Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques Archives

36 | 2005 Pour une histoire de la recherche collective en sciences sociales Réflexions autour du cinquantenaire du Centre de recherches historiques

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ccrh/3033 DOI : 10.4000/ccrh.3033 ISSN : 1760-7906

Éditeur Centre de recherches historiques - EHESS

Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2005 ISSN : 0990-9141

Référence électronique Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005, « Pour une histoire de la recherche collective en sciences sociales » [En ligne], mis en ligne le 24 mai 2011, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/3033 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccrh.3033

Ce document a été généré automatiquement le 2 octobre 2020.

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. 1

SOMMAIRE

Introduction : modèles, usages, effets du collectif dans les sciences sociales Paul-André Rosental

Matrices de la recherche collective

« Une petite armée de travailleurs auxiliaires » La division du travail et ses enjeux dans l’ethnologie française de l’entre-deux-guerres Benoît de L'Estoile

Archéologie du Centre de Recherches Historiques Les enquêtes collectives de Marc Bloch et de Lucien Febvre et leur postérité André Burguière

La montée en puissance du laboratoire

Modèles

Le laboratoire au cœur de la reconstruction des sciences en France 1945-1965 Formes d’organisation et conceptions de la science François Jacq

Lieux et idées pour la recherche collective en histoire Les premières décennies du Centre de Recherches Historiques et les pratiques ouest-allemandes (1949-1975) Lutz Raphael

Expériences

L’institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT) Premier laboratoire d’histoire au Centre National de la Recherche Scientifique Louis Holtz

Cinquante ans d’histoire au Centre de Recherches Historiques Marie-Laurence Netter et Christiane Klapisch-Zuber

Une modalité de la recherche collective en histoire du très contemporain L’enquête de réseau et les correspondants départementaux de l’Institut d’Histoire du Temps Présent Denis Peschanski

La vitrine du Centre de Recherches Historiques : les publications Cécile Dauphin, Jean-Daniel Gronoff et Raymonde Karpe

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 2

Le temps des désillusions ?

Mystifications du collectif

Faire école en Sciences Sociales Un point de vue sociologique Jean-Louis Fabiani

L’enquête collective en lieu d’identité Les enquêtes du Centre de Recherches Historiques Olivier Lévy-Dumoulin

La mémoire des enquêtes collectives Anne Martin-Fugier

Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? André Burguière

Un genre au féminin ?

Le groupe d’histoire des femmes au Centre de Recherches Historiques Anne Martin-Fugier

Où en est l’histoire des femmes ? Communication au colloque d’Aix-en-Provence, juin 1975 Michelle Perrot

L’ère du tournant critique

Le Centre de recherches historiques comme « structure fédérative » ? Réseaux de collaboration et thèmes de recherche (1974-1997) Claire Lemercier

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 3

Introduction : modèles, usages, effets du collectif dans les sciences sociales

Paul-André Rosental

1 Le milieu des années quatre-vingt-dix a été marqué en France par une prolifération de cinquantenaires. Ces commémorations ont rappelé, à leur manière, que le volontarisme étatique – volontiers attribué par la mémoire nationale à un passé immémorial – avait en fait atteint un sommet sous Vichy et à la Libération. Le Centre de recherches historiques (CRH), créé en 1949, s’est ainsi trouvé, à l’approche de sa propre cinquantaine, dans une situation particulière. Faute d’être né quelques années plus tôt, cet anniversaire pourtant symbolique était, d’avance, banalisé. Les manifestations d’autosatisfaction, qui avaient trop souvent tenté ses aînés immédiats, lui paraissaient désormais interdites. Cette vaste Unité mixte de recherche, liée d’une part à l’École pratique des hautes études (EPHE) puis à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; et d’autre part, depuis 1966, au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), comptant plus d’une centaine de chercheurs travaillant sur les thèmes et avec les approches les plus variés, a donc décidé de tirer parti de cette occasion pour mener une réflexion plus générale et, pourrait-on dire, plus « positive ». En associant des chercheurs de tous les horizons, en centrant l’analyse sur les conceptions et les pratiques du métier d’historien sans en exclure les autres sciences sociales, il a ressenti le besoin de faire retour sur un point aveugle de l’histoire du CRH et, avec lui, des « Annales », à savoir la revendication d’un travail collectif dans nos disciplines.

2 Fut ainsi organisé du 4 au 6 novembre 1999, avec l’appui de l’EHESS, du CNRS et de la Maison des Sciences de l’Homme, un colloque intitulé « Histoire de la recherche collective en sciences sociales au XXe siècle », qui regroupait d’une part des contributions sur l’histoire du CRH, et d’autre part des communications consacrées à d’autres équipes ou d’autres formes d’organisation, tant en histoire qu’en sciences sociales. Ce colloque fut précédé d’une intense mobilisation : organisation, au sein du CRH, d’un séminaire durant l’année universitaire 1998-1999, et – précisément ! – d’une

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 4

recherche collective multiforme. Grâce à l’aide de Brigitte Mazon, archiviste de la Maison des sciences de l’Homme, que je remercie ici chaleureusement, fut mis en place un dépouillement des archives du CRH, portant notamment sur l’histoire administrative du Centre, ses enquêtes, ses publications, les carrières de ses membres, avec un intérêt particulier pour la place des femmes (et de l’histoire des femmes) au sein du Centre. Plusieurs contributions du présent volume en sont issues et je n’en citerai donc pas ici tous les auteurs, mais je tiens à évoquer d’emblée le rôle décisif que jouèrent Cécile Dauphin et Christiane Klapisch-Zuber dans la direction de ces travaux. Grâce aux nombreuses enquêtes qu’elles coordonnèrent, le cinquantenaire du CRH fut simultanément une recherche collective, et l’occasion d’une discussion vivante sur l’identité scientifique du Centre, et ses liens avec l’organisation des parcours et des relations de travail en son sein. La démarche suivie permit la distance requise par l’objectivation, toujours difficile sur un objet proche : elle-même ne fut pas sans conséquences sur la vie du Centre.

3 Le fait d’être sortis des limites étroites du CRH, pour s’intéresser aux sciences sociales dans leur ensemble et aux multiples formes d’organisation de la recherche, fut ici un facteur décisif. Promotion de la recherche collective : de Lucien Febvre à la « Nouvelle Histoire » – sans parler de la figure tutélaire de Marc Bloch – ce mot d’ordre avait fortement contribué à singulariser la défunte VIe Section de l’École Pratique. Fernand Braudel, créateur du CRH, nombre de ses successeurs à la direction du Centre tels Emmanuel Le Roy Ladurie ou François Furet, s’en étaient fait les porte-parole et les praticiens. De grosses enquêtes, de préférence quantitatives, menées par des équipes ordonnées par une stricte division du travail, avaient permis au CRH de sortir de l’imaginaire des humanités pour se rêver un temps en laboratoire de sciences expérimentales. La technique y aidait, qui à l’époque matérialisait la production des bases de données sous la forme de gigantesques piles de fiches perforées, véritable visualisation tangible de la science à l’œuvre. Voici pour la mémoire.

4 Parlons maintenant de l’actualité. Après avoir été l’un des grands porteurs de l’utopie d’une histoire scientifique, le CRH, depuis la fin des années soixante-dix, a dû prendre acte de ses limites. La mise en cause de la quantification, jugée trop répétitive, insuffisamment cumulative, et trop oublieuse de la construction et de la narration historiques, a apporté une revalorisation de l’historien comme « auteur », artisan plutôt que membre d’une fabrique collective, échafaudant son objet par les techniques du récit plutôt que par le commentaire désincarné de tableaux statistiques. Ce mouvement, général dans l’historiographie, est bien connu par les débats passionnés dont il a été l’objet dans le monde entier1. L’intérêt d’une étude des formes collectives de recherche en histoire – et de points comparatifs avec les sciences sociales – est double : il permet de revisiter ces discussions théoriques du point de vue de la sociologie de la discipline, et d’une histoire longue du travail en commun.

5 Il ne s’agit pas seulement d’une curiosité « antiquaire ». Les enjeux concernent tout le métier d’historien et, probablement, toutes les sciences sociales. Nos disciplines sont- elles plus fécondes par un travail individuel ou collectif ? Quelles sont les façons de travailler à plusieurs ? En quoi sont-elles modifiées par les nouvelles techniques, les nouveaux modes de travail, les nouvelles problématiques ? De manière sous-jacente se profilent deux questions insuffisamment explorées par une historiographie qui glorifie le travail en commun plus volontiers qu’elle n’en fait l’histoire. La première est de déterminer dans quelle mesure les contenus de nos disciplines ont été affectés par les

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 5

encouragements donnés, tout au long du XXe siècle, à la recherche collective. La seconde consiste à se demander si la notion d’auteur est véritablement congruente avec les pratiques de nos métiers. Ordonnatrice des carrières, elle est en même temps contingente. Elle contraste avec la pratique, fréquente en sciences expérimentales, de la signature partagée par toute une équipe, avec parfois indication de la contribution de chaque co-signataire en proportion et en substance, du donneur d’idées au laborantin. Les incessants conflits narcissiques qui affaiblissent les sciences sociales seraient-ils limités par une reconnaissance plus lucide du rôle joué par chacun dans un travail qui n’est qu’apparemment individuel ?

6 À ces interrogations, il n’est pas question de fournir une réponse exhaustive, c'est-à- dire de proposer une histoire à la fois comparative et remontant, au minimum, à l’organisation universitaire de nos disciplines au XIXe siècle. Mais plutôt d’explorer une gamme de questions récurrentes et éclairantes pour la situation actuelle.

Les matrices

La polysémie du collectif

7 La première de ces questions concerne la conception même du collectif. Les éléments quasi-mythologiques évoqués jusqu’ici – le rôle des Annales dans l’établissement d’une histoire scientifique, l’adoption dans nos disciplines d’une division hiérarchique du travail selon l’exemple des sciences expérimentales – ne doivent pas masquer l’ancienneté et l’hétérogénéité des façons de travailler en commun. Dans son acception la plus générale, elles sont constitutives de l’activité scientifique, même si ses modalités se métamorphosent au cours du temps. Il suffit d’évoquer le rôle des correspondances à l’époque moderne, des congrès internationaux au XIXe siècle, des grandes revues programmatiques au XXe, pour être tenté de considérer que tout auteur est nécessairement un auteur collectif. Ou encore de citer la diffusion universelle du modèle allemand du « séminaire », ou les formes de coordination nationale des réseaux de sociétés savantes, qui dans des pays comme le Royaume-Uni ont fait fonction de véritable « arme secrète » de l’historiographie. Ou, enfin, de rappeler la place jouée dans les sciences par la référence à une figure tutélaire2 ou à un concept rassembleur, qui converge dans la notion d’« école ». Comme le montre Jean-Louis Fabiani dans ce volume, de telles invocations procèdent généralement d’une construction rétrospective mais font partie de la fabrication des sciences sociales, de son jeu continu de mobilisation de conceptualisations anciennes, de son besoin, aussi, de s’inventer des ennemis dont la dénomination collective, assimilable à l’insulte, contribue, négativement, à l’affirmation d’une identité de groupe3.

8 Ce rôle majeur donné au travail collectif est formalisé par l’institutionnalisation des sciences sociales à partir du XIXe siècle. Comme l’indique Olivier Dumoulin, le souci de dépasser la tension entre la figure de l’érudit chartiste, voué aux grandes entreprises cumulatives, et celle de l’écrivain d’histoire, normalien, obéissant à une logique d’auteur, est constitutive, à la fin du XIXe siècle, de la profession d’historien. Dans des termes différents selon les disciplines s’impose l’opposition entre un travail de terrain minutieux et parcellaire, et un ambitieux travail de synthèse donnant leur sens aux observations recueillies de manière éparpillée. En histoire, « la division du travail analyse/synthèse devient dès la fin du XIXe une norme du déroulement chronologique

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 6

de la carrière et un principe de domination au sein de la discipline », selon l’heureuse expression employée par Gérard Noiriel pour caractériser la répartition des tâches entre étudiants et professeurs4. De même, l’observation ethnographique est volontiers confiée à des amateurs éclairés – dont certains ont vocation à se « professionnaliser » – tandis que l’interprétation d’ensemble est du ressort de l’anthropologue, qui, dans le silence de son bureau propose une clé de lecture à des informations recueillies à plusieurs milliers de kilomètres de distance.

9 Il est donc essentiel de se départir de la vision finaliste selon laquelle l’histoire du travail collectif ne commencerait qu’avec la création des institutions qui, de nos jours, y sont le plus explicitement consacrées, à savoir les laboratoires de recherche. Bien avant leur mise en place, les sciences sociales se penchent sur la question de l’enquête. Pour la sociologie, Antoine Savoye a étudié comment se mettent en place au XIXe siècle quatre grandes modèles d’investigations qui ont perduré depuis : les inventaires étatiques ; les enquêtes budgétaires à la Le Play ; les Social Surveys anglo-saxons ; et les travaux commandités sous diverses formes par les Académies. Marie-Claire Robic pour les formes d’enquêtes géographiques5, Bertrand Muller et Florence Weber pour les modes d’analyse du folklore6, renforcent la diversité de cet inventaire.

10 De fait, ce volume démontre et illustre la plasticité des conceptions et des pratiques de l’enquête : stricte hiérarchie ou association libre de chercheurs, confrontation interdisciplinaire ou volonté de synthèse et de totalisation, accumulation documentaire ou lieu d’expérimentation, délégation du travail à des enquêteurs libres d’établir à leur guise leurs observations ou précodage centralisé des questionnaires, toutes les modalités et tous les objectifs peuvent être adoptés, se succédant même parfois au cours du déroulement d’une même enquête7. On prêtera également un intérêt particulier aux formes d’associations et de rétributions, matérielles et symboliques, du bénévolat au salariat en passant par des formes intermédiaires ou alternatives (travaux d’étudiants coordonnés), de la signature unique à la signature collective sans exclure ... l’anonymat. On verra que le passage de l’auteur individuel à l’auteur collectif affecte en effet le statut même des documents produits.

11 Si la comparaison presque ethnographique des expériences de recherche collective est au principe de ce dossier, celui-ci s’est donné un terrain suffisamment unifié pour garantir aux contributions un caractère cumulatif. La période retenue porte des années trente à nos jours, le terrain de prédilection étant la France. Cette focalisation chronologique et nationale permet de cerner progressivement, d’un chapitre à l’autre, les modèles de travail en commun qui ont été proposés, les institutions et les personnages qui les ont encouragés ou mis en œuvre. Elle autorise aussi à mieux comprendre les statuts de celles et ceux qui y ont été associés. La prise en compte de cette stratification officielle, qui mêle professions anciennes (les universitaires), professions nouvelles (les chercheurs et techniciens de recherche), catégories d’employés temporaires sans cesse renouvelées depuis les « chômeurs intellectuels » des années trente, ou encore volontariat, est indispensable à qui souhaite comprendre les rapports de force internes à la recherche. L’histoire de la recherche collective permet de réexaminer, du point de vue de la division du travail scientifique et de son évolution, une histoire des sciences sociales qui reste souvent celle des idées et des « grands hommes ».

12 Ce choix de terrain n’occulte pas pour autant la dimension comparative du sujet. Outre la contribution de Lutz Raphael, qui selon un jeu de miroirs présente les modèles

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 7

allemands de recherche collective du point de vue d’une comparaison avec la France, plusieurs des auteurs rassemblés dans ce recueil éprouvent la nécessité de caractériser les modèles qu’ils étudient en regard d’une matrice étrangère de référence, qu’il s’agisse, dans la plus classique tradition comparative, de prendre du recul, ou de déterminer les sources auxquelles ils ont puisé. Au fil des chapitres se devine ainsi une partie de l’horizon international qui a pesé sur l’orientation de la recherche française : l’Angleterre avec la « révolution du terrain » inspirée par Malinowski, l’Allemagne avec ses formes d’érudition collective, les États-Unis avec leurs méthodes d’organisation du travail – et les financements de leurs fondations. Un autre comparatisme est celui des disciplines. Les contributions d’André Burguière et de Benoît de l’Estoile reprennent sous un angle neuf cette question classique de l’histoire des sciences sociales qui est celle des liens entre histoire et anthropologie.

13 De la même manière, prendre pour point de départ l’entre-deux-guerres et plus particulièrement les années trente ne suppose nullement l’oubli d’une profondeur chronologique plus longue. Les expériences de recherche collective examinées dans cet ouvrage se réfèrent à des précédents remontant au XIXe siècle ou au début du XXe. En histoire, le rôle de l’Académie des inscriptions et belles lettres ; du Congrès des travaux historiques et scientifiques (CTHS), étroitement lié au Congrès National des Sociétés savantes ; de la Section d’histoire moderne et contemporaine, qui appelle à des enquêtes dès 1912, est connu grâce aux travaux d’Olivier Dumoulin8. Ce dernier a notamment montré comment la baisse des crédits du CTHS dans l’entre-deux-guerres avait pesé sur le souci, chez les historiens, de recomposer de nouvelles structures de travail en commun. Une autre matrice de l’organisation du travail collectif en histoire est la Commission d'histoire économique de la Révolution, créée par Jean Jaurès au début du siècle. C’est son expérience que Georges Lefebvre réactivera à sa manière dans les années trente, à l’occasion de la préparation du cent cinquantième anniversaire de la Révolution Française9.

14 Quant à notre période d’étude proprement dite, on verra que les contributions rassemblées dans cet ouvrage scandent son évolution en trois grandes phases. La première, qui débute dans les années trente, marque en France la création de structures étatiques explicitement consacrées à la recherche collective, et l’introduction en sciences humaines de la notion de « laboratoire », avec un retard, somme toute réduit, sur les sciences expérimentales. La deuxième, qui culmine dans les années soixante et soixante-dix, marque une espèce d’âge d’or, au moins dans l’imaginaire contemporain de la profession. Les grosses et prestigieuses enquêtes quantitatives, dont on escompte qu’elles vont fonder une véritable histoire scientifique ; l’apologie de l’interdisciplinarité comme débouché naturel de la théorie sociale et comme pratique de terrain ; la visibilité médiatique donnée à une poignée de grands meneurs d’enquêtes ; fondent une vision triomphale qui sera mise à l’épreuve dans cet ouvrage. De sa remise en cause depuis vingt ans, les conclusions n’ont pas été entièrement tirées. À la mythologie du collectif succède celle du « retour à l’auteur », dont la prétention à décrire la pratique contemporaine des sciences sociales n’est pas moins discutable. Moins qu’à un rejet du collectif, on assiste à une recomposition dont nous nous efforcerons de donner quelques critères d’intelligibilité. L’observation des pratiques effectives des sciences sociales, de ses nouvelles formes de division du travail, sont en effet révélatrices des fondements épistémologiques qui – souvent de manière tacite – guident les expérimentations contemporaines.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 8

La montée en puissance du laboratoire : des années trente aux années cinquante

15 La contribution de Louis Holtz sur la fondation, en 1937, de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IHRT), premier laboratoire français en histoire, permet de ressaisir la révolution qu’a représentée l’irruption de ce modèle d’organisation de la recherche au sein des humanités, mais aussi la logique de tranquille évidence qui l’a rendue possible. Contemporaine du processus de mise en place du CNRS, elle en est aussi le fruit, et compte parmi ses fées tutélaires des figures qui, tel Jean Perrin, ont été les apôtres de la réorganisation des sciences expérimentales autour du laboratoire. La genèse du CNRS, dont l’histoire trouve de nos jours une reconnaissance pleine et méritée10, ponctue les années trente sans résumer à elle seule les expérimentations qui se sont succédées dans l’entre-deux-guerres.

16 François Jacq, pour la physique, a bien montré les bouleversements induits, en matière de conception et de pratique de la recherche comme tant d’autres, par la Première Guerre mondiale et ses suites11. L’examen des causes du « retard français » pointe la faiblesse des moyens offerts aux savants. Si l’entre-deux-guerres joue un rôle si marquant dans l’histoire de la recherche collective, c’est qu’à l’époque, instaurer la recherche collective signifie instaurer la recherche tout court. Un second facteur de recomposition est le poids des stimulations extérieures, initiatives et commissions du Bureau international du travail et de la Société des Nations, mais surtout financements des fondations américaines telle la Rockefeller12. Il en découle une vague de créations institutionnelles et une recherche de coordination entre ces tout nouveaux organismes : le Centre de documentation sociale de Célestin Bouglé à l’École normale supérieure, l’Institut scientifique de recherches économiques et sociales de Charles Rist, le Conseil universitaire de la recherche sociale fondé à la Sorbonne par Sébastien Charléty. L’idée d’une marche triomphale vers le laboratoire d’État comme lieu par excellence de la recherche collective doit donc être relativisée. Certes, une partie des solutions mises en œuvre par les savants des années trente constitue un pis-aller à l’absence d’un État peu interventionniste et peu dépensier. Mais il reste qu’il n’existe pas d’unanimité sur la forme que doit revêtir le travail en commun. Lucien Febvre, admirateur du modèle des sciences expérimentales, médite, lors du décès de François Simiand, sur ce qu’aurait apporté une organisation en laboratoires, au travail de bénédictin qu’il avait entrepris solitairement en matière d’histoire des prix. Mais au sein même de la Commission de la recherche collective qu’il a créée en 1934 en liaison avec le projet de L’Encyclopédie française, ses conceptions divergent avec celle du folkloriste André Varagnac. Défenseur de l’autonomie des sciences sociales, ce dernier préfère, à la figure de l’expérimentation en laboratoire, l’adoption d’un modèle spécifique, fondé sur l’enquête et l’accumulation documentaire13.

17 Aussi, s’il convient de donner toute leur importance à la normalisation qu’entraînent la création du CNRS et la diffusion d’un modèle d’organisation de la recherche, au prestige d’un modèle importé des sciences expérimentales, à l’intégration d’un milieu restreint dans lequel les savants en sciences humaines sont en relation étroite avec leurs collègues des sciences expérimentales, on ne saurait oublier le poids des réflexions internes aux sciences sociales dans l’adoption du modèle du laboratoire. Dans le cas de l’anthropologie, Benoît de l’Estoile montre en quoi la structure originale de l’Institut

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 9

d’Ethnologie, créé en 1925, puis du Musée de l’Homme dans la décennie suivante, à la fois laboratoire, bibliothèque, réserve et lieu d’exposition pour les collections, structure d’enseignement, maison des sociétés savantes, reflète les évolutions de la discipline dans le domaine du recueil, de la centralisation et de l’interprétation des informations. Le rôle du mouvement des Annales est tout aussi évident. Plusieurs contributions de ce volume exposent à quel point, au-delà de divergences quant aux modalités, ses principaux animateurs, Marc Bloch et Lucien Febvre, ont défendu les principes du travail collectif et milité pour son institutionnalisation. Retracer le rôle des Annales dans l’évolution de la division du travail scientifique est une manière décalée mais essentielle de mesurer, sous un angle nouveau, son importance historique.

18 Il convient en même temps de résister au finalisme sous-entendu par l’avènement de l’ère des laboratoires. L’une des difficultés du sujet est la continuité apparente, depuis une cinquantaine ou une soixantaine d’années, des institutions et des structures de recherche par rapport à celles d’aujourd'hui. Cet obstacle commun à toute l’histoire du contemporain est ici malicieusement redoublé pour l’historien, qui se penche sur un monde dont tant de balises lui sont apparemment familières. Il en va en réalité bien différemment. Jusqu’aux années 1960, a montré François Jacq (op. cit.), l’étalonnage des carrières est dicté par l’Université. Les fonctions de recherche ne sont conçues que comme des pis-aller, des situations transitoires en attendant de retourner à l’université. Pour les autres, « recherche collective va de pair avec CNRS et avec une carrière a priori moins prestigieuse », ce qui n’est pas sans causer des problèmes aux directeurs de laboratoires, confrontés à la relative instabilité de la main d'œuvre. Les sciences humaines n’échappent pas à la règle : Christiane Klapisch-Zuber et Marie- Laurence Netter rappellent que Fernand Braudel concevait le passage au Centre de Recherches Historiques comme une étape avant d’intégrer l’Université ou, pour les étrangers, de rentrer au pays. Le choix des thésards auxquels il accorde des vacations pour participer à des recherches collectives, d’Albert Soboul à Pierre Goubert, suggère que cette doctrine a été, partiellement au moins, appliquée. Dans la vague d’organismes spécialisés de recherche créés sous Vichy ou à la Libération – Institut national d’hygiène et Institut national d’études démographiques par exemple – les statuts précaires sont souvent jusqu’à la fin des années soixante la règle, l’appartenance au corps des fonctionnaires l’exception, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence sur l’orientation des recherches14. L’étude de Lutz Raphael montre que cette domination de l’Université a été plus nette et plus durable encore en Allemagne.

19 En somme, des années trente aux années cinquante incluses, quelle que soit l’extension donnée à la recherche collective et aux structures censées la chapeauter, il convient d’en relativiser l’importance, et surtout de ne pas en tailler les contours par projection rétroactive de la situation contemporaine. Le cas du Centre de recherches historiques en est, là encore, un bon exemple : peuplé d’une poignée de chercheurs, presque entièrement dénué de collaborateurs techniques stables, il se consacre moins à l’origine aux enquêtes collectives qu’à une activité éditoriale ou, tout au plus, de répartition des crédits de recherche. André Burguière a illustré, dans son histoire de l’enquête Plozevet, cette réalité familière aux historiens des sciences : extrêmement réduite dans l’après-guerre malgré quelques tentatives réformatrices malheureuses, l’autonomie du monde de la recherche ne s’étend véritablement que sous l’effet du volontarisme scientifique des débuts de la Ve République15. Or, c’est alors que commence l’âge d’or de la recherche collective, telle que la mémoire du métier se la représente aujourd'hui.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 10

Un âge d’or trompeur ? (1960-1980)

20 Pour une grande part, la représentation spontanée que l’on peut avoir de la recherche collective en sciences humaines, du moins de la recherche collective heureuse, renvoie à une courte période de deux décennies, les années soixante et soixante-dix. Dans ses grandes lignes, l’environnement de la recherche tel qu’on le connaît aujourd'hui est stabilisé : rééquilibrage des statuts entre Université et institutions de recherche, fonctionnarisation de la recherche publique, multiplication des laboratoires, expansion du nombre des postes de toutes natures, et notamment d’ingénieurs et de techniciens de recherche. La grande différence est qu’il s’agit d’un univers en expansion et non pas d’un « monde plein » comme celui d’aujourd'hui16 : les politiques de recrutement ambitieuses, notamment, y sont concevables. Si l’explosion démographique de la population universitaire et, surtout sans doute, la prospérité économique, sont les conditions de possibilité de ces transformations, il est clair qu’elles sont facilitées par les modèles scientifiques en vogue à l’époque, à commencer par la valorisation des approches quantitatives et celle de l’interdisciplinarité, ainsi que par la croyance dans la capacité des sciences sociales à assurer la régulation globale de la société.

21 Par l’histoire des pratiques, ce volume met à l’épreuve cette conception rétrospective et la vague nostalgie dont elle est chargée. Moins en prétendant dévoiler une vérité dissimulée, qu’en identifiant des lignes de faille qui sont apparues après coup aux actrices et acteurs de cette histoire.

Les vices cachés de l’interdisciplinarité

22 La première idole à être déstabilisée par ce recadrage historique est l’interdisciplinarité. L’enquête Plozevet, dont le souvenir est ravivé avec force et franchise par l’un de ses plus jeunes responsables de l’époque, André Burguière, est ici exemplaire. Cette entreprise totalisante a consisté, aux débuts des années soixante, à « envahir » pacifiquement un petit village breton par des nuées de chercheurs de tous horizons. Transgressant les découpages entre spécialités à l’intérieur des sciences sociales, et même la frontière entre humanités et sciences expérimentales – biologie et génétique étaient mobilisées – l’enquête, lieu d’initiation de plusieurs jeunes chercheurs appelés à un brillant avenir et à la perpétuation de sa mémoire, est demeurée comme un symbole de la bonne volonté interdisciplinaire, et comme une figure de l’atelier collectif dans nos disciplines.

23 André Burguière inverse la signification de ce souvenir teinté d’utopie. Si l’enquête Plozevet est riche de significations, c’est plutôt parce qu’elle pointe trois limites majeures de l’interdisciplinaire – et, plus généralement, du collectif. La première ressortit à la sociologie des découpages disciplinaires en science. Loin d’être des tracés de frontières artificiels et surannés, ils orientent, pour le meilleur et pour le pire, l’élaboration des problématiques, les façons de construire les observations et d’y réagir, et structurent le dialogue avec les collègues des autres disciplines selon des logiques qui ne se limitent pas à la seule notion épistémologique d’« incommensurabilité ». Si ces obstacles peuvent rétrospectivement apparaître comme inévitables, la contribution d’André Burguière en donne une ethnographie fine, qui ménage la part de burlesque mais aussi de désenchantement qu’elle a pu, concrètement, revêtir pour les acteurs de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 11

cette histoire. Son analyse de la rétention d’informations, des circuits de communication et de décisions distendus dans l’espace, gros de malentendus entre les subordonnés observateurs sur place et les responsables basés à Paris, permet de comprendre ce que peut signifier, au quotidien, la pratique de toute grosse enquête.

24 Tout aussi fondamentale est la seconde limitation décrite par André Burguière à propos du « terrain ». Toute réflexion préliminaire à une recherche collective s’interroge sur la meilleure façon d’en extraire des informations. Mais l’idée que, loin d’être une entité inerte, une espèce d’archive vivante mais passive, la réaction du « terrain » puisse faire partie de l’enquête, de sa sociologie, de sa dynamique, a été longtemps sous-estimée. Plozevet marque, à bien des égards, l’irruption des observés dans les procédures de l’enquête, selon des modalités auxquelles les sciences sociales n’ont cessé d’être confrontées depuis17. Cette révolution copernicienne – bien tardive il faut l’avouer – peut être rattachée à la notion bien vague de post-modernité dans les sciences sociales. Elle a aussi des fondements sociologiques plus immédiats, rançons de l’intériorisation, par le peuple des observés, de la notion d’investigation savante par les chercheurs. Son expansion planétaire, le développement, même dans les contrées les plus reculées, d’une économie de la recherche où l’informateur tarife ses services à l’observateur, ne font ainsi que prolonger les dynamiques observées à Plozevet il y a quarante ans.

25 Troisième déconstruction du concept d’interdisciplinarité, l’évocation de ses racines scientifiques et idéologiques. André Burguière rappelle que la conception initiale de l’enquête est issue d’un noyau de chercheurs – l’anthropologue Robert Gessain, les sociologues Jean Stoetzel et Alain Girard, le biologiste des populations Jean Sutter – qui ont fait leurs premières armes et se sont rencontrés sous l’Occupation, dans le cadre de la célèbre Fondation française pour l’étude des problèmes humains, plus connue sous le vocable de « Fondation Carrel ». Sous une forme, plus extrême encore, la contribution de Lutz Raphael montre que l’un des freins au développement du travail collectif et interdisciplinaire dans les sciences sociales allemandes de l’après-guerre a été sa connotation idéologique maudite. Pour les chercheurs de la République fédérale, cette notion renvoie d’abord aux sciences sociales du IIIe Reich, mobilisées par le régime dans de vastes enquêtes collectives placées au service de l’idéologie de la race et du sol (recherches sur le peuple et la population et recherches sur l’espace). Sous la guerre froide ensuite, elle est volontiers amalgamée à la recherche planifiée et centralisée qui domine en Allemagne de l’Est, et fait ainsi doublement figure de contre-modèle.

26 L’examen de ces deux cas d’espèce ne signifie pas, bien sûr, que le concept d’interdisciplinarité soit idéologiquement suspect à la racine. Mais il déplace les connotations d’une notion qui, historiquement, a connu son heure de gloire durant une période de forte contestation politique.

Mythe du collectif ou vécu de la domination ?

27 Une seconde remise en cause concerne la vision irénique liée au terme de « collectif ». La réalité du partage du travail est celle d’une stricte hiérarchie des fonctions, objectivée et pérennisée souvent par l’occultation des collaborateurs dans la liste des signataires des travaux. Les contributions de Louis Holtz et de Pierre Chaunu rappellent ce paradoxe selon lequel la fondation d’un laboratoire, forme par excellence du collectif, reconnaît le plus souvent – surtout peut-être dans les premières décennies de ce nouvel âge de la recherche – le mérite et le crédit attribués à une personne18. La

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 12

métamorphose, au cours du XXe siècle, des grands universitaires en « entrepreneurs scientifiques », a été suffisamment étudiée par la sociologie des sciences pour que l’on ait dû y revenir dans cet ouvrage.

28 Le décalage entre un imaginaire et une pratique, entre un discours collégial et un rapport de forces statutaire, doit-il conduire à une démystification brutale, au cynisme traduit par la formule de Bruno Latour sur l’opposition entre patron de laboratoire et subordonnés : « eux travaillent, lui capitalise »19 ? Ce serait oublier que l’idéal du travail collectif provient pour partie d’une représentation délibérément construite par les responsables d’enquêtes et de laboratoires. Il est, en premier lieu, le fruit d’une rhétorique performative destinée aux instances valorisant le travail en commun. Olivier Dumoulin montre ainsi que l’affiliation du Centre de recherches historiques au CNRS en 1966, conduit à la valorisation des enquêtes et du travail collectifs dans les rapports d’activité : cinq ans auparavant, les termes les désignant étaient devenus presque tabous sous la plume de Fernand Braudel.

29 Olivier Dumoulin montre, en second lieu, comment la spécificité du Centre de recherches historiques a été de « confondre sa raison d’être avec la conduite d’enquêtes collectives », de définir son identité scientifique sur une image sciemment – et rhétoriquement – bâtie. Non pas que l’on puisse nier l’importance historiographique qu’ont acquises de multiples enquêtes collectives lancées par le Centre – de l’anthropologie historique des conscrits à l’informatisation des comptes de la Société générale de la France, des travaux sur le lire et l’écrire aux enquêtes sur l’implantation des ordres mendiants dans le France médiévale. Il s’agit plutôt de souligner que le caractère incantatoire de « l’enquête collective » a fondé l’identité scientifique du Centre à ses yeux et à ceux de ses partenaires, sans véritablement révéler ses procédures de savoir. Jean-Louis Fabiani donne une clé de lecture générale de ce mécanisme de mise en scène du collectif à usage interne et externe, de cette façon de suggérer l’existence d’un contenu intellectuel par l’affichage d’un type de relations sociales au sein d’une communauté de travail.

30 Poser le travail collectif comme représentation : cette indispensable déconstruction ne signifie nullement que l’on puisse faire l’impasse sur les formes de travail en commun qui se sont effectivement mises en place dans nos disciplines depuis plusieurs décennies. L’un des objectifs de cet ouvrage est d’en proposer rétrospectivement une sociologie, dont les conclusions, elles aussi, tempèrent l’idée d’un âge d’or. Blessures et amertumes se sont exprimées, non sans heurts, avec deux à trois décennies de décalage, à l’occasion de l’investigation collective qu’a mise en œuvre le CRH pour son cinquantenaire. Significativement, les acteurs les plus engagés dans cette entreprise ont souvent été les ingénieurs et techniciens de recherche qui avaient collaboré aux grandes enquêtes. L’objectivation progressive des tensions passées a sans doute été l’un des processus les plus riches de ce retour sur soi. S’il est malheureusement difficile d’en retracer à froid les modalités, il est utile de retenir les conclusions qui s’en sont dégagées.

La collectivité comme utopie égalitaire

31 Plutôt que l’idée d’un rapport de forces unilatéral entre responsables d’enquêtes et subordonnés, l’image qui se dégage dans ce volume est celle d’une ambiguïté dans la définition et surtout dans la valorisation des contributions de chacun. On peut en faire

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 13

plusieurs lectures. Celle du malentendu – pour ne pas dire de l’aliénation – tout d’abord : mobilisés dans un travail auquel ils apportaient leur compétence et leur passion, les participants aux enquêtes se seraient aveuglés sur la reconnaissance qui leur serait donnée, ou auraient été bercés d’illusions par leurs responsables. Cette lecture ne semble pas la plus fidèle au passé. Si les témoignages recueillis et analysés dans cet ouvrage abordent la question avec franchise, ils n’expriment pas véritablement d’accusation de manipulation à l’égard des responsables d’enquêtes. Le sentiment qui domine est plutôt celui d’un grand flou dans la délimitation des rôles de chacun. Il peut, pour partie, être attribué à l’époque : avec la multiplication des postes et des statuts (ingénieurs et techniciens de recherche, chefs de travaux) les années soixante et soixante-dix marquent une modification de la division du travail savant, et cette dynamique obscurcit les repères de chacun, ses attentes à l’égard de la reconnaissance donnée à sa contribution à une œuvre collective. L’idéologie égalitaire volontiers affichée à l’époque – comme s’il s’agissait d’occulter ou de nier la hiérarchie des statuts et des fonctions – renforce cet effet de brouillage. L’identité scientifique revendiquée par le CRH et la défunte VIe section de l’École pratique des hautes études en a sans doute accentué encore les effets : ces instances, construites comme des anti-modèles par rapport à l’université, ne pouvaient que prôner des formes de travail en commun alternatives au mandarinat, et banaliser dans leur discours la stratification statutaire. L’ouvrage montre que cette euphémisation est venue buter sur deux grands types de mise à l’épreuve : la question de la signature des textes, et celle des carrières.

Les particularités du texte collectif et le problème de la signature

32 Marie-Laurence Netter et Christiane Klapisch-Zuber montrent que c’est au moment de la signature, appropriation symbolique des textes produits ensemble, que les participants aux grandes enquêtes du CRH ont découvert – souvent sous forme d’un fait accompli – que la représentation qu’ils se faisaient du partage du travail n’était pas forcément celle des responsables des recherches. André Burguière, Olivier Dumoulin et Lutz Raphael, dans leurs contributions respectives, évoquent des incidents comparables. L’intérêt de l’ouvrage est d’établir que, loin d’être anecdotiques, les désillusions et les tensions qui ont résulté de cette épreuve de vérité sont liés à une problématique récurrente, propre à toute forme de travail en commun20.

33 Le texte issu de la recherche collective est-il un texte comme un autre ? Il est frappant d’observer, à la lecture de cet ouvrage, combien la question est récurrente dans les cadres institutionnels les plus divers, et combien elle a fait l’objet de réflexions explicites. Dans le mouvement de recherche collective favorisé par le IIIe Reich émerge une forme de publication original, la Denkschrift, rapport d’expertise tenu secret et réservé « à l’usage interne des instituts, des administrations ou des responsables politiques », et dont la marque distinctive est l’anonymat. Loin d’être propre à ce contexte politique extrême étudié par Lutz Raphael, l’exemple touche à la nature de ce mystérieux auteur collectif dont une tentation souvent présente est de le faire purement et simplement disparaître. Cette oblitération n’est pas forcément réservée aux collaborateurs des enquêtes. Marie-Laurence Netter et Christiane Klapisch-Zuber révèlent que si Ruggiero Romano ne fait figurer aucun nom sur la couverture du livre Villages désertés et histoire économique qu'il avait co-dirigé en 1965, c’est que cet effacement volontaire traduit selon lui l’idéal du collectif tel que le définissaient Lucien Febvre et Fernand Braudel.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 14

34 De manière plus complexe, l’effacement de l’auteur est indissociable de la promotion de textes d’un genre nouveau, lié à l’origine collective du travail. Au sein de la Commission des recherches collectives qu’ont étudiée Bertrand Muller et Florence Weber (art. cit.), à la manière d’une conciliation entre signature et anonymat, on s’efforce de définir des textes à double statut, à la fois monographies et matériaux pour un tableau d’ensemble, « textes d’auteur voués à être mis en fiches ». En pratique, la tension ne sera jamais vraiment résolue entre ces deux orientations, et la publication des listes des noms des correspondants de ces enquêtes ethnographiques montrera que même pour les contributions les plus élémentaires, la propriété individuelle ne se dissout pas aisément. Les auteurs indiquent qu’il faudra attendre, après la Seconde Guerre mondiale, la rémunération des enquêteurs et le pré-codage des questionnaires à vocation statistique, pour que l’effacement complet des collaborateurs soit réalisé.

Un genre au féminin ?

Une hiérarchie sexuée

35 Le problème de la signature a constitué une première réfutation au rêve d’une fabrique collective égalitaire, où les différences de position individuelles auraient dépendu des fonctions et non des statuts. Une seconde contrainte de réalité a été la question des carrières. Au moment de l’institutionnalisation de la recherche collective, elle se pose de manière neuve. Comment concilier les logiques du travail en commun avec celles de la promotion individuelle ? La question s’est posée avec d’autant plus d’acuité aux sciences sociales qu’elles étaient de création récente. L’institutionnalisation de la plupart d’entre elles s’est produite au même moment (voire plus tard) que la fondation des laboratoires et organismes de recherche. Du fait de cette double nouveauté, les trajectoires y sont initialement moins définies, car pour l’essentiel entièrement inédites. La définition de la formation requise, le rôle dévolu à la thèse de doctorat, y sont beaucoup moins clairs qu’en sciences expérimentales. De ce fait, la séparation, au moment du recrutement, entre les universitaires et chercheurs d’une part, les techniciens et ingénieurs de recherche d’autre part, y a probablement été plus arbitraire à l’origine. Or, du fait de la logique des corps, elle a produit des effets durables, qui ont pesé souvent sur l’ensemble de la carrière. Cette hiérarchie statutaire, de surcroît, a été surdéterminée par une domination masculine très marquée.

36 La recherche collective signifie-t-elle – ou a-t-elle signifié – le pilotage par les hommes d’équipes composées de collaboratrices ? Formulé aussi globalement, ce schéma se heurterait bien-entendu à d’innombrables réfutations, comme le suggère Louis Holtz, via l’évocation de la figure de Jeanne Vielliard, major de sa promotion à l’École des chartes, première femme admise à l’École française de Rome, et première aussi à diriger un laboratoire des sciences de l’Homme. Il reste que, globalement, l’expansion d’un salariat de chercheurs et d’assistants de recherche lors de « l’âge d’or » de la fin des Trente Glorieuses a bel et bien été marquée par une inégalité sexuée, dont la genèse de ce volume a porté l’écho tardif. Les ingénieurs et techniciens de recherche qui, au sein du CRH, ont mené l’enquête sur le passé de la recherche collective, sont dans leur totalité des femmes. La réflexion sur leur statut était pour elles, simultanément, une réflexion sur les rapports de sexe dans le monde universitaire. La stratification des statuts au sein de leur laboratoire les y invitait : à la mixité parfaite de la classe

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 15

intermédiaire des maîtres de conférences et chargés de recherche s’oppose la polarisation masculine des directeurs d’études ou de recherche d’une part, la polarisation féminine des ingénieurs et techniciens de recherche (ITA) d’autre part. Cette stratification sexuée se reflète dans les parcours individuels : comme l’évoque Claire Lemercier, les femmes sont plus fréquemment « enfermées » dans leur statut d’ITA, les hommes l’abandonnant pour entrer dans le corps des enseignants-chercheurs ... ou quitter l’institution.

37 Malgré le constat de cette hiérarchie presque caricaturale, les discussions liées à la préparation de cet ouvrage ont été vives et le bilan sur l’ampleur et les formes de la domination masculine n’a pas fait l’unanimité. Une étude comparative des carrières féminines et masculines au CRH a fait l’objet d’interprétations contradictoires quant aux retards de carrière qu’auraient, ou non, subis les femmes : faute de données suffisamment nombreuses, ses conclusions n’étaient pas décisives – ce qui explique que ce travail ne figure pas dans l’ouvrage21. De même, la question de savoir si, à formation initiale comparable, les femmes avaient été plus fréquemment versées, à l’origine, dans le corps des techniciens et ingénieurs de recherche plutôt que dans celui des chercheurs, n’a pu être élucidée : faute d’avoir eu accès aux dossiers personnels des membres anciens et présents du CRH – documents confidentiels car ils recèlent notamment des informations médicales – l’enquête qui avait été envisagée sur leur formation initiale n’a pu être menée à bien. Si l’on se fonde sur les entretiens menés à l’occasion de la préparation de cet ouvrage, les intéressées insistent au premier chef sur les effets de leurs contraintes familiales sur leur carrière, ce qui n’exclut ni l’existence de formes de discrimination ni, on l’a dit, les effets pervers des discours égalitaires tenus – souvent de bonne foi – par les directeurs des laboratoires.

38 Quoiqu’il se soit révélé impossible de comparer statistiquement les carrières masculines et féminines, des mesures indirectes révèlent des mécanismes fins de hiérarchisation des sexes. Dans leur dénombrement des publications déclarées par les chercheurs du CRH dans les rapports d’activité du Centre, Cécile Dauphin, Jean-Daniel Gronoff et Raymonde Karpe établissent que les contributions aux actes de colloque – genre relativement peu prestigieux ou peu visible – sont avant tout le fait de chercheuses de statut intermédiaire (chargées de recherche ou maîtres de conférences), suivies de près par les femmes ingénieurs de recherche. À l’inverse, les genres les plus légitimes (ouvrages d’hommage, préfaces) ou la haute vulgarisation scientifique (dictionnaires, encyclopédies, grandes revues du monde intellectuel) semblent, à statut égal, presque exclusivement réservés aux hommes.

39 Claire Lemercier, pour sa part, transpose les méthodes d’analyse des réseaux sociaux les plus récentes à l’examen des collaborations déclarées aux enquêtes dans les rapports d’activité du CRH. Elle valide ainsi les représentations critiques produites par la mémoire contemporaine des grandes enquêtes : dans les années soixante-dix règne bel et bien une division du travail « parfois caricaturale » qui se traduit par l’omniprésence, aux deux pôles des recherches collectives, des hommes directeurs d’études et des femmes ingénieurs d’étude. La paysage se complique toutefois au cours de la décennie suivante. Les femmes de tous statuts jouent de plus en plus un rôle d’intermédiaires entre les enquêtes et accèdent – femmes ingénieurs et techniciennes de recherche comprises – à la direction de recherches collectives. Mais ce « rattrapage » survient – l’on y reviendra – au moment où la recherche collective cesse d’être un modèle dominant dans l’identité scientifique revendiquée par le laboratoire.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 16

L’histoire des femmes, fruit de la recherche collective ?

40 L’un des axes majeurs de ce volume est de montrer que cette sociographie sexuée de la recherche collective a été l’un des mécanismes qui a mené à la diffusion, dans le monde universitaire des années soixante-dix, de la recherche sur l’histoire des femmes. Autant on peut dire que, dans son âge d’or, la recherche collective a reposé sur une main d’œuvre avant tout féminine, autant on peut considérer que l’histoire des femmes est un produit de la recherche collective, et ce à double titre.

41 En premier lieu, la discrimination sexuée à l’œuvre dans les enquêtes a poussé leurs collaboratrices à s’organiser de manière autonome et à proposer un terrain d’étude qui leur était propre. Familières des enquêtes, elles en ont tout naturellement adopté le schéma de fonctionnement pour mener à bien cette entreprise. On peut considérer que la recherche collective a été de ce point de vue l’une des matrices, tant « positive » que « négative », qui ont préludé au développement de ce genre historiographique.

42 Le CRH, en cette matière, est un excellent point d’observation. Son « groupe d’histoire des femmes », qui à l’origine a accueilli une grande partie des pionnières du genre, n’a cessé depuis de constituer un pôle majeur de réflexion sur ce domaine. La contribution que lui consacre Anne Martin-Fugier dans le présent dossier sur la base d’une histoire orale, offre un document exceptionnel sur la naissance, en 1978, de ce groupe dont les contours dépassent largement le cadre du CRH. Ce texte analyse avec nuances l’attitude du monde universitaire à l’égard de cette nouvelle façon de concevoir l’histoire qui mêlait, de manière inédite, réflexion historiographique et revendications féministes. La vive opposition des milieux gauchistes ; les réticences plus feutrées, ironiques ou paternalistes, des mandarins ; la censure ou l’autocensure à l’égard de certaines publications (notamment la revue Pénélope, dont Anne Martin-Fugier retrace l’aventure), mais aussi les soutiens actifs parfois inattendus, ne sont que quelques-uns des nombreux thèmes qui affleurent dans les entretiens.

43 En second lieu, on peut avancer en retour que cette tiédeur des historiens a contribué à donner à l’historiographie sur les femmes un tour plus collectif qu’à l’ordinaire. Y faire face imposait en effet de faire preuve de volontarisme et de prosélytisme, et de mettre en œuvre des structures destinées à concentrer et à rendre visibles les efforts. De cette entreprise collective – dont les tensions internes ne sont pas occultées – ce volume fournit un témoignage inédit : le bilan dressé dès juin 1975 par Michelle Perrot sur le développement de l’histoire des femmes en France, à l’occasion du colloque pionnier sur Les Femmes et les sciences humaines, réuni à Aix-en-Provence à l’initiative d’Yvonne Knibiehler.

L’ère du tournant critique ?

44 À compter de la fin des années soixante-dix, sont remises en cause une partie des conditions qui avaient prévalu au développement de la recherche collective, entendue comme un modèle hiérarchisé et professionnalisé de division du travail. L’histoire du CRH, qui avait construit son identité sur la revendication de ce modèle, en fournit un témoignage éloquent. Olivier Dumoulin retrace comment les critères de justification employés dans les rapports d’activité du Centre s’infléchissent dans les années quatre-

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 17

vingt : la partie proprement individuelle de la recherche, jusqu’alors peu valorisée, est promue au rang de « tradition ».

45 De ce reflux du collectif, Claire Lemercier produit une objectivation quantitative. Son matériau est composé des déclarations des participations aux enquêtes, telles qu’elles apparaissent dans les rapports d’activité du CRH. Il s’agit d’un corpus considérable, près de deux cents enquêtes différentes étant enregistrées entre 1970 et 1995. Son suivi dans le temps confirme l’idée d’une décomposition dans les années quatre-vingt. La densité des liens entre enquêtes (et entre enquêteurs) diminue. À une espèce de circulation généralisée au sein du Centre, succède un fractionnement entre petits groupes cohésifs. Cette observation corrobore, à sa manière, que l’identification du laboratoire au travail collectif n’est pas entièrement mythique : dès lors que les projets communs sont en reflux, ce gros centre généraliste peut redouter une espèce de balkanisation, un repli sur des spécialités thématiques ou chronologiques. Ce mouvement est toutefois plus complexe qu’il n’y paraît. Les années quatre-vingt marquent aussi la multiplication des collaborations avec des collègues et des centres universitaires. Au-delà du CRH, on peut donc considérer que l’évolution de la recherche collective permet d’observer le repositionnement de l’EHESS – dont les statuts viennent alors d’être modifiés – au sein du monde des sciences sociales françaises. C’est aussi dans cette période, du reste, que la place occupée par les Annales E.S.C. au sein des listes de publications des chercheurs du CRH diminue, comme le montrent Cécile Dauphin, Jean-Daniel Gronoff et Raymonde Karpe.

46 De ces évolutions, le premier facteur est la remise en question de l’histoire quantitative, et plus globalement du travail de constitution de grosses bases de données. Mais à l’évolution des tendances historiographiques – dont Claire Lemercier montre qu’elles se traduisent avec une dizaine d’années de retard sur le paysage d’ensemble des enquêtes – se superposent des transformations sociologiques majeures dans le recrutement et le statut des ingénieurs et techniciens de recherche. À l’expansion succède un tarissement si brutal que l’on a pu redouter, à l’échelle de tout le CNRS, la prochaine extinction du corps en sciences sociales. Or, l’analyse morphologique proposée par Claire Lemercier montre bien que ce sont précisément les ITA qui « créaient les liens » entre les enquêtes, garantissant ainsi en quelque sorte la cohérence même du Centre. On a donc pu craindre un mécanisme de double disparition, celle des ITA d’une part et celle de la recherche collective d’autre part, l’une nourrissant l’autre.

47 Un mécanisme d’autant plus redoutable qu’il ne pouvait que s’accélérer avec le temps. Alors que de nos jours le recrutement des techniciens et ingénieurs de recherche fait l’objet de concours nationaux, il est jusqu’au début des années quatre-vingt largement entre les mains des directeurs de laboratoire. Beaucoup ont utilisé les postes dont ils disposaient pour aider « temporairement » des étudiants prometteurs, en attendant qu’ils pussent prétendre à un poste de chercheur ou d’enseignant-chercheur. Si cette stratégie a parfois atteint son objectif, elle a aussi peuplé le corps des ITA de chercheurs potentiels qui, progressivement, ont conquis leur autonomie. Plus on avance dans le temps, plus la génération recrutée à la fin des Trente Glorieuses évolue ainsi, de droit ou de fait, vers un statut de chercheur, ce qui, faute de nouveaux recrutements en nombre suffisant, accélère le processus de décomposition de l’ancienne division du travail.

48 Évolutions historiographiques et statutaires ont donc pour un temps concouru à un scénario typique des schémas de décadence : après l’âge d’or, la chute. Un scénario

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 18

congruent au climat intellectuel et idéologique de l’époque : à l’apologie du collectif succédait le retour de l’auteur ; aux grosses bases de données à vocation totalisante, la valorisation du « microscopique ». L’une des conclusions de cet ouvrage est que cette lecture provient moins d’une évaluation froide de la situation actuelle, que de la difficulté à lui appliquer un schéma d’interprétation conforme à une réalité moins lisible qu’autrefois. Si l’idée d’une crise de la recherche collective a pu légitimement être avancée dans les années quatre-vingt, les évolutions survenues au cours de la dernière décennie en ont écarté le spectre. La première est statutaire : au cours de la période, le CNRS met en œuvre une « professionnalisation » du corps des ITA en créant des profils d’emploi (les bnranches d’activité professionnelle) précisément définis. L’histoire du CRH, au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, montrerait que ces catégorisations plus formelles se sont, de fait, traduit par le recrutement d’une nouvelle génération d’ingénieurs et techniciens de recherche, qui viennent apporter aux enquêtes une fonction et une compétence ciblées.

49 La seconde transformation, survenue depuis dix ans, est le deuil d’un modèle de travail en commun fondé sur une stricte hiérarchie du travail scientifique. Si le terme n’était pas galvaudé, on pourrait volontiers qualifier de « post-moderne » ces nouvelles formes de recherche collective. Elles se sont en effet affranchies de la référence au modèle des sciences naturelles22, et à l’idée d’une organisation verticale – et formelle – du travail.

50 Le CRH, une nouvelle fois, est un bon terrain pour observer ces changements. Ils sont, tout d’abord, contemporains du « tournant critique », porté par les Annales au début des années quatre-vingt-dix23. Cette simultanéité est peu surprenante si l’on rappelle que des deux grands promoteurs de cette remise en cause historiographique, Bernard Lepetit et Jacques Revel, le premier était simultanément codirecteur du CRH à cette époque. Au cours de son mandat commun avec Lucette Valensi, il dresse, comme le montre Olivier Dumoulin, l’acte de décès de l’enquête collective à la mode des années soixante, pour promouvoir de manière volontariste un modèle de collaborations organisées autour de dix thèmes transversaux (la classification sociale, l’espace, etc.). Moins que les enquêtes standardisées comme autrefois, il s’agit plutôt d’une formule inspirée de celle du séminaire collectif ou de l’atelier, où la réflexion commune cherche à multiplier les points d’entrée comparatifs, en coalisant les domaines de recherche des participants.

51 Claire Lemercier montre que ces mots d’ordre se traduisent effectivement par une recomposition des liens internes au Centre. Sans en revenir au modèle d’échange généralisé qui dominait dans les années soixante-dix, ils refondent des liens multiples sur une base entièrement neuve. Ainsi, l’une des grandes transformations des années quatre-vingt-dix est le renforcement des collaborations internes au corps des chargés de recherche et maîtres de conférences. Elle résulte de deux évolutions de fond.

52 D’une part, les ingénieurs et techniciens de recherche ne sont désormais plus ceux qui établissent les liens entre les enquêtes. Beaucoup ayant, on l’a vu, conquis suffisamment d’autonomie pour ne plus se voir dévolu d’autorité tel ou tel rôle dans une enquête, tout se passe comme si un nombre croissant de chercheurs et d’enseignants-chercheurs se passaient d’emblée de leur collaboration. Cette évolution pourrait, à terme, être inquiétante pour la survie de ce corps au sein des sciences sociales, mais nous sommes dans un moment de transition, dans lequel les recrues les plus récentes connaissent une spécialisation plus marquée : il y a de bonnes chances qu’elle aboutisse à une recomposition dans la décennie en cours.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 19

53 D’autre part, l’émergence de ces collaborations horizontales peut être considérée comme une variation nouvelle sur un thème ancien. Comme beaucoup de centres de recherche français, le CRH est une « Unité mixte de recherche », conjointement liée à l’EHESS et au CNRS. Si l’expression a plutôt une connotation administrative, il faut prendre garde à ne pas oublier la dialectique sur laquelle elle se fonde. L’idée de « mixité » réunit une logique issue de l’ancienne École pratique des hautes études, qui est celle de la direction d’études, et une logique d’organisation scientifique qui est celle du laboratoire. Le premier de ces deux principes confie un axe de recherche de longue haleine à un enseignant-chercheur, qui a vocation à encadrer des collaborateurs – c’était originellement le rôle du corps, désormais éteint, des chefs de travaux. Le second combine une organisation verticale et l’incitation à des collaborations horizontales. Les directrices et directeurs d’études sont ainsi placés dans une situation double : pleine autonomie dans le premier cas, à égalité avec des pairs réunis en assemblée générale, intégration dans un cadre collectif mêlant statuts et fonctions dans le second. Cette double organisation brouille et rend fluctuantes les hiérarchies effectives. On peut considérer qu’à ce jour, la dissociation croissante entre le statut de directeur d’études ou de recherche et celui de responsable d’enquêtes, ainsi que la multiplication des collaborations internes au corps des maîtres de conférences et des chargés de recherche, incarne la victoire d’un modèle peu hiérarchique de l’organisation en laboratoire, sur les autres formes d’organisation qui ont prévalu jusqu’ici au sein de l’EHESS ou de la VIe section de l’École pratique des hautes études24.

54 Ce constat, centré sur le CRH, ne vaut que par les conclusions générales qu’il permet de tirer. La dernière observation que nous venons de formuler confirme la plasticité des modèles de division du travail en sciences sociales, et l’impossibilité de les déduire d’étiquettes aussi générales que celles de « laboratoires » ou d’« enquêtes collectives ». Ce qui ne veut pas dire que ces formes effectives du travail collectif échappent à toute intelligibilité : elles résultent à la fois des modèles théoriques ou historiographiques dominants à une époque, et des conditions institutionnelles du moment, au premier rang desquelles figurent les évolutions statutaires et démographiques des différents corps concernés. L’apparition de formes peu hiérarchiques de travail en commun, où la constitution d’un matériau collectif est souvent délaissée au profit d’un partage des compétences et des intérêts, ne constitue certes pas le terminus ad quem de la recherche collective en sciences sociales. Si nous en avons détaillé les modalités au sein du CRH, c’est toutefois qu’il pose des questions qui vont bien au-delà de la situation de ce Centre, et même des formes institutionnelles de travail en commun. Il pourrait s’appliquer, après tout, aux collaborations de recherche qui fleurissent depuis une dizaine d’années, sous l’effet du développement des échanges scientifiques par Internet : édition de textes, constitution de bases de données, échanges d’informations, etc. Ces formes d’échange formeront sans doute l’essentiel de la recherche collective au XXIe siècle. L’un des buts de ce dossier est de montrer que, loin d’être nécessairement du ressort de schémas d’auto-organisation spontanée, ces innovations peuvent s’appuyer sur le répertoire d’expériences offertes, depuis un siècle, par les formes de recherche institutionnalisées.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 20

NOTES

1. On en trouvera une présentation in Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol », préface à Giovanni Levi, Le pouvoir au village, Paris, Gallimard, 1989. 2. Par contraste, Kevin Bales, « Lives and Labours in the Emergence of Organised Social Research, 1886-1907 », Journal of Historical Sociology, 9, 2, 1996. p. 113-138, se donne pour tâche de redonner vie à la vingtaine de collaborateurs – dont un quart de collaboratrices – de la recherche collective dirigée par Charles Booth sur le Londres de la fin du XIXe siècle. 3. Pour une approche socio-historique de la notion d’« école », voir aussi le volume dirigé par Gerald L. Geison et Frederic L. Holmes (eds), « Research Schools: Historical Reappraisals », Osiris, Vol 8, 1993. 4. Gérard Noiriel, Sur la « crise» de l'histoire. Paris, Belin, 1996. 5. Étudiées par Marie-Claire Robic, «Interroger le paysage ? L'enquête de terrain, sa signification dans la géographie humaine moderne (1900-1950) », in Claude Blanckaert (ed), Le terrain des sciences humaines (XVIIIe-XXe siècles), Paris, L'Harmattan, 1996. 6. Bertrand Müller et Florence Weber, « Réseaux de correspondants et missions folkloriques », Gradhiva, 33, 2003, p. 43-56. Voir aussi Daniel Céfaï (dir.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte- MAUSS, 2003, p. 25 sq. 7. Voir la tentative de clarification proposée par Jane Maienschein, « Why Collaborate? », Journal of the History of Biology, 26, 1993, p. 167-183. 8. Olivier, Dumoulin, « Profession Historien », 1919-1939. Un « métier » en crise ? Paris, Thèse de doctorat de l'EHESS, dir. André Burguière, 1983. 9. Marc Bouloiseau, « De Jaurès à Georges Lefebvre : la Commission d'histoire économique de la Révolution », Annales historiques de la Révolution française 32, 1, 1960, p.57-66 ; Stéphane Buzzi, « Georges Lefebvre (1874-1959), ou une histoire sociale possible », Mouvement Social, 200, 2002, p. 177-195. 10. Avec notamment la création, en 1999, de la Revue pour l’histoire du CNRS, aux éditions du CNRS. 11. François Jacq, « Les instruments de la politique scientifique dans la France d’après-guerre », Thèse de doctorat, École nationale supérieure des Mines de Paris, 1997. 12. Olivier Dumoulin, « Aux origines de l'histoire des prix », Annales E.S.C., 2, 1990, p. 507-522 ; Brigitte Mazon, Aux origines de l’École des hautes études en sciences sociales : le rôle du mécénat américain : 1920-1960, Paris, Cerf, 1988 ; Giuliana Gemelli, Le Elites della competenza : scienziati sociali, istituzioni e cultura della democrazia industriale in Francia, 1880-1945, Bologne, Il Mulino, 1997. 13. Bertrand Müller et Florence Weber, « Réseaux de correspondants… », art. cit. 14. Je me permets de renvoyer à Paul-André Rosental, « Le premier monde de la recherche : la gestion du personnel par Alfred Sauvy dans l’INED des années 50 », Genèses, 51, juin 2003, p. 128-146. 15. Voir Vincent Duclert, « Le colloque de Caen : 1956. La IV e République et la mobilisation scientifique », Historiens et Géographes, 361, 1998, p. 337-360. 16. Gérard. Noiriel,. Sur la « crise » de l'histoire..., 1996, op. cit. 17. Voir aussi sur ce point Daniel Céfaï (dir.), L’enquête de terrain, op. cit ., p. 473 sq. 18. Sur ce rôle décisif du leader, voir notamment Gerald L. Geison, « Research Schools and New Directions in the Historiography of Science », Osiris, 8, 1993, p. 235. 19. Bruno Latour, Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, Seuil, 1996, 1ère éd. 1993, p. 110. 20. Voir sur ce point le travail pionnier de Allan G. Heffner, « Autorship Recognition of Subordinates in Collaborative Research », Social Studies of Science, 9, 1979, p. 377-384 ; ainsi que Jane Maienschein, art. cit.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 21

21. Il avait été entrepris par Carole Jasniewiez,. Claire Lemercier et Marie-Laurence Netter qui ont, elles aussi, amplement contribué à la constitution et à l’analyse de cette base de données. L’EHESS s’efforce, aujourd'hui, de mener une enquête comparable sur la différence entre les parcours des hommes et les parcours des femmes en son sein. 22. Dont on trouvera une imposante bibliographie sur les formes de travail en commun dans http://www.scienceofcollaboratories.org/Resources/biblist.php 23. « Tentons l'expérience », Annales E.S.C. 6, 1989, p. 1317-1323 ; Bernard Lepetit et Jacques Revel, « L'expérimentation contre l'arbitraire », Annales E.S.C. 1, 1992, p. 261-265. 24. La variabilité possible dans le degré de contrôle hiérarchique renvoie à l’histoire longue de la recherche collective. Elle est formalisée dans l’entre-deux-guerres par l’opposition entre le team work, dirigé, et le group work, égalitaire, comme le rappelle David Smith, « The Use of ‘team work’ in the Practical Management of Research in the Inter-War Period: John Boyd Orr at the Rowett Resaerch Institute”, Minerva, 37, 3, 1999, p. 261.

AUTEUR

PAUL-ANDRÉ ROSENTAL EHESS/CRH/INED

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 22

Matrices de la recherche collective

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 23

« Une petite armée de travailleurs auxiliaires » La division du travail et ses enjeux dans l’ethnologie française de l’entre- deux-guerres

Benoît de L'Estoile

1 La présence de l’ethnologie dans cet ouvrage n’a, a priori, rien d’évident. En effet, cette discipline se présente souvent aujourd’hui comme très individualiste. Nombre d’ethnologues cultivent l’image romantique du chercheur isolé sur un terrain lointain, en tête-à-tête avec lui-même et avec ses informateurs indigènes1. Ce qui semble caractériser ce mode de connaissance, par opposition aux autres sciences sociales, c’est précisément son très faible degré de division du travail : l’ethnologue apparaît comme celui qui travaille essentiellement sur les données qu’il a lui-même recueillies par enquête directe, et non sur les données déjà constituées par d’autres2. Cette représentation, qui s’est imposée au point de paraître aujourd’hui aller de soi, est cependant relativement récente en France. Je voudrais présenter ici un modèle de recherche alternatif, fondé sur la division du travail, modèle qui a structuré l’ethnologie française dans la première moitié du siècle. Il a trouvé son apogée dans les années trente, et permet de comprendre nombre de traits institutionnels et intellectuels qui marquent ce domaine du savoir, parfois jusqu’à aujourd’hui3.

2 L’ethnologie peut donc être organisée sur un mode collectif : c’est ce que je vais m’employer à montrer. Mais est-elle une science sociale ? Là encore, la réponse n’est pas aussi évidente qu’elle paraît. Aujourd’hui, l’ethnologie est en France largement considérée comme appartenant pleinement aux sciences sociales, et elle a sa place dans une école qui leur est consacrée4. Cependant, contrairement à un mythe bien ancré dans les histoires de la discipline, l’inclusion de l’ethnologie parmi les « sciences sociales » dans l’entre-deux-guerres est infiniment plus problématique. Autrement dit (et on l’oublie trop souvent aujourd’hui), le même nom recouvre une autre définition de ce savoir que celle qui nous est familière. L’ethnologie, dans la version qui s’impose au cours des années trente, c’est alors essentiellement le projet d’une science de l’Homme dans sa totalité, conçue comme une branche des sciences naturelles, qui

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 24

regroupe à la fois l’anthropologie physique, la préhistoire et l’ethnographie5. Selon Paul Rivet définissant en 1936 « Ce qu’est l’ethnologie », cette conception : s’affirme en France d’une façon matérielle par la création d’un Musée de l’Homme où les races, les civilisations et les langues seront étudiées parallèlement et solidairement.

3 Cette référence au modèle des sciences naturelles a des conséquences déterminantes pour le type d’organisation du travail qui se met en place.

4 Je présente ici le versant français d’un travail comparatif avec la Grande-Bretagne, où c’est un tout autre modèle qui s’impose. Pour simplifier, on peut dire qu’en Grande- Bretagne, la révolution scientifique qui s’opère autour de Malinowski consiste précisément dans une redéfinition de la division du travail établie au XIXe siècle entre l’ethnographie, science descriptive, et l’anthropologie, savoir spéculatif et comparatif. Les anthropologues, basés dans les musées ou les institutions savantes, étaient des théoriciens cherchant à reconstituer l’histoire naturelle de l’humanité, en rassemblant, classant et compa-rant, telles les pièces d’un vaste puzzle, des données de toute sorte (objets, coutumes, vocabulaires, crânes, etc.) de provenance très diverse. L’institution qui incarnait cette organisation du travail était le Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, regroupant tous ceux qui s’intéressaient de près ou de loin aux divers aspects de la Science of Man, publiant à la fois des guides d’enquête (les fameuses Notes and Queries on Anthropology publiées par le RAI dès 1877)6, et une revue, Man, élaborée précisément comme un recueil de faits (chaque entrée numérotée, qui peut faire de quelques lignes à plusieurs pages, est consacrée à des observations ou descriptions, d’un rite, d’un mythe, d’une technique, etc.). Le cœur de la révolution malinowskienne est la suppression de cette disjonction entre théoriciens et hommes de terrain. L’anthropologie nouvelle manière combine les deux compétences, théorie et information : les rôles de l’ethnographe et de l’anthropologue se trouvent assumés par la même personne. Cette révolution dans la division du travail aboutit à une marginalisation des ethnographes coloniaux, désormais disqualifiés comme amateurs. Dans le même temps, l’anthropologie devient une science sociale, c’est-à-dire que l’anthropologie sociale s’autonomise par rapport à une anthropologie généraliste qui réunissait anthropologie physique, préhistoire, etc.7.

5 En France, tous les efforts des bâtisseurs de la discipline ethnologique dans l’entre- deux-guerres visent au contraire à organiser et à rationaliser le système de division du travail de connaissance pour en améliorer l’efficacité. Je voudrais essayer de montrer ici à la fois les principes essentiels de ce système, les efforts de mise en œuvre de ce qu’on pourrait appeler une utopie scientifique, visant à le rationaliser et quelques-uns de ses effets sur les savoirs produits8.

Les principes de la division du travail : observateurs et savants

6 En 1932, le Bulletin de la société des recherches congolaises (BSRC, n° 17, 1932, 115), imprimé à Brazzaville par le Gouvernement général de l’Afrique équatoriale française (AEF), publie une lettre de Lucien Lévy-Bruhl, datée du 5 décembre 1931, dans laquelle celui-ci dit sa reconnaissance de recevoir le bulletin de cette société savante coloniale : J’y trouve souvent des documents intéressants pour mes travaux. Dans l’Âme primitive, par exemple, et dans le surnaturel et la Nature dans la mentalité primitive, j’ai

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 25

fait usage d’observations précieuses dues à M. l’abbé Walker. Vous m’obligeriez en lui disant le profit que je trouve à le lire, […] et en lui disant que je serais heureux s’il voulait bien me communiquer les observations qu’il a sans doute encore inédites par devers lui.

7 Cette lettre, tout comme sa publication, est révélatrice d’une forme d’organisation du travail qui caractérise alors largement en France les recherches sur les sociétés dites primitives ou archaïques. Le savant est avant tout un théoricien – philosophe comme Lévy-Bruhl, ou sociologue comme Émile Durkheim ou Marcel Mauss9– qui cherche dans les travaux de correspondants coloniaux comme André R. Walker10 les observations nécessaires à son travail. En ce sens on peut dire que l’œuvre individuelle du savant est en réalité déjà collective, dans la mesure où elle présuppose l’existence de collaborateurs, directs ou indirects, reconnus ou implicites, et un système de circulation des informations.

8 Cette situation est donc caractérisée à la fois par une séparation radicale entre le terrain lointain, où se trouvent les observateurs, et le cabinet (c’est-à-dire la bibliothèque), où le savant poursuit ses recherches, et par une dépendance du second vis-à-vis des premiers. La valeur de son travail est en effet étroitement dépendante de la qualité des données dont il dispose, qui sont par nature inaccessibles à son enquête directe. Lévy-Bruhl et Mauss accordent ainsi une grande importance à la discussion de la fiabilité des diverses sources.

9 Pour simplifier, on pourrait résumer la tendance au cours de la première moitié du XXe siècle comme un effort pour passer du stade artisanal de la division du travail, où chaque savant a ses propres correspondants, à ce qu’on pourrait appeler une forme d’organisation scientifique du travail avec la constitution systématique d’un vaste réseau institutionnalisé. Il est intéressant de voir sur ce point l’évolution de Mauss. Dans un premier temps, lors de sa leçon d’ouverture à l’École pratique des hautes études en 1902, il met l’accent sur le travail de critique des documents, en s’inspirant explicitement de la méthode philologique : il s’agit d’abord de rassembler des documents épars par un travail biblio-graphique systématique11, puis de procéder à la critique des sources, qui permet de retrouver, par comparaison des variantes, le véritable fait dont il est question. Autrement dit, le fait social n’est pas directement observé ; il est découvert par le savant, à partir d’un travail d’analyse des documents dont il dispose12.

10 Tout en maintenant cette exigence critique, Mauss va de plus en plus s’efforcer également d’améliorer la qualité des données à la source, en s’efforçant de susciter des observations dirigées, et de former ceux qui en font la collecte13. Les guides d’enquête établis par les sociétés savantes visaient précisément à réduire le risque de biais en proposant des protocoles standardisés susceptibles d’être utilisés par des enquêteurs peu formés avec une perte d’information minimale, et surtout devant leur éviter d’avoir eux-mêmes à interpréter14 . S’adressant en 1902 à « tous ceux qui ne sont pas ethnographes de profession », Mauss donnait comme premier principe : « Il faut être strictement véridique ou objectif, en se gardant des appréciations comme des omissions ».

11 Mais Mauss va plus loin, et propose la création d’une nouvelle institution, un Bureau d’ethnographie. En 1913, dénonçant la faiblesse des travaux ethnographiques sur les colonies françaises, par comparaison avec les autres pays, il plaide ainsi vigoureusement pour la création,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 26

d’un foyer d’enseignement, de recherches, d’archives, de collection, de contrôle, [dans lequel] nos missionnaires de toute confession, nos fonctionnaires de tous ordres, nos colons, nos médecins et officiers de l’armée coloniale, trouveraient l’hospitalité à leur retour, des instructions à leur départ, une aide constante pendant tout le temps qu’ils consacreraient à ces études, une récompense quand ils ramèneraient leur butin scientifique15.

12 Mauss donne en modèle les services ethnographiques de certains gouvernements coloniaux britanniques, notamment en Inde et au Nigéria : Ils ne se bornent pas à détacher des ethnographes pour collectionner et observer ; ils centralisent et dirigent les travaux des résidents éloignés, entretiennent leur zèle ; ils classent et enregistrent les documents provenant de l’activité du personnel fixe ou du personnel occasionnel, et qui n’ont pas pu être publiés. En somme, ils servent non seulement de centres d’initiative, mais aussi d’archives et de « section historique » (Mauss, 1913, op. cit., p. 426).

13 Dans ce projet, la tâche d’observation et de recueil des documents est ainsi déléguée au personnel colonial présent sur le terrain, en particulier les agents de l’État, dont il suffit seulement d’orienter le regard et d’encadrer le zèle. En effet, affirme Mauss, […] Nous ne manquons nullement d’observateurs. Il n’est pas de personnel colonial plus apte à comprendre l’indigène, plus intime avec lui, que nos administrateurs, nos officiers, nos médecins. […]. Il n’est pas de savants qui soient au même point, si dénués de préjugés si dangereux dans ces études de race et de religion […]. Il ne manque à toutes ces bonnes volontés ignorées et à ces savants qui s’ignorent qu’une impulsion, une aide, une direction »16.

14 La référence à l’absence de préjugés est importante : elle souligne en effet que les observateurs ne seront pas tentés d’interpréter les faits qu’ils seront chargés d’observer, en risquant de les fausser17.

15 Retardé par la guerre18, ce projet se voit partiellement réalisé avec la fondation, en 1925, de l’Institut d’ethnologie. Le premier but de celui-ci est en effet défini par Lucien Lévy-Bruhl comme : Former des ethnologistes professionnels et donner aussi à tous ceux qui, vivant ou destinés à vivre aux colonies, ont le goût des études ethnographiques ou linguistiques, les instructions nécessaires pour les poursuivre utilement. Mettre les futurs administrateurs, médecins coloniaux, missionnaires, etc., qui le désireront, en état de faire de bonnes observations ethnographiques, de prendre comme il convient des estampages, des clichés, des films, des phonogrammes, de savoir noter des langues, recueillir des textes, etc19.

16 On voit que non seulement la formation « d’ethnologistes professionnels » (sic) n’est nullement exclusive de la préparation des observateurs sur le terrain à la récolte des données, mais que celle-ci constitue une tâche fondamentale de l’Institut d’ethnologie. C’est précisément ce à quoi s’emploie Mauss en y prodiguant chaque semaine des « Instructions d’ethnographie descriptive à l’usage des voyageurs, administrateurs et missionnaires »20. L’Institut d’ethnologie s’attache aussi à diffuser dans le monde colonial des questionnaires destinés à la collecte d’objets, mais aussi de données linguistiques et ethnographiques.

17 La diffusion de ces modèles d’enquête au sein du monde colonial passe d’abord par des individus qui jouent le rôle de relais. J’évoquerai ici trois cas parmi beaucoup d’autres possibles. Ces relais sont d’abord des savants qui se font les médiateurs entre l’univers colonial, dont ils sont issus, et l’univers de la science métropolitaine auquel ils ont accédé21 : c’est ainsi le cas d’Henri Labouret, ancien militaire puis administrateur en

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 27

Afrique occidentale française, professeur d’ethnographie et de linguistique africaines à l’École coloniale, à l’École nationale des langues orientales vivantes (et collaborateur occasionnel des Annales), et qui enseigne à l’Institut d’ethnologie. Il conçoit à l’attention de ce qu’il appelle la « cohorte patiente et modeste des chercheurs et observateurs sur le terrain » un plan de monographie régionale descriptive extrêmement détaillé, publié dans plusieurs revues coloniales ; il précise le but de ces instructions : Destinées aux administrateurs, missionnaires et colons, elles tendent à obtenir d’eux des collections bien ordonnées de phénomènes concrets, rapportés avec le maximum d’exactitude et de détails22.

18 C’est donc bien le paradigme de la collection qui s’impose aussi à l’observation des phénomènes sociaux. Pour qu’un objet ou un fait constitue une donnée utile, qui puisse faire l’objet d’une « mise en série », il faut et il suffit qu’il soit recueilli selon un protocole standardisé.

19 Autre exemple de relais, cette fois-ci dans les colonies : Maurice Prouteaux, directeur des Affaires politiques, puis lieutenant-gouverneur de l’Oubangui-Chari par intérim, membre de plusieurs sociétés savantes, et qui adhère dès 1931 à la Société des africanistes23. Il crée en 1930 un Comité local d’études scientifiques et historiques de l’Oubangui, auquel il propose la rédaction par les administrateurs, à partir de leurs observations et de leurs archives, de fiches sur les faits ethnographiques et naturels de ce territoire24. La réunion de ces fiches permettrait ainsi de constituer une « Encyclopédie de l’Oubangui ». Prouteaux suggère également de faire appel aux personnes connaissant bien les langues indigènes pour remplir les questionnaires linguistiques de l’Institut d’ethnologie25. Il dispense aussi à ses subordonnés des conseils pour des observations ethnographiques qu’il pense utiles au progrès de la science26.

20 Dernier cas, parmi bien d’autres que l’on pourrait évoquer : celui de l’administrateur- chef Alfred Poupon, membre de la Société des américanistes depuis 1912, et secrétaire général de la jeune Société des recherches congolaises, celle-là même que remerciait Lévy-Bruhl dans la lettre citée plus haut. Il publie en 1931 dans le Bulletin de celle-ci, dont il s’occupe, un exposé des « Méthodes actuelles en matière d’ethnologie », qui constitue un guide d’enquête à l’attention de ses collègues administrateurs (Bulletin de la Société des recherches congolaise, BSRC, 1931, n° 13), inspiré de l’enseignement de Mauss, dont il a suivi les cours à l’Institut d’ethnologie. L’année suivante, il est l’auteur dans le même bulletin (BSRC, 1932, n° 16, p. 37-62) d’une longue « Analyse des notes d’ethnographie néo-calédoniennes de M. Leenart (sic) »27, où il se propose d’exposer « les principales idées ethnographiques qui pourront servir d’exemples et de points de repère à d’autres recherches », en faisant des rapprochements avec l’Afrique équatoriale française. Faisant dans le numéro suivant un long compte rendu du Congrès d’ethnographie de l’Exposition coloniale de Paris28, il se fait l’écho auprès de ses lecteurs des paroles encourageantes d’Henri Labouret, qui soulignait que « le rôle le plus important n’incombe pas aux savants de cabinet, pour le moment, mais aux observateurs quotidiens de la vie indigène » (BSRC, n° 17, p 93-97). De fait, ceux-ci occupent une place stratégique dans ce modèle de production de connaissances.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 28

Paradigme naturaliste et épistémologie de la collecte

21 Le rôle essentiel que jouent les observateurs sur le terrain dans cette configuration apparaît en effet nettement dans la deuxième mission confiée à l’Institut d’ethnologie par ses fondateurs : Attirer l’attention sur les faits récemment découverts et sur les méthodes nouvelles, de façon à solliciter la vérification sur le terrain des hypothèses actuellement en discussion29.

22 En bonne méthode expérimentale, ce sont bien les observations qui permettent de confirmer ou d’infirmer les hypothèses qui font l’objet des discussions entre savants. La particularité de cette situation est que, du fait de la distance du lieu d’expérimentation, l’observation doit être déléguée. On pourrait parler ici d’empirisme par procuration. Tout le problème est de s’assurer de la « fiabilité » des « faits » et d’exclure les faits « suspects », parce que recueillis par des observateurs peu crédibles ou aveuglés par leurs préjugés.Lévy-Bruhl développe ainsi un véritable discours de la méthode critique qui doit permettre d’établir, en partant de simples « témoignages » des faits « certains », parce que contrôlés. Seule l’étude patiente et minutieuse de la vie sociale et individuelle des primitifs, de leurs institutions, de leurs croyances, de leurs mœurs, de leurs langues, permettra de discerner si leur mentalité a des principes propres, qui la rendent différente de la nôtre. Toutefois, dans cet examen, de grandes précautions sont nécessaires. Les faits dont il s’agit ne nous sont malheureusement pas connus d’une façon aussi satisfaisante que ceux sur lesquels travaillent la physique, la chimie, la biologie, et les autres sciences du même ordre. Ils ne nous sont donnés que sous forme de relations, documents, souvenirs, en un mot de témoignages de qualité souvent médiocre, soit à cause de la négligence ou de l’inexpérience de leurs auteurs, soit pour toute autre raison. […] Quelle valeur de tels témoignages peuvent-ils avoir pour la science ? Ne faudra-t- il pas au moins, avant d’en faire usage, les avoir soumis à une critique serrée, et confrontés avec d’autres dont on est sûr ?

23 Lévy-Bruhl défend implicitement son approche contre les critiques qui lui reprochent de choisir des exemples qui confirment sa théorie : Si donc un premier examen des faits, emprunté à des documents dignes de confiance et dûment contrôlés, confirme l’hypothèse que la mentalité primitive présente des caractères qui la distinguent nettement de la nôtre, on sera autorisé désormais à écarter les faits recueillis par des observateurs qui, possédés d’une conviction contraire, les ont involontairement déformés, ou présentés d’une façon inexacte. On choisira donc entre les faits. Mais ce choix n’aura rien d’arbitraire. Il consiste simplement – et rien n’est plus conforme aux règles d’une bonne méthode – à ne pas utiliser des données que la prévention, presque toujours inconsciente, de ceux qui les ont recueillies, a rendu suspectes »30.

24 Il faut insister sur le fait que dans un tel système de division du travail, la place de l’observateur de terrain, même si elle est souvent qualifiée de modeste, est fondamentale, puisque c’est lui seul qui est en mesure de fournir les preuves qui vont décider de la vérité des constructions théoriques. Un tel système est donc valorisant pour les « collaborateurs », qui peuvent à juste titre avoir le sentiment de participer à l’élaboration de la science, du moins dans la mesure où ils acceptent de suivre les consignes qui leur sont proposées. Il est remarquable que l’ethnographie soit souvent recommandée comme une pratique savante d’accès particulièrement aisé, contrairement à l’anthropologie physique qui, exigeant un équipement et une

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 29

compétence technique, est le plus souvent réservée aux médecins. Ainsi, selon Édouard de Martonne en 1930 : l’ethnographie coloniale est une branche à laquelle une collaboration utile peut aisément être apportée par tout observateur consciencieux : la documentation est assez facile à recueillir, encore faut-il se plier à certaines règles simples qui ont justement été codifiées par l’Institut d’ethnologie31.

25 Ce point est encore affirmé en 1953 par Théodore Monod, alors directeur de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), dans ses « conseils aux chercheurs » : Ethnologie : On peut collaborer sans pied à coulisse et sans toise à l’étude des cultures, matérielles ou non. C’est l’un des domaines où l’observateur sédentaire, connaissant bien sa région, peut apporter à la science africaine une contribution d’une valeur toute spéciale. […] Même les simples renseignements descriptifs (par exemple sur tel métier, ses instruments, ses procédés) seront toujours précieux, à condition d’être exacts (avec croquis ou photographies, dimensions des objets, etc.)32.

26 Ce modèle d’organisation de la recherche n’est pas propre aux savoirs anthropologiques. Il est au contraire, comme le souligne Mauss en 1913, emprunté aux sciences naturelles, qui fournissent le paradigme des sciences d’observation (ou sciences descriptives), qui s’opposent aux sciences de laboratoire (ou sciences expérimentales) : Une science d’observation demande trois ordres de travaux, et trois ordres d’institutions : tout comme les autres sciences de plein air, la zoologie, la botanique, la géologie et la géographie physique, l’ethnographie a besoin d’abord de travaux sur le terrain, puis de musées et d’archives, enfin d’enseignements. Il lui faut un corps d’ethnographes, professionnels ou amateurs, peu importe, mais qui aillent observer sur place, de leurs yeux, qui fournissent les documents et rassemblent les matériaux de collection. Ces matériaux une fois rassemblés, c’est à des musées, à des services d’archives, qu’il convient de les ranger, de les exposer, de les publier. Enfin, des enseignements de degré divers doivent mettre la science à la portée des techniciens, des apprentis, ou même du grand public33

27 Il est possible de lire la série de créations institutionnelles qui marque l’entre-deux- guerres, culminant avec la création du musée de l’Homme, comme une mise en œuvre de ce programme esquissé par Mauss en 1913, avec la mise en place de cette structure par niveaux, fondée sur une épistémologie naturaliste. Cette importance du paradigme naturaliste, souvent oubliée par les historiens de l’ethnologie, préférant insister sur la filiation durkheimienne, n’est pourtant pas surprenante. Il faut rappeler en effet que c’est très largement à partir du Muséum national d’histoire naturelle que se construit en France, institutionnellement, l’ethnologie. C’est à partir de la chaire d’anthropologie du Muséum, à laquelle il est élu en 1928, que Paul Rivet, médecin militaire, puis assistant de Verneau au Muséum (depuis 1909), entreprend de réorganiser la science de l’Homme33. Rivet, déjà secrétaire de la Société des américanistes, joue un rôle prépondérant dans la création, en 1930, de la Société des africanistes. Ces différentes sociétés savantes ont leur siège et tiennent réunion au Muséum. Rivet devient en 1932 secrétaire général de l’Institut d’ethnologie (qui relève à la fois de la faculté des lettres et de celle des sciences). C’est au Muséum qu’est rattaché le musée d’ethnographie du Trocadéro (il a été officiellement annexé à la chaire d’anthropologie à la demande de Rivet)34. Georges-Henri Rivière, chargé de réorganiser le musée, a le titre de sous- directeur de laboratoire, et les différents attachés au musée d’ethnographie sont administrativement assistants au Muséum.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 30

28 La prégnance du modèle naturaliste éclaire deux caractéristiques solidaires de l’organisation scientifique de l’ethnologie : le paradigme de la collecte et la division du travail. Le fondement épistémologique de ce système de division du travail scientifique est la possibilité de dissocier deux opérations : d’un côté le recueil des données sur le terrain, qui peut être effectué par les voyageurs, missionnaires et coloniaux, de l’autre leur classement et leur mise en relation, réservés aux savants métropolitains35. Ces données peuvent être d’ordre très divers : observations de scènes de la vie quotidienne, objets, anecdotes, indices céphaliques, recueils de proverbes ou de contes, notations de coutumes ou jugements de tribunaux indigènes, enregistrements de musiques ou de langues inconnues, recettes magiques, descriptions de tatouages ou de pathologies spécifiques, photographies, etc.

29 Une des caractéristiques de ce paradigme naturaliste est donc le fait que la production de connaissance soit fondée sur une très forte division du travail scientifique. Sous la troisième République, le Muséum s’efforce de tirer parti de l’expansion coloniale en développant un réseau de correspondants dans les colonies36. Christophe Bonneuil indique que ce recours aux correspondants diminue au début du XXe siècle en sciences naturelles. Il reste pourtant un modèle vivant pour l’ethnologie. Il est frappant de ce point de vue que l’on puisse reprendre terme à terme, pour l’ethnographie de l’entre- deux-guerres, ce qu’écrit Marie-Noëlle Bourguet à propos de la relation du voyageur au naturaliste du XVIIIe siècle : Il est la main qui recueille les objets, l’œil qui les observe et les décrit, comme pour permettre au naturaliste resté en Europe de voir et de travailler à distance37.

30 En particulier, on comprend mieux la place considérable donnée à la collecte d’objets ethnographiques si l’on voit que ceux-ci sont conçus sur le modèle du spécimen. Les collections ethnographiques sont ainsi l’équivalent des collections de crânes38, d’animaux empaillés ou des herbiers du Muséum. On peut ainsi rapprocher la valorisation dans l’épistémologie du musée d’ethnographie, des objets ethnographiques comme témoins plus fiables que les descriptions et la préférence de Georges Cuvier pour « l’objet brut, crâne ou os », plus fidèle que les observations des voyageurs39.

31 Cette conception de l’objet ethnographique sur le modèle d’un échantillon, qui prend sens dans une série, est formulée de façon explicite par le naturaliste Théodore Monod, ancien assistant du Muséum40 : Rien n’est négligeable, ni le moindre objet (la graine de tel arbre, ou tel fossile, ou cette pierre taillée), ni le moindre fait (la température de cette source, la date d’arrivée de cet oiseau ou le nombre de ses œufs, l’action de tel orage ou de telle sécheresse sur cette plante, l’association de tel insecte avec telle fleur). Tout est intéressant, tout est utile. Mais à condition d’être exact, correctement observé, vrai, et ce n’est pas si simple : nous savons si peu, et si mal, regarder… Le plus bel échantillon de plante, d’animal, de roche, d’objet ethnographique, perd tout son intérêt s’il n’est accompagné d’une étiquette : date et lieu de récolte, au strict minimum ; si possible, nom indigène (en quelle langue ?), population d’origine (pour les objets), emploi, etc., etc.41.

32 Ainsi, en 1953, c’est encore le paradigme naturaliste de la collecte des objets et des faits qui inspire ces « Conseils aux chercheurs », adressés aux correspondants de l’IFAN, héritiers des voyageurs naturalistes42.Tout comme les objets ou les papillons, les phénomènes sociaux peuvent donc être recueillis de façon isolée, dans la mesure où ils

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 31

sont convenablement identifiés. L’essentiel est dans l’étiquette, et dans la fiche descriptive qui doit toujours accompagner l’objet43.

33 Ce n’est pas dire qu’un fait isolé ait à lui seul une signification. L’intelligibilité des phénomènes sociaux ne se construit pas sur le terrain, mais dans le cabinet ou le musée, par la critique des documents et la mise en relation avec d’autres phénomènes, qui permet au savant de construire des faitssociaux44. Le souci documentaire dans le recueil des documents est en fait moins lié à une attention au contexte qu’à un souci de l’origine, la localisation, la provenance, qui, comme en témoigne Mauss, est lui-même lié à des préoccupations muséographiques, mais aussi à une rhétorique de la preuve. Le collecteur s’attachera à composer des séries logiques, en réunissant si possible tous les échantillons d’un même objet en dimensions, formes, texture. La localisation est absolument nécessaire ; sans elle, l’objet ne peut entrer dans aucun musée. Chaque objet recevra un numéro porté à l’encre, renvoyant à l’inventaire et à une fiche descriptive, donnant les renseignements sur l’usage et la fabrication de l’objet. La fiche descriptive sera accompagnée de plusieurs annexes, en particulier une annexe photographique et si possible une annexe cinématographique. […] On notera encore très exactement les dates de l’emploi, certains objets ayant une valeur saisonnière […] ; un objet peut encore être employé seulement par les hommes, ou seulement par les femmes45.

34 Le modèle de la collecte structure en fait toute l’activité ethnologique. Il est en particulier tout à fait frappant que le recueil des observations lors des séjours sur le terrain des élèves de l’Institut d’ethnologie soit également fait sur des fiches, classées thématiquement, consacrées aux différents phénomènes de la vie sociale46. Dans cette perspective, le travail ethnographique consiste donc littéralement à mettre en fiches l’ensemble de la société étudiée.

Archives matérielles et expéditions ethnographiques

35 Il faut enfin évoquer le rapport entre ces pratiques de collecte et l’usage récurrent du terme d’« archives », qui semble renvoyer davantage au modèle de l’érudition historique qu’au paradigme naturaliste. Mauss présente ainsi ses recommandations ethnographiques de la façon suivante : nous donnerons les instructions nécessaires pour constituer scientifiquement les archives de ces sociétés plus ou moins archaïques »47. [Il affirme ailleurs que] la muséographie d’une société consiste à établir les archives matérielles de cette société, les musées sont des archives48.

36 Au-delà de l’insistance sur l’accumulation et la conservation, qui rapproche l’archive du musée, cette formule révèle une dimension fondamentale pour la conception de l’ethnographie alors en vigueur49. Les sociétés archaïques qu’étu-die l’ethnographie, étant sans écriture, n’ont par définition pas d’archives. Alors que l’historien travaille sur des archives qui lui préexistent, ce terme a pour l’ethnographie nécessairement un sens métaphorique : elles ne peuvent être constituées que de l’extérieur, par l’ethnographie, en particulier la muséographie. Comment alors constituer des documents, qui aient le même caractère de preuve que les archives pour les historiens ? L’importance donnée aux objets et à leur conservation dans les musées est fondamentalement liée à la nécessité de pallier cette absence de traces écrites qui peuvent servir de preuve50.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 32

37 Si les musées peuvent être assimilés à des archives, c’est donc non seu-lement parce qu’ils sont un lieu de conservation, mais aussi au sens judiciaire de lieu de la preuve (« Les archives font foi ») et au sens historique de lieu de vérité. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’affirmation de Mauss selon qui « les collections de musée restent le seul moyen d’écrire l’histoire » (op. cit. p. 17) (sous-entendu : des sociétés qui, n’ayant pas d’archives écrites, sont sans histoire, mais relèvent de la pré-histoire)51.

38 La métaphore des archives a également une connotation politique. De même que l’État est chargé de la conservation des archives, en tant qu’il est garant du passé national, cette accumulation d’archives des sociétés fait partie pour Mauss des devoirs que la France a contractés vis-à-vis des civilisations dont elle a assumé la protection. La France a charge d’âmes. Elle est responsable devant les groupes humains qu’elle veut administrer sans les connaître ; elle est responsable devant la science à qui elle ne conserve pas ses données ; elle est responsable devant les générations qui viennent de colons et d’indigènes assimilés, pour lesquelles on n’aura pas constitué les archives et les dépôts qui pouvaient leur permettre de se représenter le passé52.

39 Cette triple responsabilité appartient pleinement à la mission d’un « grand peuple ». C’est précisément cette dimension de connaissance qui doit faire la supériorité de la domination française sur celle de la Rome antique. Si elle faisait défaut, Mauss signale le risque que, dans le futur, l’historien, devant les lacunes que la France aura laissées vides dans la description des peuples, dise « La France se conduisit envers ses sujets comme les nations antiques vis-à-vis des Barbares » (op. cit., p. 434).

40 L’ethnographie doit ainsi jouer le rôle d’une « histoire des sociétés sans histoire ». Dans les pratiques savantes coloniales, elle est de fait souvent associée à l’histoire, celle-ci étant entendue avant tout comme une chronique de la conquête et de la colonisation. Ainsi, la notion d’archives renvoie encore à l’idée que ceux qui écriront cette histoire doivent pouvoir utiliser les matériaux collectés par d’autres.

41 Au-delà des objets, l’obsession pour la récolte sur le terrain de documents transparaît aussi dans le modèle promu par Mauss de la collecte folkloriste et philologique : une bonne méthode de travail sera la méthode philologique, qui consistera à recueillir d’abord des contes, en faisant collection des variantes (exemple : la première édition des contes de Grimm).

42 Autrement dit, il s’agit d’établir des textes, qui sont autant de documents bruts pour un travail philologique ultérieur53. Cette collecte documentaire (de contes, mais aussi de proverbes, de formules magiques ou religieuses, etc.), obéit donc encore à une logique très proche de la collecte des objets.

43 Cependant, dira-t-on, les années trente voient l’invention de l’ethnologie de terrain, comme le célébrait encore récemment au musée de l’Homme une exposition en hommage à et à la mission Dakar-Djibouti54. En fait, plus qu’une alternative, ces grandes expéditions ethnographiques itinérantes dont Dakar-Djibouti est la plus fameuse, peuvent être vues comme une variante au sein du paradigme naturaliste. En effet, elles sont conçues sur le modèle des grandes expéditions naturalistes du XIXe siècle, qui accompagnaient les voyages d’exploration55. Ce modèle est explicite chez Mauss : L’idéal serait qu’une mission ne parte pas sans son géologue, son botaniste et ses ethnographes. On réduirait ainsi les frais généraux ; d’autre part, un anthropologue peut se révéler sociologue, et tout le monde peut être excellent muséographe. Donc,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 33

partir plusieurs en-semble. ( « Méthodes d’observation »,in Manuel d’ethnographie , p. 16).

44 Ainsi, l’expédition Griaule, qui parcourt l’Afrique de Dakar à Djibouti, pour y collecter des faits de toute sorte, et d’abord des objets, apparaît comme l’équivalent pour l’ethnographie de ce que sont les voyages de Humboldt ou Darwin au siècle précédent56, ou plus précisément encore l’Expédition anthropologique du Détroit de Torres, organisée en 1898 par l’université de Cambridge57.

45 Au sein même de ces expéditions, la dimension collective de la recherche passe par un autre type de division du travail, cette fois-ci fondée sur la spécialisation. Celle-ci apparaît comme une caractéristique d’une science moderne et efficace, comme l’exprime Griaule en 1933, quand il expose à son retour la méthodologie de l’expédition58. Cette sûreté comme cette rapidité, on la trouvera dans la division du travail à l’intérieur d’une équipe d’observateurs spécialisés agissant en liaison constante. […] L’ethnographe à tout faire est une conception périmée. Qui n’a pas le sens juridique doit s’abstenir d’observer le droit […] ; qui n’a pas d’oreille ne s’obstinera pas à noter des langages.

46 Cette revendication de spécialisation de chaque observateur en fonction de ses compétences propres, admet en pratique une certaine souplesse : elle permet d’intégrer des collaborateurs qui n’ont pas de compétence très définie, comme c’est le cas de la plupart des membres des expéditions de Griaule59. Une lettre de Déborah Lifchitz à , lors de la mission Sahara-Soudan (1935), décrit la façon dont cette division du travail est mise en pratique à l’arrivée de l’expédition chez les Dogon : Nous nous sommes mis au travail, car nous avons déjà retrouvé tous les anciens informateurs […]. Griaule travaille avec eux et avec un olubaru ; il a trouvé quelques cavernes avec des graffiti, qu’on lui a expliqués. Paulme fait le recensement d’Ogol du bas, Mme de Breteuil fait de l’ethnobotanique, Larget de la topographie musicale, Lutten explore des cavernes, Gordon60 enquête sur la binuya et la yapilu ; moi, je fais de la linguistique »61.

47 Une telle organisation du travail collectif suppose la participation d’un certain nombre d’indigènes en tant qu’informateurs (qui étaient rémunérés comme tels). Ceux-ci ont donc un statut complexe, étant les auxiliaires de l’enquête dont ils sont aussi (en tant que représentants d’un groupe) les objets.

48 La dimension collective de l’enquête apparaît aussi comme une garantie d’objectivité et de qualité scientifique. Face à une cérémonie complexe, telle que des funérailles, dit Griaule, l’observateur solitaire est débordé devant la multiplicité d’actions simultanées. Différents observateurs, se plaçant à des postes stratégiques, peuvent en revanche se partager le travail. Lors des réunions, censées être quotidiennes, chacun fait son rapport : le moindre doute donne lieu à deux vérifications au minimum : celle des deux collaborateurs en contradiction, et il est rare que la lumière ne soit pas faite rapidement62.

49 En particulier, la dimension collective donne une supériorité décisive au chercheur dans sa confrontation avec ses informateurs, qui, dans la conception policière de l’enquête que développe Griaule, cherchent toujours à dissimuler l’essentiel63 : [sa] connaissance de plus en plus approfondie […] lui donne un flair de moins en moins facile à surprendre dans la constitution de ses archives. Et ceci est senti par son partenaire – son adversaire – indigène.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 34

50 Cette double caractérisation de l’informateur, tout à la fois partenaire et adversaire, indique bien son statut ambivalent, en marge de l’équipe de recherche à proprement parler. Il faut souligner que cette théorisation du travail collectif chez Griaule renvoie à une expérience effective : les missions de Griaule ont systématiquement réuni plusieurs personnes, et le travail cumulé sur les Dogon du Soudan français apparaît comme un exemple de recherche collective, qui s’étend sur près de trente-ans (et s’est poursuivi même bien après le décès de Griaule), à tel point que les Dogon sont devenus une sorte de totem de l’ethnologie africaniste française64.

Coopération et centralisation

51 Dans la mesure où elles ne sauraient suffire à l’ampleur de la tâche d’inventaire des sociétés humaines, les expéditions de chercheurs réalisant eux-mêmes la collecte de données ne rendent donc pas caduc le modèle de division du travail fondé sur les relais locaux65. Elles en sont plutôt le complément ; de fait, une des tâches qui leur est assignée est précisément d’assurer la liaison entre la science métropolitaine et ceux qui doivent devenir ses correspondants locaux. Dans la définition officielle des missions de l’expédition Dakar-Djibouti, une importance considérable est ainsi accordée à ce rôle de rationalisation des pratiques savantes coloniales : Prendre contact avec les milieux coloniaux et donner aux éléments de bonne volonté des directives leur permettant d’effectuer des observations selon des méthodes rationnelles et de rassembler des collections scientifiquement utilisables .

52 C’est dans ce but que l’Institut fait imprimer des Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques66, qui insistent, elles aussi, sur le rôle fondamental des « bonnes volontés » de la périphérie dans la construction d’une science nationale. Pour restituer à notre Musée d’ethnographie la place qui lui revient parmi les grands musées du monde, il suffit que ceux qui vivent ou circulent loin de la métropole, fonctionnaires, voyageurs, touristes ou colons, veuillent bien nous aider à constituer des collections. En rapports directs et journaliers avec les habitants des régions qu’ils traversent ou dans lesquelles ils vivent, ils sont les mieux placés pour recueillir, en même temps que des objets, tous les détails qui s’y rapportent et rassembler ainsi– par des informations orales ou écrites, par le dessin ou la photographie, une mine de documents qui multiplieront l’intérêt scientifique des objets récoltés. Orienter les recherches des collecteurs, leur fournir une méthode de travail, leur donner des directives rationnelles d’après des disciplines éprouvées, tel est le but des présentes instructions.

53 Les responsables du musée du Trocadéro cherchent des inspirations dans les musées coloniaux des pays voisins : c’est ainsi que Rivière invite J. Maes, le conservateur du musée du Congo belge à Tervuren, pour une grande conférence à la salle Pleyel. Je me réjouis […] d’entendre votre conférence : tout le monde ici sera intéressé par vos explications pour l’organisation de votre beau musée, le recrutement méthodique des collections en liaison avec les fonctionnaires, missionnaires, etc, ses méthodes de classement et d’exposition et tout ce que vous jugerez bon de nous dire sur l’ethnographie du Congo belge67.

54 L’enjeu est donc de développer et de structurer le réseau des observateurs sur le terrain. Pour schématiser, on peut dire que les années trente voient le passage d’un modèle d’organisation que l’on peut dire fédérateur à un modèle centralisé.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 35

55 Les sociétés savantes, conçues comme des relais entre pratiques scientifiques locales et institutions centrales, occupent dans une telle division du travail des connaissances une place stratégique. L’objectif de Rivet, qui cherche à unifier l’espace de l’ethnologie dans une seule fédération tentaculaire, peut être résumé comme de passer d’une nébuleuse d’institutions plus ou moins autonomes et concurrentes, en métropole et dans les colonies, à un réseau structuré et hiérarchisé. De ce point de vue, un des aspects de la création en 1930, de la Société des africanistes est la mise en place d’une sorte de courroie de trans-mission entre savants métropolitains et monde colonial. La Société des africanistes, dont le secrétaire général est le fidèle lieutenant de Rivet, Paul Lester, assure l’établissement d’un réseau de correspondants coloniaux, et doit permettre d’assurer la remontée des informations du terrain tout en établissant un contrôle sur les publications68. Le Journal de cette société offre, dans les années trente, une tribune privilégiée aux ethnographes liés au musée du Trocadéro69.

56 Pour établir ce qui s’apparente à un monopole sur l’ensemble du domaine qu’il inclut dans sa définition de l’ethnologie, Rivet s’appuie sur la structure coloniale (en particulier sur la hiérarchie administrative). Ainsi, en 1932, c’est une circulaire du ministère des Colonies, qui désigne comme correspondants officiels aux coloniaux, les organismes liés à Rivet70, passant sous silence les organisations rivales, comme l’École d’anthropologie, la Société d’ethnographie de Louis Marin, ou encore la Société du folklore français et du folklore colonial, la Société d’anthropologie de Paris (alors même que Rivet est membre de ces deux dernières sociétés), de même que les institutions savantes coloniales (Comité des recherches historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française, Académie des sciences coloniales, etc.). On peut parler ici de processus d’officialisation, au sens de définition d’une science officielle, dans la mesure où elle reçoit l’appui solennel du ministère des Colonies.

57 Au cours des années trente, Rivet s’efforce de s’établir auprès des gouver-nements coloniaux comme interlocuteur privilégié. Il réalise ainsi un voyage en Indochine en 1932, sur l’invitation du gouverneur général, au cours duquel il s’efforce d’établir des relais. Cet aspect apparaît nettement dans le compte rendu du voyage de Rivet en Indochine : À cette occasion, il a pu parcourir toute l’Indochine, le Yunnan, le Siam et les États malais, recueillant d’importantes collections et en centralisant l’effort entre les mains de M. Claeys, membre de l’École française d’Extrême-Orient, chargé officiellement […] de l’enquête permanente d’ethnologie »71. En 1934, Rivet propose au gouverneur général de l’AEF que son élève, le Dr Pales, médecin militaire, y devienne « l’animateur de l’ethnologie » ( Lettre à Antonetti, 23/04/1934, Ms 134).

58 Il obtient un demi-succès : le gouverneur-général donne son accord pour que Pales devienne le « cerveau de cet organisme d’études », à condition cependant qu’il le fasse « en plus de sa tâche ».

59 La correspondance entre le musée et les administrations coloniales72 témoigne bien du recours récurrent aux autorités coloniales, à la fois pour obtenir des appuis pour les missions d’exploration, mettre des interprètes à disposition des chargés de mission, etc., mais aussi pour recueillir des collections ethnographiques ou effectuer des enquêtes, comme celle sur les « allume-feux » en 1932.

60 De plus en plus, ce qui s’affirme, c’est, au nom de la nécessaire rationalisation et coordination, le caractère pyramidal et hiérarchique de cette organisation de la recherche. On pourrait ainsi, en reprenant les textes de cette époque73, dégager une

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 36

belle opposition structurale ; d’un côté les termes qui décrivent la situation désolante de la science coloniale du passé : isolement, dispersion, hasard, impuissance, improvisation, superficialité ; de l’autre, ceux qui décrivent l’avenir de la recherche outre-mer : on rencontre surtout des verbes, tels que ordonner, élaborer, grouper, classer, organiser, coordonner, centraliser, diriger, former, ou le recours incessant aux adjectifs méthodique, rationnel, systématique et scientifique. Une telle opposition met en valeur le rôle indispensable des centres de recherche et incite à leur unification en un réseau hiérarchisé et centralisé74.

61 L’expression la plus achevée de cette utopie scientifique centralisatrice, c’est le projet du musée de l’Homme, conçu précisément comme regroupement de l’ensemble des institutions savantes, des collections de crânes et d’objets ethnographiques, des documents divers, des bibliothèques75. Le musée doit être à la fois une réserve des laboratoires où tous ces faits, observations et objets sont archivés, conservés, classés, et aussi un lieu d’exposition et d’enseignement. Il incarne l’utopie d’une institution centrale qui vise à l’exhaustivité en concentrant l’ensemble des ressources matérielles et humaines disponibles dans un domaine entier du savoir76. Dans un premier temps tout au moins, cette utopie semble prendre corps : plusieurs sociétés savantes tiennent leurs séances dans le nouveau musée, notamment celles qui sont le plus liées au réseau : américanistes, africanistes, et regroupent leurs bibliothèques. De même, l’Institut d’ethnologie est transporté rapidement au Trocadéro. Cependant, d’autres refusent ce regroupement77.

62 Une caractéristique de la modalité spécifique d’« institutionnalisation » que connaît l’ethnologie française est qu’elle repose sur la participation d’un certain nombre de collaborateurs bénévoles78. Ce trait est récurrent tant dans les descriptions du fonctionnement du musée d’ethnographie du Trocadéro dans les années trente, que dans les projets d’organisation des relations avec le terrain colonial. Pour simplifier, on peut dire que le modèle de base de division du travail repose sur la collaboration étroite entre des spécialistes, qui coordonnent et donnent des instructions, et un ensemble de bonnes volontés, petites mains qui réalisent le travail.

63 Rivet indique ainsi que « l’œuvre de réorganisation » du Trocadéro a été permise par le « recrutement sélectionné de collaborateurs bénévoles » parmi les élèves de l’Institut d’ethnologie79. La formule indique bien le rôle essentiel de ces bénévoles80. Les « fonctionnaires attachés à la chaire du Muséum » ont eu pour rôle : d’organiser cette collaboration désintéressée, de répartir les tâches entre les bonnes volontés, de les coordonner d’une façon systématique. Ils ont formé les cadres d’une petite armée d’une cinquantaine de travailleurs auxiliaires et imposé à leur enthousiasme et à leur activité une stricte discipline qui décuplait leur rendement ; et c’est peut-être l’aspect le plus émouvant de la renaissance des études ethnologiques en France qu’elle soit en grande partie l’œuvre de ce travail collectif81. Cette étude, qui longtemps a été livrée au hasard, peut et doit devenir systématique, maintenant qu’une petite armée de chercheurs spécialisés a été créée grâce à l’enseignement de l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris. Il est nécessaire que, dans chacune de nos principales colonies, soient constitués des centres d’enquêtes ethnologiques et des musées locaux, permettant aux touristes, aux colons, aux fonctionnaires de se documenter sur place sur les coutumes des populations qu’ils visitent, avec lesquelles ils travaillent, ou qu’ils administrent. Ces centres d’étude travailleraient suivant un plan systématique, grouperaient, coordonneraient, orienteraient et stimuleraient toutes les bonnes volontés, et enfin serviraient d’organes de liaison avec les centres métropolitains.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 37

64 Chaque musée, en France et dans les colonies, est précisément conçu comme un centre de coordination et d’impulsion, qui doit discipliner les bonnes volontés et constituer sa propre petite armée de travailleurs auxiliaires82. Rivet s’efforce de créer des centres locaux, qui seraient basés dans des musées ethnographiques. Il obtient un accord de principe pour la création d’un musée à Hanoi83. Il en est de même quelque temps plus tard à Dakar.

65 C’est au moment de la création du musée de l’Homme, inauguré en juin 1938, que s’affirme avec le plus de force le modèle centralisateur. L’année précédente, lors du Congrès de la recherche scientifique dans les territoires d’outre-mer, l’ethnologie constitue à elle seule une des sept sections, ce qui indique bien qu’elle est désormais reconnue comme une science coloniale de plein droit84. Les orateurs insistent sur la nécessité de renforcer la coopération entre institutions métropolitaines et coloniales, c’est-à-dire en pratique le contrôle des premières sur les secondes, en établissant entre les deux des liens organiques. Les vœux de la septième section déclinent ce programme : le premier vœu concerne « l’organisation de la recherche ethnologique aux colonies ». Les demandes suivantes sont caractéristiques de la volonté de centralisation : Que les travailleurs de bonne volonté non spécialisés, fonctionnaires, missionnaires, colons, indigènes cultivés, trouvent auprès des organismes locaux ou métropolitains, notamment du Musée de l’Homme, les informations (questionnaires, publications) sans lesquels leurs travaux ne pourraient atteindre leur pleine valeur. Que l’organisation de la recherche ethnologique dans les territoires français d’Outre-Mer repose essentiellement sur une liaison étroite et un échange continuel entre les organismes métropolitains et locaux.

66 Le Congrès, sous la présidence de Rivet, donne lieu à une série de rapports sur l’organisation de la recherche dans chaque grande zone géographique zones, qui ont chacune leur délégué, tous liés au réseau du Trocadéro85. L’intervention de Paul Mus, alors directeur (par intérim) de l’École française d’Extrême-Orient, exprime de façon frappante cette utopie centralisatrice : Ne perdons pas de vue l’idée directrice, à savoir, la division du travail entre des organes localisés périphériquement (sic), organes de recherche, de fixation, et de transmission au centre, d’une part ; et d’autre part des organes centralisateurs, organes d’assimilation, de retransmission sous une forme élaborée, et en même temps d’excitation, qui répondent aux renseignements transmis par des interrogations nouvelles que ces renseignements ont seuls permis de poser86.

67 L’ethnologie apparaît ici comme un vaste organisme, dont le musée de l’Homme serait à la fois le cerveau, l’estomac et le cœur, si l’on veut bien me pardonner ces approximations physiologiques87. Il est significatif que ce système centralisé de relais scientifiques, désormais institutionnels et non plus individuels, soit calqué sur la hiérarchie administrative. Le cœur du réseau est à Paris, dans la capitale de l’Empire. Au siège de chaque groupe de colonies comme Hanoi, Dakar ou Brazzzaville (où réside le gouverneur général), on trouve une tête secondaire (musée). Enfin, la création d’un centre local est prévue dans chaque territoire.

68 C’est là encore en s’appuyant sur la hiérarchie coloniale que Rivet va s’efforcer d’obtenir le rattachement des centres locaux au réseau. Ainsi, en 1938, Théodore Monod, alors jeune assistant au Muséum, est envoyé pour diriger l’Institut français d’Afriquenoire(IFAN), qui prend la place du Comité d’études historiques et scientifiques

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 38

de l’Afrique occidentale française (AOF), qui dépendait localement du Gouverneur Général. De même, au cours des années quarante, les sociétés savantes du Cameroun et du Congo, crées sous l’égide des administrations coloniales locales, sont transformées en centres de l’IFAN dépendant administrativement de Dakar.

69 Rien ne montre mieux la prégnance de ce modèle de la division du travail que le degré extrême de raffinement auquel il va être porté par Griaule. Dans sa Méthode de l’ethnographie, celui-ci développe longuement les avantages de « l’équipe double »88 : Une expédition ethnographique bien comprise se compose de deux équipes : la première se rend sur le terrain pour s’y livrer à la recherche proprement dite. La seconde est établie dans la métropole et centralise les documents recueillis. Elle réalise, [poursuit Griaule] une sorte d’enquête du second degré dont la base sera formée par les documents provenant de la première. La documentation se constitue en effet par fragments. […] La seconde équipe établira pour chaque chapitre de la recherche une rédaction provisoire où les éléments seront mis en ordre, articulés, et les liens qui les unissent mis en valeur […].

70 L’équipe métropolitaine (au musée d’ethnographie) produit aussi un questionnaire, renvoyé sur le terrain aux enquêteurs. Ce questionnaire aura l’avantage, d’une part d’être adapté étroitement à l’enquête, d’autre part de bénéficier des renseignements que procurent les bibliothèques et les instituts de recherche métropolitains. Ainsi traité, le document est retourné aux enquêteurs qui ont le loisir de le reprendre sur de nouvelles bases ou tout au moins selon des angles quelque peu différents. Dès qu’il paraît plus complet ou dès que le nouvel élan de l’enquête s’épuise, il est retourné à l’autre équipe. Le va-et-vient est répété autant de fois qu’il faut pour obtenir un exposé satisfaisant.

71 Un tel système paraît difficilement praticable, surtout étant donné les difficultés de communication avec les colonies ; Griaule affirme pourtant que cette méthode a été employée avec profit par les missions dont il a eu la charge. Cette vision du fonctionnement de la division du travail est bien sûr idéalisée, et fait abstraction de la méfiance entre chercheurs, sur fond de rivalité, comme le suggère une lettre de Deborah Lifchitz à Michel Leiris : Quand Griaule est parti, il ne nous a pas laissé les doubles de ses fiches ; lui et ceux qui sont partis avec lui n’ont pas jugé utile de nous mettre au courant de leurs travaux. Évidemment, certaines de nos enquêtes pourraient compléter les leurs, mais nous ne voulons pas qu’ils travaillent sur nos fiches avant notre retour, et si nous les envoyons il vous sera difficile de les empêcher. Il est donc beaucoup plus simple que nous gardions ces fiches89.

72 Finalement, les deux enquêtrices enverront les fiches au domicile de Leiris, en lui recommandant le secret !

73 Quoiqu’il en soit, ce thème de l’équipe double illustre le caractère structurant du modèle de la division du travail au sein même des équipes de chercheurs : le chercheur de terrain qui récolte les faits doit être stimulé par le chercheur métropolitain, seul à même d’élaborer les hypothèses, précisément parce qu’il n’est pas absorbé par la collecte90.

74 Une telle forme de division du travail implique ainsi un monopole du travail d’interprétation et de théorisation au niveau supérieur de généralisation, qui s’oppose radicalement au modèle malinowskien, dans lequel l’observation constitue

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 39

nécessairement une opération théorique. L’idéal est ici celui de la monographie exhaustive, dont l’accumulation permettra aux savants de l’avenir d’élaborer des lois générales. L’objectif est de parvenir d’abord à un inventaire encyclopédique. Comme le dit Griaule, reprenant la métaphore des archives : Il s’agit d’établir les archives totales de l’humanité en procédant par monographie […]. Alors seulement la sociologie pourra procéder à des généralisations et à l’établissement de lois . (Méthode de l’ethnographie, p. 5).

75 L’entre-deux-guerres voit ainsi l’affirmation d’un consensus néo-positiviste autour du primat de la collecte des faits. Pour Mauss (qui prend ici implicitement ses distances avec Durkheim), les tâches descriptives sont en effet plus urgentes que les tâches théoriques, dans la mesure où les faits sociaux des sociétés inférieures sont en train de disparaître. Or, ils sont précieux pour la science à venir encore plus que pour la nôtre. Nous avons l’absolu devoir non seulement de les comprendre, et même sans les comprendre, de les cons-tater, de les découvrir & de les faire enregistrer de notre mieux. De ceci nous sommes responsables vis-à-vis de la science future, comme vis- à-vis de notre pays et des peuples eux-mêmes. C’est pourquoi M. Lévy-Bruhl, M. Rivet et moi, nous avons tant fait pour l’Ins-titut d’ethnologie de l’Université de Paris. Toutes les sciences de la nature sont d’ailleurs dans ce cas. Elles ont besoin de foules de collaborateurs. La recherche et la connaissance de faits toujours plus nombreux proviennent de leurs exigences mêmes91.

76 Une fois de plus, Mauss affirme que le but essentiel de l’Institut d’ethnologie est de former des collaborateurs capables d’enregistrer les faits découverts par les savants. On ne saurait mieux dire que le progrès de la science est fondé sur l’accumulation de faits, l’accroissement du nombre de réalités connues. D’ailleurs, conclut Mauss : la partie descriptive de nos sciences a ses attraits très grands et très puissants, aussi puissants que ceux de la botanique et de la zoologie »92.

77 Griaule reprend lui aussi le parallèle avec les sciences naturelles : On doit mettre dans la recherche du fait social quel qu’il soit et dans la connaissance de toutes les sociétés humaines la même ardeur que font les naturalistes à établir une liste exhaustive des insectes et des plantes93.

78 De son côté, Henri Labouret, de même qu’il se montre un zélé collecteur d’objets pour le compte du musée du Trocadéro dans ses missions en Afrique occidentale française(1932) et au Cameroun (1934)94, adopte la posture de l’humble auxiliaire qui sait rester dans son rôle d’observateur et de collecteur de faits. En introduction à sa monographie, Les Tribus du rameau Lobi, publiée par l’Institut d’ethnologie en 1931, il prend soin de souligner son refus non seulement de la théorie, mais même de l’interprétation : soucieux avant tout d’apporter à la science des faits précis, je me suis gardé de discuter et d’interpréter les phénomènes décrits.

79 Au total, ce modèle d’organisation de la recherche a produit une ethnographie très descriptive, très factuelle (et aujourd’hui souvent aride)95, dont l’idéal est la monographie exhaustive, mais qui peut aussi prendre une forme fragmentaire : description d’un outil, d’un rite de circoncision ou de moisson, recueil de quelques proverbes ou termes de vocabulaire, enregistrement de chants ou de musiques, etc.96. Ces travaux sont conçus, dès le départ, comme une contribution partielle à une œuvre collective, visant à produire une sorte d’encyclopédie des peuples du monde97. L’ethnographe constitue une archive pour la postérité, destinée à être élaborée par

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 40

d’autres, matériau pour une analyse secondaire, qui sera peut-être réalisée par les générations futures.

Conclusion : un modèle français ?

80 Ainsi, depuis les séminaires de Mauss au début du siècle jusqu’aux enseignements de Griaule dans les années cinquante, on retrouve, sous des formes différentes, le leitmotiv de la division du travail, qui oppose le stade de la description, de la collecte des faits, de la monographie, à celui de la synthèse, de la généralisation et de la découverte de lois. Les années trente voient un effort de création d’un système de division du travail rationalisé, qui se veut systématique et centralisé. Pour saisir ce à quoi aurait pu ressembler cette utopie rationalisatrice, si éloignée de la vision romantique de l’ethnologue solitaire, on peut imaginer une espèce d’INSEE ethnologique : un modèle d’organisation bureaucratique de la recherche, fondé sur une division du travail poussée, avec un centre qui contrôle, stimule, coordonne, met en ordre les données, une délégation des tâches et un réseau de collaborateurs locaux encadrés et formés, recevant de Paris des instructions et envoyant en retour à la fois des objets et des « faits » scientifiques, proprement décrits et étiquetés, qui peuvent ensuite être classés et synthétisés par les chercheurs du musée de l’Homme98.

81 Ainsi, alors que la professionnalisation de la discipline s’accompagne en Grande- Bretagne d’une exclusion des amateurs, renvoyés à un état obsolète de la discipline, le modèle de division du travail dominant en France exige, au contraire, le recrutement de foules de collaborateurs, et favorise l’établissement d’un continuum entre les professionnels et les auxiliaires. L’institutionnalisation de l’ethnologie en France se fait non par une coupure, mais par l’inclusion, à des degrés divers, d’un nombre considérable de collaborateurs bénévoles, dont une partie non négligeable, bénéficiant de l’expansion de la discipline, vont progressivement s’installer dans ce qui devient une carrière, en étant rattachés au musée ou aux instituts de recherche dans les colonies (IFAN, ORSTOM)99, puis au CNRS ou à la VIe section de l’École pratique des hautes études100. Ainsi, au lieu d’une substitution des professionnels aux amateurs (sur le modèle par exemple que connaît l’histoire aux débuts de la IIIe République), le phénomène majeur est ici le processus de professionnalisation d’une partie des amateurs eux-mêmes.

82 L’utopie encyclopédique des archives totales de l’humanité a progressivement perdu son potentiel de mobilisation, tandis que le musée de l'Homme lui-même a connu un inexorable déclin ; cependant ses effets se sont fait sentir de façon durable dans les pratiques de recherche des ethnologues, en particulier parce qu’ils se sont cristallisés dans les institutions de la discipline (musées, CNRS, université). On peut ainsi se demander si la fameuse tripartition établie par Claude Lévi-Strauss entre l’ethnographie, qui doit se contenter de décrire sous forme monographique, collectant les faits en se refusant à les interpréter, l’ethnologie, réalisant une synthèse à un premier niveau, régional ou autour d’une technique, et l’anthropologie, science véritablement comparative, n’est pas un écho de cette structure de division du travail qui s’est exprimée notamment dans le musée de l’Homme, pérennisant ainsi cette structure, sous une forme trans-formée101. De même, il est frappant de constater que le Laboratoire d’anthropologie sociale reprend, à l’aide d’une autre technologie, importée des États-Unis (le Human Relations Area Files), le projet démesuré des « archives totales

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 41

de l’humanité » par le biais d’une mise en fiches, à partir de toutes les sources ethnographiques existantes, de l’ensemble des cultures humaines102.

83 Je voudrais, pour finir, aborder brièvement un dernier point : dans quelle mesure le succès éclatant, que représente à la fin des années trente pour l’ethnologie, la création du Musée de l’Homme, constitue-t-elle un modèle pour les autres disciplines, et notamment pour les historiens des Annales ? Seule une recherche spécifique pourrait répondre à cette question. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ignorent pas l’importance des transformations en cours, dans un domaine avec lequel ils sont en contact étroit, comme en témoigne par exemple Lucien Febvre103. Dans son avant-propos au tome de l’ Encyclopédie française consacré à « L’Espèce humaine », Febvre présente Rivet, à qui il a confié la responsabilité du volume, comme réalisant dans sa personne : cette symbiose de l’anthropologiste, de l’ethnologue, du linguiste, de l’historien et du médecin dans quoi il montre si justement […] la condition même des progrès du savoir. [Et un peu plus loin, Febvre donne en modèle à suivre pour les statistiques], les méthodes expérimentales pratiquées par les savants anthropologistes104.

84 La nouvelle science de l’Homme est bien un point de référence dans un paysage disciplinaire en pleine recomposition.

NOTES

1. Il est significatif de la force de ce modèle que même les réflexions stimulantes de plusieurs anthropologues britanniques sur les conditions nouvelles du fieldwork considèrent uniquement les enquêtes individuelles ou en couple, cf. P. Dresch, W. James et D. Parkin (ed.), Anthropologists in a Wide World, New York and Oxford, Berghahn, 1999. 2. Comme le font la plupart des sociologues quantitativistes, des géographes ou des économistes. Les historiens, quant à eux, utilisent généralement des archives qui leur préexistent. 3. Mon intérêt pour les recherches collectives est lié aussi à ma participation aux enquêtes menées collectivement au sein du Laboratoire de sciences sociales (ENS-EHESS), et pour certaines, avec le Museu Nacional de l’université fédérale de Rio de Janeiro, selon des modalités très différentes de celles exposées ici. Cahiers du Brésil contemporain, n° 43, 2001. Je remercie Florence Weber pour sa relecture attentive et Laurent Dartigues, qui a attiré mon attention sur le fait qu’un certain nombre d’initiatives avaient des précédents en Indochine, notamment autour de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO). Voir sa thèse, Les Représentations françaises du monde social vietnamien à travers les textes savants 1860-1940. Essai d'anthropologie historique de la connaissance coloniale du Viêt-nam, EHESS, 2001. Je n’ai pu tenir compte ici des publications publiées ou venues à ma connaissance postérieurement à la rédaction de cet article, en particulier l’excellent ouvrage de Filippo Zerilli, Il lato escuro dell’etnologia. Il contributo dell’antropologia naturalista al processo di istituzionalizzazione degli studi etnologici in Francia, Rome, CISU, 1998 (1999). Voir aussi le « Projet de présentation d’un bureau d’ethnologie » de (1913) publié par Emmanuelle Sibeud in Revue d’histoire des sciences humaines, 2004, 10, p. 105-124. 4. Voir les contributions de Jean Bazin et Philippe Descola à l’ouvrage collectif précisément appelé Une École pour les sciences sociales, Jacques Revel et Nathan Wachtel (dir). 5. « De toutes les branches des sciences naturelles, l’ethnologie est, de par son objet même, la plus complexe. Les divers aspects que présente l’étude d’un groupe humain quelconque sont si

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 42

accusés et différenciés qu’ils donnent l’impression parfois de relever d’autant de sciences distinctes, mais en fait, toute recherche anthropologique, pour être vraiment complète, doit les refléter tous. » C’est le début du manifeste de Paul Rivet, « Ce qu’est l’ethnologie » in L’Espèce humaine, volume IX de l’Encyclopédie Française dirigée par Lucien Febvre, Paris,1936, Comité de l’encyclopédie et Librai-rie Larousse. Cette définition marque parfois jusqu'à aujourd'hui la structure des institutions ethno-logiques, telles la section du Conseil national des universités, « Préhistoire, anthropologie, ethnologie ». Au CNRS, c’est seulement en 1992 que l’anthropologie biologique et la préhistoire ont été séparées de l’ethnologie avec la création de la section 38 « Unité de l’homme et diversité des cultures ». 6. James Urry, 1993 (1972), « Notes and Queries on Anthropologyand the Development of Field Methods in British Anthropology, 1870-1920 », in Before Social Anthropology ; Chur, Harwood, Essays on the History of British Anthropology p. 17-40 ; HenrikaKuklick, The Savage within. The Social History of British Anthropology, 1885-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, chap. 2. 7. Pour une synthèse de ces transformations souvent étudiées, voir Benoit de L'Estoile « The “Natural Preserve of Anthropologists” : Anthropology, Scientific Planning and Development », Information sur les Sciences sociales., vol. 36, 2, 1997. 8. Me limitant au thème du colloque, je n’aborde ici qu’indirectement la question du lien, déterminant pour la structuration du savoir, avec le contexte colonial. Je me permets de renvoyer à mes analyses in « Des races non pas inférieures, mais différentes : de l’Exposition coloniale au musée de l’Homme », in Claude Blanckaert (dir.), Politiques de l’anthropologie : discours et pratiques en France (1860-1940), Paris, L’Harmattan, 2001 et « Science de l’Homme et domination rationnelle : ethnologie et politique indigène en Afrique coloniale française », Revue de synthèse, n° 3/4, 2000, p. 291-323. 9. Comme le rappelle ici même Jean-Louis Fabiani, les « sociologues » durkheimiens demeurent longtemps des « philosophes ». C’est aussi en partie le cas, en France, des anthropologues. 10. L’abbé indigène André Raponga Walker aura une longue carrière ethnologique, puisqu’il sera en 1949-1950 un « informateur » de Georges Balandier sur le Bwiti des Fang, in Georges Balandier, « Aspects de l’évolution sociale chez les Fang du Gabon », Cahiers internationaux de sociologie, IX, 1950, n° 7, p. 80. 11. « Les faits sont extrêmement épars ; l’ensemble des sources est encore mal connu. Nous tâcherons donc ici de suppléer par un labeur commun, à ce qui manque encore aux ethnographes, à ce manuel complet à indications bibliographiques complètes pour chaque groupe social étudié », « L’enseignement de l’histoire des religions des peuples non civilisés à l’École des hautes études. Leçons d’ouverture », repris in Marcel Mauss, Œuvres, III, 1969, Paris, Éditions de Minuit, p. 365 sq. 12. On sait que pour les durkheimiens, l’ethnographie est une « science descriptive » qui fournit des matériaux empiriques à l’analyse sociologique, aux côtés de l’histoire ou de la statistique. Il est frappant de constater que ce modèle de division du travail, entre observateurs de terrain et sociologues, se retrouve exprimé de façon très proche dans les commentaires d’Halbwachs en visite en 1930 parmi les sociologues de Chicago, qu’il voit avant tout comme des « collecteurs de fait », comme il l’écrit à sa femme : « plongés dans la vie, en contact étroit avec les groupes, ils paraissent ignorer totalement toutes nos théories. Ils sont dans la même situation à cet égard que vis-à-vis de Durkheim, les explorateurs et les missionnaires ». Lettre citée par Jean Christophe Marcel, « Maurice Halbwachs à Chicago ou les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien » Revue d’histoire des sciences humaines, 1999, 1, 47-67, p. 57. 13. Dès 1902, il esquisse un « Essai d’une instruction pour l’étude sociologique des sociétés indo- chinoises », où il annonce la publication prochaine d’instructions détaillées ; in Premier Congrès international des études d’Extrême-Orient, Hanoi (1902). Compte rendu analytique des séances. Hanoi, F. H. Schneider, 1903, p. 115-116. (communiqué par Laurent Dartigues).

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 43

14. Pour un résumé, voir Claude Blanckaert, « Introduction », in Id.(dir), Le terrain des sciences humaines (XVIIIe-XXe siècle), Paris, L’Harmattan, 1996. 15. « L’Ethnographie en France et à l’étranger », Revue de Paris, 1913, repris dans Mauss, Œuvres, III, op. cit., p. 395-434. 16. Marcel Mauss, op. cit., (mis en italique par l’auteur). 17. Il est éclairant de rapprocher ce vibrant éloge de la disqualification sans appel des coloniaux comme observateurs par Malinowski, quelques années plus tard,: « Quand, pour son métier, le Blanc entre en relation avec l’indigène - comme c’est le cas du missionnaire, du marchand et du fonc-tionnaire - il s’agit ou de le convertir, ou de l’influencer, ou de se servir de lui, et cela rend impossible toute observation vraie, neutre, impartiale, exclut une totale sincérité », in Les Argonautes du Pacifi-que occidental, Paris, Gallimard, 1963 [édition originale, 1922], p. 75. 18. Lucien Lévy-Bruhl évoque le fait que ce bureau avait donné lieu à un projet de Mauss, qui aurait été accepté par Louis Liard. 19. Lucien Lévy- Bruhl, « L’Institut d’ethnologie de l’université de Paris », Revue d’ethnographie et de traditions populaires, vol. XXIII-XXIV, 1925, p. 1-4. (Mis en italique par l’auteur). 20. C’est à partir de ses propres notes sur ces cours, dans les années trente, que a édité et publié sous le titre de Manuel d'ethnographie, les « Instructions » toujours promises par Mauss (Paris, Payot, 1989 (1947). Je m’appuie ici largement sur ces instructions, très riches sur la « méthode d’enquête » promue par l’Institut d’ethnologie. 21. Voir aussi Emmanuelle Sibeud, « La naissance de l'ethnographie africaniste en France avant 1914 », Cahiers d'études africaines, 1994, vol. 33, n° 136, p. 639-658. 22. Henri Labouret, « Ethnologie coloniale. Un programme de recherches » ; Outre-Mer, IV(1), 1932, p. 48-89. 23. Devant laquelle il se livrera à un vibrant plaidoyer pour l’ethnographie « Quelques exemples de l’utilité pratique des études ethnologiques », Maurice Prouteaux, 1932. Journal de la Société des africanistes, p. 195-206. 24. Maurice Prouteaux, « Note sur le Comité local d'études scientifiques et historiques de l'Oubangui », (29/7/1930), Archives du Bureau des affaires politiques de l’AEF, Centre des archives d’Outre-Mer, (CAOM), Aix-en-Provence, carton 5d103. Il est vraisemblable que cette création soit liée à la préparation de l’Exposition coloniale de Vincennes, tout comme celle de la Société des Africanistes au même moment. 25. Lucien Lévy- Bruhl avait demandé, l’année précédente, la collaboration des administrations pour dresser l'état linguistique des colonies. 26. Archives du Bureau des affaires politiques de l’AEF (CAOM), passim. Voir aussi les papiers personnels de Marcel Prouteaux (CAOM). 27. Il s’agit bien entendu de Maurice Leenhardt. 28. Il s’agit en fait du Congrès de l’Institut international des langues et civilisations africaines, qui se tient en octobre 1931 en lien avec l’Exposition coloniale de Vincennes. 29. Lucien Lévy-Bruhl, op. cit., 1925, (mis en italique par l’auteur). 30. La Mentalité primitive. The Herbert Spencer Lecture, delivered at Oxford, 29 May 1931, Oxford, Clarendon Press, 1931, p. 9-10 (mis en italique par l’auteur). 31. Edouard de Martonne, Le savant colonial, Paris, Larose, 1930, p. 41-42. 32. Théodore Monod, Instructions sommaires, III , Conseils aux chercheurs. 4e édition, IFAN, Dakar, 1954. 33. Jean Jamin, « Le savant et le politique : Paul Rivet (1876-1958) », Bulletin et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 3-4, 1989, p. 277-294. 34. Le musée de l’Homme est jusqu’à aujourd’hui une dépendance du Muséum. 35. Claude Blanckaert, « Collecter, observer, classer », in Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 1993, p. 159-162.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 44

36. Christophe Bonneuil, « Le Muséum national d’histoire naturelle et l’expansion coloniale de la IIIe République (1870-1914) », Revue d’histoire de la France d’outre-mer, 1999, t. 86, n° 322-323, p. 143-169. 37. Marie-Noëlle Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », in Le Muséum au premier siècle de son histoire, 1993, op. cit. 38. Pour Paul Rivet, l’enjeu essentiel de la construction du musée de l’Homme sera précisément de réunir les collections anthropologiques et ethnographiques. Les vitrines du musée, inauguré en 1938, mettent ainsi côte à côte crânes, objets ethnographiques et photographies. 39. Marie- Noëlle Bourguet, op. cit. 40. Théodore Monod, parcourant, jusqu’à un âge avancé, le Sahara à la recherche de nouveaux spécimens de flore ou d’insectes à rapporter au Muséum, a incarné pour un large public la figure du naturaliste de terrain se consacrant à l’inventaire du monde. 41. Institut français d’Afrique noire (IFAN), Instructions sommaires, III, Conseils aux chercheurs, 4e édition, Dakar, 1954. Même si l’on ignore le tirage original de cette brochure, le nombre de ses rééditions indique qu’elle correspondait pour l’IFAN à une tâche importante. 42. « Le bon voyageur est celui dont le regard, parfaitement fidèle, observe et communique ce qu’il voit, dont la main, précise, habile à cueillir, exacte à décrire, est capable de faire des spécimens rassemblés des objets lisibles et transmissibles, parce que dûment calibrés et étiquetés. », in Marie-Noëlle. Bourguet, op. cit., p. 176-177. 43. Il est significatif que les Instructions sommaires de l’IFAN contiennent en appendice des modèles de fiches pour les objets ethnographiques, pour les collections mammalogiques et pour les poissons. 44. Cette conception s’oppose radicalement à la conception malinowskienne de l’ensemble fonctionnel, dans lequel chaque phénomène prend sens dans sa relation dynamique avec les autres. 45. Manuel d'ethnographie, p. 17. 46. Lettre de Denise Paulme à Michel Leiris, 16/5/1935 : « Je vous recommande, si cela vous intéresse, les fiches HOGON-PROCES-VERBAL, qui se trouveront dans le paquet 11. […] Si la littérature obscène chez les Dogon vous intéresse, je vous recommande les fiches CHANSON- FONIO : on les chante quand on fauche le fonio. », in Denise Paulme, Lettres de Sanga à André Schaeffner, suivi des Lettres de Sanga de Deborah Lifchitz et Denise Paulme à Michel Leiris, Fourbis, 1992, p. 79. La correspondance de Denise Paulme sur son terrainconstitue un document passionnant sur les pratiques d’enquête, qui contraste avec les prescriptions méthodologiques. Je remercie Adam Kuper de m'avoir signalé cet ouvrage. 47. Manuel d'ethnographie, p. 7 48. Manuel d'ethnographie, p. 16 49. Jean Jamin, « Objets trouvés des paradis perdus : à propos de la mission Dakar-Djibouti », in « Collections passion », musée d’ethnographie, Neuchatel, 1982, p. 69-100 ; Id., « Le musée d’ethno-graphie en 1930 : l’ethnologie comme science et comme politique », in La Muséologie selon G. H. Rivière, Paris, Dunod, 1988. 50. « L’objet est dans bien des cas la preuve du fait social », Manuel d'ethnographie, p. 9. 51. En même temps, le terme d’« archives des sociétés » est caractéristique de cette approche descriptive, fondamentalement statique, qui va caractériser la muséographie comme l’ethnographie. 52. Marcel Mauss, op. cit., p. 433. 53. Le modèle philologique est aussi présent chez Malinowski, avec par exemple la notion (dont l’ironie n’est pas absente) de Corpus inscriptionum Kiriwiniensum dans les Argonautes. Par la suite cependant, celui-ci dénonce fermement l’erreur qui consiste à traiter les énonciations comme des « textes », « An Ethnographic Theory of Language and some Practical Corollaries », in Coral Gardens and their Magic, vol. II, Indiana University Press, 1965, (1935).

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 45

54. « L’Afrique de Marcel Griaule (1898-1956). Centenaire d’un pionnier de l’ethnographie fran- çaise ». Exposition au Musée de l’Homme, du 14 octobre au 31 décembre 1998. 55. En même temps, elle serait aussi à comparer avec la croisière Citroën Centre-Asie (« Croisière jaune »), qui part au même moment ; il est significatif que le chef de cette croisière, Haardt, soit, lui aussi, chargé de mission par l’Institut d’ethnologie. 56. Roger J. Brown, « Une science impérialiste : l’histoire naturelle britannique et les voyages d’exploration de Banks à Darwin », in Le Muséum au premier siècle de son histoire, op. cit., p. 197-210. 57. George W. Stocking, After Tylor: British Social Anthropology, 1881-1951, Londres, Routledge, 1996. 58. Minotaure, n ° 2, 1933 : Mission Dakar-Djibouti (1931-1933), « Introduction méthodologique ». 59. Dans sa Méthode de l’ethnographie, publication posthume (PUF, 1957), qui reprend le cours qu’il donnait à la Sorbonne à partir de 1942, Griaule fait encore l'apologie de la recherche par équipe, faisant appel à des spécialistes de disciplines différentes. Ainsi, « une équipe composée d'un historien des religions, d'un linguiste, d'un naturaliste et d'un médecin, peut donner d'excellents résultats ». En effet, poursuit-il « les spécialistes feront œuvre utile de deux façons : chacun d'eux dotera sa science propre d'apports nouveaux et originaux ; il appliquera ses méthodes à l'étude ethnographique d'ensemble, ce qui augmentera la qualité des résultats ». 60. Hélène Gordon, plus tard Lazareff, fondatrice de Elle, écrit dans Paris-soir une série d'articles sur les Dogon : « Dans l'antre des démons buveurs de sang » (note Denise Paulme). 61. Lettre datée du 8/2/1935 in Denise Paulme, Lettres de Sanga à André Schaeffer…, op. cit. 62. Méthode de l’ethnographie, op. cit. Cet avantage du « recoupement » est aussi souligné par Mauss, Manuel d'ethnographie, p. 21. 63. Voir en particulier le schéma de Griaule, « Zones de secret propres à chacun des informateurs », in Méthode de l’ethnographie, fig. 2, p. 23. 64. Voir par ex. le bilan de Germaine Dieterlen,. « Tendances de l’ethnologie française (II) », Cahiers internationaux de sociologie, 1959, XXVII, p. 23-26. 65. De même que les expéditions naturalistes ne suppriment pas ipso facto le rôle des envois d’échantillons par des « savants » de terrain. 66. Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques, 1931. Musée d’ethno-graphie et mission scientifique Dakar-Djibouti, p. 7 (mis en italique par moi). Selon Jamin (op. cit., 1989, p. 284), cette brochure a été rédigée par Griaule et Leiris. On peut penser qu’elle s’inspire de l’enseignement de Mauss. 67. Rivière à Maes, 29/1/1931, musée de l’Homme, Correspondance Rivière. 68. Ces sociétés possèdent une « Commission de publication », où siègent souvent les représentants des institutions savantes officielles, qui donne l’imprimatur aux travaux des coloniaux. 69. Sur les circonstances de la création de la Société des africanistes, je me permets de renvoyer à Benoit de L’Estoile, « Africanisme, Africanism : esquisse de comparaison franco-britannique », in L'Africanisme en questions, (dir.A. Piriou, & E. Sibeud), Centre d’études africaines, EHESS, p. 19 -42. 70. « Les coloniaux qui poursuivent ou entreprennent des études d'ethnologie auront avantage à entrer en rapport avec l'Institut d’ethnologie, le musée d'ethnographie, et les sociétés scientifiques qui relèvent de leur activité: Société des américanistes et Société des africanistes. » Circulaire du ministère des Colonies, 21/07/1932. 71. Lucien Lévy-Bruhl, Annales de l’université de Paris, 1933, p. 27. Notons que Claeys, architecte, n’est pas lui-même ethnologue : il est chef du service archéologique de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO). 72. Archives du Bureau des affaires politiques de l’AEF; archives musée de l'Homme. 73. Notamment ceux du Congrès de 1937.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 46

74. Cette thématique suggère l’existence d’une affinité élective avec un certain nombre de réformateurs coloniaux qui plaident pour une rationalisation coloniale ; mon article « Science de l’Homme et domination rationnelle », op. cit. 75. Sur le projet du musée de l'Homme, Benoit de L’Estoile, supra note 8, op. cit. 76. La communication de François Jacq, «Le laboratoire au cœur de la reconstruction des sciences en France (1945-1965) », suggère que ce mouvement de concentration des moyens, des personnels et des « outillages » anticipe d’au moins dix ans sur la création de gros laboratoires en physique et en chimie. 77. Louis Marin, homme politique conservateur qui préside la Société d’ethnographie et l’École d’anthropologie, décline ainsi l’offre. On peut cependant penser que ce refus est moins motivé par une opposition d’ordre politique, comme le suggère Herman Lebovics, (La Vraie France : les enjeux de l’identité culturelle, 1900-1945, Belin, 1995, chap. 1), que par le refus d’adopter une position subordonnée dans le modèle que propose Rivet. 78. Il est significatif que le terme d’amateur, élément de disqualification dans les luttes scientifiques menées par ceux qui s’affirment professionnels, soit très peu employé, et que lui soient préférés les termes plus valorisants de bénévoles, bonnes volontés, correspondants, qui étaient employés par le Muséum dès le siècle précédent. 79. Paul Rivet, « Ce qu’est l’ethnologie », in Paul Rivet (dir.) L’Espèce humaine (p. 7, & 06.1 à & 08.16.). Paris, Encyclopédie française, t. VII, 1936. 80. « Sans leur concours bénévole et désintéressé, le musée aurait été incapable, avec les ressources dont il dispose, d’assumer une tâche qui dépassait ses forces. » Paul Rivet, « l’Institut d'ethnologie de l’université de Paris », Annales de l'université de Paris, 1935, p.135. 81. Ibid. (mis en italique par l’auteur). 82. On note la récurrence de l’expression « petite armée », qui indique bien que c’est le même modèle qui organise les deux cas. Cependant, ceux qui étaient présentés comme « auxiliaires bénévoles » sont ici qualifiés de « chercheurs spécialisés ».On voit bien ici le caractère relatif et transitoire des positions. 83. Lettre de Rivet àPasquier, Gouverneur général de l’Indochine, 24/5/1932, bibliothèque du musée de l'Homme, Ms 2/ 17B. 84. Congrès de la Recherche scientifique dans les territoires d'outre-mer. Exposition internationale de Paris, 1937, Association Colonie-Sciences, 1938. 85. Maurice Griaule pour l'Afrique, Maurice Leenhardt pour l'Océanie, Jacques Soustelle pour l'Amérique, ici Decary pour Madagascar. 86. Paul Mus, « L’indochine », Congrès de la Recherche scientifique dans les Territoires d'outre-mer , op. cit., p. 521. 87. Ce modèle centralisateur va être importé par Georges-Henri Rivière dans le domaine du folklore français, à partir de la création en 1937 du musée des arts et traditions populaires. Sur le caractère structurant de son expérience au Trocadéro, voir. Rivière, op. cit. p. 18 ; Isaac Chiva, « Entre livre et musée : émergence d’une ethnologie de la France » in Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande, I.Chiva, U.Jegle (dir.), Éditions de la MSH, Paris, 1987, p. 9-33. 88. Déjà en 1937, Griaule propose ce modèle pour l'IFAN récemment créé : « Chaque chercheur ou groupe de chercheurs sera mis en liaison avec une équipe métropolitaine, qui recevra régulièrement les documents bruts de l'enquête, les élaborera, signalera les lacunes et mettra à la disposition du chercheur des questionnaires sans cesse renouvelés ». Ce va-et-vient constant est censé assurer à la fois le contrôle et la remontée constante des informations depuis le terrain. 89. Lettre de Deborah Lifchitz à Michel Leiris, 19/4/1935 in Lettres de Sanga, op. cit, p. 76. 90. Il faut souligner que cette division du travail n’est pas, pour Griaule, un simple décalque de l’opposition savants de cabinet/chercheurs de terrain : il précise ainsi que « les membres de l’équipe métropolitaine ne se spécialisent pas comme tels, mais sont eux-même des chercheurs

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 47

qui sont allés sur le terrain ou qui s’y rendront un jour. Une symbiose continuelle doit s’établir entre ceux du dehors et ceux de la métropole. », Méthode de l’Ethnographie, p. 25. 91. Marcel Mauss, « La Sociologie », La Science française, 1933, cité in Œuvres, III, p. 445-446 (mis en italique par l’auteur). 92. Op. cit. 93. Méthode de l’ethnographie, p. 4. 94. Les vitrines actuelles (1999) du Cameroun et de Côte d’Ivoire au musée de l'Homme sont en grande partie constituées à partir des objets collectés par Labouret. 95. Ce qui rend ces textes aujourd’hui difficiles à lire, c’est que nous avons perdu le cadre interprétatif dans lequel ils prenaient sens. 96. C’est précisément à cette structure que correspondent les Notes africaines, publiées par l’IFAN, dont le n° 1, ronéoté, paraît en janvier 1939 : elles contiennent à la fois des instructions et des observations diverses, souvent fragmentaires. 97. Cet esprit encyclopédique n’est pas mort, comme en témoigne le récent Dictionnaire des peuples : Sociétés d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie,Jean-Christophe Tamisier (dir.), préface de Maurice Godelier, Introduction Daniel de Coppet, Paris, Larousse, 1998. 98. Il s’agit-là d’une analogie approximative, dans la mesure où le bénévolat constitue une différence essentielle : l’INSEE, si elle dépend bien d’un réseau d’enquêteurs locaux, rémunère ceux-ci dès son origine. C’est toute la différence avec la « statistique des préfets » étudiée naguère par Marie-Noëlle Bourguet. 99. Office de la recherche scientifique et technique outre-mer. 100. Cette entrée est facilitée par le fait que le diplôme de l’Institut d’ethnologie est d’accès relativement aisé, alors que la possession d’un doctorat devient un préréquisit en Grande- Bretagne pour l’entrée dans la profession (cette exigence est formalisée dans les statuts de l’ Association of Social Anthropologists, créée en 1946). 101. Voir notamment « Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son enseignement », Anthropologie structurale., p. 412 sq. 102. Le fichier établi depuis 1962 à la bibliothèque du Laboratoire d’anthropologie sociale contient en 1999 près de 4 500 000 fiches classées, correspondant à « 335 ethnies ou unités culturelles » (d’après la « présentation » de la bibliothèque du Laboratoire d’anthropologie sociale). Ce fichier des HRAF Paper Files, aujourd’hui pour une part disponible sur internet, « système de recherche, d’analyse, de classification, et de mise en archive des données ethnographiques », a été créé en 1949, prenant la suite du « Cross-Cultural Survey » créé à en 1937 à Yale, « From the President : HRAF at 50 » HRAF News, Spring/summer 1999, p. 1-2. 103. Voir aussi sur ce point Bertrand Müller et Florence Weber, « Réseaux de correspondants et missions folkloriques. Le travail d’enquête en France, vers 1930 », Gradhiva 33, 2003, p. 43-55 (communication présentée au colloque du CRH). 104. Lucien Febvre, « avant-propos », in « L’Espèce humaine », Paris, Encyclopédie française, t. VII, 1936, p. 7.& 04-3.

AUTEUR

BENOÎT DE L'ESTOILE CNRS/EHESS/ENS

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 48

Archéologie du Centre de Recherches Historiques Les enquêtes collectives de Marc Bloch et de Lucien Febvre et leur postérité

André Burguière

1 La place accordée aux enquêtes collectives dans les Annales dès les premiers numéros, le soin que mettent les directeurs à en exposer les problématiques et les objectifs, prouvent assez qu’il s’agit d’un élément essentiel de leur projet scientifique. L’idée, le terme même d’enquêtes collectives, la conception de la recherche et du fonctionnement du milieu savant que ces enquêtes sont censées incarner, sont empruntés à la Revue de synthèse. Mais si Henri Berr est arrivé à faire de sa revue comme plus tard du Centre de synthèse, un lieu d’accueil pour les débats théoriques et les nouveaux courants de la pensée scientifique, son manque de familiarité avec les techniques d’analyse et les matériaux d’une discipline précise, son incuriosité à l’égard des contenus de savoir, l’ont rendu incapable de faire aboutir le projet de recherches concertées induit par le concept de synthèse historique. Ainsi s’explique le fait que les enquêtes collectives lancées dans les premiers numéros de la Revue de synthèse historique aient tourné court alors que l’idée reprise un quart de siècle plus tard par les Annales est vite devenue la colonne vertébrale de la nouvelle revue.

Les enquêtes de Henri Berr

2 Une autre raison qui tient au contenu même du projet intellectuel d’Henri Berr, a été bien analysée par Laurent Mucchielli1. Si l’on met à part l’enquête sur l’enseignement de l’histoire dans le supérieur exposée en 1904, en réalité simple consultation auprès du monde universitaire dont les réponses sont publiées l’année suivante, toutes les enquêtes annoncées concernent la psychologie collective dont Henri Berr voulait faire l’axe de sa synthèse historique. Maurice Dumoulin annonce des enquêtes sur la race française et sur l’art populaire 2 qui ont un caractère avant tout ethnographique, cependant qu’un débat s’instaure entre Paul Lacombe et Alexandru D. Xénopol sur les notions de race et de peuple3. Paul Lacombe dreyfusard convaincu, formellement

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 49

hostile aux idées racistes et à l’antisémitisme, se refuse à attribuer des tendances naturelles aux cultures nationales qui sont pour lui strictement le produit de leur histoire, tandis que Xénopol croit au génie naturel de chaque peuple produit de son milieu d’origine et donc d’un héritage très ancien sans tomber toutefois dans l’essentialisme racial d’un Gobineau ou d’un Vacher de Lapouge.

3 Henri Berr qui est tenté par les deux points de vue, cherche à développer l’étude des régions de France dans la perspective d’une psychologie régionale qu’il conçoit à l’instar de Vidal de La Blache comme l’expression d’une adaptation culturelle au milieu naturel. Cette problématique d’une caractérisation de la région par son cadre naturel et ses bases rurales dont les géographes sont en train de s’éloigner, s’effacera au profit d’une approche plus monographique et surtout historique de la France des régions. La rubrique supervisée par Lucien Febvre va accueillir en 1912 et 1913 l’une des premières études de Marc Bloch « L’Ile-de-France » sur les campagnes françaises au Moyen Âge. En 1925, l’esquisse d’un programme de travail sur l’ethologie collective par André Toledano, le bras droit d’Henri Berr, montre que ce dernier n’a pas renoncé à fédérer les approches des sciences humaines sur une base psychologique qu’il opposait déjà dans le premier numéro de la Revue à l’impérialisme de la sociologie. La dénomination reprise de John Stuart Mill emprunte aussi à la notion d’ethologie politique forgée par le durkheimien Paul Lapie. Elle enveloppe dans un air de rigueur savante, le concept impressionniste et mondain de « psychologie des peuples », très apprécié alors du côté de la rue Saint-Guillaume auquel Henri Berr s’acharne à donner un contenu. Vainement. Cette enquête comme les autres ne dépassera pas le stade des intentions.

4 Les enquêtes collectives d’Henri Berr ont tourné court pour des raisons à la fois stratégiques et théoriques. Leur échec révèle la difficulté pour un généraliste de formation avant tout philosophique, à agir sur le cours de la recherche et à provoquer une coopération entre disciplines sans partir lui-même des curiosités et du point de vue d’une discipline précise. Il confirme également le manque de densité conceptuelle de cette synthèse productrice d’un savoir réunifié pour les sciences humaines qu’Henri Berr prétend confier à la psycho-logie historique, afin de préserver l’unité et la transcendance de la conscience. Il semble bien qu’Henri Berr, conscient de cet échec, ait décidé à la fin des années vingt, au moment même où Marc Bloch et Lucien Febvre fondent les Annales, de se consacrer en priorité à la réflexion épistémologique et à l’analyse conceptuelle des vocabulaires scientifiques. C’est à quoi il destine le Centre de synthèse et ses semaines, auxquelles Marc Bloch et surtout Lucien Febvre participent activement. Ces semaines rassemblent les figures marquantes et souvent les plus originales de la pensée scientifique de l’époque. Elles ont accueilli des débats théoriques de haut niveau et d’une grande efficacité dans la mesure où la confrontation obligeait à soumettre au jugement des autres disciplines les conventions implicites qui fondent les critères de scientificité de chaque discipline.

5 La publication d’un numéro spécial consacré à l’organisation des recherches collectives en 19364 traduit-elle un retour aux ambitions premières de la Revue de synthèse ? Elle semble plutôt répondre chez Lucien Febvre qui introduit le numéro et qui en a visiblement assuré la direction, à l’espoir de prendre la direction de la Revue. Malgré son engagement dans les Annales, Lucien Febvre qui participe de plus en plus activement à la Revue de synthèse, a cru sur la foi de sollicitations évasives d’Henri Berr que celui-ci voulait lui céder sa place ou au moins partager la direction de la Revue avec lui. En réalité, Henri Berr qui apprécie sa culture, son dynamisme, son imagination et

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 50

son goût de l’entreprise intellectuelle, souhaite seulement lui voir jouer un rôle plus important dans l’animation scientifique de la Revue et du Centre de Synthèse. L‘élection de Lucien Febvre au Collège de France et sa nomination à la tête de l’ Encyclopédie française font de lui en outre une personnalité importante de la vie intellectuelle dont la collaboration ne peut que rehausser le prestige de la Revue de synthèse. Il n’est pas impossible enfin qu’Henri Berr ait cherché plus ou moins consciemment, en l’amenant à s’engager plus largement auprès de lui, à le détacher des Annales qu’il continuait à percevoir, même s’il n’en disait rien, comme une revue concurrente de la sienne.

6 Cette arrière pensée avait d’autant plus de sens que les relations de Lucien Febvre avec Marc Bloch aux Annales étaient loin d’être sans nuage. Différence d’âge et de tempérament, mésentente à propos de leurs candidatures respectives au Collège de France, dominante économique et sociale dans la vocation officielle de la nouvelle revue alors que Lucien Febvre se consacre désormais avant tout à l’histoire culturelle : bien des raisons incitent celui-ci à prendre du champ et à laisser Marc Bloch piloter le navire. Il en a plusieurs fois manifesté l’intention dans les lettres qu’il lui écrit. Tout cela peut expliquer qu’il ait accepté de relancer les enquêtes collectives dans la Revue de synthèse par ce numéro spécial qui devait officialiser, à côté de sa participation active à la mise sur pied du magazine Science que préparait Henri Berr, ses responsabilités directoriales ou co-directoriales. L’éditorial d’Henri Berr, dans le premier numéro du nouveau magazine opposant le sérieux de Science à toutes les entreprises encyclopédiques sans excepter nommément l’Encyclopédie française, provoqua la colère de Lucien Febvre et le conduisit à se désengager (sinon à démissionner officiellement) de la Revue de synthèse. La relance des enquêtes collectives avait fait long feu.

7 Dans son éditorial intitulé « Les recherches collectives et l’avenir de l’histoire », Lucien Febvre évoque la « révolution idéologique des deux dernières décennies », et affirme que « la tentative d’expliquer le monde par la mécanique newtonnienne ou rationnelle s’est terminée par un échec brutal ». Suivent deux présentations synthétiques de l’état des recherches collectives, l’une de René Maunier sur l’ethnologie et le folklore, l’autre d’André Leroi-Gourhan sur l’ethnologie et la muséographie. La dominante ethnologique de ce numéro rappelle les premières tentatives d’enquêtes collectives proposées par Maurice Dumoulin au début du siècle. Deux numéros plus tard5, la revue poursuit cette relance des enquêtes collectives avec un article sur « Les recherches collectives en Afrique du Nord » par André Varagnac qui va devenir un collaborateur des Annales et surtout des Mélanges d’histoire sociale, très apprécié par Lucien Febvre.

Les enquêtes collectives des Annales, un laboratoire à ciel ouvert

8 De cette relance des enquêtes collectives dans la Revue de synthèse dont Lucien Febvre était l’initiateur, le prolongement le plus tangible apparaîtra ailleurs... dans les Annales. Le désir de privilégier le dialogue avec l’ethnologie dans ces enquêtes collectives et la préparation de l’Encyclopédie française ont conduit Lucien Febvre à nouer des liens avec le milieu de l’ethnologie française et avec le tout nouveau Musée des arts et traditions populaires. C’est ainsi qu’il organise, à la veille de la guerre, avec une équipe du Musée des arts et traditions populaires, une enquête d’ethnologie par questionnaire sur les fonds de cuisine, c’est-à-dire sur les graisses utilisées par les Français dans la confection

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 51

des repas. Il annonce également dans les Mélanges d’histoire économique et sociale une enquête sur l’histoire des habitudes alimentaires. Il donnera lui-même un premier aperçu des résultats de l’enquête dans l’Encyclopédie française. Mais les informations collectées ne seront analysées que bien plus tard, dans les années soixante, à l’instigation de Fernand Braudel qui souhaite promouvoir l’étude des habitudes alimentaires dans le cadre des enquêtes sur la vie matérielle. Il en confie la tâche à Jean- Jacques Hémardinquer qui en a tiré l’un des articles les plus originaux sur l’histoire de l’alimentation publiés, à cette époque, dans les Annales6.

9 Entre temps la base documentaire était devenue un document historique, car les habitudes alimentaires des Français avaient subi de profondes transformations dans les deux dernières décennies. Mais la graisse utilisée pour la cuisine est un marqueur culturel important qui structure en profondeur le goût. L’étude faisait resurgir une histoire beaucoup plus ancienne : celle d’une géographie agricole révolue. Les marges armoricaines par exemple et la zone qui correspond en gros aujourd’hui à la région Poitou-Charentes, productrices de beurres réputés, restaient paradoxalement attachées au saindoux. Cette préférence provenait du régime alimentaire paysan qui correspondait à l’ancienne polyculture de subsistance des petits tenanciers produisant un peu de blé, élevant un porc pour leur consommation, avant que la réaction seigneuriale et un mouvement d’enclosures de type anglais ne les chassent à partir du XVIIe siècle pour coucher les terres en herbe. Le groupe social condamné au métayage ou au départ, a disparu. Mais sa culture alimentaire s’est transmise. Bien d’autres traits d’inadaptation des graisses utilisées en cuisine par les Français de l’immédiate avant- guerre à la vocation agricole de leur région, révélaient ainsi la résistance du goût et son rôle identitaire.

10 L’idée d’enquête collective dans les sciences humaines n’est pas née, en France, avec la Revue de synthèse historique. Elle est présente dès le milieu du XIXe siècle chez Frédéric Le Play et son école de sociologie qui en ont tiré les grandes séries de monographies des Ouvriers européens et des Ouvriers des deux mondes7. Elle était déjà préconisée, sous la Révolution, par la « Société des observateurs de l’homme » et le courant des idéologues dominé par la forte personnalité intellectuelle de Constantin F. Volney8. Chez les historiens, elle était devenue dans le dernier quart du XIXe siècle, cet âge d’or de l’érudition locale, le mode normal de fonctionnement des sociétés savantes ou des commissions d’histoire officielles pour mener à bien de grandes campagnes d’édition de documents. Ainsi, la collecte des documents pour l’histoire économique de la Révolution française organisée à partir de 1904. Mais elle prend un sens nouveau, plus ambitieux, chez Henri Berr qui lui assigne un objectif à la fois éthique, celui d’arracher le savant à l’enfermement dans des stratégies purement individuelles, et heuristique : dépasser les points de vue fragmentaires de chaque discipline par une synthèse centrée sur le raisonnement historique.

11 En relançant, un quart de siècle après Henri Berr, l’idée d’enquête collective, les fondateurs des Annales s’efforcent d’associer les deux héritages. À l’entreprise d’Henri Berr, ils empruntent la mystique du travail collectif et de façon plus mesurée, la visée interdisciplinaire. De la tradition historienne confortée, après la Première Guerre mondiale, par l’essor d’une concertation savante internationale, celle des congrès des sciences historiques ou d’histoire économique, celle des programmes d’enquête financés par des fondations comme l’enquête du comité scientifique international sur l’histoire des prix, dirigée à partir de 1928 par sir William Beveridge etEdward F. Gay9

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 52

ils retiennent le souci de mobiliser un grand nombre de chercheurs sur des sources de caractère sériel. Ces sources requièrent, pour prendre sens, des dépouillements massifs. Mais présentes dans plusieurs pays et sous une forme assez standardisée, elles se prêtent plus aisément à une approche comparative.

12 C’est sans doute le choix d’une voie moyenne dans la conception des enquêtes collectives qui leur a permis de réussir là où Henri Berr avait échoué. Exemplaires et expérimentales tout à la fois, elles incarnent le volontarisme de la nouvelle revue qui refuse d’être une simple boîte à lettres et ambitionne, comme la Revue de synthèse historique au début du siècle, d’imposer, dans le milieu des historiens et des sciences sociales, un nouvel esprit scientifique. Elles doivent donc contribuer à acclimater de nouvelles pratiques de recherche et à constituer en marge des cadres institutionnels qui entretiennent une logique de spécialisation et produisent un savoir éclaté, un réseau international de collaborateurs, universitaires, jeunes chercheurs mais aussi professeurs de lycée, experts internationaux, etc. ; un réseau voué à devenir le fer de lance de cette révolution intellectuelle.

13 L’engagement personnel des directeurs dans le lancement et le suivi des premières enquêtes collectives, témoigne du rôle prioritaire qui leur était assigné dans le dispositif scientifique de la revue. Marc Bloch ouvre le feu dès la première année avec l’enquête sur les parcellaires qu’il nourrit de ses propres travaux et d’une contribution étrangère, celle de Svend Aakjaer sur les cadastres et plans parcellaires au Danemark10. L’année suivante, Lucien Febvre présente les projets d’enquête sur les archives d’entreprise et sur l’histoire des prix. Pour cette dernière enquête, il annonce qu’elle sera dirigée par François Simiand cependant qu’Henri Hauser, dans le numéro suivant, présente le Comité national d’enquête pour l’histoire des prix11. En 1935, un numéro spécial intitulé « Les techniques, l’histoire et la vie » dont la préparation a été partiellement assurée par un jeune sociologue, Georges Friedmann, est introduit par un texte de Lucien Febvre « Réflexions sur l’histoire des techniques ». L’année suivante, un texte introductif cosigné par les directeurs « Les noblesses, reconnaissance générale » annonce une enquête sur la noblesse comme formation sociale dans sa diversité européenne, passée et présente12.

14 Resté seul à bord sous l’occupation, Lucien Febvre lance encore deux nouvelles enquêtes dans les Mélanges d’histoire économique et sociale qui entendent continuer les Annales, avec un autre nom et avec l’autorisation de la censure allemande. L’une concerne l’étude des habitudes alimentaires, l’autre l’histoire des associations dans la société de l’Ancien Régime13. L’insistance qu’il met à alimenter la rubrique et à proposer de nouvelles enquêtes, malgré les conditions difficiles de la période, vise à montrer qu’il assure contre vents et marées la mission de la revue, comme si le volontarisme scientifique induit par les enquêtes collectives, incarnait à lui seul l’identité des Annales. Avec les recensions, ce tribunal permanent de « l’esprit des Annales » d’où les directeurs qui rédigent eux-mêmes une grande partie des comptes rendus, précisent leur pensée en réagissant au tout venant des publications savantes, c’est dans les enquêtes collectives que s’exprime le mieux le projet intellectuel de la nouvelle revue. Dans cet investissement considérable, c’est Lucien Febvre qui semble avoir le plus apporté si l’on considère le nombre d’enquêtes dont il a été l’instigateur et la continuité de ses initiatives des Annales aux Mélanges. Mais sans vouloir soupeser au gramme près leurs contributions respectives, il faut reconnaître que l’apport de Marc

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 53

Bloch a été en réalité plus intense, plus précis, plus fécond et plus riche de prolongements historiographiques.

Marc Bloch sur tous les fronts

15 La façon dont il a dirigé et accompagné, dans ses développements, l’enquête sur les parcellaires dont il était le maître d’oeuvre, est exemplaire à cet égard. En la présentant, il prend soin d’en préciser le double objectif : il s’agit de renouveler l’étude des systèmes agraires et de l’histoire du monde rural en se plaçant à la charnière de l’histoire et de la géographie (avec le concept de paysage agraire) mais aussi d’explorer un nouveau champ archivistique qui associe sources écrites et vestiges matériels (l’organisation des terroirs et la forme des champs). Inlassable diffuseur d’informations sur la question, il évoque aussi bien un répertoire cadastral de l’Ardèche, récemment publié, une étude sur le cadastre de l’Orne, une circulaire de la direction des archives que l’ouvrage d’un historien suédois sur les terroirs de la Scanie. Il signale l’intérêt de la photo aérienne, annonce la découverte, par un archiviste, des plans cadastraux de quatre cents communes14. Dans ses nombreuses recensions sur l’histoire rurale, il évoque systématiquement tout ce qui concerne la formation des terroirs et peut contribuer à relancer le débat. Sous le régime de l’occupation allemande, tirant profit d’une mise à l’écart qu’il n’avait pas souhaitée et d’une situation qui le contraint à écrire sous un nom d’emprunt (Fougères) dans les Mélanges d’histoire sociale, un périodique censé continuer la revue qu’il avait fondée, il pousse le zèle, non sans un brin d’humour, jusqu’à critiquer un article paru dans les Annales sous la signature de ... Marc Bloch. Celui-ci avait eu tort d’affirmer qu’aucun plan topographique ne figurait dans les tentatives de cadastre fiscal de l’Ancien Régime. Il montre au contraire qu’à l’occasion de l’établissement d’une taille proportionnelle (ou tarifée) qui devait se substituer uniformément à l’ancienne opposition entre taille personnelle (en France du nord) et taille réelle (dans le midi), on avait confectionné, dans certaines intendances, des plans dont quelques uns nous sont parvenus, parfois colorés par type de culture15.

16 On retrouve dans la manière dont Marc Bloch a construit, géré et suivi cette enquête tous les traits d’originalité qui ont assuré le succès des enquêtes collectives lancées par les Annales et procuré à certaines une étonnante postérité :

17 – un questionnaire interdisciplinaire : l’étude des parcellaires associe l’histoire des techniques agricoles (les modes d’assolement, les types de labour agissant sur la forme des champs et l’organisation des terroirs) à l’histoire socio-économique du monde rural (les formes de faire-valoir, les types d’agriculture et les structures sociales). Elle associe également l’histoire et la géographie du monde rural par la notion de paysages agraires.

18 – une perspective comparatiste qui s’attache à faire ressortir les contrastes régionaux ou nationaux, à l’échelle de l’Europe

19 – l’exploration d’un nouveau type de sources combinant des traces écrites, les archives cadastrales et des traces matérielles, le parcellaire actuel.

20 Marc Bloch a fait preuve d’un intérêt et d’un activisme aussi marqués pour les enquêtes dont il n’était pas le seul promoteur. Pour l’enquête sur les prix, les crises monétaires et bancaires, qui est présentée par Lucien Febvre, il publie un grand article sur le problème de l’or au Moyen Âge et de nombreux comptes rendus sur l’histoire de la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 54

monnaie et des prix. En faisant écho à François Simiand, il y rappelle volontiers le caractère fondamentalement fiduciaire de la monnaie, même quand celle-ci est exclusivement métallique16. Quant à l’enquête sur l’histoire des techniques, elle lui a inspiré l’une de ses plus célèbres études17. Dans l’enquête sur les noblesses pour laquelle il semble avoir assez vite pris le relais de Lucien Febvre, il met l’accent, après avoir indiqué quelques pistes de recherche à propos du cas français, sur la dimension comparatiste, en suscitant des contributions étrangères : la noblesse anglaise actuelle, le patriciat vénitien, la noblesse génoise au Moyen Âge ou même le problème de la noblesse dans la Grèce antique18.

21 Sa préoccupation, en multipliant les études de cas, pris dans des contextes historiques et nationaux différents, n’est pas juridique ou institutionnelle mais sociologique. Il ne s’agit pas de pointer les variantes (noblesse commerçante, noblesse de service issue de l’appareil d’État, etc.) qui s’écartent du modèle originel, celui d’une caste guerrière, pour l’abâtardir ou le renouveler mais de faire ressortir, par la diversité des processus de formation et de reproduction de la classe nobiliaire, l’instabilité, la fragilité mais aussi la généralité des mécanismes de légitimation et d’institutionnalisation de la domination sociale. Marc Bloch avait déjà eu lui-même l’occasion de soulever, dans ses recensions, la question d’une origine ethnique de la noblesse. Il réfute totalement cette thèse pour le cas français, bien qu’elle ait nourri un débat historiographique et idéologique multiforme depuis le début du XVIIIe siècle. Que l’on songe à l’étrange et durable succès des idées de Henri de Boulainvilliers faisant des nobles les descendants des Francs et les héritiers de leurs droits de conquête sur la terre et les paysans. L’explication lui paraît en revanche plausible pour les Edlinge (nobliaux) de Carinthie, paysans libres probablement descendants des conquérants croates qui avaient soumis les slovènes slaves avant d’être eux-mêmes réduits à la paysannerie par la conquête germanique19.

22 Marc Bloch a été présent également dans les enquêtes lancées par Lucien Febvre dans les Mélanges d’histoire sociale, cette formule de continuation des Annales sous le régime de l’occupant dont il désapprouvait le principe mais à laquelle il n’a pas voulu refuser sa contribution. Dans le cadre de l’enquête sur les associations de l’Ancien Régime, il publie un article « Entraide et piété : les associations urbaines au Moyen Âge » à propos du livre de Georges Espinas sur le droit d’association dans les villes d’Artois et des Flandres20. L’enquête sur les habitudes alimentaires est finalement la seule à laquelle il n’ait pas contribué. Mais il avait écrit quelques années auparavant, à la demande de Lucien Febvre, un texte éblouissant, « L’alimentation de l’ancienne France », pour l’ Encyclopédie française21 qui soulevait la plupart des problèmes auxquels s’attacheront les études sur le sujet publiées dans les Annales, au cours des années soixante. Pourquoi Lucien Febvre, plus présent que Marc Bloch au plan éditorial puisque c’est lui qui a signé la plupart des textes d’annonce des enquêtes, a-t-il finalement contribué de façon moins assidue et moins substantielle aux enquêtes collectives de la revue ? On peut avancer plusieurs explications. À partir du moment où il quitte Strasbourg après son élection au Collège de France, Lucien Febvre est moins disponible. Il est happé par le milieu parisien ; par le Centre et la Revue de synthèse qu’Henri Berr semble vouloir lui proposer (du moins le croit-il) de diriger avec lui ; par la direction de l’Encyclopédie française qu’Anatole de Monzie lui a confiée. Une tâche écrasante mais aussi exaltante qui comble le tempérament d’initiateur et de « banquier d’idées » de ce Diderot du XXe siècle aux curiosités multiples et généreuses.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 55

23 Mais la raison essentielle tient peut-être à la dominante socio-économique des enquêtes conforme à l’orientation nouvelle que les directeurs veulent donner à la recherche historique. Elle correspond aux préoccupations prioritaires de la revue telles que les décline son titre lui-même. Dans son travail de chercheur, Lucien Febvre est désormais plus attiré par les problèmes d’histoire culturelle alors que plusieurs enquêtes rejoignent directement les recherches que Marc Bloch est en train de conduire. C’est le cas pour l’enquête sur les parcellaires qui encadre et prolonge Les Caractères originaux des campagnes françaises publié en 1931. Elle retient l’aspect le plus neuf du point de vue archivistique et méthodologique de son approche de l’histoire rurale ; celui qui part de l’observation des terroirs actuels pour les confronter au témoignage des sources anciennes. Une démarche régressive qui déchiffre, tel un palimpseste, le texte vivant du paysage que les sociétés paysannes n’ont cessé de réécrire pour y inscrire leurs tensions et leurs innovations. Sa participation à l’enquête sur le monde technique est de même nature. Son étude sur l’histoire du moulin à eau, qui est devenue l’un des grands classiques de l’histoire des techniques au Moyen Âge, accompagnait ses recherches sur l’histoire des campagnes. S’il participe enfin à l’enquête sur les noblesses plus activement et de façon plus suivie que Lucien Febvre qui en était le co-initiateur, en s’intéressant tout spécialement au problème des origines et de la diversification de la noblesse en Europe, ce n’est sans doute pas sans rapport avec la préparation de La Société féodale. Commandé par Henri Berr pour sa collection L’Évolution de l’Humanité. L’ouvrage qui paraît en 1939 et 1940, sera le dernier de Marc Bloch publié de son vivant.

Destin d’une enquête : l’enquête sur les prix et ses prolongements

24 Ses contributions à l’enquête sur l’histoire des prix, nettement ancrée dans l’actualité de la grande dépression, peuvent paraître plus inattendues. Notre enquête sur l’histoire des prix, [explique Lucien Febvre dans sa présentation en 1930], s’efforcera de servir à la fois les deux catégories de lecteurs que notre revue voudrait attirer et retenir : les enquêteurs du présent, les investigateurs du passé .

25 Marc Bloch adhère pleinement à cette volonté d’adosser la connaissance historique à un rapport interactif entre passé et présent voués à se substituer, dans l’optique des Annales, à l’ancienne fonction prophétique du passé que les historiens « méthodistes » mettent en avant dès qu’ils cherchent à justifier l’utilité sociale de leur savoir. Ce n’est pas comme préfiguration (exemplum vitae) du présent ou comme séquence déjà parcourue d’une ligne d’évolution destinée à suivre la même direction dans le présent et dans l’avenir que le passé peut nous aider à comprendre le monde dans lequel nous vivons. C’est par la diversité des rapports qu’il entretient avec notre présent selon l’éclairage qu’il lui procure en réponse aux questions que nous lui posons.

26 Marc Bloch est attaché depuis longtemps à cette idée d’une dialectique entre passé et présent dans l’opération historique qui conduit l’historien à suivre alternativement une démarche généalogique et une démarche régressive. Il s’y est lui-même essayé très tôt dans une étude sur les « Rumeurs et fausses nou-velles »22 qui lui a été inspirée pendant la Première Guerre mondiale par son expérience du front et de la vie de tranchée. L’imposition de la censure sur une presse mobilisée de surcroît par la propagande d’un

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 56

gouvernement en guerre, avait largement décrédibilisé les informations diffusées par l’écrit. Elle avait réhabilité par réaction toutes les formes de transmission orale. La dévalorisation provisoire de l’écrit au profit de l’oral, proposait à la réflexion du jeune médiéviste une sorte de Moyen Âge de laboratoire qui lui permettait d’observer in vitro les mécanismes de l’information, les ressorts du vraisemblable et du crédible dans une société informée par le ouï-dire et dominée par la culture non écrite. Il a utilisé à nouveau cette procédure du va-et-vient entre passé et présent dans ses recherches sur l’évolution du parcellaire combinant les archives cadastrales et l’observation géographique (voire la photographie aérienne) qui ont abouti à la publication des Caractères originaux.

27 L’intérêt pour les problèmes monétaires qui pousse Marc Bloch à participer à cette enquête collective n’est pas d’ordre purement méthodologique ou théorique. Il s’articule, comme pour les autres enquêtes, à son activité de chercheur. L’enquête sur les prix lui a permis d’approfondir une réflexion sur le problème de l’or, qui va nourrir ses dernières années d’enseignement après sa nomination à la Sorbonne à la chaire d’histoire économique et sociale. L’Esquisse d’une histoire monétaire de l’Europe, publiée après sa mort, nous en fournit un aperçu synthétique23. Dans la plupart des textes qu’il a écrits dans le sillage de l’enquête sur les prix, Marc Bloch plaide pour une conception strictement fiduciaire de la monnaie. Il emprunte la formule à François Simiand, comme il aime à le rappeler dans sa recension de La Monnaie comme réalité sociale publiée dans les Annales en 1936 en forme d’hommage au grand sociologue qui vient de disparaître. Au-delà de son attachement pour celui qui fut au début du siècle, face à Charles Seignobos, le prophète d’un nouvel esprit scientifique et qui arracha les historiens à leur sommeil méthodologiste, il se sent de profondes affinités avec une approche sociologique des fluctuations économiques et monétaires dont témoigne le grand article qu’il consacre à son oeuvre en 1934.

28 L’enquête sur les prix et les crises monétaires est l’une de celles qui ont connu les prolongements les plus féconds, mais au prix d’un recentrement de son cadre thématique et explicatif. De l’aveu même de Lucien Febvre, dans l’annonce qu’il en fait, cette enquête se veut une contribution à l’élucidation du présent ; en l’occurrence la crise déclenchée par le krach boursier de 1929. C’est pourquoi elle s’élargit très vite à l’étude des problèmes monétaires et bancaires. Dans un paysage idéologique radicalement différent, celui de la reconstruction économique de l’après-guerre, toute une floraison de recherches d’histoire économique et sociale qui vont s’inscrire dans son sillage au cours des années cinquante, donnent à l’enquête des Annales un regain exceptionnel, mais à l’intérieur d’un cadre plus restreint ou du moins plus circonscrit. Elles se limitent pour la plupart au cas français. Elles portent en majorité sur la société de l’Ancien Régime entre XVIe et XVIIIe siècles, parfois sur la formation de la société industrielle au XIXe siècle .

29 En présentant l’enquête sur l’histoire des prix, Lucien Febvre avait annoncé que François Simiand en assurerait la direction. Dans le même numéro, il présente les travaux, encore inconnus en France, de l’historien américain Earl Hamilton sur les arrivées de métaux précieux du nouveau monde au XVIesiècle et leur rôle dans la tendance séculaire à la hausse des prix24 . Entre les conceptions de Simiand et les travaux d’Hamilton existe une large convergence qui tient à l’hypothèse d’une influence directe de la production de métaux précieux sur le mouvement des prix. Pour Simiand qui analyse en parallèle l’évolution des prix et des salaires, l’histoire des prix

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 57

constitue un niveau de lecture privilégié des fluctuations économiques et des contradictions sociales dans lesquelles se donnent à voir les mécanismes profonds des sociétés. La même année, les Annales ouvrent leurs colonnes à Henri Hauser pour présenter le projet du Comité international d’enquête sur l’histoire des prix ; un projet qui vise à collecter les prix mentionnés dans les sources concernant les économies pré- capitalistes et pré-industrielles. Les prix procurent ici des informations chiffrées dont l’accumulation et la mise en série parallèles, donc comparables, permettent de reconstituer le mouvement de l’économie.

30 La démarche que propose Henri Hauser et celle de François Simiand ne sont pas radicalement différentes. Mais la première plus strictement historienne, considère les prix mentionnés dans les archives comme des faits. Simiand aborde les matériaux historiques avec le point de vue des sciences sociales. Pour lui, ce n’est pas l’information chiffrée, délivrée par les prix mentionnés dans les archives, qui rend ceux-ci particulièrement utiles à l’historien, c’est leur caractère sériel ; et plus encore que leur caractère sériel, c’est le fait qu’ils puissent se prêter à un traitement statistique. Dans sa présentation du Cours d’économie politique de François Simiand que l’on peut considérer comme « l’article » manifeste d’une histoire quantitative qui ne prendra son essor que vingt ans plus tard, Lucien Febvre tient à dire tous les espoirs que les Annales mettent dans la méthode Simiand 25. La formalisation et la mathématisation des informations permettent de dépasser la subjectivité du témoignage pour atteindre les régularités, les phénomènes récurrents qui révèlent les structures profondes d’une société. Les Annales ont voulu donner la parole à Henri Hauser dans le cadre de leur enquête, mais leur choix c’était François Simiand. Faut-il interpréter comme la revanche de Hauser les nombreux travaux de l’après-guerre se situant dans le sillage de l’enquête lancée par les Annales dans les années trente, qui accordent une attention particulière au mouvement des prix mais en privilégiant la période de l’Ancien Régime ? Certainement pas.

Le moment Labrousse

31 Cette floraison d’études d’histoire économique et sociale (pour la plupart sous forme de thèses d’État), est due à l’impulsion d’Ernest Labrousse dont l’œuvre fondée sur le recours systématique à l’analyse statistique prolonge directement la pensée de François Simiand. Plusieurs raisons peuvent expliquer l’efficacité spectaculaire avec laquelle il a su imposer à toute une génération d’historiens ses choix théoriques et méthodologiques. Sa position institutionnelle, la chaire d’histoire économique et sociale de la Sorbonne occupée avant lui par Henri Hauser et brièvement par Marc Bloch, lui assure le contrôle quasi exclusif (par la direction des thèses et des mémoires de diplôme d’études supérieures) d’un champ de recherche en pleine expansion. Le contexte idéologique de l’après-guerre qui conjugue l’esprit de la Libération et son réformisme volontariste avec une mystique de la production et de la croissance commandée par les impératifs de la reconstruction économique, a permis l’entrée tardive et d’autant plus impétueuse du marxisme dans le paysage intellectuel français. Les étudiants qui s’engagent dans la recherche historique, issus parfois de la Résistance, souvent adhérents ou compagnons de route du parti communiste, choisissent l’histoire économique et sociale pour sa proximité avec le paradigme marxiste. L’intelligence conceptuelle d’Ernest Labrousse a consisté à tempérer leurs ardeurs marxistes quelque

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 58

peu staliniennes en entretenant consciemment ou inconsciemment l’illusion d’une articulation possible du marxisme à l’esprit des Annales.

32 Ernest Labrousse se réclame lui-même d’un marxisme jauressien. Comme l’auteur de l’Histoire socialiste de la Révolution française, il accorde aux structures économiques et aux contradictions sociales un rôle déterminant dans le mouvement de l’histoire. Mais alors que Jaurès voit dans les affrontements politiques de la Révolution et dans leur manifestation sur la scène parlementaire à laquelle il accorde la plus grande attention, l’instance décisive où tout se joue, Ernest Labrousse considère que les jeux sont faits quand les mécanismes économiques et les réactions des acteurs sociaux en fonction de ce qu’ils croient être leur intérêt, ont parlé. L’emboîtement des mouvements conjoncturels des prix et des salaires que l’analyse sérielle lui a permis de reconstituer n’explique pas le déroulement de la Révolution et encore moins son œuvre, mais seulement son déclanchement en 178926. Conjonction en partie fortuite, la superposition des trois fluctuations précipite la crise de l’Ancien Régime et permet l’émergence de la société industrielle. Cette pliure brutale qui bouleverse les structures économiques et sociales, accouche d’un monde nouveau. Les convulsions politiques ne changeront rien au mouvement de fond qui oriente la marche de l’Histoire. Ernest Labrousse épouse et même accentue la tendance des fondateurs des Annales à minorer la portée explicative des choix et des affrontements politiques.

33 La notion de crise reste pour lui le levier d’une explication historique centrée sur les structures profondes, comme elle l’a été pour l’enquête sur les prix lancée par les Annales au début des années trente. Mais la crise de l’Ancien Régime a pris la place de la crise de 1929. Marc Bloch et Lucien Febvre ont mobilisé les vertus de la réflexion historique et d’une relation interactive entre l’élucidation du passé et celle du présent, pour affronter l’énigme d’une crise d’une ampleur exceptionnelle qui se déroulait sous leurs yeux. Ernest Labrousse utilise l’analyse sérielle et l’étude des fluctuations économiques pour fournir une explication renouvelée à l’un des problèmes historiographiques les plus classiques et les plus débattus : celui des causes de la Révolution. Dans ses propres travaux, il aborde encore le XVIIIe siècle dans la perspective de la Révolution comme les historiens français ont pris l’habitude de le faire. Nombre de ses disciples ont poursuivi sur sa lancée l’étude de la genèse d’un monde nouveau en construisant une histoire économique et sociale de la France du XIXe siècle qui était censée confirmer, département après département, l’efficacité de la méthode quantitative et la pertinence de son modèle d’explication. La « départementalisation de l’histoire de France », pour reprendre l’expression de Jacques Rougerie, a permis une floraison de thèses de doctorat d’État de grande qualité dont plusieurs comme celle de Paul Bois sur la Sarthe ou celle de Maurice Agulhon sur le Var figurent parmi les chefs d’œuvre de l’historiographie française27.

34 Mais l’adjonction des séries démographiques aux séries économiques privilégiées par Ernest Labrousse, a permis à d’autres disciples, en enrichissant le modèle, de s’enfoncer plus avant dans l’Ancien Régime et de renverser la perspective. Il ne s’agissait plus, pour eux, d’expliquer l’effondrement d’un système économique et social miné par ses contradictions mais de comprendre sa nature particulière et son étonnante survie durant près de trois siècles. Cet investissement de l’époque moderne par l’histoire quantitative traduit-il une évolution passéiste de l’école des Annales qui tourne le dos non seulement à la Révolution mais au dialogue avec le « très contemporain » voulu par Marc Bloch et Lucien Febvre dans leur enquête sur les prix et les fluctuations

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 59

économiques ? Rien ne permet de le penser. Soucieux de ne pas dissocier leur travail de recherche de leur engagement politique ou du moins de leur vision marxienne de l’histoire, ces labroussiens en herbe ont choisi l’époque moderne comme la période de transition vers le capitalisme qui leur permettait d’observer les signes annonciateurs de la grande transformation. Emmanuel Le Roy Ladurie confie dans l’introduction aux Paysans de Languedoc qu’il avait abordé sa thèse de doctorat avec le projet d’étudier l’accumulation primitive en milieu rural28.

35 C’est parce qu’il s’est éloigné du marxisme dogmatique de sa jeunesse que notre historien du Languedoc a dû renoncer à ses hypothèses de départ mais aussi parce que les principes d’analyse enseignés par Ernest Labrousse lui ont permis de découvrir un processus historique beaucoup plus complexe et une transformation du monde rural sans accumulation primitive. Ainsi doit se comprendre la fécondité mais aussi l’ambiguïté de la fascination que l’auteur de La Crise de l’économie française […] (op. cit., note 26)a exercé sur cette nouvelle génération d’historiens ; il leur proposait une explication d’ensemble du mouvement de l’histoire fondée sur le jeu des facteurs structurels : les contraintes du système de production et la manière dont les attitudes antagonistes des acteurs sociaux se les approprient. Cette vision globale (que Fernand Braudel élargit à l’ambition d’une histoire totale) répondait à leurs attentes idéologiques. Mais au lieu de s’inspirer comme le marxisme d’une philosophie de l’histoire, elle procédait d’un modèle d’explication construit sur l’exploitation rigoureuse et l’analyse statistique des sources.

36 Cette histoire expérimentale, comme l’appelait Ernest Labrousse, leur permettait de dépasser un point de vue purement idéologique en s’appuyant à la fois sur les exigences de l’histoire savante et sur la construction d’un modèle d’explication qui se rapprochait des normes épistémologiques des sciences expérimentales. Mais en les aidant à dépasser le stade des propositions idéologiques, la méthode les conduisait à dépasser aussi le modèle labroussien. Presque tous les disciples d’Ernest Labrousse ont été conduits à enrichir le modèle d’explication du changement proposé par L’Esquisse du mouvement des prix […] et La Crise de l’économie de l’Ancien Régime […] (op. cit., note 26) en s’écartant des présupposés déterministes du paradigme socio-économique et à le faire éclater. Non parce que le cadre monographique dans lequel s’inscrivait leur recherche les confrontait à des particularismes locaux, mais parce que la réduc-tion de la focale de leur analyse leur permettait de prendre en compte un plus grand nombre de facteurs et de compliquer leur explication. Le maître a su accompagner avec bienveillance leurs trajectoires hérétiques.

S’évader du modèle labroussien

37 Invité par Fernand Braudel à s’exprimer dans les Annales, alors que la méthode sérielle d’Ernest Labrousse brillait au firmament de l’histoire économique et sociale, Walt W. Rostow expose une conception du changement et des processus historiques qui pouvait surprendre ceux qui ne voyaient dans sa théorie de la croissance qu’un enrichissement de la conception manchestérienne de la Révolution industrielle. Aucun tableau de la croissance économique, [écrit-il], ne peut être sérieux s’il n’indique comment les facteurs en balance s’équilibrent pour les différentes sociétés et les différentes époques […]. Ceci est une tâche difficile atteignant, bien au-delà de la tenue du marché, la vie culturelle, sociale et politique des nations.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 60

38 Au lieu de proposer un modèle de développement unique et de rappeler les cinq étapes de la croissance ou la nécessité, pour qu’il y ait take off, d’arriver à un taux d’investissement deux fois plus élevé par rapport au revenu national ; c’est-à-dire ce qui, dans sa théorie de la croissance, semblait relever d’un économisme dogmatique, il insiste sur la diversité des scénarios de développement. Il souligne également le poids des facteurs non-économiques dans l’accélération et l’élargissement des formes de changement qu’on appelle la croissance. Passer des méthodes d’approche d’une science sociale spécialisée à celles d’une science sociale générale, [ajoute-t-il], signifie que l’on passe de l’homme abstrait à l’homme global.

39 Pour penser les changements d’équilibre, les sciences sociales doivent préférer, selon lui, au modèle d’explication à causalité simple, hérité de la physique, la nature processuelle du mouvement de l’histoire associée à la notion de complexité29

40 Pluralité des parcours historiques ; nécessité de dépasser l’identification de la démarche scientifique au modèle déterministe et mécaniste de la physique ; nécessité également de rapporter les dispositifs économiques et sociaux qui structurent les modèles de développement aux dispositions psychologiques qui les alimentent, c’est-à- dire aux dispositifs culturels qui les encadrent : les prin-cipes énoncés par ce texte étonnant surtout quand on le replace dans le contexte idéologique de l’époque, nous renvoient à l’importance que Lucien Febvre attribuait à la crise de la physique classique, bousculée par la physique quantique et la théorie de la relativité, dans l’émergence d’un nouvel esprit scientifique dont se réclamaient les Annales.

41 Ils nous ramènent surtout, en deçà de l’économisme labroussien, à l’esprit des Annales des années trente et au rôle central que Marc Bloch et Lucien Febvre assignent à l’étude des mentalités dans l’explication des changements historiques. Les mêmes principes désignent l’orientation de ce que nous appelons aujourd’hui l’anthropologie historique. On comprend mieux l’attrait que la notion de croissance pouvait exercer sur les jeunes historiens des années soixante auxquels les vertus de l’histoire sérielle offraient la possibilité de confronter et de croiser les temporalités de la production des ressources et du marché, avec celles de la reproduction biologique, ou des ressources intellectuelles. Au lieu de se laisser enfermer dans le productivisme quelque peu téléologique induit par les notions de modernisation ou de développement, peu présentes dans les premières Annales mais promues par le climat idéologique de l’après- guerre, ils se rendaient attentifs, par le concept de croissance, à la complexité et à la diversité des processus sociaux.

42 Le besoin de s’écarter du modèle labroussien ne tenait pas à sa rigidité ou à son insuffisance, car tout modèle est par principe insuffisant face à la complexité et à la richesse débordante de la réalité observée. Il tenait avant tout au statut que Labrousse accorde au modèle dans la construction du savoir. Pour caractériser la démarche des sciences sociales qu’il retrouve et qu’il apprécie dans l’œuvre de Marx, Claude Levi- Strauss remarque dans Tristes Tropiques : Le but est de construire un modèle, d’étudier ses propriétés, pour appliquer ensuite ces observations à l’interprétation de ce qui se passe empiriquement30.

43 L’écart qui apparaît entre le modèle et la réalité observée, loin de représenter un échec, de faire obstacle à la construction du savoir, permet son avancée en intégrant, au modèle de départ, la part de la réalité que celui-ci ne prenait pas en compte, pour l’enrichir, le rendre à la fois plus précis et plus complexe. Or, c’est le contraire que

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 61

propose la méthode de Labrousse : le modèle ne vise pas à questionner le réel mais à en épuiser la signification car il en est « le produit conceptualisé », pour reprendre la formule de Jean-Yves Grenier et Bernard Lepetit31.

44 On voit ici tout ce qui sépare la façon dont Labrousse conçoit l’enquête collective de la stratégie des fondateurs des Annales. Il est vrai qu’en lançant leurs enquêtes collectives, ceux-ci n’avaient à leur disposition ni l’armée de thésards que le nouveau climat idéologique et la croissance de la population étudiante ont procuré, au lendemain de la guerre, à l’occupant de la chaire d’histoire économique et sociale de la Sorbonne ; ni le soutien d’institutions nouvelles comme le CNRS ou la VIe section de l’École pratique des hautes études, favorables aux grands programmes impliquant une organisation collective de la recherche.

45 N’ayant aucun appui budgétaire à offrir, ils ont compensé le manque de densité de leurs équipes au plan national, en faisant largement appel aux bonnes volontés de la communauté internationale. C’était un choix, non un pis-aller. Dans l’enquête sur l’histoire des prix, comme dans celle sur les parcellaires ou sur les noblesses, ils ont choisi le cadre international, pour les chercheurs comme pour les recherches. Ils ont préféré le comparatif au cumulatif non seulement pour les vertus scientifiques du comparatisme sur lequel Marc Bloch nous a laissé des textes éloquents, mais pour la stratégie de recherche qu’ils entendaient suivre dans leurs enquêtes collectives. Que la proposition d’enquête fût centrée sur un thème trans-historique ou sur un type de source, elle s’obligeait toujours à définir une problématique qui tenait lieu d’hypothèse de départ et de modèle exploratoire. L’enjeu de l’entreprise collective n’était pas d’accumuler les convergences pour vérifier la pertinence de l’hypothèse de départ mais d’utiliser au contraire les divergences des résultats pour enrichir le modèle d’explication. Ce va-et-vient jamais achevé entre la conceptualisation et l’épreuve des données empiriques, procure aux enquêtes des premières Annales une respiration particulière, un goût presque onirique de la remise en jeu des acquis du savoir et de leurs propres conclusions.

NOTES

1. « Psychologie des peuples, races, régions et milieu social. Problèmes scientifiques et enjeux disciplinaires d’une théorie de l’histoire autour d’Henri Berr et de la Revue de synthèse historique (1890-1914) » in Agnès Biard, Dominique Bourel, Eric Brian, (dir.), Henri Berr et la culture du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1997. 2. Maurice Dumoulin, « Nos enquêtes; l’art populaire », Revue de synthèse historique, 1901. 3. Sur le débat entre Paul Lacombe et Alexandru. D. Xénopol à propos des notions de races et de peuples, voir Laurent Mucchielli, in Henri Berr et la culture du XXe siècle, op. cit., p. 90-94. 4. Revue de synthèse historique, tome XI, n° 1. 5. Revue de synthèse historique, tome XI, n° 3. 6. Dans le tome V, 1944 des Mélanges d’histoire sociale, Lucien Febvre, écrit sous la rubrique Enquêtes et suggestions, « Nourritures et boissons ». Il revient sur le sujet dans le tome suivant par une note additive, « Biologie, sociologie et alimentation », en précisant qu’il a professé au

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 62

Collège de France plusieurs leçons sur l’alimentation et l’histoire. Lucien Febvre « Enquêtes et problèmes. Les graisses de cuisine usuelles », l’Encyclopédie française, Paris, Société de l’Encyclopédie française 1954, tome XIV, p. 14-40. 7. Les Ouvriers européens, Imprimerie impériale, Paris, 1855, synthèse audacieuse en 6 volumes, regroupe à la fois les monographies issues des enquêtes par questionnaire effectuées par Frédéric Le Play auprès d’un certain nombre de ménages et les réflexions méthodologique aussi bien que théoriques qu’il en tire pour l’approfondissement de ses conceptions sociologiques. Les Ouvriers des deux mondes édités par la Société d’économie sociale fondée par Le Play, regroupe les monographies effectuées par ses disciples qui ont reçu son approbation. Le premier tome de la série, publié en 1857, contient neuf monographies; le tome II (1858) dix monographies. Suivent le tome III en 1861 et le tome IV en 1862. 8. Jean Copans, Jean Jamin, (textes réunis par), Aux origines de l’anthropologie française : les mémoires de la société des observateurs de l’Homme en l’an VIII, coll. « Les Cahiers de Gradhiva », Paris, 1994. 9. Olivier Dumoulin « Aux origines de l’histoire des prix », Annales ESC, 1990, n° 2, p. 507-522. 10. Après avoir présenté les perspectives historiques de l’enquête dans « Les plans parcellaires, document d’histoire », Annales HES 1929, n° 1, p. 60, Marc Bloch publie un aperçu sur les parcel- laires anglais qu’il a rédigé à partir d’informations fournies par Richard Tawney et Hubert Hall, et une mise au point de l’historien allemand Walther Vogel sur « Les plans parcellaires allemands », Annales HES, 1929, n° 2, p. 225. Suivront une synthèse de Marc Bloch sur « Les plans parcellaires anciens en France », Annales HES, 1929, n° 3, p. 390, et une étude de Svend Aakjaer « Villages, ca- dastres et plans parcellaires au Danemark », Annales HES 1929, n° 4, p. 562. 11. Lucien Febvre, « Le problème de l’histoire des prix », Annales HES, 1929, n° 1, p. 67 ; Henri Hauser, « Un comité international d’enquête sur l’histoire des prix », Annales HES, 1929, n° 2, p. 384. 12. Lucien Febvre, « Réflexions sur l’histoire des techniques » numéro spécial des Annales : Les Techniques, l’histoire et la vie, 1935, n° 36, p. 531 ; ibid. Marc Bloch « Avènement et conquête du moulin à eau », p. 538. 13. Outre l’enquête sur l’histoire de l’alimentation, Lucien Febvre présente dans les Mélanges d’histoire sociale, un projet d’enquête de Georges Espinas et Gabriel Le Bras sur les associations de l’Ancien Régime. Il évoque, à cette occasion les difficultés à entretenir la rubrique « Notre rubrique d’enquêtes est pauvre depuis 1940. Qui dit enquête dit travail organisé. Mais comment organiser le travail dans un monde désorganisé ? ». Mélanges d’histoire sociale, tome IV, 1943, p. 29. 14. Marc Bloch « Les plans parcellaires; le travail qui se fait », Annales HES, 1932, n° 3, p. 374 où il évoque successivement la nouvelle circulaire de la Direction des archives nationales ; le répertoire de Jean Rigoré pour l’Ardèche, l’ouvrage critique de René Jouanne sur l’Orne fondé sur le cadastre par nature des cultures entrepris sous le Consulat. Il y vante enfin « l’inestimable travail » de l’historien suédois Göste Nordholm sur les terroirs de la Scanie avant le grand remembrement de 1757 qui s’appuie sur des relevés topographiques remontant, pour les plus anciens, à 1660. Voir aussi Marc Bloch, « Les plans parcellaires : l’avion au service de l’histoire agraire. En Angleterre », Annales HES,1930, n° 4, p. 557. 15. M. Fougères, « Les plans cadastraux de l’Ancien Régime », Mélanges d’histoire sociale, tome IV, 1943, p. 55. 16. Marc Bloch, « Le problème de l’or au Moyen Âge », Annales HES , 1933, n° 1, p. 1-34. 17. Marc Bloch, « Avènement et conquêtes du moulin à eau », Annales HES, 1935, n° 4, p. 538. 18. Marc Bloch, « Sur le passé de la noblesse française: quelques jalons de recherche », Annales HES, 1936, n° 2, p. 366 ; Thomas H. Marshall, « L’aristocratie britannique de nos jours, » Annales HES 1937, n° 2 ; Gino Luzzato, « Les activités économiques du patriciat vénitien, Xe-XVe siècle », ibid., 1937, n° 1 ; André Sayous, « Aristocratie et noblesse à Gênes », ibid., 1937, n° 3, p. 366 ; Louis Gernet, « Les Nobles dans la Grèce antique », ibid., 1938, n° 1, p. 36.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 63

19. Marc Bloch, « Les origines ethniques d’une classe » (compte rendu de L. Hauptmann, die Herkunft der Kärnter Edlinge ), Annales HES, 1930, n° 4, p. 596. Il exposera l’étonnante postérité de la thèse de Boulainvilliers sur les origines franques de la France et de la noblesse ainsi que son inconsistance dans une conférence au Centre international de synthèse, publiée après sa mort : « Sur les grandes invasions » Revue de synthèse, tome 60, 1945, p. 55. 20. Marc Bloch, « Entraide et piété; les associations urbaines au Moyen Âge. », Mélanges d’histoire sociale, tome V, 1944, p. 100. 21. Marc Bloch « La ségrégation alimentaire dans l’ancienne France » et « Les aliments des Français », l’Encyclopédie française, déjà cité, tome XIV, p. 14.40, § 2-3 et p. 14.42, § 7-10. 22. Marc Bloch, « Esquisse d’une histoire monétaire de l’Europe », Cahier des Annales, n° 9, Association Marc Bloch, Paris, 1954. 23. Ibid. 24. Earl Hamilton, « En période de révolution économique. La monnaie en Castille (1501-1650), Annales HES, 1932. 25. Lucien Febvre, « Le cours d’économie politique de François Simiand », Annales HES, 1939. 26. Charles Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, Dalloz, 1933, 2 vol. ; id., La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1944. 27. Paul Bois, Paysans de l’Ouest ; des structures sociales aux options politiques dans la Sarthe, Le Mans, Vilaire, 1960, ( réédition abrégée , Flammarion, 1971) ; Maurice Agulhon, La République au village ; les populations du Var de la Révolution à la IIe République, Paris, Plon, 1970. D’autres parties de sa thèse ont fait l’objet de publications séparées chez Clavrieul, Paris et chez Mouton. 28. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les Paysans de Languedoc, Paris, SEVPEN, 1966. 29. Walt W. Rostow « Histoire et sciences sociales ; la longue durée », Annales ESC, n° 4, 1959. 30. Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 49-50. 31. Jean-Yves Grenier et Bernard Lepetit, « L’Expérience historique, à propos de Charles-Ernest Labrousse », Annales ESC, n° 6, 1989.

AUTEUR

ANDRÉ BURGUIÈRE EHESS/CRH

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 64

La montée en puissance du laboratoire

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 65

La montée en puissance du laboratoire

Modèles

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 66

Le laboratoire au cœur de la reconstruction des sciences en France 1945-1965 Formes d’organisation et conceptions de la science

François Jacq

1 Le développement de la recherche collective apparaît généralement comme une marque des années de l’après Seconde Guerre mondiale. On en veut pour preuve la multiplication après-guerre de puissantes institutions de recherche qui semble attester l’émergence de formes collectives inédites. De même, la pratique des physiciens des hautes énergies de l’après-guerre qui consacre la production de publications scientifiques co-signées par plus d’une centaine de personnes, renvoie à l’archétype d’une recherche collective.

2 Toutefois, l’originalité du phénomène est sujette à caution : les géologues du XIXe siècle ne disposaient-ils pas déjà de réseaux d’échange, de solidarité ou de travail en commun, que l’on rangerait volontiers sous le même vocable ? Dans un ordre d’idée plus extrême encore, l’organisation industrielle du travail dans les observatoires astronomiques du XIXe siècle incarne un autre exemple de collectivisation du travail de recherche.

3 Ainsi, définir la notion de recherche collective s’avère délicat. Poser d’emblée une telle catégorie expose au risque, certes banal, d’anachronisme dans l’assimilation de réalités de nature profondément différente. Aussi, paraît-il plus fructueux d’utiliser la notion comme un outil d’exploration du monde scientifique de l’après-guerre. S’interroger sur la recherche collective ou les invocations de cette dernière revient du coup à analyser les pratiques scientifiques et leur définition. En effet, le terme peut renvoyer à trois préoccupations enchevêtrées : la nature du savoir et de la pratique quotidienne de la recherche, les formes d’organisation de la science, la place de la science dans l’édifice politique et socio-économique. Dans chacun des cas, la recherche collective peut se lire comme une nécessité, comme une opportunité ou un obstacle, comme une stratégie de légitimation. C’est cet écheveau que nous nous attacherons à éclairer.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 67

4 D’ordinaire, les stéréotypes sur la recherche associent volontiers recherche collective, sciences de la nature et développement des techniques par opposition à une image plus solitaire du chercheur en sciences humaines. Dans l’étude de la genèse de la recherche collective en sciences humaines, repérer les modalités de cette dernière chez les physiciens, les chimistes ou les industriels offre, si ce n’est un modèle implicite, du moins un utile contraste.

5 Ce constat inspire le biais retenu ici pour aborder le thème de la recherche collective : le rôle du laboratoire dans la construction du système scientifique et technique de l’après-guerre1. Le laboratoire apparaît en effet comme l’entité de base de la pratique scientifique, concentrant les compétences, les moyens, les équipes, les financements, porteur réel ou supposé, d’une vie collective de la recherche par le lien qu’il crée entre chercheurs, entre problématiques, aussi par les oppositions ou les réseaux qu’il suscite. Il va sans dire que la notion de laboratoire ou d’institut de recherche fait également problème, qu’elle est objet de débat ; elle n’en délimite pas moins des entités physiques qu’il est loisible d’isoler et d’analyser de manière commode comme les relais concrets de la pratique scientifique, et partant d’une éventuelle recherche collective.

6 Précisons enfin qu’il sera ici question du cas français. Ce dernier ne saurait toutefois s’appréhender sans une référence au contexte mondial créé par la Seconde Guerre mondiale et l’établissement de nouvelles normes liées à la recherche de guerre américaine. En ce sens, l’analyse suggérée se place au croisement entre une convergence internationale des pratiques ressentie, voire voulue par les acteurs et une spécificité nationale dans la prise en compte d’une nouvelle donne scientifique.

7 Nous présenterons d’abord le contexte de l’immédiate après-guerre en dessinant en contrepoint le paysage français des années trente. Puis, en partant de l’étude du laboratoire du physicien Charles Sadron, nous illustrerons le rôle central dévolu à l’institut de recherche, laboratoire puissant et concentrant les moyens, éclairant ainsi quelques aspects des nouvelles pratiques de la recherche. Nous conclurons en restituant le cas Sadron dans une dynamique globale de reconstruction scientifique où une nouvelle conception du métier de scientifique se fait jour. Nous examinerons diverses facettes du rôle de l’institut de recherche : gestion des techniques, outil de croissance, pont avec l’industrie, cadre de gestion des carrières, modèle national de développement…

Les aspirations à une reconstruction du système scientifique et technique français après la Seconde Guerre Mondiale

8 Le facteur décisif qui bouleversa profondément les manières de faire et de penser dans l’univers scientifique et industriel fut la guerre elle-même, dans le prolongement de l’essor hors du commun de la recherche de guerre américaine. La guerre s’avéra tout le contraire d’une parenthèse et fut la clé d’une mutation essentielle de l’univers scientifique.

9 Les premiers indices en furent l’émergence de nouveaux domaines d’étude : l’atome et l’énergie nucléaire, la détection et le radar, la radioastronomie, l’électronique de l’état solide, les hyperfréquences, les engins balistiques, la recherche opérationnelle ; mais aussi pour la chimie, le développement des polymères et des produits de synthèse, pour

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 68

la médecine, les antibiotiques. La guerre entraîna également une aisance matérielle inconnue jusqu’alors pour les scientifiques bénéficiant des largesses militaires. Parallèlement, les succès techniques induisirent une nouvelle approche scientifique, moins soucieuse de connaître les lois fondamentales de l’univers que de produire des phénomènes inédits à domestiquer, fruit de l’ingéniosité scientifique et de la virtuosité technique2.

10 La construction d’instruments nouveaux et l’alliance entre technologie et investigation scientifique firent également émerger ce que l’on a pu désigner sous le vocable de « big science ». En d’autres termes, une science qui, par les instruments qu’elle se construisait, piles ou accélérateurs, était en mesure de produire des phénomènes absolument inédits et à vaste échelle. Or, cela ne pou-vait se réaliser dans le cadre classique de laboratoires de taille moyenne. La « big science » mobilisait une organisation puissante et méthodique, d’importantes équipes d’ingénieurs et de techniciens, un savoir-faire dans la gestion de projets, un support industriel3.

11 Ces transformations imposèrent de fait une nouvelle norme en matière scientifique et technique. L’abondance des résultats produits, la maîtrise de phénomènes nouveaux, leur retentissement sur les affaires militaires mais aussi sur la vie économique placèrent les États-Unis en position dominante, modèle obligé pour les autres États.

12 Deuxième facteur à prendre en compte : la situation française présentait, avant la Seconde Guerre mondiale, nombre de particularités par rapport à celles d’autres pays européens ou des États-Unis. On ne mentionnera que quelques grands traits pertinents pour notre propos4. Le milieu académique français du début du XXe siècle est constitué pour l’essentiel de personnages que nous dénommerons « les Savants ». Le Savant se caractérise par sa motivation principale : la volonté de dévoiler les mystères de la « Nature » au nom de la « sainte curiosité », selon l’expression de Paul Langevin. Cette pratique va de pair avec le rejet d’une conception trop technique de la science. Cette dernière est la forme de culture par excellence et ne se différencie pas des humanités. Le Savant entend apporter sa pierre à la « Connaissance », entendue au sens large comme le progrès de l’esprit humain. Au-delà de cette vision s’affirme une conception de la science où la recherche est affaire de curiosité et ne se comprend pas comme une activité professionnelle. Le Savant insiste particulièrement sur son indépendance d’esprit et sur la pureté de sa pratique. Il ne saurait être contrôlé ou placé sous tutelle d’une quelconque autorité. Il n’hésite pas à invoquer le modèle de la tour d’ivoire qui le protège des influences pernicieuses de l’extérieur. Au demeurant, il cultive avec soin son indépendance financière et matérielle. Il n’accepte de dépendre que de l’État, à condition d’ailleurs que celui-ci lui délivre ses subsides sans condition.

13 Ces choix ont de fortes répercussions sur les pratiques de recherche. Tout d’abord, les moyens disponibles sont très faibles. Il n’existe pas de crédits à proprement parler destinés à la recherche qui apparaît comme une occupation culturelle, sans besoins matériels significatifs. Il paraît incongru de lutter pour la création d’une économie de la recherche à l’échelle nationale mobilisant divers partenaires. Certes, il existe, au fil des années vingt et trente de plus en plus de demandes pour des moyens accrus, mais le recours à l’État comme seule solution possible pour se développer est ancré dans les esprits, excluant par exemple de se tourner vers l’initiative privée. Encore ce recours doit-il se faire en respectant la logique égalitariste du milieu, sans privilégier l’un par rapport aux autres, quels que soient leurs centres d’intérêt respectifs5.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 69

14 La formation des scientifiques est aussi touchée. Devenir un « Savant » est affaire de culture personnelle et de vocation. Les Savants se refusent donc à instituer des cursus de formation scientifique définissant avec précision les connaissances à acquérir. Les étudiants se voient accorder une grande liberté, sans point de repère et sans contact organisé avec la recherche ou la science la plus avancée, charge à eux de faire leur apprentissage. Cette situation se reproduit au sein des laboratoires. Ceux-ci sont le plus souvent de simples laboratoires de chaire qui rassemblent le professeur et un tout petit nombre d’élèves ou d’assistants. Les grands laboratoires, entendons ceux qui comptent plus d’une vingtaine de chercheurs, sont l’exception. Au sein de ces laboratoires, les élèves sont plus ou moins abandonnés à eux-mêmes : pas de séminaire, pas de cursus défini, entière latitude de manœuvre, en bref pas de vie commune de laboratoire, pas d’organisation globale des travaux. Il serait possible de dresser une image assez parallèle de la situation du milieu industriel où l’idée de recherche scientifique n’a pas bonne presse et où les laboratoires d’ampleur même modeste demeurent en très petit nombre.

15 La situation évolue quelque peu au cours des années trente avec les tentatives successives qui débouchent sur la création du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Autour de Jean Perrin, un cercle de scientifiques et de politiques s’efforcent de promouvoir une organisation de la science, et donc un mode de travail plus collectif. En témoignent les premiers laboratoires installés à Bellevue avec des fortunes diverses. On observera toutefois qu’ils demeurent souvent cantonnés au champ de l’application. Les années de guerre et le régime de Vichy prolongent d’une certaine manière, avec des attendus bien différents, cette volonté de réforme du système scientifique. En initiant la démarche de création de grands organismes spécialisés (le Centre national d’études des télécommunications en 1944 par exemple) comme en suscitant un rapprochement entre les scientifiques et les organisations professionnelles du milieu industriel, le régime de Vichy tente de renouveler la pratique scientifique, avec un succès bien modeste il est vrai.

16 Malgré ces nuances, c’est par rapport au contexte général de l’avant-guerre que se situent les réactions du milieu scientifique et industriel français de l’après-guerre. Le conflit a suscité de sévères interrogations dans le pays. Une partie des élites scientifiques, techniques ou administratives, fortement marquées par la défaite, estime qu’un écart inquiétant s’est creusé entre la France et les États-Unis et qu’il est urgent d’y porter remède.

17 D’un point de vue strictement scientifique et technique, l’état du pays est particulièrement misérable en 1944. Les laboratoires, déjà peu nombreux et mal équipés, ont été pillés, détruits, endommagés ou sont simplement devenus obsolètes. Ils ne possèdent rien de l’instrumentation qui leur permettrait d’aborder les domaines explorés par leurs concurrents américains. En termes humains, les lacunes sont aussi graves. Les scientifiques compétents font cruellement défaut et une nouvelle génération va devoir être formée aux sciences en plein essor outre-Atlantique.

18 Bien que cette perception d’une rupture ne soit pas générale, elle guide l’action et la réflexion de groupes divers qui n’ont de cesse que d’amener ces sujets au premier plan et de créer les conditions d’un développement scientifique et technique français s’appuyant sur des prémisses nouvelles. C’est en ce sens que l’on parlera de « reconstruction » du système scientifique et technique français entre 1944 et les années soixante.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 70

19 La situation entraîne en particulier une prise de conscience de la génération des scientifiques nés autour de 1900. Auparavant, ils ont vécu sous la tutelle de leurs aînés, nés autour de 1870. La saignée de la guerre de 1914-1918 a interdit le renouvellement de cette génération du fait du creux démographique. De ce fait, le groupe né autour de 1870 est resté au « pouvoir ». Il se voit éconduit au sortir de la guerre par un ensemble de responsables nettement plus jeunes et décidés à construire en réaction contre ce qu’ils jugent comme les errements d’avant-guerre.

Un défenseur des « usines de recherche » : Charles Sadron et les macromolécules

20 Le cas de Charles Sadron offre un bon point de départ pour appréhender les efforts de certains scientifiques français pour promouvoir une nouvelle pratique du laboratoire de recherche. Né en 1902, physicien de formation, Sadron a travaillé avant-guerre à Strasbourg dans l’un des rares laboratoires de taille importante de l’époque, celui de Pierre Weiss. À cette occasion, il expérimenta, dans un cadre pourtant réputé favorable, les limites du fonctionnement français d’alors : absence de moyens, isolement des jeunes chercheurs, travail d’équipe inexistant. Une expérience cruciale, qui cristallisa ses critiques, fut pour lui le séjour qu’il effectua aux États-Unis au Caltech de Pasadena en 1933. Il en garda « l’impression d’une liberté complète », loin de « la mesquinerie qui étouffe notre université », avec un travail d’équipe « dans un milieu intellectuel extrêmement favorable », le tout couronné par la possibilité « d’avoir les appareils que l’on veut », dans le cadre d’une structure « extrêmement puissante »6. Ce passage aux États-Unis donna à Sadron un point de repère assez différent de celui de ses collègues ancrés dans l’univers académique français.

21 À l’occasion de ce séjour, Sadron opéra également une reconversion thématique. Du magnétisme il glissa vers l’étude physico-chimique des macro-molécules7, ou plus précisément la physique des dispositifs permettant d’analyser, de caractériser et de comprendre la nature des macromolécules8. Or, cette étude requiert des moyens expérimentaux très diversifiés ; par ailleurs, elle est fortement liée à des perspectives d’application : que l’on songe au seul exemple du caoutchouc ou des fibres synthétiques. De retour en France, Sadron élabora progressivement un projet de grand institut de recherche à même de traiter ces questions. Dans un rapport au CNRS en 1940, il déplorait ainsi que les recherches sur le sujet fussent effectuées « en ordre dispersé » et prônait la création d’un ensemble à même d’englober tous les problèmes de physico-chimie colloïdale qu’il s’agisse aussi bien de science pure que de science appliquée, ou même de contrôle9.

22 Cet institut concentrant les moyens et les chercheurs du domaine, accompagné de satellites techniques pour les « applications », il le concevait comme : un agent puissant et efficace dans l’organisation souhaitable de la technique et de l’économie nationale10.

23 Le laboratoire envisagé par Sadron se place ainsi à la jonction entre des besoins scientifiques nouveaux créés par l’étude des macromolécules et la volonté d’une efficacité supérieure du travail de recherche.

24 Du fait de la guerre, ces projets ne purent aboutir. À la Libération, Sadron revint à la charge et tenta d’obtenir un poste et un laboratoire parisiens. À la suite de tractations

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 71

trop longues à rapporter ici, il dut se contenter de demeurer à Strasbourg où, un peu en guise de compensation pour l’échec parisien et surtout parce que cela s’inscrivait parfaitement dans sa stratégie d’alors, le CNRS créa, en 1947, un laboratoire propre, dirigé par Sadron lui-même, le Centre d’études de physico-chimie moléculaire (CEPM), devenu en 1952 le Centre de recherche sur les macromolécules (CRM)11.

25 L’entité initiale fut modeste puisqu’elle ne regroupait que quelques personnes autour de Sadron. Sa croissance au fil des années n’en fut que plus impressionnante avec trente personnes en 1951, 111 en 1956, 180 en 1960, plus de deux cents en 196512. L’expansion la plus marquée s’engagea dans les années cinquante avec comme point d’orgue la construction d’un nouveau bâtiment en 1957-1958. Au-delà de la sécheresse des chiffres, cela correspondit aussi à un processus d’accroissement progressif du champ de compétences du laboratoire, qui concentra peu à peu toutes les techniques d’exploration de l’univers des macromolécules, maîtrisant à la fois les outils techniques d’observation, l’interprétation des résultats et la théorie du comportement des macromolécules. S’ajoutèrent au point de départ initial de la biréfringence d’écoulement, la viscosité, l’effet Kerr, la cristallographie, l’ultracentrifugation, la diffusion de la lumière, la microscopie électronique. Un bon exemple de cette extension concerne la chimie. L’objet d’étude initial du groupe Sadron se concentrait sur les dispositifs physiques pour l’étude des macromolécules. Toutefois, pour bien « calibrer » ces dernières, pour établir précisément si les prédictions théoriques et les mesures effectuées convergeaient, il apparut plus commode d’opérer sur des objets connus. Ainsi, se mit en place une équipe de chimistes chargés de produire des molécules de longueur parfaitement déterminée, tâche apparemment ancillaire, mais qui déboucha sur des travaux complexes sur la synthèse des macromolécules, tout en offrant la matière première des travaux des physiciens. L’ensemble du laboratoire tendait donc à s’organiser autour d’un objet unique, multipliant les angles d’attaque et les coopérations entre thèmes, manière de quadriller le champ scientifique et de se poser en centre de compétences uniques sur le sujet.

26 Cette pratique quotidienne était relayée par une revendication de Sadron en faveur de grands « instituts de recherche » sur le modèle de celui qu’il tentait de mettre en place à Strasbourg. Lors des débuts laborieux du pôle strasbourgeois, Sadron plaidait ainsi pour un laboratoire à même, d’absorber les laboratoires d’État tant de physique que de chimie actuellement dispersés à Paris, Marseille, Strasbourg13.

27 Il y voyait l’une des conditions d’un « plan d’organisation matérielle de la recherche », soulignant la nécessité de « concentration des moyens » en vue d’obtenir la taille minimale permettant un travail de qualité. Cette obsession pour la concentration devait trouver sa traduction ultime dans le terme « d’usines de recherche » que Sadron essaya de populariser à la fin des années cinquante, soulignant le parallèle entre organisation du travail industriel et mutation des pratiques de recherche.

28 La vie du laboratoire témoignait d’une nette rupture par rapport à l’avant-guerre. Sadron, dès 1948, mit en place une politique systématique de séjours post-doctoraux pour ses jeunes chercheurs destinés à la fois à compléter leur formation, mais aussi à ramener vers la maison-mère les savoir-faire glanés à l’étranger. De même, malgré le caractère relativement dirigiste de sa gestion du laboratoire, il sut faire éclore une vie collective amenant les chercheurs à confronter leurs problématiques et à les organiser autour d’objets communs. En 1950, procédure hors norme pour l’époque, parut une

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 72

publication commune à huit chercheurs du laboratoire envisageant, chacun avec leurs outils propres, l’étude de solutions d’oxyde de vanadium14. Sadron tenta également de transformer son centre strasbourgeois en pôle d’attraction pour les industriels. Il développa, avec des résultats mitigés, une annexe technique du laboratoire pour l’étude du caoutchouc. Diverses tentatives analogues eurent lieu avec les industriels de la peinture, du cuir ou du bois. La visée finale était celle d’un « complexe strasbourgeois » associant un grand laboratoire, des relais techniques à même d’apprivoiser les industriels, des lieux de formation, comme en témoigne la demande de création, à la fin des années cinquante, d’une école d’ingénieurs en matière de polymères.

29 Un trait de l’activité de Charles Sadron permet de mieux comprendre l’évolution du laboratoire strasbourgeois. Sadron allie tout à la fois une pratique de directeur de laboratoire, une action en tant que grand « patron » de sa discipline, contribuant aux partages et aux arbitrages au sein du CNRS, mais aussi un investissement dans les débats sur la politique de la science, défendant un modèle spécifique de développement scientifique en réponse aux enjeux de l’après-guerre. Cela est particulièrement net dans ses nombreuses prises de posi-tion publiques (articles, journaux, colloques) ou sa participation à des instances comme la Commission recherche du Plan, le Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique du secrétaire d’État à la recherche scientifique, Longchambon en 1955, ou le Comité consultatif de la recherche scientifique et technique mis en place par le régime gaulliste en 1958. On ajoutera pour mémoire l’épisode de 1958 où, l’espace de quelques semaines, Sadron faillit devenir un commissaire général à la recherche scientifique, doté de larges pouvoirs sur les établissements de recherche. Ainsi, on note un aller-retour permanent chez Sadron entre sa pratique quotidienne de la recherche, avec ses contraintes propres, et son engagement en faveur d’une politique nationale de la science. Les propositions effectuées dans ce dernier registre sont puisées dans le terreau de la pratique, mais stylisées, devenant des formes idéales de gestion scientifique.

30 La force d’une idée comme l’institut ou « l’usine de recherche » réside dans cette alliance. Il s’agit d’une catégorie qui donne prise sur le réel qu’elle est susceptible d’organiser ; catégorie qui peut aussi être proposée au niveau national comme un outil de gestion majeur, enfin qui dispose d’une séduction symbolique propre à accroître sa crédibilité. Ainsi, la notion sous-jacente d’organisation industrielle de la recherche et de productivité accrue trouve un écho et un appui dans l’imaginaire de la reconstruction industrielle : transposée à la recherche, la pratique industrielle (réelle ou imaginaire) accrédite l’idée de l’institut comme exemplaire pour la république des sciences. Cette construction n’est toutefois pas à sens unique. Elle impose en retour ses contraintes sur le laboratoire, ce dernier devant se conformer à l’idéal promu par ailleurs. Ainsi s’explique, au-delà de facteurs plus contingents comme la nécessité de disposer de nouveaux outils ou la volonté d’occuper une position dominante, la croissance ininterrompue voulue par le responsable du laboratoire pour atteindre l’idéal des « usines de recherche ».

31 La croissance du laboratoire recouvrait une situation contrastée, signe des limites de cette démarche volontariste. En effet, le recrutement et la stabilité des cadres étaient problématiques. Dès le début des années cinquante, deux des éléments majeurs du CRM le quittèrent. Sadron disposait d’une équipe jeune, sans cesse alimentée par de nouveaux chercheurs, mais globalement peu expérimentée. Ce problème sensible pour la physique et la chimie devenait aigu pour la biologie que Sadron avait décidée

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 73

d’explorer et qui exigeait des compétences spécifiques étrangères aux traditions du laboratoire. Or, les travaux lancés dans ce champ manquaient d’un réel responsable. Cela était lié au mode de développement décrit précédemment. Le CNRS assurait une confortable rente de situation à l’équipe en l’alimentant en postes frais et en crédits de fonctionnement, manne surtout efficace pour le recrutement de très jeunes chercheurs prompts ensuite à quitter le laboratoire. Cette limitation inquiétait Sadron qui déplorait « le manque de stabilité du personnel de recherche »15.

32 Sadron subissait sur ce chapitre la hiérarchie implicite des valeurs qui gouvernait les carrières et la valeur relative des postes. Un poste universitaire était plus considéré qu’un poste CNRS équivalent, ce d’autant plus que le niveau hiérarchique était élevé16. Il devenait donc délicat d’attirer ou de conserver des éléments plus expérimentés, et à ce titre plus friands de consécration universitaire. Par expérience personnelle, Sadron, bien que professeur à la faculté, affectionnait peu l’Université. Il lui reprochait ses moyens numériquement très contraints, dénonçait le conservatisme dans la gestion des chaires et des enseignements. Les relations avec l’université de Strasbourg furent toujours fraîches. Cela explique notamment que Sadron n’ait pu recruter sur des postes de la faculté, des responsables pour ses groupes de recherche. Au demeurant, dans cette césure, les responsabilités étaient partagées. Sadron incriminait le conservatisme local mais, à rebours, le modèle de développement qu’il proposait heurtait, tant il était construit, non sans brutalité, en exacte réaction contre la vie universitaire.

33 Jouer l’effet de masse était à la fois pour Sadron une ressource et une limite. Ce faisant, il s’inféodait très directement au CNRS, sans pouvoir se ménager l’appui parallèle de la direction des enseignements supérieurs qui supervisait les universités. On touche une limite des possibilités offertes à Sadron. Il n’était pas normalien et, de ce fait, dans les réseaux d’influence de l’époque, peinait à trouver les relais nécessaires à Paris pour soutenir sa démarche tant en matière de recrutement de jeunes éléments prometteurs, que d’obtention de la bienveillance de l’université pour des idées qu’il exposait de manière plutôt iconoclaste17. Cela confina Sadron à un recrutement local dont le profil n’était pas toujours adapté aux besoins du laboratoire. Dans les rares cas où il put faire venir des collaborateurs extérieurs, sa faculté de choix fut limitée. Exemple caractéristique : pour la section de chimie, on lui proposa comme seule solution un chimiste de Dijon qui n’était pas spécialiste des polymères et qu’il dut néanmoins recruter18.

34 Problème patent également pour l’extension des travaux strasbourgeois vers la biologie. Les acides nucléiques étant a priori des macromolécules, Sadron s’intéressa très tôt à la molécule d’ADN. On soupçonnait fortement à la fin des années quarante, qu’elle avait partie liée avec les mécanismes de l’hérédité et du vivant. L’annonce de la découverte de sa structure par James D. Watson et Francis H. C. Crick en 1953 marqua l’essor d’une nouvelle vague d’études. Dans ce contexte, les acides nucléiques constituaient un objet séduisant pour le CRM. Sadron fit le pari que son approche physico-chimique des macromolécules pourrait contribuer à résoudre les énigmes du vivant en appliquant les outils développés par le laboratoire. Il buta en fait sur son incapacité à créer une véritable approche combinée entre biologie et physico-chimie, compétence principale du laboratoire19. Incapacité scientifique qui renvoyait à une incapacité plus pratique de recruter, faute d’être inséré dans les réseaux de la biologie, faute aussi de disposer d’une capacité d’attraction pour des chercheurs confirmés dans son laboratoire. De ce fait, le CRM procéda comme de coutume par adjonctions

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 74

successives de jeunes chercheurs en biologie qui multiplièrent les approches sans réelle intégration. La croissance compensait par un foisonnement des recherches dans des directions multiples la faiblesse numérique de l’encadrement et du recrutement extérieur.

35 La difficulté d’accéder aux réseaux de recrutement souhaités jointe au souci permanent de se poser comme « le » centre de recherches compétent du domaine eurent une conséquence perverse : les efforts considérables déployés pour empêcher les départs et conserver au sein du groupe l’ensemble de la compétence. Dès lors que la venue d’extérieurs au CRM était incertaine, tout départ était vécu comme une hémorragie de compétences formées avec peine. Ce fut préjudiciable aux tentatives de créer des greffons du centre, susceptibles, à terme, de l’aider dans sa volonté de quadrillage du domaine et de relayer son action. Autre conséquence involontaire, mais cruciale, la taille du laboratoire devint telle à la fin des années cinquante que, faute d’autres objets aussi structurants que la notion de macromolécule, de petits groupes commencèrent à prendre leur autonomie, réduisant de facto de plus en plus les échanges scientifiques entre équipes. La notion de macromolécule avait pu jouer pendant un temps un rôle d’objet commun et de projet fédérateur partagé par tous, mais cette vertu s’épuisa progressivement dans la croissance, laissant un difficile problème de gestion des activités.

36 Au total, l’institut conçu par Sadron entendait répondre aux demandes sur le nécessaire apport de la science à l’économie. Le grand laboratoire devait être un vecteur de développement polyvalent à même de mieux valoriser les travaux de la recherche vers l’industrie, notamment du fait de sa taille critique. Les écrits de Sadron ne laissent guère de doute sur cette prégnance du thème économique : en 1954, il publiait un article intitulé « Une force nouvelle dans la Nation », tout à la gloire du potentiel économique de la recherche20. Il était logique que ce discours s’accompagnât de formes d’organisation assimilables à celles du milieu industriel21. Parallèlement, il possédait, dans l’esprit de Sadron, une véritable fonction de repoussoir par rapport à un modèle malthusien et conservateur de la faculté. L’analyse des difficultés de personnel rencontrées à Strasbourg inspirait d’ailleurs à ce dernier une proposition relative au statut du chercheur : pour lutter contre l’instabilité du personnel, il proposait un statut de chercheur permanent, fonctionnaire, à même de préserver les équipes des laboratoires CNRS, en conférant à l’institut capacité d’attraction et stabilité. Les « usines de recherche » allaient de pair avec une professionnalisation accrue des chercheurs, gage d’efficacité et de reconnaissance de leur utilité sociale. Les titres des publications de Sadron attestent de ce souci : ainsi, « l’entraînement permanent des chercheurs », présenté comme source de productivité22. Poussant son raison-nement jusqu’à ses limites, Sadron proposait un édifice autonome, devenu entiè- rement cohérent.

Le laboratoire à la croisée des choix scientifiques, institutionnels et politiques

37 Le cas de Sadron et du Centre de recherche des macromolécules atteste d’une approche possible quant au mode de fonctionnement des laboratoires. Quel est le caractère représentatif de cette monographie par rapport au milieu français ? Nous voudrions, dans ce dernier temps, élargir la réflexion et proposer quelques commentaires sur la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 75

notion de laboratoire et de recherche collective dans la France d’après-guerre, à la lumière de cette monographie utilisée comme révélateur des pratiques françaises.

38 Deux limites du cas étudié apparaissent immédiatement : d’une part, les choix opérés à Strasbourg sont propres à la discipline de Sadron ; d’autre part, le profil du scientifique Sadron, avec ses formules extrêmes comme « les usines de recherche », en fait apparemment un cas isolé dans le milieu français.

39 En pratique, ces deux objections sont plus théoriques que réelles. Concernant la discipline, il convient certes de distinguer entre une physique des hautes énergies qui, par quasi-obligation, se structure autour de grandes machines et de vastes équipes de projet, et, par exemple, une biologie qui peut rester plus individualiste. Il demeure que, quelles que soient les spécificités, les propositions de Sadron présentent un caractère générique et constituent un outil de légitimation suffisamment fort pour que les autres scientifiques n’hésitent pas à recourir à ce répertoire. En d’autres termes, en tant que telle, la proposition de Sadron est une option dont le milieu scientifique a pu et su se saisir.

40 Second aspect, Sadron présente l’avantage pour l’historien de conceptualiser sa démarche et d’avoir laissé une explicitation en termes de modèle national de son entreprise. Nombre de ses collègues n’eurent pas ce goût, mais n’en partagèrent pas moins, dans la pratique, ses préoccupations. Les scientifiques les plus entreprenants de la génération de Sadron : Louis Néel, Yves Rocard, Maurice Prettre, André Danjon, Maurice Letort, Georges Champetier, André Lwoff, Louis Leprince-Ringuet développèrent tous, à des degrés divers, des orientations similaires. Pour ne prendre qu’un exemple, Louis Néel, physicien, spécialiste du magnétisme, proposa, au sortir de la guerre, le concept d’« institut-type » ou de « grand institut » qui rappelle fortement les choix de Sadron. Néel plaidait pour la création d’une douzaine d’instituts de cette nature, chacun fort d’une centaine de personnes, concentré sur une thématique donnée, mobilisant des moyens instrumentaux importants et doté d’un budget de fonctionnement substantiel23. Néel traduisit cette démarche dans son laboratoire grenoblois, consacré à l’étude des composés magnétiques et de leurs propriétés, en devenant peu ou prou le spécialiste du magnétisme en France, s’appuyant, pour ce faire, tant sur le CNRS que sur la direction des enseignements supérieurs, mais aussi sur la Marine ou les industriels 24. Sadron apparaît donc comme représentatif d’une génération qui place au cœur de son action une nouvelle manière d’envisager la science, fondée sur une conception inédite du laboratoire et du travail scientifique. Par commodité, nous les baptiserons «entrepreneurs scientifiques ».

41 L’entrepreneur scientifique se définit par réaction contre le profil général du scientifique français avant-guerre. Il s’agit d’un scientifique, né autour de 1900, insatisfait de ses conditions de travail présentes, convaincu de la faiblesse française par rapport aux États-Unis. Il juge nécessaire de bâtir des laboratoires puissants, rompant avec les officines étriquées des laboratoires de chaire. Il conçoit son activité comme une extension permanente pour maîtriser les divers volets possibles des domaines étudiés. Ainsi, pour Néel, le magnétisme devient « sa » chose et son équipe le pôle principal du développement français en la matière. Il s’intéresse à tous ses aspects et réunit les compétences qui le placent en position dominante sur le « marché du magnétisme ». Il sait ainsi saisir successivement l’opportunité du développement de la résonance magnétique nucléaire en rapatriant une équipe de l’École normale supérieure (ENS) à Grenoble, obtenir une pile atomique, prémisse du Centre d’études nucléaires de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 76

Grenoble, pour la diffraction neutronique, lancer l’étude des couches minces magnétiques, de nouveau par « importation » d’une équipe extérieure25.

42 L’approche d’Yves Rocard est plus bigarrée, mais aussi friande d’exten-sion novatrice de son champ d’activité : radioastronomie, semi-conducteurs, physique nucléaire... Le groupe d’étude des semi-conducteurs formé à l’école américaine, devient la référence française du domaine, nouant des contacts étroits avec l’industriel CSF (Compagnie générale de télégraphie sans fil) dont le laboratoire était dirigé par l’ancien collègue de Pierre Aigrain, Claude Dugas. Rocard est aussi le promoteur de la construction de l’accélérateur linéaire d’Orsay à la fin des années cinquante, faisant preuve de son talent d’entrepreneur saisissant toutes les occasions26.

43 Cette évolution des responsables scientifiques s’accompagne, pour les sciences physiques, d’une conception différente des pratiques. La réflexion théorique cesse d’être la seule voie privilégiée au profit d’un accent sur l’exploration des phénomènes physiques connus ou inédits, en vue de les maîtriser, de les reproduire, de les utiliser à des fins instrumentales. Cette approche phénoménologique engendre des besoins matériels. Elle justifie le recours à des laboratoires de grande taille, à même d’apporter le support technique. Les scientifiques concernés disposent de thèmes d’intérêt communs avec les industriels ou les services de l’Armée. Ils sont amenés pour accroître leurs ressources à rechercher le concours financier de ces partenaires. C’est en ce sens que l’on peut parler d’entrepreneurs scientifiques, soucieux de développer leur laboratoire, avides d’étendre leur contrôle sur leur champ disciplinaire, curieux des applications qui en résultent.

44 L’institut de recherche prôné par Néel devient le centre d’un « empire scientifique » qui regroupe, autour de son fondateur, un réseau de recrutement, un réseau de relations industrielles, des laboratoires d’application, un appui privilégié de quelques administrations. D’où l’élaboration, dans les années cinquante, d’une logique d’action qui allie une forme d’enquête scientifique, une organisation en grand institut, enfin la conviction que l’essor scientifique national passe par la généralisation d’une telle approche sur quelques thèmes bien délimités soutenus, avec un grand libéralisme dans l’attribution des subventions, par la puissance publique.

45 Ce mouvement général dessine la toile de fond de l’essor scientifique des années cinquante. Il fut largement conforté durant l’ère gaulliste par le soutien des nouvelles institutions comme la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Il laissa une forte empreinte sur le milieu scientifique français et sa structuration. L’institut constitue le nœud principal dans ce processus. Il est le lieu où s’incarnent les modes de travail, les choix techniques, la gestion des personnels et des carrières, les stratégies de légitimation ou de conquête. Une dimension majeure de ce rôle est liée à un besoin ressenti de productivité scientifique et à des contraintes propres aux disciplines en cause. Il ne peut toutefois s’y réduire, mêlant en permanence considérations pratiques et impératif politique. Nos remarques conclusives seront consacrées au déchiffrement de cette multiplicité du laboratoire.

46 Le laboratoire, au sens des entrepreneurs scientifiques, est avant tout un gage d’efficacité, une rupture avec les pratiques soupçonnées d’avoir conduit à l’échec français jugé patent au sortir de la guerre. C’est la traduction en termes français du modèle américain tel qu’il est perçu alors. Dans cette optique, recherche collective et grand laboratoire vont main dans la main. Il s’agit de rassembler des équipes, de partager le travail, d’instaurer des collaborations, de tirer parti des rapprochements. Le

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 77

poids acquis, par l’instrumentation et l’utilisation de technologies sophistiquées, renforce le besoin d’équipes impor-tantes, pourvues en techniciens, articulées dans le cadre d’un projet cohérent.

47 Ce laboratoire nouvelle manière est l’affaire des physiciens, des chimistes ou des disciplines apparentées. Il n’acquiert un poids significatif que plus lentement dans les autres domaines. Mais comme ce sont alors les physiciens qui tiennent le haut du pavé scientifique par leur prestige et leur réussite liée à la guerre, la forme d’organisation qu’ils privilégient est tenue pour parangon de l’efficacité scientifique.

48 Le laboratoire et la recherche collective correspondent aussi à un idéal nouveau du scientifique, baptisé ici d’entrepreneur. La dimension « entrepreneuriale », sans être inédite, acquiert une dynamique nouvelle dans le contexte de l’après-guerre. Les responsables scientifiques les plus actifs se veulent des conducteurs de projets. La guerre contribua beaucoup à ce goût. Louis Néel s’était ainsi trouvé, en 1940, chargé d’organiser la démagnétisation des coques de navire pour la Marine afin de lutter contre les mines. De tels exemples pourraient être multipliés : les premiers essais de radar, l’électronique… À ces diverses occasions, les scientifiques mesurent la force acquise grâce à la concentration des moyens dans une équipe autour d’un objectif commun et réalisent le bénéfice qu’ils peuvent en tirer. Après la guerre, ils mettent en pratique cette forme de travail en tentant de devenir respectivement le « patron » du magnétisme pour Néel, des polymères pour Sadron, de la physique nucléaire pour Leprince-Ringuet… Cette orientation implique évidemment un travail collectif et la constitution d’équipes coordonnées par le « chef de projet ».

49 Le choix de cette forme d’organisation renvoie, en dehors d’exigences techniques ou de tropismes particuliers, à diverses stratégies de développement, de contrôle et d’expansion. Tout d’abord, l’institut est un outil de croissance. Le raisonnement est simple : les moyens disponibles alimenteront les projets de vaste ampleur. Dans une France en mal de réorganisation scientifique, voire de planification du développement, chacun suppose que l’on privilégiera les pôles à même d’offrir un tableau cohérent et d’absorber les moyens avec un rendement rapide. Il est aussi un moyen de rompre avec l’égalitarisme de distribution de crédits d’avant-guerre en identifiant les institutions prioritaires. Nombre de scientifiques insistent d’ailleurs pour cette « prime » aux équipes déjà constituées et de taille significative.

50 Parallèlement, l’expansion du laboratoire traduit une stratégie de contrôle du domaine : à concentrer les moyens, l’entrepreneur scientifique devient l’interlocuteur obligé dans un domaine. Quiconque veut intervenir dans son champ doit négocier avec lui, faute d’entrer en conflit ouvert ou de devoir constituer, ex nihilo, un autre centre de compétence. Plus encore, cette concentration dans un même lieu des ressources d’un champ disciplinaire donne un atout pour faire émerger des idées nouvelles par le contact d’équipes confrontant leurs problématiques. La disponibilité des divers moyens d’investigation permet de choisir des objets nouveaux soumis au feu croisé de diverses approches. Notons cependant que le champ de force disciplinaire préexistant rend cet essor plus ou moins ardu : Louis Néel est l’héritier « légitime » du magnétisme de Pierre Weiss, Charles Sadron peine à fédérer physique, chimie et biologie des macromolécules, face à des concurrents moins développés, mais bien implantés.

51 Troisième élément, conséquence des deux précédents, un tel laboratoire plaide pour une stratégie d’attribution de crédits importants. Étant visible et identifiable, il s’intègre dans les quelques tentatives de la puissance publique pour cibler ses

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 78

interventions et esquisser une programmation de la recherche. Étant un pôle de compétence doté d’un certain prestige, il peut jouer la concurrence entre les financeurs qui souhaitent voir leur nom associé à la réalisation. Sadron ne put le faire que partiellement à Strasbourg, puisqu’il fut lié au seul CNRS. Mais la menace d’une intervention de la direction des enseignements supérieurs dans le laboratoire de Sadron stimula grandement la bienveillance de l’organisme vis-à-vis du CRM. À Grenoble, Néel réussit mieux encore en se faisant financer concurremment par les deux institutions.

52 L’institut de recherche offre également un outil de gestion du personnel. Sa nature justifie une palette de recrutement diversifiée de l’universitaire au technicien en passant par l’ingénieur. En particulier, il légitime la présence de personnels non chercheurs, mais disposant de compétences techniques. De plus, la concentration des moyens et la possibilité de gérer les équilibres au niveau de l’institut, posé comme entité autonome, fournissent au responsable du laboratoire un outil pour peser sur les carrières : les choix opérés entre les postes CNRS et universitaires pour la promotion des chercheurs constituent déjà un facteur marquant. Dans la pratique, l’essentiel du personnel du laboratoire jouit d’un statut CNRS, jugé peu favorable, et un fort découplage demeure avec l’Université. Dans ce partage des rôles, recherche collective va de pair avec CNRS et avec une carrière a priori moins prestigieuse, hormis quelques individualités dominantes qui réussissent à obtenir un poste universitaire. Par ailleurs, le cas du laboratoire de Sadron souligne le lien aisément noué entre institut et statut professionnel des chercheurs. L’organisation nouvelle de la recherche implique dans cet esprit une approche particulière de la carrière. L’argument est à double ressort : mettre en œuvre une telle structure suppose des professionnels, de plus ces derniers trouvent au sein de l’institut la possibilité de maintenir leur compétence et d’accroître leur productivité. Dernier élément, au fil de sa croissance, l’institut se ramifie et constitue divers appendices qui peuvent devenir autant de « baronnies » locales, rattachées au projet principal, mais possédant leur élan propre. Cette situation est délicate à gérer, mais peut offrir un instrument supplémentaire de quadrillage du champ scientifique, tout en accordant une relative autonomie à certains.

53 Il faut veiller à ne pas établir une quelconque équivalence entre recherche collective et institut. Le cas strasbourgeois enseigne qu’à son extrême limite la croissance d’un institut peut engendrer une ségrégation entre équipes. Les motivations des responsables scientifiques dénotent également que l’idéal mythique d’un travail commun au service de la science cède souvent le pas à des considérations plus pragmatiques de division industrielle du travail et de pouvoir au sein d’une discipline. Pour mieux appréhender la nature de la recherche collective, il conviendrait de brosser une typologie plus fine des pratiques : comparaison systématique entre le rôle et la place des chercheurs dans divers laboratoires, entre disciplines, entre organismes. On peut, néanmoins, souligner que les quelques grands laboratoires imposent de fait une image de ce qu’est la pratique idoine de la recherche, et par une assimilation facile, de la recherche collective : projets, hiérarchie, organisation ne favorisant qu’une très partielle autonomie des chercheurs… Il est vraisemblable que ces caractéristiques aient perduré jusqu’à aujourd’hui, y compris dans des environnements institutionnels profondément transformés.

54 Le thème« des usines de recherche » apparaît comme la version exacerbée d’un désir plus général d’efficacité dicté par l’analogie avec la sphère économique. La science doit

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 79

faire la preuve de sa productivité. Dès lors, le laboratoire choisit ses modèles parmi ceux de l’organisation industrielle : partage du travail, rationalisation, équipes hiérarchisées, concentration des moyens. L’imaginaire de la recherche collective est aussi celui d’une efficacité économique prêtée à l’industrie de masse ; conséquence notamment des enseignements, réels ou traduits, rapportés des missions de productivité aux États-Unis dans l’immédiate après-guerre. À l’extrême, la recherche peut espérer devenir exemplaire par ses formes d’organisation et offrir un modèle de gestion aux autres activités si elle allie ses succès récents à une efficacité accrue dans la gestion. Parallèlement, et de manière très pratique, les entrepreneurs scientifiques estiment que l’existence de telles structures facilitera les liens avec les industriels en témoignant de repères communs.

55 Cette fascination des scientifiques pour la « grande » structure et l’organisation industrielle du travail trouve son parallèle chez les industriels. Pour bon nombre d’entre eux, des interrogations sont également apparues au sortir de la guerre sur leur approche des questions de recherche. L’exemple de la Compagnie générale de télégraphie sans fil (CSF) est éclairant sur ce point. Disposant déjà d’un laboratoire de bon renom, la firme renforce cette position après 1945, en constituant peu à peu un grand laboratoire central, notamment en liaison avec le développement perçu comme essentiel d’une nouvelle forme d’électronique (semi-conducteurs, transistors). On assiste ainsi au passage d’une structure encore modeste très intégrée aux ateliers de production à un ensemble beaucoup plus vaste, rassemblant l’ensemble des compétences scientifiques et techniques de la firme. L’inspiration américaine, venue par exemple des Bell Labs, traduite dans le cadre français, est patente. Le modèle du « laboratoire central de recherches » émerge à cette occasion. Il procède de la conviction que le détour par la science est nécessaire pour déboucher sur de nouveaux produits et maîtriser la complexité des techniques en émergence. Il est le pendant de l’institut de recherche. Sur ce point, industriels et entrepreneurs scientifiques, par ailleurs souvent opposés, ne divergent guère.

56 Le laboratoire et l’organisation collective de la recherche jouent un rôle dans la réflexion sur la définition d’une politique de la science. Le constat de départ est connu : face à un milieu scientifique sinistré et à la conscience d’une mutation décisive en cours, les différents acteurs scientifiques tentent chacun de proposer une option de développement, le plus souvent largement ancrée dans leur pratique quotidienne. Une analyse du milieu français permet de mettre en évidence quelques grandes logiques cohérentes qui marquent une France en mal de solutions inédites : entrepreneurs scientifiques, promoteurs de grands organismes de recherche spécialisés, relatif conservatisme des militaires qui confinent la recherche dans un rôle ancillaire, industriels défenseurs de programmes technologiques, partisans d’une organisation nationale centralisée et dirigiste27. Chacun des protagonistes présente sa logique d’action comme une réponse à un impératif collectif, celui du développement d’une politique de la science. Une telle politique serait la réponse apportée au déclin français. Le terme lui-même ne se forge que progressivement. Sans retracer une généalogie complexe, le leitmotiv émerge véritablement, repris par les différents acteurs, à la fin des années quarante. Cette formule joue le rôle d’une maxime, ferme dans son énonciation, mouvante quant à la pratique qu’elle sous-tend. La politique de la science représente un point de jonction, une intersection encore inhabitée, entre des pratiques, des conceptions et des orientations de toute nature. Les propositions diverses de chacun des acteurs vont peu à peu contribuer à la nourrir, engendrant des conflits,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 80

produisant des innovations, appelant le développement de nouvelles catégories pour appréhender la science28.

57 Sans prétendre livrer ici une étude exhaustive, le cas de l’institut de recherche semble justiciable de cette analyse. L’institut est le produit d’une réflexion sur le lieu adéquat pour une pratique scientifique efficace. Instrument privilégié des entrepreneurs scientifiques, il constitue aussi un compromis forgé au contact entre industriels, scientifiques et partisans de la planification scientifique. Il possède en effet des attributs issus des trois univers. Des entrepreneurs scientifiques, il concrétise la volonté de moyens plus importants pour un travail d’équipe. Il hérite de la perspective d’organisation de la science en ce sens qu’il implique et conforte le choix de thèmes de développement par l’échelon national et la possibilité d’une programmation centralisée. Des industriels, il reprend une conception de l’efficacité quasi-taylorienne : les laboratoires deviennent des « usines de recherche » qui s’essaient à concurrencer sur ce terrain les plus productivistes. Ainsi se constitue une ressource nouvelle. La convergence entre grand laboratoire, usine et monopole sur des champs d’expertise, est le fruit d’une hybridation qui influence les voies de développement retenues en France dans les années ultérieures. L’idée d’institut et de recherche collective devient une réponse au besoin d’outils pour une organisation nationale de la science et pour concevoir une doctrine quant à la conception politique de la science.

58 Les remarques précédentes portaient, de manière analytique, sur l’utilisation de l’institut dans le cadre de l’évolution du système scientifique, sans donner de vue chronologique fine. Il est délicat de dresser une périodisation centrée sur le phénomène de l’institut de recherche, alors qu’il se situe au confluent de diverses évolutions obéissant à des constantes de temps variables : on ne donnera donc qu’une esquisse. La Libération correspond à une période d’enthousiasme tout particulier où chacun pense, un temps, que la science va prendre une place essentielle. La désillusion est patente dès 1947-1948. La préoccupation principale des pouvoirs publics est la reconstruction. Or, il semble que sciences et techniques n’apportent pas de solution à court terme. Le « miracle » scientifique ressenti en 1945 s’évanouit. Cela sonne le glas des espoirs immédiats des milieux scientifiques et les confronte avec une réalité nouvelle : il va falloir faire la preuve de leur utilité et imposer leur vision, d’une façon ou d’une autre, pour entraîner l’adhésion au niveau national. Cette rupture souligne aux scientifiques les plus réformistes qu’ils doivent avant tout construire leur cadre de travail en saisissant tous les moyens disponibles. Telle est l’option retenue par les entrepreneurs scientifiques. Leurs projets ne s’affirment toutefois avec force qu’à partir de 1951-1952. Avant cette date, l’institut est une idée formulée et popularisée, par exemple en 1950, dans le cadre de la préparation du premier plan quinquennal du CNRS, mais encore non traduite dans la pratique. Autour de 1952, le retour d’une relative prospérité correspond au premier frémissement des crédits du CNRS et de l’enseignement supérieur qui alimentent de manière plus abondante quelques laboratoires en plein essor. Après avoir patiemment constitué un capital scientifique et mis en place leurs réseaux, les entrepreneurs scientifiques sont en mesure d’entrer en scène et de conduire à l’échelle locale des politiques d’expansion construites autour de l’institut.

59 La période 1952-1958 est marquée par l’essor de ces « empires »29. C’est sur cette base que se construit un tissu scientifique qui devient le substrat d’une politique nationale à définir. De plus, les entrepreneurs scientifiques disposent désormais, avec des phases

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 81

conflictuelles, de relations avantageuses avec les services techniques d’État ou certains industriels. Ayant développé de nouveaux champs de la connaissance, ils ont entre leurs mains les outils d’un remodelage du paysage de la recherche fondamentale. C’est également durant cette période que se réaffirme le diagnostic sur les capacités de la recherche fondamentale à produire des évolutions décisives, impression inspirée du cas américain et des exemples comme celui de l’électronique du solide. En d’autres termes, les entrepreneurs scientifiques se présentent comme susceptibles de réaliser les ruptures scientifiques attendues. La logique des entrepreneurs apparaît comme un point de passage obligé. Cela explique qu’ils aient réussi à se poser en personnages centraux, relativement ménagés par tous les autres protagonistes, car ils n’empiètent pas trop sur les positions institutionnelles établies. L’accord pour faire de la recherche dite fondamentale, une catégorie essentielle, résulte de cette reconnaissance. Il place au cœur du débat le développement de cette forme scientifique comme un préalable souhaité, accepté ou toléré par la plupart des protagonistes. Dans ce cadre, l’institut est consacré comme la réponse aux questions de développement scientifique.

60 Cette reconnaissance est définitivement acquise avec l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle, tournant décisif moins dans la définition des orientations que dans leur mise en œuvre. L’impulsion politique, donnée par le général et ses ministres, reformule complètement l’idée de politique de la science pour donner visage à un nouveau système dont les ressources de fonctionnement puisent dans les initiatives antérieures. La première tentation du pouvoir gaulliste est de mettre en place une organisation très hiérarchisée de la science. Même avec un pouvoir politique fort, cette combinaison heurte de nombreux acteurs. Finalement, la solution adoptée est plus modeste, compromis entre organisateurs, industriels, entrepreneurs et grands organismes. Le résultat, la DGRST, est une structure légère, sans pouvoir coercitif, disposant toutefois des outils forgés antérieurement : institut, actions concertées et enveloppe-recherche. L’institut est entré dans le paysage ; l’accent n’est d’ailleurs plus mis réellement sur cet aspect. Mais les entrepreneurs scientifiques ont acquis leurs lettres de noblesse et usent des nouvelles structures publiques pour orienter le développement disciplinaire, avec comme nouvel outil les actions concertées qui leur permettent de coordonner et de diriger un champ disciplinaire. Par ailleurs, certains des élèves des entrepreneurs scientifiques s’insèrent dans l’appareil d’État et prennent en charge le développement des organismes et la gestion de la science, bénéficiant de la légitimité acquise par leurs maîtres. Ce changement de position institutionnelle illustre également l’entrée dans une nouvelle phase de développement.

Conclusion

61 Ces diverses remarques auront souligné la multiplicité des déterminations de la notion d’institut de recherche et son rapport incertain avec la question de la recherche collective. Le phénomène principal demeure l’interaction permanente, que l’on a tenté de décrire, entre pratiques scientifiques, choix d’organisation et outils d’appréhension politique de la science. Son analyse permet de saisir à l’œuvre les mécanismes de mise en place d’un nouvel univers scientifique mêlant manières de faire inédites des scientifiques, légitimation des domaines d’enquête et proposition d’un statut nouveau de la science, beaucoup plus imbriqué avec l’univers politique. L’acceptation de l’idée

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 82

d’une politique de la science, et les compromis à trouver entre les logiques qui tentent d’incarner ce constat, placent l’objet scientifique au cœur du politique.

62 Quels enseignements pour d’autres domaines peut-on tirer de cette appro-che limitée aux sciences de la nature ? Malgré le caractère très spécifique des enjeux de la physique ou de la chimie, on ne saurait méconnaître que la volonté d’une organisation de la science s’est étendue à tous ses compartiments. À titre d’exemple, les réseaux mendésistes autour de Henri Longchambon ou Henri Laugier, qui militent pour cette approche au milieu des années cinquante, n’excluent nullement les sciences humaines et sociales de leur réflexion. Les travaux du Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique (CSRSPT), mis en place par le gouvernement de Pierre Mendès-France en 1954-1955, comprennent ainsi une action nationale sur la coordination des sciences humaines30. Dès lors, emprunter les modèles des sciences physiques revient à puiser dans un répertoire constitué et légitime. Pour les sciences humaines et sociales, on retrouve l’alliance d’une double motivation : la possibilité d’ouvrir de nouveaux chantiers appuyés sur des moyens lourds (enquête, recensement, dépouillement) offre un attrait certain ; parallèlement, adhérer à l’option du développement organisé emporte le soutien des administrations ou organismes. Le CNRS envisage ainsi, lors du premier plan quinquennal qu’il élabore en 1950, le soutien d’un grand projet collectif à même de fédérer les compétences en matière de linguistique31. Les sciences humaines et sociales se saisissent donc de l’évolution en cours chez leurs homologues pour ouvrir de nouveaux chantiers, mais aussi pour exhiber une forme d’organisation à même d’emporter le soutien et de mobiliser postes et crédits.

63 Un parallélisme existe d’ailleurs dans la formulation des constats : en 1953, un rapport remarqué sur l’état de la recherche au niveau national est confié par le Conseil économique et social à CamilleSoula, représentant des sciences sociales, qui reprend les mêmes thématiques que celles des physiciens ou des chimistes. Au début de la période gaulliste, cette convergence se concrétise, par exemple, par la décision de construire une Maison des Sciences de l’Homme, peut-être par analogie aux instituts. Fin 1958, lors de l’exercice rituel des vœux envoyés au Comité des sages (Comité consultatif de la recherche scientifique et technique ou CCRST)32, une contribution formulait ce constat : En France, comme ailleurs, les sciences humaines sont les parentes pauvres. Et elles le resteront longtemps encore, sans doute. Il faut aller au plus pressé, à la physique nucléaire, aux voyages interplanétaires - au plus pressé et au plus exaltant - à ce qui donne à l’homme le réconfort et la certitude de sa propre puissance. Mais cette fantastique étape que l’intelligence des hommes a franchie presque d’un bond, la société humaine, plus lourde, moins flexible, n’a pas su s’y adapter… Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, si l’homme veut tirer parti de ce que lui apporte la science, il est urgent qu’il apprenne à se connaître lui-même, face aux problèmes nouveaux que lui imposent cette science et cette technique nouvelles33.

64 L’historien Fernand Braudel énonçait ainsi la volonté des sciences humaines d’accompagner le processus, mais aussi de s’inscrire dans une dynamique générale qu’elles voyaient se développer sous leurs yeux.

65 L’émergence d’institutions nouvelles, dont le format, sans décalquer celui des grands laboratoires de physique ou de chimie, traduit une dynamique comparable, témoigne d’une modalité de développement nouvelle de la recherche en sciences sociales, qui, sans être exclusive d’autres options, constitue une ressource synonyme d’efficacité et de modernité dans l’imaginaire des gestionnaires de la recherche.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 83

NOTES

1. Nous emploierons indifféremment les termes institut, laboratoire ou grand laboratoire pour désigner l’entité nouvelle qui apparaît alors. 2. Pour une présentation plus détaillée, Dominique Pestre, « Les physiciens dans les sociétés occidentales de l’après-guerre, Une mutation des pratiques techniques et des comportements sociaux et culturels », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39-1, janvier-mars 1992, p. 56-72. 3. Peter Galison, Bruce Hevly, eds, Big Science : The Growth of Large-Scale Research, Palo Alto, Stanford University Press, 1988. 4. Cette vision est nécessairement sommaire, on se reportera à Dominique Pestre, Physique et Physiciens en France, 1918-1940, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1984, pour une vision détaillée quant aux physiciens. Pour un contraste avant et après-guerre, on se reportera à Dominique Pestre, François Jacq, « Une recomposition de la recherche académique et industrielle en France (1945-1970) », Sociologie du travail, XXXVIII, 3/96, 1996, p. 263-277. 5. Jean-François Picard, La république des savants, Paris, Flammarion, 1990, pour une présentation plus factuelle du milieu. 6. Pour l’ensemble de ces citations, correspondance de Charles Sadron avec ses parents, lettres des 15/1, 6/2 et 13/2 1933, Archives privées Charles Sadron. De manière plus générale sur ce sujet et sur les sources, on renvoie à l’étude détaillée contenue in François Jacq, Pratiques scientifiques, formes d’organisation et conceptions politiques de la science dans la France d’après-guerre. La politique de la science comme énoncé collectif, thèse de doctorat, École nationale supérieure des Mines de Paris, 1996, chapitre 2. 7. Terme désignant alors les polymères. 8. Charles Sadron part de l’étude de la biréfringence d’écoulement dans les solutions de macro- molécules (effet Maxwell) comme dispositif en tant que tel, pour aller peu à peu vers l’étude des macromolécules elles-mêmes, on verra François Jacq, 1996, op. cit., pour l’analyse de sa carrière scientifique. 9. Rapport de Charles Sadron, 29.1.1940, Archives nationales, CAC, 800284, article 37, p. 8 du rapport. 10. Charles Sadron, « Note sur la réalisation d’un centre d’études des grosses molécules », 28.11.1941, Archives nationales, CAC, 800284, article 46. 11. Voir notamment Charles Sadron à Georges Teissier (directeur général du CNRS), « Rapport sur le rôle et la construction d’un centre de recherche physico-chimiques sur les macromolécules », 11.2.1947, Archives nationales, 7780309, art. 32. L’affaire du laboratoire parisien mêlait des données d’ordre très différent : le sort du projet CNRS d’une implantation à Gif-sur-Yvette, les jeux de pouvoir au sein du domaine de la chimie physique auquel se rattachait Charles Sadron, les options fluctuantes de la direction du CNRS. De manière très schématique avant le remplacement, en 1950, de la direction communiste de l’organisme, une concentration de laboratoires à Gif semble souhaitée. Après 1950, avec la nomination d’un directeur général non-parisien, Gaston Dupouy, les projets « provinciaux » sont à l’ordre du jour, d’où un soutien pour Charles Sadron s’il reste à Strasbourg. Une partie de la gêne initialement perceptible dans cette négociation tient au fait que Charles Sadron revenait de déportation en 1945. Sa venue à Paris n’était probablement pas souhaitée, mais un tel point de vue ne pouvait être ouvertement formulé. Pour sa part, Sadron était convaincu que son centre situé à Strasbourg resterait marginal. En ce sens, il jouait une carte différente de celle de Louis Néel qui utilisait explicitement l’argument « provincial » pour attirer la sympathie (réelle ou contrainte) et les crédits. Il est vrai que ce dernier disposait de réseaux parisiens plus puissants, notamment pour le recrutement, du fait de son lien avec l’École normale supérieure. Cf. infra.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 84

12. Pour ces données numériques, voir François Jacq, 1996, op. cit. 13. Lettre de Charles Sadron au président du comité restreint de la commission recherche auprès du Commissariat au Plan, 4.10.1947, Archives Charles Sadron, dossier Commissariat. 14. Jean-Baptiste Donnet et alii, « Mesures hydrodynamiques et optiques sur un sol de V2O5 », Journal de chimie physique, 47, 1950, p. 52. 15. Comité de direction du Centre de recherches sur les macromolécules, 2.12.1953, Archives nationales, CAC, 780309, article 32. 16. Dominique Pestre, « Louis Néel, le magnétisme et Grenoble. Récit de la création d’un empire physicien dans la province française, 1940-1965 », Cahiers pour l’histoire du CNRS, 8, 1990, où le cas du laboratoire grenoblois de Louis Néel illustre une hiérarchie très stricte dans l’attribution des postes. 17. De nouveau, la comparaison avec Louis Néel est instructive. 18. Indéniablement, les rapports de force internes de la discipline jouèrent également dans cet épisode, le responsable de la chimie au CNRS ayant poussé à ce recrutement. 19. Sur le contexte particulier de la biologie française, voir Jean-Paul Gaudillière, Biologie moléculaire et biologistes dans les années soixante : la naissance d’une discipline. Le cas français, thèse de doctorat, Université Paris-VII, 1991. 20. Charles Sadron, « Une force nouvelle dans la Nation », NEF, Paris, juin 1954. 21. Voir également sur ce point des articles comme « Le laboratoire et l’entreprise », Bull. Soc. Chim. Mulhouse, 1955, 3-4, p. 165 ou « Entreprise industrielle et recherche scientifique », Revue Enseignement supérieur, n° 2, 1957, p. 105. 22. In Chimie et Industrie, 82, 1959, p. 609. 23. Louis Néel, Programme décennal de développement de la recherche, sans date, mais que l’on peut situer en 1950 par recoupement, Archives nationales, CAC, 800284, article 102. 24. Sur le cas de Louis Néel, voir Dominique Pestre, 1990, op. cit. Le réseau d’alliés de Louis Néel s’étend du laboratoire de physique de l’École normale supérieure,dirigé par Yves Rocard, aux services techniques de la marine en passant par le tissu industriel local (Ugine, Merlin) ou national (Compagnie générale de télégraphie sans fil). 25. La diffraction neutronique est un outil crucial d’étude des corps magnétiques. Les couches minces magnétiques peuvent être utilisées pour des mémoires magnétiques pour ordinateurs. 26. Sur la coopération avec la Compagnie générale de télégraphie sans fil, François Jacq, 1996, op. cit., chapitre 1. Sur l’accélérateur linéaire d’Orsay, voir la présentation du contexte in Armin Hermann. John Krige, Ulkrike Mersits, Dominique Pestre, eds, History of CERN, Amsterdam, North Holland 1987. 27. François Jacq, « The Emergence of French Research Policy: Methodological and Historiographical Problems, (1945-1970) » , History and Technology, 12, 1995, p. 285-308. 28. Nous avons développé in François Jacq, 1996, op. cit., chapitre 5 et François Jacq, « Enoncé collectif et récit historique, La mobilisation autour de la politique scientifique dans la France de l’après-guerre (1945-1965) », Actes du colloque du Centre de sociologie de l’innovation. Représenter, hybrider, coordonner, Cécile Méadel, Vololona Rabeharisoa, eds, Paris, École nationale supérieure des Mines de Paris, 2e édition, l’utilisation que l’on pouvait faire, en la matière, de la notion d’énoncé collectif formulé par le médiéviste Alain Boureau. On verra notamment Alain Boureau, « L'adage Vox Populi, Vox Dei et l'invention de la nation anglaise (VIIIe-XIIe siècle) », Annales ESC, juillet-octobre 1992, 1071-89. 29. Selon la formule employée par Dominique Pestre, 1990, op. cit. 30. On verra la présentation des travaux du CSRSPT dans les archives Louis Néel, W6668, art. 38 (Grenoble). Plus généralement, Jean-Louis Cremieux-Brilhac et Jean-François Picard, « Henri Laugier en son siècle », Cahiers pour l’histoire du CNRS, 3, 1995, présente le personnage de Henri Laugier et montre comment s’allient activités scientifiques et conceptions politiques.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 85

31. Une étude systématique de la part des sciences humaines et sociales dans ce processus du plan quinquennal du CNRS mériterait d’être conduite pour comparer les préoccupations des diverses disciplines. 32. Institution créée en 1958 pour conseiller le gouvernement et successeur du Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique de la période mendésiste. 33. Vœux de Fernand Braudel, décembre 1958, Archives nationales, 810401, article 54, 32/CCD6.

AUTEUR

FRANÇOIS JACQ MINESI/DGEMP

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 86

Lieux et idées pour la recherche collective en histoire Les premières décennies du Centre de Recherches Historiques et les pratiques ouest-allemandes (1949-1975)

Lutz Raphael

1 Dans l’historiographie des sciences sociales et de l’histoire, l’approche comparative est plutôt pratiquée au niveau des théories et des idées. Le monde des livres et des concepts semble être plus international que le monde des pratiques de recherche et des positions sociales des chercheurs. Celui-ci est, à première vue, beaucoup plus marqué par des traditions nationales et des situations locales. Mais la création et la pratique des centres de recherche collective ont engendré des problèmes identiques. Partout, il a fallu organiser la division interne du travail, la hiérarchie des postes, les formes de coopération intellectuelle, la durée et le financement des projets de recherche, le statut des chercheurs. Il me semble très fructueux de confronter, dans une perspective comparative, les solutions adoptées dans les différentes institutions de la recherche collective et d’analyser le poids des facteurs nationaux ou locaux qui sont intervenus dans la genèse de leurs structures, en considérant aussi bien l’échelle des centres que l’organisation d’ensemble des champs de recherche nationaux. Dans cette perspective générale, le texte suivant va confronter l’expérience des débuts du Centre de recherches historiques (CRH) de la VIe Section de l’École pratique des hautes études (EPHE) aux développements de la recherche collective en histoire en Allemagne fédérale pendant la même époque.

2 Les historiens allemands de l’histoire ou des sciences sociales n’ont pas encore exploré les archives des centres de recherche créés après 1945 dans leur pays pour reconstruire les modes de production du savoir historique à l’œuvre dans les décennies d’après- guerre. Le plus grand centre de recherche sur l’histoire du XXe siècle en Allemagne, l’ Institut für Zeitgeschichte à Munich a fêté son cinquantième anniversaire en 1999, mais la publication préparée pour l’occasion offre peu de réflexions et d’information sur les questions qui nous occupent ici1, Cet exemple souligne à quel point la comparaison qui va suivre reste provisoire. Elle n’est que le premier bilan d’une étude en cours. Toute

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 87

micro-analyse sur des biographies collectives du personnel ou sur des documents internes permettant d’entrevoir les procédés de recherche serait encore prématurée.

Les contextes nationaux

3 Pour comprendre l’histoire du CRH dans ses débuts, je l’ai moi-même replacée en premier lieu dans son contexte national2. Pour la France, l’entre-deux-guerres représente la phase des initiatives et des premières formules qui cherchent à transférer l’idée du laboratoire sur le terrain de l’histoire, mais au niveau des pratiques ce sont les années cinquante et soixante qui marquent le pas décisif vers la recherche collective dans les sciences historiques. Ce schéma chronologique n’est pas valable pour l’Allemagne. À première vue, nous constatons des initiatives tout à fait comparables à celle de Lucien Febvre et de Charles Morazé dans les années 1947 et 19483. Après le désastre de la défaite militaire et politique du Reich, les forces alliées et un certain nombre d’historiens ont insisté sur la nécessité de réécrire l’histoire allemande et de réorganiser la vie professionnelle4. À cet effet, ils se sont efforcés de fonder des centres de recherche indépendants des facultés, et plus consistants que les instituts attachés aux séminaires (historische Seminare). Dans la tradition universitaire allemande, ceux-ci constituaient des unités de recherche et d’enseignement, le terme désignant à la fois le cours hebdomadaire pour les étudiants avancés, le lieu de travail commun – à savoir la bibliothèque et les bureaux des professeurs – et l’unité administrative et juridique formée par le corps des chercheurs (étudiants et professeurs)5.

4 À la suite des initiatives lancées dans l’atmosphère d’autocritique des « années zéro » (1945-1949)6, toute une série de nouveaux centres de recherche furent fondés dans les années cinquante. À côté de l’Institut für Zeitgeschichte à Munich, il faut citer le Max- Planck-Institut für Geschichte à Göttingen, l’Institut für europäische Geschichte à Mayence, l’ Arbeitsstelle für Sozialforschung à Dortmund et la Kommission für Geschichte der Parteien und des Parlamenta-rismus à Bonn.

5 La dispersion de ces organismes un peu partout en République fédérale a résulté, dans cette première phase, des effets de la mise en place de la constitution fédérale. Les Länder allemands assumaient désormais seuls la responsabilité des affaires culturelles et veillaient à ne pas perdre leurs prérogatives au profit des institutions fédérales créées en 1949. Il en a résulté un paysage compliqué où la dispersion régionale des centres de recherche correspondait plus ou moins aux divisions du travail scientifique : Munich et Bonn se partageaient l’histoire contemporaine, Göttingen et Mayence s’engageaient dans l’histoire médiévale et moderne.

6 Mais la simultanéité de ces initiatives dans l’immédiate après-guerre est plutôt trompeuse. Dans le cas allemand, la préhistoire de ces créations est à la fois plus longue et plus compliquée qu’en France. Qui plus est, elle a débouché sur une image plutôt négative de la recherche collective en histoire. Pour la surmonter et vaincre les réticences massives des milieux universitaires, les réformateurs de l’après-guerre ont dû mobiliser leur renommée intellectuelle et des arguments bien trempés.

7 En effet, dès la fin du siècle dernier, des réformateurs comme Karl Lamprecht7 avaient entrepris de fournir un cadre pour des enquêtes collectives. S’inspirant de leurs collègues des sciences exactes, ils avaient créé des instituts étroitement liés à leurs chaires et dotés d’un équipement technique de base pour entretenir un travail continu de recherche. Après l’histoire ancienne, où Theodor Mommsen surtout avait plaidé en

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 88

faveur d’un travail collectif, l’histoire régionale était devenue le terrain privilégié pour ces nouvelles formules de coopération et d’interdisciplinarité. À l’intérieur de ces instituts, l’histoire traditionnelle axée sur les textes narratifs ou sur les chartes et diplômes rencontrait la recherche toponymique, l’ethnographie et la recherche agraire8.

8 Mais les difficultés financières de la République de Weimar avaient réduit les budgets de ces centres et maintenu ces instituts universitaires dans des tailles modestes, avec peu ou pas de personnel permanent. De ce point de vue, les similitudes avec la situation française étaient encore très fortes au début des années trente9.

L’héritage nazi

9 Aussi, en Allemagne, le programme et l’idée de la recherche collective sont avant tout liés à la dictature nazie. Entre 1933 et 1945, la recherche collective en sciences sociales fait des progrès énormes. À côté de la création de nouveaux centres de recherche gérés par le Reich comme par exemple le Reichsinstitut für Geschichte des neuen Deutschlands dirigé par le jeune historien nazi Walter Frank et promoteur d’une nouvelle histoire politisée et idéologiquement en ligne avec les idées raciales du mouvement national- socialiste, on trouve une myriade de centres initiés et subventionnés par les appareils concurrents du régime. Les ministères (notamment ceux de la Justice, de la Défense, de l’Economie, de l’Intérieur, de l’Enseignement), la centrale du parti, et finalement la Schutzstaffel(SS) et son système de pouvoir parallèle en pleine expansion à partir de 1934, deviennent les principaux organisateurs et financeurs de la recherche collective.

10 Au cours des dix dernières années, les recherches sur ces réseaux de recherche ont fait des progrès substantiels : nous disposons désormais d’un tableau plus ou moins complet de leurs structures organisationnelles et de la façon dont ces centres jouaient de leurs liens avec l’administration, le monde politique et les sciences sociales. Sans pouvoir détailler ici ces dimensions, il est très important pour notre sujet d’avoir à l’esprit que le nombre de chercheurs employés dans ces organismes monta en flèche à partir de 1936.

11 Deux axes de recherche étaient privilégiés : le premier, qui avait déjà pris un essor considérable dans les années vingt, était la recherche sur les populations de langue ou de souche allemandes qui vivaient à l’étranger. L’histoire culturelle, sociale et économique de ces groupes devint un objet de recherche privilégié des historiens du social dans l’entre-deux-guerres. Son emblème était le terme de Volksgeschichte (histoire du peuple) ou, dans sa variante multidisciplinaire, de Volksforschung (recherches sur le peuple)10. Cet objet de recherche hautement politisé avait pour but de fournir les raisons historiques, ethniques et culturelles pour la révision du traité de paix de Versailles et pour la politique d’expansion du régime nazi à partir de 1936. Dès 1931, tous les chercheurs engagés sur ce terrain étaient déjà organisés dans un réseau unique dirigé de manière centralisée à Berlin par le directeur des archives de l’État prussien, Albert Brackmann, en liaison directe avec le ministère des Affaires étrangères. Cette connexion étroite entre politique et recherche fut encore renforcée après l’installation des nationaux-socialistes au pouvoir. Les chercheurs étaient regroupés dans des unités de recherche comprenant en moyenne entre 20 et 30 personnes, mais souvent encore plus petites. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ces

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 89

Volksdeutsche Forschungsgemeinschaften regroupaient environ mille collaborateurs dont beaucoup étaient des historiens ou des géographes11.

12 L’autre axe de la recherche collective était la géopolitique et la géohistoire, la Raumforschung (littéralement « recherche sur l’espace »)12. Dans ce réseau, que l’on ne peut séparer clairement de l’autre axe, que pour des raisons analytiques le nombre de sociologues, de géographes et d’autres chercheurs de sciences sociales était plus élevé, sans que les historiens en soient absents. Il s’agissait d’un réseau de centres de recherches affiliés à des appareils politiques souvent en conflit pour le monopole de la gestion et de la décision sur cette question centrale de l’idéologie et de la politique nazies, à savoir la réorganisation de l’espace à partir de critères ethniques et raciaux. Ces centres de recherche avaient pour but de fournir des renseignements chiffrés et des modèles d’explication et de prévision qui devaient permettre une planification démographique et sociale à court et à long terme. Il faut dire que dans les deux réseaux, le travail des spécialistes était très efficace et que l’interdisciplinarité était la règle quand il s’agissait d’analyser une région agraire ou un quartier urbain. Leur heure sonna en 1939, quand l’expansion militaire du Reich mit à la disposition du régime de vastes territoires et une grande partie des populations de l’Europe de l’Est13. L’histoire y jouait largement son rôle14.

13 Cette recherche collective s’adressait surtout aux décideurs politiques, la forme nouvelle des publications était souvent la Denkschrift – le mémoire tenu secret et réservé à l’usage interne des instituts, des administrations ou des responsables politiques. Le point culminant de cette forme d’expertise est représenté par l’anonymat, qui devint la règle dans les publications du Arbeitswissenschaftliches Institut der Deutschen Arbeitsfront15.

Les débuts dans la République fédérale

14 Il faut insister sur cette dimension de la préhistoire de la recherche collective pour comprendre les réticences des milieux universitaires ouest-allemands qui, après guerre, pouvaient toujours se targuer d’arguments politiques pour défendre l’individualisme traditionnel du métier contre les risques de la recherche collective. Après 1945, les idées-clés de la recherche collective de l’entre-deux-guerres, l’analyse pluridisciplinaire de régions ou de structures selon des critères de race, d’unité culturelle ou linguistique, n’étaient plus à l’ordre du jour. Avec elle, l’interdisciplinarité et certaines méthodes nouvelles (surtout en sociologie agraire ou en démographie avec la reconstitution de familles) devinrent des tabous et ne furent plus que très peu pratiquées. Le déclin de l’idée de recherche collective en Allemagne fédérale fut favorisée par l’évolution de la discipline en République démocratique d’Allemagne. Les recherches en sciences sociales et en histoire y furent soumises à un contrôle idéologique très strict, par le biais d’une centralisation étroite à l’Académie des sciences à Berlin et dans quelques autres centres directement contrôlés par le parti communiste (SED). Par la suite, recherche planifiée et centralisée en sciences humaines et totalitarisme rimèrent facilement dans l’imaginaire de l’Ouest.

15 Il ne faut pas oublier qu’un grand nombre de chercheurs s’étaient d’ailleurs engagés personnellement dans la politique d’extermination du régime nazi et n’avaient aucun intérêt à rendre publique cette période de leur carrière16. Une bonne partie des pratiques et des expériences professionnelles de ces années furent alors passées sous

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 90

silence et font partie encore aujourd’hui de ce que l’on peut appeler avec Erving Goffman la vie souterraine (underlife) de la recherche collective17. Même après la guerre et dans des cadres politiques et idéologiques profondément transformés, les réseaux personnels fonctionnaient toujours très bien et beaucoup de chercheurs autrefois engagés dans la géopolitique et la géohistoire nazie de la Raumforschung et des volksdeutschen Forschung-sgemeinschaften se sont retrouvés dans des institutions nouvellement créées comme par exemple les organismes pour l’aménagement du territoire fondé par les nouveaux Länder. Ils rejoignirent également les instituts destinés à l’analyse des pays de l’Est et des systèmes socialistes de type soviétique, qui ne changeaient que l’idéologie, légitimant leurs activités de recherche en maintenant leur programme strictement anticommuniste.

16 Mais vu les fondements idéologiques de ces expériences de recherche collective, il a fallu réinventer les fondements idéels et organisationnels de la recherche collective en Allemagne fédérale après 1945. Paradoxalement, l’histoire de « la catastrophe »18 du régime nazi lui fournit un premier argument. En effet, l’histoire contemporaine allemande ne pouvait pas attendre les délais de trente ans prévus par la loi sur les archives publiques avant de s’engager dans la recherche des causes et des effets du nazisme. La reconstruction minutieuse des faits et l’information complète du public sur cette période furent à la base du programme conçu pour l’Institut d’histoire du temps présent de Munich19. Il en résulta une division bien nette des tâches à l’intérieur de l’institut : la documentation, l’édition, l’expertise politique et juridique y occupaient une place primordiale, à côté de la recherche proprement dite qui accomplissait des progrès plus lents. Toutes ces branches d’activité contribuaient aux nombreuses publications de l’institut. Depuis 1953, celui-ci dispose de sa propre revue, les Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte qui, durant plus de trente ans, furent les seules en Allemagne à se consacrer à l’histoire du XXe siècle.

17 L’institut de Munich a consacré beaucoup d’énergie à établir le plus tôt possible un centre de documentation et d’archives sur la période nazie20. Il a, par exemple, commencé très précocement à faire interviewer des témoins pour contrebalancer les pertes archivistiques résultant des destructions de la guerre et de la volonté délibérée des nazis : la critique des sources et la reconstruction de dossiers lacunaires représentèrent tout au long de ses quatre premières décennies un des efforts majeurs de l’Institut et de ses collaborateurs. Le point culminant de ce travail d’archives est resté la reconstruction des archives du Secrétariat central du Parti national-socialiste, détruit à la fin de la guerre mondiale, à l’aide des copies retrouvées dans les archives d’autres administrations.

18 Plus spectaculaire a été l’intervention de l’Institut dans les grands procès des années soixante, quand la justice de la République fédérale d’Allemagne finit par accuser des responsables et des collaborateurs des camps d’extermination et de concentration de Majdanek et d’Auschwitz. Des chercheurs de l’Institut fournirent des rapports détaillés sur toute la gamme des questions historiques évoquées devant les tribunaux, y compris la situation politique générale et les stratégies de la SS sous Himmler.

19 L’Institut de Munich ne comptait que cinq collaborateurs permanents en 1956, mais six ans plus tard, en 1962, il en comptait douze. La continuité de ces collaborations a créé un « patriotisme de l’institution » qui est tout à fait comparable à celui du Centre de recherches historiques (CRH) à la même période. Mais dans le cas de Munich, ce patriotisme avait une base très concrète : jusqu’en 1972, une ancienne villa dans un

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 91

faubourg de Munich hébergeait sur deux étages toute l’équipe et surtout la bibliothèque et les archives de l’Institut. Les deux dernières sections représentaient l’épine dorsale de toutes les autres activités historiographiques. Les microfilms des grandes séries documentaires sur l’époque nazie y étaient rangés, tout le matériel inventorié et catalogué. Dans ce sens, l’Institut de Munich incarna dès ses origines ce que le premier directeur d’un autre institut historique allemand, le médiéviste Herman Heimpel, a nommé l’idée d’« une communauté quotidienne de travail dans un seul bâtiment »21. Jusqu’au début des années soixante-dix, les équipes de recherche restaient toujours petites, la recherche collective était l’exception à la règle d’un partage individuel des terrains de recherche. Seules les tâches de documentation étaient organisées collectivement. Cela n’a pas changé de manière radicale quand, à partir de 1964, l’Institut s’est engagé dans des enquêtes programmées, financées par d’autres fondations pour la recherche scientifique en Allemagne fédérale, comme la Volkswagenstiftung ou la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Mais ce n’est qu’à partir de 1972, sous la direction de Martin Broszat, que l’Institut de Munich a fait le pas décisif vers la recherche collective en lançant un grand nombre de projets dont quelques-uns engageaient des équipes de plus de vingt collaborateurs22.

20 En comparaison des activités de l’Institut de Munich, les autres organismes de recherche collective étaient plus modestes, avec un nombre de collaborateurs et des crédits pour le matériel encore plus restreints dans les deux premières décennies. L’Institut de Göttingen fait partie des centres appartenant à la Max-Planck-Gesellschaft, héritière de la fondation Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft. Cet institut, créé en 1956 dans un cadre organisationnel fortement marqué par la « big science »23, se concentra sous la direction de son premier directeur, le médiéviste Hermann Heimpel, sur l’histoire du Moyen Âge et des Temps modernes. Mais l’Institut de Göttingen était plus libre que le centre de Munich dans le choix de ses domaines d’activités et ses directeurs ont pu disposer très librement des ressources mises à leur disposition.

21 Comme à Munich, il existe un conseil scientifique composé d’historiens et d’autres universitaires qui ne sont pas directement liés à l’institution et qui doivent contrôler les choix programmatiques et évaluer les résultats de recherche. Alors que le Conseil scientifique de l’Institut de Munich a surtout, au début, joué un rôle effectif de contrôle indépendant, celui de Göttingen a laissé les coudées franches à Heimpel et à ses successeurs à la direction de l’Institut en matière de politique de recherche. Il me semble d’autant plus typique pour la situation encore incertaine des années cinquante que l’Institut de Göttingen ait choisi comme terrain d’activités une tâche traditionnellement organisée collectivement en histoire en se lançant dans la refonte d’un grand répertoire de sources et de bibliographie d’histoire allemande, le fameux répertoire de Dahlmann-Weitz datant des débuts héroïques de la discipline24. À côté de ce grand projet documentaire qui devait encore user deux générations de chercheurs à Göttingen, les autres chercheurs du Max-Planck-Institut poursuivirent plutôt toutes sortes de projets de recherche individuels sur la période médiévale et moderne.

22 Une autre solution pour la coordination du travail collectif fut inventée au sein de l’Institut d’histoire européenne de Mayence25. Dès ses débuts en 1950, il s’orienta dans une direction plus internationale, en particulier vers les Français. L’Institut organisa son travail en combinant l’engagement de quelques collaborateurs permanents (entre trois et cinq chercheurs plus le directeur) avec la distribution de bourses (généralement annuelles) pour des doctorants. L’Institut de Mayence est ainsi devenu un lieu de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 92

rencontre entre des jeunes chercheurs allemands et étrangers travaillant sur l’histoire allemande ou européenne. Jusqu’en 1968, une bonne centaine de stagiaires ont passé en moyenne un an à Mayence. Cette sorte de séminaire européen et international de troisième cycle avant la lettre mettait l’accent sur des thèmes d’histoire européenne concernant les époques moderne et contemporaine, mais il n’a jamais défini de projets fédérateurs.

La comparaison avec le Centre de Recherches Historiques

23 Ces exemples indiquent que les formules organisationnelles sont restées très variées dans la République fédérale d’Allemagne. Mais si l’on se souvient des débuts improvisés du CRH dans les années précédant les créations de postes permanents au début des années soixante, nous ne sommes pas si loin des situations que nous avons rencontrées à l’est du Rhin. Avec le CRH, nous retrouvons en particulier un engagement très lourd pour l’édition et pour la publication dans les cinq premières années. Et en 1959, la taille du Centre est encore comparable à celle des institutions allemandes.

24 Mais les situations changèrent vite au cours des années soixante. Le CRH doubla ses effectifs, de véritables équipes de recherche furent formées en son sein et l’heure des grandes enquêtes quantitatives sonna. J’ai décrit en détail les effets que ce changement programmatique a eus sur l’organisation interne du CRH26. C’est l’heure de la naissance de l’historien chercheur engagé à plein temps dans la recherche organisée en équipes. L’intégration du CRH dans le contexte plus large du CNRS via le contrat de 1966 confirma un état de fait. Pour la comparaison, j’en soulignerai quelques traits essentiels : le personnel scientifique du CRH fut intégré dans un système hiérarchique assez strict et engagé dans des recherches pluriannuelles utilisant des procédures quantitatives « lourdes ». Cette politique du Centre était un élément de la stratégie d’innovation que le président de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Fernand Braudel, imposa, durant ces années dans sa maison, pour faire du courant des Annales, « l’avant- garde » de la recherche historique.

25 Il est intéressant de comparer les logiques de l’innovation qui ont dominé dans les différents centres de recherche. En adoptant les modèles de la sociologie du champ scientifique, on peut parler d’une « stratégie conservatrice d’innovation » dans le cas du CRH à partir de 196527. Par contraste, une bonne partie de l’activité des centres ouest-allemands ne relève pas de la recherche mais des tâches classiques d’une organisation collective en histoire, à savoir l’édition scientifique et la documentation. Cela tient d’abord au fait qu’à cette époque, le champ historiographique allemand était encore largement dominé par des courants méthodologiquement et conceptuellement conservateurs, peu enclins à des recherches collectives. L’histoire sociale fut organisée ailleurs, dans le cadre classique de l’Université : c’est à Heidelberg que Werner Conze fonda en 1957 son Institut d’histoire sociale, mais à l’aide d’une organisation souple, le Cercle d’histoire sociale de l’époque contemporaine (Arbeitskreis für moderne Sozialgeschichte) qui réunissait deux fois par an un groupe de professeurs d’histoire, de droit, de sociologie et d’économie pour un séminaire de trois jours sur un sujet choisi28. En même temps, le cercle commandait des recherches individuelles et collectives. C’est ainsi qu’il lança au début des années soixante le grand projet d’un dictionnaire critique des mots-clés de l’histoire allemande contemporaine (Geschichtliche Grundbegriffe)29,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 93

dont la coordination effective demeura entre les mains de Koselleck et du secrétariat du Cercle, situé à Heidelberg.

26 L’Institut de Munich a associé une « stratégie d’occasion » en profitant du quasi- monopole d’accès aux sources pour l’histoire du nazisme, à l’invention d’une problématique et d’un champ nouveaux en histoire, ceux de l’histoire du temps présent (Zeitgeschichte). Les réflexions théoriques et méthodologiques des collaborateurs de l’institut ont dominé la phase de constitution de ce nouveau terrain de recherche, qui était chronologiquement défini par l’entre-deux-guerres (phase finale de la Première Guerre mondiale incluse)30.

27 En termes d’organisation de la recherche, les années soixante ont approfondi les différences qui existaient déjà entre les systèmes français et allemand. Les instituts allemands perpétuèrent la tradition établie au XIXe siècle par les commissions d’histoire des académies en embauchant des jeunes chercheurs pour une durée limitée de trois ou cinq ans31. Durant cette période, ces historiens devaient finir l’une des deux thèses (Dissertation ou Habilitation) nécessaires pour leur carrière universitaire. La plupart d’entre eux quittèrent les instituts cités pour passer à un poste universitaire et poursuivre leur carrière comme professeurs. Ce système assez souple, qui resta intact pendant les années cinquante, soixante et soixante-dix, permit aux directeurs des centres de recherche d’intégrer leurs instituts dans le champ historique allemand, toujours dominé par les universités. Bon nombre de professeurs d’université des années soixante-dix et quatre-vingt ont débuté leurs carrières en tant que chefs de travaux, stagiaires ou boursiers de l’Institut de Munich, de Göttingen ou de Mayence. En choisissant un tel système de recrutement, les instituts donnaient beaucoup plus de liberté d’action à leurs collaborateurs, mais ils renonçaient à des programmes de recherche plus ambitieux.

28 Seul l’Institut de Munich fit exception parce qu’il avait à poursuivre certaines tâches très lourdes (telles les expertises juridiques ou l’archivage) indépendamment des engagements temporaires des jeunes collaborateurs. Il ne faut pas oublier que l’histoire du temps présent n’était que très rarement pratiquée dans les universités pendant les années cinquante et soixante. Du même coup, un nombre croissant de chercheurs permanents de l’institut devinrent des experts incontestés de l’histoire de l’époque nazie et de la Seconde Guerre mondiale. Entre 1959 et 1989, les directeurs de l’Institut furent recrutés dans ce groupe de chercheurs formés au sein de l’Institut et marqués par son « patriotisme d’institution ». Il en résulta une certaine distance vis-à-vis du monde universitaire qui est tout à fait comparable à celle que l’on peut observer dans le cas du CRH et de la VIe Section de l’École pratique des hautes études.

Tendances nouvelles

29 Pour systématiser nos observations comparatives, on observe des voies divergentes dans les programmes de recherche, mais aussi dans l’organisation du travail collectif et dans l’insertion des centres dans le champ professionnel. L’individualisme traditionnel du système universitaire fut beaucoup plus respecté dans les centres de recherche ouest-allemands qu’au Centre de recherches historiques des années cinquante et soixante. La différence entre un système d’enseignement supérieur centralisé et hiérarchisé et un système fédéral fondé uniquement sur le modèle universitaire a accrû les différences de taille entre les centres allemands et le CRH. À la fin des années

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 94

soixante, lors des transformations induites par la contestation étudiante et la crise des universités traditionnelles, les différences entre le CRH et ses homonymes allemands étaient plus marquées que dix ans plus tôt.

30 Mais à partir des années soixante-dix, les situations respectives changent de nouveau. Au CRH, la période des enquêtes longues et lourdes cède assez rapidement la place à une phase de transition où dominent des équipes plus petites et plus autonomes. En même temps, le personnel du CRH se stabilise et une partie des collaborateurs qui y sont entrés très jeunes se retrouvent dans des positions intermédiaires et sans perspective de carrière universitaire. En Allemagne, des situations comparables se développent à partir de 1979-1980 : à partir de cette date, pratiquement toutes les carrières universitaires vont être bloquées pour plus de dix ans. Un nombre croissant de positions de recherche sont alors transformés en postes permanents, rendant les centres plus autonomes vis-à-vis des universités. En même temps commencent à se faire sentir les effets du nouveau système de financement public de la recherche, organisé sous forme de programmes lancés par les grandes fondations nationales pour la recherche (Volkswagen Stiftung ou Deutsche Forschugnsgemeinschaft) pour une durée de trois, six ou neuf ans. L’Institut de Munich, par exemple, lance en 1973 sa première grande enquête collective à propos de la résistance et de la vie quotidienne sous la dictature nazie en Bavière. Cette enquête dure dix ans et implique une bonne trentaine de chercheurs directement ou indirectement liés à l’Institut. Vingt-quatre auteurs ont présenté les résultats de leur recherches dans une série de six volumes publiés entre 1977 et 198332. Il saute aux yeux que sous la direction de Broszat (1972-1989), la recherche collective « lourde », fondée sur de grandes équipes et des projets très amples, se développe alors d’une manière très semblable au CRH de Braudel. Dans les deux cas, les directeurs avaient l’ambition de mobiliser des centres déjà bien développés pour des projets scientifiques ambitieux et ils ne manquaient pas de volontarisme dans la poursuite de leurs programmes scientifiques. Les résultats des grands enquêtes ont été assez spectaculaires mais il est évident qu’ils furent aussi payés d’un effort individuel très élevé et peu reconnu de leurs collaborateurs.

31 Mais un tel engagement massif reste l’exception. Les autres centres développent une politique plus souple en formant des petites équipes comparables aux groupes de travail s’installant à l’intérieur du CRH à partir des années soixante-dix ou en continuant un travail plutôt individuel. À Göttingen, les deux solutions coexistent. Les jeunes chercheurs spécialistes de l’histoire moderne et contemporaine embauchés au début des années soixante-dix collaborent étroitement, d’abord en présentant leurs hypothèses sur la proto-industrialisation puis en développant l’approche théorique et pratique de l’Alltagsgeschichte (histoire du quotidien). Grâce à l’engagement de ses historiens autour de Hans Medick et de Alf Lüdtke, le Max-Planck-Institut für Geschichte de Göttingen devient un centre fédérateur pour les historiens du social rétifs à l’école de Bielefeld et à son courant, dominant, d’histoire politique du social33. Nous trouvons ici un autre exemple d’une stratégie d’innovation qui investit beaucoup dans le développement d’une problématique nouvelle et qui pratique l’expérimentation de procédés méthodologiques. L’engagement de l’Institut de Göttingen en matière d’informatique scientifique, avec le développement du logiciel « Kleio » adapté aux besoins d’une histoire sociale mêlant des approches quantitatives et herméneutiques, est l’aboutissement conséquent d’une telle stratégie. Mais les restrictions budgétaires et la stabilité de l’équipe, qui n’a pratiquement pas subi de changements de personnel

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 95

pendant plus de vingt ans, ont contrecarré un rayonnement plus large et une poursuite continue de cette stratégie d’innovation plus risquée et plus exigeante en temps et en engagement de recherche.

Conclusion

32 Pour résumer cette esquisse comparative, je voudrais souligner quelques traits communs et des différences fondamentales. En ce qui concerne la croissance des institutions, on ne trouve en Allemagne fédérale rien de comparable au Centre de recherches historiques. Le polycentrisme culturel et la constitution fédérale ont barré la route à toute forme de centralisation. Même l’Institut de Munich a dû se contenter de dimensions plus réduites pour son appareil de recherche. Le poids des universités allemandes demeure prépondérant, y compris de nos jours en pleine phase d’expansion de la recherche programmée : malgré les Sonderforschungsbereich qui, financés par la Deutsche Forschungsgemeinschaft, réunissent, pour une période de neuf ou de douze ans en moyenne, une bonne vingtaine de projets autour d’un thème central et prennent une place croissante dans les sciences sociales et en histoire, les universités restent les lieux privilégiés de la recherche. Ces nouvelles formes de recherche coordonnée sont affiliées aux instituts et séminaires d’universités, de sorte qu’aujourd’hui dans les universités allemandes, un nombre croissant d’historiens chercheurs cohabitent avec des chercheurs enseignants de type classique. Quant à l’organisation interne du travail collectif, nous observons un système plus souple que dans les années soixante en Allemagne. Le travail est divisé en parties qui correspondent à des sujets de thèses de 3e cycle allemandes (Dissertation), ou peuvent être traités par un seul auteur dans le cadre d’une monographie.

33 Concernant le statut des chercheurs, nous observons une longue phase intermédiaire en Allemagne fédérale après la promotion de cette figure sociale pendant la dictature nazie et son expansion à partir des années quatre-vingt. En France, qui était en retard sur les tendances allemandes jusqu`aux années quarante, l’après-guerre marque un essor lent mais continu de l’historien chercheur, qui s’accélère dans les années soixante. Le CRH est l’un des premiers lieux où l’on peut en observer les grandeurs et les misères.

NOTES

1. Horst Möller, Udo Wengst (ed.), 50 Jahre Institut für Zeitgeschichte. Eine Bilanz, Munich, Oldenbourg, 1999. 2. Lutz Raphael, « Le Centre de recherches historiques de 1949 à 1975 », Cahiers du Centre de recherches historiques, 10, avril 1993, p. 3-11. 3. Cf. Brigitte Mazon, Aux origines de l’E.H.E.S.S., le rôle du mécénat américain, Paris, Cerf, 1988. 4. Winfried Schulze, Deutsche Geschichtswissenschaft nach 1945. Munich, Oldenbourg, 1989, p. 228 243.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 96

5. Josef Engel, « Die deutschen Universitäten und die Geschichtswissenschaft », Historische Zeitschrift, 189, 1959, p. 223-378. 6. Jean Solchany, Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro (1945-1949), Paris, PUF, 1997. 7. Luise Schorn-Schütte, Karl Lamprecht, Kulturgeschichtsschreibung zwischen Wissenschaft und Politik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984 ; Roger Chickering, Karl Lamprecht, A German Academic Life (1856-1915), New Jersey, Humanities Press, 1993. 8. Pour une excellente mise au point en français, voir Pierre Toubert, « Préface », in Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire agraire française, Paris, Armand Colin, 1988, p. 6-9. 9. Sur des situations analogues en France voir Olivier Dumoulin, « Profession historien, 1919-1939. Un métier en crise ? » Thèse de 3e cycle, Paris, EHESS, 1983. 10. Willi Oberkrome, Volksgeschichte. Methodische Innovation und völkische Ideologisierung in der deutschen Geschichtswissenschaft 1918-1945, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993. 11. Michael Fahlbusch, Wissenschaft im Dienst der nationalsozialistsichen Politik? Die volksdeutschen Forschungsgemeinschaften“ von 1931-1945, Baden-Baden, Nomos, 1999. 12. Jörg Gutberger, Volk, Raum und Sozialstruktur. Sozialstruktur- und Sozialraumforschung im « Dritten Rei » Münster, Lit, 1996. 13. Michael Burleigh, Germany turns Eastwards. A study of Ostforschung in the Third Reich, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; Mechthild Rössler, Wissenschaft und Lebensraum. Geographische Ostforschung im Nationalsozialismus, Hambourg, Berlin u.a., Reimer, 1990 ; la même, in Sabine Schleiermacher (ed.), Der « Generalplan Ost ». Hauptlinien der nationalsozialistischen Planungs- und Vernichtungspolitik, Berlin, Akademie Verlag, 1993. 14. Sur les recherches concernant les régions frontalières entre la France, la Belgique et l’Allemagne : Peter Schöttler, « Von der rheinischen Landesgeschichte zur nazistischen Volksgeschichte oder die ‘unhörbare Stimme des Blutes’ » Winfried Schulze, Otto Gerhard Oexle (eds.), Deutsche Historiker im Nationalsozialismus, Francfort, Fischer, 1999, p. 89-113. 15. Karl Heinz Roth, Intelligenz und Sozialpolitik im « Dritten Reich ». Eine methodisch-historische Studie am Beispiel des Arbeitswissenschaftlichen Institut der Deutschen Arbeitsfront, Munich, Saur, 1993. 16. Voir le débat sur les responsabilités des historiens engagés dans les groupes de recherche de la « Ostforschung » en Europe de l’Est : Winfried Schulze, Otto Gerhard Oexle (eds.), Deutsche Historiker im Nationalsozialismus, op. cit., p. 163-273. 17. Erving Goffman, Asylums. Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, Garden City, NY, Doubleday, 1961. 18. C’était le fameux titre de la contribution très influente de l’historien renommé Friedrich Meinecke à la révision de l’historiographie nationale allemande : Friedrich Meinecke, Die deutsche Katastrophe, Wiesbaden, Brockhaus, 1946. 19. Horst Möller, « Das Institut für Zeitgeschichte und die Entwicklung der Zeitgeschichtsschreibung in Deutschland », in50 Jahre Institut für Zeitgeschichte, op. cit., p.1-68 ; Hellmuth Auerbach, « L’histoire du temps présent à Munich », Bulletin de l’IHTP, 8, 1982, p. 7-11. 20. Hellmuth Auerbach, « Das Institut für Zeitgeschichte und seine Bibliothek », Bibliotheksforum Bayern, 8, 1980, p. 220-232 ; Werner Röder, « Das Archiv des Instituts für Zeitgeschichte », Munich, Jahrbuch der historischen Forschung, 1993, p. 46-53. 21. « Tägliche Arbeitsgemeinschaft in einem Hause », Hermann Heimpel, « Über Organisationsformen historischer Forschung in Deutschland », inBeiträge zur Organisation der historischen Forschung in Deutschland, aus Anlaß des 25jährigen Bestehens d. Histor. Komm. Zu Berlin am 3. Februar 1984, Berlin, de Gruyter, 1984, p. 133. 22. Klaus-Dietmar Henke, « Das Institut für Zeitgeschichte unter der Ägide von Martin Broszat 1972-1989 » , in Klaus-Dietmar Henke, Claudio Natoli (eds.), Mit dem Pathos der Nüchternheit. Martin Broszat, das Institut für Zeitgeschichte und die Erforschung des Nationalsozialismus, Francfort, Campus- Verlag, 1991, p. 39-58.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 97

23. Sa vocation initiale est de réunir des capitaux privés et des versements de l’État afin de financer les laboratoires et leur équipement toujours plus lourd dans les sciences naturelles. 24. Friedrich Christoph Dahlmann, Quellenkunde der deutschen Geschichte : Bibliographie der Quellen und der Literatur zur deutschen Geschichte, édité par le Max-Planck-Institut für Geschichte par Hermann Heimpel et Herbert Geuss, 10e édition, Stuttgart, Hiersemann, 1969ff. 25. Winfried Schulze, Corinne Defrance, Die Gründung des Instituts für europäische Geschichte Mainz, Mayence, von Zabern, 1992. 26. Lutz Raphael, op. cit. p. 38 sq. 27. Pour la grille de classification, voir Karin Knorr-Cetina, The Manufacture of Knowledge, Oxford, Pergamon Press, 1981. Pour le contexte plus large du courant des Annales, voir Lutz Raphael, Die Erben von Bloch und Febvre. « Annales »-Geschichtsschreibung und « nouvelle histoire » in Frankreich 1945-1980, Stuttgart, Klett Cotta, 1994, p. 177-205. 28. Winfried Schulze, op. cit., p. 254-262 ; Werner Conze, « Die Gründung des Arbeitskreises für moderne Sozialgeschichte », Hamburger Jahrbuch für Wirtschafts- und Gesellschaftspolitik, 1979, p. 23-32. 29. Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck (ed.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, 8 vol., Stuttgart, Klett, 1972-1997. 30. Hans Rothfels, « Zeitgeschichte als Aufgabe », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 1, 1953, p. 3-8. Sur l’histoire du concept en Allemagne, voir Hans Günter Hockerts, « Zeitgeschichte in Deutschland. Begriff, Methoden, Themenfelder », Aus Politik und Zeitgeschichte, 29/30, 1993, p. 3-19. 31. Hermann Heimpel, « Über Organisationsformen historischer Forschung in Deutschland », Historische Zeitschrift, 189, 1959, p. 139-222. 32. Martin Broszat, et al. (ed.), Bayern in der NS-Zeit, 6 vol., Munich, Oldenbourg, 1977-1983. 33. Carola Lipp, « Histoire sociale et Alltagsgeschichte », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1995, p. 53-66.

AUTEUR

LUTZ RAPHAEL Université de Trèves

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 98

La montée en puissance du laboratoire

Expériences

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 99

L’institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT) Premier laboratoire d’histoire au Centre National de la Recherche Scientifique

Louis Holtz

1 L’Institut de recherche et d’histoire des textes a largement bénéficié, je me fais un plaisir de le rappeler, de la bienveillance et de l’estime des fondateurs de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Jean Glénisson, qui a dirigé cette équipe du Centre national de recherche scientifique (CNRS) de 1965 à 1985, est un élève de Fernand Braudel, à qui du reste il a succédé dans son enseignement à Sâo Pauolo. Par ailleurs, des membres éminents de l’EHESS ont siégé dans le conseil scientifique de notre Institut, Lucien Febvre du temps de Jeanne Vielliard et, il n’y a pas si longtemps, Jacques Le Goff. Mais les débuts de l’Institut de recherche et d’histoire des textes remontent à l’immédiate avant-guerre.

2 C’est en effet le 7 mai 1937 que fut décidée sa création. Avant de retracer l’histoire de cette création, je voudrais faire deux remarques préliminaires destinées à faire comprendre quel en était l’enjeu scientifique.

3 Et d’abord la dénomination du nouvel Institut. Elle avait fait l’objet d’une longue discussion entre les deux principaux fondateurs, Félix Grat et Jeanne Vielliard, qui hésitaient entre « Institut des textes » et « Institut de recherche et d’histoire des textes » et c’est cette dernière formule, plus précise, qui prévalut : elle n’en était pas moins ambiguë. Il n’y a pas lieu d’ergoter sur ce qu’est ou n’est pas un texte, car même en l’absence d’une définition satisfaisante, ce concept est assez musclé pour être opérationnel, et c’est ce qu’on lui demande, l’essentiel étant non pas de spéculer sur une définition, mais de disposer d’un instrument pour agir. Ce qui, à première vue, manque à la dénomination retenue, c’est une limite dans l’espace et dans le temps : textes écrits à quelle époque, dans quelle zone géographique, sur quels supports ? Mais cette absence même a été voulue, avec l’idée que la démarche, qui en fait concernait de façon concrète et immédiate les textes conçus, rédigés, transmis, dans le monde occidental et ses marges, du temps où l’instrument de fabrication de l’écrit était la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 100

main, pouvait et même devait être étendue à toute sorte de textes, émanant d’autres régions du globe, y compris l’imprimé, à quoi l’on peut ajouter aujourd’hui « l’enregistré » sous forme audio-visuelle et électronique. J’en veux pour preuve l’objectif très large et ambitieux qu’assignait Jeanne Vieillard à l’Institut dont elle avait pris la direction : « le but de cet institut est d’étudier la transmission écrite de la pensée humaine ».

4 Que l’Institut de recherche et d’histoire des textes se soit limité aux textes latins, grecs, hébreux, arabes, sans perdre de vue quelques langues vernaculaires ou voisines des langues principales (copte, syriaque etc.), qu’il ait borné son champ d’action des origines méditerranéennes à l’an 1500 et laissé de côté les documents épigraphiques, cela relève simplement de la division du travail, et l’on pouvait concevoir, sous des formes légèrement différentes, d’autres instituts frères ayant les mêmes objectifs, par exemple, textes de l’Extrême-Orient, période de l’imprimé postérieure à l’an 1500, etc. Bref, la dénomination du nouvel institut ne le clôturait pas derrière de hautes murailles, mais en faisait plutôt une vitrine.

5 Ma deuxième remarque préliminaire, c’est que l’initiative se plaçait dans le courant plus large qui, entre les deux guerres, amena la philologie à approfondir et même à renouveler ses méthodes. Pour des disciplines comme l’histoire de l’Antiquité et du Moyen Âge, la critique textuelle, la connaissance des manuscrits, l’édition des textes, la philologie allemande avait au XIXe siècle donné l’impulsion décisive. Mais dans les domaines littéraire et historique, les renouvellements sont lents et les progrès s’opèrent par sédimentation : dois-je rappeler que certaines grandes collections de textes, comme les Acta Sanctorum ou la Patrologie de Migne, de conception largement antérieure à la philologie germanique du XIXe siècle, sont encore d’un usage courant aujourd’hui faute de mieux, et que la seule amélioration possible, de nos jours, consiste à mettre ces grands recueils sur cédéroms ? Pareillement, l’érudition philologique d’aujourd’hui vit encore largement sur l’apport des grandes entreprises du XIXe siècle telles que la Real-encyclopädie de Pauly-Wissowa, les éditions Teubner, les Monumenta Germaniae Historica et les études fondatrices des grands savants que furent Theodor Mommsen, Ulrich von Wilamowitz et Ludwig Traube.

6 Pourtant, entre les deux guerres un tournant se dessine, beaucoup plus international, en ce sens que Français, Italiens et Anglo-saxons font entendre leur voix et disputent aux Allemands le quasi-monopole qui était le leur jusqu’alors. Ainsi, les Français prennent l’initiative d’une bibliographie annuelle couvrant toutes les disciplines de l’Antiquité, L’Année philologique, créée dans les années vingt par Jules Marouzeau. L’entreprise sonnera le glas de la bibliographie allemande de Bursian, excellente collection mais dont la méthode de regroupement par sujet ne correspondait plus à l’accélération de la recherche. Un peu partout, on sent aussi la nécessité d’accompagner de traductions les éditions critiques et l’on voit apparaître de nouvelles collections, sur le modèle des éditions Budé. De même, des disciplines comme la papyrologie s’organisent et apportent des textes qui renouvellent notre connaissance du monde antique. Mais surtout l’histoire culturelle revendique sa place, avec le concept de « réception » du patrimoine antique et médiéval, qui conduit à porter une attention nouvelle à la transmission de l’héritage du passé. Cette conception permet aux barrières de tomber entre des disciplines qui découvrent tout l’intérêt qu’elles auraient à collaborer.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 101

7 Enfin, parallèlement à la découverte de gisements nouveaux, papyrologiques, archéologiques, on voit se dessiner dès les années trente le besoin de revisiter les sources traditionnelles de nos connaissances, et l’on s’aperçoit combien sont mal exploitées, voire inexploitées, la plus grande partie des sources manuscrites de nos bibliothèques. Des savants comme Pasquali en Italie, Jean Mallon, Robert Marichal, Alphonse Dain en France, Elyas Avery Lowe et Paul Oskar Kristeller aux États-Unis, Bernhard Bischoff en Allemagne inaugurent des méthodes plus strictes et plus critiques en mettant au premier plan ce qu’on appelle encore parfois les disciplines auxiliaires de l’histoire, celles qui permettent de remonter aux sources mêmes de notre savoir. Finalement s’esquisse une vraie révolution méthodologique.

8 Il n’est pas indifférent que la création de l’Institut de recherche et d’histoire des textes, l’une des plus originales contributions françaises à ce grand mouvement, soit venue de l’École des chartes. Depuis sa refondation sous la Monarchie de juillet, c’est cet établissement qui, par l’initiation aux disciplines techniques permettant à la critique de s’exercer sur des bases sûres, enseigne à conserver, mais aussi à interpréter sous tous leurs aspects les documents des dépôts d’archives et des bibliothèques : depuis toujours, l’élève de cette grande école est mis au contact de documents concrets, réels, et apprend en premier lieu à les déchiffrer. Mais la part que prit l’École des chartes dans la fondation de l’Institut de recherche et d’histoire des textes n’émanait pas d’une décision de son directeur ou de son conseil d’administration. Elle résulta de l’initiative, quasiment privée, d’une poignée d’anciens élèves, ou plutôt d’un élève, qui sut s’entourer de la compétence de quelques consœurs. Car cette création est issue de la volonté tenace d’un homme exceptionnel, dont la ville de Laval a célébré en 1998 le centenaire de la naissance, Félix Grat, archiviste paléographe, qui était aussi, en 1937, député de la Mayenne.

9 C’était un homme de caractère. Devançant l’appel de sa classe, il s’était engagé en 1918 et signalé par son courage sur le front, il avait passé avec succès, étant encore sous les drapeaux, sa licence de droit, sa licence de lettres classiques et le concours d’entrée à l’École des chartes. Puis, après avoir soutenu sa thèse des chartes qui portait sur les actes de Louis II le Bègue, Louis III et Carloman, des rois bien oubliés qui se sont succédé sur le trône de France de 877 à 884, Félix Grat, élève de Ferdinand Lot à l’École pratique des hautes études (EPHE), section des sciences historiques et philologiques, avait été nommé, en 1924, membre de l’École française de Rome... C’est durant ce séjour romain qu’il fit la connaissance de Dom Henri Quentin, moine de Solesmes : la vie, comme l’histoire, est faite de rencontres fortuites.

10 Le cardinal Achille Ratti, ancien préfet de la bibliothèque Ambrosienne de Milan puis de la bibliothèque vaticane, devenu en février 1922 le pape Pie XI, avait en effet relancé le projet de Pie X, d’une édition critique de la Vulgate. La réalisation du projet, confiée depuis le début à l’ordre bénédictin, se trouvait entre les mains de Dom Quentin qui travaillait depuis 1908 sur les manuscrits de la Vulgate et avait offert à Pie XI en 1922 un mémoire intitulé Considérations sur l’établissement du texte de la Vulgate. En 1926, il exposait dans son Essai de critique textuelle des vues diamétralement opposées au manifeste publié deux ans plus tard par le médiéviste Joseph Bédier en faveur du choix du « meilleur manuscrit ». Dom Quentin était partisan de commencer le travail d’édition critique par un inventaire exhaustif de tous les manuscrits du texte, persuadé que de nombreuses sources manuscrites, capitales pour l’établissement de celui-ci, étaient restées jusque là inconnues et inexploitées. On sait que la nouvelle édition de la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 102

Vulgate, confiée par Pie XI en 1933 à une communauté de Bénédictins spécialement créée à cette fin, celle de l’abbaye Saint-Jérôme sur la rive droite du Tibre et à laquelle ont appartenu de nombreux religieux français, s’est achevée il y a moins de dix ans. L’amitié entre Dom Quentin et Félix Grat a valeur de symbole : elle relie l’Institut de recherche et d’histoire des textes à la tradition bénédictine de l’érudition représentée au XVIIe et XVIIIe siècle par Dom Mabillon et les Mauristes.

11 Juste retour des choses, ce qui vaut pour la Bible vaut pour n’importe quel texte transmis par manuscrit. Convaincu par les arguments de Dom Quentin, Félix Grat profite de son séjour non loin de la Bibliothèque Vaticane pour appliquer la même méthode aux manuscrits des auteurs classiques latins, en particulier à Tacite. Quelques années plus tard, en 1933, il parcourt à ses frais, appareil photographique en mains, les bibliothèques d’Espagne, où il découvre des manuscrits inconnus de Cicéron, Ovide, Lucain, Stace. Chargé de conférence à l’EPHE, où il étudie les manuscrits des classiques latins, chargé également d’un cours de sciences auxiliaires de l’histoire à la Sorbonne puis d’un cours d’histoire médiévale à Nancy, Félix Grat embrasse d’un même regard philologie et histoire, latin classique et latin médiéval. Aucun universitaire n’avait jusque-là partagé un tel idéal, tant les filières, les carrières, comme les institutions, étaient en France (les choses ont-elles changé aujourd’hui ?) étanches et cloisonnées.

12 Répertorier l’ensemble des manuscrits des auteurs classiques latins est une action de recherche complexe que ne pouvait réaliser un seul homme, fut-il actif comme Félix Grat. Voilà, dans le secteur des sciences humaines, des humanités, comme on disait alors, un genre de programme qui dépassait les institutions existantes, universités ou grandes écoles : autrement dit, il fallait que la recherche systématique que Félix Grat rêvait d’entreprendre fût menée dans un cadre institutionnel nouveau. Sur ce point, il rejoignait l’idéal des chercheurs en sciences exactes auxquels, depuis quelques années et avec divers vocables la Caisse nationale de la recherche, sous les auspices, depuis 1933, du Conseil supérieur de la recherche, assurait un cadre de travail et une carrière fixe.

13 S’il était resté professeur, Félix Grat n’eût sans doute rien obtenu. Cet homme n’avait jamais eu d’engagement politique, jusqu’au jour où les agriculteurs de la Mayenne étaient venus lui proposer de se porter candidat pour les élections d’avril-mai 1936 qui virent la victoire du Front populaire. Élu sous l’étiquette de républicain national, donc à droite sur l’échiquier politique, contre le radical sortant, un autre radical et un candidat communiste, Félix Grat renonce à son enseignement pour se consacrer entièrement à son mandat, mais celui-ci lui fournit l’occasion de réaliser le projet qui lui tenait à cœur depuis les temps de l’École française de Rome. Député très apprécié par ses collègues de tout bord, Félix Grat demande un rendez-vous à l’homme à qui, après un court passage d’Irène Joliot-Curie dans ce poste, Léon Blum avait officiellement confié la destinée de la recherche avec le titre de sous-secrétaire d’État à la recherche scientifique, Jean Perrin, prix Nobel de physique, qui était alors dans les dernières années de sa vie.

14 Perrin préside le 7 mai 1937 une réunion, place de Fontenoy, à laquelle ont été conviés le célèbre romaniste Mario Roques, membre de l’Institut, l’administrateur général de la Bibliothèque nationale, Julien Cain, le directeur de l’École française de Rome, Jérôme Carcopino, l’helléniste Paul Mazon, le romaniste Jean Faral, ainsi que le linguiste Paul Vendryès. On notera les institutions représentées et l’accord qui aboutit à la décision de créer un institut de recherche transdisciplinaire. La Caisse nationale de la recherche

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 103

scientifique accueillait ainsi, pour la première fois de son histoire, un laboratoire relevant du secteur des humanités. C’était là une percée notable, un précédent important pour toutes sortes de disciplines, que cette entrée d’une équipe d’historiens philologues dans le cercle étroit et jalousement gardé de la recherche scientifique. Il est vrai que l’existence d’une section des humanités, parmi les huit sections du Conseil supérieur de la recherche créé en 1933, rendait pour ainsi dire inévitable qu’un jour s’ouvrît aussi un premier laboratoire dans ce secteur. Il est à supposer que Jean Perrin fut sensible à cet argument.

15 Le nouvel institut, placé sous la direction bénévole de Félix Grat et doté d’un budget permettant notamment de recruter du personnel auxiliaire, fut installé auprès du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, dans la salle dite de la Rotonde. Heureuse localisation, facilitée par Julien Cain : elle mettait l’Institut de recherche et d’histoire des textes de plain pied avec le fonds richissime des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et avec les catalogues et instruments de travail dont dispose le département en cause. Plus grande encore était la valeur symbolique de cette localisation : elle scellait la collaboration entre recherche et bibliothécaires qui, avec les archivistes de tous pays, conservaient les documents sur lesquels allait travailler l’Institut de recherche et d’histoire des textes.

16 Pour structurer son institut, Félix Grat s’est, dès le début, tourné vers celle qui avait été sa condisciple à l’École des chartes et à l’École française de Rome, Jeanne Vielliard, alors conservateur aux Archives nationales. Il obtient son détachement sur un poste de maître de recherche et lui donne le titre de secrétaire général du nouvel institut. Jeanne Vielliard était une pionnière : major de sa promotion à l’École des chartes, elle avait été la première femme admise à l’École française de Rome, et, sur les traces de Marie Curie, elle fut la première femme à diriger un laboratoire des sciences de l’Homme lorsqu’elle prit la place de Félix Grat au lendemain de sa mort héroïque. Sa thèse sur le latin des diplômes mérovingiens n’a pas vieilli. Dès 1938, deux autres chartistes rejoindront l’équipe : Marie-Thérèse Boucrel, future épouse du regretté André Vernet, et Élisabeth Pellegrin, qui allait se révéler bientôt un chercheur de grande envergure. Presque dès le début, le socle du nouvel institut était ainsi constitué de chartistes. À la veille de la seconde guerre mondiale, toutes les trois, à tour de rôle, ainsi que d’autres recrues auxiliaires, partent en mission dans les bibliothèques européennes pour repérer, décrire et photographier les manuscrits des auteurs classiques latins.

17 Rapidement, le projet s’était largement étoffé et le programme considérablement enrichi. L’aspect technique et documentaire, à savoir la réalisation de photographies des manuscrits repérés, était inséparable de l’aspect scientifique. En fait, Félix Grat était aux aguets de toutes les innovations technologiques susceptibles de trouver une application dans le domaine des humanités. On visait la confection d’une banque de données documentaire qui serait mise à la disposition de tous les chercheurs du monde : les obstacles juridiques, dont notre époque est hérissée, n’existaient pas et les bibliothèques se montraient moins jalouses de leurs fonds qu’aujourd’hui.

18 Surtout, l’initiative concernant les manuscrits latins pouvait être étendue à toute sorte de manuscrits occidentaux, quel que fût l’alphabet : le champ d’action de l’équipe était en effet délimité et justifié, depuis le début, par l’unicité de l’histoire du livre occidental. Déjà Félix Grat envisageait la création d’une section arabe, d’une section grecque : devenu à la Chambre des députés secrétaire de la commission des affaires

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 104

étrangères, il avait effectué une importante mission diplomatique en Syrie et avait été reçu au patriarcat de Constantinople. Mais en arrière-fond, le travail de préparation de la recherche était colossal. Que l’on songe notamment qu’il n’existait aucune bibliographie générale des auteurs latins postérieurement au VIe siècle de notre ère : c’est Élisabeth Pellegrin qui allait se charger de la constituer. Il fallait dépouiller tous les ouvrages généraux, consulter les éditions existantes, créer des fichiers, repérer les textes anonymes. Il n’y avait à l’époque ni carte perforée, ni bien sûr informatique, et l’instrument de base était la fiche cartonnée, manuscrite ou dactylographiée. Il en a été confectionné des dizaines de milliers, qui ont rempli des centaines de tiroirs.

19 Nous avons conservé les lettres autographes de Félix Grat donnant, avec son enthousiasme coutumier, des instructions précises, minutieuses même, pour l’organisation du travail, en homme qui avait longtemps couvé et mûri le projet. Déjà la salle mise à la disposition des chercheurs à la Bibliothèque nationale ne suffisait pas. Nous savons que dès l’été 1939, donc avant même le repli de l’Institut aux Archives Départementales de Laval, un accord avait été passé entre Félix Grat et la direction des Archives nationales, pour l’installation dans les locaux des Archives de la jeune équipe, trop à l’étroit rue de Richelieu. Mais la guerre était là, et il fallut, dès la fin du mois d’août 1939, partir pour Laval. Ce n’était qu’une solution provisoire, la place de cet institut ne pouvant être qu’à Paris. Auparavant déjà, après le départ en flèche de 1937, les difficultés avaient commencé : depuis la chute du ministère Blum et donc de Jean Perrin, les crédits se faisaient rares et le député-directeur devait multiplier les démarches et les lettres pour faire respecter les promesses de l’administration. Le combat continu pour les budgets avait commencé…

20 À la déclaration de guerre, Félix Grat qui était, par son statut de député, dispensé de toute obligation militaire, s’engage pour servir dans un corps franc, autrement dit, la partie commando d’un régiment. Ce n’est donc pas lui mais Jeanne Vielliard qui dirige en fait l’institut lorsque, le 19 octobre 1939, le CNRS est créé, absorbant tout ce qui relevait auparavant de la Caisse nationale de la recherche : j’étais en culottes courtes, mais je me rappelle très précisément avoir entendu la nouvelle à la radio.

21 Hélas, la destinée du capitaine Félix Grat est tragique : il meurt au champ d’honneur le 13 mai 1940 au soir, alors qu’à la tête de ses hommes il tentait de reprendre aux Allemands la hauteur du Hetschenberg, dans les Ardennes, contre-offensive dérisoire face à l’armée allemande mécanisée. Félix Grat était conscient de la faiblesse de l’armée française. Il était allé le dire personnellement à Daladier à qui il avait demandé audience. Encore moins d’un mois avant sa mort, le 19 avril, sous le ministère Reynaud, lors d’un comité secret de la Défense nationale, il était intervenu pathétiquement pour dénoncer le manque de moyens dont souffrait l’armée française, sans dotation, sans munitions, sans véhicules, et ne disposant que d’un armement vieillot. Nous avons conservé de sa main le canevas de cette intervention... Mais déjà il était trop tard.

22 Comme on le voit, l’Institut de recherche et d’histoire des textes a son histoire à lui, mais qui émarge aussi bien à la grande histoire qu’à l’histoire des sciences et du CNRS. Ces années héroïques marquent la destinée de l’équipe, soucieuse de rester fidèle non seulement à l’orientation scientifique que lui a donnée son fondateur, mais aussi à son dynamisme. Cet idéal n’a jamais été remis en cause depuis ce temps déjà lointain.

23 Ce n’est pas le lieu de retracer ici, une à une, les diverses étapes de la vie de cette équipe, d’évoquer l’audience internationale qu’elle s’est acquise, d’évoquer ses nombreuses publications ni de dresser le bilan de son action. Je voudrais pourtant,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 105

ayant relaté les circonstances de la fondation de l’IRHT, m’arrêter un instant sur trois de ses caractéristiques.

24 Au premier plan, je mettrai la durée. L’Institut de recherche et d’histoire des textes a récemment eu le bonheur lui aussi de célébrer le cinquantième anniversaire de sa fondation. La petite équipe de cinq ou six titulaires des années 1937-1940 a grandi jusqu’à dépasser la centaine de membres, ingénieurs comme chercheurs, et s’est diversifiée en sections linguistiques et en sections thématiques, selon le plan établi par son fondateur. Il y a un corollaire à la durée : c’est le fait que le développement de l’équipe a été progressif, embrassant peu à peu tous les aspects du manuscrit.

25 Une seconde caractéristique me semble être le partage rationnel du travail entre, d’une part des sections de recherche complémentaires (histoire des textes mais aussi histoire du support du texte, histoire des modes de transmission directe, indirecte, par traduction…) et, d’autre part des services techniques qui mettent leur point d’honneur à être à la pointe, jadis pour la photographie, aujourd’hui pour la numérisation et les technologies de la communication.

26 Enfin, il faut souligner aussi le type d’organigramme qui a prévalu et qui garantit l’efficacité de la recherche dans cet institut : une direction forte, unique pour l’ensemble des lieux où se déroule l’activité, gérant, en relation avec les délégations régionales du CNRS, le budget, les missions et tous les dossiers administratifs, donnant l’impulsion, mais étant à l’écoute des diverses équipes et de leurs responsables, dans un dialogue permanent (un conseil de laboratoire a fonctionné dans cet institut bien avant que la direction du CNRS n’en fît une obligation). De 1937 à 1997, seuls quatre directeurs se sont succédé à la tête de l’équipe, et ont travaillé dans le même esprit.

27 En guise de conclusion, permettez-moi de suggérer en quoi, selon moi, l’Institut de recherche et d’histoire des textes est depuis sa création un institut d’histoire. Ce n’est pas seulement parce que son fondateur était un historien, ni non plus parce que l’existence, au sein de l’Institut, d’une section de diplomatique l’oriente, pour une part, vers l’étude de documents qui n’ont rien de littéraire. Ce n’est pas seulement parce qu’en vertu même de sa dénomination, cet institut se doit de recueillir les éléments propres à retracer l’histoire de la transmission des textes les plus divers, et par là de reconstituer bribe à bribe l’histoire culturelle des époques que le texte a traversées et influencées.

28 Non, ce qui fonde véritablement la vocation historique de l’Institut de recherche et d’histoire des textes, c’est le fait, comme l’écrivait Henri-Irénée Marrou, que, « si l’histoire ne se fait pas uniquement avec des textes, elle se fait surtout avec des textes, dont rien ne peut remplacer la précision ». Or, l’Institut de recherche et d’histoire des textes, pour la période et dans la zone géographique de son ressort, prend les textes à leur source, en amont de toute édition, ou même pour les inédits si nombreux, avant toute édition. Du reste, comme l’écrit le regretté Robert Marichal : Un historien scrupuleux ne doit se fier sans enquête préalable à aucune édition. Prendre les textes à leur source, cela veut dire en recenser les témoins, les dater, les localiser, évaluer l’importance de chacun, leur donner leur place dans une série, bref mettre ces sources à la disposition de la recherche, dans une remise en cause virtuelle des connaissances acquises et en tenant compte du fait que nous ne sommes jamais sûrs à cent pour cent d’avoir sous les yeux, pour un texte transmis par voie de copie successive, ce qu’a exactement écrit l’auteur. Des préceptes qui valent non seulement pour les textes historiques, mais pour n’importe quel genre de textes, juridiques, littéraires, scientifiques, théologiques, liturgiques, etc.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 106

29 Bref pour tous les textes sur lesquels l’historien peut s’appuyer pour écrire l’histoire.

30 Dans un des domaines essentiels des sources de l’histoire des mondes méditerranéen et européen, l’Institut de recherche et d’histoire des textes est donc, au service de la connaissance, comme un temple de l’érudition, une notion parfois très injustement décriée, parfois même oubliée, mais parfois aussi brillamment retrouvée. L’érudition est tout le contraire de l’enfermement individuel dans un champ étroit de la recherche, elle requiert la maîtrise d’un faisceau de méthodes et de techniques complémentaires, l’éveil à l’émergence de nouveaux instruments de recherche, le don de la communication et de la collaboration, un esprit critique développé, et surtout beaucoup de recul par rapport à l’objet historique, le sens de la remise en cause, le refus des modes, l’indépendance d’esprit. Ces valeurs sont toujours celles qu’essaie de mettre en pratique le plus ancien institut de sciences humaines du CNRS.

AUTEUR

LOUIS HOLTZ CNRS/IRHT

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 107

Cinquante ans d’histoire au Centre de Recherches Historiques

Marie-Laurence Netter et Christiane Klapisch-Zuber

1 Faire l’histoire de l’institution à laquelle on appartient expose à plusieurs risques. Celui d’abord de ne voir qu’elle et de la traiter comme un monde en soi. Or, en dépit de sa spécificité et de son environnement propre, le Centre de Recherches Historiques (CRH) ne s’est jamais considéré comme un isolat devant défendre sans concessions son indépendance par rapport à l’Université et à la Recherche françaises. Avec celles-ci il a bougé, leurs mutations ont été aussi les siennes, il a partagé les courants de pensée et de méthode qui ont plus largement irrigué le monde intellectuel et académique. Longtemps la VIe Section de l’École pratique des hautes études (EPHE) n’a décerné d’autre diplôme que le sien propre et elle a défendu l’indépendance de son recrutement par rapport aux règles universitaires1 ; mais pour bénéficier des retombées de la démocratisation de l’enseignement supérieur, élargir son audience étudiante et renforcer son potentiel de recherche, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), fondée dans la foulée de 1968, s’est prêtée à certains alignements - et le CRH avec elle a joué le jeu de l’association et de la collaboration avec d’autres institutions. On ne saurait donc traiter l’histoire de ce laboratoire d’historiens en l’extrayant du contexte des politiques scientifiques, des réformes et des orientations intellectuelles qui ont plus généralement remodelé le paysage français dans les trente dernières années. Les observations ou les réflexions qui seront ici exposées sont à l’évidence loin de répondre à cette exigence : on y verra les simples prolégomènes d’une enquête sur l’histoire d’un centre de recherche qui ne voudrait pas oublier qu’elle traite d’un organisme vivant en constant échange avec son milieu.

2 Faire l’histoire de soi n’est pas non plus tâche aisée ; c’est là que réside le second risque encouru par un retour sur son histoire proche. La majorité des acteurs de cette histoire-là sont vivants. Or l’histoire immédiate doit élaborer ses règles déontologiques, si l’on veut en faire le formidable instrument de réflexion qu’elle peut être pour une communauté curieuse de son passé propre comme pour toute génération scrutant anxieusement sa part d’ombre entre naissance et adolescence. Ainsi, nous avons pris le risque de confronter une approche systématique, quoique lacunaire, fondée sur l’étude

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 108

des archives du Centre au souvenir global, quoique personnel, qu’ont gardé de son histoire ceux qui l’ont faite.

3 L’histoire du CRH par des membres du CRH a donc été abordée avec l’ambition de révéler comment ont évolué, en cinquante ans, le métier d’historien et le travail collectif en histoire, qui était le but même de la création du CRH en 1949. Notre recherche sur la place du travail collectif au CRH dans les cinquante années de son existence dégagea rapidement comme point focal de sa problématique le statut de l’enquête et sa rhétorique. Elle se proposa de dégager les effets coagulateursdu travail collectifsur les pratiques de recherche, les lignes de ruptures, plus ou moins masquées par les discours, que l’enquête a introduites dans la cohésion apparente d’une communauté et d’une stratégie scientifiques. En corollaire à ces questionnements, on s’avisa vite qu’il fallait considérer la manière dont au fil des ans, de l’évolution des règles de gestion et de la culture universitaire, s’étaient constituées les équipes qui participèrent à ces enquêtes. L’excellent travail de Lutz Raphael publié en 1993 ouvrait de nombreuses pistes, mais il demandait à être prolongé au-delà de 1975 ; il fallait aussi le compléter, notamment dans le domaine de la pratique des enquêtes et de l’engagement personnel des individus2. Dès le début de cette réflexion générale, un petit groupe de chercheuses se soucia, en outre, d’introduire la dimension de la différence des sexes. N’oublions pas, en effet, que le gros de la « main-d’œuvre » employée dans les enquêtes des années soixante, quatre-vingt, a été constitué par des femmes : on se proposa donc aussi d’interroger cette féminité des « laborantines » de notre laboratoire pour mieux évaluer non seulement l’impact des méthodes collectives de travail sur la forme des produits scientifiques qui en sont résultés - c’est-à-dire sur l’identité scientifique du CRH -, mais leur influence sur le devenir, dans le Centre ou au dehors, des chercheurs et des chercheuses qui en furent parties prenantes.

4 Pour suivre les transformations du corps global de ces praticiens de la recherche qu’ont été les membres du CRH depuis sa création, pour repérer les disparités introduites dans la poursuite des objectifs de carrière individuels, tout autant que dans la formation d’une identité collective non seulement par l’appartenance à une génération, à une institution (EHESS, CNRS) et à un corps donné (enseignants, chercheurs, techniciens), mais aussi par le sexe, il fallait disposer de données précises. À notre stupeur, nous nous sommes aperçusque les historiens ne sont pas les meilleurs gardiens de leur propre passé et que nous étions acculés à tirer parti de fonds incomplets ou dispersés3.

5 Les débuts du Centre sont fort mal éclairés par ce qui nous est parvenu. Jusqu’au début des années soixante-dix, les rapports d’activités sont inexistants, lacunaires ou lapidaires ; les comptes rendus d’enquêtes passent longtemps sous silence les noms et les activités de ceux qui y participent, à l’exception des directeurs d’études.Du point de vue des personnels observés, des catégories entières, notamment les membres du CNRS affectés au Centre, échappent aux investigations, et le compte rendu de leurs activités est adressé à une autre institution que l’École. S’ajoute à ces difficultés liées aux affiliations institutionnelles le fait que le Centre a toujours comporté un « noyau dur » constitué, en proportions variables selon l’époque, d’enseignants, de chercheurs et de techniciens ; les catégories concernées ont varié au fil du temps, mais la stabilité de leurs membres les ont caractérisées ; autour de ces « permanents », des flux difficiles à appréhender ont brassé des hôtes beaucoup plus mobiles. La trace de nombre de ces hôtes transitoires du CRH se perd rapidement, alors que d’autres, à qualification égale, finissent par trouver au Centre une place statutaire. Les entrées et sorties des

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 109

vacataires, en particulier, obéissent à des lois obscures, mais aussi à des critères de qualification qui gouvernent le monde de l’Université et de la recherche bien au delà du CRH tout en faisant sentir leurs effets dans ses murs : que l’on songe seulement aux réformes qui, en trente ans, ont affecté le régime et la forme des thèses et des habilitations et aux profondes modifications qu’elles ont introduites dans les définitions des fonctions et dans les recrutements. Ajoutons encore que nos archives ne signalent pas toujours clairement les départs à la retraite.

6 Coincée entre les lois sur la protection de l’individu qui interdisent l’accès aux dossiers personnels et les aléas des rapports collectifs, la mémoire administrative du Centre est donc un vêtement plein de trous. Pour tenter d’y remédier, nous nous sommes résolus à lancer un questionnaire additionnel qui n’a encore touché qu’une partie de la communauté, une partie de la période, une partie des questions ; des entretiens qui ne furent pas non plus exhaustifs furent également réalisés pour recueillir le souvenir gardé par chacun de son insertion dans le travail collectif4.Mais l’historien n’est-il pas habitué à traiter des matériaux incomplets ou hétéroclites ? Et le tableau des travailleurs des enquêtes qui s’est peu à peu dessiné n’est probablement ni plus ni moins irréel que celui qu’on peut faire des conscrits du XIXe siècle, ou des collèges jésuites du XVIIe, ou des familles toscanes du XVe. À la différence, et elle est de taille, que nos objets d’étude sont nos contemporains et nos collègues ...

Naissance et vie du Centre de Recherches Historiques

7 Le CRH est né d’un projet ambitieux : créer un lieu de recherche pour une « nouvelle histoire », une histoire « en pointe » telle que l’avaient rêvée les fondateurs des Annales. Il est resté le lieu d’une grande ambition, de grandes ambitions plutôt, car, pour rendre compte de la multiplicité des champs historiques et du nombre de personnes impliquées, il faut sans doute mettre aujourd’hui ce terme au pluriel.

8 L’histoire du CRH peut se résumer en deux grandes périodes qu’il est facile d’identifier tant elles s’opposent et par les directions qui ont guidé les destinées du Centre et par la forme des recherches qui y ont été conduites.

Un laboratoire sous influence : Fernand Braudel et le CRH 1949-1966

9 Créé en 1949 au sein de la VIe Section de l’École pratique des hautes études, le CRH est alors une très petite structure, d’abord localisée à la Sorbonne puis rapidement installée au 54 rue de Varenne avec une grande partie de la VIe Section. Et c’est ensemble qu’en 1970 la VIe Section et le CRH emménageront au boulevard Raspail, sans que soit réglée pour autant la question de la pénurie des locaux, ce mal endémique vécu par l’ensemble des chercheurs comme un frein à l’existence d’une véritable communauté scientifique.

10 Le CRH se composait, en 1949, d’un directeur, Fernand Braudel, d’un secrétaire général Vital Chomel, et de deux secrétaires dactylographes. Alors même que les effectifs s’étaient, on le verra, considérablement accrus, cette organisation administrative minimale resta la même jusqu’en 1966, date à laquelle le Centre devint laboratoire associé au CNRS et adopta des statuts plus complexes. En 1949, le CRH fonctionnait avec

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 110

deux chercheurs rétribués par le CNRS et quelques doctorants, tous fidèles des Annales, tous disciples de Braudel. Autour de lui, ils travaillaient à décrire la conjoncture économique des XVIe et XVIIe siècles en Europe et plus particulièrement en France et en Espagne. Cette orientation de la recherche devait rester la même pendant plus de dix ans, jusqu’au début des années soixante ; il s’agissait non pas de travail collectif à proprement parler, mais d’un centre d’intérêt commun qui fédérait les activités des chercheurs jusque dans le travail éminemment individuel qu’était la rédaction d’une thèse.

11 Le Centre grandit très vite : en 1952 il comptait vingt-trois personnes dont deux directeurs d’études ; la forte personnalité de Braudel et sa conception d’une recherche centrée sur un même vaste objet continuaient toutefois de s’imposer à cet environnement élargi. De fait, le CRH ne menait pas de véritables enquêtes dans ses premières années, il animait plutôt une politique de répartition des crédits entre les chercheurs français ou étrangers qui travaillaient sur l’histoire des prix et du commerce européen. Après quelques années, ces chercheurs retournaient dans leur pays ou s’intégraient dans l’Université française où, à leur tour, ils faisaient connaître l’histoire sérielle et les problématiques du temps long. Dans les premiers temps, l’ambition de Braudel fut à n’en pas douter de renforcer le CRH, sans nécessairement lui rattacher les chercheurs qui s’y étaient formés et qui travaillaient avec lui.

12 À côté de cette activité de recherche, parfaitement reconnaissable comme une émanation du CRH, mais peu structurée en son sein, le Centre a d’abord fait office de maison d’édition, selon les souhaits de Fernand Braudel qui voyait dans la publication de sources, de documents et d’ouvrages scientifiques l’activité primordiale de la recherche collective définie, ainsi que le rappelait Didier Ozanam en 1957, par « des travaux d’intérêt général, difficilement réalisables sur le plan individuel »5. À la même époque, cependant, le même Ozanam s’inquiétait de voir l’identité du Centre disparaître derrière cette activité éditoriale qu’il jugeait trop importante (une dizaine de livres bon an mal an, qui absorbaient les énergies d’une grande partie du personnel).

13 Fernand Braudel ne se laissa pas convaincre. Ce fut l’augmentation continue des effectifs qui allait inaugurer de facto une nouvelle politique de recherche au CRH, lequel n’en continua pas moins de publier des « outils » pour la recherche. L’arrivée de quelques directeurs d’études (cinq en 1962) et d’un fort contingent de chefs de travaux (ils passent de deux à seize entre 1957 et 1962), puis le recrutement massif de vacataires (de quatorze à trente-cinq entre 1962 et 1965) permirent de lancer des enquêtes ambitieuses telles que Villages désertés, Les Pèlerinages dans l’Europe moderne ou Livre et Société dans la France du XVIIIe siècle. Certes, ces nouvelles enquêtes s’inscrivaient dans la ligne des préoccupations de Braudel qui, au-delà de l’histoire des prix et des échanges, souhaitait ouvrir la recherche à l’histoire de la vie matérielle et culturelle, mais, sous l’impulsion d’Emmanuel Le Roy Ladurie, en particulier, elles débouchèrent plus largement encore sur l’histoire des mentalités et sur l’anthropologie historique.

14 Nouvelles recherches, nouvelles équipes : ce fut le début des grosses enquêtes collectives qui témoignaient d’une profonde réorganisation du CRH où la recherche multidimensionnelle et souvent « interdisciplinaire » devint la priorité. Cette évolution interne fut sanctionnée en 1966 par le changement de statut du Centre.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 111

Un laboratoire d’histoire : le CRH de 1966 à nos jours

15 Les archives n’ont pas conservé l’exposé des motifs justifiant une collaboration plus étroite entre le CNRS et le CRH ; mais l’intérêt des deux parties à unir leurs forces semble a posteriori évident.

16 L’association avec le CNRS se fit, dans un premier temps, à titre expérimental, mais le cadre en fut fixé pour longtemps. La convention était conclue pour quatre ans renouvelables : le CNRS devait fournir des postes de techniciens, des crédits d’équipement, de fonctionnement, de vacations et de missions. Le directeur du nouveau laboratoire s’engageait à faire un rapport d’activité au directeur général du CNRS. C’est donc à partir de cette date que l’on voit travailler au Centre du personnel explicitement CNRS... et que des rapports d’activité sont régulièrement rédigés !

17 Dès 1949 le CRH était en partie financé par le CNRS et jouait même, on l’a dit, le rôle d’intermédiaire dans la distribution des crédits de recherche. Le CNRS, toutefois, n’imposait ni fonctionnement particulier, ni contrôle des orientations et des résultats de recherche. À dater du 1er janvier 1966, rien ne se fit brutalement pour le nouveau laboratoire associé, mais diverses instances de contrôle furent mises en place. Enfin, le 1er janvier 1979, le CRH laboratoire associé (L. A. 93), et le Laboratoire de démographie historique (LDH, LA 187) se réunirent pour faire place à un Centre de recherches historiques, laboratoire mixte EHESS/CNRS (aujourd’hui Unité mixte de recherche UMR 19) et les liens administratifs et formels avec le CNRS se resserrèrent encore6. Ces rapprochements étaient évidemment souhaités par le CNRS qui étendait ainsi son emprise sur les recherches, mais ils étaient tout aussi indispensables au Centre qui ne pouvait rester à l’écart des circuits traditionnels de la recherche – CNRS et Université – sous peine de s’isoler : le pari consistait évidemment à se rapprocher de l’un et de l’autre sans rien perdre de son identité, ce qui explique l’importance de la discussion des statuts souvent remis en chantier jusqu’à la fin des années quatre-vingt. On notera, en outre, que le droit de délivrer des doctorats, et non plus seulement l’ancien diplôme de l’École – une avancée importante réalisée en 1975 lors de la transformation de la VIe Section de l’École pratique des hautes études en École des hautes études en sciences sociales, grand établissement voué à la recherche et à l’enseignement de la recherche, fortement dérogatoire par rapport aux Universités – ne resta pas sans effets sur la vie du Centre, poussé à associer les doctorants aux équipes de recherche en place. Mais de ce point de vue, il faut aussi noter que le statut de « laboratoire mixte », puis d’« unité mixte de recherche » CNRS/EHESS, ne s’adresse qu’aux questions liées à la gestion et aux orientations de la recherche et que, jusqu’à aujourd’hui, sont restés hors du contrôle du CNRS les problèmes de l’articulation entre recherche et enseignement, ou entre enseignants et enseignés.

18 À regarder de près les statuts de ce laboratoire mixte, qui sont fort proches de ceux des laboratoires propres du CNRS, on s’aperçoit que l’organisation administrative du CRH n’a pas fondamentalement changé depuis la fin des années soixante, même si le Comité de gestion est devenu Conseil de laboratoire en 1975 et le Comité de direction, Comité scientifique au début des années quatre-vingt, tandis que le nombre des membres de ces différentes instances évoluait en fonction des effectifs croissants du Centre. L’unification des structures de la recherche a sans doute facilité le partenariat avec d’autres centres ou instituts de recherche au CNRS et dans les universités. Et le CRH joue un rôle actif en ce domaine. Nous n’avons pas la place d’aborder ici les relations

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 112

multiples qu’il entretient avec d’autres institutions universitaires, ni celles, tout aussi importantes, qu’il a avec les universités étrangères ; citons pour mémoire, parce que les liens sont très anciens : l’Espagne, l’Italie, les États-Unis, les pays de l’Est et notamment la Pologne. Fernand Braudel avait, dès l’origine, donné une dimension internationale aux relations extérieures du Centre ; ses successeurs l’ont encore étendue, à l’Amérique du Sud tout naturellement, en raison de ses liens avec la péninsule ibérique, et à l’Asie plus récemment.

Les grandes tendances de la recherche et les enquêtes

19 On l’a vu, les grosses enquêtes pensées et dirigées par au moins un chercheur et mobilisant plusieurs personnes n’entraient pas dans la vocation originelle du Centre. Les conditions matérielles n’étaient guère réunies à l’époque et l’orientation donnée par Fernand Braudel n’allait pas dans ce sens, qui est aussi celui d’une certaine autonomie des chercheurs. Si l’on considère maintenant la quarantaine d’années qui ont suivi l’époque de Braudel, on peut dire, au risque de schématiser, que l’explosion du nombre des enquêtes portant sur des domaines, des territoires et des époques différents n’a pas vraiment récusé sa préoccupation de constituer des « outils pour la recherche ». À côté des nouvelles enquêtes qui mobilisent un nombre limité de personnes pour un temps et sur un sujet limités, des recherches longues, de durée indéterminée, ont continué à voir le jour. Des groupes se sont stabilisés, et parfois même autonomisés, au sein du CRH.

« Outils pour la recherche » : une tradition au CRH

20 Aujourd’hui comme naguère, il existe en effet au CRH des pôles de recherche qui regroupent souvent plusieurs enquêtes et donnent lieu à des publications de longue haleine ouà des banques de données, les unes et les autres étant autant d’« outils pour la recherche ». Or si, dans les rapports d’activité du CRH, le terme est apparu récemment pour qualifier un pan de ses recherches, il renvoie à une réalité plus ancienne et prolonge les efforts de recherche collective des années cinquante.

21 Alors même que l’injonction « Il faut qu’une enquête soit ouverte ou fermée », entretenue par les directives du CNRS, revient comme un leitmotiv dans les rapports du CRH, la durée des enquêtes productrices d’« outils » est preuve de leur succès plutôt que de leur difficulté à aboutir. La fermeture d’une enquête à une date déterminée dépend d’abord de l’objet de la recherche et des approches qu’il appelle. Prenons l’exemple du Dictionnaire des paroisses et communes de France. L’enquête qui a débuté en 1973 au Laboratoire de démographie historique (LDH) est loin d’être close : elle entend couvrir l’intégralité du territoire français et se trouve à mi-chemin, puisqu’il lui reste à décrire une quarantaine de départements. Le travail de préparation est long et pour partie répétitif, et il est naturel qu’il ne mobilise pas à plein temps les chercheurs. Peut- être faudra-t-il au total cinquante ans pour que cette gigantesque entreprise soit menée à son terme... Mais le CRH n’est-il pas précisément l’un de ces lieux où peut se concevoir et s’exécuter ce type de recherche, inaccessible à l’initiative individuelle ?

22 D’autres enquêtes débouchent sur la constitution de si vastes corpus que les responsables peuvent décider de créer une base de données et de la mettre

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 113

éventuellement à la disposition de chercheurs étrangers à leur équipe, pour n’en exploiter eux-mêmes qu’une partie et continuer à l’enrichir au fil des ans. On citera sous ce chapitre les Grands notables du premier Empire, commencée en 1978, le Catasto florentin de 1427 (1966-1978), les Archives militaires du recrutement au XIX e, ou encore la Statistique générale de la France qui a ouvert la voie à beaucoup d’autres enquêtes, bien qu’elle n’ait pas donné lieu elle-même à publication particulière, les Images médiévales (1983), l’Atlas de la Révolution française, l’Iconothèque russe et soviétique (1985), la Statistique spatiale pour les historiens (1995). Cette courte liste, qui n’est pas exhaustive, loin s’en faut, montre que ce type d’enquêtes n’est pas l’apanage d’une époque révolue : il s’en crée encore aujourd’hui.

Des groupes plus durables : une exception au Centre

23 Depuis Didier Ozanam et Ruggiero Romano, les directeurs du CRH se sont opposés à la formation de groupes permanents qui risquaient de détruire l’identité culturelle et fédératrice du Centre ; pourtant, il y a longtemps qu’ils ont admis leur nécessité pour les archéologues, travaillant sur des sites éloignés et gèrant des crédits particuliers. Le Bureau d’étude des méthodes archéologiques (BEMA), fondé par Paul Courbin en 1971, mena pendant une quinzaine d’années des fouilles à Ras el-Bassit, en Syrie. En tant qu’enquête du Centre, les Relations entre le Proche-Orient et l’Égée permirent de publier les résultats de ces fouilles et donnèrent lieu à une série d’articles et d’ouvrages et à la création d’une banque de données informatisées. Le BEMA fut dissout, et l’enquête close, à la retraite de Paul Courbin. Mais il reste un bon exemple de cette forme intermédiaire entre l’enquête longue et le groupe permanent.

24 Trois équipes permanentes aujourd’hui présentes au CRH ne se sont pas constituées autour d’un unique objet de recherche, mais sont « formées de chercheurs qui travaillent durablement dans un même champ de recherches requérant des procédures, des techniques spécifiques »7. De fait, le Groupe d’archéologie médiévale (fondé en 1970 par Jean-Marie Pesez) et le Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval constitué autour de Jacques Le Goff en 1980 ont une identité propre liée à la période qui fait l’objet de leurs recherches et aux méthodes spécifiques qu’elle implique ; les deux groupes travaillent à plusieurs enquêtes de plus ou moins longue durée. Le cas du Laboratoire de démographie historique est encore différent. Groupe (ou Centre) de démographie historique fondé par Jacques Dupâquier en 1967, il entra comme tel à l’EPHE quand ce dernier y fut élu maître-assistant en 1968 ; il fut alors de façon très informelle rattaché au CRH jusqu’à ce que, en 1972, le CNRS l’agrée comme laboratoire associé, placé sous la tutelle de la VIe Section. Ce n’est qu’en 1979 que le LDH fut réuni au CRH pour constituer avec lui le laboratoire mixte que nous avons évoqué et au sein duquel il devait garder la « large autonomie » d’un « département ».

Chronologie des enquêtes

25 À l’origine de cette continuité que ne peuvent masquer les ruptures, on trouve le formidable accroissement en personnel dont a bénéficié le CRH à partir des années soixante et la révolution technologique que l’ordinateur a introduite dans les mêmes années. Sur le plan de l’extension des domaines de la recherche, le rapport d’activité

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 114

1969-1970 exprime clairement comment le fait d’avoir privilégié le « temps long » en histoire a amené les chercheurs à considérablement élargir le champ de leurs travaux.

26 Dans la définition des domaines privilégiés de l’enquête historique, il s’est produit une sorte de déplacement de la curiosité scientifique. En passant de l’étude des événements politiques à celle des grands trends économiques, l’histoire a mis l’accent sur le « temps long », sur les analyses séculaires ou pluriséculaires de la production des hommes et des richesses, sur l’examen des grands équilibres sociologiques ou culturels. Elle a été amenée parallèlement à procéder par emprunts multiples à toutes les disciplines des sciences humaines, de la démographie à la linguistique, de l’économie à la sociologie. L’historiographie française, de plus en plus consciente de l’indétermination infinie de son objet propre, le temps, s’est enrichie d’emprunts multiples à des disciplines plus spécifiquement constituées8.

27 Et le rapport de poursuivre en soulignant que cette histoire sérielle et pluridisciplinaire est aujourd’hui possible grâce au travail d’équipe et à la révolution informatique. Le XIXe siècle, si riche en statistiques de toutes sortes, devient à cette époque un des terrains de chasse privilégiés des chercheurs ; ils y trouvent matière à des études de sociologie historique qu’il leur eût été difficile de mener à bien auparavant. Les archives militaires, particulièrement riches, permettent à la fois de connaître l’origine sociale des conscrits et leur état de santé ou leur niveau d’instruction. C’est alors que sont conçues l’enquête sur L’Alphabétisation et la scolarisation des Français aux XVIIIe et XIXe siècles et les enquêtes sur la santé publique (Maladie et morbidité en France, fin XVIIIe - XIXe siècles) et, par extension, sur Les Archives de l’Académie de médecine à la fin du XVIIIe siècle. Une nouvelle histoire anthropologique et culturelle voit le jour dans les années soixante et soixante-dix, sans limite de temps ni d’espace. Après les Villages désertés, on s’intéresse tout naturellement au bâtiment de l’époque pré-industrielle, aux loyers et aux revenus du bâtiment, puis aux revenus agricoles, à l’industrialisation de la France, aux outils, aux techniques. Du côté des médiévistes, qui constituent un petit groupe très stable, de grandes enquêtes sur les Images médiévales, les Exempla et les Systèmes d’expression des gestes au Moyen Âge sont alors lancées. Nous n’aurons garde d’oublier l’enquête sur la Démographie historique de la France lancée par Louis Henry à la fin des années soixante, qui trouve avec Jacques Dupâquier un appui au CRH et y introduit en force les méthodes de reconstitution des familles.

28 Aujourd’hui où les objets de recherche ont évidemment changé, ces orientations fondamentales – démographique, économique et culturelle – restent présentes, mais le Centre s’est enrichi de dimensions supplémentaires. Dimension spatiale avec des enquêtes mettant en relation histoire et espace (Espace et territoire dans les sciences sociales, 1760-1930 ; Architecture et métal en France au XXesiècle) ; dimension du politique, si longtemps mal considéré, qui a repris une place de choix avec des enquêtes sur l’État et les institutions et sur l’histoire culturelle du politique dans le monde contemporain (Les mises en scène du pouvoir, XVe-XVIIesiècle, etc.) ; dimension religieuse, enfin, avec l’Histoire comparée du vœu, ou les Phénomènes de conversion et les missions religieuses ibériques XVIe-1 siècles).

29 Cette évolution des problématiques de recherche au CRH est concomitante de l’évolution déjà mentionnée des structures et, plus encore, du personnel qui a fortement augmenté et dont les statuts ont été profondément modifiés au niveau national et local. Nous examinerons donc maintenant comment ces enquêtes se sont

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 115

mises en place, avec qui et comment elles ont fonctionné, combien de personnes y ont participé et selon quels rapports hiérarchiques.

30 Le nombre des enquêtes, d’abord : il a considérablement évolué. Elles n’étaient qu’une dizaine dans les années soixante, mais vingt-huit en 1971-1972, et quarante-quatre en 1974-1978, cinquante-neuf les deux années suivantes, pour se stabiliser ensuite autour de la quarantaine. Depuis 1990 les rapports distinguent, nous l’avons dit, les « outils pour la recherche » – au nombre, constant depuis cette date, de onze – des enquêtes proprement dites dont le destin est d’être plus éphémères, le souhait du CNRS comme du Centre étant qu’elles n’excèdent pas trois ou quatre ans. On constate en effet que la plupart des enquêtes sont contenues dans ce délai, notamment lorsqu’elles débouchent sur une publication (livre ou rapport) ; d’autres, en revanche, tendent à se prolonger, soit que l’orientation de la recherche ait manqué de clarté, soit que la masse des données mises à jour ou restant à découvrir repousse le moment de conclure. L’enquête peut aussi être le lieu fédérateur d’une équipe qui, sur des sujets proches, travaille à des rythmes différents et ne vise pas nécessairement la publication collective. On l’aura compris, s’il est aisé de déterminer le nombre des enquêtes à un moment donné, il est beaucoup plus difficile de faire le point sur celles qui sont achevées, étant donné les développements protéiformes de beaucoup d’entre elles.

31 On peut distinguer trois périodes depuis le milieu des années soixante-dix9. De 1974 à 1980, les enquêtes collectives mobilisent un maximum de personnel ; plus de la moitié des membres du Centre participe alors à plus d’une enquête et quelques-uns s’emploient jusque dans quatre ou cinq10. Les chercheurs tissent ainsi un réseau de relations complexes, à l’avantage de la richesse des échanges mais au détriment peut- être de la rapidité des résultats. Dans la période suivante, qui va des années quatre- vingt au début des années quatre-vingt-dix, l’évolution joue en sens inverse. En 1989-1991, on ne voit plus que 17 % des membres du CRH participer à plus d’une enquête. Dans l’intervalle, le CNRS a rappelé à diverses reprises que les enquêtes n’avaient pas vocation à s’institutionnaliser, qu’on devait leur assigner un terme et que les participants, ingénieurs notamment, devaient rester « mobiles ». Au début des années quatre-vingt-dix, enfin, la constitution d’équipes plus importantes, entretenant des relations réciproques, semble indiquer un retour aux pratiques des années soixante-dix.

32 Jusque vers la fin des années soixante-dix, la justification des équipes élargies (jusqu’à dix ou quinze personnes), constituées autour d’une problématique quantitative, a reposé sur la possession par un certain nombre de leurs collaborateurs de compétences techniques particulières, informatiques, statistiques ou cartographiques. Et c’étaient ces mêmes capacités qui les faisaient appeler à la rescousse par d’autres enquêtes et multipliaient leurs affiliations. Les personnes dotées d’un savoir moins spécialisé ne participaient en revanche qu’à une ou deux recherches, celles-ci impliquant en général des dépouillements d’archives absorbants et des collectes de données, grandes dévoreuses de temps. En conséquence, la structure hiérarchique interne de ces équipes était à la fois simple et compliquée. Simple, parce qu’au statut de chacun correspondait un travail bien défini ; compliquée, parce que la liberté dans la réalisation induisait une sorte d’égalité dans l’élaboration des données que, de fait, on ne retrouvait plus dans la fabrication du produit final. Cette ambivalence des relations au sein de l’équipe, les frustrations qui en résultaient pour divers collaborateurs et, symétriquement, l’impression d’une agression inattendue pour les directeurs de l’enquête ont été

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 116

parfaitement exprimées dans quelques-uns des entretiens sur le vécu des enquêtes que nousavons sollicités11. Voici ce qu’en a retenu une chercheuse qui travailla dans l’enquête sur l’Alphabétisation : En toute confiance, nous, dans un esprit de travail collectif, on fournissait ce qu’on pouvait ; eux [les directeurs de l’enquête] avaient un admirable esprit de synthèse, ils ont mis en ordre tout ça. Bien sûr, nous avions un statut de collaborateurs techniques qui, par définition, n’étaient pas censés publier, mais seulement fournir de la documentation. Mais, pendant toute l’enquête, cette division des tâches ne nous était pas apparue. C’est ce qui a provoqué le clash, à la fin : nous avons brusquement pris conscience de la réalité de la situation et nos directeurs se sont sentis agressés

33 La mésentente, ici, est née de l’incertitude entretenue sur la forme finale de la publication collective. Les chercheurs exécutants pensaient voir reconnu leur travail par la co-signature de l’ensemble de la publication. Le livre, au contraire, parut en deux volumes dont le premier, qui faisait la synthèse du sujet, fut signé par les deux directeurs de l’enquête, François Furet et Jacques Ozouf, tandis que le second était cosigné par tous les participants à la recherche qui avaient réalisé une monographie régionale. Ainsi, la définition même d’enquête collective se trouvait ici posée. Remontons une dizaine d’années en arrière. Le nom de Ruggiero Romano n’apparaît pas sur la couverture du livre Villages désertés et histoire économique qu’il avait pourtant dirigé, avec Paul Courbin pour la partie archéologique. Interrogé sur cette absence, Ruggiero Romano nous répond : Mais c’était la règle ! Pour Lucien Febvre et Fernand Braudel, c’était tout le projet de l’École et du CRH qui était collectif. Collectif signifiait deux choses. D’abord une idée commune de ce que devait être l’histoire : l’histoire économique. Ensuite un thème choisi au nom de l’intérêt général bien compris : une question inexplorée en France ou un domaine à développer.

34 Et ce caractère collectif entraînait aussi l’effacement des chercheurs lors de la publication. Du moins les données étaient-elles ici claires dès le départ ! S’il est bon de souligner le caractère novateur des pratiques de travail et de la notion de signature collective qui a marqué la recherche au Centre de Recherches Historiques, ces exemples montrent à l’envi que la prétention à reproduire les méthodes des laboratoires de sciences dures devait encore s’accommoder de l’ambiguïté découlant de rapports de travail plus profondément hiérarchisés que les acteurs ne voulaient le croire.

35 Parce qu’elles étaient le lieu d’une coopération entre compétences diverses, les grandes enquêtes des années soixante-dix ont aussi été vécues comme une initiation au métier de chercheur et au travail collectif. Cet apprentissage par la recherche fut sans doute l’un des éléments les plus dynamisants dans la formation d’une identité de Centre et dans le sentiment personnel d’appartenance à une collectivité forte.En témoigne une jeune chef de travaux, qui avait pourtant été affectée quelque peu autoritairement à l’enquête « Villages désertés » : On essayait de déterminer une problématique commune, mais les terrains et les approches étaient très variés. Pour moi, c’était un vrai bain, un bouillon de culture historienne.

36 Dix ans plus tard, le sentiment était le même chez cette vacataire qui venait d’arriver au CRH pour travailler dans l’enquête « Alphabétisation », et qui aujourd’hui évoque son plaisir à apprendre le métier de chercheur, son estime pour les promoteurs de la recherche, la conviction de travailler à une œuvre commune qui fera date. Pour les vacataires ou les agents contractuels, souvent cantonnés dans la collecte de données

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 117

qu’ils n’analysaient pas eux-mêmes, sans grand contact avec les autres participants, le séminaire ou les réunions au cours desquelles l’avancement de la recherche était collectivement discuté, donnaient sens à un travail parcellaire. L’« Alphabétisation » a joué ce rôle de révélateur, et plusieurs de ses collaborateurs ont déposé un sujet de thèse de 3e cycle en rapport avec le champ de l’enquête.

37 Les enquêtes à peine évoquées étaient très structurées et elles ont donné lieu à des publications importantes. Ce ne fut pas le cas de toutes. Nous avons dit pour quelles raisons certaines tendaient à se prolonger. L’enquête sur les « Inventaires après décès », lancée en 1976 et réintitulée « Inventaires mobiliers (XIVe-XVIIIe siècles) », au début des années quatre-vingt, s’est poursuivie pendant une quinzaine d’années. Le travail, long et minutieux, de collecte et de codage des informations jadis rassemblées par les huissiers a formalisé une masse de données, mais leur exploitation s’est révélée plus difficile que prévu. Après la clôture de l’enquête, ses deux responsables principales ont toutefois continué à accumuler les données. L’une, ingénieur, l’a fait à plein temps, l’autre, directrice d’études, à temps partiel seulement. La première nous a fait part de ses doutes sur le devenir d’un travail qu’elle a exploité sous forme d’articles ; les données tirées des fonds qu’elle a scrutés, dans le plaisir des heures passées à arracher aux archives de nouveaux inventaires, restent inaccessibles au public faute d’avoir été organisées en base de données et en dictionnaire. Son désenchantement n’est pas partagé par sa collègue, qui envisage de transcrire sur un logiciel d’édition de textes les inventaires médiévaux qu’elle a déchiffrés afin de les mettre à la disposition du public spécialisé. Leur exemple montre combien l’investissement dans une enquête peut différer d’une personne à l’autre et entraîner chez les intéressés mêmes des appréciations fort différentes sur la nature du travail collectif et la valeur de ses résultats. Mais ces appréciations divergentes sont encore plus caractéristiques des enquêtes collectives qui ont été le théâtre de relations complexes entre personnes de compétences et de statuts différents, complexité qui a longtemps altéré la notion même de responsabilité, comme l’a montré l’exemple antérieurement évoqué de l’« Alphabétisation ».

38 Le début de la décennie quatre-vingt ouvre une époque de plus grande autonomie réciproque des enquêtes:à la différence des années soixante-dix, chercheurs et techniciens ne se prêtent plus guère aux collaborations multiples. L’apparent repli sur soi des groupes de recherche – qui n’excluent cependant pas toute forme de travail collectif – accompagne l’évolution des statuts du personnel, mais il est surtout lié aux changements de stratégies de recherche dans l’appréhension du social. Donnons la parole à Jacques Revel : Quand les grandes enquêtes ont été lancées dans les années 1950, c’était dans une optique très fonctionnaliste de la société : on avait la conviction qu’on pouvait approcher le social à travers un certain nombre de grandes distributions, où chaque chose trouverait sa place et qui, au bout du compte, fourniraient un panorama complet. Cette vision des choses a été cassée dans les années 1970, les enquêtes sont devenues, au contraire, anti-fonctionnalistes, s’intéressant aux réseaux et aux contextes de signification des phénomènes sociaux. Ainsi, au lieu d’établir des listes de prix, on s’est posé la question : Qu’est-ce qu’un marché ?

39 Ainsi réorientées, les enquêtes exigent un personnel moins nombreux mais pleinement impliqué dans l’élaboration de la problématique. La participation à plusieurs recherches devient plus difficile, les chercheurs se regroupent par affinités scientifiques ou personnelles. Aussi les équipes ont-elles moins de contacts entre elles

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 118

que dans la période précédente. Les collaborations avec l’extérieur sont au contraire multipliées12. C’est le cas de la plupart des enquêtes sur la période révolutionnaire, auxquelles de nombreux universitaires américains ont collaboré. C’est aussi le cas de l’enquête « La femme seule », qui est menée en collaboration étroite avec quelques chercheuses de Paris VII groupées autour de MichellePerrot.

40 Roger Chartier, qui dirigea le CRH avec Christiane Klapisch-Zuberau début des années quatre-vingt, s’est longuement interrogé sur le renouvellement de la conduite les équipes. Il est l’un de ceux qui ont instauré une nouvelle forme de travail collectif, aujourd’hui largement acceptée. Il nous a rappelé combien la nécessité s’en faisait sentir en ces années quatre-vingt, tout en soulignant le côté pragmatique de sa démarche : La solution est venue de mon domaine de travail : je me suis mis à penser qu’à côté de la publication de livres personnels et d’entreprises de synthèse comme L’Histoire de l’édition française, pouvaient exister, autour de lecture et écriture, des projets collectifs qui aient une homogénéité suffisante pour produire des livres avec une unité de questionnement. Donc, ce qui définissait un projet commun, c’était de publier un livre. Mais un livre auquel un chercheur concerné par le sujet, avec ses propres compétences et ses propres manières de faire, puisse contribuer, indépendamment de son statut et de son appartenance institutionnelle. C’est ainsi qu’ont été publiés, en 1987, Les Usages de l’imprimé et, en 1991, La Correspondance, les usages de la lettre au XIXe siècle. Et pour l’avenir, on a esquissé, avec les participants de l’un ou l’autre livre, un projet autour des formes d’écriture ordinaire et de la culture graphique. Les nouvelles pratiques de la recherche n’effacent pas les différences de statut, mais, au moins dans le travail intellectuel, elles tendent vers l’égalité des participants.

41 On reconnaît bien là un type de pratiques qui, depuis une quinzaine d’années, s’est développé au Centre de façon plus ou moins floue autour d’un séminaireet qui induit une sorte d’adéquation entre l’ouvrage collectif et l’activité de séminaire. Pour n’en citer que quelques uns, l’Histoire de la population française (1988) s’est construite au sein du séminaire de Jacques Dupâquier, l’Histoire de la famille (1986) est issue d’une longue collaboration entre historiens et anthropologues au sein de séminaires communs, et de même Les Lieux de mémoire ont été élaborés dans le séminaire dirigé par Pierre Nora ou, plus récemment, La Mort du roi (1999) dans celui de Jacques Julliard. Que le nom du maître-d’œuvre apparaisse seul sur la couverture ou que la liste des co-signataires y figure – au grand déplaisir des éditeurs qui répugnent aux co-signatures – ces livres sont collectifs et le résultat d’un travail de groupe. Chacun y voit reconnu son apport. Car si, dans la troisième période, après 1990, on paraît renouer avec la pratique des années soixante-dix en encourageant la constitution d’équipes importantes, les rapports entre chercheurs différencient pourtant radicalement ces groupes des enquêtes antérieures. Chacun conserve une large autonomie et voit reconnaître son droit de publier ses propres contributions. Et depuis le début des années quatre-vingt- dix, le nombre d’ouvrages collectifs produits par des membres du CRH, en sensible augmentation, traduit assurément cette nouvelle organisation, plus égalitaire, de la recherche.

Une carrière pour chacun(e)

42 En 1965, la démission de Ruggiero Romano du poste de secrétaire général qu’il occupait au CRH depuis deux ans ne marque pas seulement la fin du pouvoir hégémonique de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 119

Fernand Braudel sur le Centre, elle inaugure aussi une période de réorganisation de la recherche et des statuts des personnels.

43 C’est une nouvelle génération de chercheurs qui arrive aux commandes du Centre. Elle est proche des grands anciens – Fernand Braudel, Ernest Labrousse – mais elle est aussi très déterminée à faire du CRH un centre de recherche puissant ettourné vers la recherche « de pointe » – la formule est martelée par les rapports d’activité de l’époque. Ce nouvel élan est porté par les immenses possibilités ouvertes par l’informatique qui incite au dépouillement de longues séries d’archives et en permet le traitement. L’histoire sérielle est plus que jamais d’actualité, l’histoire quantitative est née, le micro et le macro en histoiresont réconciliés dans ces grosses enquêtes que l’on peut mener, grâce aux nouvelles techniques, dans des délais raisonnables. Les successeurs immédiats de Fernand Braudel et Ruggiero Romano : Emmanuel Le Roy Ladurie, François Furet et Joseph Goy, peuvent se donner les moyens de leurs ambitions car ils profitent d’une période faste en matière de crédits et de recrutements. Ils encouragent l’élection d’historiens et l’entrée au Centre de nombreux directeurs d’études et maîtres assistants et ils enrôlent massivement des vacataires parmi leurs étudiants et doctorants. Cette politique volontariste, qui répond à des objectifs scientifiques nouveaux, peut être considérée comme à la fois cause et conséquence des transformations de la recherche que nous avons déjà soulignées.

44 Sur le plan des effectifs, il existe une véritable dynamique de croissance qui se poursuit jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Les effectifs qui avaient triplé entre 1949 et 1957, triplent encore entre 1962 et 1989 : le Centre atteint alors son apogée numérique et abrite 150 personnes. Il constitue à cette époque le plus gros laboratoire en sciences sociales. Le CNRS, qui a longtemps encouragé cette évolution, considère alors qu’il faut revenir à de plus petites structures et une décrue s’amorce qui ramène les effectifs du Centre à 117 personnes en 1997. Cette baisse importante est due à des départs – principalement à la retraite – qui n’ont pas tous été remplacés, mais aussi aux fluctuations des définitions des « membres » du Centre13. Reste que la tendance est bel et bien inversée.

Responsabilité et exécution dans la recherche

45 Pourtant, plus que le rythme de la croissance, c’est sans doute la répartition des membres du CRH selon leur statut et leur sexe qui éclaire les modulations de ses pratiques de recherche dans les deux ou trois dernières décennies. Nous avons, pour les besoins d’une première analyse, constitué trois catégories composites que nous désignerons désormais comme les « responsables » de recherche, les « chercheurs » intermédiaires et les « techniciens » de recherche. Pour qu’une telle approche n’interdise pas de revenir ponctuellement sur un corps particulier entrant dans l’un de ces regroupements, le tableau 1 donne catégorie par catégorie l’évolution du personnel décrit par les rapports d’activité ; le tableau 2 propose les regroupements que l’on peut en faire. Notre objectif a été de saisir, au-delà des changements de désignations et de titres, les relations qui ont régi la collaboration entre les grandes catégories de personnel que le CRH engageait dans ses opérations scientifiques ; et nous avons cherché à le faire en tenant compte de l’évolution générale des procédures de recherche.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 120

46 Arrêtons-nous un instant sur les changements qui ont modifié les intitulés de postes. Au milieu des années quatre-vint, les maîtres de recherche du CNRS ont été versés dans le corps des directeurs de recherche, eux-mêmes différenciés en trois niveaux, tandis que les attachés de recherche étaient intégrés aux deux niveaux des chargés de recherche. Du côté de l’enseignement supérieur, les maîtres assistants étaient vers le même moment rebaptisés maîtres de conférences. Ces changements de terminologie se sont accompagnés de modifications dans les conditions nationales de recrutement et l’impact du doctorat s’est trouvé renforcé ; au niveau du CRH, leurs conséquences sur les fonctions exercées sont plus difficiles à évaluer. Plus notable, à l’autre bout de l’échelle des carrières, est la massive titularisation des vacataires « permanents » qui remonte à la fin des années soixante-dix, puis leur intégration dans des postes d’agents contractuels et d’ingénieurs d’études ou de recherche au milieu des années quatre- vingt. Si la stabilisation de ce personnel a évidemment été considérée comme une avancée, elle a eu pour effet pervers d’enfermer dans une catégorie sans réel avenir des personnes qui faisaient effectivement de la recherche,y compris des recherches personnelles. La conscience de ce blocage a nourri un certain sentiment de frustration dont nous avons vu une expression à propos des enquêtes collectives14.

47 Nous avons donc regroupé dans la catégorie « responsables » de recherches les directeurs d’études (EHESS) et de recherche (CNRS), les anciens maîtres assistants et les maîtres de conférences (EHESS), les anciens maîtres de recherche et les chargés de recherche (CNRS) ; dans la catégorie « chercheurs » intermédiaires, les chefs de travaux (EHESS) et les attachés de recherche ; dans les « techniciens », enfin, les ingénieurs d’études ou de recherche et les collaborateurs techniques relevant soit de l’EHESS soit du CNRS. Ces regroupements en valent d’autres : nous les avons retenus parce qu’ils nous ont paru les plus aptes à qualifier l’autonomie scientifique et le degré de responsabilité des personnes engagées dans les activités d’un centre de recherches15.

48 Dans le contexte de croissance soutenue des effectifs globaux du CRH, l’évolution numérique et la part relative de chacun de ces trois groupes ont largement dépendu de l’évolution des objectifs de recherche et de l’organisation pratique de celle-ci durant les cinquante années sous examen (voir Tableau 2). Les « responsables » sont relativement peu nombreux jusqu’à la fin des années soixante : le Centre connaît alors une très forte augmentationet triple ses effectifs qui passent de vingt-trois personnes en 1952 à 79 en 1968 ; mais la proportion de ceux que nous appelons « responsables » et qui comptent les seuls enseignants-chercheurs de l’École, ne fait que doubler durant cette période, puisque de 10 % elle passe à moins de 21,5 % des effectifs. Dix ans plus tard, la catégorie des « responsables » (membres du CNRS désormais compris) est devenue, avec une cinquantaine de personnes (44,3 %), le groupe numériquement le plus important du Centre ; la tendance n’a fait que s’accentuer dans les vingt années suivantes. En 1997, ils sont plus des deux-tiers des effectifs globaux.

49 Parallèlement, l’évolution des deux autres catégories semble plus contrastée. Ceux que nous avons nommés les « chercheurs », majoritaires dans la période la plus ancienne, ne représentent plus que 29,1 % des effectifs du Centre dès 1968 ; les « techniciens » en revanche frisent à cette époque la majorité au Centre (49,4 %). Les enquêtes jusque-là étaient peu nombreuses, pas très diversifiées dans leurs objets, et elles étaient suivies par quelques directeurs seulement. La fin des années soixante, nous l’avons vu, a constitué un tournant dans l’histoire administrative du CRH et dans les orientations données à la recherche : c’est à cette époque que commencent les grosses enquêtes,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 121

portant sur des domaines très variés. Dans cette organisation plus structurée des recherches, les « chercheurs » encadrent un personnel moins qualifié : ces nombreux vacataires massivement recrutés dans les années soixante pour être formés sur le tas au dépouillement de séries d’archives. Entre les « responsables » qui définissent les grandes orientations de la recherche et les « techniciens » qui collectent des données qu’ils n’exploitent pas en leur nom ou qui effectuent des travaux (cartographie, bibliographie, correction d’épreuves...) dans l’anonymat, les « chercheurs » ont effectivement un statut d’intermédiaires.

50 Moins que la croissance elle-même du Centre, c’est sans doute le renversement des poids relatifs entre les deux derniers groupes de statuts différents : « chercheurs » et« techniciens », qui est impressionnant. Tandis que la proportion des « techniciens » s’effritera de 1968 à 1989 pour se stabiliser autour du tiers des effectifs totaux dans la dernière décennie, le laminage de la catégorie intermédiaire se poursuivra de façon bien plus drastique : en 1989, elle ne forme plus que 10 % du CRH ; en 1997, elle n’existe plus. Ces glissements des proportions, relatifs au sein de la population du Centre, ont donc joué surtout au profit des « responsables » et au détriment des « chercheurs » intermédiaires. En 1997, le CRH qui compte alors 117 membres dont 79 « responsables », voit la place des « techniciens » exécutants continuer à diminuer.

51 Revenons sur l’évolution des deux dernières catégories dont le profil de carrière n’a jamais été aussi clair que celui des « responsables ».Du côté des « chercheurs », la préparation d’un doctorat n’occupait pas l’essentiel du temps des chefs de travaux qui avaient une bonne connaissance des archives et des bibliothèques, mais n’étaient pas obligés de détenir un doctorat pour faire valoir leurs capacités ; il en allait différemment des attachés de recherche, en cours de thèse. À la fin des années soixante-dix, les catégories de chefs de travaux et d’attachés de recherche sont naturellement érodées, après soutenance, par la ponction qu’y opère le recrutement de maîtres assistants et de chargés de recherche. Mais la réduction des effectifs de cette catégorie intermédiaire provient surtout de ce que les corps qui la composent sont administrativement supprimés. En 1986, le CRH ne compte plus aucun attaché de recherche. Quant aux chefs de travaux, leur corps est placé, vers la même époque, en voie d’extinction et les recrutements sont arrêtés. Au CRH, ils sont encore quinze en 1989, mais deux en 1993 et 1995, et aucun en 1997. Entre 1989 et 1993, comme dans le reste de l’École, le reclassement par transformation des postes et élection dans la catégorie des maîtres de conférence de ceux qui avaient une thèse – la très grande majorité – gonfle notre catégorie « responsables ». La disparition des « chercheurs » intermédiaires, qui obéissait à la volonté, au niveau national, de simplifier les statuts et les profils de carrière, n’a pas été sans effets sur l’évolution des enquêtes collectives. Au sein d’une équipe composée de chercheurs qui partagent la même problématique et un statut proche, chacun devient effectivement responsable de son projet.

52 Les ingénieurs sont-ils condamnés à disparaître comme les chefs de travaux avant eux ? Le problème ne concerne pas ceux des ITA qui effectuent exclusivement des tâches administratives16, mais la trentaine de ceux qui, relevant de l’EHESS ou du CNRS et dotés ou non d’une thèse, sont engagés dans des opérations de recherche. Ce corps d’ingénieurs au statut ambigu, mi-techniciens mi-chercheurs, ne se renouvelle plus depuis des années qu’à la baisse et, sans cet afflux parcimonieux de sang neuf, son âge moyen, qui est élevé, semblerait le vouer à disparaître de la population du CRH à l’horizon 2010 ;la seule différence avec feu les chefs de travaux et les attachés de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 122

recherche vient de ce que le corps même des ingénieurs n’est pas appelé à disparaître des hiérarchies universitaires. Mais, au niveau du CRH, la projection de l’évolution du personnel au cours de la trentaine d’années écoulées semblerait suggérer que d’ici dix ans le Centre pourrait ne plus compter que des chercheurs, assistés sur le plan administratif du même personnel qu’aujourd’hui et sur le plan scientifique de quelques ingénieurs chargés de tâches spécifiques et techniques ; dans une telle hypothèse, les enquêtes n’impliqueraient plus que du personnel de même statut, chacun œuvrant pour son compte dans un cadre intellectuel décidé en commun. Il est vrai que la généralisation des diplômes universitaires, l’exigence de la thèse de doctorat et son importance dans le recrutement des personnels de recherche, tous ces facteurs qui rendent assurément plus clair le déroulement des carrières, semblent changer la donne quant à la structure traditionnelle des grosses enquêtes nécessitant d’importants dépouillements et contribuer à la relative atomisation de la recherche, déjà sensible au CRH. De telles projections ne tiennent cependant pas compte des principes différents de recrutement mis en avant par le CNRS, tels que la formalisation des « métiers », ni des changements des formes mêmes du travail collectif. Tous les directeurs du Centre, depuis la fin des années soixante-dix, ont été sensibles à cette évolution et ont cherché à l’accompagner en repensant la notion même d’enquête collective.

Un rapport inégal

53 Le second aspect de l’évolution des situations statutaires et des fonctions de recherche au CRH touche au rapport numérique entre les sexes. Nous ne pouvons donner ici qu’un aperçu global de la situation, sans entrer dans le détail des déroulements de carrières. Le rapport hommes/femmes à l’intérieur de chaque catégorie de personnel éclaire la place que les femmes ont occupée dans l’aventure intellectuelle du CRH au fil du temps (tableau 2)17. Elle est allée croissant, de manière régulière, du début des années cinquante, où les femmes comptaient pour le tiers environ des effectifs (34,8 %), à la fin des années quatre-vingt-dix où elles en constituent la moitié (50,4 %) (tableau 1). Mais cette prépondérance numérique globale ne dit rien de l’essentiel, qui est bien la répartition des hommes et des femmes à l’intérieur de chaque catégorie et dans les fonctions de recherche correspondantes. Or le cas du CRH illustre parfaitement la difficile et lente accession des femmes aux tâches de responsables que l’on constate dans l’histoire nationale du demi-siècle écoulé. Car dans la recherche comme dans la plupart des autres milieux professionnels, la féminisation réelle des effectifs actifs masque ici une résistance tout aussi réelle à l’arrivée massive des femmes aux postes de responsabilité.

54 De fait, au CRH, on ne s’étonnera pas vraiment que les femmes soient beaucoup plus nombreuses que les hommes dans le groupe des « techniciens » et bien moins nombreuses qu’eux dans celui des « responsables », alors que, notons-le, chez les « chercheurs » intermédiaires aujourd’hui disparus, le rapport hommes/femmes fut souvent assez équilibré, comme il l’est depuis les années quatre-vingt-dix chez les maîtres de conférence et les chargés de recherche. De fait, au sommet de la hiérarchie des postes, la proportion de femmes parmi les « responsables » reste fixée à un plancher assez bas – 25 à 30 % – depuis les années quatre-vingt ; à l’autre extrémité de l’échelle, les ITA du Centre sont majoritairement des femmes depuis 1968, à plus de 80 % dans les années soixante-dix et quatre-vingt, à près de 90 % aujourd’hui. Avant la fin des années soixante, il est vrai, la situation correspondait pour une large part à la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 123

moindre qualification des femmes antérieurement recrutées et, au niveau national, à la faible offre de femmes hautement qualifiées ; ce n’est plus le cas aujourd’hui. On ne s’étonnera donc pas que les femmes qui figurent en 1997 dans le groupe des « techniciens » soient en moyenne plus âgées que l’ensemble du personnel féminin du CRH, rappelant par là les conditions anciennes de leur recrutement18. Et l’on notera avec intérêt que la plupart des treize femmes vacataires que comptait le Centre en 1972 y sont restées pour y devenir agents contractuels, puis ingénieurs, alors que la quasi totalité des onze vacataires masculins l’ont quitté sans attendre une hypothétique et peu gratifiante titularisation dans un statut d’exécutant. Sans doute l’enquête sur les bagages respectifs de diplômes et les perspectives de carrière ailleurs dans la recherche et l’enseignement demande-t-elle à être poussée ; mais il est clair qu’hommes et femmes des générations actives dans les décennies 1970 et 1980 ont dû envisager leur avenir professionnel et pu investir leurs capacités selon des schémas profondément divergents. Si l’on ne peut parler ici d’exclusion liée au sexe, du moins les différences affectant l’« espérance de carrière » révèlent-elles le caractère profondément sexué des mécanismes de la promotion et de l’intégration dans les institutions universitaires ou de recherche.

55 Quant aux femmes du groupe « responsables », qu’elles soient des recrues anciennes ou plus récentes du Centre, elles ont été promues à ce grade depuis le début des années quatre-vingt seulement19. Dix ans plus tard, on compte cinq femmes directeurs d’études sur 38 soit 13 % et, en 1997, quatre sur 26, soit 16 %20. Du côté du CNRS, les deux directeurs de recherche de 1979 passent à huit en 1989, dont deux femmes, et à onze en 1997, dont quatre femmes (26 %). Malgré la petitesse des chiffres les concernant, les femmes relevant du CNRS semblent en situation légèrement plus favorable que celles appartenant à l’EHESS ; ce que confirme l’examen comparé des maîtres de conférences et des maîtres et chargés de recherche. En 1979, les femmes représentent 32 % des effectifs de ces deux catégories, 40 % en 1989, et 56 % en 1997 ; mais depuis les années quatre-vingt, la proportion de femmes maîtres de conférence s’est stabilisée et n’a jamais dépassé la moitié des effectifs de leur corps au CRH21, alors qu’entre 1979 et 1997 la proportion de femmes chargées ou maîtres de recherche s’est rapidement accrue, passant de 25 à 58 % du corps. Il est clair que si la catégorie des « responsables » se féminise, cette féminisation piétine pour les maîtres de conférence et s’est arrêtée pour les directeurs d’études. On notera, du reste, que le CRH ne fait pas plus mauvaise figure que l’ensemble de l’EHESS, qui compte au 1er janvier 2000 une proportion comparable (15 %) de femmes chez les directeurs d’études en activité, mais dont le corps total de maîtres de conférence n’inclue que 30 % de femmes22.

56 Au cours de ces cinquante années le CRH s’est profondément transformé, tout en entendantrester fidèle à sa vocation première. Il s’est adapté à l’évolution générale des structures, des techniques et des orientations de la recherche, il les a parfois précédées. Il est devenu une communauté de gens aux compétences multiples. L’affectation de ces compétences ne s’opère plus comme autrefois ; les rapports entre les membres du Centre ont changé en profondeur, parce qu’aujourd’hui les tâches proposées prennent exceptionnellement la forme qu’elles avaient il y a vingt ou trente ans. En matière d’espérances de carrières toutefois, les séquelles d’un héritage, à la fois glorieux et dur à certaines catégories de personnel, restent lourdes. Le problème bien actuel du déséquilibre entre les sexes à presque tous les niveaux de l’enseignement, de la recherche et des missions techniques n’est pas seulement le reflet de situations qui

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 124

débordent largement le cadre du CRHou de transformations institutionnelles locales ; il est aussi une trace laissée par ces cinquante années de travail en commun.

Tableau 1 :effectifs du Centre de Recherches Historiques selon la fonction et le sexe

Fonctions 1952 1962 1968 1979 1989 1997

HFHFHFHFHFHF

Directeurs d’études 2 - 5 - 9 - 22 1 33 5 22 4

Sous-dir. Et --2-3--1325- Dir.cumulants

Directeurs de recherche ------8 2 11 4

Maîtres de recherche ------1 1 - - - -

Maîtres assitants - - 1 - 5 - 14 7 6 4 11 Maîtres de conf. 10

Chargés de recherche ------3 1 12 8 5 7

Attachés de recherche - - 10 6 12 - 11 7 2 - - -

Chefs de travaux - - 10 6 12 11 7 4 8 7 - -

Ingénieurs et collab. techn. 2 4 3 2 9 3 4 15 3 18 1 17 CNRS

Ingénieurs et collab. techn. - 18 7 20 4 17 4 22 3 11 EHESS

Administratifs - 3 ? ? - 4 - 5 - 6

TOTAL 4 7 - - 57 34 66 57 79 73 58 59

Sexes réunis 11 63 91 123 144 117

Source des 2 tableaux : Rapports d’activité du CRH (les effectifs sont ceux à la date de rédaction du rapport)

Tableau 2 : évolution du personnel du CRH selon la fonction dans la recherche

1952 1962 1968 1979 1989 1997

HFHFHFHFHFHF

Responsables 2 - 8 - 17 - 41 9 62 21 54 25 100 % 100 % 100 % 78,4 % 74,7 % 68,3 %

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 125

Chercheurs 12 1 10 6 12 11 14 6 8 7 - - 91,7 % 62,5 % 52,2 % 70 % 53,3 % -

Techniciens 2 4 23 16 23 7 37 7 45 4 34 33,3 % 41 % 20 % 14,9 % 12,5 %

Ensemble 16 5 47 45 34 62 52 77 73 58 59 75 % - 57 % 55,9 % 53,1 % 47,5 %

57

NOTES

1. Le statut des maîtres assistants des Grands Établissements fut le premier, dès avant 1965, à ouvrir une brèche et à faire dépendre de critères nationaux leur recrutement par l’EPHE. 2. Lutz Raphael, « Le Centre de Recherches Historiques de 1949 à 1975 », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 10, avril 1993. 3. Nous avons été guidées dans notre exploration par Brigitte Mazon, archiviste de l’École, qui n’a pas ménagé sa peine pour donner cohérence aux archives discontinues du CRH. 4. Nous remercions Monique de Saint-Martin qui, avec son étudiante Delphine Naudier, a participé à la mise sur pied de ce programme. 5. Didier Ozanam, Rapport d’activité du CRH, 1957. 6. Nous remercions Yvonne Pasquet qui nous a transmis les informations sur les origines du Laboratoire de démographie historique. 7. Rapport d’activité 1986-89, p. V. 8. François Furet et Emmanuel Le Roy Ladurie, Rapport d’activité du CRH (Laboratoire associé n° 93 au CNRS), 1969-1970, p. 1. 9. Rappelons que la période antérieure a été traitée par Lutz Raphael, voir supra note 2. Par ailleurs les rapports d’activité du CRH sont très succincts avant cette date. 10. Nous résumons ici quelques-unes des conclusions sur les caractéristiques des enquêtes et leur évolution après 1974 avancées par Claire Lemercier dans sa contribution au présent volume. 11. Les citations qui suivront sont extraites du corpus d’entretiens réalisés par Anne Martin- Fugier. 12. Voir le tableau 1 en annexe. 13. En particulier, les allocataires de recherche sont inclus dans les rapports d’activité rédigés en 1982 (ils sont 5), 1984 (9) et 1986 (18). Depuis 1989, environ, le CNRS demande à ce que ne soient plus comptés comme faisant partie du CRH ceux qui sont temporairement membres d’une unité de recherche associée. On notera que jusqu’en 1978 certaines ambiguïtés statutaires liées aux relations entre EHESS et CNRS ont entraîné dans les rapports d’activité des disparités entre les données retenues par l’une et l’autre institutions. 14. Pour la commodité de l’exposé, nous suivrons l’évolution des différents statuts en reprenant leur dernière appellation, celle qui a cours aujourd’hui.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 126

15. On notera que nos regroupements visent d’autres objets que ceux retenus par l’analyse des publications et diffèrent donc de ceux opérés par Cécile Dauphin, Jean-Daniel Gronoff et Raymonde Karpe ; voir.ci-dessous. 16. Ils sont six en 1997 et n’entrent pas dans le tableau 2. 17. Nous l’avons présentée, dans le tableau 2, à travers le taux de masculinité qui indique de façon plus immédiatement compréhensible que le rapport de masculinité (nombre d’hommes pour cent femmes) le rapport entre les hommes et les femmes dans une population donnée. 18. En 1997 l’âge moyen des ITA-CNRS s’élève à 53 ans, contre 49 ans pour les IATOS-EHESS. 19. Ce n’est qu’en 1979 que pour la première fois une femme du CRH est élue directrice d’études. 20. Mais ce « plafond » retombe à 13 % si on inclut les cinq directeurs cumulants, tous des hommes ! 21. Elle passe du tiers en 1979 à 40 % dix ans plus tard, à 50 % en 1993, pour redescendre à 45 % en 1995 et 48 % en 1997. 22. 25 directrices d’études sur un corps de 166 personnes, et 25 femmes sur les 85 maîtres de conférences, d’après l’annuaire de l’École 1998-1999. Parmi les directeurs d’études retraités, la proportion des femmes tombe à 8,6 %, tandis qu’elle s’élève chez les maîtres de conférence retraités à 56,5 % : signes d’un plafonnement des carrières féminines d’enseignement aux générations précédentes, qui a contrario est peut-être signe d’espoir pour les générations à venir... ?

AUTEURS

MARIE-LAURENCE NETTER EHESS/CRH

CHRISTIANE KLAPISCH-ZUBER EHESS/CRH

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 127

Une modalité de la recherche collective en histoire du très contemporain L’enquête de réseau et les correspondants départementaux de l’Institut d’Histoire du Temps Présent

Denis Peschanski

1 C’est bien d’une expérience dans un laboratoire dont il s’agit de parler ici. La difficulté tiendra peut-être dans le statut qui est le mien : responsable du réseau des correspondants de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) entre 1982 et 1996, je rendrai compte d’une expérience à la fois individuelle et collective. Il s’est agi pour l’essentiel de mener en équipe, avec plusieurs dizaines de correspondants départementaux répartis dans tout le territoire national, des enquêtes communes sur une problématique et des objectifs partagés. Le terrain de prédilection est le cœur du XXe siècle français, autour de la Seconde Guerre mondiale. L’expérience est unique, à ma connaissance, et elle méritait sans doute qu’on prenne un minimum de recul pour en rendre compte.

2 Je m’y essaierai ici en retraçant l’histoire de cette structure si originale, en m’arrêtant sur le type d’écriture historienne ainsi produite puis en m’interrogeant sur les conséquences structurelles et organisationnelles d’un tel choix.

Héritage et ruptures

3 Il s’agit moins ici de retracer l’historique précis de cette institution des correspondants que de signaler la force de l’héritage et les lieux de rupture. De fait, l’originalité de cette structure départementalisée est très directement contrainte par cette histoire « longue », mais, d’évidence, ce n’est plus du tout la même histoire qui a été écrite.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 128

La structure

4 Il faut remonter à la Libération pour trouver la double origine de cette structure de recherche.

5 En effet, en octobre 1944, le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) créait le Comité d’histoire de l’occupation et de la libération de la France (CHOLF) rattaché au ministère de l’Éducation nationale. Le comité mêlait significativement des historiens et des politiques. Quelques mois plus tard, en 1945, un Comité d’histoire de la guerre (CHG) était institué, qui avait pour fonction de réunir les fonds documentaires sur la Seconde Guerre mondiale. Ce comité était rattaché à la présidence du Conseil. Dans cette première phase, Lucien Febvre joua un rôle central, de même qu’il prit la présidence en 1945 de la Société des historiens locaux qui avait pour objectif de rassembler (et de susciter) des monographies et de les contrôler avant publication.

6 Mais, très rapidement, une autre personnalité, Henri Michel, joua un rôle moteur. Il fut ainsi à l’origine (et à l’arrivée) de la fusion en 1951 entre le CHOLF et le CHG qui donna naissance au Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CH2GM).

7 Le rattachement aux services de la présidence du Conseil puis du Premier ministre signe le caractère très officiel de l’institution et les contraintes qu’on imagine. En l’occurrence, la CH2GM fut un pilier central dans le partage et la convergence mémoriels qui caractérisèrent les années 1960 : mémoire communiste d’un côté, mémoire gaulliste et résistance intérieure non communiste de l’autre. Les engagements politiques initiaux d’Henri Michel et ses capacités d’adaptation, après le retour de Charles De Gaulle au pouvoir, expliquent l’originalité de ce positionnement, le CH2GM se faisant l’instrument privilégié d’une convergence des résistances non communistes.

8 Compte tenu des contraintes imposées à l’ouverture des archives jusqu’à la fin des années soixante-dix et des travaux réalisés de fait par le Comité, on évitera de tracer le tableau uniforme d’une historiographie officielle au service de l’État. Pour autant il fallait une rupture pour espérer construire une historiographie incontestable, au moins sur ce terrain. Cette rupture fut de plusieurs ordres : au CH2GM succéda l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) qui releva dès lors, comme laboratoire propre, du seul CNRS. Sous la houlette de François Bédarida, il déplaça les bornes chronologiques, puisque le « temps présent » avait en gros vocation à couvrir la période allant de la dernière guerre à aujourd’hui. Ce qui peut paraître aujourd’hui trivial ne l’était guère à l’époque : le très contemporain n’était pas un territoire reconnu à l’historien.

Le statut et le travail des correspondants départementaux

9 Très rapidement, Henri Michel décida de s’appuyer sur un réseau de correspondants départementaux. Ceux-ci se voyaient fixer un double objectif : récolter des archives écrites et orales ; rassembler des données dites de base. De cette deuxième procédure relèvent de vastes enquêtes sur la chronologie de la Résistance, l’épuration, les mouvements de collaboration ou le service du travail obligatoire (STO). Malgré le patronage originel de Lucien Febvre (mais ne partageait-il pas cette conception pour cette période, comme on le remarque souvent avec d’autres historiens-acteurs ?), cela renvoyait à une vision néo-positiviste de l’Histoire, où l’accumulation des « faits de résistance » (si possible des actions militaires) devait suffire à rendre compte de la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 129

Résistance. Longtemps les enquêtes reposèrent sur une division drastique des tâches : aux correspondants incombait la responsabilité de récolter les archives et les renseignements dits bruts, au responsable revenait la tâche d’opérer une synthèse. Cette structure duale et hiérarchisée s’appuyait sur une certaine conception de l’histoire (dualité entre établissement des faits et interprétation) et du travail de groupe.

10 Souvent historiens de formation, mais pas toujours, les correspondants du CH2GM avaient la légitimité du combat résistant. Ils étaient une forme de notable dans leurs départements, même si cette notabilité n’avait guère à voir avec les enjeux traditionnels du pouvoir politique. Pour mener à terme leurs enquêtes, ils profitaient d’une dérogation exceptionnelle et unique, puisque leur statut leur donnait accès à l’ensemble des archives de la Seconde Guerre mondiale, alors même qu’elles étaient fermées à tout autre. Ce statut officiel était renforcé par un symbole, la carte tricolore de correspondant du CH2GM. En effet, l’habilitation du préfet, et donc une enquête préalable des Renseignements généraux, conditionnaient le rattachement au réseau.

11 Quand, en 1982, j’ai succédé à l’historien Claude Lévy comme responsable du réseau des correspondants départementaux, je n’ai pas rompu avec quelques-uns de ces « signes extérieurs ». Il en fut ainsi de la carte de correspondant qui, si elle n’était plus tricolore, n’était toujours donnée qu’après habilitation du préfet. D’évidence, ce système devait faciliter l’accès aux archives.

12 Cependant, le statut du correspondant changea dans les années 1980 et 1990. Le contexte est connu : une nouvelle loi des archives promulguée en 1979 permettait, par dérogation nominale, l’accès aux documents concernés (et qui, pour la plupart, échappaient à la règle trentenaire pour la règle de fait soixantenaire) ; l’histoire prenait une place toujours plus importante ; la médiatisation se diversifiait et changeait d’échelle ; la révolution paxtonienne des années soixante-dix (au moins parmi les historiens), les années commémoratives (le cinquantenaire surtout), l’actualité judiciaire, la polarisation nouvelle et accélérée sur le sort des Juifs de France et le changement de génération politique donnaient une nouvelle actualité à la dernière guerre et un éclairage particulier à l’écriture de son histoire.

Quelle histoire ?

Quel réseau ?

13 Le recrutement fut régulier, mais connut une impulsion décisive au début des années quatre-vingt quand, prenant le réseau en mains, j’ai fait un tour de France. Au pic du processus, au début des années quatre-vingt-dix, les réunions centrales rassemblèrent jusqu’à une soixantaine de personnes. La répartition dans le territoire n’était pas une question simple. Il était utopique de prétendre à l’exhaustivité. Fallait-il d’ailleurs y prétendre ? Nous cherchions, en fait, à être implantés dans suffisamment de départements pour couvrir tous les cas de figure possible. Il y avait ce qu’on pouvait prévoir : il était impensable de ne pas voir représentée telle ou telle région ; il y avait ce qui tenait à l’enquête : tel ou tel type de questionnement appelait des cas de figure repérables a priori qui se devaient d’être représentés. Il fallut donc, le cas échéant, s’appuyer sur des collaborations ponctuelles pour combler les trous.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 130

14 Dans le même temps, changement de génération aussi, il y avait parmi ces collaborations, les correspondants de l’IHTP. En prenant en compte le remplacement normal des départs et le recrutement de correspondants dans de nouveaux départements, plus des deux tiers de l’équipe furent ainsi renouvelés en quelques années. On veillera à ne pas caricaturer la situation antérieure : depuis le début des années soixante-dix, le CH2GM avait déjà recruté des enseignants qui sont aujourd’hui, en l’occurrence, les meilleurs historiens de la France des années noires et les tenants d’une nouvelle écriture de cette histoire. Mais, dans les années où j’ai eu à m’en occuper, le réseau des correspondants de l’IHTP fut constitué pour l’essentiel d’enseignants du secondaire. Avec le temps, un nombre certain rejoignit l’Université, ce qui permit de complexifier et de densifier le réseau en prenant appui sur ces relais universitaires, éléments structurants du réseau, même si ce processus n’eut pas le temps d’être développé jusqu’au bout.

Quel type de travail ?

15 Tant il est vrai qu’en cherchant à savoir, d’abord, ce que n’est pas ce travail, on est conduit à mieux le définir, je propose une ébauche de typologie. Mais il ne s’agit là que d’une ébauche qui s’attache, en outre, aux seules modalités de travail collectif en histoire observées dans les dernières décennies.

16 – Ce n’est donc pas une écriture partagée, symbolisée par l’écriture d’un livre à deux ou trois mains. Il y a là une forte unité thématique et problématique, la division du travail s’opérant entre les divers auteurs.

17 – Ce n’est pas non plus une écriture convergente intradisciplinaire, en l’occurrence la forme la plus fréquente d’écriture où le thème, commun, se situe à un degré suffisant de généralité pour permettre des questionnements propres à chaque contribution.

18 – Ce n’est pas une écriture convergente interdisciplinaire où le thème est commun et où la richesse tient à la diversité des questionnements en fonction de la méthode privilégiée.

19 – Ce n’est pas enfin une écriture convergente comparatiste, plus rare encore, le comparatisme imposant ses règles en amont de la démarche.

20 – Une fois le modèle stabilisé, le travail des correspondants départementaux de l’IHTP relèverait plutôt de l’enquête de réseau. Comment fonctionnait-il concrètement ?

21 Le choix du sujet représentait la première et principale difficulté. Il s’agissait, en effet, d’articuler les objectifs généraux du laboratoire, les spécificités du groupe et les possibilités archivistiques. Avec une contrainte : l’échelle départementale, qui imposait qu’une telle enquête était réalisable à ce niveau et, mieux, que ce niveau était particulièrement pertinent pour le sujet. Pour permettre à chacun de s’y retrouver, on prit bientôt la règle de mener en parallèle deux sujets bien différents, ce qui permettait d’associer le maximum de chercheurs.

22 Le pilotage de l’enquête était, en général, assuré en commun par un chercheur du laboratoire et, soit l’un des correspondants, soit un historien associé ainsi au laboratoire. Ils proposaient un texte de cadrage. Dès lors, le travail devait durer de quatre à cinq ans, et être mené avec tous les volontaires. En amont, on pouvait compter sur quarante ou cinquante chercheurs travaillant donc de conserve sur le même sujet. Trois réunions étaient organisées chaque année, qui permettaient d’affiner la problématique, de tester les hypothèses de travail à partir de rapports d’étapes ou

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 131

d’exposés plus spécialisés et de repérer les points de blocage (accès aux sources ; charges de travail ; faisabilité et fécondité de tel ou tel axe défini a priori). En aval, il y avait, en général, un colloque et une publication. Même si l’on ne retrouvait pas le même nombre de contributions, il s’agissait là d’un vrai défi, puisque le produit final devait être lisible, alors même que l’éclatement de l’étude et les contraintes de l’échelle impliquaient un mode d’exposé répétitif, cyclique plus que linéaire.

23 Pour autant, ce mode de travail collectif reproduisait le cheminement de la démarche historienne, fait d’allers-retours réguliers entre le questionnement et les sources qui permettent de le valider ou non, de l’affiner et de le préciser, jusqu’à la construction de l’objet, provisoirement, définitif.

Quelle histoire écrit-on ?

24 Dans les limites choisies ou imposées (la France, l’échelle départementale, le très contemporain), le processus aboutit à des résultats importants qu’aucun autre mode d’écriture n’aurait permis d’atteindre. Ce fut ainsi le cas pour le Parti communiste français (le PCF) 1938-1941 (Jean-Pierre Rioux, Jean-Pierre Azéma, Antoine Prost, Presses de la FNSP), les commémorations de la 2e Guerre mondiale (Robert Frank, éditions du CNRS), les (petites) entreprises pendant la guerre (Robert Frank, Alain Beltran, Henry Rousso, Belin), les pouvoirs à la Libération (Philippe Buton, Jean-Marie Guillon, Belin), le temps des restrictions 1939-1949 (Jean-Marie Flonneau, Dominique Veillon, Cahiers de l’IHTP), les élites locales 1935-1953 (Gilles Le Beguec, Denis Peschanski, CNRS-Éditions) et la police des années trente aux années cinquante (Jean- Marc Berlière, Denis Peschanski, La Documentation Française)1.

25 L’apport central tient dans le couple singularité/unité. Il faut imaginer la force de frappe d’un tel réseau, puisque plusieurs dizaines de chercheurs sont amenés à travailler, chacun dans son espace de référence, sur un même sujet et une problématique partagée, toujours plus enrichie en commun. Une telle démarche permet d’éviter deux écueils majeurs : l’exemple local qu’on généralise sans savoir s’il est illustratif ou atypique ; le modèle qu’on ne peut valider par des études de cas ni un jeu sur les échelles d’analyse.

26 Cela permit de répondre à quelques questions majeures, comme seule pouvait le faire une telle enquête. À titre d’exemple, le travail sur la police française a mis en évidence l’importance différenciée des épurations (1940, 1941, 1944) dans un contexte doublement exceptionnel, celui de la guerre et de l’occupation, celui d’une réforme structurelle fondamentale et durable, à savoir l’étatisation.

27 Cela permit aussi, et le plus souvent, de montrer toute la complexité de la réalité analysée. À ce sujet, une anecdote mérite d’être contée : à l’issue du colloque mettant un point final à l’enquête sur les élites locales de 1935 à 1953, nous fûmes trois à tirer les conclusions. Or, pour Gilles Le Béguec, les travaux mettaient avant tout en évidence la continuité, tandis qu’avec la même évidence je soulignais les ruptures, alors que Gérard Grunberg considéra qu’à bien des égards la guerre constitua un frein dans des changements déjà largement engagés. Inutile de préciser que nous ne nous étions pas concertés auparavant. Inutile d’ajouter que chacun rendait compte avec la même justesse de la réalité des phénomènes analysés. De fait, les trois lectures étaient recevables.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 132

28 Toujours est-il que, si cette histoire mérite d’être ainsi écrite, on aura du mal à la définir. Elle se rattacherait bien à la micro-histoire par l’échelle choisie ; pour autant il ne s’agit pas d’un travail convergent sur le même objet temporel et spatial visant à tirer tous les fils à vocation interprétative plus globale. On retiendra les trois caractéristiques principales de cette écriture : il s’agit bien d’une histoire « d’en bas » ; la masse critique vient compenser l’éclatement induit par le niveau privilégié d’analyse ; cette masse critique offre une passerelle pour aboutir à un certain degré de généralité.

Du réseau au laboratoire

29 Mais d’évidence, ce type de structure n’a pas de conséquences que sur l’écriture de l’histoire, mais aussi sur le laboratoire qui la porte. Cela conduit également à s’interroger sur la place des laboratoires dans l’organisation de la recherche.

Un bénéfice partagé

30 Les résultats que nous avons évoqués suffisent à mettre en évidence le premier bénéfice d’un tel réseau pour le laboratoire concerné, à savoir la qualité de la production. Il y a aussi un effet démultiplicateur. Même son histoire a donné à l’IHTP, laboratoire propre du CNRS, un caractère particulier, la force de frappe de ses membres de plein exercice, chercheurs et ITA, est nécessairement limité. La richesse tient dans les réseaux que ces membres, ou le laboratoire collectivement, peuvent tisser. L’existence d’un réseau de correspondants départementaux a donné à l’IHTP une assise locale et régionale inégalable. Ce réseau représentait un atout majeur dans les partenariats nationaux et internationaux, puisqu’il offrait le nombre, la qualité et le jeu sur les échelles.

31 Dans cette perspective, le réseau constitua un vivier au-delà des seules enquêtes. Citons deux exemples. Nombre de correspondants furent sollicités pour le vaste colloque international organisé en 1990 sur « Vichy et les Français ». Ils permirent en particulier de relever le défi intellectuel, à savoir une réflexion sur le degré d’emprise de l’État sur la société et le degré d’autonomie de la société. Cela accompagnait un changement d’approche, la « révolution paxtonienne » ayant porté, pour l’essentiel, sur le seul État et la technostructure. Quelques années plus tard, ce fut l’aventure de six colloques sur la Résistance qui ont permis de changer bien des perspectives. Là jouèrent à plein les relais universitaires, organisateurs de ces colloques, qui formaient le noyau structurant du réseau, tandis que nombre de correspondants participèrent à tout ou partie de ces colloques.

32 Pour autant, si le « contrat » était respecté, le bénéfice était partagé. Dans ces enquêtes collectives et ces réunions régulières, les correspondants trouvaient un lieu de formation à la recherche privilégié et original, une formation par l’échange et la confrontation. Ils y trouvaient aussi une légitimité accrue de leurs travaux individuels. La formule répondait également à la diversité des attentes. En fait, il y avait principalement deux profils dont il fallait tenir compte pour le mode de fonctionnement du réseau et le choix des sujets : l’enseignant du secondaire ou de classe préparatoire qui souhaite intégrer la recherche à son travail d’enseignant dans une perspective généraliste, même si le domaine de recherche est restreint ; l’enseignant ou le jeune doctorant qui inscrit l’enquête dans un travail de recherche

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 133

pointu, en général l’écriture d’une thèse monographique (c’est ce deuxième groupe qui a été un vivier pour l’enseignement supérieur ; une quinzaine de correspondants ayant rejoint l’Université).

Une gestion complexe

33 Ce trop rapide aperçu donne une idée des contraintes qu’impose la gestion d’un tel réseau de plusieurs dizaines de chercheurs éparpillés dans toute la France. On en a déjà évoqué quelques-unes. Il est impératif d’avoir une connaissance du groupe et de faire de sa diversité non pas un obstacle mais un atout. Avoir une vision élitiste sans tenir compte des différences de formation, de conditions de travail et d’objectifs individuels, aurait conduit à l’échec. Le résultat final n’est pas la somme des contributions individuelles. La connaissance du groupe est aussi celle de ses domaines de prédilection et de moindre intérêt, de compétence et de moindre pertinence. Enfin, il faut avoir une idée des sources non seulement existantes, mais effectivement accessibles.

34 À titre d’exemple, l’idée de travailler il y a dix ans sur le temps des restrictions (1939-1949) était intellectuellement séduisante, sauf qu’alors les archives du ravitaillement n’étaient pas classées. De même, l’histoire des entreprises pendant la Seconde Guerre mondiale était un vrai défi, si ce n’est que les archives d’entreprises étaient peu versées et, alors, inaccessibles, et ne soulevaient pas l’enthousiasme d’historiens peu sensibilisés à l’histoire économique. L’échelle départementale était loin, en outre, d’être la plus adaptée. Dans tous ces cas pourtant, on obtint des résultats.

35 Gérer un tel groupe appelle un contrat équilibré. On a vu que le bénéfice était partagé. En tout cas devait-il l’être. Il faut en particulier que le travail de chacun ne disparaisse pas sous le travail du groupe et celui-ci sous le seul sigle du laboratoire qui l’abrite.

36 Toujours est-il que l’équilibre était extrêmement précaire et imposait une connaissance pointue du groupe. Il imposait aussi un investissement exceptionnel du laboratoire. On imagine la charge financière que représente l’organisation de réunions parisiennes deux ou trois fois par an avec des chercheurs venant de la France entière. Pendant une période, des contrats de recherche avec des institutions permirent de couvrir une partie de ces dépenses. Répondre à ces contraintes impliquait une égale conviction du directeur de laboratoire et du responsable du réseau qu’il y avait là une priorité absolue. En faire une priorité parmi d’autres ne pouvait suffire, compte tenu des sommes en jeu et du temps que prenait une telle gestion.

Quelle place pour le laboratoire dans l’organisation de la recherche ?

37 La réflexion sur ce travail en réseau permet de poser une question d’actualité qui dépasse l’étude de cas évoquée : l’équipe ou le laboratoire ? Le débat était important au moment où cet exposé était présenté, en novembre 1999. Le colloque lui-même en témoignait puisqu’il posait la question de la recherche collective en sciences sociales. Quant au ministère, il envoyait des signaux divergents depuis deux ans en augmentant les moyens récurrents des laboratoires mais en développant les instituts fédératifs de recherche (IFR), principalement dans les sciences de la vie. Il y avait en tout cas une unité dans le propos, la volonté d’accroître la capacité de pilotage par le ministère. Sur ce point, la situation n’a guère changé ; il en va autrement des crédits récurrents en 2003.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 134

38 Toujours est-il que la question reste d’actualité : quelle doit être l’unité structurante, le laboratoire ou la fédération d’équipes ? Il faudrait d’emblée faire la différence entre les sciences dites dures et les sciences dites molles. Dans notre domaine, il me semble que l’exemple du travail de réseau ici présenté plaiderait plutôt pour le laboratoire comme unité structurante et plutôt pour le maintien d’unités propres pour autoriser des liens nombreux et complexes.

39 Pour autant, il n’y a pas de modèle unique, de modèle référence de laboratoire. Quel critère privilégier dans l’organisation de la recherche ? Il faut bannir les regroupements qui répondent à des logiques administratives ; bannir encore les regroupements qui répondent à des logiques intégratives (ainsi l’objectif de réunir le plus de monde dans un collectif construit dans une perspective différente, comme on le voit pour ce qu’on pourrait appeler des sortes d’UFR de recherche) ; bannir ceux qui répondent à des logiques de pouvoir (l’instrumentalisation s’appuie en l’occurrence sur tel ou tel autre choix).

40 Le seul critère qui vaille est l’efficacité scientifique de l’institution conçue comme outil de recherche. Cela plaide-t-il pour des équipes restreintes ? Il faut une taille critique, tout en restant percutant, et cette taille est nécessaire, en particulier, pour susciter un travail collectif à une certaine échelle. Faut-il donc privilégier le modèle des grandes équipes ? Pas nécessairement, car les risques sont évidents de dispersion et de perte de puissance dans des interventions diverses et ponctuelles. On trouverait les mêmes interrogations, la même balance d’intérêts dans les modèles intermédiaires.

41 D’autant que se greffe la question majeure du temps. La remise en cause critique est au cœur de la démarche heuristique ; mais cette démarche a besoin de durée. La difficulté tient au fait que la question ne se pose pas dans les mêmes termes pour les individus et pour les structures. Le modèle INSERM qui impose la fermeture automatique des unités au bout de huit ou douze ans, offre une capacité de renouvellement et d’innovation structurelle qui mérite qu’on s’y attarde. C’est là un vaste débat qui dépasse l’objet de cette intervention, mais qui peut ouvrir d’autres perspectives, surtout à la lumière de ce qui est écrit dans le volume de ce Cahier du Centre de recherches historiques.

NOTES

1. Les responsables scientifiques, directeurs de la publication, et l’éditeur sont indiqués entre parenthèses.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 135

AUTEUR

DENIS PESCHANSKI CNRS/CHS

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 136

La vitrine du Centre de Recherches Historiques : les publications

Cécile Dauphin, Jean-Daniel Gronoff et Raymonde Karpe

1 Rares sans doute sont les laboratoires qui ont conservé en un lieu la trace tangible de toutes leur productions. Ceci n’empêche pas que les publications puissent devenir objet d’histoire. Le cinquantenaire nous a offert l’occasion de tenter l’expérience, d’élaborer un outil approprié à une réflexion pragmatiste sur le métier d’historien1. Que fabrique une collectivité de chercheurs ? En quels lieux, sous quelles formes le travail produit en ce cadre devient-il visible ? La publication des travaux de recherche, selon des modalités diverses, est un révélateur dans le double sens du terme : elle fait accéder des textes et des auteurs à l’existence publique ; elle est aussi un observatoire privilégié pour questionner les modes de production et les pratiques mises en œuvre dans le processus de recherche2. Cet exercice de lucidité et d’objectivation contribue à appréhender les représentations et les effets du collectif dans l’histoire de la recherche. La production éditoriale permet en effet de réfléchir autant sur les façons de légitimer et de valoriser le travail collectif que sur les relations qu’entretiennent le monde de la recherche et la société qui le porte.

Les publications comme vitrine

2 La réflexion qui s’est développée autour de l’histoire de l’édition et du livre, et dont on connaît le foisonnement et les apports majeurs, définit le cadre de ce travail. Le monde de l’imprimé y est saisi dans ses multiples relations avec le culturel, le social et l’économique ; les mécanismes qui lient les conditions de production, la fonction d’auteur, la matérialité des objets, les modes de réception et les effets de lecture, sont placés au cœur de ces recherches3. Au delà du contenu, les textes produisent ce que Gérard Genette appelle « des formes obliques de valorisation ». Ainsi, les supports, les genres, les lieux d’édition, la désignation des réseaux, les modes de légitimation sont autant d’éléments constitutifs des effets de sens produits par le texte dès lors qu’il est publié. « Économique et symbolique, marchandise et signification », le livre est un objet double4. Ce codage ou décodage spécifique dont sont tributaires les chercheurs, au

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 137

même titre que tout écrivain, à la fois acteurs et observateurs, juges et parties, contribue à définir un « champ scientifique », un lieu où s’appliquent des règles de reconnaissance et de jugement critique. Il est banal de dire que l’écriture de l’histoire doit se faire avec ces règles, elle s’y soumet, elle en tire parti tout en cherchant à les déplacer. Elle se moule, plus ou moins consciemment, dans les contours qui vont la faire advenir au public ; de même, en amont de l’écriture, dans le déroulement de la recherche, de multiples décisions orientent les contenus en fonction des visées éditoriales.

3 Les cinquante années d’histoire du CRH offrent l’occasion non seulement d’un retour sur le passé, mais aussi d’une mise à l’épreuve des outils que nous utilisons dans le domaine de l’histoire de l’édition. À notre connaissance, les publications d’une collectivité de recherche n’ont jamais été étudiées en tant que telles. Quelques études sur l’édition scientifique ont pu s’attacher à un champ disciplinaire, comme la philosophie5, ou à des maisons d’édition spécialisées dans le domaine scientifique. Il existe aussi divers instruments de bibliométrie qui mesurent la notoriété d’un chercheur par exemple. Mais l’édition scientifique reste curieusement le parent pauvre de l’histoire de l’édition. C’est le constat de Jean-Yves Mollier et Patricia Sorel : « sur l’édition scientifique, la recherche en est à ses balbutiements »6. Ce sont également les termes employés par Gérard Noiriel : « sur ce point, la recherche est encore balbutiante. Les rares ouvrages qui ont tenté, ces dernières années, de cerner les rapports actuels entre l’édition et l’histoire, s’inscrivent, le plus souvent, dans une perspective dénonciatrice »7. Aux balbutiements et à la dénonciation, il est possible d’échapper en disposant quelques jalons.

4 La production imprimée d’un laboratoire de recherche pose de façon centrale le problème des liens entre pratiques de recherche et visibilité, ceux du va-et-vient entre arrière-boutique et vitrine, du processus de sélection qui distingue le publiable de l’impubliable, la « littérature grise » des versions destinées au grand public. « C’est grâce à l’institution éditoriale, en effet, que la « pensée pure » est matérialisée, imprimée et diffusée; opérations sans lesquelles elle ne pourrait atteindre le public auquel elle est destinée »8. Par définition, la publication confère au texte et à son auteur un statut spécifique : elle donne la possibilité d’être reconnu par ses pairs et d’accéder aux bénéfices symboliques qui s’inscrivent dans une double logique, intellectuelle et académique dans le champ scientifique, économique dans le champ éditorial. Dans le cas d’un centre de recherche, l’intérêt d’une réflexion sur les publications dépasse le simple registre des profits individuels et des stratégies de carrière. Elle pose le principe même de la visibilité de la recherche, de l’identité d’un centre, et plus généralement de la finalité de la recherche. Une histoire des publications dans le cadre d’une structure collective questionne les procédures qui rendent visibles et tangibles les résultats de programmes de recherches, elle s’intéresse aux modes de légitimation et de hiérarchisation, elle interroge les relations entre l’organisation du travail et la production des résultats. De façon générale, les publications sont imbriquées dans les dimensions de savoir, de mémoire et de pouvoir qui sont constitutives du métier d’historien, comme les trois piliers de la discipline.

5 Autour de ces trois axes, une série de questions peut être posée : – Sur la visibilité : qu’est-ce qui émerge de la recherche ? Quel rapport s’établit entre les publications et le nombre d’acteurs engagés dans tel ou tel programme, le temps passé, le coût, les débats internes ou externes au laboratoire ? Quels sont les effets des modes

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 138

d’organisation d’un travail sur les résultats publiés ? Autrement dit, quelles relations les publications entretiennent-elles avec la réalité des pratiques, en termes de visibilité ? – Sur l’identité : dans quelle mesure les publications du CRH portent-elles une marque de fabrique, les signes d’une culture de laboratoire ? La qualité de « membre », dont la définition n’est pas stable, suffit-elle à donner une empreinte particulière à la production imprimée ? Comment concilier des logiques individuelles (orientées par exemple par des stratégies de carrière et par le goût de l’écriture) et des logiques collectives (visant, à travers la vitrine des publications, à obtenir des effets spécifiques, des bénéfices symboliques ou matériels pour cette collectivité) ? Comment s’articulent ces logiques différentes pour produire une identité collective de Centre ? – Sur la finalité : à l’interface du milieu historien et de ses publics différents, les publications jouent-elles effectivement le rôle de transmission d’un savoir historique ? Quelles relations entretiennent la communauté des chercheurs et le monde marchand des éditeurs ? Quelles lectures, quelles versions du passé les historiens veulent-ils et peuvent-ils offrir à la société qui les porte, qui les paie et qui les sollicite ? Quelle transmission faire du savoir historique face à « un public avide de son passé et souvent désespéré du présent »9 ? Les publications peuvent-elles tenir lieu de passerelle entre ces mondes trop souvent étanches ?

6 Prendre pour objet la production éditoriale du CRH définit un espace autant social qu’intellectuel, relativement autonome, traversé par des tensions, sensible aux forces externes, économiques et politiques notamment.

Construction de l’outil

7 À défaut de bibliothèque idéale, avec tout ce que cette appellation peut contenir d’illusion (liée à l’idée d’encyclopédisme), nous proposons une autre approche. Celle-ci s’apparente à la tradition bibliographique qui consiste à établir des répertoires raisonnés d’écrits, sur un thème, une source, un auteur. Nous avons ainsi travaillé sur les listes de références bibliographiques présentées dans le cadre des rapports d’activité du CRH à partir de 1966. La périodicité des rapports s’est progressivement fixée à quatre ans. Avant cette date, quelques bibliographies personnelles auraient pu être utilisées, mais restaient trop éparses pour être significatives (ces listes complémentaires fournies par quelques chercheurs sortaient du contexte des rapports, elles représentent une cinquantaine de références qui ne sont donc pas comptabilisées dans cette analyse).

8 On ne saurait trop souligner ici le rôle de la fonction éditoriale du CRH, fondatrice de son activité. Pendant les deux premières décennies (années cinquante et soixante), « le CRH concentra ses ressources de travail collectif à l’édition », à savoir « une part toujours croissante des moyens financiers et humains »10. Une politique ambitieuse et offensive de publication de documents d’histoire, de traductions et de thèses a distingué l’identité du Centre dans la communauté historienne, attirant toujours plus de manuscrits au risque de compromettre le développement de programmes scientifiques propres. À la suite de diverses mutations organisationnelles11, l’activité éditoriale perdit peu à peu de sa prépondérance pour s’éteindre à la fin des années soixante-dix. Les 144 volumes publiés dans les collections du CRH entre 1949 et 1980 montrent que la fonction éditoriale a pu mobiliser une collectivité d’historiens et

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 139

orienter en partie les thèmes et l’organisation de la recherche. Elle servit en quelque sorte de ciment à la construction de l’image et de la réputation du CRH. L’articulation entre cette vocation première et l’engagement dans des programmes spécifiques mériterait analyse mais dépasse le cadre de cet article. Il faudrait aussi évoquer, à la suite de Lutz Raphael, les changements intervenus dans tout le champ de l’édition scientifique (élargissement du public, augmentation des coûts de production, liens personnels entre des membres du CRH et les maisons d’édition), de façon concomitante avec l’affirmation de la fonction d’auteur et les mutations historiographiques qui ont favorisé la forme de l’essai au détriment des paradigmes quantitativistes.

9 Les rapports d’activité de 1966 à 1978 conservent la marque de cette période pionnière : les listes de publications des membres côtoient alors celles du CRH éditeur, avant d’occuper ensuite toute la place consacrée aux résultats de recherche. Insérées dans les rapports d’activité, ces bibliographies ont une fonction probatoire : elles viennent légitimer les demandes de crédit, justifier l’organisation du travail et apporter la preuve de son efficacité. Leur place et l’importance prise au fil des rapports les investissent d’un sens fort, comme devanture d’une entreprise collective, à la croisée du laboratoire et de la communauté des historiens, offerte aussi à l’appréciation des institutions de tutelle.

10 Ni tout à fait exactes, ni vraiment fausses, ces listes résultent d’un compromis entre les informations fournies par les membres du CRH, plus ou moins minutieux ou désinvoltes, et les décisions de la direction pour rendre l’ensemble cohérent et lisible. La variabilité des énoncés selon les auteurs suggère qu’ils n’entretiennent pas tous la même relation avec leur objet de recherche, se situant entre engagement et distance, entre appropriation et approximations. À prendre au sérieux la rhétorique de ces listes, il apparaît que la façon de les présenter relève de lois silencieuses, dont on peut pointer ici certains traits et qui enchâssent en quelque sorte les lectures et les commentaires qui peuvent être faits de ce document.

11 Ainsi le parti pris de l’accumulation. La multiplication des références semble imposer la quantité comme un critère pertinent : à l’échelle du centre, la moyenne annuelle est de 38 références entre 1966 et 1975, 147 entre 1976 et 1985, et 313 entre 1986 et 1996 ; le maximum est atteint en 1989 avec 365 références (annexe 4). Le parti pris encore du classement par ordre alphabétique des signataires, et du traitement égalitaire des références indépendamment du genre de textes, des thématiques, des programmes de recherche ou du nombre de pages et de volumes, a pour vertu de placer toutes les informations sur le même plan. La référence forme l’unité de base des listes et peut apparaître sous différentes signatures quand le texte est collectif, bien que cette règle souffre de nombreuses exceptions. Il est évident que la rhétorique de cette présentation vise à « faire vrai », à rendre crédible l’unité et la cohérence d’une collectivité par l’énumération ordonnée de ses membres, chacun escorté de sa production annuelle. Parallèlement, échoue l’idée de relier la production aux projets qui structurent l’unité en présentant au sein des « enquêtes » les publications qui en découlent. Seules quelques-unes les citent, de façon souvent approximative dans l’intitulé des titres, la mention des dates et la désignation des auteurs. Dans ce cas, la qualité de membres n’intervient plus comme critère pour délimiter la production attribuée à chaque enquête. L’extension institutionnelle reflète alors une collaboration large qui dynamise la recherche. Cependant la mention aléatoire de ces références ne permet pas d’en dessiner la carte ni les réseaux. D’emblée, les listes de publications

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 140

individuelles dans les rapports d’activités semblent récuser la rhétorique de l’enquête collective. Elles esquissent plus aisément l’image de carrières et de performances individuelles que celle d’une « structure fédérative »12. Cette contradiction renvoie très précisément à la réalité des pratiques de travail, si difficiles à saisir dans un rapport d’activité : mobilité des chercheurs entre les programmes et les séminaires, appartenance à plusieurs équipes, essaimage des thématiques sur différents terrains, artifice de certains rattachements, infinie diversité des formes du travail collectif, autant ces traits peuvent dessiner le kaléidoscope quotidien de la recherche, autant ils échappent en partie à la rhétorique « structurante » des rapports.

12 Au sein des listes de publications, la formalisation des énoncés se fait très progressivement. Dans les années soixante et soixante-dix, le flou qui régit ces « valeurs déclarées » suppose des formes de connivence du côté des lecteurs qui doivent faire appel à leur connaissance interne des événements éditoriaux pour distinguer le statut des textes. Certains auteurs ne citent que les textes considérés comme significatifs ou importants, à savoir les livres, en omettant les simples articles de revue ou les contributions dans des ouvrages collectifs. En tout cas, l’imprécision et la sélection des références, caractéristiques de la première période (1966-1978), vont de pair avec l’absence des ingénieurs dont les publications n’apparaissent qu’à partir de 1974. En raison de leur statut, il ne leur était d’ailleurs pas demandé de faire état du travail d’écriture qu’il leur arrivait cependant d’effectuer.

13 Quoi qu’il en soit du sens donné à l’évolution de cette mise en scène, les listes mises bout à bout finissent par constituer un catalogue bibliographique. Il est à la fois résultat et symptôme du fonctionnement d’un laboratoire. Il témoigne d’une fabrication spécifique et collective bien plus qu’il n’est l’effet ou l’addition de philosophies personnelles. C’est le produit d’un lieu, institutionnel et social. Ainsi inscrites en vitrine, les références bibliographiques deviennent elles-mêmes objet d’histoire, par la constitution d’un corpus informatique permettant de relier les publications avec les caractéristiques de leurs auteurs13.

Répartition et évolution des publications

14 Notre corpus se compose à ce jour d’un peu plus de 5.700 références et de 218 auteurs, pour une période de 30 ans (1966-1997). Dans le cadre de ce travail, nous nous sommes attachés à observer l’évolution et la répartition des types de publications selon le statut et le sexe des auteurs 14, les formes du marquage par le collectif, les relations avec les enquêtes et les effets de la demande éditoriale.

15 Le livre individuel, cosigné ou non, reste a priori l’objet le plus investi de valeur symbolique et marchande, le plus accessible aussi pour les différents publics (chercheurs ou non). C’est encore sous la forme d’un livre qu’une recherche apparaît comme la plus aboutie d’un point de vue documentaire, méthodologique et conceptuel. Dans notre corpus, les livres représentent 7.8 % des références : logiquement, la place du livre est inversement proportionnelle à sa valorisation et à la quantité de travail qu’il représente15. Sa part relative était plus importante en début de période. Le livre individuel se trouve concurrencé par d’autres formes de publication, par le livre collectif en particulier (voir le graphique).

16 À regarder de plus près, les différents auteurs ne sont pas égaux dans cette production (annexe 1). Les livres sont d’abord publiés par des directeurs, hommes et femmes

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 141

presque à égalité (EHESS ou CNRS), puis par des chercheurs masculins de statut intermédiaire (attachés, chargés de recherches, maîtres assistants, maîtres de conférences…), suivis par leurs collègues femmes de même niveau et par les ingénieurs des deux sexes. La logique hiérarchique du statut se double donc de celle du sexe des auteurs (situation attendue mais pas naturelle pour autant) (annexe 2). Il est remarquable cependant que, loin d’être des produits individuels, les livres sont souvent cosignés, pour un quart d’entre eux (un peu plus souvent quand il s’agit de femmes), soit deux fois plus dans le cas des livres que pour l’ensemble des références (annexe 3). Le livre peut contenir d’autre signes de son ancrage dans la structure collective, qui apparaissent alors dans l’espace intérieur du livre réservé au rite des remerciements ou dans les notes de bas de page. Mais ceux-ci restent cachés et à décrypter par les connaisseurs, ce qui leur confère évidemment un statut et une signification tout différents.

17 Le livre dit collectif offre un autre profil. Par définition, il est le fruit d’un rassemblement de textes, publiés sous la direction de celui ou ceux qui en ont pris l’initiative. La direction d’un collectif est très souvent collégiale, à 70 %, soit six fois plus que l’ensemble des références (annexe 3). Les contributions à des livres collectifs regroupent le quart des références. Mais cette forme joue en trompe-l’œil. Certes le livre collectif a pour fonction de réunir sous un même titre différents auteurs, relevant souvent d’institutions et de pays divers. Mais il n’est pas nécessairement le résultat d’une enquête, programmée, effectuée et financée dans le cadre du CRH. Il renvoie à des modes de collaboration très variables, à diverses formes de cooptation ou à l’appartenance à des réseaux, ces choix étant indépendants de l’organisation du CRH. Le livre collectif peut être conçu dans le cadre des séminaires de l’École, ou à partir de réunions ponctuelles entre disciplines et institutions, plus rarement il est issu d’un groupe de recherche travaillant d’abord sur une problématique avant de rédiger des textes. Nos statistiques montrent que le livre collectif occupe une part plus grande depuis 1990 (annexe 5), bien qu’a priori les maisons d’édition rechignent à publier ce type d’ouvrage. Sans doute, les noms des responsables et le statut des collaborateurs provoquent-ils un transfert symbolique sur l’ensemble de l’ouvrage. En effet, les directeurs (hommes du groupe 1) s’investissent tout particulièrement dans cette forme de publication. Dans les deux autres groupes, les femmes misent sur ce type de publication en plus fortes proportions que leurs collègues masculins. Il reste que la hiérarchie statutaire dessine nettement la répartition de cette forme éditoriale. Mais les réseaux internes à chaque ouvrage s’organisent plutôt de façon égalitaire que hiérarchisée.

18 Au vu de la faveur récente pour le livre collectif, et de la place des statuts supérieurs, on s’aperçoit que cette forme prend le relais des actes de colloques. En effet, les références à ces rencontres qui engendrent des rituels particuliers de l’échange intellectuel se multiplient dans les années quatre-vingt puis décroissent (annexe 5). Au moment de la publication des actes, la marque des circonstances de la production du texte s’efface au profit du livre collectif. Ce transfert signale une hiérarchisation entre ces deux genres, relayée par la pression des éditeurs. Il peut être repéré à partir des différentes versions données par les auteurs pour l’énoncé d’un même titre (présenté comme actes de colloque ou comme livre collectif) ou par la connaissance interne de ces manifestations. La place majoritaire des femmes dans les actes de colloque suggère que cet espace de publication est aussi un espace de liberté pour celles qui accèdent plus difficilement aux lieux plus sélectifs de la reconnaissance académique. Ce sont les

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 142

chercheuses de statut intermédiaire qui investissent le plus dans les colloques, suivies de près par le groupe des ingénieurs (femmes, puis hommes).

19 Cette partition dans la valeur symbolique des objets est confirmée par l’examen des références qui concernent les dictionnaires, les encyclopédies, les ouvrages d’hommage et les préfaces. Ces genres textuels semblent réservés aux hommes, de préférence directeurs. Ils délimitent un domaine d’exclusivité, la marque d’une notoriété ou d’une relation privilégiée. Ils s’appuient sur l’existence de réseaux, sur des mécanismes de distinction plus que sur un réel programme de travail en commun. Dans ce jeu, tant que les lieux de décision seront contrôlés par une majorité masculine, la présence féminine ne pourra se marquer qu’en pointillé.

20 À côté de ce genre somme toute minoritaire, néanmoins significatif (10 % des références), il reste la quantité d’articles publiés dans les revues, soit 40 % environ de l’ensemble. Cette masse évolue peu en proportion. Les différences les plus marquées concernent les hommes : pour les directeurs d’études ou de recherches, les articles de revue occupent une moindre place que pour leurs collègues de statut intermédiaire ou même que pour les ingénieurs. Le choix des revues reste un critère discriminant dans cette masse d’articles. Entre les « grandes » revues de diffusion internationale, les revues savantes, spécialisées ou locales, et les revues destinées au grand public, le statut des textes est fort variable.

21 Pour ne prendre que quelques exemples significatifs, on note que 10 % des articles sont publiés dans les Annales E.S.C. (puis H.S.S.), plus encore par les hommes que par les femmes. Les liens privilégiés entre le Centre et les Annales se situent dans les années soixante-six, soixante-quinze ; ils se relâchent ensuite de façon significative : de près de 40 % des articles, la revue « phare » des historiens n’accueille plus que 12 % dans la décennie soixante-seize, quatre-vingt-cinq, proportion divisée par deux dans la décennie suivante. L’écart d’abord marqué entre les hommes et les femmes s’estompe en fin de parcours. La part importante des cosignatures (20.2 % pour les hommes, 28.6 % pour les femmes) concerne principalement les articles liés aux enquêtes collectives des années soixante-dix, les annonçant ou en présentant les résultats. Ainsi une place inédite est ménagée aux informaticiens et aux femmes qui collaboraient alors à plusieurs enquêtes à la fois.

22 La pluridisciplinarité, prônée et mise en œuvre par les Annales, trouve quelques échos timides dans la publication d’articles des membres du CRH dans des revues de sociologie (Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Revue Française de Sociologie, Études Rurales…), d’ethnologie (Ethnologie Française…), d’archéologie (Archeologia, Archéologie médiévale…). Mais cette part reste fort modeste comparée au foisonnement de références dans des revues locales, dans des Cahiers dédiés à des personnages, ou dans des bulletins de toute sorte. L’éclatement de l’espace des revues ne joue pas en faveur de la visibilité. La multiplication de publics restreints et spécialisés dans des domaines très ciblés ne compense pas non plus le déficit de diffusion et d’échange entre des secteurs finalement cloisonnés16.

23 Aux marges du monde scientifique, deux revues « grand public » concentrent un nombre d’articles non négligeable. Le Débat, depuis 1980, compte 72 références signées par des membres du CRH, L’Histoire, depuis 1978, 62 références. Une poignée d’auteurs, masculins en majorité, joue le rôle de passeurs entre le monde scientifique et l’intelligentsia et capitalise l’essentiel de ces articles. Écriture et thématique correspondent à une certaine attente du public et se moulent dans cette demande. C’est

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 143

l’année 1989 qui mobilise le plus grand nombre de contributions dans Le Débat, mais rien de semblable dans la revue L’Histoire.

Relations entre enquêtes et publications

24 À la croisée des enquêtes et des publications, se noue une dynamique révélatrice des liens qu’entretiennent le monde scientifique et le marché du livre. On peut la repérer dans les interstices d’une rhétorique remarquablement stable et cohérente depuis trente ans : arrimée à la représentation des formes collectives du travail, elle s’efforce de faire tenir ensemble la présentation des programmes, l’organisation du travail et la production de résultats. Pourtant, comme nous l’avons déjà suggéré, elle échoue partiellement à insérer les publications dans l’organigramme des enquêtes. En fait, l’espace ouvert par les listes de travaux personnels laisse largement déborder les vagues déferlantes de références étrangères aux programmes proprement dits. Ne pouvant saisir de façon sûre le lien entre des publications et des enquêtes à partir de la rubrique ad hoc des rapports, il nous faut parcourir le chemin inverse : partir des énoncés des références pour y détecter des signes d’appartenance, essentiellement d’ordre sémantique. Le lien ainsi identifié est plus proche des thématiques que de l’organisation des équipes, de la production visible que des pratiques de la recherche.

25 À partir de quelques exemples, on peut ébaucher une typologie de ce lien enquêtes/ publications. L’enquête sur « l’alphabétisation » est souvent citée pour exemplifier l’ère des grandes enquêtes. On peut dire qu’elle tire cette appréciation de ses effets de visibilité : inscription dans la courte durée (1971-1976), méthodologie serrée (autour du dépouillement des signatures des actes de mariage), équipe structurée (dans la division des tâches, dans la collaboration Paris/province), production d’un livre collectif pour clôturer l’opération17. L’exemplarité tient aussi à la nature du thème proposé : l’entrée dans la culture écrite se prête tout particulièrement à un processus de ramification thématique, à l’ouverture de nouveaux champs de recherche. De l’apprentissage élémentaire, on passe aux lieux de scolarisation (collèges, universités), à la scolarisation des savoirs, aux usages du lire (histoire de la lecture, du livre et de l’imprimé), aux pratiques d’écriture (manuscrits, correspondances). Ces différents thèmes dérivés du tronc initial « lire et écrire » font alors l’objet de nouvelles enquêtes, elles-mêmes marquées par des publications collectives et de plus en plus par des productions personnelles, dans des revues, des colloques ou des ouvrages collectifs, en marge des enquêtes proprement dites. Les références ne sont pas seulement le fruit de la participation à un programme mais découlent souvent d’un travail individuel. D’une enquête ponctuelle, bien balisée par un nombre restreint de publications, émerge un terrain traversé par de nouvelles questions et foisonnant de publications.

26 En contrepoint, l’enquête « Inventaires après décès » offre un autre profil : longue durée (1971-1995), absence de livre fédérant les participants, relances de l’échange international (Québec, Belgique, Allemagne, Hollande, Grèce, Turquie…), éclatement des nombreuses publications dans le cadre d’actes de colloques ou de revues, équipe peu hiérarchisée et féminine. Ces traits sont renforcés par la nature même du questionnement : la fonction d’inventaire et la multiplicité des objets inventoriés appartenant à différents domaines de la vie quotidienne (mobilier, vêtement, technique agricole…) portent à ne jamais clore l’enquête. La constitution d’un corpus infini se

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 144

prête aussi à des lectures multiples qui enchaînent des suites de textes sur des aspects très différents de la vie matérielle.

27 « Alphabétisation », « Inventaires après décès » : dans leurs formes contrastées, ces deux enquêtes naissent de problématiques internes à la discipline, à la faveur d’approches anthropologique et socioculturelle d’objets historiques. Les interactions du champ scientifique avec le temps présent font aussi émerger de nouvelles questions. L’histoire des femmes et du genre au CRH s’enracine précisément dans ce contexte. Souffrant dès les prémisses d’un déficit de légitimité auprès de la communauté des pairs (et pères !), ce champ de recherche se développe, à partir de 1979, autour d’une série d’enquêtes (sur les femmes seules, sur le binôme culture et pouvoir, sur la violence, sur la séduction), mobilisant un noyau restreint de membres du CRH et de nombreuses collaborations extérieures. Malgré des thématiques différentes, l’appellation « enquête femmes » s’inscrit dans la durée, elle désigne à la fois un groupe et une série d’enquêtes. Sa progression est scandée de publications collectives, ouvrages ou articles. Mais la place qu’occupe la production de textes sur les femmes est sans commune mesure avec les limites de l’enquête. Certes les chercheuses qui y sont engagées directement sont largement sollicitées de l’extérieur et de l’étranger (en particulier par l’Italie) et mises à contribution pour publier notamment les cinq volumes de l’Histoire des femmes en Occident18. La revue Pénélope, en partie gérée par des membres de l’équipe, suscite, entre 1979 et 1984, de nombreux textes. Mais tous les signataires de publications sur les femmes sont loin de faire partie du groupe d’histoire des femmes et de s’identifier au mouvement féministe. La centaine de références repérées se coule en fait dans une demande éditoriale, voire dans un phénomène de société. Ce mode de légitimation par des facteurs externes impose finalement sa présence au sein des rapports d’activité par un lot important de références.

28 Dans les interstices des enquêtes, un flot de références sur la Révolution française est particulièrement caractéristique de la demande extérieure, tant politique qu’éditoriale. Près de 200 références portent sur cet événement majeur de l’histoire nationale, réécrit et réinterprété à l’occasion de son bicentenaire19. Certes, des enquêtes s’étaient inscrites dans cette perspective, dès les années soixante-dix (sur l’armée, sur les cahiers de doléances) puis dans les années quatre-vingt (sur la naissance de la politique moderne, sur les députés à l’Assemblé Constituante et sur le théâtre). Mais la diversité et la régularité des références repérées dans le corpus bibliographique excèdent largement les travaux de ces cinq enquêtes. Les spécialistes montent en première ligne, mais aussi nombre de chercheurs déplacent leur objet sous les feux de la rampe : famille, société rurale, territoire, population, médecine, religion, capitalisme, écoles … il n’est guère de thème qui puisse échapper au crible de la période révolutionnaire. La demande éditoriale, dans un contexte d’effervescence commémorative, offre le terrain favorable à cette dynamique. La distribution chronologique montre un semis à peu près régulier de références annuelles jusqu’en 1985, puis une montée et une décrue symétrique autour de 1989 (10, 12, 25, 43 puis 24, 10,8 références par an). Ce schéma déborde largement les bornes des trois enquêtes inscrites durant cette période. Le livre collectif est la forme dominante (36 % des références). Les revues occupent également l’espace avec un tiers de références, soit une part sensiblement inférieure à l’ensemble du corpus. Les colloques (avec 16 %) forment le troisième relais caractéristique de cette commémoration. La publication de livres individuels (10 %) est conforme aux autres thématiques.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 145

29 Le cas du Dictionnaire critique de la Révolution Française (Flammarion, 1988), dirigé par François Furet et Mona Ozouf, est exemplaire des modes d’inscription des publications du CRH. Au niveau du rapport d’activités (1986-89) et hors enquête, les onze références « déclarées » émanent de cinq auteurs différents. Ont été omis les neuf articles rédigés par Denis Richet, décédé un an avant la remise du rapport. Les directeurs de l’ouvrage font effectivement mention de leur direction mais sans détailler leurs contributions, soit 45 références « manquantes ». La double lecture, de la liste bibliographique et du sommaire du Dictionnaire, fait apparaître une distorsion entre la part réelle des membres du CRH (un tiers des auteurs et presque deux tiers des articles) et la façon de déclarer les références qui efface la multiplicité des collaborations au profit de la fonction auteur des directeurs, image résultant à la fois de la médiatisation et du succès de la commémoration.

30 La publication de ce Dictionnaire vient également confirmer les commentaires sur le corpus en général à propos du marquage masculin/féminin. À l’exception notable de la direction paritaire, l’ouvrage brille par l’absence de femmes auteurs de contributions et par leur effacement en tant qu’actrices de la Révolution. Seuls deux noms font l’objet d’une entrée : Marie-Antoinette et Germaine de Staël. L’étanchéité des champs, histoire des femmes et Révolution française, au sein d’une même unité de recherche, peut étonner. Certes, enjeux sociaux et politiques de l’un et l’autre objet, dans la société contemporaine comme dans l’historiographie, définissent des niveaux inégaux de légitimité et engendrent des sortes d’îlots de résistance. Plus encore, la nature même des approches n’aide guère à franchir les frontières. Évincées, dès leurs prémisses des événements tonitruants, chargés d’exploits, de discours, de visionnaires et d’orateurs, les femmes ne constituent pas une donnée immédiate et évidente du récit historique. Leur prise en compte en histoire suppose qu’on déconstruise précisément leur « silence », leur effacement de la sphère publique autant que les usages politiques des catégories du masculin et du féminin. Le silence persistant de l’historiographie révolutionnaire ne manque pas d’interroger justement l’histoire des femmes20.

31 À la suite de cet exemple, on pourrait également examiner chacune des « opérations éditoriales », concernant aussi bien les dictionnaires (« des Constituants », « de l’Ancien Régime », « des intellectuels »…), les ency-clopédies (Einaudi, Universalis…), les ouvrages de synthèse historiographique (Faire de l’histoire , 1974, La Nouvelle Histoire, 1978, Dictionnaires des sciences historiques, 1986), les « grandes » histoires nationales et thématiques (édition, famille, population, vie privée, femmes, France rurale, France urbaine) que l’exploration de la mémoire elle-même (Les Lieux de mémoire). On sera frappé par le fort investissement des membres du CRH comme auteurs d’articles ou comme directeurs de volumes, mais aussi par l’autonomie de ces publications par rapport aux programmes de recherche, par des écarts variables entre les valeurs déclarées et les contributions effectives, enfin par la résistance de ces genres éditoriaux, plus marquée que d’autres, à la présence féminine, à l’exception, évidemment, de l’Histoire des femmes en Occident. Force est d’en conclure que l’inventaire des méthodes, des concepts, des domaines de l’histoire et de l’acquis historiographique ne se moule pas aisément dans des formes programmatiques, ni dans les modes collectifs du travail. En revanche, le souci d’une lecture critique et renouvelée du passé peut aussi caractériser l’esprit et l’identité d’un centre de recherche.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 146

Conclusion

32 Nous avons souligné l’inflation du nombre de références par auteur depuis trente ans (indépendamment de l’évolution des effectifs du Centre) (annexe 1). De façon frappante, il apparaît qu’un tiers des auteurs produit près de 80 % des références. Cet indice, délicat à interpréter, appelle quelques commentaires qui peuvent conclure provisoirement ce travail.

33 L’uniformisation des références dans les listes bibliographiques des rapports ne parvient pas à masquer la réalité de la division du travail, des statuts et des hiérarchies. Depuis les années quatre-vingt, la prise d’écriture par un plus grand nombre de membres (par les ingénieurs notamment et grâce à une légère progression féminine dans la carrière21) reste ponctuelle et minoritaire. Ce constat nous presse de réfléchir plus avant sur les questions que nous posions à propos de la visibilité, de l’identité et de la finalité d’une structure collective de la recherche, à réfléchir plus particulièrement sur la reconnaissance de compétences qui, dans un centre de recherches, ne passent pas nécessairement par les publications.

34 Les performances individuelles qui semblent se confondre avec la réputation du Centre, s’enracinent dans des réseaux de plus en plus diversifiés, complexes, et ouverts aux échanges institutionnels et internationaux. Ce phénomène apparaît dans l’évolution des lieux et les langues de publication. À l’image de la mondialisation ambiante ? Ainsi, l’italien qui occupait une place de choix dans les années soixante-dix, a été rattrapé à la fin de la décennie quatre-vingt, puis dépassé par l’anglais depuis peu. On voit également émerger la langue espagnole, tandis que l’allemand reste à son point d’étiage tout au long de la période. Quant au français, tout en demeurant massivement la langue d’élection (de 75 à 100 % des références annuelles), il cède progressivement aux exigences de diffusion géographique et culturelle. Une analyse parallèle des lieux d’édition conforte ce diagnostic d’extension. Certes, Paris demeure le pilier central avec la proportion de 56 % des références. Mais on note aussi que les relais s’instaurent moins à l’intérieur des frontières nationales (12 %) que dans les pays européens (27 %), essentiellement en Italie qui recèle de nombreux partenaires éditoriaux particulièrement dynamiques. Ceux-ci publient presque autant de textes des historiens du CRH que les éditeurs de la province française. L’extension mondiale se lit surtout dans l’apparition récente de lieux lointains, Amérique du Nord et du Sud, et Asie.

35 L’ultime question serait de s’interroger sur les raisons et les effets de l’essaimage des textes à travers le monde et sous la plume d’un petit nombre de chercheurs. Les publications mises en vitrine ne seraient-elles que l’addition de talents individuels, la résultante de forces centrifuges ? Qu’advient-il alors du pouvoir fédérateur d’une structure collective ? S’il reste primordial pour assurer la fabrique d’outils pour la recherche, pour mener des programmes de longue durée, pour étayer des réseaux, et pour offrir un lieu d’échange entre disciplines et institutions, il se révèle aussi efficace pour focaliser les interventions externes. Une convergence d’intérêts entre des auteurs prolifiques et des stratégies éditoriales a pour vertu de susciter des synthèses brillantes, de faire naître des interrogations collectives sur des objets nouveaux. Elle finit par dessiner un paysage historiographique original, plus complexe et plus riche que ne pourrait le laisser croire la simple lecture des rapports d’activité. Au-delà des logiques scientifiques et des contraintes d’organisation du travail par enquêtes, se met en œuvre une relation dynamique entre des forces externes (stratégies éditoriales,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 147

demande sociale, ouvertures internationales) et le petit monde de la recherche. Elle parvient à l’infléchir sensiblement.

ANNEXES

Annexe 1. Répartition des objets selon le sexe et le statut (en %)

Objets Gr. 1 Gr. 2 Gr. 3 Effectif total

H F total H F total H F total

Livre 8.5 8.8 8.6 8.4 5.9 7.4 5.6 4.9 5.1 450

Direction d’un collectif 3.7 2.7 3.5 2.7 3.1 2.9 1.4 1.7 1.6 178

Revue 35.0 39.6 35.8 52.3 42.0 48.3 50.7 46.4 47.7 2336

Colloque 6.3 4.6 6.0 4.6 13.4 8.0 7.9 11.7 10.5 407

Hommage, Mélange 3.2 2.2 3.0 1.6 2.5 1.9 1.4 0.2 0.6 139

Ouvrage Collectif 29.0 27.6 28.8 17.8 25.4 20.7 13.0 22.8 19.7 1461

Encycl., dict. 6.8 6.7 6.8 6.3 2.0 4.6 5.1 0.8 2.2 324

Préface 1.7 2.2 1.8 0.6 0 0.4 0 0 0 68

Ed. Texte classique 1.3 0.6 1.2 1.1 1.1 1.1 1.9 0.6 1.0 67

Réédition 1.4 1.0 1.3 0.8 0.5 0.7 0 0 0 57

Introduction 0.9 1.3 1.0 0.3 1.1 0.6 0 1.1 0.7 49 Présentation

Autre 2.1 2.6 2.2 3.4 3.0 3.2 13.0 9.8 10.8 200

Total 2834 626 3460 981 610 1591 215 470 685 5736

Le Groupe 1 comprend les directeurs d’études, directeurs de recherche, maîtres de recherche, les sous-directeurs d’études et les professeurs associés. Le Groupe 2 comprend les attachés, chargés de recherche, les maîtres de conférence et maîtres assistants. Le Groupe 3 comprend les ingénieurs, collaborateurs techniques et chefs de travaux.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 148

Le Groupe 1 qui représente 1/3 des membres produit près de 60 % des références. Le Groupe 2 qui représente 1/4 des membres produit un peu plus du 1/4 des références. Le Groupe 3 qui représente 40 % des membres produit 12 % des références. La proportion de chaque groupe est la moyenne calculée sur les listes de membres du CRH présentées dans les rapports d’activité, non compris les administratifs. Dans le Groupe 1, les femmes représentent 14 % de l’effectif et produisent 18 % des références ; les hommes représentent 86 % de l’effectif et produisent 82 % des références. Dans le Groupe 2, les femmes représentent 39 % de l’effectif et produisent 38 % des références ; les hommes représentent 61 % de l’effectif et produisent 62 % des références. Dans le Groupe 3, les femmes représentent 74 % de l’effectif et produisent 69 % des références ; les hommes représentent 26 % de l’effectif et produisent 31 % des références.

Annexe 2. Répartition des objets selon le sexe

Objets Hommes % Femmes % Total %

Livres 336 8.3 114 6.7 450 7.8

Direction d’un collectif 134 3.3 44 2.6 178 3.1

Revues 1614 40.0 722 42.3 2336 40.7

Colloques 241 6.0 166 9.7 407 7.1

Hommages, Mélanges 109 2.7 30 1.8 139 2.4

Ouvrages Collectifs 1026 25.5 435 25.5 1461 25.5

Encyclopédies, Dictionnaires 266 6.6 58 3.4 324 5.6

Préfaces 54 1.3 14 0.8 68 1.2

Ed. D’un texte classique 53 1.3 14 0.8 67 1.2

Réédition 48 1.2 9 0.5 57 1.0

Introduction, présentation 29 0.7 20 1.2 49 0.8

Autres 120 3.0 80 4.7 200 3.5

Total 4030 100 % 1706 100 % 5736 100 %

Annexe 3. Cosignatures selon les objets et le sexe (effectifs et %)

Objets Hommes Femmes Total

Livres 83/336 = 24.7% 31/114 = 27.2% 114/450 = 25.3%

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 149

Directions 95/134 = 70.9% 30/44 = 68.2% 125/178 = 70.2%

Revues 181/1614 = 11.2% 75/722 = 10.4% 256/2336 = 11.0%

Colloques 23/241 = 9.5% 23/166 = 13.8% 46/407 = 11.3 %

Collectifs 55/1026 = 5.4% 39/435 = 9.0% 94/1461 = 6.4%

Autres 67/679 = 9.9% 46/225 = 20.4% 113/904 = 12.5%

Total 504/4030 = 12.5% 244/1706 = 14.3% 748/5736 = 13.0%

Dont Annales E.S.C. 41/203 = 20.2% 16/56 = 28.6% 57/259 = 22.0%

Annexe 4. Évolution du nombre total de références selon le sexe

Année Total H F Année Total H F

1966 13 9 4 1983 170 121 49

1967 22 21 1 1984 240 137 103

1968 20 19 1 1985 233 157 76

1969 20 13 7 1986 328 238 90

1970 45 36 9 1987 268 163 105

1971 54 43 11 1988 337 219 118

1972 37 29 8 1989 360 258 102

1973 21 14 7 1990 273 184 89

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 150

1974 68 56 12 1991 269 176 93

1975 78 64 14 1992 283 179 104

1976 96 69 27 1993 304 215 89

1977 73 52 21 1994 376 256 120

1978 217 189 2 1995 394 273 121

1979 150 123 2 1996 343 251 92

1980 176 116 6 1997 108 80 28

1981 170 123 4 Total 5736 4030 1706

1982 190 147 4 Moyenne 179,25 125,93 53,31

Annexe 5. Évolution des principales catégories de publication, pour cent références par année

Ce graphique est la transcription du tableau des pourcentages de publications par année : l’on rend toutes les années comparables en les normalisant avec un même total. L’objectif de ce genre de calcul est de montrer les tendances sur la période considérée, en faisant abstraction des volumes en jeu. Le calcul du pourcentage en années permet de voir les transferts au fil du temps entre les divers types de publications, en faisant abstraction des volumes en jeu. La hauteur de la colonne est proportionnelle à la valeur du pourcentage. L’objectif du graphique n’est pas de se substituer au tableau de chiffres, lisible par ailleurs, mais de montrer les divers types d’évolutions. Elles peuvent correspondre soit à des tendances globalement linéaires sur l’ensemble de la période, ce qui est le cas de deux groupes de variables en inversion de tendance, avec d’un côté le Groupe livres et revue et de l’autre le Groupe direction et livre collectif ; soit à des phénomènes cycliques, cas des références aux préfaces et dictionnaires ; soit à un phénomène ponctuel, par exemple les références à des hommages en 1972 et 1973. Enfin, elles peuvent combiner

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 151

une évolution globale linéaire avec des aspects cycliques ou ponctuels, ce qui est le cas de la variable colloque.

Nombre de références annuelles selon le type de publication

Année Livre Direction Revue Colloque Hommage Livre Diction- Préface Autres Total collectif naire

1966 4 0 9 0 0 0 0 0 0 13

1967 3 0 6 7 1 1 1 0 3 22

1968 1 0 16 2 0 1 0 0 0 20

1969 3 0 14 2 0 0 0 0 1 20

1970 5 1 27 4 0 5 1 0 2 45

1971 6 1 38 2 0 2 0 1 4 54

1972 13 2 9 3 4 3 0 0 3 37

1973 0 0 6 3 4 4 0 0 4 21

1974 9 0 38 2 6 9 0 0 4 68

1975 7 1 44 6 5 9 2 1 3 78

1976 6 1 62 14 1 5 1 0 6 96

1977 3 1 38 10 1 13 5 0 2 73

1978 16 5 79 5 6 21 68 2 15 217

1979 11 1 75 7 2 29 10 0 15 150

1980 15 2 93 7 3 24 5 3 24 176

1981 11 6 81 11 0 45 4 2 10 170

1982 19 12 79 16 8 35 2 4 15 190

1983 15 4 81 16 1 35 1 3 14 170

1984 18 6 93 33 8 62 3 6 11 240

1985 21 7 76 28 11 69 2 9 10 233

1986 15 9 101 35 3 76 74 1 14 328

1987 29 3 115 36 2 63 1 2 17 268

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 152

1988 30 7 112 24 5 78 65 2 14 337

1989 24 7 160 34 5 81 13 4 32 360

1990 24 15 89 28 8 97 2 0 10 273

1991 19 13 110 15 5 81 4 3 19 269

1992 25 9 99 16 10 103 5 2 14 283

1993 22 6 120 18 10 107 1 1 19 304

1994 23 13 156 6 6 114 24 3 31 376

1995 21 18 155 6 14 136 11 6 27 394

1996 26 23 120 8 5 113 12 12 24 343

1997 6 5 35 3 5 40 7 1 6 108

Total 450 178 2336 407 139 1461 324 68 373 5736

Pourcentage des références annuelles selon le types de publication

Année Livre Direction Revue Colloque Hommage Livre Diction- Préface Autres Total collectif naire

1966 30.8 0 69.2 0 0 0 0 0 0 100

1967 13.6 0 27.3 31.8 4.5 4.5 4.5 0 13.6 100

1968 5.0 0 80.0 10.0 0 5.0 0 0 0 100

1969 15.0 0 70.0 10.0 0 0 0 0 5.0 100

1970 11.1 2.2 60.0 8.9 0 11.1 2.2 0 4.4 100

1971 11.1 1.8 70.4 3.7 0 3.7 0 1.8 7.4 100

1972 35.1 5.4 24.3 8.1 10.8 8.1 0 0 8.1 100

1973 0 0 28.6 14.3 19.0 19.0 0 0 19.0 100

1974 13.2 0 55.9 2.9 8.8 13.2 0 0 5.9 100

1975 9.0 1.3 56.4 7.7 6.4 11.5 2.6 1.3 3.8 100

1976 6.2 1.0 64.6 14.6 1.0 5.2 1.0 0 6.2 100

1977 4.1 1.4 52.0 13.7 1.4 17.8 6.8 0 2.7 100

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 153

1978 7.4 2.3 36.4 2.3 2.8 9.7 31.3 0.9 6.9 100

1979 7.3 0.7 50.0 4.7 1.3 19.3 6.7 0 1.0 100

1980 7.5 1.1 52.8 4.0 1.7 13.6 2.8 1.7 13.6 100

1981 6.5 3.5 47.6 6.5 0 26.5 2.3 1.2 5.9 100

1982 10.0 6.3 41.6 8.4 4.2 18.4 1.0 2.1 7.9 100

1983 8.8 2.3 47.6 9.4 0.6 20.6 0.6 1.8 8.2 100

1984 7.5 2.5 38.7 13.7 3.3 25.8 1.2 2.5 4.6 100

1985 9.0 3.0 32.6 12.0 4.7 29.6 0.9 3.9 4.3 100

1986 4.6 2.7 30.8 10.7 0.9 23.2 22.6 0.3 4.3 100

1987 10.8 1.1 42.9 13.4 0.7 23.5 0.4 0.7 6.3 100

1988 8.9 2.1 33.2 7.1 1.5 23.1 19.3 0.6 4.1 100

1989 6.7 1.9 44.4 9.4 1.4 22.5 3.6 1.1 8.9 100

1990 8.8 5.5 32.6 10.3 2.9 35.5 0.7 0 3.7 100

1991 7.1 4.8 40.9 5.6 1.9 30.1 1.5 1.1 7.1 100

1992 8.8 3.2 35.0 5.6 3.5 36.4 1.8 0.7 4.9 100

1993 7.2 2.0 39.5 5.9 3.3 35.2 0.3 0.3 6.2 100

1994 6.1 3.5 41.5 1.6 1.6 30.3 6.4 0.8 8.2 100

1995 5.3 4.6 39.3 1.5 3.5 34.5 2.8 1.5 6.8 100

1996 7.6 6.7 35.0 2.3 1.5 32.9 3.5 3.5 7.0 100

1997 5.6 4.6 32.4 2.8 4.6 37.0 6.5 0.9 5.5 100

Moyenne 7.8 3.1 40.9 7.1 2.4 25.3 5.7 1.2 6.5 100

NOTES

1. Le corpus présenté dans cet article a été construit pendant un peu plus d’un an par une petite équipe composée de Raymonde Karpe, de Jean-Daniel Gronoff et de Cécile Dauphin. Nous tenons à remercier particulièrement Claire Lemercier pour la communication d’informations précieuses, Marie-Christine Vouloir du Service informatique de recherche à l’École des hautes études en

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 154

sciences sociales pour sa collaboration, Denise Malrieu (CNRS) pour sa contribution aux aspects linguistiques du logiciel « Hcorpus », et Dominique Laurent (société Synapse) pour son aide gracieuse avec l’API Natural Language recognition. 2. « L’analyse des problèmes posés par l’édition des ouvrages historiques est un aspect essentiel d’une réflexion sur l’histoire entendue comme activité pratique » (Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Belin, 1997, p. 287). 3. Cette réflexion s’appuie sur les travaux de Roger Chartier, Henri-Jean Marin, Jean-Yves Mollier et sur l’apport critique de Pierre Bourdieu et de Gérard Noiriel. 4. Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « Édition, éditeurs », 126-127, mars 1999. 5. Olivier Godechot, « Le marché du livre philosophique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, décembre 1999, p. 11-28. 6. Dans Actes de la recherche, mars 1999, numéro consacré à l’édition. 7. Gérard Noiriel, op. cit., p. 287. 8. Gérard Noiriel, ibid. 9. Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Paris, Le Seuil, 1998. 10. Lutz Raphael, « Le Centre de recherches historiques de 1949 à 1975 », Cahiers du Centre de recherches historiques, avril 1993, n°10, p. 23. 11. Voir le texte de Christiane Klapisch et Marie-Laurence Netter et l’article de Lutz Raphael, cité ci-dessus. 12. Voir le texte de Claire Lemercier. 13. La décomposition des références en éléments simples (signataires d’un texte, directeur d’un livre collectif, titres, date, éditeur, lieu de publication) constituent bien entendu l’opération préliminaire à un traitement sériel. Pour se prémunir contre le vertige de modèles statistiques appliqués mécaniquement à ce type de corpus, il convient d’avoir à l’esprit qu’il repose sur une construction ad hoc, qui écrase par exemple les marqueurs implicites de hiérarchisation des publications, ou renforce les effets liés à la présentation des listes bibliographiques dans les rapports d’activité. 14. Cette donnée nous a été communiquée par Claire Lemercier. 15. En chiffres absolus, la moyenne de livres publiés est de dix par an, mais cette donnée a peu de signification étant donné la variation des effectifs du Centre au cours de la période. 16. On peut s’interroger sur les effets de la numérisation encore récente des textes et de la communication sur la « toile » : prendra-t-elle le pas sur le papier, pourra-t-elle explorer de nouveaux espaces et toucher de nouveaux publics ? Si ces modes de publication peuvent sonner le glas des revues dans leurs formes traditionnelles, les auteurs n’en seront pas moins tentés de réunir leurs articles en un recueil. La pratique est déjà fort répandue et deviendra encore plus nécessaire pour répondre aux exigences de visibilité, de lisibilité et de durée. Sur ces critères se fondent non seulement la réflexion, mais aussi les dimensions de mémoire et de pouvoir, indissociables de la pratique historienne. 17. François Furet et Jacques Ozouf (dir.), Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Éditions de Minuit, 1977. 18. Sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Rome-Bari, Laterza et Figli Spa, 1990, et Paris, Plon, 1991. 19. Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française. Pratiques sociales d’une commémoration, préface de Michel Vovelle, CNRS Éditions, 2000 ; Id., « Les livres de la Révolution », Préfaces, hors série, mai 1989. 20. Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998 ; Jacques Rancière, « L’Historienne en proie au silence », Critique, « L’envers de l’histoire », janv.-fév. 2000, p. 2-13. 21. Voir le texte de Christiane Klapisch et Marie-Laurence Netter.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 155

AUTEURS

CÉCILE DAUPHIN CNRS/CRH

JEAN-DANIEL GRONOFF EHESS/CAMS

RAYMONDE KARPE EHESS/CRH

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 156

Le temps des désillusions ?

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 157

Le temps des désillusions ?

Mystifications du collectif

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 158

Faire école en Sciences Sociales Un point de vue sociologique

Jean-Louis Fabiani

Collectifs sociologiques

1 Par contraste avec la plupart des chapitres de cet ouvrage, qui portent principalement sur les opérations de la recherche collective – qu’elles se manifestent à travers des dispositifs institutionnels, des formes d’organisation ou de division du travail, des chantiers et des programmes – ma préoccupation principale concerne l’une des significations du terme collectif : celle qui privilégie les rapprochements d’individus au sein de groupes définis par une affiliation théorique, un style de recherche ou un ancrage territorial, objets auxquels il faudrait ajouter les formes de la mise en réseau. Groupes définis par : c’est là bien toute la question. Une bonne partie du travail de définition, qui est largement un travail collectif, a lieu dans un après-coup, et peut s’inscrire dans un modèle de professionnalisation ou d’institutionnalisation, notions dont la sociologie a fait grand usage pour penser sa propre inscription sociale et sa pérennisation dans un monde où la chose n’allait pas de soi avant de considérer qu’elles devaient elles-mêmes faire l’objet d’une analyse critique.

2 Les collectifs dont nous parlons ne peuvent être saisis qu’à partir d’un procès de définition et de redéfinition continue dans l’histoire des sciences sociales, procès caractérisé, quoique de manière diversifiée et irrégulière dans l’intérêt porté aux monuments, par la préoccupation pour des figures héroïques, qu’il s’agisse de penseurs ou de mouvements. La (re)mobilisation de conceptualisations anciennes, qui présente caractère par définition inépuisable est en effet une caractéristique forte de nos disciplines. C’est particulièrement vrai pour la sociologie : on peut évoquer l’exemple de la réception présente de Gabriel de Tarde, dont l’œuvre intéresse essentiellement parce qu’elle est réappropriée à partir de grilles d’interprétation qui lui sont largement postérieures. Ces mobilisations ne portent pas seulement sur des concepts, mais aussi sur des postures d’enquête, de recherche ou de construction d’objet qui sont associées (quelquefois a posteriori) à des noms propres ou à des noms collectifs.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 159

3 Ces collectifs, qu’ils prennent ou non le nom d’école ou qu’on le leur attribue, label ou stigmate, sont donc très largement des produits historiographiques. Ces groupements peuvent être référés à des noms propres, à l’existence d’un leader reconnu (l’école durkheimienne), à des lieux originaires ou englobants (Chicago, Manchester, Constance pour les premiers, « école sociologique française » pour les seconds). Mais ils peuvent être aussi référés à des conceptualisations, terme qu’on préfèrera à celui de paradigme, ou simplement à des labels (« interactionnisme symbolique » par exemple) qui sont ordinairement gros de malentendus. Gardons à l’esprit que ces noms collectifs restent, pour une partie non négligeable de leur usage, des insultes. Ainsi, une activité quasiment à plein temps de la sociologie américaine des années soixante-dix aura consisté à insulter le structuro-fonctionnalisme, et son héros Talcott Parsons qui avaient dominé la période antérieure. La notion d’école de Chicago a été d’abord évoquée par Luther L. Bernard, dans un article intitulé « Schools of Sociology » : l’auteur, signale Andrew Abbott, dans son ouvrage Department and Discipline1avait un très fort ressentiment contre Chicago où il n’avait pu trouver de poste universitaire. La première désignation d’une école sociologique à Chicago est le fait d’un ennemi qui la réduit à une métaphysique sociale. Parler d’écoles en sciences sociales, c’est aussi faire usage de gros mots. C’est pourquoi l’histoire de ces groupements, à travers les scénarios multiples qui l’établissent et la rétablissent, doit être incluse dans l’analyse de la recherche collective (et notamment l’évaluation de la dimension proprement « collective » de ces mouvements). Il est évident de constater que nous parlons aujourd’hui beaucoup plus de l’école sociologique de Chicago que ne le faisaient les contemporains de Robert E. Park et Ernest W. Burgess. Le fort intérêt pour cette école est récent, comme le fait remarquer Andrew Abbott dans son ouvrage : on y trouvera la meilleure analyse sociologique de cette foisonnante historiographie.

4 Des groupements désignés comme des écoles peuvent recouvrir des rassemblements d’individus, des ensembles d’idées ou de manières de faire, des procédures (dont le degré de codification doit faire l’objet de l’analyse) et des cérémonies diverses. Ces groupements peuvent aussi figurer des moments ou des traditions (ou les deux à la fois, comme c’est le cas pour l’école de Chicago). La question de la définition de ces groupements est toujours disputée : au centre de l’interrogation, inévitablement, se place l’investigation ou la polémique sur leur degré d’intégration.

Singuliers et collectifs

5 Souvent, par commodité, et aussi parce que les choses nous apparaissent d’une évidente banalité, nous tenons pour acquis l’usure des grands modèles explicatifs et le retour de l’auteur (jusqu’à la figure de l’auteur de sciences sociales comme écrivain) dans nos disciplines. Sans vouloir aller trop loin dans l’interrogation sur ces manières de penser, je me bornerai à deux remarques :

6 – le constat selon lequel les grands paradigmes se sont affaissés dans la période récente apparaît dans diverses conjonctures historiques qui ne sont pas toutes des moments de débandade institutionnelle. Pour ce qui est de la philosophie universitaire française, j’ai précisément tenté de montrer que le constat de l’absence de grande pensée fédératrice ou intégratrice au tournant du siècle (constat établi par Émile Boutroux lors des premiers grands congrès internationaux de philosophie, parmi d’autres occurrences de cette thématique) est contemporain de l’institutionnalisation et du renforcement de la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 160

production philosophique professionnelle dans son ensemble2. L’attribution au passé de formes à la fois plus cohérentes ou plus collectives d’organisation du savoir peut faire l’objet d’explicitations différentes, mais elle permet de poser une question : peut-on aisément caractériser des époques où fonctionnent de grands modèles d’explication ? Pour ce qui est de la philosophie française (indépendamment de laquelle on ne peut raisonnablement considérer l’histoire des sciences sociales en France), l’interprétation du passé de la discipline ordonné par des écoles et par paradigme renvoie à une critique de l’embrigadement de la pensée par l’orthodoxie, comme l’illustre le rôle d’épouvantail que joue Victor Cousin au moment de la reconstruction républicaine de la philosophie universitaire. Dans la représentation du passé qui conforte une telle reconstruction, les écoles renvoient soit à la force d’une contrainte idéologique par essence antiphilosophique, soit aux égarements d’une dérive sectaire. Quels que soient les usages qui peuvent être faits de l’œuvre de Comte ou de celle de Renouvier dans le développement de la production philosophique républicaine, l’idée même d’un regroupement autour d’un maître est questionnée et constitue l’indicateur d’un passé révolu. C’est autour du thème de la « liberté du professeur » que se constitue l’orthodoxie professionnelle au début de la République, même si elle est entièrement intégrée à la loyauté institutionnelle. C’est à partir d’une forme de culte de la performance scolaire individuelle que la norme de l’activité professionnelle va être construite, en même temps qu’elle enveloppe une très forte dénégation du scolaire (en tant qu’il implique des apprentissages collectifs, qu’il rattache ou qu’il relie à une école). Le grand philosophe est celui qui reconstitue, pour son compte, toute l’histoire de la philosophie. À l’échelle des lycées, le bon professeur rejoue cette scène en modèle réduit, en faisant de son cours une œuvre originale, là aussi évaluable selon les critères de la performance. Parallèlement, l’Université de la troisième République voit l’émergence d’autres formes d’activités intellectuelles, liées au développement de laboratoires et à la référence plus ou moins explicitée au modèle allemand d’organisation en séminaires : à ce titre, la performance solitaire renvoie plutôt à des représentations du passé (le philosophe conférencier mondain) et elle peut être la cible de promoteurs de nouveaux savoirs, comme Durkheim. La troisième République voit simultanément émerger la figure du philosophe universitaire comme auteur (en tout cas, les philosophes universitaires augmentent leurs chances d’accès à ce type de statut) et se développer, au moins à titre programmatique, des formes d’organisation collective des savoirs.

7 – Le retour de l’auteur. Il est plutôt banal de constater que le moment de notre histoire dont « la mort de l’auteur » est une des incarnations a été celui où l’universitaire a été comme jamais considéré comme grand auteur (au vu de l’attention portée de leur vivant à leurs manuscrits, par exemple). Là encore, c’est en philosophie que les choses apparaissent le plus clairement, avec de nombreux effets en retour au sein des sciences sociales (voir en particulier les exemples de Foucault et de Derrida). Peut-on dire que notre époque est celle où l’acquisition d’un nom propre présente le plus de chances d’être une tentative couronnée de succès ? Il s’agit peut-être simplement du moment où les tentatives sont les plus nombreuses dans cette direction. Opposant les continuateurs de tradition à ceux « qui veulent devenir un nom propre de plein exercice », Randall Collins3 note que le choix stratégique de ces derniers peut être :

l’effet de la jeunesse, de la naïveté ou de l’éloignement par rapport aux réseaux dominants; mais cette préférence exprime aussi l’idéologie populaire de la vie

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 161

intellectuelle moderne, qui exalte l’individu créatif, le rebelle qui parvient à la grandeur au prix du travail solitaire.

8 Au-delà de cette explication « idéologique » si l’on peut dire (mais qui suppose également un certain type d’organisation scolaire et institutionnelle), Collins ajoute des causes structurales à la créativité paradigmatique. Il existe des « moments de transition » lorsqu’un champ est en voie de constitution, ou que ses bases s’élargissent ou sont fortement déplacées : ces conjonctures sont favorables au développement de nouvelles écoles. Le cas de Durkheim constitue un bon exemple de projet porté par une conjoncture institutionnelle favorable.

9 Il est remarquable que Collins associe deux éléments dans son analyse de la vie sociologique moderne : le premier, on l’a vu, ressortit à une idéologie « populaire » (le culte de la performance, inséparable de la figure de l’agitateur institutionnel, dépasse largement les limites de l’organisation académique des savoirs). Le second élément renvoie à la notion de tradition anonyme, et mérite qu’on lui accorde quelques instants.

Traditions

10 Selon l’auteur, les réseaux intellectuels des sociologues sont organisés par des « traditions » : les différents mondes intellectuels sont caractérisés par leur propre organisation sociale.

11 Les mouvements sociaux les plus iconoclastes acquièrent leurs propres schémas d’organisation collective et partout leurs propres traditions.

12 Une tradition intellectuelle n’est pas définie par un contenu (ni par un canon), mais par un type établi de relations sociales au sein d’un collectif intellectuel. Quatre traditions sont ainsi distinguées : • les traditions loyalistes (orientées par des héros) ; • les traditions impersonnelles ou anonymes ; • les traditions avortées ; • les antitraditions (i.e. le post-modernisme).

13 Je m’arrêterai un instant sur les deux premières formes établies (bien que les « traditions avortées » soient évidemment les plus nombreuses). La coexistence de la tradition héroïque et de la tradition anonyme constitue en effet le régime dominant la sociologie universitaire moderne.

14 Les traditions orientées par des héros sont centrées autour d’un fondateur qui commande la loyauté des disciples à travers la succession des générations. Les traits caractéristiques en sont les suivants : • importance des débats sur l’hérésie (proximité avec la religion) ; • variation au cours du temps de la force de ces traditions (exemple : il y a aujourd’hui un néo- weberianisme, mais il n’y a pas, à proprement parler, de néo-durkheimisme) ; • le loyalisme n’est pas nécessairement contradictoire avec l’innovation ; la célébration du héros fondateur coexiste avec : la lutte pour l’appropriation des éléments disparates d’une tradition (qui) peut être source d’innovations fécondes dans le processus même de constitution d’une tradition de recherche4.

15 On peut rapprocher la définition de ce type de tradition du modèle d’analyse proposé par Edward Tiryakian en 19795. Si la notion d’école est centrale dans l’histoire de la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 162

sociologie, affirme cet auteur qui envisage principalement les cas de Durkheim et de Parsons, c’est parce qu’elle permet d’associer la présence d’un leader charismatique et d’un groupe qui partage un paradigme; au groupe est dévolue la charge de traduire et de diffuser la parole souvent obscure du leader.

16 La tradition anonyme consiste en un lignage d’idées et de techniques, alors qu’héros et textes suscitent peu d’intérêt. Exemples contemporains en sociologie : les modèles du choix rationnel, l’ethnométhodologie, l’analyse de conversation, l’analyse des réseaux. Ainsi, pour ce qui est du choix rationnel, on peut citer James Coleman, Gary Becker ou Jon Elster comme « individualités remarquables », mais ils ne sont en aucune façon des héros. On ne rencontre pas de « colemanien » (alors qu’on rencontre quantité de chercheurs se réclamant en totalité de l’œuvre de Pierre Bourdieu). La multiplicité des racines et des trajectoires individuelles interdit la focalisation sur un chef de lignage. Ce qui fait tenir ensemble la « tradition », c’est l’existence de controverses comme principe organisateur du collectif (communauté réunie par la recherche de solutions à des énigmes, voir le dilemme du prisonnier, le passager clandestin, l’explication de la solidarité sociale à partir de l’intérêt individuel, etc.). La tradition dite du « choix rationnel » est le produit du caractère fortement convergent de quelques conflits constitutifs : il s’agit d’une « famille de problèmes » qui tissent des liens sociaux entre ceux qui s’en préoccupent. Ces problèmes sont le plus souvent techniques et n’ont de sens que pour des intellectuels spécialisés.

17 Collins se demande pour finir quelles sont les chances respectives de ces traditions dans l’avenir de la sociologie. La réponse n’est pas nette. Si l’on considère que les collectifs savants se constituent préférentiellement autour de techniques de recherche plutôt que de revendications d’orthodoxie, on peut considérer que l’avenir est à la tradition impersonnelle. Mais les choses sont loin d’être aussi simples que l’explication de Collins pourrait le laisser penser. La domination sans partage de techniques standardisées dans la sociologie fonctionnaliste américaine de l’après-guerre a conduit à des impasses qui ont redonné tout leur sens à l’adhésion de générations nouvelles à des traditions orientées par des héros. On retrouve ici, sous une autre forme, l’antagonisme de la créativité individuelle et de l’impersonnalité bureaucratique. La routinisation de la tradition anonyme est inséparable du caractère limité de l’engagement émotionnel qu’elle suppose. Aujourd’hui selon Collins, il existe une plus grande variété de techniques de recherche (déstandardisation, mise en concurrence, objectivation et réflexivité des protocoles de recherche qui « dénaturalisent » l’objet sociologique). S’il existe une probabilité plus grande que les symboles anonymes l’emportent sur les fondateurs totémiques, il n’en reste pas moins que leur coexistence future est loin d’être exclue.

18 Un tel constat nous permet de finir par une série de questions adressée à l’auteur : quelles sont les conditions de possibilité de maintien (ou de résurgence) de fondateurs totémiques dans un univers régi par des formes d’organisation scientifique ? Qu’en est- il du héros savant ? Est-il simplement une rémanence d’autres univers (religieux en particulier) et est-il, de ce fait, une propriété résiduelle de l’organisation intellectuelle ? En constitue-t-il une déviation ? Comment se fait-il que certains d’entre nous continuent de croire en l’existence de ces héros ? Comment, dans un univers scientifique à prétention démocratique, les héros trouvent-ils encore autant de valets ?

19 Ces questions sont rarement abordées par les sociologues. Il faudrait, pour y apporter des éclaircissements, mettre en œuvre une enquête sur les modes d’exercice du

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 163

charisme et de l’admiration, y compris l’admiration mutuelle, si importante dans la constitution des groupements, dans l’univers des sciences sociales modernes. Par-delà ces remarques, on peut également s’interroger sur la pertinence de la référence à la notion de héros pour la définition d’un collectif intellectuel : au moment où il organise le grand chantier collectif de L’Année sociologique, il est difficile de définir Durkheim comme un héros. Il s’agit plutôt d’un coordinateur qui met en place difficilement un réseau de collaborateurs et qui ne cesse d’exhorter ses collègues à se mobiliser plus intensément. La récente édition de la correspondance de Durkheim à Mauss6 est éclairante sur ce point. La production de héros à travers des systèmes de célébration se situe souvent dans l’après-coup. Il peut s’agir d’une reconstruction qui permet de raviver des solidarités, comme en témoigne l’usage mythique de la référence à Durkheim au sein du groupe réuni autour de Pierre Bourdieu : ce rappel permet de renforcer la mobilisation collective et enveloppe, pour les plus modestes des affidés, la promesse d’une longévité sociologique inespérée dans un contexte où la compétition individuelle leur laisse peu de chances.

20 La mobilisation de l’histoire durkheimienne est aussi un enjeu dans la compétition tacite pour occuper la position enviée du « neveu » de Durkheim, Marcel Mauss. Au sein du collectif, Marcel Mauss est en effet porteur d’une double définition : c’est à la fois l’héritier principal et l’élève qui a dépassé le maître, parce que son œuvre, appropriée par d’autres disciplines, et révérée par les philosophes, semble présenter un intérêt anthropologique supérieur. Un sociologue américain très proche de l’auteur du Sens pratique ne s’exclamait-il pas récemment à l’issue d’un séminaire : « I am the nephew » ?

Le cas Durkheim

21 L’exemple « durkheimien » (on ne parle pour l’instant ni d’école, ni de mouvement, ni de paradigme, ni même de tradition) est l’occasion de mettre à l’épreuve les cadres d’analyse qui ont été utilisés pour rendre compte de ce moment de l’histoire intellectuelle et de sa suite. Y a-t-il, dans l’histoire des sciences sociales, un individu qui incarne mieux le collectif que Durkheim ? La science est le savoir des collectifs ; la force sociale exprime la puissance du collectif en même temps que l’organisation sociale du travail intellectuel doit être traduite en dispositifs collectifs. À un stade avancé de la division sociale du travail (qui inclut le travail intellectuel), la seule manière de prendre un point de vue unitaire sur un monde extrêmement fragmenté (et voué à demeurer incompréhensible), consiste selon Durkheim :

22 – à trouver un point d’appui conceptuel à la fois accessible et englobant (que la sociologie incarne à merveille puisqu’elle est simultanément limitée et totalisante, alors que la philosophie n’est plus en mesure de jouer ce rôle) ;

23 – à tirer parti du fait que la constitution d’une force intellectuelle collective est le meilleur instrument contre la fragmentation indéfinie des savoirs. L’historiographie dominante concernant le durkheimisme fait état d’une sorte de cas limite de l’intégration (ou de la soumission à un héros charismatique au-delà de toute mesure). C’est l’infatigable Durkheim du « il faut ce qu’il faut », de la femme mise à contribution pour relire les épreuves de L’Année sociologique, du fondateur héroïque qui se consume à la tâche. C’est aussi, dans l’imagerie populaire de la vie intellectuelle, l’exemple parfait de la tyrannie du collectif, dans la pensée et dans la vie, si l’on peut dire.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 164

24 Deux manières de penser le moment durkheimien illustrent le point de vue dominant, retranscrit dans une mise en forme savante : – Collins fait de Durkheim l’archétype du héros fondateur : au tournant du siècle il existait une école durkheimienne à tous les sens du terme : un réseau solidement organisé, poursuivant avec succès une politique de conquête de positions universitaires et contrôlant son propre programme de publications. Durkheim créa délibérément, et avec succès, les textes classiques de la science qu’il avait constituée. La reconnaissance publique suivit : vers 1920, les travaux de Durkheim étaient cités à la Chambre des députés7.

25 Success story qu’il faut s’empresser de relativiser : l’institutionnalisation de la sociologie du vivant de Durkheim est loin d’être un succès. La position de Durkheim. comme point d’origine, ou fondateur de science à partir d’une production textuelle sui generis est hautement discutable : la grande originalité de L’Année sociologique aura précisément été d’avoir construit la sociologie sur d’autres textes que ceux du fondateur (et particulièrement sur des textes non sociologiques). On peut dire ici que le mythe de fondation n’est pas produit par le fondateur, ni par ses disciples ou affidés, mais par le mouvement même de la conceptualisation sociologique qui porte sur l’histoire des sciences sociales. – Cette production de héros mythique apparaît avec encore plus de clarté si l’on considère la théorie développée à la fin des années soixante par Terry Clark8 concernant le patron et son cercle (traduction imparfaite du mot cluster) dans Prophets and Patrons. Le cercle durkheimien est l’exemple par excellence du cluster, soit : – une association d’une douzaine de personnes qui partagent un ensemble minimal de croyances à propos de leur travail ; – une organisation autour d’un patron (un titulaire de chaire occupant une position centrale) ; – un dispositif d’intégration passant par plusieurs canaux dont le plus visible est ordinairement la revue ; – un mécanisme unifiant à travers l’influence du patron sur les carrières des autres membres du groupe. Les critères du bon cluster (que les durkheimiens remplissent dans des condi-tions de rêve) sont les suivants : – une définition large (et lâche) de l’activité entreprise ; – un haut degré de cohésion sociale ; – une unité intellectuelle ; – un réseau large de contacts extérieurs (permettant le placement).

26 Le critère le plus intéressant est incontestablement le premier, qui contredit à l’évidence le canon sectaire ou le socle dogmatique fondateur qui réunit des talents à partir d’une problématique attrape-tout. Durkheim est ainsi contrasté avec Tarde et Simmel (par ailleurs « académiquement isolés ») dans la mesure où ceux-ci développent une définition beaucoup plus étroite de leur activité. Pour le reste, Terry Clark produit évidemment une caricature du mandarin : le durkheimisme est selon lui le double produit de : – l’importation du modèle allemand dans l’Université française républicaine ; – la rigidité des relations professeurs-étudiants en France, dont la personnalité autoritaire de Durkheim constitue une version paroxystique. En gros, L’ Année sociologique, c’est la traduction française et autoritaire de l’institut de recherche et du séminaire allemand. La critique par Jean-Claude Chamboredon de cette « vision américaine de la sociologie française »9 reste tout à fait fondée. Ce qui est

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 165

particulièrement intéressant un quart de siècle après la publication de ce bel exemple d’une histoire intellectuelle de combat, c’est qu’une justification latente de la polémique menée par Jean-Claude Chamboredon était d’épargner à une école sociologique française plus récente – celle de Pierre Bourdieu – l’épreuve qu’elle aurait subie si elle avait fait l’objet d’une analyse en termes de cluster). L’article fut en effet publié dans la deuxième livraison de la revue créée en 1975 par Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, qui devait jouer un rôle si important dans la constitution d’une image « collective » très forte de la sociologie structuraliste dont l’entreprise se réclamait. Il convient surtout de porter l’attention sur l’écart entre les critères mis en avant par Terry Clark et les opérations effectives qui ont conduit au développement de L’Année sociologique, ce qui peut permettre de penser à nouveaux frais les modes d’existence du collectif en sciences sociales.

27 Comme le montrent les travaux divers des historiens des sciences sociales en France, en particulier Philippe Besnard et Victor Karady10, l’intention de fonder une école de pensée ne préexiste pas à la création de la revue. Durkheim ne recrute pas ses collaborateurs en fonction de critères d’orthodoxie théorique. À ce titre la perception de la dogmaticité de l’œuvre de Durkheim est d’ailleurs en bonne part une illusion rétrospective. On peut évoquer à ce propos la réception très diverse par les philosophes de l’œuvre du sociologue, indépendamment de l’exception que constitue, sous de nombreux aspects, les Formes élémentaires de la vie religieuse, unanimement saluées comme une contribution philosophique11. Durkheim peut être perçu comme un chef d’école positiviste arrogant et dogmatique, mais aussi comme un philosophe qui développe une forme particulière de spiritualisme. À cette illusion de la cohérence et de la dogmaticité, les sociologues (en particulier ceux qui étaient les plus favorables à Durkheim) ont apporté une forte contribution en exagérant l’autonomie de l’entreprise et peut-être même le caractère fondateur du geste inaugural. Nous sommes ici confrontés au caractère paradoxal du processus d’héroïsation.

28 Le recrutement des collaborateurs de Durkheim est assuré évidemment à partir de l’exploitation d’un réseau proche et suppose des affinités scolaires, culturelles, voire sociales, qui justifient un effort hors du commun universitaire. Mais nulle forme d’exercice de la « personnalité autoritaire » ici. Rappelons que Durkheim écrivait à propos de Simiand dans sa correspondance à Mauss : « Je suis très heureux de l’avoir, mais je ne voudrais pas l’avoir malgré lui »12. Durkheim écrit d’ailleurs à Simiand en 1902 : Je n’osais espérer l’homogénéité morale qui s’est établie entre nous et je ne songeais à faire de l’Année qu’un recueil où il suffisait pour entrer d’être scientifiquement honnête13.

29 La publication récente des lettres adressées par Durkheim à son neveu atteste des limites de l’autorité intellectuelle de Durkheim. La fréquence des : « Marcel, tu me désespères », la grande difficulté à obtenir les comptes rendus demandés témoignent plutôt de quelques difficultés de mobilisation.

30 Dans cette mobilisation, ce qui compte, plutôt qu’un canon méthodologique ou théorique, c’est à la fois l’acceptation d’une surcharge de travail au nom de la valeur discriminante du travail. Il faut signaler ici l’importance du thème de la mise au travail chez Durkheim. Le travail doit produire des effets en tant que tel. On peut se demander ici s’il s’agit en partie d’une forme d’illusion scolaire. Doit-elle être mise en relation avec l’illusion de l’efficacité du discours savant dans la société ? On peut illustrer cette

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 166

posture en évoquant la figure d’Auguste Comte. La revendication d’une efficacité propre à l’intervention intellectuelle entendue comme pédagogie de la science est centrale dans l’œuvre de Comte, et elle a eu une belle postérité. Les nouveaux principes de l’organisation sociale selon l’auteur du Cours de philosophie positive ne peuvent s’imposer ni par la violence politique ni par la violence symbolique (qu’elle s’exprime à travers un ordre religieux ou un dispositif charismatique) : c’est à travers la vulgarisation des connaissances scientifiques que peuvent se diffuser au sein de l’ensemble de la société les nouveaux principes directeurs de l’organisation collective. La connaissance historique vulgarisée a, selon Comte, la propriété de « développer spontanément le sentiment social ».

31 J’ai essayé de montrer, à propos de la troisième République, l’importance de l’adhésion non-interrogée à la croyance selon laquelle l’activité intellectuelle est capable sans médiation, par son efficacité propre, de produire dans la société les effets d’une réforme morale14. Sociologues durkheimiens et philosophes rationalistes regroupés autour de la Revue de métaphysique et de morale partagent en effet, à travers les usages intensifs qu’ils font du terme de « morale », l’exigence de l’efficacité sociale du travail intellectuel. Un tel point de vue traduit à la fois la force d’un engagement civique exprimant l’optimisme social caractéristique d’universitaires qui sont fondés à penser que leur fonction dans la cité est essentielle dans le processus de laïcisation républicaine, et la puissance d’une illusion, celle qui leur fait croire qu’il leur suffit de s’exprimer en philosophes ou en sociologues pour être entendus.

32 C’est pour cette raison que le travail, en tant que tel, permet de faire le tri : c’est ce que Durkheim appelle lui-même le « départage du bon travailleur ». Le travail sérieux se voit et s’éprouve, il constitue une évidence morale. L’effort collectif est inclus dans cette problématique de l’effort discriminant, qui n’est pas tant orienté par un dogme ou un corpus que par l’espoir que l’on pourra reconnaître le sociologue savant dans la cohue des publicistes qui parlent du social. Le groupe peut être constitué autour de la valeur du travail contre le dilettantisme littéraire aussi bien que contre l’activisme politique.

33 – la croyance en la possibilité d’une science sociale, même assez largement définie.

34 Le plan de classification de L’Année est donc l’instrument principal du travail collectif. C’est la puissance de l’organisation thématique interne qui est censée indiquer le territoire d’une science qui ne privilégie pas, par ailleurs, autant que la critique que fait Durkheim du non-intérêt de Comte pour l’enquête pourrait le laisser supposer l’investigation empirique, mais le travail du commentaire : au-delà de la rhétorique héroïque de la rupture (de l’arrachement à soi-même, de la metanoia, de la conversion), c’est bien parce que le travail demandé aux collaborateurs de l’Année sociologique n’est pas si éloigné qu’il n’y paraît de la forme instituée des exercices scolaires que les jeunes collaborateurs peuvent s’y investir aussi aisément. On peut aussi évoquer, à titre de comparaison, le succès instantané des propositions du Métier de sociologue15, qui ont séduit de jeunes philosophes, parce qu’elles permettaient de « rompre avec la philosophie sans s’en éloigner vraiment »16.

35 Philippe Besnard17 a particulièrement insisté sur l’hétérogénéité relative des collaborateurs (qu’elle soit intellectuelle ou doctrinale). Bien qu’on puisse parler d’une homogénéité scolaire – et dans une moindre mesure sociale – du recrutement, on peut, selon l’historien du durkheimisme, en distinguer trois moments. Le premier est celui qui correspond à l’équipe du premier volume; sur les douze premiers auteurs, il y a huit

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 167

agrégés de philosophie, six normaliens, un agrégé de grammaire et un docteur en droit. Au cours de la période 1899-1903, on compte treize nouveaux recrutements bordelais dont quatre agrégés de philosophie, deux normaliens mais aussi plusieurs enseignants et élèves de l’École pratique des hautes études (EPHE). La période 1904-1913 est marquée par l’arrivée de vingt-deux nouveaux contributeurs dont seize normaliens, neuf agrégés de philosophie, trois agrégés d’histoire, deux agrégés de grammaire, deux anciens élèves de l’École des chartes et trois membres de l’EPHE.

36 Il est clair que l’hétérogénéité du recrutement est moins évidente que ne le pense Philippe Besnard (à l’exception peut-être du moment bordelais, où les ressources ordinaires sont raréfiées). En outre, on constate une grande inégalité des contributions, puisque Durkheim, Mauss et Hubert sont les auteurs de la moitié des mémoires émanant des collaborateurs de l’Année et de 44 % des analyses de plus de 25 lignes.

37 Il convient de faire à ce point deux remarques :

38 – ce que Victor Karady nomme dans un de ses travaux sur l’institutionnalisation de la sociologie française, la « division poussée du travail collectif » dans L’Année Sociologique mérite discussion18. S’il est vrai que Durkheim s’opposait explicitement à la personnalisation de la recherche (l’œuvre de la science est collective et impersonnelle), il n’en reste pas moins vrai que l’expression collective se situe bien plutôt dans l’architecture d’ensemble que dans le travail effectif de recension, qui n’est pas divisé. On peut insister sur le fait que les formes mêmes du travail de recension ne subissent pas de changement radical (d’où la familiarité des entrants, y compris ou surtout, des philosophes avec le type d’exercice demandé). Ce qui est vraiment nouveau, c’est le surtravail (l’effort demandé à un jeune professeur), et c’est la dimension collective de l’entreprise qui en fait la nouveauté. L’Année philosophique, héritage renouvieriste, à laquelle Félix Alcan avait pensé au départ rattacher le projet durkheimien, était l’œuvre d’un seul rédacteur, Fernand Pillon. – L’adhésion d’une minorité non négligeable de jeunes agrégés de philosophie apparaît souvent comme un mystère auquel on trouve des explications par le charisme exceptionnel ou par des propriétés institutionnelles. L’adhésion au durkheimisme serait un accélérateur de carrière, ce que l’analyse des carrières ne corrobore pas véritablement, bien qu’il soit vrai que l’on ne considère qu’un moment très court, puisque plusieurs carrières ont été interrompues par la guerre. Rien ne permet de conclure, dans un moment d’expansion relative du système et d’amélioration relative des chances de carrière, à l’avantage comparatif qu’aurait pu constituer l’affiliation durkheimienne.

39 L’adhésion des philosophes s’explique plutôt par : – le fait que l’affiliation à ce projet s’inscrit dans le prolongement d’une forme d’engagement rationaliste dont il est une des formes d’expression peut-être plus lisible que d’autres (rationalisme, reconstruction de l’université, dignification de l’activité professorale) ; – le fait qu’il offre du lien dans un contexte qui voit succéder la dispersion à un moment de forte intégration dans le système scolaire. On peut évoquer à ce point de nombreux cas d’anomie et de dépression post-agrégatives ; – le fait que le durkheimisme n’existe pas et que ce n’est jamais une école qu’on choisit, mais un mouvement collectif dont on ne pressent pas encore la forme qu’il prendra. On a souvent insisté sur l’ambivalence de Célestin Bouglé et sur l’indépendance de Marcel Mauss : au moment fondateur, Durkheim n’est pas véritablement un héros.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 168

40 Il convient donc de relativiser la dimension collective (au moins au sens où Philippe Besnard. parle d’hétérogénéité) pour insister sur le fait que les jeunes professeurs ou chercheurs qui s’engagent dans l’entreprise ne sacrifient jamais leur projet individuel, mais y voient plutôt une opportunité de le développer. Ce n’est que postérieurement que d’autres écoles sociologiques prendront au pied de la lettre la dimension de sacrifice ou de négation de soi qu’implique l’intégration dans un collectif conduit par un héros. Le regroupement sectaire appartient explicitement au tournant du XXe siècle au passé pré-scientifique (Comte et Le Play incarnent ce type de collectif).

41 Une dimension importante de l’entreprise durkheimienne, souvent évoquée par les historiens, concerne l’absence de sociabilité au sein du groupe. Une seule rencontre amicale est évoquée, autour d’un hommage à Durkheim. Les relations se faisaient essentiellement par courrier, et elles sont centralisées par Durkheim. Le travail restait pour l’essentiel solitaire. Il n’y avait pas de comité de rédaction, ni de réunions périodiques de l’ensemble des rédacteurs. Ceci permet de dire à Terry Clark que l’intégration intellectuelle très forte va de pair avec une intégration sociale très faible. Clark y voit l’expression directe de l’autoritarisme durkheimien (lequel privilégie l’action à distance). Le type de relations au sein du groupe est pourtant pour une large part la conséquence de contraintes objectives (il existe une impossibilité effective de se rencontrer) et l’effet d’une forme de travail universitaire qui privilégie le retrait au domicile.

Lignages et processus

42 La question de la postérité de l’école durkheimienne a fait l’objet d’inter-prétations différentes. La routinisation rapide du mouvement est analysée comme : – une conséquence de la clôture du cluster. Le cluster est resté trop fermé pour pouvoir intégrer de nouveaux talents, ce qui semble en contradiction avec le caractère « lâche » de la définition de la sociologie que Terry Clark a pourtant bien identifié ; – un effet de la position particulière de la sociologie durkheimienne dans l’espace des disciplines. C’est le point de vue développé par Johann Heilbron19 L’unité de la revue avant 1913 masquait de profondes différences internes, qui se sont organisées après la guerre autour de l’opposition enseignants-chercheurs incarnée par l’opposition entre Bouglé et Simiand. C’est à ce moment que l’aversion au durkheimisme institutionnel, dont Paul Nizan exprimera une variante radicale dans Les Chiens de garde ; – comme un effet de sa posture pré-scientifique du groupement J. Stoetzel évoque ainsi la misérable argumentation de Durkheim sur le prétendu « domaine propre » de la sociologie. La sociologie française de l’après-guerre fait l’apologie du terrain et affiche son indifférence à l’égard de la théorie ; – contrairement à ce que proclamait Sartre dans Situations 1, « La socio-logie de Durkheim n’est pas morte ». Il écrivait : La sociologie de Durkheim est morte ; les faits sociaux ne sont pas des choses ; ils ont des significations et, comme tels, ils renvoient à l’être par qui les significations viennent au monde, à l’homme20.

43 « Une bonne partie de la sociologie contemporaine est durkheimienne », soutient au contraire Randall Collins dans son article sur les traditions sociologiques. La tradition est simplement devenue anonyme. Coupées de la référence prééminente à son

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 169

fondateur, plusieurs branches ont fleuri, qui ne manquent pas de lignes de transmission intergénérationnelle : – une branche macrosociologique faisant fond sur le fonctionnalisme durkheimien (Parsons et ses successeurs) ; – une branche microsociologique qui va de Durkheim à Goffman en passant par l’anthropologie britannique comme en témoigne la notion de rituel d’interaction. « Avec l’émergence de la sociologie des émotions, la tradition microsociologique durkheimienne en est à la quatrième génération » ; – une tradition structuraliste préoccupée par les systèmes symboliques comme constituants de l’ordre social en profondeur.

44 La définition d’un lignage durkheimien permet de reconsidérer la dimension collective de ce que nous avons attribué à Durkheim. Il suppose des continuités (de Durkheim à Bourdieu en passant par Mauss et Lévi-Strauss). Celles-ci peuvent apparaître cependant sous une forme discontinue. La reconquête d’une position sociologique conceptuellement armée par la philosophie que tentent Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (le projet apparaît avec une netteté particulière dans la première partie de La Reproduction) ne se comprendrait pas sans le maintien du lignage des « chercheurs » entre les deux guerres, comme le remarque Johan Heilbron dans son article, mais constitue un double coup de force ; contre la disqualification philosophique a posteriori de l’œuvre de Durkheim et contre l’empirisme anti-durkheimien d’une bonne partie de la sociologie française de l’après-guerre. Requalifié partiellement à travers la grille de lecture fournie par l’épistémologie bachelardienne et au prix de corrections liées à son association programmatique avec Marx et Weber, Durkheim devient dans La Reproduction, ce qui était tout à fait improbable, un des éléments principaux de la refondation théorique, alors qu’il était doublement indigne ; il associait la médiocrité philosophique et l’inefficacité empirique. De la même façon, Goffman utilise Durkheim contre l’interactionnisme symbolique pour défendre le caractère contraignant de structures supra individuelles par rapport aux situations (l’ordre localement négocié). Là aussi, la référence à Durkheim apparaît comme une manière de s’opposer à un courant avec lequel Goffman a été temporairement associé. C’est évidemment vers un autre Durkheim que ces réaffiliations conduisent, mais ce type de processus conduit à la constitution de lignages intellectuels qui sont autant de collectifs dans les sciences sociales.

45 Dans son travail sur la sociologie produite à Chicago, Andrew Abbott est conduit à des constats voisins. Plus sans doute que l’école durkheimienne, ou même que le structuro- fonctionnalisme, ce que l’on a pris l’habitude de nommer l’école de Chicago apparaît comme une réalité intellectuelle fortement inscrite dans un espace social et urbain typique qui constitue également son objet : on a l’impression que le génie du lieu a conduit à la constitution d’un être social quasiment matérialisé, une école à l’état physique. Andrew Abbott montre au contraire que ce qui est désigné par l’assignation à un lieu n’est pas une chose, mais un processus. Dans cette perspective, le parti de traiter les faits sociaux comme des choses implique qu’on les considère comme des « lignages » (ce qui implique qu’on ne peut étudier les objets sociaux qu’historiquement). L’unité de lieu et la continuité des noms ne doivent pas conduire à conclure à la continuité des objets nommés. Un certain type d’échec intellectuel et institutionnel peut correspondre à un succès différé qui exprime la reconnaissance d’un style reconstitué dans une historiographie profuse. Ainsi, la fin de la première

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 170

école de Chicago comme réalité locale correspond au succès de l’école de Chicago comme objet culturel. « Chicago » aujourd’hui n’est plus dans Chicago (comme le montre le très fort intérêt des Européens pour cet objet), et n’existe que parce qu’il a fait l’objet de réappropriations successives et souvent concurrentes.

46 À partir de ces remarques trop rapides il n’est pas souhaitable de proposer l’esquisse d’un modèle permettant d’analyser la constitution des collectifs en sciences sociales. Les moments d’effervescence collective au sein de nos disciplines sont assez souvent liés à des conjonctures particulières dans lesquelles se croisent des préoccupations de fondation intellectuelle et institutionnelle et des redéfinitions affectant le mode de traitement des objets politiques. Sous des formes très différentes, l’école durkheimienne et l’école de Chicago peuvent être analysées à partir de ce croisement. L’une et l’autre, loin d’être l’expression idéologique de nouveaux impératifs de gestion sociale et de contrôle politique dont elles ne seraient que le reflet académique, constituent des réponses originales à des situations historiques marquées par l’émergence de nouvelles questions sociales ou par l’apparition de constructions politiques nouvelles. Elles tirent une partie de leur force (et notamment leur capacité de surmobiliser des énergies intellectuelles individuelles dans un contexte où le don de soi est rarement l’expression d’une stratégie rationnelle) de ce type d’attente politique (la constitution d’une assise théorique pour le lien social républicain pour les durkheimiens, le réformisme social pour Chicago). Simultanément, ces collectifs installent leurs travaux et leurs interventions dans un espace autonome qui interdit de les identifier comme des activités de service : la volonté de science affichée par Durkheim ou l’affirmation de la nécessité d’expression de la critique sociale au sein des institutions à Chicago en constituent une bonne illustration. La préoccupation affichée pour l’analyse de la constitution de lignages ou de traditions ne doit pas conduire à considérer les groupements en sciences sociales comme de purs artefacts produits par l’accumulation des souvenirs pieux ou par les lectures intéressées ou prédatrices des héritiers autoproclamés.

47 L’analyse des processus par lesquels des « programmes » (plutôt que de simples conceptualisations) se maintiennent, sous des formes jamais identiques, au cours de l’histoire disciplinaire ne doit pas faire oublier qu’il importe aussi, loin de l’hagiographie ou de la stigmatisation qui pèsent d’un poids si grand sur les usages de la notion d’école et plus généralement de tout collectif, d’analyser précisément les conjonctures qui favorisent les mobilisations collectives en sciences sociales et qui en nourrissent les mythes.

NOTES

1. Andrew D. Abbott, Department and Discipline, Chicago, University of Chicago Press, 1999. Le passage relatif à Luther J. Bernard se trouve p. 7-8. 2. Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988. 3. Randall C. Collins, « Les traditions sociologiques », Enquête, n° 2, 1996, p. 11-38. 4. Randall C. Collins, art cit., p. 14.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 171

5. Edward Tiryakian, « The Significance of Schools in the Development of Sociology », in W.E. Siznek, E.R. Fuhrmann et M.K. Miller (eds.) Contemporary Issues in Theory and Research. A Metasociological Perspective, Westport, Greenwood, 1979. 6. Emile Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par Philippe Besnard et Marcel Fournier, Paris, PUF, 1998. 7. Randall C. Collins, art. cit., p. 23. 8. Terry N. Clark, Prophets and Patrons, The French University and the Emergence of the Social Sciences, Cambridge, Harvard University Press, 1973. 9. Jean-Claude Chamboredon, « Sociologie de la sociologie et intérêts sociaux des sociologues », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, n° 2, p. 2-20. 10. Philippe Besnard, « La formation de l’équipe de l’Année sociologique », Revue française de sociologie, 1979, XX, n° 1, p. 7-31 et Viktor Karady, « Stratégies de réussite et modes de faire valoir chez les durkheimiens », Revue française de sociologie, 1979, XX, n° 1, p. 49-82. 11. Jean-Louis Fabiani, « Métaphysique, morale, sociologie. Durkheim et le retour à la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, 1993, n° 1, p. 175-191. 12. Emile Durkheim, op. cit., p. 54. 13. .Philippe Besnard, art. cit., p. 11. 14. Jean-Louis Fabiani, « La tradition latente : à propos des usages de la philosophie comtienne de la science dans l'histoire de la sociologie française », in Id., (dir.) Le Goût de l’enquête. Pour Jean- Claude Passeron, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 389-416. 15. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue, Paris-La Haye, Mouton, 1968. 16. Jean-Louis Fabiani, « La sociologie et le principe de réalité », octobre 1992, n° 545, p. 790-801. 17. Philippe Besnard, art. cit., p. 12 . 18. Viktor Karady, art. cit. Voir également « Durkheim, les sciences sociales et l’Université. Bilan d’un semi-échec », Revue française de sociologie, XVII, n° 2, 1976, p. 267-311. 19. Johann Heilbron, « Les métamorphoses du durkheimisme 1920-1940 », Revue française de sociologie, XXVI, 1985, n° 2, p. 205-237. 20. Jean-Paul Sartre, Situations 1, Paris Gallimard, 1993, p. 186.

AUTEUR

JEAN-LOUIS FABIANI EHESS/LAHIC

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 172

L’enquête collective en lieu d’identité Les enquêtes du Centre de Recherches Historiques

Olivier Lévy-Dumoulin

La recherche collective occupe traditionnellement une place centrale dans les activités du Centre de recherche historiques auquel elle contribue puissamment à donner son identité »1.

1 Faux-semblant ou réalité, effet d’annonce ou pratique quotidienne, en voulant éclaircir ce débat, il s’agit d’expertiser l’efficacité de la recherche collective dans le plus vieux métier de sciences de l’homme, le métier d’historien. L’expression trahit peut-être l’objectif véritable : comprendre ce que signifie l’invocation à la recherche collective dans une discipline qui pratique tant la politique de l’auteur. À cet effet, le biais d’une interrogation sur la place des enquêtes collectives au Centre de recherches historiques (CRH, appartenant à la VIesection de l’École pratique des hautes études, EPHE., puis à l’École des hautes études en sciences sociales, EHESS) s’impose parce que l’image et la représentation du Centre découlent de la primauté spécifique que la recherche collective y aurait exercé. Le CRH a souvent confondu sa raison d’être avec la conduite d’enquêtes collectives.

2 Lors de sa fondation, la « profession historique »2 s’est construite sur la fusion de deux figures dont Gabriel Monod entendait dépasser l’opposition, l’érudit chartiste, héritier des mauristes et l’écrivain d’histoire, le plus souvent normalien3. Ce divorce peut se lire comme l’opposition du talent individuel et de l’efficace des grandes entreprises collectives, ou la contradiction entre le principe de l’auteur et les vertus cumulatives de la science. Quand le retour de l’auteur dans la prose savante des historiens se fait triomphal, expertiser le sens et les faux-semblants du triomphe apparent de l’enquête collective au cours des années soixante, soixante-dix au CRH, contribue à la réflexion sur le statut et le sens de l’écriture de l’histoire.

3 À cette fin on dispose d’une source : les rapports d’activité du CRH depuis sa fondation. Dégager les réalités d’une pratique à travers le seul discours d’une institution sur elle-

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 173

même, cette gageure expose l’historien. Deux moyens permettent de surmonter l’obstacle, le décryptage des codes, des biais et des filtres qui conditionnent la prose des rapports d’activité et la confrontation avec certains traits objectivables de la pratique, en l’occurrence l’affirmation du travail collectif et sa formalisation dans les publications s’affichant explicitement comme des produits des enquêtes collectives du CRH.

4 La prose des rapports d’activité du CRH n’échappe pas à certaines caractéristiques obligées du genre. Elle fluctue en fonction des destinataires. Originellement destinés à satisfaire aux obligations du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) lors de la création de l’Unité mixte de recherche (UMR) commune, les rapports semblent progressivement destinés à permettre une analyse de l’institution, une circulation de l’information interne. Ces intuitions plus loin argumentées expliquent le filtrage des informations et l’évolution de celui-ci. Mais, en tout état de cause, la volonté justificatrice de l’action passée et des projets s’impose comme une permanence.

5 Justificatrice, la prose des rapports se veut explicite au yeux du bailleur de fonds tout en comprenant une part essentielle d’allusion, de private joke et de non-dit. On ne saurait interpréter autrement le choix d’un exemple du rapport 1967-1968 qui met en scène un homonyme de Lucien Febvre »4. Récusables à ce titre, les rapports le sont aussi par leur caractère lacunaire dans la première phase de l’histoire du Centre. La série est incomplète, voire inexistante, avant 1966, jusqu’à ce que l’exigence des rapports avec le CNRS ancre la pratique de ces textes. En dépit de ces biais, la source offre le mérite d’exposer à livre ouvert l’invention d’une tradition, la relecture ready-made d’une institution par ses propres soins.

6 Sous la plume de ses directeurs successifs, le CRH a associé le « temps des enquêtes » au succès et à l’apogée de problématiques qui requéraient la constitution de longues séries statistiques, appuyées sur la construction de questionnaires partagés et la forte mobilisation de chercheurs : Entre 1974 et 1978, le programme scientifique du CRH est resté largement inscrit dans les orientations qui ont étayé ses démarches depuis une dizaine d’années. Les travaux du Centre ont donc privilégié des ensembles documentaires lourds, traités de manière sérielle et quantitative (le plus souvent sur ordinateur) et ont pris la forme préférentielle de l’enquête collective. Démographique avec l’exploitation du castato florentin de 1427 ; socio-économiques avec les différents traitements de la Statistique générale de la France [....] ces enquêtes ont mobilisé l’essentiel des forces et moyens scientifiques du Centre, tant pour la collecte des données que pour leur interprétation. Collectivement menées, ces recherches ont pu franchir les limites ordinaires à tout travail individuel »5.

7 L’identification du CRH à la recherche collective, le succès croissant des enquêtes apparaissent comme la contrepartie obligée d’une thématique et, en fin de compte, d’une technique. Si le succès de la recherche collective au CRH n’avait tenu qu’à cela, il serait impossible d’expliquer la nécessité ultérieure de maintenir le cap quand les problématiques, les concepts et même la technique ont bouleversé le cadre de référence. En fait l’enquête collective serait la tradition, la « culture d’entreprise », la rhétorique identitaire du CRH, au-delà de ses indiscutables réalisations.

8 Dès 1929 l’impératif catégorique de l’organisation collective du travail des historiens se lit dans les premières Annales, avec les enquêtes sur les prix, les noblesses européennes, les plans parcellaires... Si les balbutiements de la recherche historique au CNRS révèlent qu’elle n’est pas l’apanage de cette seule tradition6, Lucien Febvre en fit le

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 174

leitmotiv de ces textes méthodiques après la deuxième guerre mondiale. Rendant compte de la Méditerranée , il concluait : Le livre de Fernand Braudel est le livre d’un homme seul. Une thèse, donc un chef- d’œuvre artisanal exigé par la corporation universitaire de tous ceux qui veulent passer maîtres. Encore que l’auteur de ce chef-d’œuvre soit un tenant résolu du travail collectif, il lui a bien fallu se plier aux règlements qui, de longtemps encore, ne reconnaîtront point de vertu probante à l’organisation, à la conception, à l’exécution d’un tel travail. Mais qu’on y réfléchisse : combien la mis en pratique des enquêtes collectives par les historiens serait-elle de nature à faciliter cette organisation de l’histoire dont nous sommes si préoccupés ? »7.

9 En 1934, ce caractère crucial de la recherche collective avait poussé Lucien Febvre, à soutenir son compagnon d’armes au Collège de France en insistant sur son rôle d’animateur d’une recherche collective en germe »8. Certes, cette insistance s’avérait aussi tactique puisqu’il s’agissait alors de démontrer que les initiatives de Marc Bloch, en matière d’histoire comparée et rurale, pouvaient tout autant impulser la recherche collective que l’archéologie gallo-romaine d’Albert Grenier qui l’emporta en fin de compte »9.

10 Ces lignes laissent transparaître les ambivalences que cachent les mots. Les enquêtes, celle des intendants de l’Ancien Régime, celle de la statistique impériale, celles de Frédéric Le Play et des ses disciples ? »10 Où résident leurs dimensions collectives dans l’unicité du questionnaire, dans l’opération même d’élaboration des conclusions ? Derrière « l’ardente obligation » de l’enquête collective se cache une grande diversité de procédures et d’ambitions que les rapports du CHR dissimulent sous la rhétorique de l’enquête collective.

Les mots pour se dire

11 Bien sûr on peut entamer une description objectiviste de l’identification du CRH avec les enquêtes collectives, en insistant sur ce que les entreprises sérielles des premiers équipements informatiques, à l’ère du codage manuel, induisaient nécessairement de travail collectif. Dans cette perspective le productivisme d’une histoire renouvelée aurait pour condition une division scientifique du travail, nécessaire à la poursuite du quantitativisme. Je voudrais explorer une piste toute différente. Le recours aux enquêtes collectives n’entretient pas de rapports de nécessité avec les objets propres aux historiens du CRH, peu de rapports avec les modes de la preuve, mais s’impose comme la forme que prit l’identité d’un lieu en pleine ascension institutionnelle.

12 La plupart des rapports qui servent ici de base d’analyse n’ont pas été conçus à partir d’une exigence autonome de l’institution. L’intermittence des rapports et des bilans sur l’activité du CRH se comprend fort bien si l’on se remémore le caractère quasi familial de l’activité de la rue de Varenne des temps héroïques, une dizaine de personnes, puis une vingtaine, les unes élèves des autres, se croisent dans un climat d’interconnaissance. Avec l’irruption du CNRS dans ce roman familial, intervient l’obligation de mieux justifier l’utilisation des crédits, de rendre des comptes et d’obtenir de nouveaux subsides. Un tel effet de source peut rendre suspicieux à l’égard du caractère symptomatique des déclarations d’intention, des bilans et des programmes. Aussi, cette dimension de l’analyse s’est imposée comme un préalable pour objectiver les déplacements de l’accent sur la recherche collective en un demi-

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 175

siècle. L’enquête collective apparaît d’abord comme un vocabulaire distinctif, une obsédante musique qui ferait du CRH ce qu’il est et sa raison d’être.

13 Pourtant, une fois dépassée la strate initiale des textes programmatiques de Lucien Febvre, les premiers rapports dessinent une image très floue de cet objectif. En 1957, Didier Ozanam explique : En théorie comme en pratique l’existence du CRH me paraît avoir deux objectifs essentiels : l’un est d’apporter une aide aux chercheurs individuels ou groupés, qui travaillent dans le champ de l’histoire économique et sociale ; l’autre, plus important peut-être consiste à prendre l’initiative de recherches méthodiques dans des secteurs peu ou mal explorés et de travaux coordonnés, là où le besoin s’en fait sentir (j’entends par là des travaux d’intérêt général, difficilement réalisable sur le plan individuel, tels que publication de textes, répertoire de sources)11.

14 À ce moment de l’histoire du CRH, la véritable recherche collective initiée par le Centre se limiterait donc à des entreprises qui ne tiennent pas de l’enquête, telles les éditions de texte ou les inventaires. Ces tâches collectives renvoient au passé du métier d’historien, qu’il s’agisse de l’organisation des ordres savants, des travaux des académies, de la production collective d’outil documentaire sous la monarchie de Juillet ; les suggestions d’Ozanam n’innoveraient qu’en raison du champ concerné. Et, même dans cet ordre-là, la commission initiée par Jean Jaurès sur les documents d’histoire économique relative à la révolution, aurait anticipé. L’autre dimension collective, celle des travaux de chercheurs ne l’est pas, par nature (« individuel ou groupés »).

15 Sur un plan sémantique, le rapport d’Ozanam témoigne d’une réserve qui transparaît à l’identique sous la plume de Fernand Braudel en 1961. Tirant dans les Annales le fruit des débats du CRH depuis 1957, le directeur de la revue et directeur du CRH prône un retour aux enquêtes : Après avoir longuement réfléchi et non moins longuement hésité, les Annales font un retour aux enquêtes. Non pas celles qu’avaient entreprises Marc Bloch et Lucien Febvre voilà vingt ans déjà, sur les Noblesses d’une part et sur les techniques de l’autre, bien qu’aucune de ces enquêtes ne soient vraiment closes. Dans deux ou trois réunions préalables, où avaient accès historiens et non-historiens, il en a été nullement discuté […] plutôt que de les ordonner[…] nous avons pensé qu’il serait préférable, dans un temps initial au moins, de laisser chacun poser le problème dans ses propres termes, en allant chaque fois jusqu’au bout de sa pensée […]. Enquête ouverte, tribune libre. Est-ce à dire que nous nous contenterons de mettre, l’une à côté de l’autre, dans leur bigarrure, ces réalités multiples de la vie matérielle ? Assurément non. Nous sommes persuadés que des liens inattendus, d’étranges filiations rapprochent plus d’une fois les aspects apparemment hétéroclites des besoins et des désirs des hommes. Et de la convergence des efforts, de l’examen réciproque des points de vue et de la pénétration, l’une par l’autre, de pensées en général très étrangères, nous espérons que se dégageront peu à peu des trames profondes ; beaucoup mieux que si, d’emblée, nous cherchions à les définir et à les proposer à l’attention concertée des chercheurs »12.

16 Texte étonnant où ne figure aucune allusion à la dimension collective, alors que Braudel ouvre les chantiers de « l’histoire science sociale actuelle » et de « l’histoire de la vie matérielle et des comportements biologiques ». Le recul face au collectif trouve sa confirmation dans la chronique des enquêtes qui s’ouvre alors dans les Annales. Plutôt que d’ordonner les travaux on lance des « enquêtes ouvertes », des « tribunes libres ».

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 176

17 L’« euphématisation » touche à l’extrême, le collectif est devenu tabou, en ces années, on évoque donc « les travaux coordonnés », « l’attention concertée des chercheurs ». L’absence du terme « collectif », proprement dit, suscite la curiosité quand une lecture rétrospective en postulerait la présence. Le collectif invoqué sans complexe par Lucien Febvre s’estompe dans la forme comme dans les procédures. Sans vouloir rabattre brutalement deux plans fort éloignés, « collectif » et « collectivisme » entretiennent peut-être des liens de proximité encore trop brûlants au sortir de la guerre froide. Toujours est-il que le lexique de l’enquête collective ne s’impose qu’après le tournant de 1965.

18 Au-delà de cette rupture, le discours s’articule d’emblée autour de deux axes générateurs de fractures, les historiens travaillent « individuellement ou groupés », leurs entreprises sont libres ou programmées, comme les éditions de texte dans le cas d’espèces. Cette double polarisation, cette véritable tension traverse pratiquement tous les rapports alors que parallèlement le sens et la nature des termes peuvent évoluer. Le rapport de 1969 qui intervient dans une double conjoncture de transformation, l’association au CNRS et la montée en puissance de l’informatique perpétue ce dispositif rhétorique. Le Centre centralise, coordonne et aide les recherches d’un certain nombre d’historiens qui prennent la forme « d’enquêtes ». Cette formulation contourne et souligne la persistance des démarches individualisées et de véritables approches systématiques dans le cadre d’une division du travail scientifique. Par ailleurs, l’ambivalence des taches entre les œuvres et les outils, la constitution de métasources perpétue la polarité amorcée dans le rapport Ozanam : […] les enquêtes du Centre n’ont pas pour seul objet les publications auxquelles elles donnent lieu. Elles visent aussi à dresser un inventaire du matériau disponible par rapport à la question posée, et à constituer pour les chercheurs de demain un archivage des données quantitatives et sérielles »13.

19 Des œuvres ou des outils, des individus ou des groupes, les termes de l’identité du CRH paraissent se reproduire d’année en année, pourtant à lire derrière les apparences, il n’existe pas, au sein du laboratoire de groupes de recherches structurés et de composition fixe.

20 Toutefois cette organisation du champ de la recherche ne prend sa forme canonique qu’à partir de 1965. Une douzaine d’années plus tard, le rapport 1974-1978 présente comme une évidence la vocation du Centre à animer des enquêtes collectives : Le CRH a pour vocation de mener des enquêtes collectives regroupant pour un laps de temps déterminé (2 à 5 ans), un certain nombre de chercheurs qui lui sont attachés ou qui appartiennent à d’autre institutions ; beaucoup de ces chercheurs participent à plusieurs enquêtes »14.

21 Cet imperium de la recherche collective s’appuie sur un argumentaire dont la version la plus pure et la plus rigoureuse est offerte par le rapport de 1969 : Le Centre de recherches historiques centralise, coordonne et aide les recherches d’un certain nombre d’historiens qui réclament de la tradition, ouverte par Marc Bloch, Lucien Febvre, Ernest Labrousse, Fernand Braudel et de ce qu’on appelle l’école des Annales... Grâce à la révolution introduite par l’ordinateur dans le maniement de l’information, il développe aujourd’hui son activité vers le dépouillement de plus en plus systématique des données quantitatives de l’histoire, et la mise au point des procédures d’exploitation les plus sûres et les plus rapides. De ce point de vue, la question du codage et de la vérification des données, les problèmes de programmation et de l’utilisation des ordonnateurs sont au centre de beaucoup de nos enquêtes.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 177

Pour nombre de ces enquêtes le CRH utilise les procédures de la collecte des données au magnétophone et le codage automatique mis au point par M. Couturier Qu’elles soient fondée ou non sur un traitement électronique des données, les enquêtes du Centre n’ont pas pour seul objet les publications auxquelles elles donnent lieu. Elles visent aussi à dresser un inventaire du matériau disponible et pertinent par rapport à la question posée, et à constituer pour les chercheurs de demain un archivage des données quantitatives et sérielles »15.

22 À peine parvenue au Capitole, l’enquête collective est déjà proche de la roche tarpéienne. Le balancement déjà apparent dans le rapport Ozanam resurgit dans le rapport 1974-1978. Tout en privilégiant la recherche collective, le CRH accueille également des chercheurs poursuivant des recherches personnelles, dont le thème est généralement lié à l’une de ses principales orientations scientifiques. Aussi, le rapport scientifique qui suit, ne se limite-t-il pas aux seules opérations de recherches collectives menées depuis 1974, mais il représente également ces travaux personnels pour donner une vision plus complète de l’éventail scientifique du Centre » »16.

23 À nouveau le balancement recherche individuelle, recherche collective ordonne la vie du Centre, mais ici les recherches collectives sous la forme des enquêtes ne s’opposent plus aux recherches individuelles mais aux structures permanentes. Le propre de l’enquête réside d’abord dans sa mobilité. ce changement dans la nature de la polarité devient évident quand on découvre la volonté du rapport de ne plus distinguer les recherches individuelles, mais de les aligner logiquement dans les contributions successives du CRH. À, lire ce rapport l’enquête devient la véritable unité de rattachement des chercheurs qui développent des stratégies individuelles au gré des multiples engagements.

24 En un certain sens le glossaire du discours sur l’enquête collective se fige alors. La dialectique qui va opposer, puis associer groupe, « individu », « enquête », recherche quantitative et qualitative est en place. D’un rapport à l’autre les mêmes termes révèlent et camouflent, tout en même temps, les aléas de la politique scientifique du Centre. En 1985, la question est soulevée sous forme problématique : En ces quatre dernières années, le Centre de recherches s’est trouvé affronté à une question fondamentale : comment réussir la nécessaire mais difficile adaptation d’un instrument de recherche construit et développé avant tout pour mener à de lourdes enquête, fondées sur l’étude sérielle de corpus massifs, et aujourd’hui confronté au déplacement des intérêts et des procédures du travail historien ? »17.

25 Dans cette perspective, les auteurs du rapport reposent la question déjà usée par les ans : Établir un juste partage entre les recherches collectives, quelqu’en soient les modalités, et les travaux personnels, en n’enfermant pas son entière activité dans le modèle ancien de l’enquête collective, lourde et longue, mais aussi en ne dissolvant pas son identité dans la multiplicité de projets émiettés »18.

26 Dès ce moment, le dilemme entre l’individu et le groupe se transforme en une contradiction, entre la préservation de l’institution liée à la tradition et l’évolution des pratiques savantes. Une relecture attentive des rapports témoigne d’interprétation divergente du sens de la tradition. Pour le rapport de Louis Bergeron et Patrice Bourdelais une part de la recherche demeure « traditionnellement, individuelle »19. Quand le rapport de 1991 reconstruisant la même histoire, applique l’adverbe au pan opposé des d’activités du CRH :

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 178

La recherche collective occupe traditionnellement une place centrale dans les activités du Centre de recherches historiques auquel elle contribue puissamment à donner son identité »20.

27 Sous les mêmes mots, derrière un clivage analogue, ce sont bien deux lectures différentes qui s’opposent. Au-delà de cette tension, il s’agit de la définition d’une tradition, d’une identité, d’une raison de préserver l’institution. Sans doute faut-il chercher là les mobiles d’un autoportrait toujours réitéré, d’une recherche permanente de la juste formulation qui permettrait le changement dans la continuité, idéal des organisations.

28 Sous les plumes de Lucette Valensi et Bernard Lepetit les mêmes mots rendent en apparence le même son quelques années plus tard : Ainsi constitué le CRH continue d’exercer un vrai pouvoir d’attraction intellectuelle. Il se manifeste par l’intégration au sein des enquêtes collectives de nombreux chercheurs français extérieurs au Centre et d’universitaires étrangers. Cette capacité à fédérer des équipes est essentielle à un moment où la recherche de type individuel tend à être de nouveau prédominante dans le domaines de l’histoire.

29 Identité collective, épanouissement des entreprises individuelles, le balancement revient à nouveau jusqu’à ce que l’impression de se heurter à une logomachie, convenue et convenable, s’empare de l’analyste quand les mêmes mots, le même balancement s’inscrivent sous la plume du rapporteur de 1994-1995 : Les recherches collective sont par excellence le baromètre de l’activité scientifique du CRH... Elles illustrent comment la spécialisation de chacun des chercheurs du Centre et la poursuite de recherches individuelles vont de pair avec la participation à des entreprises coordonnées. Il ne s’agit pas seulement de compatibilité entre travail individuel et travail collectif, ou de partage du temps entre deux types d’activité, mais bien du soutien réciproque que la recherche solitaire et recherche collective apportent l’une à l’autre »21..

Les choses sous les mots ou les mots et les choses

30 Derrière ce théâtre, sur lequel se juge l’héritage d’une tradition intellectuelle et culturelle, derrière le ressassement des termes convenus transparaissent des inflexions que traduisent d’infimes nuances et l’étude des productions des membres du CRH. Au- delà des effet de construction, il n’est pas question d’un relativisme absolu qui ferait des enquêtes collectives un leurre, un outil tactique aux seules fins d’imposer une hégémonie institutionnelle. Si la rhétorique habille de continuité les ruptures et transforme en rupture la préservation de la tradition, les rapports trahissent aussi l’évolution des pratiques collectives en actes.

31 À cette fin, plutôt que la pesée globale évoquée par ailleurs, j’ai privilégié un deuxième observatoire, les Annales, afin d’y mesurer la présence des sous-produits d’enquête et la formalisation collective, ou non de celle-ci. À relire les rapports comme des sources d’information, et non plus comme le miroir d’une identité savante en voie d’élaboration, une première période contradictoire s’étend de la fondation à 1965. Cette phase, que l’on peut qualifier de « braudellienne », s’instaure sous le signe du paradoxe. Le Centre a toutes les apparences de ce laboratoire historique que Lucien Febvre vante auprès de ses bailleurs de fonds américains ; les membres extérieurs de ce temps sont recrutés sur la base de leurs capacité à participer aux enquêtes et aux travaux collectifs

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 179

du Centre22. Les enquêtes d’alors, sur le mouvement des prix au XVIIIe siècle, sur le prix du froment en France (1800-1872), sur le dépouillement de la presse révolutionnaire pour la publication des discours de Robespierre, ou la préparation de l’enquête sur le mouvement démographique en France depuis le XVe siècle (Goubert, Baehrel, Rémond, Bouloiseau) n’ont souvent que l’apparence du travail collectif. Sur le mouvement des prix, il s’agit de la poursuite des entreprises de Labrousse, grâce à l’une de ses étudiantes de D.E.S »23.

32 Ainsi l’accent initial sur les enquêtes est un village Potemkine, un trompe-l’œil. Certes, des travaux convergents sont entrepris, mais les seules initiatives bâties sur un patron collectif tiennent de l’entreprise documentaire (cf. les discours de Robespierre), tandis que les autres objets découlent de travaux individuels, plus ou moins orchestrées autour d’une problématique commune. En ce sens, la thèse monumentale de Pierre Chaunu tient autant du chef-d’œuvre à l’ancienne que celle de Fernand Braudel selon Lucien Febvre, à moins d’envisager le couple Chaunu comme une entreprise collective.

33 Le rapport de 1957 rédigé par Ozanam, puis sa note tirée de la réunion du 24 juin 1960 révèlent plus clairement encore les dérives du Centre par rapport au laboratoire idéal projeté par Lucien Febvre. Les propositions d’enquête témoignent de l’absence de claire définition : pêle-mêle s’y juxtaposent des projets d’archéologie matérielle, une enquête sur la crise de 1619-1622 suggérée par Sergio Romano, une autre sur l’histoire alimentaire.

34 Les tensions sur la politique du Centre transparaissent dans le débat qui oppose les points de vue de Romano et Braudel ; celui-ci distingue trois formes d’histoire, l’histoire traditionnelle, l’histoire d’avant-garde et l’histoire préfabriquée. Romano entend ne garder que l’avant-garde quand Fernand-Braudel évoque les éditions de texte et les vertus de l’érudition. La politique des enquêtes reste alors écartelée entre ces deux conceptions.

35 En un sens, la lecture des Annales, qui se constitue alors en discours exotérique du CRH, fait éclater cette évidence : les enquêtes font partie du legs des Annales mais aucune pratique spécifique ne s’est encore dégagée. En 1961, nous l’avons vu, Fernand Braudel tire les conséquences des débats internes au CRH depuis 1957 ; il prône un retour aux enquêtes. Aux antipodes de cette démarche inorganique s’inscrit l’enquête lancée par Jacques Le Goff , fruit d’une initiative commune avec Michel Mollat. Dans le cadre de l’enquête sur la vie matérielle et les comportements biologiques, il s’agit de constituer un fichier central sur le sel dont les composantes seront établies en fonction d’un questionnaire normalisé, publié en 1956 par Pierre Jeannin et Jacques Le Goff dans la Revue du Nord en 1956 » 24. Entre l’enquête « tribune libre », auberge espagnole pour pousser le trait, et la constitution de métasources sans projet interprétatif, le champ des enquêtes est distendu.

36 Aux lendemains de 1965, quand l’association avec le CNRS se concrétise alors que Fernand Braudel passe la main à Emmanuel Le Roy Ladurie, on entre dans la constitution du paradigme des enquêtes du CRH. Sur un plan rhétorique, l’affirmation de cette dimension est clairement mise en relation avec les liens contractuels qui lient le Centre au CNRS »25. D’un coup, d’un seul, apparaissent les grandes enquêtes demeurées comme autant de repères identitaires pour la mémoire collective du Centre, « enquête sur les conscrits », « enquête sur l’implantation géographique et sociologique des ordres mendiants dans la France médiévale » (Jacques Le Goff). Indéniablement la liste des publication des membres du CRH reflète cet essor des enquêtes collectives.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 180

Toutefois la dimension collective des enquêtes semble toujours absente à l’heure de la signature. Aucun article, aucun ouvrage mentionné dans le rapport ne porte de signatures multiples, le nom de vacataires ne figure pas dans les notes des articles des Annales correspondants »26.

37 Au cours de cette période fondatrice d’une nouvelle pratique des enquêtes, leur dimension d’outils demeure essentielle. Emmanuel Le Roy Ladurie, à propos de « l’enquête sur les prix agricoles à travers l’exploitation des dîmes », le dit : L’idéal serait de rassembler toutes les séries régionales, en France et hors de France pour aboutir à des moyennes de plus en plus exhaustives. Donc conserver et verser à une collectivité d’historien (L’Association de historiens économistes ?) tous les chiffres, qui seraient ainsi collectés dans une « banque de dîmes »27.

38 La force modélisatrice de l’enquête atteint déjà de tels sommets que des entreprises manifestement individuelles émargent au rapport d’activité sous l’intitulé enquête, implicitement collective, depuis 1966 ; la mention d’une « enquête sur la psychosociologie des pèlerinages » sous la conduite d’Alphonse Dupront cache mal le caractère personnel de l’entreprise. Et la collection des Annales reflète l’essor du travail collectif avec des notes signés par le Centre »28 (1966), l’annonce régulière des enquêtes »29. Puis apparaissent dans les articles de fond, les produits des enquêtes »30. Dans certains cas, la consécration de cette organisation du travail scientifique fait du programme et l’organisation de l’enquête un objet rédactionnel pour les Annales, comme le prouve la description minutieuse entreprise en 1968 par Jacques Le Goff »31.

39 Les caractéristiques de ce moment essentiel dans la construction du modèle de l’enquête sont clairement formulées dans le rapport de Joseph Goy et François Furet en 1979. Mais le triomphe des enquêtes sérielles, tributaires des techniques informatiques et des avancées du Laboratoire de graphique de la VIe section de l’EPHE camoufle mal la rapidité du tournant pris, semble-t-il, dès le milieu de années soixante-dix. Derrière les formes rhétoriques obligées, la litanie des travaux du CRH entre 1974 et 1978 laisse apparaître des formulations hétérodoxes : A. Farge et A. Zysberg ont par ailleurs achevé un travail commun sur la violence à Paris au XVIIIe. Depuis 1977, P. Nora anime un groupe de recherches consacré à la mémoire collective nationale ...

40 Par le biais des procédures anthropologiques, par l’accent sur le réinvestissement du politique, le rapport de 1979 offre déjà un paysage fort éloigné du triomphe de l’enquête collective et quantitative. Cette tendance se confirme dès le rapport suivant » 32 qui, en dépit d’un nombre record d’enquêtes, cinquante-six, et d’une insistance renouvelée sur le caractère central de l’enquête collective »33. Mais cette défense et illustration des vertus de l’enquête collective s’inscrit dans un repli implicite : C’est la préservation d’une originalité fondée, d’une part sur le lien étroit entre la recherche et l’enseignement de séminaire, d’autre part sur la réflexion et le travail collectifs, qui doit donner son fondement à la politique scientifique du laboratoire dans les années prochaines.

41 Et dès le rapport suivant, au terme de la période 1982-1985, les digues semblent rompues et le Centre soumis à une alternative cruciale : […] en n’enfermant pas son entière activité dans le modèle ancien de l’enquête collective, lourde et longue, mais aussi en ne dissolvant pas son identité dans la multiplicité de projets émiettés »34.

42 À partir des années quatre-vingt, les rapports successifs s’essayent à forger de nouveaux repères de recherches collectives. La direction Bergeron-Bourdelais voyant

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 181

l’avenir dans des pôles prenant la forme de groupes institués, quand les directions ultérieures, impulsées par Bernard Lepetit, encouragent les projets transversaux, le modèle du séminaire comme substitut collectif à l’enquête. Car l’acte de décès du modèle « 1965 » est clairement énoncé35 : travail concerté, questionnaire collectif, séminaires transversaux, tels sont les nouveaux modèles d’organisation de la recherche collective. Les recherches collectives sont par excellence le baromètre de l’activité scientifique du CRH. Elles illustrent comment la spécialisation de chacun des chercheurs du Centre et la poursuite de recherches individuelles vont de pair avec la participation à des entreprises coordonnées. Il ne s’agit pas seulement de compatibilité entre travail individuel et travail collectif, ou de partage du temps entre deux types d’activité, mais bien du soutien réciproque que la recherche solitaire et recherche collective apportent l’une à l’autre »36.

43 Ces lignes de Bernard Lepetit pourraient servir d’exergue ou de conclusion à une histoire de la recherche collective en histoire. Entre la mort de l’auteur et l’extinction de toute possibilité d’échange organisé et cumulatif, la fin des lourdes machines associées au premier âge informatique a rouvert le champ des possibles. Les notions associées au travail collectif, les formes de ce travail ont tout autant évolué que le travail « solitaire » du chercheur.

44 Sans chercher à dissoudre dans le relativisme ce qui constitua un moment clé d’une institution, l’attention au dispositif rhétorique de la recherche au même titre que la description rigoureuse de la vie de laboratoire »37 mettent en exergue le caractère incantatoire de « l’enquête collective », sa capacité à dissimuler plutôt qu’à expliciter les véritables procédures de savoir mise en œuvre et la pesanteur de la logique expérimentale du laboratoire par rapport aux problématiques.

NOTES

1. Rapport d’activité, 1990-1991, Lucette Valensi, Bernard Lepetit, Jean-Yves Grenier. 2. William R. Keylor, Academy and Community, the Foundation of the French Historical Profession, Cambridge, Harvard University Press, 1975. Pim Den Bœr, History as Profesion : the Study of History in France, 1818-1914, Princeton, Princeton University Press, 1998 (éd. Ori. néerlandais, 1987). 3. Gabriel Monod, Gustave Fagniez, Revue historique, t. I, n° 1, 1876 : « Tout en réclamant de nos collaborateurs des procédés d’exposition scientifique, où chaque affirmation soit accompagnée de preuves, de renvois aux sources et de citations, tout en excluant les généralité vagues et les développements oratoires, nous conserverons à la Revue historique ce caractère littéraire auquel les savants ainsi que les lecteurs français attachent avec raison tant de prix ». 4. « Furent présents les révérends pères dom. Bernard Audebert religieux grand prieur de l’églize et abbaye Saint denis et dom. Lucian Le Febvre religieux en ladite abbaye les quels volontairement ont recognu et confessé recognaissent avoir baille et delaissé à titre de loier et prix d’argent du Jour Saint marti d’hisver prochain vanant jusques à neuf ans apres suivans finis et acomplis prometan ledit temps durant garantir de tous troubles et empeschememens quelsconque a Jean Ruelle [....] ». Texte d’un bail, annexe, Archives Nationales, S 2375, in Rapport

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 182

de Béatrice Herren et Emmanuel Le Roy Ladurie, « La rente foncière autour de Paris au XVIIe siècle », Rapport d’activité 1967-1968. 5. Rapport d’actvité 1974-1978, Directeur du laboratoire 93, François Furet, directeur délégué, directeur du CRH, Joseph Goy. 6. Olivier Dumoulin, « Les sciences humaines et la préhistoire du CNRS », Revue française de sociologie, XXVI, 2, avril/juin, 1985, p. 353-374. 7. Lucien Febvre, « Vers une autre histoire », in Combat pour l’histoire, Paris, A. Colin, 1955, p. 420- 438, cit. p. 433-434. 8. Lettre non datée de Lucien Febvre à Etienne Gilson ; compte-tenu du contexte, elle a dû être envoyée avant la séance du 18 mars 1934 au cours de laquelle les professeurs du Collège de France devaient choisir entre une chaire d’antiquités nationales et le projet de Bloch. Cette lettre, conservée aux archives du Pontifical Institute de Toronto, est publiée en annexe de l'article de J. Ambrose Raftis, « Marc Bloch's Comparative Method and The Rural History of Medieval England », Medieval Studies, Vol XXIV, 1962, p. 349-368. L’exposé de Gilson a repris les arguments de Febvre, ce que l'on peut déduire d'une lettre de Febvre à Bloch relatant la séance du 18 mars 1934. (CARAN, MI.318 FF 467-476). 9. Olivier Dumoulin. 10. Marc Bouloiseau, « De Jaurès à Georges Lefebvre, la commission d’histoire économique de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 1960, XXXII, p. 57- 72 ; Jacques Godechot, « La commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 1984, n° 257, p. 314-323 ; Georges Lefebvre, Assemblée générale de la commission centrale...., Paris, 1942-1945, 2 vol. ; Bernard Kalaora, Antoine Savoye, Les Inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ vallon, 1989 ; Bernard Kalaora, Antoine Savoye, op. cit., Marc Bloch, « Nouvelles scientifiques », AHES, 1931, n° 9, janvier, p. 74. 11. Note de Didier Ozanam, chargé de travaux à la VIe section, novembre 1957. 12. Fernand Braudel, Frank Spooner, Robert Philippe, « Vie matérielle et comportements biologiques », Bulletin n° 1, Annales ESC, 1961, mai-juin, n° 3, p. 545-574, cit. p. 546-547. 13. Rapport d’activité 1968-1969. 14. Rapport d’actvité 1974-1978, Directeur du laboratoire associé CNRS 93, François Furet, Directeur délégué et directeur du CRH Joseph Goy. 15. Rapport d’activité 1968-1969, Directeur du laboratoire associé CNRS 93 Fernand Braudel, Directeur du CRH Emmanuel Le Roy Ladurie. 16. Rapport d’actvité 1974-1978, Directeur du laboratoire associé CNRS 93, François Furet, Directeur délégué et directeur du CRH Joseph Goy 17. Rapport d’activité du CRH, 1982-1985, Roger Chartier, Christiane Klapisch. 18. Rapport d’actvité 1982-1985. Janvier 1982 septembre 1985, co-direction Klapisch-Chartier. 19. Rapport d’actvité du CRH, 1986-1989, Louis Bergeron, Patrice Bourdelais : « Les enquêtes n’ont jamais absorbé, il s’en faut, la totalité des ressources humaines du Centre, ni la totalité du temps de ceux qui acceptent de s’y engager. Une part importante de la recherche demeure, traditionnellement, individuelle, et les ouvrages qui en sont issus, illustrent souvent avec éclat la fertilité intellectuelle du milieu dans lequel baignent leurs auteurs, les publications individuelles émanant tout autant que les travaux collectifs du CRH ». 20. Rapport d’actvité du CRH 1990-1991, Lucette Valensi, Jean-Yves Grenier, Bernard Lepetit. 21. Rapport d’actvité du CRH, 1994-1995. 22. Rapport d’actvité 1952-1953. « Il a également bénéficié de l’aide de dix attachés et stagiaires de recherches : Mme Salmi, MM. Soboul, Dautry, Blumenkranz, Baehrel, Goubert, Godinho, de Prada, Angel, Tenenti, Bertin et Chomel qui se sont consacrés dans le cadre des travaux collectifs, aux enquêtes dirigées par le Centre ». 23. Aujourd’hui la maîtrise.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 183

24. Jacques Le Goff, « Vie matérielle et comportements biologiques, bulletin n° 3 », Annales ESC, 1961, n° 6, p. 959-961. 25. « Lors de notre candidature au titre de laboratoire associé », Rapport d’actvité 1966-1967, pour justifier les enquêtes sur l’anthropologie historique de la France. 26. François Furet, Livre et société, t.II, dans la France du XVIIIe ; Nathan Wachtel « À propos de l’organisation sociale de Cuzco : structuralisme et histoire », Annales ESC, janvier 1966 ; Françoise Pipponier, « À propos des textiles anciens médiévaux », Annales ESC, juillet-août 1967 ; Adeline Daumard, « La fortune mobilière en France selon les milieux sociaux, XIXe-XXe siècles », Revue d’histoire économique et sociale, 1966, n° 3. 27. Sur les loyers parisiens même démarche. « Enfin la mise au point de programme pour l’étude par ordinateur de l’évolution des loyers demeure dorénavant une technique acquise. Tout chercheur qui voudra répéter notre enquête pour Lyon, pour Londres ou pour Anvers, disposera dès maintenant, grâce à ces programmes désormais préétablis, d’instruments commodes qui le dispenseront une fois pour toutes de longs, ennuyeux et, quelquefois, impossibles calculs manuels ». Pierre Couperie, Emmanuel Le Roy Ladurie. 28. Le CRH de la VIe section de l’EPHE, « Villages désertés et histoire économique », Annales ESC, 1965, p. 216-217. 29. Jean-Jacques Hémardinquer, Michael Keul, William G. Randles, « Pour un atlas d’histoire de la vie matérielle. Cartes historiques des cultures vivrières », Annales ESC, 1965, p. 1012. 30. Jacques Bertin, Roland Lamontagne et Françoise Vergneault, « Traitement graphique d’une information : les marines royales de France et de Grande-Bretagne (1697-1747), Annales ESC, 1967, p. 993. Michèle Baulant , « Le prix des grains à Paris de 1431 à 1788 », Annales ESC, 1968, p. 520-540. 31. Jacques Le Goff, « Apostolat mendiant et fait urbain en France médiévale : l’implantation géographique des ordres mendiants. Programme questionnaire pour une enquêtes, Annales ESC, 1968, p. 335-344 : « Le CRH a entrepris une enquête d’anthropologie culturelle historique de la France... ». En annexe on trouve la circulaire accompagnant le programme questionnaire p. 345. 32. Rapport d’actvité 1978-1980, directeur Joseph Goy , sous-directeurs Christiane Klapisch, Roger Chartier. 33. « Les enquêtes collectives conduites dans le cadre du Centre visent à donner une forme originale du travail scientifique pouvant mobiliser des moyens de recherche qui ne sont pas à la portée d’un chercheur isolé ; partant de là, elles constituent l’essentiel de l’activité de recherche du laboratoire ». 34. Ibid. 35. Rapport d’actvité 1990-1991, Lucette Valensi, Bernard Lepetit, Jean-Yves Grenier: « La recherche collec-tive occupe traditionnellement une place centrale dans les activités du Centre de recherche historiques auquel elle contribue puissamment à donner son identité. la diversité des domaines couverts, la pluralité des thèmes explorés par les quelques 35 programmes actuellement en chantier soulignent, s’il en était nécessaire, la richesse et le dynamisme du travail concerté du laboratoire. Le temps n’est plus aux grandes enquêtes collectives. Celles-ci correspondaient à des paradigmes – l’histoire sérielle et quantitative – dont la valeur heuristique s’est aujourd’hui réduite. Elles mobilisaient beaucoup de personnel sur des programmes précis, généralement définis à partir d’un type particulier de données à étudier (prix, trafic, livres...) Les conditions de la recherche enfin ont évolué. D’abord les moyens matériels (en particulier informatiques) ont permis de réduire considérablement la charge de travail et donc les moyens humains nécessaires. Chaque programme acquiert, de ce fait, plus de souplesse et d’autonomie. De plus, si la collecte des données ou le dépouillement d’archives continuent de former le socle de la recherche en histoire, des enquêtes s’organisent aujourd’hui autour de sources particulières parfois très riches et très volumineuses, autant qu’autour de questionnaires partagés ». 36. Rapport d’actvité 1994-1995.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 184

37. Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales, Histoire, Sciences sociales, n° 3, 1995, p. 487-522.

AUTEUR

OLIVIER LÉVY-DUMOULIN IEP Lille-II

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 185

La mémoire des enquêtes collectives

Anne Martin-Fugier

1 Dans son travail sur « Le Centre de recherches historiques de 1949 à 1975 », Lutz Raphael souligne combien il est difficile de trouver des traces autres qu’officielles des enquêtes collectives et suggère qu’il faudrait avoir recours aux souvenirs des chercheurs pour se faire une idée de cet aspect-là du métier d’historien1. C’est ce que nous avons voulu faire en sélectionnant cinq enquêtes et en réalisant en 1998-1999 des entretiens avec vingt personnes ayant participé à ces enquêtes ou ayant été en relations avec elles2. Ces cinq enquêtes ont été choisies après discussion collective de notre petit groupe du cinquantenaire du CRH parce qu’elles présentaient des types différents. Différence de motivation, d’une part : Villages désertés, en 1962, a été lancée en vue d’un colloque ; Alphabétisation en 1973 et Archives orales en 1976 étaient des projets de directeurs d’études organisant un séminaire sur ces questions ; Inventaires après décès en 1973 et La femme seule en 1978 ont été proposées par des chercheurs qui avaient décidé de mettre en commun leurs forces pour traiter un chantier. Différence de résultats, d’autre part : Villages désertés, Alphabétisation et La Femme seule ont débouché sur la publication de volumes collectifs ; Archives orales et Inventaires après décès ont donné lieu à des publications d’articles et surtout à des constitutions de corpus.

2 De ces entretiens se dégagent quatre thèmes.

Le fonctionnement du groupe de travail

3 Il faut d’abord constater que le souci de définition du collectif, ce qu’il a été, ce qu’il est, ce qu’il sera, apparaît chez tous les interviewés. À commencer par Ruggiero Romano. Lorsque je m’étonne que son nom n’apparaisse pas sur le gros volume Villages désertés et histoire économique qu’il a dirigé, avec Paul Courbin pour la partie archéologique, il me répond : Mais c’était la règle! Pour Lucien Febvre et Fernand Braudel, c’était tout le projet de l’École et du CRH qui était collectif. Collectif signifiait deux choses. D’abord une idée commune de ce que devait être l’histoire : l’histoire économique. Ensuite un thème

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 186

choisi au nom de l’intérêt général bien compris : une question inexplorée en France ou un domaine à développer.

4 J’ai choisi trois cas pour illustrer les différentes positions du chercheur dans une enquête collective. Le premier est celui d’une jeune chef de travaux affectée au projet Villages désertés en 1962. Ce projet répondait à un besoin précis. Fernand Braudel avait pris conscience, en particulier à l’occasion d’un voyage en Pologne, du retard français dans les études sur les villages désertés et, plus largement, en archéologie médiévale3. Il avait donc demandé à Ruggiero Romano de prendre en charge la réflexion sur la désertion des villages en Europe, pour la présenter dans une section de la troisième conférence internationale des historiens de l’économie qui devait se tenir à Munich en août 1965. Le CRH entier était mobilisé. Notre chercheuse se souvient : Les travaux en cours ont été suspendus. On a dû avancer très vite et produire, en un an et demi, une synthèse sur le terrain qui nous avait été affecté, pour préparer le rapport à la Conférence puis le livre, publié quelques jours avant le début de cette Conférence4. John Day, chercheur associé au CRH, et moi nous sommes partagé les sources italiennes. Je travaillais déjà sur l’Italie mais je ne savais rien sur l’histoire agraire ni sur celle du peuplement, ça a été presque une affectation forcée, en tout cas une proposition très orientée. Notre groupe de travail – c’était plutôt un groupe de travail qu’un séminaire – se réunissait tous les quinze jours pour faire le point. On était entassé sous les combles, au 54, rue de Varenne. Chacun rendait compte à son tour de son travail. Mais surtout, sous l’impulsion de Ruggiero Romano, on essayait de définir une problématique.

5 Le second cas est celui d’une « petite main » affectée aux Inventaires après décès, vers 1978. Cette chef de travaux témoigne : La responsable de l’enquête qui m’employait se voulait parfaitement exhaustive. Elle avait recopié à la main dans des archives de province des inventaires après décès des XVIIe et XVIII e siècles, dressés par des huissiers qui décrivaient avec précision chaque objet. Elle s’était mis en tête de coder ab-so-lu-ment tout. Etat : vieux ; forme : ronde ; couleur : noire ; etc. C’était les débuts de l’informatique, le système Forcod. Tant que l’utilisation n’a pas été déclarée impossible, elle a demandé de l’aide pour coder. Une femme codait déjà du matin jusqu’au soir. Une ingénieur et moi avons été requises pour coder avec elle une journée par semaine. Nous avions de temps en temps des réunions avec l’informaticien, dans un vocabulaire que je ne comprenais pas. Au bout d’un moment, j’ai dit « les codages, je n’en peux plus ». C’était tellement obsédant que la nuit, en rêve, je continuais à coder des phrases.

6 La responsable en question garde, au contraire, un bon souvenir des séances de travail avec ses « petites mains » et l’informaticien : C’était très agréable, cette période. Grâce à Michel Demonet, on pouvait tout imaginer. On se réunissait pour voir ce qu’on allait faire avec tel ou tel problème. Par exemple, comment décrire une robe? On se demandait comment on pouvait unifier l’ensemble en rendant compte de chaque détail. ça a duré à peu près un an, les filles ont bien vu que ça ne menait pas à grand chose et que c’était décourageant, elles ont repris leur liberté.

7 Le troisième cas concerne les participants à l’enquête La femme seule. Et l’on voudra bien sur ce point se reporter à mon article sur le Groupe d’histoire des femmes au CRH5.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 187

La relation entre la participation à une enquête et la vie professionnelle

8 J’ai choisi à nouveau trois cas.

9 D’abord une enquête peut être le point de départ d’une carrière. Revenons à notre chef de travaux affectée d’office à l’enquête Villages désertés. Cette enquête, dit-elle, lui a appris à travailler en groupe : On essayait de déterminer une problématique commune mais les terrains et les approches étaient très variés. Pour moi, c’était un vrai bain, un bouillon de culture historienne.

10 L’enquête a, d’autre part, éveillé en elle un enchaînement d’intérêts qui lui sont devenus personnels : « Le peuplement m’a menée à la population et à l’histoire démographique. » C’est ainsi qu’après avoir soutenu sa thèse, en 1966, elle a travaillé pendant dix ans, à la suggestion de Fernand Braudel et Emmanuel Le Roy Ladurie, avec un Américain sur le catasto, recensement florentin de 1427. Aujourd’hui directrice d’études, elle ajoute : Tous les gens du groupe sont restés des amis ou des collègues très proches. Avec Jean-Marie Pesez, par exemple, quand j’ai été nommée maître-assistante en 1969, j’ai fait un séminaire sur des problèmes d’occupation du territoire. Je garde de bons souvenirs de cette collaboration qui m’a appris à enseigner dans l’optique de l’École.

11 Il faut enfin préciser qu’après avoir rédigé avec John Day un chapitre du volume Villages désertés6, elle a obtenu, grâce à Ruggiero Romano, un contrat avec Einaudi pour la grande Histoire de l’Italie, dans laquelle elle a écrit un chapitre de synthèse sur la question des désertions en Italie.

12 Second cas de figure : même si elle ne change pas le cours d’une carrière, une enquête peut tout à coup donner à quelqu’un le goût de la recherche. Ainsi une femme ingénieur, qui avait pourtant déjà participé à deux enquêtes depuis son recrutement comme vacataire à temps partiel en 1965, se sentait peu motivée. Elle avait dépouillé pendant plusieurs années des archives du XVIIIe siècle pour l’enquête sur les Loyers à Paris, sans savoir à quoi servait son travail ni sans connaître les autres participants. Elle avait aussi travaillé à la Typologie du conscrit français : Là, je n’ai pas fait que le dépouillement, j’ai vu à quoi ça aboutissait. Mais on ne me l’avait pas dit dès le début, c’est venu progressivement. Et puis il n’y avait pas de séminaire d’appui. [Par contraste, l’Alphabétisation a été une révélation] : C’est la première fois que j’ai vu le sens de ma recherche et que j’ai commencé à me sentir intégrée au CRH. À ce moment-là je me suis dit que j’allais faire un travail personnel, parallèlement au travail d’enquête. Je me suis inscrite pour une thèse de troisième cycle que je n’ai pas menée à bien, mais mes recherches pour ce troisième cycle ont été intégrées en partie dans l’enquête collective.

13 La femme seule, troisième cas retenu, a assis l’existence du groupe d’histoire et d’anthropologie des femmes. Les membres du groupe ont pris conscience qu’elles existaient officiellement pour le CRH lorsque, à la sortie de Madame ou Mademoiselle ?, en 1984, on leur a demandé de présenter le livre à un « séminaire du Centre ». Elles ont continué à se rencontrer une fois par mois et à publier.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 188

Qu’est-ce qu’une enquête réussie ou ratée ?

14 Réponse en trois points d’un ancien dirigeant du CRH : Une enquête réussie, c’est d’abord un thème neuf. C’est ensuite une enquête, sauf si elle a des étapes précises, qui ne doit pas durer trop longtemps. C’est enfin une enquête qui débouche sur des publications.

15 L’Alphabétisation est une enquête intéressante dans la mesure où elle conjoint le sentiment de bonheur et de frustration. Et quelquefois chez la même personne, comme en témoigne une femme ingénieur qui venait alors d’entrer à l’École comme vacataire : C’était pour moi une enquête heureuse. J’y ai appris mon métier de chercheur : comment on faisait des recherches, comment on les gérait, à quel moment il fallait se mettre à écrire... En plus, elle s’est terminée par un bon livre, qui a fait date. On a eu le sentiment d’apporter quelque chose à la communauté scientifique. Furet et Ozouf étaient deux érudits, avec une grande capacité de synthèse. Mais à la fin, j’ai été un peu frustrée. J’avais beaucoup travaillé sur les archives de l’enseignement pendant la Révolution française et j’ai présenté des dossiers à Furet, en particulier sur l’an VI. Je lui ai rédigé plusieurs pages sur chaque département. J’ai retrouvé des phrases entières de moi dans ce chapitre et je me demande même si mon nom est cité en bas de page.

16 Vérification faite, il ne l’est pas.

17 Le bonheur, c’était le plaisir de l’apprentissage ; c’était l’estime pour les promoteurs de l’enquête ; c’était l’impression que l’entreprise faisait sens, qu’il s’agissait d’un travail collectif de qualité, que le séminaire jouait son rôle de centre de réflexion sur les problématiques et enfin qu’on pouvait apporter ses propres suggestions, comme ce membre du groupe rapportant, d’Ann Arbor en 1973, un dossier qu’elle avait constitué sur la scolarisation à partir de la Statistique générale de la France. La frustration a éclaté au moment de la publication. Une femme ingénieur raconte : Il régnait dans l’enquête une ambiance bon enfant. Mais au moment de publier... Je me demande par quel tour de passe-passe le livre a été transformé. J’avais une fonction de coordinatrice, je m’étais occupée de la cartographie et j’avais pu dire mon mot sur la couverture et la page de titre. La première couverture que l’on m’avait montrée portait « Sous la direction de Furet et Ozouf », avec tous nos noms par ordre alphabétique. Et, à ma grande surprise, ce volume est devenu celui de Furet et Ozouf. Or, nous avions fait à 90 % le chapitre sur la scolarisation, nous avions beaucoup participé à celui sur les langues régionales. Et puis, nous avions trouvé de nombreuses statistiques sur les gens qui, dans certaines régions, savaient lire seulement sans savoir écrire. C’est apparu comme une grande idée inventée par Furet et Ozouf. Je ne veux pas dire que ça nous revient, pas du tout, mais nous avons quand même travaillé à ce développement-là. J’avais beau avoir droit à un remerciement spécial, nos noms avaient beau être mentionnés en bas d’un chapitre, nous avons protesté.

18 Sa collègue se souvient : C’était un matin, Furet nous fait passer un mot : « Pour fêter la sortie du livre, je vous invite à venir chez moi ce soir boire du champagne ». Moi j’étais quand même assez saisie. Il n’y avait pas de justice. On avait travaillé pendant des années, et puis on disparaissait, on n’existait plus. Alors j’ai écrit rageusement une lettre que j’ai mise au courrier et quelques heures après, Furet, président de l’École, à ce moment- là, m’a fait appeler. Il était très choqué parce que lui-même, du temps où il était jeune chercheur, avait été utilisé par son patron qui s’était approprié les textes qu’il écrivait. Il s’était promis que jamais il ne se conduirait comme ça. Papiers en mains, je lui ai dit : « Regardez, ça, ça et ça, ce sont des dossiers que je vous avais

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 189

communiqués ». Il l’a très mal pris et moi aussi. Et ainsi, le pot prévu le soir a été annulé. [Elle ajoute ] : C’est vrai que Furet et Ozouf sont allés au charbon, dans les archives et à la BN, on ne dit pas du tout qu’ils n’ont fait que recopier les informations qu’on leur avait données. Ce serait trop facile de caricaturer leur pratique. C’est plus subtil. En toute confiance, nous, dans un esprit de travail collectif, on fournissait ce qu’on pouvait ; eux avaient un admirable esprit de synthèse, ils ont mis en ordre tout ça. Bien sûr, nous avions un statut de collaborateurs techniques qui, par définition, n’étaient pas censés publier mais seulement fournir de la documentation. Mais, pendant toute l’enquête, cette division des tâches ne nous était pas apparue. C’est ce qui a provoqué le clash, à la fin : nous avons brusquement pris conscience de la réalité de la situation et nos directeurs se sont sentis agressés.

19 La frustration, dans ce cas, concerne la forme de la publication collective. Elle est d’autant plus vive que le bonheur pendant l’enquête a été plus largement ressenti. Mais, dans d’autres enquêtes, elle naît, plus classiquement, de l’absence de publication, du sentiment d’inachevé. C’est le cas pour les Inventaires après décès et les Archives orales. L’une des promotrices, en 1973, des Inventaires après décès a pris sa retraite sans avoir mis son fonds à la disposition du public, sous forme de base de données ou de dictionnaire. Elle en a tiré des articles mais, dit-elle, « il me faudrait vivre cent cinquante ans pour tirer parti de tout ce que j’ai collecté ». Elle a passé des années à recopier les inventaires ou à cocher des grilles : C’était horriblement long, c’est pour ça que je n’ai pas beaucoup produit. Tout le monde sentait qu’on s’enlisait. Mais moi je n’ai pas senti les années passer. Je n’aurais pas dû continuer à butiner, j’aurais dû cesser de chercher d’autres inventaires, d’autres familles... mais je crois que la recherche dans les archives me plaisait davantage que la mise en œuvre des données. C’est fascinant de découvrir les choses. Les Inventaires après décès, ça a été le paradis.

20 Il est certain que le système Forcod, dans les années soixante-dix, lui a fait perdre beaucoup de temps dans l’exploitation de ses données mais sans doute le bonheur d’être immergée dans les archives, avec personne d’extérieur pour la rappeler à l’ordre, l’a-t-il empêchée de publier un bilan de sa recherche. L’autre responsable de l’enquête n’a pas non plus publié le millier d’inventaires après décès qu’elle a déchiffrés. Mais elle reste résolument optimiste : une fois à la retraite, dans trois ans, elle a le projet de les transcrire sur des logiciels d’édition de textes, de façon à ce qu’ils puissent être consultés par des spécialistes. Pourquoi une telle différence d’attitude entre les deux promotrices de l’enquête ? Est-ce une question de caractère? d’âge ? d’activité ou de retraite ? Sans doute tout cela joue-t-il. Peut-être aussi que joue leur différence de statut : l’une est directrice d’études, anime un séminaire, dirige des fouilles et des thèses, les Inventaires après décès n’ont été qu’une partie de son activité ; l’autre était ingénieur, elle s’est consacrée entièrement à cette enquête, et, n’ayant jamais animé de séminaire, elle a le sentiment qu’elle n’a pas transmis son savoir.

21 Autre enquête n’ayant pas débouché sur une publication collective : les Archives orales. Les enregistrements des récits de vie ont simplement été déposés à la Bibliothèque nationale de France, où on peut les consulter en demandant une autorisation. Les gens qui sont allés collecter les récits de vie y ont pris du plaisir, le séminaire avait beaucoup de succès. Mais, comme l’analyse l’un des directeurs d’études à l’origine de l’enquête : On n’avait pas de problématique. On a commencé par faire des exposés thématiques à partir des récits de vie et puis des codages. On a organisé un ou deux petits colloques sur le rôle des guerres. Mais mon collègue, qui était en même temps directeur du CRH, était sceptique sur la validité de l’histoire orale, il avait

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 190

l’impression qu’on n’en sortirait rien et qu’il fallait arrêter les frais. On n’a pas tiré de cette enquête tout ce qu’on aurait pu en tirer.

22 Le collègue en question, interrogé sur son scepticisme, ne fait d’ailleurs pas mystère de sa position : Je me suis lancé dans les Archives orales avec l’idée de prouver que l’histoire ne devait pas s’engager là-dedans. J’étais très méfiant, on ne fait pas de l’histoire avec la mémoire et ses aléas.

Réflexion sur l’évolution générale de la recherche au cours des trente dernières années

23 Premier point : si, sous ses formes des années soixante, soixante-dix, le quantitatif a été abandonné comme la validité intellectuelle des enquêtes lourdes a été remise en question, c’est, d’après un directeur d’études, que le regard sur le social a changé : Quand les grandes enquêtes ont été lancées dans les années 1950, c’était dans une optique très fonctionnaliste de la société : on avait la conviction qu’on pouvait approcher le social à travers un certain nombre de grandes distributions, où chaque chose trouverait sa place et qui, au bout du compte, fourniraient un panorama complet. Cette vision des choses a été cassée dans les années soixante-dix. Et, dans les années quatre-vingt, les enquêtes sont devenues, au contraire, anti- fonctionnalistes, s’intéressant aux réseaux et aux contextes de signification des phénomènes sociaux. Ainsi, au lieu d’établir des listes de prix, on s’est posé la question : Qu’est-ce qu’un marché ?

24 En second lieu, la recherche est devenue une affaire plus individuelle non seulement à cause de l’individualisme ambiant mais aussi pour des raisons objectives, de technologie, de budget et de statut des chercheurs. De technologie parce que l’informatique permet à un seul chercheur de contrôler un champ plus vaste. De budget parce que les enquêtes ne bénéficient plus de l’important financement global de départ qui permettait, comme au temps de l’Alphabétisation, de lancer quinze personnes sur un projet. Un directeur d’études qui co-dirigeait le CRH à la fin des années quatre-vingt le dit clairement : Même si nous, nous avons vécu une période heureuse grâce à la dotation spéciale que nous accordait le ministère en tant que pôle d’excellence, nous ne pouvions pas envisager de financer une enquête. Nous avions pris le parti de donner une aide au démarrage, dix ou quinze mille francs, pour faire quelques missions, avoir quelques vacations, microfilmer un fonds... Après quoi, il fallait que l’équipe de recherche réussisse à obtenir de l’argent sur tous les budgets incitatifs des ministères ou du CNRS. Et puis le ministère de la Recherche lançait des appels d’offres. Il ne faut pas se faire d’illusions : toutes les recherches coûteuses sont financées sur appels d’offres, uniquement.

25 Et enfin à cause du statut des chercheurs : les vacataires-femmes, la plupart du temps, que mobilisaient les enquêtes lourdes des années soixante-dix et qui étaient censées apporter la matière première en laissant à d’autres le soin de l’analyser, ont disparu, massivement titularisées au cours de cette décennie-là. Et ayant vieilli, elles sont en position de directeurs d’enquête et non plus de « petites mains », comme le dit l’une d’entre elles : « Il est impossible à cinquante ans de continuer à porter les valises ». En tout cas, la division du travail qu’impliquaient les enquêtes lourdes semblerait aujourd’hui inacceptable, car chacun a le désir de s’investir personnellement, de tenir compte de la part subjective de la recherche.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 191

26 En dernier lieu, la notion même de collectif s’est transformée. Aujourd’hui, que peut-on mettre en commun ? Le succès d’une enquête, souligne un interlocuteur, tient à la cohérence du groupe et donc aux relations sociales entre les participants et la différence d’investissement peut être source de conflits. En effet, les directeurs d’études ont plusieurs enquêtes en cours, en plus des séminaires, colloques et thèses à diriger. Une enquête pour eux a ainsi une importance plus relative que pour un ingénieur ou un jeune chercheur, tant du point de vue de la vie intellectuelle que de la carrière. C’est pourquoi une enquête collective acceptable, à l’heure actuelle, est du type La femme seule, des chercheurs réunissant autour d’un projet commun ponctuel leurs approches particulières. Ou, comme le dit un autre : Ce qui a remplacé les grandes enquêtes quantitatives type Alphabétisation, ce sont les enquêtes Chartier des années 1980. Il n’y a plus de patron mais une problématique définie et un certain nombre de contributeurs dont le statut professionnel n’a pas d’importance. Qui veut se met avec qui veut.

27 Roger Chartier est souvent cité comme le maître d’œuvre d’une nouvelle forme de travail collectif. Il est entré à l’École en 1976 et a bientôt co-dirigé le CRH : Une discussion récurrente dans ces années-là, c’était comment sortir du modèle d’enquête des années 1960-1970, qui marquait le primat de l’analyse quantitative et reposait sur la division des tâches. Je ne vois pas que, lorsque je m’occupais seul ou avec d’autres du Centre, on ait réussi à inventer un nouveau modèle. La solution est venue de mon domaine de travail : je me suis mis à penser qu’à côté de la publication de livres personnels et d’entreprises de synthèse comme L’Histoire de l’édition française, pouvaient exister, autour de lecture et écriture, des projets collectifs qui aient une homogénéité suffisante pour produire des livres avec une unité de questionnement. Donc ce qui définissait un projet commun, c’était d’arriver à publier un livre. Mais un livre auquel un chercheur concerné par le sujet, avec ses propres compétences et ses propres manières de faire, puisse contribuer, indépendamment de son statut et de son appartenance institutionnelle. C’est ainsi qu’ont été publiés, en 1987, Les Usages de l’imprimé et, en 1991, La Correspondance. Les Usages de la lettre au XIXe siècle. Et, pour l’avenir, on a esquissé, avec les participants de l’un ou l’autre livre, un projet autour des formes d’écriture ordinaire et de la culture graphique. Les nouvelles pratiques de recherche n’effacent pas les différences de statuts mais, au moins dans le travail intellectuel, elles tendent vers l’égalité des participants.

28 Quel est le rôle du séminaire dans ce nouveau type de travail collectif ? Un directeur d’études dit : Nous avons mené beaucoup d’enquêtes collectives dans le séminaire commun que j’animais avec deux collègues. Ça a donné notre Histoire de la Famille. On a publié un ensemble sur les rituels de parenté dans les Annales ; on a constitué un autre ensemble sur la nomination ; on avait aussi travaillé sur l’honneur, mais ça n’a pas abouti, c’est dommage parce qu’il y avait eu de bons exposés. Souvent nos sujets débouchaient sur des numéros de revues, c’était donc d’une grande efficacité. Et ces enquêtes-là n’ont pas coûté un sou à l’École. Finalement, à l’École, beaucoup de choses passent par le séminaire, bien plus que par l’enquête de type classique.

29 Un autre est plus réservé sur les liens entre séminaire et enquêtes : Un séminaire suppose un auditoire très divers qui ne pourrait pas être intéressé si, semaine après semaine, on discutait de l’avancement d’une enquête. C’est pourquoi j’ai toujours institué, à côté des séminaires, des réunions régulières pour les projets de travail collectif. J’ai du séminaire une vision plus pédagogique ; méthodologie, études de cas, présentation de travaux déjà achevés qui peuvent donner matière à réflexion ou à débat.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 192

30 Le travail collectif ne se met donc pas en œuvre aujourd’hui comme dans les années soixante, soixante-dix. Et cette transformation pose la question de l’identité même du Centre puisque c’était là sa spécificité de départ. Chacun est bien conscient que l’unité du Centre telle qu’elle existait à l’origine, d’un petit groupe d’historiens animés par le même projet, la même ambition et la même stratégie, appartient à une époque révolue. Cette évolution a forcément entraîné un manque de lisibilité et a exposé le Centre à toutes les critiques extérieures : Qu’est-ce que vous faites de tous les moyens dont vous disposez ? Pourquoi êtes-vous si nombreux ? Ces critiques-là, [dit un ancien directeur], sont peut-être une autre formulation de la question qui se posait à nous autrefois : Comment empêcher qu’il y ait des membres du Centre perdus, qui ne font plus d’enquêtes collectives tout en n’étant pas intégrés dans de nouvelles entreprises, qui se vouent à leurs propres recherches mais sans aboutir à une publication ni à un résultat visible ?

31 Sans doute faut-il voir dans la tentative d’établir une discussion théorique spécifique au CRH au cours des années quatre-vingt-dix une forme de reconstruction d’une identité et d’une unité.

NOTES

1. Cahiers du CRH, n° 10, avril 1993, p. 59. 2. Villages désertés, 1962-1966 ; Inventaires après décès, 1973 ; Alphabétisation, 1973-1977 ; Archives orales, 1976-1980 ; La femme seule, 1978-1984. 3. L’Institut d’histoire de la culture matérielle, dirigé par Witold Hensel, disposait de moyens énormes pour des raisons politiques : il était chargé de chercher dans les époques les plus reculées possible l’existence d’une Pologne chrétienne, de manière à démentir l’historiographie allemande qui justifiait l’expansion allemande en Pologne comme une entreprise de christianisation . Si on arrivait à prouver que la Pologne était déjà chrétienne au Xe siècle, les chevaliers teutoniques n’étaient plus que des envahisseurs... 4. Ruggiero Romano se souvient que Françoise Piponnier était arrivée à Munich avec une trentaine d’exemplaires tout neufs dans une valise. 5. Voir infra, p. 165. 6. Villages désertés et histoire économique, XIe - XVIIIes., Paris, SEVPEN, 1965, p. 419-459.

AUTEUR

ANNE MARTIN-FUGIER EHESS/CRH

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 193

Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ?

André Burguière

1 Il aura fallu la demande qui m’a été faite d’évoquer l’expérience de Plozévet à l’occasion du colloque du Centre de recherches historiques (CRH) sur les enquêtes collectives, pour me résoudre à me replonger dans mes notes et textes d’alors. Interrogé récemment pour un film de télévision consacré à la mémoire de cette enquête, celle des Plozévétiens comme celle des chercheurs, j’avais préféré m’en tenir à mes souvenirs. Je comprends maintenant les raisons de cette réticence paresseuse à rouvrir un livre ancien. Il est très daté ; ce qui constitue en fait à la fois un défaut et un avantage. Mon livre est paru en 1975. J’ai dû attendre pour en achever la rédaction les rapports de certaines recherches qui avaient commencé en retard et surtout tardé à communiquer leurs résultats. L’enquête elle-même avait été décidée, dans son principe, comme action concertée en 1961 par l’un des comités scientifiques de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Des chercheurs ont été présents sur le terrain jusqu’en 1967. J’ai été moi-même associé à l’enquête à partir de 1965.

2 Par son langage, ses thèmes dominants, sa façon d’aborder la réalité sociale, l’enquête pluridisciplinaire sur la commune de Plozévet appartient à une configuration intellectuelle largement révolue. Mais sa volonté de convoquer au même endroit et à partir d’une posture d’observation, un grand nombre de chercheurs et de disciplines, son appel à l’interdisciplinarité, désignent un moment des sciences humaines et de la société française, les années soixante, où les pouvoirs publics comme de larges secteurs de l’opinion étaient habités par une mystique volontariste du développement scientifique.

3 La DGRST qui a commandé et financé l’enquête, est elle-même l’expression de cet état d’esprit. Créé, au début de la Ve République, pour promouvoir le renouvellement des méthodes et des problématiques dans la recherche, cet organisme fut accueilli avec méfiance par les personnels du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui le soupçonnaient d’être une machine de guerre contre leurs statuts et contre l’indépendance de la recherche fondamentale. En réalité, contrairement aux craintes syndicales, les moyens distribués par le nouvel organisme n’ont rien démantelé, ni

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 194

même bouleversé. Ils ont procuré aux structures existantes des crédits supplémentaires que certaines ont consacré à des programmes innovants et d’autres, au prix d’un habillage en trompe-l’œil, à leur fonctionnement ordinaire. Quoique minoritaires dans la distribution des crédits de la DGRST comme dans ceux du CNRS, les sciences humaines ont reçu leur part de cette manne supplémentaire car elles bénéficiaient, durant cette décennie, auprès des milieux dirigeants de l’État comme des grandes entreprises, d’une popularité qu’elles n’ont jamais retrouvées depuis. L’économiste Jean Fourastié, connu du grand public par ses essais sur l’évolution de la consommation et membre du Comité d’analyses démographiques, économiques et sociales (CADES), le comité des sages qui a décidé l’enquête de Plozévet, venait d’affirmer : « Le XIXe siècle a été le siècle des sciences expérimentales. Le XXe siècle sera le siècle des sciences humaines ».

4 Cette politique d’incitation au développement scientifique était dictée dans l’esprit du pouvoir gaulliste par des préoccupations d’ambition et de puissance nationales, mais elle devait servir également de prolongement et d’adjuvant à une conjoncture de forte croissance économique assimilée par certains à une deuxième révolution industrielle. C’est pourquoi elle accordait sa préférence à la recherche collective dans laquelle la production scientifique rejoignait, ou du moins, imitait les formes d’organisation de la production industrielle. Dans les sciences humaines, la recherche collective me semble répondre en effet à trois objectifs essentiels qui peuvent éventuellement se cumuler :

5 – encourager la confrontation des hypothèses et le comparatisme afin de renforcer la vitalité et la cohésion de la communauté scientifique. C’était l’objectif de Lucien Febvre et de Marc Bloch dans les enquêtes collectives qu’ils proposaient dès le premier numéro des Annales d’histoire économique et sociale et qu’ils n’ont cessé de relancer et de coordonner jusqu’à la guerre. Mais c’était déjà en partie l’objectif du sociologue Frédéric Le Play et de ses disciples au milieu du XIXesiècle, dans les enquêtes en forme de monographies familiales, toutes effectuées à partir du même questionnaire, des mêmes procédures qui ont abouti à deux publications collectives, l’Ouvrier européen et les Ouvriers des deux mondes1. – mettre en commun les capacités de collecte et d’analyse des données, voire organiser une division du travail de type industriel pour effectuer une étude de grande échelle. Cet objectif qui est lié à l’essor des analyses sociométriques et de l’histoire sérielle est devenu prioritaire dans les enquêtes collectives du CRH au cours des années soixante. – favoriser l’interdisciplinarité. Le collectif, dans ce cas, est un collectif de disciplines différentes avant d’être un collectif de chercheurs. C’est l’objectif qui a guidé l’enquête de Plozévet et c’est sous cet angle, c’est-à-dire dans la relation du collectif et de l’interdisciplinaire, que j’aimerais évoquer l’expérience de cette enquête en abordant successivement l’histoire intellectuelle de l’enquête, des hypothèses de départ aux hypothèses de conclusion, l’interdisciplinarité en action et l’interdisciplinarité en débat comme autoréflexion du collectif des chercheurs.

Une interdisciplinarité à géométrie variable

6 Commande de la DGRST, un nouvel organisme créé par le premier gouvernement de la Ve République que dirigeait Michel Debré, pour promouvoir hors du cadre strict du CNRS, comme nous l’avons vu, le renouvellement des méthodes et des thèmes de recherche, l’enquête de Plozévet a été conçue et ensuite contrôlée dans son

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 195

déroulement par un Comité de sages, le Comité d’analyses démogaphiques économiques et sociales, constitué de personnalités marquantes des sciences humaines représentant un éventail assez large de disciplines. On y retrouvait les sociologues Georges Friedmann, Jean Stoetzel, Alain Girard, les économistes Jean Fourastié et Claude Gruson, le démographe Jean Bourgeois-Pichat, directeur de l’Institut national d’études démographiques (INED), l’anthropologue Claude Levi-Strauss, l’historien Ernest Labrousse, le géographe Maurice Le Lannou, le professeur de médecine, gérontologue, Francis Bourlière et le docteur Robert Gessain, anthropologue (et psychanalyste), sous-directeur du Musée de l’Homme

7 Or, ce comité qui avait la charge de distribuer les crédits de la DGRST prévus pour les sciences humaines, décida de tout consacrer à une opération d’envergure convoquant sur un même objet ou, du moins un même terrain, un grand nombre de disciplines. L’attribution de toute l’enveloppe budgétaire à une seule opération de caractère expérimental semble avoir été approuvée assez vite par l’ensemble du comité hostile à l’idée de financer un certain nombre de projets en respectant les équilibres entre les disciplines au risque de procéder à un simple saupoudrage. Plus qu’un effet de masse sur la capacité de recherche mise en œuvre, c’était une mobilisation pluridisciplinaire de grande ampleur qui était recherchée.

8 Dans quel but ? Des discussions préliminaires au sein du CADES, il ressort que certains souhaitaient avant tout une large confrontation entre disciplines portant sur les concepts et les méthodes qu’elles utilisent, alors que d’autres attendaient de la complémentarité des approches, l’élaboration d’un savoir synthétique, capable de reconstituer l’unité de l’homme. Dans le premier cas, c’était la fonction critique de la confrontation entre disciplines qui était recherchée et sa dimension épistémologique. Dans le deuxième cas, c’était l’opération de totalisation que devait permettre la synthèse interdisciplinaire. Le manque d’unité de vue du CADES apparut encore plus nettement dans la définition des objectifs de l’enquête, où plusieurs projets de concertation pluridisciplinaire s’affrontèrent, certains s’inspirant d’une problématique propre aux sciences de l’homme et d’autres du questionnaire des sciences sociales.

9 Le concept d’isolat qui a commandé la décision de centrer l’enquête sur l’étude d’une micro population pouvait relever d’une définition souple inspirée par la démographie qui délimite la population concernée par l’aire de son marché matrimonial théorique. Il pouvait s’appuyer sur une définition plus restrictive, empruntée à la génétique des populations qui délimite le groupe par une certaine fermeture de son héritage génétique. C’est la définition qui a été retenue sous l’influence de Robert Gessain, directeur du Centre de recherches anthropologiques. Héritier de la tradition de la société d’anthropologie de Paris, illustrée à la fin du XIXe siècle par Broca et secondairement par les Bertillon, ce Centre s’attache à l’étude conjointe des caractères physiques et des traits culturels des populations. La commune de Plozévet a été choisie sur les conseils du docteur Jean Sutter, chercheur de l’Institut national d’études démographiques (INED), spécialiste de génétique des populations qui menait des recherches sur l’évolution de la consanguinité en France au XXe siècle. Située dans le pays bigouden, elle appartient à l’une des régions d’Europe où l’on relevait alors les taux de consanguinité les plus élevés.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 196

Questions subsidiaires et questionnements éludés

10 En décidant l’étude d’une micro population sélectionnée pour son particularisme génétique, le CADES engageait l’enquête dans une mobilisation plurdisciplinaire de grande ampleur, dominée par une orientation anthropobiologique qui privilégiait le dialogue entre les sciences biologiques et les sciences sociales. Mais d’autres questionnements, plus restreints et centrés sur les sciences sociales qui ont émergé dans les débats du comité et qui auraient pu venir en concurrence avec ce paradigme anthropobiologique, ont préféré s’y raccrocher pour constituer des objectifs complémentaires. Nous en retiendrons deux : l’étude du monde rural et l’analyse des formes du changement. Ces thèmes de recherche qui peuvent sembler aujourd’hui d’une affligeante banalité, étaient relativement neufs à l’époque dans le paysage français des sciences sociales. La sociologie rurale, déjà florissante aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres grâce aux travaux de l’École de Chicago, restait balbutiante en France où le monde paysan assimilé à l’archaïsme et au poids des traditions, était abandonné aux collectes nostalgiques des folkloristes. Or, au moment même où délibérait le CADES, les paysans en colère qui édifiaient des barrages sur les routes et assiégeaient les préfectures, en particulier en Bretagne, transformaient la question du monde rural en problème brûlant d’actualité, digne d’intéresser le sociologue. Pour faire prendre en compte, par les sciences sociales, l’actualité du problème rural, cette commune du Sud Finistère, choisie pour son particularisme génétique, mais située au cœur de la région la plus touchée par l’agitation paysanne, offrait la possibilité d’une étude en laboratoire.

11 L’étude du changement social, comme phénomène global sous-tendu par les transformations économiques et techniques, était en revanche dans l’air du temps. Issue de l’esprit de reconstruction de l’après-guerre, elle avait popularisé dans les sciences sociales, de l’économie à l’histoire sociale en passant par la démographie, un paradigme hybride de la croissance où l’économisme progressiste du marxisme, très influent dans les modes intellectuelles des années cinquante, fusionnait avec les théories du développement comme celle de Walt W. Rostow, apôtre du take off. La présence au sein du CADES de Georges Friedmann, attentif à la notion de milieu technique et initiateur de la sociologie du travail en France, a sans doute beaucoup contribué à imposer un pôle de recherches sur les mécanismes de réception et de diffusion de l’innovation technique. Mais le climat social de l’époque a eu aussi sa part. Au moment même où le CADES délibérait, une puissante mutation de l’économie française accélérant l’exode rural, faisait surgir, à la périphérie des villes, des forêts de grands ensembles anonymes et suscitait de nouvelles formes de consommation, de nouveaux désirs de bien-être en même temps que de nouvelles frustrations comme celles qui s’exprimaient dans la colère paysanne.

12 Les formes chaotiques que prenait le changement social invitaient à s’interroger sur la nature même de la transformation, soit à poser le problème de la modernité par un questionnement global sur la signification anthropologique de cet arrachement à soi, de cette adhésion absolue au mouvement de l’histoire ; soit à s’en tenir au problème de la modernisation par une exploration limitée aux mécanismes profonds de la transformation. Les deux problèmes ont figuré au menu de l’enquête. Mais il va de soi que le second répondait beaucoup mieux aux attentes des pouvoirs publics, bailleurs de fonds. Le régime gaulliste colorait d’un volontarisme national la politique de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 197

planification héritée de la IVe République. Comme l’indiquait l’intitulé du comité chargé de décider les actions, la DGRST souhaitait encourager en priorité dans les sciences humaines des recherches susceptibles d’éclairer et d’orienter le processus de modernisation. L’étude du monde rural et celle des rapports entre l’innovation technique et le changement social, qui ont tenu une place importante dans les objectifs de départ de l’enquête, s’apparentent à cette conception des sciences sociales comme savoirs experts, capables d’éclairer directement l’action gouvernementale. Les études de géographie dirigées par Maurice Le Lannou entraient dans le même cadre. Centrées sur les rapports entre milieu naturel et milieu humain, elles ont mis l’accent sur le dimorphisme socio-historique opposant la population littorale et la population agricole de l’intérieur2.

13 D’autres thèmes, en revanche, se sont imposés tardivement ou margi-nalement parce qu’ils se prêtaient plus difficilement à cette fonction d’expertise auprès des décideurs politiques. L’étude de la modernité comme expérience et comme expression de l’imaginaire social effectuée par Edgar Morin et son équipe fut parmi les dernières actions de l’enquête. Son arrivée tardive permettait à la nouvelle équipe de s’appuyer sur l’information déjà rassemblée et sur les questions soulevées par les premières recherches pour élaborer son propre questionnaire. Mais cet avantage semble avoir moins compté dans le retard du CADES à mettre en route cette recherche que l’esprit de son projet. En abordant la modernité comme une entrée en crise des normes qui réglaient le partage sexuel (contesté par les nouvelles aspirations féminines) et générationnel (confronté à l’émergence d’une autonomie culturelle du groupe des jeunes) sur lequel reposait la cohésion de la société locale, il faisait de l’imaginaire social l’opérateur critique de la transformation.

14 Retard encore plus paradoxal : la contribution des historiens qui aurait dû logiquement précéder toutes les autres. Dans un premier temps, le CADES attaché à l’élucidation des problèmes actuels de la société française, n’avait pas jugé nécessaire d’associer des historiens, malgré la présence en son sein d’Ernest Labrousse. C’est à la demande des chercheurs déjà engagés dans l’enquête, contraints à se constituer chacun dans son domaine un aperçu rétrospectif sur l’évolution de la commune, que des recherches proprement historiques furent commandées. D’abord une étude sur l’histoire économique et sociale de la commune depuis la Révolution, effectuée par Nicole Mathieu, selon les méthodes de l’histoire quantitative, dont Ernest Labrousse était alors le grand prêtre3 ; et ensuite une série de recherches coordonnées par Robert Mandrou sur l’histoire politique et culturelle de la commune, pour la même période (les luttes électorales, la vie religieuse, l’école, la criminalité, la culture de consommation)4.

15 L’engagement tardif des historiens comme celui des sociologues de la modernité ne présentait pas que des inconvénients. Au lieu de se lancer dans une reconstitution globale qui aurait pu prendre la forme d’un tableau historique passe-partout, ils avaient la possibilité de partir des problèmes soulevés par les autres recherches mais non résolus. Les historiens ont parfois (trop peu) tiré parti de cet avantage que le CADES, prisonnier d’une conception réductrice du présent, n’avait nullement planifié. S’est-il rendu compte qu’il avait injustement sous-estimé la place du regard historique dans le concert des sciences sociales ? Sa décision de confier le travail de synthèse de l’enquête à un historien peut s’interpréter comme un geste de réparation.

16 L’ethnologie n’a pas souffert d’une telle sous-estimation. Très présente dans les objectifs de départ et la stratégie globale de l’enquête, puisque c’est une ethnologue qui

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 198

a été chargée d’effectuer un premier travail de reconnaissance du terrain et de contacts avec la population, elle est pourtant restée, quand elle se présentait sous sa forme la plus traditionnelle et sous sa forme la plus avancée, en marge de la problématique dominante. L’ethnographie de la culture tradition-nelle, telle que l’incarnaient à l’époque le Musée des arts et traditions populaires (ATP) et la personnalité charismatique de Georges-Henri Rivière, avait été associée à l’élaboration de l’enquête. Georges-Henri Rivière, ami personnel de Robert Gessain, avait été consulté pour le choix de la commune bigouden et s’était déplacé dans la région pour y acquérir l’intérieur d’un penty traditionnel qui devait être reconstitué dans le nouveau Musée des ATP en construction. Une recherche sur la culture orale fut confiée à Donatien Laurent, un spécialiste de la chanson bretonne, disciple de Jean-Marie Guilcher et l’un des rares chercheurs de l’enquête à posséder une réelle connaissance de la langue bretonne.

17 Son rôle dans l’enquête a été important mais pour ses contacts avec la partie la plus âgée (et la plus bretonnante) de la population et ses services rendus aux autres équipes plus que pour l’implication de sa recherche dans les objectifs de l’enquête. Comme il a séjourné dans la commune plus longtemps que la plupart des chercheurs et qu’il était connu des anciens, il fut chargé de préparer les séances de tournage des films que Monique et Robert Gessain réalisaient en parallèle avec les recherches sur le terrain, selon une procédure déjà utilisée par eux dans leurs enquêtes ethnologiques au Sénégal. Le propos principal de ces films était de visualiser et de documenter l’ampleur des transformations en cours, en faisant revivre par ceux qui les avaient pratiqués, les gestes et les techniques d’hier. Donatien Laurent devint, par fonction, l’incarnation d’une collecte passé-iste, assez étrangère aux objectifs de l’enquête, mais qui incarnait, pour la popu-lation, l’image la plus familière de ce que les chercheurs venaient étudier. En le rapprochant de la population, sa position l’éloignait des préoccupations domi- nantes de l’enquête.

18 La marginalisation de l’anthropologie structurale tient à d’autres raisons. Une étude d’anthropologie de la parenté a été menée par Michel Izard, disciple de Claude Lévi- Strauss, à partir des matériaux généalogiques rassemblés pour les recherches anthropobiologiques, mais sans lien ni effet de retour sur d’autres recherches. Cette modestie de l’apport structuraliste peut surprendre, si l’on songe à l’influence intellectuelle qu’il exerçait alors sur les sciences humaines et au fait que son porte- parole le plus écouté était membre du CADES. C’est là précisément qu’il faut chercher l’explication. Claude Lévi-Strauss ne m’a pas caché, quand je l’ai rencontré, ses réserves sur les hypothèses anthropo-biologiques qui avaient présidé à l’organisation de l’enquête. Il ne voulait marquer aucune hostilité globale à l’égard d’une entreprise dont il appréciait la visée pluridisciplinaire et l’effort vers un langage commun pour les sciences humaines, mais se déclarait sceptique sur sa valeur heuristique. L’idée de rapporter les caractères sociaux d’une population à son particularisme génétique ne pouvait, selon lui, que conduire à une impasse. C’est pourquoi il avait engagé Michel Izard à utiliser les matériaux procurés par l’enquête pour approfondir certains aspects des mécanismes de l’alliance dans les systèmes complexes qu’il avait lui-même laissés en suspens dans Les structures élémentaires de la parenté, sans trop se préoccuper des hypothèses anthropobiologiques qui avaient présidé au choix du terrain5.

19 D’autres membres du CADES, peut-être même la majorité d’entre-eux, devaient partager le scepticisme de Claude Lévi-Strauss, ou du moins s’interroger sur

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 199

l’articulation des recherches anthropobiologiques aux contributions des sciences sociales prévues pour l’étude de cette commune bretonne. Comment expliquer dans ce cas que cette hypothèse et ce type d’approche aient joué un rôle aussi important dans la conception de l’enquête ? Comme dans tout comité scientifique, les décisions se prenaient au sein du CADES, en principe à la majorité, mais en réalité ceux qui s’impliquaient le plus dans les tâches du comité, y apportaient des idées et des propositions, emportaient la décision. Ce fut le cas de Robert Gessain qui avait joué un rôle prédominant dans la conception de l’enquête et qui fut chargé ensuite tout naturellement de coordonner son déroulement. Sa formation pluridiciplinaire de médecin, psychanalyste et anthropologue, ses travaux de terrain menés dans le monde esquimau (chez les Agmassalik du Groenland) comme dans le monde africain (chez les Bassari du Sénégal), son tempérament d’animateur scientifique le qualifiaient pour jouer ce rôle. Mais son ascendant sur le CADES s’explique aussi par ses liens d’amitié et d’affinité intellectuelle avec plusieurs membres du CADES comme Jean Stoetzel, Alain Girard ou proches du CADES, comme le docteur Jean Sutter. Acquis à l’idée de centrer l’effort interdisciplinaire sur le dialogue entre les sciences biologiques et les sciences sociales, par l’étude d’une micropopulation sous sa double désignation biogénétique et sociale, partageant une sympathie assez marquée pour la politique scientifique du gouvernement, volontariste et nationaliste, ces hommes avaient, en outre, en commun, d’avoir tous appartenu à la fondation Alexis Carrel, un institut de recherches fondé sous le régime de Vichy.

Où l’on reparle d’Alexis Carrel

20 Cette référence n’avait pas forcément bonne presse depuis que le retour du gaullisme au pouvoir (quoique dû à l’appui de la droite), avait renforcé, au sein de l’appareil d’État, l’influence des personnalités issues de la Résistance. Elle a carrément mauvaise presse aujourd’hui. La grande vague des publications historiques qui ont accompagné le cinquantenaire de Vichy, a considérablement enrichi notre connaissance des aspects les moins flatteurs du régime du maréchal Pétain qui avaient été censurés par la mémoire, comme sa politique antisémite, par exemple, mais elle a renforcé en même temps le manichéisme de notre approche de la période. En essayant de comprendre pourquoi une institution créée sous Vichy et supprimée à la Libération, a pu influencer le développement de la recherche scientifique en France dans la deuxième moitié du XXe siècle, je ne cherche bien sûr ni à réhabiliter le régime du Maréchal ni à sous-estimer le fait que la Fondation française pour l’étude des problèmes humains a pu se compromettre avec les préoccupations racistes de la science nazie.

21 Je ne prétends rien ajouter, au demeurant, aux travaux historiques sur la Fondation Carrel et aux polémiques qu’ils ont soulevées6. Je me bornerai à quelques remarques ; Alexis Carrel, cardiologue réputé et prix Nobel de médecine (en 1905) avait émigré avant la première guerre mondiale aux États-Unis où il obtint finalement un poste important à l’Institut Rockefeller de recherches médicales. Son livre l’Homme cet inconnu (1935) qui conjuguait des considérations spiritualistes et eugénistes en elles-mêmes peu originales mais rarement associées, eut un succès de best-seller. En 1941, au terme de sa longue carrière américaine, il crée en France, avec la bénédiction de Vichy et de l’occupant, un institut de recherches qui se propose d’appliquer les idées de son livre sur l’unité de l’homme et l’interdisciplinarité, grâce à une équipe de chercheurs conjuguant la génétique des populations, l’anthropologie, la démogra-phie et la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 200

sociologie. Pour ce savant en fin de vie (il devait mourir trois ans plus tard), qui avait connu la gloire, mais en s’expatriant, et qui avait l’impression de ne pas avoir été bien traité par les institutions universitaires de son pays, Vichy offrait une chance de revanche. Le régime du Maréchal a su attirer à lui nombre de vrais et de faux talents qui s’estimaient avoir été injustement négligés par la troisième République en raison de leur non-conformisme ou de leur extrême conservatisme.

22 Les deux idées-forces de l’institut d’Alexis Carrel, l’articulation du biologique au social et l’interdisciplinarité, se retrouvent au centre du projet de l’enquête de Plozévet. Pour les chercheurs qui avaient appartenu à la Fondation Carrel, l’interdisciplinarité n’était pas un simple objectif ou un état d’esprit. C’était une pratique acquise dans des équipes de recherche pluridisciplinaires qui travaillaient sur un modèle d’organisation rapporté des États-Unis par Alexis Carrel. En France, durant les années trente, quelques spécialistes dans les sciences humaines appelaient de leurs vœux une organisation collective de la recherche. Ainsi, les fondateurs des Annales d’histoire économique et sociale qui lancent avec succès, dans leur revue, plusieurs enquêtes collectives. Lucien Febvre qui estime que l’avenir pour l’histoire est aux recherches collec-tives, envisage la création de véritables « laboratoires » sur le modèle des sciences expérimentales. Quant à Marc Bloch, il invoque dans l’Apologie pour l’Histoire « l’esprit d’équipe » qui transformerait le milieu historien en véritable communauté scientifique. L’expression est aujourd’hui désuète, mais elle traduit bien le besoin ressenti dans les cercles les plus novateurs des sciences humaines de la France de l’entre-deux-guerres, d’une transformation radicale de l’épistémologie et de la socialité de la recherche qui restait insatisfait.

23 Forts de leur expérience, les chercheurs qui étaient passés par la Fondation Alexis Carrel sont allés rejoindre les premières équipes des nouveaux organismes de recherche comme le CNRS ou l’INED. Il n’est pas nécessaire d’imaginer un réseau occulte, une synarchie des anciens de la Fondation Alexis Carrel pour expliquer le rôle qu’ils ont joué dans la conception de l’enquête de Plozévet. L’expérience et les idées qu’ils partageaient sur l’interdisciplinarité leur donnaient du poids. La mise en rapport des caractères anthropobiologiques et des caractères sociaux de la population soulevait de son côté, contrairement à ce qu’on pourrait croire, plus de difficultés théoriques qu’idéologiques. Le délire raciste et les horreurs des savants nazis ont conduit l’opinion à diaboliser une problématique qui avait été explorée, avec ses qualités et ses faiblesses, bien avant eux et, en France bien plus tôt qu’en Allemagne. Frappée d’interdit en Allemagne et mise en veilleuse en France après la guerre, elle renaît au moment où se met en place l’enquête de Plozévet, sous l’effet, en particulier, des progrès spectaculaires de la génétique.

Une direction verticale, centralisée et plutôt parisienne

24 L’enquête comportait un fort contingent de recherches anthropologiques et médicales qui devaient s’appuyer, en principe, sur une reconstitution systématique des généalogies de la population présente, permettant de mesurer avec exactitude le taux de consanguinité dont chaque individu avait hérité. Ces mesures ont été prises en compte pour les recherches d’anthropologie physique comme l’étude longitudinale des caractères anthropométriques ou l’étude sur les plis palmaires (dermatoglyphes) mais beaucoup moins pour les recherches de nosologie, de gérontologie et de diététique qui se sont contentées de croiser leurs données plozévétiennes avec les catégories

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 201

socioprofessionnelles ou de les comparer avec d’autres recherches menées dans la région parisienne, au nom d’une vague opposition ville-campagne. Plus que les limites d’une démarche interdisciplinaire, ce manque de coordination révèle les inconvénients liés à la structure d’organisation de l’enquête.

25 À l’image du gouvernement qui la finance, celle-ci est très verticale, centralisée et plutôt parisienne. Elle est dirigée en principe par le CADES qui l’a décidée. En réalité, après un certain nombre de discussions générales où il a cherché à dégager les questions sur lesquelles pouvait s’opérer le plus utilement le renouvellement des sciences sociales, et après les séances au cours desquelles il a choisi le terrain de l’enquête, défini son profil, sa stratégie et ses objectifs, le comité a confié à Robert Gessain la charge de coordonner et de suivre son déroulement. Les sages continuent en principe d’avoir la haute main sur la réalisation de l’enquête. Ils décident l’engagement de nouvelles recherches, évaluent les rapports des chercheurs. Mais leur assiduité diminue, bien que les réunions du comité s’espacent. La délégation de pouvoir à un gestionnaire de bonne volonté est la tendance normale de tout comité, scientifique ou non, en voie de routinisation et de bureaucratisation. Dans le cas du CADES, cette tendance a été d’autant plus rapide que les sages étaient, pour la plupart, des figures marquantes de la recherche mais aussi des hommes très pris. On retrouve ici la tendance fâcheuse (pour l’efficacité comme pour la démocratie) des gouvernements à confier toujours les responsabilités, par manque d’imagination et d’audace, à ceux qui en ont déjà.

26 Là est peut-être le défaut d’organisation qui a le plus pesé sur le déroulement de l’enquête. Dans la composition du comité, on avait veillé à retrouver tout l’éventail des disciplines concernées par le point de vue des sciences sociales, mais en choisissant exclusivement des spécialistes français, souvent déjà responsables d’un laboratoire ou d’un établissement de recherches. Après une brève période de bonne volonté interdisciplinaire, les sages ont eu tendance à se considérer surtout en charge des intérêts de leur discipline, voire de leur laboratoire. Les relations verticales entre les chercheurs sur le terrain et le baron de leur discipline siégeant au CADES, qui leur avait obtenu une part du budget de l’enquête et qui se trouvait parfois diriger leur thèse ou leur laboratoire, prirent le pas sur les relations horizontales au sein du CADES comme sur le terrain, pour la circulation de l’information et des directives.

27 Dirigée de Paris, l’enquête fut confiée à des centres et des chercheurs majoritairement parisiens et presque tous extérieurs à la Bretagne. Les recherches de géographie, par exemple, étaient dirigées par Maurice Le Lannou, grand spécialiste de la Bretagne (et breton lui-même), mais il s’entoura d’une équipe de chercheurs de l’université de Lyon où il enseignait. Mise à part l’étude de nosologie, qui sollicita la collaboration des médecins locaux pour tenir registre de tous les cas examinés en consultation, les recherches anthropologiques et médicales furent confiées à des équipes parisiennes. Parmi les sociologues, Edgar Morin dont la recherche fut engagée longtemps après les autres, fut le seul à prendre contact avec l’université de Rennes pour recruter des collaborateurs. Mon recrutement, pour faire la synthèse des travaux, illustre parfaitement le peu d’attention à la dimension bretonne. Car je n’avais aucune compétence particulière dans le domaine breton et mes séjours à Plozévet ont été mes premiers contacts avec la Bretagne. L’extériorité au terrain comportait certains avantages ; celui d’abord de préserver les chercheurs de l’enchantement ou de l’engagement régionaliste. Ce n’était pas spécifiquement les problèmes de la Bretagne

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 202

que l’enquête était venue étudier, mais ceux d’une commune française, ceux de la France actuelle ou même plus largement de l’Humanité. Et si le terrain présentait certains traits de singularité imputables à la Bretagne, mieux valait le découvrir comme un sujet d’étonnement que le décréter.

28 Mais cette extériorité comportait au moins un handicap que les chercheurs n’ont pas tardé à rencontrer : celui de la langue. J’ai déjà souligné qu’hormis Donatien Laurent, spécialiste de la chanson et donc de la langue bretonne, pratiquement aucun chercheur ne connaissait le breton. Or, à Plozévet, commune de la Bretagne bretonnante, la majorité de la population, au moment de l’enquête, utilisait encore le breton dans le quotidien du travail et des relations d’amitié. C’était la langue dans laquelle on aimait plaisanter et dire le fond de sa pensée. Certains, parmi les plus âgés, ne parlaient que le breton. Pour les chercheurs pratiquant l’enquête par interview ou par questionnaire ouvert, l’ignorance du breton limitait la capacité d’exploration et le pouvoir maïeutique de l’entretien. Pour les gérontologues qui souhaitaient étudier les formes psychologiques du vieillissement, s’intéresser à l’évolution du sommeil et de l’activité onirique, elle réduisait l’examen à une visite médicale de routine.

La hantise du terrain

29 On peut interpréter l’imprévision des organisateurs de l’enquête à propos du breton comme l’expression inconsciente d’une vision jacobine de la France mais certainement pas comme un signe d’indifférence au problème du terrain. Le terrain a été au contraire le souci permanent (on pourrait dire la hantise) de cette enquête au point qu’on peut se demander s’il n’a pas joué un rôle de dérivatif pour ne pas avoir à s’interroger sur l’interdisciplinarité et sa mise en œuvre qui était l’enjeu principal de l’enquête. Le souci du terrain, si prégnant déjà au moment où se mettait en place la stratégie globale de l’enquête, peut s’expliquer aussi par le poids des anthropologues pour qui le terrain revêt, par principe, au départ, quelque chose d’opaque et d’étrange. Dans le cas qui nous concerne, Robert Gessain et son équipe arrivaient avec l’expérience de plusieurs terrains lointains, africains aussi bien qu’esquimaux.

30 Mais cette fois le terrain était proche. Faute de percevoir d’emblée son opacité, il fallait la construire par une stratégie de séduction et de neutralisation. Priorité fut donnée à la séduction. Des contacts très diplomatiques furent établis avec les autorités locales, c’est-à-dire le maire et le curé, à la fois pour officialiser l’enquête et pour obtenir leur appui médiateur auprès de la population. Ce respect pluraliste des institutions locales se fondait aussi sur la découverte, dans les informations préliminaires recueillies sur la configuration de la commune, du poids du partage idéologico-politique entre « rouges » et « blancs ». Les « rouges » majoritaires tenaient la mairie. Le curé incarnait, de son côté, la minorité « blanche » attachée à l’Église. Robert Gessain et les premiers chercheurs comptaient sur l’esprit laïc de la municipalité, son orientation favorable aux valeurs de l’École et de la Science, pour obtenir son soutien actif auprès de la population.

31 Le maire fit en effet bon accueil à l’idée d’une enquête sur sa commune. Lui-même enseignant au groupe scolaire de Plozévet, il fut, semble-t-il, moins sensible aux enjeux scientifiques de l’entreprise qu’au statut des chercheurs, relevant comme lui de la fonction publique et auxquels il se sentait lié par une connivence de fonctionnaire. Songeant aux intérêts de sa commune plus qu’à l’intérêt de la Science, il se félicitait

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 203

déjà de la célébrité que cette concentration exceptionnelle de chercheurs venus l’étudier allait donner à Plozévet et des retombées touristiques que l’on pouvait en attendre. C’est pourquoi, au moment où les responsables du CADES voulurent imposer aux publications issues de l’enquête des règles strictes de confidentialité et d’occultation des noms pour respecter la vie privée des Plozévétiens et décidèrent en particulier de baptiser l’enquête, « enquête multidisciplinaire de Pont-Croix », le maire s’insurgea. Le nom de Plozévet ne devait pas être déguisé.

32 Le curé, de tempérament affable et réservé, n’avait aucun goût ni aucune nostalgie pour les traditions. Lié au groupe dynamique des agriculteurs syndicalistes et plutôt collectivistes, formés par la Jeunesse agricole chrétienne (JAC) qui se révélèrent, par la suite, parmi les Plozévétiens les plus coopératifs à l’égard de l’enquête, il n’avait aucune antipathie pour « les lumières de la Science » et s’il avait certaines réserves à propos de l’enquête, c’était plutôt sur l’intérêt que les ethnologues pouvaient accorder à des pratiques folkloriques hors d’usage.

Apprivoiser et tenir à distance

33 Une réunion publique fut organisée au bourg en présence du maire, pour exposer à la population les objectifs et le programme de l’enquête. Cette opération de communication s’imposait pour rendre la population favorable à l’entreprise afin qu’elle fasse bon accueil aux cohortes de chercheurs qui allaient se succéder dans la commune pendant plusieurs années, mais aussi afin qu’elle accepte de se prêter à leurs questions et à leurs examens parfois contraignants. Les recherches d’anthropologie physique ou de gérontologie, en particulier, prévoyaient des prises de sang, des empreintes palmaires, des relevés anthropométriques, etc. Les rapports avec la population ne posaient pas que des problèmes diplomatiques. L’objectivation d’une population ou plutôt sa transformation en objet de recherches introduit la question de la relation entre l’observateur et l’observé qui est aussi ancienne que les sciences humaines et que l’ethnologue en particulier vit toujours, même quand il refuse de le reconnaître, de façon pathétique. Tant que le terrain d’étude est une population lointaine pour lui, aussi bien géographiquement que culturellement, la transaction s’opère relativement aisément. Cette distance constitue en elle-même une justification pour les deux partenaires. L’observé sait que sa manière d’être représente une énigme pour le nouveau venu et qu’il peut faciliter son déchiffrement en répondant à ses questions. L’observateur, de son côté, sait que l’élucidation de cette différence peut enrichir sa connaissance générale des comportements humains. L’écart culturel existant entre l’ethnologue et son terrain limite, par ailleurs, les obligations de retour. La population étudiée risque de n’avoir ni les moyens de prendre connaissance des résultats de ses travaux, ni d’en éprouver le besoin puisqu’il s’agit d’une interprétation utilisant les catégories d’une autre culture.

34 Mais à Plozévet la distance était faible. La population était en droit de se demander en quoi elle pouvait être un objet de curiosité pour un si grand nombre de chercheurs appartenant à la même communauté nationale. Il était donc nécessaire de lui exposer les objectifs de l’enquête avec autant de netteté que les responsables de l’enquête avaient pu le faire pour eux-mêmes. Elle pouvait, en outre, se poser des questions incongrues qui, sans avoir jamais été soulevées ouvertement, devaient toutes surgir à un moment ou à un autre, au détour des conversations avec les chercheurs, dans le

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 204

déroulement de l’enquête. En quoi cette enquête qui nous sollicite pour des examens indiscrets et parfois contraignants, qui mobilise des chercheurs appointés par l’État, c’est-à-dire par nos impôts, peut nous être utile et présenter des avantages pour notre commune ? Pourquoi devons-nous attendre patiemment que d’autres découvrent ce que nous savons déjà, alors que nous aurions pu être associés au travail de recherche ? Cette dernière question pourrait sembler plutôt démagogique. Elle prenait du poids en raison du grand nombre de diplômés (dont deux professeurs d’université) de la commune et en particulier du cas de Jakez Helias. Il n’était pas encore l’illustre auteur d’un best-seller, mais il était déjà très connu en Bretagne pour ses pièces de théâtre et ses chroniques en breton. Cet agrégé de lettres, fils d’un tailleur de Plozévet, tint à patronner l’enquête auprès des Plozévétiens, mais éprouva sans doute une certaine déception de ne pas être plus étroitement associé aux recherches. Ainsi peut s’expliquer qu’il se soit fait l’interprète de la mauvaise humeur des Plozévétiens, à la publication du livre d’Edgar Morin (Commune en France) et peut-être l’instigateur du débat télévisé où l’auteur, invité par la télévision régionale pour discuter avec des Plozévétiens, se retrouva en posture d’accusé7.

35 Face à un dilemme largement insoluble, les responsables de l’enquête ont cherché à maintenir avec la population à la fois un contact d’information régulier et une certaine distance. Les chercheurs étaient invités à observer une attitude de stricte neutralité à l’égard du partage idéologique local et par exemple à ne pas acheter leur journal au bourg pour ne pas révéler leurs préférences politiques. Certains Plozévétiens furent sollicités par les chercheurs pour des tâches de routine indispensables, comme la collecte des empreintes palmaires ou le tournage des films mais ils ne furent jamais associés à l’élaboration de la recherche. La présentation des films, à mesure qu’ils étaient montés, servit, en revanche, à tenir la population informée du déroulement de l’enquête. Occasion de sociabilité, la projection des films proposait aux Plozévétiens des résultats accessibles à tous et aussi une image d’eux-mêmes. Mais ces avantages avaient leur revers. La dominante ethnographique des films qui semblait valoriser les traditions locales, avait une tonalité passéiste qui reflétait mal l’esprit et les préoccupations de la plupart des recherches. Elle détermina, néanmoins, l’idée que la majorité des Plozévétiens se faisaient de l’enquête et suscita chez eux une attitude ambivalente. Flattés dans leur nostalgie et leur attachement à l’identité bretonne, voire bigouden, ils risquaient en même temps d’interpréter l’attention à leurs vieilles coutumes comme une manière de souligner leur arriération. C’est ce qui s’est passé à la projection du film sur Les gestes du repas avec la scène du youk ker. Cette bouillie d’orge au lait que l’on déguste à même la marmite en se passant la cuiller est un rite traditionnel, très convivial que des Plozévétiens ont ressuscité avec plaisir pour le tournage. Mais à la projection, les spectateurs, fâchés avec leur passé, n’ont retenu que la manière de manger tous dans le même plat avec la même cuiller qui les faisaient passer pour des sauvages.

Du soupçon à la révolte : la réponse du terrain

36 Ce qui a été vécu à Plozévet au cours de l’enquête n’a rien d’exceptionnel. Seule la taille exceptionnelle de l’enquête a donné parfois un tour mélodramatique à un malentendu qui est consubstantiel à la relation entre observateur et observé dans sa généralité. Devenir subitement un objet d’études pour des disciplines, dont l’utilité sociale et les retombées pratiques sont difficiles à percevoir, est toujours une source d’inquiétude

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 205

pour l’individu ou le groupe concerné et une source d’interrogation sur sa propre identité. Dans le cas de Plozévet, l’incertitude risquait d’être d’autant plus grande, même après les éclaircissements officiels donnés par les responsables de l’enquête, que les objectifs annoncés étaient eux-mêmes multiples. Les Plozévétiens eurent tendance à naviguer, au gré de l’avancement des recherches et des demandes des chercheurs, entre des objectifs supposés qui les flattaient et d’autres qui les vexaient. Ils crurent au début qu’ils devaient l’intérêt que leur témoignait cette avalanche de chercheurs à leur palmarès exceptionnel de diplômés : une vingtaine de bacheliers, plusieurs enseignants, un professeur d’université un recteur et un écrivain réputé. L’enquête, avec toute sa batterie de démographes et de médecins, ne cherchait-elle pas quelque chose de génétique dans cet afflux de surdoués ? La surprise des chercheurs déroutés par ce palmarès, aurait dû pourtant les convaincre que ce trait n’avait joué aucun rôle dans le choix de leur commune. L’étude de sociologie de l’éducation, effectuée dans une phase ultérieure de l’enquête, devait conduire à relativiser cette réussite scolaire. Plozévet ne faisait qu’amplifier une tendance régionale puisque le Finistère était alors, avec la Lozère et la Corse, en tête des départements français pour le taux de scolarisation.

37 Si l’enquête ne s’intéressait pas à leurs qualités génétiques, ne venait-elle pas dépister leurs tares congénitales ? Comme les autres communes de la région, Plozévet connaissait l’existence de la luxation congénitale de la hanche, repérable par le boitement qui affectait un certain nombre de ses habitants les plus âgés. Elle faisait désormais l’objet d’un dépistage systématique à la naissance. Mais les examens anthropométriques et médicaux firent naître chez les Plozévétiens le soupçon désagréable qu’on leur prêtait bien d’autres tares congénitales. La crainte plus ou moins consciente de servir de cobayes à des recherches médicales ou d’être traités comme une population dégénérée, explique la susceptibilité qu’ils ont manifestée au vu des premiers travaux diffusés, devant tout ce qui pouvait s’interpréter comme un indice d’archaïsme ou de dégénérescence. Cette inquiétude fut refoulée dans le déroulement de l’enquête sous un naturel de gentillesse et d’hospitalité. Ouverts au monde extérieur par leurs liens avec leurs nombreux parents émigrés ou (pour le milieu des marins et des pêcheurs) par leur connaissance d’autres pays, ils ont fait bon accueil à ces chercheurs qui incarnaient en outre l’instruction et la science, des valeurs prestigieuses à leurs yeux. Mais après les premiers signes de mauvaise humeur à la projection des films, l’accueil coléreux que certains firent au livre d’Edgar Morin doit se comprendre comme l’inévitable explosion des inquiétudes et des frustrations longtemps refoulées.

38 Le reproche qui lui fut fait, lors du débat télévisé, d’avoir trahi la confiance des Plozévétiens en rapportant des conversations qui avaient un caractère confidentiel, n’était pas fondé. Son étude de l’imaginaire de la modernité des Plozévétiens passait nécessairement par l’exploration de leurs états de conscience et aussi de leurs états d’âme tels que pouvaient les révéler des entretiens approfondis. Mais ce qu’il en restituait n’avait rien d’intime ni d’indiscret, encore moins d’indécent. Les seuls passages qui s’aventuraient dans la vie intérieure, en l’occurrence les préoccupations spirituelles d’un individu, concernaient l’un des médecins de Plozévet qui n’a jamais protesté. Ce qui était visé en réalité, c’était l’évocation des comportements ambivalents, révélateurs pour Edgar Morin d’une crise de conscience indissociable de l’expérience de la modernité, mais dans laquelle les Plozévétiens ne percevaient qu’une

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 206

image désobligeante d’eux-mêmes. On lui reprocha, en particulier, un passage sur la forte consommation de vin rouge appuyé par la photo d’un buveur à la trogne bachique. En réalité, Morin insistait sur la dimension culturelle et pourrait-on dire positive de l’alcoo-lisme dont le développement avait accompagné l’essor du niveau de vie et de la sociabilité villageoise. Bien d’autres recherches dont celles de nosologie, de gérontologie ou de diététique, avaient évoqué beaucoup plus crûment le problème de l’alcoolisme, en soulignant son impact par des statistiques alarmantes ou par l’évocation de ses répercussions cardio-vasculaires et psychiatriques. Un problème dont les Plozévétiens avaient, au demeurant, parfaitement conscience. Mais le fait qu’un chercheur connu du grand public en parle ouvertement et le relie à l’identité culturelle de la commune, détruisait l’image d’eux-mêmes de style carte postale qu’ils attendaient de l’enquête.

39 Lorsque mon propre livre est paru, quelques années plus tard, on tint à m’en dire du bien. Jakez Helias qui n’avait sans doute pas été étranger à la cabale contre Morin mais qui venait de remporter, avec Le cheval d’orgueil, un succès considérable, me donna sa bénédiction et me témoigna par la suite une amitié chaleureuse8. Edgar Morin avait essuyé les plâtres. Je profitais certainement, en revanche, du remords des Plozévétiens. Regrettant leur animosité à l’égard d’un des chercheurs qui avaient séjourné le plus longtemps dans la commune et qui avait été séduit par sa personnalité conviviale, démocratique, ils corrigeaient le tir en me lisant avec bienveillance. Mais la résurgence des accusations contre Morin, trente ans après, devant la caméra d’Ariel Nathan, venu tourner un film sur la mémoire de l’enquête chez les Plozévétiens, devait révéler la force indestructible de ces frustrations. Entre observateurs et observés, il n’y a pas de rapports heureux.

Une peur peut en cacher une autre

40 L’inquiétude des chercheurs était d’une autre nature. Elle ne portait pas bien évidemment sur la façon dont les Plozévétiens les percevaient, quoique l’image de l’enquête et la perception de sa raison d’être fussent des plus problématiques, mais sur la valeur du terrain. Ils s’interrogèrent d’abord sur sa représentativité mais de façon plus intuitive et même plus angoissée que méthodique puisque chaque discipline avait son propre mode de découpage de la réalité. Il était admis que la commune constituait, pour certains, une totalité, pour d’autres, un échantillon ou un effectif dont on pouvait extraire un échantillon pour la commodité de l’analyse, etc. Mais la découverte du florilège de diplômés dont pouvait se vanter la commune, créa une certaine panique chez les chercheurs. N’étaient-ils pas tombés sur un cas si exceptionnel qu’il interdisait toute généralisation ou modélisation ? Pour colmater cette angoisse qui laissait apparaître l’un des problèmes de fond de l’interdisciplinarité, la hantise du terrain changea de direction. Elle ne visa plus désormais sa représentativité mais sa fragilité et ressuscita le vieux fantasme ethnographique du dernier quart d’heure. Depuis les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle qui se lancent à la découverte des campagnes françaises, l’ethnographie a toujours eu l’impression de découvrir le monde d’hier dépositaire de la culture des origines, au moment où il est en train de disparaître, comme si on l’avait appelée à son chevet pour capter ses derniers rayons. Le fantasme avait, pour une fois, les apparences du vrai. Car la région, plus encore que le reste de la France, traversait à l’époque une révolution technique et culturelle sans précédent qui accélérait et même télescopait les formes du changement. Les dernières faucilles

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 207

rencontraient les premières faucheuses-batteuses et les dernières lampes à pétrole les premiers postes de télévision.

41 Par une sorte de transfert narcissique, les chercheurs craignaient surtout d’être eux- mêmes par leur venue, les principaux agents de cette transformation ou plutôt de ce qu’ils appelaient l’effondrement du terrain, comme si cette commune d’émigrants et de navigants n’avait jamais été, avant leur arrivée, en contact avec le monde extérieur. Plus encore que le choc de leur intrusion, qui risquait de transformer l’état d’esprit des habitants, c’est le poids de leur nombre que les chercheurs redoutaient pour ses effets destructeurs : une certaine lassitude des Plozévétiens à l’égard des demandes des chercheurs et surtout une trop grande adaptation à leur rôle d’observés qui pré- sélectionnait dans les réponses ce qui semblait conforme à l’attente des chercheurs. En un mot, ce que l’on craignait désormais à l’arrivée de chaque nouvelle recherche, c’était la saturation du terrain. Cette crainte n’était pas plus fondée que les précédentes. La présence d’une poignée de chercheurs (car les recherches ne furent jamais effectuées toutes en même temps), repérables pour la population avant tout par le matricule DA de la 2 CV dans laquelle ils sillonnaient le territoire très vaste de Plozévet, se perdait dans la masse des représentants, réparateurs, agents publics appelés dans cette commune de quatre mille habitants. Six ans après le début de l’enquête, je rencontrais encore bien des Plozévétiens qui n’avaient jamais eu le moindre contact avec les chercheurs.

42 Mais ce dernier avatar de la hantise du terrain en révèle le sens caché. Ce qui, pour chaque chercheur, est censé perturber le terrain, ce n’est pas sa propre présence mais celle d’un grand nombre de chercheurs, c’est-à-dire en clair la présence des autres recherches. S’inquiéter de l’état psychologique du « terrain » et de tout ce qui pouvait le menacer, permettait de ne pas engager le débat sur la problématique et la méthodologie de l’interdisciplinarité. À quoi bon envisager en effet une démarche interdisciplinaire si le principal danger pour la mise en œuvre d’une recherche, est la présence d’autres recherches ? La perplexité initiale des chercheurs sur la représentativité de cette commune surdiplômée pour l’étude de la société française avait provisoirement soulevé le voile recouvrant la définition d’un objet et d’une méthodologie interdisciplinaires que la fixation névrotique sur la fragilité du terrain s’est empressée de faire retomber.

L’interdisciplinarité mise en chiffres ou mise en pièce ?

43 La faveur, dont bénéficiait à l’époque l’outil statistique dans les sciences biologiques comme dans les sciences sociales, donnait à penser que les mathématiques allaient offrir un langage commun permettant de communiquer d’une discipline à l’autre. Dans l’enquête de Plozévet, de nombreuses recherches utilisaient l’analyse statistique sur un échantillon construit de la réalité à observer. Les recherches anthropologiques liées à une hypothèse de génétique comparaient des effectifs distingués par leur taux de consanguinité, laissant donc peu de place aux caractères sociaux ; une hypothèse que les recherches de nosologie, de gérontologie ou de diététique ont rarement retenues, préférant des catégories de type géo-social (habitants du bourg/habitants des écarts, urbain/rural) ou proches des catégories socio-professionnelles.Sociologues, psychosociologues et géographes pour leur part, qui ont presque tous procédé à des analyses sociométriques, ont croisé les opinions ou les performances collectées avec

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 208

des catégories descriptives du champ social qui oscillaient entre le contexte général (les CSP, les classes d’âge, le sexe) et le contexte local : certaines recherches ont choisi l’opposition ruraux/non ruraux. D’autres ont préféré emprunter leur découpage aux catégories indigènes comme la répartition tripartite des agriculteurs en petits, moyens et gros selon la taille de leurs exploitations, même si les exploitations des « gros » restaient par leur taille en deçà du seuil national de rentabilité. D’autres encore ont choisi le partage « rouges/blancs ».

44 La diversité des catégories d’analyse retenues soulevait un problème méthodologique, celui de la conversion des données mesurées d’une discipline à l’autre et de la comparabilité des résultats. Il n’a jamais été clairement posé parce qu’il s’articulait à un problème théorique, celui de l’objet même de l’enquête que les débats du CADES avaient préféré laissé ouvert. Que signifiait l’étude d’une micropopulation ? Si la délimitation était biogénétique, la catégorie retenue par les recherches d’anthropologie physique pour ventiler la population observée, l’indice de consanguinité, aurait dû s’étendre aux autres recherches au risque de soumettre tous les phénomènes observés (y compris les opinions, le niveau d’études ou l’appartenance idéologique) à un déterminisme biologique indé-montrable et contraire à l’esprit des sciences humaines. Si le cadre de référence était régional ou national, il fallait préférer des critères de moins en moins singularisants. Si cette micropopulation devait enfin être abordée comme un ensemble, c’est-à-dire non seulement une commune mais une communauté, il fallait privilégier, à la manière des ethnologues, les critères qui la singularisent et qui construisent son identité, au risque de la soumette à un déterminisme identitaire. Faute de disposer au départ d’un format méthodologique ou d’un questionnement commun qui les auraient obligé à croiser leurs analyses, les disciplines impliquées dans l’enquête se sont croisées à Plozévet sans vraiment se rencontrer.

45 Pouvait-il en être autrement ? Les courants récents de l’histoire des sciences nous ont appris à accepter l’idée que le développement scientifique tire autant profit de ses impasses, de ses renoncements que de ses aboutissements. Dans l’enquête de Plozévet, faute d’avoir fait l’objet d’un débat préliminaire et d’une sorte de réglementation conventionnelle des rapports entre disciplines, les échanges interdisciplinaires ont pris un tour dramatique et souvent mélodramatique. Mais cette histoire est en elle-même riche d’enseignements. Elle peut se résumer, pour reprendre le schéma proposé par Jean Marie Jakobi qui avait été chargé d’une étude psychosociologique des rapports entre chercheurs, comme un drame en trois actes9.

46 La première étape est une phase de conflits. La mise en place des recherches occasionne de nombreuses frictions entre chercheurs à propos de l’usage des moyens matériels mis à leur disposition mais surtout à propos des procédures d’enquête et des relations avec la population. Quand le litige tourne au conflit ouvert, les chercheurs prenant appui sur la structure verticale de l’enquête font appel, pour trancher le différend, soit au Docteur Gessain, le membre du CADES chargé de suivre le déroulement des recherches, soit au membre du CADES qui a parrainé leur engagement dans l’enquête et qui représente leur discipline.

47 La deuxième phase voit la mise en place des régulations qui permettent de prévenir les conflits et de les régler sur place. Les chercheurs ont appris à se connaître et à s’accepter. Des couples se sont formés par-dessus les barrières disciplinaires. D’autres se sont défaits. Des réunions périodiques des chercheurs présents sur le terrain, combinant sociabilité et échanges d’informations prati-ques, donnent forme à un

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 209

certain esprit de groupe. Les chercheurs sont invités à noter sur un carnet, dans leur travail de collecte, les informations qui n’entrent pas directement dans leur propre recherche mais peuvent intéresser d’autres chercheurs. La bonne volonté pluridisciplinaire a fait long feu. Mais elle a contribué à détendre l’atmosphère. Quelques Plozévétiens particulièrement hospitaliers ont joué aussi un rôle important dans cette pacification des rapports interdisciplinaires, comme tante Thèrèse dont les crêpes arrosées de gwin ru (vinrouge) attiraient en fin de journée le cercle des chercheurs. Ravie de son tout récent poste de télévision, cette figure pittoresque et généreuse des anciens de la commune, plus à l’aise en breton qu’en français, n’éprouvait aucune nostalgie pour son passé de misère et incarnait le progressisme optimiste, tradition idéologique dominante de la commune.

48 On assiste, avec la dernière phase, à une institutionnalisation de l’enquête dans laquelle les rapports épistémologiques prennent le pas, dans les échanges entre chercheurs, sur les rapports personnels.

49 Ce que l’on serait tenté d’interpréter comme un triomphe tardif de la raison ou du moins de l’objectivation, ne traduisait peut-être qu’un repli stratégique des chercheurs sur une ligne de défense plus conforme à leurs intérêts. Dans l’image de lui-même que lui renvoyait l’organisation de l’enquête comme dans sa façon de construire ses relations avec les autres participants, chaque chercheur se trouvait pris entre deux rôles qui ne se superposaient pas complètement : un rôle professionnel qui l’identifiait aux exigences et aux intérêts de sa discipline ; un rôle de fonction dicté par son statut dans l’organisation de l’enquête. Après les relations orageuses des premiers temps dans lesquelles le rôle professionnel prenait le dessus, alimentant une peur récurrente des empiétements des autres recherches et de leurs effets dévastateurs sur la disponibilité du terrain, c’est le rôle de fonction qui s’est imposé, pour accepter une régulation des rapports entre chercheurs et une certaine bonne volonté interdisciplinaire ; mais surtout pour esquisser un repli sur les relations verticales, celles qui rattachaient le chercheur à son patron au sein du CADES ou (quand ce n’était pas le même) à son directeur de thèse ou de laboratoire ; celles également qui comptaient le plus dans ses perspectives de carrière. L’expérience de cette enquête pluridisciplinaire aura révélé, une fois de plus, le poids du modèle hiérarchique dans l’organisation du système universitaire français comme dans celle du CNRS. L’un des objectifs de la DGRST, en contournant le fonctionnement du CNRS par ses moyens propres, était justement d’arracher la recherche à ces pesanteurs. Mais la force d’inertie des institutions et le style même du pouvoir qui inspirait cette innovation, un gaullisme étatiste et hiérarchique, interdisaient de mettre en question ce modèle qui s’est révélé, dans cette action, le principal obstacle au développement d’une pratique et surtout d’une réflexion interdisciplinaires.

La rétention d’information, un mal français ?

50 Renonçant à s’affronter ouvertement par des querelles de sacristie comme elles le faisaient au début, les équipes ont eu vite fait, tels des organismes menacés par des agressions microbiennes, de sécréter les défenses qui leur permettaient de ne pas craindre la présence et le point de vue des autres disciplines, en l’occurrence la volonté d’ignorer les autres problématiques et la rétention de l’information. Les formes de résistance à la circulation de l’information sont l’un des traits du monde universitaire français qui surprend le plus les collègues étrangers provenant d’un milieu scientifique

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 210

doté d’une forte éthique de la recherche comme le monde scandinave ou anglo-saxon. Héritage lointain de la politique du secret de la société de cour ? d’un modèle éducatif qui sélectionne par le concours, c’est-à-dire par la mise en concurrence permanente ? Dans le cas de l’enquête de Plozévet, ce comportement devait être, en principe, banni comme contraire à l’esprit et surtout aux objectifs de l’entreprise. La mise en place de procédures de dialogue et d’échanges comme les réunions régulières des chercheurs présents sur le terrain, l’échange des informations hors champ que chacun s’engageait à noter, ont tenté, sans grand succès, de renverser la tendance naturelle (ou nationale ?) à protéger son savoir acquis.

51 On peut s’étonner que les responsables de l’enquête n’aient pas organisé et surtout encouragé avec plus d’insistance la circulation des textes (drafts, rapports, articles, etc.) entre chercheurs de différentes disciplines. S’inspirant au contraire d’un esprit de rétention ou du modèle du brevet d’invention peu applicable aux sciences humaines, le CADES avait tenu à réglementer les formes de divulgation des résultats. Rien ne devait être publié des travaux de l’enquête sans avoir été soumis au CADES et sans avoir obtenu son accord. Pour éviter en particulier les effets de retour des publications sur la population de Plozévet pendant que d’autres recherches seraient encore en cours, il fut décidé de publier ensemble les résultats des différentes recherches à la fin de l’enquête en y ajoutant un rapport de synthèse. Lorsque je fus recruté pour écrire ce rapport, la politique du CADES avait déjà changé. L’administration de la DGRST commençant à s’impatienter de ne voir rien sortir d’une action qui avait mobilisé tant de chercheurs et de crédits, le nouveau mot d’ordre du CADES fut d’exhorter les équipes à publier au plus vite et le plus possible. J’étais chargé moi-même de répercuter la consigne dans mes contacts avec l’ensemble des chercheurs.

52 Edgar Morin fut l’un des premiers à l’appliquer, en se dispensant cependant de solliciter l’imprimatur du CADES. Sa notoriété personnelle qui lui permettait de faire de son rapport de recherches un livre publié dans une collection de sciences humaines visant le grand public, réveilla les frustrations de certains chercheurs qui après avoir subi l’embargo sur leurs propres publications, se voyaient éclipsés par ce livre. Cette mauvaise humeur se transforma en cabale. Parallèlement à la fronde des Plozévétiens qui prit la forme d’un guet-apens télévisuel, Edgar Morin dut faire face à une méchante rumeur qui était remontée jusqu’au CADES, l’accusant d’avoir pillé les autres recherches pour écrire son livre. L’accusation était paradoxale dans une enquête ayant des ambitions interdisciplinaires où la circulation des hypothèses et des résultats entre les chercheurs était non seulement souhaitable mais nécessaire. Le plus étrange est que les responsables de la bonne volonté interdisciplinaire aient pu prêter l’oreille à la rumeur. Bien sûr, Edgar Morin qui avait engagé sa recherche avec son équipe plusieurs années après le début de l’enquête, avait commencé par s’informer sur ce qui avait déjà été fait. Je lui avais communiqué, pour ma part, les rapports de recherche que j’avais déjà reçus, car c’était aussi mon rôle. Les travaux des historiens en particulier lui ont permis de comprendre la dimension politique mais aussi anthropologique du partage entre « rouges » et « blancs » ainsi que le rôle du baillisme dans la dynamique scolaire de la commune et dans sa manière d’adhérer à la modernité. Il est certain qu’une meilleure organisation des échanges d’idées entre chercheurs et l’institutionnalisation de la prise en compte des résultats déjà acquis dans la construction des nouvelles recherches, auraient pu faire naître le sens et le goût de l’élaboration d’une pensée collective, évitant aux chercheurs le sentiment désagréable d’une spoliation.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 211

53 Sous le problème de la légitimité des transferts et emprunts d’idées entre disciplines, se profilait celui plus général de la répartition de la propriété intellectuelle (en termes non seulement juridiques ou financiers mais symboliques) dans toute enquête collective, qu’on a vu resurgir plusieurs fois dans cet ouvrage. Question complexe, multiforme et peut-être insoluble qui met en jeu aussi bien l’inégale contribution à l’œuvre collective des chercheurs engagés que l’inégalité de leurs statuts respectifs. L’un des mérites de l’enquête de Plozévet, dans son caractère expérimental peu programmé, est d’avoir fait surgir tous les problèmes à la fois. Mais il est difficile d’imaginer qu’une enquête même simplement pluridisciplinaire pouvait avoir la moindre chance d’aboutir si elle commençait par interdire aux chercheurs de s’appuyer sur le travail des autres recherches. Plus qu’une réaction de jalousie ou de défense de sa propriété intellectuelle, cette cabale exprimait chez le chercheur l’angoisse diffuse que lui inspiraient la cohabitation et la confrontation interdisciplinaires.

54 Pour exorciser cette angoisse, la plupart des équipes ont adopté depuis le début une posture de dénégation : dans un premier temps en évitant les débats entre disciplines et en pratiquant la rétention d’information ; dans un deuxième temps en assimilant à du pillage toute prise en compte des autres recherches. Et de façon continue par une indifférence teintée de scepticisme à l’égard des objectifs et des problématiques des autres disciplines. Lors d’une réunion de l’ensemble des chercheurs organisée à Paris au moment où l’enquête était près de s’achever, les historiens demandèrent à l’équipe des chercheurs en anthropologie physique quelle relation ils avaient pu constater entre la distribution des dermatoglyphes et le partage « rouges-blancs ». Cette question ingénue et quelque peu provocante voulait mettre le doigt sur le fossé théorique qui séparait le pôle des recherches anthropobiologiques du pôle sociohistorique. Elle était, au demeurant, parfaitement légitime, puisque l’enquête avait été construite sur l’hypothèse d’une convergence possible entre ces deux axes de recherches. Mais elle donnait en même temps la réponse : cette convergence est impensable.

Entre sciences biologiques et sciences sociales, l’impossible dialogue

55 Or, les anthropologues ne s’étaient nullement retranchés, dans leurs propres recherches, derrière le déterminisme biogénétique qu’on pouvait leur prêter. Comparant du point de vue des caractères physiques retenus, un effectif de Plozévétiens issu d’unions à indice élevé de consanguinité à un effectif issu d’unions très peu ou pas consanguines, ils eurent la surprise de trouver une bien plus grande dispersion des traits anthropométriques dans le premier que dans le deuxième groupe. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, les descendants de couples à forte consanguinité, dont le patrimoine génétique est moins ouvert, sont physiquement plus dissemblables que ceux de l’autre groupe. Pour les anthropologues, l’explication de ce paradoxe n’est pas biogénétique mais sociale. Le taux de mariages consanguins, qui n’a cessé d’augmenter en France au cours du XIXe siècle pour atteindre un maximum au tournant du XXe siècle, comme l’ont montré les travaux de Jean Sutter, n’est pas dû à une volonté délibérée de se marier entre parents proches mais à l’effet conjugué de deux phénomènes qui ont déséquilibré le marché matrimonial dans les campagnes : l’exode d’une partie (surtout masculine) des mariables vers les villes et l’essor de la fécondité différentielle. Certains couples continuent à être prolifiques et grâce à la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 212

baisse de la mortalité infantile, conduisent jusqu’à l’âge matrimonial un plus grand nombre d’enfants alors que d’autres pratiquent déjà la limitation des naissances. Ce fort contraste dans la taille des familles empêche un échange de conjoints harmonieux et spontané entre non-apparentés. Certains candidats ne parvenant pas à trouver de partenaire, ils se replient sur un mariage arrangé par la famille avec une cousine.

56 Ces mariages de rattrapage dictés par la raison plus souvent que par l’amour, unissent des partenaires qui ne se sont pas vraiment choisis. Or le choix matrimonial, dans nos sociétés modernes qui valorisent la liberté de choisir selon son cœur, c’est avant tout celui de la proximité, de la similitude comme l’avait souligné la célèbre enquête sociologique d’Alain Girard Le choix du conjoint10. On épouse son proche social, culturel, géographique et aussi, semble-t-il, son proche par les traits physiques (taille, etc.). Lorsque les partenaires ne se sont pas choisis, ce qui est le cas pour une grande part des mariages consanguins, ils ont moins de chances de se ressembler et malgré leur proximité génétique, auront tendance à transmettre cette dissemblance. Cette interprétation des résultats ruinait l’hypothèse d’une détermination du social par le biologique que les chercheurs en sciences sociales pouvaient prêter aux recherches anthropobiologiques. Elle montrait au contraire que la transmission des caractères génétiques est socialement construite comme on dirait aujourd’hui, ou plutôt orientée par des choix (ou des déséquilibres) sociaux. Une telle hypothèse avait-elle vraiment guidé ces recherches ? Elle existe peut-être au départ dans le choix du terrain et dans la façon dont le CADES a conçu l’enquête, même si elle n’apparaît jamais explicitement dans les délibérations du comité. Mais on ne la retrouve guère dans le déroulement de l’enquête. La majorité des recherches de l’axe biologique comme les études de nosologie, de gérontologie ou de diététique utilisent au contraire, dans leurs analyses, avant tout des variables sociales.

57 Pour le pôle des sciences sociales, les résultats paradoxaux des recherches d’anthropologie physique apportaient la preuve qu’il n’y a aucun lien pensable entre les phénomènes bio-physiques et les phénomènes sociaux. On peut se demander si ce défaitisme scientifique ne tenait pas au fait que les sciences sociales présentes alors dans l’enquête, étaient elles-mêmes prisonnières d’un modèle déterministe rigide emprunté aux sciences expérimentales. L’enquête de Plozévet a pris place dans une conjoncture intellectuelle où les sciences sociales et les sciences biologiques étaient encore mal préparées au dialogue. Dans les années soixante-dix, un intérêt nouveau pour la prise en compte de la réalité biologique est apparu dans les sciences sociales, en particulier chez les historiens avec le développement de la démographie historique, de l’histoire des maladies ou de l’histoire du corps. Le numéro spécial des Annales ESC, n° 6, 1969, « Histoire biologique et société » n’a pas été le déclencheur mais peut-être le révélateur de ce nouveau cours, qui est devenu ensuite l’une des lignes de développement de l’anthropologie historique. Le CRH a été sans doute le foyer principal de ce développement. Il suffit pour s’en assurer de se reporter aux thèmes des enquêtes collectives de cette époque.

58 L’anthropologie historique s’est construite sur la critique de la notion de nature humaine comme les sciences sociales se sont construites sur la critique de la philosophie morale. Elle se propose de dénaturaliser aussi bien l’histoire biologique de l’homme que son histoire sociale en postulant la circularité des interactions à l’œuvre dans les processus historiques. Cette approche configurative et non-déterministe des rapports entre le biologique et le social était déjà présente chez les fondateurs des

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 213

Annales, en particulier chez Marc Bloch. Mais l’économisme de l’après-guerre fixé sur les problèmes de croissance et de développement, a imposé un paradigme déterministe aux sciences sociales qui supposait une discontinuité entre le monde naturel et le monde social. L’enquête de Plozévet s’est déroulée au moment où le dialogue entre sciences biologiques et sciences sociales était au plus bas. Son volontarisme n’y a rien fait. Si ses ambitions interdisciplinaires sont restées en partie lettres mortes, il faut sans doute l’imputer beaucoup moins à ses défauts d’organisation qu’au contexte épistémique de l’époque, peu favorable à ce type de dialogue.

La parenté introuvable

59 Car en dehors du dialogue de sourds, auquel semblait conduire la confrontation des approches guidées par la génétique des populations et de celles se réclamant de l’analyse socio-historique, d’autres occasions d’échange moins problématiques n’ont pas été saisies. Par exemple, à propos du problème du rôle de la parenté. Utilisant non seulement les mêmes matériaux (les données de l’état civil) mais les mêmes programmes d’analyse (la reconstitution des généalogies de la population actuelle), démographes, spécialistes de l’anthropologie physique et spécialistes de l’anthropologie sociale de la parenté n’ont jamais cherché à croiser leurs résultats. Or, la confrontation des différentes recherches que j’ai tentée dans mon propre travail, m’a permis de pointer certaines particularités de la société locale qui auraient mérité d’être approfondies. J’en signalerai deux concernant – la configuration du territoire comme espace d’appartenance et comme conscience d’appartenance à une communauté – les usages de la parenté.

60 L’espace matrimonial de Plozévet au sein duquel se conclut l’essentiel des alliances que les démographes définissent comme un isolat, ne coïncide pas avec le territoire administratif de la commune. Une zone de la commune autour du village de Saint Demet se marie de préférence avec des partenaires de la commune voisine, Pouldreuzic. Il aurait été intéressant de se demander si ce particularisme tient à la non- coïncidence des limites administratives avec celles du plou, une catégorie spatiale indigène assez floue qui s’enracine dans des traditions régionales très anciennes mais qui reste très vivante dans l’imaginaire de la population ; ou bien s’il correspond à un partage plus récent, issu du conflit religieux de la Révolution. Au moment de la crise provoquée par la Constitution civile du clergé, Plozévet a choisi d’accueillir un prêtre jureur qui acceptait les lois de la République, alors que la commune voisine de Pouldreuzic protégeait son curé réfractaire. La région de Saint Demet se serait sentie alors plus proche du choix de Pouldreuzic que de celui de Plozévet, révélant peut-être un attachement de plou (terroir paroissial) à travers son adhésion à la paroisse voisine. Ce partage aurait construit ensuite un habitus d’appartenance à Pouldreuzic, inscrit en particulier dans les choix d’alliances, c’est-à-dire dans les liens sociaux les plus engageants.

61 Le mariage sert, consciemment ou non, à produire de la parenté même quand il est devenu, comme c’est le cas dans la société française des années soixante, le choix de vie de deux individus qui obéissent à des mobiles affectifs et à des stratégies individuelles. Au-delà des alliances, il y a bien d’autres usages de la parenté que les chercheurs avaient les moyens d’observer à Plozévet dans la mesure où leurs outils d’analyse leurs permettaient de reconstituer pratiquement les liens de parenté de tous les

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 214

Plozévétiens. Le succès du structuralisme lévi-straussien avait remis à la mode l’étude de la parenté bien au-delà du cercle des seuls anthropologues. Le problème, pour les sciences sociales, ne consistait plus uniquement à montrer comment les liens de parenté structurent la société, thème traditionnel du questionnaire anthropologique, mais à se demander jusqu’à quel point la parenté continue à peser sur les liens sociaux. L’enquête de Plozévet était particulièrement armée pour s’attaquer à une telle question. On peut s’étonner qu’elle s’y soit si peu intéressée.

62 L’étude des transformations du milieu des agriculteurs par exemple avait révélé le rôle des jeunes exploitants, formés presque tous par la JAC (jeunesse agricole chrétienne), dans le développement à Plozévet d’un syndicalisme paysan modernisateur et militant, en phase avec le mouvement paysan des années soixante. Il se sont retrouvés avec lui aussi bien dans les grèves et manifestations émeutières contre la chute des prix agricoles (le chou-fleur, le porc) que dans les expériences coopératives des CUMA (coopérative d’utilisation du matériel agricole) ou même collectivistes des GAEC (groupement agricole d’économie collective), encouragées par le gouvernement. Il y avait quelque chose de paradoxal à voir ces paysans appartenant au milieu « blanc », classés localement parmi les « gros », alors que leurs exploitations, plus importantes en effet que la moyenne locale, arrivaient difficilement au seuil national de rentabilité, s’engager dans des expériences d’esprit collectiviste, alors que les « petits » paysans, « rouges » et laïcs en général, proches ou adhérents du MODEF (mouvement d’organisation et de défense de l’exploitation familiale) d’obédience communiste, à la fois conservateurs et individualistes au plan agricole, attendaient tout de l’État et rien des initiatives locales d’association.

63 Le paradoxe n’est qu’apparent. Les « gros » paysans « blancs » étaient, par la taille de leurs exploitations, les seuls de la commune à pouvoir espérer survivre (difficilement) aux transformations de la production agricole au prix d’un effort audacieux de modernisation. Leur idéologie « blanche » les conduisait à valoriser le travail de la terre et l’enracinement local aux dépens de l’idéal de promotion sociale par l’émigration diplômée qui mobilisait au contraire le camp des « rouges » attachés à l’école laïque et républicaine. L’éthique communautaire qu’ils avaient reçue de leur formation par la JAC, les rendaient favorables à l’activisme et à l’idéal associatifs. Mais si l’on observe de plus près la façon dont s’est mis en place dans la commune le GAEC, la formule d’association agricole la plus collectiviste (imaginée par Edgar Pisani, ministre de l’agriculture du général De Gaulle), on s’aperçoit qu’il s’est superposé aux solidarités de parenté. Le premier GAEC créé associait trois beaux-frères. Il s’agissait dans ce cas de mettre en commun les moyens de production, le travail fourni, les revenus pour s’allouer des salaires et des jours de congé. Cette préférence accordée à la parenté dans la construction des liens sociaux, qui réclament un haut niveau de confiance, n’était particulière ni aux plus gros exploitants ni au milieu « blanc ». Certaines recherches ont observé que les petits producteurs de primeurs de la zone côtière, de tradition « rouge », préféraient faire appel à des parents, même quand ils habitaient à l’autre bout de la commune au lieu de solliciter les voisins pour l’entraide saisonnière ou l’emprunt du matériel agricole. À divers niveaux du fonctionnement de la société locale, on aurait retrouvé la parenté à l’œuvre comme agent non-déclaré de solidarité et de sociabilité si l’on y avait prêté attention, y compris dans le partage idéologique entre « rouges » et « blancs » qui correspond aujourd’hui avant tout à un héritage familial.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 215

« Rouges » et « blancs » : fracture historique ou partage fonctionnel ?

64 Le rôle de la parenté fait partie des thèmes qui se prêtaient d’emblée à une réflexion interdisciplinaire et qui auraient dû figurer a priori au cahier des charges de l’enquête. Le partage idéologique entre « rouges » et « blancs » a été, au contraire, l’invité que l’on n’attendait pas. Les premières recherches qui l’ont rencontré en découvrant la commune, l’ont intégré comme variable à leurs catégories d’analyse, au même titre que le sexe, l’âge, la catégorie socio-professionnelle ou d’autres caractères sociaux. Cette catégorie indigène omniprésente dans le discours des Plozévétiens sur eux-mêmes, a été naturalisée par les recherches anthropobiologiques et les premières recherches sociologiques comme une dimension de la réalité alors qu’elle aurait dû être problématisée et ajoutée au questionnaire interdisciplinaire de l’enquête. L’absence de discussions sur ce problème dans les réunions des chercheurs présents sur le terrain comme dans les débats du CADES qui ont accompagné le déroulement de l’enquête, révèle la difficulté d’une enquête pluridisciplinaire de cette taille à reformuler, en cours de route, ses objectifs de recherche en fonction des sollicitations du terrain.

65 Convaincus que des questions importantes émergeraient du terrain lui-même, les organisateurs de l’enquête avaient confié à deux chercheurs, Michèle et Jean-Claude Kourganoff, un travail exploratoire sous la forme d’une enquête psychosociologique qui devait à la fois fournir un état de l’opinion plozévétienne11 au début de l’enquête et dessiner ses préoccupations. L’opposition entre « rouges » et « blancs » fut l’un des premiers traits qu’ils identifièrent dans le discours local : il les conduisit à esquisser, avec les moyens du bord, un rapide historique de la commune depuis la Révolution. Après quoi, ils ajoutèrent cette opposition comme une catégorie allant de soi, aux variables qui leur permettaient de ventiler les réponses au questionnaire d’enquête. Désormais objectivé, le partage idéologique fut pris en compte de la même manière par toutes les recherches sociométriques qui se succédèrent dans la commune. Cette inertie face aux questions surgies du terrain qui ne figuraient pas dans le programme de recherches initial ne peut s’expliquer uniquement par le pilotage quelque peu bureaucratique de l’enquête. Elle révèle, une fois encore, un réflexe d’évitement à l’égard de tout ce qui réclamait une réflexion interdisciplinaire. Or, le partage entre « rouges » et « blancs » qui ordonnait, au moment de l’enquête, aussi bien le débat politique, les formes du pouvoir local que les pôles de sociabilité, les réseaux de clientèles des cafés et des médecins, voire le marché matrimonial, présentait les traits d’un dualisme généralisé dont l’élucidation excédait les capacités d’analyse de chaque discipline. Les recherches historiques, tard venues dans l’enquête, apportèrent des éléments de réponse au moins pour expliquer la genèse de ce partage idéologique ; en particulier l’étude sur l’histoire religieuse de la commune depuis la Révolution.

66 C’est la piste que j’ai suivie dans mon livre en m’appuyant sur le modèle historique que proposaient deux ouvrages récents consacrés à la France de l’Ouest : le livre de Charles Tilly, La Vendée , Révolution et contre Révolution et la thèse de Paul Bois Les paysans de l’Ouest, une histoire labroussienne du département de la Sarthe12. Charles Tilly reconnaît dans la préface de son livre qu’il a complètement remanié son interprétation d’ensemble pour ce qui se voulait une explication socio-économique de l’affrontement entre « blancs » et « bleus » de la guerre de Vendée, après avoir assisté à la soutenance

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 216

de thèse de Paul Bois. Celui-ci explique l’opposition structurelle qu’il observe dans la géographie électorale de la Sarthe entre l’ouest du département « blanc », dominé par une droite conservatrice et cléricale et le sud-est dominé par une gauche républicaine, laïque où le parti communiste obtient, depuis la percée de 1936, de bons résultats, comme un phénomène de survivance idéologique dont l’événement fondateur a été l’insurrection de la chouannerie contre le gouvernement révolutionnaire. Si l’ouest et le sud-est du département ont fait alors un choix opposé, c’est parce qu’ils présentaient déjà, à la fin de l’Ancien Régime, deux configurations sociales et psychologiques opposées. À l’ouest, un bocage peuplé uniquement de paysans relativement aisés ou du moins non-misérables, ayant des rapports distants et méfiants avec le monde urbain. Au sud-est, des campagnes plus pauvres de journaliers et d’artisans ruraux, plus dépendants de la ville à la fois économiquement et culturellement.

67 Sous l’effet des déceptions, des difficultés économiques et des tensions suscitées par la Révolution, la méfiance des uns va tourner à l’hostilité à l’égard d’un gouvernement révolutionnaire identifié au pouvoir urbain, la vulnérabilité des autres va faciliter leur intégration au nouveau régime politique. Le basculement dans la chouannerie pour les premiers, l’adhésion à la République pour les autres, le choc psychologique et le souvenir des violences commises ou subies des deux côtés, vont installer une fidélité de la mémoire à un choix qui apparaît rétrospectivement irréversible. Ce choix qui était structuré au départ par un héritage d’intérêts et de rapports contrastés avec le monde urbain, devient structurant pour les attitudes politiques mais aussi pour des évolutions démographiques et socio-économiques dont il va exprimer et amplifier la divergence : à l’ouest une économie essentiellement agricole dominée par le faire-valoir indirect, le conformisme religieux et une natalité soutenue ; au sud-est la micro-propriété et l’insertion dans l’industrialisation, la déchristianisation et la limitation des naissances. Ce modèle, Paul Bois le croit applicable à l’ensemble de la France de l’Ouest et il le démontre par quelques incursions de son analyse hors du département de la Sarthe.

68 André Siegfried avant lui, avait souligné dans son Tableau de la France de l’Ouest la particularité de cet affrontement omniprésent de deux tendances politiques de forces inégales, très marquées idéologiquement qui dessine une géographie électorale à la fois stable et contrastée13. Quand il ne rattachait pas en manière de plaisanterie cette étonnante géographie bicolore à la nature géologique des sols, hercyniens ou tertiaires, André Siegfried attribuait la tradition « blanche » à l’héritage d’une domination seigneuriale et d’une influence du clergé particulièrement marquées sous l’Ancien Régime. Paul Bois qui se livre, dans la première partie de sa thèse, à une brillante critique du livre d’André Siegfried, récuse ces explications. Les paysans de l’ouest du département n’avaient manifesté aucun zèle ni aucun attachement particulier à leur clergé avant la crise de la Constitution civile du clergé. S’ils volent soudain au secours de leur curé réfractaire que l’on vient arrêter, ce n’est pas parce qu’ils tiennent à lui mais parce qu’ils n’acceptent pas que les autorités de la ville se mêlent de leurs affaires paroissiales. Leur cléricalisme ultérieur ne fera que célébrer la mémoire de cette réaction. Leur attachement aux notables des châteaux est du même type. Ils n’éprouvaient, sous l’Ancien régime, ni affection ni hostilité pour la noblesse locale, en général non résidente et donc moins redoutée que les bourgeois accapareurs des villes proches. S’ils prennent l’habitude au XIXe siècle de soutenir les candidats de la noblesse devenue campagnarde, c’est parce qu’ils se présentent contre les messieurs républicains de la ville.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 217

69 Il m’était difficile de reprendre intégralement ce modèle historique pour expliquer un affrontement bipartite à l’échelle d’une commune. Mais le concept de survivance idéologique me semblait éclairant en lui-même pour rendre compte de la singularité de Plozévet, commune majoritairement « rouge » depuis le XIXe siècle alors que les communes qui la jouxtent sont toutes dominées par le camp des « blancs ». Ce partage semble dater de la Révolution. Au moment de la crise autour de la Constitution civile du clergé, Plozévet, à la différence des communes voisines, n’a pas soutenu son curé réfractaire qui a dû s’enfuir. La commune a accepté un prêtre jureur plus par passivité que par un choix délibéré, et rien dans son attitude durant la Révolution ne dénote un engagement républicain plus ardent que les communes voisines. Mais sous la Restauration, l’évêché tint à lui faire payer son péché par omission, en différant pendant près de quinze ans la nomination d’un nouveau curé à la place du prêtre jureur qui avait dû quitter sa charge. La tiédeur des Plozévétiens à l’endroit de leur curé réfractaire, pendant la Révolution, témoignait d’un manque d’attachement à l’Église probablement déjà là, à la fin de l’Ancien Régime. Mais c’est durant les années de pénitence où Plozévet, la réprouvée, était privée de prêtre et de sacrements, que la commune s’est fortement déchristianisée et s’est forgée une identité anticléricale.

70 Pour les couches de la population les plus fragiles économiquement, les petits domaniers du nord de la commune, les goémonniers de la côte tenus à l’écart ou le monde remuant des tailleurs, l’anticléricalisme habille une mentalité d’opposants et procure des raisons de voter républicain. C’est ce qu’a parfaitement compris Lucien Le Bail, un notaire originaire de Carhaix opposant à l’Empire qui conquiert la mairie en s’appuyant sur la mémoire rebelle de la commune. Trois Le Bail vont se succéder durant près d’un siècle à la tête de la commune et en accumulant les mandats, et porter jusqu’au Palais Bourbon l’idéologie protestataire de Plozévet. La réussite de cette dynastie de notables républicains s’explique par la rencontre de l’idéologie survivante de la commune, égalitaire, protestataire et anticléricale avec le programme et les valeurs des républicains militants des premières décades de la troisième République : l’école laïque, le culte du progrès et de la promotion sociale par l’instruction.

71 En même temps qu’elle assurait au parti « rouge » une position majoritaire durable qui s’est confondue jusqu’à la deuxième guerre mondiale avec la carrière radical-socialiste des Le Bail, cette symbiose a intégré à la société locale et à son développement, les secteurs restés en marge : la zone côtière peuplée jadis de goémonniers pauvres et méprisés, est devenue au début du XXe siècle l’une des plus prospères de la commune avec le développement des primeurs, de la pêche et des emplois dans la marine marchande. Les enfants des tailleurs ou des domaniers les plus pauvres ont pu emprunter, grâce à une scolarisation diplômante, l’ascenseur de l’émigration- promotion. Cette évolution a été régionale et nullement particulière à Plozévet. Mais l’action municipale des Le Bail et le choix idéologique de la commune ont eu, par leur association même, un effet amplificateur, comme en témoigne par exemple le nombre de diplômés plozévétiens. À Plozévet aussi on peut donc dire, en s’appuyant sur le concept de survivance idéologique de Paul Bois, que cet héritage structuré par une attitude différente du voisinage au cours de la Révolution dont les Plozévétiens n’avaient pas mesuré la portée, est devenu lui-même structurant non seulement pour l’orientation politique mais pour le style de développement de la commune.

72 Ce modèle historique avait une portée pluridisciplinaire que l’enquête aurait pu exploiter plus largement s’il avait figuré parmi les hypothèses de départ. Il n’était pas

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 218

exclusif d’une interprétation plus fonctionnaliste qui, au lieu de s’appuyer sur la singularité régionale et même locale du partage entre « rouges » et « blancs », se fonde sur sa généralité. « Rouges » et « blancs », « blancs » et « bleus » ou d’autres appellations : avec une charge idéologique variable, ce dualisme politique se retrouve bien au-delà de la France de l’ouest, dans une grande partie des communes rurales, comme la forme d’inscription obligée du pouvoir local. Le partage en deux camps canalise les tensions interpersonnelles et les conflits d’intérêts locaux en les enfermant dans une opposition ritualisée. Transformant les rivalités présentes en divisions héritées, il assure par la sacralisation des guerres d’hier, la cohésion de la communauté actuelle. L’école libre de la commune, refuge des cléricaux, était au moment de l’enquête plus ouverte aux méthodes nouvelles que l’école publique. Les paysans « blancs » se sont révélés, dans les années soixante, par leur engagement dans les luttes syndicales et les expériences « collectivistes », plus modernistes et plus progressistes que les petits paysans « rouges ». Ce partage est un artifice. Comme la communauté elle-même, il est un produit du travail de la mémoire, c’est-à-dire de l’imaginaire. La combinaison d’un modèle historique et d’un modèle fonctionnaliste de l’opposition entre « rouges » et « blancs » nous a permis de dégager une personnalité plozévetienne sans nous abandonner, comme le font trop souvent les études sur des sociétés villageoises, à une conception innéiste de l’identité collective.

Conclusion

73 Plozévet n’était pas la première enquête de sciences sociales de l’après-guerre sur un village français. Outre la monographie de Lucien Bernot et René Blancard sur Nouville, j’avais pris connaissance du livre de Lawrence Wylie (non encore traduit en français), Peyrane, une étude socio-ethnologique du village provençal de Roussillon14. Au moment même où se déroulait l’enquête, Laurence Wylie effectuait lui-même, avec une équipe pluridisciplinaire de Harvard, une enquête plus proche du standard de l’entreprise de Plozévet, sur le village angevin de Chanzeaud15. Mais c’est hors de France qu’il fallait chercher les précédents qui auraient pu, par l’ampleur pluridisciplinaire de leur quête, servir de modèle à l’expérience de Plozévet ; en particulier dans l’école d’ethnologie roumaine de l’entre-deux-guerres dominée par les fortes personnalités de Démetre Gusti et Henri Stahl, qui avaient mené plusieurs enquêtes collectives sur des villages roumains (dont celle sur Nerege publiée en français), centrées sur l’étude de la culture paysanne16. J’aimerais citer enfin le cas de la Hongrie, héritière aussi d’une brillante tradition ethnologique qui s’était développée pendant l’entre-deux-guerres. C’est malheureusement longtemps après sa parution en 1969 et après la publication de mon propre livre que j’ai pris connaissance du très beau travail dirigé par Édith Fél et Tamàs Hofer sur le bourg agricole de Hajduböszörmény, dans la grande plaine hongroise ; une remarquable intégration de l’approche démographique, de l’anthropologie de la parenté à une ethnologie historique d’une société rurale qui faisait ressortir par contraste les insuffisances de l’enquête de Plozévet quant à la possibilité de donner corps à une véritable réflexion interdisciplinaire17.

74 Il serait injuste, comme l’ont fait certains commentaires malveillants, nourris par les fâcheuses rumeurs qui ont circulé au sein même de l’équipe des chercheurs, de réduire le bilan de l’enquête de Plozévet à ses insuffisances. Son caractère pionnier, peu directif, l’ampleur de ses ambitions interdisciplinaires qui cherchaient, au-delà du

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 219

dialogue entre les sciences de l’homme à ménager des passerelles entre sciences biologiques et sciences humaines, ont suscité plus d’un rendez-vous manqué. Le souhait de ses initiateurs de voir émerger de cette expérience de grande envergure une pédagogie de l’interdisciplinarité applicable d’abord aux chercheurs de l’enquête et ensuite à toutes les formes de recherche concertée entre plusieurs disciplines, a été en partie déçu. La plupart des chercheurs qui ont travaillé à Plozévet ont quitté l’enquête aussi peu curieux des disciplines qu’ils avaient côtoyées qu’ils l’étaient au départ. Peut- être parce qu’ils s’étaient comportés comme les exécutants d’un programme conçu par d’autres au-dessus d’eux, au lieu de se sentir engagés par des objectifs répondant à leur propre quête intellectuelle. L’une des leçons négatives de l’expérience de Plozévet, c’est bien sûr que la réflexion interdisciplinaire ne se décrète pas et convient mal aux dispositifs verticaux de type industriel.

75 Mais avec ses acquis et ses insuffisances, l’enquête de Plozévet a fait école. Des recherches concertées du même type, qui ont souvent mobilisé des équipes de chercheurs de notre École ou de son ancêtre la VIe section de l’École pratique des hautes études, ont tenté dans son sillage de rassembler plusieurs disciplines pour l’étude d’une microrégion (et non plus d’une commune). Conçues en général sur une base pluridisciplinaire plus réduite pour éviter le gigantisme de l’appareil de recherche de l’entreprise de Plozévet, sa lourdeur et sa problématique trop éclatée, elles n’ont pas toujours évité ses écueils. Ainsi, l’enquête sur le Châtillonnais engagée à l’initiative de Claude Lévi-Strauss, a donné lieu à des publications importantes. Une étude d’histoire de la population de la ville de Châtillon-sur-Seine en particulier, a représenté un tournant dans la démographie historique et mis en évidence la diffusion du contrôle des naissances dans la France provinciale dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle ; trois livres mémorables consacrés au village de Minot sont devenus des classiques de l’ethnologie18 Des articles parus dans la presse à sensations, à la sortie du premier de ces livres, ont provoqué une brouille irrémédiable de la population étudiée avec les chercheurs, dans laquelle on retrouve les mécanismes psychologiques qui ont soulevé les Plozévétiens contre les premières images d’eux-mêmes que leur présentaient les chercheurs.

76 L’enquête sur l’Aubrac menée par une équipe du Musée des arts et traditions populaires à l’initiative de Georges-Henri Rivière, et l’enquête sur les Baronnies effectuée dans les Pyrénées, sous la direction d’Isac Chiva et Joseph Goy, par une équipe d’historiens et d’anthropologues de l’École, ont évité ce rejet psychologique peut-être parce qu’elles avaient pris soin de ne pas se lier à la population par des entretiens approfondis qui auraient pu provoquer la révolte des analysés19. La première, d’inspiration avant tout ethnographique, a produit des publications collectives de grande qualité sur la civilisation originale de ce pays d’élevage pratiquant la transhumance, grand producteur de fromage… et d’émigrants. Comme l’enquête de Plozévet, elle a réalisé parallèlement plusieurs films ethnographiques (dont le superbe L’homme des burons). La seconde impliquait dans son projet initial, comme l’enquête de Plozévet, une dimension biologique : celle de prolonger les recherches d’hémotypologie sur l’aire pyrénéenne de Jacques Ruffié, initiateur de l’enquête. Dirigée par Jean Guilaine, l’enquête a choisi cinq zones des Pyrénées, dont les Baronnies . les recherches sur les Baronnies ont relancé l’intérêt pour les sociétés à familles-souches ( sujet fondateur pour la sociologie française avec les travaux de Le Play). Elle a renouvelé notre connaissance des traditions familiales et juridiques de la France méridionale par des études utilisant

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 220

aussi bien la méthode Laslett de classement des types de ménages, le concept de cycle domestique que l’apport de l’anthropologie structurale.

77 L’apport le plus original de l’enquête de Plozévet qui justifie que l’on se replonge encore aujourd’hui et peut-être demain dans ses publications, n’avait pas été réellement prévu par ses initiateurs. Ils avaient souhaité étudier les formes du changement mais ils n’avaient pas prévu, en choisissant cette commune du bout de la France, qu’ils auraient à l’observer dans la décennie où elle traversait les bouleversements les plus importants de son histoire, non seulement depuis la Révolution qui y avait transformé ses structures idéologiques sans ébranler sérieusement ses structures démographiques et économiques, mais peut-être depuis le néolithique. Ce processus, valide pour toute la France des années soixante, y était beaucoup plus marqué que dans la plupart des autres régions en raison d’un phénomène de rattrapage et de désenclavement propre à la Bretagne, qui télescopait les étapes de l’innovation technique et faisait assister en accéléré à la métamorphose des formes de la représentation du monde et de la conscience de soi. Nietzsche rêvait d’une attention redoublée qui permettrait d’observer à l’œil nu l’herbe pousser. C’est un peu ce qui s’est passé pour les chercheurs de Plozévet dont le rassemblement pluridisciplinaire sur l’aire épicentrique des grands bouleversements, a eu l’effet d’une loupe appliquée au mouvement de l’Histoire. Pour l’historien que j’étais, cette étude pluridimensionnelle du changement, grâce à une observation à la fois distancée et rapprochée, constituait une expérience irremplaçable.

NOTES

1. Fréderic Le Play (dir ) Les ouvriers européens, Imprimerie nationale, Paris, 1855 ; Id., (dir. ), Les ouvriers des deux mondes, Société d’économie sociale, Paris, 1857-1862, 4 vol. 2. Maurice Le Lannou (dir.) Rapport d’enquête sur les conditions géographiques de la commune de Plozévet, Lyon, dactyl., 1962-1963. Tous ces rapports dactylographiés, infra notes de bas de page, se trouvent rassemblés à la mairie de Plozévet. 3. Nicole Mathieu, L’évolution socio-économique de Plozévet pendant les cent cinquante dernières années ( 1820-1960 ), Paris, dactyl., 1965. Annexes. Micro-éditions universitaires AUDIR, 1973. 4. Colette Capitan, La vie politique de la Révolution aux lendemains de la Libération, Paris, dactyl., 1963 ; Marie-Claude Gasnault-Beis, Foi et laïcisme ; la paroisse de Plozévet à l’époque contemporaine 1820-1920, Paris, dactyl., 1965 ; Yves Tyl , L’instruction à Plozévet de la Révolution à nos jours, Paris, dactyl., 1965 ; Jean Marie Caillé, Délinquance et criminalité aux XIXe et XXe siècles, Paris, dactyl., 1965 ; Françoise Laurent, La culture commercialisée à Plozévet aux XIXe et XXe siècles, Paris, dactyl. 1965. 5. Michel Izard, Parenté et mariage à Plozévet, Paris, dactyl., 1963. 6. Alain Drouard, Une inconnue des sciences humaines, la Fondation Alexis Carrel (1941-1945), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme-INED, 1992. 7. Edgar Morin, Commune en France, la métamorphose de Plozévet, Paris, Fayard, 1967. 8. Pierre-Jackez Hélias, Le Cheval d’orgueil, Paris, Plon, 1975. 9. Jean-Marie Jakobi, Étude des équipes de recherche multidisciplinaires, Paris, dactyl., 1969.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 221

10. Alain Girard, « Le choix du conjoint », Paris, PUF, Cahier de l’INED, n° 44, 1964. 11. Michèle et Jean-Claude Kourganoff, Rapport de l’enquête d’observation psychosociologique, Paris, dactyl., 1963. 12. Charles Tilly, La Vendée, révolution et contre révolution, Paris, Fayard, 1970 ; Paul Bois , Les Paysans de l’Ouest ; des structures sociales aux options politiques dans la Sarthe, Le Mans, éditions Vilaire, 1960. 13. André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913. 14. Lucien Bernot, René Blancart, Nouville, village français, Paris, Archives contemporaines, 1996, (réédition) ; Lawrence Wylie, Un Village du Vaucluse, Paris, Gallimard, 1968, (traduit de l’américain). 15. Lawrence Wylie (dir.), Chanzeaud, Village d’Anjou, Paris Gallimard, 1970. 16. Démetre Gusti, Henri Stahl, Nerej, Un village d’une région archaïque, Bucarest, Imprimerie nationale, 1939. 17. Edith Fél, Tamàs Hofer, Proper Peasants. Traditionnal Life in an Hungarian Village, Chicago, Aldine, 1969. 18. Antoinette Chamoux, Cécile Dauphin, « La contraception avant la Révolution française : l’exemple de Châtillon-sur-Seine », Annales ESC, vol. 24 , 1969, n° 3 ; Marie-Claire Pingaud, Paysans de Bourgogne ; les gens de Minot, Paris, Flammarion, 1978 ; Françoise Zonabend, La Mémoire longue ; temps et histoires au village, Paris, PUF, 1980 ; Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire ; la laveuse, la couturière , la cuisinière, Paris, Gallimard, 1987. 19. Georges-Henri Rivière (dir.), L’Aubrac, Paris, Éditions du CNRS, 1982 ; Isac Chiva, Joseph Goy, (dir.), Les Baronnies des Pyrénées, Paris, Éditions de l’EHESS, tome I: Maisons, modes de vie, société, 1982 ; tome II, Maisons, espaces, familles, 1986 ; tome III, Anthropologie et histoire ; permanences et changements, 1982.

AUTEUR

ANDRÉ BURGUIÈRE EHESS/CRH

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 222

Le temps des désillusions ?

Un genre au féminin ?

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 223

Le groupe d’histoire des femmes au Centre de Recherches Historiques

Anne Martin-Fugier

1 Dans Écrire l’histoire des femmes, Françoise Thébaud affirme : Le groupe le plus dynamique et le plus productif en histoire des femmes fut le petit groupe informel formé à l’École des hautes études en sciences sociales autour d’Arlette Farge, Christiane Klapisch-Zuber, Cécile Dauphin, Pierrette Pézerat, avec Michelle Perrot, Geneviève Fraisse et quelques autres1.

2 Dans le cadre du colloque organisé pour le cinquantenaire du Centre de recherches historiques (CRH), j’ai réalisé des entretiens avec des chercheurs ayant participé à des enquêtes collectives, et en particulier avec des membres de l’enquête La Femme seule, qui a été l’acte fondateur du Groupe d’histoire des femmes. À cette occasion, j’ai été tout naturellement amenée à évoquer la naissance de ce Groupe et je me servirai abondamment des témoignages recueillis auprès des acteurs et des témoins de l’aventure. J’ai pris le parti de laisser une large place à leur parole pour ne pas perdre la dimension subjective et affective de cette histoire. Soulignons par ailleurs que les acteurs et les témoins n’ont pas forcément saisi à l’époque la cohérence de leur démarche : c’est la lecture qu’ils en font aujourd’hui et le récit que nous en tirons qui créent cette cohérence.

La réunion de 1976

3 En 1976, François Furet, alors président de l’École, envoya une circulaire aux membres du CRH : « Si vous avez des idées pour les enquêtes collectives, venez me voir ». Deux femmes ingénieurs d’études, Cécile Dauphin et Véronique Nahoum-Grappe, se dirent : « C’est peut-être l’occasion, il faut proposer une enquête sur les femmes ». Toutes deux faisaient partie de l’enquête Lire et écrire, dirigée par François Furet et Jacques Ozouf, de 1972 à 1976, et, sensibilisées à la question des femmes, c’est par ce biais qu’elles avaient commencé à la rendre opératoire. Car l’enquête posait la question de la spécificité de l’alphabétisation féminine, comme en témoigne Pierrette Lebrun-Pézerat, chef de travaux :

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 224

Mon intérêt s’est manifesté à ce moment-là pour essayer d’établir une distinction entre l’alphabétisation des hommes et celle des femmes. Déjà, dans l’enquête Guizot de 1833, sur laquelle j’avais travaillé précédemment, j’avais remarqué de grandes différences entre la scolarisation des garçons et des filles. Et ce point de vue a semblé être admis. À tel point que quand je n’intervenais pas dans le séminaire pour affirmer que ce qui se disait concernait les deux sexes, ça paraissait bizarre et on demandait « Et qu’est-ce qu’a à dire la maniaque de service ? ». L’intérêt pour la distinction des sexes paraissait léger, n’était pas vraiment pris au sérieux. Mais je me suis obstinée. Pas seulement moi, d’ailleurs. Avec Danièle [Poublan] et Cécile [Dauphin], quand on manipulait les statistiques, on faisait très attention de toujours avoir cette grille de lecture, des différences entre les sexes. ».

4 Cécile Dauphin ajoute :« S’interroger sur la différence hommes/femmes passait à l’époque pour une démarche purement militante, on n’avait pas encore prouvé qu’il s’agissait d’une démarche scientifique sérieuse ».

5 Cécile Dauphin et Véronique Nahoum-Grappe organisèrent une réunion, à laquelle participèrent vingt-quatre personnes, hommes et femmes, membres du CRH mais aussi sympathisants de l’extérieur : Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux, Geneviève Fraisse, Arlette Farge, Rolande Bonnain, Jean-Louis Flandrin, André Burguière, Jacques Ozouf, François Furet, Joseph Goy, Jacques Revel ... Elles avaient écrit un texte essayant de définir un projet d’histoire des femmes et proposant un programme d’enquêtes tous azimuts, « comme cela se faisait à l’époque », dit Cécile. Mais elles avouent qu’elles maîtrisaient mal l’ampleur du projet. De cette réunion sortit une certitude : il fallait faire un état des lieux. Elles établirent alors un questionnaire pour répertorier les travaux en cours des chercheuses françaises qui concernaient l’histoire des femmes. Mais elles n’obtinrent que onze réponses et, manquant de confiance en elles, elles en restèrent là. Véronique conclut : « Si Cécile et moi avions été directrices d’études, on aurait fondé un groupe ». Et Cécile ajoute : « Il aurait fallu un encouragement de la part de la direction, un signe de reconnaissance officielle ».

6 L’un de ceux qui assistaient à cette réunion de 1976 se souvient : Des choses se sont dites qu’on n’oserait plus dire maintenant. C’était un peu classe contre classe. À l’exception de Christiane Klapisch-Zuber, les femmes c’était du « petit personnel » et il y avait en face des brigades de directeurs d’études un peu ricaneurs. D’un côté, des quinquagénaires goguenards, de l’autre, un projet encore mal défini. Les études féminines, ça se passait plutôt du côté de Paris VII qu’à l’EHESS. Il y avait des choses qui n’avaient pas encore trouvé leur formulation, c’était plutôt une sensibilité. Une revendication sensible.

7 Il fallut du temps pour que cette « revendication sensible » débouche sur la constitution d’un groupe. La présence de Michelle Perrot fut déterminante.

Michelle Perrot et les Études féministes à Paris-VII

J’étais un peu plus âgée que les autres,[raconte Michelle Perrot] et j’étais professeur à Paris-VII, dans une université créée en 1970 qui était très favorable aux innovations, où j’avais toute possibilité de lancer des entreprises nouvelles. J’étais très engagée comme militante de base dans des mouvements de femmes et je me suis demandé en quoi mon travail servait la cause des femmes. C’est alors que les études féministes ont démarré à Paris-VII.

8 En octobre 1973, elle organisa avec Pauline Schmitt-Pantel et Fabienne Bock le premier cours de licence sur le sujet, intitulé Les femmes ont-elles une histoire ? :

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 225

On a commencé par un semestre avec des sociologues et continué par un semestre avec des historiens. Et on a demandé à tous nos amis de l’EHESS de venir nous dire ce qui, dans leurs recherches, concernait les femmes. Pierre Vidal-Naquet, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Mona Ozouf, Jean-Louis Flandrin et quelques autres ont tous trouvé que c’était une très bonne idée. Le Goff a dit : « La forme interrogative est excellente, on n’est pas sûr que les femmes aient une histoire ». C’est comme ça qu’on a commencé à s’affirmer parce que ce cours a eu beaucoup de succès. Comme on avait fait appel à des gens connus, ça a frappé qu’ils se posent cette question-là. Le premier semestre du cours, avec les sociologues, a été houleux parce que les gauchistes de Paris-VII étaient furieux : en créant un pôle féministe, on enlevait des forces à la Révolution. Le premier cours d’Andrée Michel a été chahuté. Il y avait un monde inouï dans la salle 01-03 de la tour 34-44. Elle parlait des modèles de la famille. Pour elle, c’était évidemment une analyse typologique mais les jeunes gauchistes lui ont dit : “Madame, des modèles, on n’en veut pas, et la famille, on n’en veut plus !” L’ardeur gauchiste s’est lassée, et quand les historiens sont arrivés, en février, tout était calme. Après, j’ai ouvert un séminaire et j’ai fondé avec Françoise Basch le Groupe d’études féministes (GEF) en janvier 19752. Il y avait des contacts entre le GEF et l’EHESS : Christiane Klapisch-Zuber, je la connaissais depuis toujours ; Arlette Farge, qui était alors vacataire au CRH, venait beaucoup au GEF ainsi que Geneviève Fraisse. C’est comme ça qu’est née l’idée de créer un groupe au CRH. Et moi, dans ce groupe-là, j’avais la possibilité de retrouver sans aucune obligation ni sanction des amies avec lesquelles on allait pouvoir s’approprier un savoir pour ensuite faire les choses qu’on avait envie de faire ailleurs, moi à Paris-VII.

9 Michelle Perrot rappelle ce qui a précédé la réunion de 1976 à l’EHESS : Il y avait eu un grand colloque à Aix-en-Provence, en juin 1975, intitulé Les Femmes et les sciences humaines, à l’initiative d’Yvonne Knibiehler, qui a été une pionnière de l’histoire des femmes, sur une ligne un peu différente de la nôtre, la maternité. Je me souviens d’y être allée avec des amies personnelles, qui n’étaient pas universitaires, et avec Pauline Schmitt-Pantel. Il y avait beaucoup de gens de Paris- VII. Des sociologues... On m’avait demandé de présenter un rapport sur les femmes et l’histoire, qui a été le premier papier un peu synthétique sur la question3. Ce colloque nous a toutes relancées. Il faut bien voir que, de 1972 à 1975, dans plusieurs lieux, il se passait des choses en matière d’histoire des femmes. Les centres principaux ont plutôt été les universités, parce qu’elles étaient davantage en prise avec le public étudiant et avec le mouvement. Forcément, il y avait le public jeune et militant qui nous asticotait, nous les enseignantes. Il y avait quatre lieux : Paris-VII, Paris-VIII (qui n’était d’ailleurs pas en flèche, parce que pris dans des problèmes de gauchisme), Aix-Marseille, où était né en 1972 le Centre d’études féminines de l’université de Provence (CEFUP) autour d’Yvonne Knibielher, Christiane Souriau et Sylvia Ostrowetsky, et Toulouse. À Lyon s’est créé, en 1976, le Centre lyonnais d’études féministes (CLEF), autour d’Huguette Bouchardeau et d’Annick Houel, mais il s’occupait moins d’histoire que de psychologie.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 226

Une revue : Pénélope

10 L’année 1977 fut celle des discussions. Un éditeur anglo-américain, Gordon and Breach, songeait à lancer une revue internationale d’histoire et d’anthropologie des femmes. Le groupe un peu informel, à cheval entre Paris-VII et l’EHESS, fut saisi de la demande. La revue aurait été basée à Paris mais entièrement en anglais. Michelle Perrot raconte : Maurice Lévy, grand entrepreneur devant l’éternel, avait dans l’idée que, puisque nous étions un groupe émergent, nous pourrions faire le lien entre le dynamisme américain galopant et l’Europe qui n’était pas encore up to date en ce qui concernait la recherche sur les femmes. Il voyait la France comme un relais. C’était une belle proposition. Je me rappelle avoir eu une longue entrevue avec lui, qui a essayé de me convaincre. Cela nous tentait un peu mais en même temps nous étions mal à l’aise parce que nous avions l’impression que Maurice Lévy nous imaginait plus avancées que nous n’étions. Nous nous sommes dit : ça va être terrible, on va mettre toute notre énergie là-dedans, et puis enfin pourquoi publier en anglais? on voulait bien être un groupe correspondant d’une revue anglo-américano-française mais en avoir la responsabilité, c’était autre chose. Finalement on a refusé mais de toutes ces discussions est née l’idée qu’on pourrait bien faire quelque chose par nous- mêmes.

11 On discuta encore à l’occasion du premier Congrès international d’histoire des femmes à Washington, en novembre 1977. Michelle Perrot, pressentie pour y participer, ne pouvait pas s’y rendre et proposa à sa place Cécile Dauphin : Vous savez comme est Michelle, [dit celle-ci], elle donne leur chance aux gens. Véronique Nahoum-Grappe et moi avons été invitées et nous avons présenté une communication en anglais sur l’alphabétisation des femmes, le pouvoir de l’écriture, etc. Les Américains ont publié une partie du colloque mais notre texte n’a pas été retenu4.

12 Des discussions de l’année 1977 et de la prise de conscience du besoin d’informations sur les recherches qui se menaient est sorti, en novembre 1978, le premier Bulletin d’information des études féminines (BIEF). Il était issu de la collaboration de trois groupes : le Groupe pour l’histoire et l’anthropologie des femmes constitué par le CRH et Paris-VII, baptisé Pénélope pour l’occasion, le CLEF de Lyon et le CEFUP de l’Université de Provence5. Le Bulletin se donnait pour mission de répertorier les travaux, colloques et thèses en matière d’histoire des femmes. Quatre autres numéros furent ensuite publiés jusqu’en mars 1980, par le CLEF et le CEFUP, tandis que le groupe parisien se lançait dans l’aventure de Pénélope. Première revue d’histoire et d’anthropologie des femmes, elle parut entre 1979 et 1985, comportant treize numéros à raison de deux par an, chacun centré sur un thème particulier : Les Femmes et la presse (Michelle Perrot et Caroline Rimbault), Éducation des filles et enseignement des femmes (Geneviève Fraisse), Les Femmes et la création (Marie-Jo Bonnet), Les Femmes et la science (Christiane Frougny, Françoise Gaill, Michèle Kail et Jeanne Peiffer), La Femme soignante (Evelyne Diebolt), Femme et violence (Véronique Nahoum-Grappe), Femme et terre (Rose-Marie Lagrave), Questions sur la folie (Yannick Ripa), Femmes et techniques (Claude Maignien, Catherine Eicher et Helen Chenut), Femmes au bureau (Cécile Dauphin et Pierrette Lebrun-Pézerat), Les Associations féminines (Sylvie Fayet-Scribe), Mémoires de femmes (Danièle Voldman et Sylvie Van de Casteele-Schweitzer), Vieillesses des femmes (Françoise Cribier). Il n’y avait même pas de comité de rédaction, dit Cécile Dauphin, mais un secrétariat. On a fondé une association loi 1901 ouverte à qui voulait, pour soutenir la réalisation de la revue. On organisait des réunions au cours desquelles on décidait quels thèmes seraient retenus, si des hommes écriraient... et on votait. Et puis on

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 227

nommait deux ou trois responsables du numéro choisi, qui, elles-mêmes, recrutaient des auteurs. Les numéros se sont essentiellement nourris des mémoires de maîtrise, thèses, diplômes divers, recherches en cours. Parmi les auteurs, on tenait beaucoup à avoir des « praticiennes », journalistes, éducatrices, infirmières, membres d’associations. Bien entendu, toutes étaient bénévoles, tout comme l’auteur de la couverture.

13 En partie autofinancée par les abonnements (il y en a eu jusqu’à deux cents) et la vente des numéros, Pénélope a d’abord, grâce à Michelle Perrot, été imprimée gratuitement par l’Atelier de reprographie de Paris-VII. Michelle Perrot rend hommage à leur imprimeur : On avait trouvé à la reprographie un homme magnifique, qui est mort depuis, et qui était d’ailleurs étonnant parce que c’était un macho affirmé. M. Louchescu était un footballeur, il avait toutes les coupes de son club dans son bureau. Mais ce macho, du coup, voyait la différence des sexes et pensait qu’un homme se devait de soutenir une initiative venant des femmes. Conclusion : il nous a énormément aidées. La revue ne payait donc, à ce moment-là, que le papier. Les problèmes se sont posés quand il y a eu une mise à plat des comptes à Paris-VII. Un jour, [poursuit Michelle Perrot], M. Louchescu me dit « Je suis désolé, j’ai des problèmes avec le syndicat ». Le syndicat CGT du livre était furieux parce qu’il avait découvert que c’était un travail qui n’était pas facturé, donc hors circuit.

14 Une imprimerie de femmes, Voix Off, dans les conditions normales du marché, a pris le relais pour les derniers numéros, au moment où le Secrétariat des droits de la femme accordait une subvention sous la forme d’un demi-poste de secrétariat, alors assumé par Caroline Rimbault. C’était en 1983-84. Le changement de gouvernement en 1985 a mis fin à cette subvention.

15 Comment l’institution a-t-elle accueilli Pénélope ? Le travail fait pour la revue apparaissait-il dans les rapports d’activités du CRH ? Nous citions ce travail, répond Cécile Dauphin. Mais Rose-Marie Lagrave, responsable du numéro Femme et terre, s’est vue demander par son directeur de laboratoire de le retirer de son rapport d’activité. Or, une responsable de numéro consacrait trois mois à temps plein à sa fabrication. De plus, on n’a jamais eu aucune aide, par exemple aucune prise en charge par l’École de l’envoi des numéros. On avait pourtant des abonnées dans le monde entier, Japon, Europe de l’Est, etc. Quant aux collègues, qui nous avaient baptisées avec quelque ironie les Pénélope , ils ne lisaient guère la revue.

16 Et Christiane Klapisch-Zuber : Les collègues masculins ricanaient. Furet, l’histoire des femmes, ce n’était pas sa tasse de thé. Pénélope, c’était toléré comme une activité un peu grotesque aboutissant à ce « machin » qui ne circulait pas par les canaux officiels et qui n’aboutissait pas d’emblée à la bibliothèque ici. C’était vraiment marginal par rapport à l’activité scientifique officielle, lourde, subventionnée, reconnue, prisée. Mais à l’EHESS il y a eu et il y a encore toutes sortes d’associations créées pour des intérêts particuliers, marginaux, périphériques.

17 En 1985, le groupe a décidé l’arrêt de la publication, non seulement pour des raisons financières mais aussi parce que la stratégie qui avait prévalu pendant des années s’essoufflait. Les militantes étaient fatiguées, d’une part, et, de l’autre, écrire dans cette revue n’était pas rentable, d’un point de vue scientifique, pour une carrière : « Les problématiques d’histoire des femmes faisaient leur chemin, on ne pouvait pas en rester à des thématiques. Il aurait fallu des articles plus longs, plus lourds ».

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 228

Le « Groupe femmes » au CRH

18 Parallèlement aux réunions pour Pénélope se tinrent au cours de l’année 1978 les réunions du Groupe femmes6. La première, sous le nom d’Enquête femmes, eut lieu le vendredi 10 mars et, dès le 22 mars, le groupe rédigea un papier à propos de l’histoire des femmes, sans doute pour le rapport d’activité du CRH puisque, dans le Rapport 1974-1978, on trouve déjà La femme seule désignée comme « cette nouvelle enquête »7.

19 Michelle Perrot insiste sur la spécificité de ce groupe. Contrairement à son séminaire de Paris-VII, il ne comportait pas d’étudiantes mais uniquement des chercheuses : « C’est pour ça que pour moi, le groupe du CRH, c’était le plaisir, je n’avais pas de comptes à rendre. Il y régnait la très grande liberté qu’on n’a pas dans une université ». Il se voulait confidentiel et préservé : Il y avait d’autres lieux pour militer et s’affronter. À commencer par le GEF, ou encore Psychologie et Politique. Dans notre groupe du CRH régnait au contraire un certain consensus : on avait le sentiment que, puisqu’on avait des choses en commun, on n’allait pas s’agresser. Les bagarres, c’était pour ailleurs. Nous étions un groupe d’amies qui étions, au moins à un moment donné, sur les mêmes positions. Certes le groupe voulait être reconnu mais, dans un premier temps, il a profité de sa non-insertion, qui lui donnait de la liberté. À long terme, nous avions une ambition intellectuelle, c’était d’arriver un jour à implanter dans un haut lieu de la recherche, l’EHESS, une problématique d’histoire des femmes.

20 Ce Groupe femmes change d’intitulé au cours des années dans les Rapports d’activité. En 1978 et 1980, il porte le nom de l’enquête qu’il a mise en œuvre, La femme seule, et, à partir de 1982, il s’appelle Culture et pouvoir des femmes, ce qui deviendra le titre de l’article collectif qu’il signe dans les Annales en 1986. Après l’interruption de 1986-1989, qui correspond à la période de l’Histoire des femmes en Occident, il réapparaît sous le nom définitif de Groupe d’histoire des femmes. Ses membres, en 1978, appartiennent en majorité au CRH : Cécile Dauphin, Véronique Nahoum-Grappe, Danièle Poublan et Yvonne Pasquet sont ingénieurs d’études, Pierrette Lebrun-Pézerat chef de travaux, Antoinette Fauve-Chamoux maître-assistant, Christiane Klapisch-Zuber directrice d’études et co-directrice du CRH. À cette date, la seule personne extérieure citée est Michelle Perrot. Dans le Rapport d’activité de 1980 viennent s’ajouter, en tant que membres du CRH, Arlette Farge et Patrice Bourdelais, tous deux attachés de recherche au CNRS, Muriel Jeorger, chef de travaux, et Caroline Rimbault, allocataire de recherches, et, venant de l’extérieur, Geneviève Fraisse (CNRS) et Marie-Jo Bonnet (Paris-VII). Comment arrive-t-on au Groupe femmes après avoir travaillé dix ans sur le catasto, recensement du début du XVesiècle à Florence ? ai-je demandé à Christiane Klapisch-Zuber : En Italie, j’ai commencé à m’intéresser aux livres de famille, livres de raison, à la documentation privée, qui est restée mon matériau de prédilection pendant dix ou quinze ans. C’est à ce moment-là que, croisant l’histoire de la famille et des comportements privés, je suis arrivée aux femmes. Ces livres de famille, toujours écrits par des hommes, parlent des femmes. C’est une des rares sources où on apprend beaucoup sur la vie conjugale à la fin du Moyen Âge. Je suis arrivée aux femmes par la famille.

21 Il y aura, dans le groupe, des départs : Antoinette Fauve-Chamoux et Patrice Bourdelais n’étaient là que ponctuellement, pour La femme seule, Muriel Jeorger et Yvonne Pasquet ne se sont pas intégrées dans l’équipe, Caroline Rimbault ne s’occupait que de Pénélope, Michelle Perrot, après l’énorme entreprise de l’Histoire des femmes en Occident, ne vient

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 229

plus aux réunions depuis 1994, tout en se tenant au courant des activités du groupe, Geneviève Fraisse et Véronique Nahoum-Grappe sont parties à la suite de conflits ouverts en 1997. Il y aura aussi des arrivées : la sociologue Rose-Marie Lagrave, maître de conférences à l’EHESS, Yannick Ripa (INRP), Pauline Schmitt-Pantel (Paris-VII) et Danièle Voldman (IHTP)8. Plus récemment, sont entrées Nancy L. Green et Muriel Loosfelt (CRH), Dominique Godineau (Université de Rennes), Danièle Haase-Dubosc (Institut américain) et Marie-Elisabeth Handman (Laboratoire d’anthropologie sociale de l’EHESS)9. Tout récemment, enfin, Myriam Cottias (CNRS), la psychanalyste Lydia Flem, Marie-Françoise Lévy (IHTP) et Florence Rochefort. Il faut cependant noter la grande stabilité de l’équipe de base : Cécile Dauphin, Arlette Farge, Christiane Klapisch- Zuber animent toujours le Groupe, qui comporte maintenant une quinzaine de personnes. Après avoir souhaité, il y a quelque temps, ne pas s’agrandir, il se demande à l’heure actuelle s’il ne serait pas opportun de s’ouvrir, peut-être aux hommes et, en tout cas, à des générations plus jeunes.

22 L’ambition intellectuelle du Groupe femmes a induit ses méthodes de travail, comme le raconte Michelle Perrot : On voulait produire quelque chose d’irréprochable intellectuellement. Il ne s’agissait pas d’animer un séminaire ordinaire, où des auditeurs viendraient pour prendre des notes, les femmes engagées dans ce groupe devaient se sentir responsables et fournir un travail elles-mêmes. Personne n’était passif. Chacune était à la fois demandeuse et actrice, personnellement impliquée. Chacune arrivait avec un travail fait, qu’elle confrontait à la réflexion des autres. C’était une affaire d’exigence. Et puis le groupe tenait beaucoup à rester maître de sa vie. C’est pour cela qu’inviter telle ou telle relevait d’une décision collégiale. Un peu comme à l’Académie française. D’ailleurs inviter quelqu’un ne voulait pas dire qu’on l’incluait définitivement. Ceci étant, le groupe n’a jamais complètement perdu son statut de groupe frontière, dedans-dehors, parce que nous avions à la fois l’ambition d’être reconnues à l’EHESS, et la volonté de garder des contacts avec des chercheuses extérieures.

23 Comment fonctionnaient les séances de travail ? Au début, se souvient Michelle Perrot, c’était un atelier de lecture, on voulait s’approprier la réflexion, notamment américaine. On proposait un sujet et chacune assumait la lecture d’un bouquin. Je me souviens de réunions qui ont été pour moi très importantes sur Rosaldo, l’anthropologue américaine, que Pauline Schmitt- Pantel avait proposée en disant : il se fait beaucoup de travaux aux Etats-Unis dont on ignore tout, sur le matriarcat par exemple. Il y a eu également le bouquin de Maurice Godelier10. Christiane Klapisch-Zuber a proposé un jour la lecture de Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre (1981), qui était aussi un de ces livres fondateurs, d’un homme qui se posait la question des femmes dans l’histoire. Ce livre qui se termine par : Les femmes, que sait-on d’elles? Question que Duby ne va pas cesser de se poser jusqu’à sa mort. (En 1973-1974, dans le premier cours à Paris-VII, Duby n’avait pas été invité, parce qu’il commençait seulement à s’interroger sur les femmes, à partir de l’amour courtois, interprété non pas comme un pouvoir des femmes mais une réponse des hommes qui sentent que les femmes leur résistent.) On travaillait avec le sentiment qu’on n’était pas à jour, qu’on était un peu poussé(es) par tout le monde mais qu’on ne dominait pas la question du point de vue méthodologique, théorique, et qu’on avait tout à apprendre des anthropologues et des Américaines. Les hommes qui s’intéressaient à ça, à l’EHESS, c’étaient les anthropologues, c’était Jean-Paul Aron. Il s’y intéressait dans une perspective de réflexion sur le genre, il était en avance sur ce point. Sans vraiment poser la question, mais quand même, lorsqu’il écrit Le Pénis ou la démoralisation de l’Occident, c’est bien une réflexion sur le genre. Alors quand des femmes venaient à son

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 230

séminaire et souhaitaient entreprendre des thèses sur les femmes, il les accueillait11.

24 Christiane Klapisch-Zuber ajoute de son côté : On a réfléchi sur le pouvoir des femmes, ces notions qui venaient d’Amérique mais qui croisaient celles des historiens et des sociologues européens. Je me souviens que Pauline Schmitt-Pantel est rentrée des États-Unis où elle avait passé un an et nous a fait un très bel exposé sur ce qu’on entendait par gender. En explorant la littérature la plus récente, on s’est interrogé sur la récupération de la notion de pouvoir, le lieu commun du pouvoir domestique des femmes qui compensait leur absence de pouvoir dans la sphère publique ». Le Groupe cherchait donc à forger les instruments de sa réflexion. Et il se livrait à l’analyse critique des instruments de recherche officielle : Arlette Farge a relu lesAnnales et Pauline Schmitt- Pantel la Revue historique pour voir quand et comment on y parlait des femmes12. Mais il avait aussi pour but d’accueillir les chercheurs et surtout les chercheuses étrangères, Joan Scott ou d’autres... 25 Que pensent du Groupe femmes les directeurs d’études qui ont assisté à sa constitution? Jacques Revel a été choqué que les hommes en soient exclus : Intellectuellement ça laisse rêveur. Cette bipartition du monde ne me convient pas. Et la fermeture du groupe des femmes, alors que j’y ai des amies comme Christiane Klapisch-Zuber ou Arlette Farge, m’a toujours paru schizophrénique.

26 André Burguière dit au contraire : Les femmes voulaient rester entre elles et après tout c’était leur droit, c’est pour ça que je ne m’y suis pas intéressé davantage. Mais quand je siégeais dans des conseils du CRH, j’ai toujours appuyé l’existence de ce groupe. En France, la réflexion féministe a mis longtemps à s’implanter. Il y avait ce qui se faisait à Paris-VII, mais c’était un féminisme théoricien, encore marqué par tous les dégâts d’après 1968. L’EHESS était typiquement l’endroit où il y avait de bonnes historiennes capables de formuler une réflexion féministe sérieuse.

27 Je demande à André Burguière si ses collègues masculins n’étaient pas sceptiques à l’égard du Groupe d’histoire des femmes : Peut-être y a-t-il eu un peu d’ironie de la part de certains, mais ça n’a jamais été très loin. Je crois quand même que tout le monde était content que ce groupe existe et avait envie qu’il en sorte quelque chose. Quand je vois les ravages qu’ont fait dans les départements américains les problèmes des femmes... À Ann Arbor, que je connais bien, ça a carrément empoisonné le département, ça a fini par tuer la vie intellectuelle. Autrefois, ils faisaient de l’histoire économique et sociale assez proche de ce qui se faisait à l’EHESS. Maintenant, qu’on soit spécialiste de l’Égypte ancienne, du Japon, de l’Allemagne de la Renaissance ou de la France du XVIIIe siècle, on ne fait plus que de l’histoire des femmes.

La femme seule, 1978-1984

28 En 1978, le Groupe femmes met en chantier sa première enquête, La femme seule. Sans doute le fait que, pour la première fois, une femme, Christiane Klapisch-Zuber, était alors associée à la direction du CRH a-t-il facilité cette entreprise. Comment s’est décidé le choix du sujet ? La femme seule,[dit Cécile Dauphin], s’est très vite imposée, parce qu’on ne voulait pas démarrer sur la femme mariée et la mère, qui étaient la norme et sur lesquelles on avait déjà beaucoup réfléchi à cette époque.

29 Et Arlette Farge :

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 231

On partait d’un constat démographique, du nombre et du poids des femmes seules, célibataires, veuves et divorcées. La nouveauté, c’était de prendre ce thème comme qualitatif et non quantitatif. Mais on avait besoin à l’époque de certitudes démographiques pour se lancer sur le sujet. Maintenant, on n’a plus besoin de s’appuyer sur des chiffres pour commencer un travail. Dans notre travail sur la violence, on s’est lancé(es) sans chiffres.

30 Comment travaillaient-elles ? On se réunissait une fois par mois. Chacune, après qu’on avait débattu en commun de son thème d’étude, devait faire un exposé. C’est là que s’est fixée la forme qui est restée ensuite celle de notre Groupe d’histoire des femmes. Travail très collectif, avec beaucoup de discussions.

31 Quel souvenir gardent-elles de leur collaboration? Deux sons de cloche. L’un très positif : C’était la liberté totale. La question de la hiérarchie disparaissait complètement. Nous lisions mutuellement nos textes. C’était l’occasion d’un échange.

32 L’autre son de cloche est plus négatif et fait état de tensions suscitées par le sujet même, qui pouvait, d’une part, mettre en cause la vie privée des enquêtrices et, d’autre part, sembler rébarbatif, comme en témoigne Arlette Farge : Quand on disait « on travaille sur les femmes seules », on voyait comme un voile noir s’installer sur le visage de l’interlocuteur. Moi j’en ai un souvenir pas gai. Une absence totale de reconnaissance. Quand tu es bas de gamme parce que tu es une femme, bas de gamme parce que tu fais partie de l’enquête sur l’histoire des femmes, que tu choisis un sujet bas de gamme, tu es tirée vers le bas. C’était toujours ça qui revenait, le misérabilisme de la condition.

33 Et elle oppose l’enquête à l’article que le groupe a fait paraître dans les Annales en 1986, « Culture et pouvoir des femmes : essai d’historiographie » : « Cette fois-ci, [précise-t- elle], il s’agissait du pouvoir, c’était plus valorisant que la solitude ».

34 Que dit Patrice Bourdelais, le seul homme de l’enquête La Femme seule et le seul ayant jamais participé aux réunions du Groupe d’histoire des femmes ? J’en garde un bon souvenir, j’ai l’impression d’avoir été un peu choyé. Je venais d’être rattaché au CRH, c’était ma première expérience de travail collectif sur un sujet délimité et qui était abordé avec des approches différentes; ça a été tout à fait intéressant pour moi de voir quelles avaient été les diverses lectures.

35 Il dit encore, avec nostalgie : C’était la période de compagnonnage entre personnes qui pensaient que l’intérêt de la chose intellectuelle était de travailler ensemble. Au fil des ans, pour tous, avec les charges administratives et pédagogiques qui grandissent, ce compagnonnage s’estompe.

36 Y avait-il, selon lui, une spécificité de ce groupe ? Oui, la liberté de parole et le ton très direct. Ça dépasse ce groupe-là d’ailleurs. Dans les assemblées générales du CRH, regardez comme les hommes sont dans un moule de rhétorique traditionnelle, ils ne disent jamais les choses directement, crûment, les femmes le font davantage, ça permet de gagner du temps. C’était un groupe dans lequel il n’y avait pas de conflit mais un projet commun porteur et donc de grandes complicités que je n’ai jamais retrouvées. C’était pour moi une initiation heureuse au sein du CRH.

37 Le travail sur La femme seule avait statut d’enquête au CRH, et c’était une enquête de type nouveau, sans budget, sans vacataire, qui déboucha sur un livre collectif. Madame ou Mademoiselle ? parut chez Montalba en 1984. Par la publication, le Groupe femmes s’affirmait au sein du CRH. Il prouvait, comme le dit Arlette Farge, « que cet objet-là

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 232

était un objet intellectuel et pas seulement un objet militant » . Et Cécile Dauphin de rappeler le signe de reconnaissance officielle donné au Groupe : À cette époque, le CRH organisait « le séminaire du Centre ». Chaque mois, on demandait soit à une personne du Centre qui lançait une enquête, terminait une enquête ou soutenait une thèse, soit à un visiteur extérieur, de venir parler. On nous a demandé, en tant que Groupe femmes, d’assurer un de ces « séminaires du Centre » avec l’enquête La femme seule, juste à la sortie du livre, en 1984. Il est venu beaucoup de monde et on nous a posé des questions qui manifestaient une vraie curiosité intellectuelle pour notre travail.

Colloque de Saint-Maximin, 1983

Le Groupe femmes, [continue Michelle Perrot], avait des alliés masculins au CRH, par exemple Roger Chartier et Jacques Revel. Chartier était branché sur les colloques de Saint-Maximin et Alain Paire, un animateur culturel (devenu depuis chercheur à la MSH de Marseille), lui a proposé d’en organiser un sur les femmes. Chartier m’a mise en rapport avec Alain Paire, c’est ainsi qu’est né le colloque du printemps 1983, Une histoire des femmes est-elle possible ? Pendant l’automne et l’hiver 1982-83, le groupe Paris-VII-CRH a préparé ce colloque, en liaison avec Aix- Marseille et Toulouse (où Agnès Fine, à l’hiver 1982, avait organisé un colloque avec Marie-France Brive sur les recherches féministes, tandis que moi, dans le groupe de Maurice Godelier, j’avais fait un rapport pour le CNRS sur Femmes et recherches féministes). Comme les groupes n’étaient pas très puissants, l’idée du réseau était importante. Ce colloque a été passionnant. L’époque était effervescente. Il y avait des rivalités, bien sûr, mais il y avait surtout une dynamique qui nous faisait nous dire : « il faut en être et il faut que ça marche ». En plus, on nous a proposé de publier le texte du colloque. Paru en 1984 chez Rivages, il s’est très bien vendu. Trois tirages. Dix, douze mille exemplaires. Traduit en anglais, allemand, japonais. Le groupe du CRH était le groupe relais. C’est à ce moment-là qu’il a commencé à être reconnu.

38 Cécile Dauphin ne partage pas l’enthousiasme de Michelle Perrot : Certaines d’entre nous seulement ont participé au colloque de Saint-Maximin, ce n’est pas le groupe lui-même qui a été invité. J’ai trouvé bizarre que celles qui l’avaient été ne nous aient rien dit. C’est quand le volume est paru que j’ai découvert que le colloque avait existé. L’individualisme du chercheur a fonctionné. En tout cas, notre groupe a poursuivi avec l’article plus problématique de 1986. Nous avons eu, par ailleurs, à cette époque, des projets de recherche qui n’ont pas abouti. Le consentement, par exemple, qui aujourd’hui réapparaît avec la séduction.

39 J’ai interrogé Roger Chartier et Jacques Revel, qui participaient au colloque de Saint- Maximin. Comment ont-ils perçu l’avènement de l’histoire des femmes ? Chartier me répond : Je me suis senti concerné mais peut-être pas assez. Arlette Farge aurait raison de me faire des reproches. Il m’a paru normal d’une part que cette histoire des femmes existe, surtout entendue comme une histoire des relations et de construction des sexes, et d’autre part qu’elle soit prise en charge par des collègues, quel que soit leur statut. Donc j’espère ne jamais avoir manifesté de réticences soit intellectuelles soit sociologiques. Et en même temps j’ai peut-être trouvé ça trop normal : à le prendre ainsi, on perd de vue qu’une telle émergence peut représenter un geste intellectuel d’une portée plus grande qu’une acceptation même bienveillante ne le laisse entendre. Est-ce que j’ai eu conscience qu’il se passait quelque chose d’important ? Sans doute pas au début. Je n’ai pas vu l’importance en retour que cette création institutionnelle allait avoir sur la pratique générale du CRH. C’est un peu plus tard, avec l’entreprise de l’Histoire des femmes en Occident et les discussions

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 233

qui ont suivi, au colloque de la Sorbonne, que m’est apparue l’influence en retour de cette histoire des femmes sur l’ensemble des pratiques historiennes. Ma bienveillance un peu inconsciente du début était une attitude positive mais peut- être pas assez engagée dans la prise de conscience d’une transformation plus profonde, celle des rôles à l’intérieur de la profession ou celle du questionnement d’un objet quel qu’il soit à partir de cette catégorie. Je n’avais pas saisi non plus la tension entre histoire des femmes à la française et gender studies. Le colloque de Saint-Maximin, pour moi, ressemblait aux autres, moment de communauté agréable au cœur de la Provence (ce colloque-là était le second, entre un premier sur la mort et un troisième sur la lecture, tous trois ayant donné lieu à un livre.) Il s’inscrivait aussi dans une continuité intellectuelle de ce qu’on faisait ensemble. On se déplaçait vers de nouveaux objets mais tout ça s’inscrivait dans l’héritage des Annales, de l’histoire culturelle.

40 Jacques Revel est plus sceptique : Je ne sais pas pourquoi Michelle Perrot m’a proposé de venir à Saint-Maximin. Peut- être parce que j’avais fait pendant un an un séminaire sur les formes d’inversion ? Je ne crois pas qu’il y ait des identités organiques. Je l’ai dit à propos des femmes mais j’aurais pu dire la même chose à propos des communautés et des groupes professionnels. Ce qui m’intéresse, c’est pourquoi il y a du social plutôt que rien, ça vaut aussi pour les femmes. Moi je ne suis jamais allé plus loin qu’Yvonne Verdier en matière d’histoire des genres, je considère que c’est ce qu’on a fait de mieux, c’est-à-dire la flexion féminine du sens social général13. Je comprends très bien que l’on fasse de l’histoire des femmes comme objet principal pour des raisons historico-idéologiques mais je pense que la chose sera vraiment intéressante lorsqu’il n’y aura plus besoin de faire de l’histoire des femmes en tant que telle, c’est-à-dire que la dimension gender aura suffisamment été incorporée dans le « il » des historiens sociaux pour qu’elle n’exige plus un effort particulier. On pourrait dire la même chose pour d’autres dimensions de l’expérience sociale. J’étais à Saint- Maximin comme une sorte de héraut proche pour rappeler que tout ça était de l’histoire sociale ou de l’anthropologie historique et qu’à terme, c’était là que ça reviendrait. Ce qui maintenant est banal.

Article des Annales, 1986

41 Le Groupe d’histoire des femmes a travaillé deux ans sur l’article Culture et pouvoir des femmes : essai d’historiographie paru dans les Annales. Cet article, selon Arlette Farge, contient, encore maintenant, d’importants enjeux intellectuels : C’était l’époque de l’ethnologie, des Façons de dire façons de faire d’Yvonne Verdier et de l’apparition, avec Martine Segalen, d’une culture féminine. Si les hommes ont le pouvoir politique, les femmes ont le pouvoir symbolique... Et nous, on commence à dire que ça ne nous va pas, que ça ne se partage pas comme ça, pouvoir politique et pouvoir symbolique, qu’on peut réfléchir autrement. On fait le bilan de nos travaux et on projette d’entrer dans les Annales. Ce qui provoque de violents débats : les plus féministes du Groupe reprochent aux autres de jouer l’intégration alors qu’il faut, d’après elles, jouer les marges. Quand l’article a été accepté, j’ai ressenti une très grande joie. C’était loin d’être une reconnaissance complète, mais c’était quand même un enjeu énorme : ça nous donnait une existence internationale, je faisais confiance aux États-Unis. C’était une forteresse, le comité des Annales. J’ai un souvenir très fort de ça. Je le trouve toujours très bien, cet article. Mais je crois qu’ils l’ont publié pour nous faire plaisir.

42 Michelle Perrot, elle, se souvient des débats soulevés par le titre : Culture et pouvoir des Femmes ralliait les deux courants. Culture : les ethnologues, Yvonne Verdier, Martine Segalen, et la tendance italienne, le féminin. Pouvoir : une

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 234

réflexion sur la domination, proche de Bourdieu, avec lequel nous n’avions aucun rapport, sauf Rose-Marie Lagrave. Essai d’historiographie, c’est moi qui l’avais voulu, pour montrer qu’on voulait couvrir tout le champ.

43 Elle se souvient aussi des réactions à la signature collective : Aux Annales, on nous a dit : « Vous êtes folles, vous voulez signer de tous ces noms ?” » Elles auraient voulu que les noms des dix auteurs apparaissent sur la couverture. Devant le refus des responsables de la revue, elles avaient envisagé de signer « Collectif de l’histoire des femmes », ce qui ne plaisait pas davantage aux Annales. Le Groupe et la revue se mirent finalement d’accord sur une double présentation : sur la couverture, l’article est annoncé avec trois noms d’auteurs, les trois premiers par ordre alphabétique, C. Dauphin, A. Farge, G. Fraisse, suivis de « et alii » ;à l’intérieur, une note indique que l’article est le résultat d’une recherche interdisciplinaire menée depuis plusieurs années sur les problématiques du masculin/féminin dans un séminaire qui s’est tenu au CRH » et les dix auteurs sont cités, avec leur appartenance institutionnelle14.

44 Cet article, qui fut en France « le plus long et le plus théorique » concernant l’histoire des femmes, est l’un des articles de la revue qui a reçu le plus de demandes de traduction et il a été à plusieurs reprises commenté par des collègues étrangers. Il parut deux fois en anglais, en 1989 dans le Journal of Women’s History et en 1991 dans le volume édité par la Fédération internationale pour la recherche en histoire des femmes Writing Women’s History : International Perspectives15.

L’histoire des femmes, 1987-1993

Je me rappelle très bien, [raconte Cécile Dauphin], qu’au retour d’un colloque à Montréal, en 1982, sur Les femmes dans la recherche et la recherche sur les femmes, où j’avais présenté la recherche sur les femmes au CRH et souligné l’importance d’une direction féminine pour déclencher l’histoire des femmes, j’avais dit : il faudrait écrire une Histoire des femmes. Les Canadiennes étaient en train d’écrire un livre sur l’Histoire des femmes au Québec. Nous, nous n’avions pas cet instrument. Cette idée s’est concrétisée grâce à la demande de Laterza.

45 Laterza, l’éditeur italien qui avait traduit avec succès l’Histoire de la vie privée, proposa à Georges Duby, co-directeur de cette collection avec Philippe Ariès, de diriger une Histoire des femmes. Duby accepta mais à condition que Laterza obtienne la collaboration de Michelle Perrot. Une partie du groupe du CRH s’engagea dans l’aventure, fournit des articles mais surtout constitua, quasiment dans sa totalité, l’équipe des directrices des volumes, Pauline Schmitt-Pantel, Christiane Klapisch- Zuber, Arlette Farge, Michelle Perrot, Geneviève Fraisse et Françoise Thébaud16. Elles furent tellement sollicitées par cette « énorme machine éditoriale » que le Groupe d’histoire des femmes du CRH s’est arrêté de fonctionner pendant ce temps-là : il n’apparaît pas dans le Rapport d’activité 1986-199017.

46 Les tensions entre les membres du Groupe datent de cette époque car l’équipe de l’ Histoire des femmes en Occident éclipsait le Groupe, comme le souligne Michelle Perrot : Cette équipe n’aurait pas existé sans ce groupe mais elle ne lui était pas non plus identifiable, il y a peut-être eu un léger déficit de reconnaissance pour le groupe. Ainsi, quand s’est tenu, en novembre 1992, le colloque Femmes et histoire à la Sorbonne, il a été présenté comme celui de l’équipe de l’Histoire des femmesen Occident. Je revois Souyri nous disant : « C’est passionnant ce colloque, il faut absolument que vous nous donniez les textes des lectures critiques pour les Annales ». La situation était retournée, les Annales étaient demandeuses cette fois-ci.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 235

47 Mais finalement les interventions de Claude Mossé, Gianna Pomata, Roger Chartier et Jacques Rancière, qui constituaient la « Lecture critique de l’Histoire des femmes en Occident », ont été publiées en même temps que l’ensemble du colloque par Plon lui- même en 1993. Le regard des collègues de l’EHESS sur l’histoire des femmes avait commencé à changer avec l’article des Annales, la reconnaissance officielle lui était acquise avec cette production éditoriale et ses retombées : Cela dit, [ajoute Christiane Klapisch-Zuber], personne ne nous a arrêtées dans l’ascenseur du 54, bd Raspail pour discuter l’article. Même chose pour l’Histoire des femmes en Occident. Les débats qui ont eu lieu sont ceux que nous avons suscités et organisés. Sinon, ça a été avalé sans qu’on sache ce que les gens en ont pensé. Je crois que nos collègues historiens n’osent pas, à leur tour, se lancer sur ce thème. Dans les universités, il y a encore beaucoup de gens qui ricanent. Ici c’est presque un vide respectueux. Le débat semble amorti.

La violence et la séduction, 1994-2000

48 En 1994, le Groupe femmes du CRH annonce qu’il travaille sur la violence, ce qui a donné, en 1997, chez Albin Michel, le livre collectif De la violence et des femmes. Il a choisi ensuite de réfléchir sur la séduction, thème qui devrait aboutir à un autre ouvrage collectif en 200118. On peut souligner la cohérence des réflexions du groupe puisque ces thèmes étaient déjà annoncés dans l’article de 1986. Par ailleurs, une nouvelle revue a vu le jour en 1995, Clio. Histoire, femmes et sociétés, au comité de rédaction de laquelle on trouve Christiane Klapisch-Zuber, Françoise Thébaud en étant co-directrice (avec Michelle Zancarini-Fournel).

49 Terminons en évoquant l’atmosphère du Groupe du CRH. Ce que ses membres mettent en avant, c’est la liberté que donne le fait d’être entre femmes : « On discute sans autorité et en faisant éventuellement référence à des expériences personnelles et intimes. Cela crée des rapports créatifs et critiques ». Si le Groupe n’est toujours pas mixte, c’est qu’elles ont peur de perdre la liberté de parole dont elles jouissent. Avec des hommes, même quand elles s’entendent bien avec eux, elles ressentent de la gêne car « ils manipulent l’abstraction pour nous intimider ». Alors, ce serait idyllique ? Non bien sûr. Il y a eu des tensions d’ordre personnel. Ainsi Véronique Nahoum-Grappe n’a pas digéré qu’on lui ait refusé le titre qu’elle ambitionnait : Lorsque, en 1997, a été publié Femmes et violence, on m’a demandé comment je voulais apparaître, j’ai rayé ingénieur, j’ai mis chercheur et, deux fois, on a remis ingénieur d’études.

50 Même si, depuis lors, la tension est retombée, elle a quitté le Groupe femmes et elle conclut : La réalité, c’est que les femmes sont aussi terribles que les hommes, et même pires, puisque ça passe par les mamours et la confiture.

51 Plus graves encore, les dissensions d’ordre théorique qui ont provoqué le départ définitif de Geneviève Fraisse : Pour elle, [commente Christiane Klapisch-Zuber], il n’y a pas une histoire des femmes mais une histoire du féminisme. Elle s’est sentie loin de la manière dont on travaillait. Elle apportait souvent un point de vue très contredisant dont on ne savait pas faire grand chose. La tension s’est aggravée avec l’Histoire des femmes en Occident.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 236

52 Mais malgré l’évocation des conflits et des ruptures, Christiane termine par un constat optimiste : « Puisque le groupe continue à travailler ensemble vingt ans après, c’est que ça se passe bien. »

53 Il a fallu du temps, nous l’avons vu, pour que la « revendication sensible » de 1976 émanant d’une volonté militante de s’intéresser à l’histoire des femmes se transforme en objet scientifique, acquérant par là une légitimité au CRH. Le Groupe d’histoire des femmes s’est fondé sur une exigence intellectuelle, il a voulu se situer loin des polémiques et produire une réflexion au niveau théorique et méthodologique, pour penser l’histoire des femmes.

54 Il est entièrement féminin mais sa composition est mixte : il a toujours intégré, à côté de chercheuses du CRH, des chercheuses appartenant à d’autres institutions, celles-ci étant d’ailleurs aujourd’hui plus nombreuses que les premières et ce mélange est un facteur de dynamisme. Le Groupe s’est fait reconnaître au sein du CRH grâce à l’importance de sa production écrite. Il a fait accepter aux Annales le premier article de fond sur l’histoire des femmes, a répondu à une sollicitation éditoriale importante avec les cinq tomes de l’Histoire des femmes en Occident et conçoit maintenant son travail en termes de production d’ouvrages collectifs, ces publications étant le meilleur moyen pour se légitimer aux yeux de la communauté scientifique.

NOTES

1. Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, ENS Editions Fontenay/Saint-Cloud, 1998, p. 89 - 90. 2. Françoise Basch, professeur à l’Institut d’anglais Charles-V (Paris-VII), spécialiste des femmes à l’époque victorienne, apportait sa connaissance des études anglo-américaines et des Women’ studies en plein essor. Michelle Perrot, au colloque d’Aix-en-Provence, en juin 1975, parlait ainsi du GEF : « Son objectif : permettre échanges et confrontations entre toutes celles qui poursuivent des recherches sur les femmes; mais aussi développer la réflexion sur la question féminine. Le groupe, très informel, est ouvert à toutes les personnes qui le souhaitent, universitaires ou pas. Les réunions sont mensuelles et comportent, outre un tour de table varié, un sujet de discussion préparé par une équipe plus restreinte. Un compte-rendu est ensuite envoyé à toutes ». « Un des premiers et principaux points de discussion du groupe a été celui de sa mixité. Sans qu’il y ait eu vote, une majorité s’est dégagée pour la non-mixité. L’orientation du groupe fait également l’objet de souhaits variés, oscillant en gros entre deux tendances, l’une plus militante, l’autre plus axée sur la recherche de type universitaire ». « Les réunions ont eu lieu régulièrement en 1975, avec une trentaine de participantes à chaque fois, une soixantaine de personnes au total ayant "participé", une centaine étant inscrites au fichier et se déclarant désireuses de recevoir les convocations. Historiennes, sociologues, anglicistes forment les trois quarts du public en raison des disciplines représentées à l’université. Mais il y a un éventail très large ». 3. On trouvera le texte de cette communication intitulée « Où en est l’histoire des femmes ? » à la p. 281 de ce volume.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 237

4. En 1977, Cécile Dauphin rédigea, à la demande de Roger Chartier, l’entrée Femmes de La Nouvelle Histoire, qu’il co-dirigeait avec Jacques Le Goff et Jacques Revel et qui parut en 1978, Paris, CEPL. 5. Cécile Dauphin, « Pénélope : Une expérience militante dans le monde académique », in, Vingt- cinq ans d’études féministes : l’expérience Jussieu, Paris-VII, Denis Diderot, Cahiers du CEDREF, 2001, p. 61-68. 6. D’après les agendas de Cécile Dauphin qu’elle m’a aimablement communiqués. 7. « Enquête femmes » désigne à la fois le groupe d’histoire des femmes et la série d’enquêtes qu’il a entreprises, sur la femme seule, la violence, la séduction. 8. Rapport d’activité du CRH, 1982-1985, p. 82-83. 9. Rapport d’activité du CRH, 1994-1995, p. 48-49. Certains membres n’ont fait que passer, comme la sociologue Francine Muel-Dreyfus (EHESS). 10. Maurice Godelier, La Production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982. 11. Laure Adler, Les Premières Journalistes, Paris, Payot, 1979 et Anne Martin-Fugier, La Place des bonnes, Paris, Grasset, 1979. 12. Arlette Farge, « Pratique et effets de l’histoire des femmes » dans Une histoire des femmes est- elle possible ?, Marseille/Paris, Rivages, 1984, p. 17-35. 13. Jacques Revel, « Masculin/Féminin : sur l’usage historiographique des rôles sexuels », in Une histoire des femmes est-elle possible ?, op. cit., p. 122-140. 14. Annales ESC, mars-avril 1986, p. 271-293. 15. Françoise Thébaud, op. cit., p. 107. 16. Les tomes de l’Histoire des femmes en Occident commencèrent à paraître à l’automne 1990 en Italie chez Laterza et au printemps 1991 en France, non pas au Seuil, qui, craignant qu’elle ne fasse double emploi avec l’Histoire de la vie privée, avait refusé la série, mais, grâce à Laure Adler, chez Plon. 17. Mais Cécile Dauphin, Pierrette Lebrun-Pézerat et Danièle Poublan apparaissent dans un groupe nouveau dont elles sont « responsables », L’Histoire des pratiques épistolaires : enquête sur la correspondance Mertzdorff. 18. Séduction et Sociétés, Approches historiques est effectivement paru au Seuil en 2001.

AUTEUR

ANNE MARTIN-FUGIER EHESS/CRH

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 238

Où en est l’histoire des femmes ? Communication au colloque d’Aix-en-Provence, juin 1975

Michelle Perrot

1 Ces quelques lignes n’ont pas la prétention d’esquisser un bilan présentement impossible, mais plutôt de solliciter l’information sur des recherches qui s’amorcent en divers lieux. De nombreux signes indiquent, en effet, qu’après une longue période de latence, les femmes, réfléchissant sur leur rôle propre, s’interrogent sur leur passé. Vouées au silence de la reproduction, sont-elles seulement un rouage quasi immobile des structures de la parenté ? Quels sont, quels furent, leur rôle, leurs tâches, leur sort, la nature de leur pouvoir aux différentes étapes du développement des sociétés ? Les femmes ont-elles une histoire ?

Le bruit de l’histoire romantique

2 L’histoire romantique avait pourtant privilégié les femmes. Michelet voit en elles les interprètes et le moteur de la révolution populaire de 1789 et 1790, celle des grandes manifestations pour le pain (5 et 6 octobre) et la liberté de la « religion nouvelle (fête de la Fédération), voix de la famille malheureuse et de la nature retrouvée, grande force spontanée mise sous le boisseau par la Révolution rationnelle et virile, celle des Jacobins et de Robespierre. Il exalte la puissance féminine comme Enfantin célèbre la femme médiatrice du couple-prêtre et Auguste Comte la femme inspiratrice de l’homme seul créateur : [Les femmes] seules peuvent assez comprendre la prépondérance que mérite la culture habituelle du cœur, tant comprimée par la grossière activité, théorique et pratique, qui domine l’Occident moderne [...] Depuis la fin du Moyen Âge, c’est uniquement l’intervention féminine qui contient secrètement les ravages moraux propres à l’aliénation mentale vers laquelle tendit de plus en plus l’Occident1

3 C’est le grand rêve romantique de l’unité par la complémentarité des contraires.

4 On mesure toute l’ambiguïté d’un éloge fondé sur l’exaltation de la différence et des qualités dites spécifiquement féminines : le cœur, l’intuition, le sens de la nature et de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 239

la famille, et combien une telle idéologie est aisément réversible. Un Proudhon y puise toutes les justifications de la sujétion féminine.

Les silences de l’histoire positiviste

5 La froideur de l’histoire positiviste, dont Seignobos est le grand maître, et qui règne sans partage sur l’Université de la troisième République, répudie ces effluves sentimentales. Elle opère d’autre part un véritable refoulement du thème féminin et plus largement du quotidien. Bien des raisons, factuelles autant qu’épistémologiques, expliquent ce refus. Le métier d’historien est un métier d’hommes qui écrivent l’histoire au masculin. Les champs qu’ils abordent – une histoire politique privilégiée – sont ceux de l’action et du pouvoir masculins. Traitent-ils de « civilisation », ou plus tard de « mentalité », ils parlent de cet Homme en général qui n’a pas de sexe. Célèbres, pieuses ou scandaleuses, les femmes alimentent les chroniques de la « petite » histoire, tout juste bonnes pour Historia.

6 C’est aussi que les matériaux qu’utilisent ces historiens (archives diplomatiques ou administratives, documents parlementaires, biographies ou publications périodiques) sont l’œuvre d’hommes qui ont le monopole de l’écrit comme de la chose publique. On a souvent remarqué que l’histoire des classes populaires était difficile à faire à partir d’archives émanant des classes dominantes, préfets, magistrats, prêtres, policiers... Or l’exclusion féminine est beaucoup plus forte encore. Quantitativement infime, l’écrit féminin (dont il faudrait d’ailleurs établir la courbe et la structure) est étroitement spécifié : livres de cuisine, manuels d’éducation, contes récréatifs ou moraux en constituent la majeure part. Travailleuse ou oisive, malade, amoureuse, manifestante, la femme est observée et décrite par l’homme. Militante syndicale, elle a du mal à se faire entendre de ses camarades masculins qui considèrent comme normal d’être son porte-parole. Cette carence de sources directes, cette perpétuelle médiation sont pour l’historien un obstacle redoutable.

L’exclusion des femmes

7 Cette exclusion n’est d’ailleurs que la traduction, redoublée, d’une autre : celle des femmes de la vie publique, en Europe occidentale au XIXe siècle. Dorothy Thompson a montré, par exemple, comment les femmes avaient progressivement, mais assez rapidement, « disparu » des luttes populaires, puis des formes organisées du mouvement ouvrier anglais, enfin de certaines formes de la sociabilité populaire elle- même, tels les pubs. Au début du XIXe siècle, les femmes boivent avec les hommes dans les inns, les ale houses où se tiennent les réunions des « radicaux » et des grévistes ; au milieu du siècle, tout un courant moraliste et anti-alcoolique leur refuse l’accès aux public houses et, par le fait même, aux trade-unions qui y tiennent leurs rencontres 2. Maurice Agulhon a étudié un phénomène identique dans les chambrées de Basse Provence et dit comment le suffrage universel a créé ou accentué la tendance à la séparation des sexes dans la mesure où l’éducation politique du peuple par le droit de vote s’est longtemps adressée à l’homme, et à lui seul3. Or le syndicalisme fonctionne sur le modèle du système parlementaire. Ainsi le silence de l’histoire sur les femmes

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 240

vient aussi de leur mutisme de fait au niveau des sphères politiques, longtemps privilégiées.

Une histoire in-signifiante

8 Mais il est d’autres obstacles qui conduisent à refuser à la femme son statut historique comme on tendait, au XIXe siècle, à nier sa responsabilité criminelle. La femme se perd dans la grisaille de la répétition, du geste quotidien, dépourvus d’intérêt. A-t-elle un rôle propre, un destin particulier ? Beaucoup le nient, redoutent même un sexisme à rebours, et que l’histoire des sexes occulte celle des classes. Pierre Chaunu faisait récemment remarquer combien la confiscation de la famille par la sociologie conservatrice au XIXe siècle (un Frédéric Le Play ne voit-il pas dans la famille-souche le remède à tous les maux de la société ?) avait occulté pour longtemps l’histoire de cette forme pourtant fondamentale de sociabilité humaine4. À bien des égards, d’autre part, les deux grands systèmes théoriques que nous a légués le XIXe siècle sont des systèmes de pensée masculins. Pour Marx, une histoire des sexes serait profondément

9 mystifiante, masquant les conflits et les contradictions majeurs. Et la conception freudienne du sexe féminin détournait d’une réflexion profonde sur son rôle dans l’histoire.

10 Tout ceci explique que l’histoire des femmes soit tout à fait marginale, histoire du féminisme d’abord due à des « sympathisants » (Léon Abensour, Marguerite Thibert, un peu plus tard Edith Thomas, archiviste de profession, forte personnalité peu conformiste)5, puis histoire du travail et des luttes ouvrières venue des sociologues Madeleine Guilbert et Evelyne Sullerot6.

Renaissance d’une histoire des femmes

11 Comment expliquer, à l’heure actuelle, la constitution d’une histoire des femmes qui paraît dépasser largement les engouements de la mode ou les célébrations de l’année de la femme ? Bien des facteurs peuvent être invoqués, entre autres l’influence des pays étrangers et notamment anglo-saxons, celle des disciplines voisines, enfin celle des luttes féminines et de leur impact sur la réflexion universitaire, cette énumération n’impliquant aucune hiérarchie. Il est clair toutefois que le niveau des luttes est le facteur essentiel ; la réflexion historique s’est développée la plupart du temps dans leur prolongement, la recherche d’un passé enfoui étant une des dimensions d’une prise de conscience.

L’historiographie anglo-saxonne

12 Elle s’est intéressée plus tôt qu’en France à la condition féminine comme le montre la parution précoce d’ouvrages sur le travail des femmes, tels ceux d’Alice Clark, Ivy Pinchbeck et Wanda Fraiken Neff récemment réédités par Frank Cass à Londres7. Mais elle a été considérablement relancée, notamment aux USA, par le Women’s Lib à partir des années 1960. Des groupes d’études se sont fondés dans les universités américaines (Women’s studies), s’efforçant de promouvoir des enseignements sur les femmes et de réunir de la documentation. Nous ne sommes pas en mesure de fournir la liste ou la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 241

carte de ces groupes. Nous souhaitons vivement qu’une historienne américaine puisse nous renseigner sur l’essor, l’importance, les formes d’action des Women’s studies et sur les secteurs de l’histoire auxquels ils se sont attaqués en priorité. À notre connaissance le centre le plus important est celui de Berkeley : le Women’s History Research Center(W.H.R.C.) a réuni la plus importante bibliothèque féminine du monde, publie des catalogues donnant la liste des périodiques féminins, les projets de recherche sur les femmes, les cours enseignés dans les universités et des documents sous forme de microfilms. Ce centre s’efforce en outre de réunir des archivessur l’histoire des femmes (interviews, histoire orale). Il existe également des groupes importants à San Francisco8, à Cambridge (Massachusets), à Ann Arbor (Michigan), à Chicago, à Toronto au Canada9, etc.

13 D’importantes bibliographies ont été réalisées: celle de Lucinda Cisler 10, celle de Natalie Zemon Davis (université de Berkeley), Society and the Sexes in Early Modern Europe, 15-18th centuries, 1973, celle de Sheila Rowbotham, Women’s Liberation and Revolution11. L’histoire britannique et américaine des femmes est en pleine renaissance et il serait important d’en être informé.

L’impact des disciplines voisines

14 Du côté des sociologues: tandis que Madeleine Guilbert et Evelyne Sullerot réfléchissent surtout sur le travail des femmes, Andrée Michel poursuit depuis longtemps des recherches sur la sociologie de la famille et les rôles des sexes et sur le changement introduit par la société industrielle ; d’importantes recherches se développent dans ces directions autour du centre qu’elle dirige dans le cadre du Centre d’études sociologiques12.

15 Du côté des ethnologues : le structuralisme a revalorisé la famille comme objet d’étude et conduit à observer les stratégies de mariage dans les sociétés rurales traditionnelles, à rechercher dans quelle mesure s’y vérifie l’adage « échange des biens, échange des femmes ». Ainsi Martine Segalen étudie-t-elle Nuptialité et alliance. Le choix du conjoint dans une commune de l’Eure13 en utilisant actes de mariage depuis le début du XVIIIe siècle et photos de famille. Mais les ethnologues de la société rurale retrouvent la femme de bien d’autres manières, comme gardienne des traditions et de la mémoire du groupe, comme support de rôles et de tâches spécifiques dans l’espace du village et de la maison si divisé sexuellement. Ce point de vue fait toute la richesse de l’exposition de l’automne 1973 au musée des Arts et traditions populaires, Mari et femme dans la France rurale traditionnelle, dont le catalogue publié sous ce titre peut donner une idée14. Les ethnologues s’interrogent sur les formes de sociabilité, les usages de l’espace (voir les travaux de Lucienne Roubin sur « Espace masculin, espace féminin en communauté provençale »15), ceux du corps16 et, de façon générale, sur cette vie quotidienne des travaux, des jeux et des jours où si souvent se meut exclusivement la femme. Ils indiquent à l’historien une voie particulièrement féconde vers cette présence cachée.

16 Les démographesenfin, après avoir recherché surtout les flux de population, se sont attachés à la reconstitution des familles et, bien que leur objectif ne soit pas l’étude de la condition féminine, leurs conclusions de plus en plus raffinées sur l’âge au mariage, les conceptions prénuptiales, les naissances illégitimes, le nombre de naissances par famille et leur espacement, la fréquence des remariages, la taille des familles et des ménages, apportent beaucoup à la connaissance de cette condition. C’est par la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 242

démographie historique que s’est opérée la redécouverte de la famille, c’est par la famille que se dessine un regain d’intérêt pour la femme : on y reviendra.

Le rôle des luttes féministes

17 Les femmes en lutte avaient assurément bien d’autres préoccupations immédiates que celle de faire leur histoire. Mais comme il arrive souvent, – l’exemple des minorités nationales est à cet égard éloquent – , elles ont été amenées à s’interroger sur leur passé collectif. Elles ont pris conscience que l’oubli est une forme de perte d’identité, plus ou moins consciemment recherchée par la société, et que faire l’histoire des femmes, c’était une autre manière de retrouver une existence. Cette motivation subjective fera froncer le sourcil à certains – Seignobos ne voyait-il pas dans l’absence d’intérêt pour un objet la meilleure garantie d’impartialité ? – mais, après tout, c’est presque toujours ainsi que se constituent les nouveaux champs de la recherche, à partir des interrogations que suscite le présent. On pourrait en donner de nombreux exemples dans le domaine, entre autres, de l’histoire économique. L’essentiel est que les règles du métier, ces gardes-fou de la passion, soient respectées.

18 Les étudiantes ou chercheuses ont été le principal relais entre les luttes féminines et l’Université. En plusieurs endroits, elles ont demandé la création d’enseignements qui répondent à leurs interrogations ; elles veulent faire des recherches sur la sociologie, l’histoire, l’écriture des femmes. Les plus radicales posent le problème d’une histoire différente dans ses méthodes et dans son expression même. Elles craignent en effet que l’Université récupère à son seul profit l’inquiétude militante, annexant un nouveau territoire au domaine sans cesse élargi de l’historien. D’où des débats, des tensions, par exemple sur le fait de savoir si les femmes doivent réclamer le monopole de leur histoire, si seules les femmes doivent écrire l’histoire des femmes.

Principales directions de recherche

19 On ne peut que les esquisser, dans l’ignorance où nous sommes. Il faudrait distinguer travaux publiés, inédits (notamment thèses de troisième cycle et mémoires de maîtrise) et en cours. Il serait souhaitable que les groupes existants (les principaux sont actuellement ceux d’Aix-Marseille, de Nantes (autour de Michèle Bordeaux), Paris-VII- Jussieu et Paris-VIII-Vincennes échangent leurs informations et qu’un fichier soit constitué.

Femme et famille

20 Le livre pionnier de Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime17, les travaux de démographie historique français et anglais (groupe de Cambridge ont provoqué un intérêt croissant pour l’étude de la famille. On se fera une idée des divers aspects abordés dans le numéro spécial des Annales (juillet-octobre 1972) sur Famille et Société. La taille des familles et des ménages18, l’importance des coutumes pour la transmission des biens et par conséquent les systèmes d’alliances, le mariage et ses stratégies (travaux d’André Burguière et de Gouesse sur les mariages normands), la contraception et les relations amoureuses retiennent particulièrement l’attention. Les rôles des sexes ne sont toutefois pas suffisamment mis en lumière et il faut souvent

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 243

bien chercher la femme pour la trouver... Jean-Louis Flandrin est certainement, parmi les historiens de l’époque moderne, un des plus attentifs à cet égard. On se reportera notamment à son dernier livre, Les Amours paysannes19. Citons encore les articles de Lottin, Solé et Depauw20. Toutes ces études soulignent l’évolution du mariage vers une institution de contrôle étatique et familiale (les recherches d’André Burguière ne laissent aucun doute à ce sujet), la sujétion de la femme dans le mariage aussi bien sous l’angle juridique qu’économique ou charnel, mais aussi l’impossibilité pour elle de vivre hors du mariage et le sort plus que précaire de la célibataire en ville.

21 L’histoire de la famille à l’époque contemporaine reste à faire. Le doctorat de troisième cycle de Louis Devance, La Question de la famille dans la pensée socialiste française de Fourier à Proudhon, apporte une importante contribution à la connaissance des idéologies familiales, triomphantes au XIXe siècle21. L’interprétation des novations démographiques, notamment sur la croissance des naissances illégitimes, assez générale entre 1760 et 1840, a fait l’objet de brillants articles d’Edward Shorter, qui voit dans ce fait l’indice d’une « libération sexuelle » y compris pour les femmes : point de vue stimulant, mais contestable et qui ne tient guère compte de la situation réelle des migrantes en ville22. Si libération il y eut – et certainement les relations amoureuses et la formation des couples s’émancipaient des contraintes traditionnelles, particulièrement dans les milieux ouvriers où s’ébauchaient de nouveaux comportements caractérisés par un abaissement de l’âge au mariage, un fort taux d’unions libres et de fécondité tant légitime qu’illégitime – il n’est pas sûr qu’elle ait été identique pour l’homme et pour la femme. De moins en moins protégée par la loi – le Code Civil ne va-t-il pas jusqu’à interdire toute recherche de paternité, libérant l’homme des récriminations des filles grosses – en l’absence de toute contraception efficace, la femme fait souvent les frais de cet affranchissement. Thème de feuilletons mélodramatiques, la femme « séduite et abandonnée », aux prises avec l’enfant, n’en a pas moins beaucoup de réalité.

22 Sur les néo-malthusiens français, leurs idées, leur action où certaines féministes radicales – Gabrielle Petit et son journal La Femme Affranchie, Nelly Roussel, Madeleine Pelletier... – eurent beaucoup de part, signalons le doctorat de troisième cycle de Francis Ronsin, Mouvements et courants néo-malthusiens en France, extrêmement documenté23.

La femme et son corps

23 Il faudrait décrire pourquoi et comment la femme a été peu à peu dépossédée de son corps, véritable « enjeu de pouvoir » (Michel Foucault) et comment ce corps caché, enfermé, orné, fonctionnalisé, est devenu ignorant de lui-même et de ses virtualités, opaque, énigmatique aussi pour les hommes. À l’époque moderne, on va jusqu’à nier que la femme puisse éprouver du plaisir ; d’où – Jos Van Ussel l’a montré24 – la faible répression de la masturbation féminine quand celle de l’homme hante médecins et confesseurs.

24 Les voies d’approche de cette question sont difficiles. La médecine, théorie et pratique, constitue une route privilégiée dans la mesure même où le médecin est l’expert social de la modernité. Hélène Bergues avait effleuré le sujet, qu’aborde pleinement Yvonne Knibielher dans un article très neuf25. Celle-ci montre comment « au seuil du XIXe siècle, le discours médical vient... soudain rajeunir une longue tradition de sujétion féminine,

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 244

en lui apportant des justifications neuves, dignes des Lumières. » Les médecins décrivent la femme malade, en proie aux migraines (ces migraines auxquelles Balzac consacre de longues pages dans La Physiologie du Mariage), aux vapeurs et aux névroses, à l’hystérie. Ils concluent à la nécessité de la protection et de la sujétion féminines : Si la femme est faible par sa constitution même, écrit Virey, la Nature a donc voulu la rendre soumise et dépendante dans l’union sexuelle; elle est donc née pour la douceur, la tendresse, et même pour la patience, la docilité; elle doit donc supporter sans murmure le joug de la contrainte, pour maintenir la concorde dans la famille par sa soumission et par son exemple26.

25 Bien des recherches sont en cours à ce sujet : sur la médecine et les femmes (Mathilde Dubesset, Françoise Thébaud, Catherine Vincent à Paris-VII), sur les sages-femmes (Raynaut à Aix-Marseille, Jacques Gélis à Paris-VIII), sur l’avortement (mémoire de maîtrise de Dominique Debru, Dominique Vial et Chantal Truchon à Paris-VII), sur la prostitution (Henriette Ben Abou, maître-assistante à Paris-I, prépare une thèse sur la prostitution au XVIIIe siècle), sur les accidents du travail propres aux femmes au XIXe siècle, etc. Ces travaux devraient éclairer un aspect décisif de la condition féminine.

26 Quelques étudiantes ont entrepris des recherches sur l’homosexualité féminine aux XIXe et XXe siècles. Mais il est difficile de percer le silence réprobateur qui isole les lesbiennes. On en est trop souvent réduit aux seules sources littéraires.

Le travail des femmes

27 C’est sans doute un des secteurs les plus défrichés, bien que sur des aspects aussi importants que la domesticité ou la condition des employées, on ne sache presque rien. Madeleine Guilbert, dans ses Fonctions des femmes dans l’industrie, consacre un chapitre à l’évolution historique du travail féminin. Elle avait auparavant, avec Viviane Isambert- Jamati, étudié Travail féminin et travail à domicile27.

28 L’impact de l’industrialisation sur le travail et la condition des femmes retient particulièrement l’attention. Il a fait l’objet d’une Table Ronde en juin 1975 à la Maison des sciences de l’homme. La principale contribution est celle de Louise Tilly et Joan Scott, « Women’s Work and the Family in Nineteenth Century Europe »28. Elles insistent sur l’importance du legs rural dont le modèle du travail féminin pèse lourd dans le passage à l’industrialisation: travail d’appoint accompli pour la famille, salaire d’appoint, travail temporaire rythmé par les stades et les besoins du groupe familial, large prépondérance du textile, sous-qualification en sont déjà les traits caractéristiques. Le passage à la société industrielle se fait lentement, sans rupture brutale. Le principal facteur de changement réside dans l’éloignement entre famille et lieu de travail qui distend les liens parfois jusqu’à la rupture. La surveillance des familles paysannes sur les filles placées comme domestiques ou comme ouvrières était parfois très forte. La forme la plus extrême est constituée par les internats soyeux du sud-est de la France, étudiés par Dominique Vanoli, dont le premier fut établi à Jujurieux (Ain) en 1835 par un patron lyonnais, Bonnet, imbu de l’exemple américain, et dont la Seauve (Haute-Loire) est un autre exemple célèbre29. Ces usines-couvents occupent environ cent mille ouvrières vers 1906. Leur recrutement se fait par les paroisses et la discipline, très stricte, est assurée par des religieuses. Les jeunes filles restent là de douze à vingt et un ans, parfois liées par contrats; leurs salaires sont directement versés aux familles qui achètent des terres et leur réservent une petite dot.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 245

L’accroissement des rendements lié au progrès technique, la hantise de la norme (on inscrit au « tableau de rendement » les ouvrières qui la dépassent tout comme celles qui ne l’atteignent pas) provoquent de nombreuses grèves, notamment en 1905 et 1906, où s’affirme le rôle militant d’une femme, veuve de trente cinq ans, Lucie Baud.

29 L’enrôlement des femmes dans la population active, rendue nécessaire en France par une démographie fléchissante, s’accroît notablement dans la seconde moitié du XIXe siècle: les femmes forment 30 % de la population active en 1866 et 37,7 % en 1906. Mais les secteurs d’emploi demeurent très traditionnels. Sur cent femmes actives en 1906, on compte 35 % de travailleuses à domicile et 17 % de domestiques en dépit d’une régression de cette catégorie amorcée vers 188030. Les ouvrières sont 25 % et les employées, en forte croissance, près de 8 %. Textile et vêtement accaparent encore près de 75 % des travailleuses de l’industrie. « Le lot de la femme est la famille et la couture », déclare un rapport ouvrier de 1867; « À l’homme, le bois et le métal. À la femme, le tissu et le vêtement. » La couturière, l’ouvrière à l’aiguille incarnent aux yeux de l’opinion le versant aimable de l’ouvrière, le seul compatible, en somme, avec sa vocation « naturelle ». Karen Paull a décrit les midinettes parisiennes, dont les grèves, à la veille de la Première Guerre mondiale, ont étonné l’opinion peu habituée à la révolte des « trottins »31.

30 La pénétration des femmes dans la grande industrie reste faible, excepté dans l’industrie chimique, surtout à cause des tabacs, très féminisés, et alimentaire (sucreries, biscuiteries, conserveries)32. La première guerre mondiale fera un appel massif aux femmes et cette entrée dans la grande industrie, de grande conséquence, a été particulièrement étudiée, notamment dans un remarquable mémoire de maîtrise dû à Mathilde Dubesset, Françoise Thébaud et Catherine Vincent, Les Ouvrières des usines de guerre de la région parisienne, 1914-191833. Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard prépare un doctorat d’état sur L’Ouvrière dans la seconde moitié du XIXesiècle, 1860-1914.

31 Le reflux du travail féminin entre les deux guerres, les débats idéologiques auxquels il a donné lieu, surtout dans les années 1928-1934, marquées par une offensive pour la femme au foyer et une vive réaction féministe, mériteraient de retenir l’attention.

Les luttes féminines

32 Les travaux déjà anciens de Léon Abensour, Marguerite Thibert, Edith Thomas, ceux plus récents de Madeleine Guilbert et Evelyne Sullerot ont surtout traité du féminisme au XIXe siècle et notamment de 1848. Paule-Marie Duhet a réuni de nombreux textes intéressants sur Les Femmes et la Révolution, 1789-179434. Mais il est bien d’autres voies d’approche comme celle qu’emprunte Mona Ozouf, cherchant à voir la place et les attitudes des femmes dans les fêtes révolutionnaires35.

33 De nombreux inédits, qu’on peut généralement trouver à la Bibliothèque Marguerite Durand, providence des chercheurs sur le féminisme, se rapportent surtout à l’histoire du féminisme sous la Troisième République. Ce sont d’une part deux PhD américains: Charles Sowerwine, Women and Socialism in France, 1841-1921, (Université de Wisconsin, 1973), dont l’auteur a donné un aperçu dans un article du Mouvement Social36 et Bedelman, Le Féminisme en France, 1880-1900, qui comporte un important chapitre sur Hubertine Auclert, la fondatrice du journal La Citoyenne. Ce sont d’autre part un certain nombre de travaux français, notamment: Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Féminisme et syndicalisme en France avant 191437; Anne-Marie Sohn, Féminisme et

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 246

Syndicalisme. Les institutrices de la Fédération Unitaire de l’Enseignement de 1919 à 1935, d’un grand intérêt en raison de la période choisie et du rôle propre des institutrices dans le combat des femmes38. Nelly Roussel et Madeleine Pelletier, type même des féministes « de gauche » qui, au sein d’un discours assez généralement conformiste, n’hésitent pas à poser les problèmes de l’union libre, de l’avortement et de la contraception au moment même où les populationnistes les menacent de leurs foudres, ont retenu l’attention de Claude Maignien et Magda Safwan39. Enfin, en utilisant systématiquement la presse, Monique Couteaux retrace un des épisodes les plus notables des luttes féminines en 1936, la grève des grands magasins40.

34 Malgré la relative abondance de ces travaux sur le féminisme, il reste beaucoup à faire, ne serait-ce que pour répertorier les organes de presse, les types de mouvement, établir les biographies des militantes, surtout étudier le contenu thématique et le vocabulaire. Deux périodes mériteraient de retenir l’attention: le Second Empire, temps de reflux où pourtant la controverse fut si vive entre Proudhon, Michelet, Jenny d’Héricourt, Julie Daubié; l’entre-deux guerres, époque conflictuelle et pourtant obscure pour laquelle on manque des instruments de travail les plus élémentaires.

35 Mais il est bien d’autres types de lutte que le féminisme : quel a été le rôle des femmes dans les luttes populaires, émeutes de subsistance, troubles forestiers si importants jusqu’au milieu du XIXe siècle (ils constituent en 1848 une des grandes formes de rébellion paysanne41), troubles de « vie chère » des années 1910-1911 intéressants par les conflits de pouvoir qu’ils révèlent entre les formes traditionnelles d’action des ménagères et le syndicalisme masculin, protestations antifiscales, anticléricales ?

36 Le rôle des femmes dans les grèves et les grèves de femmes, ces dernières en partie répertoriées par Madeleine Guilbert pour la période 1890-1914, sont des moments forts parce qu’on y saisit aussi bien la parole féminine que les grandes difficultés qu’elle a à s’exprimer42. L’étude de Dominique Vanoli, déjà citée, est très révélatrice à cet égard. Presse et archives de toute nature sont bien loin d’avoir été exploitées sous cet angle.

37 Et que de domaines encore, à peine évoqués ici, notamment l’immense question de l’éducation des filles, théorie, pratique et résultats (quand et comment se fait l’alphabétisation des femmes43 ?), de la délinquance et de la criminalité féminines et de leur répression, de la littérature écrite pour et par les femmes, des images de la femme dans tous les miroirs, y compris celui de la mode et de la publicité...

Propositions pour une histoire des femmes

38 L’histoire des femmes demande de l’ingéniosité pour pallier la pauvreté des sources classiques. Cette difficulté, rencontrée dès qu’il s’agit des masses ignorées, se trouve ici redoublée par toutes les formes d’exclusion et de refoulement de la présence et de la parole des femmes. Toutes les sociétés ont plus ou moins voilé leurs femmes et rêvé de les enfermer.

39 Les méthodes de cette histoire devraient emprunter beaucoup à l’ethnologie, aussi bien pour le déchiffrement des mythologies que pour l’exploration du quotidien. Comme elle, elle devrait user de la quête du récit, à la manière des anglo-saxons beaucoup plus avancés que nous dans cette direction de l’histoire orale44.

40 Enfin, l’histoire des femmes devrait réaffirmer sans cesse sa problématique qui est la recherche obstinée d’une relation à l’autre sexe et à l’histoire globale, non pas

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 247

l’édification pieuse d’une geste solitaire – même si, comme la négritude, la féminitude peut se comprendre et temporairement se justifier. Pourquoi et comment la grande division du travail entre les sexes s’est-elle globalement et généralement transformée en sujétion voire en exclusion des femmes ? Quelles sont les sinuosités d’une histoire sans doute non linéaire et peut-être plus pleine de bruit et de fureur qu’on ne le croit ? Quelle est l’histoire brisée de la conscience féminine et pourquoi s’affirme-t-elle aujourd’hui avec une telle force? La réévaluation de cette dimension sexuelle de l’histoire ne devrait-elle pas changer quelque chose à sa compréhension totale ?

NOTES

1. Auguste Comte, Catéchisme positiviste, Paris, l’auteur, 1852, préface. 2. Dorothy Thompson, « The missing presence. The Withdrawal of Women from Working Class Organization in the Early Nineteenth Century », communication inédite à une table ronde sur Industrialisation et condition féminine, Maison des Sciences de l’Homme, juin 1975. 3. Maurice Agulhon, « Histoire et Ethnologie : les Chambrées en Basse Provence », Revue Historique, avril-juin 1971. 4. Histoire Science Sociale, SEDES, 1974, p. 354. 5. Léon Abensour, Le Féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848, Paris, Plon-Nourrit, 1913 ; Histoire générale du féminisme. Des origines à nos jours, Paris, Delagrave, 1931 ; Marguerite Thibert, Le Féminisme dans le socialisme français de 1830 à 1850, Paris, M. Giard, 1926 ; Édith Thomas, Pauline Roland. Socialisme et féminisme au XIXe siècle, Paris, M. Rivière, 1956 ; Les Pétroleuses [Les femmes sous laCommune], Paris, Gallimard, 1963 ; Louise Michel ou la Velléda de l’anarchie, Paris, Gallimard, 1971. 6. Madeleine Guilbert, Les Fonctions des femmes dans l’industrie, Paris, Mouton et Cie, 1966 ; Les Femmes et l’organisation syndicale avant 1914, Paris, Éditions du CNRS, 1966 ; Evelyne Sullerot, Histoire de la presse féminine en France des origines à 1848, Paris, A. Colin, 1966. 7. Alice Clark, Working Life of Women in the Seventeenth Centuiry, London, G. Routledge, 1919, (réédition Frank Cass, 1968) ; Ivy Pinchbeck, Women Workers and the Industrial Revolution, 1750-1850, London, G. Routledge and sons, 1930, (réédition Frank Cass, 1969) ; Wanda Fraiken Neff, Victorian Working Women, an Historical and Literary Study of Women in British Industries and Professions, 1822-1850, 1938 (réédition 1968). 8. Il a publié A Photo Essay on Working Women in the United States dans un but de large vulgarisation. 9. The Women’s Press publie Women at Work : Ontario 1850-1930, 1975. 10. Écrire 102 West 80 Street New-York 10024. 11. Un des ouvrages de Sheila Rowbotham, Women, Resistance and Revolution, a History of Women and Revolution in the Modern World, a été traduit en français sous le titre Féminisme et révolution, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1973. 12. Parmi les ouvrages les plus récents d’Andrée Michel, on retiendra Activité professionnelle de la femme et vie conjugale, Paris, Éditions du CNRS, 1974 ; Travail féminin : un point de vue, Paris, La Documentation Française, 1975. 13. Larose, 1972. 14. Paris, Éditions des Musées nationaux, 1973.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 248

15. Annales ESC, mars-avril 1970. 16. Langages et pratiques du corps : tel est l’objet du prochain colloque (17 novembre 1975) organisé par la Société d’ethnologie française où collaborent ethnologues et historiens. 17. 1960. Réédition récente au Seuil. 18. Voir notamment Peter Laslett, Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge university press, 1972. 19. Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1975. Citons encore, du même auteur: « Contraception, mariage et relations amoureuses dans l’Occident chrétien », Annales, novembre-décembre 1969; « Mariage tardif et vie sexuelle », Annales,novembre-décembre 1972. 20. Jean-Louis Flandrin, Les Amours paysannes : amour et sexualité dans les campagnes de l’ancienne France, XVIe- XIXe siècle, Paris, Gallimard, coll. Archives, 1975 ; A. Lottin, « Naissances illégitimes et filles mères à Lille au XVIIIe siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, avril-juin 1970 ; J.Solé, « Passion charnelle et société urbaine d’Ancien Régime », Annales de la Faculté des Lettres et sciences humaines de Nice, 1969, n°9-10 ; J. Depauw, « Amour illégitime et société à Nantes au XVIIIe siècle », Annales, juillet-octobre 1972, et « Immigration féminine, professions féminines et structures urbaines à Nantes au XVIIIe siècle », Enquêtes et documents du Centre de Recherche d’Histoire de la France atlantique, tome II, 1973. 21. Doctorat de troisième cycle, Université de Dijon, 1973, sous la direction de M. Suratteau. 22. Voici la liste des principaux articles de Edward Shorter, Professeur à l’université de Toronto: « The Decline of Non-marital Fertility in Europe, 1880-1940 », Population Studies, 1971, tome 25 ; « Illegitimacy, Sexual Revolution and Social Change in Modern Europe », The Journal of Interdisciplinary History, automne 1971 ; « Capitalism, Culture and Sexuality: some Competing Models », Social Science Quaterly, 19 ; « Female Emancipation, Birth Control and Fertility in European History », The American Historical Review, 1973, n°3 ; « Différences de classe et sentiment depuis 1750. L’exemple de la France », Annales, juillet-août 1974. 23. Université de Paris VII, 1974, sous la direction de Michelle Perrot. 24. Jos Van Ussel, Histoire de la répression sexuelle, Paris, R. Laffont, 1972. 25. Hélène Bergues et alii, « La prévention des naissances dans la famille. Ses origines dans les temps modernes », Cahiers de l’INED n° 35, 1960 ; Yvonne Knibiehler, « Les Médecins et la Nature féminine au temps des Lumières », article à paraître en 1975 dans Romantisme (numéro spécial sur la femme). 26. J-J Virey, De l’éducation publique et privée des Français, Paris, Déterville, an X- 1802, p. 74-75. 27. CNRS, 1956. 28. Comparative Studies in Society and History, janvier 1975. Les auteurs poursuivent des recherches comparatives sur le travail des femmes mariées dans divers pays d’Europe occidentale au XIXe siècle. 29. Les Ouvrières en soie du sud-est de la France, 1890-1914, Maîtrise d’histoire, Paris-VII, 1975, sous la direction de Michelle Perrot. 30. Peu de travaux sur cette importante question : Viviane Aymé, La Domesticité féminine à Paris de 1890 à 1914, Maîtrise Paris-X-Nanterre, 1973. 31. Les Midinettes à Paris, 1865-1914. Soumission et révolte, Maîtrise d’histoire, Paris-VII, 1975, sous la direction de Michelle Perrot. 32. Sur les ouvrières des Tabacs dans la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de troisième cycle en préparation de Jeanne Lambert. 33. Maîtrise d’histoire Paris VII, 1974, sous la direction de Michelle Perrot. Très documentée et très argumentée. 34. Julliard, coll. « Archives », 1971. 35. Communication inédite, à paraître.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 249

36. « Les femmes dans le Parti Socialiste en France avant 1914 », Mouvement Social, janvier-mars 1975. 37. Doctorat de troisième cycle, université de Tours, 1973, sous la direction de Madeleine Guilbert. 38. Doctorat de troisième cycle, Paris X-Nanterre, 1973, sous la direction d’Annie Kriegel. Du même auteur, voir « La Garçonne face à l’opinion publique : type littéraire ou type social des années 20 ? », Mouvement Social, juillet-septembre 1972. (le célèbre roman de Victor Margueritte et l’opinion). 39. Deux féministes au début du XXe siècle: Nelly Roussel, Madeleine Pelletier, Maîtrise d’histoire, Paris- VII, 1975, sous la direction de Michelle Perrot. 40. Les Femmes et les grèves de 1936. L’exemple des Grands Magasins, Maîtrise d’histoire, Paris VII, 1975, sous la direction de Michelle Perrot. 41. Voir à cet égard les travaux de Maurice Agulhon. 42. Madeleine Guilbert, Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, op. cit. 43. Le groupe de Paris-VIII qu’anime Madeleine Rebérioux poursuit des recherches sur les écoles ménagères dans la seconde moitié du XIXe siècle. Françoise Mayeur prépare un doctorat sur l’enseignement secondaire féminin au XIXe siècle. Pour l’alphabétisation des femmes, voir les travaux et le livre à paraître de François Furet et Jacques Ozouf. 44. Raphaël Samuel et son équipe de Ruskin College, Oxford, nous en donne un exemple dans leur « History Workshop Series ». Voir par exemple Village Life and Labour, London/Boston, Routledge and K. Paul, 1975 ; un chapitre, « Country Girls in Nineteenth Century », dû à Jennie Kitteringham, utilise aussi bien les documents officiels que les textes littéraires, les souvenirs ou les interviews. Les responsables de cette collection veulent faire une grande place à tous les oubliés de l’histoire, et notamment aux femmes, « virtuellement exclues de l’histoire des classes laborieuses de la même façon que le sous-prolétariat, à peu près pour les mêmes raisons: elles n’étaient pas organisées. » (p. XVII).

AUTEUR

MICHELLE PERROT Université Paris VII

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 250

L’ère du tournant critique

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 251

Le Centre de recherches historiques comme « structure fédérative » ? Réseaux de collaboration et thèmes de recherche (1974-1997)

Claire Lemercier

1 Comment penser un centre de recherches en histoire comme lieu de travail, et d’un travail collectif hautement revendiqué comme tel ? Pour se détacher de la vision du chercheur isolé dans ses archives, signataire unique de sa thèse et de ses ouvrages, il peut être utile d’emprunter pour un instant le regard d’une sociologie des organisations1. Des sources s’y prêtent en effet, en ce qu’elles s’adressent avant tout à un organisme de tutelle qui est aussi l’employeur d’une partie des membres du Centre : il s’agit des rapports d’activités destinés au CNRS, qui servent également de « vitrine » pour le Centre, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’EHESS.

2 Ainsi, l'organigramme actuellement affiché au CRH2, version actualisée de celui publié dans le rapport d'activité de 1990-1993, est un bon indice de la difficulté de représenter la structure du centre. Alors que les rapports précédents présentaient sous le titre d'« organigramme » une simple liste des effectifs pour chaque statut (directeur d’études, ingénieur d’études, etc.), on trouve ici une tentative graphique. A l'intérieur d'un grand rectangle, apparaissent d'une part l'équipe de direction, ainsi que quelques groupes et revues, qui ne réalisent pas, loin de là, une partition de l'ensemble du personnel ; d'autre part, un ensemble d'îlots que rien ne relie et dont rien ne justifie l'emplacement, chacun peuplé d'individus souvent dotés d'ubiquité. Cet archipel des enquêtes est censé évoquer ce que le dernier rapport d'activités publié désigne comme une « structure fédérative »3.

3 Si les organigrammes des manuels de management, voire ceux des entreprises, prétendent généralement « penser l’organisation avant de la réaliser »4, ou du moins de la modifier, il semble qu’il s’agisse ici plutôt de rendre compte d’une structure complexe héritée d’évolutions largement incontrôlables. Pour autant, le choix de la métaphore fédérale n’a rien d’innocent, comme le montre le reste du rapport. Il fait écho à une politique de recherche collective qui apparaît en rupture avec celle des années précédentes. L’organigramme entretient d’ailleurs un rapport ambigu avec la notion de hiérarchie, ou de pilotage : si les directeurs d’enquête et surtout l’équipe de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 252

direction sont distingués, celle-ci, placée en haut du schéma, n’est reliée qu’à une partie des groupes, par des traits non fléchés et à la signification non définie ; quant au conseil de laboratoire, il flotte, isolé. En outre, rien ne circule et peu de liens apparaissent : si le CRH n’est évidemment pas un circuit de production, est-il un réseau de chercheurs ? Les liens ne sont qu’implicites, avec la présence multiple de certains individus. Les groupes fédérés seraient-ils donc isolés ?

4 La métaphore de l'organisation étatique comme celle de la firme5 ouvrent ainsi quelques pistes pour distinguer des variables pertinentes : concentration de la prise de décision, prédominance de liens horizontaux ou verticaux, existence de cultures communes, rapports avec l’extérieur – toutes variables dont la corrélation n’est jamais automatique. Quelques-uns de ces aspects peuvent être évoqués grâce à la prise en compte aussi bien des « organigrammes » et des discours qui les accompagnent ou les remplacent6 que de sources plus directes sur le travail collectif7.

5 Plus précisément, il s'agit ici d’étudier l'effet sur la structure du CRH de la multiplication des enquêtes collectives en son sein (près de 200 enquêtes étant lancées entre 1970 et 1995) et de l'importance identitaire qui leur est donnée, dont témoignent l'organigramme comme les sommaires des rapports d’activités.

6 Quelle est l’influence de ces spécificités du Centre sur ses frontières, internes et externes ? Ces collaborations, encouragées à l'échelle de groupes de deux à une dizaine de personnes, entraînent-elles des phénomènes de « coagulation » plus vastes ? Bref, les enquêtes unissent-elles le CRH, en constituant un élément identitaire et un ferment interdisciplinaire ; ou le divisent-elles plutôt en groupes limités, cadre de travail de « techniciens » spécialisés ou d'encadrement de doctorants ?

7 La tension est posée dès les premières enquêtes du Centre8, et la rhétorique des rapports d'activité du laboratoire, qui n'impose guère aux « enquêtes collectives » que d'impliquer plusieurs personnes (mais pas nécessairement plus d'un membre du CRH) et de donner lieu à des publications (ou du moins d'en projeter), permet en fait une floraison de structures, entre les modèles extrêmes que seraient le « laboratoire dans le laboratoire », enquête au long cours n'impliquant que des spécialistes d'un domaine bien défini, et le grand projet transversal.

8 La diversité de ces formes sera évoquée à partir d'une source pauvre : les listes des participants aux enquêtes (qui n'indiquent que leur grade et leur institution de rattachement), confrontées à celles des membres du CRH. Je me limiterai, pour l’analyse formelle, aux collaborations entre ces membres, sans ignorer pour autant les effets internes au Centre de l'ouverture des enquêtes à des participants extérieurs.

9 La source présente l'avantage d'être publique et continue dans sa forme depuis 1974, date à laquelle le modèle de l'enquête collective post-braudélienne, formulé autour de François Furet et d'Emmanuel Le Roy Ladurie, est constitué dans les discours, sinon majoritaire dans les pratiques9. J'ai choisi, dans un premier temps, de prendre totalement au sérieux les indications fournies par cette source, de façon à en comprendre la logique interne. Chaque enquête est donc traitée à l'égal des autres. Si l'on suit la source, les participants sont ceux-là, et ceux-là seulement qu’elle nomme ; ils collaborent entre eux de façon homogène et égalitaire (les « responsables » étant eux-mêmes souvent, et de plus en plus, collégiaux). Et tout cela se joue au sein d'un CRH a priori généraliste et unifié.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 253

10 Fort heureusement, à l'issue de l'expérience réapparaissent des résultats plus cohérents avec les souvenirs des acteurs10, et qui jettent sur eux un éclairage différent. Malgré la tentation, sensible dans les rapports, de ranger toute activité sous l'étiquette « collective » et malgré l'absence de mesure d'un « travail effectif », la source telle qu'elle est fournit une image rien moins qu'homogène ou statique.

11 Les rapports, insistant sur les nombreux liens horizontaux structurant le Centre, ont conduit au choix d’une mise à l’épreuve inspirée de l'analyse des réseaux sociaux11. Cela implique deux mises en garde. D'une part, les enquêtes collectives, si elles retiennent avant tout l'attention des rédacteurs des rapports, ne doivent pas faire oublier l'existence d'autres liens, informels mais aussi formels (publications collectives par exemple) qui ne s'organisent pas forcément de la même façon et qui peuvent renforcer ou affaiblir ceux que créent ou que dévoilent les enquêtes. D'autre part, il faut se garder de durcir les oppositions que l'analyse de réseaux peut déceler entre des formes d'organisation, et surtout de les organiser en dichotomies autour des pôles chargés de jugements de valeur que seraient, par exemple, le « rigide-hiérarchique » et le « souple- distribué »12. Bien souvent, l'intérêt de l'analyse de réseaux est justement de mettre en évidence des formes intermédiaires plus complexes.

12 J'esquisserai donc tout d'abord une chronologie de la plus ou moins grande intégration entre les différentes enquêtes, pour la mettre ensuite en rapport avec les changements intervenus en terme d'organisation du travail (statuts des participants, rapports avec l'extérieur...), puis avec les évolutions de l'historiographie, en termes de terrains et de méthodes.

Les enquêtes comme facteur d'intégration du CRH : évolutions d'ensemble

13 Pour obtenir une vision d'ensemble et des hypothèses de départ sur une structure que les acteurs s'accordent pour considérer comme très complexe, on peut commencer par observer des graphes représentant, pour chaque rapport d'activités, l'ensemble des liens entre enquêtes du CRH13.

14 Ce type de représentation graphique est à considérer avec de grandes précautions. D'une part, il attire l'oeil vers les liens existants plutôt que vers les frontières éventuelles entre groupes : en effet, si les liens apparaissent, il est difficile de les comparer visuellement avec les « non-liens », ceux qui pourraient potentiellement exister entre n'importe quelles enquêtes mais qui ne sont pas réalisés. D'autre part, les choix de représentation des liens (dans le cas de liens multiples entre deux enquêtes par exemple) et d'algorithmes peuvent donner des impressions très différentes sur la densité et l'homogénéité du réseau reconstitué.

15 Néanmoins, ici, l'intérêt est surtout de comparer différentes époques, représentées selon les mêmes principes. Il s'agit aussi d'obtenir une première base, afin de confronter les grandes lignes de cette chronologie, d'une part avec des statistiques sur l'implication des différents membres du CRH dans les enquêtes selon leur statut et leur sexe14, d'autre part avec le discours tenu par les responsables du CRH en introduction ou conclusion des rapports. Ce discours peut éclairer en partie les raisons des évolutions, notamment lorsqu'elles répondent à une nouvelle politique préconisée par le CNRS, qu'il s'agit, dans les rapports, de convaincre. Et si les listes de participants aux

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 254

enquêtes ne sont pas indépendantes de choix de présentation (mentionner tous les personnels par exemple), il semble tout de même raisonnable de postuler que les figures complexes de collaboration à l'échelle du Centre qui s'en dégagent n'ont pas été, en tant que telles, voulues par les rédacteurs. Les comparer avec des discours programmatiques peut donc mettre en évidence des écarts intéressants.

16 La comparaison des graphes obtenus fait émerger deux tournants, au début des décennies 1980 et 1990, et donc trois périodes caractérisées par des formes de polarisation très différentes du laboratoire, ou du moins de ses enquêtes collectives.

17 Entre 1974 et 1982, presque toutes les enquêtes sont interconnectées de façon très complexe15. Les participations multiples sont la règle, avec un maximum en 1974-1978 où 57 % des membres participent simultanément au moins à 2 enquêtes et 7 membres au moins à 5 enquêtes (jusqu'à 10 pour Michel Demonet, statisticien de formation). La période 1978-1980 semble à la fois être celle de l'intégration la plus étroite et d'une certaine centralisation, alors qu'en 1980-1982 la structure s’aère et prend la forme d'une chaîne (les enquêtes se retrouvant liées de proche en proche plutôt que tous azimuts).

18 Parallèlement, si la partie du rapport de 1974-1978 consacrée aux enquêtes collectives commence par affirmer qu'« il n'existe pas, au sein du Laboratoire, de groupes de recherche structurés et de composition fixe » (p. 3), les rapports suivants nuancent cette affirmation, citant le Groupe d'archéologie médiévale, le Groupe d'anthropologie historique de l'occident médiéval (GAHOM), le Bureau d'études desméthodes archéologiques et le Laboratoire de démographie historique (LDH, intégré en 1978 dans le CRH tout en conservant certaines formes d'autonomie). Ces groupes, pérennisés jusqu'à aujourd'hui comme lieux de rattachement d'une partie du personnel du centre, entreprennent cependant eux-mêmes des enquêtes collectives qui ne se limitent pas à leurs membres et ne les impliquent pas tous à chaque fois. Sur le plan des enquêtes collectives, il ne s'agit donc pas, du moins pas à toutes les périodes de leur existence, de

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 255

« laboratoires dans le laboratoire », même s'ils structurent indéniablement des pôles disciplinaires. Surtout, comme le soulignent les rapports, ces groupes sont loin de réaliser une partition de l'ensemble des chercheurs. Au-delà, c'est bien une communication généralisée qui semble dominer.

19 Au cours des années 1980, la fréquence des interconnexions entre enquêtes diminue, et si les enquêtes totalement isolées restent minoritaires, les liens ne se font plus guère que de proche en proche, et souvent par le biais d'un seul participant. Le pourcentage de membres du CRH impliqués dans plus d'une enquête ne cesse en effet de décroître, passant de 45 % en 1978-1980 à 17 % en 1989-1991, et on ne retrouve plus ou presque de membres participant simultanément à 5 enquêtes ou plus.

20 Les rapports d'activité incitent à rechercher les causes de cette évolution dans une politique délibérée, liée notamment aux recommandations formulées par la commission 40 du CNRS à l'automne 1980 et par le Comité de direction du CRH le 30 janvier 1981. Ces recommandations sont répétées tout au long des rapports des années 1980, ce qui prouve que leur mise en pratique est lente et difficile. Il s'agit de réduire le nombre d'enquêtes et leur durée, tout en assurant leurs débouchés par des publications plus nombreuses et plus rapides. Il est également question d'accorder plus de place à l'histoire économique, à l'histoire contemporaine et aux approches dites « critiques ».

21 Cela dit, rien de tout cela n'explique la tendance au fractionnement (ou, si l'on préfère, à la décentralisation) du laboratoire qui apparaît grâce à l'étude des enquêtes collectives. Au contraire, les rapports distinguent ces dernières des équipes permanentes spécialisées (les quatre groupes cités plus haut), qui elles-mêmes ne doivent pas être considérées comme des « enclaves » au sein du centre (1980-1982, p. 11). Cette insistance sur l'unité du centre pointe sans doute des inquiétudes face à une réorganisation perçue par les acteurs, à un moment où les effectifs des chercheurs sont en forte croissance.

22 Mais il faut souligner aussi que le rapport de 1982-1986 revendique l'accentuation de la « mobilité interne » dans le laboratoire, en évoquant une succession de recherches pour chacun plutôt qu’un cumul d’enquêtes à un même moment (seul saisi par les graphes). Toutefois, les sources n’attestent pas cette mobilité nouvelle. En revanche, le rapport de 1986-1989 souligne surtout la volonté de décentralisation des décisions, parlant « d'équipes » sans donner de définition précise de ce terme, mais soulignant par là l'existence de petits groupes mieux définis et plus autonomes que par le passé – même si « l'émergence de pôles » est supposée ne pas avoir conduit à un « éclatement de l'identité du Centre » (p. 3), la fluidité de ces pôles étant, là encore, soulignée.

23 Les formes d'éclatement (ou de décentralisation) visibles dans les graphes semblent toutefois disparaître au début des années 1990. À première vue, l'image rappelle celle des années 1970, avec encore moins d'isolés, mais un fonctionnement plus décentralisé : des renchaînements de liens complexes ont remplacé un rayonnement en étoile autour de quelques personnages intervenant dans beaucoup d'enquêtes. C'est sans doute ce que reflète la formule de « structure fédérative », apparue dans le dernier rapport, donc a posteriori. Le recentrage autour de six pôles larges y est autant souligné que la « forte densité de liens transversaux qui assurent à la fois la dimension collective et la spécificité du centre » (1994-1997, p. 13). Ce discours n'est d'ailleurs pas extrêmement différent de celui des années 1980, mais il s'appuie, comme on va le voir, sur la création de formes particulières d'enquêtes collectives qui en assurent la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 256

réalisation et qui sont presque opposées, malgré une dénomination commune, à celles des années 1970.

Structure des enquêtes et structure du CRH : les formes du travail collectif

24 Il est en effet nécessaire d'en revenir à une caractérisation précise du personnel impliqué dans chaque enquête pour mieux comprendre la chronologie décrite ci- dessus. Il faut tout d'abord souligner que l'interconnexion n'est pas corrélée avec le nombre global d'enquêtes, ni avec celui de membres du CRH, ni même, parmi eux, des chercheurs.

25 Le second est en croissance assez régulière, le troisième croît de plus en plus vite ; mais cette multiplication ne semble pas se traduire par la naissance d'« écoles » fermées les unes aux autres, en tout cas pas dans les rapports les plus récents. On pourrait toutefois faire l'hypothèse que dans les années 1980, le recrutement massif de chercheurs, rarement en début de carrière, donc déjà liés à des institutions extérieures, a impliqué, conjointement avec la disparition d'un corps très polyvalent comme celui des chefs de travaux, une réorientation des collaborations vers l'extérieur du centre.

26 Quant au nombre d'enquêtes en cours, il se maintient autour de 50 à chaque rapport, avec un pic à 59 en 1978-1980 et une chute à 34 en 1989-1991, deux périodes d'inflexion dans les politiques de recherche du CRH, voire du CNRS : il s'agit d'un côté d'un moment où beaucoup d'enquêtes se terminent tandis que d'autres se lancent, de l'autre, au contraire, d'un temps de latence entre ces deux étapes.

27 Au-delà de ces données très générales, deux explications de la différence entre années 1970 et 1980 viennent immédiatement à l'esprit, l’une plutôt externe, l’autre plus interne au Centre.

28 D'une part, une moindre interconnexion des enquêtes à l'intérieur du CRH, et surtout une moindre centralisation du réseau obtenu, peuvent être expliquées par une plus grande ouverture des enquêtes vers l'Université et/ou l'étranger : les liens débordent largement du Centre, seul saisi ici. La présence, importante dans les années 1980, d'individus isolés dans des « enquêtes collectives » est à cet égard un indice : il s'agit en réalité d'enquêtes dont les autres membres n'appartiennent pas au CRH.

29 Si l'on distingue les enquêtes dont la majorité des membres appartiennent aux CRH des enquêtes essentiellement « extérieures », on constate en effet que les secondes sont majoritaires en 1980-1982 et en 1986-1989. Les rapports leur font d'ailleurs une place toute particulière dans les années 1980, créant une catégorie « groupes de travail nationaux et internationaux » au sein des « enquêtes collectives » en 1980-1982, et parlant de « désenclaver » (p. 178) le laboratoire, par l'interdisciplinarité et l'histoire comparée (ce qui n'est pas incompatible avec la création d'enclaves en son sein).

30 Une vision tout à fait volontariste du collectif demeure, mais ce ne sont plus les mêmes liens qui sont envisagés. La corrélation négative entre liens internes et externes correspond à une politique en partie explicitée, mais en partie seulement, puisque les discours impliqueraient plutôt que les nouveaux liens s'ajoutent aux anciens, au lieu de les remplacer. En effet, le rapport de 1982-1986 affirme à la fois que « l'organisation de la recherche » vise à « constituer des groupes de travail cimentés par une problématique commune, parfois appuyés sur un travail de séminaire, réunissant

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 257

chercheurs de l'EHESS, chercheurs du CNRS et chercheurs des Universités – françaises et étrangères » (p. 16), et que les efforts ont porté sur « le resserrement des liens susceptibles de mieux cimenter une communauté de chercheurs et de techniciens aux compétences diverses et aux intérêts multiples » (p. 17) : le problème du devenir des techniciens dans ce nouveau contexte est en effet crucial. On peut ajouter que la question de l’ouverture à l’extérieur est liée à celle d’un certain « pilotage de l’extérieur » des choix de recherche, avec des contrats liés notamment à la préparation du bicentenaire de la Révolution. Cette nouveauté, très présente dans la mémoire des acteurs, relativise la marge de manœuvre de la direction du Centre.

31 Une certaine externalisation est en tout cas typique du tournant des années 1980 ; mais, antérieure au changement de forme du réseau des enquêtes, elle n'explique pas tout. On peut noter, en complément, que c'est aux mêmes dates que le plus d'enquêtes déclarent impliquer une autre catégorie de non-membres du CRH : les doctorants16. Ils ne sont parfois présents que par leur nombre, leurs noms n'étant pas cités, contrairement à ceux de l'immense majorité des collaborateurs extérieurs. Constituent- ils une nouvelle catégorie de chercheurs impliqués dans des projets éventuellement éphémères, ou participent-ils, par leur présence relativement longue et impliquant un encadrement, à la structuration de centres plus permanents, articulés autour de séminaires ? Si les rapports ne permettent pas de trancher, ils rappellent que ces problématiques se sont en partie substituées à celles qui impliquaient les ingénieurs (certains participant à beaucoup d'enquêtes aux thèmes différents, d'autres restant attachés à un groupe particulier), en les reformulant toutefois. En effet, les doctorants sont présents moins longtemps et ne constituent pas, au moins du point de vue du CNRS, une catégorie de membres du CRH. À cet égard, la disparition des « vacataires » dans les rapports est symptomatique : à la fin des années 1960, souvent étudiants, ils étaient engagés pour longtemps et cités parmi le personnel. Après 1975, ils ne sont plus que très rarement mentionnés : un contrôle plus strict des vacations accordées a probablement joué à la fois sur les formes d’implication des étudiants et sur le type d’enquêtes possibles.

32 À côté de ces influences « extérieures », mais déterminantes pour le travail collectif impliquant les membres statutaires du CRH, d'autres éléments d'organisation du travail expliquent le passage à une structure à base de petits groupes juxtaposés plutôt que de collaborations tous azimuts. Hiérarchies et méthodes ont évolué. Le rapport de 1990-1993 affirme ainsi que « la forme traditionnelle de l'enquête socialement hiérarchisée et destinée à rassembler, pour l'analyser, un corpus le plus souvent quantitatif a presque disparu. » (p. 195). Si les évolutions, très progressives, ne sont effectivement pas totalement achevées, il est en effet clair qu'on a assisté, si l'on conserve le point de vue des liens entre enquêtes, à la fin d'un « échange d'ingénieurs » 17 entre chercheurs.

33 La structure du travail collectif dans les enquêtes peut être approchée par quelques indicateurs simples. Tout d'abord, l'effectif même des membres du CRH impliqués dans chaque enquête : environ 20 % des enquêtes mobilisent au moins 6 membres en 1978-1980 et 1980-1982, et même près d'un tiers en 1994-95, contre 10 à 15 % aux autres périodes. Or ce sont évidemment ces « grandes enquêtes », en général assez éphémères, qui ont le plus de chances de faire le pont entre des personnes ne travaillant pas habituellement ensemble, et donc de donner une image globale d'intégration.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 258

34 Cela dit, dans cette catégorie générale des « grandes enquêtes », il est utile de distinguer celles qui font se rencontrer des chercheurs, par exemple pour produire à brève échéance un colloque ou un ouvrage collectif comparatifs, de celles qui mobilisent plutôt de nombreux ingénieurs de recherche autour de la production d'une base de données spécialisée. On peut donc distinguer par exemple les enquêtes qui impliquent plus de 3/4, soit d'ingénieurs, soit de chercheurs. Les secondes, qui représentent presque toujours plus de la moitié des enquêtes18, dépassent les 2/3 aussi bien en 1978-1980 qu'en 1994-1995. Quant aux « enquêtes d'ingénieurs », elles atteignent leur part la plus élevée (le quart des enquêtes) aussi bien en 1974-1978 qu'en 1982-1986 et 1986-1989. Enfin, si l'on reprend uniquement les « grandes » enquêtes aux trois périodes où elles sont les plus nombreuses, on constate qu'en 1974-1978 et 1978-1980 elles confrontent ingénieurs et chercheurs en nombres à peu près égaux, tandis qu'en 1994-1995 beaucoup sont des « enquêtes de chercheurs ».

35 On aurait donc dans les années 1970 une bipolarisation entre de petites enquêtes de chercheurs et des enquêtes moyennes et grandes impliquant plus d'ingénieurs, tout en restant hiérarchiquement mixtes (et donc probablement hiérarchisées dans leur fonctionnement). Si le second cas correspond bien à la rhétorique du collectif exprimée dans les rapports d'activité, la multiplication des petites enquêtes traduit plutôt une volonté de décrire comme collectifs des travaux de recherche qui restent beaucoup plus classiques, associant par exemple un directeur d'études et un maître de conférences, ancien élève du premier. Cette bipolarisation implique en tout cas que si l’on retire les ingénieurs du schéma des liens, celui-ci devient beaucoup moins dense (mais toujours plus que dans les années 1980). Ce sont surtout les ingénieurs qui « créent des liens ». Cela dit, il faut rappeler que tous ne sont pas cantonnés dans un rôle purement technique : beaucoup sont en fait également de futurs chercheurs en formation.

36 Dans les années 1980, au moment où les enquêtes sont moins nombreuses et moins intégrées, les ingénieurs prennent en fait, on l'a dit, une place encore plus grande. Mais c'est en grande partie l'effet d'un cycle de vie des enquêtes. Des recherches longues et difficiles, visant à produire des bases de données, se retrouvent presque abandonnées par les chercheurs qui les ont promues : ce sont les enquêtes que le Comité de direction du CRH de janvier 1981 poussait à « laisser s'éteindre », mais qui, réellement engagées dans le traitement d'un corpus, ont continué en changeant de forme, et donc d’acteurs. Ce phénomène a d'ailleurs été cristallisé tardivement, dans le rapport de 1990-1993, par la distinction créée entre « enquêtes collectives » et « outils pour la recherche ». Cette césure qui, à travers la métaphore technique, indique bien le nouveau rôle dévolu aux ingénieurs, se trouve encore renforcée par l'apparition, au sein des « enquêtes collectives », des enquêtes impliquant uniquement de nombreux chercheurs, qui constituent en fait une extension du principe du séminaire fermé19.

37 Or ce sont ces dernières enquêtes qui sont à l'origine de la restauration de « ponts » entre les différentes parties du CRH : on peut donc se poser la question de la pérennité de ces ponts, sans doute éphémères ou plutôt volontairement voués à une recomposition rapide, au contraire de ceux des années 1970, qui ont mis longtemps à se rompre.

38 On peut confirmer ces analyses en calculant la densité d'ensemble des collaborations entre trois catégories de membres du CRH : « ingénieurs », « maîtres de conférences » (et chargés de recherches) et « directeurs »20. Cette densité tourne en général autour de 10 % (5 à 13 %), ce qui prouve d'ailleurs que tous les changements signalés par ailleurs

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 259

n'ont pas produit de véritables bouleversements, à cette échelle, dans l'organisation du travail collectif. Il est à noter que ces taux sont assez élevés : si la densité était homogène, cela signifierait que chaque membre du Centre travaille avec 10 % de ses collègues (en réalité, les collaborations multiples avec les mêmes personnes augmentent le résultat d'ensemble).

39 Quelques écarts sont significatifs : on a ainsi 25 % de collaboration entre directeurs en 1974-1978, ce qui prouve que l'intégration à ce moment ne se fait pas seulement par en bas ; mais ce phénomène, lié aux faibles effectifs de l'époque, disparaît rapidement. En revanche, en 1978-1980, on a 15 % de collaboration entre ingénieurs. En 1982-1986, tous les chiffres sont un peu plus faibles, et la collaboration entre directeurs tombe à 3%. C'est l'apogée d'un fonctionnement en « écoles » distinctes, souvent tournées vers l'extérieur.

40 Enfin, en 1994-1995, c'est la collaboration entre maîtres de conférences qui se distingue en atteignant 17 % (et ce malgré un recrutement massif qui a augmenté le dénominateur). Ainsi, les chercheurs n'apparaissent plus du tout comme « atomisés » et maintiennent des collaborations qui ne passent pas par le biais des ingénieurs. Ce chiffre est d'autant plus intéressant que maîtres de conférences et chargés de recherche collaboraient auparavant très peu entre eux. Il pouvait semblait logique, pour des chercheurs en début de carrière, de privilégier un travail avec des ingénieurs et/ou des directeurs. Sans doute lié à un recrutement mettant en présence beaucoup de chercheurs de la même génération, l'essor de la collaboration entre eux donne un caractère encore plus spécifique à la période la plus récente.

41 Que dire, après cet aperçu de l'implication différentielle dans les enquêtes selon les statuts, d'une éventuelle spécificité du sort des femmes, nettement ressentie par les intéressées ? Dans les années 1970, tandis que les femmes maîtres de conférences, pourtant rares, sont souvent en position de seules intermédiaires21 entre plusieurs enquêtes (cause ou conséquence de leur ascension personnelle, à l'époque exceptionnelle ?), ce sont les femmes ingénieurs qui, quasi à égalité avec les hommes directeurs, multiplient les enquêtes. Cette bipolarité signe une division du travail parfois caricaturale, accentuée par une différence entre sexes liée à la plus grande stabilité des femmes ingénieurs à leur poste. En effet, elles connaissent un peu moins de promotions internes que les hommes et quittent également moins souvent le CRH : leurs occasions de multiplier les enquêtes sont donc plus grandes. Faute d’une connaissance plus précise des parcours individuels, il est évidemment difficile d’envisager les raisons de cette disparité, que les intéressées expliqueraient volontiers par une certaine forme de discrimination et par le poids de leur vie familiale sur leur carrière.

42 Au contraire, dans les années 1980, les femmes, tous grades confondus, poursuivent leur rattrapage aussi bien dans les participations multiples que dans les positions d'intermédiaires... au moment même où ce ne sont plus les modèles dominants au sein du laboratoire. Ainsi, en 1986-1989, alors que jamais aussi peu de membres du CRH n'ont « relié » des enquêtes, ceux qui le font sont le plus souvent des femmes ingénieurs ayant beaucoup d'ancienneté, qui obtiennent plus souvent le titre de « responsables » d'enquêtes. Cette évolution ne fait que s'accentuer en 1989-1991, mais est rompue en 1994-1995 par la création de la notion « d'outils pour la recherche », qui absorbe ce type d'enquête, et par le renouveau des collaborations « par en haut ».

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 260

Directions et structures de recherche : une perspective historiographique

43 Les pistes évoquées jusqu'ici concernent surtout l'organisation hiérarchique de la recherche collective au CRH, évidemment influencée elle-même par des mouvements de recrutement, de suppression ou de création de statuts, de réforme des thèses, déterminés à l'échelle de l'ensemble de l'Université ou du CNRS. Il est nécessaire de les compléter par la prise en compte des thèmes et méthodes des enquêtes, et donc de l'évolution de l'historiographie, avec toutes les réorganisations qu'elle suppose dans un laboratoire qui se veut, depuis l'origine, à la fois généraliste et à la pointe des évolutions. Cette tâche est difficile, dans la mesure où les enquêtes sont, on l'a vu, nombreuses (175 en tout, dont beaucoup se poursuivent sur de longues périodes), de durée et d'importance très variables, et interconnectées de façon complexe.

44 Pour y voir plus clair, il est utile de définir des groupes de quelques enquêtes partageant les mêmes collaborateurs (et constituant donc, avec ou sans statut officiel, un sous-groupe dans le centre). D'autre part, il est possible de mettre en évidence des liens (ou des frontières) entre ces groupes plus ou moins cohérents. C’est ce que l’on appelle, en termes de réseaux, une analyse de l'équivalence structurale. Les enquêtes sont classées soit dans des groupes denses et autonomes, soit dans une classe d’enquêtes isolées, soit dans un ensemble d’enquêtes partageant certains liens (avec une même enquête centrale par exemple). Il s'agit, concrètement, de regrouper les enquêtes qui entretiennent le même type de liens avec les autres : on peut donc regrouper deux enquêtes liées entre elles, comme deux enquêtes liées seulement à une même troisième22. À partir des liens observés, on fait donc émerger des frontières (ici, ce seront des frontières entre sous-disciplines définies par une période, un terrain, une méthode...) et des hiérarchies, des phénomènes de centre et de périphérie (ici, on verra émerger des thèmes plus ou moins centraux selon les périodes) : non pas une simple configuration, mais une structure très inégalement polarisée et clivée. Bien sûr, plus les liens sont denses et complexes (comme dans les années 1970), plus ce résultat résumé est sujet à caution ; néanmoins, testé avec plusieurs algorithmes, il s’avère globalement robuste23.

45 Pour compléter cette analyse, on a isolé à chaque date les trois enquêtes présentant le plus fort indice d'intermédiarité, qui constituent donc des « ponts » entre sous- disciplines. On peut dans une certaine mesure les considérer comme emblématiques de ce qui fait, à chaque période, l'unité du CRH.

46 Enfin, on a intégré à la représentation graphique de synthèse ainsi obtenue les intitulés officiels des enquêtes à chaque période, quelle que soit leur longueur : en effet, ce qu'ils disent ou ne disent pas du terrain, de la période étudiée, etc. est en soi significatif d'évolutions de l'historiographie. S’y ajoutent les catégories imposées par les sommaires des rapports, indiquées sous la date et reprises par un code en face de chaque enquête. Ce ne sont que des cadres de classement : à l'exception de la dernière période, il n’y a pas dans les rapports de bilan des recherches par catégorie. On verra d’ailleurs que les liens entre enquêtes recoupent contre toute attente assez rarement ces découpages entre « histoire économique », « histoire culturelle », etc.

47 Ces constructions permettent de retrouver globalement, mais avec une représentation graphique plus rigoureuse, car construite en fonction des problématiques, les

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 261

évolutions déjà évoquées en ce qui concerne le niveau d'interconnexion global. Jusqu’en 1982 existent à la fois des groupes cohérents d'enquêtes assez nombreuses et montrant des points communs thématiques, ou, plus souvent, de terrain ou de méthode, et des liens denses entre ces groupes. Dans les années 1980, toutes les formes de liens sont beaucoup moins importantes, mais on retrouve des petits groupes très cohésifs, qui multiplient les enquêtes, toujours avec les mêmes personnes. Quant aux années 1990, on observe, dans cette comparaison fondée sur une quantification homogène, que c'est la constitution de regroupements assez denses de 5 à 10 enquêtes autour d'un large thème qui domine, tandis que chacun de ces pôles se retrouve plutôt isolé : on ne retrouve pas les échanges généralisés des années 1970.

48 Au-delà de ces confirmations générales, il est maintenant possible de suivre l'évolution d'un « centre de gravité » historiographique du CRH selon les périodes, ou encore le positionnement à chaque date d'une spécialité (comme l'histoire médiévale), voire d'une enquête précise. Les résultats pourront souvent sembler triviaux : ainsi du destin de la « longue durée » et des méthodes quantitatives, ou encore de la place des équipes de direction successives du centre, dont les membres sont souvent personnellement impliqués dans les enquêtes les plus « intermédiaires »24 (que leur fonction soit plutôt la cause ou la conséquence de cette implication). Cependant, par rapport à la masse des enquêtes concernées, il est utile de passer par un traitement formel rigoureux, afin de pouvoir tenir un discours général sur l'évolution historiographique qui ne soit pas seulement une paraphrase des « nouvelles » orientations annoncées à chaque rapport (ainsi de l'annonce récurrente d'une priorité donnée à l'histoire économique, contemporaine ou comparée).

Légende des schémas :

• en gras, italique et souligné, les trois enquêtes ayant le plus fort indice d’intermédiarité à chaque période • cohésion des groupes : ◦

au moins 100% des liens possibles réalisés (c’est-à-dire que pratiquement toutes les enquêtes sont reliées entre elles, et souvent par plus d’un participant commun) ◦

50 à 100% des liens possibles réalisés ◦ Image5 0 à 50% des liens possibles réalisés (enquêtes peu liées entre elles mais ayant la même position vis-à-vis des autres) • liens entre groupes : quand des liens ténus existent seuls, on a situé les groupes dans la même région du schéma ; sinon : ◦ un trait normal indique 10 à 25% des liens possibles réalisés (entre toutes les enquêtes de chaque groupe) ◦ un trait gras indique plus de 25% des liens possibles réalisés

49 Avant de résumer les apports de ce traitement, il faut décrire, pour comparaison, le paysage de 1971-1972 et 1972-197425. Un noyau interconnecté regroupe à ce moment des enquêtes d'histoire moderne ; en périphérie de ce noyau, différentes enquêtes d'ordre économique ou démographique lui sont « reliées » par le biais de participants à

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 262

l'enquête sur la Statistique générale de la France, qui joue un rôle nettement intégrateur. Or cette enquête disparaît ensuite des rapports.

50 Plus généralement, en 1974-1978, les enquêtes d'histoire moderne, plus souvent « vieillissantes », même si elles restent les plus nombreuses, intègrent moins d'individus d'horizons divers, et donc se retrouvent en position moins centrale. En outre, elles sont divisées en deux pôles, couvrant tous deux divers domaines et de cohésion moyenne, mais dont l'un est plus marqué par les choix de l'histoire quantitative. Les pôles les plus denses (et connectés entre eux : il s'agit des trois groupes en haut du schéma) tournent plutôt autour de la civilisation matérielle, de l'ethnohistoire et de la longue durée, avec des méthodes diverses, de l'archéologie à l'histoire orale. Ce sont ceux où se réalise « l’échange d’ingénieurs » : si on ignorait les ingénieurs, une histoire moderne assez atomisée dominerait le paysage.

51 Les enquêtes les plus intermédiaires ont d'ailleurs toutes une dimension archéologique (non exclusive). Deux d'entre elles sont nouvelles et sont pour beaucoup dans la réorganisation du paysage, car elles impliquent de nombreux membres du laboratoire : « nomenclature et forme des outils en Europe du Sud du XIIIe siècle au début de l'ère industrielle » (plutôt liée aux enquêtes archéologiques et économiques de la gauche du schéma), et « manières d'habiter » (qui fédère le groupe où elle se retrouve, composé d'enquêtes employant de nombreux ingénieurs, sur des terrains variés, mais se retrouve aussi reliée à presque toutes les enquêtes d'histoire moderne quantitative). La troisième, lancée quelques années auparavant mais qui a fluctué quant aux terrains étudiés, concerne les inventaires après décès sur une longue période et son profil se rapproche du précédent : en effet, elle fédère à ce moment beaucoup de participants autour de questions méthodologiques de codage informatique. Ces deux dernières enquêtes ont d’ailleurs eu un destin ironique : « manières d’habiter » a disparu comme enquête sans donner lieu à des publications propres (même si elle a pu influencer celles de ses membres), et l’enquête sur les inventaires, après des années de discussion

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 263

méthodologique tous azimuts, s’est poursuivie très longtemps, mais dans un groupe beaucoup plus fermé. Peut-on dire pour autant que leur place centrale en 1978 ne signifie rien ? Au contraire, on peut penser qu’à travers un effet d’annonce ou un regroupement provisoire d’énergies, ce sont les préoccupations des acteurs qui transparaissent – au-delà de leurs capacités concrètes de travail.

52 En 1978-1980, si la structure d'ensemble est du même type, les thèmes les plus centraux se sont modifiés. La période moderne, et notamment le XVIIIe siècle, ne constituent plus guère en eux-mêmes des axes de regroupement (c'est plutôt le XVIIe qui fédère un groupe d'enquêtes nombreuses mais assez périphériques par rapport au reste du laboratoire). Les enquêtes portant sur de longues durées sont de plus en plus nombreuses, et, de façon assez mécanique, se retrouvent en position centrale, puisqu'elles associent des membres du CRH d'horizons variés. Tandis que la civilisation matérielle garde une place importante, mais moins centrale (ainsi l'enquête sur les outils ne fédère plus que son propre groupe), c'est surtout un terrain rural, étudié sous des angles soit économiques, soit anthropologiques, qui constitue le lien entre beaucoup d'enquêtes ; à cet égard, l'influence de Joseph Goy, lui-même ruraliste et directeur du Centre, a sans doute été déterminante. Si c’est à cette date que la position des ingénieurs est la plus déterminante pour le schéma (ainsi, le premier groupe en haut à gauche se construit autour de l’informaticien Marcel Couturier), la centralité de l’histoire rurale concerne également les chercheurs.

53 La seule « nouvelle » enquête intermédiaire (qui était présente, mais beaucoup moins centrale, dans la période précédente) est d'ailleurs le « groupe d'histoire comparée des sociétés rurales de la France de l'Ouest et du Québec, XVIIe-XXe siècles », dont les participants se retrouvent aussi bien dans les enquêtes économiques qu'anthropologiques. Par ailleurs, on peut noter l'émergence d'un groupe d'enquêtes dont la caractéristique commune est avant tout d'impliquer plusieurs types de sources et des terrains souvent vastes : ainsi « la femme seule », « université et société en Europe de la fin du Moyen Age au XVIIIe siècle », « histoire démographique et sociale en

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 264

Saône et Loire (XIXe-XXe siècle) », entre autres. Ces enquêtes, malgré leur grande diversité, partagent beaucoup de participants, notamment ingénieurs. Enfin, on peut noter que la période 1978-1980 est caractérisée, non pas par l'augmentation du nombre d'enquêtes totalement isolées, mais par l'apparition de groupes de 2 ou 3 enquêtes, en fait articulées autour d'un chercheur. Le GAHOM de Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt se distingue ainsi, avec les enquêtes sur les gestes et les exempla, qui structurent ensuite durablement ce groupe très autonome.

54 La période 1980-1982, par rapport à la précédente, est marquée par la pleine intégration des enquêtes de démographie historique, qui se retrouvent dans des groupes très variés : le Laboratoire de démographie historique, tout juste rattaché au CRH à la période précédente, maintient une cohésion interne appuyée sur une spécificité méthodologique (à ce moment marquée par l'utilisation de l'informatique). Mais, au début des années 1980, cette spécificité est en partie masquée par l'implication de ses membres dans d'autres enquêtes. Certes, il faut sans doute mettre à part l'importante place d'intermédiaire tenue à cette date par l'enquête dite TRA (« la mobilité géographique et sociale en France aux XIXe et XXe siècles »), liée à la fois à l'histoire rurale, à l'histoire sociale, notamment à dimension prosopographique, et à l'histoire économique. Cette enquête, apparue dans les rapports d’activité dès 1974-1978, commence en fait à peine sa mise en place concrète au début des années 1980. L’ampleur des dépouillements nécessités par le projet de suivre 3 000 familles a ensuite causé de nombreuses fluctuations dans les listes de participants déclarés, généalogistes correspondants ou chercheurs plus ou moins directement impliqués. Là encore, c’est plutôt le poids de l’enquête dans les discours (en l’occurrence les déclarations de participation) qui est significatif d’une place un moment centrale.

55 En effet, cette place de la démographie historique n'est pas qu'un artefact. Elle constitue une sorte de carrefour, comme l'histoire rurale (et ce aussi bien pour les chercheurs que pour les ingénieurs). Cette dernière est encore très présente, notamment à travers deux « groupes de travail », le « groupe d'histoire comparée des

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 265

sociétés rurales » et « grand domaine et petite exploitation de la période gallo-romaine au XIXe siècle » qui, pour dépasser largement les limites du CRH, n'en regroupent pas moins des participants variés au sein même du Centre (dont beaucoup, paradoxalement, au sein d'enquêtes d'histoire urbaine). En revanche, les méthodes archéologiques et les terrains méditerranéens ont tout à fait perdu leur place centrale. Au total, c'est tout de même la continuité qui domine, marquée par le fait qu'aucune des enquêtes les plus intermédiaires n'est nouvelle.

56 Au contraire, en 1982-1986, on retrouve, dans cette position, deux enquêtes toutes récentes : « les pratiques de l'écrit dans les sociétés traditionnelles, XVIIe-XIXe siècles » et « politique et relations sociales », et une autre, plus ancienne mais qui n'avait jamais tenu une telle position : « la femme seule ». Ces trois enquêtes impliquent souvent les mêmes personnes, et, plutôt que de constituer réellement des « ponts » entre domaines très différents mais bien définis, assurent la cohésion d'un groupe certes disparate, mais centré sur l'histoire sociale et culturelle. C'est d'ailleurs dans le domaine des « pratiques culturelles » qu'ont été lancées le plus d'enquêtes nouvelles (alors que les enquêtes sur ces thèmes étaient rares et souvent isolées à la période précédente). De nombreux témoignages créditent Roger Chartier, principal promoteur des enquêtes successives sur les usages de l'imprimé, d'avoir mis en place des formes de travail différentes, tout en impliquant un personnel nombreux et comprenant des ingénieurs (la centralité de ces enquêtes disparaît si on ne prend en compte que les chercheurs).

57 Par opposition au modèle d'enquête lourde, fondée sur une division du travail précise, qu'est l'enquête TRA sur les « 3 000 familles », Jacques Revel évoque ainsi « une forme de travail qui rassemble, de façon plus souple et dans des formes de collaboration plus autonome, des chercheurs autour d'un projet général »26. Les témoignages des acteurs27 appliquent le même type de description aux enquêtes successives en histoire des femmes, qui impliquent notamment Christiane Klapisch-Zuber, co-directrice du CRH avec Roger Chartier au début des années 1980.

58 Ce groupe est relié, de façon assez ténue, à quelques enquêtes d'histoire moderne, urbaine ou comparée. Au-delà, le paysage est éclaté et il ne reste pas grand chose des grands thèmes des années précédentes : ils sont l'occasion de moins d'enquêtes et celles qui restent sont moins fédératrices. Il est d’ailleurs symptomatique que les « grandes lignes » de l'activité du CRH dans le rapport au CNRS se résument à ce moment à une liste d'enquêtes particulières, référées au nom de leur responsable (« la grosse enquête de Jacques Dupâquier », p. 13, par exemple). Le rapport admet que « la définition de l'enquête est sans doute moins rigide et moins claire qu'elle n'a pu l'être » (p. 3), tout en revendiquant un changement : le passage de la construction de corpus lourds à des enquêtes plus monographiques. Les multiples petits groupes présents sur le schéma apparaissent ainsi assez spécialisés, et généralement organisés autour d'un ou de quelques chercheurs : François Furet, Jacques et Mona Ozouf sur la Révolution française, Marc Ferro sur l'URSS, Louis Bergeron sur l'histoire des élites et de l'industrie par exemple. Cet éclatement touche en effet au premier chef l'histoire contemporaine, qui est aussi le lieu de beaucoup de collaborations avec l’extérieur du Centre.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 266

59 Ce phénomène s'accentue en 1986-1989, où même les îlots stables de 2 ou 3 enquêtes ont quasiment disparu, à l'exception, toujours, de l'histoire médiévale et de la démographie historique, qui disposent de groupes officiellement reconnus (en termes de rattachement du personnel notamment). Les enquêtes se retrouvent le plus souvent isolées, indice d'un fonctionnement plus éclaté (mais aussi, on l'a vu, plus ouvert vers l'extérieur) du laboratoire. D'ailleurs, aucun thème ne relie beaucoup des enquêtes nouvelles lancées à cette période, comme c'était le cas de l'histoire culturelle à la

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 267

période précédente : la revue qui en est faite dans le rapport se conclut significativement par « etc. est-on obligé de dire » (p. 261).

60 Si le groupe central précédent se maintient, avec des enquêtes nouvelles, autour de celle sur les pratiques de l'écrit, il perd en caractère fédérateur ce qu'il gagne en cohésion thématique et surtout chronologique. Seules deux enquêtes maintiennent en fait des liens réellement importants à l'échelle du laboratoire, mais elles sont la seule occasion de collaborer pour des participants par ailleurs presque toujours séparés. Il s'agit de l'enquête, ancienne, sur Le Creusot, renommée, depuis la période précédente, « l'industrialisation, l'exemple du Creusot : essai d'histoire des itinéraires individuels, 1836-1936 », et surtout de la nouvelle enquête « La France n'est-elle pas douée pour l'industrie ? » (qui relie à la fois les enquêtes de son groupe et celles du groupe situé au centre du schéma). Ces deux titres soulignent une orientation dominante vers l'histoire industrielle, renforcée par les intitulés du seul groupe dense.

61 Mais le statut de ces deux intermédiaires apparaît assez différent. L'enquête sur Le Creusot, même si son changement de titre insiste sur l'attention portée à l'industrie et aux trajectoires individuelles, reste l'héritière des enquêtes lourdes en termes de dépouillement, mais aussi fédératrices car multithématiques, lancées à la fin des années 1970 (même si l’enquête, présentée dans le rapport 1978-1980, ne démarre réellement que dans les années 1980). De là sa connexion persistante avec des enquêtes plus culturelles ou anthropologiques, connexion qui passe essentiellement par les ingénieurs. En revanche, « La France n'est-elle pas douée pour l'industrie ? » est une enquête interne au CRH, impliquant essentiellement des chercheurs, autour d'une question très ouverte plutôt que de la volonté de construire une base de données, et qui a abouti à une publication collective peu de temps après.

62 Elle donne donc un sens assez nouveau à la notion d'enquête collective, qui correspond aux renouvellements des années 1990. Mais, limitée à un domaine, elle ne suffit pas à structurer l'ensemble du laboratoire. Cela correspond d'ailleurs à la volonté affirmée par l'équipe de direction de ne pas trop s'ingérer dans le choix des enquêtes à mener : « la recherche ne saurait désormais s'identifier avec une ou plusieurs impulsions émanant de la seule direction » (p. 2), écrivent Louis Bergeron et Patrice Bourdelais. Ils justifient cette évolution par la croissance des effectifs ainsi que par la multiplication des enquêtes sur contrats, qui font que « le CRH de 1990 n'est plus celui de Fernand Braudel, il n'est plus, même, celui qu'ont dirigé Emmanuel Le Roy Ladurie ou François Furet ». Sur le terrain des enquêtes collectives en tout cas, cette remarque se trouve plus que confortée par la présente étude. Il n'en reste pas moins que, comme auparavant, les directeurs du Centre sonteux-mêmes impliqués dans les deux enquêtes qui restent les plus fédératrices : volonté délibérée de leur part, même si elle ne s'étend pas au-delà de leurs spécialités personnelles et n'implique pas de « planification », ou effet d'attraction sur les autres chercheurs ?

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 268

63 En tout cas, en 1989-1991, « La France n'est-elle pas douée pour l'industrie ? » reste la seule enquête à assurer cette fonction. Cela dit, elle implique moins de participants et relie des enquêtes moins variées que précédemment. Il est remarquable que les trois enquêtes les plus intermédiaires soient les mêmes qu'à la période précédente, alors que par ailleurs un certain renouvellement s'est fait sentir (même si le nombre global d'enquêtes en cours a nettement diminué). En fait, les enquêtes nouvelles ont surtout été lancées au sein du Laboratoire de démographie historique, à la faveur de son changement de direction (passée à Hervé Le Bras). Or le LDH apparaît à cette période comme très autonome. La seule évolution notable, mais à la lueur de la période suivante surtout, serait le début de réintégration de l'histoire médiévale, lié à la participation à l'enquête sur les pratiques de l'écrit du médiéviste Alain Boureau28 : en effet, au cours des années 1990, en partie sans doute grâce à l'accession de ce dernier à la co-direction du Centre, l'histoire médiévale a acquis un rôle beaucoup plus transversal que précédemment.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 269

64 En 1994-1995, si le trait saillant est la quasi-disparition des enquêtes isolées, le retour de liens transversaux se fait, on l'a dit, par en haut, avec les « groupes de réflexion » mis en place en mars 1994, à la suite de trois journées de colloque interne tenues en octobre 1993, et dont beaucoup sont décrits comme de nouvelles enquêtes. D'après le rapport de 1990-1993 (p. 18), des incitations de la part du département des Sciences humaines et sociales du CNRS pour « structurer plus nettement la recherche collective » ont également conduit à créer de nouvelles « équipes permanentes ». Cela dit, la définition et la liste de ces équipes, dont certaines émergeaient dès 1989-1991, est tout à fait fluctuante dans les quatre derniers rapports (à l'exception de celles qui existaient dès les années 1970, comme le GAHOM ou le LDH). Si, dans la pratique, elles sont notamment caractérisées par une certaine autonomie financière, leur rapport aux enquêtes n'est pas standardisé, au point que des équipes comme le GREVIC (vie intellectuelle contemporaine) ou le GERPISA (industrie et salariés de l'automobile) apparaissent dans la liste des enquêtes collectives pour 1994-1995.

65 Par ailleurs, le rapport de 1994-1997 regroupe les enquêtes en quelques grands thèmes aux dénominations nouvelles. Pour chaque thème, en plus d'une liste d'enquêtes, on retrouve des rubriques « orientation » et « projets », postulant que ce niveau de regroupement n'est plus seulement rhétorique, mais se traduit par une coordination des objectifs. Mais on constate aussi la volonté de rattacher, dès que possible, chaque enquête à plusieurs thèmes29. Ainsi, si des changements très importants ont lieu dans les liens entre enquêtes, ils ne sont pas la conséquence mécanique d’un projet totalement cohérent : plusieurs voies sont explorées de concert, avec plus ou moins d’impact sur la source étudiée ici.

66 Il est donc intéressant de constater, d'après les participations annoncées des membres du CRH, ce qui l'emporte, de la construction de pôles ou de celle de liens transversaux. La principale nouveauté est à cet égard une structuration, certes souple, en 6 ou 7 groupes de 5 à 10 enquêtes, voire en deux grands ensembles plus vastes. On retrouve

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 270

donc une dominante très différente de l'échange général d'ingénieurs, ou de la fédération d'énergies autour de quelques grandes enquêtes transversales. Ce résultat, largement fondé, on l'a vu, sur la naissance d'entreprises collectives à durée de vie limitée, et donc délibérément instable, délimite deux grands domaines qui font sans doute rejouer, mais de façon renouvelée dans chaque pôle, la dichotomie entre quantitatif et qualitatif (caractérisée aussi par la plus grande présence des ingénieurs dans le pôle économique et social).

67 D'une part, les enquêtes d'histoire culturelle, médiévale et religieuse – et du travail –, reliées entre elles, mais de façon assez ténue, forment des sous-groupes denses, dont le point commun est de donner une grande place à l'histoire comparée (et donc à des enquêtes ouvertes à l'extérieur du CRH). D'autre part, on a plutôt une circulation généralisée entre des groupes moins étanches (à l'exception peut-être de l'histoire des techniques), réintégrant des aspects moins présents depuis les années 1970, comme l'économie ou l'espace, spécialités de Bernard Lepetit. C'est de ce côté que se retrouvent les enquêtes les plus « intermédiaires », toutes nouvelles et créées explicitement dans cette optique, même si l'une d'entre elles a plus une fonction de fédération tous azimuts (« ordres et classes ») tandis que les deux autres tendent plutôt à organiser des pôles permanents (« histoire des techniques » et « espace et territoire dans les sciences sociales »). Si la notion de « structure fédérative » revendiquée par le rapport d'activité évoque bien l'équilibre recherché entre unité et autonomie, la pondération entre ces deux aspects reste donc différente selon les domaines.

***

68 Les quelques résultats fournis par cette étude des rapports d'activité du CRH rappellent, de façon peut-être triviale mais aussi salutaire, l'existence de hiérarchies, de frontières (sous-)disciplinaires, de périodes de plus ou moins grande intégration, au sein de ce qui apparaissait au premier abord comme un laboratoire homogène et interconnecté, au point d'être indescriptible en termes d'organigramme.

69 Ces résultats montrent aussi que prendre au sérieux des données fournies dans une forme rhétorique très élaborée n'empêche ni d'effleurer une réalité plus complexe et moins formelle, ni de mieux comprendre cette rhétorique elle-même. Ainsi, il a été possible de prendre en compte l'existence de plusieurs grandes formes d'enquêtes, plus ou moins typiques d'une période ou d'un domaine historique, et souvent éloignées de l'image dominante et mythique qui se dégage des textes et de la forme des rapports eux-mêmes.

70 L'organigramme « réel » du CRH, quelle que soit la période, et particulièrement après les réorganisations des années 1990, ne constitue au total ni un modèle de division du travail, ni un archipel des enquêtes symptôme de relativisme et d'individualisme retrouvés, ni une toile d'araignée, « société en réseau » idyllique innervée par la libre collaboration. Son étude nous ramène surtout aux bouleversements tout à fait concrets induits par les évolutions rapides de l'historiographie et des politiques de la recherche pendant ces vingt dernières années.

71 Or la chronologie qui émerge d'une étude exhaustive des rapports retrouve certes de grandes préoccupations historiographiques successives (le quantitatif, l'histoire rurale, la civilisation matérielle, l'apport de l'anthropologie, l'histoire culturelle, le « tournant critique » autour de Bernard Lepetit) mises en évidence dans des textes beaucoup plus

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 271

généraux, comme ceux, déjà cités, de Jacques Revel et de Roger Chartier. Mais elle place ces évolutions de fond, comme d'ailleurs celles des formes concrètes du travail collectif, en moyenne une dizaine d'années après celles que repèrent les deux chercheurs : c'est apparemment le temps qu'il faut à un thème ou à une méthode portés par un chercheur ou par une seule enquête collective pour devenir, sinon majoritaires, du moins fédérateurs. À ce décalage s'ajoutent les questions que pose le rôle souvent central, y compris dans l'organisation du travail proprement historique, qu'ont joué, dans des situations très différentes, les co-directeurs successifs du CRH, alors même que d’autres chercheurs tout aussi reconnus faisaient le choix d'un travail essentiellement individuel, ou limité à une équipe permanente et spécialisée.

72 De la même façon qu'en histoire des techniques émerge un intérêt pour leurs usages et leur diffusion, distinct de l'étude des innovations30, ces résultats incitent à développer une histoire des pratiques historiennes contemporaines31 (des laboratoires, des thèses, des publications...), non pas détachée, mais complémentaire de celle des « grandes œuvres ».

NOTES

1. Je dois beaucoup sur ce point aux séminaires de Patrick Fridenson et d’Yves Cohen. Je tiens également à remercier Paul-André Rosental qui a suivi chaque étape de l’élaboration de cet article et Alain Chatriot et Juliette Hontebeyrie pour des relectures aussi exigeantes qu’amicales. 2. On rappelle que ce texte date de 1999. L’organigramme indique qu’il a été mis à jour en mai 1998. 3. Il s’agit du rapport pour 1994-1997, p.5. Les rapports d’activités du CRH sont quadriennaux, mais des rapports intermédiaires sont généralement produits tous les deux ans. Pour le traitement systématique des données, des périodes de 2 ou de 4 ans ont été choisies afin de minimiser le nombre de périodes décrites tout en n’éliminant pas les grands points d’inflexion. Ainsi, parmi les rapports « 1990-93 », « 1994-95 » et « 1994-97 », qui signalent presque les mêmes enquêtes et participants, c’est le second qui a été choisi pour représenter la dernière période. En revanche, les textes introductifs de tous les rapports ont été exploités. 4. Olivier CINQUALBRE, « La mise en schémas de l’usine (1910-1930) », Le Mouvement social, n° 125, oct.-déc. 1983, pp. 97-112. 5. À cet égard, Mark GRANOVETTER, « Coase Revisited: Business Groups in the Modern Economy », Industrial and Corporate Change, vol. 4, n° 1, 1995, pp. 93-140, montre bien l'intérêt de la comparaison entre organisations politiques fédérales et groupes d'entreprises liées de façon plus ou moins formelle. 6. La détermination des auteurs des rapports d'activité n’est bien sûr pas simple. Si introductions et conclusions sont en général signées nommément par les directeurs du Centre, il est évident qu'elles sont aussi le produit de discussions et d’anticipations sur les attentes des lecteurs. En outre, les comptes rendus enquête par enquête fournis par leurs participants sont quelque peu lissés, ne serait-ce que dans leur présentation matérielle, avant d'être regroupés. 7. Il est évident que ces sources ne représentent pas elles-mêmes la « réalité » de ce travail. C’est avant tout la confrontation entre organigramme et sociogramme qui est intéressante. Celle-ci est

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 272

parfois pratiquée par des sociologues des réseaux, en particulier Emmanuel LAZEGA dans sa thèse, résumée dans Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, PUF, 1998. 8. Lutz RAPHAEL en rend compte dans un article que cette communication se propose de prolonger : « Le Centre de recherches historiques de 1949 à 1975 », Cahiers du Centre de recherches historiques, n°10, avril 1993. 9. Comme Lutz RAPHAEL (op. cit.), Roger CHARTIER, « L'histoire culturelle », in Jacques REVEL et Nathan WACHTEL (éd.), Une école pour les sciences sociales, Paris, Cerf-EHESS, 1996, p. 76, met en évidence un tournant vers 1970, au moment où ces deux chercheurs alternent à la direction du CRH et publient leurs grands articles sur l'histoire quantitative. Les rapports expriment ce changement, quelques années plus tard, dans leur présentation matérielle : ce n'est qu'à partir du milieu des années 1970 que les enquêtes collectives y prennent la plus grande place et que tous leurs participants sont mentionnés. 10. Évoqués, du point de vue des chercheurs, dans J. REVEL et N. WACHTEL (éd.), op. cit., et, dans le cadre du présent colloque, grâce à des interviews réalisées par Anne MARTIN-FUGIER. 11. Cf. Claire LEMERCIER, « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, à paraître en 2005 ; Pierre MERCKLÉ, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2004,Alain DEGENNE et Michel FORSÉ, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 2004 [1re éd. 1994], ou Emmanuel LAZEGA, op. cit. 12. Pour une analyse de ces possibles dérives idéologiques, on peut se reporter à Luc BOLTANSKI etÈve CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, notamment chap. 5. 13. Les points représentent les enquêtes et les traits les liens : il y a un lien lorsque deux enquêtes partagent au moins un participant. L'algorithme choisi minimise la longueur des traits : il tend à rapprocher les groupes d'enquêtes densément reliées entre elles, i.e. impliquant les mêmes personnes. Il est à noter qu'une représentation des « liens » entre membres du CRH impliqués dans les mêmes enquêtes, complémentaire de celle choisie ici, donnerait les mêmes résultats généraux. 14. Ce sont les seules informations disponibles de façon homogène sur les membres du CRH. Il n'a pas été possible d'obtenir des informations exhaustives sur l'âge, la formation, la carrière préalable notamment, qui auraient sans doute été utiles. 15. On peut en outre noter, si l'on considère plutôt les membres du CRH, que peu d'entre eux sont présents mais isolés (c'est-à-dire participent à des enquêtes collectives dont tous les autres participants sont extérieurs au CRH). En outre, on passe sur cette période de 13 à 30 % de membres du CRH ne participant à aucune enquête, nombre stable ensuite. Il s'agit en partie du personnel purement administratif, et en partie de chercheurs ayant des pratiques différentes, dont le nombre est donc bien supérieur à ce qu'on attendrait d’après les discours programmatiques des rapports. Il est à noter que la présentation des rapports d'activité du Centre, en indiquant par ordre alphabétique des membres leurs publications, mais pas leurs participations aux enquêtes (classées par enquête seulement), permet de ne pas souligner que certains n’effectuent que des travaux individuels. 16. C'est bien le fait de citer des doctorants qui nous intéresse ici, plus que la réalité de leur implication. Bien évidemment, l'évolution de leur place est liée à la création, au milieu des années 1980, de la thèse nouveau régime, qui implique des profils de carrière différents. Notamment, au contraire de ce qui se passait dans les années 1970, les ingénieurs ou chefs de travaux en cours de thèse sont de plus en plus rares, et le recrutement des ingénieurs s'arrête au moment où les doctorants (non ingénieurs) sont de plus en plus nombreux. 17. Informaticiens, documentalistes, mais aussi personnels aux compétences plus générales dont seul le statut est particulier. Vu la variété des statuts, j'utiliserai dorénavant le terme générique d'« ingénieurs » pour désigner tous les membres du CRH qui ne sont pas « chercheurs », i.e. ni maîtres de conférences ou chargés de recherche, ni directeurs d'études ou de recherches.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 273

18. Parce que, lorsqu'une enquête implique un ou deux membres du CRH seulement, il s'agit presque toujours de chercheurs. 19. La formule du séminaire est, dès les années 1980, présentée dans les rapports d'activité comme une alternative à l'enquête collective, plus rapide et plus orientée vers les aspects « critiques ». Cette complémentarité, voire ce glissement de l'une à l'autre forme de travail (notamment comme base des publications collectives), apparaissent aussi dans Roger CHARTIER, op. cit. et Jacques REVEL, « L'histoire sociale », pp. 49-72 du même ouvrage. Lucette VALENSI et Nathan WACHTEL, « L'anthropologie historique », pp. 251-274, soulignent plus encore le rôle tenu à cet égard par de grandes entreprises éditoriales comme les Histoires de la France rurale, de la famille, de la vie privée... 20. Il s’agit de comparer le nombre de collaborations réellement existantes entre les directeurs, entre directeurs et ingénieurs, etc., avec le nombre de tous les liens possibles entre les personnes relevant de ces catégories. 21. L'intermédiarité constitue un indicateur chiffré en analyse des réseaux, qui a ici été calculé grâce au logiciel Ucinet (Stephen P. BORGATTI, Martin G. EVERETT and Linton C. FREEMAN, Ucinet IV Version 1.00, Columbia, Analytic Technologies, 1992). On peut résumer sa signification en disant qu'un intermédiaire constitue un pont unique, ou quasi unique, entre deux groupes dont chacun est dense mais qui entretiennent peu de liens entre eux. L’intermédiarité peut être nulle pour un participant à plusieurs enquêtes si ses collaborateurs travaillent également ensemble sans lui. Cette notion, élaborée par Linton C. FREEMAN, « Centrality in social networks. Conceptual clarification », Social Networks, 1979, 1, p. 215-239, se rapproche ainsi du phénomène décrit dans le célèbre article de Mark S. GRANOVETTER, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, 1973, 78, p. 1360-1380 : un lien entre deux groupes fermés joue souvent un rôle plus important qu’un lien situé à l’intérieur d’un tel groupe. 22. On a choisi ici l'algorithme Concor pour effectuer ce traitement. Cet algorithme, disponible dans le logiciel Ucinet, a été introduit par Ronald L. BREIGER, Scott A. BOORMAN, Phipps ARABIE, « An Algorithm for Clustering Relational Data with Application to Social Network Analysis and Comparison with Multidimensional Scaling », Journal of Mathematical Psychology, 1975, 12, p. 328-383. Il procède par corrélations successives entre l'ensemble des relations de chaque individu et par dichotomisation, ce qui a conduit ici à quelques aménagements mineurs des résultats pour rester au plus près de la structure observée des liens (en isolant par exemple 9 groupes plutôt que 8 à certaines dates). 23. On a même tenté d’autres traitements en excluant les ingénieurs du raisonnement : les résultats restent généralement identiques, et les exceptions seront mentionnées dans le texte. En outre, le statut ambigu des ingénieurs, qui ne sont pas de simples subordonnés sans formation, implique qu’il serait absurde de les exclure d’un raisonnement plus historiographique. 24. François Furet, Emmanuel Le Roy-Ladurie et la Statistique générale de la France ; Joseph Goy et les études sur le monde rural ; Christiane Klapisch puis Arlette Farge et l’histoire des femmes, Roger Chartier et les pratiques de l’écrit ; Patrice Bourdelais et Le Creusot, Louis Bergeron et l’histoire industrielle ; Lucette Valensi puis Alain Boureau et l’histoire religieuse, Bernard Lepetit, puis Paul-André Rosental et Gérard Béaur et l’histoire économique, sociale et « spatiale ». Cette énumération n’épuise évidemment pas les préoccupations de ces chercheurs, mais est à confronter avec l’évolution des enquêtes « intermédiaires ». Elle montre aussi que la collégialité de la direction permet souvent d’associer deux champs distincts. 25. Pour ces deux périodes, les sources ne permettent pas le même traitement, puisqu'elles ne donnent que les noms des responsables des enquêtes ; cela donne tout de même une idée des liens « par en haut » entre sous-disciplines. 26. Jacques REVEL, op. cit., p.67.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005 274

27. Recueillis par Anne Martin-Fugier, ils insistent notamment sur l’écoute accordée à chacun(e) quel que soit son statut. 28. Cette participation date en fait de la période précédente, mais n'apparaissait pas sur le schéma : le poids de ce lien unique était plus faible. Il apparaît relativement plus fort dans une période de faible densité générale des liens. 29. C'est pour cela que seuls les « outils pour la recherche » ont été distingués sur le schéma, même si celui-ci fournit pour mémoire les nouveaux intitulés. 30. Voir, par exemple, David EDGERTON, « De l'innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l'histoire des techniques », Annales HSS, juillet-octobre 1998, n° 4-5, p. 814-837. 31. Elle viendrait en complément des nombreux travaux menés par Olivier DUMOULIN sur les historiens de l’entre-deux-guerres. Par ailleurs, on peut citer une présentation courte mais suggestive des directeurs de thèse les plus fréquents en histoire contemporaine, fournie par Gérard NOIRIEL, Qu'est-ce que l'histoire contemporaine ?, Paris, Hachette, 1997 : l'auteur souligne lui- même le décalage entre ses résultats et les évolutions historiographiques qu'il a décrites auparavant.

AUTEUR

CLAIRE LEMERCIER CNRS/IHMC

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 36 | 2005