F I G A R O E N V E R V E E T E N M U S I Q U E

GEORGES ZARAGOZA

MAÎTRISER FIGARO EN VERVE ET EN MUSIQUE F I G A R O E N V E R V E E T E N M U S I Q U E

GEORGES ZARAGOZA

MAÎTRISER PRÉFACE

Avec Figaro, il y a de la matière. Matière à jouer, matière à étudier. De qui est-il le nom ? De quoi est-il l’emblème ? Génie prodigieux de l’embrouille, spécialiste de l’esquive, ludion allègre et infatigable meneur d’entourloupes, danseur de corde au-dessus de ses folies et incartades, maître incomparable des plaisirs, il ne se laisse pourtant pas assigner facile- ment à ce qu’il paraît si bien. La difficulté, pour tout metteur en scène ou tout acteur, est de réussir à trouver en lui un équilibre instable, un composite plus complexe de contraires. Et que serait-il sans les femmes qui l’entourent, essentielles ? Sans doute mènent-elles plus secrètement la danse dans laquelle apparemment il les entraîne, et leur partition, chez Beaumarchais comme chez Mozart et Rossini, est tout aussi passionnante. Plus qu’un nom, Figaro est comme un verbe, qui se conjugue surtout au féminin !

Du valet de la comédie ancienne, enrichi des prouesses et habiletés du picaro son contempo- rain, il a certes gardé toute la métis, et cette alacrité qui donne à toute pièce son ressort et un rythme inoubliable. Mais sous l’allégresse d’un tempo joueur, suspendu dans l’intemporalité du pur plaisir, se laisse sourdement entendre le silencieux travail du temps, où, dans la petite comme dans la grande Histoire, des transformations secrètes sont irrémédiablement engagées. Si Figaro nous rallie d’emblée si bien, c’est par un effet de perspective qui lui est propre, en vertu duquel nous savons ce qui se prépare dans la coulisse. Ni Scapin ni aucun valet de Molière ne connaissent l’heure. Antoine Vitez, pour sa mise en scène des Noces, l’avait explicitement voulu, Figaro possédera une montre, et pas seulement en hommage à Beaumarchais : « Le Comte n’a pas de montre. Le temps de l’Ancien Régime est infini ; c’est au moins l’idée que nous nous en faisons : un temps comme une prairie sans chemin. Depuis la Révolution le temps presse. » On le sait (à preuves, Euripide, Shakespeare, Tchekhov et tant d’autres), le théâtre est très à l’aise dans ces transformations en cours de l’Histoire, dans ces vacillements où lui seul, jusqu’à l’émotion, sait si bien faire consoner pressenti- ment et nostalgie, enthousiasme juvénile et lucidité dégrisée. Le fringant héros d’avant-hier était bien plus qu’un simple personnage de théâtre : par son art de jouer, il était l’esprit même du théâtre, son principe, son signe. Beau courage de Beaumarchais (et de Horváth), que de tâcher de faire encore un peu de théâtre sur cela même qui menace le théâtre, et le tue. Dans Figaro divorce, le promoteur de la révolution d’hier, accusé maintenant « d’être un misérable traître à l’idée de peuple », déclarera sans ambages, menaçant ainsi jusqu’au théâtre lui-même, qu’en lui un fil est désormais cassé. Un fil, cette corde raide sur laquelle le funambule naguère dansait si agilement : « Non Suzanne, je ne joue plus. » Et Suzanne, douée pour voir si bien les ombres, reproche sans détour à celui que paralyse maintenant le principe de précaution : « Que tu es devenu frileux », « tu ne sors pas sans parapluie, même s’il n’y a que des petits orages ». De « citoyen du monde » qu’il était, le voilà devenu « petit bourgeois ». Des choses qui arrivent, parfois…

La vie est un jeu passionnant, mais vient toujours le moment, nécessaire et douloureux, où l’on perd. On perd. Sa virginité, ses biens, sa femme, son innocence ou une simple épingle. Dans tout Mozart, est-il air plus poignant et plus mélancolique que la cavatine de Barbarina au début de l’acte IV pour le faire si bien entendre ? Il n’empêche. Plus fort que les menaces de l’Histoire et les ombres regrettables que tant de nos petitesses jettent sur nos aventures humaines, il reste quand même l’entrain. Sans lui, Figaro n’est plus Figaro. « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. » Somme toute, c’est à rire qu’il nous convie, et à chanter, malgré tout. Peut-être aussi à pardonner… 6 FIGARO EN VERVE ET EN MUSIQUE

À l’âge où nos lycéens se cherchent, que Figaro les aide à s’engager résolument dans le cours de leur vie, comme dans celui de l’Histoire incertaine qui est aujourd’hui la nôtre. Se promenant d’une réplique de Beaumarchais, d’une tirade de Horváth à un air de Mozart ou de Rossini (l’occasion pour nos options théâtre d’aller buissonner du côté de l’opéra), ils feront ainsi provision d’énergie et de gaieté. Avec lui, ils apprendront à ne pas s’effrayer des bizarreries de toute destinée, et même à en jouer. Et puissent leurs vies, commencées dans l’allant de la jeunesse, finir toutes les épreuves traversées, dans l’élan final d’un ultime baiser.

Oui, que ce personnage éminent et inoubliable du répertoire, par sa verve et sa musique, et dont l’ouvrage qui suit déploie si bien toutes les harmoniques, leur insuffle surtout assez de liberté pour garder toujours vive en eux, si l’on en croit Horváth, « cette faible lumière qu’aucune tempête, quelle que soit sa violence, ne pourra éteindre ».

Patrick Laudet Inspecteur général de l’Éducation nationale en charge des lettres et du théâtre SOMMAIRE

9 INTRODUCTION

11 FIGARO, L’ABOUTISSEMENT D’UN EMPLOI

13 Emploi et personnage

21 Le valet de comédie

29 Le machiniste

35 L’UNIVERS THÉÂTRAL DE FIGARO

37 L’espace scénique

47 Les formes du dialogue

55 Les ressorts du comique

63 FIGARO, UNE FIGURE CHARNIÈRE

65 Un ancêtre romanesque, le picaro

71 Le roturier, le self-made-man

79 L’homme de demain

89 BIBLIOGRAPHIE

90 SITOGRAPHIE

91 FILMOGRAPHIE/DISCOGRAPHIE INTRODUCTION

« Simples lecteurs, nous ne parvenons jamais qu’à une intelligence ordinaire, approximative, finalement prévisible, d’un texte de théâtre. Mais, livrés aux aléas du terrain, aux pénombres des sous-bois, aux mirages des fausses pistes et des havres prématurés, à l’humeur du moment et des partenaires, nous accédons enfin à l’intelligence de l’éprouvé. Les dogmes, les préjugés, les pseudo- certitudes n’ont pas résisté à l’aventure du jeu, à la traversée des corps. » Jacques Lassalle, Ici moins qu’ailleurs, Paris, POL, 2011.

Il est des personnages de fiction évadés de l’œuvre qui leur ont donné naissance. Qui ne connaît don Quichotte, sa maigre silhouette, son visage émacié, sa monture hâve et décharnée. Qui, parmi ceux-là, connaissent Cervantès ? Bien peu assurément. Figaro est l’une de ces figures dont on dit qu’elles sont devenues un mythe littéraire : son seul nom évoque un certain type d’univers théâtral et une manière d’habiter l’espace scénique, une volubilité certaine et une insouciance de bon aloi. C’est Beaumarchais qui donne naissance à cette figure qui voit le jour – après bien des aléas – le 23 février 1775 à la Comédie-Française. La pièce n’est pas un succès, elle est pourtant le point de départ d’une étonnante carrière que Beaumarchais alimentera grâce au Mariage de Figaro (1784), puis à La Mère coupable (1792). Mais le propre du mythe littéraire est que le personnage connaisse des résurgences indé- pendantes du géniteur. Ainsi, Victorien Sardou publie en 1859 Les Premières Armes de Figaro et Ödön von Horváth Figaro divorce (achevé en 1936).

Très vite également, la musique s’empare de Figaro. Beaumarchais le premier y avait pensé. Une dame qu’il met en scène dans sa « Lettre modérée » lui demande : « Pourquoi n’en avoir pas fait un opéra-comique ? Ce fut, dit-on, votre première idée. La pièce est d’un genre à comporter de la musique 1. » Et, en effet, les comédies de Beaumarchais comportent beau- coup de passages de chants, vestiges de ce premier projet. , le premier semble-t-il, se saisit du Barbier de Séville pour composer l’opéra-comique que Beaumarchais avait abandonné ; il est à Saint-Pétersbourg à la cour de Catherine II qui vient de goûter la comédie du dramaturge français et compose pour cette raison un Barbier de Séville en octobre 1782, intitulé Il barbiere di Siviglia, ovvero La precauzione inutile (Saint-Pétersbourg). Puis ce sera Mozart qui portera à la scène, en 1786, le deuxième volet de la trilogie sous le titre Le Nozze di Figaro sur un livret de Da Ponte auquel il collaborera de près comme en témoigne leur correspondance. Puis Rossini parvient après bien des difficultés – entre autres, le succès triomphal de l’opéra de Paisiello – à créer son Barbiere di Siviglia, en 1816. Figaro est happé par la musique : en 1966, Darius Milhaud fait créer à Genève son opéra La Mère coupable. Le texte de Horváth n’est pas en reste : en 1963, le compositeur fait créer son opéra Figaro lässt sich scheiden à Hambourg, et la jeune compositrice anglaise d’origine russe fera créer son Figaro Gets a Divorce à Cardiff au printemps 2016.

1 Beaumarchais, Théâtre, éd. J.-P. de Beaumarchais, Garnier, 1980, p. 37.

SOMMAIRE 10 FIGARO EN VERVE ET EN MUSIQUE

Mais le succès des opéras de Mozart et Rossini n’a pas éclipsé celui des pièces de Beaumarchais. C’est probablement le signe qu’il y a un accord musical, rythmique entre le personnage et l’univers du théâtre parlé ou chanté ; il faut souligner combien le livret de Da Ponte est fidèle à la comédie de Beaumarchais : « Raconter la comédie de Beaumarchais, c’est raconter l’opéra de Mozart 2. » C’est à ce titre que l’on peut évoquer la verve de Figaro, c’est-à-dire cette qualité de la parole alerte, brillante, entraînante. Jouer/chanter le rôle de Figaro suppose, plus que pour d’autres personnages, une présence scénique hyperbolique : « Il est non pas dans le présent, dit Laurent Stocker, mais dans l’instant 3. »

Figaro est donc avant tout une présence qui s’impose par le jeu, par l’esprit qui anime son discours ; ainsi, Christophe Rauck choisit un Figaro jeune (Laurent Stocker) qui émaille ses déplacements d’esquisses de pas de danse. Il est aussi l’héritier d’une tradition théâtrale riche, celle du valet de comédie : on peut le considérer comme le plus parfait représentant de cette lignée ou bien comme celui qui y met un point final. La place de Figaro dans l’histoire du théâtre le désigne comme une figure charnière dont l’importance dépasse le cadre des œuvres de Beaumarchais : il apparaît dans des moments de grande mutation historique et politique, et c’est ce qui fait son actualité.

2 J. Massin et B. Massin, Mozart, Club français du livre, 1959, p. 1016. 3 L. Mulheisen, « Entretien avec Laurent Stocker » dans Beaumarchais, L’Avant-scène théâtre, « Les nouveaux cahiers de la Comédie-Française », 2007, p. 56.

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