraire des désignations disciplinaires n’exerce, de façon non dite, sa propre sélection.

13 Quelques exemples invitent à résister à la tentation de décrire les systèmes politiques anciens à la lumière de l’expérience contemporaine tout entière déterminée par le triomphe de l’État national souverain -- démocratique ou non. Ainsi, rien ne nous est plus familier que le monopole que se voit reconnaître l’État pour l’édiction des normes juridiques. Rien n’est moins évident pour les institutions d’Ancien Régime, surtout si l’on identifie l’État et l’institution royale ou impériale. Une part sensible des corps de doctrines pertinents pour réguler la vie sociale échappe complètement à l’emprise royale, c’est le cas du droit canon à un âge où l’Église est une puissance territoriale et tient en seigneurie d’innombrables communautés d’hommes. L’interprétation est ici confrontée à un dilemme. Si l’on superpose exactement l’institution royale et l’État, alors celui-ci ne détient aucunement le monopole d’édiction des normes juridiques. Si l’on ajuste une définition analytique de l’État en additionnant l’ensemble des sources de production des normes juridiques présentes dans la société d’Ancien Régime, on obtient un État qui n’est ni unifié (indivisible si l’on veut), ni abstrait, ni stabilisé, ni représentable sous la forme d’un symbole unique.

14 Ces remarques très générales renvoient en fait à des situations tout à fait concrètes. Ainsi, il importe de rappeler que l’identification des corps de doctrine et de normes juridiques revient aux juristes qui sont formés dans des universités qui échappent à la juridiction royale. Dans les pays ibériques, comme l’ont démontré de nombreuses études18, le corps professionnel des spécialistes du droit est, pour l’essentiel, soumis à sa propre régulation, pour ce qui concerne l’orthodoxie intellectuelle et l’administration des carrières. Cela n’exclut pas que les rois aient eu besoin de s’entourer de juristes pour des raisons techniques, mais aussi sociales : se concilier le corps. Cependant, les historiens tendent à réduire le monde des juristes à la poignée de ceux qui agirent directement dans l’entourage des rois, auprès de leur personne. Or, ces groupes ne sont qu’une partie modeste de la profession19. Et si certains d’entre eux, dans la dynamique de cour, ont prêté leur plume à la rédaction de traités du Prince qui paraissent livrer les premiers éléments d’une science politique autonome, en réalité ils

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ne doivent pas être isolés dans l’analyse de la culture juridique et politique. Les auteurs, sans doute plus ardus mais nullement obscurs en leur temps, de lourds traités de doctrine et de jurisprudence, intervenaient pratiquement dans les processus de prise de décision plus que les rédacteurs de « miroirs des Princes ». Car le système politique d’Ancien Régime est d’abord pensé sur le mode de l’agencement de juridictions, dans une architecture dont les juristes sont garants de l’orthodoxie20.

15 En outre, on a là affaire à des sociétés qui n’ont pas dégagé une aire de juridiction administrative spécifique, c’est-à-dire séparée de l’exercice ordinaire de la juridiction, au moins avant l’institutionnalisation des pratiques de police au cours du XVIIIe siècle21. Ce point est essentiel, notamment dans le cas des royaumes ibériques. L’historiographie a su dégager à leur propos le modèle de la polysynodie, c’est-à-dire du gouvernement royal par les conseils de magistrats. Il ne s’agit nullement d’une spécificité méridionale qui n’aurait pas d’équivalent ailleurs. Mais il est de fait que la relative clarté des attributions de ces hautes cours de justice et leur système réglé de communication écrite avec les rois d’Espagne et de Portugal, dès le dernier quart du XVIe siècle, en ont fait un cas remarquable à l’échelle européenne22. Ces compagnies rassemblaient pour l’essentiel des diplômés des universités, juristes civilistes ou canonistes ou encore théologiens. La seule cour que le roi présidât formellement était le Conseil d’État, assemblée dépourvue de juridiction et appelée à conseiller le roi sur toutes les décisions affectant l’architecture territoriale de la monarchie et ses rapports avec les autres ensembles politiques. Tous les autres conseils de la polysynodie étaient présidés soit par une personnalité compétente, soit par un représentant des intérêts, notamment territoriaux, qu’avait à connaître le conseil. C’est pourquoi, si l’on veut établir une comparaison avec le cas du Parlement anglais, il convient de reconstituer le système complexe qui associe les Cortes (assemblées d’États) et les conseils de la monarchie où plaideurs occasionnels et défenseurs institutionnels de toute une série de corps sociaux et de divers territoires faisaient valoir leurs droits et prééminences face à la décision royale. À tous les niveaux, dans la sélection par les municipalités des représentants aux Cortes comme dans l’administration des carrières des magistrats, l’autonomie juridictionnelle et intellectuelle des juristes demeurait un trait essentiel du fonctionnement de l’autorité. Ce constat n’exclut évidemment pas que la cour du roi et les réseaux de ses favoris successifs aient pu et su attirer au service du roi de très nombreux acteurs de ce système23. Tout était bon, la distribution de grasses pensions, de patentes des ordres militaires, de titres nobiliaires, mais toujours dans un rapport de nature contractuelle entre un roi détenteur du droit de grâce et les bénéficiaires de ses largesses24. Jamais la vénalité ne fut légalisée en Espagne et au Portugal dans les mêmes proportions qu’en France. L’écueil était moins une sorte de simonie juridictionnelle que le rejet du prêt à intérêt que déguisait à peine le système installé par les parties casuelles dans le cas de la France25.

16 Si l’on retient la définition donnée par Jean-Philippe Genet, la capacité à lever un impôt public, qui cesse dès lors d’apparaître comme un racket26, est le meilleur indice de la formation d’un État moderne. Il importe, ici encore, de nuancer. Les impôts que les rois d’Espagne et de Portugal pouvaient lever de plein droit, c’est-à-dire sans discussion préalable, étaient les exactions sur les produits du sous-sol, sel et métaux en Europe comme aux Amériques, leurs droits de seigneurie portant sur le domaine royal, ainsi que la frappe monétaire. Pour le reste, toutes les taxes étaient les fruits d’une négociation avec les différents corps de la société, seulement à l’origine pour les unes, et de façon continue pour les autres. Ce n’est pas ici le lieu d’offrir une chronologie de

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l’histoire fiscale et financière des monarchies d’Espagne et du Portugal. Deux rappels suffiront pour donner la mesure du problème. Ainsi, pour ce qui touche au Portugal, au milieu du XVIIe siècle plus de 80 % des revenus de la couronne proviennent des taxes portuaires sur le commerce colonial et ne pesaient pas sur l’immense majorité des sujets du roi. Du côté de la Castille, après que les Cortes de 1626 et celles de 1632 eurent échoué à établir un accord avec le roi, la masse fiscale des Millones, principal impôt contractuel depuis la fin du XVIe siècle, fut gérée directement par les délégués des Cortès dans une formation désignée comme le « Royaume », en ce qu’il se distinguait du roi et de sa cour. Ce « Royaume » autogéré rétribuait lui-même ses officiers de finances, habilités à lever et à gérer les Millones, et c’est lui qui commandait les versements aux caisses de la couronne. Le Parlement exigeait-il autre chose de Charles Ier, de l’autre côté de la Manche ? En nous situant au milieu du XVIIe siècle, nous sommes encore loin de pouvoir identifier un unilatéralisme fiscal qui est supposé être l’une des marques principales de la modernité institutionnelle.

17 À côté du registre de la construction du système fisco-financier d’Ancien Régime, et de façon complémentaire, le thème intégralement idéologique de la « raison d’État » intervient puissamment dans le récit de la formation de l’État moderne. Là encore, il ne saurait être question de rendre compte de l’immense littérature que ce thème a suscitée, ne serait-ce qu’au cours des vingt dernières années27. Sur ce point, on peut renvoyer à la livraison des Cahiers du Centre de recherches historiques consacrée à ce thème, à partir de la discussion suscitée par un article de Marcel Gauchet28. Il importe ici de souligner que l’expression connaît une fortune éditoriale considérable dans les pays catholiques de l’Europe méridionale sous la forme de la « raison d’État chrétienne », machine de guerre textuelle opposée à Machiavel, et à ses ersatz face à la censure que furent Tacite et Philippe de Commynes29.

18 Il convient de réfléchir aux effets hypnotiques de la notion de « raison d’État » dans l’imaginaire des historiens. Car l’expression appose les deux termes « raison » et « État », autant qu’elle fait de l’un, l’État, le complément de l’autre, la raison. C’est-à- dire qu’elle n’indique pas uniquement l’existence d’une rationalité qui serait propre au gouvernement suprême, elle suggère que le déploiement d’un gouvernement de nature étatique contribue au développement de la rationalité et traduit les progrès de la raison dans la société30. Trois propositions bien distinctes sont donc nouées dans la complexité de la notion : la préservation de l’État comme justification, en dernière instance, de l’action ; la contribution de l’État à la rationalisation de la vie sociale ; l’importance de la socialisation des philosophies de la raison pour la formation de l’État. Par une sorte de paradoxe ironique, la notion de raison d’État à l’œuvre chez de nombreux historiens semble assez éloignée du modèle d’intelligibilité de l’« idée claire et distincte ». La position de cette raison singulière dans la hiérarchie des raisons disponibles ajoute à la confusion. Car la « raison d’État » est d’abord passagère clandestine face à des corps de doctrines qui identifient le savoir théologique et la science juridique comme les raisons légitimes qui organisent la vie des sociétés humaines. L’imposante « raison d’État » n’en impose dès lors qu’à ceux qui souhaitent à tout prix repérer en elle, comme dans le raisonnement sur le « coup d’État », la vérité d’un système politique et culturel qui pourtant les tenait en marge31.

19 Il n’est pas certain que l’on parvienne à se défaire aisément d’un style historiographique rationaliste. Si la formation de l’État et l’affirmation de la raison ont partie liée, quelles en sont les conséquences pour l’analyse politique elle-même ? Deux

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apparaissent en toute clarté. La première consiste à forcer le lien entre affirmation de l’autorité politique et recul de l’irrationnel : il en résulte une historiographie abusivement sécularisante de l’institution politique, oublieuse par exemple de la grande leçon de Marc Bloch sur les miracles royaux. La seconde revient à corréler le renforcement de l’autorité politique avec le recul de la force -- avec sa monopolisation légitime dans l’analyse de Weber. La première conséquence résulte de la division absurde entre spécialités historiographiques, notamment entre histoire politique et histoire religieuse, véritable non-sens intellectuel dont on peut espérer qu’il soit en voie de résorption32. Une simple remarque : le lien entre l’idéal absolutiste et le culte d’un roi toujours thaumaturge invite-t-il à associer étroitement puissance de l’institution royale et affirmation de la pensée rationnelle ?

20 La deuxième conséquence se traduit par une faiblesse générale du questionnement historiographique sur la place des violences, voire des violences extrêmes, dans la construction des mécanismes politiques que nous plaçons dans la généalogie de nos régimes contemporains. Sans doute de nombreux historiens, à l’exemple de Charles Tilly, ont démontré l’importance de l’équation qui lie guerre, financement de la guerre, fiscalité royale et renforcement des instruments de gouvernement33. Dans ce cas, l’histoire des guerres cesse d’être confinée sur le rayon des militaria pour devenir une pièce centrale du dispositif de recherche historique. La série publiée au Royaume-Uni par Jeremy Black sur le domaine est une entreprise exemplaire, de ce point de vue. Mais il faut aller au-delà. Le gouvernement royal ne peut pas seulement être tenu comme le lieu de négociation d’un ordre accepté et de domestication volontaire des grands qui renoncent à leurs guerres particulières. Ce gouvernement royal est aussi pris, à des degrés divers, dans des dynamiques de terreur, de persécution, et de participation, en qualité de partie, à des affrontements violents qui relèvent de la guerre civile. Comme l’avait suggéré Christian Jouhaud, l’autorité royale n’est pas rétablie par la répression des troubles paysans : c’est dans le feu et le sang de la liquidation des révoltés qu’elle s’établit34. Les spécialistes des XVIe et XVIIIe siècles devraient dès lors s’interroger sur la pertinence des questions soulevées par Robert Bartlett dans son livre sur l’expérience européenne médiévale35. Il montre que l’ordre politique se consolide, entre XIe et XIVe siècle, par la réduction quasi coloniale de populations allogènes ou hérétiques, qui caractérise l’expansion du modèle féodal franco-normand. Ce type de processus s’est-il interrompu à l’époque dite moderne ?

21 Michel Foucault a livré une réponse à cette question dans l’ordre de l’imaginaire. La lecture des affrontements politiques en termes de guerres des races telle qu’elle s’est développée en Angleterre au XVIIe siècle (Normands dominateurs contre Anglo-Saxons dominés) et en France aux XVIe et XVIIIe siècles (Gaulois roturiers contre Francs nobles) montre à l’envi que l’idée d’une domination brutale comme principe même de l’ordre politique est pensable et pensée sous l’Ancien Régime36. On peut soupçonner les historiens qui écrivirent pendant la phase de formation des États-nations, c’est-à-dire au XIXe siècle, d’avoir gommé les aspects les plus brutaux de l’expérience des territoires qui devenaient des nations souveraines en leur temps. Il convenait alors de suggérer que les acteurs du passé avaient opté pour l’ordre royal parce que ce choix était, en fin de compte, plus rationnel qu’aucun autre disponible. Dans ce cas, la part de la pure contrainte et de la terreur physique semblait reléguée aux marges du raisonnement historique. La notion de raison d’État invitait à imaginer un gouvernement par la

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raison, dont le « despotisme éclairé », autre artefact historiographique, offrait sans doute le modèle le plus achevé.

22 La critique de l’usage de la notion d’« État moderne » aura eu le mérite de faire bouger les lignes. Il s’agissait de mettre en évidence une série de contradictions dans le raisonnement historiographique. Les sociétés politiques de l’Europe occidentale des XVIe-XVIIe siècles étaient moins unifiées et moins sécularisées, le gouvernement royal moins unilatéral et moins rationnel, la violence moins domestiquée par les usages de l’ordre politique que nous ne le pensions. Sans doute les positions les plus dures ont- elle été critiquées avec puissance, qu’il s’agisse de la nation37 ou de l’État 38. Mais il s’agissait d’historiens qui retenaient la part essentielle de l’historiographie critique, même s’ils en dénonçaient ce qu’ils considèrent comme des postures excessives.

23 Reste l’essentiel ici, c’est-à-dire les conséquences de ces discussions sur les possibilités offertes au comparatisme en histoire. Concernant la comparaison entre monde russe et pays d’Europe occidentale, nous sommes munis de deux avertissements salutaires. Le premier nous vient de Jacques Le Goff, dont l’une des propositions les plus fécondes demeure toujours l’hypothèse d’un long Moyen žge qui fragilise considérablement la spécificité académique de la période dite moderne. Rien ne serait plus contraire à l’inspiration de Le Goff que d’annexer les XVIe-XVIIIe siècles aux chaires d’histoire médiévale sans nuance. On ne démontre pas le caractère nocif, ou à tout le moins discutable, d’un découpage de cette nature par un autre découpage. Car, en la matière, on ne fait que repousser le problème. L’important ici est de ne pas se laisser intimider par les scansions pédagogiques héritées, et d’apprendre à jouer avec elles et de les transgresser. La difficulté consiste à briser le charme de la modernité attribuée aux temps modernes, pour examiner sans préjugés l’expérience singulière des XVIe-XVIIIe siècles, quitte à y trouver pleinement actifs des fonctionnements déjà présents au XIIe ou au XIVe siècle.

24 Le second avertissement nous le devons à André Berelowitch, dans l’introduction à La hiérarchie des égaux39. Il montre l’illogisme de la construction, explicite ou inconsciente, du comparatisme sur le mode de l’avance ou du retard sur un parcours qui, in fine, doit être commun à toutes les sociétés humaines dans leur processus de civilisation. Ce schéma, si répandu, fut parfaitement thématisé par François Guizot dans son cours de Sorbonne de 182840. On doit à l’anthropologie de Marcel Mauss puis de Lévi-Strauss d’avoir produit les pages les plus cinglantes sur les illusions de la voie unique vers un progrès unifié de l’humanité. Puis vinrent les travaux d’E.P. Thompson et les études subalternistes pour achever de ruiner le schéma pur de Guizot.

25 Quelles peuvent en être les conséquences pour ceux qui cherchent à frayer les sentiers d’un comparatisme à large rayon ? Si l’on prend le cas de la Russie, on sait bien que les découpages académiques acceptés en Europe occidentale rendent difficile la confrontation des expériences « modernes » de Philippe II, Henri IV ou Elizabeth Ire avec un Ivan IV tenu encore pour un prince pré-moderne. Mais, dès lors que nous nous installons dans le temps dilaté que propose Le Goff, les différences peuvent être analysées sereinement sans que les étiquettes pédagogiques viennent accentuer les écarts ou inhiber la confrontation. L’abandon du patron franco-anglais comme mesure de toute chose politique ne suppose pas que l’on s’interdise de mesurer des écarts ni que l’on suspende définitivement tout jugement. Les catégories trop générales de la modernisation ont validé des hiérarchies qui ne sont que le reflet des rapports de puissance de l’époque contemporaine. Mais l’alternative consiste à admettre qu’au sein

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d’une même société se combinent différentes expériences du temps. L’examen de ces combinaisons permet de s’affranchir des cadres trop rigides de la modernité, sans pour autant céder à un scepticisme qui fait passer un certain découragement pour une forme de distanciation.

26 Comme la merveilleuse Alice, les historiens doivent apprendre à jouer au croquet avec des flamands roses, des arceaux vivants et des boules rebelles. C’est-à-dire dans des dispositifs dont tous les éléments sont perpétuellement en mouvement, les uns par rapport aux autres. Car seul un tel équipage permet d’entrer pour de bon dans le jeu du comparatisme.

27 Centre de recherches historiques

28 École des hautes études en sciences sociales

29 schaub@ ehess. fr

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RÉSUMÉS

Résumé L’article aborde deux aspects de la critique historiographique qui demeurent, le plus souvent, disjoints. D’un côté, les historiens s’interrogent, avec une insistance croissante, sur les conditions scientifiques de la comparaison en sciences sociales, notamment dans le domaine des « aires

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culturelles ». D’un autre côté, après avoir été remise en selle, l’histoire de la politique a atteint un point de réflexivité qui, sous une forme renouvelée, questionne son autonomie dans le domaine des études historiques. Le propos de l’article consiste à montrer que le principal obstacle à la réflexion comparatiste sur l’Europe occidentale et d’autres régions, par exemple l’Europe orientale, tient justement à la place qu’occupe dans l’historiographie occidentale la singularité d’un récit politique qui demeure le principal vecteur d’une conception évolutionniste de l’histoire du monde. Il montre comment, par contrecoup, une critique radicale de l’exposé classique de la formation de l’État moderne en Europe occidentale permet d’aborder avec beaucoup plus de liberté intellectuelle tout un ensemble d’hypothèses comparatistes.

Abstract How useful is the idea of a Modern State ? A few observations on factors inhibiting the development of the comparative approach in history. This article deals with two usually distinct aspects of critical historiography. On the one hand, historians wonder more and more insistently about the scientific conditions for comparison in the social sciences, particularly in the domain of “cultural areas.” On the other hand, political history, now back on the rails, has reached such a stage in self-reflexiveness as to question its own autonomy. The article aims to show that the main obstacle to a comparative study of Western and Eastern Europe, for example lies in the overbearing presence in Western historical discourse of an evolutionary conception of world history. It shows how, as an indirect consequence, radical criticism of the classical approach to the formation of the Modern State in Western Europe allows one to consider a whole spectrum of comparative hypotheses while enjoying greater intellectual freedom.

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Modalités de l'expansion

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Incorporation des territoires de l’Est dans l’État moscovite (XIVe- premiÈre moitié du XVIe Siècle)

Irina L. MAN´KOVA

1 La colonisation est un phénomène qui fait partie intégrante de l’histoire de l’État russe. La formule de S. M. Solov´ev et V. O. Ključevskij, selon laquelle l’histoire de la Russie était « l’histoire d’un pays qui colonisait », est passée en proverbe1. Depuis, l’élargissement des frontières de l’État russe et la colonisation des territoires adjacents suscitent toujours l’intérêt des chercheurs. Ceux qui s’occupent de l’expansion vers l’Est de l’empire russe se concentrent généralement sur les événements de la fin du XVIe et du XVIIe siècle concernant le rattachement de la Sibérie. Ils ne mentionnent qu’incidemment que ce processus n’était pas fortuit et spontané, mais qu’il était préparé par toute l’histoire précédente.

2 L’incorporation de la Sibérie fut précédée d’une lente progression de l’État russe vers les territoires de l’Est, où un vaste espace était occupé par des peuples finno-ougriens. Cette progression a duré presque deux siècles. Les bassins de la Vyčegda et de la Pečora étaient peuplés de Komis-Zyriènes (ou Permiens), la région de la Kama moyenne -- de Komis-Permiens (čerdyncy), les contreforts de l’Oural du Nord et les territoires transouraliens -- de Manses (ou Vogouls) et de Khantes (ou Ostiaks). Le rattachement de ces territoires constitua l’une des étapes du processus de centralisation de l’État russe. C’est pourquoi il est important de l’étudier et de mesurer l’influence qu’il a exercée sur les méthodes d’annexion pratiquées par la suite. Celles-ci tenaient compte, en effet, des facteurs géographiques et temporels, ainsi que des changements géopolitiques.

3 La progression vers l’Est de l’État moscovite était un phénomène complexe impliquant, entre autres, la naissance d’une nouvelle identité sociale, de rapports ethniques, d’une économie régionale, etc. Le présent article est consacré à l’intégration des territoires récemment rattachés et de leur population dans le système politique de l’État et dans sa structure sociale.

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4 Dès avant la conquête mongole, les territoires du nord-est de la plaine russe attiraient les Novgorodiens et les princes de Rostov, surtout à cause des bêtes à fourrure et des légendes sur « l’or d’outre-Kama ». La région de Perm´ avait en outre une grande importance stratégique. La Suhona et la Vyčegda, utilisables notamment pour le commerce, permettaient d’accéder à la Pečora et la Kama. Grâce à leurs affluents, on pouvait atteindre les régions transouraliennes. La Kama, principale voie fluviale reliant les contreforts de l’Oural, l’Oural du Nord et l’Oural moyen à la région de la Volga, mettait Ustjug en relation avec la Horde d’or, via la région de Perm´. C’est pourquoi ces territoires ont intéressé Ivan Ier Danilovič et ses successeurs : leur possession renforçait les positions de Moscou au nord-est. Novgorod était le principal obstacle à la réalisation de ces projets.

5 L’écrasement de la Horde d’or et l’apparition de nouveaux centres politiques -- le khanat de Kazan et celui de Tjumen´ (appelé plus tard le khanat de Sibérie) -- modifièrent la situation géopolitique à la frontière de l’Europe avec l’Asie. Un conflit devenait inévitable entre la Russie et les successeurs de la Horde d’or pour des raisons à la fois économiques et politiques : les deux acteurs désiraient s’emparer de la voie commerciale la plus importante -- la Volga -- et des ressources matérielles des territoires adjacents. La seconde moitié du XVe siècle fut la période décisive : l’État moscovite réussit à consolider son emprise sur la région de Perm´, ce qui contribua à régler en sa faveur le conflit avec les khanats de Kazan et de Sibérie.

6 Le processus de rattachement des Komis-Zyriènes à l’État russe a suscité une vaste bibliographie2. Mais la question est loin d’être résolue, et comme tous les chercheurs utilisent les mêmes sources, ils ne font que présenter un même ensemble de faits interprétés différemment. Que ce soit dans les sources ou dans les études consacrées à la question, on trouve pour désigner la région les expressions « les pays de Perm´ », « Perm´ de la Vyčegda », « région des Komis ». Certains historiens pensent que c’est seulement lors de la phase finale de la centralisation (XVe-début du XVIe siècle) que le territoire des Komis-Zyriènes a été incorporé à l’État russe. D’autres supposent qu’il fut d’abord rattaché à une des principautés russes, puis annexé comme elle à Moscou. Par exemple, V. N. Davydov considère que les Komis-Zyriènes furent rattachés à la principauté de Moscou dès 13643.

7 À notre avis, cette multitude d’interprétations s’explique par deux facteurs. En premier lieu, les historiens emploient souvent l’expression « Perm´ Vyčegodskaja » (c’est-à- dire : « de la Vyčegda ») comme synonyme de « pays de Perm´ », sans se rendre compte que le contenu de ces expressions n’est pas le même dans des chroniques différentes. La « Perm´ Vyčegodskaja » ne représentait qu’une partie des pays de Perm´, c’est-à-dire des territoires peuplés par les Komis-Zyriènes, et désignait une des circonscriptions administratives de l’État moscovite à la fin du XVe siècle. En second lieu, il n’existe pas de méthode reconnue pour délimiter les phases de l’incorporation d’un territoire donné, pas plus que de critères permettant de constater la fin de ce processus. Le rattachement des pays de Perm´ à l’État moscovite peut être étudié en l’envisageant sous deux aspects : géographique et historique.

Aspect géographique

8 Pour résoudre les contradictions qui existent entre les historiens, il faut tenir compte du fait que le rattachement des pays de Perm´ à l’État moscovite s’est fait en plusieurs

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étapes. À notre avis, la circonscription administrative décrite dans la charte rédigée en 1484/1485 pour les habitants de la Perm´ Vyčegodskaja reflète des tendances historiques bien précises4. Selon ce document, le territoire de la Perm´ Vyčegodskaja comprenait les pays de la Vyčegda, de la Vym´, de l’Udora, de la Sysola et de l’Užga. Les Permiens des cantons de la Luza et de la Viled´ (Luzskaja Permca, Vilegodskaja Permca) furent rattachés à Ustjug.

9 D’après les chroniques de la Vym´, on peut supposer qu’il s’agit là des « pays des Permiens d’Ustjug » que le grand-prince Dmitrij Ivanovič a arrachés au prince de Rostov Konstantin en même temps que la ville d’Ustjug en 13645. Ainsi, ces événements doivent être considérés comme le tout début du rattachement des pays de Perm´ à la principauté de Moscou. Ce petit territoire ne faisait même pas partie de la Perm´ Vyčegodskaja à la fin du XVe siècle et restait un des cantons (kanton) d’Ustjug. Mais c’est lui qui servit de base à l’expansion ultérieure de Moscou. Ce fut le premier pays de la région de Perm´ à payer le tribut au grand-prince, et par suite le premier à subir une réorganisation administrative. Selon les chroniques, les cantons de la Vyčegda figuraient parmi les possessions du grand-prince de Moscou dès 1386. Cela témoigne de la rapidité avec laquelle l’expansion de Moscou a atteint le bassin de la Vyčegda.

10 De même, la charte rédigée en 1484/1485 rattache les Permiens de la rivière Pinega et ceux de la Sura Poganaja aux cantons de la Dvina et de la Kegrola. Il est très probable qu’il s’agit là des « cantons de Perm´ » que Novgorod a cédés au grand-prince Vasilij Dmitrievič en 1456 avec les pays de la Pinega, de la Kegrola, de la Čakola et de la Mezen ´. Selon V.L. Janin, le traité de paix de Jaželbicy stipulait que les cantons d’outre-Dvina passeraient à Moscou pour compenser la perte des pays de Rostov achetés ou annexés antérieurement par Novgorod6. C’est à ce territoire, sur lequel Novgorod exerçait un contrôle effectif, que se réfère le terme abstrait de « Perem´ja », figurant parmi les cantons de Novgorod dans le texte des traités depuis la seconde moitié du XIIIe jusqu’au XVe siècle7. Néanmoins, quelque temps après, Novgorod reprit les pays d’outre-Dvina, ce qui incita Ivan III à lancer contre Novgorod la campagne en 1471. Le traité signé entre Novgorod et Moscou en 1471 attribue au grand-prince non seulement les cantons de la Dvina et les pays de Perm´ énumérés à Jaželbicy, mais aussi la Sura Poganaja8. Ainsi, le rattachement des territoires d’outre-Dvina peuplés de Permiens en 1471 a marqué la fin du processus d’incorporation des pays de Perm´ dans l’État moscovite. Désormais, le territoire de la Perm´ Vyčegodskaja appartenait à Moscou. L’entrée de la région de Perm´ dans la sphère d’influence de Moscou, puis sa soumission, allaient de pair avec l’élargissement progressif de la zone d’interaction entre les mondes slave et finno- ougrien.

Aspect historique

11 Dans la Russie médiévale, l’incorporation de nouveaux territoires commençait traditionnellement par l’imposition d’un tribut et se terminait par la soumission proprement dite. Andreas Kapeller distingue, avec raison, plusieurs étapes dans le processus de rattachement : établissement d’une dépendance économique indirecte, puis administrative, enfin intégration administrative, sociale et confessionnelle complète. Il souligne cependant que le rattachement des Komis-Zyriènes n’a pas suivi le schéma classique : d’abord une mission de christianisation, ensuite l’expansion russe.

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En revanche, la fin du processus d’incorporation coïncide bien avec l’intégration administrative, sociale et confessionnelle complète9.

12 Le recours au facteur idéologique -- la participation des ecclésiastiques au règlement des problèmes politiques -- était chose courante en Russie. C’est ainsi que, dans les années 1350, le prince lituanien Olgerd, pour réaliser ses projets politiques, nomme ses candidats à la chaire de métropolite de tous les pays russes, d’abord Théodorite puis Romain10.

13 En 1379, les Komis-Zyriènes virent arriver une mission de christianisation dont faisait partie un ressortissant de la région d’Ustjug, moine au monastère de Rostov, Stefan (dit plus tard Stefan de Perm´). Les chroniques et la Vita de Stefan soulignent ses rapports avec Moscou11. C’est au grand-prince de Moscou et au métropolite Pimen que Stefan s’adresse en 1383 pour leur proposer de créer un diocèse de Perm´, et Pimen lui accorde son soutien. L’activité de Stefan avait, sans aucun doute, une grande importance pour le prince de Moscou, avant tout du point de vue économique. C’était une période difficile pour les pays russes : en 1382, le khan mongol Tokhtamysh a dévasté Moscou, et cette dernière avait dû verser à la Horde un tribut exorbitant.

14 Plusieurs historiens russes ont examiné l’arrière-plan politique de l’activité de Stefan en tant qu’envoyé de Moscou. La question a été reprise de façon approfondie par le chercheur finlandais Jukka Korpella12. Nous pensons cependant qu’il y avait des raisons idéologiques sérieuses pour christianiser justement les Komis-Zyriènes et précisément à cette époque. L’activité missionnaire de Stefan s’inscrivait dans la politique générale de l’Église : renforcer les positions chrétiennes en christianisant les peuples non russes vivant à proximité des régions « sensibles ». Par exemple, au XIIIe siècle, la Russie du nord-ouest était devenue une zone « sensible », à cause des pressions exercées par les missions catholiques. L’Église catholique travaillait activement à imposer le catholicisme sur le territoire de Novgorod : il suffit d’évoquer la croisade du roi de Suède Magnus en 1348. Ces circonstances ont poussé l’Église orthodoxe à entreprendre la christianisation des tribus finnoises du Nord (Tchoudes, Caréliens, Lapons).

15 Un autre danger important pour l’Église à la fin du XIVe siècle était la propagation de l’hérésie des strigol´niki à Novgorod. C’est durant cette période que commence la christianisation des pays de Perm´ qui jouxtaient les cantons de Novgorod. Rappelons que les spécialistes attribuent à Stefan de Perm´ un sermon contre cette hérésie.

16 Stefan s’efforça d’introduire le christianisme chez les peuples du bassin de la Vyčegda inférieure, jusqu’au confluent avec la Vym´ et la Viled´. Les chroniques de la Vyčegda et de la Vym´ racontent que les Permiens qui ne voulaient pas recevoir le baptême partaient dans les régions appartenant à Novgorod -- celle de l’Udora et de la Pinega13. Ce n’est qu’en 1444 que l’évêque de Perm´ Pitirim achève la christianisation des Komis- Zyriènes en baptisant les Permiens de l’Udora dans la rivière Vaška. Selon V.L. Janin, Novgorod s’était emparé de cette région qui appartenait à Ustjug, et en 1456 le traité de paix de Jaželbicy l’avait donnée à Moscou. Ainsi, l’évêque de Perm´ opérait dans le ressort de l’archevêque de Novgorod, parce qu’il se sentait soutenu par Moscou. Dans la « troisième liste » des pays de la Dvina, rédigée en 1471, la région de la Vaška est déjà qualifiée de « possession ancienne du grand-prince »14.

17 Certains ouvrages affirment que les évêques de Perm´ « étaient investis d’un pouvoir accordé habituellement, à cette époque, aux baillis (namestniki) nommés par Moscou et, pour cette raison, ils étaient en même temps les vassaux des grands-princes de

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Moscou »15. Il est difficile d’admettre ce point de vue et d’accorder aux évêques de Perm ´ un quelconque statut particulier. La participation des ecclésiastiques aux négociations de paix et autres affaires séculières était une pratique habituelle dans les pays russes. Ainsi, la seconde moitié du XIVe et la première moitié du XVe siècle ont été marquées par l’intégration confessionnelle des Komis-Zyriènes. Elle précédait l’incorporation politique d’une partie de leur territoire dans l’État moscovite et préparait l’intégration administrative de la région.

18 Les informations laconiques des chroniques permettent d’affirmer que, durant la première moitié du XVe siècle, la liste des obligations de la population locale à l’égard du prince de Moscou s’est allongée : il ne s’agissait plus seulement de payer un tribut, mais aussi de participer aux campagnes militaires ; ainsi, en 1418 et en 1425, les habitants du pays de la Vyčegda ont « porté la guerre dans le pays de la Dvina pour le prince ». À partir de 1450, parmi les participants aux campagnes militaires, sont mentionnés non seulement les habitants de la Vyčegda, mais aussi ceux de la Vym´ et, à partir de 1483, ceux de la Sysola. Voilà qui témoigne de l’élargissement des possessions de Moscou au nord-est et d’un renforcement de ses positions dans les territoires rattachés.

19 Aucun document ne nous renseigne directement sur l’administration des pays de Perm´ avant le milieu du XVe siècle. Les faits mentionnés ci-dessus montrent seulement qu’à partir du XVe siècle les Russes étaient entrés en relation avec les tribus de Komis- Zyriènes occupant tel ou tel territoire d’une façon stable (ceux de la Vyčegda, de la Vym´, etc.). Plus tard, les dirigeants moscovites ont fait de ces structures ethniques une partie intégrante de leur système administratif, en leur attribuant le statut de cantons. Le système administratif en place a aussi été conservé. À la tête de chaque canton se trouvait un « centenier » (sotnik), ayant sous ses ordres plusieurs « dizeniers » (desjatniki)16. C’étaient les représentants de la noblesse tribale. Même quand Vasilij II a envoyé en 1451 un bailli dans la Perm´ Vyčegodskaja, les centeniers ont conservé leur importance. Par exemple, en 1485, le traité de paix avec les princes vogouls de la Pelym ´ a été signé non seulement par les baillis du grand-prince (les princes de la Vym´) et par l’évêque de Perm´, mais aussi par quatre centeniers. La charte de 1484/1485 fut rédigée en réponse à une supplique de ces mêmes centeniers, qui voulaient empêcher l’épiscopat de Perm´ d’empiéter sur le patrimoine foncier de la population locale. Les centeniers étaient relativement indépendants des princes de la Vym´ : ces derniers n’avaient pas le droit de les destituer.

20 D’après les chroniques, Vasilij II aurait « envoyé gouverner » en 1451 dans la Perm´ Vyčegodskaja son bailli, le prince Ermolaj, puis le fils de celui-ci, Basile, tous deux princes de la Vym´, et, dans la Grande Perm´, Mihail Ermolič, prince de la Grande Perm´ (Velikopermskij). Leur appartenance ethnique, leur statut et l’étendue de leurs pouvoirs continuent à susciter de vives discussions. Après la publication des chroniques de la Vyčegda et de la Vym´ en 1958, les historiens se sont divisés en deux groupes : les uns considéraient les princes de la Vym´ et les princes de la Grande Perm´ comme des représentants de la noblesse aborigène convertis au christianisme, les autres -- ne mettant pas en doute les dires des chroniques -- soutenaient que ces princes appartenaient à la famille des princes de Vereja (Verejskij), ce qui en faisait des Russes. La question est d’une importance cruciale, car toute l’interprétation du processus d’incorporation en dépend. E. V. Veršinin a prouvé de manière convaincante, selon nous, que la seconde hypothèse, celle qui considère les princes de la Vym´ et ceux de la Grande Perm´ comme des princes de Vereja, est dénuée de fondement17. Il s’agit

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évidemment d’une erreur des copistes qui ont déformé le texte original, en écrivant « Verejskie » au lieu de « Peremskie » (de Perm´). Le statut de ces princes suscite aussi des discussions car, dans les documents, ils sont appelés « baillis », « possesseurs héréditaires » (votčiči). D’après une chronique, le prince Mihail aurait été fait prisonnier, puis libéré par Ivan III en 1472 et envoyé dans la Perm´ pour y « régner » (knjažiti). Certains chercheurs en ont tiré argument pour faire de la Perm´ Vyčegodskaja et de la Grande Perm´ des « principautés apanagées particulières »18 et de leurs princes des baillis héréditaires auxquels leur territoire aurait été assigné en subsistance (kormlenščiki). À notre avis, les princes de la Vym´ et de la Perm´ se rapprocheraient plutôt des princes russes ou non russes entrés au service du grand- prince (služilye knjaz´ja). Les territoires qu’ils possédaient étaient considérés comme leur bien patrimonial. La charte accordée par Ivan III en 1484/1485 mentionne les territoires cédés par les princes de la Perm´ Vyčegodskaja au monastère Saint-Nicolas de la Sysola, ce qui signifie qu’ils pouvaient en disposer. Les princes recevaient leur subsistance (korm) des cantons, mais ils ne pouvaient pas la collecter eux-mêmes : cette fonction revenait aux centeniers qui dirigeaient les cantons. Ils disposaient d’un appareil administratif -- des régisseurs également chargés de la justice (tiuny) et des officiers judiciaires (dovodčiki) -- qui étaient eux aussi nourris par la population locale. Les princes étaient les serviteurs du grand-prince, leurs troupes prenaient part à ses campagnes militaires. Le titre de prince de Perm´ et de la Vym´ était héréditaire.

21 La participation de l’élite tribale à l’administration de la région, le mélange flexible de traditions locales et de pouvoir grand-princier contribuaient notablement au succès en profondeur du processus d’intégration. Dans la seconde moitié du XVe siècle, lorsque s’engage le conflit entre Moscou et Kazan, les pays de la Vyčegda et de la Vym´ subissent déjà une très forte influence de Moscou, à la différence de la Perm´ Vyčegodskaja.

22 Les sources ne permettent pas de dater le début du processus d’incorporation de la Grande Perm´-Čerdyn´ (région de la Kama supérieure), c’est-à-dire de déterminer à partir de quelle date ces territoires ont payé tribut à Moscou. On a vu ci-dessus que la nomination des baillis de la Perm´ Vyčegodskaja et de la Grande Perm´ avait eu lieu la même année, en 1451, et qu’ils étaient proches parents. Il semble bien que Vasilij II ait voulu associer ces deux territoires dans une seule démarche, sans tenir compte des différences de leur niveau d’intégration. La Perm´ Vyčegodskaja se trouvait depuis 80ans dans la sphère d’influence de Moscou, alors que la Grande Perm´ venait d’y entrer. Dans une situation difficile, la première avait recours à l’aide d’Ustjug, qui était en contact étroit avec Moscou, la Grande Perm´ s’alliait avec la région de Vjatka, indépendante du grand-prince.

23 L’incorporation de la Grande Perm´ s’inscrit dans un contexte différent de celui qui avait vu le rattachement de la Perm´ Vyčegodskaja : la position du grand-prince de Moscou s’est renforcée, la création du khanat de Kazan a changé la situation sur les frontières sud-est de la Russie. Il faut agir résolument pour annexer les régions de la Kama supérieure.

24 En 1455, les évêques de Perm´ ont commencé à christianiser les habitants de la Čerdyn´. Pour les soumettre plus rapidement, alors que le conflit Moscou-Kazan s’aggrave, les Russes ont recours à la force. En 1472, sur l’ordre d’Ivan III, une campagne militaire d’envergure se déroule sur le territoire de la Grande Perm´. Le prince Mihail et cinq centeniers sont capturés et envoyés à Moscou. À en juger par leurs noms, ces centeniers

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ne sont pas encore orthodoxes. Les sources ne mentionnent aucune résistance à l’influence croissante de Moscou dans la Grande Perm´. Une situation militaire difficile dans les contreforts de l’Oural (incursions dévastatrices des gens de Kazan et des Vogouls) incitait la population locale à choisir Moscou. Les premières informations sur la participation des gens de la Čerdyn´ aux campagnes du grand-prince sont datées de 148319.

25 Au début du XIVe siècle, les princes de la Vym´ et de la Grande Perm´ sont remplacés par des baillis russes, conformément à la logique de la centralisation. À peu près au même moment, Moscou met fin à l’indépendance de Pskov, de Smolensk et de Rjazan´. Administrés désormais par des baillis temporaires, les pays de Perm´ sont définitivement incorporés dans le système administratif russe.

26 En 1484, Ivan III s’arroge le titre de « grand-prince de la Jugra » et en 1500 celui de « prince d’Obdorsk et de la Konda ». Les Russes cherchaient à s’implanter au-delà de l’Oural pour trois raisons : protéger leurs possessions orientales des incursions des Vogouls et des Tatars, accéder au commerce de la fourrure et préparer une base pour la conquête du khanat de Sibérie. Cependant, au début du XVIe siècle, le rattachement des territoires transouraliens et de l’Ob inférieur n’était encore que formel. À la différence des territoires en deçà de l’Oural, où les Russes avaient affaire à des populations peu denses et sans État, où la colonisation spontanée des paysans et des chasseurs avançait parallèlement à celle de l’État moscovite, les territoires transouraliens se sont opposés à l’expansion de Moscou durant la seconde moitié du XVe et au début du XVIe siècle. Ce fut le fait principalement de la principauté des Vogouls du Pelym -- un État assez fort et militarisé, comprenant les bassins de la Lozva, de la Sos´va, du Pelym et de la Tavda, et dont la principauté de la Konda (correspondant au bassin de la Konda) était vassale. La puissance des princes du Pelym résultait de leur position géographique : ils contrôlaient le tronçon nord-est de la grande route des fourrures. Les campagnes militaires des années 1460-1480 et de 1499 obligèrent les princes des Vogouls à se soumettre et à devenir les vassaux du grand-prince de Moscou20.

27 Durant la période étudiée, Moscou n’a pas cherché à implanter son administration dans les territoires occupés et n’a pas modifié les rapports socio-politiques existants. Au fond, le processus d’incorporation n’en était encore qu’à la première phase -- celle de la dépendance économique indirecte (paiement d’un tribut). Comme le rattachement des Vogouls ne s’effectuait pas dans les mêmes conditions que celui des territoires en deçà de l’Oural, le pouvoir central a mis en œuvre d’autres méthodes pour consolider son influence : la diplomatie essentiellement, assortie de temps à autre d’une démonstration armée. L’État moscovite était encore incapable d’assurer une présence militaire à temps plein au-delà de l’Oural. Les opérations sur les frontières de l’Ouest et du Sud absorbaient toutes ses ressources, matérielles et humaines. L’instrument principal de la diplomatie russe était de faire prêter aux souverains locaux un serment d’allégeance (privesti k šerti), qui faisait d’eux des sujets du tsar. Les Russes se rendaient compte, probablement, du caractère conventionnel de cette procédure, mais ils y recouraient quand même pour gagner la loyauté de leurs voisins. L’instabilité des liens socio-politiques, le caractère belliqueux de la population aborigène, l’absence d’une colonisation populaire n’ont pas permis d’achever le processus d’incorporation des Vogouls avant la fin du XVIe siècle. Le rattachement définitif des territoires transouraliens ne pouvait intervenir qu’après la conquête du khanat de Sibérie.

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28 L’histoire de l’incorporation des territoires de la Perm´ Vyčegodskaja, de la Grande Perm´ et des pays transouraliens montre que les méthodes employées par Moscou pouvaient varier. Le choix des moyens, l’ordre de succession des différentes étapes du processus, leur durée dépendaient de tout un ensemble de circonstances : des possibilités et des objectifs des grands-princes de Moscou, du niveau de développement socio-politique de la population autochtone et de la situation politique extérieure.

29 Institut d’histoire de l’Académie des sciences

30 Section de l’Oural

31 Ekaterinburg

32 mankova@ istor. uran. ru

NOTES

1. S.M. Solov´ev, Sočinenija v 18 knigah, vol. 3-4, M., 1988, livre II, p.631 ; V.O. Ključevski Sočinenija v 9 tomah, vol. 2, M., 1987, p.50. 2. L.N. Åerebcov, Istoriko-kul´turnye vzaimootnošenija Komi s sosednimi narodami X- načalo XX v., M., 1982 ; I.L. Åerebcov, E.A. Savel´eva, A.F. Smetanin, Istorija respubliki Komi, Syktyvkar, 1996 ; V.A. Oborin, Zaselenie i osvoenie Urala v konce XI-načale XVII v., Irkutsk, 1990 ; E. A. Savel´eva, Perm´ Vyčegodskaja, M., 1971 ; G.N. Čagin, « Severnaja Rus´ i Permskie zemli v XI-XV vv. », Novgorodskaja Rus´ : istoričeskoe prostranstvo i kul´turnoe nasledie, Ekaterinburg, 2000, p. 277-284, etc. 3. V. N. Davydov, Prisoedinenie Komi kraja k moskovskomu gosudarstvu, Syktyvkar, 1977. 4. Akty social´no-economičeskoj istorii Severo-Vostočnoj Rusi, III, M., 1964, n°291a, p. 308-311. 5. « Vyčegodsko-Vymskaja letopis´ », Rodniki Parmy, Syktyvkar, 1989, p. 23 ; B.N. Florja, « Komi-vymskaja letopis´ », Novoe o prošlom našej strany, M., 1967, p.218-231. 6. V. L. Janin, « Bor´ba Novgoroda i Moskvy za Dvinskie zemli v 50-70 godah XV v. », Istoričeskie zapiski, 108, 1982, p.197. 7. Gramoty Velikogo Novgoroda i Pskova, M.-L., 1949, p.9, 11, 15, 22, 29, 35, etc. 8. Ibid., p.154. 9. A. Kappeler, Rossija -- mnogonacional´naja imperija : vozniknovenie, istorija, raspad, M., 2000, p.18-20. 10. L. V. Čerepnin, Obrazovanie Russkogo centralizovannogo gosudarstva v XIV-XV vekah, M., 1960, p.549. 11. Svjatitel´ Stefan Permskij, SPb., 1995. 12. Jukka Korpella, « Stefan von Perm, Heiliger Täufer im politischen Kontext », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 49 (4), 2001, p. 481-499. 13. « Vyčegodsko-Vymskaja letopis´ », art. cit., p. 25.

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14. V. L. Janin, « Bor´ba Novgoroda i Moskvy... », art. cit., p.197. 15. Istorija Komi ASSR, Syktyvkar, 1981, p.30-31. 16. Les termes russes sotnik et desjatnik seront employés encore au XVIIe siècle pour désigner les chefs locaux chez les peuples indigènes de Sibérie. 17. E. V.Veršinin, « I ešče raz o kniaz´jah Vymskih i Velikopermskih », Novgorodskaja Rus´ : istoričeskoe prostranstvo i kul´turnoe nasledie, Ekaterinburg, 2000, p. 285-305. 18. Osobye udel´nye knjažestva. 19. « Vyčegodsko-Vymskaja letopis´ », art. cit., p. 26-27. 20. A.T.Šaškov, « Načalo prisoedinenija Sibiri », Problemy istorii Rossii, 4 : Evrazijskoe pogranič´e, Ekaterinburg, 2001, p.8-50.

RÉSUMÉS

Résumé L’article est consacré à l’expansion de Moscou vers l’Est entre le xive et le milieu du xvie siècle. L’annexion de territoires immenses au Nord-Est de la plaine russe et au-delà de l’Oural est étudiée sous l’angle des processus d’intégration de la population annexée dans le système politique et social de la Moscovie. Prenant pour exemple la Perm´ de la Vyčegda, la Grande Perm´ et les principautés vogoules, l’auteur met en évidence les différents moyens mis en œuvre lors de l’incorporation de ces territoires. Le choix du moyen dépendait des possibilités des princes moscovites, du niveau du développement des communautés autochtones et de l’évolution des relations extérieures. Par ailleurs, l’article constitue une contribution au débat sur l’annexion des territoires des Komis-Zyriènes (Perm´ de la Vyčegda).

Abstract Muscovy’s annexation of eastern territories between the fourteenth and mid-sixteenth centuries. The article deals with the eastward expansion of the Muscovite state between the fourteenth century and the middle of the sixteenth. The annexation of gigantic territories in the northeastern Russian plain and across the Urals is seen as a process of integration of the population into the Muscovite political system and social structure. The author uses the example of Perm´ Vychegodskaia, Perm´ Velikaia and the Vogul princedoms to illustrate the different ways in which the Muscovite state incorporated new territory. Lands were selected according to the grand princes’ means and agendas, the natives’ social, political and economic development, and the state of foreign affairs. The article also attempts to answer the much debated questions concerning the annexation of the lands of the Komi and Zyriane (Perm´ Vychegodskaia).

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Россия и появление казачества на Волге и на Дοнү Igor´ O. TJUMENCEV

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RÉSUMÉS

Résumé La Russie et l’apparition des Cosaques sur la Volga et le Don, xve- première moitié du xvie siècle. Cet article est consacré au problème de l’origine des Cosaques. L’auteur conclut que ceux-ci n’ont jamais constitué de groupe ethnique autochtone qui aurait occupé les rives du Don de toute antiquité. Leur apparition est le résultat de la décomposition de la Horde d’or et du départ massif vers la steppe de petits nobles ruinés de Russie et de Pologne. C’est la politique du gouvernement russe qui favorisa le développement de cette communauté particulière, à la fois du point de vue ethnique et du point de vue culturel, que furent les Cosaques libres du Don et de la Volga.

Abstract Russia and the appearance of Cossacks on the Volga and Don rivers between the fifteenth and mid-sixteenth centuries.

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The article is devoted to the issue of the Cossacks’ origin. The author’s conclusion is that the Cossacks did not constitute a separate nation that had inhabited the Don region since ancient times. They owe their existence to the Golden Horde’s disintegration and the mass flight of ruined service gentry from Russia and Rzeczpospolita. It is the Russian government’s policy that favored the development of that particular ethno-cultural community of the Don and Volga rivers -- the free Cossacks.

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Histoire socio-politique

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От «земель» к «великим княжениям»

Andrej A. GORSKIJ

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RÉSUMÉS

Résumé Du « pays » à la « grande principauté ». Tendances de l’évolution politique en Europe orientale, xiiie-xve siècle. L’article examine l’évolution territoriale et politique des Slaves orientaux entre le xiiie et le xve siècle. L’auteur étudie le mécanisme des annexions (primysly) effectuées par les princes russes et lituaniens. Il apparaît que ces annexions n’étaient pas seulement le résultat des politiques respectives de ces princes. Même si la Horde d’or n’est pas à l’origine des remaniements territoriaux, elle a joué un rôle important dans l’ensemble du processus. Les princes de Moscou et de Lituanie, plus habiles que d’autres souverains, surent mettre à profit les partages successifs des pays du Nord-Est.

Abstract From “land” to “grand princedom”: Tendencies in East European political developments

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between the thirteenth and fifteenth centuries. The article deals with the territorial-political changes that took place in the East Slavic lands between the thirteenth and fifteenth centuries. The author studies the mechanics of all the annexations (primysly) of territories performed by Russian and Lithuanian princes. It becomes clear that these annexations were not due to Muscovite and Lithuanian policies alone. Even though the Golden Horde did not initiate East European territorial changes, its role in the process was significant. The Muscovite and Lithuanian princes were more skillful than other rulers at making use of the repeated subdivision of the land.

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Les réformes du milieu du xvie siècle et l’évolution structurelle de la noblesse russe

Andrej P. PAVLOV

1 L’unification politique des pays russes de la fin du XVe au début du XVIe siècle contribue largement au processus de formation d’un corps unique de serviteurs du prince et à la définition du statut de l’élite dirigeante, à savoir les membres de la cour du tsar.

2 Au fur et à mesure que l’unification progresse, que le nouvel État doit résoudre, à l’intérieur comme à l’extérieur, des problèmes devenus plus complexes, la seconde moitié du XVe et le premier tiers du XVIe siècle voient croître rapidement le nombre des serviteurs du prince [služilye ljudi]. Si l’on examine les généalogies déposées au Secrétariat de la Guerre par les représentants des familles de serviteurs du souverain à la fin du XVIIe siècle1, on constate que, dans la majorité des cas, les légendes des clans font remonter l’entrée de leurs ancêtres au service des souverains russes aux règnes de BasileII, IvanIII et BasileIII.

3 L’augmentation du nombre de serviteurs du prince rend inévitable un processus de parcellement des patrimoines [sing. votčina]. La Russie ne connaît pas, avant Pierre le Grand, le principe de l’héritier unique, ou majorat. Les patrimoines étaient divisés également entre les fils du propriétaire terrien, ce qui entraînait fréquemment la disparition du patrimoine familial et la déchéance de maisons entières de serviteurs du prince. La crise du patrimoine est aggravée par le transfert fréquent de patrimoines laïques aux monastères, sous forme de franche aumône [vklad]. La création d’une nouvelle forme de propriété foncière, le bénéfice [pomest´e], aida à surmonter la crise. La concession en précaire des terres confisquées aux bojare de Novgorod à un groupe important de serviteurs moscovites fut un grand pas en avant vers la systématisation du bénéfice. Celui-ci fut étendu progressivement à l’ensemble du territoire et devint le type prépondérant de propriété foncière laïque. Les conséquences sociales et politiques de la réforme furent d’une grande portée, son résultat ultime étant la transformation,

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au XVIe siècle, de l’ancienne aristocratie des bojare de l’époque du morcellement, en un corps de « gentilshommes », ou serviteurs militaires du prince2.

4 La centralisation du pays eut pour corollaire l’abolition du « service libre » (vassalité), ou de ce qui en restait, et son remplacement par des rapports de sujétion inédits jusqu’alors. Ce processus, que l’on observe également dans d’autres pays européens, se distingue en Russie par des traits spécifiques. L’unification politique s’y accompagne de mesures relativement brutales d’uniformisation des structures socio-politiques sur l’ensemble du territoire, et de la liquidation résolue des anciens droits et privilèges. Ainsi, dans les pays (Novgorod, Pskov, Smolensk, Sévérie) où les institutions socio- politiques et la structure de la propriété foncière différaient de celles de Moscou, les bojare, principaux propriétaires locaux, furent tous expulsés de leurs domaines, transformés en bénéfices pour le compte des serviteurs du prince, venus de différentes « villes » du « pays de Moscou ». L’incorporation des pays et des principautés de la Russie du Nord-Est n’entraîna pas, il est vrai, de refonte radicale des structures existantes de la propriété foncière, ni de déplacements massifs des propriétaires vers d’autres districts du pays. Cependant, même dans ces régions, la solidarité corporative qui unissait anciennement les bojare locaux fut également détruite dans une large mesure3.

5 Le processus d’unification et de centralisation eut pour effet de priver les bojare, les bojare cadets et les simples gentilshommes de leur droit de désaveu [ot´´ezd], qui leur permettait de passer au service d’un autre souverain. Le désaveu est désormais perçu comme acte de trahison. À partir de la fin du XVe siècle apparaissent des documents [poručnye zapisi] dont les signataires se portent garants des bojare soupçonnés de vouloir désavouer le grand-prince, et donc de le trahir4.

6 Les serviteurs du prince perdent non seulement leur liberté politique, mais aussi leur autonomie économique par rapport à l’État. Ainsi, à la charnière entre XVe et XVIe siècle, des propriétaires fonciers laïques de rangs très variables (depuis les détenteurs de patrimoines importants jusqu’aux petits bénéficiers [sing. pomeščik]) se voient retirer leurs privilèges fiscaux5.

7 Au cours de la seconde moitié du XVe et du premier tiers du XVIe siècle, la possession foncière des princes change, elle aussi, de caractère. Les droits souverains particuliers qu’ils exerçaient sur leur territoire sont graduellement abolis et leurs domaines lignagers se rapprochent de plus en plus des patrimoines ordinaires des bojare6. Le nombre croissant de bénéfices rend familière l’idée selon laquelle les propriétaires de terres patrimoniales doivent au grand-prince le service militaire au même titre que les bénéficiers.

8 Tous ces facteurs réunis ont marqué le processus de formation d’un corps unique de la noblesse, dans la mesure où celui-ci se présente sous la forme d’un corps de serviteurs, dont tous les membres (y compris l’aristocratie princière ou les bojare) dépendent étroitement de la monarchie.

9 À la charnière entre XVe et XVIe siècle, on voit apparaître une cour unifiée du tsar, qui se constitue progressivement pendant que l’on procède à une refonte de ses structures. La première étape concerne les grades de membres du Conseil (bojare et quartiers- maîtres) et les dignités auliques. Dans les listes du premier tiers du XVIe siècle les grades clairement définis sont : les bojare [singulier : bojarin], les quartiers-maîtres [sing. okol ´ničij], le connétable [konjušij], les maîtres de l’Hôtel [sing. dvoreckij], le trésorier

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[kaznačej], le garde du Sceau [pečatnik], le maître de l’Armurerie [oružničij], les cubiculaires [sing. postel´ničij], les grands fauconniers [sing. sokol´ničij], les maîtres de l’Écurie [sing. jasel´ničij], les grands veneurs [sing. lovčij]. Simultanément, le Conseil [bojarskaja duma] s’affirme comme organe suprême du pouvoir d’État, auquel il revient d’examiner l’ensemble des problèmes importants à l’échelle du pays. Mihail Krom a démontré de manière convaincante que l’étape décisive dans ce processus fut la crise politique des années 1530-1540, lorsque, du fait de la minorité d’IvanIV, le Conseil tout entier (et non point des fractions isolées) prend en main le gouvernement du pays. C’est au début des années 1540 que remontent les premières références à des arrêts du Conseil [bojarskij prigovor]. Enfin, c’est pendant la période dite « du gouvernement des bojare » que l’on trouve attestée, pour la première fois, la participation des représentants de tous les grades du Conseil à la prise de décisions gouvernementales7.

10 À l’instar des grades du Conseil, d’autres grades de la cour prennent forme dans la première moitié du XVIe siècle. Il s’agit des panetiers [sing. stol´nik], des gentilshommes de la chambre [sing. strjapčij] et, probablement, des pages [sing. žilec] (les premiers renseignements explicites concernant ces deniers datent de 1552, mais déjà, dans la première moitié du siècle, on parle des « adjoints aux gardes du corps » [poddatnej u rynd], fonction de page par excellence). Vers le milieu du siècle, la cour du tsar se présente déjà comme une structure socio-politique aux contours bien définis. Grâce aux recherches de Vladislav Nazarov, nous savons que, dès la première moitié du XVIe siècle, la composition du personnel de la cour fait l’objet de documents spéciaux -- les rôles de la cour [sing. bojarskij spisok].

11 Les fragments de rôles datant des années 1546-1547 qu’a découverts Vladislav Nazarov donnent un tableau suffisamment clair et complet de la structure de la cour à cette époque. Elle était composée des groupes suivants : d’une part, les grades du Conseil et les officiers de la Couronne (bojarin, quartier-maître, connétable, maître de l’Hôtel, trésorier, maître de l’Armurerie, cubiculaire, garde du Sceau, grand fauconnier, grand veneur), déjà mentionnés ci-dessus ; d’autre part, les panetiers et gentilshommes de la chambre, ainsi que les princes [sing. knjaz´] et les gentilshommes de la cour [sing. dvorovoj syn bojarskij plur. deti bojarskie], qui figurent soit dans des rôles particuliers, sous le nom de différents princes (de Suzdal´, d’Obolensk, de Jaroslavl´, etc.), soit dans des rôles de « villes », c’est-à-dire de corporations urbaines (Tarusa, Moscou, ´, Volok, Vjaz´ma, etc.)8. La première moitié du XVIe siècle est à cet égard une période décisive, où prend forme la hiérarchie des grades de la cour. Plus que le grade, toutefois, c’est l’appartenance territoriale qui préside à l’organisation de la cour à cette époque. Des panetiers, des gentilshommes de la chambre, des princes et des gentilshommes de la cour qui figurent dans les rôles de la cour des années 1540 sont à la fois membres de la cour et partie intégrante des corporations locales de serviteurs du souverain. Leurs noms nous sont connus non seulement par les rôles de la cour, mais aussi par les documents qui recensaient la noblesse provinciale. Fait caractéristique, les noms de nombreux panetiers et gentilshommes de la chambre, répertoriés dans les rôles de la cour de 1546-1547, figurent également dans le document dit Cahier de la cour[Dvorovaja tetrad´] des années 1550, mais cette fois sous la rubrique de leurs districts respectifs en qualité de représentants de la noblesse locale.

12 La prédominance des structures territoriales à la cour du tsar est étroitement liée aux particularités de l’intégration des élites locales à la noblesse moscovite au cours de l’unification du pays. Ainsi, les anciens vassaux des principautés nouvellement

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rattachées à Moscou (probablement pour éviter d’embrouiller les rapports hiérarchiques de préséance entre les serviteurs du grand-prince) furent inclus dans la cour unifiée du souverain et inscrits dans les rôles correspondants par groupes entiers selon leur appartenance territoriale, en tant que représentants de leurs corporations locales. Boris Nikolaevič Florja a étudié les formes et les circonstances qui accompagnèrent l’intégration de l’aristocratie locale dans la courunifiée, sur l’exemple du pays de Tver´9. Parallèlement, l’aristocratie moscovite et les membres de la cour du grand-prince ont pratiqué, entre le début du XIVe siècle et le premier tiers du XVIe siècle, une politique d’acquisitions foncières massives sur le territoire des pays et des principautés tombés dans le giron de Moscou10. Ces mutations foncières entraînaient l’enracinement des serviteurs moscovites en province. Liés aux propriétaires locaux par leurs intérêts fonciers, leurs rapports de parenté et autres, ils s’intégraient d’autant plus facilement aux communautés nobles de l’endroit. Le Cahier de la cour permet de suivre les différentes façons dont se construisent les groupes nobiliaires régionaux. Ainsi, les représentants à la cour de la corporation des serviteurs de Tver´ sont divisés en deux rubriques, dont l’une s’intitule « Tver´ » et l’autre, « Bénéficiers de Tver´ ».

13 Cependant, la structure hiérarchique des grades de la cour restait à bien des égards inachevée. Du fait de l’incorporation de nouveaux territoires, la cour des princes moscovites s’agrandit considérablement quant aux effectifs, mais elle y perdit en mobilité. Une part importante des membres de la cour (en particulier les serviteurs venant de régions nouvellement rattachées à Moscou) ne possédaient ni bénéfices ni patrimoines à proximité de la capitale, ce qui entraînait de sérieux inconvénients lorsqu’ils étaient de service à Moscou11. Bon nombre de gentilshommes de la cour s’installèrent dans les « villes » de province et ne furent pour ainsi dire plus jamais convoqués à la capitale pour servir à la cour. Ni la composition, ni la structure hiérarchique de celle-ci n’étaient encore du reste clairement définies. L’engagement insuffisant de la noblesse régionale dans le service moscovite se manifesta d’une manière flagrante lors de la période de crise des années 1530-1540 (le « gouvernement des bojare »). On vit alors les contingents nobiliaires de province changer de camp du jour au lendemain et se ranger alternativement derrière telle ou telle fraction de l’aristocratie.

14 Le besoin se faisait sentir d’une remise en ordre de la cour, tant du point de vue de ses effectifs que de sa structure hiérarchique, afin de créer un dispositif permettant de rendre plus efficace le service des membres de l’élite. Ce fut l’objectif de la réforme de la cour du milieu du XVIe siècle, dont l’élément essentiel fut la réforme dite « du Millier » (1550). Son contenu est assez clairement résumé dans un édit d’octobre 1550, qui prévoit la concession en précaire de terres dans la région de Moscou à un millier des « meilleurs serviteurs ». Ces derniers (choisis parmi les gentilshommes de la cour et en partie parmi les gentilshommes des « villes » [sing. gorodovoj syn bojarskij]) se voient attribuer des bénéfices dans le district de Moscou et quelques districts adjacents (Dimitrov, Ruza, Zvenigorod), de manière à ce qu’ils soient toujours sous la main et prêts à « partir en mission », c’est-à-direà exécuter les requêtes gouvernementales. La taille des bénéfices dépend du rang du serviteur (de son grade, de son lignage, de son degré d’intimité avec le souverain). Ainsi s’explique la structure du Registre du Millier [Tysjačnaja kniga]. La liste des noms commence par les rôles des membres du Conseil et des courtisans les plus haut placés (bojare, quartiers-maîtres, maître de l’Armurerie, trésoriers), auxquels est attribuée une dotation foncière de 200 arpents [sing. četvert´] près de Moscou. Les autres bénéficiaires de la réforme (princes et gentilshommes) sont

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divisés en trois sections, ou classes, dont chacune à son tour comprend des listes princières (« princes d’Obolensk », « princes de Jaroslavl´ », etc.), et des rubriques territoriales (Perejaslavl´, Kolomna, Tver´, etc.). Les bénéficiaires appartenant à la première classe se voient octroyer, comme les membres du Conseil, une dotation de 200 arpents. Ceux qui relèvent de la deuxième classe ont droit à 150 et ceux de la troisième classe (les plus nombreux), à 100 arpents. Ces « meilleurs serviteurs » étaient censés, selon l’édit, constituer le noyau de la nouvelle cour, dont les effectifs étaient mis en accord avec les besoins réels de l’administration du pays. Cependant, le Registre du Millier de 1550 n’est pas un rôle des membres de la cour à proprement parler, et la liste est loin d’être exhaustive. N’y sont recensés que ceux parmi les serviteurs qui ont droit à un bénéfice dans le district de Moscou, ce qui en exclut, aux termes de l’édit de 1550, les propriétaires de terres patrimoniales proches de la capitale.

15 Outre le Registre du Millier, un autre document du milieu du XVIe siècle, dit le Cahier de la cour, nous est parvenu ; il date, comme l’a démontré Aleksandr Zimin, de 1551/5212. Il répertorie un nombre de serviteurs autrement important que le Registre. Ce dernier ne dépasse que de peu mille personnes (dont près d’un tiers de nobles des régions de Pskov et de Novgorod), tandis que le Cahier énumère environ 3000 membres de la cour, résidant tous dans des villes du pays de Moscou (à l’exclusion de Novgorod et de Pskov). Il est communément admis que le Cahier constitue la liste exhaustive des membres de la cour (il a été utilisé comme document de référence pendant une décennie environ, du début des années 1550 au début des années 1560), tandis que les noms du Registre seraient ceux des « meilleurs serviteurs », de la partie « choisie » de la cour13. Toutefois, les recherches de Vladislav Nazarov ont montré que le Cahier de la cour était un document complexe, compilé à partir de matériaux de dates différentes, dont certains remontent au début des années 154014. Il faut souligner également les singularités du texte : les serviteurs sont inscrits, le plus souvent, par clans entiers (mélangeant sur une même ligne les noms des frères aînés et cadets, des pères et des fils, des oncles et des neveux, etc.). Qui plus est, comme nous avons pu nous en assurer, on voit que parmi les membres recensés figurent également des individus décédés avant 1551/52, date de la composition du texte originel, ou encore des mineurs qui n’ont pas l’âge requis pour servir15. Le Cahier ne peut donc guère être considéré comme un document reflétant la constitution réelle de la cour. Il est probable que la composition du Cahier a été motivée par la mise en pratique de la réforme « du Millier », afin de disposer du maximum de renseignements sur l’élite des serviteurs du tsar.

16 Peut-on, dans ces conditions, chiffrer les effectifs de la cour et déterminer sa composition ? En premier lieu, sans aucun doute, il faut y inclure l’élite des serviteurs -- les bénéficiaires de la réforme « du Millier ». Mais on se souvient que le Registre du Millier de 1550 n’est pas complet, puisqu’il ignore les membres de la cour déjà pourvus de domaines aux environs de la capitale. C’est ainsi, très probablement, que s’explique l’absence de plusieurs membres du Conseil (18 bojare sur 32, 7 quartiers-maîtres sur 12 seulement sont inscrits dans le Registre de 155016). De fait, les noms de certains de ces absents se retrouvent dans les cadastres [sing. piscovaja kniga] du XVIe siècle pour le district de Moscou. Cependant, si une bonne part de l’élite a réussi à se procurer des terres près de Moscou, la grande majorité des membres de la cour en étaient apparemment dépourvus. Il est difficile dans ces conditions d’estimer le nombre de serviteurs du prince qui possédaient déjà un patrimoine près de la capitale au moment de la promulgation de l’édit de 1550. On peut admettre toutefois que les serviteurs dans ce cas étaient relativement peu nombreux, et que c’était le Millier choisi qui constituait

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le noyau de la cour. Cette hypothèse est corroborée par les faits suivants : parmi les 250 capitaines et adjoints dont les noms figurent dans les registres des rangs [sing. razrjadnaja kniga] de la période 1549-1552, une vingtaine seulement n’est pas répertoriée dans le Registre17. Il comprend également la quasi-totalité (15) des panetiers qui apparaissent dans le rôle18 [ici : rospis´] de la campagne de Kazan´ (1549-1550). Parmi les 12 pages (adjoints aux gardes du corps) qui participent à la campagne, un seul -- Théodore Grigor´evič Sovin l’Aîné -- ne figure pas dans le Registre. Vladislav Nazarov constate que 26 des 29 panetiers qui figurent dans le rôle de la cour de 1546 sont présents dans le Registre du Millier19. On peut donc en conclure que la nouvelle cour prend son essor avec la réforme « du Millier », et que, inversement, la majorité des membres de cette cour se retrouvent parmi les bénéficiaires de la réforme.

17 En confrontant le Registre du Millier avec le Cahier de la cour (du moins les éléments comparables, à savoir la liste des gentilshommes des villes du pays de Moscou, dont 750 environ sont recensés par le Registre), on constate que la majorité (près de 85 % d’entre eux) figurent également dans le Cahier. Cela permet de mieux comprendre les critères qui présidaient au choix des membres de la cour (des « meilleurs serviteurs ») parmi les représentants des élites nobiliaires locales. Premièrement, étaient exclus d’emblée ceux qui, en raison leur âge ou pour cause de maladie, étaient inaptes au service de cour. Le Registre du Millier omet fréquemment les noms qui, dans le Cahier de la cour, sont annotés « vieux » ou « malade », ainsi que les représentants des jeunes générations. Une autre catégorie éliminée à la sélection comprend ceux des gentilshommes de province qui, vers 1550, n’étaient plus convoqués (ou convoqués très rarement) pour servir à la cour de Moscou. Enfin, la notion même de « meilleur serviteur » impliquait que soient invités à la cour les représentants des lignages les plus anciens et les plus prestigieux par leurs états de service. De fait, le pourcentage de rejetons de familles connues, princières ou celles des boyards de haute naissance, est sensiblement plus élevé dans le Registre du Millier que dans le Cahier de la cour. Voilà qui est incompatible avec la théorie d’Ivan Smirnov et d’Aleksandr Zimin (dans un de ses premiers travaux), qui considérait la réforme « du Millier » comme favorable à la noblesse moyenne, et visant à évincer du gouvernement l’aristocratie des bojare20.

18 Les chercheurs ont déjà attiré l’attention sur le fait que la division des « meilleurs serviteurs » en trois classes, suivant l’importance de la dotation octroyée, ne devait rien au hasard et reflétait la structure hiérarchique de la cour. Cela apparaît clairement dans le Registre, où les deux premières classes correspondent à l’élite de la cour, tandis que la troisième regroupe au contraire la plus basse catégorie. La répartition numérique des « meilleurs serviteurs » est révélatrice à cet égard. La première classe comprend 33 personnes, la deuxième -- 79, mais la troisième en compte 614. On ne trouve que sept gentilshommes de Novgorod dans la première classe, alors que 317 d’entre eux sont inscrits dans la deuxième.

19 Il suffit de jeter un coup d’œil sur les listes du Registre du Millier pour constater que, dans les deux premières classes, une nette majorité des inscrits descendent de maisons de princes ou de bojare. En revanche, les serviteurs de la troisième classe (pour les Moscovites) et de la deuxième (pour les Novgorodiens) appartiennent pour la plupart à des familles nobles ordinaires. Cependant, le classement des membres du Millier choisi ne coïncide pas totalement avec leur rang en matière de préséances. Ainsi, les gardes du corps [sing. rynda] de la campagne de Kazan´ (1549/50) sont énumérés dans l’ordre suivant par le registre des rangs :

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Prince Georges Ivanovič Šemjakin-Pronskij (1re classe) Prince André Ivanovič Tatev (3e classe) Basile Andreevič Buturlin (3e classe) Prince Michel Petrovič Repnin (2e classe) Prince Pierre Ivanovič Tatev (2e classe)

20 On peut remarquer également que le classement des panetiers ne correspond pas non plus à la hiérarchie des grades de la cour. Parmi les panetiers de la campagne de Kazan´ (1549/50), nous trouvons des personnages appartenant indifféremment aux trois classes du Registre du Millier. Il en va de même dans la liste des panetiers du rôle de la cour de 154621.

21 Ces incohérences s’expliquent en grande partie par le fait que l’organisation territoriale de la cour subsiste encore au milieu du XVIe siècle : à l’intérieur de chaque classe, les membres du Millier étaient encore répartis selon les « villes » de province auxquelles ils étaient liés par le service et par la possession foncière. La sélection des « meilleurs serviteurs » s’opérait, selon toute vraisemblance, dans le cadre du district, en tenant compte de la hiérarchie de service propre à chaque ville. Cela n’entre pas en contradiction avec le fait que certaines villes n’ont pas donné de candidats pour les deux premières classes : l’analyse comparée du Registre du Millier et du Cahier de la cour montre que, dans ce cas, il ne se trouve pratiquement dans la ville en question aucun gentilhomme de lignage assez noble ou assez actif à la cour pour prétendre figurer dans les deux premières classes. Souvent, deux frères sont inscrits dans des classes différentes du Registre, comme le prince Dimitri Ivanovič Nemogo-Obolenskij, appartenant à la 1re classe, tandis que son frère, le prince Théodore, figure dans la 3e. L’inclusion dans les classes supérieures ne dépendait pas seulement de l’ancienneté du lignage, mais aussi, dans une large mesure, des états de service de la personne. Ainsi, les princes Dimitri, Pierre et Ivan Kurakin, appartenant tous les trois à la première classe, sont mentionnés dans les registres des rangs à partir de 1538-1539, alors que leur frère cadet Grégoire, de la 2e classe, n’y apparaît qu’en 1556.

22 Il semble bien qu’on ait appliqué une règle générale, selon laquelle on ne pouvait accéder à l’une ou l’autre des deux premières classes qu’après être passé par la classe inférieure. Sur 54 membres du Millier présents à l’Assemblée des états en 1566 en qualité de gentilshommes de la première classe, la majorité (46) sont répertoriés dans la troisième par le Registre du Millier22. Par conséquent, malgré la prépondérance des aristocrates dans les classes supérieures du Registre, il serait faux d’affirmer que l’aristocratie s’opposait comme une caste à la masse des nobles ordinaires.

23 La réforme « du Millier » contribue à la réorganisation et à la restructuration de la cour. C’est ainsi que prend forme un nouveau groupe de serviteurs au sein de la cour -- les gentilshommes choisis [sing. vybornyj dvorjanin], supérieurs à la masse des gentilshommes de la cour et des gentilshommes des villes en service ordinaire dans les corporations locales. Le rôle de la campagne de Polock de 1563 reflète parfaitement cette nouvelle structure de la cour. Voici comment il présente le régiment du tsar : « bojare, quartiers-maîtres, gens des bureaux, 41 personnes, panetiers, gentilshommes de la chambre, pages, 144 personnes, gentilshommes choisis, 374 personnes... »23. Les membres de la cour (bojare, quartiers-maîtres, gens des bureaux (secrétaires), panetiers, gentilshommes de la chambre, gentilshommes choisis) sont nettement distingués ici de la masse des gentilshommes de la cour et de province. Si les membres de la cour, y compris les gentilshommes choisis, constituent une sorte de corps d’officiers et sont nommément désignés à diverses fonctions, les gentilshommes de la

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cour, eux, comme les gentilshommes des villes, sont les combattants du rang qui composent l’armée. De sorte que dans les années 1550 et au début des années 1560, les gentilshommes de la cour cessent d’être considérés comme membres de la couret ne représentent plus qu’un grade au sein des corps nobiliaires dans les villes de province. Dès les années 1550, ils cessent pratiquement d’être convoqués pour servir à la cour, où ce ne sont plus désormais les gentilshommes de la cour, mais la nouvelle catégorie nobiliaire des gentilshommes choisis qui représentent les villes de province.

24 La réforme de la cour du milieu du XVIe siècle aboutit donc à une remise en ordre de ses effectifs comme de sa structure. Dans les années 1550-1560, on peut identifier les grades et groupes de grades suivants : grades du Conseil et officiers de la Couronne, panetiers, gentilshommes de la chambre, pages, gentilshommes choisis, et, probablement, secrétaires. Les nobles de la cour se distinguent de la masse des gentilshommes de province, dans la mesure où ils servent « de Moscou ».

25 Parallèlement à la consolidation de l’élite dirigeante, c’est-à-direde la cour, le milieu du XVIe siècle voit la réorganisation des corps de serviteurs du prince dans les districts de province. Ils comprennent désormais deux grades, les « gentilshommes de la cour » [dvorovye deti bojarskie] et les « gentilshommes des villes » [gorodovye deti bojarskie]. Les membres de ces communautés nobiliaires sont désormais répertoriés dans des documents spéciaux, les dizaines [sing. desjatnja].

26 Cependant, la cour ne se sépare pas entièrement de la noblesse de province à l’issue de la réforme. C’est que, malgré les profonds changements intervenus, la structure de la cour continue à conjuguer deux principes fondamentaux d’organisation : le grade et l’appartenance territoriale. L’écrasante majorité des membres de la cour (à l’exception des bojare et des membres du Conseil, des principaux officiers de la Couronne et des secrétaires) appartiennent par ailleurs au corps nobiliaire de leur ville, qu’ils représentent en quelque sorte auprès du monarque. Dans les documents des années 1550-1560, on continue à les appeler d’après leur pays d’origine (gens de Kašira, de Kostroma, etc.)24. Le Registre du Millier de 1550 permet de constater que toutes les communautés nobiliaires locales un tant soit peu importantes comptent des représentants à la cour « réformée ». Qui plus est, le nombre de ces représentants de la noblesse provinciale est généralement proportionnel au nombre total de gentilshommes que compte chaque communauté de district. Si l’on confronte le Registre du Millier avec le rôle de la campagne de Polock (1563), on observe qu’à Vjaz ´ma, sur 110 gentilshommes de la cour, 55 font partie du Millier ; à Dmitrov,37 sur 110; à Dorogobuž,9 sur 40; à Murom,12 sur 40, etc.25.

27 Même l’ancienneté du lignage est souvent sacrifiée, lors de la sélection du personnel de la cour, au souci d’assurer la représentation des communautés nobiliaires locales. Parmi les membresdu Millier venus des villes de province (surtout des villes du Nord- Ouest et du Sud-Ouest), on rencontre souvent des rejetons de familles qui ne sont remarquables ni par la noblesse du lignage, ni par leurs états de service. Et cela alors qu’un certain nombre de princes de haute naissance, faisant partie du groupe des princes de Jaroslavl´, de Rostov, etc., ne trouvent pas de place à la cour et doivent servir, à en juger par le rôle de la campagne de Polock, au milieu de simples gentilshommes de la cour ou des villes de province. Même le recrutement de cette élite de la cour qu’est le Conseil n’obéissait pas uniquement, comme l’ont fait remarquer Lev Čerepnin et Vladislav Nazarov, à la logique du lignage et du clan, mais aussi au principe territorial26.

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28 En un sens, on peut dire que la cour du tsar qui prend forme en Russie entre la fin du XVe et le milieu du XVIe siècle est une sorte de « microcosme des communautés » nobiliaires locales (l’expression est de M.M. Bencianov, spécialiste de l’histoire de la cour et de la noblesse provinciale des XVe-XVIe siècles). Son recrutement est délibérément orienté en fonction d’un objectif précis : assurer la représentation des différentes communautés locales que l’on s’efforce d’impliquer dans le gouvernement de l’État27. Cette élite nobiliaire représentait les communautés locales non seulement à la cour, mais aussi auprès de l’Assemblée des états. Comme l’a souligné à juste titre Vladislav Nazarov, il serait historiquement erroné de ne voir dans ces gentilshommes de la cour qui prennent part aux Assemblées des états dans les années 1550-1560, alors que la cour est encore organisée selon le principe territorial, que des officiers du monarque auxquels on a imposé cette mission28. L’ordre dans lequel sont disposés les noms des nobles appartenant à la première et à la deuxième classe du Registre du Millier qui ont participé à l’Assemblée de 1566 ne doit rien au hasard. Il correspond globalement, comme l’a montré Aleksandr Zimin, aux différentes communautés locales dont ils faisaient partie29. Dans les listes de nobles ayant participé à l’Assemblée, on peut identifier des groupes assez compacts d’habitants de Vjaz´ma, de Galič, de Novgorod, etc., bien que dans la charte approuvée par l’Assemblée de 1566, à la différence du Registre du Millier et du Cahier de la cour, ces groupes territoriaux ne soient pas classés sous des rubriques séparées. La pratique de l’élection sur place des gentilshommes délégués aux Assemblées d’états ne se met en place définitivement qu’à la fin du XVIe siècle, lorsque la structure des grades de la cour est définitivement adoptée et que les grades moscovites sont nettement séparés des grades provinciaux30.

29 Les réformes du milieu du XVIe siècle ont eu pour effet d’estomper les contradictions entre les différentes couches nobiliaires, la cour est apparue comme l’une des composantes de l’ordre de la noblesse. La petite noblesse de province obtint de cette manière des droits et des privilèges jadis réservés aux seuls membres de l’élite. Ainsi, l’édit de 1549 (dont les dispositions furent ensuite confirmées par le Justicier de 1550) dispensa les gentilshommes de province du tribunal du bailli [namestnik] (à l’exception des crimes les plus graves) et les autorisa à recourir aux tribunaux du pouvoir central. C’était un pas en avant considérable vers la création d’un tribunal spécifique de la noblesse et vers l’unification de celle-ci. Par ailleurs, l’Établissement [Uloženie] de 1556 concernant le service militaire adopte comme base de calcul une même superficie (100 arpents, soit environ 150 hectares), dont le possesseur, qu’il s’agisse d’un bénéfice ou d’un patrimoine, doit fournir un cavalier armé, ce qui revient à égaliser pratiquement le service exigible de ces deux types de possession foncière. Cette législation achève le processus de formation d’un ordre unique des serviteurs militaires, dont tous les membres avaient l’obligation de servir le tsar. Désormais, ni les membres de la cour dans leur ensemble, ni même l’aristocratie qui en formait le sommet ne constituaient une oligarchie de magnats, de grands propriétaires fonciers tout-puissants dans leur province ; ils n’étaient que l’élite dirigeante des serviteurs du tsar.

30 Cette évolution de l’élite dirigeante s’inscrit bien dans la logique générale des réformes du milieu du XVIe siècle, qui ont clairement pour but la consolidation des différents ordres [sing. soslovie] en Russie, l’élargissement de leurs droits corporatifs et le développement de leur représentation. Les nobles du rang obtiennent du gouvernement des concessions significatives, tant politiques qu’économiques. Outre la création d’une justice unique pour tous les membres de la noblesse, on peut citer

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l’interdiction légale faite aux grands seigneurs de réduire en servitude [obraščat´ v holopy] les gentilshommes aptes au service. Pour satisfaire les exigences de vastes couches de la noblesse, qui réclamaient une répartition équitable des impôts, le Justicier de 1550 promulgue (article 43) l’annulation des immunités fiscales [sing. tarhan] dont jouissaient les grands propriétaires ecclésiastiques. Les intérêts des citadins sont également protégés. L’article 91 du Justicier interdit aux membres des communautés urbaines d’élire domicile dans les parcelles privilégiées du territoire urbain appartenant aux grands seigneurs. C’est la reconnaissance de facto par le gouvernement du monopole des citadins sur le commerce et l’artisanat urbains.

31 Mais la concession de loin la plus importante du gouvernement consentie aux ordres en voie de formation fut l’octroi d’une large autonomie, conséquence de la réforme de l’administration locale.

32 Déjà, à la fin des années 1530, commence la mise en place de la réforme judiciaire [gubnaja reforma], qui prévoit de retirer aux baillis les affaires criminelles pour les remettre aux officiers élus de l’administration locale de la justice et de la police [gubnye organy], chargés désormais de rechercher et d’appréhender les brigands dans le cadre de leur ressort. Ces offices sont le premier embryon d’une auto-administration locale de l’ordre de la noblesse et représentent un progrès considérable dans la consolidation de celle-ci31.

33 L’évolution ultérieure du système des institutions électives d’auto-administration locale coïncide avec les réformes du milieu du XVIe siècle. L’événement majeur de la période fut l’abolition en 1555/56 de l’ancien système d’« assignation en subsistance » [sing. kormlenie], ce qui réduisit le rôle des élites moscovites dans l’administration locale. Toutefois, contrairement à l’opinion reçue, cette mesure ne visait pas les bojare. Les princes et les bojare n’avaient pas le monopole des charges de bailli et de viguier [volostel´], qui ouvraient droit à l’assignation en subsistance. Ce privilège s’étendait à un cercle assez large de serviteurs du tsar (plusieurs centaines d’individus), principalement des membres de la cour. Pour compenser la perte des assignations en subsistance, on leva sur la population un nouvel impôt, « l’argent des subsistances », dont le produit était ensuite réparti entre les serviteurs du tsar qui avaient jadis droit à l’assignation en subsistance. L’abolition des assignations en subsistance, la rémunération des serviteurs sous forme de gages [žalovanie] en argent payés par l’État représente un pas de plus, et un pas important, vers la formation d’un ordre unique des serviteurs militaires de la monarchie.

34 Une des conséquences de l’abolition des assignations en subsistance fut de faire passer le pouvoir local entre les mains des officiers élus. La réforme judiciaire est achevée vers le milieu des années 1550. L’administration locale de la justice et de la police se développe dans l’ensemble du pays. La compétence des lieutenants criminels [sing. gubnyj starosta] s’étend désormais non seulement aux affaires de brigandage, mais aussi aux questions d’administration locale les plus diverses, y compris celles qui ont trait à la propriété foncière. Gentilshommes élus par leurs pairs, les lieutenants criminels s’inspirent, dans l’exercice de leur charge, des intérêts de l’ordre auquel ils appartiennent. Grâce à eux, la noblesse provinciale est désormais capable de défendre elle-même ses intérêts.

35 La noblesse n’est pas la seule à obtenir, au milieu du XVIe siècle, le droit de s’auto- administrer et d’exercer un pouvoir local réel. La réforme de l’administration locale [zemskaja reforma] de 1551-1556 revêt également une grande importance sociale et

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politique32 : là où il n’y avait pas de propriété seigneuriale, le pouvoir passait entre les mains des syndics [sing. starosta] et de leurs adjoints, jurés [sing. celoval´nik] et secrétaires [sing. d´jak] des communautés locales, élus par les paysans et les citadins. Les syndics, élus le plus souvent parmi les paysans et les citadins les plus aisés, défendaient activement les intérêts locaux du tiers-état en devenir. À la faveur de la réforme de l’Église, comme l’a montré Boris Nikolaevič Florja, le clergé paroissial se voit doter également d’une certaine autonomie, par l’intermédiaire de « doyens du clergé » [sing. popovskij starosta] élus, et d’une indépendance relative à l’égard du pouvoir laïc33.

36 On peut en conclure que les réformes du milieu du XVIe siècle ont clairement tendu à favoriser le développement des droits corporatifs et l’auto-administration des différents ordres, touchant ainsi les couches les plus diverses de la société russe : la noblesse, le clergé, la paysannerie et la population citadine.

37 Comme nous l’avons déjà constaté en analysant la réforme de la cour, le gouvernement n’oublie pas pour autant de sauvegarder les droits et privilèges de l’aristocratie et des couches supérieures de la noblesse, c’est-à-direde l’élite dirigeante de la société russe. Les réformes du milieu du XVIe siècle ne purent du reste être mises en œuvre que grâce à la consolidation de ces élites, et avant tout de l’aristocratie des bojare. Contrairement à une opinion répandue, non seulement l’aristocratie ne s’est pas opposée à la centralisation du pays, mais elle avait intérêt à conserver un pouvoir monarchique fort, capable de garantir la pérennité de la hiérarchie traditionnelle du service et des préséances, hiérarchie grâce à laquelle surtout elle parvenait à se maintenir au sommet de la pyramide sociale. De larges mouvements populaires (avant tout, l’insurrection de Moscou de 1547) dirigés contre les bojare favoris du prince avaient obligé l’aristocratie à réfléchir sérieusement à son avenir. Le désir de conserver leur situation momentanément compromise, leur influence de jadis et leur autorité dans le pays poussait les membres de l’aristocratie à se souder autour du trône. Les recherches récentes soulignent le rôle actif joué dans la mise en œuvre des réformespar les aristocrates, aussi bien les rejetons de maisons princières que les vieilles lignées de bojare (non titrés) de la principauté de Moscou34. Ce n’est pas un hasard si parmi les toutes premières mesures du gouvernement des réformateurs du milieu du XVIe siècle figurent des mesures tendant à renforcer l’importance du Conseil, organisme représentatif de l’aristocratie. On lit par exemple dans le Justicier de 1550, article 98, que toutes les nouvelles lois promulguées après l’adoption du Justicier devaient être rapportées au souverain par le Conseil et confirmées par celui-ci (« Si des cas nouveaux se présentent, qui ne sont pas traités dans le présent Justicier, lorsqu’ils auront été résolus après rapport au souverain et arrêt de tous les bojare, qu’ils soient ajoutés dans le Justicier »35). Le Conseil ne limitait en rien le pouvoir du tsar (et ne cherchait d’ailleurs pas à le faire); ses fonctions étaient loin d’être purement décoratives pour autant. Plus l’appareil administratif de l’État (les secrétariats [sing. prikaz]) croissait et se perfectionnait, plus le rôle du Conseil devenait considérable, car c’était lui qui coordonnait la marche de cet appareil36. L’article 98 du Justicier de 1550 ne fait que donner une forme légale à des pratiques qui remontent à la première moitié du siècle et qui font du Conseil l’organe gouvernemental suprême auprès du monarque.

38 Ainsi, les réformes du milieu du XVIe siècle, en visant une sorte de compromis entre les intérêts de l’État et ceux des ordres en voie de formation, ont réussi à satisfaire les

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intérêts des groupes sociaux les plus divers, la noblesse provinciale, les citadins, l’aristocratie des bojare.

39 Il est évident que le degré de développement des ordres en Russie était embryonnaire, comparé aux pays d’Europe occidentale où pourtant ils étaient encore en voie de formation. Ce développement était, de plus, rendu difficile par l’intervention de l’État et par ses tentatives de soumettre les institutions locales autonomes au contrôle du pouvoir central. Le travail des lieutenants criminels était supervisé depuis Moscou par le Secrétariat au brigandage, tandis que le fonctionnement de l’auto-administration locale était bridé par le principe de responsabilité collective [krugovaja poruka]. L’évolution vers une administration locale gérée par la noblesse allait de pair avec l’accroissement du fardeau fiscal. Pourtant, dans un climat propice à l’élargissement des droits corporatifs, à l’administration des différents ordres par eux-mêmes (pratiquée du reste à des niveaux très variables), l’engagement de la Russie dans la voie de développement suivie par les pays d’Europe occidentale était parfaitement pensable. Cette voie aurait pu aboutir graduellement à un régime où la représentation des ordres aurait limité le pouvoir du souverain. Nikolaj Evgen´evič Nosov fut le premier à observer cette tendance et à présenter des arguments tout à fait convaincants dans ce sens37.

40 Parmi les résultats les plus importants des réformes du milieu du XVIe siècle, il faut compter la formation d’un ordre unique de la noblesse, à fonction militaire, dont tous les membres (du bojarin aristocrate au gentilhomme provincial du rang) étaient unis par des droits et des obligations communs : obligation de servir le souverain, droit d’obtenir, en échange de ce service, des bénéfices et des gages en argent, droit d’être justiciable directement du monarque et non des autorités locales. L’ancienne élite dirigeante, à qui l’unification et la centralisation de l’État avaient fait perdre une partie de ses privilèges (le droit de désaveu, l’immunité fiscale, etc.), retrouvait, comme l’a fait remarquer Boris Nikolaevič Florja, un poids accru et toute son influence, cette fois en tant que couche supérieure de la nouvelle noblesse. Les communautés nobiliaires locales gagnant en importance, l’aristocratie aurait pu, en s’appuyant sur elles et en défendant leurs intérêts à la cour, acquérir une plus grande indépendance à l’égard de la monarchie et imposer des limites au pouvoir autocratique du souverain38.

41 Mais cette tendance de l’évolution ne devait pas aboutir. L’opričnina, ou domaine réservé, d’Ivan IV provoqua de profonds changements dans la vie des différents ordres, surtout dans celle de la noblesse, changements qui allaient peser par la suite sur le développement de l’État en Russie. Les transferts fonciers opérés dans le cadre de l’opričnina eurent pour effet de couper une grande partie de la noblesse russe des régions où elle s’était acclimatée39. Les liens traditionnels de service ou d’intérêts fonciers qui unissaient la noblesse furent sérieusement compromis, ce qui affaiblit les communautés nobiliaires locales face à la monarchie. L’opričnina porta un rude coup aux patrimoines ancestraux des bojare et plus particulièrement aux patrimoines princiers. À la fin du XVIe siècle, la plupart des rejetons de familles princières avaient perdu leurs terres patrimoniales héréditaires. La ruine des domaines patrimoniaux de l’aristocratie, la rupture des liens que celle-ci entretenait avec la noblesse de province, la coupure entre nobles de l’opričnina et nobles « du pays » [zemskie] amenèrent une profonde transformation de l’aristocratie russe, la rendant entièrement dépendante de la monarchie. La destruction des relations existantes entre propriétaires fonciers modifia la structure même de la noblesse : l’appartenance territoriale comme principe

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d’organisation de la cour fut abandonnée au profit de la classification par grades. Une nouvelle élite apparaît, se détachant de la masse des simples gentilshommes : il s’agit des grades de Moscou (panetiers, gentilshommes de la chambre, gentilshommes de Moscou). Ils sont totalement coupés de la noblesse de province, et effectuent leur service exclusivement « selon le rôle de Moscou », ce qui accroît leur dépendance à l’égard du pouvoir de l’État40. Pendant et après l’opričnina, le processus de consolidation de l’élite nobiliaire, c’est-à-dire de la cour, se poursuit, mais sur des bases tout à fait différentes de ce qu’elles étaient au milieu du XVIe siècle. L’élite de la cour (membres du Conseil, grades de Moscou, secrétaires) se trouve opposée à la masse des nobles de province, qui sont de fait écartés des hautes sphères du pouvoir. Globalement, la noblesse russe évolue non pas vers plus de cohésion, mais vers la division en grades, l’aristocratie privilégiée s’opposant aux sans-droits de la petite noblesse. La noblesse, incapable de défendre ses intérêts politiques, perd en conséquence de cette métamorphose non seulement sa capacité à s’opposer à la monarchie, mais son existence même en tant qu’ordre nobiliaire. Ces facteurs réunis ont permis au pouvoir, dans le dernier tiers du XVIe siècle, de s’élever au-dessus de la société et d’adopter définitivement la voie de l’autocratie.

42 Académie des sciences de Russie

43 Institut d’histoire de la Russie

44 Saint-Pétersbourg

45 pavlov_ap@ mail. ru

NOTES

1. RGADA, fonds 217, inventaire n° 18. 2. V. B. Kobrin, Vlast´ i sobstvennost´ v srednevekovoj Rossii (XV-XVI vv.) [Pouvoir et propriété en Russie médiévale, XV-XVIe siècles], Moscou, 1985, p.133; R. G. Skrynnikov, Tragedija Novgoroda [La tragédie de Novgorod], Moscou, 1994, p.26-27. 3. B. N. Florja, « O putjah političeskoj centralizacii Russkogo gosudarstva (na primere Tverskoj zemli) » [« Voies et moyens de la centralisation politique en Russie (sur l’exemple du pays de Tver´) »], in Obščestvo i gosudarstvo feodal´noj Rossii [État et société en Russie féodale], Moscou, 1975, p.281-290. 4. S. M. Kaštanov, « Gosudar´ i poddannye na Rusi v XIV-XVI vv. » [« Le souverain et ses sujets en Russie aux XIV-XVIe siècles »], in In memoriam. Sbornik pamjati Ja. S. Lur´e [Hommages à Ja.S. Lur´e], Saint-Pétersbourg, 1997, p.226. 5. B. N. Florja, « Podatnye privilegii svetskih feodalov v period obrazovanija edinogo Russkogo gosudarstva » [« Les privilèges fiscaux des seigneurs laïques au cours de l’unification de la Russie »], in Rossija XV-XVIII stoletij. Sbornik naučnyh statej [La Russie aux XV-XVIIIe siècles. Recueil d’articles], Volgograd -- Saint-Pétersbourg, 2001, p. 28-37.

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6. V. B. Kobrin, op.cit. (note2), p.48-92. 7. M. M. Krom, « “Mne sirotstvujušču, a carstvu vdovstvujušču” : krizis vlasti i mehanizm prinjatija rešenij v period bojarskogo pravlenija (1530-1550) » [« “Je suis orphelin et l’État veuf” : la crise du pouvoir et le mécanisme de prise de décision pendant le “gouvernement des bojare” (années 1530-1550) »], in Rossijskaja monarhija : voprosy istorii i teorii. Mežvuzovskij sbornik statej, posvjaščennyh 450-letiju učreždenija carstva v Rossii (1547-1997 gg.) [La monarchie russe : questions d’histoire et de théorie. Recueil interuniversitaire d’articles consacrés au 450e anniversaire de l’institution impériale en Russie (1547-1997)], Voronež, 1998, p.40-49. 8. V. D. Nazarov, « O strukture gosudareva dvora v seredine XVI v. » (« La structure de la cour du souverain au milieu du XVIe siècle »), in Obščestvo i gosudarstvo feodal´noj Rossii, op. cit. (note 3), p.40-54. 9. B. N. Florja, « O putjah... », op.cit. (note3), p.281-290. 10. Au sujet des acquisitions foncières des serviteurs moscovites du prince dans le pays de Rostov à partir du XIVe siècle, voir S. V. Strel´nikov, « Zemlevladenie v Rostovskom uezde v XIV - pervoj treti XVII vv. » [Propriété foncière dans le district de Rostov, XIVe- premier tiers du XVIIe siècle], résumé de thèse, Saint-Pétersbourg, 2003. 11. S. B. Veselovskij, Issledovanija po istorii opričniny [Études d’histoire de l’opričnina], Moscou, 1963, p.78-79. 12. A. A. Zimin, éd., Tysjačnaja kniga 1550 g. i Dvorovaja tetrad´ 50-h godov XVI veka [Le Registre du Millier de 1550 et le Cahier de la cour des années 1550], Moscou -- Leningrad, 1950, p.17. 13. A. A. Zimin, Reformy Ivana Groznogo [Les réformes d’Ivan le Terrible], Moscou, 1960, p.371; S.B. Veselovskij, op.cit. (note11), p.81. 14. V. D. Nazarov, « K istočnikovedeniju Dvorovoj tetradi » [« Sur les sources du Cahier de la cour »], in Rossija na putjah centralizacii [La Russie en voie de centralisation], Moscou, 1982, p.166-175. 15. A. P. Pavlov, Gosudarev dvor i političeskaja bor´ba pri Borise Godunove (1584-1605) [La cour du tsar et la lutte politique sous Boris Godunov (1584-1605)], Saint- Pétersbourg, 1992, p.87-89. 16. A. A. Zimin, « Sostav bojarskoj dumy v XV-XVI vekah » [« La composition du Conseil aux XVe-XVIe siècles »], in AE 1957, Moscou, 1958, p.63-72. 17. Razrjadnaja kniga, 1475-1605 [Le registre des rangs 1475-1605], Moscou, 1977, vol.I, fascicule II, p.377, 379, 380. 18. Ailleurs, « rôle » traduit le russe spisok (NdT). 19. V.D. Nazarov, « O strukture... », op.cit. (note8), p.49. 20. A. A. Zimin, Reformy..., op.cit. (note13), p.266; I. I. Smirnov, Očerki političeskoj istorii Russkogo gosudarstva 30-50-h gg. XVI veka [Essais d’histoire politique de la Russie des années 1530-1550], Moscou -- Leningrad, 1958, p.422. 21. V. D. Nazarov, « O strukture... », op.cit. (note8), p.49-50. 22. A. A. Zimin, « Zemskij sobor 1566 g. » [« L’assemblée des états de 1566 »], in IZ, vol. 71, Moscou, 1962, p.205. 23. A. Sapunov, éd., Vitebskaja starina [Le Vitebsk d’antan], Vitebsk, 1885, vol.IV, p.33.

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24. N. V. Mjatlev, Tysjačniki i moskovkoe dvorjanstvo XVI stoletija [Les bénéficiaires de la réforme du Millier et la noblesse moscovite au XVIe siècle], Orel, 1912, p.39-41. 25. A. P.Pavlov, Gosudarev dvor, op.cit. (note15), p.92-93. 26. Voir L. V. Čerepnin, Zemskie sobory Russkogo gosudarstva XVI-XVII vv. [Les Assemblées des états en Russie aux XVIe-XVIIe siècles], Moscou, 1978, p.5-47; V. D. Nazarov, « Gosudarev dvor i soslovnoe predstavitel´stvo na Rusi v XVI v. (tradicii i izmenenija) » [« La cour du tsar et la représentation des états en Russie au XVIe siècle (tradition et changements) »], in Obščestvo, gosudarstvo, pravo Rossii i drugih stran Evropy [La société, l’État, le droit en Russie et dans d’autres pays européens], Moscou, 1983, p.60. 27. M. M. Bencianov, « Gosudarev dvor i territorial´nye korporacii služilyh ljudej russkogo gosudarstva v konce XV - načale XVI v. » [La cour du tsar et les corporations territoriales des serviteurs du prince en Russie à la fin du XVe - début du XVIe siècle], résumé de thèse, Ekaterinburg, 2000, p.3. 28. D.N. Nazarov, « Gosudarev dvor... », op.cit. (note26), p.60. 29. A.A. Zimin, « Zemskij sobor », op.cit. (note22), p.205. 30. A.P. Pavlov, Gosudarev dvor, op.cit. (note15), p.218-227. 31. Voir N. E. Nosov, Očerki po istorii mestnogo upravlenija Russkogo gosudarstva pervoj poloviny XVI v. [Essais sur l’histoire de l’administration locale en Russie dans la première moitié du XVIe siècle], Moscou -- Leningrad, 1957. 32. N. E. Nosov, Stanovlenie soslovno-predstavitel´nyh učreždenij v Rossii : izyskanija o zemskoj reforme Ivana Groznogo [La genèse des institutions représentatives des ordres en Russie : études sur la réforme d’Ivan le Terrible], Leningrad, 1969. 33. B. N. Florja, Otnošenija gosudarstva i cerkvi u vostočnyh i zapadnyh slavjan [Les rapports de l’État avec l’Église chez les Slaves orientaux et occidentaux], Moscou, 1992, p.78-80. 34. B.N. Florja, Ivan Groznyj [Ivan le Terrible], Moscou, 1999, p.50. 35. Sudebniki, XV-XVI vv. [Les Justiciers, XVe-XVIe siècles], Moscou-Leningrad, 1952, p. 176. 36. A.P. Pavlov, Gosudarev dvor, op.cit. (note15), p.228-232. 37. N. E. Nosov, Stanovlenie, op.cit. (note32), p.9-13. 38. B. N. Florja, Ivan Groznyj, op.cit. (note34), p.54-55. 39. A. P. Pavlov, « Zemel´nye pereselenija v gody opričniny » [« Transferts fonciers des années de l’opričnina »], Istorija SSSR (Histoire de l’URSS), n°5, 1990, p.89-104. Sur les déportations massives des propriétaires locaux, voir également A.V. Antonov, K.V. Baranov, éds., Akty služilyh zemlevladel´cev, 1400-1650 [Archives des propriétaires fonciers au service du prince, 1400-1650], Moscou, 1997-2002, vol.1-3. 40. A.P. Pavlov, Gosudarev dvor, op.cit. (note15), p.100-103, 151-160.

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Économie et société

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Крестьяне в социальной структуре средвневековой Руси Vladimir A. ARAKCEEV

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RÉSUMÉS

Résumé Les paysans dans la structure sociale de la Russie médiévale, xive- première moitié du xvie siècle. Le statut des paysans dans la société médiévale russe n’était pas encore établi de manière définitive. Le présent article analyse leurs droits sur la terre et les contours juridiques de la paysannerie en tant que groupe social. Les dispositions légales limitant les transactions foncières font apparaître deux tendances distinctes dans l’évolution de la propriété foncière paysanne. À Moscou, c’est la propriété éminente de l’État sur la terre qui l’emporte, à Novgorod, les paysans disposent plus librement de leurs terres. Le statut de droit d’État des paysans en Russie du xve- xvie ss. était en train de s’établir. Les paysans du xve et de la première moitié du xvie siècle n’étaient pas encore constitués en ordre (soslovie), mais se présentaient comme une

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communauté stratifiée, dont les différentes couches se distinguaient par leurs statuts juridiques et étaient assujetties à des suzerains différents.

Abstract The place of the peasantry in medieval Russia’s social structure between the fourteenth and mid-sixteenth centuries. The peasants’ status in medieval Russia’s social structure was not firmly established. This article studies the peasantry’s rights to land and the legal status of peasants as a particular social group. The differences in the principles of land ownership revealed by the research testify to the existence of two general tendencies in the evolution of peasants’ land ownership : the Moscow one, characterized by supreme state ownership on land and the Novgorod one, with peasants’ broader ownership. The rural population of Rus´ in the early fifteenth century and the second half of the sixteenth, being not yet developed as an estate (soslovie), was rather a community with separate strata varying in their legal status and subject to different suzerains.

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Croissance et crises dans le monde médiéval xie-xve siècle Réflexions et pistes de recherche

Mathieu ARNOUX

1 Le problème des origines de la puissance occidentale et de la croissance des économies européennes a suscité une littérature considérable, qui replace ces questions aussi bien dans la perspective d’une histoire globale des contacts entre civilisations, que d’une histoire comparative des aires culturelles. Le débat suscité récemment par le livre de Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, montre que cette question ancienne conserve son intérêt et sa pertinence aux yeux de nombreux historiens1. Pour autant qu’ils abordent la question sous l’angle de l’histoire économique, les chercheurs s’interrogent le plus souvent sur l’Europe de la première modernité, pour laquelle il est possible de disposer de données quantitatives2, et délaissent les périodes les plus anciennes, celles de la première « divergence européenne », effectuée au détriment de ses partenaires et concurrents de l’ancien monde que furent l’empire byzantin et le monde musulman. Il n’est donc pas inutile de visiter à nouveau ce monument un peu délaissé qu’est la croissance économique médiévale.

2 La notion recouvre des réalités différentes. Une évocation en trois tableaux permettra d’en esquisser quelques traits. Le récit débute au XIe siècle. La chrétienté latine est l’une des trois puissances qui se partagent ou se contestent alors la suprématie sur l’Ouest de l’ancien continent. Elle fait alors la démonstration de la capacité à se protéger contre les attaques de l’extérieur, qui lui a permis depuis le milieu du Xe siècle de repousser les agressions menées par les Hongrois, les Sarrasins et les Vikings, et se trouve dans la situation privilégiée, face à ses rivaux affrontés l’un à l’autre et à la menace turco- mongole, de n’avoir à redouter que sa propre violence3. Pour autant, les contemporains ne lui donneraient sûrement pas la première place face au prestige de l’empire byzantin ou au rayonnement culturel et artistique du monde arabo-musulman. Le brutal succès des chevaliers francs lors de la première croisade, à l’extrême fin du siècle, ne bouleverse pas réellement les données du problème : la suprématie temporaire des uns ne ravale pas les autres au second rang. Un siècle plus tard, le tableau est différent : lors de la quatrième croisade (1204), les puissances occidentales

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ont purement et simplement absorbé ce qui restait du monde grec, désormais dégradé au rang de possession coloniale. Au plan intellectuel, l’élaboration des institutions universitaires permet aux maîtres européens d’acquérir par la traduction et de faire fructifier par la discussion le capital philosophique et scientifique naguère détenu par les savants arabes seuls4. Dans le monde méditerranéen, où les marchandises du Moyen-Orient tenaient auparavant la première place, le succès des textiles et autres produits de l’artisanat européen s’affirme de plus en plus nettement, à mesure que les systèmes productifs locaux rentrent en crise5. La troisième scène s’ouvre au terme d’un siècle de crise, dans la seconde moitié du XVe siècle. Le paysage s’est à nouveau transformé. L’Europe occidentale, tenue en échec par la puissance montante des Ottomans qui lui ont enlevé l’essentiel des anciens territoires byzantins, est en repli. En termes de population, elle est loin d’avoir retrouvé son niveau d’avant la peste noire de 1348 et nombreux sont les témoignages des années 1430-1480 qui décrivent un espace ruiné, une population décimée par les mortalités, une société démoralisée.

3 Et pourtant, jamais sa capacité à s’étendre et son dynamisme n’ont été aussi évidents. L’achèvement de la conquête espagnole puis l’expansion le long des côtes africaines et bientôt Outre-Atlantique en administrent la preuve. Mais, dans la division du travail historique, c’est aux historiens de la modernité qu’il revient de décrire l’expansion, les médiévistes se réservant l’inventaire des blessures dont la société européenne porte les marques. Les uns et les autres peuvent donc s’estimer dispensés de s’interroger sur les processus de longue durée qui, à travers croissance et décroissance, ont à terme transformé la société européenne en puissance dominante, tandis que ses concurrents s’effaçaient de l’échiquier géopolitique.

4 C’est ce processus de maturation qu’il convient d’éclairer, en montrant la continuité qui lie les deux épisodes de la croissance des XIe-XIIIe siècles et des crises des XIVe-XVe siècles et en insistant sur deux phénomènes liés, la promotion du travail comme fonction sociale et sa contribution à la construction d’un espace de production et d’échange, éléments essentiels de la croissance économique européenne.

Croissance démographique et développement économique (XIe-XIIIe siècle)

5 Le consensus qui s’est établi entre les historiens sur l’existence d’un long épisode de croissance, commençant au cours du Xe siècle et s’achevant dans les premières années du XIVe, avant que la peste noire ne transforme la stagnation en dépression, néglige le plus souvent de caractériser ce processus et d’identifier dans ses composantes la part de la démographie et celle de l’économie6. La question est pourtant essentielle, car les sources utilisées pour le décrire sont loin d’être sans ambiguïté. D’une manière générale, la certitude d’une croissance de la population résulte d’un groupement d’indices indirects et de l’impossibilité communément admise d’imaginer une stagnation ou une décroissance dans la même période. Selon les mots d’Henri Dubois, dans le seul essai de synthèse du savoir partagé par les historiens français en la matière, « nos connaissances sur le régime démographique des populations médiévales sont misérables. Mais, à moins de mettre en doute la réalité de la croissance, il faut bien admettre qu’elle a résulté d’une victoire de la natalité sur la mortalité. » 7

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6 Un examen rapide des informations utilisées pour parvenir à cette conclusion montre en effet qu’elles se prêtent à des interprétations multiples. Il est inutile de revenir sur la difficulté d’utilisation des sources fiscales les plus anciennes8. Les informations sur l’organisation de l’espace (textes et actes écrits relatifs aux défrichements et aux créations d’habitats, données archéologiques) sont fréquemment utilisées par les chercheurs français. Dans ce domaine, le lien avec la démographie perd son évidence dès lors qu’on entre dans la diversité des situations. La mise en écriture des entreprises de défrichement varie selon les pratiques diplomatiques locales, et la création de villages neufs peut être la marque d’un contrôle plus efficace de l’espace par le pouvoir seigneurial plutôt que d’une croissance de la population. Symétriquement, on sait aussi que les abandons d’habitats peuvent témoigner d’une réorganisation des terroirs dans un contexte de regroupement de la population autant que d’une déprise rurale dans une conjoncture de récession9. Ici encore, l’interprétation à donner à ces indices varie selon les cas et dépend de l’hypothèse démographique de départ. Il en va de même pour les créations de paroisses et de lieux de cultes nouveaux, que la tradition ecclésiastique lie à l’augmentation du nombre des fidèles, mais qui peuvent aussi renvoyer à une volonté d’encadrement plus étroit de la population par la hiérarchie ou à une modification locale des rapports entre ordres réguliers et église séculière. Un dernier type de source évoque l’intensification de l’activité économique, considérée comme une conséquence de la croissance démographique. La multiplication des marchés et des foires, celle des moulins, des routes et des ponts, est souvent invoquée comme une preuve d’une densité croissante de l’occupation de l’espace, et donc de l’augmentation de la population. Replacés dans la perspective d’une histoire des pratiques économiques, ces indices renvoient aussi bien à un processus qualitatif de modification des structures de production et d’échange et au développement des investissements productifs qu’à une dynamique graduelle d’augmentation de la population10.

7 Il n’existe donc en définitive dans notre documentation aucune preuve péremptoire d’une augmentation massive de la population aux XIe-XIIIe siècles, mais un large faisceau d’indices concordants renvoyant à un processus global, où croissance démographique, conquête et mise en valeur des terroirs et intensification des échanges sont liés. N’incriminons pas pour autant la qualité de notre documentation : l’exemple de l’Angleterre, bien pourvue en sources de toute nature, du Domesday Book de 1086 aux différentes Poll Taxes du XIVe siècle, en passant par les milliers de rôles judiciaires et de comptabilités manoriales conservées, incite à la prudence. Au terme d’une enquête exemplaire par son étendue autant que par la prudence des méthodes utilisées, Bruce Campbell se risque avec réticence à extrapolerde son corpus des données démographiques pour l’ensemble du royaume d’Angleterre : 2 à 2,25 millions d’habitants en 1086, 4 à 4,25 millions vers 1300 -- mais l’estimation de 6 millions proposée par M. Postan garde les faveurs de certains historiens -- et 2,25 à 2,5 millions vers 1375. Même dans ce cas, où les informations s’offrent en séries susceptibles d’un traitement quantitatif et peuvent s’exprimer en chiffres exacts, l’injonction faite à l’historien de choisir son interprétation garde toute sa force11.

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Rupture et continuité dans la crise des XIVe et XVe siècles

8 La période de dépression démographique et économique qui s’ouvre à partir de la famine des années 1315-1317 constitue un observatoire sans égal, en particulier en raison de l’abondance des informations dont nous disposons sur l’ensemble des processus à l’œuvre dans la société. Les diverses séries qui ont pu être réunies dans de nombreuses régions pour les prix, les salaires, ou le mouvement de la population se laissent souvent ordonner en cycles, qui s’offrent à une lecture en termes de conjoncture. Pourtant, par son mécanisme de déclenchement (une exceptionnelle succession de mauvaises récoltes, en 1315-1317, suivie en 1348 d’une agression bactérienne d’une violence inouïe), comme par son ampleur (plus d’un tiers de la population européenne anéanti par la peste noire12), cette crise ne saurait être considérée comme une inflexion dans un processus cyclique. Il y a dans la succession des événements une large part de causalité externe, dont il faut maintenir la place dans le raisonnement.

9 Il convient cependant d’inscrire la crise dans la continuité du mouvement qui l’a précédée. Partant d’un indice démographique 100 vers 1300, il n’est pas exagéré de proposer pour l’étiage du second tiers du XVe siècle, un indice de 30 pour la population européenne. Une approche purement quantitative conduirait à parler d’une régression ramenant les populations de l’Europe plus de deux siècles en arrière. La prise en compte des formes de l’occupation du sol oblige à s’écarter d’une vision aussi schématique. Bien que réduite des deux tiers, la population continue à occuper l’essentiel de l’espace mis en valeur dans les siècles précédents : les désertions d’habitats constatées pour cette époque concernent les sites occupés en dernier, souvent dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Poursuivant l’analyse sur le plan de l’économie, le tableau devient plus complexe encore du fait du passage, dans une grande partie des régimes européens, d’un système de cultures intensives à dominante céréalière à un système à forte composante pastorale13.

10 En fin de compte, ce qui fait de cette crise un événement sans équivalent, au-delà de son ampleur, est le fait que l’accumulation des cataclysmes n’a pas simplement anéanti la société d’Europe occidentale, terme probable d’un tel cycle dans une logique purement malthusienne, dont les exemples sur le long terme ne manquent pas. Comme ce fut le cas pour l’Italie des VIe-VIIe siècles ou pour les civilisations andines et d’Amérique centrale au XVIe siècle, un choc bactérien de grande ampleur dans une conjoncture défavorable peut parfaitement déterminer à terme l’effondrement d’une société parvenue à un haut degré d’organisation14. Que le traumatisme général infligé à la société par les famines et épidémies n’ait pas entraîné une régression globale, de nombreux indices en font foi. C’est le cas en particulier pour les aspects matériels de la vie sociale : les vestiges archéologiques témoignent de l’évolution durant cette période vers un outillage plus abondant et plus efficace, des vêtements, un mobilier et une vaisselle plus variés et de meilleure qualité, des logements plus spacieux et plus solidement construits. Ces évolutions qualitatives constatables dans la plupart des régions contredisent formellement l’idée d’une régression générale. Il en va de même de l’équipement urbain, dont une partie essentielle (remparts et aménagements hydrauliques en particulier) date des années les plus sombres des XIVe et XVe siècles, phénomène surprenant quand on connaît l’ampleur des coupes infligées par les

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épidémies à la population des villes. L’étude de la construction des appareils d’État, et de la fiscalité liée à leurs progrès, ou celle de l’usage de l’écrit et de l’alphabétisation mèneraient à des conclusions similaires. Sur plus d’un siècle, une situation démographique catastrophique et une conjoncture économique déprimée n’ont pu bloquer des processus caractéristiques d’une dynamique globale de développement. Si l’on fait l’hypothèse que cette évolution se place dans la continuité de l’épisode de croissance des siècles précédents, il convient de bien marquer ses spécificités dans la longue durée.

La gloire des laboureurs

11 Faute d’une documentation sérielle permettant de décrire l’évolution de l’économie et d’en extrapoler les tendances et les articulations, c’est aux représentations qu’on s’adressera dans un premier temps pour comprendre comment les acteurs eux-mêmes ont pu penser les dynamiques économiques médiévales. S’il ne semble pas possible de mettre en évidence une théorie explicite de la croissance15, il n’en va pas de même pour la notion de travail, dont des travaux fameux ont bien montré la place qu’il prend alors dans la culture européenne. On ne reviendra pas ici sur la difficulté, soulignée par Jacques Le Goff, que les théologiens et penseurs médiévaux éprouvèrent à définir et à situer l’acte productif16. Ce problème, qui relève d’une histoire intellectuelle, ne saurait occulter la place centrale des travailleurs dans la représentation de la société à partir du XIe siècle. Le guide est ici Georges Duby, dont l’ouvrage Les trois ordres a ouvert des perspectives, dont certaines restent à explorer17. Si l’on dispose aujourd’hui de recherches nombreuses et précises sur les deux premiers ordres de la société, hommes de prière (oratores) et hommes de guerre (bellatores) il reste encore beaucoup à chercher et à dire sur le troisième groupe, celui des hommes de peine (laboratores), dont la promotion constitue pourtant la véritable nouveauté du schéma des trois ordres18.

12 On ne s’interrogera pas ici à nouveau sur les voies par lesquelles l’antique schéma trifonctionnel caractéristique des cultures indo-européennes s’impose à nouveau comme cadre de représentation de la société19. Ce qui nous importe ici est de souligner la place centrale occupée par les travailleurs dans la société, point commun des systèmes de représentation sociale apparus en Angleterre et dans le royaume de France dans la période critique du début du XIe siècle. L’importance des laboratores dans la construction élaborée en Angleterre dans les années 990 et dont le chroniqueur Benoît de Sainte-More donnera dans la seconde moitié du XIIe siècle la formulation la plus développée est évidente. Essentielle pour notre propos est la constatation que ce thème, explicite dans la hiérarchie des trois ordres, est implicite dans d’autres modèles contemporains, comme les mouvements de paix. Directement où indirectement, ces représentations sociales renvoient à l’idée, chère à saint Augustin, que le travail de la terre, prérogative d’Adam dès avant la chute, constitue l’une des fonctions providentielles de l’être humain, antérieure à toute division sociale ou ordre hiérarchique20. C’est à une lecture providentielle analogue que le chroniqueur Raoul le Glabre nous convie, dans un récit célèbre21, où la présentation des articles de la paix fait pendant au récit bouleversant de la famine de 1033. Présenté comme la réponse morale des fidèles à la terrible punition infligée par le Créateur en châtiment de leurs péchés, le pacte de paix constitue une sorte de contrat pour la mise en valeur de la création. Conclu pour cinq années, comme un contrat de métayage, muni des signes de

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ratification et des témoignages nécessaires à sa validation, il oblige les deux parties. Comme un propriétaire bienveillant attentif à la bonne exécution du contrat, le Tout- Puissant s’acquitte à l’avance de sa part, en prodiguant immédiatement deux récoltes abondantes successives.

13 La crise qui suscite cette réaction salutaire est analysée avec rigueur par le chroniqueur, qui montre comment firent défaut successivement les diverses ressources qui assuraient en temps ordinaire la subsistance des hommes : céréales cultivées, fruits, bétail et animaux des bois, les contraignant à se nourrir de charognes, d’algues de rivière ou de pains de son mêlé d’argile. L’allusion qu’il fait à des pratiques de spéculation sur les denrées vendues sur les marchés apporte une information de première valeur sur l’importance nouvelle des pratiques monétaires, évoquée par Raoul dans d’autres parties de sa chronique. La description des actes de cannibalisme, qui forme la partie la plus choquante du texte, a été justement commentée par Pierre Bonnassie, qui souligne qu’il ne s’agit en aucun cas d’un cliché de circonstance, mais d’un ensemble d’informations précises sur des événements proprement inouïs22. Ce récit complexe, auquel succède la description des mouvements de paix, doit être compris dans ses divers niveaux de signification, comme l’illustration d’un choix économique précis : l’abandon du régime d’autoconsommation et de cueillette, caractéristique des siècles précédents, pour une croissance agraire dans une économie fortement monétarisée. Ce choix économique est aussi un choix social, qui implique, entre autres, la renonciation à l’esclavage et à la traite comme moyen de se procurer de la main-d’œuvre23. Au terme de l’évolution, au milieu du XIIe siècle, le schéma des trois ordres s’impose comme le plus efficace, sans doute parce que, tout en offrant aux paysans la reconnaissance nécessaire à leur mise à l’ouvrage, il ménage la place et les intérêts des puissants dans une construction hiérarchique justifiée par la Providence.

14 Ne voyons pas dans ces textes le signe d’une victoire du bon sens économique : ils s’inscrivent dans une polémique sociale et religieuse plus large, évidente dans l’un des textes fondamentaux de la période, le traité sur la Misère de la condition humaine, écrit dans les années 1180 par le futur pape Innocent III. Cette méditation sur la vanité de tout effort de l’homme pour échapper à sa condition misérable range, parmi les illusions susceptibles de l’égarer, le travail et la croissance économique : Les mortels courent çà et là par sentiers et enclos ; ils gravissent les montagnes, parcourent les collines, escaladent les roches, franchissent les Alpes, creusent des galeries, s’enfoncent dans les cavernes, scrutent les entrailles de la terre, les abîmes de la mer, l’eau changeante des rivières, l’obscurité des bois et les déserts impénétrables. Ils s’exposent aux vents, aux averses, aux éclairs et au tonnerre, aux tourbillons et aux tourmentes, à la ruine et au désastre. Ils martèlent et fondent les métaux, sculptent et polissent les pierres, coupent et rabotent les bois, ourdissent et tissent des étoffes, taillent et cousent des vêtements, construisent des maisons, plantent des jardins, cultivent des champs, sarclent des vignes, allument des fours, construisent des moulins, pêchent, chassent les bêtes et guettent les oiseaux, [...]. Et tout cela n’est que peine et affliction pour l’esprit24.

La plainte des laboureurs

15 L’écho soulevé dans la pensée occidentale par cette condamnation radicale retentit encore dans la Bohême des premières années du XVe siècle, lorsque Johannes von Tepl assigne la Mort en jugement sur la tombe de son épouse inhumée le jour même pour lui demander raison de sa disparition, c’est par les mots mêmes d’Innocent III que celle-ci

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réplique à son interlocuteur25. Faire de ce traité célèbre un discours de mort est un geste littéraire significatif, surtout quand son auteur, tout en avouant sa profession de notaire, décide pour le débat d’assumer l’identité d’un laboureur : « On m’appelle laboureur ; la plume est ma charrue »26. La plainte du laboureur de Bohême n’est pas isolée dans la littérature du XIVe siècle et son auteur s’inscrit dans une tradition largement répandue en Europe. Le Roman de Renart le contrefait, ultime épisode des aventures de son héros, écrit en Champagne vers 1320, donne de la figure du laboureur une représentation sarcastique. C’est en effet le métier que Renart se résigne à choisir après bien des hésitations pour obtenir son salut. Il ne lui faudra évidemment pas plus d’une année, épuisé et réduit à la misère, pour abandonner sa pieuse résolution, après avoir découvert l’impossibilité de récolter à l’été la récompense de son labeur d’un an27.

16 Mais c’est en Angleterre que le personnage du laboureur trouve sa vraie stature. Peu après 1387, dans le Prologue général des Contes de Canterbury, variation sur les ordres et les hiérarchies de la société, Geoffrey Chaucer présente ainsi la figure du laboureur (plowman), frère du curé de village : « c’était un vrai travailleur, un homme bon, qui vivait en paix et en parfaite charité »28. C’est dans l’œuvre d’un contemporain de Chaucer, William Langland, qu’apparaît en pleine lumière la figure du laboureur. Si l’on accepte de se plier au jeu de l’allégorie, le roman Pierre le laboureur (Piers Plowman), rédigé entre 1360 et 1387, constitue pour notre sujet un document de première importance29. Le songe raconté par William présente dans un premier moment le tableau saisissant d’une société dont toutes les valeurs sont rentrées en crise. Seul un pèlerinage au sanctuaire de Vérité pourrait racheter les Chrétiens égarés, mais qui d’entre eux sait encore la route qui y mène ? Pierre, le laboureur, qui vit selon les commandements de l’Écriture, s’offre à guider les pèlerins, mais à ses conditions : « j’ai un demi-acre de terre à travailler à côté de la grand-route. Une fois que je l’aurai labouré et semé, je veux bien aller avec vous et vous enseigner le chemin ». L’épisode du labour du demi-acre est aussi le programme social et économique d’un monde où la réaffirmation du travail des champs comme mise en pratique du message de la Providence refonde l’ensemble du groupe : Quand j’aurai tout semé, je partirai en pèlerinage, comme les paumiers, pour gagner mon pardon. Mon racloir me servira de bâton à écarter les racines et aidera mon coutre à tracer et ouvrir les sillons. Qui m’aura aidé à labourer et à semer, par grâce de notre Seigneur, il pourra glaner derrière moi en temps de moisson et emporter tout ce qu’il trouvera, quoi qu’on en dise. Et tous les hommes de métiers qui vivent en Vérité, je leur donnerai de quoi se nourrir, qu’ils puissent vivre dans la Foi.

17 Loin d’exiger de tous une participation à sa peine, le laboureur assigne ses devoirs à chacun, homme, femme, clerc, marchand, chevalier, artisan, selon son ordre et sa fonction. Les noms étranges des membres de sa famille sont autant de mots d’ordre encadrant le travailleur dans un réseau d’injonctions et de contraintes hiérarchiques : « Sa femme s’appelait Travaille-quand-c’est-le-moment, sa fille Fais-ce-qu’on-te-dit-ou-ta- patronne-te-battra et son fils Laisse-tes-souverains-faire-leur-volonté-et-ne-les-juge-pas-ou-tu- le-paieras-cher. »

18 La valeur de ces témoignages doit être pesée. Le discours de Langland, moralisateur, voire réactionnaire, s’inscrit dans un courant bien connu de la littérature européenne, dont le Laboureur et ses enfants de La Fontaine est l’un des points d’aboutissement dans la culture française. Mais si l’on prend le soin de l’écouter dans le contexte de la révolte de 1381, ses mots prennent une résonnance spécifique. Le prône de Pierre le laboureur

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livre en effet le constat d’une crise sociale et économique bien identifiée. Les années qui suivent la peste noire de 1348 sont en effet marquées par une conversion radicale de l’économie rurale anglaise d’une céréaliculture intensive à but alimentaire à un système extensif, où l’élevage pastoral et l’exportation des laines de mouton prennent une part essentielle. La chute des emblavures et l’extension des pâturages, que les comptabilités manoriales permettent de mesurer, s’accompagnent de la mise au chômage des laboureurs. Le désarroi de Langland et de son héros montre comment cette crise fut analysée par ses victimes. Il confirme aussi que, pour beaucoup d’Anglais, le labeur n’était pas une contrainte servile ou avilissante mais un choix d’adhésion sociale. Une relecture en ce sens de la grande crise sociale qui secoue l’Europe dans la seconde moitié du XIVe siècle, des Jacques aux Lollards en passant par les Ciompi florentins, montrerait l’importance de ce thème, en ville comme à la campagne, et l’exigence de reconnaissance qui dressa alors les hommes de peine au chômage contre un ordre social injuste, qui remettait en cause leur dignité de serviteurs laborieux de la Providence.

Utopie, et la défaite des laboureurs

19 Un siècle plus tard, la partie est jouée. Thomas More prononce dans l’Utopie l’oraison funèbre de l’ordre social ancien fondé sur le travail des champs. Dans un passage célèbre, qui contient la première description des enclosures, il décrit la détresse des familles paysannes chassées par la voracité des moutons des terres qu’elles avaient toujours travaillées : Ils partent misérablement, hommes, femmes, couples, orphelins, veuves, parents avec des petits enfants : toute une maisonnée plus nombreuse que riche, alors que la terre a besoin de beaucoup de travailleurs. Ils s’en vont loin du foyer familier où ils avaient leurs habitudes et ils ne trouvent aucun endroit où se fixer [...]. Ils vont et viennent, sans rien faire, personne n’acceptant de les payer pour le travail qu’ils offrent de tout leur cœur. En effet, le labeur des champs dont ils possèdent la routine a cessé d’être pratiqué là où on a cessé de semer. Un seul berger, un seul bouvier suffit pour une terre livrée en pâture aux troupeaux qui, lorsqu’elle était ensemencée et cultivée, réclamait beaucoup de bras30.

20 Acteur et observateur des réalités de son temps, Thomas sait que le sort des fermiers anglais est scellé. Il ne voit aucune solution pour leur éviter désespoir, misère et corruption, dans une société en pleine évolution. Au même moment, en terre d’Utopie où l’urbanisation est parvenue à son terme, on ne trouve plus de paysans, mais des esclaves, car l’entrée en servitude est un moyen courant de régler sa dette à son créancier ou à la société.

21 Une poignée de textes ne saurait prouver l’existence d’un système social. Pour approfondir l’analyse, il faudrait en particulier s’interroger sur la place et l’originalité de l’évolution anglaise dans une histoire européenne du travail. Le mérite de Raoul le Glabre, William Langland, Thomas More est de rendre explicite la conscience que les contemporains ont pu avoir de situations de crise et de révéler les systèmes de valeurs qui fondaient leurs représentations. Tous ces textes partagent l’idée que le travail de la terre est à la base des hiérarchies et des équilibres sociaux. Cette affirmation de la légitimité et de la dignité de l’activité productive a son contrepoint dans les institutions économiques, sous la forme de pratiques redistributives, qui sont l’une des innovations majeures des sociétés médiévales.

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Du travail à l’assistance

22 Nombreuses sont les institutions nées aux XIe-XIIIe siècles qui gardèrent par la suite toute leur pertinence pour réagir face à la crise : les instruments contractuels, ceux du crédit, ou les liens établis entre pratiques familiales et structures communautaires. L’assistance est l’une d’elles. Omniprésente dans le chaos sanitaire et démographique de la fin du Moyen žge, elle surprend par son ampleur et la variété de ses modes d’intervention31. Le plus souvent, elle agit par redistribution, immédiate ou différée, des fruits du travail.

23 Le cas de la dîme rurale, si mal étudiée pour cette période, est essentiel pour comprendre la mise au point du système32. Bien qu’il s’agisse d’une pratique d’origine vétéro-testamentaire attestée dès les premiers temps du christianisme, elle prend dans la chrétienté occidentale une place particulière, du fait de son rattachement aux communautés paroissiales, au milieu du VIIIe siècle, au moment crucial de l’enracinement du christianisme dans l’espace rural. Son passage aux XIe-XIIe siècles sous le contrôle des institutions religieuses (sa « restitution ») est le plus souvent présenté comme un acquis de la réforme grégorienne et comme le signe de la mise en tutelle des laïcs par les clercs. Mais avant d’être une pratique de piété, le paiement de la dîme est un acte économique. Perçue par la communauté elle-même au moment de la récolte et placée sous sa garde dans la grange paroissiale, la dîme fournit lors des crises de subsistance l’aumône servie aux nécessiteux, voire les semences indispensables à la continuité des cultures. Pour le Nord du royaume de France, les sources des XIIe et XIIIe siècles témoignent de son paiement effectif, signe de la disponibilité des habitants à s’imposer un prélèvement dont ils connaissent l’importance et dont ils contrôlent la destination. On ne peut sous-estimer son ampleur : même si elle ne représente pas le dixième des récoltes, elle constitue sans doute le plus gros revenu de la société médiévale. Consacrée pour partie à l’entretien des églises et des bâtiments paroissiaux, elle assure un financement constant à un secteur essentiel, celui de la construction. Par ailleurs, elle contribue, par le biais de l’aumône, à la fixation dans les campagnes d’une population aux revenus précaires, dont la présence est indispensable à l’équilibre des activités productives, surtout au moment des récoltes. Dès le XIIe siècle enfin, son affermage contribue à l’affirmation d’une élite, dont le rôle comme intermédiaire du crédit est essentiel dans la diffusion des pratiques monétaires. Elle est donc à la fois capital, investissement et assurance.

24 En ville, où le système de la dîme est inadapté, d’autres formes de redistribution sont attestées : immédiate, dans le cas des associations de secours mutuel liées aux métiers ou confréries de métiers connues dès les premières années du XIVe siècle, ou différée, dans le cas des hôpitaux et confréries d’assistance financées par les dons testamentaires. Ces institutions occupent dans l’économie des villes une place analogue à celle des dîmes dans les villages. Leur contribution à la croissance urbaine est essentielle, que ce soit par leurs bâtiments propres ou par les logements locatifs qu’elles mettent en grand nombre à la disposition des salariés. Dans le cas des institutions annonaires, l’ampleur des sommes mobilisées pour acquérir des subsistances, leur permet de jouer un rôle de stabilisation des cours en cas de baisse brutale33. Le plus souvent administrées par des marchands et entrepreneurs, elles ont aussi une fonction essentielle de sélection, de promotion et d’assurance des travailleurs

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« méritants ». Elles constituent en effet une part vitale de la subsistance des salariés, à qui leur emploi instable ne fournit que des revenus irréguliers. Ils peuvent, grâce à leur aide, survivre en situation de crise sans tomber dans la misère ni être contraints à l’autoconsommation, qui les déqualifie socialement et professionnellement. Hôpitaux, confréries, aumônes et institutions annonaires concourent donc à maintenir en ville un groupe de travailleurs qualifiés auxquels les entreprises de productions industrielles sont incapables d’avancer en période de crise les salaires indispensables à leur subsistance et à celle de leur famille.

25 Quelle que soit la justification religieuse et morale de ces institutions, il convient de souligner à quel point leur fonctionnement, fondé sur la redistribution d’une partie des revenus du travail, les distingue des traditions évergétiques de l’Antiquité et du haut Moyen žge, sans lien avec le système productif. En matière de dîme, les lettres décrétales des XIIe et XIIIe siècles montrent comment les communautés inscrivent son versement dans une économie complexe. Ainsi, à la fin du XIIe siècle, un conflit oppose l’évêque d’Exeter aux paysans de son diocèse, qui prétendaient ne lever la dîme sur les grains qu’après paiement des salaires des moissonneurs, alors que le clergé exigeait de faire porter le prélèvement sur la totalité des fruits récoltés. Le débat distingue clairement une conception providentielle, qui exige le versement au Seigneur et à son Église de la dixième partie du grain parvenu à maturité, et une vision économique et sociale, sanctionnée par le consensus de la communauté, qui identifie comme récolte le produit du travail des membres de la paroisse resté entre leurs mains après que les frais afférents à la moisson ont été réglés34. Il en va de même pour les contributions apportées en ville aux confréries et sociétés de secours liées aux métiers, qui s’inscrivent dans une vision très précise des rapports entre production et assurance sociale. Les tisserands de drap de Doullens, en Picardie, furent ainsi lourdement condamnés au début du XIVe siècle, pour avoir fait fonctionner durant six années une caisse de secours dont le financement était lié à l’établissement d’un salaire minimum35.

26 Mises en place au moment de la croissance, ayant joué un rôle essentiel dans la construction d’une économie du salariat, ces institutions sont la contrepartie du service rendu par le groupe des laboratores aux improductifs qui composent ceux des oratores et des bellatores . Élaborées dans les conditions difficiles des débuts de la phase de croissance, elles sont également adaptées à la conjoncture bouleversée de la grande dépression. Elles expliquent en partie le paradoxe du maintien d’un haut niveau d’investissement collectif dans un contexte d’instabilité et d’incertitude36.

La construction d’un espace social

27 L’étude des dynamiques économiques à partir des institutions du monde du travail ne saurait se mener dans l’abstrait. L’organisation de la production et la définition des pratiques d’assistance concourent, dans le long terme, à définir un espace spécifique, dans un processus dont il convient d’apprécier les échelles d’application37. Granges aux dîmes, léproseries et hôpitaux, sont autant de points nodaux de réseaux plus ou moins denses et strictement articulés selon les régions. Par ailleurs, comme des lieux centraux, ils organisent autour d’eux des territoires de relations hiérarchisés dans un espace aussi structuré que celui des marchés et des foires. Le rapprochement n’est pas seulement d’analogie : dès le XIIe siècle, l’usage s’est répandu de doter léproseries et hôpitaux des revenus d’un marché ou d’une foire plutôt que d’un patrimoine foncier,

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signe de la volonté d’asseoir l’assistance sur les revenus de la production et de l’échange38. Ce choix social produit un espace complexe, où ne s’exercent pas que les forces d’attraction des marchés, qui constitue un facteur puissant d’unification.

28 Aucune analyse des marchés ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ce point. Depuis deux décennies, l’attention a été attirée, particulièrement par les historiens britanniques, sur l’importance croissante des marchés et du commerce dans la société européenne à partir du XIe siècle, et sur la mutation des espaces qui accompagne la multiplication des lieux d’échanges39. Ces recherches ont modifié notre perception des dynamiques de l’économie médiévale, sans que pour autant notre définition du marché, héritée des économistes classiques, ait été remise en question. De fait, les rares descriptions de places de marché médiévales en donnent une image peu conforme aux clichés à la mode. Avant d’être un espace où l’abondance d’informations également distribuées entre les acteurs leur permet une économie des frais de transaction, le marché est un lieu d’ordre soumis à un contrôle d’une intensité extrême, où la question de la « liberté » des échanges ne se pose pas. Dans son livre le Miroir de l’homme (vers 1344), qui constitue la meilleure description d’un marché médiéval, le marchand de grain florentin Domenico Lenzi, évoque à plusieurs reprises la hache et le billot installés au milieu du marché au blé d’Orsanmichele en cas de cherté excessive et de tension sociale40. Ils sont le signe bien concret de la « main invisible » qui veille à l’ordre des échanges. On la voit à l’œuvre en d’autres lieux, de manière aussi brutale : vers 1275, à Corbeil, dans la région parisienne, Colin de Pouilly, qui avait volé une pièce de tissu de lin, est marqué au fer rouge sur le marché de la ville avant d’être banni. Vers la même époque, dans la ville normande de Carentan, Guillaume Follain est surpris en possession d’une paire de souliers, de courroies de cuir et de gâteaux de blé, qu’il avait dérobés sur le marché. Aussitôt pendu par la justice royale, il est réclamé par son seigneur, l’abbé de Cherbourg qui, faute de pouvoir le pendre à son tour, exige que lui soit livré à sa place un autre condamné à mort, pour pouvoir lui aussi exercer son châtiment41. Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples de marchés où le pilori ou le gibet rappellent à tous les risques pris par ceux, voleurs ou spéculateurs, qui troublent la paix des transactions.

29 L’enquête ébauchée dans les lignes précédentes peut se poursuivre, tant sur le thème de la normalisation des pratiques d’échange que sur celui de la construction de l’espace économique. Replacée dans son espace, la « société de marché »42 est, comme toutes les sociétés traditionnelles, liée par un ensemble de normes précises, qui contraignent les pratiques productives et les transactions économiques. L’espace dans lequel elle se développe lui ressemble : construit plus que conquis, divisé et hiérarchisé. Aux aires de chalandises des marchés et aux espaces de solidarité constitués autour des institutions d’assistance, il faudrait ajouter les multiples divisions du territoire engendrées par d’autres institutions sociales et économiques : aires de réglementation des métiers et des juridictions, circonscriptions fiscales, zones de service des moulins banals, espaces sécurisés des cercles de paix villageois ou des murailles urbaines. À la fin de l’Ancien régime, les Physiocrates mirent en cause l’enchevêtrement irrationnel et coûteux de ces circonscriptions, appelant à l’unification du territoire dans un système unique de coordonnées et de division, où les transactions économiques pourraient enfin se déployer dans un espace délié de toute spécificité locale, enfin absolu, donc abstrait. C’était, volontairement sans doute, ignorer ce que rappelaient alors ces multiples

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limites : l’édification collective d’un espace différencié, mis en valeur, hiérarchisé qui est, sans doute, la plus durable des productions de la société médiévale.

30 Voir dans le Moyen žge un âge d’or de la croissance de longue durée serait un anachronisme. Demander aux documents médiévaux les recettes aujourd’hui perdues du développement durable serait se méprendre sur le sens des lignes qui précèdent. Elles visent à mettre en évidence un certain nombre de mécanismes économiques et sociaux susceptibles d’éclairer aussi bien la dynamique de croissance des XIe-XIIIe siècles que la surprenante résistance de la société européenne dans la crise des XIVe-XVe siècles. Une lecture plus directement politique des mêmes sources mettrait en évidence la fonction des mécanismes collectifs de redistribution des revenus du travail dans la consolidation d’une société fortement inégalitaire ainsi que le lien existant entre l’élaboration d’un schéma cohérent de l’ordre social et les processus d’exclusion qui, à partir du XIIe siècle, marginalisèrent les communautés juives et musulmanes ou les groupes religieux dissidents43. Enfin, si l’on admet qu’il y eut un « moment médiéval » dans l’histoire économique de l’Europe, on devrait s’interroger sur ce qui marqua sa fin et l’avènement d’un âge moderne. Sur ce point, l’exclusion du travail de la sphère de l’honorabilité et la réinvention de l’esclavage comme instrument économique constituent des ruptures sur lesquelles la réflexion reste à mener, tant chez les médiévistes que chez les modernistes.

31 Université Paris-7 Denis Diderot

32 Centre de recherches historiques

33 École des hautes études en sciences sociales

34 arnoux@ ccr. jussieu. fr

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NOTES

1. Pomeranz, 2000.

2. De Vries, 1994, p. 249-255

3. Bloch, 1939-1940, p. 95.

4. Libera, 1991. 5. Lombard, 1978, p. 174. 6. Les remarques sur ce sujet de Guerreau, 1980, p. 29-37, restent largement d’actualité.

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7. « L’essor médiéval. Le premier monde plein », in Dupâquier, 1988, p.207-266, ici p. 235 ; cf. aussi N.Bulst, « L’essor (Xe-XIVe siècles) », in Bardet and Dupâquier, 1997, p. 168-184. 8. Arnould,1976. 9. Hubert, 2002, p. 3 : « Le processus, qui débute dans la première moitié du x e siècle pour arriver à son terme au XIIe siècle, est le fruit de la croissance démographique autant que celui de la réorganisation des pouvoirs. L’‘incastellamento’ combine ainsi trois phénomènes conjoints : la concentration de la population rurale, la fortification des villages et la formation des finages. » 10. Britnell, 1996. 11. Campbell, 2000, p. 399-406. 12. Il s’agit d’une estimation minimale, sans doute très optimiste ; selon le dernier bilan (Benedictow, 2004, p.380-384), il faudrait estimer la mortalité due à la peste noire à environ 60 % de la population européenne ; estimations convergentes dans Cohn, 2002 (cf. en particulier p.188-219 pour une comparaison entre la pandémie de 1348 et les épidémies suivantes). La prise en compte de ces estimations doit sans doute amener à réévaluer fortement à la hausse les chiffres de la population avant 1348 plutôt qu’à minorer le nombre des survivants. 13. Campbell, 2000, p. 9. 14. Cf. sur des phénomènes comparables d’écroulement des civilisations dans le monde néolithique les réflexions de Guilaine,1999. 15. Remarques sur le cas anglais dans King, 1996 ; cf. aussi Wood, 2002, p.42-68 ; Biller, 2000, a fait justice du cliché selon lequel les penseurs médiévaux étaient indifférents ou incapables d’appréhender les faits démographiques en tant que tels ; il note cependant (p.357-382) que les notions de croissance ou d’excès de la population, bien que présentes dans les œuvres d’Aristote, ont suscité peu de commentaires de la part des penseurs scholastiques. 16. J. Le Goff, « Introduction », in Hamesse and Muraille-Samaran, 1990. 17. Duby, 1978, qu’il faut compléter par Powell, 1994, qui commente les occurrences du schéma tripartite dans les sources anglo-saxonnes, où il apparaît dès le début du Xe siècle, et paraît entré dans la doctrine théologique dans les années 990. Pour Powell, l’affirmation du schéma vise plutôt à interdire aux clercs la fréquentation des champs de bataille dans un moment de conflit militaire permanent dans l’espace britannique, qu’à répondre à une crise sociale liée à l’affirmation du pouvoir seigneurial. Il est par ailleurs notable que dans les deux passages où l’abbé Ælfric d’Eynsham présente le schéma, il adopte l’ordre « laboratores, oratores, bellatores ». 18. Bois, 2000, p. 33-40. 19. Le Goff, 1964, p. 319-325 ; Duby, 1978. Notons cependant qu’il reste encore à expliquer de façon convaincante comment dans le troisième élément de la triade dumézilienne, à la fonction de fécondité, où le sexe tient une large part, a pu se substituer un labor ou une peine décidément dépourvu de tout caractère érotique ; sur l’importance du travail dans la société anglo-saxonne du haut Moyen žge, voir Faith, 1997, p.56-88. 20. Augustin, De genesi ad litteram, l. 8, ch. VIII-IX. 21. Raoul le Glabre, Histoires, livre 4, 9-16.

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22. Bonassie, 1989. 23. Pelteret, 1995. 24. Lothaire de Segni (Innocent III), De miseria condicionis humane, I, 12. Le traité nous a été conservé dans pas moins de 600 manuscrits. 25. Johannes von Tepl, Der arckermann, chap. 32 (trad. française par D. Pagnier, Le laboureur et la mort, Paris : Van Dieren, 1996, p.41-42). 26. Ibid. chap. 3 : « Ich bins genant ein ackerman, von vogelwat ist meyn pflug. » 27. Le Roman de Renart le contrefait, éd. G. Raynaud et H. Lemaitre, t. 2, Paris : Champion, 1914, p.47-48, v.26981-26985 et 27062-27063 ; pour une vue plus générale du cas français, voir Barbero, 1987, p.243-311. 28. Geoffrey Chaucer, The Canterbury Tales, First fragment, v.529-532 : « With hym ther was a plowman, was his brother/That hadde ylad of dong ful many a fother/A trewe swynkere and a good he was/Lyvinge in pees and parfit charitee. » 29. William Langland, Piers Plowman, version B, vi, v.1-85, ici 59-65 ; trad. Aude Mairey, Pierre le laboureur, Paris : Publications de la Sorbonne, 1999, p.50-66 ; cf. Freedman, 1999, p.223-229, et Bothwell, Goldberg et Ormrod, 2000. 30. Th. More, L’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement, l. 1, trad. Marie Delcourt, Paris : Flammarion, 1987, p.100-101. 31. Pullan, 1971 ; Castel, 1995. 32. Arnoux, 2003. 33. Cf. dans Le Blévec, 2000, p.448-544, le cas de la Pignotte d’Avignon. Pour le fonctionnement de l’Annone romaine à l’époque moderne, cf. Martinat, 2004. 34. Decretales Gregorii IX, cit., tit. XXX, cap. 7, éd. E. Friedberg, Leipzig, 1881, col.558. 35. Augustin Thierry, Recueil des monuments inédits sur l’histoire du Tiers État (Collection de documents inédits), Paris, 1850-1870, t. 4, p. 624-625. 36. Une telle hypothèse pourrait sans doute trouver sa place dans la suite des propositions de North et Thomas, 1980. Elle en contredit cependant l’une des affirmations essentielles : dans notre perspective en effet, c’est l’existence, admise par tous, d’une responsabilité collective sur les revenus du travail et la faible élaboration de la notion de propriété individuelle de ces revenus qui a aidé l’économie européenne à résister à la crise. 37. Le problème de l’extension dans l’espace de ce modèle de société ne saurait être posé et résolu en quelques lignes. Pour clarifier le propos, on se contentera de dire que les institutions et pratiques évoquées dans ce texte se retrouvent dans les royaumes de France et d’Angleterre, dans l’espace rhénan et dans l’Italie centro-septentrionale. 38. Un essai récent de Robert Castel illustre bien l’importance que ces choix des sociétés médiévales ont pu avoir pour les époques postérieures : Castel, 2003. 39. Britnell, 1996 ; Kowaleski, 1995 ; Hatcher et Bailey, 2000 ; cf. pour l’espace français la thèse récente d’Isabelle Theiller sur « Les marchés de la Normandie orientale à la fin du Moyen žge » (Université Paris-7, 2004) 40. G. Pinto, Il libro del biadaiolo. Carestie e annona a Firenze dalla metà del ‘200 al 1348, Florence, 1978, p.333.

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41. A. Terroine, Un abbé de Saint-Maur au xiiie siècle : Pierre de Chevry (1256-1285), Paris : Klincksieck, 1968, p.171-173 ; Archives départementales de la Manche, H 3319 (texte disparu, transcrit dans l’Inventaire sommaire de la série H, t. 2, p.540-541). 42. Bois, p.41-53, et 200-203, propose la notion d’« économie monétaire de production ». 43. Moore, 2001.

RÉSUMÉS

Résumé La longue phase de croissance qui marqua l’Occident des xie-xiiie siècles n’est plus guère étudiée par les historiens de l’économie, en particulier faute de données quantitatives, alors que la période de crise qui suivit la peste noire de 1348, pour laquelle on dispose de documents sériels beaucoup plus abondants, a fait l’objet de recherches bien plus précises. Prenant acte en premier lieu des liens qui unissent les deux épisodes de la croissance et de la dépression, et qui lui donnent l’unité d’une période, l'article essaye de montrer comment la prise en compte des représentations sociales, religieuses ou de fiction, permettent de mettre en évidence et de comprendre les comportements qui rendirent possibles aussi bien la croissance de l’économie que sa transformation dans une période particulièrement bouleversée. La promotion des activités laborieuses et des pratiques de redistribution qui leur étaient associées, tant en ville qu’à la campagne, jouèrent un rôle considérable dans la construction d’une société à fort pouvoir d’investissement puis dans sa résistance, voire son développement, en dépit des épidémies et autres infortunes qui caractérisent la fin du Moyen žge.

Abstract Economic growth and crises in the medieval world between the eleventh and fifteenth centuries. Reflections and avenues of research. For lack of quantitative data, the long period of growth that marked the West between the eleventh and thirteenth centuries is hardly ever investigated by historians of economics, whereas the critical period following the 1348 Black Death, for which more serial documents are available, has been studied in detail. First, the author notes that the growth and depression episodes are connected and make up a whole, then shows how taking social, religious, or fictional representations into consideration allows the scholar to highlight and understand the types of behavior which favor economic growth and transformation in a particularly troubled period. Promoting crafts and their accompanying redistribution practices both in the city and the country played a significant role in the construction of an investment-based society which eventually resisted and flourished despite the epidemics and other misfortunes which characterized the late Middle Ages.

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Персональньıй состав нижегородского дворянства Pavel V. CHECHENKOV

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RÉSUMÉS

Résumé La composition de la noblesse de Nižnij-Novgorod et l’administration de la région du milieu du xve au milieu du xvie siècle. Un des aspects les plus importants de la genèse de l’État russe fut l’intégration des seigneurs féodaux laïcs des différentes régions au sein d’une noblesse unique, leur participation au processus de formation des élites et à la création d’un appareil administratif local. Le présent article étudie ces phénomènes dans le cadre de la vaste région dont Nižnij-Novgorod était la capitale -- exemple d’autant plus intéressant que la grande-principauté de Nižnij-Novgorod fut la première des entités politiques importantes à être absorbée par Moscou. Il apparaît que le gouvernement moscovite, sans recourir à la « transplantation » des élites, réussit à diluer complètement la noblesse locale, du reste peu nombreuse, au sein de lignages venus d’ailleurs. Par ailleurs, et cela dès avant la réforme de l’administration régionale mise en œuvre au milieu

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du xvie siècle, les nobles de Nižnij-Novgorod eurent la possibilité d’influer sur les affaires régionales, dans la mesure où les lignages les plus en vue étaient appelés à exercer des responsabilités sur le plan local. Voilà qui permet d’envisager sous un jour nouveau les relations entre le pouvoir central et les sociétés nobiliaires de province.

Abstract The composition of the Nizhnii-Novgorod gentry and the administration of that region between the mid-fifteenth and the mid-sixteenth centuries. One of the most important aspects in the rise of the Muscovite state was the coalescence of groups of appanage princes into a unitary gentry which took part in the formation of elites and the creation of an administrative apparatus. The present article studies these phenomena as they occurred in the large Nizhnii-Novgorod region. They are all the more interesting as this was the first important principality to be absorbed by Moscow. It appears that the Muscovite government did not recur to “transplantation” of elites and successfully blended the few remaining members of the local service gentry with imported families. The local gentry could nonetheless have its say in the management of local affairs in so far as its most influential families had access to a powerful position. This data provides the scholar with a new vision of the relationships between the government and the provincial gentry.

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Аграрная микроистория нa примере ВолокаЛамского и Радонежа Sergej Z. CHERNOV

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RÉSUMÉS

Résumé Micro-histoire agraire du pays de Moscou : Volok Lamskij et Radonež (xive-xvie s.) et les particularités de la société moscovite. Le but des recherches entreprises par l’auteur est d’établir un lien entre l’exploration archéologique exhaustive d’un territoire médiéval et l’étude de la propriété foncière à partir des documents écrits. La combinaison de ces deux méthodes permet de reconstruire le paysage agraire de la principauté de Moscou aux xive-xvie siècles et, ce faisant, de révéler la quantité d’informations que peuvent livrer les documents fonciers. Dans la Russie du Nord-Est, entre 1250 et 1350, la société s’écarte sensiblement du modèle féodal classique. Le prince concède, la plupart du temps, à ses bojare des droits sur les cantons ruraux (volosti) ou sur des activités artisanales

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(puti), droits qu’ils reçoivent « en subsistance » (v kormlenie). L’absence de fief découle d’un pouvoir princier fort, qui garde les élites à son service sans leur octroyer de domaine en précaire. Ce système, dont la mise en place coïncide avec la mise en culture du territoire, persiste, presque inchangé, pendant trois siècles et détermine durablement le paysage agraire.

Abstract An agrarian micro-history of the Muscovite land : Volok Lamskii and Radonezh between the fourteenth and sixteenth centuries and special features of Muscovite society. This research aims at bridging the gap between comprehensive archeogical investigations of medieval territories and the study of local landowning documents. Reconstructing the agricultural landscape of the Muscovite principality between the fourteenth and sixteenth centuries can reveal the informative potential of these documents. Between 1250 and 1350, the society of northeastern Russia was markedly different from the classic feudal model. Most of the time, the prince granted boyars rights over rural townships (volosti) and skilled trades (puti), which he appointed as “feeding” (v kormlenie). The absence of fiefs was due to strong princely power and a service system without land compensation. This system, which was established at the moment when the territory was opened up, remained practically unchanged for three centuries and determined the appearance of the country’s agricultural landscape.

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Город и вече Pavel V. Lukin

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RÉSUMÉS

Résumé La ville et le veče : aspects sociaux. Remarques historiographiques. Cet article traite du problème depuis longtemps débattu des assemblées populaires, ou veče, dans la Russie médiévale. L’analyse de l’historiographie montre que les spécialistes de l’histoire du veče qui ont travaillé à l’époque soviétique n’étaient guère au courant de la discussion, animée et féconde, à laquelle ont pris part surtout des chercheurs polonais et allemands dans les années 1970 au sujet des « assemblées populaires » des Slaves orientaux et occidentaux. De l’avis de l’auteur, l’étude comparative des formes d’activité politique et sociale des habitants des villes russes au Moyen žge, dans le contexte plus général de l’histoire européenne, demeure toujours très actuelle.

Abstract Social aspects of the veche. Historiographical observations. This article deals with the long-debated topic of medieval Russia’s popular gatherings, or veche. An analysis of historiography shows that Soviet-era historians of the veche were little informed

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about the animated and fruitful discussion about East and West Slavs’ “popular gatherings” in which a majority of Polish and German scholars took part in the 1970s. According to the author, a comparative study of Russian town dwellers’ political and social activities in the Middle Ages in the larger context of European history is still very much topical.

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Значение «законa» в средневековом праве Konstantin V. PETROV

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RÉSUMÉS

Résumé La signification de la « loi » dans le droit médiéval russe, xvie-xviie s. Cet article est consacré à l’étude du rôle et de l’importance des normes inscrites dans les lois promulguées par le pouvoir suprême (le grand-prince, le tsar, le conseil des boyards) en Russie aux xvie-xviie siècles. L’auteur met en doute la thèse selon laquelle les « lois » de cette époque auraient eu le même pouvoir contraignant qui caractérise les lois modernes. Selon lui, en examinant les cas de violation du Justicier (Sudebnik) de 1497, les historiens ont fait usage, sans s’en rendre compte, des notions modernes sur l’autorité des lois. Or, dans la Russie des xvie-xviie siècles, dans bien des cas, la « loi » n’avait pas plus d’autorité que la coutume. Voilà pourquoi les cas de « violation des lois » signifient simplement que les juges ont appliqué la coutume. La « loi » était bien la source unique du droit lorsqu’il s’agissait de réglementer la chose publique, mais dans le domaine du droit privé elle n’avait pas plus de force que la coutume.

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Abstract The significance of medieval Russian law in the sixteenth and seventeenth centuries. This article examines the role and significance of the rules contained in the laws (zakony) issued by the supreme power (the grand prince, the tsar, the boyar duma) in sixteenth- and seventeenth-century Russia. The author addresses the issue as to whether the law had the same juridical authority as today’s laws. He argues that historians who study cases of infringements of the legal code (Sudebnik) of 1497 often apply modern concepts of the authority of the law. In sixteenth- and seventeenth-century Russia, the law had no more authority than custom. Therefore, the phrase “violation of the law” only refers to the fact that judges applied customary law. Of course, the law governed the affairs of the state, but in private affairs, it had no more authority than custom.

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Autour de la monarchie

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Sacre des tsars et sacrements de l’Église AUX XVIe-XVIIe siècles

Olivier AZAM

1 Le terme vnčanie (na carstvo) (« couronnement ») est celui que l’on retient généralement pour désigner, au cours de la période qui s’étend de l’intronisation du petit-fils d’Ivan III, Dimitrij, le 4 février 1498, au couronnement commun d’Ivan V et de Pierre Ier, le 25 juin 1682, la cérémonie religieuse solennelle durant laquelle l’Église russe reconnaît et consacre la légitimité du souverain après son avènement ou, exceptionnellement, celle du successeur désigné du vivant du souverain régnant1.

2 La portée politique d’une telle cérémonie est évidente : attendu que l’Église ne saurait couronner qu’un souverain légitime, les tsars dont les droits au trône sont contestables accordent à leur couronnement la plus grande attention. Ainsi, certaines innovations telles que l’introduction de l’usage du globe (DERŽAVA) datent précisément du couronnement de Boris Godunov, preuve de l’importance que le moindre détail de la cérémonie revêt aux yeux de l’ancien favori du Terrible. De plus, le couronnement confère au souverain devenu bogovNČANNYJ CAR´ (« tsar couronné par Dieu ») une aura toute particulière qui ne peut que renforcer sa légitimité aux yeux du peuple.

3 Pourtant, le couronnement ne fait pas le tsar. C’est en effet pour un tsar légitime que le clergé et les fidèles s’assemblent pour prier et le souverain est déjà tsar avant même d’entrer dans la cathédrale de la Dormition, y compris aux yeux de l’Église qui voit déjà en lui le tsar « désigné » (NAREČENNYJ). La signification du couronnement n’est donc pas d’abord politique ou juridique, mais reste essentiellement religieuse : la portée politique de l’événement n’est qu’une conséquence, non la raison d’être de l’institution.

4 Au cours de la cérémonie, la communauté ecclésiale demande à Dieu de conférer au souverain la grâce (BLAGODAT´) nécessaire à l’accomplissement de la mission qu’Il lui a confiée. Cette invocation de l’aide divine se manifeste dans toute une série de gestes proprement « mystérieux » au sens religieux du terme, c’est-à-dire de rites qui constituent le signifiant visible d’un signifié inaccessible aux sens mais dont le contenu est clairement défini, notamment dans le texte des oraisons ou des didascalies qui accompagnent ces gestes et sont consignées dans les ORDINES ( ČINY). Il n’est donc

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nullement étonnant que les cérémonies du couronnement soient pleinement ancrées dans l’ensemble de l’économie sacramentelle : la célébration des sacrements est en effet l’accomplissement d’un certain nombre de rites visibles qui signifient et réalisent les grâces propres à chacun d’eux.

5 Nous tenterons donc de dégager la signification spécifiquement religieuse du couronnement en étudiant en détail ses liens avec la célébration des sacrements de l’Église. Ceux-ci sont omniprésents, d’autant plus qu’une partie de la cérémonie du couronnement elle-même prend place au cours de la célébration du sacrement par excellence, le sacrifice eucharistique. Le couronnement des tsars doit-il être pour autant considéré lui-même comme un sacrement ? Quel est désormais dans l’Église le statut du souverain couronné et sacré : reste-t-il un simple fidèle ou est-il, dans une certaine mesure, agrégé au clergé ?

6 Telles sont les deux questions auxquelles nous tenterons de répondre après avoir rappelé les principales étapes de la cérémonie et l’origine vétérotestamentaire de l’un de ses deux temps forts, le sacre proprement dit.

Les principales étapes de la cérémonie

7 Le terme VNČANIE -- de même que l’expression SVJAŠČENNOE KORONOVANIE (« saint Couronnement ») qui sera officiellement employée par la suite -- possède un caractère métonymique : il désigne en effet l’ensemble des solennités en n’en nommant qu’une partie. Le « couronnement » proprement dit ne constitue qu’un des moments de la cérémonie religieuse qui se déroule dans la cathédrale de la Dormition du Kremlin.

8 Cette cérémonie se compose en réalité de deux célébrations successives : un MOLEBEN en l’honneur du métropolite Pierre le Thaumaturge (dont les reliques sont conservées à la Dormition) et de la Théotokos, immédiatement suivi de la divine liturgie. Au cours du premier office, le souverain prononce le discours dans lequel il demande à être couronné et il reçoit la réponse du pontife officiant (métropolite ou patriarche, suivant les époques ou les circonstances) ; vient ensuite la remise de la croix « du bois vivifiant »2 suivie de l’imposition de la main de l’officiant sur le tsar, imposition qui s’accompagne de la lecture d’une grande prière et d’une courte oraison empruntées mot pour mot à Byzance ; c’est ensuite le « couronnement » proprement dit, au cours duquel les REGALIA (CARSKIJ SAN) sont remis au tsar : chacun d’entre eux est d’abord pris en main par des archimandrites et des higoumènes qui le transmettent à des évêques et des archevêques qui le remettent au patriarche ; ainsi, au cours de cette chaîne, chaque insigne remonte tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique avant d’être remis au souverain. Ce dernier reçoit les BARMY (sorte de gorgerin de tissu précieux brodé d’or, rehaussé de pierres précieuses et orné d’icônes) ainsi que la couronne-bonnet (ŠAPKA), puis l’officiant l’installe une première fois sur le trône ; on lui remet ensuite le sceptre et, à partir de Boris Godunov, le globe ; puis le monarque est à nouveau installé sur son trône par le pontife officiant : « l’intronisation » au sens strict (POSTAVLENIE NA STOL) se déroule donc en deux parties et c’est à l’issue de la seconde que les ministres ordonnés de rang épiscopal (patriarche ou métropolite, archevêques et évêques) rendent un premier hommage au souverain. Vers la fin du MOLEBEN retentit à plusieurs reprises la proclamation AD MULTOS ANNOS (MNOGA Lta) accompagnée de l’énoncé solennel de la titulature du monarque, qui reçoit ensuite les félicitations des autorités religieuses puis

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civiles avant d’entendre la longue « monition sur les choses utiles » (POUČENIE O POLEZNYH) que lui adresse le pontife présidant la célébration. Durant tout le MOLEBEN, le souverain se tient à ses côtés, au sommet de l’estrade appelée « chambre du tsar » (CARSKIJ ČERTOG) et dresséee pour lui au milieu de l’église.

à l’issue du MOLEBEN, l’officiant conduit le tsar à sa « place habituelle » (obyknovennoe carskoe msto), située près de la porte sud par laquelle le monarque et le clergé sont entrés dans la cathédrale ; c’est de là que le souverain assistera à la divine liturgie, alors que le pontife officiant remonte sur l’estrade centrale et y demeure au début de ce second office avant de rejoindre les autres célébrants dans le sanctuaire pour la prière eucharistique. Vers la fin de la divine liturgie, dès que le métropolite ou le patriarche a communié, il fait appeler le souverain qui se rend devant les portes saintes en suivant le « chemin du tsar » (CARSKIJ PUT´) que nul autre n’a le droit d’emprunter, hormis le prélat officiant. Ce dernier procède alors au sacre proprement dit : l’onction de saint chrême en divers endroit du corps symbolisant le siège des forces physiques et morales. Vient ensuite la communion du clergé, qui est immédiatement suivie de celle du tsar ; celle-ci a lieu devant les portes saintes jusqu’à Aleksj Mihajlovič inclusivement (28 septembre 1645), puis à l’intérieur du sanctuaire, « selon l’ordo impérial » (PO CARSKOMU ČINU) à partir de Fedor Aleksevič (16 juin 1676). Le tsar reçoit et consomme le pain béni (άνύδωрον) puis il regagne sa place. À l’issue de la divine liturgie, il échange avec l’officiant le baiser de paix et invite le clergé au banquet.

9 Le souverain quitte alors la cathédrale par la porte sud pour visiter successivement la collégiale de l’Archange (saint Michel), où il se recueille sur la tombe de ses ancêtres sans quitter sa couronne, puis celle de l’Annonciation, sa chapelle privée, avant de rejoindre ses appartements. Ces collégiales sont reliées entre elles par le CARSKIJ PUT´ que ne quitte pas le tsar, et à chaque fois qu’il sort d’une église et arrive sur la place (à la sortie de la Dormition, de la collégiale de l’Archange et de l’Annonciation) on verse

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trois fois sur lui des monnaies d’or et d’argent. Après la cérémonie, le tsar offre un banquet au clergé et aux grands et couvre le peuple de largesses.

10 La cérémonie religieuse au cours de laquelle le nouveau tsar est intronisé ne se résume donc pas à l’acte du couronnement : elle comprend un autre rite tout aussi important qui est celui du sacre, c’est-à-dire la chrismation ou onction au moyen du saint chrême (MIROPOMAZANIE). Ces deux rites sont vite perçus comme les deux temps forts indissociables d’un même ensemble, comme en témoigne Kotošihin dès le milieu du XVIIe siècle3. Dès le couronnement d’Ivan IV, le tsar de Russie entre donc dans le cercle très fermé des souverains qui, comme jadis l’empereur byzantin ou, en Occident, les rois de France ou d’Angleterre, reçoivent l’onction : la majorité des autres monarques doit en effet se contenter du seul couronnement.

Origine vétérotestamentaire du sacre

11 L’usage de sacrer les rois est d’origine vétérotestamentaire et l’on trouve le récit de son institution au premier livre de Samuel4. Cette référence à l’origine scripturaire de l’onction royale est toujours présente dans les oraisons qui accompagnent les sacres des princes chrétiens. Dans l’ORDO utilisé pour le couronnement des tsars, il n’y a qu’une seule allusion à cette pratique, mais elle occupe une place centrale puisqu’elle est située au début de la plus importante des prières en faveur du souverain, celle qui a lieu lorsque le célébrant lui impose la main : 5

12 Dans sa concision, le texte slavon russe d’origine byzantine va directement à l’essentiel : à la différence de l’ORDO français, il se limite à un seul exemple de roi de l’Ancien Testament ayant reçu l’onction. En choisissant David, le Roi par excellence, plutôt que Saül qui fut pourtant le premier roi sacré, les auteurs de l’oraison montrent que ce qui les préoccupe est moins la justification historique du geste que sa portée religieuse. David est en effet un lien entre les deux Testaments : roi concret de l’Ancienne Alliance, mais préfiguration du Messie, issu comme lui de la souche de Jessé, David est prototype du Christ, et le tsar, prince chrétien, doit à son tour imiter le Christ, dont il porte le titre puisque « POMAZANNIK (BOŽIJ) » est la traduction littérale de (χрιστός). David n’est donc pas le seul roi d’Israël qui ait reçu l’onction, mais c’est celui qui, en dépit de ses faiblesses humaines et de ses crimes susceptibles d’attirer sur le peuple la colère divine, a su se repentir et ainsi rester fidèle à la mission qu’il avait reçue avec l’onction : le plus inculte des chrétiens orthodoxes russes des XVIe-XVIIe siècles sait que David est le roi par excellence, le roi des psaumes et c’est ce modèle de roi-intercesseur qui est donné en exemple au souverain russe le jour de son sacre.

13 Par sa forme même, l’évocation de David et de Samuel au début de la prière d’imposition de la main souligne également l’origine divine de la royauté révélée dès l’Ancien Testament. Les deux livres de Samuel affirment en effet que c’est Dieu lui- même qui choisit le roi en faisant part de son choix à un prophète (comme lors de l’avènement de Saül), ou en exprimant sa volonté par la bouche de son peuple6. Le

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choix de la structure syntaxique utilisée dans l’oraison de l’ORDO russe pour exprimer les rapports entre les différents actants de l’énoncé (Dieu, Samuel, David) reflète cette conception d’une élection divine du souverain que le célébrant ne fait que manifester en accomplissant le geste de l’onction : le sujet au nominatif est Dieu lui-même (IŽE... IZBRAV) et le prophète n’est que le truchement, l’instrument (SAMOILOM PROROKOM) et non l’agent7. Certes, l’ordo russe ne fait ici que traduire les différences exprimées par le texte grec qui emploie bien (διά) et non (ύπό), mais les traducteurs ont parfaitement saisi la nuance et les rédacteurs des ordines ultérieurs veilleront à ce qu’elle reste perceptible8. Tout comme le prophète de l’Ancien Testament, le prélat officiant à Moscou NE FAIT DONC PAS LE TSAR en lui conférant l’onction : la signification première et la justification de la cérémonie est donc bien spécifiquement religieuse.

Sacre et sacrements

14 C’est à la suite du concile de Florence que l’Église latine arrête la liste définitive des sacrements. Elle en définit sept et, à sa suite, l’Église d’Orient reprend cette liste. Au moment où sont rédigés les činy russes, l’Église orthodoxe reconnaît donc les trois sacrements de l’initiation que sont le baptême, la chrismation ou confirmation et la communion ; deux sacrements qui ordonnent la vie chrétienne et qui donnent au croyant la force d’accomplir sa vocation : le mariage et l’ordre ; et enfin les deux sacrements de guérison, l’onction des malades (eleosvjaščenie) pour la guérison du corps et la confession (ou pénitence) pour celle de l’âme. Les ordines russes du couronnement évoquent ces sept sacrements directement ou indirectement et à des degrés divers.

Le sacre et les sacrements de guérison

15 Le sacrement de PÉNITENCE n’est pas directement mentionné dans le ČIN russe, pas plus que dans le rituel byzantin ; mais en fait l’un et l’autre prévoient un acte du souverain qui implique que ce dernier ait reçu le sacrement de réconciliation : le souverain doit en effet communier. En Russie le métropolite ou le patriarche appelle le tsar après qu’il lui a donné l’onction :

16 La condition exprimée, « si tu en es digne », revient, de fait, à demander au tsar s’il s’est confessé.

17 Les allusions à L’ONCTION DES MALADES, en revanche, sont beaucoup plus perceptibles dans le rituel du sacre. Remontant à l’époque apostolique (Jacques V, 4-15), le sacrement des malades est destiné à aider le chrétien à recouvrer la santé de l’âme et du corps. Comme ce sacrement, le sacre du tsar comprend une série d’onctions, mais les parties du corps sur lesquelles elles sont pratiquées sont légèrement différentes : en plus de l’onction simple sur le front, des doubles onctions sur la poitrine et sur les mains, communes aux deux cérémonies, le sacrement des malades prévoit d’oindre les joues, qui ne sont pas évoquées dans les ČINY du couronnement. Par ailleurs, le symbolisme numéral est différent : dans le sacrement des malades, il repose sur le chiffre 7 (7 onctions, 7 prêtres, lecture de 7 passages de l’Écriture) ; le nom vulgaire du sacrement lui-même (SOBOROVANIE) évoque les 7 conciles œcuméniques. En revanche, la symbolique du couronnement, elle, est bâtie sur le chiffre 3. Enfin, l’onguent utilisé pour les

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onctions est différent : mélange de vin et d’huile symbolisant le sang du Christ pour le sacrement des malades et myron ou saint chrême (MIRO) pour le sacre du tsar. Toutefois, malgré ces différences, la signification des gestes de l’onction reste proche : il s’agit de fortifier celui qui la reçoit ; c’est la raison d’être du sacrement des malades, mais c’est également l’un des leitmotive des oraisons du sacre :

Le sacre et les sacrements de l’initiation chrétienne

18 Conformément à l’usage de l’Église russe qui célèbre le baptême et la chrismation au cours d’une même cérémonie, nous regrouperons les deux premiers sacrements de l’initiation chrétienne.

19 Tout comme dans la célébration du baptême, le nombre trois est extrêmement présent dans celle du sacre. Lors du baptême, le prêtre prononce un triple exorcisme, le CREDO est récité trois fois, le baptisé subit une triple immersion. Lors d’un couronnement, le prélat s’incline par trois fois devant la croix avant de la remettre au souverain ; il fait de même devant les BARMY ; il se tient près du tsar sur une estrade à laquelle mènent 12, soit 4 fois 3 marches. Enfin, certains gestes profanes qui suivent la cérémonie sont également répétés trois fois : à trois reprises, chaque fois que le tsar couronné sort d’une collégiale, on verse trois fois sur lui des monnaies d’or et d’argent. Cette omniprésence du chiffre trois doit naturellement être interprétée comme un fort symbole trinitaire.

20 Autre caractéristique commune au sacre et à la liturgie du baptême (et également à celle de l’ordination épiscopale) : l’importance du CREDO. Lors du baptême, nous l’avons vu, celui-ci est normalement récité trois fois. Au cours de la cérémonie du couronnement, le CREDO est récité par les fidèles (ou le chœur qui les représente) à sa place habituelle lors de la célébration de la divine liturgie, mais à partir du sacre de Fedor Aleksevič le 16 juin 1676, on exige également du souverain qu’il fasse profession publique de sa foi en récitant seul le Symbole de la foi de Nicée-Constantinople.

21 Commune également au baptême et au couronnement, la démarche qui consiste, pour le candidat, à demander à l’Église la célébration du rite. En effet, lors d’un baptême, le représentant du catéchumène le présente à l’Église, représentée elle-même par le prêtre, et demande pour lui le baptême. Lors d’un couronnement, il en est exactement de même : dans le discours que fait le tsar (ou, s’il est présent, son père), il est demandé au prélat officiant qui représente l’Église « de bénir, de sacrer (oindre), d’établir et de nommer » le nouveau tsar.

22 Le rite commun au baptême et au couronnement le plus frappant est sans doute celui de l’imposition du nom : c’est le jour de son baptême que le catéchumène reçoit son nom de chrétien ; de même, c’est le jour de son sacre que le tsar reçoit son nom propre de tsar « COURONNÉ PAR DIEU », comme en témoigne le discours adressé au patriarche que nous venons d’évoquer :

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23 Lors de sa réponse, le prélat officiant reprend les mêmes termes et il confirme que c’est précisément à partir de cette cérémonie (« SE... NYN ») que le souverain porte le nom de « couronné par Dieu » :

24 Précisons que c’est « BOGOVnčannyj » qui constitue le nom propre imposé lors de la cérémonie, le souverain possédant déjà auparavant les autres noms et titres mentionnés dans ces deux passages.

25 Enfin, dernière allusion -- et non la moindre -- à la cérémonie du baptême : le rappel de la remise du vêtement blanc et des prières qui l’accompagnent. Certes, lors de son sacre, le tsar n’est pas déshabillé comme l’est par exemple le Roi de France, mais en revanche il est revêtu de ses ornements (BARMY, ŠAPKA) dans l’église et avant le début de la divine liturgie, exactement comme l’est un évêque lors de la proscomidie. Or l’habillement rituel des ministres de l’autel (pas seulement de rang épiscopal) est lui- même une commémoration de la remise du vêtement blanc lors du baptême : le chrétien se dépouille du vieil homme pour « revêtir le Christ ».

26 Bien plus, l’importante prière qui, lors du baptême, suit la remise du vêtement immaculé et précède immédiatement la célébration du deuxième sacrement initiatique qu’est la confirmation ou chrismation se retrouve, scindée en deux parties, à la fin des deux principales prières de l’imposition des mains lors du POSTAVLENIE qui précède, elle aussi, cette autre chrismation qu’est le sacre proprement dit.

27 Mais c’est surtout avec le sacrement de confirmation que la deuxième partie de la cérémonie du couronnement présente des similitudes évidentes.

28 Au cours des deux cérémonies, les onctions sont faites avec le même onguent (myron). Là encore, il y a quelques différences de détail concernant les endroits où elles sont pratiquées : lors du sacre, on n’oint ni la bouche, ni les pieds, ni les narines (du moins aux XVIe- XVII e siècles) 9. Mais l’essentiel (oreilles, seins et mains) reste commun. Les paroles répétées lors des onctions sont également identiques :

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29 C’est donc rigoureusement le même geste qui est accompli lors des deux célébrations. Comme le sacre, la confirmation est en effet une chrismation destinée à transmettre à celui qui la reçoit le « caractère » (PEČAT´) et les dons de la troisième personne de la Trinité, le Saint-Esprit.

30 Lors de la cérémonie du sacre des tsars, les rôles attribués à chacune des hypostases de la Trinité sont donc clairement définis : le Père est celui qui appelle et couronne le souverain ; l’Esprit est celui qui lui imprime son sceau et le fortifie et c’est par ce don de l’Esprit que le tsar marqué par l’onction devient un autre « christ », image du Fils.

31 Dans la tradition byzantine, la célébration du baptême et de la confirmation est suivie, quelque temps plus tard, de rites complémentaires. Le premier est un rite purificatoire : il a lieu huit jours après le baptême ; le second est l’agrégation à l’Église (VOCERKOVLENIE) qui se déroule quarante jours après la célébration du sacrement. Des allusions à ces deux rites se rencontrent également lors du couronnement des tsars.

32 On retrouve tout d’abord des éléments des prières prononcées par le prêtre lors de la purification postbaptismale au début de la grande prière d’imposition de la main sur le tsar :

33 À la différence de ce qui se passe pour la purification qui suit le baptême et la confirmation, les parties du corps qui ont été ointes sont essuyées immédiatement lors d’un sacre, et non le huitième jour. Mais, ce détail mis à part, le symbolisme du huitième jour est préservé pour tous les autres rites purificatoires : le tsar n’a pas le droit de se laver pendant une semaine (« NE UMYVATI NIKAKOŽE DO OS´MAGO DNI »), mais il doit se baigner le huitième jour (« V OS´MYJ ŽE DEN´ OKUPAVSJA »), et l’on retrouve là l’eau du baptême.

34 Ce même huitième jour, le tsar fait laver ses vêtements (ceux qui ont servi pour le sacre), en prenant bien soin qu’ils ne soient pas foulés et en veillant à ce qu’ils soient lavés non pas dans une eau dormante, mais en eau vive, dans une rivière (v rc) qui naturellement fait songer au Jourdain.

35 Quant à la serviette propre que porte le tsar lors de son couronnement (I IMet u sebja Car´ ručnik platen čist »), il s’agit au départ d’un rite nuptial. Mais, là encore, on retrouve des analogies avec la liturgie baptismale, puisqu’il est strictement interdit au souverain de s’en servir jusqu’au huitième jour.

36 Dans tous ces rites de purification, c’est bien sûr la valeur symbolique du huitième jour, commune au sacre et au baptême, que l’on retiendra : les sept jours de la semaine représentent la vie terrestre, le cours normal du temps, le huitième jour l’entrée dans

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l’éternité. Le règne terrestre du tsar en cette vie n’est en effet qu’un « passage », une marche vers la vie éternelle. Dans son analyse du rituel du sacre des rois de France10, Jacques Le Goff reprend la notion de « rite de passage » proposée par Arnold Van Gennep11, et c’est plus particulièrement dans la procession solennelle du sacre du Très Chrétien qu’il voit l’expression d’un tel rite. On peut dire la même chose à propos du sacre des tsars, notamment lorsque le souverain, à l’appel des célébrants, se dirige solennellement vers le sanctuaire en suivant le CARSKIJ PUT´ pour recevoir l’onction : le monarque répond ainsi à sa « vocation » (PRIZVANIE) au sens propre puisqu’il avance symboliquement vers la partie de l’église (ALTAR´) qui symbolise la Jérusalem céleste, la « sainte demeure » (SVJATOE ŽILIŠČE) évoquée dans la prière de l’imposition de la main.

37 Dans l’analyse de J. Le Goff, un rite de passage comprend trois phases essentielles : le dépouillement, la marginalisation, puis l’agrégation au groupe après transformation. C’est à la troisième phase de ce processus que correspondent les rites qui, dans la cérémonie du couronnement, rappellent ceux de l’agrégation à l’Église quarante jours après le baptême.

38 Lors de cette fête, le prêtre accompagne le nouveau baptisé et s’arrête avec lui en plusieurs endroits de l’église en prononçant les paroles rituelles « le serviteur de Dieu N. fait son entrée dans l’Église » (VOCERKOVLJAETSJA RAB BOŽIJ IMJA REK). Ils s’arrêtent ainsi à l’entrée puis au milieu de l’édifice, devant les portes saintes et, si c’est un garçon, à l’intérieur du sanctuaire (ALTAR´). On retrouve toutes ces étapes dans la liturgie du sacre12 : l’accueil du souverain à la porte sud de la Dormition ; l’installation du tsar sur son trône placé sur l’estrade dressée AU MILIEU de l’église ; l’appel du tsar qui se rend devant les portes saintes pour recevoir l’onction et, avant Fedor Aleksevič, la communion ; et enfin, à partir de 1676, la venue du tsar dans le sanctuaire pour la communion « PO CARSKOMU ČINU ». Au cours de ces étapes, le souverain, marginalisé par le traitement spécifique qu’il reçoit pendant la cérémonie, est peu à peu réintégré dans la communauté ecclésiale.

39 Tous ces gestes montrent bien que le sacre des tsars, comme celui des rois de France, doit être interprété comme une ouverture vers la vie éternelle, une marche vers le Royaume des cieux. Il ne faut jamais perdre de vue cette perspective eschatologique et se garder d’interpréter le sacre comme une cérémonie simplement destinée à sacraliser une royauté temporelle pour ce monde et lui seul, au risque de passer à côté de ce pour quoi le rite a été institué.

40 Le rituel du sacre étant ouvert sur l’éternité, le royaume d’ici-bas renvoie en permanence au Royaume des cieux dont il doit en être l’image et la préfiguration, selon le mot de saint Paul : « pour l’instant, nous voyons comme dans un miroir, indistinctement » (I Cor, XIII, 12). On comprend dès lors que les ČINY du sacre semblent justement bâtis sur un perpétuel jeu de miroirs. Ainsi, le texte des oraisons joue en permanence sur le sens des mots CARSTVO, CARSTVOVATI : royaume terrestre et Royaume des cieux, « régner » sur terre et « régner » avec le Christ, c’est-à-dire être sauvé. « Ayant régné comme il convient tu seras l’héritier du Royaume des cieux » dit le célébrant au tsar. Ce jeu de miroirs se retrouve également dans les renvois incessants entre le tsar et le Christ dont il est l’image. Pour ne citer qu’un seul exemple parmi tant d’autres, évoquons la marche solennelle du souverain le long du CARSKIJ PUT´ : ces tissus tendus sous ses pieds rappellent les manteaux jetés à terre par les foules pour l’entrée solennelle du Christ à Jérusalem et leur rouge évoque à la fois la pourpre des porphyrogénètes et celui du manteau de la Passion. Jeu de miroirs encore entre le tsar,

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incarnation du pouvoir spirituel et le prélat officiant, représentant de l’Église : les deux hommes passent la première partie de la cérémonie côte à côte, puis ils se font face au moment de la communion et, dans ses discours, le prélat accentue systématiquement cet effet de renvois en opposant la majesté (VELIČESTVO) du prince à sa propre humilité (NAŠE SMIRENIE).

Couronnement et mariage

41 Les références très nombreuses à la célébration du mariage qui rythment la cérémonie du couronnement sont l’occasion d’un nouveau système de correspondances : l’union du tsar et du peuple est à l’image de l’union des époux et doit donc être comme elle le reflet de l’union du Christ et de l’Église...

42 Certes, ce système qui exploite la métaphore nuptiale n’est pas explicité par des mots, mais il l’est très clairement par des actes ; or dans une cérémonie telle que le sacre, les actes sont plus importants que les paroles : n’oublions pas qu’il n’y a pas de microphones ! Le souverain lui-même n’entend pas forcément le texte des oraisons, alors que les gestes des principaux acteurs sont vus du plus grand nombre. Or ces gestes sont immédiatement reconnus et interprétés comme des rites nuptiaux par les spectateurs, d’autant que plusieurs de ces actes sont empruntés à la tradition populaire et non à la liturgie proprement dite.

43 C’est notamment le cas du rite qui consiste à verser trois fois trois fois (neuf fois en tout) des pièces de monnaie sur le monarque en signe de prospérité. Soulignons que les ČINY précisent qu’il s’agit de pièces D’OR et D’ARGENT, les deux métaux employés traditionnellement pour les alliances : l’or pour le mari et l’argent pour l’épouse. Nous avons également évoqué un autre rite nuptial, celui de la serviette. Notons de plus que le nom même de la cérémonie (vnčanie), commun aux deux célébrations, permet de faire instantanément le rapprochement. Mais le parallélisme le plus fort est sans doute celui qui existe entre le tapis réservé aux époux le jour du mariage et qui symbolise, ici aussi, la vie terrestre, et le CARSKIJ PUT´ : si ce dernier ne peut être emprunté que par le tsar et le prélat officiant, c’est sans doute, selon la croyance populaire, pour éviter que quelque mauvais plaisant ne jette un mauvais sort, mais c’est aussi parce que dans un jeune couple tout comme dans le couple que forment le tsar, représentant du peuple tout entier, et l’Église, représentée par le prélat, il n’y a nulle place pour un tiers.

44 Ajoutons que l’estrade où se tiennent ensemble au milieu de l’église le tsar et le prélat officiant est désignée par le mot ČERTOG qui a couramment le sens de « chambre nuptiale » en vieux russe13.

45 Les allusions au mariage sont aussi très nettes parmi les gestes qui relèvent de la liturgie elle-même. Le geste commun le plus visible est naturellement l’usage de la couronne, mais on retiendra également le rite qui consiste à tracer le signe de croix avec la croix (KREST ŽIVOTVORJAŠČAGO DREVA) et les BARMY avant de les remettre au tsar : lors du mariage, le prêtre fait de même avec les alliances.

46 Dans les textes liturgiques du couronnement, on ne rencontre pas d’allusion explicite au mariage en tant que tel. Mais en revanche, les textes des oraisons comprennent des citations de l’Écriture et des formules empruntées à la liturgie du mariage et qui sont, pour les plus connues d’entre elles, immédiatement identifiables. Ainsi, les bénédictions matérielles prononcées sur le tsar sont directement tirées des

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bénédictions nuptiales. On souhaite au souverain comme aux époux à la fois FÉCONDITÉ « d’âge en âge et pour les siècles des siècles » et LONGÉVITÉ : « Accrois la longueur de ses jours » (UMNOŽI DOLGOTU DNIJ EGO) ; on souhaite aux tsars comme aux époux « qu’ils voient les enfants de leurs enfants » (DA UZRJAT SYNY SYNOV SVOIH). Mais l’allusion la plus forte est bien sûr l’évocation du couronnement tirée du psaume XX (XXI), 4, et qui revient comme un leitmotiv tout au long de la cérémonie :

47 Ces paroles sont prononcées de manière liturgique pendant l’imposition de la main sur le tsar, mais elles sont répétées à plusieurs reprises, notamment dans les discours de l’officiant.

48 Dans le rituel du mariage, il s’agit de la « couronne de la victoire », qu’évoque notamment saint Jean Chrysostome, et qu’obtiendront les époux qui auront vécu saintement leur vocation ; dans le rituel du couronnement, il s’agit à la fois de la couronne du tsar et de la récompense promise dans l’autre monde au souverain qui aura accompli comme il se doit les devoirs de sa charge.

49 Ces multiples renvois aux rites de célébration du mariage conduisent donc immédiatement le spectateur qui assiste au couronnement du tsar à songer à une cérémonie nuptiale. Il est probable qu’il comprenne que les époux sont ici le souverain et son peuple, mais sans doute sa réflexion s’arrête-t-elle là.

50 Pour l’Église, en revanche, l’inclusion délibérée d’allusions directes au sacrement du mariage dans la liturgie du sacre est porteuse d’une riche signification théologique : si l’union du tsar et du peuple est une forme de « mariage », alors cette union, comme tout mariage, doit être à l’image de celle du Christ et de l’Église telle qu’elle est décrite dans l’épître paulinienne aux éphésiens qui constitue l’APOSTOL lu le jour du mariage : le tsar, comme le Christ, doit être prêt à se sacrifier pour présenter à Dieu son épouse (son peuple) « pure et immaculée » ; il doit l’aimer « avec tendresse », mais en retour le peuple lui doit obéissance et respect comme à « son chef ».

Le couronnement : une ordination ?

51 Le geste essentiel de l’ordination, quel que soit l’ordre conféré, est l’imposition des mains. Ce geste occupe également une place très importante dans le rituel du sacre des tsars. Il s’agit en réalité ici d’une imposition de LA main qui s’accompagne d’une oraison particulièrement développée.

52 L’Église byzantine distingue deux types d’imposition des mains : l’une, appelée RUKOVOZLOŽENIE est réservée aux ordinations mineures (jusqu’au rang de sous-diacre) alors que l’autre, nommée RUKOPOLOŽENIE est employée pour tous les autres degrés de la hiérarchie, jusqu’à l’ordination épiscopale incluse. À quel type d’imposition des mains celle du couronnement doit-elle être rattachée ? Si l’on s’en tient à la lettre du texte, il s’agirait de la première :

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mais l’interprétation est loin d’être certaine car il ne s’agit que d’une didascalie et non d’une parole rituelle et les verbes POLOŽITI et VOZLOŽITI semblent être employés indifféremment dans de tels passages. La solennité et la longueur de l’oraison évoquent au contraire une ordination majeure.

53 Plusieurs autres éléments font en effet songer à une ordination épiscopale. Le vocabulaire tout d’abord : un évêque élu, mais qui n’a pas encore été intronisé, est dit « désigné » (NAREČENNYJ) ; l’intronisation elle-même est appelée « installation » (POSATVLENIE) ; or ce sont précisément les termes que l’on utilise à propos du tsar dans les ČINY du couronnement. Le ČIN qui a servi de prototype pour les suivants a été rédigé par des clercs de l’entourage de Macaire qui, en toute connaissance de cause, emploient à plusieurs reprises le terme POSTAVLENIE (et non le terme courant de vnčanie) pour désigner l’ensemble de la cérémonie (imposition des mains, remise des REGALIA et couronnement proprement dit, intronisation et onction). C’est particulièrement clair dans les didascalies du début et de la fin du ČIN : il y est en effet dit que l’on doit monter la garde à l’extérieur de l’église pour que personne ne marche sur le « chemin du tsar »

54 Nul doute donc que, dans l’esprit des rédacteurs, il y a bien des choses en commun entre l’installation d’un évêque et celle d’un tsar. Le rite désigné par l’expression « POSTAVLENIE NA STOL » que l’on pourra traduire, selon le cas, par « intronisation » ou « installation (de l’évêque) sur la cathèdre (de son diocèse) » est d’ailleurs commun aux deux cérémonies.

55 L’importance déjà soulignée de la récitation du CREDO rapproche également le couronnement de l’ordination épiscopale. L’évêque, successeur des apôtres, est le protecteur de la foi qu’il doit conserver et transmettre pure et intacte ; c’est pourquoi l’on exige de lui une profession de foi individuelle (la récitation du SYMBOLE), que l’on n’exige pas d’autres ordinands. Depuis le couronnement de Fedor Aleksevič la même exigence s’applique au souverain lors de son sacre.

56 Le moment où a lieu l’ordination est également significatif : celui-ci dépend de la place de l’ordinand dans la hiérarchie ecclésiastique. À partir de l’ordination sacerdotale, le sacrement est conféré pendant la divine liturgie ; pour un évêque, qui reçoit l’ordre dans toute sa plénitude, l’imposition des mains est pratiquée juste avant la lecture de l’ APOSTOL, car la transmission des Écritures et leur explication relèvent de son charisme. On place alors sur sa tête un évangéliaire dont le texte est tourné vers le bas (PIS´MENY VNIZ). Ce dernier rite est certes absent du couronnement des tsars et l’imposition de la main a lieu pendant le MOLEBEN qui précède la liturgie, mais elle prend tout de même place assez nettement avant la lecture de l’APOSTOL et, d’autre part, le MOLEBEN et la divine liturgie se succèdent sans interruption.

57 L’importance accordée aux proclamations solennelles de L’AD MULTOS ANNOS rapproche également le couronnement de l’ordination épiscopale, à ceci près que, pour un évêque, elles sont en grec et non en slavon. De plus, le tsar, comme un évêque, est mentionné nominativement lors des litanies, alors que les prêtres et les diacres ne sont mentionnés que collectivement.

58 Le rang des concélébrants a aussi son importance : pour le couronnement comme pour une ordination épiscopale, plusieurs évêques concélèbrent (un évêque ne peut

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ordonner un pair ; deux, à la rigueur, mais normalement ils sont trois). Pour un tsar, le nombre d’évêques concélébrant est encore plus important puisque c’est tout le SVJAŠČENNYJ SOBOR qui s’associe au métropolite ou au patriarche.

59 On notera de plus que la couronne du tsar semble avoir un usage très proche de celui de la mitre épiscopale (sans compter que, par leur aspect, les mitres byzantines rappellent bien plus une couronne que leurs équivalents romains). Détail particulièrement troublant : la prière prononcée pendant que l’évêque revêt ses ornements au moment où on lui remet la mitre est incluse presque mot pour mot dans la prière d’imposition de la main pratiquée sur le tsar ; il s’agit de l’extrait du psaume XX déjà évoqué et utilisé également pour la couronne nuptiale. Soulignons enfin qu’en slavon liturgique la mitre épiscopale n’est pas désignée par le terme MITRA, mais par celui de ŠAPKA, tout comme la couronne du tsar dans les ČINY. Mais malgré tous ces points communs, on relève une différence essentielle dans l’usage des deux couvre-chefs. Si l’évêque, comme le tsar, ôte sa ŠAPKA aux moments les plus solennels de la prière eucharistique, L’ÉVÊQUE SEUL LA CONSERVE durant la lecture de l’Évangile alors que tous les autres clercs ôtent leur couvre-chef (les prêtres enlèvent la KAMILAVKA). Or le tsar, lui aussi, doit entendre l’Évangile tête nue : dans l’hypothèse où l’imposition de la main lui conférerait un rang dans la hiérarchie des clercs ordonnés, il ne pourrait donc s’agir d’un rang épiscopal mais seulement d’un rang inférieur.

60 Dans le rituel en usage à la cour de Byzance, le parallélisme entre l’empereur et l’évêque était poussé beaucoup plus avant et plusieurs des rites qui y contribuaient n’ont pas pénétré en Russie. Ainsi, le BASILEUS pouvait entrer dans le sanctuaire au moment de la grande entrée : il était alors encensé et encensait lui-même ; il pouvait également bénir au moyen du DIKÈRION (chandelier à deux branches) et, au moment de son couronnement qui avait lieu à Byzance après le sacre -- à l’inverse de l’usage russe -- le peuple criait « Αξιος » (« Il est digne »), comme pour une ordination épiscopale ou sacerdotale. Rien de tout cela, en revanche, dans l’usage russe normal. Au contraire, les ČINY ne cessent de répéter que la foule nombreuse observe dans le plus grand silence « avec crainte et tremblement » : aucune trace donc de la VOX POPULI et seul Boris Godunov, toujours en mal de légitimité, fera crier « il est digne » par le peuple.

61 Les indications que nous avons relevées en rapprochant la célébration du couronnement de celle du sacrement de l’ordre fournissent donc des données contradictoires : il y a bien une imposition de la main évoquant une ordination et de nombreux gestes empruntés au rituel de l’intronisation épiscopale, sans que le tsar puisse pour autant être considéré comme un évêque : même dans l’hypothèse où l’on procéderait au couronnement d’un tsar en présence de son père, monarque régnant, ce dernier ne peut lui-même imposer la main à son propre fils ; il doit faire appel aux ministres consacrés de l’Église. De même, le couronnement ne fait pas du tsar un prêtre : un tsar ne peut célébrer l’eucharistie. Pourtant l’imposition de la main qui lui est conférée par le patriarche concélébrant avec d’autres évêques ne saurait être inférieure à celle d’un diacre.

62 Et, de fait, à Byzance l’empereur remplissait des fonctions diaconales. Dans l’Église primitive, le diacre était notamment chargé d’apporter au sanctuaire les offrandes des fidèles. Comme un diacre, l’empereur avait le privilège de pouvoir apporter lui-même ses offrandes et de les déposer à l’autel : c’est là l’origine historique de la communion du souverain « selon l’ORDO impérial » à l’intérieur du sanctuaire, communion rendue

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possible par l’imposition de la main qui la précède lors de la première partie de la cérémonie.

63 En Russie également, c’est donc le rang de DIACRE que confère au souverain l’imposition de la main. Ce ne peut pas être plus, mais ce ne peut pas non plus être moins, puisque le tsar communie lui aussi « PO CARSKOMU ČINU », c’est-à-dire sous les deux espèces SÉPARÉMENT, comme un ministre de l’autel et non comme un simple fidèle qui reçoit la communion sous les deux espèces simultanément. Ce privilège prouve que le tsar couronné n’est plus un laïc. Que son rang soit précisément celui d’un diacre, nous en aurons la preuve A POSTERIORI lorsque l’Église aura à couronner, au XVIIIe siècle, des impératrices régnantes : dès Anna Ioannovna, celles-ci communieront dans le sanctuaire, lieu normalement interdit aux femmes. Si elles peuvent y accéder, c’est qu’elles sont de rang diaconal : l’orthodoxie comme l’Église latine sait qu’il y a eu dans l’Église primitive des diaconesses, et elle peut donc admettre qu’il y ait des femmes diacres en la personne des impératrices ; mais pour rien au monde l’Église russe (pas plus que l’Église latine) ne conférerait le sacerdoce à une femme. On peut donc affirmer que le couronnement est considéré, de fait, comme équivalent d’une ordination diaconale, ce que plus tard le fantasque Paul Ier exprimera de façon significative en revêtant la dalmatique (qu’il sera le seul souverain russe à utiliser) par dessus l’uniforme et sous le manteau impérial (PORFIRA).

Couronnement et eucharistie

64 Là encore, des gestes précis établissent un lien très fort entre le tsar et le Christ auquel il va communier. Ainsi, la procession des REGALIA, portés solennellement par l’archiprêtre de l’Annonciation jusqu’à la Dormition, apparaît comme une véritable « grande entrée » (VELIKIJ VHOD) : l’archiprêtre porte les REGALIA sur sa tête, posés sur un plateau recouvert, exactement comme sont portées les saintes espèces avant la consécration. Si le parallélisme entre les REGALIA et les saintes espèces se justifie, il est ici poussé jusque dans ses moindres détails : les espèces du pain et du vin qu’on voit lors de la grande entrée ne sont pas encore le corps et le sang du Christ ; de même les « espèces » que constituent les BARMY, la couronne et la croix recouverts d’un tissu précieux ne sont pas le tsar : celui-ci n’est pas encore manifesté ; c’est justement la remise de ces REGALIA qui manifestera que le souverain n’est plus seulement « tsar désigné », mais qu’il est devenu à la fin de la cérémonie un « tsar couronné par Dieu » (bogovnčannyj) qui se tient au milieu de la communauté.

65 Tous les sacrements dont nous avons parlé jusqu’à présent ne sont qu’évoqués lors d’un couronnement par le biais de tels ou tels rites qui leur sont empruntés. L’eucharistie, en revanche, est le seul qui soit présent non de manière allusive mais bien réellement, puisque qu’elle est effectivement célébrée lorsqu’on couronne un tsar. Or l’eucharistie occupe une place tout à fait centrale dans l’économie sacramentelle : sa célébration constitue l’acte rituel le plus extraordinaire qui se puisse imaginer puisqu’elle rend Dieu réellement présent au milieu des participants. Dans ces conditions, il est normal que ce soit vers la célébration finale de l’eucharistie et la communion du tsar à l’autel que convergent tous les rites observés lors de son couronnement.

66 Le choix de clore la cérémonie par la célébration de l’eucharistie et le lien capital qui existe entre le couronnement et ce sacrement se comprend encore mieux si l’on adopte

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le schéma du « rite de passage ». En effet, tous les autres rites du sacre, ses liens avec les autres sacrements que nous avons mis en évidence ont tous une fonction DIFFÉRENCIATRICE : il s’agit de faire du tsar quelqu’un de différent des autres croyants ; ils concourent donc à le « marginaliser » et la marginalisation constitue justement la deuxième étape du rite de passage, (après le dépouillement), dans le schéma en triptyque d’Arnold Van Gennep repris par Jacques Le Goff. Tous ces rites ont donc une action CENTRIFUGE ; mais, après la marginalisation, le retour au sein de la communauté est indispensable et c’est précisément dans l’eucharistie que s’accomplit entièrement ce retour du tsar, transformé, au milieu de son peuple : car l’eucharistie est communion par excellence. En communiant au Christ, son modèle, à la fin de la cérémonie, le tsar entre également en communion parfaite avec tous ses sujets ; mais l’homme qui communie n’est plus tout à fait le même que celui qui est entré dans l’Église, et c’est ce que manifeste le mode spécifique de réception du corps et du sang du Christ.

67 Les liens si nombreux et pour beaucoup évidents qui unissent la cérémonie du sacre- couronnement aux sacrements de l’Église montrent qu’il est impossible de comprendre ce que signifie ce rituel sans le replacer dans la perspective d’ensemble de l’économie sacramentelle. Le sacre-couronnement est en effet conçu comme un instrument de salut spécifique pour le souverain et les sacrements n’ont pas d’autre but que de donner aux hommes les moyens du salut.

68 Doit-on pour autant considérer le couronnement comme un sacrement ? Assurément non, et aucun théologien n’a songé à franchir ce pas. C’est en effet dans sa conception même que la liturgie du couronnement se distingue fondamentalement de la célébration d’un sacrement. Dans un sacrement, l’acte sacramentel rituel (parole ou geste) ACCOMPLIT le sacrement et les oraisons qui le constituent ou l’accompagnent constatent son efficacité : elles sont prononcées sur un mode AFFIRMATIF et ont une valeur PERFORMATIVE. Lorsqu’on prononce des paroles sacramentelles, dire c’est faire : « mangez, ceci est mon corps », « le serviteur de Dieu N. est baptisé » ; « le serviteur de Dieu N. épouse », etc. Dans le rituel du sacre en revanche, les oraisons sont prononcées sur un mode OPTATIF : les verbes sont au conditionnel, à l’impératif ou au présent précédé de la conjonction DA, ou encore à l’impératif négatif PERFECTIF lorsqu’il s’agit de conjurer Dieu d’éviter un malheur. Les oraisons du couronnement sont des supplications ou des invocations, non des paroles efficientes. Le sacre-couronnement ne doit donc pas être considéré comme un sacrement (TAINSTVO) mais comme un sacramental (tajnodn jstvie) selon une distinction reçue par l’Église d’Orient et héritée de la théologie latine. Alors que le sacrement porte son efficacité en lui-même, l’efficacité d’un sacramental dépend des dispositions de celui qui le reçoit et il n’a de sens qu’en relation avec les sacrements, auxquels il prépare et au cours desquels il peut être célébré.

69 En conférant au souverain le sacramental du sacre-couronnement, l’Église se contente donc de supplier Dieu de donner au tsar la force d’accomplir la double mission qui est la sienne : remplir aussi consciencieusement que possible les devoirs de son état et mériter ainsi d’être sauvé ; mais surtout créer dans son empire « pour autant qu’il dépend de lui » (ELIKO EGO SILA) des conditions matérielles de « justice, équité, paix, calme » (PRAVDA, SUD, MIR, SPOKOJSTVIE) qui garantissent à ses sujets une « existence paisible » (MIRNOE ŽITIE) nécessaire pour qu’ils puissent se consacrer à l’essentiel : œuvrer à leur salut.

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70 Par le sacre, le souverain devient « christ », sans être aucunement divinisé : il reste un homme, mais, à l’image du Christ, il est désormais un intermédiaire, un intercesseur entre ses sujets et Dieu, ce que traduit son élévation implicite au diaconat.

71 École normale supérieure (Ulm)

72 olivier. azam@ ens. fr

NOTES

1. Ce dernier cas ne se produisit que lors de l’intronisation de Dimitrij qui eut lieu en présence d’Ivan III. Mais les rédacteurs des ORDINES ultérieurs ayant réutilisé celui de cette première cérémonie, la possibilité que le souverain régnant assistât au couronnement continua malgré tout d’être présentée comme la norme. 2. On affirme que cette croix, qui fait partie des ornements prétendument envoyés par Constantin Monomaque à son homonyme Vladimir Vsevolodovič, contient un morceau de la vraie croix, ce qui explique la vénération dont elle est l’objet au cours de la cérémonie et qui justifie qu’elle soit toujours accompagnée de l’adjectif ŽIVOTVORJAŠČIJ (ξωοποιός , réservé à la Croix du Christ et à l’Esprit Saint). 3. M., 2000, chapitre I. 4. I Samuel VIII, 4-22 5. Sauf mention contraire, c’est à l’ ORDO du couronnement d’Ivan IV que sont empruntées les citations. 6. II Samuel V, 3.

7. En slavon russe, à l’époque où est rédigé le ČIN du couronnement d’Ivan IV, l’instrumental n’est que le cas du complément de moyen ; le complément d’agent s’exprime encore grâce à la préposition OT régissant le génitif. 8. En russe littéraire moderne, le complément d’agent n’est plus exprimé comme en vieux russe par OT suivi du génitif mais, justement, par l’instrumental. Son maintien en slavon liturgique moderne dans le texte de l’oraison aurait été dangereux : il risquait de conduire à un contresens. Aussi sa rédaction fut-elle remaniée de manière à écarter toute ambiguïté. Lors du sacre de Nicolas II, le passage était ainsi rédigé : «Γόсподи Бόже нашъ…ѝже чрезъ Самуѝла прорόка избрáвьій рабá Твоегό Давѝда» 9. Au XIXe siècle, on oindra également les narines et les yeux. 10. Jacques Le Goff, « La structure et le contenu idéologique de la cérémonie du sacre » in J. Le Goff, é. Palazzo, J.-C. Bonne, M.-N. Colette, LE SACRE ROYAL À L’ÉPOQUE DE SAINT LOUIS, Paris, Gallimard, 2001, p. 19-35. 11. Arnold Van Gennep, LES RITES DE PASSAGE, 1909, réédition Paris -- La Haye, Mouton, 1969. 12. La dernière à partir du couronnement de Fedor Aleksevič le 16 juin 1676. 13. Cf. I. I. Sreznevskij, SLOVAR´ DREVNERUSSKOGO JAZYKA, M., Kniga, 1989, III-2, p. 1569.

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RÉSUMÉS

Résumé L’analyse liturgique et théologique du rituel du sacre et du couronnement des tsars permet de constater l’ancrage de ce rite dans la vie sacramentelle de l’Église. Après un bref rappel du déroulement de la cérémonie et de l’origine vétérotestamentaire de l’onction royale, on s’est attaché à mettre en évidence les liens liturgiques entre le couronnement et les sept sacrements. Une attention particulière a été accordée au sacrement de l’ordre et au rôle central du seul sacrement effectivement célébré lors de la cérémonie du sacre, l’eucharistie, au cours de laquelle le souverain marginalisé par le couronnement et l’onction est réintégré dans la communauté à laquelle il appartient. Si le sacre des tsars, qui n’est pas efficace per se, ne peut être tenu pour un sacrement, il doit néanmoins être défini comme un sacramental conçu pour aider le tsar à accomplir sa double mission : remplir consciencieusement les devoirs de sa charge et créer pour ses sujets les conditions favorables à l’accomplissement de leur vocation de chrétiens.

Abstract The coronation of tsars and the sacraments of the Church in the sixteenth and seventeenth centuries. The liturgical and theological analysis of the ritual of coronation and anointing of tsars shows a deep connection between this ceremony and the sacramental life of the Church. After a short description of the ritual, the author tries to highlight the liturgical bonds between the coronation and each of the seven sacraments of the Church. Particular attention is paid to the sacrament of Holy Orders and to the central role of the Eucharist, the only sacrament actually celebrated during the ceremony. Unlike sacraments, the coronation of the tsars is not efficacious per se, but it must be considered as a sacramental : it helps the new sovereign do his duty and become a mediator between his people and God.

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Les princes de Moscou face à la mort Modèle monastique et sainteté lignagère (1263-1598)

Pierre GONNEAU

1 Cette étude cherche à compléter1 et à nuancer les résultats d’une première ébauche qui portait seulement sur la période allant de la mort de Dmitrij Donskoj (1389) à celle du dernier frère de Vasilij III, Andrej Ivanovič (1537)2. Nous voudrions donner une vision d’ensemble du comportement des fils de la maison de Moscou au moment du trépas. Nous tenterons d’établir, chaque fois que cela est possible, l’état -- laïque ou monastique -- dans lequel le prince est mort, ses dispositions testamentaires, son lieu de sépulture et sa réputation posthume.

2 Notre enquête embrasse les dix générations de la lignée, depuis son fondateur, Daniil († 1303), jusqu’à son dernier descendant, le tsar Fedor, fils d’Ivan le Terrible († 1598). On dénombre ainsi 84 individus, auxquels nous avons ajouté le grand-père et le père de Daniil de Moscou, Jaroslav Vsevolodovič († 1246) et Aleksandr Jaroslavič Nevskij († 1263), car leur souvenir a contribué à former les comportements moscovites. Sur cette liste de 86 noms, 18 sont des enfants morts en bas âge, incapables de prendre des dispositions personnelles, qui ne figurent que pour mémoire. On compte également 19 princes morts en exil, en prison, ou sur l’échafaud. Ceux-là ne doivent pas être négligés : quoique dépouillés de la plupart de leurs prérogatives, ils reprennent parfois l’initiative au moment de mourir ; en outre, les circonstances de leur trépas déterminent s’ils sont agrégés ou non aux autres défunts de la lignée.

3 Nos sources sont avant tout narratives. Le matériau principal peut être trouvé dans les chroniques rédigées à Vladimir-sur-la-Kljaz´ma puis à Moscou, par les clercs de la chaire métropolitaine, ou dans l’entourage des grands-princes aux XIVe, XVe et XVIe siècles. Il arrive cependant que des compilations (svody) émanant d’autres centres

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permettent de préciser ou de rectifier certains faits, ou une date3. Les chroniques donnent en général de courtes notices nécrologiques, mais elles ont aussi conservé quelques récits plus amples, sur une mort particulièrement édifiante. Le plus important est le Récit sur le trépas de Vasilij III sur lequel nous avons déjà eu l’occasion de travailler4.

4 Les textes hagiographiques constituent un deuxième groupe de sources, même s’ils sont parfois incorporés, eux aussi, dans les compilations de chroniques. Quatre rejetons mâles de la dynastie moscovite ont fait l’objet d’une vénération plus ou moins aboutie. Aux deux plus fameux, Aleksandr Nevskij et Dmitrij Donskoj, ont été consacrées des hagio-biographies qui célèbrent autant leurs prouesses militaires que leur piété. La Vie d’Ivan-Ignace de Vologda commémore un prince qui ne régna pas, mais passa son existence dans les souffrances, en prison ; après sa mort, il devint un saint local des pays d’Ustjug et de Vologda5. Enfin, le tsarévitch Dmitrij, mort dans des circonstances suspectes en 1591 à Uglič, a été vénéré comme un martyr, mais les textes et l’iconographie le concernant datent pour l’essentiel de l’époque des Romanov que nous ne traiterons pas ici6.

5 Les sources diplomatiques sont plus rares et souvent laconiques. Nous possédons les testaments de dix-huit membres de la dynastie moscovite, depuis Ivan Ier jusqu’à Ivan le Terrible, mais ils enregistrent essentiellement des partages successoraux et les dispositions religieuses y sont assez rares7. Les chartes conservées par plusieurs monastères, leurs livres de dons (vkladnye knigi) ou leurs pitanciers (kormovye knigi) sont souvent plus riches de renseignements. Malheureusement, une partie de cette documentation demeure inéditeet plusieurs livres ont été compilés tardivement, nous privant sans doute des informations les plus anciennes. Dans le cas de la Trinité Saint- Serge qui fut, dès l’époque de Dmitrij Donskoj, très proche de la dynastie moscovite, le Pitancier date de 1592, le premier Livre des dons a été rédigé en 1638/1639 et le deuxième en 1673, à la suite de quoi il fut tenu à jour jusque dans les années 30 du XVIIIe siècle ; les chartes et les cartulaires du monastère n’ont été publiés que jusqu’à l’année 15278.

6 Du dépouillement de cette documentation se dégagent d’emblée deux types bien distincts. Le premier est celui du prince-moine qui décide, pour assurer son salut, de prendre l’habit religieux sur son lit de mort. Le second, au contraire, semble avoir des relations limitées, on serait tenté de dire protocolaires, ou en tout cas intermittentes, avec l’ordre monastique. Mais un examen plus approfondi permet de définir un troisième type, intermédiaire, celui du « prince-nourricier » qui n’entre pas dans les ordres, mais suit la direction spirituelle d’un moine, ou manifeste une dévotion et une générosité particulières envers ses abbayes favorites. Nous présenterons successivement ces trois modèles.

1. Le prince-moine : la prise d’habit in articulo mortis

7 Sur dix générations et pour un total de 84 individus, on dénombre 10 moines dans la famille moscovite. Avec Aleksandr Nevskij, le total est porté à 11 moines en onze générations. Mais les vocations ne sont pas également réparties dans le temps et surtout elles ne concernent pas le même type d’homme selon les périodes.

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8 Pendant un siècle, de 1263 à 1359, on peut parler à juste titre d’un « modèle monastique », inauguré par l’exemple édifiant d’Aleksandr Nevskij. Epuisé par un ultime séjour à la Horde, où il n’a pas épargné sa peine pour alléger la misère de ses sujets opprimés par le khan, Aleksandr est incapable d’atteindre sa capitale, Vladimir, mais revêt la bure avant d’expirer9. On remarque qu’il est le seul de ses sept frères à réclamer la tonsure10. En revanche, en l’espace de quatre générations, d’Aleksandr Nevskij à Ivan II le Bel, on compte cinq moines. Quatre d’entre eux ont été prince de Moscou et/ou grand-prince de Vladimir et ce sont les quatre ascendants directs de Dmitrij Ivanovič Donskoj. S’y ajoute son grand-oncle, Afanasij Danilovič (voir tableau, n° 2.4), qui avait souvent représenté à Novgorod les intérêts du souverain moscovite11. Il s’agit donc de personnages éminents qui couronnent une existence temporelle bien remplie par l’entrée dans les ordres. Quant à Jurij Danilovič (2.1), Semen le Fier (3.1) et Andrej Ivanovič (3.4) qui demeurent dans le monde jusqu’au bout, on sait que le premier fut assassiné à la Horde et les deux autres moururent brutalement de la peste.

9 On observe ensuite une rupture, puisqu’aucun représentant de la génération de Dmitrij Donskoj ne prend l’habit. Cela s’explique facilement pour les six fils de Semen le Fier qui moururent tous en bas âge, mais il paraît très étonnant que ni Dmitrij Ivanovič, ni son cousin Vladimir Andreevič, qui ont pourtant régné longuement sur leurs territoires respectifs, n’aient pris l’habit au moment de mourir.

10 Les 5e, 6e et 7e générations de la dynastie moscovite confirment ce revirement : on y dénombre seulement trois moines sur 31 princes et il s’agit de personnages effacés : Ivan Dmitrievič (5.5)12, Semen Vladimirovič (5.10)13 et Ivan Jur´evič (6.6) 14. Mais l’information la plus significative que nous recueillons pour tout le xve siècle concerne Vasilij II († 1462). Ce souverain qu’une piété personnelle liait fortement à l’abbaye de la Trinité Saint-Serge et qui avait envisagé de s’y retirer dès 1446, lorsqu’il fut renversé par son cousin Dmitrij Šemjaka, exprima le désir d’entrer dans les ordres durant le carême 1462, mais « on ne le laissa pas faire »15. Non seulement la prise d’habit in extremis n’apparaît plus comme la meilleure issue, mais elle est désormais combattue. On devine que les raisons de l’opposition à cette décision sont politiques. Vasilij II avait associé au trône, dès 1448, son fils aîné, le futur Ivan III, pourtant la cour craignait le désordre que pourrait provoquer la cohabitation entre un ancien souverain devenu moine et son successeur.

11 Après la mort de Vasilij II, le jeu politique moscovite, loin de se détendre, est de plus en plus marqué par la méfiance et les rivalités familiales. Si aucun cadet ne parvient à renverser le souverain régnant, celui-ci ne se prive pas d’interner ou de pousser à l’exil plusieurs de ses parents. On devine que la sérénité nécessaire à la prise d’habit fait défaut. De fait, les deux exemples d’entrée dans les ordres de la huitième génération sont particulièrement dramatiques. En 1522 ou 1523, c’est un jeune prince emprisonné, Ivan Andreevič (8.7), qui couronne près de trente ans de réclusion forcée en demandant à être admis dans les ordres ; il meurt en odeur de sainteté à cause de son exemplaire résignation dans l’épreuve16. En décembre 1533, le grand-prince de Moscou en personne, Vasilij III, doit livrer une véritable bataille sur son lit de mort pour être autorisé à revêtir l’habit des anges17. Si le clergé, emmené par le métropolite Daniel, appuie sa décision, certains de ses conseillers et son propre frère, Andrej Ivanovič (8.6), tentent à plusieurs reprises de le dissuader. Dans cette joute, il n’est pas question des ascendants qui ont déjà reçu la tonsure. Au contraire, l’argument lignager est utilisé par Andrej pour s’opposer à la vocation monastique :

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Vladimir, le grand-prince de Kiev, est mort sans se faire moine, en a-t-il été jugé indigne du repos du juste ? D’autres grands-princes sont morts sans se faire moines et n’ont-ils pas trouvé le repos en compagnie des justes ?18.

12 Il est clair que Vasilij III ne partageait pas cette conviction, puisqu’il prit l’habit, d’une part, et fit en outre inscrire dans l’obituaire (sinodik) du monastère de la Dormition Saint-Joseph de Volokolamsk tous les princes de la dynastie de Moscou, ainsi que leurs ancêtres de la période kiévienne, à l’exclusion toutefois de Vladimir qui, lui seul, ne devait pas avoir besoin des prières de la confrérie19. Andrej Ivanovič intervenait parce qu’il craignait les troubles que pouvait causer la retraite de Vasilij III, alors que son héritier, le futur Ivan le Terrible, n’avait que trois ans. De fait, une semaine après la mort du souverain, son frère aîné, Jurij, fut arrêté. Le tour d’Andrej vint trois ans plus tard et les deux oncles d’Ivan le Terrible finirent leurs jours en prison20...

13 Le cas d’Ivan le Terrible est, quant à lui, extrêmement délicat à interpréter. On sait qu’il fit à plusieurs reprises mine d’abandonner le pouvoir et l’expérience de l’opričnina tout entière (1565-1572) pourrait être lue comme la parodie démente de la fondation d’un ordre monastique21. Les opričniki, qui composaient alors l’entourage d’Ivan, n’étaient- ils pas une troupe d’hommes choisis, revêtus d’un uniforme particulier, liés par un vœu d’obéissance à la personne du souverain/abbé, tout dévoués à la règle nouvelle qu’il venait d’instaurer sur un territoire réservé d’où devaient être exclus les serviteurs jugés indignes ? En 1572, le tsar rédigea un très prolixe testament qui tranche sur ceux de ses prédécesseurs en ce qu’il comporte un long enseignement à ses fils Ivan et Fedor où l’on retrouve des échos du Récit sur le trépas de Vasilij III, mais aussi de la fameuse Instruction (Poučenie) du prince de Kiev Vladimir Monomaque22. L’année suivante, Ivan le Terrible écrivit aux frères de Saint-Cyrille de Beloozero une longue épître, digne des admonestations du fondateur de ce prestigieux monastère, où il exprimait le vœu de rejoindre un jour leur communauté23.

14 Toutefois, jusqu’au bout, Ivan le Terrible conserva la réalité du pouvoiret il est la figure impériale par excellence, présidant le fameux synode des Cent chapitres (Stoglav, 1551) qui prescrit d’interdire toute nouvelle acquisition de terre par l’Église. Il est vrai que cette interdiction dut être renouvelée plusieurs fois, en particulier en 1580/1581, ce qui prouve son inefficacité. L’Anglais Jerome Horsey affirme qu’à cette époque Ivan le Terrible manifesta une assez forte hostilité aux moines. Il ajoute que, voulant contraindre le clergé régulier à renoncer à ses richesses, le Terrible alla jusqu’à livrer des frères à des ours féroces. L’épisode semble être légendaire : il importait de montrer à la fois la cruauté du tsar et l’excessive richesse du clergé régulier qu’Ivan aurait voulu confisquer, à l’exemple du « valorous King Henry the eighth of England »24. Le parti-pris antimonastique de Horsey l’empêche probablement de décrire fidèlement l’agonie d’Ivan en disant ce qui pour nous est l’essentiel : il reçut la tonsure. Le compte rendu anglais est sans doute exact pour ce qui est des conditions matérielles : le 18 mars 1584, au sortir d’un bain, Ivan veut se distraire en compagnie de favoris, dont Boris Godunov, quand il est pris d’un malaise : Great outcry and stir ; one sent for aqua-vitae, another to the apothecary for marigold and rosewater and to call his ghostly father and the physicians. In the mean he was strangled and stark dead25.

15 Les sources russes rapportent que son confesseur, Feodosij Vjatka, le revêtit d’un habit monastique et lui donna en religion le nom de Jonas. La chronique dite du monastère Saint-Alexandre Nevskij, confirme formellement qu’Ivan IV avait « pris l’habit des anges »26. Peu avant sa mort, le tsar avait adressé aux monastères du pays une charte

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dans laquelle il demandait aux frères de lui accorder leur pardon et de prier pour la rémission de ses péchés27.

16 La mort sous la bure reste une garantie de salut, surtout pour le premier empereur russe, conscient de son iniquité autant que de sa grandeur. Toutefois, on doit noter qu’à aucun moment la prise d’habit n’empêche le prince de reposer dans la nécropole familiale de l’archange Saint-Michel. C’est Ivan Kalita qui la fait construire et il y est inhumé alors qu’il a reçu la tonsure28. Après lui, la grande majorité des mâles de la dynastie moscovite reposera là, quel que soit l’état dans lequel ils sont morts.

2. Le trépas sans intercession monastique ?

17 Le modèle monastique a donc connu un regain de faveur à la cour de Moscou avec Vasilij III et son fils Ivan le Terrible. Mais ces deux exceptions spectaculaires ne font peut-être que confirmer la règle tacitement instaurée sous le règne de Dmitrij Donskoj : le souverain ne doit ou ne peut abdiquer son autorité. Dmitrij Donskoj avait eu, pourtant, des relations suivies avec Serge de Radonež, le réformateur du monachisme russe, qui fut d’ailleurs témoin de son testament et assista à ses funérailles29. Mais il est aussi avéré que Dmitrij se brouilla avec les milieux monastiques à la suite de la mort du métropolite Alexis (1378) à la place duquel il souhaitait voir un de ses favoris auquel les grands abbés de l’époque étaient hostiles30. Après la mort de Dmitrij, VasilijIer, VasilijII, IvanIII et son successeur désigné Ivan Ivanovič meurent tous sans entrer dans les ordres. Nous avons vu que VasilijII aurait voulu prendre l’habit ; en revanche, rien de tel n’apparaît chez les autres grands-princes que nous venons de citer. Les testaments que nous avons conservés et les récits sur leur trépas qui nous sont parvenus frappent au contraire par le peu de place qu’ils laissent à la dévotion31. Certes, VasilijIer et VasilijII accordèrent d’importants privilèges aux monastères russes, en particulier à la Trinité Saint-Serge, mais ils agissaient d’abord pour promouvoir le relèvement de terroirs que la peste et les raids tatars avaient dévastés. IvanIII, de son côté, n’eut de cesse de restreindre les exemptions et les immunités des abbayes russes32. À partir du règne de VasilijIII, les pèlerinages de cours, entre autres à la Trinité Saint-Serge, deviennent une des manifestations rituelles de ce que l’on pourrait appeler « l’année du souverain » qui se calque sur l’année liturgique russe. À l’occasion de ces visites, le grand-prince ou le tsar régale traditionnellement la confrérie. Les plus grandes libéralités semblent toutefois réservées aux époques où le souverain et son épouse sollicitent la naissance d’un héritier et non au temps de la mort et du deuil33.

18 Un autre groupe de princes est, logiquement, écarté des vœux monastiques. Les princes emprisonnés, à l’exception d’Ivan-Ignace de Vologda, ne demandent pas à prendre l’habit avant de mourir, ou n’y sont pas autorisés. Cela peut provenir de la simple méfiance : rien ne garantissait que le nouveau frère ne romprait pas ses vœux pour tenter de récupérer ses droits. Dans le passé lointain, en 1147, un prince de la lignée de Černigov, Igor´ Ol´govič, avait été massacré par les Kiéviens qui le soupçonnaient de vouloir quitter son couvent34. En 1205, Rjurik Rostislavič, qui avait été tonsuré de force, remonte sur le trône de Kiev en se défroquant35. À une époque beaucoup plus proche, en 1447, VasilijII fit lever par l’abbé de Saint-Cyrille de Beloozero sa promesse de renoncer au trône de Moscou au profit de Dmitrij Šemjaka36. Mais il y a sans doute une raison plus profondément religieuse au refus de l’entrée dans les ordres pour les princes captifs : ils n’ont pas besoin de l’habit, parce qu’ils gagnent leur salut en

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acceptant le martyre lent de l’emprisonnement. En effet, on remarque que les chroniqueurs ont tendance à leur conférer, au moins de façon rhétorique, les attributs de la sainteté souffrante. Ils qualifient leur trépas parfois de нyњая смерmb¸ (i.e. mort dans la détresse, dans la souffrance, dans la contrainte : on serait tenté de dire « malemort »)37, mais on trouve aussi l’expression cmрaσaлbμecкaя cмeрmb¸ (passion)38 qui est employée par ailleurs pour les saints princes-martyrs Boris et Gleb ou pour les princes exécutés par les Tatars à la Horde. Après cette mort sanctifiante, ils rentrent en quelque sorte dans leurs prérogatives princières, puisqu’ils sont en général enterrés avec les souverains, dans la nécropole familiale de l’archange Saint-Michel.

19 Les princes en exil ne sont pratiquement pas pris en compte dans les sources russes. Seule la mort de Dmitrij Šemjaka, empoisonné à Novgorod par un agent de VasilijII, est chroniquée, de façon plus ou moins édulcorée, parce qu’il s’agissait d’un rival extrêmement dangereux qui demeurait encore dans l’espace russe39. Les autres princes émigrés se perdent dans l’oubli dès qu’ils franchissent la frontière de la Pologne- Lituanie. Les écrits d’Ivan le Terrible peuvent toutefois nous donner un indice de la façon dont ils étaient perçus. Dans sa première lettre à Andrej Kurbskij (1564), le tsar considère ce prince, descendant de la lignée de Jaroslavl´, comme un renégat qui a trahi son maître et sa foi pour s’allier avec les ennemis de la chrétienté, et le compare aux empereurs iconoclastes, LéonIII l’Isaurien, Constantin Copronyme et LéonV l’Arménien. Il est donc clair que Kurbskij est voué à la damnation40. Dans son testament de 1572, IvanIV se dépeint lui-même comme « un exilé, du fait de l’indocilité des boyards, contraint d’errer de contrée en contrée »41. Cette phrase est ambiguë : Ivan se considère-t-il lui aussi comme un « maudit », à l’image de Svjatopolk, l’assassin de Boris et Gleb qui mourut en terre étrangère après une vaine errance, ou bien pense-t-il subir un exil purificateur, comme Israël en Egypte ?42 Dans ce cas, les autres exilés de la dynastie contribueraient eux aussi, à leur façon, à sa sanctification.

20 Nous avons donc rencontré les princes qui quittent le monde pour le cloître, la prison ou l’exil, et les princes qui se doivent d’y demeurer pour accomplir jusqu’au bout leur fonction. Il existe toutefois une position intermédiaire, au moins pour les cadets de la dynastie.

3. Le prince « nourricier » : trépas édifiants et legs pieux

21 À priori, tout prince qui se respecte devrait entrer dans la catégorie des « nourriciers » (kormiteli)43, tant la générosité envers le clergé fait partie intégrante du portrait du bon prince. Toutefois, nous l’avons vu, les chefs de la famille moscovite calculent leurs libéralités envers les monastères. Dès la génération de Dmitrij Donskoj, les « nourriciers » se trouvent donc parmi les cadets de la dynastie, à condition qu’ils conservent la capacité d’agir ; nous verrons d’ailleurs que leurs dispositions testamentaires étaient toujours susceptibles d’être invalidées ou modifiées par le souverain.

22 Le premier est le cousin et auxiliaire de Dmitrij, Vladimir Andreevič de Serpuhov- Borovsk qui « aimait les monastères et rendait un grand honneur à l’ordre monastique »44. Au-delà de cette formule, on sait que Vladimir eut à cœur de doter la capitale de sa principauté, Serpuhov, d’un monastère dont le fondateur fut Serge de

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Radonež qui baptisa aussi son fils Ivan (5.9) ; c’est d’ailleurs sur sa principauté que se trouvait le monastère de la Trinité45. Après sa mort, son petit-fils Vasilij Jaroslavič fut aussi proche de l’abbaye, mais leurs relations durent cesser lorsqu’il fut arrêté par VasilijII, en 145446.

23 Sous les règnes de VasilijIer et VasilijII, la branche cadette de Galič montre aussi une forte dévotion envers le monastère de Serge. Jurij Dmitrievič (5.3), qui avait été baptisé par le saint abbé, assista à l’invention de ses reliques en 1422 et finança alors la construction de l’abbatiale en pierre de la Trinité47. L’un de ses fils, Dmitrij le Bel (6.9), légua un important village au monastère48. Son trépas, survenu en 1440, dans une période d’accalmie pendant les guerres dynastiques qui déchiraient la Moscovie, a fait l’objet d’un récit particulier qui suggère qu’il mourut en odeur de sainteté49.

24 La branche de Beloozero-Vereja, issue d’Andrej Dmitrievič (5.6), entretint pour sa part des liens privilégiés avec les monastères Saint-Cyrille de Beloozero et Saint-Paphnuce de Borovsk. Les textes hagiographiques célébrant Cyrille, Théraponte et Martinien de Beloozero attestent qu’une relation étroite se noua du vivant d’Andrej Dmitrievič et que la femme de Mihail Andreevič fut guérie d’une infirmité à la jambe par un miracle posthume de Cyrille50. Mihail Andreevič (6.11) était le dernier survivant de la génération de VasilijII lorsqu’il mourut, en 1485. Il dut réviser à plusieurs reprises son testament, sur les injonctions d’IvanIII. Malgré tout, dans son ultime version, il prévoit d’assez nombreux legs aux monastères de Beloozero, ainsi qu’à des fondations moscovites51. Le prince se fit enterrer à Saint-Paphnuce de Borovsk, abbaye d’un saint intransigeant qui s’était même opposé à l’autocéphalie de l’Église russe52.

25 Les trois des cadets d’IvanIII qui conservèrent leur liberté (Jurij, Andrej le Cadet et Boris) se montrèrent autant que possible proches des monastères et généreux envers eux jusqu’au bout. Jurij (7.3), mort le premier, sans enfants, effectua une impressionnante série de legs pieux à diverses fondations. Le récit de ses funérailles insiste sur la profondeur du deuil qui frappa la foule à sa mort. On peut voir dans cette notation un signe de l’attachement des milieux religieux au prince53. Andrej le Cadet (7.7) prévoyait aussi de céder un domaine conséquent à la Trinité Saint-Serge et de gratifier « son » monastère du Sauveur à Kamen´e, sur le lac Kubenskoe. Toutefois son testament fut cassé, soit parce qu’on le soupçonnait d’avoir été falsifié, soit parce qu’il déplut à IvanIII54. De Boris Vasil´evič (7.6), prince de Volokolamsk et Ruza, on ne conserve qu’un testament de 1477, bien antérieur à sa mort, en 149455. Il précède également la fondation du monastère de la Dormition, près de Volokolamsk, par Joseph Sanin (1479). Cette abbaye devint rapidement un des phares du monachisme russe. Boris et ses descendants entretinrent des relations parfois orageuses avec Joseph et ses moines. À la mort de Boris, son corps fut ramené à Moscou, sur ordre d’IvanIII. En revanche, ses deux fils, Fedor (8.9) et Ivan (8.10), reposent en l’abbatiale de la Dormition Saint-Joseph56.

26 Le dernier cas de « prince-nourricier » est exemplaire. Dmitrij Ivanovič (8.4), frère cadet de VasilijIII, attribuait dans son testament des dons à une quarantaine de monastères et d’églises, en particulier celles dédiées à son saint patron Démétrios, à la condition que le grand-prince y consente57. Cette générosité ne suffit pas à expliquer pourquoi la Chronique de la Typographie, une compilation connue pour sa relative liberté de ton, consacre un long récit à son trépas et à ses funérailles (1521)58. À la lecture de ce texte, qui n’est pas repris dans les chroniques moscovites, Dmitrij semble avoir joui d’une grande popularité dans sa propre principauté, mais aussi dans les

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milieux religieux, peut-être parce qu’il avait pu incarner une sorte de recours acceptable, tempérant l’autoritarisme de son frère aîné ? On peut penser que le texte a été rédigé à la Trinité Saint-Serge, parce qu’il évoque assez précisément le passage du convoi funéraire en cette abbaye ; en outre, la Chronique de la Typographie comporte dans ces années-là des informations précises ne concernant que l’abbaye de la Trinité59. Le plus frappant dans ce récit est de voir que, face à l’attachement des foules, qui vouent une vénération spontanée au prince, veulent toucher son cercueil, comme celui d’un thaumaturge, et garder sa dépouille, les autorités moscovites n’ont qu’un souci : ramener le corps à Moscou pour mettre fin à ces épanchements inquiétants. Le boyard Semen Ivanovič Voroncov a bien du mal à se faire remettre la dépouille et à congédier les fidèles : « Si Semen ne l’avait pas interdit, tout le peuple l’aurait suivi jusqu’à la ville impériale de Moscou ». En 1610, en plein Temps des Troubles, le tsar Vasilij Šujskij ordonna de la même façon de ramener à Moscou la dépouille du tsarévitch Dmitrij qui reposait à Uglič depuis neuf ans. Il s’agissait de renforcer le « pôle de sainteté » de la collégiale Saint-Michel du kremlin et aussi d’éviter qu’un culte local servît de point de ralliement aux adversaires de l’ordre moscovite.

27 Il est incontestable que le trépas et le destin posthume des fils de la lignée moscovite révèlent à la fois des comportements religieux, des calculs politiques et certaines conceptions (car elles peuvent varier) de la fonction princière. Ces observations ponctuelles aboutissent-elles à un tableau cohérent ?

4. Essai d’interprétation

28 Dans un récent article, S.V. Sazonov distingue deux attitudes face à la mort dans la culture russe médiévale. Les mentalités de la période de Kiev sont marquées par une « confiance tranquille » quant au salut, fondée sur l’opposition simple entre les chrétiens, destinés à être sauvés, et les païens que seule la conversion peut racheter. Les défunts morts dans la religion orthodoxe reposent forcément parmi les justes et les vivants peuvent compter sur leur intercession. Mais, à partir de la fin du XIIe siècle et surtout à la suite de l’invasion mongole, l’angoisse de la damnation devient plus forte. Les châtiments envoyés par Dieu montrent que la distinction fondamentale n’est pas entre les chrétiens et les païens, mais entre les bons et les mauvais chrétiens. Il paraît dès lors nécessaire de se munir de garanties nouvelles, comme la prise d’habit, pour un salut personnel et non collectif. Désormais aussi, les morts ont besoin des prières et de la commémoration des vivants. La vision pessimiste l’emporte jusqu’à la fin du XIVe siècle où la redécouverte de « l’antiquité » kiévienne par les lettrés rétablit la confiance, au moins dans l’entourage de Dmitrij Donskoj. Toutefois, un parti emmené par la haute hiérarchie ecclésiastique, maintient que l’appartenance au peuple chrétien ou même à la lignée de saint Vladimir ne suffit pas à éviter la damnation60. Il nous semble que cette présentation binaire ne permet pas, à elle seule, d’expliquer les comportements que nous rencontrons dans la dynastie moscovite.

29 Nous avons, pour notre part, observé trois types d’attitudes face à la mort et au salut : le prince-moine, le prince séculier et le prince nourricier. Mais peut-être est-il plus révélateur de classer les individus selon la fonction qu’ils exerçaient au moment du trépas, car elle détermine fortement leur choix.

30 Les aînés de la lignée moscovite, c’est-à-dire les souverains et les héritiers désignés, privilégient le trépas monastique, d’Aleksandr Nevskij à IvanII le Bel. Ils l’ont choisi par

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fidélité à l’exemple d’Aleksandr, mais aussi parce que leur famille, contrairement à celle de Tver´ par exemple, ne compte aucun prince-martyr, sanctifié par ses souffrances, et doit donc adopter un autre modèle61. Les aînés de Moscou optent pour un trépas séculier à partir du règne de Dmitrij Donskoj, au moment où ils confisquent à leur profit la fonction de grand-prince de Vladimir et aussi au moment où le principe de la succession verticale se substitue à celui de la succession horizontale, traditionnel jusque-là. À Dmitrij Donskoj succède VasilijIer son fils, puis le fils de ce dernier, VasilijII62. Ce dernier doit lutter contre son oncle et ses cousins, mais, après sa victoire, la transmission du pouvoir se fait selon la primogéniture mâle. Dès lors, l’aîné de la dynastie ne peut abandonner sa position sans risquer de déstabiliser l’édifice de la monarchie. Si VasilijIII et Ivan le Terrible reviennent au modèle de trépas monastique, c’est certainement parce qu’ils doutent de leur salut, mais aussi parce que leur entourage se convainc que leur fin est véritablement imminente.

31 Les princes cadets qui exercent pleinement leurs fonctions, en assistant leur aîné et en gouvernant leur propre territoire, sont d’abord peu enclins à opter pour le trépas monastique : avant 1389, seul Afanasij Danilovič (2.4) choisit cette mort. Entre la fin du XIVe siècle et les années 30 du XVe siècle, dans une période marquée par la mort de Serge de Radonež et l’invention de ses reliques (1392, 1422), le raid tatar d’Edigej (1408) et plusieurs épidémies de peste, on compte trois vocations, chez des princes obscurs (n° 5.5, 5.10, 6.6). Mais le type du prince-nourricier est plus caractéristique des princes cadets. Il apparaît lui aussi à la fin du XIVe siècle et se développe particulièrement sous les règnes de VasilijII, d’IvanIII et de VasilijIII. C’est qu’entretenir des relations privilégiées avec une ou plusieurs abbayes est, pour un cadet, une façon acceptable d’exprimer ses préoccupations spirituelles, d’exercer ses prérogatives temporelles et de défendre l’identité locale de son territoire. En outre, l’intercession d’une puissante communauté monastique peut, éventuellement, lui éviter la disgrâce du souverain moscovite. On remarque que les princes cadets devenus moines ou figurant parmi les « nourriciers » sont les plus susceptibles de ne pas être ensevelis aux côtés de leurs frères et cousins en la collégiale Saint-Michel du kremlin. Est-ce à cause de leur proximité particulière avec l’ordre monastique ou parce qu’ils sont suffisamment effacés pour que l’on juge inutile de rapatrier leur dépouille dans la nécropole familiale ?

32 Les princes cadets privés de l’exercice de leur fonction ont des choix très limités et même la possibilité de devenir moine ne leur est laissée qu’avec réticences. Ceux qui meurent en prison se voient reconnaître le statut de princes souffrants, sinon de véritables martyrs, et obtiennent souvent d’être ensevelis dans la nécropole familiale, ce qui est une sorte de réhabilitation posthume. Ceux qui ont préféré l’exil à la prison sont réputés mourir en état d’errance. Mais même ainsi, tout lien ne paraît pas rompu entre eux et la lignée, car un retour est toujours envisageable. Dmitrij Šemjaka (6.8) et son fils Ivan (7.8) moururent en exil, mais le petit-fils, Vasilij Ivanovič (8.11), fut admis à reprendre son rang dans la famille régnante lorsqu’il quitta la Lituanie, en 1500. Cette réconciliation fut toutefois précaire, car il fut arrêté en 1523 et mourut en prison63.

33 La solidarité lignagère, symbolisée à Moscou par la nécropole de l’archange Saint- Michel, demeure le fondement de l’espérance dans le salut. Certes, les vivants prient plus que jamais pour les morts, au fur et à mesure que Moscou affirme sa puissance, mais ils comptent aussi sur l’aide de leurs ascendants et pas seulement de ceux que l’Église vénère officiellement, comme Vladimir, Boris et Gleb ou Aleksandr Nevskij. Gail

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D. Lenhoff a insisté à juste titre sur le fait que le principal monument de l’historiographie moscovite du milieu du XVIe siècle, le Livre des degrés de la généalogie impériale, esquisse un programme de vénération collective de la dynastie moscovite64. Cette tentative n’aurait rien d’exceptionnel, puisque plusieurs monarchies ont poursuivi ce but, avec des succès divers65. Les efforts russes n’aboutissent pas, sans doute en grande partie à cause de l’échec spirituel que fut le règne d’Ivan le Terrible aux yeux de l’Église, alors que les commanditaires de la Stepennaja kniga comptaient en faire le 17e et ultime degré de l’ascension mystique du peuple russe vers le Salut. Significativement, ce degré est inachevé et toutes les velléités de poursuivre et de conclure le Livre des degrés sont demeurées vaines. Il n’en reste pas moins que la sainteté, comme la légitimité dynastique, est descendante et non ascendante. Elle procède du premier degré, Vladimir, et doit se transmettre à chaque génération pour être encore efficace. De même qu’un prince dont le père n’a pas régné sur le trône de Kiev (ou de Moscou) ne saurait légitimement y prétendre, fût-il un descendant en droite ligne de Vladimir, de même un prince dont le père n’aurait pas été, lui aussi, sanctifié, ne pourrait se prévaloir de la sainteté de Vladimir.

34 En définitive, quelle que soit la dévotion personnelle et la situation matérielle du prince, il ne saurait être totalement coupé de son arbre généalogique. La métaphore de l’arbre est précisément celle qui ouvre le Livre des degrés et constitue son principe d’organisation. Dans la préface de l’ouvrage, la descendance de Vladimir est définie comme une « lignée de justes » (semeni ego pravednago) où chacun « plaît à Dieu » (Bogu ugodiša) à sa façon. Les uns le font en régnant heureusement, en vivant dans le mariage, en assurant une noble et nombreuse descendance ; les autres dans le célibat, par la pureté, le monachisme, le martyre pour le Christ, par la bravoure dans les batailles, par une patience reconnaissante dans la captivité, les malheurs, les chaînes, les prisons, en subissant, lors des luttes intestines, les avanies, l’aveuglement, la réclusion ; d’autres encore, en acceptant librement la pauvreté et l’errance, en feignant la folie qui est sagesse divine, en vivant sans domicile dans leur pays et à l’étranger, ou grâce à d’autres vertus encore[...]66.

35 Cette paraphrase inspirée de Paul (Rm. 12 :4-8) montre que les fonctions des princes sont variées, mais qu’ils forment un seul corps mystique de la royauté, qu’ils exercent tous un même sacerdoce royal.

36 On trouve là une conception qui nous rappelle les théologies politiques élaborées en Occident, particulièrement en Angleterre et en France, sur la continuité dynastique et les deux corps du roi. À l’Ouest aussi, « il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l’Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transportée par les juristes de la sphère théologique à celle de l’État, dont la tête est le roi »67. Or, selon la doctrine thomiste, tandis que dans le corps humain les membres sont présents « tous à la fois », dans le corps mystique du Christ, les membres s’accumulent petit à petit, en une succession permanente, « depuis le début du monde jusqu’à la fin du monde ». Dès lors, aux yeux des théoriciens, « la dynastie, la “maison”, ressemblait à une somme supra-individuelle, comparable à une universitas qui “ne mourait jamais” »68. Il y a toutefois une différence significative. En Occident, dans la succession dynastique, comme au sein des corporations, on construisait une personne corporative, une sorte de personna mystica, qui n’était une collectivité que sur le plan du temps, puisque la pluralité de ses membres était formée uniquement par la succession [...], on construisait un corps

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dont les membres s’échelonnaient en longueur, si bien que sa coupe à tout moment révélait un seul membre69.

37 Il nous semble que, de son côté, la dynastie moscovite, constitue bien un corps mystique par accumulation successive dans le temps ; toutefois, à chaque génération, ce corps n’est pas formé seulement par le souverain en exercice, mais par la collectivité, ou la corporation qu’il constitue en compagnie de ses frères et cousins. La corporation se matérialise de façon éclatante dans la nécropole familiale « où reposent tous les pieux grands-princes, leur lignée »70.

38 École pratique des hautes études

39 Sciences historiques et philologiques

40 Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

41 [email protected]

Les trépas des princes de la dynastie moscovite

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La filiation monastique dans la dynastie moscovite

NOTES

1. Pamjatniki literatury Drevnej Rusi [ci-après PLDR], t.4 : XIV-seredina XV veka, M., 1981, p.214. 2. P. Gonneau, « L’ideale della santità monastica e la dinastia moscovita (1389-1537) : il principe di fronte alla morte », in Forme della santità russa : atti dell’VIII Convegno ecumenico internazionale di spiritualità ortodossa, sezione russa, Bose, 21-23 settembre 2000, Magnano, 2002, p.96-108. 3. Ibid., p.88-92. Pour une présentation plus détaillée de ces sources, voir V. Vodoff, « L’historiographie dans la Russie ancienne », in Histoire de la littérature russe, t.1 : Des origines aux Lumières, Paris, 1992, p.194-207 ; Ja.S. Lur´e, Dve istorii Rusi XV veka : rannie i pozdnie, nezavisimye i oficial´nye letopisi ob obrazovanii Moskovskogo gosudarstva, Paris- SPb., 1994 (Collection historique de l’Institut d’études slaves, 35). 4. PLDR, t.7 : Seredina XVI veka, M., 1985, p.18-47 et P. Gonneau, « Vasilij III et Charles Quint face à la mort : ou le prince et l’habit des anges (essai d’étude comparative) », in Être catholique -- être orthodoxe -- être protestant : confessions et identités culturelles en Europe médiévale et moderne, Wroclaw, 2003, p.235-251.

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5. PLDR, t.3 : XIII vek, M., 1981, p.426-439 (Vie d’Aleksandr), et PLDR, t.4, p.208-229 (Vie de Dmitrij) ; Jaroslavskie eparhal´nye vedomosti, 28, 1873, č. Neofficial´naja, p.223-228 (Vie d’Ivan-Ignace). 6. S.F. Platonov, Drevnerusskie skazanija i povesti o Smutnom vremeni XVII veka, kak istoričeskij istočnik, 2e éd., SPb., 1913, p.363-368. 7. L.V. Čerepnin, éd., Duhovnye i dogovornye gramoty velikih i udel´nyh knjazej XIV- XVI vv., M.-L., 1950 [ci-après DDG] ; traduction anglaise, R.C. Howes, The Testaments of the Grand Princes of Moscow, Ithaca (NY), 1967. 8. « Kormovaja kniga XVI veka biblioteki Troickoj Sergievoj Lavry n° 821 1.92 » in A. V. Gorskij, Istoričeskoe opisanie sv. Troice-Sergievy Lavry, II, M., 1892, p.35-56 ; E.N. Klitina, T.N. Manušina, T.V. Nikolaeva, éds., Vkladnaja kniga Troice-Sergieva monastyrja, M., 1987 ; S.B. Veselovskij, I.A. Golubcov, éds., Akty social´no- ekonomičeskoj istorii severo-vostočnoj Rusi konca XIV-načala XVI v., t.1 et 3, M., 1952-1964 [ci-après ASEI] ; Akty russkogo gosudarstva 1505-1526 gg., M., 1975. 9. PLDR, t.3, p.436-438. 10. Voir les mentions du trépas des frères d’Aleksandr dans le Moskovskij letopisnyj svod konca XV veka, M., 1949, p.125, 141, 142, 145, 150, 151 (Polnoe sobranie russkih letopisej, 25) et dans le Rogožskij letopisec, Petrograd, 1922, col.31-33 (Polnoe sobranie russkih letopisej, 15.1) [ci-après : PSRL]. 11. PSRL, t.25, p.160, 166-167 ; Novgorodskaja pervaja letopis´ staršego i mladšego izvodov, M.-L., 1950, p.94-96, 335-339, 457. 12. PSRL, t.25, p.221. 13. Selon les sources, il s’agit de Semen ou de son frère Andrej, mais la première identification nous semble plus probable, voir P. Gonneau, « L’Ideale della santità monasticà... », art. cit., p.106-107. 14. PSRL, t. 24, p. 182 et G.V. Semenčenko, « Neizvestnyj syn Jurija Galickogo i političeskaja bor´ba na Rusi v načale 30-h gg. XV veka », Vspomogatel´nye istoričeskie discipliny, 22, 1991, p.188-193. 15. PSRL, t.18, p. 215 ; t. 25, p. 278 ; t. 12, p. 114-115 ; sur les liens de VasilijII avec la Trinité, voir. P.Gonneau, La Maison de la Sainte Trinité : un grand monastère russe du Moyen-âge tardif (1345-1533), Paris, 1993, p.160-182 et DDG, n°61, p.196. 16. Ivan Ignace meurt le 19 mai 1523 (7031) d’après une source novgorodienne (PSRL, t. 3, p.198) ou 1525 (7033) d’après sa Vie (Jaroslavskie eparhal´nye vedomosti, 28, 1873, č. Neofficia´naja, p.224) ; il avait été arrêté, en compagnie de son père, Andrej l’Aîné, et de son frère, Dmitrij, le 20 septembre 1491, cf. PSRL, t.18, p.275. 17. Voir P. Gonneau, « L’Ideale della santità monastica... », art. cit., p.97-102 et , « Vasilij III et Charles Quint face à la mort », art. cit., p.240-242, 248. 18. PLDR, t.7, Seredina XVI veka, M., 1985, p.40. 19. S.V.Sazonov, « K probleme vosprijatii smerti v srednevekovoj Rusi », in Russkaja istorija : problemy mentaliteta, M., 1994, p.52. 20. PSRL, t.13, p.115, 121. 21. Sur cette période, voir S.B. Veselovskij, Issledovanija po istorii opričniny, M., 1963 ; A.A. Zimin, Opričnina Ivana Groznogo, M., 1964 ; R. G. Skrynnikov, Opričnyj terror, L., 1969 ; Id., Rossija posle opričniny : očerki političeskoj i social´noj istorii, L., 1975.

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22. DDG, n°104, p.426-444, à comparer avec PLDR, t.7, p. 18-47 et PLDR, t.1, p.393-413. 23. D.S. Lihačev, Ja.S. Lur´e, éds., Poslanija Ivana Groznogo, M., 1951, p.162-192, en particulier p.164 : « aЗ грeшньιй вaм иЗвecтиx жeлaниe cвoe o Пocтитeнии... И мнe мнитcя oкaяннoмy, якo иcπoлy ecмь чeнeц : awe и нe oтлoжиx вcякaгo миcкaгo Мятeжa, нo yжe yкoπoлoжeниe ·лaжocлo,лeниьaнгeл¸cкaгo oбaЗa нa ceбe нoшy ». Voir aussi M. Ferrand, « Ivan le Terrible écrivain : l’Épître aux moines du Lac Blanc (1573) », Slovo, 17, 1995-1996, p.99-139 [Mélanges François de Labriolle], en particulier p.101. 24. L.E. Berry, R.O. Crummey, éds., Rude and Barbarous Kingdom : Russia in the Accounts of Sixteenth-Century English Voyagers, Madison-- Milwaukee-- Londres, 1968, p. 280-285 ; Horsey aurait pu s’inspirer de l’histoire de l’exécution de l’archevêque de Novgorod, Léonid, en 1575, qui aurait été recouvert d’une peau d’ours et livré à une meute de chiens. 25. Ibid., p.306. 26. S.M. Solov´ev, Istorija Rossii s drevnejših vremen : toma 5-6, M., 1989, p.681 (Sočinenija v vosemnadcati knigah, 3) ; B.N. Florja, Ivan Groznyj, M., 2002, p.387-388 (Åizn´ zamečatel´nyh ljudej, 1037) ; V. I. Koreckij, « Smert´ Groznogo carja », Voprosy istorii, 9, 1979, p. 93-103 ; PSRL, t. 29, p. 219, 222 ; t. 14, p. 2, 34-35 ; t. 34, p. 229. 27. Voir Dopolnenija k aktam istoričeskim, t.1, SPb., 1846, n°129, p.185 [ci-après DAI]. 28. PSRL, t.25, p.172. 29. PLDR, t.4, p.220 ; PSRL, t.25, p.218 et DDG, n°12, p.36. 30. G.M. Prohorov, Povest´ o Mitjae : Rus´ i Vizantija v epohu Kulikovskoj bitvy, L., 1978 ; J. Meyendorff, Byzantium and the Rise of Russia : A Study of Byzantino-Russian Relations in the Fourteenth Century, Cambridge, 1981, p.199-232. 31. P. Gonneau, « L’ideale della santità monastica... », art. cit., p.120-121. 32. P. Gonneau, La Maison de la Sainte Trinité..., op. cit., p.157-211. 33. D.B. Miller, « The Cult of Saint Sergius of Radonezh and its Political Uses », Slavic Review, 52, 1993, p.680-699 ; N. Shields Kollmann, « Pilgrimage, Procession and Symbolic Space in XVIth-Century Russian Politics », California Slavic Studies, 19, 1994, p.163-181. 34. PSRL, t.1, col.313-318 ; t.2, col. 321-327, 337, 349-355 et M. Dimnik, The Dynasty of Chernigov, 1146-1246, Cambridge, 2003, p.35, 45-48. 35. PSRL, t. 1, col. 426. 36. PLDR, t.4, p.516. 37. PSRL, t.12, p. 214 (Vasilij Jaroslavič, n°6.13, « mort dans les chaînes ») ; t.13, p.11 (Dmitrij, petit-fils d’Ivan III, 9.1). 38. PSRL, t.13, p.115 (Jurij Ivanovič, 8.3), 121 (Andrej Ivanovič, 8.6). 39. PSRL, t.20.1, p.262 ; t.23, p.155. 40. PLDR, t.8, Vtoraja polovina XVI veka, M., 1986, p.24. 41. « иЗгнaн ecмь oт бoяр, caмoвoлcтвa иx рaди, oт cвoeгo дocтoяния и cкитaюcя Пo cтaнaм », DDG, n° 104, p. 427. 42. Sur la mort de Svjatopolk, voir PLDR, t. 1, p. 158-160 ; on notera que lorsqu’en 1584 Ivan demande aux moines russes de prier pour lui, il se qualifie de « maudit » (чтoб ,˚

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Пoжaлoвaли, o мoeм oкaянcтвe coбoнo и Пo кeлям Мoлили Бoгa), DAI, t. 1, n° 129, p. 185. 43. Ce qualificatif est employé par Cyrille de Beloozero lui-même, dans le récit d’un de ses miracles posthumes, voir G.M. Prohorov, éd., Prepodobnye Kirill, Ferapont i Martinian Belozerskie, SPb., 1993, p.154 (Drevnerusskie skazanija o dostopamjatnyh ljudjah, mestah i sobytijah, 1). 44. PSRL, t.18, p.114 ; t.11, p.20. 45. PSRL, t.18, p.114, 131 ; t.11, p.20, 70 ; PLDR, t.4, p.390 ; P.Gonneau, La Maison de la Sainte Trinité..., op. cit., p.131-132, 139. 46. P.Gonneau, La Maison de la Sainte Trinité..., op. cit., p.162, 171-173,182. 47. PSRL, t.18, p.115 ; B.M. Kloss, Åitie Sergija Radonežskogo, M., 1998, p.418-419 (Izbrannye trudy, 1) ; P. Gonneau, La Maison de la Sainte-Trinité..., op. cit., p.131, 139, 152-153. 48. ASEI, t.1, n°164. 49. PSRL, t.27, p.107-108 ; P. Gonneau, « L’ideale della santità monastica... », art. cit., p. 113-114, 124-125. 50. Voir G.M. Prohorov, éd., Prepodobnye Kirill, Ferapont i Martinian Belozerskie..., op. cit., p.99, 154, 220, 246, 319. 51. DDG, n°80. 52. PSRL, t.12, p.218 ; voir aussi le Récit sur la vie de Paphnuce dans PLDR, t.5 : Vtoraja polovina XV veka, M., 1982, p.478-513. 53. DDG, n°68 ; PSRL, t.25, p.298 ; P. Gonneau, « L’ideale della santità monastica... », art. cit., p.109-110, 127. 54. DDG, n°74 ; PSRL, t.18, p.269 ; t.26, p.274 ; t.23, p.163, 186. 55. DDG, n°71. 56. PSRL, t.12, p.238, 258 ; t.13, p.16 ; P. Gonneau, La Maison de la Sainte Trinité..., op. cit., p.208, 215-217. 57. DDG, n°99. 58. PSRL, t.24, p.218-220 ; P. Gonneau, « L’ideale della santità monastica... », art. cit., p. 112, 114-118, 130-132. 59. A.N. Nasonov, Istorija russkogo letopisanija XI-načala XVIII vv., M., 1969, p.388-392. 60. S.V. Sazonov, « K probleme vosprijatii smerti v srednevekovoj Rusi », in Russkaja istorija : problemy mentaliteta, M., 1994, p.47-52. 61. Jurij Danilovič mourut de mort violente à la Horde (1325), mais il avait auparavant été le complice du martyre du prince Mihail Jaroslavič de Tver´ (1318) ; en outre, il fut assassiné par le fils de Mihail de Tver´ et non exécuté sur l’ordre du khan, voir PSRL, t. 15, col.412, 415 ; t.15.1, col.40-42. ; t.25, p.161-167. 62. Vladimir Andreevič (n°4.10) ne pouvait en principe occuper le trône aîné, parce que son père, Andrej (n°3.4), était mort de la peste en 1353 sans avoir régné à Moscou. Il y eut toutefois une période de brouille entre lui et Vasilij Ier au début du règne de ce dernier, voir PSRL, t.25, p.218. Sur la guerre dynastique de 1425-1453, voir en particulier A.A. Zimin, Vitjaz´ na rasput´e : feodal´naja vojna v Rossii XV v., M., 1991. 63. PSRL, t.12, p.252 ; t.13, p.43.

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64. « Unofficial Veneration of the Daniilovichi in Muscovite Rus´ », in A.M. Kleimola, G. Lenhoff, éds., Culture and Identity in Muscovy, 1359-1584 = Moskovskaja Rus´ (1359-1584) : kul´tura i istoričeskoe samosoznanie, M., 1997, p.391-416, en particulier p. 414-416. 65. G. Klaniczay, « From Sacral Kinship to Self-Representation : Hungarian and European Royal Saints in the XI-XIIIth Centuries », in E. Vestergaard , éd., Continuity and Change in the Middle Ages, Odense, 1986, p.61-86 ; A. Vauchez, « ‘Beata stirps’ : sainteté et lignage en Occident aux XIIIe et XIVe siècles », in Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Rome, 1977, p.397-406 (Collection de l’Ecole française de Rome, 30). 66. (Note CAIRN : pour des raisons techniques, cette note n'est disponible qu'en version PDF) 67. E. Kantorowicz, Les deux corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen âge, Paris, 1989, p. 28 (Bibliothèque des histoires). 68. Ibid., p. 223, 243. 69. Ibid., p. 227. 70. « Идъжe вcи блaгoвънии вeлиязи княЗи лeжaт, рoд иx », PSRL, t.25, p.298.

RÉSUMÉS

Résumé Cette étude, embrassant dix générations, analyse les conditions de la mort des 86 princes de la dynastie moscovite. Elle tente d’établir pour chacun d’eux l’état, laïque ou monastique, dans lequel il est mort, ses dispositions testamentaires, son lieu de sépulture et l’existence ou l’absence d’une vénération posthume. On peut distinguer trois catégories principales : le prince- moine qui prend l’habit religieux sur son lit de mort, le prince n’entretenant que des relations intermittentes avec l’ordre monastique et le « prince-nourricier » qui, sans entrer dans les ordres, manifeste une dévotion ou une générosité particulière envers ses abbayes favorites. La fonction et l’époque jouent aussi leur rôle. D’Aleksandr Nevskij (†1263) à Ivan II le Bel (†1359), les aînés de la dynastie moscovite choisissent le trépas monastique parce qu’il garantit leur salut individuel et donne à leur lignée, qui ne compte aucun prince-martyr, son aura de sainteté. En revanche, à partir du règne de Dmitrij Donskoj (†1389), les aînés de Moscou optent presque tous pour un trépas séculier, car renoncer au pouvoir, même in extremis, risque de déstabiliser le système monarchique. Les cadets se font rarement moines, mais sont fréquemment des « nourriciers ». Comme en Occident, la dynastie moscovite forme idéalement un corps mystique, constitué par le souverain en exercice, mais aussi ses frères et cousins, qui reposent presque tous dans la nécropole de l’archange Saint-Michel, au Kremlin.

Abstract The death of the Prince in the Muscovite dynasty : Monastic model and sanctity in the family line (1263-1598). The aim of this study of the circumstances surrounding the demise of 86 princes making up the ten generations of the Muscovite dynasty is to ascertain the provisions of their wills and their

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burial places as well as to find out how many of them took the cowl on their deathbed and/or became objects of particular worships after their death. The study reveals that princes fall into three categories : a) those who take deathbed vows or “monk-princes”; b) those whose intercourse with monastic communities remains intermittent ; c) those who do not take vows, but have specific devotions and/or make generous donations to their favourite abbeys (the providers). Patterns change according to chronological periods and ranks : while in the generations between Aleksandr Nevskii (†1263) and Ivan II (†1359) the eldest son always died a monk, ensuring both his own salvation and a greater aura of sanctity for a lineage so far deprived of martyrs, after Dmitrii Donskoi (†1389), on the other hand, most sovereigns died on the throne for fear of endangering the monarchy by an abdication. Among younger sons, however, monks are rare, whereas many “providers” can be found. Much like in Western dynasties, in the House of Moscow the sovereign, his brothers and cousins, who are for the most part buried side by side in the Kremlin family necropolis, form an ideal mystic body.

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La monarchie russe à la lumière de la crise politique des années 1530-1540

Mohail M. KROM

1 L’hypothèse principale sur laquelle repose ce travail est la suivante : durant la période dite du « gouvernement des bojare » (de 1533 à 1547 ou 1548,cette dernière date demandant à être précisée), le pays traversa une longue crise politique provoquée par l’incapacité de fait du jeune souverain Ivan IV1. De là découle le projet de cette recherche : étudier le fonctionnement de la « monarchie sans monarque » pour tenter de comprendre quelques particularités essentielles de la nature de l’État russe du Moyen âge tardif.

Fonctions du monarque et de ses conseillers dans le gouvernement de l’État

2 Les périodes de crise sont pour les chercheurs comme des expériences proposées par l’histoire elle-même : ce qui demeure « hors champ » durant les périodes de stabilité politique passe au premier plan, devient visible durant les périodes de crise. Les historiens peinent à comprendre le mécanisme de prise de décision dans les situations « normales », lorsqu’un grand-prince ou un tsar adulte et majeur exerce le pouvoir. Que décidait le souverain lui-même, qu’est-ce qui émanait de ses conseillers ? Il est un peu plus facile de répondre à ces questions pour ce qui est du « gouvernement des bojare », c’est-à-dire de la période d’incapacité de fait d’Ivan IV.

3 La crise des années 1530-1540 mit en lumière de manière éclatante une fonction essentielle du monarque : celle de garant de la stabilité politique et d’arbitre suprême de l’élite de la cour. Ce fut précisément l’incapacité du jeune Ivan IV à assumer cette fonction qui engendra les explosions de violence et la multiplication sans précédent des querelles de préséance. Tant que sa mère, la grande-princesse Hélène Glinskaja, qui s’était approprié le titre de souveraine, était en vie, ces conflits étaient encore contenus

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tant bien que mal. Mais, après sa mort (avril 1538), l’aristocratie se sentit affranchie de tout contrôle. Pour la période comprise entre 1539 et la fin de l’année 1547, le répertoire chronologique établi par Jurij Moiseeviã Êskin enregistre 43 affaires de préséances, alors que 13 cas seulement sont connus pour tout le règne de Basile III (1505-1533)2.

4 Une autre prérogative imprescriptible du monarque était de représenter l’État en matière de politique extérieure. Il incarnait dans sa personne l’idée même de souveraineté. C’était lui, et nul autre, qui menait la guerre contre ses voisins et concluait la paix avec eux. En principe, cette fonction ne dépendait pas de l’âge ou des qualités physiques du détenteur du pouvoir suprême. Le bojarin Ivan Fedoroviã Ovãina Obolenskij, le tout-puissant favori (et l’un des véritables responsables de la politique extérieure du pays au milieu des années 1530) a su exprimer cette idée de façon remarquable. Répondant à l’hetman lituanien Jerzy Radziwi, qui avait souligné dans une de ses lettres la jeunesse d’Ivan IV, il affirma : « ...notre souverain est encore dans l’enfance, mais majeur par la grâce de Dieu pour ce qui est de sa souveraineté »3. (On peut voir dans cette formule une variante russe de la célèbre théorie médiévale des « deux corps du roi »)4. En décembre 1533, Ivan IV, alors âgé de trois ans, prit part pour la première fois à une cérémonie aulique (la réception de courriers envoyés de Crimée). Par la suite, l’audience accordée par le jeune souverain demeura un rituel obligatoire pour toutes les ambassades envoyées à Moscou5.

5 Si l’on veut savoir qui expédiait les affaires courantes et prenait les décisions, il faut chercher la réponse dans les annotations de chancellerie au verso des chartes de privilèges. Bien qu’elles aient été, selon la tradition, délivrées au nom du grand-prince, ces chartes portent souvent au verso le nom de celui qui les a fait établir. Ainsi, au dos du privilège octroyé en janvier 1535 par Ivan IV au monastère de la Trinité Mahrišãskij pour un hameau du district de Perejaslavl´-Zalesskij, on lit : « Sur l’ordre du bojarin prince Ivan Vasil´eviã Šujskij »6. Deux autres chartes délivrées sur l’ordre du prince Ivan Vasil´eviã Šujskij (en 1538)7 nous sont parvenues. Mais, la plupart du temps, on trouve au verso des chartes des noms de maîtres de l’Hôtel (двоецкие) et de trésoriers. Sur les 54 chartes présentant des inscriptions au verso répertoriées pour la période 1535-1548, 48 ont été délivrées sur l’ordre de maîtres de l’Hôtel de Moscou (Большой двоец) ou de province et de trésoriers8. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une pratique nouvelle : certaines chartes émises sous BasileIII portent des mentions semblables9. Cela incite à penser que l’administration au jour le jour de la maison du grand-prince pouvait parfaitement se passer de l’intervention personnelle de celui-ci. Ce fut le cas dans les années 1530-1540. Lorsque, fait extrêmement rare, le souverain prenait lui- mêmela décision, les secrétaires ne manquaient pas de le mentionner. Ainsi, le privilège d’Ivan IV du 6 février 1545 accordé au monastère Saint-Antoine de la Sija porte l’annotation : « C’est le grand-prince lui-même qui a donné l’ordre de rédiger cette nouvelle charte. [signé :] Istoma Nougorodov »10.

6 À en juger par les documents qui ont été conservés, l’intervention personnelle du jeune souverain était bien plus fréquente dans les affaires de justice. Ainsi, entre février 1535 et juin 1536, il entendit plusieurs minutes de procès et rendit son verdict en conséquence11. Si l’on garde à l’esprit que le grand-prince n’était alors âgé que de quatre à cinq ans, il est évident que son rôle dans la procédurejudiciaire était purement nominal. Les cas où les affaires judiciaires étaient réglées à Moscou par des bojare qui n’appartenaient pas à l’administration du palais sont réellement exceptionnels (on peut

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une fois de plus citer ici le prince Ivan Vasil´eviã Šujskij)12. On peut considérer que, dans les années 1530-1540, l’habitude était que les maîtres d’Hôtel de Moscou et de province et les trésoriers officient comme juges de dernière instance13.

Haute « politique » et routine administrative

7 Tout ce que recouvre pour nous aujourd’hui le terme « politique » (ce mot était inconnu dans la Russie du XVIe siècle) était rangé par les gens de cette époque dans deux sphères différentes et de valeurs très inégales. D’une part, la haute sphère, qui englobait tout ce qui concernait la personne du souverain, ses faits et gestes (par exemple, la guerre était bien évidemment« l’affaire du souverain »), ainsi que les événements de la vie de cour. D’autre part, la routine administrative, le fonctionnement au jour le jour des bureaux. Le contraste entre ces deux sphères est facile à repérer si nous comparons les documents de la pratique administrative mentionnés ci-dessus avec les récits des chroniques sur l’époque du « gouvernement des bojare ». Parlant des guerres et des relations diplomatiques avec les États voisins, des intrigues de la cour et des révolutions de palais au Kremlin, les chroniqueurs ne disent pratiquement rien des affaires ni des préoccupations d’administration intérieure. Ils ne nous renseignent même pas sur des mesures aussi essentielles que la réforme de l’administration locale de la justice et de la police [губная ефома] et l’attribution de bénéfices, ou domaines en précaire [поместья], à la fin des années 153014.

8 La vie de la cour, qui était au centre de l’attention des chroniqueurs, était une sorte de « théâtre politique », où tous les personnages se trouvaient en permanence en représentation : le grand-prince, sa mère la régente, ses oncles (qui mouraient les uns après les autres en détention), les bojare favoris, les métropolites. Cependant, les rouages de l’administration quotidienne du pays étaient actionnés par d’autres personnages, bien plus rarement mentionnés dans les chroniques : les maîtres de l’Hôtel, les trésoriers, les secrétaires. Naturellement, il existait des recoupements entre les sphères de la cour et de l’administration : d’une part, certains favoris, comme les princes Ivan Fedoroviã Ovãina Obolenskij et Ivan Vasil´eviã Šujskij, endossèrent des fonctions judiciaires et administratives ; d’autre part, des administrateurs expérimentés comme le prince Ivan Ivanoviã Kubenskij, maître de l’Hôtel, et le secrétaire Fedor Mišurin furent impliqués dans des intrigues de cour et finirent sur le billot. Mais elles ne coïncidaient que partiellement. Il est indispensable de distinguer ces deux sphères pour comprendre les événements des années 1530-1540 : la crise toucha surtout la sphère du pouvoir suprême et n’eut presque aucun effet sur l’appareil étatique en tant que tel. Or, les intérêts de la noblesse étaient presque entièrement concentrés dans cette sphère« supérieure », celle de la cour. C’est justement pour cette raison que les conflits au sein de l’aristocratie, qui se traduisaient par des querelles de préséance, n’eurent pas de conséquences destructrices sur l’appareil administratif et n’engendrèrent pas l’anarchie dans le pays.

9 Ce qui m’amène à penser que l’idée, solidement ancrée pourtant dans l’historiographie, selon laquelle l’émergence d’un nouveau favori signifiait un changement de gouvernement, est totalement erronée. Entre 1538 et 1547, cinq « gouvernements » en tout se seraient succédé, correspondant chacun à un groupe de bojare : les Šujskie, les Bel´skie, les Voroncovy, les Glinskie, etc.15 Dans cette conception, la vie politique du

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xvie siècle est pensée par analogie avec la vie des États du xixe et du xxe siècle (avec leurs changements de cabinets, les « chassés-croisés » ministériels, etc.). Mais les groupes de bojare du xvie siècle n’avaient rien de commun avec les partis politiques modernes. Ils ne cherchaient nullement à « s’emparer de l’appareil d’État » (comme l’ont affirmé certains historiens)16, à modifier la politique gouvernementale, à mettre en œuvre des réformes. L’objectif des clans de bojare qui s’affrontaient était de s’assurer une situation dominante au sein de la cour, de distribuer les grades du Conseil à leurs parents et partisans et probablement d’améliorer leur situation matérielle aux dépens du trésor.

10 Les bojare, on l’a montré plus haut, ne prenaient part qu’épisodiquement aux activités administratives et judiciaires. Aucune des tentatives faites par les historiens pour attribuer à tel ou tel favori un programme politique déterminé n’est convaincante. Par « gouvernement » (si tant est que ce terme puisse être employé ici) il faut plutôt entendre d’autres personnages, ceux qui quotidiennement -- on peut déjà dire professionnellement -- assuraient la bonne marche de l’administration : les maîtres de l’Hôtel, les trésoriers, les secrétaires, qui constituaient un embryon de bureaucratie. La lutte contre le brigandage offre, à cet égard, un exemple significatif. À la charnière des années 1530 et 1540, ce sont des nobles issus de divers clans de princes et de bojare (dans l’ordre chronologique : le prince Ivan Dmitrieviã Penkov, le prince Ivan Vasil´eviã Šujskij et Ivan Grigor´eviã Morozov) qui étaient chargés de la diriger. Mais ces changements de personnes n’eurent aucune incidence sur le caractère de la réformejudiciaire, probablement parce que toutes les chartes relatives à l’administration locale de la justice et de la police [губные гамоты] émanaient d’une même administration. Comme l’a montré Nikolaj Evgen´eviã Nosov, elles étaient signées par les secrétaires du palais (двоцовые дьяки)17.

La monarchie russe dans une perspective historique comparative

11 Si l’on compare la crise politique traversée par la Russie dans les années 1530-1540 avec la situation d’autres pays européens au début des Temps modernes, on remarque que partout la minorité du souverain mettait en évidence la faiblesse institutionnelle de la monarchie. L’ensemble des problèmes auxquels était confronté le pouvoir suprême était similaire : une élite politique difficile à diriger, les prétentions des princes de sang, les dissensions au sein de la famille royale, etc.18 La monarchie d’Ivan IV présente cependant certaines particularités de caractère nettement archaïque et oblige à chercher des parallèles dans un passé européen plus reculé.

12 Il s’agit d’abord du fait que l’institution de la régence n’avait pas de bases juridiques dans la Russie du XVIe siècle. Au Moyen âge, bien que le roi de France fût pleinement en droit de choisir comme tuteur de son fils mineur la personne en qui il avait le plus confiance (la mère du prince héritier, un de ses oncles, une sœur, etc.) et qu’il n’y eût en cette matière aucun règlement précis19, l’institution même de la régence existait et n’était remise en cause par personne. En Russie, bien que la tradition de la tutelle familiale fût bien connue dans la lignée grand-princière, la notion de régence n’existait pas en tant que telle. L’intégralité du pouvoir appartenait officiellement au souverain, indépendamment de son âge (gardons à l’esprit les propos cités plus haut d’Ivan Fedoroviã Ovãina Obolenskij), et ne pouvait être transmise à personne. Même la

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régence d’Hélène Glinskaja, qui avait le droit incontestable de tutelle sur son fils, revêtait pour ainsi dire un caractère semi-officiel. Elle ne pouvait ouvertement intervenir au nom d’Ivan IV ni dans le domaine judiciaire, ni dans l’administration intérieure, ni dans la politique étrangère20. Les prétendants ultérieurs au rôle de tuteur du jeune souverain étaient encore moins en droit de se considérer comme les dirigeants légitimes du pays, et ce fut l’un des principaux facteurs d’instabilité à la fin des années 1530 et dans les années 1540.

13 La situation décrite rappelle l’Europe du haut Moyen âge, où la capacité juridique d’un roi mineur n’était en rien limitée et où il n’existait pas de tuteurs ni de régents officiellement désignés qui auraient gouverné à la place du monarque21.

14 De même, le début de bureaucratisation du gouvernement de la Moscovie dans le deuxième quart du XVIe siècle rappelle davantage la France des XIIe-XIIIe siècles que les États européens du début des Temps modernes. Nous avons gardé la trace (originaux, copies ou simples mentions) de plus de 400 privilèges et mandements émis au nom d’Ivan IV et datant du « gouvernement des bojare »,conservés pour la plupart dans des archives monastiques22. Il y faut ajouter plusieurs dizaines de documents divers (minutes de procès, chartes statutaires, chartes relatives à l’administration locale, etc.). De très nombreux documents ont évidemment disparu dans les incendies et autres catastrophes, mais les archives des autres paysn’y ont pas échappé non plus : de ce point de vue, la situation russe est loin d’être unique. Même en tenant compte de ces pertes, la « productivité » de la chancellerie grand-princière moscovite des années 1530-1540 est de beaucoup inférieure à celle de la chancellerie royale de Philippe IV le Bel (1285-1314), dont pas moins de 50000 actes sont parvenus jusqu’à nous. Ainsi que le souligne Robert Fawtier à qui je dois ce chiffre, la quantité de documents conservés « n’est rien auprès de ce qui a été détruit »23. Il est évident que les deux États en sont à des étapes différentes de leur développement. En effet, le premier document de la chancellerie moscovite que nous connaissions est le testament d’Ivan Kalita (« l’Escarcelle ») daté de 1340.

15 La quantité des actes est habituellement mise en corrélation avec les effectifs du personnel administratif. À cet égard, le contraste entre la Russie et la France du xvie siècle est saisissant : Aleksandr Aleksandroviã Zimin a compté 121 secrétaires au service du grand-prince Basile III pour l’ensemble de son règne (1505-1533)24; lors de son accession au trône, François Ier (1515-1547) disposait d’une véritable armée d’officiers, estimée à 4000 personnes (en 1573, ils seront déjà 20000)25.

16 Cet archaïsme de la monarchie russe, sensible si on la compare aux royaumes d’Europe occidentale de la même époque, ne doit cependant pas être interprété comme un signe d’immobilisme et de stagnation. Les années 1530-1540 sont précisément dans l’histoire de la Russie une période de changements profonds du système d’administration centrale et locale, où se poursuit la bureaucratisation de l’appareil administratif. Le Justicier de 1550 reflète ces changements26.

17 Université européenne de Saint-Pétersbourg

18 Faculté d’histoire

19 [email protected]

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NOTES

1. Plusieurs articles de l’auteur sont consacrés à la justification de cette thèse. Voir М.М. Ком, « Политический кризис 30-40-х годов XVI века (Простановка поблемы) » [M.M. Krom, , « La crise politique des années 1530-1540 (position du problème) »], Отечественнаря истоия [Histoire nationale], 1998, n° 5, p. 3-19 ; idem, « “Мне сиотствующу, а цаству вдовствующу”: кизис власти и механизм пинflтиfl ешений в пеиод “боflского павлениfl” (30-40-е годы XVI в.) », Российская монахия: вопосы истоии и теоии. Межвузовский сбоник статей, посвященный 450-летию учеждения цаства в России (1547-1997 гг.) [« “Je suis orphelin et l’Empire est veuf” : la crise du pouvoir et le mécanisme de prise de décision pendant le “gouvernement des bojare” (années 1530-1540) », in : La monarchie russe : questions d’histoire et de théorie. Recueil interuniversitaire d’articles consacrés au 450e anniversaire de l’institution impériale en Russie (1547-1997)], VoroneÏ, 1998, p. 40-49. 2. Voir û.М. Эскин, Местничество в России XVI-XVII в‚. Хонологический греест [Ju.M. Êskin, Les querelles de préséance en Russie, xvie-xviie siècles. Répertoire chronologique], Moscou, 1994, p. 43-47, n° 36-77 (juin 1539-décembre 1547) ; ibid., p. 41-42, n° 20-32 (1506/07-1530). 3. « Государь наш ныне во младых летех, а милостью Божиею госудаствы своими в совешенных летех », Sb. RIO, t. 59, Saint-Pétersbourg, 1887, p. 37. 4. E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Medieval Political Theology, Princeton, 1957. 5. RGADA, fonds 123, dossier 8, f. 3, 33 v°, 160-160 v°., etc.; Sb. RIO, t. 59, 1887, p. 43-44 ; Б.Н. Флоfl, Иван Грозный [B. N. Florja, Ivan le Terrible], Moscou, 1999, p.9. 6. RNB, Département des manuscrits, fonds 532, inventaire 1, n°113. 7. Описание актов собрания гафа А.С. Уваова. Акты истоические, описанные И. М. Катаевым и А.К. Кабановым [Inventaire des actes de la collection du comte A. S. Uvarov. Documents historiques inventoriés par I. M. Kataev et A. K. Kabanov], Moscou, 1905, n° 25, p. 32; RGB, Département des manuscrits, fonds 303, registre 536, f. 432-432 v°. 8. Le trésorier Ivan Ivanoviã Tret´jakov (seul ou avec un autre trésorier, Fedor Ivanoviã Sukin) fut à l’origine de 27 chartes ; le maître de l’Hôtel de Moscou, le prince Ivan Ivanoviã Kubenskij, de 7, etc. Les indications au verso des chartes sur l’identité de ceux qui les firent émettre furent publiées pour la première fois par S.M. Kaštanov dans son répertoire chronologique. Voir С.М. Каштанов, “Хонологический пе речень иммунитетных гамот XVI века [Ч. 1], [S. M. Kaštanov, « Répertoire chronologique des privilèges du XVIe siècle [1re partie] »], AE 1957, Moscou, 1958, p. 302-376. En ce qui concerne les années 1530-1540, voir les n° 343, 345, 379, 402, 415, 419, 426, 427, 433, 441, etc. 9. Ibid., n° 44 (1507), 63 (1508), 99 (1511), etc. 10. SGKÊ, t. I, Petrograd, 1922, n° 109, col. 112. 11. RGB, Département des manuscrits, fonds 303, registre 518, f. 341-341 v°; AGR, t. I, Kiev, 1860, p. 46-47, 49-52, 55-57.

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12. Le 4 mai 1534, le prince Ivan Vasil´eviã Šujskij rendit un jugement en faveur du monastère Mahrišãskij dans le différend qui l’opposait aux Baskakovy (AJuB, t. I, Saint- Pétersbourg, 1857, n° 52, col. 172-192). 13. AGR, p. 81-82, 84-85, 91-92, 103-110 ; RGADA, fonds 1193, registre 1, f. 104 ; RGB, Département des manuscrits, fonds 303, registre 539, f. 273a-274 ; ASZ, t. I, Moscou, 1997, n° 122, 228, 229, 314, p.96, 202, 206, 311, etc. 14. On ne trouve d’informations sur la réformede l’administration locale que dans les chroniques de Pskov. Voir Псковские летописи [Les chroniques de Pskov], vol. 1, Moscou-Leningrad, 1941, p. 110 ; vol. 2, Moscou, 1955, p. 229-230. 15. I. I. Smirnov parle de la « politique des Bel´skie », du « gouvernement des Bel´skie », etc., mais ne va pas jusqu’à identifier tel ou tel groupe de bojare avec le gouvernement du pays. La tendance à l’identification est en revanche clairement exprimée dans le livre d’A. A. Zimin : « la politique du gouvernement des Bel´skie » (au sujet des années 1540-1541) et « le nouveau gouvernement » (à propos de l’émergence des Voroncovy et des Kubenskie en 1544-1545). Il faut attendre l’ouvrage de S. M. Kaštanov pour trouver un tableau achevé de la valse des « gouvernements » des bojare, chacun essayant de mener sa propre politique. Voir И.И. Сминов, Очеки политической истоии Русского госудаства 30-50-х годов XVI века [I.I. Smirnov, Essais sur l’histoire politique de la Russie, 1530-1560], Moscou, 1958, p. 75-119, en particulier p.86, 93,113; А.А. Зимин, Рефомы Ивана Гозного [A.A. Zimin, Les réformes d’Ivan le Terrible], Moscou, 1960, p. 248-278, en particulier p.258, 268; С.М. Каштанов, Социально-политическа я истоия России конца XV - певой половины XVI в. [S.M. Kaštanov, Histoire socio- politique de la Russie, fin du xve-première moitié du xvie siècle], Moscou, 1967, p.327-374. 16. A.A. Zimin, Les réformes d’Ivan le Terrible (op. cit., note 15), p. 224. Cette thèse reçut le soutien de V.B. Kobrin dans son compte-rendu du livre d’A.A. Zimin (voir Истоия СССР [Histoire de l’URSS], 1962, n° 5, p.186). 17. Н.Е. Носов, Очеки по истоии местного упавления Русšкого госудаства певой половины XVI века [N.E. Nosov, Essais sur l’histoire de l’administration locale en Russie dans la première moitié du xvie siècle], Moscou-Leningrad, 1957, p. 315-326. 18. N. Henshall, The Myth of Absolutism. Change and Continuity in Early Modern European Monarchy, Londres -- New York, 1992. Cité ici d’après l’édition russe : Н. Хеншелл, Миф абсолютизма. Пе ;р ;емены и пе ;р ;емственность в азвитии западноевопейской монахии аннего Нового вемени, Saint-Pétersbourg, 2003, p. 25-26, 40, 172. 19. Dictionnaire de la France médiévale, sous la direction de Michel Balard, Paris, 2003, p. 226 (article « régent »). 20. Voir M.M. Krom, « La crise politique... » (op. cit., note 1), p. 7. 21. Th. Offergeld, Reges pueri. Das Königtum Minderjähriger im frühen Mittelalter, Hannovre, 2001, p.35. 22. Dans S.M. Kaštanov, « Répertoire chronologique... » (op. cit., note 8), ainsi que dans les compléments édités en 1968 (С.М. Каштанов, В.Д. Назаов, Б.Н. Флоfl, « Хонологический пе ;р ;ечень иммунитетных гамот XVI в. [Ч. 3] » [S. M. Kaštanov, V. D. Nazarov, B. N. Florja, « Répertoire chronologique des privilèges du XVIe siècle [3e partie] »], AE 1966, Moscou, 1968, p.197-253), pour les années 1534-1548 sont

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recensés 409 privilèges. Les recherches menées au cours des trente dernières années permettent certainement d’ajouter à ce nombre plusieurs dizaines de documents. 23. R. Fawtier, Les Capétiens et la France, Paris, 1942, p. 14 (cité par l’auteur d’après la traduction russe, Saint-Pétersbourg, 2001). 24. Voir А.А. Зимин, “Дьflческий аппа‡т в России втоой половины XV-певой тети XVIв.”, Истоические записки [A.A. Zimin, « Le corps des secrétaires dans la Russie de la seconde moitié du XVe siècle et le premier tiers du XVIe », Notes historiques], vol.87, Moscou, 1971, p. 282. 25. F. Cosandey, R. Descimon, L’absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, 2002, p. 110. 26. Voir М. М. Ком, “Судебник 1550 г. и судебно-администативнаfl пактика 30-40-х годов XVI в.” [« Le Justicier de 1550 confronté à la pratique administrative et judiciaire des années 1530 et 1540 »], Восточная Евопа в девности и седневековье. Поблемы источниковедения (XVII Чтения памяти В. í. Пашуто; IV Чтения памя ти А. А. Зимина) [L’Europe orientale dans l’Antiquité et au Moyen âge. Problèmes d’étude des sources (XVIIe conférence à la mémoire de V. T. Pašuto ; IVe conférence à la mémoire de A. A. Zimin], vol. II, Moscou, 2005, p. 217-220.

RÉSUMÉS

Résumé L’auteur soutient que les crises politiques peuvent être considérées comme des « expériences » menées par l’Histoire elle-même : elles éclairent le fonctionnement d’un système politique qui, lorsque la situation est « normale », demeure opaque. Ainsi, une analyse minutieuse de la crise politique des années 1530-1540, crise provoquée par la minorité d’Ivan IV, peut nous aider à mieux comprendre la monarchie médiévale russe. Cette crise, en effet, jette un jour nouveau sur le rôle du souverain dans le système politique et sur les fonctions de ses conseillers et de ses clercs. L’auteur conclut que les prérogatives imprescriptibles du souverain comprenaient le contrôle exercé sur l’élite aristocratique ainsi que la représentation de l’État dans les relations extérieures. Pour ce qui était de l’administration au jour le jour, elle était confiée à un groupe encore embryonnaire de bureaucrates (une proto-bureaucratie) : les maîtres de l’Hôtel, les trésoriers, les secrétaires (d´jaki). Ces administrateurs professionnels disposaient d’un réel pouvoir, mais en termes de dignité et de prestige ils étaient éclipsés par les aristocrates titulaires du grade le plus élevé de la cour, celui de bojarin. Enfin, comparée à d’autres monarchies du xvie siècle, la grande-principauté de Moscou semble plutôt archaïque, ce qui ne veut pas dire immuable : bien au contraire, le milieu du xvie siècle est une époque de changements rapides et profonds.

Abstract Russian monarchy in the light of the political crisis of the years 1530-1540. The author argues that political crises may be seen as “experiments” conducted by History itself : they illuminate the working of a political system which in “normal” situations remains obscure. Thus a close examination of the political crisis of the 1530s and 1540s caused by young Ivan IV’s

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minority may contribute to a better understanding of late medieval Russian monarchy. The situation of crisis sheds new light on the role of the sovereign in this political system and on the functions of his councillors and clerks. The author comes to the conclusion that the unalienable prerogatives of the monarch included control over the aristocratic elite and representation of the state in foreign affairs. As for day-to-day administrative functions, they were delegated to a rising group of bureaucrats (a proto-bureaucracy): majordomos, treasurers, and secretaries (d ´iaki). Though these professional administrators wielded real power, in terms of honor and prestige they were overshadowed by the aristocrats who held the highest court rank of boyars. Finally, when compared to other sixteenth-century European monarchies, the Muscovite grand principality looks rather archaic -- which should not be understood as immutable : on the contrary, the middle of the sixteenth century was a period of rapid and profound changes.

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Le couronnement d’Ivan IV La conception de l’empire à l’Est de l’Europe

Olga NOVIKOVA

1 La présente étude tente d’analyser le rituel de couronnement d’IvanIV (1547)1. L’auteur s’est fixé comme objectif de définir la manière dont les conceptions abstraites de « théologie impériale », élaborées par les lettrés, sont « traduites » dans le rituel en une langue compréhensible par la majorité. La cérémonie du couronnement est en ce sens le point de convergence des cultures écrite et orale, populaire et élitaire. Le tsar et le métropolite n’étaient pas les seuls à prendre part au « théâtre de l’État » ; tous « les chrétiens orthodoxes » en étaient aussi les acteurs.

2 Mais tout spectacle met en scène des héros principaux et des seconds rôles au bénéfice d’un public. Qu’est-ce qui transformait l’impétrant en empereur ? Durant le couronnement, les hommes n’étaient pas les seuls acteurs importants. Il fallait également compter avec les objets : les regalia. Que symbolisaient-ils ? Au cours de la cérémonie se dessinait la figure idéale du souverain et de ses relations avec la société. On énonçait, parfois de manière explicite, parfois de façon voilée, les conditions à remplir pour être considéré comme un empereur authentique. Quelle était cette figure idéale et quelles étaient ces conditions ? En quelle langue symbolique étaient « traduites » les conceptions politiquessous-jacentes ? Quels gestes accomplissait-on durant la cérémonie et quelle en était la signification ? C’est à toutes ces questions que le présent article s’efforce de répondre brièvement.

3 L’auteur disposait d’une source : le cérémonial du couronnement2. Comme on sait, le cérémonial est un guide, non le procès-verbal de couronnements réels. Cependant, l’impossibilité où se trouve l’historien de confronter le cérémonial avec des témoignages oculaires, le fait que la rédaction formulaire du rituel ait été, semble-t-il, élaborée peu après la cérémonie3 ne constituent pas un obstacle à notre recherche. L’essentiel, en effet, est d’analyser le normatif, non le particulier, la règle, non la pratique concrète.

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Signification du couronnement

4 Il est temps à présent de s’interroger sur la nécessité du couronnement. Deux ans en effet avant la cérémonie, Ivan, à l’en croire, jouissait déjà de l’intégralité de son pouvoir. Nous pouvons mettre en doute l’exactitude de cette affirmation, mais de l’avis général le couronnement n’a pas modifié sensiblement l’étendue de son pouvoir. En quoi consistait donc le changement ?

5 Nous n’aborderons pas ici les raisons politiques concrètes qui pouvaient rendre souhaitable un couronnement dans tel ou tel cas particulier (raisons qui ont été d’ailleurs maintes fois analysées par les historiens4). Disons d’emblée que tout couronnement, à l’Ouest comme à l’Est de l’Europe, était un événement important dans le domaine du droit comme dans celui de la théologie politique. Du point de vue juridique, il renouvelait le « contrat » entre le peuple et le monarque en définissant de façon plus ou moins explicite les limites du pouvoir souverain et en confirmant l’acceptation de ce pouvoir par le peuple. Du point de vue théologico-politique, le couronnement transformait la possession d’un territoire, transmise par héritage, en droit à régner reçu de Dieu. L’héritier devenait l’élu de Dieu.

6 Le couronnement permettait en outre à l’élite politique de formuler des idées politiques complexes, portant sur la nature des pouvoirs monarchique et religieux, sur leurs relations, sur l’organisation de la société, sur les obligations du souverain, tout cela sous une forme symbolique, visuelle et émouvante facilitant leur assimilation par une population dont la culture était bien plus orale qu’écrite. Enfin, le couronnement créait l’illusion d’une harmonie sociale qui permettait d’atténuer les tensions sous- jacentes entre les différents groupes sociaux.

7 Le couronnement n’était pas toutefois un « modèle de la société », mais un « modèle pour la société »5. En d’autres termes, il ne reproduisait pas les relations existant dans la société, il présentait plutôt aux spectateurs les relations sociales que les organisateurs considéraient comme idéales. On sait, par exemple, que la monarchie aragonaise était contractuelle et le pouvoir du souverain sérieusement limité. Cependant, les couronnements des souverains aragonais évoquaient souvent l’image de monarques absolus qui tenaient leur pouvoir directement de Dieu et n’avaient pas de comptes à rendre à leurs sujets6. Ce « divorce » entre la réalité du pouvoir et l’image qui en était donnée s’explique par le fait que l’on projetait sur la monarchie chrétienne le concept de royaume de Dieu, le pouvoir du souverain étant assimilé à la puissance divine. Cependant, si l’image recréée de la société mise en scène dans le couronnement pouvait ne pas correspondre à la réalité, il ne fait aucun doute qu’elle l’influençait. Elle constituait une sorte d’étalon auquel on se référait avant d’adopter de nouvelles pratiques politiques. De ce fait, le couronnement représentait en quelque sorteune « constitution », une déclaration de principes politiques et juridiques d’après lesquels s’orientait la société considérée.

Code symbolique de la cérémonie

8 En Russie, les concepts ardus mis en œuvre dans la « théologie du pouvoir » étaient traduits dans cette langue symbolique qu’était la liturgie, bien connue de tous les « chrétiens orthodoxes », comme le rituel appelle les participants de la cérémonie. Il

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faut noter la désignation confessionnelle de la communauté nationale : elle indique que la célébration qui avait lieu dépassait les frontières de l’État moscovite et concernait toute la communauté orthodoxe.

9 Gestes et déplacements furent largement empruntés au symbolisme de la liturgie chrétienne. Durant la cérémonie du couronnement, comme durant la liturgie, on avait recours aux petits et grands enclins, à l’imposition des mains, aux silences entrecoupés d’incantations et de chants, aux sonneries de cloches, aux signes de croix, aux bénédictions avec les cierges, à l’encens ; on baisait les icônes et les reliques des thaumaturges (cette liste est loin d’être exhaustive). Comme lors de la cérémonie d’élévation à la dignité métropolitaine, le primat avançait soutenu par deux archidiacres et protodiacres. Si, au moment de l’eucharistie, les portes royales étaient ouvertes pour que s’accomplisse le miracle de la théophanie,de même lors du couronnement, les voiles qui couvraient les regalia étaient soulevés pour qu’ait lieu l’épiphanie impériale.

10 D’autres gestes furent empruntés à la littérature historique et politique. Les rédacteurs du cérémonial trouvèrent les rites qui leur manquaient dans le Récit sur les princes de Vladimir (CКaзaнue o Князвяx ϐлaδuмuрскuх), dans celui sur Le capuce blanc (Πoϐeсmь o бeлом kлaδuрскux) et dans le Roman d’Alexandre (AлeКcaнδрuя)7.

La cérémonie

11 Au début du rituel russe de couronnement, s’adressant au métropolite, IvanIV énonçait les trois conditions qui l’autorisaient à prétendre légitimement à la couronne. Il s’agissait, en premier lieu, de la « volonté divine » (Бoжьe uзϐолeнue), c’est-à-dire d’une variante du « choix de Dieu » (Бoжьe uзϐpaнue). Venait ensuite le droit hérité de « nos pères » (om ншuх npapoδumeлeŭ). La troisième était la « tradition » (cmapuнa), c’est-à-dire la référence aux « anciensusages », qui étaient un des fondements du droit médiéval. Il faut ici préciser que, dans le rituel russe, le thème du « choix de Dieu » est lié à l’idée de la transmission héréditaire du pouvoir. Le métropolite qualifiait Ivan d’« élu de Dieu », mais tout de suite après avoir réaffirmé une fois de plus le caractère héréditaire du pouvoir impérial. Le « choix de Dieu » se portait donc sur une lignée, non sur un individu. Toutes ces idées politiques n’étaient du reste pas nouvelles à Moscou ; elles figurent déjà dans la réponse d’IvanIII à un ambassadeur impérial8.

12 Le rituel russe associait constamment deux éléments distincts : la nomination à la tête de la grande-principauté, liée à des territoires déterminés (« la grande-principauté de Vladimir, de Novgorod, de Moscou et de toute la Russie ») et le couronnement impérial, lié aux droits de la lignée (droits fondés, selon la théorie moscovite, sur plusieurs précédents), « selon notre rituel ancien » (p. 81), et non à la possession de territoires. Dans la tradition occidentale, ces deux éléments étaient dissociés. De ce fait, ils trouvaient leur expression dans deux couronnements distincts, royal et impérial.

13 Il faut remarquer que le couronnement érigea en loi (en « tradition ») l’usage récent, encore mal établi, de transmission du trône grand-princier au fils aîné. « La tradition héritée de nos pères les grands-princes jusqu’à ce jour veut que les pères transmettent la grande-principauté à leur fils aîné », proclamait le tsar lors de son avènement. Le métropolite reprenait presque littéralement ces paroles comme pour les confirmer et les souligner (p. 82).

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14 Dans la littérature politique russe de l’époque, le pouvoir se transmettait d’un monarque à un autre. C’est ainsi que le Récit sur les princes de Vladimir raconte comment Constantin Monomaque envoya les insignes impériaux au prince Vladimir Monomaque par l’intermédiaire du clergé. Il faut noter que la conception de translatio imperii par la transmission des regalia figure également dans le Roman serbe d’Alexandre9.

15 Le rituel de couronnement de Dmitrij et d’IvanIV prévoyait précisément cette situation. Le métropolite y donnait les barmy (collier d’épaule) et la couronne au père de l’empereur, qui en revêtait son fils lors de la cérémonie. C’est ainsi, selon Herberstein, que fut couronné Dmitrij10. Dans le cas d’Ivan, ce rite fut maintenu bien que son père fût mort depuis longtemps. La transmission partielle du pouvoir du vivant de l’empereur était, semble-t-il, considérée comme normale (elle simplifiait la question de la succession et limitait la période, dangereuse pour la monarchie, de l’interrègne) tandis qu’une situation où manquait le maillon impérial dans la transmission du pouvoir était ressentie comme exceptionnelle. Il fallut attendre le couronnement de Fedor pour que la remise des insignes fût confiée au métropolite, ce qui renforça naturellement la position de celui-ci.

16 Dans le rituel russe de couronnement, c’est précisément la transmission des insignes qui fait du candidat à la fonction impériale un empereur, de la même façon que la communion sous les deux espèces fait du croyant un participant au royaume de Dieu. Comme le pain et le vin, les insignes représentent l’incarnation d’une idée transcendantale. C’est pourquoi les regalia étaient considérés avec une telle « crainte » et un tel « tremblement » (il s’agit certainement d’une crainte particulière, aidôs, eulabeia, celle que l’on ressent en présence du sacré). Le métropolite s’inclinait devant les insignes posés sur le plateau qu’il avait reçu « aveccrainte ». Les « dignitaires » (ϐeльможu) envoyés par le grand-prince protégeaient les insignes avec « crainte et tremblement pour que personne du commun ne touche à la dignité impériale et à la couronne » (p.80).

17 Seuls les ecclésiastiques pouvaient toucher ces objets sacrés. Le rituel statue que « personne d’autre ne devra [les] approcher ni [les] toucher » (p.80). Le degréde proximité avec les regalia des ecclésiastiques était défini par leur place dans la hiérarchie de la « sainteté ». L’archiprêtre, père spirituel du futur tsar, avait seulement le droit de poser le plateaucouvert d’un voile au « dessus de [sa] tête ». Le métropolite soulevait l’étoffe précieuse qui couvrait les regalia et les prenait en main.

18 Les regalia n’étaient pas tous investis de la même puissance. Les uns étaient habités d’une force surnaturelle, les autres étaient des objets plus terrestres. Les premiers, qualifiés dans le rituel de « sacrés », sont au nombre de trois, énumérés dans l’ordre décroissant de sainteté : la croix vivifiante, les barmy et la couronne. Leur degré différent de sainteté est marqué à plusieurs reprises dans le rituel (la répétition est un trait distinctif du couronnement russe). D’abord, ils sont mentionnés dans l’ordre où ils sont remis : la croix, l’objet le plus saint des trois, puis les barmy et la couronne. Le nombre d’ecclésiastiques qui apportent les regalia au métropolite est également significatif, tout comme le nombre des enclins du métropolite devant eux.Que le métropolite bénisse le tsar ou, au contraire, les regalia a également de l’importance. Enfin, le temps consacré aux regalia est révélateur. Après la transmission de la croix, par exemple, a lieu la « petite diaconale » (мaлоe δuяконсмϐо), l’ekténie, c’est-à-dire une série de prières de demande.

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19 La croix vivifiante est déjà mentionnée dans le testament d’IvanIII11. Elle est présente dans le rituel d’accession à la grande-principauté de Dmitrij et, d’un point de vue théologique, joue dans le couronnement d’IvanIV le rôle qui lui était assigné dans la tradition occidentale de l’onction. En d’autres termes, lui est attribuée la capacité de sacrer le tsar et de le « parfaire » par la puissance divine. Il est significatif que le métropolite fasse dans sa prière référence à l’élection et à l’onction du roi David. Ivan est précisément assimilé à David et le métropolite demande à Dieu de l’« élever au rang de roi de [son] saint peuple » (p.83). Il est intéressant de remarquer que le tsar n’est pas le seul à être élu par le Très-Haut. Tout le peuple est qualifié de saint (les mots de Kurbskij sur « les puissants d’Israël » nous reviennent ici involontairement à l’esprit12). Après la prière, la proclamation rappelle que le véritable maître du royaume terrestre est le Christ (« car à toi appartiennent le règne, la puissance ») et précise l’action de la croix vivifiante (« la puissance et la gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit »)13 (p.84). Après cela, on ne prie plus pour « l’élévation du tsar ». Elle était déjà devenue une réalité grâce à l’action de la croix vivifiante.

20 Lorsqu’il remet les barmy, comme lorsqu’il remet la croix, le métropolite s’incline trois fois devant les regalia et les embrasse. Les barmy sont associées aux obligations les plus essentielles du monarque : l’instauration de la justice et de la paix ou, comme cette dernière était souvent désignée, le « calme » (muшuнa)14. On n’entendait pas par là l’absence de guerre (une autre obligation importante du tsar était la « soumission des peuples barbares » et la défense des orthodoxes), mais l’instauration de l’ordre à l’intérieur de l’empire. Pour cela, le monarque devait garantir la justice et l’équité (npaeδa). Dans les psaumes, autre source importante des idées politiques de l’ancienne Russie, il est écrit : « Justice et paix s’embrassent » (Ps 85 (84), 11)15. Après avoir remis lesbarmy, le métropolite proclame : « Que la paix soit avec vous ». On prononce moins de prières que lors de la remise de la croix. Elles sont aussi plus courtes. On demande à Dieu de faire que « le tsar agisse toujours pour Lui être agréable et que la justice et une grande paix illuminent son règne » (p.84).

21 Venait ensuite la remise de la couronne. Son statut était particulier. D’une part, elle était considérée comme moins sacrée que la croix et les barmy. Le métropolite ne s’inclinait pas devant elle et la bénissait d’un signe de croix, alors qu’il avait béni le tsar avec la croix et les barmy. La couronne devait donc être sanctifiée par le pouvoir spirituel, alors que la croix et les barmy étaient elles-mêmes des sources de sainteté. D’autre part, le métropolite montrait un respect particulier envers la couronne. S’il avait envoyé trois ecclésiastiques de rang moyen (archimandrites et higoumènes) et trois ecclésiastiques de haut rang (évêques et archevêques) chercher les barmy, il demandait à tous les hiérarques, archimandrites, higoumènes, évêques et archevêques, d’apporter la couronne.

22 La couronne incarnait l’empire et sa remise était l’épisode central de la cérémonie. Ce n’est pas un hasard si l’une des deux miniatures de la Chronique enluminée (Πuųeϐоŭ лemonucньιŭ сϐоδ) consacrées au couronnement d’Ivan illustre précisément le moment où il reçoit la couronne. Comme il a été dit plus haut, dans les écrits politiques russes la translatio imperii était souvent présentée comme une transmission de la couronne. Dans ses instructions au bojarin I.M. Voroncov, IvanIV affirmait que « c’est le souverain qui a été ceint de la couronne qui prend le titre de tsar de Russie »16. L’empire appartenait à Dieu et celui qui le dirigeait sur terre ne le faisait qu’« en son nom », comme on disait alors. Au moment où la couronne était remise, l’Église sanctifiait de

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son pouvoir la transmission de l’empire à son nouveau détenteur et le métropolite disait : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (p.85). Le métropolite conduisait lui-même le tsar couronné à son trône, le prokypsis17, le bénissait et, après s’être reculé, s’inclinait devant lui. Debout devant lui, le tsar lui rendait son salut. Les deux pouvoirs -- l’impérial et le religieux -- étaient ainsi ostensiblement mis sur un pied d’égalité.

23 Conformément au rituel, le sceptre était ensuite remis au tsar. Il symbolisait le pouvoir du souverain. Le métropolite le bénissait et le donnait à Ivan en disant : « Reçois ce sceptre de Dieu pour guider l’étendard du grand-prince de l’empire russe... » (p. 85). C’est alors que pour la première fois il s’adressait à Ivan comme au « tsar couronné par Dieu ». C’est donc précisément la transmission des insignes qui faisait un tsar du candidat au trône impérial18.

24 À la remise des regalia succédait l’intronisation. Le tsar désormais couronné s’asseyait sur son trône aux côtés du métropolite. La symphonie des pouvoirs impérial et religieux, au sein de laquelle aucun ne dominait l’autre, acquérait ainsi une réalité visuelle.

25 Un autre élément important du couronnement impérial était les félicitations. Le métropolite et tout le saint-synode félicitaient d’abord le tsar. Venait ensuite le tour des membres de la famille grand-princière, des bojare et des représentants des autres couches de la société -- « le peuple tout entier ». L’expression rituelle de l’approbation générale accordée au nouveau tsar devait témoigner du consensus populi. Elle jouait le rôle que les questions au peuple sur l’acceptation d’un nouvel empereur remplissaient dans les couronnements occidentaux.

26 L’homélie du métropolite au nouveau tsar était une composante russe originale qui n’existait pas dans les couronnements occidentaux. Les descriptions du couronnement de ManuelII Paléologue19 laissent à penser que l’instruction du patriarche n’était pas habituelle lors des couronnements byzantins. Toutefois, le traité des cérémonies du Pseudo-Kodinos, que Macaire connaissait au moment de la préparation du rituel20, parle du « sermon » du patriarche. Nous n’avons pu trouver que quelques parallèles à l’instruction du nouveau tsar par son père qui participe aussi à la cérémonie russe. Dans la Bible, le roi David instruit son fils Salomon (1 Ch 28, 20 ; 1 R 2, 1-4), mais il le fait avant de mourir et non durant le couronnement. Il existe aussi un précédent dans le rituel de couronnement franc : Charlemagne instruit brièvement son fils LouisIer le Pieux, couronné co-empereur. Janet Nelson y voit une influence de l’instruction faite à David21.

27 Bien que très brièvement, le métropolite avait déjà instruit Dmitrij lors de la cérémonie de son accession à la grande-principauté. Il avait exhorté le nouveau grand-prince à aimer l’équité (npaeδa), la miséricorde et la justice, à craindre Dieu, à protéger la chrétienté orthodoxe et, aussi, à obéir à son grand-père (p. 75).

28 L’homélie du couronnement d’IvanIV diffère radicalement de celle que reçut Dmitrij par sa description concrète des obligations du tsar et par sa longueur. Elle est seize fois plus longue que l’instruction faite à Dmitrij (p. 87-90).

29 Il est possible que la source d’inspiration de cette si longue instruction du métropolite au tsar soit à chercher non pas dans la pratique réelle d’autres États (bien que l’intérêt des princes moscovites pour les rituels du pouvoir à l’étranger soit bien connu), mais dans une œuvre littéraire : le roman Barlaam et Josaphat (Πoϐcmь o Bapлaaмe u Иocaфe). Ce texte jouissait d’une très grande popularité sous IvanIV. Ses thèmes

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occupaient une place centrale dans les fresques du Chrysotriklinos (ou « Chambre Dorée », Зoлоmaя naлama)22. Le roman lui-même et sept extraits furent insérés par Macaire sous différents jours dans ses Grandes Ménées. IvanIV le cite dans ses épîtres et la tradition veut que Kurbskij en ait fait une nouvelle traduction peu avant sa mort23.

30 Influencé par le sermon de Barlaam, le prince Josaphat, un des personnages principaux, renonce à son royaume et se retire au désert. Son peuple en larmes se rend dans son ermitage et le supplie de demeurer à la tête de l’empire (il est difficile ici de ne pas se souvenir de la « retraite » d’IvanIV et des supplications populaires pour qu’il revienne). Touché par la douleur de son peuple, Josaphat revient pour installer à sa place Barachias et l’instruire. La longue homélie de Josaphat est une reprise, parfois littérale, de la célèbre œuvre d’Agapet, dont les principaux arguments se retrouvent également dans l’instruction de Macaire24. Il convient cependant de préciser que la similitude entre l’instruction de Josaphat et celle de Macaire est limitée à quelques aspects.

31 D’une part, lorsque le nouveau souverain est investi du pouvoir impérial en ceignant la couronne, l’orateur25 (бомолeų) prie Dieu d’aider le tsar à respecter les commandements du Christ et àse faire « l’intercesseur » de son peuple. Cette prière, dans le monde d’IvanIV, correspond à l’office célébré par le métropolite et l’ensemble du clergé. D’autre part, dans l’un comme dans l’autre cas, l’orateur instruit le futur tsar. Les obligations et les responsabilités du monarque, sa récompense pour avoir gouverné justement, son châtiment s’il a été injuste sont conçus fondamentalement de manière identique. Enfin les deux homélies sont de longueurs comparables.

32 Mais les instructions de Macaire et Josaphat diffèrent sur des points importants. En premier lieu, et c’est la différence essentielle, les obligations du tsar sont chez Macaire plus détaillées et mieux inscrites dans le contexte social. Il ne s’agit pas simplement de souhaiter qu’il « aime la miséricorde et la justice » mais d’exposer un programme politique bien défini.

33 Dans cet ensemble, les obligations à l’égard de l’Église se taillent la part du lion26. Elles occupent approximativement deux fois plus de place que les obligations du tsar à l’égard des autres groupes sociaux et sont répétées deux fois, au début et au milieu de l’homélie. Cette attention soutenue accordée aux obligations du tsar à l’égard de l’Église est liée, nous semble-t-il, non seulement aux vues joséphiennes de Macaire, mais aussi au fait que « le métierde tsar » était considéré comme sacré et intimement lié à l’Église. Dans son épître à BasileIer, le patriarche Antoine affirmait que l’empereur sacré jouit d’une place particulière dans l’Église à la différence des autres princes et potentats. [...] L’empire et le sacerdoce sont si profondément unis et ont tant en commun qu’en vérité on ne peut les séparer27.

34 Les obligations du tsar à l’égard de l’Église peuvent être réparties en trois groupes. Le premier se rapporte à son orthodoxie personnelle. « Aie la crainte de Dieu » ce qui, selon G. D´jačenko28, signifiait vénérer Dieu et Lui obéir. « Garde la foi chrétienne de rite grec ». « Aie la compréhension (Мyδpoϐaнue) des dogmes orthodoxes ». G. D ´jačenko comprend Мyδpoϐaнue comme réflexion et sentiment29. Dans Barlaam et Josaphat, nous trouvons le mêmeeffort conjugué de mémoire, d’esprit et de sentiment consenti par le monarque pour s’imprégner de l’essence de l’enseignement chrétien et pour l’appliquer à la vie du pays : Le roi est pénétré d’amour pour le Christ et de tous Ses commandements, il est le curateur de la Parole de grâce et le guide pour de nombreuses âmes qu’il conduit au refuge de Dieu30.

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35 Le second groupe d’obligations concerne son rapport à l’Église : « Aie la foi, la crainte de Dieu et honore » l’Église ; « Garde une profonde confiance » dans les monastères ; « Reste soumis spirituellement à notre humble personne et à tous (tes) orateurs », c’est- à-dire que le tsar devait se soumettre au métropolite et au clergé en général en matière de foi ; « Sois déférent », c’est-à-dire, selon G.D´jačenko31,être déférent par respect pour les prêtres en tant qu’intercesseurs auprès de Dieu.

36 Le troisième regroupe, enfin, les obligations envers la communauté tout entière : « Préserve la pureté de ton empire, protège-le contre toute souillure ». Il s’agit apparemment ici de lutter contre les hérésies.

37 Une autre série d’obligations se rapportent aux différentes couches de la société (le découpage des groupes sociaux politiquement importants opéré par un homme du XVIe siècle présente déjà en lui-même un grand intérêt) : « Aime et respecte » tes frères ; « Sois bienveillant (жaлyŭ) envers tes conseillers (bojare) et tes dignitaires (ϐeльможu) selon leur lignage, et protège-les » ; « Sois accessible, misécordieux et affable » pour les princes, les fils de prince, les bojare cadets (δemu бояpckue) et l’ensemble de tes guerriers ; « Sois bienveillant envers tous les chrétiens orthodoxes, veille sur eux et prends soind’eux ».

38 L’analyse des verbes décrivant les obligations du tsar met en lumière des nuances, difficiles à saisir aujourd’hui, dans les relations du souverain avec les différents groupes sociaux, nuances qui répondaient à l’idéal politique du temps. La situation du tsar parmi ses frères est celle du primus inter pares. Il doit les « respecter » (c’est le terme employé dans le cinquième commandement pour définir la relation aux parents) et les « aimer » (le verbe était généralement utilisé pour décrire l’attachement à un égal ou à un égal potentiel [par exemple, un cadet]).

39 « Être bienveillant » se distingue d’« aimer » en ce que cela suppose une certaine inégalité des relations entre les protagonistes : celui qui est bienveillant est supérieur à celui auquel il accorde sa bienveillance. « Être bienveillant » signifie aussi « donner, récompenser, accorder sa grâce ». Dans ce contexte, « protéger » signifie plutôt « témoigner de l’estime à quelqu’un, le distinguer ». Le critère de l’« estime » est clairement indiqué : la noblesse.

40 Les princes se situent plus bas dans la hiérarchie que les « dignitaires », aux côtés des bojare cadets et des guerriers. Cette situation indique, semble-t-il, qu’il s’agit des sujets militaires du tsar, alors que les termes « conseillers et dignitaires » désignent les plus hauts grades de la cour, qui partagent avec le tsar la tâche pratique de l’administration de l’État, c’est-à-dire, en termes contemporains, l’élite politique. Les obligations du tsar à l’égard de ses sujets militaires sont moindres : il doit être accessible et bien disposé. À l’égard de la masse du peuple, socialement indifférenciée et décrite uniquement par son appartenance confessionnelle, les obligations du tsar sont exprimées par des verbes qui décrivent les relations du supérieur avec les inférieurs, de l’adulte avec les enfants mineurs. Le tsar doit prendre soin d’eux, les défendre et faire preuve envers eux de miséricorde.

41 Les obligations du tsar comme garant de la loi reçoivent une attention particulière. Il est beaucoup question de « justice » (npaϐδa, c’est-à-dire iustitia), de « jugement équitable », c’est-à-dire rendu conformément à la loi et avec des garanties suffisantes. Le tsar doit « juger et diriger [son] peuple avec justice », « empêcher qu’on fasse tort à

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quiconque sans jugement et sans respecter l’équité ». Rien n’est dit toutefois du rôle du tsar comme législateur, sans doute parce que cette fonction ne lui était pas dévolue.

42 Enfin, une série de points visait à s’assurer que l’empire fût justement gouverné. Le tsar ne devait céder ni aux flatteurs, ni aux calomniateurs (оболameлu), il ne devait pas distribuer les charges de l’État à l’encan et rester accessible à ses sujets. Pour remplir toutes ces obligations, le tsar devait être « philosophe »32 ou « écouter les sages ». On pourrait croire que l’encouragement à chercher « conseil » pour les affaires du gouvernement est exprimé sous une forme facultative, puisque le monarque peut choisir. Cette impression est aussitôt démentie, car le texte de l’homélie précise : « car, en vérité, Dieu demeure en eux comme Il demeure sur son trône ».

43 Tout au long de la cérémonie, le métropolite rappelle plus d’une fois au tsar qu’il n’est que le détenteur de l’empire, dont le véritable maître est Dieu. Ce thème est repris avec insistance dans l’instruction. Au cours de la liturgie qui succède à cette dernière, le tsar répète trois fois un geste qui nous est connu par les œuvres littéraires : il ôte sa couronne et la dépose sur un plateau d’or. Constantin Monomaque dans le Récit sur les princes de Vladimir33 et le patriarche Philothée dans le Récit sur le capuce blanc de Novgorod34 faisaient ce geste pour remettre la couronne à son possesseur légitime. Celui d’Ivan, qui trouve peut-être son origine dans la littérature, avait clairement la même signification. Le tsar renouvelle ce geste lorsqu’on apporte l’Évangile, qui symbolise la loi, durant l’Hymne des chérubins, où le Christ est comparé à un empereur romain pendant son triomphe, et au moment de la prière à la Vierge, l’intercesseur attitrée de l’« empire de Russie » auprès de l’empereur céleste. Après l’Hymne des chérubins, le métropolite revêt le tsar d’une « chaîne ciselée dans de l’or d’Arabie » (p. 91), le dernier des regalia « de Monomaque ». Ce geste symbolique signifiait vraisemblablement que le tsar était « lié » par les obligations qui lui étaient imposées par le rituel du couronnement.

44 Le moment est venu de formuler quelques conclusions, en se posant naturellement la question : pourquoi l’instruction à IvanIV décrivait-elle aussi précisément ses obligations en tant que tsar ? On peut penser que l’homélie du métropolite énumérait les clauses d’une sorte de contrat, en vertu duquel le tsar recevait la jouissance temporaire d’un empire dont le possesseur véritable était le Christ. En sa qualité d’intermédiaire, d’une part entre Dieu et le tsar, d’autre part entre celui-ci et son peuple, le métropolite rendait publiques les dispositions du contrat comme le fait aujourd’hui un notaire lors de la conclusion d’une transaction. À la fin de l’homélie, le tsar ôtait sa couronne, baisait l’Évangile comme pour jurer de respecter ces clauses, puis remettait sa couronne, acceptant par là-même sa fonction d’empereur (p.90). Pourquoi ce serment ne prenait-il pas la forme, traditionnelle dans le droit russe, du baiser sur la croix ? Principalement parce que le baiser sur la croix était réservé au serment qu’un inférieur prêtait à un supérieur. Le serment place celui qui le prête dans une position inférieure à celui envers qui il s’engage. Dans le cadre des idées politiques russes, le tsar ne répondait de ses actes que devant Dieu, non devant le peuple ou l’Église.

45 Il n’en demeure pas moins que, pendant le couronnement -- ce puissant moyen de diffusion des idées politiques --, le tsar prenait sur lui des obligations bien précises, en présence d’une multitude de témoins. C’est précisément d’avoir failli à ces obligations que l’accusait le prince Kurbskij. Mais c’est là le sujet d’un autre article.

46 Université autonome de Madrid

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47 Institut de sociologie

48 olganovikovamonterde@ yahoo. com

NOTES

1. Dans un article encore inédit qu’il m’a aimablement communiqué, S. Bogatyrev met en doute le caractère impérial du pouvoir d’IvanIV. Il se fonde sur la possibilité qu’il n’ait pas été oint durant le couronnement. Selon lui, c’est précisément l’onction qui faisait de l’impétrant un empereur. Ce point de vue ne me paraît pas convaincant. Ni les empereurs romains, ni les empereurs byzantins n’étaient oints (l’onction ne fut introduite que tardivement dans le rituel byzantin), sans qu’on puisse douter pour autant du caractère impérial de leur pouvoir. Un certain nombre de faits (la convocation des synodes, l’intérêt porté aux églises orthodoxes à l’étranger, la volonté d’instaurer le patriarcat, etc.) attestent que les souverains moscovites se considéraient sérieusement comme les héritiers de l’empire romain d’Orient. 2. Les trois rituels de couronnement (du prince Dmitrij Ivanovič, des tsars IvanIV et Fedor Ivanovič) sont cités ici d’après L’idea di Roma a Mosca. Secoli XV-XVI. Fonti per la storia del pensiero sociale russo, Rome, Herder, 1989. Pour ce qui est d’IvanIV, c’est la rédaction dite « formulaire » du rituel de couronnement qui a été utilisée, dans le texte comme dans les citations. 3. Б. А. Успенский, Цaрр‘ u namрuaррх [B.A. Uspenskij, Le tsar et le patriarche], Moscou, Jazyki russkoj kul´tury, 1998, p. 109-113. 4. Cf., par exemple, А. Д. Xорошкевич, Poссия в сисmeмe мeждунaрoдньх oтнoшeний сeeдины XVI в. [A.D. Horoškevič, La Russie dans le système des relations internationales au milieu du xvie siècle], Moscou, Drevnehranilišče, 2003. 5. Selon la terminologie de C. Geertz. Cité ici d’après la traduction espagnole La interpretación de las culturas, Barcelone, Gedisa, 1990, p. 58-132. 6. Voir Martin B. Palacios, La coronación de los reyes de Aragón, 1240-1410. Aportación al estudio de las estructuras politicas medievales, Valence, 1975. 7. Traduction anglaise : A. V. Haney, « Moscow -- Second Constantinople, Third Rome or Second Kiev : The Tale of the Princes of Vladimir », Canadian-American Slavic Studies, 2, 1968, p. 354-367 ; traduction allemande du Capuce blanc : H. Grasshoff, K. Müller, G. Sturm, O Bojan, du Nachtigall der alten Zeiten. Sieben Jahrhundert altrussischen Literatur, Berlin-Francfort, 1965, p. 237-260. 8. « [...] Et pour ce que tu nous as dit de la dignité royale, s’il nous agrée que l’empereur nous fasse roi de notre pays, [nous répondrons que] nous sommes par la grâce de Dieu souverains de notre pays depuis toujours et recevons notre investiture de Dieu comme nos aïeux... », L’idea di Roma..., op. cit., p. 6. 9. « [...] Les prêtres romains l’accueillirent avec de grands cierges dans les mains. Ils portaient le majestueux, l’infiniment précieux vêtement de Salomon, le roi des Juifs,

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que Nabuchodonosor, le roi des Perses, leur avait laissé lorsqu’il avait pris Jérusalem. Ils lui apportèrent [...] la couronne de Salomon [...]. Ils lui apportèrent l’infiniment précieuse couronne d’or magique de la reine Sybille ». ПЛДP. Bтoaя пoлoвинa XV вeкa [PLDR. Seconde moitié du xve siècle], M., 1982, p. 52 10. C. Гербештейн, Зaписки o мoскoвских дeлaх [S. von Herberstein, Rerum moscoviticarum commentarii], SPb., 1908. Traduction françaisede R. Delort : La Moscovie du xvie siècle vue par un ambassadeur occidental, Herberstein, Paris, Calmann-Lévy, 1965. Sa relation du couronnement de Dmitrij est reprise dans A. Aнaньев, Пeвый гoсудaь всeя Pуси [A. Anan´ev, Le premier souverain de toute la Russie], M., Belyj volk-Kraft, 2000, p. 90-92. 11. « Je bénis mon fils Basile avec la croix faite du bois vivifiant de la relique de Constantinople », d’après A. Anan´ev, op. cit., p. 203. Traduction anglaise : R. C. Howes, The Testaments of the Grand Princes of Moscow, Ithaca, Cornell University Press, 1967, p. 267-298. 12. Я. C.Буpье, Ю. Д. Pыкoв (pед.), Пepeпискa Ивaнa Иoзнoгo с Aндeeм Губским [Ja.S. Lur´e, Ju.D. Rykov, éds., La correspondance d’Ivan le Terrible et d’Andrej Kurbskij], M., 1981, p. 7. Traduction anglaise : J.L.I. Fennell, ed., The Correspondence between Prince A.M. Kurbsky and Tsar IvanIV of Russia, 1564-1579, Cambridge, 1955, et française : N. Karamzin, Histoire de l’Empire de Russie, Paris, 1819-1826, t. 9, p. 71-74. 13. La « puissance » de la croix vivifiante pouvait également s’exprimer dans la victoire sur les ennemis. Voir, dans la Deuxième épître d’Ivan le Terrible, le passage sur « les villes allemandes [...] qui par la force de la croix vivifiante courbent la tête », La correspondance d’Ivan..., p. 105. Traduction anglaise, voir note 13 ; traduction française : D. Olivier, Ivan le Terrible, Paris, Seghers, 1959. 14. Comparer avec les termes du panégyrique où il est question d’Ivan Kalita : « Le pays russe connaîtra une longue période de calme et sous lui triomphera la justice, ce fut ainsi sous son règne », d’après W. Vodoff, « Remarques sur la valeur du terme “tsar” appliqué aux princes russes avant le milieu du XVe siècle », Oxford Slavonic Papers, N. S., t. XI, 1978, p. 17. 15. Cf. également Ps 72 (71), 7 : « En ces jours justice fleurira et grande paix jusqu’à la fin des lunes ». 16. L’idea di Roma..., op. cit., p. 52. Comparer avec le Récit sur les princes de Vladimir : « de cet instant, il est le tsar couronné par Dieu, ceint de la couronne impériale », ibid., p. 43. La couronne impériale joue également un rôle important dans le Récit sur le royaume de Babylone (Cкaзaниe o Baвилoнскoм цaствe) ; traduction allemande : A. Wesselofsky, « Die Sage vom babylonischen Reich », Archiv für slavische Philologie, 2, 1877, p.131-143, 308-333. 17. Sur le trône impérial, voir E. Kantorowicz, « Oriens Augusti : Lever du Roi », Dumbarton Oaks Papers, VII, 1963, p. 159. 18. Comparer avec la pratique française : les monarques étaient appelés « rois » pour la première fois après l’onction. Voir R. Jackson, Vive le Roi! A History of French Coronation from Charles V to Charles X, Chapel Hill - Londres, University of North Carolina Press, 1984, p. 20. Traduction française de M. Arav : Vivat Rex. Histoire des sacres et couronnements en France, 1364-1825, Paris, s. d. [1984], p. 26. 19. D.J. Geanakoplos, Byzantium : Church, Society and Civilization Seen through Contemporary Eyes, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p.27-29. Voir aussi, dans : Kнигa

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хoжeний : Zaписки усских путeшeствeнникoв XI-XV в‚. [Le livre des voyages : récits des voyageurs russes, xie-xve siècle], Moscou, 1984, « Xoжение Игнaтия Cмoльнянинa в Caьгaд » [« Pélerinage d’Ignace de Smolensk à Constantinople »], p. 105-107 [traduction française : B. de Khitrovo, Itinéraires russes en Orient, Genève, 1889, repr. Osnabrück, 1966, p. 127-157] et « Xoжение Pименoвo в“ Caьгaд » [« Pélerinage de Pimen à Constantinople »], p.116-119. 20. Voir M.-K. Schaub, « Les couronnements des tsars, XVI-XVIIIe siècles », Revue des Études Slaves, 61(4), 1989, p. 394 ; id., « Les couronnements des tsars en Russie du XVIe au XVIIIe siècles », in : A. Boureau et C.-S. Ingerflom, éds., La royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, EHESS, 1992, p.139-148. 21. Cf. Chronique de Moissac, BNF, Manuscrit latin 4886, sous 813 ; Vie de Louis le Pieux, chap. XX ; traduction anglaise de l’instruction dans J. Nelson, « The Lord’s Anointed and the People’s Choice : Carolingian Royal Ritual », in D. Cannadine et S. Price, eds., Rituals of Royalty, Cambridge, 1987, p.157-158. 22. O. И. Poдoбедoвa, Moскoвскaя шкoлa живoписи пи ИвaнeIV [O.I. Podobedova, L’école moscovite de peinture sous Ivan IV], Moscou, 1972, p.21, 61. 23. И. H. AБебедевa, Poвeсть o Baлaaмe и Иoaсafe [I.N. Lebedeva, Barlaam et Josaphat], Leningrad, 1985, p.39. 24. Il y a plus d’un siècle, H. Loparev (« O чине венчaния усских цaей » [« Du rituel de couronnement des tsars russes »], БMHP [ÅMNP], octobre1887, p.312-319) pensait que l’homélie de Macaire était construite à partir de l’instruction au futur empereur Léon le Philosophe attribuée à Basile Ier le Macédonien. R.D. Dmitrieva a repris ce point de vue dans son étude sur Cкaзaниe o князьях влaдимиских [Récit sur les princes de Vladimir], Moscou-Leningrad, 1995, p. 115-116. N’ayant pas eu la possibilité de consulter la traduction slavonne de l’instruction à Léon de Philosophe, qui ne m’est connue que dans sa traduction italienne (A. Pertusi, Il pensiero politico bizantino, Bologne, Patró Editore, 1990), je ne peux ni partager ni réfuter ce point de vue. Je me borne à remarquer que l’on a pu prouver la dépendance du texte de Basile le Macédonien par rapport à celui d’Agapet. 25. Voir la charte du 23 juillet 1386, par laquelle les chanoines de la Sainte Chapelle de Paris s’engagent à célébrer une messe pour Jean de Berry, et où ils se désignentcomme « vos humbles chappelains et [...] vos orateurs » (Trésor des chartes des rois de France, J 187 A, n°15). 26. À proprement parler, toutes les obligations du tsar sont présentées comme des obligations à l’égard de l’Église et de Dieu. À l’époque d’Ivan, religion et politique n’étaient pas encore dissociées. Toutefois, pour les besoins de l’analyse, on peut admettre comme justifié l’emploi de critères qui n’existent que dans l’esprit de l’historien. 27. Le texte intégral de l’épître est édité dans F. Miklosich et I. Müller, eds., Acta et Diplomata Græca Medii Ævi, Vienne, 1862. Cité ici d’après la traduction anglaise dans D.J. Geanakoplos, Byzantium..., op. cit., p.143. 28. Г. Дьяченкo, Пoлный цeкoвнo-слaвянский слoвaь [G. D´jačenko, Dictionnaire complet de slavon], Moscou, Posad, 1993, p.672. 29. Ibid., p. 319. 30. I.N. Lebedeva, op. cit., p. 247.

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31. G. D´jačenko,op. cit., p. 681. 32. Au sens littéral : любoмудый, « qui aime la sagesse ». 33. L’idea di Roma..., op. cit., p. 26. 34. PLDP. Ceeдинa XVI вeкa [PLDR. Milieu du xvie siècle], M., 1985, p.220.

RÉSUMÉS

Résumé L’article traite le couronnement comme une sorte d’exposé, dans lequel l’élite politique exprime, au moyen du symbole et de l’émotion, un ensemble d’idées complexes touchant aux rapports de la monarchie et du clergé, aux obligations du souverain et aux limites de son pouvoir. L’auteur analyse la signification juridique et politique des insignes, des gestes rituels, des prières, de l’homélie du métropolite. De l’avis d’Olga Novikova, le couronnement jouait le rôle d’une constitution, recréant une image idéalisée de la société, image qui pouvait influencer en retour les pratiques politiques réelles. Au cours de la cérémonie, on énonçait clairement les obligations du tsar, on décrivait ce que pourrait être un monarque idéal, on précisait dans quelles conditions l’empereur cessait d’être un souverain authentique. Le tsar, conclut l’auteur, contractait au cours du rituel toute une série d’obligations en présence de nombreux témoins, mais il n’avait à rendre compte de sa manière de s’en acquitter qu’à un seul d’entre eux : à Dieu qui, croyaient les organisateurs, assistait invisible à la cérémonie.

Abstract The coronation of Ivan IV: Conception of the empire in the eastern part of Europe. In this article, the coronation ceremony is seen as a sort of presentation through symbols and emotions of the political elite’s conception of the relationship between the monarchy and the clergy, the monarch’s obligations, and the limits of his power. The author analyzes the juridical and political meaning of insignia, ritual gestures, prayers, and the metropolitan’s homily. She argues that the coronation played the same role as the constitution by creating an idealized image of society that could exert an influence on actual political practices. During the ceremony, the tsar’s obligations were clearly set forth, a description of the ideal monarch was formulated, and the conditions in which he ceased to be an authentic sovereign were clearly defined. The author concludes that during the ceremony, the tsar contracted a series of obligations in the presence of numerous eyewitnesses but had to account for the way in which he fulfilled them only to God, who, so the organizers thought, was also attending, invisible, the ceremony.

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The Muscovite monarchy in the sixteenth century: “national,” “popular” or “democratic”?

Maureen PERRIE

1 Recent debates among American historians of Muscovy have focussed on the question of how far the power of the state was despotic. Traditional arguments in favour of the despotic model have been forcefully restated by Marshall Poe,1 while the “revisionist” position of the so-called “Harvard school” has been ably defended by Valerie Kivelson.2 Kivelson sums up the work of the “Harvard school” as follows : In place of an all-powerful despot wielding arbitrary power over cowering slaves, these studies have found a monarch ruling in council with his boyars and elites, constrained to rule according to custom, tradition, piety, and even law, and enjoying a high degree of legitimacy in the eyes of his subjects.3

2 Representatives of the “Harvard school” such as Kivelson and Nancy Shields Kollmann are concerned primarily with evidence of the ruler’s consultation with the elites of Muscovite society, but they do not exclude the possibility that peasants, if not serfs and slaves, might be included in the political community.4 The St Petersburg historian Boris Mironov goes even further down this path. He finds so much evidence of societal participation in Muscovite politics that he describes the seventeenth-century state as a “popular monarchy” (narodnaia monarkhiia).5

3 In this essay I shall critically examine the concept of “popular monarchy” in Russian historiography. In particular, I shall ask whether this concept corresponds to the “national (natsional´naia) monarchy” which is often said to have succeeded the older patrimonial state ; or whether it is closer to the notion of a “democratic (demokraticheskaia) monarchy” advanced in the 1920s by R.Iu. Vipper.6 Finally, I shall consider whether there is any connection between “popular monarchy” and the well- attested phenomenon of Russian “popular monarchism.”

4 Let us begin with an examination of Boris Mironov’s concept of popular monarchy. Mironov identifies five political “subjects” (i.e. active participants in governance) in seventeenth-century Russia : the sovereign ; the boyar duma ; the “assembly of the

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land” (zemskii sobor); the Sacred Council (osviashchennyi sobor) headed by the Patriarch ; and the “people” (narod).7 The role of the “people” -- which for Mironov comprises not only the military servicemen and “better” townspeople, but also the peasants and the urban poor -- expressed itself in various ways. First of all, representatives of these groups served as elected members of the assemblies of the land. Mironov recognises that there is evidence of participation by state peasants in only 2 out of 57 assemblies, but he argues that the peasants’ interests were represented at least in part by the urban delegates (the posadskie liudi ).8 In addition, he notes, the narod participated in the life of the royal court. Royal christenings, name-day celebrations, weddings and funerals, as well as the election of tsars and their coronations, took place in public -- in the presence not only of members of the Sacred Council and boyar duma plus the elected urban representatives, but also of the “common people” (chern´ ) who were not represented in the assemblies. The role of the narod in such ceremonies, Mironov insists, was not purely decorative ; popular approval was important to the political elites, and rival court factions often found it necessary to obtain the support of the “ordinary” (prostoi ) people of the capital.9

5 Although, as these examples demonstrate, Mironov sometimes employs the term “narod” to mean the “common” people (prostoi liud, chern´ ), his use of the term “popular monarchy” is in general an inclusive one, intended to convey the idea that all strata of Muscovite society were “subjects” of governance in the sixteenth-seventeenth centuries (in contrast to the situation in the eighteenth century, when -- he argues -- the narod became “objects” of governance).10 In the inclusive sense, narodnaia may be more appropriately be translated as “national” rather than “popular.”

6 The notion of a “national” monarchy in this socially inclusive sense can also be found in some of the older historiography. Both Kliuchevskii and Platonov, for example, used the terms natsional´noe and narodnoe virtually interchangeably to describe the Muscovite state which emerged in the course of the fifteenth-seventeenth centuries from the earlier “patrimonial” state. For Kliuchevskii, the formation of such a “national state” was linked with the process of political unification of the north-east Russian lands under the Muscovite principality, and the wars of Muscovy against Poland, Lithuania and the Germans. Kliuchevskii’s concept of nationhood (narodnost´ ) had social and religious as well as political ramifications : he wrote that the process of unification led the Muscovite grand princes “to merge their dynastic interests with the welfare of the people (narodnoe blago), to fight for the faith and the nation (narodnost´ ).”11 For Platonov, the Muscovite state in the sixteenth century was both patrimonial and national ; and in the latter capacity it was narodnoe in the sense of “popular,” or even “democratic.”12 This complex situation was characterised by the historian as follows : If the sovereign was the patrimonial owner (votchinnik) of his tsardom, then it belonged to him as his property, with all the unconditionality of ownership rights [...]. If the power of the sovereign was based on the consciousness of the people (narodnaia massa), who saw the tsar and grand prince of all Rus´ as the expression of national (narodnoe) unity and the symbol of national (natsional´naia) independence, then the democratic (demokraticheskii) character of this power is obvious [...]. Thus power in Muscovy was both absolute and democratic.13

7 A similar definition of the Muscovite monarchy as not only “popular” (narodnaia) but also “national” (natsional´naia) and “democratic” (demokraticheskaia) was provided by the emigre publicist Ivan Solonevich in his rambling neo-Slavophile tract.14 But, while

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stressing the “harmonic” nature of the Muscovite state system, which combined autocracy (samoderzhavie) with local self-government (samoupravlenie),15 Solonevich also argued that the lower classes, with their anti-boyar attitudes, played an important part in the creation of the Muscovite autocratic system from the time of Andrei Bogoliubskii (sic) onwards. The monarchy was created and supported by the masses, including the peasants, and this imbued it with its democratic character.16

8 Another variant on the theme of “democratic monarchy” can be found in the writings of R.Iu. Vipper, a somewhat maverick Russian historian, long reviled as a Stalinist apologist, who has however recently been the subject of a degree of rehabilitation both in Russia and in the West.17 Vipper’s concept of popular monarchy may be described as “divisive” rather than “inclusive”: a “democratic monarchy” in which the ruler attempts to ally himself with the lower classes against the nobility. Vipper approached the topic from a comparative point of view. The sixteenth century throughout Europe, he argued, was a “golden age” for the nobility, who managed to limit the power of monarchs by means of parliamentary institutions and constitutionalism.18 Spokesmen for the nobility fulminated against tyranny and despotism ; and they also “kept a jealous watch to ensure that a people-loving monarch (monarkh-narodoliubets) did not rise up against them, and that there was no rapprochement between the bearer of supreme power and the lower classes.”19

9 In the West, Vipper continued, there was no place for a “democratic (demokraticheskaia) monarchy”; the position of a ruler who tried to adopt a populist (narodnicheskaia) policy would have been very insecure. The actions of such a narodoliubets, directed against the nobles, would be condemned by their publicists as tyranny, and he would be accused of the sin of demagogy.20

10 Vipper illustrated his point by citing the case of Christian II of Denmark (r.1513-1523), who had tried to introduce measures which ran counter to the interests of the nobility : the creation of free and classless royal courts ; the suppression of piratical activities by knights ; and the prohibition of the sale of peasants like animals. Christian was overthrown by the nobles, but while he languished in prison he was described as a “people’s king” (narodnyi korol´) by the participants in an uprising of peasants and townspeople.21

11 Christian’s fate -- Vipper argued -- demonstrated what would inevitably happen to any Western ruler who attempted to introduce populist policies. But a democratic monarchy stood a better chance in Eastern Europe, where the military servitors were more firmly subjugated to the crown. Serfdom, the historian noted, was introduced later in autocratic Muscovy than in constitutional states like the Carpathian and Baltic lands, where it appeared from the early sixteenth century. (Serfdom, of course, benefited the nobility at the expense of the peasantry.) But even in Muscovy, Vipper alleged, the military-service elite sought to limit the power of the monarch in their own interests. Understandably, the ruler’s reaction against such attempts resembled the policies of a “demagogic tyrant” (tiran-demagog) like Christian II.22 (Here Vipper is obviously thinking of Ivan IV and the oprichnina.)

12 Vipper found a parallel to King Christian’s democratic policies in some of the policies of the early years of Ivan’s reign, in particular in the administrative reforms of the 1540s and 1550s. He admired the social inclusiveness of the statutory charters (ustavnye gramoty), such as the Beloozero charter which was addressed to all groups in the local population, ranging from princes and petty gentrymen (deti boiarskie) to peasants,

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fishermen and beaver-trappers. In response to their complaints about the abuses committed by centrally appointed judges and investigators, it granted them rights of self-government, encouraging the gentrymen and peasants to combine together to elect their representatives.23 Vipper was particularly impressed by the fact that such charters were issued in response to petitions from the local people. “Consequently,” he wrote, “the higher authorities encouraged expressions of public opinion, listened to the advice of private individuals and accommodated them.”24 Vipper further commented : In the practice of contemporary Western European states one can scarcely find anything even remotely comparable to Ivan IV’s open, bold and broadly popular appeals to the population, apart from the unsuccessful attempts of King Christian II of Denmark to break through the wall of noble privileges and alleviate the position of the serfs -- attempts which were suppressed by both the revolts and the pamphleteering of the “grandees.”25

13 Vipper adduces a number of other examples of the “democratism” and “populism” of Ivan’s entourage in the 1540s and 1550s. The frescoes in the Golden Palace of the Moscow Kremlin, painted in 1547-1552, and probably commissioned by the young tsar’s mentor, the priest Sil´vestr, depicted a young ruler as a just judge and fearless warrior who bestowed alms on beggars. Vipper commented that these pictures displayed “a definite social tendency, and in general the government liked to stress its democratism, its attentiveness to the simple folk, the lower strata of the people.”26 Vipper was also impressed by the “Address to benevolent tsars,” a proposal for land reform which championed the interests of the peasants against their landlords. The proposal was not implemented, but Vipper cited it as evidence of “that populism which the government permitted the public to voice, and which it was willing to heed.”27 He also attributed “democratism” to the former Metropolitan Ioasaf, who at the Hundred-Chapters Council of 1551 proposed that peasants should be relieved of the tax imposed for the ransoming of prisoners of war, and that the burden of payment should be transferred to rich bishops and monasteries.28 Even the publicist Ivan Peresvetov was depicted by Vipper as a populist and democrat, although the objects of Peresvetov’s “democratic” concern were the petty servicemen, rather than the peasantry.29

14 In relation to the policies of the later period of Ivan’s reign, Vipper cited the chronicle account of the introduction of the oprichnina, in which, he wrote, the tsar’s proclamations of January 1565 from Aleksandrova Sloboda to Moscow “divided his subjects into sheep and goats, and allocated them his mercy and his wrath respectively,” condemning the boyars and officials for their extortions and abuses of the population, but assuring the merchants and ordinary inhabitants of Moscow of his continued favour.30 Finally, Vipper mentioned the assembly of the land of 1566 which, unlike earlier assemblies, included representatives of the merchants and traders. “This addition,” he wrote, “in endowing the assembly with a national (vsenarodnyi) character, was consistent with the democratic tendency which the tsar had already displayed in the proclamation which he had sent in 1565 to the population of Moscow.” 31

15 There is obviously a degree of ambiguity in Vipper’s analysis. It is not entirely clear whether he sees Ivan IV as a “democratic monarch” like Christian of Denmark, whose policy genuinely favoured the interests of the lower classes against those of the nobility, or as a populist who sought to counter the power of the aristocracy by making demagogic appeals to the masses. The latter seems more probable : in relation to Ivan’s proclamations to Moscow at the time of the introduction of the oprichnina, for

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example, Vipper refers to the tsar’s “populist tendency” and his “skill of a demagogue.” 32

16 The concept of a “democratic monarchy” in the Russian context is of course highly problematic, since there is little evidence that the policies of the Muscovite rulers actually benefited the ordinary people at the expense of the nobility : rather, the opposite case is more persuasive, especially when one considers the process of enserfment. In certain cases, of course, the interests of the state and those of the ordinary people did coincide and came into conflict with those of the elites -- for example, in campaigns against corrupt officials.33 But overall, although the sixteenth- century Russian monarch may have had greater power vis-a-vis his nobles than was the case in states to the west, such as Poland, this hardly made him a “people’s tsar.”

17 By using terminology such as “democratic monarchy,” however, Vipper’s work draws our attention to an important and distinctive feature of the Muscovite state in this period : the socially divisive populist rhetoric which accompanied so much official policy in the mid-sixteenth century (and which co-existed somewhat uneasily with the official ideology of a cohesive and united society on which the neo-Slavophiles of both East and West have focussed). A classic example of this populist discourse can -- as Vipper noted -- be found in the two messages which the tsar sent to Moscow from Aleksandrova Sloboda on 3 January 1565, when he threatened to abdicate the throne. In his first message, Ivan criticised the boyars and “chancellery people,” citing not only the damage they had done to the state during his minority, but also the harm they had caused to the ordinary people (liudem mnogie ubytki delali i kazny ego gosudar´skie toshchili). The boyars had shown no concern for their sovereign and his state, nor for “all Orthodox Christians,” but instead they had inflicted violence upon the latter (krestiianom nasilie chiniti) and had failed to defend them against invaders. In his second message, addressed to the “merchants and traders and all the Orthodox Christians” of Moscow, the tsar assured them that they were exempt from his wrath and disfavour.34

18 In his message to the elites, Ivan referred to abuses of the kormlenie system as an example of the crimes committed by the boyars.35 Kormlenie (literally, “feeding”) was a system of local administration in which centrally appointed provincial governors were remunerated by the local population in cash and kind for the services which they provided. The charters of 1555 which abolished kormlenie had cited abuses of the system as the main reason for the reform, and had used language similar to that of the tsar’s 1565 missive when they described the damage suffered by the local people. In the charters, the peasants were said to have complained that the governors had “caused them great harm and losses” (chiniat im prodazhi i ubytki velikie); as a result, the tsar, “pitying the peasants for these great damages and losses” had decided to remove the governors and replace them with local institutions of self-government.36

19 The Soviet historian N.E. Nosov described the “love of the peasants” (krest´ianoliubie) expressed in these charters as “blatant political demagogy.”37 Terms such as “demagogy” and “democratism” were frequently used by Soviet scholars to characterise such bids for popular support, issued in the tsar’s name. As Marxists who regarded the autocratic state as the instrument of the “feudal” class of the landed nobility, they were obliged to present its expressions of concern for the lower classes as hypocritical and cynically manipulative. For those who see the state as an autonomous political force which is able to negotiate with various social groupings, however, the

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tsar’s bids for popular support are less blameworthy. Vipper, for example, who used the terms “populism” and “demagogy” virtually interchangeably, wrote admiringly of “the skill of the dynasty, which was able to stand above classes and keep them in strict subordination and order.”38

20 Soviet scholars often resorted to the concept of “social demagogy” in order to explain the belief of the ordinary Russian people that the tsar was their friend and protector against “traitor-boyars” and corrupt officials -- a belief which they described as “naive peasant monarchism” or “monarchist illusions” (thereby implying a kind of false consciousness inculcated into the masses by the elites). In my own recent work I have preferred to use the term “monarchist populism” rather than “demagogy,”39 and I have argued that it may indeed have contributed to the formation of “popular monarchism.”

21 The official chronicle account of the introduction of the oprichnina, which we have already cited, supports the idea that there was an inter-relationship between monarchist populism and popular monarchism. On hearing the tsar’s messages from Aleksandrova Sloboda, the ordinary citizens of Moscow petitioned the tsar, “not to abandon the state, not to give them to the wolves to devour, but to deliver them from the hands of the mighty (sil´nye).” They also offered to assist Ivan in his campaign against the “evil-doers and traitors,” saying that “they would not support them and would themselves destroy them.”40 This account suggests that the Muscovites accepted Ivan’s depiction of himself as their protector against exploitation by the boyars, and were willing to present themselves in turn as his allies against corruption and treason.

22 Tsar Ivan’s use of populist devices, therefore, may have contributed to his positive popular image among contemporaries, and subsequently to his representation in folklore as a “good” tsar.41 The notion of an alliance of tsar and commons against “traitor-boyars” and corrupt officials reappeared in popular revolts in the seventeenth century, when it mobilised “rebels in the name of the tsar.”42 This provides a strong indication that the rhetoric of “monarchist populism” had been accepted by the ordinary people, and could be used by them against the elites.43 Thus while notions of the Muscovite state as a popular or democratic monarchy of the type described by Mironov, Solonevich or Vipper must be rejected as somewhat romanticised and idealised, it is undoubtedly the case that sixteenth-century Russian rulers frequently employed populist rhetoric against the elites, in order to mobilise popular support for their policies ; and that the populace in its turn made use of this discourse in order to promote its own interests. The inter-related languages of monarchist populism and popular monarchism comprise a distinctive feature of Muscovite political culture which deserves further investigation by historians.

23 Centre for Russian and East European Studies

24 The University of Birmingham

25 m. p. perrie@ bham. ac. uk

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NOTES

1. Marshall Poe, “The Truth about Muscovy,” Kritika: Explorations in Russian and Eurasian History, 3:3 (summer 2002):473-486. 2. Valerie A. Kivelson, “On Words, Sources, and Historical Method : which Truth about Muscovy ?,” Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, 3:3 (summer 2002): 487-499. 3. Ibid., p. 490. 4. See, for example, Nancy Shields Kollmann, By Honor Bound : State and Society in Early Modern Russia (Ithaca -- London : Cornell University Press, 1999): 200-201; V.A. Kivelson, art. cit.: 492; idem, “Muscovite ‘Citizenship’: Rights without Freedom,” Journal of Modern History, 74 (Sept. 2002): 466, 468. 5. B.N. Mironov, Sotsial´naia istoriia Rossii perioda imperii (XVIII - nachalo XX v.), 2d ed., 2 vols. (St Petersburg : Dmitrii Bulanin, 2000), vol. II: 116-127, 175-182. 6. I shall leave aside the issue of ethnic homogeneity which is often associated with the notion of a “national” state. Rather, I am concerned here with the nature and extent of the social support sought by the monarchy : whether this was universal (narodnaia = vsenarodnaia) or selective, directed primarily towards the “common people” (narodnaia = prostonarodnaia). 7. B.N. Mironov, op. cit., vol.II: 118. Many of Mironov’s examples are taken from the sixteenth century. 8. Ibid.: 120. 9. Ibid.: 121. 10. Ibid.: 133. 11. V.O. Kliuchevskii, Sochineniia v vos´mi tomakh, vol. II (Moscow : Gosudarstvennoe izdatel´stvo politicheskoi literatury, 1957): 116. 12. The adjective “demokraticheskii” in Russian usage has more of a social connotation (= popular, of the people (demos, populus, narod)) than English “democratic,” which is associated primarily with representative political institutions. 13. S.F. Platonov, Ocherki po istorii smuty v Moskovskom gosudarstve XVI-XVII vv. (Moscow : Gosudarstvennoe sotsial´no-ekonomicheskoe izdatel´stvo, 1937): 97. Platonov argued elsewhere (in his popular short account of the Time of Troubles) that the patrimonial principle gave way to the national after the election of Michael Romanov as tsar by “all the land” in 1613: S.F. Platonov, Sochineniia v dvukh tomakh, vol.II (St Petersburg : Stroilespechat´, 1994): 493. 14. Ivan Solonevich, Narodnaia monarkhiia (San Francisco : Globus, 1978), chast´ 4: 107. First published in Buenos Aires in 1952. There is an electronic version of the 1973 edition at http :// www. rus-sky. org/ history/ library/ narmon1. htm. 15. Ibid., chast´ 4: 19, 48. 16. Ibid., chast´ 3: 97-112, 146-147; chast´ 4: 50, 103-105. 17. D.M. Volodikhin, “Ochen´ staryi akademik.” Original´naia filosofiia istorii R.Iu. Vippera (Moscow : Izdatel´stvo Universiteta Rossiiskoi akademii obrazovaniia, 1997);

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Maureen Perrie, The Cult of Ivan the Terrible in Stalin’s Russia (Houndmills : Palgrave, 2001): 12-17, 92-99. 18. R.Iu Vipper, “Ivan Groznyi” [reprint of 1st ed., 1922], in S.F. Platonov, Ivan Groznyi (1530-1584) [and] R.Iu. Vipper, Ivan Groznyi, ed. and introd. D.M. Volodikhin (Moscow : Izdatel´stvo Universiteta Rossiiskoi akademii obrazovaniia, 1998): 111. The Stalin-era editions provide a rather different interpretation : see R.Iu. Vipper, Ivan Groznyi, 2d ed. (Tashkent : Gosizdat UzSSR, 1942); 3rd ed. (Moscow-Leningrad : Izdatel´stvo AN SSSR, 1944). There is an English translation of the 3rd ed.: R. Wipper, Ivan Grozny (Moscow : Foreign Languages Publishing House, 1947). All references here are to the 1998 reprint of the 1st ed. 19. R.Iu. Vipper (1998), op. cit.: 112. 20. Ibid.:112. 21. Ibid.:112-113. 22. Ibid.:111, 113. 23. Ibid.: 134-135. Vipper’s work is not footnoted, but he is clearly referring to the Beloozero anti-brigandage charter (gubnaia ustavnaia gramota) of 1539: see A.I. Iakovlev, ed., Namestnich´i, gubnye i zemskie ustavnye gramoty Moskovskogo gosudarstva (Moscow : Tipografiia Imperatorskogo Moskovskogo Universiteta, 1909): 51-53; for an English translation, see H.W. Dewey, ed., Muscovite Judicial Texts, 1488-1556 (Ann Arbor : Department of Slavic Languages and Literatures, University of Michigan, 1966): 33-34. 24. R.Iu. Vipper (1998), op. cit.: 135. Valerie Kivelson cites a similar document as evidence that Ivan IV presented himself as a ruler who was “responsive, concerned, and attentive” to “popular initiatives and demands”: V.A. Kivelson, op. cit.: 492; idem, “Merciful Father, Impersonal State : Russian Autocracy in Comparative Perspective,” Modern Asian Studies, 31:3 (July 1997): 651. In the view of a pre-revolutionary historian, these reforms of local administration showed that the government “hearkened keenly to the voice of the Russian land”: Sergei A. Shumakov, Gubnye i zemskie gramoty Moskovskogo gosudarstva (Moscow : Universitetskaia tipografiia, 1895): 47. 25. R.Iu. Vipper (1998), op. cit.: 135. 26. Ibid.:134. Vipper named his source as I.E. Zabelin : cf. Ivan Zabelin, Domashnii byt russkikh tsarei v XVI i XVII stoletiiakh, chast´ I (Moscow : Iazyki russkoi kul´tury, 2000), reprint of 4th ed. (1918): 154-178. 27. R. Iu. Vipper (1998), op. cit.: 135-136. This source is now known as “Pravitel´nitsa” and attributed to Ermolai-Erazm : see Pamiatniki literatury Drevnei Rusi. Konets XV -- pervaia polovina XVI veka (Moscow : Khudozhestvennaia literatura, 1984): 652-663. 28. R.Iu. Vipper (1998), op. cit.: 136-137. See E.B. Emchenko, Stoglav. Issledovanie i tekst (Moscow : Indrik, 2000): 412. 29. R.Iu. Vipper (1998), op. cit.: 152-156, 159. For Peresvetov’s writings, see Sochineniia I.S. Peresvetova, ed. A.A. Zimin (Moscow : AN SSSR, 1956). 30. R.Iu. Vipper (1998), op. cit.: 155-156. 31. Ibid.: 159. 32. Ibid.: 155.

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33. See, for example, M. Perri [Maureen Perrie], “Sudebnik 1550g., narodnyi monarkhizm i bor´ba s korruptsiei v Rossii v XVI-XVII stoletiiakh,” in Sudebnik 1497 g. v kontekste istorii rossiiskogo i zarubezhnogo prava XI-XIX vv., ed. A.N. Sakharov (Moscow : Parad, 2000): 211-221. 34. Polnoe sobranie russkikh letopisei (hereafter PSRL), vol.XIII (St Petersburg, 1904), reprinted (Moscow : Iazyki russkoi kul´tury, 2000): 392. 35. Ibid., vol.XIII: 392. 36. See, for example, S.A. Shumakov, op. cit.: 110. 37. N.E. Nosov, Stanovlenie soslovno-predstavitel´nykh uchrezhdenii v Rossii : izyskaniia o zemskoi reforme Ivan Groznogo (Leningrad : Nauka, 1969): 378. 38. R.Iu. Vipper (1998), op.cit.: 201. 39. See, for example, Maureen Perrie, “Popular Monarchism : the Myth of the Ruler from Ivan the Terrible to Stalin,” in Geoffrey Hosking and Robert Service, eds., Reinterpreting Russia (London : Arnold, 1999): 164, 167. 40. PSRL, vol.XIII: 393. 41. Maureen Perrie, The Image of Ivan the Terrible in Russian Folklore (Cambridge : Cambridge University Press, 1987), paperback reprint (2002). 42. See, for example, M. Perri [Maureen Perrie], “V chem sostoiala ‘izmena’ zhertv narodnykh vosstanii XVII veka ?,” in I.O. Tiumentsev, ed., Rossiia XV-XVIII stoletii : sbornik nauchnykh rabot (Volgograd -- StPetersburg : Volgogradskii gosudarstvennyi universitet, 2001): 207-220. 43. Valerie Kivelson, who is concerned primarily with gentry petitioners, sees seventeenth-century protestors as operating within the official ideology of an integrated society, although she recognises that they protested primarily against the actions of the “powerful” boyars and officials. See Valerie A. Kivelson, “The Devil Stole his Mind : the Tsar and the 1648 Moscow Uprising,” American Historical Review, 98:3 (June 1993): 742-745; idem, Autocracy in the Provinces. The Muscovite Gentry and Political Culture in the Seventeenth Century (Stanford, CA: Stanford University Press, 1996): 230-232, 242-248.

RÉSUMÉS

Résumé La monarchie moscovite au XVIe siècle : « nationale », «populaire » ou «démocratique » ? L’article évalue de façon critique les textes historiographiques précurseurs des positions de certains chercheurs qui rejettent actuellement l’idée que l’État moscovite était « despotique », notamment certains membres de l’école de Harvard, dont Valerie Kivelson, et l’historien pétersbourgeois Boris Mironov, qui a défini la Russie d’avant Pierre le Grand comme une « monarchie populaire » (narodnaja monarhija). L’auteur examine l’usage des adjectifs nacional ´naja, narodnaja et demokratičeskaja que font les historiens V. O. Ključevskij, S. F. Platonov et Ivan Solonevič dans leur description de la monarchie moscovite. Son attention se porte plus

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particulièrement sur R. Ju. Vipper qui, dans la première édition de son livre sur Ivan le Terrible (1922), compare la politique antinobiliaire du tsar à celle de Christian II de Danemark, le « roi du peuple ». Selon l’auteur, bien que la description de la Moscovie d’Ivan comme une monarchie populaire ne soit pas convaincante, Vipper a eu raison d’attirer l’attention sur le fait que le tsar usait d’une rhétorique « populiste » ou « démagogique ». L’auteur conclut que le « populisme monarchique » et le phénomène associé de la « monarchie populaire » présentent des caractéristiques de la culture politique moscovite.

Abstract The article offers a critical assessment of some of the historiographical precedents for the views of certain present-day scholars who reject the notion that the Muscovite state was “despotic”: members of the “Harvard school” such as Valerie Kivelson ; and the St Petersburg historian Boris Mironov, who has described pre-Petrine Russia as a “popular monarchy” (narodnaia monarkhiia). The author examines the use by V. O. Kliuchevskii, S. F. Platonov and Ivan Solonevich of the adjectives natsional´naia, narodnaia and demokraticheskaia to describe the Muscovite monarchy. Particular attention is paid to R. Iu. Vipper, who in the first (1922) edition of his book on Ivan the Terrible presented the tsar’s anti-noble policies as similar to those of the “people’s king,” Christian II of Denmark. The author argues that, although the depiction of Ivan’s Muscovy as a popular monarchy is unconvincing, Vipper was right to draw attention to the tsar’s use of “populist” or “demagogic” rhetoric. The article concludes that both “monarchist populism” and the related phenomenon of “popular monarchism” comprise distinctive features of Muscovite political culture.

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L’image du pouvoir monarchique dans les relations entre la Russie et la Pologne-Lituanie Seconde moitié du XVIe siècle

Luc RAMOTOWSKI

1 Le règne du tsar IvanIV le Terrible est une étape importante dans la construction de l’État russe. Les contemporains ne s’y trompent pas : l’émergence de la Moscovie signifie l’apparition d’une nouvelle puissance sur l’échiquier européen. Les particularités de la culture russe les intriguent, le dynamisme de son expansion à l’ouest les inquiète, voire leur inspire de la crainte. D’où l’intérêt croissant des Occidentaux pour la découverte du monde russe. Mais la connaissance de la Moscovie passe par ses voisins les plus proches : Polonais et Lituaniens, Allemands de la Baltique, Suédois. La représentation de la Moscovie véhiculée en Europe est par conséquent influencée par le contexte politique, les rivalités ou les conflits entre voisins.

2 Un des principaux thèmes des ouvrages du XVIe siècle sur la Russie concerne la monarchie moscovite, le pouvoir de son souverain et la nature même de ce pouvoir. Marshall Poe a étudié l’image du tsar russe en Europe à cette époque1. Il souligne le rôle déterminant joué par l’ambassadeur du Saint Empire, Siegmund [Sigismond] von Herberstein, dont les célèbres Rerum moscoviticarum commentarii (1556) ont été cités, voire copiés, dans nombre d’ouvrages postérieurs.

3 Mais c’est lorsque les nouvelles de la guerre de Livonie se diffusent en Europe que se généralise la notion de « tyrannie » pour caractériser le pouvoir d’IvanIV. Le terme est pourtant inadapté : pour Aristote, la tyrannie est une monarchie illégitime, or les grands-princes de Moscou affirment non sans raison la légitimité de leur pouvoir et de leurs titres à régner. Le titre de tsar est justifié, il est vrai, par une prétendue filiation avec l’empereur romain Auguste, mais la volonté de s’inscrire comme héritiers des empereurs byzantins, protecteurs de l’orthodoxie, prête beaucoup moins le flanc à la critique.

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4 L’entrée des armées russes dans les États des chevaliers de l’Ordre de Livonie en 1558 amène Sigismond Auguste, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, à s’engager rapidement dans le conflit contre les Moscovites. Les péripéties de cette guerre, qu’il s’agisse de combats ou de négociations, multiplient les occasions de confrontation entre les systèmes de pouvoir respectifs des monarques russe et polonais.

5 Autre facette du conflit, la question religieuse. Les communautés urbaines allemandes de la Baltique, comme l’ensemble du monde hanséatique d’ailleurs, ont en effet accueilli favorablement la Réforme. Entre les villes allemandes de Livonie et le monarque orthodoxe, la guerre va donc se doubler d’une opposition religieuse. Dans l’ensemble du monde germanique, la conquête moscovite est dénoncée pour son extrême brutalité. Cette image est véhiculée par de nouveaux médias dans les réseaux des marchands de la Hanse. Les feuilles volantes, Flugschriften, sont diffusées dans tout l’Empire ; elles sont particulièrement riches en descriptions et représentations figurées des atrocités imputées aux Russes2. Par-delà même les pays germaniques, c’est tout le monde de la Réforme qui se sent particulièrement concerné par le conflit.

6 Citons pour illustrer ce propos le témoignage d’Hubert Languet. Ce protestant bourguignon est devenu diplomate au service de l’électeur de Saxe après avoir parcouru l’Europe. Entre autres, il a séjourné en Livonie peu de temps avant la conquête russe. Lors de ses différentes missions diplomatiques, il ne manque pas de s’intéresser à la politique étrangère de la Moscovie. Dans une lettre qu’il adresse en décembre 1573 à Philip Sidney alors qu’il est ambassadeur à Vienne, il redoute les succès d’IvanIV dans la Baltique, mais n’en est pas moins impressionné par la puissance des forces moscovites : On dit ici que le Moscovite a envahi la Lituanie avec soixante mille hommes, et qu’il est maintenant à Polock [...]3.

7 Languet, comme d’autres observateurs contemporains, utilise le terme de « Moscovite » pour désigner le tsar. Face à cette image négative du monarque russe qui se propage en Europe, le tsar est loin de rester silencieux : il cherche, lui aussi, à diffuser sa vérité. Et si le protestantisme naissant se passionne autant pour la guerre de Livonie, c’est aussi peut-être parce qu’IvanIV se pose en défenseur de la « Vraie Foi » chrétienne. La guerre de Livonie est un terrain propice au tsar pour affirmer une opposition idéologique entre son État, défenseur de l’orthodoxie, et l’Occident.

8 Les sources moscovites nous présentent une Russie qui poursuit la conquête de la Livonie dans un contexte de ferveur religieuse. Elle pense être chargée d’une mission de défense de la Vraie Foi et des images, dans sa lutte contre les iconoclastes protestants. La cause orthodoxe, thème de propagande intérieure qui sert aussi d’argument dans les négociations, est certainement utilisée pour favoriser le succès des armes russes, mais l’inverse n’est pas moins vrai : le conflit est l’occasion d’affirmer une conscience confessionnelle propre à la Russie.

9 C’est ainsi que la Chronique de Nikon4 présente la conquête de Polock en 1564 comme un triomphe de la foi orthodoxe. Le tsar et ses proches, les prélats de l’Église orthodoxe adressent des prières à Dieu pour la prise de la ville. Les troupes russes entrent dans la cité, précédées des icônes les plus emblématiques de l’orthodoxie russe. La victoire elle- même est entièrement relue dans une dimensionthéologique : Dieu punit Sigismond Auguste pour ses iniquités (l’affirmation de ses droits sur la Livonie), alors qu’IvanIV est récompensé pour son respect de la justice5.

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10 IvanIV n’ignore pas le succès de la pensée réformée parmi la noblesse polonaise et lituanienne. La Chronique de Nikon force le trait en décrivant une Lituanie qui a abandonné les icônes et la foi grecque6. C’est d’ailleurs à partir de la question religieuse que se développe une controverse sur la définition des pouvoirs du souverain. Le tsar moscovite ne conçoit tout simplement pas que Sigismond Auguste puisse laisser aux nobles polonais le droit d’adopter la confession de leur choix. La politique de tolérance religieuse qui prévaut alors en Pologne-Lituanie ne peut que renforcer la mauvaise opinion du tsar sur la monarchie jagellonienne, sur les relations qu’entretient le roi et grand-duc avec la noblesse. En Russie, la situation est évidemment bien différente.

11 Dans les États des Jagellons, la noblesse empiète de plus en plus sur le pouvoir souverain, imposant au monarque un contrôle croissant. Ivan le Terrible est parfaitement conscient des relations qui existent entre Sigismond Auguste et les Grands de la couronne. Dans sa célèbre correspondance avec le prince Kurbskij, qui le trahit durant la guerre de Livonie pour rejoindre le camp des Jagellons, le tsar s’exprime sans fard : [...] c’est pour cela que ton esprit diabolique s’est trouvé un souverain qui ne décide de rien, mais qui reçoit des ordres de tout le monde, et qui n’ordonne rien, tel le plus vil des serviteurs7.

12 Un autre point fort de l’affirmation du pouvoir moscovite est le lignage. Alors qu’en Pologne et en Lituanie, l’élection du monarque par la noblesse devient de plus en plus fondamentale dans la légitimation du souverain, IvanIV justifie son pouvoir par son appartenance à la lignée de Rurik. Cet attachement, au moins verbal, au passé kiévien lui permet en outre de revendiquer l’ensemble des pays russes du XIIe siècle. Mais la mise en avant du caractère héréditaire de la fonction monarchique sert également à mettre en doute la solidité du pouvoir des Jagellons. Les ambassadeurs du tsar, fidèles à la consigne, n’hésitent pas à affirmer que le pouvoir royal polonais dépend de la seule volonté des Grands, ce qui exclut l’idée même de monarchie héréditaire : [...] il y avait dans le pays de Lituanie des grands-princes, qui maintenant sont rois, mais ils ont reçu la royauté en dot par le mariage de la princesse royale Edwige avec Jagellon. Or cette reine n’était pas fille d’un roi polonais. Leur lignage princier était sis à Gniezno, c’est pour cela qu’ils se sont octroyé la royauté, et se sont fait appeler rois. Mais ce n’est pas une royauté qu’ils possèderaient de toute éternité, les seigneurs assoient des rois sur le trône selon leur volonté et les y gardent tant qu’ils le veulent bien8.

13 Le modèle de monarchie que défend IvanIV se situe à l’opposé, comme le montre la nouvelle titulature qu’il adopte. Ivan le Terrible est en effet le premier souverain moscovite à être sacré tsar (1547), même si d’autres grands-princes ont déjà utilisé le titre antérieurement. Aux yeux des Moscovites, ce titre met IvanIV sur un pied d’égalité avec l’empereur. C’est donc une manière efficace d’affirmer sa puissance, car il fait directement référence à une titulature byzantine. Après la chute de Constantinople et l’irruption des Ottomans en Europe, la Moscovie se trouve être désormais le seul État porteur de la Vraie Foi. Les princes de Moscou peuvent donc légitimement prétendre au titre impérial. Avec l’adoption du titre de tsar, l’horizon du pouvoir russe s’élargit : on voit apparaître dans les sources le terme de vselennaja. Il fait référence à la notion d’œkoumène chrétien. Comme l’empereur byzantin, le tsar russe pense détenir un pouvoir supérieur sur cet œkoumène. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le rôle du prince danois Magnus, frère du roi Frédéric II, auquel Ivan le Terrible concède le titre de roi de Livonie, un roi soumis de manière assez souple à la Russie.

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14 Les modèles du pouvoir souverain russe et polono-lituanien apparaissent ainsi comme antithétiques. Les groupes dirigeants ne sont pas les seuls à en prendre conscience : les simples soldats semblent avoir, eux aussi, leur opinion sur la question. Les combattants de l’un et l’autre camp qui se retrouvent au siège de Pskov n’hésitent pas à échanger leurs avis par-dessus les remparts. À partir du 24 août 1581, le nouveau roi de Pologne Etienne Bathory assiège la ville. L’événement nous est décrit dans les lettres que le jeune secrétaire Jan Piotrowski, qui se trouve sur place, envoie au grand maréchal de Pologne Andrzej Opaliski : 12 septembre : Les Moscovites ont pendu au mur un Hongrois au lendemain de l’assaut. Cette nuit, nous a dit P´kosawski, ils appelaient les nôtres dans les tunnels : « Vous avez vu pendre le Hongrois ? nous vous pendrons tous comme ça ». Ils ont menacé quelqu’un d’autre, mais je n’ose l’écrire. « Quel genre de roi avez-vous ? Il n’a ni poudre, ni argent ; venez chez nous, nous avons de la poudre, de l’argent et de tout en abondance. »9

15 Le paradoxe ne saute pas tout de suite aux yeux, mais n’en est pas moins réel : même s’ils défendent des modèles monarchiques différents, les soldats des deux camps peuvent se comprendre sans intermédiaires.

16 La Lituanie est donc un espace de transition entre les deux sphères culturelles, entre les deux pensées politiques, un espace où le dialogue est possible. En Pologne comme en Russie, tout le monde tombe d’accord pour affirmer que la Lituanie appartient à l’héritage de la Rus´ : les grands-ducs lituaniens ont soumis la partie occidentale de la principauté de Kiev. À partir du moment où la Moscovie développe son projet d’unification des terres russes, projet qui se base sur l’héritage kiévien, elle développe des prétentions territoriales sur les terres du grand-duché de Lituanie. Face à ces revendications, les Polono-Lituaniens soulignent le fait que la Moscovie n’est que l’une des principautés russes, et qu’elle ne possède pas forcément l’exclusivité de l’héritage.

17 Nous l’avons dit, ces échanges de points de vue sont rendus possibles par la position intermédiaire de la Lituanie. Ce sont les ambassadeurs lituaniens qui se rendent les premiers auprès d’IvanIV au nom du roi de Pologne, c’est par le biais de ceux-ci qu’arrivent à Cracovie les informations sur la Moscovie. Ces ambassadeurs appartiennent à des familles de la noblesse ruthène orthodoxe, elles servent loyalement les Jagellons. Les plus actifs dans le dialogue diplomatique sont Wasyl Tyszkiewicz, Micha Haraburda ou encore Jerzy Chodkiewicz. Ce dernier, mort en 1569, participe à de nombreuses ambassades en Moscovie. Son frère Grzegorz, mort en 1572, est hetman des armées de Lituanie : il combat en Livonie, tout comme son neveu Jan Hieronim. Les fonctions des membres de la famille Chodkiewicz illustrent bien les liens des grandes familles de la noblesse ruthène avec le pouvoir des Jagellons.

18 C’est sans doute l’un des aspects les plus intéressants que nous révèlent les archives de l’Office des ambassadeurs(Posol´skij prikaz) des tsars russes : l’existence d’un dialogue au cœur duquel se trouvent ces diplomates issus de la noblesse ruthène du grand- duché.

19 Dans les instructions aux officiers moscovites chargés d’accueillir les ambassadeurs lituaniens, on demande parfois aux premiers de se renseigner sur la confession des ambassadeurs. L’appartenance au « rite grec » semble être un gage de confiance : lors de leur ambassade de l’été 1558, ¸ukasz Haraburda, le Ruthène orthodoxe, n’est pas traité de la même façon que Jan Wooczek, Polonais catholique :

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Et le métropolite s’est inquiété de leur santé, il donna à Jan sa main à baiser, mais il ne le bénit pas ce jour, car il était de confession romaine, alors qu’il bénit Luc, et il leur demanda de s’asseoir10.

20 Les ambassadeurs lituaniens peuvent même aller jusqu’à parler directement au tsar, et non pas seulement à ses représentants. Le dialogue entre Chodkiewicz et IvanIV est exemplaire du niveau de proximité culturelle entre ces deux personnages : - Il est vrai que nous demeurons depuis notre jeunesse auprès de notre roi bienveillant, et ma langue russe se mêle dans mes mots avec la langue polonaise. - Parle-nous sans aucune crainte. Les mots que tu diras en polonais, nous les comprendrons11.

21 Les relations avec les ambassadeurs polonais s’avèrent d’emblée plus difficiles, la distance culturelle avec les Moscovites est plus importante que pour les Lituaniens. Ils ne comprennent pas toujours bien le russe et ne sont pas forcément respectueux des coutumes locales, comme le montre le journal de l’ambassade de 1570 : certains incidents éclatent pendant le voyage jusqu’à Moscou. Dans la capitale même, l’ambassade polonaise supporte mal d’attendre près de deux semaines l’arrivée d’Ivan le Terrible. Les membres de l’ambassade tentent de franchir les murs qui entourent leurs hôtels, ils jettent des pierres à leurs gardes12.

22 Mais la proximité culturelle et les échanges entre les deux pouvoirs restent significatifs dans cette période, et notamment dans le contexte des élections royales de 1573 et de 1575 en Pologne-Lituanie. On voit apparaître dans le dialogue entre ambassadeurs ruthènes et pouvoir moscovite l’idée de confier les trônes polonais et lituanien à la lignée d’IvanIV. En effet, dès 1570, l’ambassadeur Jan Skrotoszyn fait part au tsar de l’intérêt du conseil du roi de Pologne pour le fils du souverain russe : pour succéder à Sigismond Auguste, dont l’état de santé est de plus en plus préoccupant, certains avouent leur sympathie pour un futur seigneur d’origine slave13.

23 L’attitude ambiguë de certains magnats dans ces négociations, au rang desquels les princes Radziwi, reste encore à déchiffrer. Lors de l’élection de 1573, IvanIV semble essentiellement soutenu par la petite noblesse.

24 La mise au pas des bojare russes peut apparaître à la petite noblesse de Pologne et de Lituanie comme une mesure encourageante. Le succès de la candidature moscovite est aussi à mettre en relation avec l’hostilité à Maximilien, le représentant des Habsbourgs parmi les prétendants au trône polonais.

25 L’ambassade française, qui soutient l’élection d’Henri de Valois, frère de CharlesIX, a parfaitement conscience du danger que représente la candidature du tsar. Jean de Montluc, évêque de Valence, est chargé par Catherine de Médicis de soutenir l’accession au trône de son fils Henri. Le 10 avril 1573, devant les représentants de la noblesse, il prononce à Varsovie une Harangue restée célèbre. Il y stigmatise le pouvoir du prince moscovite, le comparant à un tyran, ennemi de la chose publique, tentant ainsi d’opposer le tsar aux valeurs de la noblesse polonaise, qui puisent leurs racines dans une liberté très large accordée à cette catégorie sociale : C’est celuy là certainement que l’on doit tenir pour un Tyran, la vie duquel est toute contaminée et souillée de meurtres, de forcemens, de pilleries et autres semblables crimes publiques : mais combien ces mœurs là sont éloignées de nostre Roy et de la manière de vivre de tous les Françoys [...]14.

26 Il voit dans la Pologne un rempart de la chrétienté contre les nations orientales, qualifiées de belliqueuses. Montluc utilise ce qui effraie le plus les nobles polonais dans

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le modèle moscovite, à savoir l’exigence d’obéissance des nobles au souverain. Ainsi, malgré une proximité culturelle, l’opposition dans la définition du pouvoir souverain resurgit.

27 Il conviendrait de mener une étude approfondie des discussions des diètes et des diétines préparant les élections. Cela permettrait de mieux cerner le sentiment de la noblesse polonaise et lituanienne envers le souverain moscovite, de nuancer ce sentiment en fonction de facteurs sociaux, religieux ou géographiques.

28 La noblesse russe s’interroge, elle aussi, sur les deux types de pouvoir monarchique que proposent Pologne et Russie. La participation des bojare à l’exercice du pouvoir souverain tend à diminuer avec la constitution de l’État russe moderne, processus qu’accélèrent encore les mesures d’IvanIV. Les grands seigneurs russes ne peuvent qu’envier la condition des magnats polonais, la force de leurs privilèges, qui leur assurent une position dominante aussi bien dans la société que par rapport au pouvoir du souverain.

29 La Pologne-Lituanie est le voisin le plus proche de la Moscovie. Le domaine culturel commun aux deux pays, à savoir l’héritage de la Rus´ médiévale, rend la comparaison entre les pouvoirs possible. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’attrait du modèle de gouvernement d’IvanIV pour la masse de la petite noblesse lituanienne. À l’opposé, les bojare moscovites pourraient être tentés de se rallier au modèle que leur propose le roi de Pologne.

30 La suite a montré que ces deux modèles du pouvoir monarchique évoluaient dans des directions différentes. Cela n’empêchait pas de nombreuses interactions, même après la mort d’IvanIV. Ainsi, quand Lew Sapieha, chancelier de Lituanie à partir de 1589, se rend à Moscou au printemps 1584, personne ne l’a encore averti de la mort du tsar. C’est pourtant sa seule préoccupation, comme nous le montre la lettre qu’il envoie au prince Radziwi. Celle-ci révèle également qu’il s’est informé au sujet du nouveau tsar, Fedor Ivanovič : [...] grâce à Dieu ils n’ont pas de quoi se vanter de leur maître, j’entends dire qu’il a peu de raison, qu’il est souvent très malade. Entre les Moscovites eux-mêmes, des différends et des séditions voient le jour15.

31 Si l’idée de la candidature d’un grand-prince de Moscou à la succession des Jagellons a pu être avancée, les principaux acteurs politiques en Pologne-Lituanie s’intéressent, eux aussi, de près aux problèmes des souverains moscovites. C’est dans ce cadre que s’inscrivent, durant le Temps des Troubles, les projets des Vasas qui cherchent à s’emparer du trône russe.

32 L’avènement des Romanov met un terme à l’ingérence polonaise dans les problèmes de succession en Russie. La nouvelle dynastie va réussir à consolider un pouvoir monarchique héréditaire. En Pologne-Lituanie, les monarques ont bien plus de mal à s’affirmer face aux privilèges nobiliaires. C’est peut-être l’une des clés de compréhension de la fragilité de la Pologne, qui conduira aux partages de la fin du XVIIIe siècle : le processus de constitution d’un État moderne semble avoir mieux réussi en Russie.

33 luc. ramotowski@ club-internet. fr

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NOTES

1. M. Poe, A People Born to Slavery, Ithaca-Londres, 2000. 2. A. Kappeler, Ivan Groznyj im Spiegel der ausländischen Druckschriften seiner Zeit, Zurich, 1969. 3. P. Sidney, H. Languet, Correspondence, Londres, 1845, p. 12 : « They say the Muscovite has invaded Lithuania with sixty thousand men, and is now at Polotz [...] ». 4. Traduction anglaise : S. A. et J. B. Zenkovsky, The Nikonian Chronicle, 5 vols., Princeton, 1983-1989. 5. « Pamiatniki diplomatičeskih snošenij », RIB, t. 71, Saint-Pétersbourg, 1887, p. 358. 6. « Nikonovskaja letopis´ », PSRL, t. 13, M., 2000, p. 345-346. 7. D.S. Lihačev, ed., Poslanija Ivana Groznogo, Moscou-Leningrad, 1951, p. 124. Cette première épître au prince Kurbskij a été traduite en allemand, en français, en italien ; traduction anglaise : J.L.I. Fennell, ed., The Correspondence between Prince A. M. Kurbsky and Tsar Ivan IV of Russia, 1564-1579, Cambridge, 1955. 8. « Pamjatniki diplomatičeskih snošenij Moskovskogo gosudarstva sPol´sko-Litovskim gosudarstvom, t. 3, 1560-1571 », Sbornik RIO, t. 71, p. 474. 9. M. Koljakovič, éd., Dnevnik poslednego pohoda Stefana Batorija na Rossiju, Saint- Pétersbourg, 1867, p.81. 10. « Pamjatniki diplomatičeskih snošenij Moskovskogo gosudarstva s Pol´sko- Litovskim gosudarstvom, t. 2, 1533-1560 », Sbornik RIO, t.59, p.560. 11. Sbornik RIO, t.71, p.289. 12. Ibid., p. 616-758. 13. Ibid., p. 676. 14. Jean de Montluc, Harangue faicte et prononcée de la part du Roy Tres-Chrestien le 10 jour du mois d’Avril [...] en l’assemblée tenue à Warssauie pour l’élection du nouveau Roy, Lyon, 1573, f.77 verso. 15. Archiwum Domu Radziwiów, Cracovie, 1885, p.174.

RÉSUMÉS

Résumé L’émergence de l’État russe au xvie siècle éveille l’intérêt de l’Europe. La guerre de Livonie, notamment, qui intéresse les États riverains de la Baltique, est l’occasion de porter un jugement sur le pouvoir des tsars, en l’occurrence Ivan IV. Mais le « tyran » des écrits protestants en langue allemande apparaît dans les chroniques officielles russes comme le défenseur de la Vraie Foi. Aux yeux d’Ivan IV, en effet, la faiblesse de la monarchie des Jagellons ne fait qu’encourager la Réforme en Pologne-Lituanie. Le tsar, lui, se pose en protecteur de l’oekoumène chrétien. La

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polémique, toutefois, n’empêche pas le dialogue : la guerre de Livonie montre qu’il existe aussi bien entre les simples soldats qu’entre les diplomates moscovites et ruthènes (orthodoxes de Lituanie). De ce contexte naît le projet d’une candidature moscovite à la succession du trône électif polono-lituanien. La mise en avant de cette candidature n’est pas moins révélatrice que la guerre : Ivan IV affirme son hostilité aux libertés nobiliaires, tandis que certains bojare russes semblent attirés par le modèle politique polono-lituanien.

Abstract An image of monarchy through the relations between Russia and Poland-Lithuania during the second half of the sixteenth century. The emergence of the Russian state aroused the interest of sixteenth-century Europe. For instance, the Livonian Wars, in which the states bordering the Baltic were all more or less involved, provided it with an opportunity for observing and appraising the Muscovite monarchic model, in that case, Ivan IV’s rule. But the “tyrant” of the German protestant pamphlets appears in official Russian chronicles as the defender of Orthodoxy. According to the tsar, the weakness of the Jagellons actually encouraged Reformation in Poland-Lithuania, whereas he claimed to be the protector of the Christian oikoumene. Opposition not always precluded dialog, as the Livonian Wars proved, between ordinary soldiers of both parties and between Muscovites and Ruthenian diplomats. This context gave rise to the project of a Muscovite candidature to succeed the Jagellons on the elective throne of Poland-Lithuania. This plan in turn reveals Ivan IV’s hostility towards nobiliary liberties. Conversely, some Russian boyars seemed to find attractions in the Polish-Lithuanian political model.

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Princes, parents et seigneurs Loyautés et crime contre le souverain en Europe centrale ou occidentale et en Moscovie XIVe-XVIIe siècle

ANGELA RUSTEMEYER

1 Tandis que les chercheurs se penchent avec ardeur sur l’étude du droit pénal et de son application en Moscovie du point de vue de la criminalité « ordinaire », tout semble être clair, depuis longtemps, en ce qui concerne l’espèce de crimes qu’on appelle souvent, faute d’un terme approprié qui en engloberait les variétés médiévales et modernes, « politiques ». Que leur répression soit la preuve du « despotisme » de l’État et de la soumission de la société est un des rares points sur lesquels les historiens qui supposent une liaison directe entre la « mentalité moscovite » et l’expérience du XXe siècle s’accordent avec les tenants de l’interprétation « anti-despotique » de la Russie moscovite1. Ceux-ci, en effet, sont bien obligés d’avouer que les normes du droit pénal et la répression des délits considérés comme crimes contre le souverain semblent démentir les conceptions centrales de leur propre école.

2 Considérons, par exemple, l’honneur qui, dans la société moscovite, était un facteur d’intégration de premier ordre2. Aussi bien le texte du Code de 1649 [Sobornoe Uloženie3] que la pratique juridique du XVIIe siècle montrent que le tsar n’était pas, au sens juridique, « lié par l’honneur » à ses sujets. L’« honneur » du souverain de l’Uloženie est différent de celui que ses sujets défendent en d’innombrables procès. Non seulement « l’honneur du souverain » est traité à part, dans le deuxième chapitre du code, tout de suite après le chapitre sur les crimes contre Dieu, non seulement la loi dit qu’il ne peut être réparé que par la mort de l’offenseur, mais la terminologie même indique son statut particulier. Quand il s’agit du tsar, il n’est plus question de besčest´e, alors que c’était encore le cas dans le premier code qui traite des offenses contre l’honneurdu grand-prince, le « Code du métropolite » [Pravosudie mitropolič´e]4. La totalité des délits considérés comme crimes contre le souverain donne au tsar un « body politic », même en l’absence d’une théorie des deux corps du souverain, comme celle qui fonde l’« honneur » du roi de France à la fin du Moyen žge5. L’atteinte à l’« honneur » du tsar n’avait rien de commun avec le besčest´e infligé à toute autre personne. Son « honneur », c’était l’intégralité de sa domination. Par conséquent, tout acte de trahison s’attaquait en même temps à l’« honneur » du tsar.

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3 Le tsar échappe donc au concept d’honneur mutuellement exigible qui unifie la société. Son « honneur » était protégé par l’obligation pour tous de dénoncer même la moindre offense à son égard, offense qui était sévèrement punie. Or, sans vouloir nier le caractère répressif de la législation en vigueur en Moscovie au XVIIe siècle, je plaide pour une relecture de l’histoire des crimes contre le souverain dans le contexte européen, ce qui entraîne la prise en considération non seulement de l’époque moderne, mais aussi du Moyen žge tardif. Dans ce cadre élargi, j’aimerais discuter l’histoire de ces crimes en les mettant en rapport avec trois éléments que la plupart des historiens considèrent comme typiques du système socio-politique de la Moscovie. Il s’agit premièrement de l’idée qu’il aurait existé en Moscovie un sens de la communauté beaucoup plus fort qu’en Europe centrale ou occidentale. Une communauté au sein de laquelle -- c’est le deuxième élément -- la parenté aurait joué un rôle exceptionnel. Ces deux liens sociaux, déjà puissants en eux-mêmes, auraient servi de cadre à la répression, qui constitue l’envers du paternalisme prononcé de l’autocratie -- troisième trait caractéristique de la civilisation moscovite, qui sera discuté ici6. Sans vouloir rejeter cette typologie, je crois que l’étude du pénal, domaine central d’action des monarchies européennes, en montre à la fois les insuffisances et les perspectives.

1. Le poids spécifique d’un crime suprême

4 À première vue, le sujet semble trop limité pour contribuer à définir la typologie de toute une culture politique et sociale. Certes, le crime contre le souverain est un délit rare. Mais l’expérience européenne montre qu’il n’est pas forcément plus rare que d’autres crimes qui, eux, ont éveillé beaucoup d’intérêt chez les historiens du Moyen žge tardif et de l’époque moderne7. De plus, les recherches de Claude Gauvard sur la justice en France à la fin du Moyen žge ont montré que les délits considérés comme offenses contre le souverain tenaient une place importante dans le système répressif. Ce dernier ne cherchait pas à punir tous les délits. Le monarque distribuait plutôt des châtiments exemplaires et symboliques8. C’est dans ce contexte qu’on doit situer le crime de lèse-majesté en France, qui apparaît au XIIIe siècle9, lorsque ce délit emprunté au droit romain remplace la félonie propre à la vassalité.

5 En Pologne-Lituanie, le crimen laesae maiestatis a aussi été incorporé dans le droit. Les efforts de la noblesse pour en limiter l’application, efforts couronnés de succès surtout au XVIe siècle, n’ont pas suffi pour que soit distingué, dans le droit lituanien, le crimen laesae maiestatis du crime de trahison10.

6 L’Angleterre n’ayant pas adopté le crimen laesae maiestatis romain, les juristes royaux considéraient la trahison comme un cas particulier de la félonie du vassal par rapport à son suzerain, rupture de fidélité particulièrement abjecte quand ce suzerain était le roi11.

7 Dans l’empire romain germanique de la fin du Moyen žge, le crimen laesae maiestatis du droit romain existait en parallèle avec des formes de trahison liées aux relations féodales. Du fait que la « majesté », comme en France, se définissait surtout par les offenses qu’elle subissait, devenir victime de lèse-majesté était un droit très recherché. Les Électeurs le reçurent par la Bulle d’or de 135612.

8 La lèse-majesté, la trahison restaient-ils, dans les pays énumérés, une affaire entre rois, légistes et élites ? Non, sans doute, et cela pour trois raisons. Premièrement, au début

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de l’époque moderne, les autorités font de plus en plus souvent usage du crime de lèse- majesté pour combattre les mouvements de protestation populaires. Le meilleur exemple en est probablement celui de l’Autriche, partie de l’empire romain germanique qui souffre directement des guerres contre l’empire ottoman. Là on observe, à partir de la fin du XVe siècle, une espèce de réaction en chaîne. Ce sont d’abord les paysans qui accusent leurs seigneurs de trahison, puis, dès le début du XVIe siècle, les autorités retournent l’accusation contre les paysans, dont la rébellion affaiblirait la défense du pays contre les incroyants. Enfin, la trahison dont les paysans révoltés seraient coupables est transformée en crime de lèse-majesté, ce qui correspond aux intérêts de l’empereur : il souligne ainsi ses liens directs avec les paysans en tant que sujets et obtient de plus le droit de profiter des confiscations infligées aux révoltés13.

9 Deuxièmement, la répression des « mauvais propos »14 comme insulte au souverain, type de répression considéré comme caractéristique de la Moscovie, apparaît aussi ailleurs. L’exemple le plus clair est celui de l’Angleterre des Tudors, où toute parole contre le roi est rigoureusement interdite. Il est vrai que les Tudors faisaient une nette différence entre le « mauvais propos » oral et le mot écrit, qui était un crime beaucoup plus grave15. Comme l’usage de l’écrit était plus répandu en Angleterre, on comprend qu’en Moscovie le discours oral ait pesé plus lourd et qu’il ait, par conséquent, été sanctionné avec plus de rigueur. On ne saurait en conclure à un caractère exceptionnel de l’ordre politique moscovite.

10 Troisièmement, on a beaucoup parlé de l’instauration, en Moscovie, de la dénonciation obligatoire des délits relevant des « propos et actes dirigés contre le souverain » [slovo i delo gosudarevo]. En ce qui concerne cette catégorie en tant que telle, elle ressemble fort à celle des « cas royaux » établie beaucoup plus tôt en France16. Quant à la dénonciation, on y a vu un corollaire de la responsabilité collective, elle-même issue d’un fort sentiment communautaire17. Or Mark Lapman a déjà montré, pour les crimes contre le souverain de la première moitié du XVIIe siècle, qu’en réalité les Moscovites préféraient ne pas dénoncer les « leurs », c’est-à-direprécisément ceux à qui ils étaient liés par la responsabilité collective, mais plutôt des « étrangers » comme, par exemple, les gens sans attaches [guljaščie ljudi]18. Le sens de la communauté, prétendument typique de la Moscovie, n’incitait donc pas à la délation de tous par tous, mais à un comportement qui correspond tout à fait à celui qu’on observe un peu partout en Europe au début de l’époque moderne quand il s’agit de dénoncer un criminel ou de s’en abstenir19.

11 La Moscovie n’était donc en aucune façon un Eldorado de la délation. C’était plutôt le contraire : faute d’une théorie juridique appropriée, la Moscovie a échappé à la dynamique fatale de la dénonciation qu’on trouve, par exemple, dans l’empire romain germanique. Déjà, dans le combat contre les hérétiques, l’Église avait mis en œuvre la denuntiatio, qui permettait d’intenter un procès sans passer par l’« accusatio ». À partir de 1313, cette procédure devient aussi applicable dans les cas de lèse-majesté humaine. La denuntiatio, la torture comme instrument principal du procès d’inquisition et l’idée que les crimes de lèse-majesté divine et humaine formaient une catégorie de délits à part convergèrent d’une manière fort désavantageuse pour l’accusé(e) de sorcellerie au début de l’époque moderne. Surtout, la denuntiatio devint fatale pour le suspect quand la communauté à laquelle il appartenait eut recours à la procédure inventée par les juristes, où l’on pouvait informer les autorités sans être responsable des preuves -- ou de leur absence20. Le fait que la dénonciation sans conséquence pour son auteur n’ait

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pas existé en Moscovie a certainement eu un effet de frein sur la persécution des sorciers et sorcières.

2. La trahison et la lèse-majesté dans le tissu des relations sociales

2.1. Le crime contre le souverain est-il un crime contre Dieu ?

12 La persécution de la sorcellerie a pu être interprétée comme un combat contre le renversement imaginaire de l’ordre des choses21. Sans nécessairement adopter cette théorie en totalité, on peut se demander si la répression des crimes contre le souverain ne relève pas, elle aussi, de phénomènes du même genre. Dès lors que l’on évoque des crimes qui mettent en question les fondements de la loyauté, le souverain ne peut plus être considéré comme leur unique victime. D’autres personnages, qui, eux aussi, revendiquent la loyauté d’autrui, peuvent parfois apparaître comme des concurrents du roi sur ce plan. L’étude systématique de la dénonciation part, elle aussi, de cette approche, car la dénonciation n’est souvent pensable qu’en tant que processus de choix entre des loyautés concurrentes.

13 Examinons donc, sous l’aspect du crime que constitue le refus de loyauté et d’obéissance, le cas du souverain dans le réseau des relations que l’individu entretient avec son monde social. Parmi les personnages qui constituent ce réseau, on trouve les maîtres et les proches, mais aussi les subordonnés. Le non-respect de la loyauté envers les subordonnés qui, eux aussi, sont en droit de l’exiger, est un thème central des conflits médiévaux. Or, comme le droit pénal a tendance à refléter la position du fort et non celle du faible, l’infidélité du maître n’est pas considérée comme relevant de la trahison criminelle.

14 En revanche, une autre relation importante de l’homme médiéval est bien visible dans ce contexte. En Europe centrale et occidentale, au Moyen žge, Dieu, lui aussi, était en quelque sorte considéré comme un personnage social (ce n’est plus le cas à l’époque moderne)22. Les sources nous manquent pour reconstruire sa position en tant que tel en Moscovie. Mais je préfère cependant l’inclure dans la discussion, car la relation entre crime contre le souverain et crime contre Dieu est importante pour caractériser l’ordre monarchique en question.

15 Quant à l’Europe catholique, il est important de noter que la papauté instaure, au XIIe siècle, la catégorie de crimen laesae maiestatis divinae pour les hérésies. Or il fallait un changement profond de l’idée qu’on se faisait de Dieu pour que non seulement l’hérésie, mais aussi le crime quotidien qu’était le blasphème, devînt un crime de lèse- majesté. En effet, ce n’est qu’au début de l’époque moderne que s’épanouit, dans quelques pays d’Europe occidentale, la lèse-majesté en tant que concept général qui réunit, dans le rôle de la victime de ce crime, le plus abominable de tous, les pouvoirs suprêmes au ciel et sur la terre23. Quant au Moyen žge tardif, on a pu démontrer, au moins pour ce qui est de la pratique juridique en France, que la lèse-majesté « humaine » restait bien séparée de la lèse-majesté « divine »24.

16 En Moscovie, le crimen laesae maiestatis n’a pas été directement emprunté au droit antique25, mais, compte-tenu de la réputation « théocratique » faite à l’autocratie russe,

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il convient de vérifier dans quelle mesure les crimes contre le souverain étaient traités comme des crimes contre Dieu.

17 L’association du crime contre un souverain terrestre au crime contre Dieu n’est, bien entendu, pas concevable sans engagement de la part de l’Église dans ce domaine. Sans doute l’Église moscovite a-t-elle contribué à la perception de la désobéissance au grand- prince comme une trahison condamnable en termes religieux. On cite comme point de départ les sanctions du métropolite Aleksij contre des opposants au grand-prince Dmitrij (plus tard qualifié de « Donskoj »)26. Un événement-clé dans ce contexte est l’excommunication du grand ennemi de Basile II, Dmitrij Šemjaka. Or il faut souligner que ce grave châtiment ne fut pas imposé sans conflit au sein de l’Église elle-même27.

18 Depuis la première moitié du XVIe siècle, les pénitentiels [epitimijniki] pour l’élite politique et sociale faisaient du parjure envers le grand prince un grave péché28. De son côté, le pouvoir séculier, dans le Code de 1649, donna une forme juridique simultanément aux crimes contre Dieu et aux crimes contre le tsar. Or le code distingue bien entre les deux. La pratique juridique du XVIIe siècle montre, elle aussi, qu’un crime contre le tsar n’était pas forcément identique à un crime contre Dieu. Certes, l’autocratie pouvait compter sur l’anathème, qui était à l’origine de toute une tradition de commémoration négative du traître au souverain29. Mais en même temps les grâces accordées, pour des raisons religieuses, aux coupables de lèse-majesté équivalaient à reconnaître les limites du pouvoir terrestre, voire les limites de la culpabilité, en termes spirituels, des offenseurs concernés. Par exemple, en 1682, un prêtre qui avait été condamné à mort pour avoir eu l’intention de se rendre « sous le joug musulman » (c’est-à-dire,évidemment, de fuir en Crimée -- acte de trahison, voire crime contre le souverain) vit sa peine commuée en bannissement dans un monastère, parce que moins de six semaines s’étaient écoulées depuis la mort du tsar Théodore30. Théodore lui- même avait grâcié, en 1676, un mousquetaire condamné pour offense verbale à l’amputation de la langue, en mémoire du tsar Alexis Mihailovič31. S’il n’y a pas congruence entre le crime contre le souverain et le crime contre Dieu dans la France du Moyen žge tardif, on peut en dire autant de la Moscovie du XVIIe siècle.

2.2. Les crimes contre ses maîtres et ses proches

19 Si la séparation progressive du crime contre le souverain d’avec la félonie, qui peut viser n’importe quel seigneur féodal, est interprété comme un signe d’épanouissement de la monarchie, alors le fait pour le monarque de partager le droit de lèse-majesté avec autrui, comme c’est le cas avec la Bulle d’or de 1356, semble bien être, à l’inverse, un symptôme de faiblesse. Or, là même où nous avons affaire à un pouvoir royal fort, le droit pénal doit tenir compte des idées qui ont cours dans la société, en l’occurrence de ce qu’elle considère comme une revendication légitime de loyauté, notion qui, bien entendu, ne se restreint pas à la loyauté envers le souverain. Il arrive que la couronne réussisse à intégrer ces idées dans le droit royal de façon à en tirer profit.

20 Ainsi, en Angleterre, le Statute of Treason (1352) définit comme trahison le régicide et autres crimes contre le roi, sa famille ou ses officiers. Il y ajoute une deuxième catégorie de trahisons qui ne sont pas (ou pas directement) liées à l’un ou à l’autre corps du roi. Cette catégorie existait déjà, mais le statut la modifie de manière significative. En sont exclus désormais la falsification du sceau du seigneur et l’adultère avec sa femme32. En outre, la relation verticale au sein de laquelle la trahison peut avoir

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lieu est décrite en termes assez généraux : il y a trahison « quant un servant tue son meistre ». Une « femme qui tue son baron » se rend, elle aussi, coupable de trahison. La même phrase-clé reflète le besoin qu’a la monarchie de la coopération du clergé : il y a trahison « quant homme seculer ou de religion tue son Prelat, a qui il doit foi et obedience »33. En somme, le statut parvient à « déféodaliser » la « petite trahison » [petty treason] et à en faire une catégorie qui, sans se limiter au cadre de la vassalité ou des relations entre seigneurs et paysans, définit les crimes les plus atroces (hormis ceux dirigés contre le roi). La hiérarchie des crimes représente, en négatif, l’ordre que le roi désire instaurer dans son royaume.

21 En Allemagne, la définition du crime de « trahison » est si générale que chacun peut être amené à le commettre contre n’importe qui d’autre. Cependant, la trahison est particulièrement condamnable envers « un pays, une ville, son propre maître » [eyn landt, statt, seinen eygen Herrn] ou bien son époux, son épouse ou un membre de sa parenté[bettgnossen, oder nahet gesipten freundt]. Cette formule, qui figure dans le code pénal de Charles V (1532), reflète les conceptions de fidélité du droit allemand34. Il est significatif que l’article sur le meurtre donne une définition presque identique des relations entre coupable et victime qui rendent le délit particulièrement grave35.

22 Phénomène analogue dans la pratique juridique en France à la fin du Moyen žge : étaient qualifiés de trahison les crimes qui mettaient en cause les revendications de loyauté les plus essentielles dans la vie sociale, ainsi les « crimes commis par serviteurs et familiers »36. Il y avait en outre un lien indirect entre le crime de trahison et la grâce royale, principal moyen d’intervention de la monarchie dans le système pénal. Pour profiter de cette grâce, les personnes coupables d’homicide cherchaient, dans leurs suppliques, à justifier leur forfait en le présentant comme une défense contre les « trahisons » projetées par leurs victimes37. La trahisona donc contribué à la constitution du triangle : meurtrier-victime-roi, qui fut au cœur d’importantes transformations dans la sphère de la justice. En revanche, la fameuse assimilation du régicide au parricide date de l’époque moderne38. Voilà enfin un indice convaincant de la mise en œuvre de la « filiation » au service du principe monarchique : le roi dans le rôle du père. Ainsi l’époque moderne voit la réalisation d’une conception de la monarchie qui, selon Claude Gauvard, restait inachevée à l’époque médiévale39.

23 Le droit moscovite, lui aussi, reflète les rapports entre autorité royale et loyautés sociales. Les Justiciers [Sudebniki40] de 149741, 155042 et 1589 43 ne donnent pas de définition univoque des crimes contre le grand-prince, puis contre le tsar. Pourtant ils traitent des personnes qui commettent des actes de trahison (le koromol´nik, le podymščik, le gradskij zdavec). Il est significatif que ces mêmes articles mentionnent, parmi d’autres crimes atroces, la mise à mort de son propre seigneur (gosudar´ : il s’agit peut-être du grand-prince44, et certainement du maître de l’esclave [holop]45).

24 Le Code de 1649, en revanche, ne connaît pas d’ambiguïté à propos de la trahison. Le mot utilisé est izmena, forfait qui est clairement catalogué comme crime contre le souverain. Or ce premier code moscovite d’allure moderne traite aussi dans une mesure jusque-là inconnue des homicides particulièrement condamnables à cause de la loyauté due à la victime, crimes qui doivent être punis de mort « sans aucune pitié » [bezo vsjakie poščady]. Le meurtre de son seigneur appartient à cette catégorie46, même si ce seigneur n’est plus appelé gosudar´, terme réservé désormais au tsar. Il est significatif que la seule intention de tuer son seigneur soit passible de condamnation, disposition qui ne se retrouve que pour les crimes contre le souverain47.

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25 Autre crime qui s’attaque à une relation hiérarchique fondée sur des obligations de loyauté, la mise à mort de l’époux par son épouse, que le Code de 1649 est le premier à faire entrer dans le droit séculier48. Mais le « petty treason » anglais montre bien que la rigidité avec laquelle le code russe condamne la meurtrière conjugale n’est pas une exclusivité de la Moscovie.

26 Le parricide et le matricide figurent tout au début de ce chapitre du Code de 1649, qui les classe au premier rang des crimes sanctionnés par la peine de mort « sans aucune pitié »49. D’abord réprimé dans la Rus´ médiévale par le droit canon, depuis le Statut [Ustav] de Jaroslav50, ce crime est entré dans le droit séculier avec la Charte judiciaire de Pskov51 [Pskovskaja sudnaja gramota], qui inflige au parricide ou au fratricide le paiement d’une amende au profit du prince, analogue à celle exigée d’autres malfaiteurs52. L’article avait évidemment pour but d’affirmer la compétence des tribunaux séculiers53. De leur côté, les compilateurs du Code de 1649 ont voulu souligner l’atrocité particulière du parricide et du matricide, crimes aussi horribles que l’homicide commis à l’église ou à la cour du tsar54. Le code mentionne aussi, dans un article séparé, le meurtre de sa propre sœur ou de son frère, également puni de mort (mais le code n’ajoute pas « sans aucune pitié »)55.

27 Pour situer cette classification des crimes atroces dans l’évolution qui conduit au triomphe du pouvoir autocratique, il faut la comparer avec la législation du début du siècle suivant. Il est légitime de mettre les codes « militaires » de Pierre le Grand sur le même plan que le Code de 1649 (qui, bien entendu, restait en vigueur) parce que leur application n’était pas limitée à l’armée.

28 En ce qui concerne les crimes discutés ici, on peut noter un premier changement important dans le Code militaire [Vojnskij artikul]56, qui réunit dans un seul paragraphe, consacré aux meurtres les plus abominables57, le meurtre des parents avec celui du nourrisson et celui de l’officier58. Un crime traditionnellement considéré comme l’un des plus terribles fut donc utilisé pour faire passer deux normes chères à Pierre le Grand : le respect de l’officier dans l’armée régulière et la protection des sujets nouveau-nés dans l’intérêt de l’État. Ce paragraphe subit une nouvelle modification dans le Code de la Marine [Morskoj ustav] (1720). Dans le chapitre sur l’homicide on trouve l’article suivant : « Si quelqu’un ose tuer son père ou son commandant, il sera roué »59. Ici l’équivalent du meurtre du père n’est donc plus celui de la mère, mais uniquement celui du supérieur militaire!

29 Les articles sur l’homicide montrent comment le droit séculier de la Moscovie et de l’État transformé par Pierre le Grand commence par élargir le cercle de ceux à qui on doit une loyauté particulière pour ensuite le diminuer. Quant aux textes, difficiles à interpréter, des Justiciers, il est clair en tout cas que le meurtre d’un maître par son esclave est à leurs yeux un crime particulièrement atroce. Le Code de 1649 y ajoute, bien entendu, le meurtre du souverain, mais aussi celui de l’un ou de l’autre parent, du mari et, d’une façon moins catégorique, celui du frère et de la sœur. Le Code militaire omet le mari, ce qui s’explique peut-être par son caractère originaire de droit militaire, mais aussi le frère et la sœur. Le seigneur est remplacé par l’officier. Le Code de la Marine omet le meurtre de la mère. Il ne reste donc que le souverain, le père et l’officier.

30 Ici seulement apparaît la « filiation » en tant que conception de la monarchie, telle qu’elle a été discutée à propos de la France du Moyen žge tardif et du début de l’époque moderne. Elle n’est évidente ni dans le droit pénal moscovite de la fin du Moyen žge ni

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dans le Code de 1649. La distance que garde le système pénal moscovite à l’égard de la « filiation » comme principe fondamental de la monarchie est aussi reflétée par l’accueil relativement prudent qu’il réserve à l’idée d’une disposition héréditaire à la trahison envers le souverain.

3. Le « sang coupable » du traître

31 Il semble bien que dans l’Europe du XVIIe siècle, le sang coupable du traître ait été une idée reçue. Par exemple, bien que n’éprouvant aucun enthousiasme pour la cruauté avec laquelle Pierre le Grand traita les mousquetaires révoltés, l’Autrichien Johann Georg Korb se sert lui-même, en parlant des victimes des exécutions, d’une formule semblable60. C’est plus qu’une métaphore. L’idée que les fils d’un homme qui trahit son souverain soient disposés, par leur éducation ou simplement par leur « sang », à en faire autant reflète la dimension socio-politique de la parenté en général, mais aussi l’accent particulier mis sur la filiation en ligne paternelle. Cette idée n’était pas sans influence sur la législation et la pratique juridique en matière de trahison et de lèse- majesté. C’était le cas en Pologne-Lituanie, où les descendants de ceux qui avaient été jugés coupables de lèse-majesté ou de trahison perdaient leur droit à l’héritage et étaient considérés comme infâmes -- c’est-à-dire exclus des fonctions publiques -- même si ils n’avaient pas eu connaissance des projets et des actes de leur père. Il fallut attendre la Diète [Sejm] de quatre ans pour que de telles sanctions contre des innocents fussent déclarées illégales61 ! Si la République polonaise des nobles en usait ainsi, on pourrait s’attendre à ce que, dans la Moscovie autocratique, un sort pire encore soit réservé aux fils de traîtres au tsar. Or ce n’était pas forcément le cas.

32 Certes, chez le voisin oriental de la Rzeczpospolita, l’idée que la trahison ou le crime de lèse-majesté passe du père aux enfants était aussi présente. D’une part, traiter quelqu’un de « fils de traître » était monnaie courante dans les affaires d’honneur, qu’il s’agît d’attaquer ou de se défendre. Si elle était injustifiée, une telle insulte était à la fois une offense suprême et un abus de langage très proche de la lèse-majesté verbale62, comme l’était en général la diffamation de quelqu’un qualifié de « traître ». D’autre part, lorsque quelqu’un était jugé pour lèse-majesté ou trahison, ses enfants risquaient d’être punis avec lui. Or il faut souligner que, s’il était prouvé que les enfants n’avaient pas été informés des intentions ni des actes de leur père, tout châtiment qui leur était infligé était une infraction au Code de 1649. Celui-ci défend explicitement de punir les enfants innocents d’une personne jugée conformément au deuxième chapitre du Code [nikakova nakazanija im ne učinit´]. Comme les biens du père étaient confisqués, ils reçoivent « pour leur subsistance ce que le souverain leur donnera des patrimoines et bénéfices » du père [na prožitok iz votčin i is pomestej im, čto gosudar´ požaluet]. Les biens meubles et les patrimoines des enfants innocents qui n’habitaient pas chez leur père condamné étaient à plus forte raison intouchables63.

33 Il était donc possible, pour les enfants qui n’avaient pas participé au crime de leur père, de revendiquer l’impunité, du moins dans les cas relativement bénins de lèse-majesté, à preuve le succès de la pétition du fils d’un mousquetaire condamné pour lèse-majesté verbale en 1676.Sa lettre au tsar dans cette affaire épargna à Stepan Černeev le bannissement en Sibérie64. Il ne s’agit pas de contester l’arbitraire qui a certainement été fréquent dans ce domaine. Mais si l’on cherche, sur ce plan, une différence marquée

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entre la Moscovie et son voisin occidental en faveur de ce dernier, on risque un résultat négatif.

Conclusion

34 L’analyse comparée d’une part cruciale du droit pénal séculier met en cause, pour l’époque moscovite, la validité universelle du « paternalisme» en tant que principe de la monarchie. Dans ce domaine important, la « filiation », avec le tsar-père à la tête et une association forte et exclusive du père de famille avec le représentant de l’autorité en tant que son homologue, ne fait son apparition que sous le règne de Pierre le Grand.

35 Cette brève esquisse ne confirme pas non plus l’idée que la parenté aurait eu une plus grande signification en Moscovie que dans d’autres sociétés européennes du Moyen žge tardif ou du début de l’époque moderne. Certes, le Code de 1649 met en relief, dans ses articles consacrés aux crimes les plus graves, certaines relations parentales. Mais il ne protège nulle part la parenté en tant que telle, comme le font d’une manière ostentatoire les articles du code pénal de Charles V sur la trahison et le meurtre. On peut soupçonner que la manière et la mesure dans laquelle les codes reflètent les relations parentales sont liées au rayon d’action qu’ils réclament. Par exemple, la Carolina prétend réglementer les relations sexuelles au sein de la parenté, domaine que le Code de 1649, comme les codes séculiers moscovites qui le précèdent, préfère laisser au droit ecclésiastique. En tout état de cause, on ne voit pas bien comment il serait possible d’affirmer que dans le contexte politique, culturel et social dont la Carolina fut le résultat, la parenté aurait joué un rôle moins important qu’en Moscovie.

36 Il apparaît en outre que dans le domaine des crimes contre le souverain, où même les auteurs les mieux disposés à l’égard de la Moscovie sont prêts à découvrir des éléments « despotiques », ceux-ci font totalement défaut. Lorsque la définition de ces crimes change, elle le fait non pas à contre-courant des systèmes pénaux d’Europe centrale et occidentale, mais le plus souvent de façon parallèle et de toute façon au rythme de la « verticalisation » générale du droit, que l’évolution des conceptions de l’homicide permet d’appréhender65. La place des crimes contre le tsar n’est donc pas dans la niche sombre du « despotisme », mais dans l’histoire comparée de la criminalité et de sa répression en Europe médiévale et moderne.

37 Université de Vienne

38 rustemeyer2002@ yahoo. com

NOTES

1. V. Kivelson, par exemple, nous rappelle entre autres les cas de « slovo i delo gosudarevo » (« propos et actes dirigés contre le souverain ») pour marquer les limites de l’interprétation révisionniste (V.Kivelson, « Merciful Father, Impersonal State:

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Russian Autocracy in Comparative Perspective », Modern Asian Studies, 31(3), 1997, p. 635-663, ici 654). 2. N. Shields Kollmann, By Honor Bound. State and Society in Early Modern Russia, Ithaca - New York, 1999 ; A. Berelowitch, La hiérarchie des égaux. La noblesse russe d’Ancien Régime (XVI-XVII siècles), Paris, 2001, p. 355-379. 3. Ce code, dont le nom russe signifie « Établissement de l’Assemblée », a été traduit en latin par Augustin von Mayerberg, Iter in Moschoviam, s.l.n.d. [ambassade de 1661], p. 113-236. Traduction anglaise : R. Hellie, ed., The Muscovite Law Code (Ulozhenie) of 1649, Irvine (CA), 1988 (Laws of Russia, Series1 : Medieval Russia, vol.3). 4. Pamjatniki russkogo prava, t. 3, Moscou, 1955, p. 426. Traduction anglaise : D. H. Kaiser, The Laws of Rus´: Tenth to Fifteenth Centuries, Salt Lake City (UT), 1992, p. 107-110 (Laws of Russia, Series1 : Medieval Russia, vol.1). 5. C. Gauvard, Crime, État et société en France à la fin du Moyen žge : « De grace especial », vol. 2, Paris, 1991, p. 842, 844. 6. Pour une synthèse de cette conception élaborée notamment par des historiens qui font autorité aux États-Unis au cours des dernières décennies, voir V.Kivelson, art. cit. Sur le paternalisme : ibid., p. 651-652. Sur le rôle exceptionnel que la parenté aurait joué en Moscovie, dans le contexte de la répression de la sorcellerie : V. Kivelson, « Patrolling the Boundaries : The Uses of Witchcraft Accusations in Seventeenth- Century Russia », in N.Shields Kollmann, D.Ostrowski, A.Pliguzov, D.Rowland, eds., Kamen´ kraeug´´l´n´´. Rhethoric of the Medieval Slavic World. Essays presented to Edward l. Keenan, Cambrige (MA), 1997, p. 302-323, ici 303 (Harvard Ukrainian Studies, 19, 1995). 7. Par exemple, les historiens se sont plus occupés de l’infanticide en Bavière entre 1600 et 1650 que du crime de « révolte (Aufruhr) », qui était plus fréquent : A.Würgler, « Diffamierung und Kriminalisierung von „Devianz“ in frühneuzeitlichen Konflikten. Für einen Dialog zwischen Protestforschung und Kriminalitätsgeschichte », in M. Häberlein, ed., Devianz, Widerstand und Herrschaftspraxis in der Vormoderne. Studien zu Konflikten im südwestdeutschen Raum (15.-18. Jahrhundert), Constance, 1999, p. 317-347, ici346, notes126, 317. 8. C. Gauvard, « La justice pénale du roi de France à la fin du Moyen žge », in X. Rousseaux, R. Lévy, éds., Le pénal dans tous ses états. Justice, États et sociétés en Europe (XIIe-XXe siècles), Bruxelles, 1997, p. 81-112. 9. O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Saissier, Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, t.2 : Des temps féodaux au temps de l’État, Paris, 1998, p. 11. 10. St. Salmonowicz, « La noblesse polonaise contre l’arbitraire du pouvoir royal : les privilèges judiciaires de la noblesse », Revue historique du droit français et étranger, 72, 1994, p. 21-29 ; A.Lityƒski, Przest´pstwa polityczne w polskim prawie karnym XVI- XVIII wieku, Katowice, 1976, p. 55. 11. J. G. Bellamy, The Law of Treason in England in the Later Middle Ages, Cambridge, 1970, p. 25. 12. E. Drda, Die Entwicklung der Majestätsbeleidigung in der österreichischen Rechtsgeschichte unter besonderer Berücksichtigung der Ära Kaiser Franz Josephs, Vienne, 1992.

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13. E. Bruckmüller, « Die Strafmaßnahmen nach den bäuerlichen Erhebungen des 15. bis 17. Jahrhunderts », in E. Zöllner, ed., Wellen der Verfolgung, Wien, 1986, p. 95-117. J’ai essayé d’y ajouter quelques aspects dans ma thèse d’habilitation (« Majestätsverbrechen in Russland 1600-1800 », Université de Vienne, 2004). 14. Excellente analyse des procès respectifs non pas du point de vue de la répression, mais en tant que source pour la mentalité politique : P.V. Lukin, Narodnye predstavlenija o gosudarstvennoj vlasti v Rossii XVII veka, Moscou, 2000. 15. J. Bellamy, The Tudor Law of Treason : An Introduction, Londres, 1979, p. 12, 30-31, 36, 48, 51. 16. Sur les « cas royaux » : O. Guillot, A. Rigaudière, Y. Saissier, op. cit., p. 207, 217, 213, 293. 17. A. Kleimola, « The Duty to Denounce in Muscovite Russia », Slavic Review, 31, 1972, p. 759-779 ; A.Kleimola, H. Dewey, « From the Kinship Group to Every Man His Brother’s Keeper : Collective Responsibility in Pre-Petrine Russia », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 30, 1982, p. 321-335 ; H.Dewey, « Political Poruka in Muscovite Rus´ », The Russian Review, 46, 1987, p. 117-134. 18. M. Ch. Lapman, « Political Denunciations in Muscovy, 1600-1649: “The Sovereign’s Word and Deed” », thèse, Harvard University, 1981, p. 105. V.Kivelson observe le même phénomène dans les dénonciations de sorcellerie (« Male Witches and Gendered Categories in Seventeenth-Century Russia », Comparative Studies in Society and History, 45, 2003, p. 606-631, ici 618. Dans ma thèse j’ai constaté que les paysans du XVIIIe siècle avaient tendance à ne pas dénoncer les personnes de leur propre village. 19. Sur la dénonciation du crime, voir M. Dinges, « Justiznutzungen als soziale Kontrolle in der Frühen Neuzeit », in G. Schwerhoff, A. Blauert, eds., Kriminalitätsgeschichte. Beiträge zur Sozial- und Kulturgeschichte der Vormoderne, Constance, 2000, p. 503-544, ici 531. 20. R. Walz, « Dörfliche Hexereiverdächtigung und Obrigkeit », in G.Jerouschek, I.Marßolek, H.Röckelein, Denunziation. Historische, juristische und psychologische Aspekte, Tübingen, 1997, p. 80-98. 21. Sur la conception de la sorcellerie chez Jean Bodin, voir R. Muchembled, Le temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus, XVe-XVIIIe siècle, Paris, 1992, p. 10 ; sur la sorcellerie en Moscovie en tant que renversement des valeurs centrales liéesavec la parenté, voir V. Kivelson, « Patrolling the Boundaries », art. cit. 22. Mis en relief dans une étude récente sur le blasphème, c’est-à-dire l’honneur de Dieu : G.Schwerhoff, « Gott und die Welt herausfordern. Theologische Konstruktion, rechtliche Bekämpfung und soziale Praxis der Blasphemie vom 13. bis zum Beginn des 17. Jahrhunderts », thèse d’habilitation, Université de Bielefeld, 1996 ; publication électronique (2004) urn : nbn : de : hbz : 361-6171. Au Moyen žge Dieu était inclus dans le « discours terrestre sur l’honneur. Il semble qu’au XVe siècle Dieu ait été plus proche des hommes que ne l’était, au XIXe siècle, un membre du corps des officiers prussiens d’un maître-artisan, que l’officier considérait comme incapable de lui donner satisfaction » (p. 264). 23. Ibid., p. 241, 410. 24. C. Gauvard, Crime, État et société..., op. cit., vol. 2, p. 834.

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25. Le Code de loi pour le peuple [Zakon sudnyj ljudem] dont on se servait dans la Rus´ médiévale ne contenait pas la partie correspondante de l’Eklogè byzantine (Ju.G. Alekseev, Sudebnik Ivan III. Tradicija i reforma, Saint-Pétersbourg, 2001, p. 213). Le Code de loi pour le peuple a été traduit par H.W. Dewey et A.Kleimola, Zakon sudnyj ljudem = Court Law for the People, Ann Arbor (MI), 1977. 26. B. N. Florja, « Ispovednye formuly o vzaimootnošenijah cerkvi i gosudarstva v Rossii XVI-XVII. vv. », Odissej, 1992, p. 204-214, ici206. 27. Conflit à ce propos entre le métropolite Jona et l’archevêque de Novgorod : AAE, t. 1, n° 372 (1452), p. 464-465. 28. B. N. Florja, art. cit., p. 207 ; M. V. Korogodina, « Ispoved´ vel´mož », in Rossijskoe gosudarstvo v XIV-XVII vv. Sbornik statej, posvjaščennyj 75-letiju so dnja roždenija Ju.G. Alekseeva, Saint-Pétersbourg, 2002, p. 47-63. 29. Sur l’anathème : N. Suvorov, O cerkovnyh nakazanijah. Opyt issledovanija po cerkovnomu pravu. Saint-Pétersbourg, 1876, p. 172. 30. RGADA, f. 210 (Razrjadnyj prikaz), Prikaznyj stol, stolbec 492, l. 335-340. 31. RGADA, f. 210, Prikaznyj stol, stolbec 743, l. 130-131. 32. F. S. Lear, Treason in Roman and Germanic Law, Austin (TE), 1965, p. 87-88. 33. The Statutes of the Realm, vol. 1, Londres, 1810, p. 320. 34. E. Drda, op. cit., p. 36. 35. F.-C. Schroeder, ed., Die Peinliche Gerichtsordnung Kaiser Karls V. und des Heiligen Römischen Reiches von 1532 (Carolina), Stuttgart, 2000, p. 85. 36. C. Gauvard, Crime, État et société..., op. cit., vol. 1, p. 283, n. 155. Qualifier de « traître » le meurtre d’un familier relève évidemment d’un classement typique du Moyen žge. Une nouvelle étude sur le meurtre de l’époux en France dans la deuxième moitié du XVIe et au début du XVIIe siècle montre que les sources de cette époque plus récente placent ce genre de crime dans le contexte du droit naturel (en forte liaison avec des idées « anthropologistes » à propos de la nature des sexes) et divin. Il semble que le classement en tant que « trahison » ait été abandonné (D. Nolde, Gattenmord. Macht und Gewalt in der frühneuzeitlichen Ehe, Cologne -- Weimar -- Vienne, 2003). 37. C. Gauvard, Crime, État et société..., op. cit., vol. 2., p. 803. 38. R. Muchembled, Le temps des supplices. De l’obéissance sous les roi absolus, XV- XVIIIe siècles, Paris, 1992, p. 137. 39. C. Gauvard, Crime, État et société..., op. cit., vol.2, p. 694. 40. Singulier : sudebnik. Le Justicier de 1497 a été traduit en anglais par H. W. Dewey, Muscovite Judicial Texts 1488-1556, Ann Arbor (MI), 1966, p. 9-21, et en français par M. Szeftel, « Le Justicier (Sudebnik) du grand-prince Ivan III (1497) », Revue d’Histoire du Droit français et étranger, 34, 1956, p. 538-552 ; celui de 1550 a été traduit en anglais (H. W. Dewey, op. cit., p. 46-74) et en allemand : « Der Sudebnik : Gerichtsbuch des Zar und Grossfürsten Iwan IV Wassiljewitsch », Beiträge zur Kenntnis Russlands und seiner Geschichte, 1/2, 9, Dorpat, 1818, p. 337-394. 41. Pamjatniki russkogo prava, t. 3, Justicier de 1497, article 9, p. 347. 42. Ibid., t. 4, Justicier de 1550, article 61, p. 248. 43. Ibid., Justicier de 1589, article 115, p. 427.

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44. O. P. Backus, « Treason as a Concept and Defections from Moscow to Lithuania in the Sixteenth Century », Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 15, 1970, p. 119-144, ici 138-139. 45. Ju.G. Alekseev, op. cit., p. 208-209. 46. A. G. Man´kov, ed., Sobornoe Uloženie 1649 g. Tekst, kommentarii, Leningrad, 1987, chapitre XXII, article9, p. 130. 47. Ibid., p. 385 (commentaire). 48. Ibid., chapitre XXII, article 14, p. 131, et p. 387 (commentaire). Cet article ne reflète pas forcément la pratique juridique, voir N. Boškovska, Die russische Frau im 17. Jahrhundert, Cologne -- Weimar -- Vienne, 1998, p. 374-375. N.Shields Kollmann souligne le traitement inégal des hommes et des femmes sur ce point dans d’autres pays (« The Extremes of Patriarchy : Spousal Abuse and Murder in Early Modern Russia », Russian History, 25, 1998, p. 133-140, ici 134). 49. Sobornoe Uloženie, chapitre XXII, article 1, p. 130. 50. Traduction anglaise : D.H. Kaiser, The Laws of Rus´, op. cit., p. 45-50 ; traduction française : M. Szeftel, Documents de droit public relatifs à la Russie médiévale, Bruxelles, 1963, p. 251-262. 51. Traduction anglaise : D.H. Kaiser, op. cit., p. 87-105 ; traduction française : M. Szeftel, op. cit., p. 139-174. 52. Pamjatniki russkogo prava, t.2, Moscou, 1953, article97, p. 298 ; Sobornoe Uloženie, p. 383 (commentaire). 53. Ibid., p. 371. 54. Ibid., p. 383. 55. Ibid., chapitre XXII, article 7, p. 130. 56. Traduction allemande : Kriegs-Reglement von der Pflicht und Schuldigkeit der General-Feld-Marschälle, und der gantzen Generalität, wie auch anderen notwendigen Chargen bey der Armee (...). Faksimiledruck der 2. Ausgabe (St. Petersburg 1737). Suppl.: Kriegs-Articulum mit beigefügten kurtzen Anmerckungen. Faksimiledruck der 2. Ausgabe (St. Petersburg 1735), Osnabrück, 1976. (Bibliotheca rerum militarium, 25). 57. C’est-à-dire dignes de la roue. 58. Pamjatniki russkogo prava, t. 8, Moscou, 1961, p. 359, article 163. 59. Ibid., p. 518, article 116. 60. J. G. Korb, Diarium itineris in Moscoviam, Vindobonae, [1700], p. 88 : « impio sanguine ». 61. A. Lityƒski, op. cit., p. 145, 146, 153. 62. Par ex., RGADA, f. 210, Prikaznyj stol, stolbec 2165, l.1, 11, 16, 122 : le quartier- maître [okol´ničij] Vasilij Buhvostov proteste contre la diffamation de son père, qui, pendant la révolte à Pskov en 1650, aurait été du mauvais côté. 63. Sobornoe Uloženie, chapitre II, article 7, p. 20. 64. RGADA, f. 210, Prikaznyj stol, stolbec 743, l.327-328. 65. Approche inspirée par l’étude fondamentale de D. Kaiser : The Growth of the Law in Medieval Russia, Princeton (NJ), 1980.

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RÉSUMÉS

Résumé Princes, parents et seigneurs. Loyautés et crime contre le souverain en Europe centrale ou occidentale et en Moscovie (xvie-xviie siècle). Le crime n’est pas seulement un fait social, mais aussi une construction culturelle. Sa répression reflète les valeurs et les craintes des élites et parfois aussi celles du peuple. De plus, la définition de ce qui est criminel ne fait jamais complètement abstraction de l’ordre politique : le crime de lèse-majesté en témoigne. Les historiens ont été conscients de l’importance des procès de crime de lèse-majesté pour leurs recherches sur l’autocratie moscovite, mais ils se sont peu intéressés au contexte européen de ces procès et à l’histoire du droit pénal dont ils font partie. En conséquence, l’étude de ces procès n’a fait que consolider la réputation de la Russie moscovite comme civilisation à part, soumise à un pouvoir despotique, qui transforme jusqu’aux idées de ses sujets en matière de loyautés communautaires et familiales en mécanismes de répression. En élargissant la perspective, la présente esquisse tente de modifier cette image.

Abstract Princes, family and lords. Loyalty and crime against the sovereign in central or western Europe and in Muscovy (from the fourteenth to the seventeenth centuries). Crime is not only a social reality, it is also a product of culture. The prosecution of the criminal mirrors the values as well as the fears of the elite, and sometimes also those of the people. Moreover, as the prosecution of lese-majesty shows, the definition of crime is influenced by political order. Historians dealing with Muscovite autocracy have been aware of the importance of the trials against persons accused of lese-majesty, but have shown little interest for the European context of these trials and the history of criminal law to which they belong. Consequently, their studies have tended to show that Muscovite Russia was an isolated civilization under the rule of a despot who used his subjects’ conceptions of loyalty to the community and the family to oppress them even harder. This brief communication proposes reconsidering the trials from a broader perspective in order to modify this image of Muscovy.

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The limits of Muscovite autocracy The relations between the grand prince and the boyars in the light of iosif Volotskii’s Prosvetitel´

Cornelia SOLDAT

1 What I want to cover under the issue of “the relations between the Grand Prince and the boyars” is the problem of absolute or autocratic power of Muscovite rulers in the sixteenth century and the powerlessness of their boyars, calling themselves their “slaves.”1 Since Sigismund Herberstein’s sixteenth-century assessment it was a common assumption in European Muscovitica that the Muscovite tsar ruled as a “master,” and by implication “tyrant,” over his subjects who referred to themselves as his slaves (russ. kholopy) and were to appear at his court every day in order to prostrate themselves before him. As Marshall Poe has recently shown, no Western book on Muscovy lacks this description of the allegedly patrimonial and cruel relationship between tsar and boyars.2 In the eighteenth century, Montesquieu described Muscovite Tsarism as despotism, and in the late nineteenth and twentieth centuries the regalian salutation “kholop” advanced to a full patrimonial theory of Muscovite society holding that in Early Modern times the rulers imposed seigniorial authority, making themselves masters, “gosudar´,” and their subjects “slaves.”3 However, Poe points to a misunderstanding of these terms within Western scholarship. In Muscovy the terms “gosudar´ and kholop” did not mean “master and slave” in a patrimonial sense but “sovereign and humble servant,” and in correlation with foreigners thus stressed -- quite successfully -- not the humility of the subjects, but the overlordship and power of the sovereign.4 I suggest, however, that the meaning was not solely fictional, as Poe wants it understood. I contend that in calling themselves the “slaves” of the sovereign, members of the ruling Muscovite elite underwent a kind of kenosis (russ. podvig), humiliating themselves in the face of the sovereign/God. In calling themselves “slaves” the Muscovite boyars performed an imitation of Christ, which stressed their position as powerful co-rulers in a complex social system of government. But as the concept of kenosis is an Orthodox one, Western onlookers were unlikely to understand it. So the picture of the rulership of the tsar we most commonly find in scholarship is that of an autocratic or absolutist ruler.

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2 In recent scholarship, three terms are used for the power of the ruler, namely “absolute,” “autocratic” or “self-ruling,” samoderzhavnyi. Apart from schools and influences, the three terms seem to be used as synonyms, mostly unconsciously, but in the case of Marxist and esp. Soviet historiography consciously.5 Terminology usually depends on the scholar’s discourse. The term “autocratic” is used by a Byzantine influenced school who, following Dmitrii Obolenskii, claims that the autocratic power of the Muscovite rulers was modeled after the power of the Byzantine emperor.6 Thus, autocracy is defined by Gustave Alef as “authority, unencumbered by constitutional or traditional limitations” and “generally accompanied by a claim of divine sanction.”7

3 The term “absolute” or “absolutism” is used by those who claim that this kind of power is influenced by common Western thought and came to Russia together with Renaissance thought during the fifteenth and sixteenth centuries.8 Hans-Joachim Torke states that absolutism developed in Russia in the seventeenth century and culminated in Peter the Great’s “autocratic absolutism.”9 This is quite specific, and Torke knows how to use his terms. Nonetheless, he does not really help to solve the problem of defining and dividing the terms accurately.

4 The third term seems to be used by those who wanted to exclude the problem of influence and therefore use a Russian term, samoderzhavnyi, self-ruling. Nineteenth- century Russian scholars describe autocracy as “a form of government which concentrates the entire power of the state in the hands of one man -- the tsar, king, emperor -- in such a manner that no power exists in the state above him or of equal rank.”10 His power was “indivisible, constant, sovereign [derzhavna], sacred, inviolate, responsible to nobody, omnipresent, and the source of any state power.”11 This is the same definition we find in later scholars’ definitions of Russian autocracy of the sixteenth and seventeenth centuries. By defining autocracy in would-be terms of sixteenth to nineteenth centuries, scholars could claim that there is a continuity between old and new times in the way power is wielded : all Russian rulers ruled samoderzhavno, hence there is no need for a constitution. However, if we look at the two quotations from tsarist scholarship we find them not as clear as they could be. In particular, the second quotation makes ample use of adjectives that can be used synonymously, and that cloud the term autocracy more than they define it. The autocrat and his power stay in some diffuse, omnipotent sphere that words cannot describe and scholars cannot define properly. The definition becomes kind of apophatic in talking around the matter.

5 However, what is particularly interesting about these definitions is that since the nineteenth century, little has changed, and Alef does not differ significantly from Tikhomirov. If we modern scholars try to define the autocratic power of a Muscovite tsar, we still write in a discourse of nineteenth-century state theory and not in our own, contemporary discourse. Instead of following a nineteenth-century agenda by repeating these attempts to define autocracy, we ought to go back to the sources to understand what rulership meant to the Muscovites in Medieval times.

6 I do not plan to solve the problem of terminology here. I simply use it as a starting point for discussing the issues we face when trying to define the powers of rulers and ruled in Muscovite Russia. The questions are still acute : what kind of power did the rulers possess ?

7 All the terms described above have one thing in common : they are used to define the power of a Muscovite ruler as presented in written sources. This power seems to have

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been unlimited by definition and by laws. Most scholars agree on the unlimited nature of a Medieval Russian ruler’s power. However, Daniel Rowland in his article “Did Muscovite Ideology Place Limits on the Power of the Tsar (1540s-1660s)?”12 points out the image of unlimited power of the ruler in Church literature and official accounts, and the limit that was set by tradition. From his sources, Rowland arrives at a twofold definition of the ruler : A Muscovite ruler was seen as all-powerful, and his autocratic commands were seen as reflecting God’s will.13 But he also was obliged to piety, mercy and humility to maintain his and his people’s bond to God.14

8 Oddly enough, Rowland arrives at the second definition by looking at descriptions of the reign of Fedor Ivanovich. In spite of his mental illness,15 Fedor is nonetheless described as a model-tsar in the sources because of his piety, mercy, and humility and his countless attendances of church services that brought him the nickname “the bell- ringer.”16 In reality, his rule was exercised by Boris Godunov and the boyars. In his powerful and able rule, Boris was quite the opposite of Fedor Ivanovich. But in the sources he is described as an usurper of the rightful tsar’s throne and the one whose rule brought evil on the Muscovite people.17 To understand how this description could come about, I examine how the power of a tsar is defined and what Church literature suggests to do in the case of an evil tsar.

9 It was already in the late fifteenth century that Iosif Volotskii, the igumen of the Monastery at Volokolamsk, wrote about the tsar’s power in his book Prosvetitel´, the “Enlightener.” This is not a book on state theory and policy. It was written against the heresy of the Novgorodian Judaizers and, among other things, suggested how the ruler should deal with them. In arguing against the heresy of the Judaizers, Iosif compiles in Prosvetitel´ all canonical assumptions about God and the Holy Scriptures, turning it into a convolute of about 550 printed pages.18 On some of this pages he writes about the traditional image of the ruler. And as Rowland has shown and my own research has confirmed, the descriptions Iosif gave about 1500 were still valid in the sixteenth century as well as in the Time of Troubles.19

10 A close reading of some of the Prosvetitel´s passages shows the nature as well as the limitations of a tsar’s, i.e. a ruler’s power.20

11 At the very end of Prosvetitel´, in Slovo 16, Iosif defines the tsar’s power and his tasks : 21

12 Referring to the sixth-century Byzantine author Agapetus, who justified Justinian’s power theologically,22 Iosif declares the tsar to be in his entity (ФрТФрТ,О) -- not in his body, as Marc Raeff translates23 -- akin to all humans.24 This means that he participates in the human and divine nature of Christ, who like man is an image of God. Even if in his power the tsar is divine, that does not mean that he can act as he likes and rule

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after his will, samoderzhavno. In his power he is like God, and as God wants to save man, the tsar wants to save what was given to him. He is answerable to God about his deeds.25 When Iosif says : as God wants to save all people, the tsar wants to preserve what has been given to him, we might add “for God.” For the tsar this means that he has to maintain the bond between himself and God by piety, mercy and humility through attending Church service, as well as in his decisions on state affairs.26

13 The bond between tsar and God is described in quotations from the scriptures, a compilation of Old Testament promises of God to Israel and the description of Christ’s rule in the New Jerusalem of the Revelation.27 It also implies what awaits the ruler before God’s judgment : he is the first to be judged, as he is responsible for his deeds and those of his subjects, because he has to be a model for them and make them follow his example. Iosif expands on this in other chapters of Prosvetitel´.

14 Earlier in Prosvetitel´, in Slovo 7, Iosif talks about the relations between people of equal and unequal ranks, of ruler and subjects, and gives the same explanation : man as the image of God honors God in his fellow man. But there may be the case that a ruler is not good, merciful and pious but evil, and tortures or even kills his subjects. I quote pp. 286-288 of Prosvetitel´:28

15 It is good Christian etiquette to bow before the tsar and to serve him, because he is an image of God and God gave him the power to rule. There is a topos in Old Russian literature that refers to a fear inducing tsar who punishes his people. He has been sent by God “because of our sins.”29 This was the case with the Mongol overlordship, as well as with the usurpers of the Time of Troubles.30 But normally one honours the tsar, because as in all men one sees the image of God in him, and one has to serve him only bodily and not with one’s soul. Iosif wants the people to consider and judge whether the tsar fulfills God’s will or not. In the latter case, the tsar is a devil and a tormentor, a muchitel´, which one may conclude from his evil and wicked deeds.

16 The word muchitel´ is usually translated into English as “tyrant.” I do not agree with this translation for two reasons. Firstly, it connotates all the theories of tyrant murder

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and civil disobedience in the cultural memory of a Western scholar.31 Secondly, the translation is not supported by the text itself. The following quotations from the scripture rather suggest that the word muchitel´ refers to the unnamed opposition muchenik, martyr. Here, a muchitel´ is one who makes martyrs, a tormentor or hangman, the one who executes the verdict.32

17 This corresponds to the biblical quotations we read next, Christ’s words to the pharisees who warn him that Herod will kill him. “Go,” he tells them, “tell that fox, ‘I will drive out demons and heal people today and tomorrow, and on the third day I will reach my goal’” (Lk. 13,32). Christ will not flee from King Herod, but fulfil his God-given duties, die and be resurrected as is indicated by the phrase “three days.” Christ is the first martyr who will die because of an evil but God-sent king, Herod.33

18 There is also an example from the Old Testament in the text, very popular in Christianity from its beginnings : the three youths in the oven, whom Iosif invokes after an invented prophet’s quotation about what happens to an unrighteous tsar. The three youths in the oven prefer martyrdom over obedience to the wicked tsar Nebuchadnezzar (Dan. 3). Their example points to the consequences of evil rule : Nebuchadnezzar met his end mentally deranged in the deserts (Dan. 4,22-29), judged by God himself, not by men.34 We can be certain that the people who were supposed to read or hear this text would understand the implications of the short quotations from the Scriptures -- otherwise Iosif would have told the entire story. But, of course, in a medieval religious society the stories of Nebuchadnezzar and of Christ’s attitude towards King Herod were common knowledge.

19 So, is there a limit to the tsar’s power according to Prosvetitel´ ? No, there is not. This is because the power of the tsar is like the power of God Almighty, and God alone is to punish a tsar during his life or afterwards. So we have to disagree with Rowland who takes Iosif Volotskii as witness to the limits of the ruler’s power.35 In theory, the Muscovite ruler is almighty like God and responsible for his deeds only to God. Therefore Fedor Ivanovich was a good tsar.

20 But there is another aspect to the image of the almighty tsar presented by Rowland -- the aspect of advice. And here is the intersection of literature and life. If literature suggests that the ruler is almighty and ruling as God would rule, in real life there can be counsellors who give him good advice and even may correct him by their advice.36 Though in the sources the problem of advice to the tsar is somewhat diminished and often reduced to the formula “gosudar´ ukazal, a bojare prigovorili, the ruler commanded, and the boyars discussed,” this is the point where real life and the virtual meet.

21 Concerning the unlimited power of the Muscovite ruler we mostly have Church sources, who obviously had a crucial interest in depicting the ruler as an image of Christ. Church and court ceremony supported this image.37 But on the other hand, we have the sociological, structural and cultural studies of the 1990s that contradict or rather undermine this image of Divine power.

22 In his 1994 study on Muscovite boyars, “Masters and Servants,” Hartmut Rüß states that the Tsar or Grand Prince was primus inter pares, the first among equals, amongst his boyars.38 Nancy Kollmann, after reviewing the political, hereditary and marital behavior of rulers and boyars, states that the stability of the fragile social and power network among the boyars was their strongest concern.39 Sergei Bogatyrev was able to

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show that political decisions were made on the basis of full agreement between ruler and advisers, usually boyars, and that no decision was made without consultation.40

23 In the topos of “gosudar´ ukazal, a bojare prigovorili,” the emphasis does not lay on the ukaz of the ruler, but on the consultation, the talks and advice, and last but not least on the consensus of the counseling boyars.41

24 What to do now with an evil tsar ? Iosif’s answer is simple : do not obey him and become a martyr. Let him kill you, but do not fulfill his evil commands. This is the advice of the prophets, the apostles, Christ and the martyrs. It is, of course, a somewhat restricted possibility of resistance. Still, for a medieval man martyrdom might have been a real choice. For Iosif it certainly was. But first -- and in fact as a sort of prerequisite to martyrdom -- there came the possibility of giving the tsar good advice, and this was the task of his boyars and of the churchmen. In the case of an erring or evil ruler there had to be good advisors to put him back onto the right path, as described in Prosvetitel´.42 Although an evil ruler may turn his advisors into martyrs, the advisors or boyars set the crucial limit on the ruler’s power by their role in the game of power, a role that is bound and sanctioned by custom and tradition.

25 Exercising divine power means for a tsar to maintain his bond to the Almighty by piety, mercy and humility and by ruling after the advice of his counsellors. His tasks were to judge and to punish. In the case of his mundane counsellors, boyars, deti boiarskie, and okol´nichie, the tsar had to consult them and find an agreement on the basis of full consensus. More than that : because the tsar was in theory like God Almighty, but practically a primus inter pares, he himself was a part of the subtle network of power, marriage, and heredity that linked the Muscovite nobility and that had to be preserved as much as political bonds.

26 The tsar’s task to judge and punish his people is seen in Prosvetitel´ within morally restricted bonds for the tsar. The people have to accept the tsar’s punishments, because they come from God himself. In the case of an evil tsar who broke the bond between himself and God, the people have to choose the way of Jesus Christ, give the tsar what is his, but on the other hand not obey him, if he is evil, but follow Christ’s path to martyrdom.

27 The relationship between the ruler and his advisors was personal and moral rather than institutional or constitutional, and it led to an informal politics of personal consensus.43 In Rowland’s words, the boyars had a “literarily defined role to fill as junior colleagues of the ruler.”44 What makes Boris Godunov an evil tsar in the sources on the Times of Troubles45 is that he destroyed the network of power by becoming a tsar, for as the brother-in-law of the tsar and his advisor he already was the most powerful among the boyars.

28 The autocratic power of a Muscovite ruler was merely discoursive and heavily limited by the moral, personal and social bonds of himself and his boyars.

29 We find the theme of martyrdom in Ivan Groznyi’s correspondence with Prince Kurbskii.46 The first letters of this correspondence have since been proven as genuine. Kurbskii accuses Ivan of spilling the blood of martyrs when he had his voevody killed. Ivan, of course, knows that Kurbskii is referring to the term “muchitel´” and thus accuses him of being an evil tsar who broke the bond of God, as we saw it in Prosvetitel ´. So, in his answer Ivan makes a great effort to deny his victims the status of martyrs

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and claims that he only punished his people, that means, acted as a rightful tsar. Both are, of course, possible with recourse to Prosvetitel´.47

30 The two components of tsardom, the virtual component set down in literature and court ceremonial, and the real component of counselling and social networks, had to be internalized by a tsar to fulfil his task properly. While the first component could be learned from teachers and by reading, the second one had to be acquired by imitation. A man had to be socialized into the network of power, marriage and heredity to act according to it. For Ivan Groznyi this was not the case. He could not learn the difference between virtual and real power of the tsar from his father, because his father died when Ivan was three, and he could not learn it from the reign of his mother -- as, say, Dmitrii Donskoi had --, because his mother was very ill during her reign and died in 1538, when he was eight.48 So he had to feel the strong tension between the virtual and the real form of tsarship without having the example of someone who already ruled within its limitations. In their superb biography on Ivan the Terrible, Maureen Perrie and Andrei Pavlov make this tension one of the reasons why comparatively soon after his ascension to power, in the early 1550s, the relationship between Ivan and his advisors became worse and Adashev and Sil´vestr, his moderating advisors, were dismissed.49

31 In conclusion I would argue that surely the ruling elite felt that tension between virtual and real power, too. They handed it down to the next generation, as well as acted according to paternalistic structures and due to the vertical system of society that were established by the image of the divinely ruling tsar and his subjects. So, we may find the same problems in the social sub-systems of household and family, from boyar households down to the townspeople, the village people and the ordinary slave family -- mirrored, incidentally, in the Domostroi.

32 The social determination of a tsar’s power and office seem to be the reason that no boyar could take it on without being called an usurper. Within the network of power of the boyars, the tsar functioned as the one who held the balance. In the case of Boris Godunov and Prince Vasilii Shuiskii, who already had power as boiars, I should argue that they achieved too much power by becoming tsars and therefore destroyed the boyars’ network.

33 On the other hand, at the election of Mikhail Fedorovich in 1613 the zemskii sobor not only declared that he was first God-chosen and then elected. They also elected a comparatively powerless man, who yet held no place within the social network of the power-holding boyars. Mikhail was 17, not yet married and had a monk for a father and a nun for a mother, i.e. parents who were virtually cut out of the boyar ranks by the skhema. Also, his hereditary claim was not very strong, as he had to trace it back to a tsaritsa, Anastasiia, who already had been dead for 50 years.

34 Peter I’s rule and his distinct behaviour as antichrist appear as reluctance to act according to the traditional image of a tsar. Possibly, Peter was the first tsar who actually ruled in the full sense of the term “autocracy.”

35 Russian “absolutism” is an ambiguous concept. If one regards the theory as we have done here in the case of the Prosvetitel´,50 absolutism means unlimited power for the tsar. His subjects had no right to resist him. In practise, however, it was heavily limited by tradition. The ruler and tsar of all Rus´ could only act in accordance with his boyars who were woven around him in a careful network of kinship and power balance that must not be destroyed. While the network functions with the tsar as pious and humble

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primus inter pares everything is perceived as fine. Should the balance be lost, sources invariably speak of a bad time, the Time of Troubles. A Muscovite ruler had rather be socialized in the customs that limit the power of the tsar than trained in the theory of unlimited rulership and responsibility only to God.

36 soldat. kuepper@ gmx. de

NOTES

1. The term first appeared in writing in the letter of the namestnik Fedor Khovanskii to Ivan III: “Gosudariu velikomu kniaziu Vasil´eviche vseia Rusi kholop tvoi Fedorets Khovanskoi,” n˚ 23, p. 81, in Gennadij F. Karpov, “Pamiatniki diplomaticheskikh snoshenii moskovskago gosudarstva s Krimskoiu i Nagaisoiu ordami s Turtsiei,” Sbornik imperatorskogo russkogo istoricheskogo obshchestva, 41 (1885). It is also reported by the German ambassadors to Muscovy, Adam Olearius and Sigismund von Herberstein. See Adam Olearius, Moskowitische und Persische Reise (Berlin, 1959):102; Moscovia von Herrn Sigmund Freiherrn zu Herberstain Neypeg und Guettenhag, aus d. Lat. übertr. v. Wolfram von den Steinen, eingel. u. hrsg. von Hans Kauders (Erlangen, 1926): 100. 2. Marshall Poe, “What Did Russians Mean When They Called Themselves ‘Slaves of the Tsar’?,” Slavic Review, 57:3 (1998):585-608, here 595ff. 3. Ibid.: 596f. with an account of the secondary sources. On Herberstein’s role in this process see also O. F. Kudriavcev, “ ‘Ugnetennye chrezvychainym rabstvom.’ Ob odnom stereotipe vospriiatiia russkikh evropeitsami pervoi poloviny XVI v.,” Drevniaia Rus´. Voprosy medievistiki, 3:9 (2002):24-29. 4. M. Poe, art. cit.: 603. 5. Hans-Joachim Torke, “Die Entwicklung des Absolutismus-Problems in der sowjetischen Historiographie seit 1917,” Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 21 (1973):493-508; idem, “Die neuere Sowjethistoriographie zum Problem des russischen Absolutismus,” Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 20 (1973):113-133. 6. This is overestimated by Marc Raeff, “An Early Theorist of Absolutism : Joseph of Volokolamsk,” American Slavic and East European Review, 8 (1949): 77-89, who on p. 83 calls the power of Vasilii III “caesaropapist” and compares him directly to Byzantine rulers. But unlike Byzantine rulers, Muscovite rulers did not get the minor orders during their coronation. 7. Gustave Alef, “The Origins of Muscovite Autocracy. The Age of Ivan III,” Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 39 (1986):10. 8. E.g. M. Raeff, art. cit.: 77f. 9. Hans-Joachim Torke, “Die staatsbedingte Gesellschaft im Moskauer Reich. Zar und zemlja in der altrussischen Herrschaftsverfassung 1613-1689,” Studien zur Geschichte Osteuropas, 17 (1974):295.

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10. Andrew M. Verner, The Crisis of Russian Autocracy. Nicholas II and the Russian Revolution of 1905 (Princeton, NJ, 1990):72, quotes Lazarevskii, Lektsii 1, p. 61. 11. Ibid.: 72, quotes L.A. Tikhomirov, Monarkhicheskaia gosudarstvennost´ (Buenos Aires, 1968):42. 12. Daniel B. Rowland, “Did Muscovite Ideology Place Limits on the Power of the Tsar (1540s-1660s)?,” Russian Review, 49 (1990):125-155. 13. Ibid.: 152. 14. Ibid.: 153. This definition is in concordance with the conclusion of the Russian pre- Revolutionary scholar Vladimir Eduardovich Val´denberg : “Drevnerusskiia ucheniia o predelakh tsarskoi vlasti”, Ocherki russkoi politicheskoi literatury ot Vladimira Sviatogo do kontsa XVII veka (Petrograd, 1916): 432. 15. See e.g. Frank Kämpfer’s article “Fedor (I.) Ivanovich,” in : Hans-Joachim Torke, ed., Die russischen Zaren : 1547-1917 (München, 1999):51-52 (Beck’sche Reihe ; 1305), who deals with him on only 2 pages, making his article the shortest in the whole book, and begins it with the sentence “Zweimal haben Kretins den russischen Zarenthron eingenommen...” 16. D.B. Rowland, art cit.: 134f. 17. Ibid.: 136f. 18. On Prosvetitel´ see Iakov S. Lur´e, “Iosif Volotskii,” in : Dmitrii Sergeevich Likhachev, ed., Slovar´ knizhnikov i knizhnosti Drevnei Rusi, vyp. 2,1 (Leningrad, 1988): 434-439, here 435ff. 19. Cornelia Soldat, Urbild und Abbild. Untersuchungen zu Herrschaft und Weltbild in Altrussland, 11.-16. Jahrhundert (München, 2001):224 (Slavistische Beiträge ; 402); D.B. Rowland, art cit.: 155; see p. 146 for textual evidence. 20. I have already published this close reading in my book Urbild und Abbild : 211-222. V. E. Val´denberg (op. cit : 211-222) gives an analysis of the loci of Prosvetitel´ concerning the power of the ruler. In this analysis it is, however, rather his aim to show how Iosif subdues church affairs under the authority of the ruler. 21. “The sun has its task -- to shine on those who are on the earth ; the tsar has his task, too -- to shine on those who are under him. You, who received the sceptre of tsardom from God, see to it that you satisfy Him who has given it to you, and you are about to answer to God, who gave you power. For in his entity the tsar is like unto all other men, but in power he is like unto God the almighty. But, as God wants to save all people, so the tsar also wants to save all that has been given to him from all spiritual and bodily woes, you, to fulfill God’s will, have got utter joy from God through bodiless powers, as has been promised to you : as I will be, and you are my servant, and rule with him and rejoice in eternity.” Prosvetitel´ ili oblichenie eresi zhidovsvuiushchikh. Tvorenie prepodobnago ottsa nashego Iosifa, igumena Volotskago (Kazan, 1896): 547 [hereafter Prosvetitel´]. This and the following are draft translations made by myself. In the close reading I am, of course, only referring to the Old Russian text. 22. A proper account of this relation and proper text comparisons are given by Ihor Shevchenko. In relation to Iosif the reference to Agapetus -- and Shevchenko as well -- became a topos in secondary literature. See I. Shevchenko, “Agapetus East and West. The Fate of A Byzantine ‘Mirror of Princes’,” Revue des Études Sud-Est Européennes, 16 (1978):3-44; idem, “A Neglected Byzantine Source of Muscovite Political Ideology,” Harvard Slavic Studies, 2 (1952):141-179; Hans-Dieter Döpmann, Der Einfluß der Kirche

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auf die moskowitische Staatsidee. Staats- und Gesellschaftsdenken bei Josif Volockij, Nil Sorskij und Vassian Patrikeev (Berlin, 1967):135f.; Ia. S. Lur´e, “Iosif Volotskii,” art. cit : 436; Thomas M. Seebohm, Ratio und Charisma. Ansätze und Ausbildung eines philosophischen und wissenschaftlichen Weltverständnisses im Moskauer Rußland (Bonn, 1977):298f. (Mainzer philosophische Forschungen ; 17); Thomas Špidlík, Joseph de Volokolamsk. Un chapitre de la spiritualité russe (Roma, 1956):143 (Orientalia Christiana Analecta ; 146); Marc Szeftel, “Joseph Volotsky’s Political Ideas in a New Historical Perspective,” Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 13 (1965):19-29, here 21f.; Boris A. Uspenskij, Semiotik der Geschichte (Wien, 1991):133-138 (Österreichische Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte ; 579). K. A. Maksimovich even traced the quotation of Agapet down to Kievan times, see his : “Obraz ideal´nogo pravitelia v drevnerusskoi ‘pchele’ i politicheskaia mysl´ Vizantii,” Drevniaia Rus´. Voprosy medievistiki, 1:7 (2002):28-42. See also David B. Miller, “Creating Legitimacy. Ritual, Ideology, and Power in Sixteenth-Century Russia,” Russian History / Histoire Russe, 21 (1994):289-325, here 300. 23. M. Raeff, art. cit.:82. 24. This is not only a reflection of the sixth century’s monophysitic struggles and diophysitic theology in Agapetus, but also the crucial part of John the Damascene’s theology of icons, which is present in Orthodox theology up to now. On Iconoclasm and the monophysitic struggles see Cornelia Soldat, “Die Anfänge des Bilderstreites. Eine semiotische Annäherung,” Studi sull’Oriente Christiano, 3:1 (1999):179-194. On John Damascene and the theology of icons, see C. Soldat, Urbild und Abbild, op. cit.:48-54. 25. See V. E. Val´denberg, op. cit.: 210f. on the point that the tsar has to answer for his deeds after death. 26. See D.B. Rowland, art cit.:148f. 27. The sentence refers to God’s promise to Isaac in Gen. 26,3: “I will be with you and will bless you. For to you and your descendants I will give all these lands and will confirm the oath I swore to your father Abraham.” Then to God’s promise to Israel, the “Shma’Israel” of the Jews, in Deut. 6,13: “Fear the Lord your God, serve him only and take your oaths in his name,” together with the description of God’s deeds for Israel and the command to obey his command to be righteous (Deut. 6,25). The last part of Iosif’s quotation refers to John the Evangelist’s prophecies in Revelation on how God will dwell and rule in the New Jerusalem among his people in Rev. 20,6: “Blessed and holy are those who have part in the first resurrection. The second death has no power over them, but they will be priests of God and of Christ and will reign with him for a thousand years.” 28. “This is why it is proper to bow and serve bodily, but not spiritually, and give them honours due to the tsar, but not to God, as the Lord says : give to Caesar what is Caesar’s and to God what is God’s. As you thus bow and serve, you beware from the loss of your soul, but you learn from it the fear of God : for the Tsar is God’s servant, for man [he is] pardon and punishment. But if the tsar, who had to rule the people, begins to rule of his own -- there will be evil passions and sins, rapacity and violence, falsehood and deceit, and worst of all, unbelief and blasphemy, in this way the tsar is not God’s servant, but a Devil, not a tsar, but a tormentor. Such a tsar is, because of his wickedness, not called a tsar by our Lord Jesus Christ, but a fox : go, he said, tell that fox. And the prophet says : the tsar who goes wrong from his way will die, and his ways will be dark. The three young men were not obedient to the commands of the tsar

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Nebuchadnezzar, but called him a lawless enemy and a vile apostate, and the most wicked on all earth. And you will not obey such a tsar or prince and not serve him, who leads you into dishonor and wickedness, even if he tortures and threatens with death. To this testify the prophets and apostles, and all martyrs, for they were killed by dishonoured tsars, but did not fulfill their commands. This is the way in which to serve tsars and princes.” Prosvetitel´: 286-288. 29. V. E. Val´denberg, op. cit.: 214. 30. See e.g. D. B. Rowland, art cit.: 132, on this point. See also V. E. Val´denberg, op. cit.: 215ff. 31. As it was done recently by Marshall Poe, who lined the appreciation of “gosudar´´” or “master” with the definition of despotism that Montesquieu gave after Aristotle. See M.Poe, art. cit.:595f. 32. See C. Soldat, Urbild und Abbild, op. cit.:215. 33. V. E. Val´denberg (op. cit.: 215) also refers to these terms and quotations but does not interpret them in the context of the text of Prosvetitel´. His main concern is how a heathen ruler like Nebuchadnezzar could be an example for Iosif. 34. C. Soldat, Urbild und Abbild, op. cit.: 215f. 35. D.B. Rowland, art cit.: 127. 36. Ibid.: 141ff. 37. Ibid.: 152. See also Paul A. Bushkovitch, “The Epiphany Ceremony of the Russian Court in the Sixteenth and Seventeenth Centuries,” Russian Review, 49:1 (1990):11-17; Michael S. Flier, “Breaking the Code. The Image of the Tsar in the Muscovite Palm Sunday Ritual,” in M. S. Flier, Daniel Rowland, eds., Medieval Russian Culture, vol. II (Berkeley -- Los Angeles -- London, 1994):213-242 (California Slavic Studies ; 19); C. Soldat, Urbild und Abbild, op. cit.:191-197. 38. Hartmut Rüß, Herren und Diener. Die soziale und politische Mentalität des russischen Adels, 9.-17. Jahrhundert (Köln -- Weimar -- Wien, 1994), esp.:470f., 438ff., 338, 328ff. (Beiträge zur Geschichte Osteuropas ; 17). 39. Nancy Shields Kollmann, Kinship and Politics. The Making of the Muscovite Political System, 1345-1547 (Stanford, Cal.: Stanford University Press, 1987). 40. Sergei Bogatyrev, The Sovereign and His Counsellors. Ritualised Consultations in Muscovite Political Culture, 1350s-1570s (Helsinki, 2000) (Annales Academiae Scientiarum Fennicae, ser. Humaniora ; 307). 41. C. Soldat, “Herrschaft, Familie und Selbstverständnis in der Moskoviter Rus´ des 16. Jahrhunderts und das Skazanie o knjazjach Vladimirskich,” Russian History / Histoire Russe. Festschrift in Honor of Thomas Noonan, 28:1-4 (2001):341-358, here 351f. 42. See also D.B. Rowland, art cit.: 154. 43. Ibid.:153. 44. Ibid. 45. See note 17. 46. Since Morozov found copies of the first letter in a late sixteenth-century Sbornik. See B. N. Morozov, “Pervoe poslanie Kurbskogo Ivanu Groznomu v sbornike kontsa XVI-nachala XVII v., Arkheograficheskii ezhegodnik za 1986 (1987): 277-288. 47. See C. Soldat, Urbild und Abbild, op. cit.:227, for textual evidence.

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48. See Andrei Pavlov, Maureen Perrie, Ivan the Terrible (London et al., 2003):32 (Profiles in Power). 49. Ibid.: 85-89. 50. I am aware that Iosif never wrote a theory of absolutism in Prosvetitel´, but the text is mostly referred to as one.

RÉSUMÉS

Résumé Les limites de l’autocratie moscovite. Les relations entre le grand-prince et les bojare vues à travers l’œuvre de Josif Volockij, Prosvetitel´. Depuis que Sigismund Herberstein a affirmé que le tsar moscovite régnait en « maître », donc en « tyran », sur ses sujets, qui se désignaient eux-mêmes comme ses « esclaves » (holopy), l’historiographie occidentale ne manque pas de décrire la relation entre le tsar et ses bojare comme patriarcale et empreinte de cruauté. L’auteur de l’article soutient qu’en se désignant comme « esclaves du souverain », les membres de l’élite dirigeante exécutaient une sorte de kenosis (podvig, haut fait) consistant à se rabaisser devant le souverain/Dieu. Cette imitation du Christ soulignait leur participation au système socialement complexe du pouvoir. L’œuvre de référence pour une description du pouvoir tyrannique du monarque moscovite est le Prosvetitel´ de Josif Volockij. Cependant, une lecture minutieuse montre que « mučitel´ », généralement rendu par « tyran », terme qui évoque le régicide et la désobéissance civile chez le chercheur occidental, n’est pas traduit correctement. Des extraits de la Bible suggèrent plutôt que le mot mučitel´ doit être compris en relation avec mučenik, « martyr », le second membre de l’opposition mučitel´/ mučenik. Dans ce contexte, le mučitel´ est celui qui fait des martyrs, c’est le bourreau qui exécute la sentence, sans être nécessairement mauvais. Pour les conseillers du tsar, prodiguer de bons conseils à un mauvais tsar ouvrait les portes du paradis. Par ailleurs, le devoir qu’a le tsar de juger et punir ses sujets tel qu’il est décrit dans Prosvetitel´ est assujetti à des règles morales rigoureuses. On peut en conclure que le pouvoir autocratique du tsar moscovite n’avait d’existence que dans le discours. Il était en fait soumis à des limites morales personnelles et sociales strictes.

Abstract Since Sigismund Herberstein’s statement that the Muscovite tsar ruled as a “master,” and by implication “tyrant,” over his subjects, who referred to themselves as his slaves (kholopy), no Western text on Muscovy omitted the cliché about the allegedly patriarchal and cruel relationship between tsar and boyars. The author contends that in calling themselves the “slaves of the sovereign,” members of the ruling Muscovite elite underwent a kind of kenosis (or podvig), humbling themselves in the face of the sovereign/God. The Muscovite boyars thus imitated Christ, which stressed their position as powerful co-rulers in a socially complex system of government. The classical reference on the problem is Iosif Volotskii’s Prosvetitel´. However, a close reading shows that “muchitel´,” usually translated as “tyrant,” evoking tyrant murder and civil disobedience in the cultural memory of a Western scholar, is incorrectly translated in the context of Prosvetitel´. Quotations from the scripture rather suggest that muchitel´ must be understood in reference to muchenik, martyr, the second term of the muchitel´/muchenik

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opposition. A muchitel´ is a tormentor or hangman, he executes the verdict, thus making a martyr, but he is not necessarily an evil man. For the tsar’s advisors giving good advice to a bad tsar provided an opportunity to become martyrs and go straight to heaven. Conversely, the tsar’s task, as set in Prosvetitel´, was to judge and punish his people within strict moral bonds. In conclusion, one may say that the power of a Muscovite ruler was autocratic only in discourse and strictly limited by moral, personal and social bonds.

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Отношения правителя и знати в СевероВосточной Руси Peter S. STEFANOVIC

1

RÉSUMÉS

Résumé Les relations entre le prince et la noblesse en Russie du Nord-Est (xive-début du xvie s.) : le baiser sur la croix comme serment de fidélité ? Au Moyen žge, les nobles russes qui entraient au service d’un prince lui juraient-ils fidélité ? Répondre à cette question est essentiel pour comprendre l’idéologie et le rituel des relations entre le prince et la noblesse. Malgré quelques voix discordantes, la majorité des historiens considèrent qu'en Russie du Nord-Est le serment de fidélité prenait la forme d’un baiser sur la croix. L’article examine les sources attestant que les nobles baisaient la croix en signe de fidélité au grand-prince de Moscou. Il s’agit des chartes dites krestoceloval´nye, conservées depuis la seconde moitié du xve siècle. Or, ces documents n’avaient pas pour but de s’assurer de la fidélité de tous les nobles mais seulement de ceux qui étaient soupçonnés de vouloir fuir à l’étranger. Il faut remarquer également qu’à ces actes étaient jointes des chartes de caution, par lesquelles des

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nobles et des prélats se portaient garants de leurs pairs suspectés, s’engageant à verser des sommes importantes si ceux-ci manquaient à leur parole. L’auteur conclut que le baiser sur la croix comme serment de fidélité d’un noble à son prince n’est apparu qu’à la fin du xive siècle, en raison de la rivalité entre Moscou et la grande-principauté de Lituanie, qui toutes deux cherchaient à réunir les territoires russes à leur profit. Une autre pratique fut introduite parallèlement : lorsqu’un nouveau prince accédait au trône, la noblesse dans son ensemble devait lui prêter serment. Il s’agissait d’un serment obligatoire, public et collectif qui revêtait notamment la forme d’un baiser sur la croix. Ces deux pratiques de baiser sur la croix n’ont rien de commun avec les rituels de vassalité en Europe occidentale. Elles sont liées à la formation de la monarchie moscovite centralisée.

Abstract Relations between the prince and the gentry in northeastern Russia between the fourteenth and early sixteenth centuries : was kissing the cross used as an oath of allegiance ? In the Middle Ages, did members of the gentry who entered the service of a prince pledge loyalty to him ? The answer to this question is crucial for understanding the ideology and ritual involved in the relationship between the prince and the gentry. With few exceptions, most historians agree that the oath of allegiance in northeastern Russia consisted in kissing the cross. This article examines sources attesting that the gentry kissed the cross as a sign of loyalty to the grand prince of Moscow. These are the krestotseloval´nye charters, which date back to the second half of the fifteenth century. They were not meant to ascertain the loyalty of all the members of the gentry, but only of those who were suspected of possible defection abroad. Mention must also be made that these charters were accompanied by documents in which noblemen and prelates stood security for their suspected peers and committed themselves to paying large sums of money if they failed to keep their word. The author concludes that kissing the cross as an oath of allegiance appeared as late as the end of the fourteenth century because of the rivalry opposing Moscow and the grand princedom of Lithuania in the gathering of Russian lands. A new practice was also introduced then : when a new prince acceded to the throne, the whole gentry had to pledge allegiance. This was obligatory, public, and collective, and involved kissing the cross. These two practices have nothing in common with the vassalage rituals of Western Europe. They are related to the formation of the centralized Muscovite monarchy.

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Idéologies, mentalités, religions

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A few notes about the strigol´niki heresy

Alexey I. ALEXEEV

1.

1 The first data on the movement hostile to the Church, which has received the settled name strigol´niki in accusatory epistles of the Church hierarchs, are found in the Epistle to Pskov by Patriarch Nil (1382).1 The longest text serving as a source on the history of the strigol´niki -- the Homily by bishop Stephan of Perm -- dates back to 1386.2 The execution of strigol´niki in Novgorod was mentioned in the First Chronicle of Saint Sophia (hereafter : SI; first half of the fifteenth century3) and in the Fourth Novgorod Chronicle (hereafter : NIV) under the 1375/76 entry.4 As Ia. S. Lur´e has shown, the Fourth Novgorod Chronicle is dependent on SI for the information on the execution of strigol´niki, and this information could perhaps be traced back to the lost Codex of 1418.5 Executions of leaders of the movement had no obvious signs of sanctions from the side of church or secular authorities and apparently did not put an end to the movement as a whole.

2 Existing sources give no more information on the strigol´niki in Novgorod, but this fact mainly illustrates the specifics of relations between the Moscow metropolitan and Novgorod’s archbishop. It reveals nothing about the success of the Church in repressing the heresy.6 From the Epistles of Metropolitan Photius to Pskov (1416-1429) it is obvious that the strigol´niki were still disturbing public opinion in Pskov in the first quarter of the fifteenth century.7 In 1490 Novgorod Archbishop Gennady in his epistle to the high clergy council exposed monk Zachary as being in affiliation with the strigol´niki.8 In the beginning of the sixteenth century Joseph of Volotsk wrote in the 16th article of his Prosvetitel´ about an originator of the strigol´niki heresy named Karp. 9

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2.

3 In high clergymen’s accusatory epistles the strigol´niki heresy had the traits of a sect with a developed heretical doctrine performed as a complete system. The strigol´niki repudiated the church hierarchy corrupted by simony ; they did not believe in the power of the holy sacraments when administered by unworthy priests ; among other things, they rejected individual confession and the necessity of funeral services. Solving of the problem of the time of origin of the strigol´niki is closely connected with the researchers’ ideas on the very nature of this movement. The overwhelming majority of scholarly paradigms are based on the prerequisite of the rationalistic character of the heresy. Let’s quote for instance from M.Liubavskii : The strigol´niki heresy was the brightest manifestation of the rationalistic trends in the spiritual life of the Russian community, which was generally enslaved by church tradition and mysticism.10

4 The most popular approach among historians is based on the conception of a developed municipal organization of Novgorod and Pskov and of a far-gone social differentiation of town people in these cities. They took for granted that the specifics of the church institutions of the Veche republics played a decisive role in the origin of the strigol´niki heresy. Reading sources too literally, researchers supposed payment for ordainment was the starting point for the heresy.11 According to the Marxist postulate that heresies were a form of class struggle of city plebes against the ideology of the ruling church, researchers tried to build a connection between the origin of the strigol´niki heresy and the numerous popular disturbances in Novgorod.12 Because known sources cannot justify such a construction, this model for the genesis of the strigol´niki heresy is doomed to remain an ideological concept and nothing more. The only faint resemblance researchers were able to find was in the Narrative on Moses written by Pahomy the Serb about 1470; he declared that a Novgorod archbishop (1352-1359) “blamed the heresy of the evil-plotting strigol´niki.”13

5 If the strigol´niki heresy was not a specific form of class struggle, could we say that the fact that it first appeared in Novgorod and Pskov -- the cities of Russia unexampled in openness for interrelations with countries of Western Europe -- was a matter of chance ? The affirmative answer to this question gives us the second scholarly paradigm of research on the strigol´niki heresy. It is framed on the hypothesis of outer ideological influences either from countries of the Latin West or from the countries of the Byzantine oecumen. N.S. Tikhonravov and A.N. Veselovskii pointed at the ecstatic religious movement of flagellants initiated with the devastating “Black Death” pandemic as a possible source of the strigol´niki heresy.14 Nowadays, the idea of the ideological influence of the Bogomil movement is still topical.15 It was argued mainly by F.I. Uspenskii, who supposed that the dualistic features of the metaphysical attitudes of the strigol´niki put them on the same level with the Bogomils. In that case, as a matter of principle, the ways and means of transference of the Bogomil doctrine to Novgorod and Pskov should have been explored. The question remains open to this day.16 In recent years, in the discussion on the role of Paulician and Bogomil influences on West- European heresies, common opinion has adopted a more moderate position.17 The decisive argument is the perception of the fact that the Bogomil movement was mainly a peasant movement without such an ideological potential as could be exported. Traces of the dualistic dogma typical of the Bogomils and Cathars can be detected in the

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accusatory literature aimed against the Manicheans. There are no evident traces of the Bogomil doctrine in the sources on the strigol´niki. The rapprochement of Bogomil and strigol´niki doctrines has no documentary support.18 Thus, it is impossible to give decisive importance to the factor of ideological influences in the origin of the heresy.

6 A separate research paradigm is an attempt to analyze the strigol´niki heresy as a pagan emotional experience that goes as far as denying the Christian nature of the sect. 19 The brightest example of such an approach is found in the works of V. V. Mil´kov, who considers that “the strigol´niki heresy restored a non-Christian cult complex and non-Christian ideas.”20

7 Admittedly, many religious phenomena between the eleventh and the fifteenth centuries and even later present striking particularities ; but should we really explain this fact by the tenacity of pagan remnants ? Here, we obviously come up against the limits of the dual belief model that was rather popular and long-lived in Soviet historiography.21

8 B.A. Rybakov occupies a special place in the historiography of the strigol´niki heresy ; he characterized it as a humanistic doctrine, adherents of which “took care of observing the Christian Orthodox rite with the clean hands of pure people”.22 An essential weakness of Rybakov’s arguments was his attempt to voluntarily broaden the circle of sources on the strigol´niki heresy to monuments of erudition (the Trifonovskii collection, Izmaragd, the Frolov Psalter, etc.) or archeology (veneration crosses [poklonnye kresty], church frescoes). A similar position is now held by M.V. Pechnikov. He presents in strigol´niki who advocated pure belief not as heretics, but rather dissenters.23

9 The groundlessness of all the above mentioned attempts to establish a connection between the strigol´niki and a certain social group and to provide the movement with a time frame has led us to the idea that the basic premise is false. Accusatory epistles by hierarchs did not aim to give a correct and full description of the heresy. And it would be erroneous to hypothesize that the accused strigol´niki were organized like a sect. It is known that medieval theologians used catalogues of heresies composed in the times of the late Patrology for the accusation of current and actual heresies. That is why accusations against the Manicheans were readdressed to the Paulicians and then to the Bogomils and so on. According to the practice of Byzantium, all new heresies were related to Judaism, Barbarism, Scythian or Hellenistic beliefs. But we should explain why both Bishop Stephan and Metropolitan Photius preferred to call heretics strigol ´niki.

3.

10 There is a dominant version according to which the name of the heresy derived from the verb “to cut” (strich´, strigat´). The name strigal (cutter) was used for craftsmen producing woolen cloth ; some of them were involved in the heresy.24 Such an etymology is perfectly suited to the idea of heresy as a form of class struggle in the medieval period. In later historiography this opinion received broad support25 and was proved right with Russian sources of the second half of the sixteenth century and of the seventeenth century.26 There is also a hypothesis explaining the name of the heresy by the rite of taking the monastic vow.27 The use of the term strigal to designate craftsmen was registered in sources dating from 150 years after the heresy. Linguistic arguments

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are not enough to base the explanation of the name of the heretics strigol´niki on the verb strich´.28 This etymology does not allow us to explain why the church hierarchs’ designation of heretics as strigol´niki stayed on, and why the latter were highly popular among common people.29 It seems unlikely that church hierarchs should have used a term from the vernacular to define a heresy. There existed the nickname Striga in fifteenth-century Russia (Prince Ivan Vasil´evich Striga-Obolenskii); by the city of Ustiug there was the river Striga ; among the few attested pagan gods there was Stribog -- the god of evil.30

11 Roman Jakobson supposed that etymologically the noun strigol´niki could be traced back to an ill-omened personage of black magic.31 It is known that in Byzantine and Roman mythology the term “striga” was used for designating sorcerers and vampires- werewolves.32 Records of “striga” were found in the church’s accusatory literature, 33 documents on witch trials and in anti-heretic treatises. As Carlo Ginzburg has shown, the concept of “striga” as a central personage injuring men and cereals was the opposite of such characters as the “benandanti,” who belonged to a fertility cult.34 Belief in “striga” was registered in numerous sources of the East-Slavic area.35 This etymological variant was long considered preferable because it made it possible to explain the strigol´niki’s high authority over the people and the manner in which they were executed.36 The weak point of this hypothesis is the absence of traces of the origin of this etymology in the Russian canonical tradition.

12 More proven seems the etymology of the word strigol´niki that is traced back to the texts of the Kormchaia kniga (Nomokanon, or Book of canonic rules), because only through this channel could the word come into the hierarchs’ epistles. The 21st rule of the Sixth Ecumenical Council provides such a norm that repentant unfrocked priests receive the right to be tonsured like clergymen. In the opposite case, they must grow their hair like all the other laymen.37 Unfrocked priests could receive the right to keep the appearance of clergymen but in other aspects they were equated with laymen. In the so called Speech of the Judaic Language, included in the Novgorod version of Kormchaia kniga, we can find a dictionary entry : “britva [razor] -- strigolnik.38 Shown arguments, in our opinion, explain satisfactorily the etymology of the name of the heresy.

13 In the early information from the chronicles on the execution of strigol´niki (SI and NIV), as well as in the Homily of Stefan of Perm, the term strigol´nik was constantly used in connection with the deacon position of Mikita and Karp. As for the testimony by Joseph of Volotsk, we take the opinion that he applied the term khudozhestvo (“art”) for strigol´niki not to mention a craft but a negative, pejorative characteristic. Thus, the most sensible version of the name of the heresy is as follows : it is traced back to the naming of defrocked clergymen who took the role of teachers denied them by the canonic rule.39 This version also tallies with the information on the literacy and education of the strigol´niki, which could be easily explained through their affiliation with the clergy.

4.

14 Is it possible to show the typological parallels to the strigol´niki heresy in the history of West-European heresies ? We think so. The mass heretic movements of Europe originated in mounting opposition to a simony interpreted as buying spiritual titles for

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money. The main motives of the Patarini in Milan, Piacenza and Cremona in the second half of the eleventh century were their doubts about priests’ ability to bestow grace. Headed by defrocked clergymen, they accused the archbishop of Milan and his clergy of simony and Nicholaism (interpreted as a breach of the vow of celibacy). They called the host in the hands of impious priests “food for dogs”; they threw it to the ground and trampled it. Radical laymen fought for the right of the town community to choose their priests and archbishop. The duplicity of the position of Rome was due to its desire to bring the mighty archbishop of Milan under control as well as with the will to protect the clergy from laymen’s accusations. An agreement between the papal administration and moderate Patarini was reached in the years of the pontificate of GregoryVII. The momentum of the Patarini movement was used by the Pope in the framework of the Church’s reforms program which included fighting against secular authorities for the right of investiture and establishing strict control over the clergy.40

15 In Russia, levying payment for ordainment was officially established by a decision of the Vladimir Council in 1274. The rule of Metropolitan Cyril regulated the amount to be paid.41 It is especially interesting that this rule was included in several Kormchie knigi of the fourteenth century and was ignored in the Kormchie knigi of the fifteenth century. Judging from the table of contents, it was included in the canonic compilation Vlasfimiia [Blasphemy] -- a very important work for the present article -- but is missing from the only two known copies of Vlasfimiia.42 The overwhelming majority of the articles in Vlasfimiia constitute a collection of canonic rules and patrological texts indicting simony. Discussions on the “recompense for ordainment,” which began in Russia in the fourteenth century,43 were still going on in the fifteenth and sixteenth centuries. The question of the permissibility of paying in order to be ordained was discussed at the Councils of 1503 and 1551.44 “Recompense for ordainment” as a bad custom in Novgorod and Pskov was mentioned in the 14th and 15th questions of the 40th chapter of Stoglav.45 Obviously, in the fourteenth century, the custom of payment for ordainment became a problem of primordial importance and the main cause for disagreement between the strigol´niki and the Church. In spite of all the differences between the urban communes of Milan and Novgorod, we are inclined to see a typological similarity between the movement of the Patarini of the eleventh century and the heresy of the strigol´niki at the turn of the fifteenth century.

5.

16 The ’s hierarchy not only persecuted heretics but also took various actions to raise the level of education and authority of priests. In the fourteenth and fifteenth centuries a similar situation took place in Russia. In the Mazurinskii variant of the Kormchaia (end of the fifteenth century), five articles of Part 8 are devoted to accusations against bishops and presbyters, who “do not teach people.”46 Numerous articles of edifying anthologies of the fourteenth and fifteenth centuries were devoted to accusations of ignorance and impiety against the clergy. The following is a short list of examples from the Trifonovskii collection of the turn of the fifteenth century. In the article Pred´slovie chestnago pokaianiia (Preface to an honest repentance), we can read : A clergyman should be smart and knowing in books, and sober-minded, and clever... if not so, he ought not go to that dignity even if he is a saint. And a rude and ignorant man should not be a clergyman, because ignorance is the worst sin.47

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17 In pseudo-John Chrysostom’s Speech on false teachers, this thought was expressed in even clearer terms : Understand what is said in the parable, that many shepherds hire workers to take care of their flock, and they themselves drink and sleep. In the same way do shepherds of speech-endowed sheep sleep in ignorance and rudeness and get drunk on unduly collected offerings, and they connive with the powers that be, and they do not want to teach correctly.48

18 This Speech was often characterized as a product of heretical literature.49 “Because our teachers have grown rich with estates and have become blind... where do they take ignorance from if not from the absence of book reading.”50 A collection of such articles in the second variant of Izmaragd and in Vlasfimiia (a component of the Trifonovskii collection) has often led researchers to think these texts were composed by heretics. The fact that all these texts only occur in Church literature together with the results of recent studies give us the possibility to disprove this supposition unambiguously.51 Growing demands to clergymen were parallel to the desire to raise their authority in the eyes of laymen. Metropolitan Photius angrily indicted the custom of oath taking by priests before laymen : I have heard of this, how there is humiliation and disgrace of the dignity of the great God’s priesthood here, and how they judge you : when somebody owes you something, or when you are calumniated, they order you to take your priestly clothes on, and they judge you by such an oath.52

19 The accusatory articles of the edifying anthologies of the fifteenth and sixteenth centuries were not products of the literature of heretics. These texts were full of telling criticism of the clergy, and the phenomenon of the strigol´niki heresy we should analyze as a fact of the same type.53 In that case it is more sensible to speak of change in religious conscience. In fifteenth-century Russia, the process of deep Christianization was rather active and a new type of religious conscience. The core of religious conscience of the tenth-thirteenth centuries included obligatory baptism, fasting, marriage ; it was gradually completed with the awareness of the necessity of regular confession, observation of rules of repentance, regulations of funeral and commemorative rites. This process was characterized with the growth of the authority of priests, on the one hand, and with the raising of demands to them on the other -- both were unknown in previous epochs. We are naturally far from describing a linear process : religious practice kept many traditional features of the old religious conscience, and the very process of shaping new piety took many decades during which phenomena of religious conscience of two epochs coexisted.

6.

20 We are far from interpreting ritual executions as forms of paganism. It is known that in the early medieval period the practice of ordeal (God’s Judgement) was wide-spread. In such ordeals clergymen also participated, and ordeals could be used in the case of accusation in heresy. Contemporaries were sure that proven heretics should be given to “God’s judgement” through the water test.54 In the twelfth century Bernard of Clairvaux questioned this practice. We have to stress the parallel between the mentioned facts in Western Europe and in Russia, where the tradition of ordeal was condemned by Serapion of Vladimir.55 An official prohibition for the clergy to take part in ordeals was made by the Lateran council of 1215 only. Since the thirteenth century

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all cases of accusation in witchcraft have been the subject of investigations held by the Inquisition.

21 In the medieval Church different magic practices were regularly used, including fortune-telling on the Bible, wearing of sheets with Biblical texts on the neck or weather spelling with the Gospel of St. John, who was supposed to be “the son of thunder.”56 In the main variant of the Life of Novgorod Archbishop John (died 1185), there is the following episode : Novgorod citizens, suspecting their church ruler of the sin of fornication, led him “to the Velikii bridge which is on the river Volkhov” and “hanging him from the bridge, set him on a raft.”57 In 1228, Novgorod citizens turned out Archbishop Arsenius, whom they held responsible for an exceptionally rainy autumn : They gathered an assembly in Iaroslav’s yard, and went to the archbishop’s court and said : the reason why the weather remains warm so late is that you ushered out Archbishop Anthony to Khutino, and took his see yourself after bribing the prince.58

22 If a bishop suspected of behavior inappropriate for his rank and position could be blamed for natural disasters in Novgorod, one may ask whether the persons accused of the strigol´niki heresy could not be the victims of such accusations too. Even taking into account the strong points of the criticism of the official clergy by the heretics, the latter could not build up a stable counterbalance to the Church’s organization that was deeply enrooted in the Novgorod Republic.

23 How could veneration of the Gospel, aspiration to follow Christ, making gifts to churches coexist with perceptions of the heretics as sorcerers in public opinion ? We consider the answer on this question must be found in the area of religious consciences at a time of “cultural compromise,” when non-Christian elements of beliefs and customs coexisted peacefully with the lowest level of church involvement in a specific religious practice.

24 National Library of Russia

25 Saint Petersburg

26 a. alexeev@ nlr. ru

NOTES

1. N. A. Kazakova, Ia. S. Lur´e, Antifeodal´nye ereticheskie dvizheniia na Rusi XIV - nachala XVI vv. [Anti-feudal Heretic Movements in 15th - beginning of 16th Century], (M.-L., 1955), Appendices: 234 (hereafter: AFED). 2. AFED: 236-241. 3. PSRL, vol. 6 (M., 2000), B. 1, col. 449. 4. PSRL, vol. 4/1 (M., 2000): 305. The execution is also mentioned in the Novgorod Chronicle under the year 6884, in the manuscript of P.P. Dubrovskii, which was, according to O.L. Novikova, the codex presented to the archbishopric of Novgorod in the 1540’s. PSRL, vol. XLIII (M., 2004): 126.

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5. Ia.S. Lur´e, Obshcherusskie letopisi XIV-XV vv. [Pan-Russian Chronicles from the 14th-15th Centuries] (L., 1976): 73-78; Ja.S. Lurie, “Review of the book by B.A. Rybakov, Strigol´niki,” Russia Mediævalis, vol. VIII, 1 (Munich, 1995): 143-144. 6. A hypothesis on Metropolitan Kiprian’s active role in the massacre of the strigol´niki was presented for the first time in I.I. Malyshevskii, “O zarozhdenii religioznykh sekt v Rossii s ratsionalisticheskim napravleniem” [“On the Arising of Rationalistically Oriented Religious Sects in Russia”], Trudy Kievskoi Dukhovnoi Akademii, 12 (1883): 671-676. An attempt has recently been made to prove this hypothesis : M.V. Pechnikov, “Spornye voprosy istorii strigol´nichestva v Novgorode vo vtoroi polovine XIV v.,” in Goroda Rusi i Rossii v srednie veka i v rannee novoe vremia, XI-XVIII vv. Doklady Tret ´ei nauchnoi konferentsii [“Controversial Questions about the Strigol´nik Movement in Novgorod during the Second Half of Fifteenth Century,” in Towns of Rus´ and Russia during the Middle Ages and Early Modern Period, 11th-18th Centuries). Papers Presented at the Third Conference] (Murom, May 17-20, 2000), (M., 2003):147-149. 7. See : “Poslaniia mitropolita Fotiia v Pskov 1416-1427” [“Epistles of Metropolitan Photius to Pskov, 1416-1427”], AFED: 243-255. 8. AFED: 378, 380. 9. Prosvetitel´ [The Illuminator], (Kazan, 1904): 541-542. 10. M. Liubavskii, Drevniaia russkaia istoriia do kontsa XVI v. [History of Ancient Russia to the End of Sixteenth Century], (M., 1918): 210; N.A. Kazakova, “Novgorodsko- pskovskaia eres´ strigol´nikov XIV-XV vv.” [“The Novgorod-Pskov Heresy of Strigol ´niki, 14th-15th Centuries”], AFED: 47 sq. 11. A.I. Nikitskii, Ocherk vnutrennei istorii Tserkvi v Velikom Novgorode [Essay on the Internal History of Church in Novgorod], (SPb., 1879): 146. 12. L.V. Cherepnin, Obrazovanie Russkogo tsentralizovannogo gosudarstva v XI-XV vv. [The Formation of the Centralized Russian State, 11th-15th centuries], (M., 1960): 683. 13. Pamiatniki starinnoi russkoi literatury, vol. IV: 11. M.V. Pechnikov. “Spornye voprosy...”, art. cit.: 138-139. See : B. A. Rybakov, Strigol´niki (M., 1993): 11, 271-291. 14. N.S. Tikhonravov, Sochineniia [Works], vol. 1 (M., 1898): 215; A.N. Veselovskii, “Opyty po istorii razvitiia khrist´ianskoi legendy” [“Essays on the Development of a Christian Legend”], ZhMNP, (1876, March): 116. 15. K.F. Radchenko, Religioznoe i kul´turnoe dvizhenie v Bolgarii v epokhu pered turetskim zavoevaniem [Religious and Cultural Movement in Bulgaria at the Eve of Turkish Invasion], (Kiev, 1898); E. Hösch, Orthodoxie und Häresie im alten Russland (Wiesbaden, 1975). 16. F.I. Uspenskii, Ocherki po istorii vizantiiskoi obrazovannosti [Essays on the History of Byzantine Education], (M., 2001): 308 (1st edition 1891). Modern researchers refuse the possibility of a transference of Bogomil literature to Russia (J.-P. Arrignon, “La Rus´ entre la Bulgarie et l’Empire byzantin de la fin du Xe au début du XIIe siècle,” Proceedings of the International Congress Commemorating the Millenium of Christianity in Rus´ -- Ukraine (N.Y., 1988/1989): 702-713). 17. See H.-G. Beck, Vom Umgang mit Ketzern. Der Glaube der kleinen Leute und die Macht der Theologen (Munich, 1993): 81-82; D.I. Polyviannyi, Kul´turnoe svoeobrazie srednevekovoi Bolgarii v kontekste vizantiisko-slavianskoi obshchnosti IX-XV vv. [Originality of Bulgarian Culture in the Byzantine-Slavic Œcumen Context, 9th-15th

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Centuries], (Ivanovo, 2000): 90-93. The opposite point of view : E.Werner, M.Erbstösser, Kleriker, Mönche, Ketzer. Das religiöse Leben im Hochmittelalter (Berlin, 1992): 82. For a detailed review of the literature on the Bogomils : K.Gencheva, Bogomilstvoto. Bibliografiia (Sofia, 1997). See also : Pravoslavnaia êntsiklopediia [Orthodox Encyclopædia], vol. V (M., 2002): 471-473. 18. It is interesting that researchers tried to arrogate Bogomil positions to Avraamii of Smolensk because he read glubinnye knigi [“esoteric, apocryphal writings”] according to the words of his hagiographer. See : G.P. Fedotov, “ ‘Life’ and ‘Passion’ of st. Avraamy of Smolensk,” Izbrannye stat´i, vol. II (M., 1999): 169-189. 19. See : A.S. Orlov, Drevniaia russkaia literatura [Literature of ancient Russia], (M.-L., 1945): 239-240. 20. See : “Strigol´niki,” Ideinye techeniia drevnerusskoi mysli [Trends in the History of Thought in Ancient Russia], (SPb., 2001): 311. See also : V.V. Mil´kov, Mirovozzrencheskie problemy rannesrednevekovykh eresei na Rusi, XI-XIV vv. [Problems of Weltanschauung in Early-Medieval Heresies in Russia, 11th-14th Centuries], (M., 1981); “Uchenie strigol´nikov,” Obshchestvennaia mysl´: Issledovaniia i publikatsii [“The strigol´niki doctrine,” History of Ideas : Research and Publications], (M., 1993), B. IV: 33-46. 21. V.M. Zhivov notes : “Synchronically in any Christian culture pagan inheritance is fragmented, and each of these fragments can be defined as a pagan one only in a genetic way, in a diachronic perspective.” V.M. Zhivov, Razyskaniia v oblasti istorii i predistorii russkoi kul´tury [Research in History and Proto-history of Russian Culture], (Moscow, 2002): 309. 22. B.A. Rybakov, Strigol’niki, op. cit.: 333. 23. See : M. Pechnikov, “Doktrina strigol´nikov : opyt rekonstruktsii” [“The Strigol´niki Doctrine : A Tentative Reconstruction”], Russia Mediævalis, vol. X, 1 (Munich, 2001): 107-125; idem, “K voprosu o vremeni i obstoiatel´stvakh vozniknoveniia novgorodsko- pskovskoi sekty strigol´nikov,” in Stolichnye i periferiinye goroda Rusi i Rossii v srednie veka i v rannee novoe vremia (XI-XVIII vv.) Doklady Vtoroi nauchnoi konferentsii, Moskva, Dekabr´ 7-8, 1999) [“On the Problem of When and in What Circumstances did the Novgorod-Pskov Sect of Strigol´niki Appear,” in Capital and Provincial Cities of Rus´ and Russia during the Middle Ages and Early Modern Period (11th-18th Centuries). Papers Presented at the Second Conference (Moscow, December 7-8, 1999)] (M., 2001): 278-287; M.Pechnikov, “Spornye voprosy...”, op. cit.: 137-151. In the canonic tradition of the Orthodox Church there was a difference between heresy and schism. Heretics were supposed to be those who completely separated from the Church and lost faith ; schismatics were supposed to be those who had different thinking on several church subjects and questions that could be more or less easily conciliated. See : Pravila Pravoslavnoi tserkvi s tolkovaniiami Nikodima, episkopa Dalmatinsko-Istrinskogo [Orthodox Church Rules, with Comment by Nicodemus, Bishop of Dalmatia-Istria], vol.II (SPb., 2001) (reprint 1911): 369-370. G.P. Fedotov held the position that the strigol´niki should be considered not as heretics but as schismatics (dissenters). G.P. Fedotov, The Russian Religious Mind, vol. 2 (Cambridge, 1966): 116. 24. N. M. Nikolskii, Istoriia russkoi tserkvi [History of Russian Church], (M., 1930): 71-75.

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25. B. W. Kiessler, Die Häresie der Strigol´niki (Saarbrücken, 1969): 29-42; E. Hösch, Orthodoxie, op. cit.: 63-68. 26. Pistsovye knigi Kazani 1565-1568 i 1646 g. [Cadastral Surveys of Kazan´ District, 1565-1568 and 1646], (M., 1932): 18. 27. N. A. Kazakova, “Novgorodsko-pskovskaia eres´...,” art. cit : 57-58. 28. M. Vasmer, Êtimologicheskii slovar´ russkogo iazyka [Etymological Dictionary of the Russian Language], vol. III (SPb., 1996): 778 (Russian translation of : idem, Russisches etymologisches Wörterbuch (Heidelberg, 1950-1958), q. v.) 29. See : A. V. Poppe, “Eshche raz o nazvanii novgorodsko-pskovskikh eretikov -- strigol ´nikami,” Kul´tura Drevnei Rusi [“Once again about the naming of Novgorod-Pskov heretics -- strigol’niki,” Culture of Ancient Russia], (M., 1966): 207. 30. D. K. Zelenin, “Êtimologicheskie zametki” [“Etymological Remarks”], Izvestiia otdeleniia russkogo iazyka i slovesnosti, vol. IV (1903): 268; for the list of literature with notes of main points of view concerning “Stribog,” see : Êntsiklopediia Slova o polku Igoreve [Encyclopædia of the Tale of the campagn of Igor´], vol. 5 (SPb., 1995): 68-70. 31. R. Jakobson, “Marginalia to Vasmer's Etymological Dictionary (R - Ja),” IJSLR, Bd. 1/11 (1959): 272. 32. I. Sorlin, “Striges et géloudes. Histoire d’une tradition,” Travaux et Mémoires de l’Institut d’Études byzantines, (Paris), t. 11 (1991): 413. 33. John Damascene, Opera, ed. P. M. Lequien, vol. I (1864): 473. 34. C. Ginzburg, Die Benandanti : Feldkulte und Hexenwesen im 16. und 17. Jahrhundert (Hamburg, 1993): 216. 35. See : L. N. Vinogradova, Narodnaia demonologiia i mifo-ritualnaia traditsiia slavian [Popular Demonology and Mythic-Ritual Tradition among the Slavs], (M., 2000): 14, 22, 103, 230-231, 237, 243, 301; M.Vlasova, Russkie sueveriia. Êntsiklopedicheskii slovar´ [Russian Superstitions. An Encyclopedic Dictionary], (SPb., 1998): 491. 36. See : A. I. Alekseev, “Eres´ strigol´nikov : vol´nodumtsy ili kolduny ?,” Issledovaniia po russkoi istorii. K 65-letiiu prof. I. Ia. Froianova [“Where the Strigol´niki Free- Thinkers or Wizards ?,” Research on Russian History. To Professor I. Ia. Froianov for his 65th Birthday], (SPb., 2001): 184-195. 37. Let us quote from the Riazanskaia Kormchaia kniga [Riazan´ Nomokanon] of 1284 (6792), Rossiiskaia natsional´naia biblioteka, Saint Petersburg (RNB [Russian National Library]), Parchment fund, n° II, f. 147 verso-148. Sixth Ecumenical Council, Rule 21: “Izhe otniud´ izverzhen v prostye liudi otrinoven pokaiavsia, da strizhet´sia tokmo, ashche li ni vlasy rastit. Tolk : Prozviter ili diiakon, ashche budet ot sana izverzhen, chest´ zhe da imat´ i sedalishche, jako zhe i prochim sushchim v prichte glavu da postrigaiut, rekshe na glave sushchee gumn´tse, ashche zhe grekhovnyia radi viny budet izverzhen otniud´ i s prostymi liud´mi na meste postavlen. Ashche ubo svoeiu voleiu ostavit grekh, ego zhe radi blagodati Bozhia lishisia i chesti i ashche na obrashchenie zrit, iako zhe prichetnitsi, glavu da postrigaet. Ashche zhe i svoeiu voleiu ne otstupit´, no tvoriti hoshchet grekh, iakozhe i mir´stii chelovetsi, vlasy da rastit´, iakozhe vozliubiv mir´skoe prebyvanie pache nebesnyia zhizni.” See also : Pravila Pravoslavnoi tserkvi (op. cit., note 23), vol. I: 494-495. The tradition to shave hair on the top of the head (gumentso or papalitra) has been established in Western and Eastern Christianity approximately since the sixth century. In Byzantium it existed at least till the end of the fifteenth century ; and in Russia it was in practice

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up to the beginning of the eighteenth century (ibid.: 497). This rule was included in all the variants of the Kormchaia kniga known in Russia. See : I.I. Sreznevskii, Obozrenie drevnikh russkikh spiskov kormchei knigi [A Survey of Old-Russian Manuscripts of the Nomokanon], (SPb., 1897):142. 38. L.S. Kovtun, Russkaia leksikografiia êpokhi srednevekoviia [Lexicography in Russia in the Middle Ages], (M. -- L., 1963): 400, § 12. Orthographic variants : ostrigol´nik (Gosudarstvennyi istoricheskii muzei -- GIM [, Moscow], ms. Syn. 132); strigolnik (Rossiiskaia gosudarstvennia biblioteka -- RGB [Russian State Library], ms. Rum. 231); strigalnik (RNB, ms. Pogod. 1309). 39. See : “Poslanie mitropolita Fotiia v Pskov” [Epistle of Metropolitan Photius to Pskov], AFED: 250. 40. E. Werner, M. Erbstösser, op. cit. (note 17): 89-95. Why these heretics were called Patarini is still enigmatic. Even contemporaries of the heresy tried to explain this etymology, in vain. For a period of time, it was thought that the name could be traced back to such words as “weaver” or “junk-dealer.” But nowadays this etymology seems a vexed question (ibid.: 87-89). 41. RIB, vol. VI (SPb., 1908), col. 86-93. 42. RNB, ms. Soph. coll. n° 1262, f. 63 verso-113 (beginning of the fifteenth century); ms. Solov. coll. n°1085/1195, f.628-684 (1504). 43. On the Pereiaslavskii council of 1311 (6820) see : Pl. Sokolov, Russkii arkhierei iz Vizantii [A Russian Prelate from Byzantium], (Kiev, 1913): 218-260. For publications of documents see : “Poslanie patriarkha Nifonta velikomu kniaziu Mikhailu” [“Epistle of [Constantinople] Patriarch Niphon to Grand Prince Mikhail ”], (RIB, vol. VI., col. 147-149) and “Napisanie Ankindina mnikha k velikomu kniaziu Mikhailu [“Epistle of Monk Akindin to Grand Prince Mikhail”], (ibid., col. 150-158). 44. AAE, vol. I, n° 382; E. B. Emchenko, Stoglav. Issledovanie i tekst [The Stoglav. Study and text], (M., 2000):305. See English translation : J.E. Kollmann, The Moscow Stoglav (Hundred Chapters) Church Council of 1551 (Ann Arbor, 1982) or French translation : É.Duchesne, Le Stoglav ou les Cent chapitres (Paris, 1920). 45. See : E. B. Emchenko, Stoglav, op. cit.: 309. This text leads us to refuse the idea that abuses in ordainments could be perpetrated by high clergymen alone. See : “A tol´ko vladyka popa prishlet k toi tserkvi, khotia gramote gorazd i chiuvstven, a tolko mnogikh deneg ulichanom ne dast i oni ego ne primut” [“When the archbishop sends a priest to be vicar of a church, even if he is learned and sensible, if he doesn’t give enough money to the street-dwellers, he will not be accepted”]. 46. Mazurinskaia kormchaia. Pamiatnik mezhslavianskikh kul´turnykh sviazei XIV-XVI vv. Issledovanie. Teksty [The Mazurinskii Nomokanon. A Monument of Interslavic Cultural Relations of the 14th-16th Centuries. Studies. Texts], prepared by E.V. Beliakova, K. Ilievskaia, O.A. Kniazevskaia, E.I. Sokolova, I.P. Starostina, Ia.N. Shchapov (M., 2002):25. 47. RNB, ms. Soph. 1262, f.111 rev.: “Podobaet byti ereiu smyshlenu i khytru knigam, i trezvu, i umnu byti... ashche ne takomu, dobre by emu ne iti v toi chin, ashche i sviat. A grub nevezha nepodobna emu byti ereom, nevedenie ubo zlee est´ sogreshenie.” 48. Ibid., f. 109 rev.: “Razumeite zhe est´ v prittsi, iako mnozi pastushi naimity naimuiut pastviti skota, a sami piiut, ili da spiat. Tako zhe i slovesnykh ovets pastushi spiat

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nevedeniem ili grubostiiu, no upivaiutsia nepravednym sobranym, potakovi deiushchim vlastelem i ne khotiat uchit´ pravo.” 49. The text was published twice : 1) A.I. Klibanov, in Issledovanie i materialy po drevnerusskoi literature [Research and Materials on Ancient Russian Literature], (M., 1961): 300-312; 2) in Dukhovnaia kul´tura srednevekovoi Rusi [Spiritual Culture of Ancient Russia], (M., 1996): 301-305. 50. RNB, ms. Soph. 1262, f.110: “Uchiteli bo nasha napolnishasia bogatstvom imeniia i osleposha... otkudu bo vnide v ny nevedenie, iave li ot nepochitaniia knizhnogo.” 51. See : B.M. Pudalov, “Sbornik 'Izmaragd' v drevnerusskoi pis´mennosti,” Metodicheskie rekomendatsii po opisaniiu slaviano-russkikh rukopisnykh knig [“The Izmaragd Compendium in Ancient Russian Literature,” Methodical Guide-Lines for Cataloguing Slavic-Russian Manuscript Books], vol.3, part2 (M., 1990). Sources of Vlasfimiia were canonic articles of Kormchie knigi, as well as numerous extracts from patrology texts and Commented Gospel. Detailed study of Vlasfimiia with the publication of this text is to be done by the author of this article in the near future. 52. AFED: 248: “o tom slyshal esm´, kako tuto unichizhenie i ponos na chin velikago bozhii svishchen´stva, i kako sudiat vas : gde vam chto vziati, ili kto pokleplet vas, i veliat vam obleshchi sebe vo vsiu odezhiu sviashchennicheskuiu, i takovoiu rotoiu sudiat vas.” 53. See for instance a severe criticism of the vices of clergymen in the works of the accuser of Bogomils Cosmas the Priest (M.G. Popruzhenko, Kozma presviter, bolgarskii pisatel´ X veka [Cosmas the Priest, a Bulgarian Writer of the Tenth Century], (Sofia, 1936):13-14). 54. A. Angenendt, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, 2. Ausg. (Darmstadt, 2000): 195. 55. Biblioteka literatury drevnei Rusi, vol. 5 (SPb.): 380. For comparison, see : V.V. Mil ´kov, Osmyslenie istorii v drevnei Rusi [Understanding the History of Ancient Rus], (SPb., 2000): 332. Comm. 10. 56. A. Angenendt, Geschichte der Religiosität..., op. cit.: 181. 57. “...nizvesivshe ego s mosta, posadisha na plot.” See : L.A. Dmitriev, Zhitiinye povesti russkogo Severa kak pamiatnik literatury XIII-XVII vv. [Vitæ from the Russian North as Monuments of 13th-17th Centuries Literature], (L., 1973): 153, 158. For a partial English translation of the Tale, see : S.Zenkovsky, Medieval Russia’s Epics, Chronicles and Tales (New York, 1963), 2nd ed. 1974: 261-264; for a complete German translation, see : E. Benz et alii, ed., Russische Heiligenlegenden (Zurich, 1953, Darmstadt, 1983): 459-469. 58. Novgorodskaia pervaia letopis´ starshego i mladshego izvodov, p. 67, 272: “I stvorshe veche na Iaroslavli dvore, i poidosha na vladytsin dvor, rekuche : togo delai stoit teplo dlgo, vyprovodil Antoniia vladyku f Khutino, a sam sel, dav mzdu kniaziu.”

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RÉSUMÉS

Résumé Quelques notes à propos de l’hérésie des « strigol´niki ». En mettant l’Église en accusation, les strigol´niki ne faisaient qu’exprimer les états d’âme du peuple chrétien, qui craignait que les sacrements administrés par des clercs indignes se révélassent inefficaces. La volée de critiques adressée au clergé témoigne à sa manière du succès de la catéchisation et du degré de dévouement à leur sacerdoce qu’on exigeait désormais des pasteurs. Il semble que le noyau de l’hérésie, autour duquel sont venues s’agglutiner des pratiques traditionnelles de piété et des croyances populaires, ait été la protestation contre la simonie entendue au sens large, c’est-à-dire comme toute espèce de transgression liée à l’ordination des prêtres. Les strigol´niki ont, semble-t-il, partagé ces caractéristiques, ainsi qu’une dévotion particulière pour l’Évangile, avec les Patarini de Milan.

Abstract While accusing the Church, the strigol´niki actually expressed the mood of the flock, who feared that sacraments administered by unworthy clerics might be ineffective. The stream of criticism addressed to clerics testifies to the success of catechization and to the higher level of dedication required from the pastors. It seems that the heretic nucleus around which elements of traditional forms of piety and national belief conglomerated was protest against simony, broadly understood as any kind of infringement pertaining to the ordainment of priests. Alongside with especial reverence for the Gospel, these features of the strigol´niki movement appear similar to the Milanese Patarini’s.

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Aleksandr nevskii: Hagiography and national biography

Anna NAVROTSKAYA

1 In his presentation of national consciousness Anderson identifies three major stages of communal self-determination : religious communities, dynastic realms and the imagined communities of nations.1 Any stage does not necessarily completely replace another. In specific combinations of religion, nationalism and state power, all three participate in creating identities. The communal and the individual are inseparable in this process, both reflecting an underlying ethical model. National and religious ethical systems share the same principle of morality ; the very same logical circle determines their functionality. The existence of God as a supreme and unequivocal reference is a necessary condition for a religious moral system to exist. The rules of behavior and individual choice are thus defined as radiating from an external authority not subject to human error. The notion of “Nation” can easily replace God as an absolute point of reference, weighing all acts of individual will in terms of the good of the nation. In the nationalist ideology, then, nation is a pre-existing condition, into which every human being is inevitably born. It is logical to suppose that the framework for both religious and national ethical systems is essentially the same. Being part of a community, whether as servants of God or as servants of a nation, is synonymous with simply being. In both cases, the existence of a personal identity depends on the successful creation of a communal religious / national identity.

2 It is evident that in the aforementioned circumstances the question of disseminating “the word of Truth” becomes crucial. The message to be transmitted and the means of communicating it are of vital importance. Among the devices employed for this cause, particular exempla have proven to be a powerful tool. Lives of saints and national heroes are perfectly suited to perform the task ; they represent powerful instructive cases with the potential of being transmitted across temporal and social barriers. They carry a simple message and yet allow for artistic elaboration. Not surprisingly, hagiography and heroic biography have been used for educational purposes, or in other words, as propagandistic devices in creating and maintaining a community.

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3 The image of Aleksandr Nevskii, as it has been elaborated over the centuries, presents a telling case. This image has long been proposed by Russian historiography as having a deeply rooted place in the national memory. Thus, tracing its evolution can provide us with crucial hints about the structure of such a national memory.

4 By the end of the seventeenth century, no less than fifteen redactions of Aleksandr’s Vita (Zhitie) were known.2 The earliest text, hereafter ANR, was written in the Rozhdestvenskii -- i.e. dedicated to the Nativity of the Virgin (Rozhdestvo Bogoroditsy) -- monastery shortly after the prince’s death. (Begunov provides an extant text of the first redaction of the Vita, followed by a reconstruction of the original text.)3 One of the later vitae, written around 1547, was incorporated in Metropolitan Makarii’s Great Menaion (Chet´i Minei), hereafter ANM.4 These two texts mark major points in the process of Aleksandr’s canonization : the second half of the thirteenth century, when Aleksandr became the object of a local (Vladimir-Suzdal) cult,Boris offering and 1547, when this cult was upgraded to national level.5 The latter change coincided with Moscow’s transformation from the center of a principality into the capital of the Tsardom of Muskovy.

5 The thirteenth century text starts with the usual humility topos, presenting Aleksandr as a son of Iaroslavl´ and a grandson of Vsevolod (“Aзъ xyдιй и многогръшньιй, мaло съмьюля, покyшaюся писaти житие святото kнязя Oлександра, сьıна Яpocлавля, aвнyka Bceволжa”).6 The hagiographer does not make any further reference to the prince’s genealogy. In ANR, Aleksandr is a “prince” (kniaz´), only once is his title qualified by “Great” (Velikii). The resulting text is a mixture of hagiographic statements and epic discourse, which makes Aleksandr both a military saint and a holy ruler. Events in Aleksandr’s life are given a universal value by Biblical references and divine intervention. The hagiographer also tells the story of Pelgui and his vision, in which he sees Boris and Gleb in a boat, help to their relative Aleksandr ("да поможемъ сродникy своемy Oлександрy).7 The statement serves as a reminder that the saints Boris and Gleb are members of the prince’s family. Thus, Aleksandr is a universal figure of Biblical proportions, as well as a local ruler closely bound to his land.

6 Aleksandr is presented as an exemplary prince in both religious and secular terms. He defends his faith no less than his land (he sends away representatives of the Pope, refusing conversion to Catholicism, unlike prince Daniil of Galich), never goes to battle without a blessing, and impresses foreign rulers not only with his strength, but also with his wisdom. As a true Christian ruler, Aleksandr becomes a monk shortly before his death. He enjoys divine support as a fighter for the religious cause, and the love of his subjects for being just and merciful. Six of those who fought with Aleksandr against the Swedes are named in ANR: Gavrilo Oleksich, Zbyslav Iakunovich, Iiakov, Misha, Sava, and Ratmir. Their courage is praised and their heroic deeds are described in detail.

7 According to Likhachev, this unusual combination of secular and religious components in the Vita can be explained by secular sources used by the author. Numerous similarities point to the Galich chronicle as a primary one. Importantly, the similarities between the Vita written in Vladimir and Galich tradition point to the linking figure of Metropolitan Kirill, who moved from Daniil, prince of Galich, to Aleksandr.8 Daniil and Aleksandr adopted different strategies regarding the Tartars and the Latin Church. Daniil accepted the Pope and rejected the Tartars, while Aleksandr, possibly under the

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influence of the Metropolitan, followed the diametrically opposed strategy. (The Tartars exempted the Church from taxation, thus making collaboration appealing to the ecclesiastic authorities.)

8 The very title of the sixteenth-century Vita points to a big change in the imagery. The previous laconic title (Жumue cϐяmozo kнязя Oлексaнδрa) is extended to a long glorifying statement(Cлоϐо noxϐaльное блаzоϐърномy ϐелukomy князю Aлексaнδрy, uже Heϐьскіŭ uменyемся, ноϐомy ҷюδоmϐорų, ϐъ немже u o ҷюδеcеъ еzо сnoϐъδася).9 “Great” and “Nevskii” are now permanently attached to Aleksandr’s name, and, as Mansikka comments, “the Vita is acquiring the character of a religious eulogy intended for edifying”.10

9 On the canonization list of 1547 for all-Russian veneration, Nevskii is the only prince among 13 new national saints.11 The author of the new Vita states that the tsar and great prince of Russia Ivan Vasilevich was inspired by God to commemorate the great prince Aleksandr, and ordered Metropolitan Makarii to effectuate the task. Most commentators have agreed, however, that it was rather Makarii’s own decision. Aleksandr stood as an important link in the chain of Russian rulers that went supposedly unbroken from Kiev to Moscow. Being a saint and a prince, his figure supported well the continuous genealogy argument used by Moscow in its struggle to unify other principalities under its central authority. It also fitted perfectly for the political exploitation of the “Third Rome theory” that followed its formulation in the first half of the sixteenth century. The latter has proven to be of an incredible success for it is still invoked five hundred years later.

10 ANM reflects the transformation of Nevskii from a locally venerated saint to one of the patrons of the tsardom of all Russia. While ANR mentions only divine help in the battles and the funeral miracle, in ANM a list of posthumous miracles is supplemented. All but one are miracles of healing. The exception is the first miracle in which Aleksandr rises from the tomb to help his relative (srodnik) Dmitrii Donskoi. Shortly after that his relics are discovered untouched by decay and are transferred to a shrine (raka) that is said to have healing power. The simple statement about Aleksandr taking vows of schema (skhima), found in ANR, is extended in ANM into several lines. From the sixteenth century on, Aleksandr Nevskii clearly becomes a part of the monarchy’s “gallery of founding fathers,” but, in keeping with Makarii’s line, as a holy man no less than a great prince.

11 The sixteenth-century Aleksandr differs from his thirteenth-century predecessor in several ways. His role as the protector of the Church is emphasized at the expense of his military achievements. The defender of several principalities becomes the patron saint of all Russia. This striking difference can be seen in Kirill’s oration, pronounced after Nevskii’s death. In the ANR version, Aleksandr’s death is compared to the setting of the Sun of the Land of Suzdal 12 In ANM, it is the setting of the Sun of the Land of Russia ("yже бо зaйде coпнце земпя Pycckia!").13 When Aleksandr is included as one of the saints in The Great Menaion (Chet´i Minei), the number of people familiar with his image grows considerably since his Vita has to be read once per year in all churches. On the other hand, he has never become a patron of any particular activity, and thus would not be invoked by laymen in time of need. His cult has remained associated with central authority and political power.

12 The next major stage in this development comes in the eighteenth century, when Aleksandr’s relics are translated by Peter the Great to the new capital. Nevskii can thus

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be seen as following in the footsteps of power : from Vladimir to Moscow, from Moscow to St. Petersburg. Feofan Prokopovich, a close associate of the tsar, pronounced in 1718 an Oration (Slovo) on Aleksandr Nevskii that sheds light on the reasons behind Peter’s decision. A great part of Feofan’s sermon concentrates on the necessity for each person to serve God according to his place. A ruler, therefore, is holy when he fulfills his duties precisely as a ruler. Correspondingly, Aleksandr is holy because he fulfills his duties by ensuring the survival of the country. The great prince was fighting the internal enemy no less than the external one, setting an example followed by Peter -- both in terms of territorial claims and internal reforms. Feofan calls Peter the living image (zhivoe zertsalo) of Aleksandr.14 A Synod statute of 1724 that prohibits presenting Saint Venerable Great Prince Aleksandr Nevskii on icons as a monk, prescribing the use of princely garments instead ("о воспрещении пиcaть нa иконaх изобрaжение Cвятоґо Блaґоверного Вепикого Князя Алексaндрa Невского в монaшеских одеждaх и о постaновлении писaть обрaз его в одеждaх великокняжеских")15, makes official the change in emphasis with regard to the military and genealogical aspects of Nevskii’s figure.

13 Shortly after Peter’s death, Catherine I established the Order of St. Aleksandr Nevskii, completing her predecessor’s decree.16 Unlike Peter, who had wanted it to be a strictly military award, she gave the new order for both military and civil service to the crown. A new trend that will continue well into the twentieth century is thus marked : Nevskii becomes more and more affiliated with the fulfillment of a patriotic duty of any kind.

14 If the medieval Vitae disguise the unpleasant sides of Nevskii’s life, historical works of the nineteenth century present a more balanced picture. Nevskii’s victories over the Swedes and Teutons as well as the argument with his brother Andrei over the principality of Vladimir (and his possible involvement in its destruction by the Tartars), which consequently drove Andrei abroad are both mentioned. Solov´ev talks about Aleksandr’s role in bringing Tartar chislenniki to Novgorod. Even so, he justifies the prince’s actions by the political situation and his desire to save the people from a greater evil (“oтмолить людей от бедьı”).17 This line of thought is not new : the same conclusion was presented by the medieval texts. Solov´ev relies clearly on the sixteenth-century redaction, citing Kirill as referring to “The Sun of the Land of Russia” and underlining “the religious significance of the Neva victory for Novgorod and the rest of Russia” (“То peлигиозное знaҷение, которое имелa Heвскaя победa для Hовгородa и остaльной Рyси” ).18 15 The nineteenth century has added a powerful new concept to the national vocabulary : the Russian Idea. Historiography as well as intellectual controversy between the Westerners and the Slavophils has eventually crystallized the idea of a unique Russian niche among nations and its unique path in universal history. This emphasis on an independent and unequalled national identity bears a resemblance to Moscow’s religious claims as the Third Rome. At the same time, the Tartar yoke has assumed its fixed role of an evil to be blamed for all Russian backwardness, while Russia has been placed firmly into the role of a martyr saving Europe from the Tartar aggression.

16 The changes in the image of Aleksandr Nevskii during the imperial period trace a cyclical movement back to military discourse and political reasoning. The prince becomes a legendary figure assigned a set of fixed political and religious roles. Those roles are emphasized or underplayed depending on the particular balance of power at a given time. The new trait added to the image is that of a wise statesman, capable of

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finding a compromise, when necessary. Notably, Nevskii remains a saint representing the power, most likely familiar only to the literate upper class.

17 The Soviet period of Russian history is often seen as a decisive break with Russia’s pre- revolutionary past. If this were so, one would expect the image of Nevskii to undergo fundamental change. In the 1920s it did, but very briefly. By the late 1930s, the image was restored to its former glorious position. Entries on Nevskii in the Entsiklopedicheskii slovar´ published by Brokgauz and Efron in 1890, and in the Bol ´shaia Sovetskaia Entsiklopediia of 1926, 1950, and 1970 editions provide a telling comparison.19 It can be seen that the only decisive break occurs in the 1920s, as by the 1950s the old and familiar historical perspective comes back. Class-oriented ideology gradually adopted a national discourse, replacing by the late 1930s a complete break with pre-revolutionary history with the myth of national continuity and the emphasis on national state building as an underlying “historical process.”

18 Eizenshtein’s Aleksandr Nevskii was made in 1938, as part of a massive nationalist campaign. The film was intended for mass distribution. In this respect, it is similar in its main purpose to a liturgical play : to propagate the message. As Eizenshtein put it : “The Soviet cinema aims primarily to educate the masses. It seeks to give them a general education and a political education ; it conducts an extensive campaign of propaganda for the Soviet State and its ideology among the people.”20 Importantly, the word “propaganda” has no negative connotation here ; rather, it is a noble obligation.

19 The work on the film coincided with the preparation of new textbooks for secondary schools and universities that reflected the changes. Historians had to comply with the instructions given by the Central Committee which insisted, among other revisions, on giving more attention to the reign of Aleksandr Nevskii, to his military campaigns against the Teutons, and especially to the Battle on Ice.21 In 1939, the Istoriia SSSR textbook, intended for universities’ History departments was published. Prior to the publication, there was a public discussion about the principles that ought to govern the writing of Russian-Soviet history. Eizenshtein, just as anyone else reading the Soviet press, would have been aware of these new trends. In his notes on the film, Eizenshtein does not name the historians he consulted, but clearly, the major textbook and the film made almost simultaneously had to express the “official” version of history. It can even be argued that the film served as a popularized version of the historical narrative -- just like a theatrical representation of a Vita could make hagiography accessible to the illiterate and unsophisticated. Thus, on the one hand the viewer is presented with a narration pretending to be historically correct, and on the other hand -- with a complete invention where each and every effect is carefully calculated.

20 It can be argued that rather than presenting a completely new stage on Nevskii’s posthumous “path,” the Soviet period turns back to the original medieval sources for some features and continues several trends from pre-existing intellectual discourse. In general, the shift is from God helping the ruler against the enemies of God to the people helping the ruler against the enemies of the people. The people, in its turn, is a re- defined concept that has lost its class connotation and has acquired a national one. The greatest and most important transformation occurs with regard to the audience. After Eizenshtein’s film was re-released in 1941 (it had been banned due to the Molotov- Ribbentrop pact), Nevskii finally becomes a nationally recognized figure.

21 As it could be seen, the balance between the secular and religious parts of Nevskii’s image fluctuates constantly. The only irrevocable change that reflects the creation of

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the centralized state and the national self-perception is the all-Russian importance given to the prince. Once he becomes a national figure in the sixteenth century, this role is never challenged again.

22 As paradoxical as it might seem, this patron of the nation, whether soldier or saint, becomes known to the nation with Eizenshtein’s film. The film fulfills the task that Makarii set forth but could not achieve. Eizenshtein did not create a new perception ; he used the one already in existence. The hagiographical model, re-adopted by contemporary historiography, serves as the main framework behind the modern rendering of the Vita. The artistic, the ethical, and the ritual play equally important roles.

23 Through the new medium, the image could be brought to the whole population, literate and illiterate alike. What has changed was not the content of the message, but its receiver. It can be argued that the film acted as a “cinema icon,” accessible to all and bearing a straightforward meaning with the help of clearly defined good and evil. Thus, after becoming a “mass-hero,” Aleksandr Nevskii became a “mass-saint.”

24 The problem of Aleksandr Nevskii’s seemingly eternal existence in the national memory is in fact an illusory one. Instead of a constant presence, a series of “resurrections” can be traced ; each of them connected to either an internal struggle for power, or to an external war. These changes in Nevskii’s image seem to be in agreement with the initial proposition to see hagiography and national biography as two particular cases representing one ideological model.

25 Duke University

26 Durham, NC

27 USA

28 aen4@ duke. edu

NOTES

1. B. Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, revised ed. (London-New York: Verso, 1983):22. 2. See Iu. K. Begunov, “K voprosu ob izuchenii Zhitiia Aleksandra Nevskogo,” Trudy otdela drevnerusskoi literatury, v.17 (Moscow-Leningrad : Izdatel´stvo Akademii Nauk SSSR, 1961):348. The author provides an extensive list of known redactions, both published and unpublished, up to 1961. 3. Begunov presents the first redaction by providing the text from Pskov II chronicle accompanied by the known variations from other sources. See Iu. K. Begunov, Pamiatnik russkoi literatury XIII veka “Slovo o pogibeli russkoi zemli” (Moscow- Leningrad : Nauka, 1965):158-180. The reconstructed original text is found ibid.: 185-194.

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4. See V. Mansikka, Zhitie Aleksandra Nevskago : Razbor redaktsii i teksty (St Petersburg, 1913), annex, p. 15-31 (“Pamiatniki drevnei pismennosti” series, v. 180). The reader is also referred to the article on the Vita by V.I. Okhotnikova in D.S. Likhachev, ed., Slovar´ knizhnikov i knizhnosti drevnei Rusi, v. I: XI - pervaia polovina XIV v. (Leningrad : Nauka, 1987): 354-363. A recent edition of the Vita can be found in L.A. Dmitriev and D.S. Likhachev, eds., Pamiatniki literatury drevnei Rusi, XIII v. (Moscow : Khudozhestvennaia literatura, 1981): 426-439. 5. A. S. Khoroshev, Politicheskaia istoriia russkoi kanonizatsii, XI-XVI vv. (Moscow : Izdatel´stvo Moskovskogo universiteta, 1986): 170, 172-174. 6. Iu.K. Begunov, Pamiatnik, op. cit.: 187. 7. Ibid.:189. 8. D.S. Likhachev, “Galitskaia literaturnaia traditsiia,” Trudy otdela drevne-russkoi literatury, v.5 (Moscow-Leningrad : Izdatel´stvo Akademii Nauk SSSR, 1947): 36-56. See p.49. 9. V. Mansikka, op. cit.: 15. 10. Ibid.: 109. 11. A. S. Khoroshev, op. cit.: 170. 12. Iu.K. Begunov, Pamiatnik, op. cit.:194. 13. V. Mansikka, op. cit.: 26. 14. Feofan Prokopovich, Sochinenia, ed. by I. P. Eremin (Moscow-Leningrad : Izdatel ´stvo Akademii nauk SSSR, 1961):102. 15. Velikii Kniaz´ Aleksandr Nevskii, comp. by A. Iu. Karpov (Moscow : Russkii mir, 2002):220. 16. She is also the author of Zhizn´ Aleksandra Nevskogo, bez chudes. See Iu.K. Begunov, “K voprosu...,” art. cit.: 349. 17. S. M. Solov´ev, Istoriia Rossii s drevneishikh vremen, 29 vols. in 15 (Moscow : Izdatel ´stvo sotsial´no-ekonomicheskoi literatury, 1959-1966), v. II-3:160. 18. Ibid.: 160, 153 19. See F. A. Brokgauz, I. A. Efron, Entsiklopedicheskii slovar´, ed. by I.E. Andreevskii (St Petersburg : Semenovskaia Tipo-Litografiia, 1890), t. I:390-392; Bol´shaia Sovetskaia Entsiklopediia, ed. by N. I. Bukharin et al. (Moscow : Aktsionernoe obshchestvo “Sovetskaia entsiklopediia,” 1926), t. II: 167-168; Bol´shaia Sovetskaia Entsiklopediia, ed. by S. I. Vavilov et al., 2nd ed. (Moscow : Gosudarstvennoe nauchnoe izdatel´stvo “Bol ´shaia Sovetskaia Entsiklopediia,” 1950), t. II: 76-78; Bol´shaia Sovetskaia Entsiklopediia, ed. by A. M. Prokhorov et al., 3rd ed. (Moscow : Izdatel´stvo “Sovetskaia entsiklopediia,” 1970), t. I: 408-409. 20. S. Eizenshtein, Notes of a Film Director, trans. by X. Danko (London : Lawrence and Wishart, 1959): 25. 21. D. L. Brandenberger and A. M. Dubrovsky, “‘The People Need a Tsar’: The Emergence of National Bolshevism as Stalinist Ideology, 1931-1941,” Europe-Asia Studies, 50:5 (July 1998): 873-892. See p.879.

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RÉSUMÉS

Résumé Aleksand Nevskij : Hagiographie et biographie nationale. Dans la tradition historiographique, Aleksandr Nevskij appartient à la mémoire nationale du peuple russe. L’article propose un survol des étapes majeures du développement de l’image de ce héros que l’État s’est approprié dès le xiiie siècle et jusqu’en 1938, année où Serge Eisenstein tourne son film. L’analyse proposée s’applique à démontrer la conformité essentielle entre deux modèles éthiques inspirés, l’un, par le principe religieux, l’autre, par le principe national. Le « parcours » de Nevskij, du statut de prince et de saint local à celui d’un des « pères » de la nation et de saint national est intimement lié aux transformations de l’État et aux aléas de la conjoncture politique. L’évolution progressive de son image témoigne clairement du fait que l’existence « éternelle » de ce héros dans la mémoire nationale ressort plutôt de la création d’un mythe. Le mythe, à son tour, fonctionne selon des circonstances et dans des conditions liées à l’équilibre sans cesse fluctuant des forces politiques. Ainsi, l’hagiographie et la biographie historique représentent un même modèle idéologique dont Aleksandr Nevskij n’est qu’un exemple particulier.

Abstract As presented by Russian historiography, Aleksandr Nevskii has a deeply rooted place in national memory. The article presents a survey of the major stages in the development of the image of this hero appropriated by the state, from the thirteenth century to 1938, when the film director S. M. Eisenstein made his famous movie. The proposed analysis strives to demonstrate that two ethical ideals -- one guided by the supremacy of God, and the other by the supremacy of the Nation -- share the same essential foundation. Nevskii’s posthumous “career,” from the status of prince and local saint to that of one of the Nation’s founding fathers and national saint, is intimately connected to governmental changes and fluctuations of power. The evolution of the hero’s image, when thoroughly examined, clearly suggests that his seemingly “eternal” existence in national memory results from the creation of a myth. Such a myth, in its turn, functions according to political circumstances. Thus, hagiography and historical biography represent the same ideological model, a model of which Aleksandr Nevskii is a particular example.

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La mémoire de la bataille de Kulikovo dans l’idéologie de l’état russe des xve-xvie siècles

ANDREJ E. PETROV

1 La bataille de Kulikovo est aujourd’hui un « lieu de mémoire » classique de l’historiographie nationale et de la conscience collective1. Les souvenirs de cette bataille sanglante ont éclipsé d’autres événements, glorieux et tragiques, du XIVe siècle. Mais le rôle historique de la bataille sur le Don n’est pas apparu immédiatement. Les premiers souvenirs et écrits sur l’histoire de Kulikovo ne diffèrent en rien des stéréotypes habituels de la littérature médiévale.

2 À en juger par les titres, les conflits armés de la très sanglante époque de Dmitrij Ivanovič Donskoj sont traités d’une manière identique dans les chroniques Rogožskoe et Simeonova : « De la première guerre contre les Lituaniens », « De la seconde guerre contre les Lituaniens », « De la prise de Toržok », « De la guerre contre Tver´ », « De la prise de Kostroma », « De la bataille sur la P´jana », « De la guerre et bataille sur la Voža », « De la guerre et bataille sur le Don », « De la bataille de Smolensk »2. Chacun de ces événements fut appréhendé par les témoins et leurs proches descendants en fonction de la crainte qu’il inspirait. Les conséquences possibles de la campagne d’Algirdas contre Moscou n’étaient pas moins à redouter que celles des défaites possibles sur la Voža et le Don. Ce n’est pas un hasard si la première offensive du prince lituanien contre Moscou est comparée à la conquête de Batu. C’est à peine croyable, mais un copiste de la chronique Rogožskoe, ignorant encore le destin qu’on réserverait à cet événement, a commis une erreur justement dans le titre du récit sur la bataille de Kulikovo : il a noté que l’affrontement avait eu lieu « sur la Voža ».

3 Un demi-siècle après le règne tumultueux de Dmitrij Ivanovič, l’appréciation idéologique des événements de cette époque a déjà évolué : de plus en plus, les faits et gestes du grand-prince font l’objet d’un culte. Le Récit sur la campagne d’Outre-Don (Zadonščina) est rédigé3, une version, plus détaillée et laissant plus de place à l’émotion, du Récit sur la bataille de Kulikovo est insérée dans la chronique. Il est fait mention de la victoire du grand-prince de Moscou dans le Discours sur la vie et le trépas du grand-prince

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Dmitrij Ivanovič, tsar russe et dans la Vita de Serge de Radonež. Le spectre du testament de Dmitrij Donskoj, hantant, telle une malédiction, la maison régnante moscovite, fait presque de ce personnage historique un acteur de la guerre de succession (1425-1450). Au début du règne personnel d’Ivan III, l’arrière-grand-père du Souverain de toute la Russie était déjà une autorité historique indiscutable. En 1480, année qui marqua l’histoire, l’archevêque de Rostov Bassien envoya à Ivan III une épître dans laquelle il lui reprochait indirectement sa faiblesse d’âme. Il citait en exemple au souverain ses grands ancêtres, parmi lesquels Dmitrij Donskoj : « tu les connais mieux que nous, et ton aïeul le prince Dmitrij est digne de louanges... »4. En utilisant cette formule, qu’il connaissait bien puisqu’il travailla à une compilation de la rédaction longue du Récit sur la bataille de Kulikovo, le prélat racontait au grand-prince comment son aïeul « affronta face à face » Mamaj « ce loup » impie et insensé5.

4 Après que Moscou eut recouvré sa souveraineté, il fallut justifier idéologiquement les nouvelles priorités politiques du Souverain de toute la Russie, à l’égard tant de l’Occident que de l’Orient. Il n’est pas étonnant qu’on ait eu alors recours à l’autorité du grand aïeul comme à la mémoire de la glorieuse « bataille contre Mamaj » : il ne s’était pas écoulé un siècle depuis l’affrontement d’outre-Don à l’embouchure de la Neprjavda lorsqu’apparut le Dit épique sur la bataille contre Mamaj.

Naissance du mythe

5 De toutes les sources existantes, le Dit est celle qui fournit à ses lecteurs la plus grande quantité de faits sur la bataille de Kulikovo. Toutefois, ce monument littéraire, qui s’accorde étonnamment avec les priorités idéologiques des dirigeants moscovites à la charnière des xve et xvi e siècles, fourmille de renseignements inexacts et d’anachronismes qui sautent aux yeux. C’est sur cette base que s’édifia tout un système de mythes autour de la bataille de Kulikovo. Cette mythologie devenue officielle se développa au fil des nombreux anniversaires, célébrés avec pompe, de la bataille de Kulikovo, du prince Dmitrij Ivanovič et de saint Serge de Radonež.

6 Or il advint que le livre « sacré » qui servit de référence aux interprétations historiques jubilaires fut non pas l’une des œuvres les plus anciennes du cycle de Kulikovo (Récit sur la campagne d’Outre-Don ou récits des chroniques), mais le Dit sur la bataille contre Mamaj, rédigé un siècle après l’événement. Cela s’explique aisément : aucun autre récit ne renseigne autant sur la tactique employée, le mouvement des armées et le déroulement de la bataille. Le Dit était donc le texte idéal pour les célébrations. Mais l’utilisation excessive qui fut faite de cette œuvre écrite à la charnière des XVe et XVIe siècles pour reconstituer les événements du XIVe siècle ne rapprocha en rien les chercheurs de la vérité et ne fit probablement que les en éloigner.

7 Le Dit nous informe sur un grand nombre de sujets que nous ne retrouvons nulle part ailleurs. Presque tous ont fait l’objet de débats tant dans le milieu scientifique que dans la société. En voici un tout à fait révélateur : la tactique de l’armée russe. Dans tous les manuels d’histoire, on trouve le schéma bien connu de la bataille de Kulikovo, où l’ordre de bataille étonne par son caractère inhabituel. Dans aucune autre bataille médiévale (celles du moins sur lesquelles nous avons des indications), les forces russes n’étaient disposées ainsi. En outre, d’un point de vue militaire, le dispositif n’était guère conforme aux règles de l’art : l’armée russe, étirée sur une ligne ténue le long d’un front immense, laissait à l’ennemi la possibilité de percer le front sur les ailes et

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d’encercler l’incroyable concentration de forces réalisée au centre (selon des versions divergentes, trois ou quatre corps de troupes). Incapables de résister à la tentation d’exploiter toutes les informations disponibles sur la bataille, les historiens militaires ont fait sans scrupule l’économie de la critique des sources6.

8 Si l’on examine ce paradoxe de près, on aboutit à la conclusion suivante : le schéma correspond au dispositif abstrait de l’armée russe en campagne, tel qu’il figure dans les registres des rangs (razrjadnye knigi) de la fin du XVe au XVIIe et qui reflète l’organisation des forces armées de l’État russe unifié. Pourquoi ce dispositif est-il abstrait ? Parce qu’en réalité, ni au XVIe siècle ni encore moins au XIVe, on ne disposait les troupes de la manière décrite dans ces registres. De plus, les corps de troupes empruntaient souvent des itinéraires différents. La raison d’être de ces registres des rangs était de définir le degré respectif de dignité des différents corps, l’ensemble de leurs missions et la hiérarchie des commandants. Les premiers documents de ce type ont influencé le Dit sur la bataille contre Mamaj, composé à la fin du XVe siècle. Or, c’est précisément de ce texte et non des œuvres plus anciennes que les historiens tirent leurs informations sur le dispositif de l’armée7.

9 Un autre exemple est celui de la célèbre bénédiction, maintes fois célébrée par les écrivains et les peintres, accordée par saint Serge de Radonež au prince Dmitrij avant la bataille contre Mamaj. On a pris l’habitude de considérer comme résolues toutes les questions que soulève cette bénédiction, dès lors qu’on entreprend de raisonner sur le rôle historique de l’Église orthodoxe dans l’histoire de la Russie et sur le schéma des relations entre pouvoirs séculier et ecclésiastique. Les épisodes bien connus, grâce au Dit sur la bataille contre Mamaj, de la visite du prince Dmitrij au monastère de la Trinité et du duel qui opposa le chevalier-moine Peresvet au champion tatar ont depuis longtemps dépassé les limites des discussions scientifiques. Ils appartiennent désormais à une sphère plus élevée de la mémoire historique nationale, ils sont devenus une sorte d’axiome culturel, une représentation a priori de la conscience collective. C’est précisément pour cette raison que toutes les tentatives entreprises par certains chercheurs pour rompre avec ces stéréotypes provoquent de la part de la société des réactions d’hostilité et de douleur.

10 Il faut reconnaître qu’en réalité nous n’avons connaissance d’aucun fait historiquement avéré relatif à une quelconque participation de Serge de Radonež aux événements de 1380. Il semble qu’il faille donc progressivement se défaire de la certitude que Dmitrij Donskoj s’est rendu à la Trinité et que Serge de Radonež lui a prédit la victoire et l’a béni à la veille de la bataille de Kulikovo. Les sources qui font état en détail de cette légende sont relativement tardives. Le fait même des relations idylliques entre Serge de Radonež et le prince, telles qu’elles sont exposées dans le Dit et la Vie de saint Serge de Radonež, est incompatible avec ce que nous savons de leur rupture, attestée dans de rares passages d’autres sources.

11 La réalité est celle-ci : Serge ne participa pas au baptême des fils du grand-prince, Semen et Andrej nés respectivement en 1379 et 1382. En revanche, avec Cyprien, il baptisa Ivan, le fils que Vladimir Andreevič le Brave eut en 1381. La réconciliation de l’higoumène et du prince eut lieu vers 1385, lorsque Serge trancha en faveur du prince moscovite le conflit qui l’opposait à celui de Rjazan´.

12 Au cours de la glorieuse année 1380, en l’absence de primats consacrés et de candidats à la chaire de Russie, Dmitrij Ivanoviã demanda au vicaire métropolitain, Gérasime de Kolomna, de le bénir. Cela ne nécessitait d’ailleurs pas de la part du prince d’effectuer

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un détour dans une direction opposée à celle de Kulikovo (le Récit sur la bataille de Kulikovo inclus dans la chronique mentionne ce point). Épiphane le Très Sage savait bien que Gérasime de Kolomna exerçait l’intérim en 1380, après le départ de Mitjaj et en l’absence de Cyprien, Denis et Pimène. Il en fait mention dans la Vie d’Étienne de Perm ´. Ce récit hagiographique, qui décrit les événements de 1380, indique qu’il n’y avait pas de métropolite à Moscou et que le vicaire métropolitain était alors l’évêque de Kolomna Gérasime : « Ayant réfléchi, il [Étienne -- A.P.] se rendit auprès du susdit évêque de Kolomna Gérasime, vicaire à Moscou... À cette époque, il n’y avait pas de métropolite à Moscou. Alexis avait été rappelé à Dieu et aucun autre n’était arrivé »8. C’est peut-être précisément pour cette raison que dans l’épisode « De la fuite des Tatars et du monastère sur la Dubenka » dans la Vie de Serge il n’est fait aucune mention ni de la « bataille contre Mamaj » ni de la « bataille sur le Don ».

13 Depuis longtemps, la question de la bénédiction accordée par Serge à Dmitrij Donskoj a cessé d’être seulement « un problème scientifique de plus ». C’est justement pour cette raison que l’on n’a pas suffisamment recours, quand il s’agit d’apprécier cet événement, à l’habituelle critique des sources et des faits (heureusement, c’est déjà chose faite en grande partie). On a déjà rompu beaucoup de lances au cours des discussions scientifiques et non scientifiques sur la véracité de la prophétie et de la bénédiction de Serge. Il est bien plus intéressant de tenter de comprendre pourquoi cette bénédiction et cette prophétie ont revêtu une telle signification pour la société dans le passé et comment la légende de Serge s’est constituée pour arriver à la version classique représentée dans le célèbre bas-relief de l’église du Christ-Sauveur et les nombreuses toiles où l’on voit Peresvet croiser la lance avec âelubej (c’est naturellement ce nom, tiré des récits les plus tardifs, qui a été retenu pour le chevalier tatar).

14 Nombre d’épisodes « énigmatiques » du Dit s’expliquent lorsqu’on identifie la source de l’emprunt. Le fait que ces sources écrites sont largement postérieures à la bataille de Kulikovo est responsable des anachronismes flagrants dans le texte du Dit. On y découvre des traces de l’influence des listes de commandements militaires et du Récit sur la campagne d’IvanIII contre Novgorod en 1471. Il faut surtout remarquer les contaminations réciproques entre le Dit et la version russe du Roman d’Alexandre serbe (roman consacré aux exploits d’Alexandre le Grand -- A. P.). On peut relever la proximité thématique et textuelle de ces deux récits épiques, mais aussi le fait suivant : à la charnière des XVe-XVIe siècles, le Dit et le Roman d’Alexandre étaient réunis dans un même recueil enluminé9.

15 Aujourd’hui encore, on admet communément que c’est l’offensive inopinée du corps de troupes placé en embuscade et commandé par Vladimir Andreeviã de Serpuhov qui décida de l’issue de la bataille contre Mamaj. Pourtant, les sources les plus anciennes ne soufflent mot de cet épisode. L’« histoire » de l’embuscade commence avec le Dit : Le grand-prince chargea son cousin, le prince Vladimir Andreevič, de remonter le long du Don jusqu’à une chênaie pour y dissimuler ses troupes. Il lui donna des chefs expérimentés de sa maison, des paladins sans peur et de solides combattants. Il envoya avec lui son célèbre capitaine, Dmitrij de Volhynie et beaucoup d’autres encore.

16 Il faut noter que le Dit est la seule œuvre de la littérature médiévale russe à mentionner ces manœuvres. Il n’en existe qu’un parallèle, dans la traduction du Roman d’Alexandre : Alexandre cependant, ayant entendu cela, envoya son capitaine Séleucos en un certain endroit pour s’y dissimuler avec mille fois mille guerriers10.

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17 Puis on nous décrit comment Alexandre d’un côté, Dmitrij de l’autre constituent un corps de réserve avant la bataille. On ne peut rattacher cet épisode aux habituels clichés littéraires caractéristiques des récits de guerre russes. Excepté le Roman d’Alexandre et le Dit, seuls les récits sur la prise de Kazan´ essaient de décrire une embuscade de ce genre. Comme on sait, aucune des sources plus anciennes que le Dit sur la bataille de Kulikovo ne mentionne de corps d’armée tenu en réserve à l’insu de l’ennemi11.

18 Dans le Roman d’Alexandre, en revanche, cette ruse de guerre revient à plusieurs reprises : À l’instant même où cette missive te parviendra,dirige-toi avec l’aile occidentale de ton armée vers l’Inde, et informe-moi. [...] Au moment où les hommes de Poros commencèrent à manger, Philon, ayant obtenu l’autorisation d’Alexandre, traversa la rivière. Lorsque les guerriers de l’avant- garde se ruèrent sur la berge, ceux qui venaient derrière semblaient avoir traversé à pied sec. [...] 12 En arrivant dans le pays d’Euagros [Evagrid], il divisa son armée en trois corps, cent fois mille hommes pour soumettre le pays, cent fois mille hommes pour prendre la ville d’Euagros et cent fois mille hommes dissimulés dans un pré non loin de la ville13.

19 Cet épisode est précédé d’un récit sur la réincarnation / déguisement d’Alexandre et d’Antiochos, un de ses plus proches capitaines : « ...Et il institua commandant à sa place le moine [le mot moine n’apparaît que dans le manuscrit d’Euphrosynos -- A. P.] Antiochos, il l’installa sur son trône impérial. Et il se tenait devant Antiochos comme s’il était un de ses capitaines »14. Or on sait que le Dit rapporte, lui aussi, un épisode peu compréhensible et que les commentateurs ont toujours beaucoup de mal à expliquer, où Dmitrij Ivanoviã change de vêtements avant la bataille et échange son armure contre celle de Mihail Brenok [Brenkov]. Portant l’armure du prince et le « manteau impérial », ce dernier demeura sous l’étendard du grand-prince où, par la suite, il trouva la mort. Dans le cas présent, si on ne peut pas parler de ressemblance textuelle entre ces passages du Roman d’Alexandre et du Dit, l’influence thématique en revanche est indubitable.

20 Les scènes de duel d’Alexandre le Grand avec Poros et d’Alexandre Peresvet avec le Petchénègue dans le Dit présentent aussi des similitudes. Ces épisodes peuvent toutefois être rattachés au nombre des clichés du genre épique. Dans le Dit, l’identification du chevalier tatar avec un Petchénègue mérite qu’on s’y arrête. Cela témoigne peut-être de la familiarité de l’auteur du Dit avec le Récit des temps passés où figurent deux épisodes similaires : Mstislav de Tmutarakan´ affronte un prince kasogue et un guerrier de Vladimir Svjatoslaviã un combattant pétchénègue : « Les Pétchénègues laissèrent sortir de leurs rangs leur champion. C’était un géant redoutable... »15. Toutes ces descriptions de duel sont destinées à attirer l’attention du lecteur sur l’égalité des forces des adversaires et sur l’acharnement des combats singuliers. Si, dans le Récit des temps passés, les deux duels s’achèvent par une victoire complète des chevaliers russes, dans le Roman d’Alexandre, Alexandre vainc seulement grâce à la ruse après avoir changé d’armes à trois reprises (la lance, la massue, l’épée). Dans le Dit, l’issue du duel est la mort des deux combattants. L’auteur du Dit suit visiblement ici la logique de son propre récit : il aurait été déplacé de montrer le moine de la Trinité, « armé » par l’higoumène du schème avec la croix sur le front, briller dans le maniement de la lance, de la masse et de l’épée.

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21 Il faut relever une autre particularité qui n’est pas sans importance. Dans le Roman d’Alexandre et le Récit des temps passés, les duels entre chevaliers remplacent l’affrontement des armées. C’est pourquoi une énumération détaillée des conditions du combat (ce qui attend le vainqueur et les vaincus) précède la description du duel. Rien de tel dans le Dit : le duel surgit presque ex nihilo, de lui-même, et se conclut par la mort des deux guerriers tandis que la bataille se déroule comme si de rien n’était.

22 Les noms des dieux invoqués par Mamaj durant sa fuite ont depuis longtemps attiré l’attention des chercheurs : « Mamaj le mécréant, se voyant perdu, se mit à invoquer ses dieux : Perun, Salavat, Raklij, Gurs et son grand intercesseur Mahmet »16. Les commentateurs du Dit supposent le plus souvent que Perun et Gurs-Hors sont des divinités slaves païennes mentionnées par le narrateur pour souligner l’« idolâtrie » de Mamaj, décrit dès le début du récit comme étant « de foi grecque, idolâtre et iconoclaste, vil persécuteur du christianisme »17. Mahmet serait Mahomet, le prophète de l’Islam. L’origine de Salavat et Raklij reste totalement inexpliquée18.

23 L’énumération de tant de divinités différentes est extrêmement rare dans la littérature russe et ne trouve d’analogie que dans le texte du Roman d’Alexandre, lorsqu’on raconte la visite d’Alexandre le Grand au royaume des morts : [...] il vit Iraklij, et Apolon, et Kron et Ermin,qui sont leurs dieux ... [L’un d’entre eux] lui dit que, comme lui, ils avaient tous été des rois grecs et que Dieu s’était mis en colère et avait ordonné qu’on les jetât dans cette grotte parce qu’ils étaient orgueilleux et avaient voulu s’élever à la hauteur du Dieu céleste [...]19.

24 La liste des dieux du Roman d’Alexandre correspond évidemment au panthéon grec : Héraclès, Apollon, Chronos-Uranos, Hermès. L’identification d’Iraklij avec Héraclès est confirmée par un autre passage du Roman d’Alexandre,sur le roi Iraklij et Seramida [Sémiramis] : « Le roi Iraklij gouvernait les pays des Hellènes et des Trates, que vous appelez Macédoine, avec la reine Séramide »20. D’après les mythes grecs, en effet, Héraclès régna quelque temps sur la Grèce et la Thrace. Il est intéressant de remarquer que, dans ce même passage, Héraclès apparaît sous le nom de Raklij : « Les palais vides de Raklij... »21.

25 Une explication vraisemblable de l’origine des dieux « hellènes » du Dit n’est possible que si l’on suppose que son auteur connaissait le Roman d’Alexandre. C’est seulement à cette condition que l’énigmatique Raklij correspond à l’Héraclès du Roman d’Alexandre. Il est évident que l’auteur du Dit comptait sur l’ignorance de ses lecteurs en matière de panthéon grec, d’où sa tentative de travestir Chronos en Gurs-Hors. Apollon devint Perun pour une autre raison. Son nom était porté par plusieurs saints chrétiens22. On pouvait le trouver dans les évangéliaires russes, qui comprenaient des calendriers des saints, et dans l’Apôtre23 ; il était donc assez largement connu24. C’est cela apparemment qui obligea le rédacteur à remplacer Apollon par le dieu du tonnerre, le maître du panthéon païen des Russes.

26 La présence de « Salavat » dans la liste des dieux est intéressante. Ce prénom masculin, assez répandu parmi les turcophones, provient du mot arabe qui désigne les prières musulmanes d’action de grâce au Prophète25. Il en existe des recueils entiers, que les croyants peuvent réciter avec profit en tout lieu et à toute heure. On peut penser que l’auteur du Dit connaissait ce terme, que les Russes avaient l’occasion d’entendre dans leurs contacts fréquents avec des musulmans. Peu lui importait, apparemment, que « salavat », mot qu’il ne comprenait pas et n’avait jamais vu écrit, fût impropre à désigner une divinité. Du moins ne s’est-il pas trompé sur sa connotation religieuse,

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qu’il a mise en rapport avec l’anthroponymie des peuples voisins de la steppe. L’inclusion du prétendu dieu Salavat dans ce panthéon éclectique et fort peu canonique correspondait bien, somme toute, malgré l’erreur commise, à l’intention du lettré comme aux attentes de ses lecteurs.

27 Outre les parallèles thématiques et textuels entre le Roman d’Alexandre et le Dit, nous trouvons dans le texte du récit sur la bataille de Kulikovo plusieurs références directes au roman d’Alexandre le Grand. S’extasiant sur les armées russes, les princes lituaniens remarquent que « ni avant nous, ni de notre vivant, ni après nous il n’y aura d’armée aussi bien organisée. Elle est semblable à celle d’Alexandre, roi de Macédoine »26. Parcourant le champ de bataille après le combat et découvrant le corps de Mihail Brenok, Dmitrij Ivanoviã compare son « favori » à « l’antique Avès... qui faisait partie de l’armée de Darius de Perse et qui avait agi de même »27. Pressentant la défaite, le commandant préféré de Darius tenta au prix de sa vie d’organiser un attentat contre Alexandre. Il est intéressant de remarquer que le personnage d’Avès ne figure que dans le Roman d’Alexandre serbe ; ne fut diffusé or celui-ci en Russie qu’à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Toutes les copies enluminées du Roman d’Alexandre serbe, y compris celles qui se trouvent dans les mêmes recueils que le Dit, sont celles de la rédaction russe. Remarquons que la majorité des extraits du Dit cités ci-dessus, qui prouvent que leur auteur connaissait le Roman d’Alexandre, sont assez difficiles à interpréter. Les confusions qu’on y trouve et d’autres indices montrent que l’auteur du Dit ne comprenait pas toujours le texte dont il s’inspirait. Cela nous autorise à conclure que c’est le Roman d’Alexandre qui exerça une influence sur le Dit, et non l’inverse.

28 Selon Ja. S. Lur´e, l’original de la rédaction russe du Roman d’Alexandre serbe vit le jour peu avant 1491-1492 (c’est de cette période que date la copie la plus ancienne du Roman d’Alexandre, réalisée par Euphrosynos)28. L’écrasante majorité des copies russes du Roman d’Alexandre serbe se rattache à celle-ci. Il existe par ailleurs d’autres versions de la rédaction russe du Roman d’Alexandre. Mais, en définitive, toutes ces variantes partagent une origine commune29.

29 Selon toute vraisemblance, les informations extraites du Roman d’Alexandre et d’autres sources se retrouvèrent dans le Dit précisément durant les dernières années du règne d’IvanIII. Ces récits et documents sont à l’origine des anachronismes qui montrent comment se superposent les strates de la conscience historique. Les changements radicaux vécus par la société russe durant plus d’un siècle ne pouvaient pas ne pas laisser de trace dans la conscience des hommes.

30 Un autre trait caractéristique de ce moment crucial où la mémoire de la bataille de Kulikovo donne naissance au Dit sur la bataille contre Mamaj est l’inclusion dans le récit d’un contexte liturgique particulier qui réorganise toute une série d’informations historiques connues par des sources antérieures et introduit des personnages et des épisodes inconnus jusque-là. Le contexte liturgique de l’œuvre se révèle grâce à l’analyse de la « rhétorique ecclésiastique » et permet de considérer sous un nouveau jour les problèmes d’interprétation du contenu et de datation, ainsi que la valeur historique des renseignements qu’elle donne.

31 Si l’on envisage l’action narrée dans le Dit comme un cycle liturgique complet et si l’on établit par ailleurs des parallèles concrets entre l’œuvre et les textes liturgiques (Apôtre, Evangéliaire, Psautier, Octoèque, Recueil de parémies, Ménologes, etc.), on est en droit de conclure que les informations historiques contenues dans le Dit occupent une position subordonnée par rapport au contexte liturgique du récit. Qui plus est, on

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constate que l’apparition de tel ou tel personnage ou épisode historiquement douteux est le plus souvent dictée par la logique interne du thème religieux.

32 Lorsqu’on compare le texte du récit à des fragments tirés d’une part des livres liturgiques, d’autre part de la littérature religieuse populaire, on constate que les emprunts furent faits non à la Bible « en général » mais à des livres précis (le plus souvent liturgiques). Ces emprunts étaient soumis à une logique rigoureuse, celle du thème développé par la liturgie (le combat contre les « infidèles »,c’est le servicede Dieu ; la victoire -- le résultat de ce service). Dans le système complexe d’images et de sujets qui est celui du Dit, les cycles liturgiquesressortent nettement : cycle annuel (auquel se rattache la fête de la Nativité de la Vierge), cycle hebdomadaire (la crucifixion du Christ, que l’Église fête particulièrement le vendredi) et cycle journalier (la chronologie interne du récit est construite sur le principe des offices quotidiens -- les vêpres, les vigiles, les matines, les heures, la messe). À travers cette lecture liturgique du Dit, un thème se détache particulièrement, celui de l’Église orthodoxe tout entière qui protège le prince et l’armée et intercède pour eux (triple prophétie et triple bénédiction des prélats, multiples références à l’exemple, à la protection et à l’expérience de l’Église céleste)30.

33 Une particularité importante attire l’attention : il n’y a pas dans le Dit de citations ni de références à des images ou à des associations d’idées incompréhensibles (ou inconnues du commun des fidèles). Seuls sont utilisés des textes liturgiques populaires et largement diffusés.

34 Le caractère des passages empruntés aux livres liturgiques permet de préciser quelque peu la datation de l’œuvre : les textes des incises liturgiques reflètent les normes déjà instaurées (ou, pour le moins, déjà largement diffusées) de la règle de Jérusalem et d’autres réformes opérées par le métropolite Cyprien et ses successeurs31. Cela oblige à douter de la datation du Dit proposée par certains chercheurs : entre les années 1390 et la première moitié du XVe siècle. La règle de Jérusalem (ou règle de saint Sabbas le Sanctifié) établie au XIe siècle ne fut reconnue dans tout l’Orient orthodoxe qu’au XIVe siècle. La première traduction russe de la règle fut réalisée au début du XVe siècle. C’est de cette époque que datent les efforts de Cyprien pour conformer les livres et les pratiques liturgiques de l’Église russe à cette règle. Ces mesures n’apportèrent cependant pas de changement radical dans l’immédiat : presque partout, dans les pays russes orthodoxes, l’office continuait à être célébré selon la règle du Stoudion. Ce n’est que durant la seconde moitié du XVe siècle qu’un nombre substantiel de paroisses adoptèrent la règle de saint Sabbas le Sanctifié 32. De ce fait, c’est dans le contexte des autres œuvres didactiques ou édifiantes de la seconde moitié du XVe et du début du XVIe siècle que le Dit sur la bataille contre Mamaj doit être étudié.

35 À la charnière des XVe et XVIe siècles, l’auteur ne se représentait déjà plus Dmitrij Ivanoviã autrement qu’en autocrate. Partant d’un canevas historique chichement éclairé par les sources contemporaines de la bataille, il donna vie à ce tableau en obligeant les héros de Kulikovo à penser, parler et agir comme le faisaient ses propres contemporains. D’une part, cela diminua la valeur du Dit comme source sur Kulikovo, mais, d’autre part, cela en fit une des œuvres historiques les plus populaires sur le Moyen žge russe et la source essentielle du mythe de la bataille contre Mamaj. Le perpétuel remaniement des manières de se représenter l’histoire, processus qui fait partie intégrante de la mémoire sociale et culturelle, suppose à chaque fois la naissance

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d’un mythe. L’étude de ces systèmes de représentations mythologisées pose d’abord la question de leur réception33.

36 Le récit vivant et coloré de la bataille composé par l’auteur du Dit fut très populaire en Russie et exerça une influence sur des œuvres comme La chronique de Kazan´, L’autre récit, le Récit sur le siège d’Azov, etc. C’est précisément cette description imagée de la bataille qui suscita l’intérêt, jamais démenti, des écrivains, des poètes, des peintres du xviiie au xx e siècle. Ce sont en majorité les thèmes du Dit qui ont inspiré toiles pittoresques, romans historiques et pièces de théâtre consacrés à la bataille de Kulikovo. Il est vraisemblable que le Dit influença aussi le folklore34.

Points forts

37 Les informations historiques erronées des sources ne doivent pas être considérées exclusivement comme des mensonges. Toutes les incohérences et les anachronismes des textes anciens sont autant de matériaux pour l’analyse. L’apparition dans les sources de textes à caractère mythique, tout écart par rapport au canevas historique réel sont la plupart du temps le résultat du contexte culturel de l’époque. Leur analyse permet de se représenter les transformations successives de la mémoire d’un événement historique. Chaque époque secrète sa propre strate de mythes et de choix éthiques qu’elle « applique » rétrospectivement au « lieu de mémoire ». Mettre en évidence les lois qui régissent ces transformations, déceler leurs tendances nous renseigne sur les espoirs et les peurs d’une société (ou des groupes qui la composent) au moment où la mémoire d’un événement historique important subit une transformation créatrice.

38 Le Dit sur la bataille contre Mamaj correspond à un de ces moments de transformation de la mémoire. L’analyse des points forts de l’œuvre permet de comprendre les raisons d’être de l’élaboration du mythe à la charnière des XVe-XVIe siècles. Le Dit nous présente Moscou comme le centre de tous les pays russes orthodoxes -- sorte de sanctuaire d’une Église orthodoxe imaginaire. C’est là peut-être l’essentiel du message liturgique du Dit. La grandeur, la gloire et la défense de ce sanctuaire central se situent au tout premier plan des préoccupations de l’auteur.

39 La façon dont il rapporte les relations de Moscou, centre dirigeant incontesté (et de Dmitrij Donskoj, grand souverain autocrate) avec les apanages (avec les princes apanagés, qui sont ses alliés) de la grande-principauté de Vladimir présente des particularités dignes d’attention.

40 Le premier et principal allié de Dmitrij était son cousin Vladimir Andreeviã de Serpuhov. Cela n’a bien sûr rien d’étonnant. Vladimir était co-détenteur de la principauté de Moscou, le domaine patrimonial des grands-princes de Vladimir, puis des souverains de toute la Russie. L’unité au sein de cette lignée devait être le fondement sur lequel devait se construire une alliance plus large : celle des princes de la Russie du Nord-Est.

41 Les relations de Dmitrij Donskoj et de son fils BasileIer avec Vladimir Andreeviã n’ont pas toujours été (loin de là) aussi idylliques que les présente le Dit. Cependant, Dmitrij apporta toujours son soutien tant à son cousin, qui était son aîné, qu’à l’héritier de celui-ci dans toutes leurs entreprises militaires ou de politique étrangère35.

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42 Le fils, Jaroslav, et le petit-fils, Basile, de Vladimir agirent de même. Ce fut Basile Jaroslaviã qui réunit dans ses mains le territoire tout entier de l’apanage que le testament de son grand-père Vladimir Andreeviã avait divisé en cinq36. Basile Jaroslaviã apporta une aide substantielle à BasileII pendant les années difficiles de la guerre de succession et, particulièrement, durant l’année critique de 1446 quand BasileII fut aveuglé et exilé à Ugliã37.

43 En dépit de cela, dix ans plus tard, en 1456, Basile Jaroslaviã fut arrêté et envoyé en détention : « ... le grand-prince arrêta Basile Jaroslaviã à Moscou et l’envoya en réclusion à Ugliã »38. Plusieurs années plus tard, en 1462, des bojare cadets (deti bojarskie) de la cour de Basile Jaroslaviã tentèrent de libérer leur prince 39. Basile II punit cruellement les conjurés et envoya Basile Jaroslaviã à Vologda où, après vingt-sept années d’emprisonnement, il mourut en 148340.

44 Dix ans plus tard, en 1493, les restes de Basile Jaroslaviã furent solennellement transférés à Moscou et inhumés en l’église de l’archange Saint-Michel, la nécropole familiale des princes de la dynastie moscovite. Cet événement est tout à fait symbolique. À la fin du XVe siècle, les personnages ont changé, la situation politique n’est plus la même, la guerre de succession n’est plus qu’un vague souvenir dans la mémoire historique active. Dans ces conditions nouvelles, alors que, durant la seconde moitié du règne d’IvanIII, s’achève le rassemblement de tous les territoires de Grande- Russie sous l’autorité de Moscou et que se préparent les conflits avec la Lituanie (qui revendique, elle aussi, l’héritage de la Russie kiévienne) et avec ce qui reste de la Grande Horde dans le bassin de la Volga, l’unité symbolique de tous les princes russes, grands-princes ou princes apanagés, sous une seule bannière, répondait aux attentes de la pensée collective. Le transfert solennel des restes de Basile Jaroslaviã, mort en captivité, participait apparemment de cette ligne idéologique. La rédaction d’un ample récit historique, dont un des leitmotive était l’amitié fraternelle et la coopération (et, finalement, l’unité) du grand-prince et de son cousin le prince de Serpuhov, correspondait bien, elle aussi, aux besoins du jour.

45 Dans la littérature de circonstance pro-moscovite, les modalités du rattachement de tel ou tel territoire à Moscou et du passage au service du grand-prince de princes apanagés, jadis souverains incontestés, sont reléguées au second plan. En revanche, l’idée qu’il faut réunir les efforts de tous pour atteindre le but commun est mise en avant avec insistance. Par la volonté de la Providence (c’est du moins la manière dont les choses sont présentées dans ces écrits), c’est Moscou et sa dynastie qui prennent la tête de ce mouvement.

46 L’image que donne le Dit du traître Oleg de Rjazan´ est très curieuse. L’auteur condamne sans appel le prince de Rjazan´. Il reprend contre lui, à peu de chose près, les pires accusations qu’un littérateur russe de ce temps pût porter contre un prince orthodoxe : « Je donne à cet Oleg maudit le nom de nouveau Svjatopolk »41. Dans les faits, les relations de Dmitrij Ivanoviã et d’Oleg de Rjazan´ étaient loin d’être simples. Leur histoire commune est marquée, certes, par la bataille qui les oppose à Skornišãevo en 1371 et par le conflit pour Kolomna et les pays de la Lopasnja, mais on ne doit pas oublier leur alliance qui permit la victoire sur la Voмa en 1378, ni la paix conclue en 1385 après la mission de Serge de Radoneм à Rjazan´ (ce traité fut scellé par le mariage de la fille de Dmitrij Donskoj avec le fils aîné d’Oleg de Rjazan´)42.

47 En ce sens, Rjazan´ n’était pas si différente des autres ennemis «intérieurs» traditionnels de Moscou, à savoir Tver´ et Niмnij-Novgorod. Mais le Dit observe un

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silence diplomatique sur le comportement de leurs princes en 1380, qui furent loin pourtant d’adopter une position cohérente pendant le conflit de la Grande-Russie avec la Horde au cours des années 1370-1380. Il faut se souvenir ici de la campagne de Tver´ contre Moscou en 1375 et de la participation des princes de Niмnij-Novgorod au raid de Tokhtamych en 1382. On peut penser que, dans d’autres conditions politiques, leur conduite aurait été appréciée à sa juste valeur par l’écrivain moscovite. Mais, à la fin du règne d’IvanIII, les principautés de Tver´ et de Niмnij-Novgorod étaient solidement installées dans la sphère d’influence de Moscou. Le souverain de toute la Russie lui- même avait épousé en premières noces une princesse de Tver´. Quant aux princes de Ni мnij-Novgorod, le Dit ne pouvait guère se montrer critique à leur égard après avoir tracé un portrait si flatteur de la femme de Dmitrij Ivanoviã, Eudoxie, fille du prince de Niмnij-Novgorod Dmitrij Konstantinoviã.

48 À la fin du règne d’IvanIII, en revanche, les relations entre Moscou et la principauté de Rjazan´ étaient devenues tout autres. Ivan Vasil´eviã de Rjazan´ refusait de dépendre du grand-prince de Moscou. Il était soutenu en cela par sa mère Anne Vasil´evna. Après la soumission de Novgorod et de Tver´, cette politique d’indépendance des princes de Rjazan´ constituait un défi sans équivoque lancé aux dirigeants de Moscou. Mais les choses allaient bientôt changer. En 1500 mourut Ivan Vasil´eviã. L’année suivante, sa mère Anne Vasil´evna décéda à son tour. Les partisans de l’indépendance de Rjazan´ perdaient ainsi deux figures-clefs en qui ils avaient placé beaucoup de leurs espoirs.

49 Ivan Ivanoviã, alors âgé de cinq ans, accéda au trône. Durant sa minorité, ce fut sa mère, Agrippine Vasil´evna, favorable à IvanIII, qui exerça la régence. C’est alors précisément, de 1501 à 1516, que des baillis (namestniki) moscovites furent installés à Rjazan´43. La position du Dit à l’égard de la dynastie de Rjazan´ était donc éminemment exploitable par la propagande moscovite à l’extrême fin du XVe siècle. Mais dès 1500-1501, la situation avait radicalement changé, et les cercles pro-moscovites n’avaient plus intérêt à attirer l’attention sur la prétendue44 trahison d’Oleg de Rjazan´ à l’égard de la cause pan-russe en 1380.

50 Dans le Dit, les ennemis de la Russie, la Horde et la Lituanie, sont traités de façon particulière. Algirdas (russe : Ol´gerd) personnifie la menace lituanienne, qui pesa constamment sur la Russie du Nord-Est pendant toute la seconde moitié du XIVe siècle et la première moitié du XVe siècle. L’auteur a bien sûr commis une erreur historique puisque Algirdas mourut en 1377. L’allié de Mamaj durant les événements de 1380 était un autre grand-prince, Jogaïla (Jagellon]. Toutefois, L. A. Dmitriev n’a probablement pas tort d’expliquer l’apparition d’Algirdas dans la première variante de l’œuvre avant tout par la façon dont les Russes percevaient le grand-prince de Lituanie : c’était pour eux l’ennemi de la Russie (j’ajouterais : peut-être pas de la Russie entière, mais plus précisément de Moscou45). Le chercheur soutient que la substitution fut « tout à fait délibérée » puisque dans la mémoire collective le nom d’Algirdas était associé aux raids dévastateurs sur Moscou et à de nombreux actes hostiles en matière politique et religieuse46.

51 Que la figure du prince lituanien, allié de Mamaj, se soit été inspirée dès le début d’un personnage imaginaire (ou, plus exactement, anachronique) donne toute liberté à l’auteur du Dit pour attribuer à Algirdas, au mépris des réalités historiques de la fin du XIVe siècle, toutes les qualités négatives nécessaires pour incarner pleinement l’ennemi archétypique de la Russie (de Moscou).

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52 C’est ainsi qu’Algirdas est présenté comme catholique : « il [Algirdas -- A.P.] observe la loi du latin Pierre à la langue fourchue [Пет Гугнивый] »47. En réalité, il ne l’était pas. Chacun sait qu’il était païen48. Mais, à la fin du xve siècle, la question de l’expansion catholique dans la grande-principauté lituanienne, plus particulièrement dans les territoires orthodoxes, était non seulement actuelle, mais explosive ; 1498 fut l’année critique au cours de laquelle Joseph Bolgarinoviã accéda à la chaire métropolitaine de Kiev. À cette époque, il était de fait un cardinal soumis à Rome. Peu après, approximativement à partir de 1500, des princes et des bojare orthodoxes commencèrent à quitter la Lituanie pour passer au service du souverain moscovite49.

53 Dès les années 1480, Moscou et la Lituanie se préparent à un affrontement. Au début des années 1490, l’antagonisme dégénère en conflit armé. Dans le camp moscovite, la guerre est censée protéger la population orthodoxe russe de Lituanie et assurer l’unification de « toute la Russie » (c’est-à-dire des terres russes qui avaient constitué la Russie de Kiev) sous la souveraineté de Moscou. Pendant l’été 1490, on rapporta à un ambassadeur du roi de Pologne les propos d’IvanIII : « Le roi nous fait endurer beaucoup d’iniquités : il détient nos villes, nos provinces et nos terres. »50

54 Les succès des armées russes dans les régions limitrophes de la Lituanie poussèrent des seigneurs orthodoxes à quitter le service lituanien et obligèrent le nouveau prince de Lituanie, Alexandre (fils de Casimir), à conclure un armistice avec IvanIII. Il fut scellé par le mariage du prince lituanien avec la fille d’IvanIII, Hélène51. Les Lituaniens comme les Russes fondaient de grandes espérances sur cette union. À Vilnius, on pensait que cette alliance dynastique préserverait la Lituanie des revendications de Moscou au sujet des territoires russes. De son côté, IvanIII espérait que la princesse orthodoxe (une des principales conditions du mariage avait été qu’Hélène conservât sa foi) favoriserait l’influence moscovite en Lituanie, en portant les couleurs de l’orthodoxie à la cour catholique et en devenant un signe de ralliement pour les sujets orthodoxes russes du prince lituanien qui résistaient à l’influence catholique52.

55 Le destin d’Hélène en Lituanie ne fut pas aussi simple. Elle fut en butte à d’incessantes tentatives de conversion. On l’empêchait de pratiquer les rites orthodoxes. En 1512, quelques années après la mort de son mari Alexandre (en 1506), Hélène tenta de rentrer à Moscou, mais elle fut retenue par le roi de Pologne SigismondIer. Elle mourut l’année suivante dans des circonstances mystérieuses. L’alliance dynastique, on le voit, n’atténua en rien les oppositions existant entre la principauté lituanienne et l’État moscovite. Au début du XVIe siècle, la guerre contre la Lituanie reprit de plus belle.

56 Le texte du Dit fait écho, sur un mode symbolique et avec les moyens de l’artiste, à tous les problèmes qui viennent d’être évoqués. Nous y voyons d’une part un prince catholique, de l’autre des princes lituaniens orthodoxes descendants d’Algirdas venus assister Dmitrij Donskoj, enfin Dmitrij Bobrok, un capitaine qui a quitté la Lituanie pour servir le prince moscovite53.

57 Les historiens ont depuis longtemps fait la remarque que, pour mener une campagne contre la Russie, Mamaj n’avait pas besoin de traverser la Volga. Or le Dit nous informe que « quelques jours après il traversa le grand fleuve de la Volga avec toutes ses forces »54. Il s’agit là d’un trait caractéristique qui achève de situer géographiquement les ennemis de la Russie.

58 En fait, les territoires contrôlés par Mamaj à la fin du XIVe siècle s’étendaient sur la rive droite de la Volga. Au début des années 1380, la rive gauche était sous la domination de

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Tokhtamych55. Les Russes étaient bien informés sur ce qui se passait à la Horde. L’erreur n’est donc pas ici le résultat de l’ignorance ou de la distraction. Il s’agit plutôt d’autre chose : à la fin du XVe siècle, après l’éclatement de la Horde, les territoires situés sur la rive droite de la Volga, jadis soumis à Mamaj, tombent entre les mains des khans de Crimée. Or IvanIII était parvenu à établir avec eux des relations diplomatiques et commerciales relativement stables. Durant la confrontation de 1480 entre la Russie, la Grande Horde, la Lituanie et la Crimée, cette dernière s’était alliée à la Russie. Sur la rive gauche de la Volga, en revanche, la situation était radicalement différente depuis l’effondrement de la Grande Horde. Plusieurs khanats y étaient apparus : celui de Kazan ´, d’Astrahan´ et la Horde des Nogaïs. Pendant la seconde moitié du règne d’IvanIII, le khanat de Kazan´ et les Nogaïs se montrèrent justement les adversaires les plus actifs de la Russie. Ils menaçaient en permanence la frontière et devinrent l’un des principaux sujets de préoccupation de la politique étrangère russe. Les khans de Kazan´ lançaient leurs offensives depuis l’outre-Volga. De leur côté, les armées russes qui marchaient sur Kazan´ passaient presque toujours sur la rive gauche du fleuve.

59 Ainsi, la traversée de la Volga par Mamaj n’est pas selon nous une banale erreur de l’auteur, mais une allusion très actuelle (au XVe siècle bien sûr) au fait que la menace la plus sérieuse pour les Russes venait et vient toujours de l’autre rive de la Volga. C’est là précisément que se trouve l’ennemi. L’exemple historique de la glorieuse bataille de Kulikovo, où fut écrasée la Horde venue de la rive gauche de la Volga, ne fait que confirmer un cliché habituel de la fin du XVe siècle.

60 L’idéologie caractéristique qui sous-tend le Dit sur la bataille contre Mamaj permet de conclure que ce n’est pas une œuvre composée peu après le renversement du joug mongol à l’occasion d’un quelconque anniversaire. Les idées qui y sont développées s’inscrivent dans le contexte socio-politique d’une période quelque peu postérieure : les dernières années du règne d’IvanIII.

61 On peut dire que c’est dans cette œuvre foisonnante, où l’auteur joue sur une multitude de registres différents, que le mythe de la bataille de Kulikovo prend forme pour la première fois. Peu de place y est laissée au hasard. Le développement du sujet, les faits cités, les personnages, tout y est soumis au dessein de l’auteur, tout se déroule dans l’ordre imposé par tel ou tel registre du récit. La vérité historique elle-même est sacrifiée aux exigences du projet global56. Nombre d’épisodes « énigmatiques » du Dit, qui contiennent des informations « uniques » sur la bataille de Kulikovo et ont suscité d’interminables polémiques,s’éclairent lorsque l’on comprend les raisons de leur apparition dans le texte.

62 Le noyau idéologique du Dit est l’image de Moscou, centre des pays russes et responsable de leur destin. Trois couples d’oppositions nettement tranchées y sont à l’œuvre : le centre de la principauté (Moscou) et les apanages (ses alliés) ; Moscou et les traîtres (c’est-à-dire Rjazan´), où la trahison (politique ou militaire) est traitée comme une trahison de la cause orthodoxe dans son ensemble et donc, en définitive, comme une trahison envers Moscou ; Moscou et les ennemis (en l’occurrence, la Horde et la Lituanie). Ces trois thèmes principaux trouvent tout leur sens dans le contexte politique des dernières années du règne d’IvanIII.

63 L’apparition du Dit à la fin du XVe ou au tout début du XVIe siècle était donc tout à fait actuelle d’un point de vue idéologique. L’œuvre fait un sort aux relations difficiles qu’entretiennent Moscou, la Lituanie et Rjazan´, relations qui s’enveniment précisément à la fin du règne d’IvanIII. De même, l’auteur utilise la victoire sur le Don

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pour appeler à de nouvelles victoires sur les Tatars. Il est entendu, dans la mesure où la politique russe à l’égard de Kazan´ et de la Horde des Nogaïs se fait plus active (comme en témoignent les documents de l’Office des Ambassades [Posol´skij prikaz]). Cette politique prendra bientôt la forme des campagnes militaires contre Kazan´. Il n’est pas exclu que le Dit ait été une commande du pouvoir : au lendemain même de sa création, il est incorporé dans les compilations annalistiques, où il supplante rapidement et complètement l’ancien Récit sur la bataille de Kulikovo dans la chronique des événements de 1380.

Le scénario de Kulikovo pour la mise en scène de Kazan´

64 Le mythe de la bataille de Kulikovo, créé à la charnière des xve et xve siècles,devint rapidement indispensable aux idéologues de l’époque de BasileIII et IvanIV, lorsque le conflit avec les khanats nés du démembrement de la Horde d’or entra dans une phase décisive. Rien d’étonnant si, dans les descriptions qui nous sont parvenues des campagnes menées par les souverains russes, tous les événements importants ou presque du Drang nach Kazan´ sont comme auréolés de l’autorité des chefs qui commandaient à Kulikovo, si le cérémonial des manœuvres militaires est conçu selon le canon établi par le Dit.

65 Il semble que ce fut précisément sous Basile III que son aïeul, le prince moscovite Dmitrij Ivanoviã, reçut l’épithète de « Donskoj » (du Don). En tout cas, nous trouvons la première mention de ce surnom dans le Livre des degrés (Stepennaja kniga), sous l’année 1525. Il est repris dans les registres des rangs et au XVIIe siècle. On peut lire en effet dans le registre des rangs de 1475-1606 : En 7033 (1525), en l’église de l’archange Saint-Michel, un cierge s’enflamma de lui- même au-dessus de la tombe du grand-prince Dmitrij Ivanoviã Donskoj et brûla six jours durant avant de s’éteindre, toujours de lui-même57.

66 L’histoire du royaume de Kazan´ (Istorija o kazanskom carstve) décrit en détail toute une série de rites cérémoniels accomplis par différents personnages officiels la veille, pendant et après la prise de Kazan´ en 1552. Bien des épisodes de la campagne de Kazan ´ se déroulèrent selon un scénario inspiré par le Dit sur la bataille contre Mamaj. Le souverain reçut la bénédiction du métropolite (Macaire, à l’époque) ; avant de partir en campagne, il envoya ses armées à Kolomna et « le souverain tsar et grand-prince lui- même avec son frère le prince Vladimir Andreeviã se rendit à la Trinité auprès du vénérable Serge » (comme Dmitrij Donskoj dans le Dit) ; pour le siège de Kazan´ ont été réunis des objets sacrés qui d’une manière ou d’une autre rappellent l’époque de Kulikovo ou des épisodes de la bataille. Comme dans le Dit encore, les capitaines essaient de dissuader le souverain de participer à la bataille 58, du moins selon les registres des rangs.

67 Dans cette répétition symbolique de la bataille contre Mamaj, la figure de l’higoumène saint Serge revêt une importance particulière. Selon le Dit, il aurait béni Dmitrij pour lui donner la victoire.Une église lui fut consacrée à Svijaмsk où des miracles furent constatés59. Comme Peresvet et Osljabja à Kulikovo, deux moines du monastère de la Trinité rejoignirent l’armée devant Kazan´. Ils apportèrent avec eux une icône représentant la vision de saint Serge, une prosphore et de l’eau bénite. Dans la prière qu’il adresse au saint, Ivan le Terrible mentionne explicitement la bataille sur le Don :

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« Fais diligence, viens à notre secours aujourd’hui et soutiens-nous par tes prières comme tu l’as fait jadis pour notre aïeul sur le Don contre Mamajle mécréant »60. Enfin, à la veille de la prise de Kazan´, Serge accomplit un miracle : ilbalaie les rues de la capitale tatare et bénit les lieux du signe de la croix61. À leur retour de Kazan´, IvanIV et son cousin Vladimir Andreeviã de Starica (encore une heureuse coïncidence avec la version canonique) se rendent une fois de plus au monastère de la Trinité. L’apothéose absolument logique de cette grandiose mise en scène historico-politique est la naissance du fils du tsar, baptisé Dmitrij62 en l’honneur du vainqueur du Don : « ...[Dieu] lui accorda un fils, à la place deson aïeul le grand-prince Dmitrij Ivanoviã qui vainquit et remporta une victoire écrasante sur le mécréant Mamaj »63.

68 C’est ainsi qu’après avoir servi la politique orientale des tsars moscovites, donné son nom à l’héritier du trône et battu tous les records de diffusion en étant recopié dans des centaines de manuscrits, le mythe de Kulikovo retrouva une nouvelle jeunesse, qui n’a pas pris une ride du XVIIe siècle à nos jours.

69 Académie des sciences de Russie

70 Section des sciences historiques et philologiques

71 Moscou

72 [email protected]

NOTES

1. Le concept de « lieu de mémoire », développé dans une série d’ouvrages publiés par des chercheurs français sous la direction de Pierre Nora, recouvre deux aspects différents : d’une part, « le refuge des souvenirs » et, d’autre part, une façon d’écrire l’histoire (Voir Les lieux de mémoire, t. I, Paris, Gallimard, 1984 ; traduction partielle en russe, 1999). Le concept de « mémoire culturelle » comme « mémoire fonctionnelle » d’une société a été élaboré par l’égyptologue et théoricien allemand Jan Assmann (J. Assmann, « Was ist das “kulturelle Gedächtnis” ? », in Id., Gedächtnis. Zehn Studien, Munich, 2000, p. 11-44), à partir des travaux du sociologue et philosophe français Maurice Halbwachs. La mémoire fonctionnelle est liée à une « communauté de mémoire » spécifique (groupe religieux, population régionale, nation) et permet à une société de comprendre sa place dans l’histoire. 2. PSRL, t. XV/1, col. 88, 94, 101, 110, 113, 118, 134, 139, 152 (« Chronique du Rogožskoe »). 3. Traduction française : A. Vaillant, La Zadonščina, épopée russe du xve s., Paris, 1967. Il existe également une traduction anglaise (R.Jakobson) et allemande (G.Sturm). 4. PSRL, t.IV/1-2, col. 520 (« Quatrième Chronique de Novgorod », manuscrit Dubrovskij). 5. Ibid. V.A. Kučkin a relevé les correspondances entre les passages cités par Bassien et le texte de la rédaction longue du Récit sur la bataille de Kulikovo inséré dans la

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chronique, en particulier avec la version condensée de la rédaction longue qui figure dans la compilation de Bassien. Voir В.А. Кучкин, « Дмитрий Донской и Сергий Радонежский в канун Куликовской битвы », Церковь, общество и государство в феодальной России, [V. A. Kučkin, « Dmitrij Donskoj et Serge de Radonež à la veille de la bataille de Kulikovo », in L’Église, la société et l’État dans la Russie féodale], Moscou, 1990, p. 109-110, 124 note 37). 6. Д. Масловский, « Из истоии военного искусства в России » [D. Maslovskij, « Une page d’histoire de l’art militaire en Russie »], Военный сборник, 8, août 1881, plan p. 212) ; Н. С. Голицын, Русская военная истосия [N.S. Golicyn, Histoire militaire de la Russie], 1re partie, Saint-Pétersbourg, 1877 ; А.В. Кар‡сев, Г.И. Оськин, Дмитрий Донской [A.V. Karasev, G.I. Os´kin, Dmitrij Donskoj], Moscou, 1950, schéma 4 ; А. А. Строков, История военного искусства. Рабовладельческое и феодальное общество [A.A. Strokov, Histoire de l’art militaire. Société esclavagiste et féodale], Moscou, 1955, schéma 54 ; Е. А. Разин, История военного искусства [E. A. Razin, Histoire de l’art militaire], t.2, Moscou, 1957, p. 279. 7. А.Е. Петров, « “Сказание о Мамаевом побоище” и становление азядного рдерлопоизводствa », Источниковедение и краеведение в культуре России: Сборник к 50-летию служения С. О. Шмидта [A.E. Petrov, « “Dit sur la bataille contre Mamaj” et pratique de chancellerie du secrétariat de la Guerre », Étude des sources et histoire régionale dans la culture russe : Mélanges S.O. Šmidt], Moscou, 2000, p. 99-106. 8. « Житие Стефана Пермского », Святитель Стефан Пермский. К 600-летию со дня пеставления [« Vie d’Étienne de Perm´ », in L’évêque Étienne de Perm´. À l’occasion du 600e anniversaire de sa mort], Saint-Pétersbourg, 1995, p. 74. 9. А.Е. Петров, « Александрия Сербская и Сказание о Мамаевом побоище » [« Le Roman d’Alexandre serbe et le Dit sur la bataille contre Mamaj », Древняя Русь: вопросы медиевистики, ‹ 2 (20), 2005, p. 54-64. 10. Повести о Куликовской битве [ Les Récits sur la bataille de Kulikovo], Moscou, 1959, p. 66 ; Александия. Роман об Александе Македонском по усƹкой укописи XV в. [Le roman d’Alexandre. Un roman sur Alexandre le Grand d’après un manuscrit russe du xve siècle], Moscou, 1965, p. 54. 11. Il n’existe qu’une exception : la version longue du récit du manuscrit Dubrovskij de la 4e Chronique de Novgorod. Mais il a été démontré que cette variante tardive est influencée par le Dit, particulièrement dans les passages consacrés à l’ordre de bataille et aux réserves placées en embuscade. 12. Александия..., op. cit., p. 50-51. 13. Ibid., p. 56. 14. Ibid., p. 55. 15. Повесть веменных лет [ Récit des temps passés], Saint-Pétersbourg, 1996, p. 55 ; nombreuses traductions en langues occidentales : en allemand (R. Trautmann), en anglais (S. H. Cross), en français (L. Leger, Chronique dite de Nestor, Paris, 1884), en italien (I. P. Sbriziolo). 16. Повести о Куликовской битве, op. cit., p. 71 ; Сказание и повести о Куликовской битве [Dit et récits sur la bataille de Kulikovo], Leningrad, 1982, p. 45. 17. Сказание и повести..., op. cit., p. 25.

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18. « Истоико-литеатуный комментаий » [« Commentaire historique et littéraire »], ibid., p. 403. Seule exception, le commentaire de V.A. Kuãkin qui accompagne la publication du Dit d’après le manuscrit de V.Undol´skij (Памятники Куликовского цикла, под ед. Б.А. Рыбакова, В.А. Кучкина [Œuvres littéraires du cycle de Kulikovo, B.A. Rybakov, V.A. Kuãkin, éds.], Saint-Pétersbourg, 1998, p. 219, note 94) ; il envisage la possibilité que « Raklij » désigne le philosophe grec Héraclite, mentionné dans les chronographes. 19. Александия..., op. cit., p. 58. 20. Ibid., p. 42. 21. Ibid. 22. Apollon : martyr égyptien (fêté le 5 juin) ; Apollonius : martyr (fêté le 10 juillet) ; trois autres Apollonius : un vénérable ermite du ive siècle fondateur d’un monastère (fêté le 31 mars), un martyr exécuté sous Dioclétien (fêté le 14 décembre) et Apollonius d’Italie (fêté le 30 juillet). Voir Полный павославный богословский ˝нциклопедический словаь [Dictionnaire encyclopédique complet de théologie orthodoxe], t. 1, repr. Moscou, 1992, col. 205-206. 23. Recueil comprenant des extraits des Actes des apôtres et des épîtres du Nouveau Testament, destinés à la lecture de l’épître (N. d. T.). 24. Ахангельское евангелие 1092 года [ L’Évangile d’Arhangel´sk de 1092], Moscou, 1997, p. 321, f. 140, 4. Voir К. И. Невостуев, « Исƹледование о Евангелии, писанном для новгоодского князя Мстислава Владимиовича в начале XII века, в сличении с Остомиовым списком, Галичским и двумя дугими XII и одним XIII века », Мстиславово евангелие XII века. Исƹледования [K.I. Nevostruev, « Étude comparée de l’Évangile copié pour le prince de Novgorod Mstislav Vladimiroviã au début du XIIe siècle, de la copie d’Ostromir, de Galiã, de deux autres copies du XIIe et d’une copie du XIIIe siècle », in L’Évangile de Mstislav du xiie siècle. Études), Moscou, 1997, p. 490. 25. « Salavat (arabe) -- prière pour exalter le nom du Prophète, que la paix soit avec Lui, et préserver la communauté des croyants ; salavat-sharif (prières de bénédiction) ». Voir Печать Пооков [Le Sceau des Prophètes], Moscou, 2001. 26. Сказание и повести..., op. cit., p. 39. 27. Ibid., p. 47. 28. Я.С. Луье, « Ахеогафический обзо » [Ja. S. Lu´re, « Les manuscrits »], in Александия..., op. cit., p. 207-209. 29. Е.И. Ванеева, « О едином поисхождении усƹких списков Себской Александии » [E.I. Vaneeva, « De l’origine commune des manuscrits russes du Roman d’Alexandre serbe »], TODRL, t. 34, Leningrad, 1979, p. 161. 30. Pour plus de détails, voir : А.Е. Петов, « ãитугический контекст “Сказания о Мамаевом побоище” », Ad fontem. У источника: к юбилею члена-коеспондента С. М. Каштанова [A.E. Petrov, « Le contexte liturgique duDit sur la bataille contre Mamaj », in Ad fontem. À la source. Mélanges en l’honneur du membre-correspondant [de l’Académie] S. M. Kaštanov], Moscou, 2004, p. 243-255 ; Id., « Особенности отажения автоом “Сказания о Мамаевом побоище” богослужебной пактики убежа XV-XVI в‚.: к вопосу о “цековной итоике” седневекового памятника », Восточная Евопа в девности и седневековье: Авто и его текст. XV чтения памяти В.í. Пашуто [Id., « Échos

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de la pratique liturgique à la charnière des XVe-XVIe siècles dans le Dit sur la bataille contre Mamaj : peut-on parler de “rhétorique religieuse” dans la littérature médiévale ? », in L’Europe orientale de l’Antiquité au Moyen žge : l’auteur et son texte. XVe conférence à la mémoire de V.T. Pašuto], Moscou, 2003, p. 189-194. 31. Н.А. Мещеский, « Из наблºдений над текстом “Сказание о Мамаевом побоище” » [N.A. Mešãerskij, « Remarques sur le texte du “Dit sur la bataille contre Mamaj” »], TODRL, t. 37, Leningrad, 1982, p. 410. 32. Cf. И.Д. Мансветов, Митополит Кипиан в его литугической деятельности [I. D. Mansvetov, Le métropolite Cyprien dans son activité liturgique], Moscou, 1882, p. 3-6. 33. û.М. ãотман, Культуа и взыв [Ju.M. Lotman, Culture et éclatement], Moscou, 1992. Par mythes et mythologie, il faut comprendre dans le cas présent un des plus anciens types, validés par le temps, de codification sociale. Il est constitutif non seulement de la société traditionnelle, mais de toutes les étapes du développement de la civilisation humaine. Les mythes vivent, meurent et renaissent, tandis que leur rôle et leur importance évoluent sans cesse. La conscience mythologique jouit d’une fonction régulatrice aussi importante que les idéologies ou les théories scientifiques. Cette importance de la mythologie historique fut révélée au xxe siècle par l’école historique des Annales (L. Febvre, puis J. Huizinga, S. Huntington et F. Fukuyama). À l’origine de tout système idéologique, on trouve les procédés caractéristiques du mythe qui consistent à simplifier, à schématiser des phénomènes religieux, sociaux et scientifiques complexes. Dans l’histoire humaine, les mythes sont souvent liés à la manipulation des consciences et, par conséquent, des comportements humains à l’aide de stéréotypes spécialisés issus de la pensée idéologique. La pensée mythique est unidimensionnelle, elle ne connaît pas les demi-teintes. Les mythes ne se laissent pas réfuter, c’est pourquoi la pensée mythique simplifiée non seulement recherche la « vérité » absolue, mais n’admet aucune autre interprétation. Dans toute société, les mythologies de ce type engendrent la cruauté et l’injustice (cf. К.Аймемахе, Ф.Бомсдоф, Г.Бодºгов, « Введение », Мифы и мифология в совеменной Росƹии [K.Eimermacher, F.Bomsdorf, G.Bordjugov, « Introduction », in Les mythes et la mythologie dans la Russie contemporaine], Moscou, 2000, p. 10-11). En outre, il faut remarquer que les mythes et la mythologie remplissent une fonction de compensation socio-psychologique. Dans les périodes de crise sociale, la mythologie agit au niveau de l’intuition collective en adoucissant les cataclysmes que traverse une société et en brisant les dispositions socio-psychologiques habituelles. L’activité consciente et orientée vers un objectif donné des élites (étatiques ou autres) est un des aspects particuliers de la mythologie, dans la mesure où le mythe opère depuis longtemps comme un instrument efficace de mythologisation de la conscience nationale « par le haut ». 34. Ce problème n’a pas été suffisamment étudié : dans quelle mesure la légende sur le bojarin Zachaire Tjutãev, dont on peut trouver des échos dans le folklore serbe, est-elle indépendantedu Dit ? Quel rapport entretient l’œuvre littéraire avec la chanson de geste [bylina] « Elie de Murom et Mamaj » et avec le récit « Sur Mamaj le mécréant » (По Мамая безбожного) ? Toutes ces questions attendent encore leurs réponses. 35. А.Е. Петов, « Эпоха Дмития Донского (до 1380 года) » [A.E. Petrov, « L’époque de Dmitrij Donskoj (jusqu’en 1380) »], Пеподование истоии в школе [L’enseignement de l’histoire à l’école], n° 7, 2002, p. 16-25 ; n° 8, 2002, p. 10-14.

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36. DDG, n° 17, p. 45-51. 37. Л.В. ЧеƳпнин, Обазование Русƹкого центализованного госудаства в XIV-XV в‚.: очеки социально-˝кономической и политической истоии Руси [L.V. âerepnin, La formation de l’État russe centralisé aux xive-xve siècles : essais sur l’histoire politique et socio- économique de la Russie], Moscou, 1960, p. 814. 38. PSRL, t. XXV, p. 266-267 (« Chronique moscovite de la fin du XVe siècle »). 39. Ibid., p. 277-278. 40. PSRL, t. XX/1, p. 350 (« Chronique de L´vov »). 41. Сказание и повести..., op. cit., p.28. 42. « En l’automne de cette même année, pendant le carême de l’Avent, saint Serge, le révérend père abbé, se rendit en personne à Rjazan´ auprès du prince Oleg pour obtenir la paix. Avant lui, beaucoup déjà avaient fait le voyage sans réussir à le convaincre. Le révérend père abbé, par douces paroles, langage paisible et propos persuasifs, mais surtout par la grâce qui lui avait été donnée, s’entretint longuement avec lui du salut de son âme, des bienfaits de la paix et de la concorde. La rage du prince l’abandonna au profit de la douceur et il se soumit. Son âme devint plus douce et plus humble. Il eut honte devant un si saint homme et conclut une paix éternelle avec le grand-prince. » (PSRL, t. XV/1, col. 151-152). Dans DDG, cette paix est datée de 1382 par l’éditeur, L.V. â erepnin ; il la met en relation avec le raid de Tokhtamych qu’Oleg de Rjazan´ aurait aidé et avec la paix qui s’ensuivit entre les princes de Moscou et de Rjazan´ (cf. DDG, n° 10, p. 29-30 ; ã.В. ЧеƳпнин, Русƹкие феодальные ахивы XIV-XV в‚. [L. V. âerepnin, Archives féodales russes des xive-xve siècles], Moscou -- Leningrad, 1948, t.1, p.54-58. Toutefois, les informations des chroniques sur le soutien qu’aurait apporté Oleg aux Tatars en 1382 sont obscures, cf. PSRL, t. VIII, p. 43 (« Chronique du monastère de la Résurrection »). On peut, avec bien plus de raisons, mettre la date de ce traité en rapport avec la réconciliation entre Moscou et Rjazan´ conclue après la mission de saint Serge, d’autant plus que le mariage entre Sophie Dmitrievna et Théodore Ol´goviã de Rjazan´ fut célébré très rapidement après la conclusion de l’accord (PSRL, t. XV/1, col. 152). 43. А.Е. Петов, « Иван Иванович », Отечественная истои я. Энциклопедия [A. E. Petrov, « Ivan Ivanoviã », Histoire nationale. Encyclopédie], t. 2, p.308 44. Il est évident que des affrontements entre les armées alliées revenant du Don et celles de Rjazan´ eurent lieu. On en trouve des échos dans le traité évoqué ci-dessus entre Dmitrij Donskoj et Oleg de Rjazan´ : « Le grand-prince Dmitrij et son cousin, le prince Vladimir, sont allés combattre les Tatars sur le Don. Pour ce qui est des biens qui auraient été pillés ou des gens du grand-prince Dmitrij ou de son cousin le prince Vladimir qui auraient été faits prisonniers depuis ces combats, l’affaire sera jugée par un tribunal mixte et ils seront restitués conformément au verdict » (DDG, n° 10, p. 30 ; voir également le traité de 1402 entre BasileII et Théodore Ol´goviã , ibid., n° 19, p. 54. 45. Ainsi, dans les chroniques de Tver´, nous trouvons un portrait tout à fait enthousiaste d’Algirdas. 46. Л.А. Дмитиев, « К литеатуной истоии Сказания о Мамаевом побоище » [L. A. Dmitriev, « Contribution à l’histoire litteraire du Dit sur la bataille contre Mamaj »], Повести о Куликовской битве, op. cit., p.434-435. 47. Сказание и повести..., op. cit., p. 35.

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48. RIB, t. VI, annexes, col. 122. 49. B. A. Kuãkin, , op. cit., p. 114. Il faut noter que les cas de « départ » (vyezd) des bojare et princes lituaniens pour se mettre au service du souverain moscovite avaient déjà eu lieu. Au moins deux vagues significatives d’émigration sont attestées en 1489 et 1492. Voir А. А. Зимин, Росƹия на убеже XV-XVI столетий: Очеки социально-политической истоии [A.A. Zimin, La Russie à la charnière des xve-xvie siècles : Essais d’histoire socio- politique], Moscou, 1982, p. 96-100. 50. Памятники дипломатических сношений Московского госудаства с Польско- ãитовским [Documents diplomatiques concernant les relations de l’État moscovite avec le polono-lituanien], Saint-Pétersbourg, 1882, t. 1, n° 12, p. 50. 51. A.A. Зимин, op. cit., p. 103. 52. Ю.Г. АлексеƳв, Госудаь Всея Руси [Ju.G. Alekseev, Le souverain de toute la Russie], Novosibirsk, 1991, p.181. 53. L’épisode de la prédiction de Bobrok et de la charge que lui confère ensuite le grand-prince est très révélateur. Bobrok est présenté comme un capitaine venu de Lituanie. Il dirige l’offensive, décisive pour l’issue de la bataille, du corps de réserve. Puis le grand-prince s’adresse à lui en ces termes : « En vérité, Dmitrij, ta prédiction n’était pas erronée. Tu mérites de rester capitaine à jamais » (Сказание и повести..., op. cit., p.46). En réalité, la première mention de la participation de Dmitrij Mihajloviã Bobrok comme membre de l’entourage du grand-prince de Moscou remonte à 1371. Il est alors cité parmi les bojare qui concluent la paix avec la Lituanie (DDG, n° 6, p. 22). Peu après, il commande l’armée russe contre Oleg de Rjazan´, les Bulgares et les principautés de la Haute-Volga. La version du Dit, qui fait entrer Bobrok au service de Dmitrij Ivanoviã au moment de la campagne du Don en 1380, est donc fausse. Mais ce qui compte, c’est le message sous-entendu dans les paroles du grand-prince : « Tu mérites de rester capitaine à jamais ». Il s’adresse aux bojare et princes orthodoxes lituaniens qui passent alors en masse au service de la Russie : le grand-prince de Moscou leur fera bon accueil. 54. Сказание и повести..., op. cit., p. 26. 55. В.Л. Егоов, « Золотая Ода пеƳд Куликовской битвой », Куликовская битва 1380 года [V. L. Egorov, « La Horde d’or à la veille de la bataille de Kulikovo », in La bataille de Kulikovo, 1380], Moscou, 1980. 56. А.Е. Петов, « Анахонизмы “Сказания о Мамаевом побоиǁе” », Письменная культуа: источниковедческие аспекты истоии книги [A.E. Petrov, « Les anachronismes du Dit sur la bataille contre Mamaj », in La culture écrite : critique des sources et histoire du livre], Moscou, 1998, p. 110-130 57. Разрядная книга 1475-1605 гг. [Registres des rangs 1475-1605], t. 1/2, Moscou, 1977, p. 191 58. IvanIV leur répond : « Princes, bojare, capitaines et soldats, écoutez la première chose que je vais vous dire : qu’aucun de vous n’ose attaquer la ville à mon insu et sans mon ordre. Quand je vous l’ordonnerai, défendez la foi orthodoxe jusqu’à la mort... je veux moi-même souffrir pour la sainte Église, pour la communauté des chrétiens et pour la patrie non seulement jusqu’au sang, mais jusqu’à la mort », ibid., t. 1/3, Moscou, 1978, p.434-435.

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59. « Истоия о Казанском цастве » [« Histoire du royaume de Kazan´ »], PSRL, t. XIX, М., 2000, col.62-63 ; traduction allemande : F. Kämpfer, Historie vom Zartum Kasan (Kasaner Chronist), Graz -- Vienne -- Cologne, 1969 (Slavische Geschichtsschreiber, 7). 60. Ibid., col. 137-138. 61. Ibid., col. 143. 62. Et dont le patronyme est « Ivanovič » puisqu’il est le fils du tsar Ivan IV (N. d. T.). 63. Ibid., col. 474.

RÉSUMÉS

Résumé La bataille de Kulikovo est aujourd’hui un « lieu de mémoire » classique de l’historiographie comme de la conscience collective russes. Pourtant, le rôle historique de cette victoire n’a pas été perçu immédiatement. Un siècle s’est écoulé avant qu’apparaisse le Dit sur la bataille contre Mamaj. Cette œuvre littéraire, qui correspondait pleinement aux priorités politiques des souverains russes des xve-xvie siècles, est pleine d’inexactitudes et d’anachronismes, dus aux nombreux emprunts faits par le compilateur. Ce récit mythique de la bataille se prêtait, bien mieux qu’un compte rendu prosaïque des faits, aux rites, anniversaires et célébrations consacrés au souvenir de l’exploit de Kulikovo.

Abstract The memory of the Kulikovo battle in the ideology of the Russian state in the fifteenth and sixteenth centuries. Today the battle on the field of Kulikovo is a classic “memorial site” for Russian historiography and collective consciousness. However, its historical significance was not immediately felt, and a century elapsed before the Story of the massacre of Mamai appeared. This literary work, which answered the political priorities of fifteenth- and sixteenth-century Russian rulers, abounds in inaccuracies and anachronisms resulting from the compiler’s numerous borrowings. This mythical tale lent itself much better to rites, anniversaries and celebrations held in the memory of the great victory at Kulikovo than any prosaic factual report.

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Political thinking in Moscow in the sixteenth and seventeenth centuries Peresvetov, križaniç and the grammatisation of knowledge

STEFAN SCHNECK

1 In the middle of the sixteenth century in the so called “Great Supplication” to Ivan IV Ivan Peresvetov puts forward his ideas of a just, well-ordered State in a sententia-like comparison : “Like a horse without bridle so is an empire without dread.”1 He then makes some concrete proposals for the improvement of the Muscovite State and underlines his propositions with numerous examples from recent history and references to the Bible, which take no more than 12 pages in modern font.

2 More than hundred years later Juraj Križaniç writes in his Politika -- which was prepared for the tsar Aleksei Mikhailovich and his innermost circle -- about the essence of the political the very abstract formula : “political things -- this means the matters and deeds of the tsar, the tsardom and the people.”2 He then explains, in detail, his definition on the following 260 (!) pages, filling them with concrete content. His examples and citations stem from sources, which can be called “the canon of the European scholars” of his time, stretching from the Old Testament over Cicero up to Lipsius.

3 On the following pages I would like to show, that the glaring differences between the argumentation of Peresvetov and Križaniç must be understood not only as personal author defined idiosyncrasies such as their different educations, world-views and biographies. The differences are closely linked to deep changes in the mode of argumentation at the court of the tsar in Moscow from the sixteenth to the seventeenth century. The authors try to convince in different ways because at the court of the tsar the idea of a well-built argumentation in the sixteenth century was fundamentally different from what it was in the seventeenth century.

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Two worlds -- two languages

4 The first clues about the different kind of worlds addressed by each of the authors are the form, language and content of their works. The “Great Supplication” of Peresvetov fits very well into the literary and political context of his time. As regards construction, it is a thoroughly heterogeneous work, consisting of a number of textpieces, very different both in style and content, which are cobbled together as a new entity and can therefore be referred to as a coherent text only in a very loose sense of the word.3 Some elements tend to use the rules and language of religious tradition, some others quote Apocrypha and sententiae, which are typical for oral language. The dependence of Peresvetov’s works on Russian or Western-European traditions of political thinking is more difficult to prove, because it can be traced only indirectly.4 But to understand the construction of the argument, the question of its genesis and affiliation is irrelevant anyway.

5 The Politika of Križaniç, meanwhile, is a monograph in the modern sense : it has a beginning, reflects inner construction (even making references within the text!) and has the obligatory table of contents. It deals exhaustively with all aspects of a given theme according to a thought-out plan. Križaniç uses specialized terminology. Metaphorical or sententiae-like formulations are seldom used and only for specific purposes. Usually Križaniç explains them directly afterwards, to leave no room for misunderstanding.5

Well-built argumentation -- additive or constructive ?

6 Particularly interesting and typical for its time is the form of argumentation of the authors. Peresvetov uses for his purpose the traditional form of a supplication even though the internal structure is entirely narrative. The narration stages actors with different roles and frequently uses direct speech. The usual, stereotyped, greeting formula is replaced by a reference to the scholarly sources (Greek philosophers and Roman doctors) of his treatise. His understanding of an orthodox State, who knows how to defend himself, is embedded in the story as short figural sententiae : “The rich loves quietness. But the fighter you always have to train like a hawk, cheer up his heart and don’t let any harm affect him.”6 Peresvetov then illustrates those sententiae with historical experience : “The Greeks were tired to stand strong for Christian faith against the infidels and now they have to protect unwillingly the Muslim faith against its enemies.”7 The just and good State is presented in religious terms : “Justice is for God the joy of his heart, for the tsar it’s wisdom.”8 Concrete experience illustrates the content of the terms. In this case the Turkish sultan serves as example : “[Sultan Mehmet] might be an infidel tsar, he did nevertheless what pleases God : he brought great wisdom and justice to his empire, sent his faithful judges throughout his empire and gave them wages from the Treasury, with which they can live from year to year.”9 To convince his readers, Peresvetov relies on redundancy and obviousness. Christian tradition, expounded in very general terms, is illustrated right away and briefly explained. Arguments are put in a line by the author and his copiers in an additive manner.

7 Križaniç’s writing is very different.10 His text has a vertical dimension throughout. It is abstract, using three core concepts -- blessings, power and wisdom -- to describe the

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State. Their meaning is not immediately clear to the reader and can only be construed through a careful reading of the text. The purpose of the argumentation is not irrefutable evidence, but critical analysis of the self-evident, and elucidation of the more elusive concepts. This is as true for the State as a whole as for the single concepts which determine it. Let’s take the example of “wisdom” (mudrost´ ). Križaniç develops in a very complicated manner the meaning of wisdom from the construction of “reason” (razum) as specific human quality : Speechless animals have, from birth on, clothing -- fur or feathers, they have weapons -- horns, teeth, claws ; and they know without teachers the things, which they need to survive [...]. Only man is born naked and without weapons. He can’t swim and knows nothing. He has no clothing, he has no weapons, he has not the things he needs to survive, if he doesn’t get them through his work and sweat ; he knows nothing, if he doesn’t study. But from the very birth he has two gifts, which speechless animals don’t have : the reason to learn wisdom, and hands to make wise and artful things.11

8 The following definition of “wisdom” as learning can be derived from the argumentation by the reader only with the help of an extensive knowledge of the canon of a humanistic historian. Only after three pages of argument, built step-by-step, can we read the practical consequence : It means, that we have also to learn and hope, that under the good governance of the blessed Tsar and Grand Duke Aleksei Mikhailovich we shall put away the mould of old savagery, learn sciences, build a better relationship between people and realise a more happy being.

9 This careful construction of argument by Križaniç has far-reaching implications, as we shall see later. Peresvetov, on the other hand, feels no need to explain the structure of his work. Neither does he have to make reference to his sources, the Bible or the Tale of Iskander. It is understood by him and his readers, that he is part of this literary tradition. His own work will be dealt with in the same- very free and selective -- manner depending on the mercy of the copyist. On the contrary, Križaniç writes down what he thinks about his work, or his position in literary tradition, and never forgets his readers. Even the words he uses are not taken for granted, nor the structure of his work : Jeremiah says : “Let not the wise man glory in his wisdom, neither let the mighty man glory in his might, let not the rich man glory in his riches” [9, 23] [...] That is why we divide this work in three parts and will tell about the wealth, the power and the wisdom of the tsar.12

10 He then goes on to explain these three crucial concepts. When he comes to wisdom, he formulates his step-by-step construction explicitly : “As the third part of these advices to the people is about wisdom, we have to explain first of all shortly, what wisdom, knowledge and philosophy are.”13

11 His way of quoting is also revealing : his sources are nearly always named explicitly. The ideas (or authority) of others are not essential to his work, but merely a helpful element in his own intellectual construction -- they are used instrumentally and consciously, defining the status of the idea as another person’s, borrowed only to clarify a particular point in the course of ideas.14 When he uses already internalised arguments (e.g. Aristotle), Križaniç -- consciously or unconsciously -- does not refer to his source explicitly.15 Thus heterogeneous elements, like scholastic and mercantilist pieces of reasoning, can be brought together to write a completely new text. This method and his critical relationship to his own sources has a strong influence on the

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structure of Križaniç work : he has carefully devised a plan of the political, as we can see from his hand-drawn sketches in the original manuscript.

Križaniç and the grammatisation of knowledge

12 For his description of the political, Križaniç uses a kind of universal model for argumentation, which was not known in Moscow at the time of Peresvetov : grammar. Typical for grammar as a method, as I understand it, is to divide knowledge into its smallest units, to put them in relation on the basis of certain functions and to build up a hierarchical system of knowledge, which is linked by rules of interdependence. Let’s have a look at this method in Križaniç description of the State. Križaniç writes : We will talk about three things, [...] in which the world sees its own happiness -- I mean wealth, power and wisdom [...]. The wealth of the ruler does not so much consist in his gold- and silver-treasury as in the wealth of the population. [...] The power is not so much in the size of the empire or strength of their defence, as in good laws.16

13 Obviously, these three concepts (and the corresponding parts of the book) imply something similar to the economic, military and scientific spheres of society. But, as some terms (e.g. “wealth” [blago], “wisdom”) have ambiguous meanings, sometimes linked to the religious sphere, the concrete meaning of the terms in Križaniç text becomes clear only after the argumentation is completed. He divides all three basic parts of the State into smaller units, which in turn will be analysed. Thus Križaniç builds up a strictly hierarchical system, from the very bottom to the top, from the “atoms” of the political, through the middle-spheres of the State to the whole -- the “Politika.” Križaniç builds a grammar of the political.

14 A good example of this “grammatical method” is the construction of the concept of “wealth.” Wealth is divided by Križaniç into wealth of the people and wealth of the State. Križaniç then divides this sphere further into different types of wealth (property, money) and different ways of acquiring wealth (trade, craftsmanship, agriculture and metallurgy). He goes further and further into details : good and bad ways to raise taxes, importance of metals, of trade routes, paper-mills, seeds, production of tar, the right way of sawing, free sale of tobacco, growing grapevines, and how to exploit mines. After this chapter we know for certain what he has in mind under the concept of “wealth”: it is, indeed, very close to what we understand today as the economical sphere.

15 The most clear-cut segmentation we find in the second part about power : seven elements -- fortifications, weapons, army organisation, personnel, leaders, speeches/ names/costume and wages/honours. No doubt -- talking about power, Križaniç has in mind the military. And the division goes on. Weapons for example are divided into beating, cutting, piercing, shooting, siege and defending weapons. The defending weapons are for example the shield, the knight’s breast-plate, the lynx’s fur, the trench and the tower. This way Križaniç works out a grammar of the political in four steps, from the most abstract categories, through power and defending weapons, down to the smallest elements of the State, like e.g. “elbow schooner.”

16 Of the three components of the State, it is the concept of wisdom which requires the most detailed and difficult segmentation. Wisdom is divided into wisdom, knowledge and philosophy :

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Wisdom is knowledge of the most important and highest things. That is : of God, of heaven, of earth, of the habits of the people [...]. Knowledge -- this is understanding the reasons of things [...]. Philosophy or love for wisdom -- this is “striving for wisdom.”17

17 The argumentation goes on in a very scholastic/Aristotelian manner : “There are four main causes : the creator, the material, the form and the end. Minor causes are : the tool, the circumstances and others.”18 In the case of wisdom, Križaniç shows the result of its ongoing analysis, of its segmentation into basic components in a fascinating sketch, which illustrates perfectly the essence of his grammatical method : total description by segmentation of an empirical, homogeneous, but functionally distinctive, material and its organisation in a strictly hierarchical system.

18 Križaniç uses grammar as method also in other parts of his corpus. In his original grammar of Slavic languages he presents his own “grammatical method” very concisely : The dot is the smallest part of the language ; with dots you build lines, with lines letters as a, b, v, g. With letters syllables [...]. With syllables words [...]. With words sentences [...]. With sentences languages [...]. And from languages, groups of languages [...]. Of Slavic languages we have six [...] Russian, Polish, Czech, Croat, Serb and Bulgarian.19

19 This method of segmentation and construction of a new hierarchical order can be found in seventeenth-century Europe in nearly all intellectual disciplines within small distances of time and applied to different degrees. Grammar finds naturally its first and most complete form in linguistics. The work on a Russian grammar can be understood as a direct answer to the challenge of the Catholic expansion in the disputed lands between and Moscow at the end of the sixteenth century. In a polemical climax, Piotr Skarga reproached the Orthodox their lack of knowledge : without a grammar, Russian would never be a holy language. Learning from the enemy, the first eastern-Slavic Orthodox grammars are published at the end of the sixteenth century (1591, Adelphotes and 1596, the Grammar by Zizanij) by the Orthodox schools (bratskie shkoly) organized on the model of Jesuit colleges.

20 As a model for Moscow, the publication of Smotritskii’s grammar (1619 in Kiev, 1648 in Moscow) is of utmost importance. Typically, these linguistic grammars are introduced by pedagogical questions and very analytical step-by-step answers : “What is Grammar ? [...] How many parts are there in Grammar ? Four : Orthography, Etymology, Syntax and Prosody” etc. In music also, we have similarly constructed grammars, partly close to foreign models,20 but some of them autochtone works.21 The opening questions are similar : “What is music ? [...] How many types of music are there ? Two, one with the voice, the other with instruments.”22 In Rhetoric 23 and Mathematics24 we find the same stereotyped forms at the beginning. Indeed, the inner structure itself changes fundamentally, for instance in the case of handbooks of mathematical exercises. Whereas traditional Arithmetic25 lumps together all exercises dealing with a given profession, e.g. fish-selling, Magnitskii’s Arifmetika arranges them systematically, according to mathematical categories like geometry or algebra. A similar process of reorganisation of knowledge in the seventeenth century can also be found in medicine (treatise “about human nature,”26 translation of Vesalius’s Anatomy in the middle of the century) and also in more abstract types of knowledge such as the internal order of books (e.g. table of contents) and libraries (e.g. catalogues)27.

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The fate of grammar

21 Yet, how could a genre like grammar, which comes from a specific linguistic context, find its way into all intellectual disciplines in seventeenth-century Muscovy ? Is this the best way to understand reality, is it one of the famous tricks of rationality ? As the main narrative for the history of science, the triumph of rationality has been put aside a long time ago. Indeed, the knowledge of grammar in the seventeenth century does not necessarily improve the quality of argumentation, as showed with magnificent clarity by Simeon Polotskii when he accused Nikita Dobrynin of ignorance because he had not studied grammar. He explains to him that double negation in Russian means “yes” -- ignoring this being obviously a grave error from the point of view of the learned man.

22 Grammar is probably not always the most adequate system to describe reality. Or should we consider the success of grammar as a sign that “the western way” found “at last” its way to Russia ? We must remember that grammar was not always understood as typically western ; besides, authors of grammars often tried to hide their western provenance. Both concepts, rationalisation and westernisation alike, are involved in certain aspects of the complex process which takes place in the area of knowledge and proto-sciences in Russia in the seventeenth century. But, at the same time, focusing on them may distract our attention from the specific mechanisms, problems and also curiosities of this process. The concept of grammar has many advantages in that respect. It is taken directly from the sources, it includes different spheres of knowledge and at the same time keeps at safe distance from the narratives of rationalisation and westernisation, which inevitably produce the worn-out description of backward Russia -- belated and imperfect copy of its western neighbour.

23 As far as my studies allow me to undertake a general description of this grammatisation of Russian culture, the crucial channel for this model was pedagogy in the brother schools and the intellectual spaces they created, which were relatively free from everyday influence. Here grammar could develop and find its place into the future Moscow elite. Karion Istomin wrote in 1694: “Grammar teaches us to know.”28 Indeed, ranking first in the timetable, before all other subjects of the seven artes liberales, pupils of orthodox brotherhood schools and of Jesuits alike learned grammar, which meant the segmentation of language, the learning by heart of paradigms and rules. Traditionally languages and writing were taught without involving abstract concepts, simply by reading and copying parts of the Holy Scripture. To the new generation in brother schools, a well-built argumentation looked different than to their fathers. It was not any longer the repetition of familiar elements, but the bringing into play of rules which had basically a functional rationale -- in short : which was similar to the model of the grammar.

24 The reason for the fundamental differences between our two authors does not stem from personal idiosyncrasies, but from the general cultural background of the tsar’s court in sixteenth- and seventeenth-century Moscow. The tendency to oral language of Peresvetov, contrasting with Križaniç’s specialized terminology, suggests the following presupposition : while the tsar and his immediate surrounding in the sixteenth century were still open to a culture based on popular and religious parameters, the seventeenth century witnesses the dominance of an intellectual culture independent from popular and religious tradition. In this elite culture, new ways of argumentation appear, which are bound to a new milieu of intellectuals. The existence of this new milieu at the court

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of Aleksei Mikhailovich is the basis for the later development of Russia within the plans of Peter the Great. This new milieu is connected to a modern intellectual culture, the principal parameters of which are still ours today.

25 Humboldt-Universität zu Berlin

26 StefanSchneck@ gmx. de

NOTES

1. D. S. Likhachev, ed., Sochineniia I. Peresvetova (M.-L., 1956): 189. 2. Iurii Krizhanich, Politika, N. Tikhomirov, ed. (M., 1965): 371 [hereafter Politika]. 3. W. Philipp, Ivan Peresvetov und seine Schriften zur Erneuerung des Moskauer Reiches (Königsberg, 1935). 4. A. A. Zimin, I. S. Peresvetov i ego sovremenniki : Ocherki po istorii russkoi obshchestvenno-politicheskoi mysli serediny XVI veka (M., 1958); A. Danti, “Ivan Peresvetov : Osservazioni e proposte,” Ricerche Slavistiche, 12 (1964): 3-63. 5. Politika : 648, 650, 572. 6. D. S. Likhachev, ed., Pamiatniki Literatury Drevnei Rusi. Konec XV-pervaia polovina XVI veka (M., 1984): 606 (and 610). 7. Ibid.: 604. 8. Ibid.: 602 (and 612). 9. Ibid.: 608. 10. One of the most productive analysis of Križaniç’s work and argumentation can be found in : Jerzy M. de Kamiski, “... Nápred i názad se ogledát”. Razgówori ob wladátelystwu (1663-1666) Juraja Križanicia i ich spójnoÊç tematyczno-argumentacyjna (Uppsala, 1987). 11. Politika : 452 12. Ibid.: 374. 13. Ibid.: 456. 14. Ibid.: 568, 649. The indications are often very questionable. 15. Ibid.: 458. 16. Ibid.: 374-375. 17. Ibid.: 457. 18. Ibid.: 458. 19. J. Hamm, ed., Juraj Križaniç. Objasnnije vivodno o pism slovnskom (Sabrana Dela, Knjiga 1) (Zagreb, 1983): 5-5°. 20. S. V. Smolenskii, ed., Musikiiskaia grammatika Nikolaia Diletskago (SPb., OLDP, 1910).

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21. N. P. Parfent´ev, ed., Aleksandr Mezenets i prochie. Izveshchenija ... zhelaiushchim uchitisia peniiu, 1670 g. (Cheliabinsk, 1996). 22. S. V. Smolenskii, op. cit., p. 11. 23. R. Lachmann, ed., Die Makarij Rhetorik (Köln, 1980); Stefan Iavorskii, Ritoricheskaia ruka (SPb., OLDP, 1878). 24. L. F. Magnitskii, Arifmetika (M., 1703). 25. e.g. Arithmetic (BAN 17.6.24). 26. N. K. Gavriushin, “Drevnerusskii traktat ‘O chelovechestem estestve’”, in R. A. Simonov, ed., Estestvenno-nauchnye predstavleniia Drevnei Rusi (M., 1988): 220-227. 27. M. I. Slukhovskii, Russkaia biblioteka XVI-XVII vv. (M., 1973). 28. Karion Istomin, Polis (1694), GIM, Chud. 301, l. 276, in : Karion Istomin, Kniga liubvi znak v chesten brak, L.I. Sazonova, ed. (M., 1989):57.

RÉSUMÉS

Résumé La pensée politique à Moscou aux xvie et xviie siècles : Peresvetov, Križaniç et la « grammaticalisation du savoir ». Comment pensait-on, comment parlait-on de politique à la cour du tsar au xvie siècle (sous Ivan IV) et au xviie siècle (sous Alexis Mihajlovič), si l’on entend par politique une organisation idéale de l’État et de la société ? Pour répondre à cette question, l’auteur étudie les œuvres d’Ivan Peresvetov et de Juraj Križaniæ, qui ont rédigé, pour la cour impériale, des écrits reflétant à la fois leur savoir d’experts et leur position de marginaux. L’analyse révèle des différences fondamentales dans leurs modes d’argumentation, différences qui correspondent à des changements profonds dans la culture intellectuelle des milieux de la cour tout au long du xviie siècle. Si Peresvetov argumente par images et par citations, Križaniæ, cent ans plus tard, développe sa pensée sous la forme caractéristique du savoir grammatical : fonctionnelle, analytique, exhaustive. Comme on peut observer une évolution analogue dans d’autres disciplines intellectuelles, il est légitime de parler d’une « grammaticalisation du savoir » dans la Russie du xviie siècle.

Abstract What were political thinking and talk like at Ivan IV’s court in the sixteenth century and Alexis Mikhailovich’s in the seventeenth, if one is to understand the term “politics” as the ideal organization of state and society ? The author looks for the answer to that question in the works of Ivan Peresvetov and Juraj Kriûaniæ. Written for the imperial court, these texts reflect their authors’ expertise and marginal positions. The analysis reveals basic differences in argumentation reflecting the profound changes that took place in the intellectual culture of the court throughout the seventeenth century. Peresvetov’s argumentation is based on images and quotations, whereas a century later, Kriûaniæ developed his thought in a way characteristic of grammatical study--functional, analytical, and exhaustive. As a similar evolution is observable in other intellectual disciplines, it is legitimate to speak of a “grammatisation” of knowledge in seventeenth-century Russia.

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Формировaние идеологии русской монархии в xvı в. и Сmeneннaя кнuzа Aleksej V. SIRENOV

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RÉSUMÉS

Résumé La formation de l’idéologie de la monarchie russe du xvie siècle et la Stepennaja kniga. L’article étudie un témoin important de la pensée historique russe du xvie siècle, la Stepennaja kniga (Livre des degrés de la généalogie impériale). Ce document se distingue par sa composition unique et par la philosophie de l’histoire qu’il exprime, assimilant l’histoire russe à une échelle qui mène à Dieu. L’étude d’un brouillon découvert récemment éclaire l’histoire de la création du Livre des degrés. Il est désormais possible d’affirmer que l’image de l’échelle et la division correspondante du texte en « degrés » ne faisaient pas partie des intentions de l’auteur au départ mais firent leur apparition pendant l’étape finale de la rédaction du livre.

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Abstract The formation of the Russian monarchy’s ideology in the sixteenth century and the Stepennaia kniga. The article is devoted to the Stepennaia kniga, a prominent sixteenth-century text in Russian historical thinking. The book stands out by its unique composition and the philosophy of history it expresses : Russian history is assimilated to a ladder leading to God. The study of a recently discovered draft of the document sheds light on the history of its creation. At present we can assert that the ladder image and the corresponding division of the text into “steps” were not initially intended by the author but appeared during the final stages of the book’s composition.

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La naissance de l’Union de Brest La curie romaine et le tournant de l’année 1595

Laurent Tatarenko

1 L’Union de Brest fut avant tout une rencontre. Elle fut aussi un échec, au regard de la distance qui sépare les objectifs initiaux des résultats obtenus. Aussi ces deux aspects sont-ils pour l’historien un terrain de prédilection pour tenter de comprendre les rapports entre les Églises d’Orient et d’Occident à l’époque de la Réforme catholique et peut-être saisir davantage l’évolution interne de chacune de ces confessions. L’intérêt de l’histoire de l’Union réside précisément dans cette confrontation entre deux traditions confessionnelles à une époque où l’unité chrétienne vole en éclats sous les coups de la Réforme. Par là, il est possible de mesurer à quel point l’orthodoxie acquiert alors un caractère ethnique au point de devenir par la suite l’un des fondements de l’unité des communautés issues de l’éclatement de la Rus´ kiévienne1. Malgré une historiographie abondante, ce champ d’étude soulève encore un certain nombre de questions qui restent sans réponse. En effet, le plus souvent l’Union de Brest a été étudiée de façon unilatérale. Certains historiens ont cherché les responsables des échecs et des luttes entre orthodoxes et uniates ou catholiques, qui atteignent une violence sans bornes dès le début du XVIIe siècle 2. De plus, l’opposition d’une grande partie des orthodoxes après 1595 a été le plus souvent expliquée par des causes politiques ou du moins non religieuses. Pourtant ces raisons semblent insuffisantes pour comprendre la nature du conflit dans lequel naît l’Église uniate. Est-il possible de parler d’un simple conflit politique, quand on se souvient que dans les années 1582-1584, puis de nouveau en 1593, le prince Constantin Ostrojskyj parle encore lui- même de conclure une union entre Rome et Constantinople ?3

2 C’est pourquoi nous proposons de distinguer deux grilles de lecture dans l’histoire de l’Union. D’une part, il s’agit d’y voir un dialogue avorté entre deux confessions aux traditions différentes. De l’autre, il faut donner leur place aux conséquences politiques de cette tentative de rapprochement, qui se traduisent par des luttes au sein de la société ruthène. Pour résumer, il faut se garder de trancher entre causes politiques et causes religieuses et insister plutôt sur la superposition de ces deux aspects. Nous pouvons alors parler d’un échec religieux (au sens strict de traditions ecclésiastiques, pratiques liturgiques, structure hiérarchique et sociale de l’Église, etc.) qui, par ses

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implications, a débouché sur un affrontement politique à l’intérieur de la société ruthène de la République polono-lituanienne.

3 Les préparatifs de l’Union de Brest commencent en 1590, lorsque, dans un texte adressé au roi de Pologne, les évêques de Luck, de Lviv, de Chelm et de Pinsk affirment leur volonté de s’unir avec les catholiques. Pourtant il faut attendre la fin de l’année 1594 pour que le projet prenne corps et débouche sur une véritable négociation. Ce n’est que dans sa dépêche du 15 octobre 1594 que le nonce Malaspina informe la curie romaine de l’initiative des prélats ruthènes4. Par conséquent l’année 1595 apparaît comme le point tournant des préparatifs de l’Union. Ces quelques mois voient à la fois le revirement d’une partie du clergé et de la noblesse orthodoxes, qui jusque-là soutenaient les projets d’union, l’entrée en scène de la curie romaine, mise au courant très tard des démarches des évêques orthodoxes, et enfin la promulgation de l’Union à Rome le 23 décembre 1595, dans un climat rempli d’ambiguïtés.

Les divisions du clergé orthodoxe

4 Entre l’assemblée de Torczyn (2-4 décembre 1594) et le départ des évêques de Luck et de Vladimir en ambassade à Rome (fin septembre 1595), le contexte politique de l’Union connaît une profonde transformation. Il est vrai que le projet est encore soutenu par une partie non négligeable de la noblesse ruthène et du clergé orthodoxe, mais l’unité vole désormais en éclats. Le fait le plus marquant est certainement le changement de position des évêques de Lviv, Gédéon Balaban, et de Przemysl, Michel Kopystenskyj. De même, alors qu’au début de l’année 1595 un grand nombre d’archimandrites et d’higoumènes adhèrent encore au projet d’Union, au synode d’octobre 1596 ils ne sont plus que trois (Bohdan Godkynskyj, Gédéon Brolnytskyj et Iona Gogol, aussi évêque de Pinsk et de Turov) à sièger aux côtés des évêques « uniates ». Nous nous trouvons alors face à un paradoxe. Balaban, qui n’a cessé d’affronter la confrérie laïque de sa ville et qui a été l’un des initiateurs de l’Union, devient désormais l’un des seuls prélats à la rejeter. Les moines qui subissaient de plein fouet les exactions des pouvoirs séculiers passent eux aussi à l’opposition alors que le rapprochement avec Rome était censé renforcer l’autorité de l’Église ruthène et lui donner les moyens nécessaires d’entreprendre une réforme interne. Comment l’expliquer ?

5 Il semble nécessaire de supposer qu’au cours de l’année 1595 des événements ou des données sur lesquels nos sources restent silencieuses ont modifié le contexte de l’Union. À cause du manque de sources nous ne pouvons que formuler des hypothèses. Nous pensons qu’une partie du clergé a cru alors que l’Union allait échouer. Est-ce dû aux attaques du prince Constantin Basile Ostrojskyj, qui jusqu’en 1593 souhaitait encore un rapprochement entre Rome et Constantinople, ou à la menace pesante de l’excommunication de la part du patriarche constantinopolitain5 ? Face à ces craintes, certains prélats choisissent peut-être de se prémunir contre un projet qu’ils jugent condamné. Le cas de Balaban est intéressant. Prélat éduqué, et formé à l’académie d’Ostrog, il était conscient de son rang et il en tirait une certaine arrogance6. Aussi son conflit incessant avec la confrérie orthodoxe de Lviv témoigne d’un certain opportunisme de sa part. C’est pourquoi son revirement au cours de l’été 1595, probablement dès avant la rédaction des XXXII Articles (en juin), laisse supposer qu’il aurait obtenu de l’opposition, ou du prince Ostrojskyj en particulier, une contrepartie

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substantielle. Pour notre part, nous formulons l’hypothèse qu’il s’est vu alors proposer de remplacer Rahoza comme métropolite puisque les opposants espéraient que le patriarche de Constantinople allait excommunier sous peu les prélats partisans de l’Union avec Rome. Cette même hypothèse pourrait expliquer le revirement de Kopystenskyj qui devait peut-être remplacer l’évêque de Luck, Cyrille Terletskyj, comme exarque du patriarche de Constantinople. Il est en effet intéressant de remarquer que, dans la hiérarchie orthodoxe ruthène, deux titres sont alors conférés par le patriarche constantinopolitain, celui de métropolite et celui d’exarque, or ce sont bien deux prélats qui quittent le parti de l’Union de manière inexpliquée.

6 De la même façon, le sommet de la hiérarchie monastique a pu adopter alors un raisonnement semblable. En effet les attaques des confréries laïques, dont voulaient se protéger les évêques ruthènes, ne visaient pas réellement les moines qui incarnaient la forme la plus aboutie du vécu de la foi et servaient par conséquent de fondement à la doctrine même de l’Église, qui était appliquée à son tour par le clergé séculier. Dans cette conception, l’idéal monastique restait un modèle pour la foi et pour la spiritualité des fidèles. Dans le même temps, ces monastères souffraient de l’empiètement de certains évêques peu scrupuleux comme le montre le cas de Ivan Borbogatyj Krassenskyj, devenu évêque de Luck en 15697. Par conséquent, ceux qui ont cru, comme nous le pensons, que l’Union était condamnée ont pu faire de leur revirement un moyen de revanche sur les prélats séculiers. En effet, dans le cas de l’excommunication de la majorité des évêques ruthènes, les archimandrites, et surtout les plus importants d’entre eux comme Nicéphore Tour (archimandrite du monastère des Grottes de Kiev), pouvaient espérer renforcer leur autorité dans l’Église ruthène, laissant aux confréries laïques le soin d’organiser le culte des fidèles.

7 Nous ne proposons ici que des pistes de recherche qui demandent à être travaillées avec des sources précises et peut-être nouvelles. Néanmoins l’éventualité d’une excommunication des évêques ruthènes, ajoutée à l’opposition du prince Ostrojskyj, constitue alors une menace réelle pour la réussite de l’Union. Ceci se remarque dans l’empressement de l’évêque orthodoxe de Luck à obtenir l’approbation des autorités polonaises et de Malaspina8. De même, au cours de l’assemblée réunie, le 22 septembre 1595, pour décider du départ de l’ambassade ruthène, l’évêque de Vladimir, Hypace Potyj, et Cyrille Terletskyj évoquent explicitement le problème de l’excommunication9. Aussi est-il légitime de penser que, face à ces incertitudes, une partie du clergé s’est mise alors à douter de la réussite de l’Union et a tenté de préserver son autorité en empruntant une autre voie.

8 La division à l’intérieur même de l’Église ruthène suffit à souligner la distance qui la sépare alors de l’Église romaine, fondée désormais sur une unité hiérarchisée du clergé et une nette séparation avec le monde laïc. Vue de Rome, l’Union devait s’appuyer sur des principes bien différents de ceux exprimés par les conditions orthodoxes.

Rome et les Églises orientales

9 Le concile de Florence (1439), dont les Romains venaient de « redécouvrir » les décrets sous Grégoire XIII, sert alors de référence pour l’ensemble de la politique religieuse du Saint-Siège à destination des Églises orientales. Toutefois, pour préparer l’Union des Ruthènes, la curie s’appuie sur deux antécédents concrets. Il s’agit de l’Union des

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coptes d’Égypte et de la politique romaine à l’égard des « Grecs » qui vivent alors dans la péninsule italienne.

10 Les tentatives de rapprochement avec le patriarcat copte d’Alexandrie débutent avec le pontificat de Grégoire XIII, sans donner encore de véritables résultats10. Après des tentatives sous Sixte V, Clément VIII reprend ce projet d’union11. En mars 1593, il envoie auprès du patriarche copte, Gabriel VIII, Jean-Baptiste Vecchietti avec la mission de mener les négociations de l’Union12. Dans les instructions de ce nonce extraordinaire se dégagent déjà les visées de la politique romaine de la période post-tridentine. Le but de la mission est expliqué en ces termes : [Il faut que les coptes] reçoivent volontairement les dogmes auxquels est tenue [l’Église romaine] et qu’elle observe, rejetant ceux qu’elle rejette, et qu’ils fassent entre les mains du pape leur profession de la Sainte foi catholique, apostolique et romaine, que devra confirmer le patriarche et les siens, en Égypte, le temps venu. [...] l’Église catholique et apostolique est une seule et doit être la même partout sans avoir de divisions ou de différences essentielles.

11 Il est donc manifeste que l’idée d’une quelconque équivalence confessionnelle est totalement exclue de ce projet. Dans le même temps, s’il est possible de parler d’une intransigeance catholique, il est difficile de prétendre que les coptes, et par la suite les Ruthènes, ont été « trompés » par l’Église catholique. À une époque où le catholicisme accomplit une profonde réforme interne, s’unir avec Rome implique d’accepter l’ensemble des décisions du concile de Trente, qui définit avec précision le dogme et les pratiques de l’Église romaine. En adoptant une définition rigoureuse du catholicisme romain afin de combattre le protestantisme et d’autres hérésies, la pensée tridentine ne pouvait que condamner certaines pratiques des Églises orientales qui d’ailleurs n’avaient pas pris part au concile.

12 D’autre part l’Union copte offre un éclairage important sur notre sujet précisément parce qu’elle a servi de banc d’essai aux préparatifs de l’Union ruthène un an plus tard. En effet les envoyés du patriarche Gabriel VIII et du commus d’Alexandrie arrivent à Rome en juin 1594. Même si Clément VIII estime que les ambassadeurs ne disposent pas de pouvoirs suffisants, car ils n’ont pas reçu de véritables lettres de créance de leurs supérieurs, il accepte de procéder à l’union, à condition que plus tard Gabriel VIII et le commus d’Alexandrie fassent parvenir à Rome des lettres confirmant les décisions de leurs délégués.

13 L’affaire est alors confiée à la congrégation du Saint-Office et étudiée par les cardinaux Santorio, Toledo et Galli di Como. Les deux premiers participent par la suite à l’examen des XXXII Articles ruthènes. Les documents édités par Vinenzo Buri témoignent d’une opposition entre Toledo et Galli di Como sur la profession de foi que doivent prononcer les coptes lors de la cérémonie d’union. Toledo critique en réalité une ébauche de cette profession de foi préparée encore sous Grégoire XIII par Jean-Baptiste Eliano qui avait été envoyé en mission auprès des coptes d’Égypte13. Le cardinal reproche à ce texte, qui tentait de trouver des formules de compromis à la manière du per Filium du concile de Florence, de reprendre certaines erreurs condamnées déjà par le concile de Chalcédoine en 45114. Cela démontre parfaitement qu’au sein même du Saint-Office existent alors des courants divers, plus ou moins fermes à l’égard de l’expression du dogme catholique. Ces mêmes oppositions se retrouvent dans l’examen de la question ruthène par la curie.

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14 Enfin la cérémonie elle-même, qui a finalement lieu le 15 janvier 1595, annonce déjà la cérémonie ruthène du 23 décembre suivant (lecture des lettres de Gabriel VIII, profession de foi des représentants coptes, etc.). Toutefois, malgré ce semblant de réussite, les lettres de confirmation des chefs de l’Église alexandrine se font attendre et l’Union copte ne devient officielle qu’en juin 1597. Cette attente explique en partie que la curie décide de faire de l’Union ruthène un acte définitif pour éviter de semblables incertitudes.

15 Les mêmes visions se retrouvent dans l’attitude romaine à l’égard des Grecs d’Italie15. Dès le pontificat de Pie V, la papauté commence à s’immiscer dans les rapports entre la hiérarchie catholique et les fidèles de rite grec de la péninsule. En 1576, Grégoire XIII fonde ainsi le collège grec Saint-Athanase, destiné à éduquer les élèves dans le rite oriental tout en leur inculquant la foi catholique. La question des rapports entre les deux rites prend une autre dimension sous Clément VIII qui décide de réglementer les pratiques liturgiques et le culte des communautés de rite oriental. Dans ce but il institue en février 1593 une congrégation chargée de réformer les abus de l’Église grecque d’Italie16. Le travail de cette congrégation nous intéresse à la fois parce qu’il débouche sur la promulgation de l’instruction Super aliquibus ritibus Graecorum, le 31 août 1595, au moment même où les XXXII Articles sont examinés par l’Inquisition, mais aussi parce que ces réunions sont présidées par le cardinal Santorio qui occupe une place centrale dans l’affaire de l’Union ruthène. D’ailleurs un document plus tardif confirme que les Romains ont assimilé le cas des Grecs d’Italie à celui des Ruthènes, en ignorant les différences politiques et sociales entre les deux communautés. Il s’agit des décrets pontificaux sur les prêtres ruthènes, datant du 5 septembre 1602, du 12 juin 1603 et du 4 septembre 160317. Ce texte instaure une parfaite égalité de statut entre les prêtres des deux rites mais souligne que « doit être préservée la forme de l’instruction Super ritibus Graecorum publiée en 1593 ».

16 Les points abordés dans les comptes rendus des séances de la congrégation sont très divers mais certains sont essentiels pour comprendre l’attitude de la curie à l’égard des rites orientaux et en particulier à l’égard des orthodoxes de la Confédération polonaise.

17 Avant tout, les Romains attachent alors une grande importance à l’acceptation des décisions du concile de Trente ce qui va beaucoup plus loin que les compromis établis au concile de Florence en 1439. Cependant cette prétendue rigidité romaine côtoie des formules contraires comme :« Il a été estimé qu’il fallait non pas pousser les Grecs vers tout ce qui est latin, mais seulement les sortir de leurs abus, et même leur laisser leurs rites non condamnables. »18 Ainsi, l’instruction Super aliquibus ritibus Graecorum montre clairement qu’il s’agit moins de « convertir » les fidèles de rite grec que de promouvoir au sein de leurs communautés l’idéal chrétien tel qu’il a été défini à Trente. Comment comprendre alors ce paradoxe de la position romaine ? En réalité il semble bien que cette ambiguïté soit la meilleure expression de l’attitude du Saint-Siège envers les rites et les traditions du christianisme oriental. Les difficultés et la gêne ressenties par les prélats romains ne sont pas la conséquence d’une quelconque rigidité, inhérente à la vision universelle de l’Église romaine, mais viennent directement d’un problème contemporain : comment concilier les décisions du concile de Trente avec les traditions d’une Église qui est issue d’une autre évolution historique et culturelle ? L’offensive tridentine visait les protestants, or les orthodoxes n’attaquaient nullement, en dehors du Filioque, les fondements de l’Église romaine. L’Union de Brest naissait alors à travers

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une faille du modèle romain qui avait de plus en plus de mal à concilier les acquis de Florence avec les idées réformatrices tridentines.

Les préparatifs de l’« Union de Rome » du 23 décembre 1595

18 La curie romaine ne découvre directement les positions des orthodoxes que lorsque parvient à Rome, sans doute avant le 25 août 1595, la copie des XXXII Articles de l’épiscopat ruthène, accompagnée de l’avis de Malaspina daté du 1er août 1595 19. Le cardinal Toledo, membre de l’Inquisition, est alors chargé de donner un avis sur le texte20. Celui-ci est transmis ensuite directement à la congrégation du Saint-Office qui l’étudie jusqu’au 16 septembre suivant21. Puis, après que Malaspina a informé la curie que le départ de l’ambassade ruthène est remis à plus tard, l’examen s’interrompt pour ne reprendre que le 28 novembre 159522. Les conditions des Ruthènes sont alors étudiées par la congrégation chargée des affaires grecques dont les réunions sont hebdomadaires, les mardis 28 novembre et 5 décembre dans le palais du cardinal Santorio qui préside l’assemblée. Cinq cardinaux siègent dans cette congrégation : Santorio, Deza, Toledo, Pinelli et Sfondrato. Tous les cinq sont membres du Saint-Office, ce qui souligne que le travail de ces réunions se situe dans le prolongement direct du travail accompli au début du mois de septembre. Outre les cardinaux, participent à ces assemblées un certain nombre de théologiens, « chose inhabituelle » (cosa insolita a farsi)23, ce qui prouve que l’affaire suscite l’attention de la curie.

19 Les deux rapports des théologiens qui nous sont parvenus comme seul témoignage de la réaction romaine aux XXXII Articles sont vraisemblablement issus du travail de cette congrégation. L’auteur du premier document n’est pas connu mais le texte fut publié en 1613 par le carme Thomas a Jesu24. Le second avis est l’œuvre du dominicain Pierre Jean Saragoza di Heredia, assistant du maître du Sacré Palais Barthélemy de Miranda25. Ces deux documents diffèrent profondément dans leurs approches. Tandis que le premier s’intéresse surtout à la question du Filioque, le second choisit une démarche beaucoup plus pratique en reprenant point par point les conditions des Articles. L’avis anonyme adopte ainsi le ton d’une dispute théologique destinée à prouver que la formule Filioque est préférable au per Filium que souhaitent conserver les Ruthènes. Le texte de Saragoza, quant à lui, se présente comme un avis officiel sur les demandes orthodoxes, à la fois plus complet et plus pragmatique. Aussi nous pensons que le rapport de Saragoza est postérieur au texte anonyme et constitue une première ébauche de la réponse officielle de la curie aux XXXII Articles. En tant qu’assistant du maître du Sacré Palais, premier théologien de la curie, Saragoza pouvait se voir légitimement confier la rédaction de cette réponse officielle et ce n’est probablement pas par hasard que ce texte fut choisi pour être envoyé à l’évêque de Padoue.

20 Sans analyser point par point ces réponses, il faut en souligner la tendance principale qui semble être la clef de l’examen des conditions des Ruthènes par la curie. Comme dans le cas des Grecs d’Italie, il s’agit de rendre les conditions ruthènes conformes aux décrets tridentins, mais aussi et avant tout de prévenir toute similitude possible avec le protestantisme qui rendrait l’Église romaine vulnérable dans son combat contre la Réforme. Un exemple parlant nous est fourni par la remarque de Saragoza au sujet du mariage entre les personnes de rite grec et latin (art.16), après avoir cité la décision de la 24e session du concile de Trente26 : « [...] Cet anathème est précisément contre Luther,

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Calvin, Bucer et les autres monstres de l’Allemagne, mais de manière indirecte, il est aussi contre les Grecs qui observent ce que défendent les hérétiques. »27

21 La même idée se dégage de la profession de foi prononcée par Potyj et Terletskyj, lors de la cérémonie d’union du 23 décembre28. Non content d’inclure la formule Filioque, ce texte, rédigé sans la participation des prélats ruthènes, leur impose la reconnaissance du purgatoire comme l’endroit « où vont les âmes avant de profiter des fruits de leur pénitence », de la primauté pontificale, mais aussi de l’ensemble des décrets du concile de Trente. Ceux-ci se trouvent résumés en plusieurs points, où il s’agit d’accepter les traditions et les cultes de l’Église romaine, l’interprétation romaine des Écritures, les sept sacrements de l’Église catholique, les rites romains pour l’administration des sacrements ainsi que les décisions prises au sujet du péché originel et de sa justification. En somme ce sont autant de points que rejetaient les Églises protestantes. Enfin se voient clairement exprimées les positions censées s’attaquer directement à la Réforme, comme la présence réelle du corps et du sang du Christ dans le Saint- Sacrement, l’intercession des saints auprès du Seigneur ou bien encore l’usage des indulgences. À aucun moment il n’est question des différences propres, pourtant non négligeables, entre les catholiques et les orthodoxes. En effet, en dehors des formules générales qui imposent aux Ruthènes d’accepter l’ensemble des décisions du concile de Trente, nulle part il n’est fait mention des autres thèmes importants de ce concile, comme la hiérarchie interne du clergé, les devoirs pastoraux des clercs à l’égard des laïcs, etc. Par conséquent, Rome regardait bien les Églises orientales à travers le prisme de la Réforme protestante. Ainsi l’Union avec les orthodoxes devenait davantage une reconquête catholique au sein d’une chrétienté éclatée qu’un véritable dialogue entre les confessions.

22 La conséquence de ces ambiguïtés de l’attitude romaine a été le laconisme des documents officiels de l’Union, qui n’évoquent pas les XXXII Articles. Nous pensons que ce silence s’explique aussi par la crainte suscité par la maladie du pape survenue à la mi-décembre 1595. Même si la congrégation chargée de l’examen des conditions ruthènes n’avait pas fini son travail, il fallait organiser la cérémonie pour éviter que Clément VIII ne décède avant la promulgation de l’Union, ce qui aurait mis un terme à l’entreprise. Dans sa précipitation, la curie s’est limitée aux priorités, exprimées par la profession de foi, et c’est certainement la raison pour laquelle la lutte contre le danger protestant y apparaît avec autant de clarté. Celui-ci constitue bien l’un des obstacles à un dialogue entre catholiques et orthodoxes à la fin du XVIe siècle. Le concile de Trente a marqué une rupture qui, en instaurant des frontières nettes entre la Réforme et la tradition catholique, ne pouvait que compromettre l’ouverture du catholicisme face à d’autres modèles du vécu de la foi. De plus, l’Église romaine et l’Église orthodoxe de Pologne-Lituanie avaient suivi des évolutions contraires : là où les Romains parlaient d’universalité, les orthodoxes évoquaient l’autonomie et le respect de leurs traditions. La réforme tridentine constitue donc un tournant décisif et, plus que l’incompatibilité entre l’Orient et l’Occident, elle met en relief les profondes transformations de l’Église romaine entre le concile de Florence et celui de Trente. En 1595, l’uniatisme florentin semble bien céder la place à l’activité missionnaire de la Contre-Réforme. En outre les tensions internes du clergé ruthène soulèvent même la question de savoir si celui-ci était réellement prêt à une telle « alliance » confessionnelle. L’Union de Brest se présentait alors comme un mécanisme inadapté qui ne pouvait obtenir un soutien efficace de la part d’un Saint-Siège attiré davantage par la lutte contre la Réforme

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protestante et les Ottomans que par le rapprochement entre les anciennes traditions chrétiennes.

23 Université Paris I Panthéon-Sorbonne

24 tatarenko. laurent@ neuf. fr

NOTES

1. Par exemple, lors des rencontres qui ont lieu entre les opposants et les partisans de l’Union, au synode de Brest d’octobre 1596, Ostrojskyj prend bien soin d’envoyer aux « uniates » une délégation composée de sept nobles, sept bourgeois et six clercs pour bien montrer que son camp représente l’ensemble du peuple ruthène face aux évêques uniates qui ne sont que des personnes privées. Il s’agissait de montrer que les réformes religieuses devaient se faire avec l’accord de toute la communauté orthodoxe et non pas seulement celui des prélats (cf. A. Welykyj, éd., Documenta pontificum Romanorum historiam Ucrainae illustrantia, vol. 1 : 1075-1700, Rome, 1953, n° 252, p. 398). 2. Pour la défense de la partie catholique voir surtout O. Halecki, From Florence to Brest (1439-1596), Rome, 1958, mais aussi E.Likowski, Unia Brzeska (r.1596), Poznan, 1889; K. Chodynicki, KoÊció prawosawny a Reczpospolita Polska. Zarys historyczny 1370-1632, Varsovie, 1934; A. Welykyj, Z litopisou hristians´koj Ukraïni, Rome, 1968-1975 (et d’autres). Les maladresses des catholiques polonais et romains ont été soulignées par B. Dupuy, « L’Union de Brest jugée avec le recul du temps », Istina, XXXV, 1990, p. 17-49; E. Suttner, « Brachte die 3. Voir J. Krajcar, « Konstantin Basil Ostrozskij and Rome in 1582-1584 », Orientalia Christiana Periodica, 35, 1969, p.193-214; B. N. Florja, « Episkopy, pravoslavnaja znat´ i bratstva. Vopros o reforme cerkvi v poslednie desjatiletija XVI v. », in M.V. Dmitriev, B.N. Florja, S.G. Jakovenko, Brestskaja unija 1596 g.i obščestvenno-političeskaja bor´ba na Ukraine i v Belorussii v konce XVI-načale XVII v. : istoričeskie pričiny (cité infra BOOPB), Moscou, 1996, p.95-116. 4. A. Welykyj, éd., Litterae Nuntiorum Apostolicorum historiam Ucrainae illustrantes (cité infra LNA), vol.2 : 1594-1608, Rome, 1959, n° 431, p. 26. 5. Dans une lettre, datée du 7 septembre 1592, la confrérie orthodoxe de Lviv informe le patriarche Jérémie II de l’initiative prise par les évêques ruthènes. 6. Il ordonne ainsi de faire battre l’un des représentants de la confrérie de Lviv, sous les yeux du patriarche d’Antioche, Joachim, alors en visite dans la ville. cf. B. N. Florja, « Vostočnye patriarhi i zapodnorusskaja cerkov´ », in BOOPB, p.118. 7. B. N. Florja, « Episkopy... », art. cit. in BOOPB, p. 96. 8. LNA, n°477, vol.2, p.55. « [...] les seigneurs députéss’étaient mis d’accord que ces évêques retournassent dans leurs demeures, se réunissent de nouveau avec les autres et, s’étant mis totalement d’accord, retournent ici pour la fête de la Pentecôte qui, d’aprèsl’ancien calendrier, n’est pas si proche. Mais l’évêque de Luck revint il y a huit jours [...]. » (« [gli] signori deputati si restò d’accordo che essi vescovi ritornassero alle

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loro residenze, et si congregasessero di nuovo con li altri, et accordatisi fondamentalmente con essi ritornassero qua alla festivita della Pentecoste, la quale secondo il calendario vecchio non sarà cosi presto. Or ritornò otto giorni sono il Vescovo di Sluczka [...]. ») 9. LNA, n°511, vol.2, p.74-78. « [...] que s’ils ne faisaient pas l’Union rapidement, on couraitle danger de voir survenir leur destitution et celle du métropolite. Dans ce cas, les Ruthènes prétendraient que ce ne sont pas leurs pasteurs et évêques, mais des personnes privées et châtiées qui ont fait la dite Union » (« [...] che se non facevano la Unione presto, si correva pericolo che soprangiungesse la privatione di loro et del Metropolita, nel qual caso li Rutheni essagerato che non pastori et vescovi loro, ma huomini privati et castigati havevano fatta detta Unione. ») 10. Il faut rappeler qu’une union avec l’Église copte avait été promulguée au concile de Florence par la bulle Cantate Domini, du 4 février 1442. Toutefois cette union, conclue avec le patriarche copte Jean, ne dura qu’un court moment, et les contacts avec Rome s’interrompirent de nouveau. 11. Voir V. Buri, L’unione della Chiesa copta con Roma sotto Clemente VIII, Rome, 1931. 12. Ses instructions se trouvent dans K. Jaitner, éd., Die Hauptinstruktionen Clemens’ VIII. für die Nuntien und Legaten an den europäischen Fürstenhöfen : 1592-1605, vol.1, Tübingen, 1984, p.126-130. 13. V. Buri, op. cit., p.148. 14. Les coptes étaient une communauté monophysite qui avait précisément rejeté le concile de Chalcédoine. 15. Voir notamment V. Peri, « Chiesa latina e Chiesa greca nell’Italia posttredentina (1564-1596) », in La Chiesa greca in Italia dall’VIII al XVI seculo, Padoue, 1973, p. 271-469; V. Peri, « I precedenti storici ed ecclesiologi dell’Unione di Brest », in L.S. Olschki, éd., Il Battesimo delle terre russe. Bilancio di un millenio, Florence, 1991, p. 323-333. 16. Les comptes rendus des premières séances sont édités dans Cyrille Karalevskij, « L’istruzione di Clemente VIII “super aliquibus ritibus Graecorum” (1595) e le Congregazioni per la riforma dei Greci (1593) », Bessarione, 17, 1913, p.344-365, 466-481. 17. A. Šeptyckyj, éd., Monumenta Ucrainae historica (cité infra MUH), vol.1 : 1053-1623, Rome, 1964, n°344, p.230-231. 18. « Non ad omnia Latinorum agendos Graecos statutum est, sed ab abusibus tantum revocandos, ritus vero suos non damnabiles illis permittendos. » 19. LNA, n°498, vol.2, p.65-66. 20. MUH, n°175, vol.1, p.95. 21. MUH, n°179, vol.1, p.96-97. 22. La délégation de Hypace Potyj et Cyrille Terletskyj arrive à Rome le mercredi 15 novembre 1595. 23. D’après les mots du cardinal Cinzio Aldobrandini qui informe le nonce Malaspina du progrès de l’affaire. 24. Thomas a Jesu, De procuranda salute omnium gentium, Anvers, 1613. MUH, n°198, vol.1, p.116-128.

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25. Le texte nous est parvenu grâce à une lettre destinée à Jean-Vincent Pinelli, évêque de Padoue, et datée du 1er décembre 1595, voir MUH, n°197, vol.1, p.111-116. 26. En réalité la méfiance de Saragoza à l’égard du 16 e article est due à sa mauvaise interprétation de la formule « Matrimonia [...] libera sint ». 27. « [...] Questo anathema è proprio contro Lutero, Calvino, Bucero et gli altri mostri della Germania, ma indirettamente è contro Greci, che inconsideratamente osservano ciò che gli heretici diffendeno. » 28. Voir A. G. Welykyj, Documenta unionis Berestensis ejusque auctorum, Rome, 1970, n°143, p.211-215; n°144, p.215-216.

RÉSUMÉS

Résumé L’année 1595 voit l’accélération des négociations de l’Union de Brest. Dans le même temps, l’unité du clergé ruthène vole en éclats sur un fond d’opposition croissante des confréries laïques et du prince Constantin Basile Ostrojskyj. La curie pontificale, quant à elle, avertie sur le tard, examine le projet dans la précipitation. Les prélats romains s’appuient alors sur le précédent florentin de 1439, mais pour les questions pratiques, relatives au dogme et à la liturgie, ils établissent un parallèle avec l’Union des coptes d’Égypte et la politique du Saint-Siège à l’égard des « Grecs » du sud de la péninsule italienne. Dans les deux cas, l’étude des divers documents démontre que, du côté romain, l’objectif principal était de prévenir toute similitude possible des futures Églises unies avec les pratiques protestantes. C’est pourquoi l’Union avec les orthodoxes devenait davantage une reconquête catholique au sein d’une chrétienté éclatée qu’un véritable dialogue entre les confessions. De plus, le concile de Trente avait marqué une rupture qui, en instaurant des frontières nettes entre la Réforme et la tradition catholique, ne pouvait que compromettre l’ouverture du catholicisme face à d’autres modèles du vécu de la foi. Cette approche était en effet incompatible avec le modèle florentin. Par conséquent, l’Union de Brest devenait le fruit d’un mécanisme dépassé et incapable d’offrir le soutien efficace recherché par les évêques ruthènes.

Abstract How the Union of Brest came to be : the Roman Curia and the turn of the year 1595. The year 1595 witnessed an acceleration in the Union of Brest negotiations. At the same time, the Ruthenian clergy split violently and antagonism grew between lay Orthodox brotherhoods and Prince Constantin Basil Ostroiski. The papal curia was informed of the project rather late and examined it in great haste. The Roman prelates based themselves on the 1439 Florentine Union, but in terms of practical questions relating to dogma and liturgy, they drew a parallel with the Union with the Coptic Church and with the Holy See’s policy regarding the “Greeks” of the southern Italian peninsula. In both cases, analysis of the various documents shows that the Romans aimed primarily to prevent all future united Churches from resembling protestantism. For that reason, the Union with Orthodoxy looked more like a second Catholic conquest within a fragmented Christian world than a genuine interfaith dialog. Moreover, the Council of Trent had made a break by instauring clear boundaries between Reformation and Catholic tradition that could only jeopardize a Catholic opening towards other ways of living one’s faith. This approach

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was in effect incompatible with the Florentine model. Consequently, the Union of Brest was becoming the product of an obsolete machinery incapable of bringing the Ruthenian bishops the effective support they were seeking.

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Le temporel de la chaire métropolitaine de Russia orientalis (XIVe siècle -- premier quart du XVIIe siècle)

Élisabeth TEIRO

1 La notion de chaire métropolitaine a deux acceptions. Au sens large, elle désigne l’ensemble des diocèses placés sous l’autorité d’un métropolite ; au sens restreint, elle s’applique à l’éparchie particulière du métropolite qui, comme celles de ses évêques suffragants, possède une réalité territoriale, donc matérielle et temporelle.

2 Seuls les biens-fonds du diocèse des métropolites moscovites1 et certains aspects de leur gestion retiendront ici notre attention. Deux raisons ont motivé le choix de la tranche chronologique. Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un travail plus large sur la chaire métropolitaine, de l’installation du métropolite Pierre (1308-†1325/262) à Moscou (1325) à l’instauration du patriarcat (1589). Cette limite a été repoussée au début du XVIIe siècle pour trois motifs. D’abord, les sources relatives à cette période sont très souvent éditées avec celles concernant les XIVe-XVIe siècles. Ensuite, les sources de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle offrent des détails sur l’histoire des localités souvent absents des documents plus anciens. Enfin, elles enrichissent largement la liste des biens-fonds métropolitains ; or il est très probable que l’écrasante majorité de ces terres était propriété de la chaire avant 1589.

3 Le temporel métropolitain est un thème qui demeure peu exploré. M.I. Gorčakov eut certainement le tort de s’imposer des limites chronologiques trop larges (988-1738)3. La très sévère critique que fit V.O. Ključevskij4 de son travail considérable n’encouragea peut-être pas d’éventuels disciples à l’exception majeure de S. B. Veselovskij5. Les publications actuelles de sources faciliteront les recherches de leurs successeurs.

4 Les sources spécifiques qui permettent d’étudier le temporel sont les testaments d’ecclésiastiques et de laïcs, les documents témoignant des transactions, les registres divers, à savoir les sources cadastrales (piscovye knigi), les livres de dons (vkladnye knigi), les pitanciers (kormovye knigi). Il faut aussi citer les textes polémiques sur les biens ecclésiastiques.

5 De nombreux problèmes méthodologiques apparaissent dès les premières recherches.

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6 Il est quasiment impossible de connaître la composition et l’étendue du temporel métropolitain au début du XIVe siècle. Du fait de l’absence de sources, nous ne pouvons estimer ni le temporel de la chaire métropolitaine de sa création à l’installation de Maxime en Souzdalie (1299-1300), ni celui de l’éparchie de Vladimir qu’il accapara très certainement en s’asseyant sur le siège épiscopal de Siméon6.

7 Établir l’inventaire des possessions métropolitaines constitue la deuxième difficulté avec laquelle il faut composer. Le temporel ecclésiastique se compose de biens immeubles et meubles et de revenus dérivant ou non de ceux-ci. S’il est ardu de dresser la liste des monastères et des terres, estimer le reste des possessions de la chaire métropolitaine est voué à l’échec. Pour cette raison, notre étude ne concerne que les terres, les monastères et la cathédrale de la Dormition à Moscou.

8 Définir les divisions administratives mentionnées dans les textes pose aussi problème. À travers l’espace géographique et le temps, d’un type de document à l’autre, un même terme désigne des réalités parfois radicalement différentes. Certaines sources témoignent du fait que les divisions administratives se superposaient7. Certains cantons urbains (stany) étaient constitués de deux zones non limitrophes8.

9 Localiser les biens-fonds est également difficile. Dans l’immense majorité des cas, cette tâche est tout à fait irréalisable du fait de l’absence complète d’indications dans les documents.

10 Si elles sont abondantes, les sources sont insuffisantes pour suivre le destin d’un bien. Même si nous faisions abstraction des difficultés de localisation, il serait impossible d’établir la carte des possessions métropolitaines pour une période donnée.

11 La chaire métropolitaine acquérait ses biens comme toutes les autres institutions ecclésiastiques.

12 Il faut d’abord citer l’accaparement du temporel d’éparchies (suffragantes), à commencer par celui du diocèse de Vladimir.

13 Du XIVe au début du XVIIe siècle, et en dépit des restrictions imposées par Ivan IV (1533-1547-†1584), la donation demeura une constante. Il n’en existait qu’un seul type : la franche aumône9 (vklad po duše) qui pouvait être assortie ou non de clauses multiples et contraignantes pour le bénéficiaire, destinées à limiter les abus. Ainsi que le souligne V.D. Nazarov, elle constituait une des sources les plus lucratives de l’accroissement du temporel ecclésiastique.

14 Les sources attestant la pratique de l’achat sont abondantes. Il n’était pas rare que le versement d’une somme en numéraire fût accompagné d’une soulte, à savoir du bétail sur pied10 ou des objets de valeur11. Si la chaire métropolitaine procédait à de nombreux achats, aucune vente de terre n’est attestée12.

15 L’échange était également une possibilité d’acquisition de biens-fonds. La chaire métropolitaine y recourait surtout avec des laïcs, beaucoup plus rarement avec d’autres institutions ecclésiastiques.

16 Enfin, la saisie d’un bien hypothéqué en garantie d’un prêt à crédit était une source d’accroissement du temporel métropolitain. Cette pratique prouve que l’Église se livrait à l’activité canoniquement proscrite de l’usure.

17 L’étude des sources montre que le noyau des possessions métropolitaines se trouvait centré sur le district de Moscou. Les types de localités acquises (villages, petits villages, hameaux) ne variaient pas probablement du fait que dans le district de Moscou (comme

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dans ceux de Dmitrov et Zvenigorod), la densité de population demeura aux XVe-XVIe siècles plus forte que dans les autres régions. Les possessions dans les districts de Kostroma-Galič, Perejaslavl´, Rostov et Vladimir étaient surtout représentées par des hameaux. A l’ouest et au nord-ouest, la chaire métropolitaine acquit le village Vvedenskoe-Dymcova et ses 31 hameaux (1568-1569)13. Probablement au XVIe siècle, elle devint propriétaire de localités dans les districts de Kašin14, Klin15, Starica16 et Zubcov17, c’est-à-dire sur le territoire de l’ancienne principauté de Tver´. Il faut noter que tel ne fut pas le cas dans les limites de la république de Novgorod, à l’exception des possessions de Bežeckij Verh. Mais cette région était passée sous domination moscovite dès le règne de Vasilij Ier (1390- 1425). De même, nous ne trouvons pas trace de biens- fonds métropolitains dans les principautés de Jaroslavl´ et de Rjazan´. Les raisons de cet état de fait demeurent pour nous inconnues. Les possessions de la chaire se situaient dans les mêmes districts que les monastères métropolitains18. Même s’ils ne géraient pas nécessairement les biens-fonds dans leur district, ils servaient peut-être de relais pour les administrateurs en titre. Or, il n’y avait pas de monastères métropolitains à l’ouest, au nord-ouest de Moscou ni dans les principautés de Jaroslavl´ et Rjazan´. Si cette hypothèse était fondée, elle pourrait expliquer pourquoi, à en croire les sources, la chaire métropolitaine ne chercha pas à accroître son temporel dans les zones où elle n’avait pas de fondation. Mais un fait resterait inexpliqué : pourquoi ne reçut-elle pas, à Jaroslavl´ et à Rjazan´, de donations en franche aumône comme celles qui lui permirent de constituer son temporel dans l’ancienne principauté de Tver´ ?

18 Une des méthodes d’exploitation par la chaire métropolitaine de ses biens-fonds était leur octroi en bénéfice (pomest´e).

19 Le système métropolitain des bénéfices était similaire au système grand-princier, à cette exception majeure que la métropole ne rétribuait pas un service militaire19. Autant que les sources permettent d’en juger, la chaire métropolitaine rémunérait ainsi les membres de sa cour (bojare et bojare cadets), ses autres fonctionnaires (comme les secrétaires), plus rarement ses monastères20 et des paysans21.

20 Les bénéficiaires de la chaire métropolitaine étaient parfois confrontés aux mêmes difficultés que ceux des grands-princes (et tsars) : ils devaient eux-mêmes chercher les terres auxquelles leur dotation leur donnait droit22. Pour comprendre cette situation, deux explications peuvent être avancées : soit c’est l’efficacité de la lourde administration métropolitaine qui est en cause23, soit la chaire métropolitaine menait une politique délibérée de non-attribution des terres à ses ayants droit, d’autant plus qu’elle devait rémunérer sur ses biens-fonds propres des serviteurs des tsars24. La réalité tenait certainement des deux. En effet, s’il est difficile d’estimer la population des bénéficiaires ainsi que la superficie totale des possessions métropolitaines, force est de constater que les surfaces accordées laissent entrevoir que le patrimoine de la chaire métropolitaine était suffisamment vaste pour rémunérer tous ses fonctionnaires. D’autant plus que les surfaces octroyées n’étaient pas uniquement des terres arables ou labourées. De nombreux exemples montrent que la chaire attendait qu’une terre se libère pour y installer un nouveau bénéficiaire alors qu’elle aurait pu lui octroyer la même surface ailleurs25.

21 Il semble que les serviteurs métropolitains, bénéficiaires en puissance, doivent être considérés comme des agents potentiels et nécessaires de l’exploitation du temporel métropolitain. Tous les bénéficiaires devaient s’engager à ne pas aliéner les terres qui

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leur étaient accordées souvent à perpétuité. Certains étaient obligés par contrat d’exploiter le domaine alloué.

22 Des documents de la fin du XVIe siècle et du début du suivant montrent clairement que l’octroi d’un bénéfice métropolitain était conditionné non seulement par le service de la chaire métropolitaine, mais aussi par celui du tsar. Dans ces sources, les formules adoptées ne font pas référence au service militaire mais au «service(s) du tsar»26. Les pratiques attestées par ces documents doivent donc être considérées comme une forme d’accaparement du temporel métropolitain par le pouvoir séculier. Il s’agissait d’une méthode certainement plus rentable que d’essayer de limiter les acquisitions et les privilèges ecclésiastiques.

23 Le temporel métropolitain était considérable. Aussi pouvons-nous nous étonner que seuls 33 documents témoignent de différends relatifs aux biens-fonds. La question des principes d’archivage des actes réapparaît ici. En effet, ces 33 sources ne rapportent que des décisions favorables à la chaire métropolitaine. Nous n’avons, par exemple, pas trouvé dans les documents métropolitains le jugement de Vasilij Ier en faveur de la Trinité-Saint-Serge dans le conflit qui la mit aux prises avec un pêcheur métropolitain27.

24 Les différends qui opposaient les fondations et les serviteurs de tous rangs de la chaire métropolitaine à des monastères métropolitains et non métropolitains, aux princes et grands-princes et leurs serviteurs, à des paysans taillables étaient surtout territoriaux. Les nombreux documents cadastraux l’attestent tout autant que les minutes des procès.

25 Dans la mesure où il n’y a pas de différence entre les règlements des conflits impliquant la chaire métropolitaine ou d’autres institutions ecclésiastiques, nous mettrons l’accent sur quatre points.

26 Premièrement, quelles qu’aient été les parties prenantes d’un différend, il était jugé par une autorité laïque. Cela constitue une preuve supplémentaire du statut ambigu des terres en Russie.

27 Deuxièmement, les litiges entre deux fondations métropolitaines28 soulignent l’autonomie économique de ces sous-ensembles au sein de l’éparchie métropolitaine. Les enjeux, qui nous paraissent négligeables, étaient loin de l’être pour les moines qui n’hésitaient pas à régler leurs conflits devant une justice laïque. Si les conséquences des jugements étaient sans doute neutres pour la chaire métropolitaine qui imposait ses fondations, elles prenaient une autre dimension à l’échelle de ces monastères. La perte ou le gain d’une zone exploitable étaient synonymes de diminution ou d’augmentation de revenus et, éventuellement, du volume de la main-d’œuvre, dont la valeur intrinsèque était plus importante que celle de la terre.

28 Troisièmement, la chaire métropolitaine ne faisait pas exception : comme de nombreux monastères29, notamment, elle cherchait à étendre son temporel dans des zones non taillables.

29 Quatrièmement, dans la mesure où nous ne pouvons suivre le destin des biens-fonds métropolitains, il est impossible de dire si les décisions rendues étaient toutes justes. Si tel n’était pas le cas, il faudrait considérer ces jugements quasiment comme des donations à la chaire métropolitaine.

30 Le volume et l’exploitation du temporel métropolitain révèlent les ambiguïtés de la gestion des terres. D’une part, la superficie des terres crût en permanence, provoquant l’augmentation des effectifs de la cour métropolitaine nécessaires pour les administrer.

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La chaire métropolitaine semblait pourtant hésitante à les leur distribuer. De manière générale, l’organe central de gestion faisait preuve de réticence à l’idée de déléguer la gestion de son temporel. D’après S.B. Veselovskij, les monastères métropolitains administraient seulement un tiers du volume total des biens-fonds. Si des monastères métropolitains furent fondés durant les XVe-XVIe siècles, ils demeurèrent des structures microscopiques. Aussi pouvons-nous nous demander pourquoi la chaire métropolitaine ne fonda pas dans les zones de grande concentration de ses biens-fonds des monastères suffisamment puissants pour l’assister dans la gestion de ses terres. D’autre part, la chaire métropolitaine n’échappa pas au problème endémique de l’agriculture en Russia : le manque de bras. En dépit des avantages que présentait, pour un paysan qui en avait le droit, la possibilité de s’installer sur les terres de l’Église, il est évident que les terres métropolitaines étaient largement sous-exploitées. Aussi est-il curieux de constater qu’à l’instar de toutes les autres institutions ecclésiastiques, la chaire tendit en permanence à accroître ses possessions, non seulement en acquérant de vastes domaines, mais aussi en rongeant les zones taillables comme si elles représentaient pour elle un enjeu vital.

31 Si les méthodes de gestion du temporel métropolitain peuvent paraître inadaptées, il faut reconnaître qu’elles firent leurs preuves et furent suffisamment efficaces pour conserver à la métropole une puissance économique considérable que le pouvoir séculier sapera beaucoup plus lentement que sa puissance politique.

32 École pratique des hautes études

33 IVe section : Sciences historiques et philologiques

34 elisabeth. teiro@ club-internet. fr

NOTES

1. Je n’aborderai pas ici la question subtile du siège et de la résidence des métropolites de Russia orientalis à partir de Maxime (1287-†1305). 2. Sur le calcul de la date de la mort de Pierre, voir N.S. Borisov, Politika moskovskih knjazej : konec XIII-pervaja polovina XIV veka, M., 1999, p.203-204. 3. M.I. Gorčakov, O zemel´nyh vladenijah vserossijskih mitropolitov, patriarhov i sv. Sinoda : iz opytov issledovanija v istorii russkogo prava, SPb., 1871. 4. V.O. Ključevskij, Razbor sočinenija o. Gorčakova «O zemel´nyh vladenijah vserossijskih mitropolitov i patriarhov», M., 1873. 5. S.B. Veselovskij, Feodal´noe zemlevladenie Severo-Vostočnoj Rusi, M.-L., 1947. 6. Consacré en 1295 à la tête de la chaire de Vladimir, Siméon fut transféré à Rostov à l’arrivée de Maxime à Vladimir. 7. Dans deux actes du troisième tiers du XVIe siècle, le village Filippovskoe est localisé dans le district (uezd) de Perejaslavl´, le canton urbain (stan) Borisoglebskij et le canton rural (volost´) Marinina. De ces deux documents décrits par A.V. Antonov (RD, 2, N°193

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(p.105-106) et N°237 (p.111)), seul le premier a été édité par S.N. Kisterev (RD, 9, N°52 (p. 148-152). 8. Voir la carte du district de Moscou établie par S.B. Veselovskij qui montre que les cantons urbains Ådanskij (N°17) et Ratuev (N°44) étaient disloqués, Istorija sel i dereven ´ Podmoskov´ja, 4, M., 1993, p.10-11. 9. «Franche (ou pure) aumône : don à un établissement religieux en échange de prières et de messes en faveur du donateur», in F.-O. Touati, éd., Vocabulaire historique du Moyen âge, P., 1995, p.90. 10. Le 4 avril 1518, le dvoreckij FedorF. Surmin achète à Afanasij et Aleksej M. Čertovy le petit village Ratislavle 120 roubles et une vache, AFZH, 1, N°74. 11. Le 9 avril 1526, le dvoreckij RusinF. Fomin verse à JurijB. Perepečin 500 roubles et une pelisse de martre pour les localités qu’il lui achète dans le district de Suzdal´, AFZH, 1, N°161. 12. Nous ne pensons pas que la question du choix des documents à conserver entre ici en ligne de compte. 13. ARG, 1, N°3. 14. Les sources concernant le district de Kašin témoignent des années 1589-1590 -- 1595-1596, AFZH,3/2, N°23 et 79. 15. À l’exception de la donation de deux villages (Kozinskoe et Sesi-Petrovskoe) faite par la princesse Elena Ol´gerdovna et qui date des années 1430, les acquisitions (toutes en franche aumône) de la chaire métropolitaine dans le district de Klin remontent aux années 1571-1572 -- 1578-1579, DDG, N°28 ; RD, 4, N°33 (p.102-104) et N°35 (p.106). 16. Deux donations en franche aumône au monastère du Miracle sont attestées entre 1571 et 1573-1574, RD, 2, N°270 et 271 (p.115). 17. Les sources témoignent d’acquisitions régulières, particulièrement par donation, entre 1521-1523 et 1578-1579, DDG, N°99 ; RD, 2, N°283 (p.116). 18. Il faut mentionner ici l’exception du monastère Saint-Nicolas Venev de Tula, fondé avant 1407. Je n’ai trouvé aucune source concernant le temporel de cette fondation recensée par M.I. Gorčakov comme métropolitaine. 19. Les membres de la cour métropolitaine étaient potentiellement soumis à l’obligation de service militaire dans les armées du grand-prince (en vertu de l’accord passé entre Vasilij Ier et Cyprien, ASEI, 3, N°6). S.B. Veselovskij a montré qu’en 1535 un régiment entier de membres de la cour métropolitaine fut décimé par les Lituaniens lors d’une bataille près de Starodub, S.B. Veselovskij, Issledovanija po istorii klassa služilyh zemlevladel´cev, M., 1969, p.249 ; id., Feodal´noe..., op. cit., p.428. Cette réalité est encore attestée à l’époque d’Andrej Kurbskij (PLDR, 5, p.364) et au début du XVIIe siècle (AFZH, 1, N°192). 20. Voir par exemple l’octroi du lac Kodlivoe à Pacôme, higoumène du monastère Saint- Côme (11 mars 6985/1477) puis à Matthieu, celui du monastère Saints-Constantin-et- Hélène (7 février 7019/1511), AFZH, 1, N°238, p.241. 21. Le 18 mars 1527, Daniel accorde en bénéfice au paysan Dementij N. Novikov plusieurs localités dans le district de Vologda, AFZH, 1, N°314. 22. Voir par exemple, AFZH, 3/2, N°6, 10 et 35. 23. La comparaison des sources montre clairement que, dans de nombreux cas, l’administration métropolitaine n’utilisait pas les documents cadastraux les plus

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récents. Par exemple, un cadastre du canton de Bykov (district de Moscou) avait été réalisé par Vasilij Tihonov en 1588-1589. Or, le bénéfice concédé en 7104/1596 à Boris N. Turgenev l’est sur la base du cadastre établi par Grigorij Boltin et Evrej Semjagin en 1466-1467, AFZH, 3/2, N°58, p.91. 24. Voir infra. 25. Voir par exemple AFZH, 3/2, N°100. 26. ibid., N°263. Si la formule au singulier peut laisser planer un doute, tel n’est pas le cas du pluriel, d’autant plus que l’adjectif ,cflÍËe insiste sur la diversité des services rendus. 27. Voir P. Gonneau, La Maison de la Sainte-Trinité : un grand monastère du Moyen žge tardif, 1345-1533, P., 1993, p.313. 28. RD, 2, N°120 (p.196) et AFZH, 1, N°208. 29. Voir, par exemple, I.U. Budovnic, Monastyri na Rusi i bor´ba s nimi krest´jan v XIV- XVI vv., M., 1966 ; P.Gonneau, La Maison..., op. cit., p.322-338.

RÉSUMÉS

Résumé Après avoir brièvement décrit les difficultés inhérentes à l’étude de la propriété foncière dans la Russie médiévale, l’auteur propose les grandes lignes du travail qu’elle a mené sur les biens-fonds de la chaire métropolitaine russe du xive au xvie siècle. Par chaire métropolitaine, il faut entendre ici l’éparchie propre du chef de l’Église russe. L’auteur présente les modes d’acquisition, les zones de concentration, les méthodes d’exploitation des terres ainsi que les différends relatifs aux possessions foncières. Elle tente également de mettre en exergue les ambiguïtés de la gestion de ce patrimoine qui ne cessa de croître au cours de toute la période étudiée et qui permit à l’Église de préserver tout son poids économique alors que le pouvoir séculier sapait sa puissance politique.

Abstract The wordly possessions of the metropolitan see in Russia orientalis between the fourteenth century and the first quarter of the seventeenth. After a short description of the difficulties inherent to the study of landed property in medieval Russia, the author gives a general outline of her study of the properties of the Russian metropolitan see between the fourteenth and sixteenth centuries. The phrase metropolitan see designates the eparchy of the head of the Russian Church proper. The author describes real estate transfer modes, concentration zones, land use methods and disputes over land. She also stresses the ambiguities inherent to the management of this property, which steadily increased in size during the period under study and allowed the Church to maintain its economic weight while the secular authorities undermined its political power.

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Ментальньıе основьı древнерусского монaрxизма Oleg G. USENKO

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RÉSUMÉS

Résumé Les bases mentales du monarchisme dans la Russie ancienne (milieu xiiie-milieu xve siècle) : les couples fidélité / trahison et vassal / sujet. On entend ici par monarchisme l'ensemble des notions explicites concernant le monarque et son pouvoir partagées par les membres d’une communauté donnée. Dans la Russie médiévale, du milieu du xiiie au milieu du xve siècle, le monarchisme était fondé sur des liens contractuels (ou « équivalents ») ou quasi-contractuels (« non équivalents »). La plus importante, parmi les relations contractuelles, était la relation suzerain-vassal, tandis que la relation despote-sujet dominait le système des liens quasi-contractuels. Il faut remarquer toutefois qu’un prince pouvait être à la fois suzerain et despote, vassal et sujet. Tous les rapports décrits ci-dessus étaient interprétés par les contemporains à travers le couple fidélité / trahison. Cette opposition,

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à son tour, s'appuyait sur la distinction entre « sien » et « étranger », sans pour autant donner naissance à un patriotisme au sens moderne de ce mot.

Abstract The mental bases of monarchism in ancient Russia between the mid-thirteenth and the mid-fifteenth centuries : the fealty / treason and vassal / subject relationships. We call monarchism the set of explicit concepts a given community has of the monarch and his power. In medieval Russia, between the mid-thirteenth and the mid-fifteenth centuries, monarchism was based on contractual (“equivalent”) or quasi-contractual (“non equivalent”) bonds. The most important contractual bond was that involving the overlord and the vassal, and the most important quasi-contractual bond involved the despot and the subject. It must be noted that a prince could at the same time be overlord and despot, vassal and subject. All these relationships were interpreted by contemporaries through the fealty / treason opposition. This opposition in turn rested on a distinction between “We” and “They”, but did not become the basis of patriotism in the modern acception of the word.

Cahiers du monde russe, 46/1-2 | 2005 288

« Освяшенньıй собор » в источникаx xıv

Varvara G. VOVINA-LEBEDEVA

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RÉSUMÉS

Résumé Le « saint concile » dans les sources russes du xive au début du xvie siècle. L’auteur examine l’emploi de l’expression osvjaščennyj sobor (« saint concile ») dans les sources russes du xive au début du xvie siècle. Il soumet à une analyse critique l’interprétation, courante dans l’historiographie, qui en fait une sorte de synode des prélats, dont la composition et les compétences seraient précisément définies. L’auteur ne croit pas que le haut clergé à l’époque considérée ait fait partie d’un quelconque organisme réunissant les princes de l’Église. Dans la plupart des textes, il faut comprendre osvjaščennyj sobor comme désignant l’ensemble des membres du clergé.

Abstract The phrase “osviashchennyi sobor” in the sources of the period between the fourteenth and early sixteenth centuries.

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The author of the article investigates the use of the phrase osviashchennyi sobor in the Russian sources of the period between the fourteenth and early sixteenth centuries. The various interpretations of the phrase as something like a council of bishops with definite membership and agenda, still current in historiography, are analyzed and criticized. It seems that high- ranking clergymen did not belong to any institution. The osviashchennyi sobor of Russian medieval texts should not be understood as a council of Church hierarchs, but only as a gathering of clerics.

Cahiers du monde russe, 46/1-2 | 2005 290

Флорентийская уния и автокефалия Моской церкви Valerij E. ZEMA

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RÉSUMÉS

Résumé Le concile de Florence et l’autocéphalie de l’Église russe. Remarques sur les sources narratives. L’article examine la façon dont les textes moscovites opposés au concile de Florence (chartes, chroniques, pamphlets) virent le jour. Ils furent rédigés dans l’intention d’affirmer la légitimité du siège autocéphale naissant. L’historiographie de la réception du concile de Florence en Europe orientale montre que celui-ci fut très controversé. L’auteur se penche également sur les raisons du rejet du concile en Moscovie, à Novgorod, Pskov et Tver´. L’étude des textes opposés au concile de Florence permet d’en établir une généalogie hypothétique.

Abstract Some observations on narrative sources. The article examines how anti-Florentine texts--charters, chronicles, and pamphlets--were

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created in Muscovy. The goal behind their creation was to legitimate the emerging autocephalous metropolitanate. Historiography on the reception in Eastern Europe of the Union of Florence shows the controversial character of the latter. The author also examines some of the reasons for the rejection of the Florentine agreements in Muscovy, Novgorod, Pskov, and Tver´. The study of anti-Florentine works makes it possible to compile a hypothetical stemma codicum recording the genealogy of those works.

Cahiers du monde russe, 46/1-2 | 2005 292

Liste des abréviations

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Abréviations

Cahiers du monde russe, 46/1-2 | 2005