Les Cahiers de l’École du Louvre Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie

4 | 2014 Cahiers 4

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/cel/472 DOI: 10.4000/cel.472 ISSN: 2262-208X

Publisher École du Louvre

Printed version Date of publication: 1 April 2014

Electronic reference Les Cahiers de l’École du Louvre, 4 | 2014, « Cahiers 4 » [Online], Online since 01 April 2014, connection on 26 October 2020. URL : http://journals.openedition.org/cel/472 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cel. 472

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TABLE OF CONTENTS

Éditorial Collectif

Etude

Le musée de Sculpture comparée au prisme de la collection de cartes postales éditées par les frères Neurdein (1904-1915) Dominique Jarrassé and Emmanuelle Polack

Dossier Les modalités de la collecte : rapt, troc, marché, fouilles, don... Et leur impact sur l’objet

Dans collection, il y a collecte… Dominique Jarrassé

Entrer en collection. Pour une ethnographie des gestes et des techniques de collecte Julien Bondaz

De la meilleure façon de constituer une collection. Le cas des émaux « byzantins » de Mikhaïl Botkine Aglaé Achechova

Edme Antoine Durand (1768-1835) : un bâtisseur de collections Louise Detrez

Réunir une documentation pour l’Art Brut : les prospections de Jean Dubuffet dans l’immédiat après-guerre au regard du modèle ethnographique Baptiste Brun

Travailler sur des objets en faisant se confronter les points de vue. Regards croisés sur le langage fou : l’exemple des écrits bruts Vincent Capt

D’un « regard-pilote » à l’écart. L’impact de Dubuffet sur les collectes de l’association L’Aracine Déborah Couette

La cabane éclatée. Morcellement des objets immobiliers apparentés à l’art brut Roberta Trapani

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Éditorial

Collectif

1 Pour la première fois, le lecteur trouvera une « Étude », article qui développe une recherche avec plus d’ampleur. Elle est dans le présent numéro consacrée à la collection de cartes postales du Musée de sculpture comparée et s’inscrit dans le programme de recherche « l’Atelier de l’histoire de l’art. De la collecte aux humanités numériques ». Le « Dossier » présente des articles sur les modalités de la collecte réunis à l’occasion de la journée d’études du séminaire doctoral. À cette occasion, l’Équipe de recherche a bénéficié de l’investissement du CrAB (Collectif de réflexion sur l’art brut) qui a permis d’amplifier le caractère pluridisciplinaire de ce numéro. L’Équipe de recherche

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Etude

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Le musée de Sculpture comparée au prisme de la collection de cartes postales éditées par les frères Neurdein (1904-1915) The Musée de Sculpture Comparée through the collection of postcards published by the Neurdein brothers [1904–15]

Dominique Jarrassé et Emmanuelle Polack

1 Prendre des centaines et des centaines de clichés, en faire 1 600 cartes postales éditées pour le « grand public », mais aussi pour les savants, révèle un projet étonnant où se conjuguent les aspirations à l’exhaustivité qui caractérisent souvent archéologues et historiens – dont la prolifération des bases de données actuellement offre une indéniable résurgence –, le souci de fournir une documentation qui dépasse le seul souvenir d’une visite au musée et les usages de la photo dans le travail de l’historien, ce que l’on se plait à qualifier comme son atelier1. Ici il est même envisageable qu’une fonction de gestion ait été pensée par le conservateur qui présida à la réalisation par la maison Neurdein de cette immense série de cartes postales, Camille Enlart (1862-1927), lui-même photographe prolifique2. Sa boulimie de photos n’a d’égal que son goût pour la saturation des espaces des galeries du Trocadéro. Sa direction se caractérisa par la multiplication des moulages (on passe de 1 297 en 1900 à 2 147 en 1925)3 en lien avec une réorganisation des salles qu’il lance en 1903, au moment où, justement, la carte postale se répand intensément4. Cette conjonction n’est pas fortuite.

2 La carte postale, photo aux qualités inégales, produit de consommation courante, dévalorisé par sa prolifération même, mais immédiatement objet de collection et rapidement omniprésent dans les ateliers des artistes et les cabinets des historiens, a longtemps attendu une révision de son statut d’auxiliaire transparent en histoire de l’art, hormis le cas des cartes postales conçues d’emblée par le milieu artistique du type des Sturm-Postkarten ou de celles des Wiener Werstätte. Nous sommes indéniablement dans une phase de patrimonialisation5 et sa valeur marchande grandit, au gré de la

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conscience qui apparaît nettement qu’elle est irremplaçable, parfois témoin unique de certaines œuvres ou monuments6 ; elle entre pleinement dans le champ archivistique et historiographique, comme dans celui des études qui se multiplient sur l’« image- document7 » ou les dites Digital Humanities qui accompagnent ces mises en banque de données. D’ailleurs, la série de cartes postales du musée de Sculpture comparée a fait l’objet d’une numérisation systématique ou quasiment, la rendant désormais accessible sur Internet8. Elle appartient à cette culture visuelle qui a trouvé un objet majeur de fascination dans L’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg. Nous l’envisagerons ici dans son double aspect d’objet photographique de diffusion, comme collection dont il convient de reconstituer l’histoire, et d’instrument d’une histoire de l’art à situer entre le catalogue encyclopédique et l’approche combinatoire d’unités indépendantes, fragmentaires… Car une série de 1 600 cartes postales ne saurait relever du seul souci de rentabilité commerciale, elle ouvre sur une série d’usages plus complexes. Une partie de cette collection a plus de cent ans et reproduit des objets dont une partie a disparu. Par un jeu de reproductions en chaîne, elles témoignent de moulages qui eux- mêmes transmettent des états des monuments qui n’existent plus tels quels. Dans l’esprit des contemporains, les distances s’étaient quelque peu estompées – ainsi l’on envoyait de Vézelay ou de Chartres des cartes représentant des moulages ! –, processus favorisé par le fait qu’à aucun moment il n’est précisé sur ces cartes postales que ce sont des photographies présentant des moulages et non les originaux9. C’est là une question centrale, celle du statut de ces cartes, reproductions de clichés photographiques montrant des moulages, eux-mêmes estampages de sculptures originales. Ici nous nous limiterons à comprendre la première partie de cette collection et la vision de l’histoire qu’elle propose.

3 Au parcours qui s’établit à travers les galeries du musée se superposent deux strates de photos, les 486 premières de la série suivent scrupuleusement la chronologie et la démonstration d’une évolution de l’antiquité à Rude et intègre encore quelques vues des moulages de sculptures khmères, tandis que les 1 100 suivantes, tirées sans doute dans la continuité de la première collection, comme l’atteste l’usage de cartes dès 1906, rompent la logique pour tourner à une sorte d’inventaire à l’ordonnance duquel ne semble avoir présidé qu’un souci d’exhaustivité10, la succession dans la série perdant sa pertinence. Comment penser, au vu de l’ampleur du patrimoine pris en compte, que le seul jubé de la cathédrale de Limoges mérite une couverture systématique en quinze cartes11 ? C’est alors que la collection s’ouvre plus largement à la sculpture étrangère. Cela nuance l’argument souvent avancé que, dès 1904, Enlart aurait voulu réduire le musée aux « monuments français ». L’explosion de la collection et son éclatement chronologique, comme la très large priorité donnée aux vues serrées des objets alors que les vues d’ensemble restent peu nombreuses, favorisent une histoire de l’art qui hausse le fragment au rang de fondement d’une modalité de la culture visuelle ; rendant possible des rapprochements, des combinaisons encore plus inédites que les galeries du musée qui réunissent déjà en un seul lieu l’essentiel de la sculpture répartie sur tout le territoire, voire une préfiguration d’un « musée imaginaire12 » portatif de la sculpture.

4 Après avoir présenté l’historique, le statut de cette extraordinaire collection et analysé son organisation en liaison avec la muséographie, nous tenterons d’en interpréter la dimension pédagogique et d’en proposer une lecture proprement historique, suivant le projet d’une sorte d’histoire en images d’Enlart et Roussel qui, d’ailleurs, avec le mouleur Pouzadoux se sont fait photographier dans les salles du musée (fig. 1),

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indiquant l’échelle (comme le fait si souvent Enlart dans ses travaux de terrain avec son épouse) et donnant également, comme dans une mise en abyme, à saisir l’auteur en train d’écrire une histoire de la sculpture. Tout apparaît dans cette collection, même Madame Jalbert, la vendeuse de cartes postales, représentée avec son éventaire sous les arcs du porche nord de la cathédrale de Bourges (carte no 1176). Véritable musée miniature ou portatif13, cette collection fascinante possède encore une épaisseur historique, car certains des clichés pourraient être des prises de vue de Mieusement, et seront utilisés durant des décennies (même s’ils reproduisent une scénographie modifiée), au musée et sur tout le territoire par les Neurdein eux-mêmes, leurs successeurs, mais aussi des éditeurs locaux.

Fig. 1

1044. L’aile de Paris, salle B (XIIIe siècle). Sur la carte, de gauche à droite, Camille Enlart, Jules Rousel, Ernest Pouzadoux.

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Pl. 1

Historique de la collection des cartes postales

5 Une lecture attentive des archives consignées dans le fonds du musée des Monuments français, et plus particulièrement, de celles du fonds consacré au musée de Sculpture comparée (1882-1937), permet d’appréhender l’importance de la photographie au musée de Sculpture comparée. Dès les débats de la Sous-commission14 des Monuments historiques, mise en œuvre en 1879 pour élaborer l’installation future du musée selon le vœu de Viollet-le-Duc, la photographie tient une place importante au cœur de ce projet, en participant de la volonté des acteurs de cette première muséographie de mettre en contexte les copies et d’étendre la diffusion des connaissances des arts de la période médiévale française. Le programme muséographique, réalisé d’après un vaste choix des plus beaux monuments de la sculpture française, met en regard des copies d’œuvres égyptiennes, grecques ou romaines.

6 Le 28 mai 1882, les premières salles du musée abritées dans l’aile Paris du Palais du Trocadéro ouvrent leurs portes au public. Le 18 avril 1883, Antonin Proust, président de la Sous-commission et directeur des Beaux-Arts, avance le nom du photographe Médéric Mieusement (1840-1905), connu d’Anatole de Baudot (1834-1915) pour avoir illustré son ouvrage sur la sculpture française publié en 188415. Lors de la séance du 7 mars 1883, « M. le Président expose à la Commission l’intérêt qu’il y a à établir un bureau de vente de photographies au Musée. Mieusement est le premier qui ait demandé l’autorisation de vendre des photographies au musée. Il est décidé en conséquence qu’il sera invité à venir discuter les conditions auxquelles lui serait accordé le droit de vente et de tirage sur les clichés appartenant à l’administration16 ». Mieusement est ainsi autorisé par la Sous-commission à vendre seul dans le musée, à un

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prix déterminé les photographies des moulages exposés. Paul Robert, son gendre et successeur en 1890, continue sans autorisation à jouir de ce monopole. En avril 1898, à la mort de Paul Robert, sa veuve confie à J. Leroy fils les collections de photographies, ainsi que le modeste point de vente établi au sein des galeries du musée, déménagé le 17 mars 1899 comme le mentionnent les archives17.

7 La concession autorisant la vente des épreuves des clichés des Monuments historiques est mise en adjudication le jeudi 30 juin 1898 à trois heures au bureau des Monuments historiques au 3, rue de Valois à Paris. Le règlement stipule que « nul ne sera admis à concourir s’il ne justifie pas de la qualité de français et s’il n’est pas éditeur- photographe ayant un atelier de tirage à Paris18 ». Les frères Neurdein, Étienne (1833-1918) et Louis-Antonin (1846-1914), photographes, éditeurs et imprimeurs, remplissant ces deux qualités, obtiennent la concession par traité le 25 juillet 189819. On peut aussi souligner leur lien de filiation avec Mieusement : ils sont ses neveux.

8 L’usage de la collection des clichés des monuments historiques confiés à la garde du musée de Sculpture comparée est affermé à cette entreprise privée tenue de livrer à un prix modéré des épreuves à toute personne qui en fait la demande. En contrepartie, le concessionnaire se charge des travaux d’entretien de la dite collection de clichés, et ce, à hauteur de 1 500 francs annuellement, s’astreignant également à verser à l’État une somme avoisinant les 200 francs. La mise en adjudication de la concession de la vente des clichés photographiques des Monuments historiques et de la collection du musée de Sculpture comparée obtenue par la maison Neurdein semble avoir suscité des ambitions rivales. Les éditeurs et les imprimeurs sont nombreux à signaler leur intérêt en formulant des demandes d’autorisation de photographier les œuvres du musée sur papier timbré à l’adresse du directeur de l’institution muséale. Ce sont, par exemple, l’éditeur-photographe Lévy et ses fils, 25, rue Louis-le-Grand et dont l’atelier se situe au 44, rue Letellier à Paris, qui sollicite cette permission le 24 juin 189720 et le 1er juillet 190121 ou bien encore L. Hudson, 5, rue Ordener à Paris, spécialiste de reproductions artistiques et de cartes postales illustrées22 (fig. 2-5).

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Fig. 2

Lettre à en-tête Lévy et ses fils © Archives CAPA / MSC 14 / chemise 1897

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Fig. 3

Lettre à en-tête Lévy et ses fils © Archives CAPA / MSC 14 / chemise 1901

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Fig. 4

Lettre à en-tête Neurdein © Archives CAPA / MSC14 / chemise 1910

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Fig. 5

Lettre à en-tête L. Hudson © Archives CAPA / MSC 14 / chemise 1911

9 L’éditeur de premier plan Ernest Le Deley, dont le siège social se trouve au 127, boulevard de Sébastopol dans le 2e arrondissement de Paris, propose de son côté des cartes stéréoscopiques et une série d’excellente qualité numérotée, mais non poursuivie au-delà de quelques dizaines23. Datées de 1900, on observe sur celles-ci le monogramme stylisé ELD ainsi qu’un grainage plus fin, gage d’une phototypie de grande qualité24 (fig. 6-8).

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Fig. 6

50. Avallon, portail de Saint-Lazare. Cliché Neurdein

Fig. 7

Avallon, portail de l’église (XIIe siècle), cliché no 18, Ernest Le Deley.

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Fig. 8

Antiquités cambodgiennes, Temple de Bayou (sic), carte stéréoscopique, E. Le Deley

10 La Maison des frères Neurdein, fondée en 1864, établie tout d’abord au 28, boulevard de Sébastopol avant de rejoindre la très chic adresse du 52, avenue de Breteuil, s’est rendue célèbre par la vente de portraits historiques puis de photographies réalisées à la Tour Eiffel, opération commerciale dont le succès fut prodigieux, selon les termes d’Étienne Neurdein. Les Salons de 1887 à 1908 ont été également à l’origine de leur fortune ainsi que les Expositions universelles de Paris. La qualité de leur travail est récompensée en 1878 par une médaille d’argent, en 1889 une médaille d’or et en 1900 par un Grand prix.

11 Lors des années 1902, 1903 et 190425, les demandes d’autorisation de photographier les moulages font florès de la part des amateurs et des visiteurs du musée. De ce constat, Camille Enlart (1862-1927), « amoureux des images », a-t-il souhaité, dès sa prise de direction du musée de Sculpture comparée en 1903, initier une importante campagne d’édition de cartes postales du musée ? En l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons le confirmer. Cependant, il est certain que, des prises de vues existantes, un concessionnaire désigné, on pouvait aisément passer à la fabrication de cartes postales. Cette série éditée très certainement à la fin de l’année 190426 par les frères Neurdein pour le musée de Sculpture comparée est composée tout d’abord d’une première série de 486 cartes recensées dans leur catalogue des Moulages dont il a été exécuté des reproductions en carte postale, sous-titré Des collections et sujets édités dans le format carte postale par Neurdein Frères, photographes, éditeurs et imprimeurs, dont l’édition nous semble avoir été livrée vers l’année 190527.

12 Les cartes postales reproduites en noir et en blanc, selon un procédé mécanique de phototypie, sont signées dans un premier temps « ND Phot » ; dès les années 1910, le sigle évolua avec le ND inscrit dans la boucle du P (Neurdein et Cie), pour finir pour les retirages en simple « ND », lors de la fusion « L. Lévy et Neurdein »28 ; enfin on trouve « ND PHOT. » avec dos vert qui correspond à la phase après le rachat par l’imprimerie Crété (1921). Les légendes figurent au recto de la carte postale précisant le nom de

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l’institution, le nom de l’édifice original, du fragment représenté, sans aucune mention de son état de moulage, mais elles ne sont pas toujours fiables. Elles ne sont pas sans poser quelques difficultés aux éditeurs mais, plus encore, au directeur du musée de Sculpture comparée, qui fait part de son mécontentement quant aux « mentions erronées des indications de monuments, de départements et même de localités29 ». En 1905, des corrections seront apportées aux légendes erronées, qu’elles soient liées aux fausses indications de département, de localité ou aux dénominations des édifices originaux30. De même, les numérotations ne sont pas sans problème : l’Autel gallo-romain no 13 réapparaît sous le no 1097 ; la vue de la salle avec le Puits de Moïse est numérotée 176, comme une semelle de poutre d’Anvers. Un même cliché des moulages est utilisé par les Neurdein pour le musée, mais aussi pour la ville où se trouve l’original : par exemple la carte no 498 présente les élus du tympan de la cathédrale de Bourges ; le même cliché numéroté 175 est légendé :

13 « Bourges. Cathédrale Saint-Étienne… les élus ». Le même cliché de la Visitation est légendé « Musée de sculpture comparée… » (no 300) et « Troyes. Église Saint-Jean… » (fig. 9, 10), les sculptures du chœur de Chartres dans le contexte du musée sont légendées comme « Cathédrale de Chartres » sans mention qu’il s’agit des moulages (fig. 11). Cas inverse, la carte no 224 qui correspond au tombeau de Charles IV au Mans, dans la version de la carte conservée par les archives du Musée, ne représente pas le moulage mais l’original dans sa niche (fig. 12, 13).

Fig. 9

300. La Visitation, église Saint-Jean de Troyes, carte montrant le moulage dans le musée

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Fig. 10

Troyes, église Saint-Jean, la Visitation, le même cliché du musée est présenté comme in situ

Fig. 11

Chartres, cathédrale, Présentation de Marie au Temple, le cliché présente le moulage comme une vue dans la cathédrale de Chartres, sans que rien ne précise qu’il s’agit d’un moulage du Musée

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Fig. 12

224. Le Mans, cathédrale, Tombeau de Charles IV d’Anjou. La carte représente la vue du tombeau dans la cathédrale, mais le donne comme un moulage du Musée

Fig. 13

224. Le Mans, cathédrale, Tombeau de Charles IV d’Anjou. Une nouvelle carte numérotée 224 montre cette fois le moulage

14 Mais il existe aussi une carte du moulage. Au retirage parfois, des clichés sont inversés, tel le tombeau d’Henri II (no 291) (fig. 14, 15).

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Fig. 14

291. Saint-Denis, abbaye, Tombeau de Henri II et Catherine de Médicis. Carte de la première série à l’endroit

Fig. 15

291. Saint-Denis, abbaye, Tombeau de Henri II et Catherine de Médicis. Retirage inversé

15 Il convient encore de signaler une forme de commercialisation qui introduit bien des confusions et montre comment aux yeux des éditeurs le moulage tend à équivaloir l’original. Les frères Neurdein vendaient des clichés des moulages du musée de Sculpture comparée à des éditeurs locaux qui imprimaient leur marque et vendaient les cartes comme des vues des monuments de localités où ils exerçaient : ainsi le papetier Herbout d’Amiens ou l’éditeur Toulot d’Auxerre vendent des vues des moulages de la cathédrale de leur ville. Les acheteurs de cartes n’étaient guère plus scrupuleux, une

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carte envoyée de Chartres par un visiteur n’est autre qu’une vue d’un moulage de la tête de sainte dans la cathédrale (no 115).

La collection de cartes postales : un témoin archéologique de la scénographie du musée de Sculpture comparée

16 Les premières cartes offrent donc un parcours historique cohérent, qui n’est autre que celui qui présidait déjà à la présentation des salles du musée des années 1890 repris par les publications de Paul-Franz Marcou31 : époque gallo-romaine – XIIe, XIIIe, XIVe-XVe, XVIIe-XIXe siècles (fig. 16).

Fig. 16

Plan du Musée de Sculpture comparé, extrait du Catalogue général du Musée, par Camille Enlart et Paul Roussel, Paris, Henri Laurens, 1929

17 Les six premiers numéros renseignent le musée Indo-Chinois32, implanté sur environ un cinquième de la surface totale de l’aile de Passy du Palais du Trocadéro (fig. 17, 18). Les numéros suivants reprennent la démonstration comparative de Viollet-le-Duc qui souhaitait des moulages des arts égyptiens, assyriens et de la période hiératique grecque33 en regard des œuvres des XIe et XIIe siècles français (fig. 19, 20). Paul Deschamps, le successeur d’Enlart, y fait encore allusion : « On pouvait y voir, à côté de moulages de sculpture égyptienne du Musée de Boulaq, de sculptures grecques et romaines des Musées de Munich, de Londres, de Naples et du Louvre, de grandes pièces de sculpture monumentale choisies parmi les plus imposantes et les plus belles de l’art français des époques romanes, gothique et de la Renaissance34 ». Suivent quelques moulages de monuments gallo-romains (fig. 21). Commencent ensuite les grandes périodes auxquelles sont dévolues les reconstitutions les plus prestigieuses, le style roman du no 16 (Notre-Dame du Port) au no 75 (Saint-Rémi de Reims), en passant par Moissac (fig. 22, 23), Saint- Gilles du Gard, Vézelay ou Autun, puis le style gothique, du

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no 76 (Notre-Dame de Reims) au no 179 (Puits de Moïse), regroupant les plus célèbres cathédrales, Amiens, Paris, (fig. 24), Chartres, Laon, mais aussi Naumbourg (fig. 25, 26). Le catalogue des frères Neurdein classe les cartes par siècle depuis le XIIe siècle. Cela permet d’évaluer les proportions qui, là encore, ne répondent pas aux idées reçues : 70 cartes (180 à 251) couvrent le XVe siècle et s’ouvrent plus largement à l’étranger, Florence (fig. 27) ou Amsterdam ; le XVIe siècle est illustré par 114 cartes (252 à 366) (fig. 28), soit plus que les XIIIe et XIVe siècles ! Il y a donc un indéniable intérêt pour cette période qu’on associe moins que le Moyen Âge à ce musée. Le XVIIe siècle a droit à une série de 86 cartes, le XVIIIe seulement 27 (fig. 29) ; enfin le XIXe siècle qui clôt le cycle avec les Rude de l’Arc de Triomphe, n’est présenté qu’en 5 cartes. Symboliquement, la carte no 486 (fig. 30), qui clôt la première série, représente l’éphèbe de Rude, le dernier moulage que l’on voyait, salle N, avant de pénétrer dans la section cambodgienne.

Fig. 17

1. Entrée de sanctuaire (reconstituée) (Cambodge)

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Fig. 18

2. Temple de Bayon (Cambodge)

Fig. 19

3. Cheik-el-Beled, statue trouvée dans un puits funéraire de la nécropole de Memphis (IVe dynastie)

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Fig. 20

11. Cariatide provenant du Temple de l’Erechthéion, à Athènes (Ve siècle avant Jésus-Christ)

Fig. 21

15. Un Sanglier (IIIe siècle)

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Fig. 22

25. Moissac, église Saint-Pierre, portail latéral du porche occidental (XIIe siècle)

Fig. 23

25. Version de carte précédente détourée

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Fig. 24

93. Paris, cathédrale Notre-Dame, Tympan du portail de la Vierge. La carte porte la cote du moulage dans le catalogue d’Enlart et Roussel qui permet de le situer dans la salle C

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Fig. 25

146. Naumbourg, cathédrale, Statue de la comtesse Baba (XIIIe siècle)

Fig. 26

147. Naumbourg, cathédrale, Statue du comte Eckart (XIIIe siècle)

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Fig. 27

226. Michel-Ange, La Vierge et l’Enfant, Notre-Dame de Bruges

Fig. 28

307. Rouen, cathédrale, Tombeau de Louis de Brézé (XIIIe siècle)

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Fig. 29

479. Nancy, Place Stanislas, Fontaine de Neptune (XVIIIe siècle)

Fig. 30

486. Rude, Ephèbe de l’Arc de triomphe de l’Étoile (XIXe siècle)

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18 On ne doit pas surinterpréter cette série de cartes, car il y manque des monuments majeurs ! Et les proportions sont trompeuses, puisque Paul Deschamps écrit encore en 1934 que « La Renaissance est insuffisamment représentée35 ». C’est pourquoi les frères Neurdein s’empressèrent de compléter la collection, en abandonnant le parti-pris chronologique et en complétant la documentation sur des monuments traités succinctement dans la première série. La seconde série, qui se développa au moins jusqu’au no 1606, introduit des arts nouveaux, les maquettes d’Anatole de Baudot et, pour finir, quelques vitraux ; elle permet aussi de percevoir des changements scénographiques apportés par Enlart dans les années 1903-1905. Ainsi une pièce importante comme le Puits de Moïse est déplacée : les cartes nos 17636 et 252 (fig. 31-33) la montrent au centre de la salle des XVe et XVIe siècles (D), la carte no 1176 atteste son installation dans la salle B’ derrière le portail de la cathédrale de Bourges (fig. 34). Deux versions de la carte 177 (fig. 35, 36) montrent ce changement de cadre.

Fig. 31

176. Galerie orientale, salle des XVe et XVIe siècles

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Fig. 32

176. Galerie orientale, salle des XVe et XVIe siècles

Fig. 33

252. Une salle de l’aile occidentale (sic) (XVIe siècle). Exemple du manque de rigueur dans les légendes

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Fig. 34

1176. Bourges, cathédrale, portail. La petite salle d’accueil, outre le Puits de Moïse, le comptoir de Mme Jalbert

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Fig. 35

177. Dijon, chartreuse, Puits de Moïse. La sculpture de Sluter trône au centre de la salle D consacrée au XVe et XVIe siècles

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Fig. 36

177. Dijon, chartreuse, Puits de Moïse. Sous le même numéro, une carte restitue le déplacement du Puits de Moïse dans la salle D’

19 En réunissant les cartes de la première série qui présentent des moulages situés à proximité du Puits de Moïse, on peut arriver à une reconstitution minutieuse de la scénographie d’un secteur qui a été modifié par Enlart. Il n’est pas sans signification de mettre en perspective le Puits avec les tombeaux d’Henri II et de François II, de l’entourer des fragments de Saint-Maclou de Rouen, de stalles de Saint-Bertrand de Comminges et d’Amiens, mais évidemment aussi de les associer aux pleurants du tombeau de Jean sans Peur. Toute la salle se retrouve globalement entre les cartes no 180 (début des Pleurants) et no 327 (couronnement à Saint- Pierre de Caen) ; ce qui est énorme par rapport aux autres salles. Des ensembles aux numérotations suivies s’y perçoivent, dont la continuité n’est justifiée que par la disposition des moulages : ainsi les 224, tombeau de Charles IV d’Anjou dans l’angle et 225, porte de la sacristie de Bourges. Le décor de Gaillon (290) voisine avec le tombeau d’Henri II (291, 292), les stalles d’Amiens (293, 294).

20 En revanche, seules les cartes 176 donnent une vue d’ensemble, que peut compléter la carte 293 qui donne le contexte de la stalle d’Amiens. Or cette scénographie est modifiée entre 1904 et 1910, date du Catalogue général illustré qui s’ouvre sur une vue de la salle des XVe et XVIe siècles, avec les auteurs, mais où le Puits a laissé la place à la Croix de Saint-Cirques (no 823). Les cartes 176 témoignent d’une organisation d’avant 1910 et sont donc à utiliser avec circonspection.

21 Il convient de noter la rareté de ces vues d’ensemble ; n’auraient-elles pas été plus synthétiques et séduisante pour les visiteurs ? Or, en dehors de quelques portails complets comme Saint-Gilles du Gard ou Vézelay, de quelques fontaines, les vues de salles restent peu fréquentes37. Cela est cohérent avec les deux tendances majeures qui

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se discernent dans les choix des vues qui composent la collection de cartes postales : le goût du fragment – en relation avec la base même du principe du moulage – et l’exhaustivité.

22 Les cartes postales offrent donc des cadrages serrés sur les objets pris dans leur ensemble, puis décomposés dans leurs différents détails décoratifs ou motifs iconographiques : ainsi les Pleurants sont présentés par quatre, puis individuellement ; de même chaque allégorie du tombeau de François II. Ce principe, apparu dans la première série, est repris pour certains œuvres et amplifié dans la seconde : les tombeaux de Marguerite de Bourbon (1438-1483), Philibert-le-Beau (1480-1504) et de Marguerite d’Autriche (1480-1530) à Brou dont chaque Sybille ou saint est individualisé, ou encore la stalle d’Amiens qui a été présentée globalement (293) et avec son dais (294) et qui fait l’objet d’une vingtaine de photos supplémentaires (1234-1244, 1256-1263, 1273, 1281). Il est significatif que des cartes (expérimentales ?) aient été produites qui présentent un découpage du motif : l’image de cette stalle d’Amiens (293) entourée des moulages de Gaillon, des Pleurants et des bas-reliefs de l’hôtel du Bourgthéroulde représentant le Camp du drap d’or, devait paraître confuse, aussi a-t-on tiré une carte38 où elle est découpée (assez maladroitement) et apparaît sur fond blanc pour isoler l’objet (fig. 37, 38) ; le même type de découpe se retrouve sur des cartes du Beau Dieu d’Amiens (fig. 39, 40). Dans la seconde partie de la collection, la démultiplication permet de reproduire des séries énormes de chapiteaux, de vierges à l’enfant, jetant les bases d’études typologiques.

Fig. 37

293. Amiens, stalle de la cathédrale (XVIe siècle)

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Fig. 38

293. Amiens, stalle de la cathédrale (XVIe siècle). Version détourant la stalle

Fig. 39

708. Amiens, cathédrale, « Christ dit le Beau Dieu »

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Fig. 40

708. Amiens, cathédrale, « Christ dit le Beau Dieu », cliché détouré du reste du portail

23 Y eut-il recherche d’exhaustivité ? Bien sûr, cette collection de cartes postales ne remplace pas les photos des moulages régulièrement réalisées, mais elle semble néanmoins atteindre une dimension systématique ; celles des archives du musée comportent, écrite au crayon, la cote du moulage dans les salles, dans la scénographie d’Enlart39, reprise dans le catalogue général. Ce grand nombre de cartes pouvait ainsi servir à la gestion pratique des collections. Deschamps rappelle qu’en 1936, le musée conservait 6 945 moulages, c’est bien sûr beaucoup plus que les 1 600 cartes postales créées : néanmoins, si l’on se souvient qu’un moulage peut faire l’objet de plusieurs cartes, une carte peut représenter plusieurs objets, surtout en matière de sculpture ornementale, cela donne une proportion d’objets reproduits impressionnante, au moins un tiers. Il y a donc bien un projet qui, comme le moulage, ressort à la diffusion d’une histoire de l’art en images libérée des contraintes de l’original.

Modalités d’une histoire visuelle de la sculpture

24 Un colloque avait émis en 1999 – cent-cinquantenaire de la mort de Viollet- le-Duc – l’audacieuse hypothèse qu’au musée de Sculpture comparée s’était jouée la « naissance de l’histoire de l’art moderne40 » : Roland Recht, en particulier, y avait montré la fidélité au projet scientifique de Viollet-le-Duc dont la construction théorique tendait à donner un statut central au Moyen Âge français, en s’appuyant sur une vision évolutionniste et une méthode comparative empruntée aux sciences naturelles. Sans revenir sur cette dimension, il convient de montrer comme la collection de cartes postales poursuit à sa manière le projet tout en l’infléchissant par le processus même

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de diffusion, de reproduction mécanique des reproductions. Car il faut se souvenir qu’une des données fondamentales du musée était d’offrir des moulages grandeur réelle, à l’échelle 1/1, d’où l’impression grandiose des tympans romans, des escaliers, des tombeaux : on rivalise bien avec les colonnes grandeur réelle du Parthénon de la cour des études de l’École des Beaux-Arts.

25 Roland Recht insistait surtout sur la proximité entre moulage et photographie41, rappelant que le musée était tout autant consacré à la photo qu’aux moulages, celle-ci étant le complément de l’objet pour le contextualiser, mais aussi une source documentaire largement exploitée. Il précisait encore que le moulage comme la photo permet le cadrage, le détourage, de ce fait une analyse formaliste. La carte postale perpétue, en la facilitant, cette pratique, car sur 1 600 cartes il n’est guère qu’une vingtaine de vues de salles qui montrent l’agencement du musée, les autres privilégiant le cadrage serré sur un moulage, voire un détail, telles les miséricordes des stalles d’Amiens ; certains ensembles sont aussi détourés, le « beau Christ » ou les stalles d’Amiens. La fragmentation de la composition devient un principe de lecture qui favorise aussi l’approche stylistique.

26 En 1 600 cartes, Enlart et les frères Neurdein écrivent donc une histoire visuelle qui partage la fonction du catalogue, en portant l’accent sur le visuel, comme le tentaient les albums de Marcou dans les années 1890. Ce qu’écrivent Enlart et Roussel à propos de leur catalogue est vérifiable dans leur série monumentale de cartes postales, elle « constitue donc une véritable histoire de la sculpture française et un aperçu de la sculpture étrangère42 ».

27 Sans être le substitut du catalogue raisonné, commencé en 1892 par Louis Courajod et Paul-Frantz Marcou et jamais achevé43, la collection de cartes postales poursuit les ambitions majeures du musée initial, voire de Viollet-le-Duc : innombrables sont les fragments « décoratifs » qu’elle offre à l’amateur ou à l’artisan, répondant au troisième principe fondateur défini par Viollet-le-Duc en 1879, à côté de la comparaison entre « différentes époques et civilisations » et de la comparaison interne à la sculpture française « par écoles », l’« application de la sculpture suivant le système d’architecture employé »44, c’est-à-dire la « sculpture d’ornement ou décorative45 » qui suit les mêmes évolutions : Viollet-le-Duc réclamait cet enseignement pour les artistes.

28 On peut dire que les 486 premières cartes, comportant quelques références égyptiennes et grecques, des monuments gallo-romains maintiennent le principe comparatif premier, alors qu’il est rompu, dans les salles, par le déplacement des antiques dans les galeries latérales. Cependant si la part belle est réservée aux grandes époques romanes et gothiques et à la Renaissance et aux chefs-d’œuvre de Goujon et de Bouchardon, l’amplitude chronologique, du gallo-romain à Rude et Carpeaux, et les monuments peu connus retenus construisent un ensemble d’une étonnante variété, une culture sculpturale de référence. L’usage de ces cartes, d’abord collectionnées46 et utilisées comme références par les artistes47, traduit un projet scientifique clair, comme l’atteste la primauté donnée aux fragments et aux détails sur les vues pittoresques des salles. Le comparatisme est rendu encore plus aisé par la facilité des combinaisons de ces photos détachées. Véritable instrument scientifique, la collection s’est chargée de la même valeur que l’original, selon l’argumentation de Courajod et Marcou qui écrivaient : Si des notices parfois assez étendues ont été consacrées à de simples moulages, c’est qu’on a pensé qu’il n’y avait pas, en matière de sculpture, de distinction à faire entre l’œuvre elle-même et sa reproduction ; c’est aussi que, pour l’histoire de l’art,

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un moulage, qui ne peut être suspect d’interprétation, a toute la valeur scientifique d’un original et mérite, par suite, d’être examiné avec le même intérêt. Aussi, n’a-t- on pas craint de publier ici, comme on l’aurait fait en présence des originaux s’ils eussent été réunis dans un musée, le texte même des pièces, comptes, mémoires, marchés, mandements, de payement, etc.48.

29 Si nous avons consacré tant de signes à ces simples cartes postales, ce n’est pas que copies de copies, elles vaillent les originaux, mais parce que nous estimons qu’il s’y inscrit une histoire visuelle qui mérite une exploration plus systématique, riche de potentielles réinterprétations sur l’écriture de l’histoire de la sculpture. C’est aussi que nous souhaitions démontrer la nécessité de ne pas y voir une simple documentation transparente (ne serait-ce qu’en raison aussi des erreurs qu’elles véhiculent), mais le matériau même d’une histoire et que ces cartes comme collection et comme objets de collection ont, non seulement acquis le droit à une patrimonialisation légitime, mais à une étude pour elles-mêmes.

Fig. 41

Palais du Trocadéro. Musée de sculpture comparée, Carnet n°1

NOTES

1. L’équipe de recherche de l’École du Louvre a mis sur pied un programme de recherche intitulé L’atelier de l’histoire de l’art. De la collecte aux humanités numériques qui s’attache à la mutation de la qualification des objets et à la fonction du « document » dans l’écriture de l’histoire de l’art. Cet article s’inscrit dans cette perspective de revalorisation d’un objet dont le statut est en pleine évolution : ainsi, en octobre 2011, l’Institut national du Patrimoine a proposé une formation intitulée La carte postale : source et patrimoine ; l’UMR Chastel porte un programme de recherche,

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Carte postale et création. Usages, fonctions, enjeux de la carte postale dans le champ artistique (XIXe- XXIe siècles) qui a donné lieu à des colloques à Besançon en mai et à Paris en novembre 2013. 2. Plusieurs de ses livres sont illustrés de ses propres photos ; toutefois il utilise aussi abondamment les photos des frères Neurdein, par exemple dans ses monographies du Musée (1911) ou de Rouen (1921). Ses photos sont conservées à la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine et aux Archives de Boulogne-sur-Mer dans un ensemble de 18 000 épreuves, dont les deux-tiers pris par Enlart, les autres étant de Neurdein, Braun… 3. Les auteurs remercient Christine Lancestremère, conservateur de la Galerie des Moulages au Musée des Monuments français, pour ces informations. 4. Il convient de signaler un article confus d’Axel Gampp, “Plaster Casts and Postcards: the postcard edition of the Musée de Sculpture Comparée, at Paris”, Plaster Casts, Collecting and Displaying from Classical Antiquity to the Present, De Gruyter, pp. 501-517. 5. Parmi les programmes majeurs en ce domaine, l’exploitation de la collection Debuisson dans le cadre du projet du Musée d’Orsay/INHA, À nos grands hommes. La sculpture publique en France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (2004). 6. Processus conscient dès les restaurations du XIXe siècle et qui se traduit à travers les cartes : ex. la légende de la carte no 1100, « Divinité asiatique » gallo-romaine, précise : « Original détruit lors du bombardement de Strasbourg ». Intéressante anticipation des fameuses étiquettes vertes qu’Enlart placera dans le musée pour signaler les œuvres détruites par les « barbares » germains, surtout après le bombardement de Reims. 7. Par exemple la série de rencontres Photo Archives and the Photographic Memory of Art History en 2009-2011 et la publication dirigée par Costanza Caraffa, Photo Archives and the Photographic Memory of Art History, Berlin, Deutscher Kunstverlag et parue en mai 2011. 8. « Le musée des Monuments français », http://www.culture.fr/Ressources/Moteur- Collections/Autres-focus/Le-musee-des-Monuments-francais/(theme)/1 9. Le mot « moulages » est finalement rare aussi dans les publications : il n’apparaît pas dans le titre des albums de Frantz Marcou en 1897, ni sur les livres d’Enlart en 1911 et de Roussel en 1920 ; le catalogue de 1925-1928 omet le mot en couverture et le place entre parenthèses sur la page-titre ; il disparaît du catalogue de Denise Jalabert en 1943. 10. D’ailleurs le musée lui-même souffre d’un dédoublement des collections, d’abord limité à l’aile de Paris et étendu en 1889 à l’aile de Passy, sans qu’il soit envisageable de réorganiser l’ensemble, il y a donc double parcours historique ; puis en 1903, ce sont les galeries extérieures vitrées qui sont récupérées et dévolues à la sculpture étrangère sur l’aile de Paris et la sculpture avant le XIe siècle sur l’aile de Passy, complétée de la série de maquettes d’Anatole de Baudot. 11. Dans la première série, cartes nos 275 à 284, 340 (avec substitution d’Évreux ensuite) ; et on y revient en 661, 685, 693, 753. 12. La fascination de Malraux pour le fragment photographique est connue ; il écrit : « Le fragment, mis en valeur par sa présentation et par un éclairage choisi, permet une reproduction qui n’est pas un des plus humbles habitants du Musée imaginaire. », Les Voix du Silence, Œuvres complètes, IV, Bibliothèque de la Pléiade, 2004, p. 213. Il usera des photos de moulages dans ses livres. 13. Ainsi que suggéré par Christine Lancestremère et Emmanuelle Polack dans « La photographie au musée de Sculpture comparée : médium de la diffusion de l’art français médiéval, instrument de comparaison intégré à la muséographie et apport documentaire à l’histoire de l’architecture », Revue de l’art, no 181, 2013-3, à propos, par exemple, des clichés de Paul Robert qui, selon l’Album du Musée de Sculpture comparée, publié sous la direction de P. Frantz Marcou, n’ont « d’autre prétention que de mettre sous les yeux du public un recueil d’images, qui fût comme un musée portatif de la sculpture française ». 14. Créée le 3 novembre 1879, la Sous-commission se compose de MM. Antonin Proust, directeur des Beaux-Arts, Jules Quicherat (1799-1884), directeur de l’École des chartes, Émile Boeswillwald

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(1815-1896), Juste Lisch (1828-1910), Victor Rupricht-Robert (1820-1887), inspecteurs généraux, Anatole de Baudot (1834-1915), inspecteur général des édifices diocésains, Castagnary, conseiller d’État, Alexandre Denuelle, Gustave Dreyfus (1837-1914), Gautier, contrôleur des travaux, Adolphe Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892), statuaire, Robert de Lasteyrie (1849-1929), professeur de l’École des chartes, Poulin, directeur des Bâtiments civils, Edmond Du Sommerard (1817-1885), Steinheil (1818-1885), peintre, Treteau, conseiller d’État. 15. Voir Anne de Mondenard, Photographier l’architecture 1851-1920. Collection du Musée des Monuments français, Paris, 1994. Catalogue de l’exposition au musée national des Monuments français du 20 mars au 20 juin 1994 et au musée des Beaux-arts de Marseille, Palais de Longchamp, du 1er juillet au 1er septembre 1994. 16. Archives du musée de Sculpture comparée, cote CAPA/MSC carton 0. 17. J. Leroy retire du musée du Trocadéro les objets suivants lui appartenant, à savoir : une table, une vitrine, deux albums, deux chemises d’épreuves H. 0,30 ; L. 0,40 m et sept chemises d’épreuves H. 0,21 ; L. 0,27 m. Archives de la Médiathèque du patrimoine, cote MAP cote 80/074/01, dossier 1.4. 18. MAP cote 80/074/49. 19. MAP cote 80/074/49, dossier 4, correspondances. 20. Archives CAPA/ MSC 14 chemise 1897. 21. Archives CAPA/ MSC 14 chemise 1901. 22. Archives CAPA/ MSC 14 chemise 1911. 23. Sous les titres « Musée de sculpture du Trocadéro » et « Musée du Trocadéro » 24. Les auteurs tiennent à remercier Françoise Ploye, restauratrice de photographies anciennes et contemporaines pour cette observation. 25. Archives CAPA/MSC 14 chemise 1902. 26. Le verso divisé des premiers numéros des cartes postales laisse penser qu’elles ont été mises en fabrication après le 4 janvier 1904. 27. Catalogue consultable à la Bibliothèque nationale de France, sur le site Richelieu, sous la cote AD1822 (110). 28. La suite de l’histoire de la collection reste à écrire : ainsi se sont encore des photos ND (identiques aux CP) qui accompagnent la plaquette de Jules Roussel en 1920, alors que le catalogue de 1929 précise que les clichés sont « Lévy-Neurdein » et offre quelques nouvelles prises de vue. Plus tard, une série de cartes, « Musée de sculpture comparée » comporte les numéros ND, mais est éditée par Moutet, « Aux musées d’Europe » : par exemple, ND. 271 La Mort de Ligier-Richier. 29. MAP 80/074/49 Dossier correspondance. 30. Idem, Ibidem. 31. Album du Musée de sculpture comparée (palais du Trocadéro)..., sous la direction de Paul Frantz Marcou, Paris, s. d., 1re série, Époque gallo-romaine-XIIe siècle ; 2e série, XIIIe siècle ; 3e série, XIVe et XVe siècles. 32. Louis Delaporte, officier de Marine, visite le site d’Angkor en 1866. Au cours d’une seconde mission, toujours à Angkor, en 1873, il rapporte en France de nombreux moulages, exécutés par les premiers pionniers français qui se rendirent au Cambodge au XIXe siècle mais également, des schémas, des plans et des œuvres originales. La collection trouve, tout d’abord, refuge au Château de Compiègne, avant d’être installée dans une salle de l’aile de Passy du Palais du Trocadéro en 1882. Louis Delaporte est nommé conservateur des collections khmères du Palais du Trocadéro qui, plus tard, devient le musée Indochinois du Trocadéro, et qu’il dirige jusqu’en 1924. Les moulages se retrouvent à l’Exposition Coloniale Internationale de Vincennes en 1931, après un passage partiel par celle de Marseille en 1906 et 1922. À partir de 1935, lors des travaux de la transformation du Palais du Trocadéro, se pose le problème de l’entreposage de la collection du musée Indochinois. Les moulages sont déposés et stockés par le service des Bâtiments civils dans

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une ancienne usine appartenant à M. Appert au 9, rue Valiton à Clichy. Les œuvres originales, quant à elles, viennent enrichir les collections du musée Guimet. 33. Les moulages d’antiques seront installés dans la galerie latérale de l’aile de Passy, avant d’être retirés des collections en 1933, pour être conservés à l’Institut de l’art. 34. Paul Deschamps, Le Musée de Sculpture Comparée. Extrait du Congrès de Paris 1934, t. 1. Version dactylographiée, archives du Musée, CAPA/MSC3, pp. 2, 3. 35. P. Deschamps, op. cit. note 34, p. 7. 36. Précisons qu’il existe deux versions de cette carte de même époque « ND Phot », une vue, prise dans l’axe de la galerie, avec le Puits de Moïse au centre, l’autre prise de biais avec quatre personnages, qui sera retirée en « ND ». 37. Hormis le temple d’Angkor (2), Vézelay (45), la salle XVe- XVI e siècles(176) décrite ici, la chapelle d’Avioth (233), la salle M avec l’hôtel de Berny à Toulouse (341) et la salle du XVIIe siècle de l’aile de Passy (367), la première série comporte assez peu de vues des salles ; la seconde série en propose encore moins : l’aile de Paris, salle B, XIIIe siècle (1044), le portail de Bordeaux (1506). 38. Carte « ND. PHOT. » de la période Imprimerie Crété, donc des années 1920. 39. Selon aussi le Catalogue général illustré de 1910 dont Enlart et Roussel précisent bien qu’il s’agit d’une édition entièrement refondue, avec les phototypies des frères Neurdein frères. C’est évidemment l’état le plus proche de la collection de cartes postales. 40. Le Musée de Sculpture Comparée : naissance de l’histoire de l’art moderne, Paris, Monum/ Éditions du Patrimoine, 2001. 41. Le Musée de Sculpture Comparée : naissance de l’histoire de l’art moderne, op. cit. note 40, pp. 52, 53. 42. Camille Enlart et Jules Roussel, Musée de Sculpture comparée du Trocadéro. Catalogue général, Paris, Henri Laurens, 3 fascicules réunis, 1925-1928, s. p. Les 96 planches du catalogue sont des clichés Lévy-Neurdein. 43. Musée de sculpture comparée (moulages). Palais du Trocadéro. Catalogue raisonné… XIVe et XVe siècles, Imprimerie Nationale, 1892 ; avec les clichés de Paul Robert. 44. Viollet-le-Duc, Musée de Sculpture comparée appartenant aux divers Centres d’art et aux diverses époques, Imprimerie Bossier, 1879, p. 3. 45. Idem, Ibidem, p. 8. 46. Comme le prouvent le fait que l’essentiel des cartes qui se vendent aujourd’hui sur le marché de l’occasion sont vierges, et que l’on trouve des ensembles de cartes dans les collections ou les ateliers. 47. Ainsi le sculpteur Réal del Sarte, qui lui-même diffusa très largement son œuvre et la propagande johannique en cartes postales, possédait une sélection de cartes du musée de Sculpture comparée, en particulier une série de vierges à l’enfant. 48. Musée de Sculpture Comparée (Moulages). Palais du Trocadéro. Catalogue raisonné, Paris, Imprimerie nationale, 1892, p. III.

RÉSUMÉS

En élaborant une collection qui atteindra 1 606 cartes postales, les frères Neurdein répondent à une demande du Musée de sculpture comparée qui atteste, qu’au-delà de la fonction touristique, la carte postale est envisagée par le directeur, Camille Enlart, comme un véritable instrument de diffusion de savoir et de gestion de la collection des moulages, voire comme une encyclopédie

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miniature de l’histoire de la sculpture. Les auteurs reconstituent, à travers les archives, les tractations qui donnent naissance à cette collection et en examinent les implications : une nouvelle culture visuelle se construit, chaque carte offrant un point de vue spécifique (vues d’ensemble, œuvres détaillées ou détourées, jeux des légendes, mais aussi erreurs…). Au-delà de la patrimonialisation de cet ensemble assez exceptionnel, l’article privilégie la première série de 486 cartes organisée chronologiquement et propose une analyse de l’intrusion de ce médium, au moment de son « âge d’or », dans l’atelier de l’historien de l’art.

In putting together a collection that would comprise 1,606 postcards, the Neurdein brothers were responding to a request by the Musée de Sculpture Comparée which attested that, beyond its tourist function, the postcard was envisaged by the director, Camille Enlart, as a real instrument for the diffusion of knowledge and the management of the cast collection, or even as a miniature encyclopedia of the history of sculpture. Using archival materials, the authors reconstitute the negotiations that gave rise to this collection and examine its implications: a new visual culture was being built, each card offering a specific point of view (general views, detailed or cut-out works, clever captions, as well as errors). Beyond the patrimonialisation of this exceptional collection, the article focuses on the first series of 486 cards organised chronologically and proposes an analysis of the intrusion of this medium, during its “golden age”, into the art historian’s studio.

AUTEURS

DOMINIQUE JARRASSÉ Dominique Jarrassé est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Bordeaux Montaigne et à l’École du Louvre. Il a fait ses études à Nancy et sa thèse à Paris 4 sur L’architecture thermale en France entre 1800 et 1850. Ses travaux concernent l’art et l’architecture du xixe et de la première moitié du xxe siècle, particulièrement l’architecture des synagogues et l’art juif. Il a publié divers ouvrages comme L’Âge d’or des synagogues (1991), Rodin (1993), Une histoire des synagogues françaises. Entre Occident et Orient (1997), L’art des jardins parisiens (2002), Existe-t-il un art juif ? (2006)… Il aborde aussi des questions touchant à l’historiographie de ces domaines et aux relations de l’art et de l’anthropologie. Il a intégré l’Équipe de recherche de l’École du Louvre en octobre 2012.

EMMANUELLE POLACK De formation historienne, Emmanuelle Polack est en charge des archives du musée des Monuments français au sein de la Cité de l’architecture et du Patrimoine. Elle a assuré en 2010 le commissariat de l’exposition « Rose Valland sur le front de l’art » au Centre de la Résistance et de la Déportation à Lyon. Elle est aujourd’hui chercheur(e) associée sur le programme « Marché de l’art sous l’Occupation » au sein de l’Institut national d’histoire de l’art.

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Dossier Les modalités de la collecte : rapt, troc, marché, fouilles, don... Et leur impact sur l’objet

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Dans collection, il y a collecte…

Dominique Jarrassé

1 Dans une journée d’études qui concluait le séminaire doctoral 2012-2013 sur la qualification de l’objet1, des chercheurs se sont réunis pour mener une réflexion sur les processus qui définissent l’objet non pas tant dans sa nature qu’à travers les mutations de son statut. Il était apparu pertinent de se pencher sur ce moment crucial de la biographie des objets qu’est la collecte : nous empruntons sciemment cette notion à l’anthropologie, plutôt qu’à l’histoire de l’art pour décaler la perception du mouvement d’appropriation. La manière dont un objet entre dans une collection, les modalités selon lesquelles il perd sa fonction ou en change, les circonstances de son acquisition ou de son don ont un impact sur sa nature, non pas intrinsèque, mais déterminée par les regards différents qui lui sont portés, et sur les connotations qui s’attachent à lui ; nous avons déjà engagé la réflexion sur cette définition dynamique de nos objets dans l’introduction de ce séminaire2. Les articles ici réunis en forment une illustration qui privilégient deux champs, la construction des collections qui peut aller jusqu’à la falsification, d’une part, et le cas très spécifique de la collecte en matière d’art brut, d’autre part. Pour cette dernière partie, nous rejoignons les objectifs définis par le programme « Anthropologie et histoire des arts » du GDRI Musée du Quai Branly/CNRS qui établit ce rapprochement3 : « S’intéresser à l’entrée d’artefacts extra-occidentaux dans le monde de l’art implique évidemment de revenir sur la construction de la catégorie d’“art primitif” et d’étudier le rôle de l’esthétique “primitiviste” dans le regard occidental sur les arts exotiques. Si la question de l’artification se pose pour les objets ethnographiques consacrés en arts des civilisations extra-européennes, elle concerne cependant également d’autres registres, comme l’“art populaire”, l’“art brut”, l’“art des fous” ou encore l’“art préhistorique” ». Nous pourrions ajouter qu’elle se pose bien au-delà de ce qui semble demeurer le propre de l’anthropologie de l’art, les primitifs dans toutes leurs acceptions. C’est en la transposant au monde des collections d’art ou de beaux-arts que la notion nous paraît également opérante. Il ne faut pas en rester au seul parcours du cabinet de curiosité au musée du Louvre en passant par le musée d’ethnographie, bien d’autres biographies d’objets montrent ces processus de requalification incessants.

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2 De même le substrat symbolique inscrit dans la notion de butin touche les œuvres d’art classiques ; évident dans les objets pris par fait de guerre au roi d’Abomey Béhanzin, le terme réapparaît sous la plume de Paul Rivet et Georges-Henri Rivière pour désigner, au retour de l’expédition Dakar-Djibouti « la récolte de 3 500 objets ethnographiques, notation de 30 langues ou dialectes […], formation d’une importante collection de peintures abyssines […] formation d’une collection de plus de 300 manuscrits et amulettes éthiopiens destinés à la Bibliothèque Nationale, rassemblement pour le Muséum d’une collection zoologique […], prise de 6 000 clichés photographiques, et de 200 enregistrements sonores […], recherches archéologiques, topographiques, anthropologiques, entomologiques, embryologiques, botaniques, etc. » « Tel est le butin rapporté par cette expédition…4 » Or il peut désigner les expéditions napoléoniennes en Égypte, en Italie ou en Allemagne…

3 Finalement aucun objet ne semble échapper au déplacement, la collection et la patrimonialisation étant par définition transfert d’un usage à un autre et d’une catégorie à l’autre. Thomas McEvilley, dès 1992 dans L’Identité culturelle en crise, livrait ses réflexions à l’occasion d’une exposition d’art africain contemporain : Voir un objet ailleurs que là où il a été fait et à un autre endroit que celui pour lequel il a été fait, c’est le voir avec des questions comme : comment et pourquoi est-il arrivé à ce nouvel endroit ? A-t-il été volé par quelque force impériale ? Est-ce que son itinéraire porte la marque de l’exploitation économique ou de la violence ? Les indiens Zuni et quelques peuples non européens ont demandé le retour de leurs objets exposés dans les musées d’art et d’ethnographie occidentaux, parce que ces objets ont des pouvoirs spécifiques qui sont perturbés quand ils sont dans un environnement culturel étranger. Le gouvernement de Grèce demande depuis longtemps le retour des marbres d’Elgin du British Museum, parce que les objets sont liés au lieu de leur réalisation. Il est peu vraisemblable en revanche qu’un pays d’Europe occidentale demande le retour depuis le Japon ou d’ailleurs de, disons, des peintures des vieux maîtres. Ce sont des relations de pouvoir qui gouvernent ces sentiments (comme les autres). La dispersion des objets culturels occidentaux dans des cultures non occidentales est perçue comme une affirmation du pouvoir et de l’influence occidentale, une sorte de mission de prosélytisme, mais le confinement des objets non occidentaux dans les musées occidentaux est vu d’une manière complètement opposée, comme un signe de la soumission de l’autre culture au pouvoir occidental, de l’appropriation de sa richesse et, bien sûr, de son identité par une force étrangère5.

4 Sans doute d’un schématisme trop rigoureux, ce parallèle rappelle non seulement que nous sommes entrés dans une phase de réclamations complexes, un terrain éthique qui n’est pas abordé ici, mais démontre surtout la relativité des points de vue, le poids des modalités de la collecte des objets, et, de ce fait, leur impact sur leur statut à travers leur mise en collection. Mais le déplacement forcé des objets ne s’est pas produit uniquement dans le cadre de l’impérialisme occidental sur le reste du monde, à l’image du sac du Palais d’été en octobre 1863 sous la houlette de lord Elgin et du général Montauban ; c’est un processus interne au double processus symbolique (exposition du butin ou don diplomatique) et économique (marchandisation des objets et des œuvres d’art) qui a animé ces échanges. L’histoire de l’art est ponctuée d’exactions depuis l’Antiquité : les pillages romains en Grèce, la quatrième croisade détournée en conquête de Constantinople (1204)6, les spoliations napoléoniennes et nazies n’ont rien à envier à la manière dont se sont constituées les collections d’arts indigènes, dont le rapt du kono chez les Dogons, relaté par Leiris dans L’Afrique fantôme (1934), est devenu un symbole, encore peu mis en lumière. Le cas des arts indigènes demeure crucial, non seulement

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comme le souligne McEvilley par la disproportion entre les pouvoirs des cultures mises en relation, mais par un jeu subtil d’artification qui transforme les objets. L’objet quotidien (et donc de peu de valeur), l’objet religieux (sans valeur économiquement définissable), la production d’un enfant ou d’un « fou », document clinique, en un mot les objets non qualifiés comme art par leurs producteurs, une fois entrés en possession du collectionneur (et du savant) reçoivent un nouveau statut et relèvent désormais d’un marché différent… C’est encore un point de conjonction entre art brut et art primitif Cependant, comme l’évoque l’article de Vincent Capt, l’attention et le respect rendus au créateur peuvent venir atténuer ce qu’il y avait à l’origine de négation de la personne de l’artisan-artiste, de quasi déni d’identité.

5 Les textes réunis montrent comment le recours à des démarches anthropologiques peut avoir cet effet fructueux de rendre plus sensible dans la qualification des objets, non seulement le poids de la mise en collection, comme cela a déjà été démontré, mais aussi l’impact des modalités d’acquisition et de transfert. De même, y perçoit-on comment la collection devient elle-même, par-delà l’amour de l’art, objet aux fonctions économiques, sociales et symboliques. La passion qui y préside engendre même des comportements extrêmes comme celui de Botkine faisant fabriquer des émaux géorgiens pour rendre sa collection inégalable, et une figure comme le chevalier Durand laisse entrevoir une forme de collection des collections.

NOTES

1. Le 4 juin 2013, sous le titre Les modalités de la collecte : rapt, troc, marché, fouilles, don… et leur impact sur l’objet. 2. « La qualification de l’objet. Leçon d’introduction au séminaire doctoral d’Histoire de l’art appliqué aux collections », Cahiers de l’École du Louvre, no 2, 2013 : http://www.ecoledulouvre.fr/ revue/numero2/Jarrasse.pdf 3. http://www.quaibranly.fr/fr/enseignement/la-recherche/le-gdri-anthropologie-et-histoire- des-arts.html, consulté le 25 avril 2014. 4. « La Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti », Minotaure, n o 2, 1933, pp. 3-5. 5. « L’identité de l’Autre. Réflexions d’un Occidental à l’occasion d’une exposition d’art contemporain d’Afrique », L’Identité culturelle en crise. Art et différence à l’époque postmoderne et postcoloniale (1992), trad. franç., Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1999, p. 77. 6. On peut s’étonner que la « fondation de l’empire latin d’Orient » ait pu être inscrite aux Commémorations nationales, célébrant le fait que les barons aient « rapportés en Occident des objets précieux et des reliques (celles de la Passion furent à l’origine de la construction de la Sainte-Chapelle) qui ont influencé la dévotion et la peinture du XIIIe siècle, tandis que des contacts intellectuels encourageaient notamment la diffusion de l’aristotélisme. ». Il est vrai que ramener des émaux pour la Pala d’Oro et les chevaux de San Marco fut une forme de contact. La vision partielle et ethnocentrique de l’histoire a encore de beaux jours devant elle.

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AUTEUR

DOMINIQUE JARRASSÉ Dominique Jarrassé est professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Bordeaux Montaigne et à l’École du Louvre. Il a fait ses études à Nancy et sa thèse à Paris 4 sur L’architecture thermale en France entre 1800 et 1850. Ses travaux concernent l’art et l’architecture du xixe et de la première moitié du xxe siècle, particulièrement l’architecture des synagogues et l’art juif. Il a publié divers ouvrages comme L’Âge d’or des synagogues (1991), Rodin (1993), Une histoire des synagogues françaises. Entre Occident et Orient (1997), L’art des jardins parisiens (2002), Existe-t-il un art juif ? (2006)… Il aborde aussi des questions touchant à l’historiographie de ces domaines et aux relations de l’art et de l’anthropologie. Il a intégré l’Équipe de recherche de l’École du Louvre en octobre 2012.

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Entrer en collection. Pour une ethnographie des gestes et des techniques de collecte Entering a collection. Towards an ethnography of the gestures and techniques of collecting

Julien Bondaz

1 Une définition pragmatique de l’idée de collecte pourrait être formulée ainsi : la collecte désigne la transformation d’objets – artefacts ou produits de la nature – en objets de collection. Entendue ainsi, elle constitue un moment de leur biographie sociale ou culturelle1 ou une étape de leur carrière 2, et génère un ensemble de requalifications, de modifications physiques, de réemplois, de nouveaux usages, de changements de valeurs, et plus largement de transferts culturels et conceptuels. Une telle définition de l’idée de collecte oblige par ailleurs à penser les liens étroits qui existent entre les modes d’acquisition des objets et les pratiques de collection. Une première difficulté surgit alors, qui concerne les figures du collecteur et du collectionneur, dans la mesure où elles peuvent selon les cas désigner soit une seule et même personne, soit deux personnes distinctes, soit encore une personne et une institution3. Or, si les travaux d’historiens, d’anthropologues ou d’ethnologues consacrés aux pratiques de collection sont nombreux, la question des techniques de collecte a été jusqu’à présent beaucoup moins étudiée. À partir des années 1970, dans le cadre du tournant réflexif en anthropologie, plusieurs études ont été consacrées aux pratiques de terrain des ethnologues et aux fondements ou aux développements de l’ethnographie muséale, initiant ainsi des réflexions stimulantes concernant l’histoire des collectes ethnographiques et mettant l’accent sur les grandes missions ethnographiques – c’est le cas de la fameuse Mission Dakar-Djibouti conduite sous la direction de entre 1931 et 19334. Des historiens des sciences ont insisté sur l’idée de « collecte du monde » qui animait les explorateurs entre le XVIe et le XIXe siècle5 ou se sont plus spécialement intéressés aux pratiques de collecte et de collection naturalistes6.

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2 Depuis, l’influence des postcolonial studies a cependant introduit deux biais dans l’intérêt porté aux activités de collecte, conduisant souvent les chercheurs à focaliser leur attention sur les collectes se déroulant en situation coloniale et – ce qui se justifie moins mais s’explique en partie par ce premier biais – à amalgamer la grande variété des modes d’acquisition des objets en une pratique généralisée de pillage, qui donnerait ainsi à voir le pouvoir hégémonique des collecteurs, les ethnologues et les missionnaires étant les premiers visés par les critiques7. Il ne s’agit évidemment pas, comme nous le verrons plus loin, de nier les conditions parfois brutales des collectes coloniales, ni leur contexte politique, mais d’inviter à mettre en perspective les pratiques de collecte sur le temps long, en posant par exemple la question des continuités ou des ruptures provoquées par les décolonisations, et surtout à détailler les différentes modalités de collecte, c’est-à-dire la diversité des gestes et des techniques qui visent à faire entrer des objets en collection8. Envisager la collecte non pas comme un acte répété selon des modalités invariables ou dans un but unique, mais comme un faisceau d’actions et d’intentions complexes, permet notamment de se demander si la diversité des manières de transformer des artefacts ou des produits de la nature en objets de collection produit des variations dans les façons de voir, de qualifier et de valoriser ces objets. Autrement dit, il s’agit plus précisément d’esquisser des liens de causalité entre les gestes ou les techniques de collecte et les changements de statut et de valeur que subissent les objets collectés.

3 Ce programme relève en grande partie du défi, pour deux raisons principales. D’une part, la collecte, telle que nous l’avons définie, constitue moins un acte qu’un processus mettant en jeu des aspects variés, aussi bien techniques, cognitifs et affectifs, qu’administratifs ou légaux9. Faire l’ethnographie des pratiques de collecte apparaît en ce sens comme le meilleur moyen de saisir ensemble ces différents aspects, en recourant par exemple aux notions de chaîne opératoire, empruntée à l’anthropologie des techniques, et de chaîne de médiations, dans le sens que lui ont donné la sociologie de la traduction et la sociologie pragmatique, ou encore aux outils d’analyse de la micro-histoire. D’autre part, la description des pratiques de collecte et de la complexité des processus en jeu qui vient d’être décrite est rendue d’autant plus difficile que les documents font généralement défaut et que les données sont lacunaires.

4 L’idéal reste évidemment d’ethnographier des missions de collecte contemporaines, en observant les pratiques des collecteurs et en analysant leurs discours. Les ethnologues qui participent à de telles missions sont heureusement nombreux à porter un regard réflexif sur leurs propres pratiques et à expliciter les procédures d’acquisition auxquelles ils ont recours, par un souci éthique aujourd’hui essentiel10. Mais, lorsqu’il s’agit de documenter des pratiques de collecte anciennes, les archives constituent le terrain principal de l’historien ou de l’ethnologue et les sources font souvent défaut. Le propos de cet article n’est cependant pas là : l’objectif est de proposer quelques pistes de réflexion générale sur la manière dont les variétés que l’on observe dans les techniques et les gestes de collecte produisent des différences dans les manières de voir et de comprendre les objets collectés. Les exemples historiques et ethnographiques mobilisés sont issus de recherches menées sur les pratiques de collecte et de collection en Afrique de l’Ouest. Faire l’ethnographie des gestes et des techniques de collecte permet de mieux comprendre comment des artefacts ou des produits de la nature sont requalifiés en pièces de collection, et plus particulièrement en objets ethnographiques ou en œuvres d’art.

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Suivre les instructions : le cadre normatif des collectes

5 La période de disciplinarisation de l’ethnologie et de professionnalisation des ethnologues11, qui s’ouvre dans la première moitié du XXe siècle, est particulièrement intéressante du point de vue de l’histoire des collectes, non seulement parce qu’elle est marquée par l’organisation de nombreuses missions ethnographiques ayant entre autres objectifs de rassembler des collections pour les musées occidentaux, mais aussi parce qu’une série d’instructions ou de conseils sont rédigés à destination des collecteurs. Un lien historique étroit existe entre la mise en place de méthodes d’enquête spécifiques à l’ethnographie et la volonté d’organiser scientifiquement les collectes d’objets, qui permet ainsi de repérer un paradigme de la collecte dans l’institution de l’ethnologie12. En ce sens, les objets deviennent ethnographiques parce qu’ils sont collectés d’une certaine manière par les ethnographes13.

6 Le rôle de est ici central : les principes méthodologiques qu’il propose dans les années 1920, compilés plus tard dans un Manuel d’ethnographie publié de façon posthume14, sont particulièrement bien diffusés auprès de la première génération d’ethnologues professionnels français, qui sont presque tous ses étudiants. L’accent est alors mis sur l’importance de constituer des séries d’objets et de privilégier ceux qui sont les plus ordinaires ou les plus banals. C’est la fameuse « règle de la boîte de conserve », selon laquelle « une boîte de conserve, par exemple, caractérise mieux nos sociétés que le bijou le plus somptueux ou que le timbre le plus rare15 ». Du point de vue des ethnographes, il s’agit pour le collecteur de lutter contre ses propres critères de jugements de goût dans la sélection des objets. Dans les Conseils aux chercheurs diffusés par l’Institut Français d’Afrique Noire après la Seconde Guerre mondiale, il est ainsi écrit : « Une collection ethnographique n’est pas une collection d’œuvres d’art rarissimes. Elle doit, bien au contraire, comprendre avant tout des objets appartenant véritablement à la vie réelle16. » Pendant la guerre, dans ses cours, Griaule insiste sur cette nécessité de suspendre son jugement de goût personnel : Encore une fois je pense qu’il est inutile de vous rappeler que vous devez faire abstraction de ce que vous vous trouvez beau. C’est tout de même la moindre des choses. […] C’est l’un des domaines où l’ethnographe doit se dégager le plus de ses notions personnelles, c’est-à-dire des notions du groupe où il vit habituellement. […]Pour constituer une collection je vous engage à recueillir les objets en ne partant pas de notre notion de beau mais en partant de la notion de beau de la société que vous étudiez. Il faut bien faire attention à cela, je ne saurai trop vous le répéter. Cela paraît très naturel quand vous écoutez votre cours, mais une fois qu’on est sur le terrain, on a tendance à se laisser aller à ses goûts, à dire : je ne veux pas rapporter ça, c’est trop moche, on se moquera de moi, etc. Vous avez tort. Pour ces gens, c’est peut-être beau17.

7 Des écarts entre ces instructions ou ces principes et les pratiques sur le terrain ne cessent cependant d’être observés, y compris à l’occasion des missions Griaule. Ils témoignent de l’importance des critères esthétiques dans les pratiques de collecte ethnographique et invitent ainsi à relativiser les oppositions entre collecte ethnographique et acquisition d’œuvres d’art. La correspondance de , membre de la mission Griaule de 1935, propose plusieurs exemples du rôle de l’émotion

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esthétique dans le travail de collecte. Le plus fameux concerne la sculpture dogon collectée par Denise Paulme et Deborah Lifchitz à Yayé : « Nous avons une dizaine de statuettes aux bras levés, presque toutes en très bon état, certaines admirables figureront très honorablement dans la vitrine d’Art africain. Enfin – que Ratton verdisse – nous avons une statue de 1 m 30, de style jusqu’alors inconnu et antérieure sans doute à la venue des Dogon, le corps très allongé et incurvé, les bras collés au corps, hermaphrodite ; la tête dégage une émotion profonde qui fait de cette pièce un chef-d’œuvre, au sens véritable du mot. Elle était enterrée jusqu’au cou derrière une case, et pour l’avoir nous avons creusé le sol avec nos mains ; les habitants nous ont permis de la prendre, sans oser y toucher eux-mêmes. » Lettre de Denise Paulme et Deborah Lifchitz à Georges-Henri Rivière, 2 juillet 193518.

8 Des tensions entre la logique sérielle recommandée et la recherche de l’unicité ou de l’originalité s’observent ainsi dans les collectes ethnographiques. À l’inverse, une attention est souvent accordée au contexte et à la documentation dans l’acquisition d’objets d’art, certains marchands ou collectionneurs constituant des fichiers détaillés au sujet de leur collection.

9 Les écrits normatifs des ethnologues au sujet des pratiques de collecte concernent également le travail de modélisation des fiches de collecte, devant servir de base à la rédaction des fiches d’inventaire une fois les objets rapportés dans les musées occidentaux. Il s’agit d’établir « pour chaque objet et pour chaque série, des fiches descriptives détaillées sur lesquelles seront mentionnés non seulement le lieu, le moment de la collecte, le nom de l’objet et des matériaux utilisés pour sa confection, mais encore son rôle et les représentations qui s’y rattachent19 ». Une histoire du fichage des objets mériterait d’être écrite. Elle mettrait en évidence l’émergence et le développement d’un paradigme ethnique dans la conception de la culture matérielle des sociétés africaines, et sa continuation jusqu’à nos jours20. L’établissement d’une équivalence entre le style des objets collectés et le groupe ethnique de leurs producteurs ou de leurs utilisateurs, constitutif de l’histoire de l’art africain mais dénoncé depuis les années 1980, reste en effet trop souvent encore en vigueur21. Cette histoire du fichage des objets est également une histoire photographique, de nombreux objets collectés étant photographiés en usage avant d’intégrer les caisses de transport, qu’il s’agisse de documenter des gestes techniques ou d’archiver la façon dont un masque est porté. La photographie (ou le dessin, ou le film) est alors susceptible de fonctionner comme un témoignage visuel sur l’objet ou comme une preuve de son authenticité. Les scènes ou les sorties de masque sont parfois reconstituées à la demande des ethnologues pour compléter le travail de documentation, tandis que certains marchands peu scrupuleux transforment de bonnes copies de masque en objets authentiques en photographiant une danse commandée spécialement22.

Collectes mixtes : une histoire indisciplinée

10 L’histoire des collectes est souvent écrite dans une perspective disciplinaire : les historiens des sciences retracent celle des collectes botaniques ou zoologiques, les historiens d’art s’intéressent à l’acquisition des œuvres d’art, les anthropologues aux collectes ethnographiques. Cette logique disciplinaire a cependant parfois pour conséquence d’occulter le caractère souvent hybride des pratiques de collecte. Non seulement le jugement esthétique des ethnologues peut jouer dans leur choix d’objets à

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collecter ou le souci documentaire compter pour tel ou tel amateur d’art premier, mais les collectes sont souvent plus largement mixtes. Ainsi, par exemple, durant la période coloniale, les administrateurs coloniaux ou les missionnaires, puis les ethnologues eux- mêmes, n’ont pas seulement rassemblé des collections d’artefacts : ils ont également collecté ou capturé des animaux sauvages, des plus petites bêtes jusqu’aux plus grands mammifères. Les missions de collecte sont le plus souvent pluridisciplinaires.

11 Le cas des deux missions scientifiques suisses en Angola est révélateur de la conjonction, sur le terrain, entre ethnographie et zoologie. La première, en 1928-1929, est avant tout une expédition cynégétique, mais les chasseurs et le zoologiste qui la composent rapportent, outre de nombreux spécimens zoologiques pour le musée d’histoire naturelle de la Chaux-de-Fonds, une belle collection d’objets ethnographiques au musée d’ethnographie de Neuchâtel. Albert Monnard, le directeur du premier musée, organise une deuxième mission en 1932-1933, à laquelle participe le conservateur du second musée, Théodore Delachaux. Les collectes ethnographiques sont cette fois-ci les plus importantes, notamment de belles séries de masques, mais de nombreux spécimens zoologiques ou entomologiques sont également ramenés en Suisse23. À la même époque, une logique identique de collecte mixte anime la fameuse mission Dakar-Djibouti, qui constitue un moment important de l’histoire de l’ethnographie française. Si les collectes d’objets ethnographiques sont mises au premier plan, cette mission, comme la plupart des missions ethnographiques organisées en Afrique à la fin de la période coloniale, fournissent également aux ethnologues l’occasion d’obtenir de nombreux spécimens zoologiques ou entomologiques24. À l’inverse, les naturalistes profitaient pour leur part de leurs missions sur le terrain pour acquérir des objets ethnographiques. Le professeur Achille Urbain, directeur du parc zoologique de Vincennes et de la ménagerie du Jardin des Plantes, a par exemple rapporté de son expédition de 1937 en Afrique centrale, outre de nombreux spécimens zoologiques vivants ou naturalisés, une dizaine d’objets ethnographiques, en particulier des armes, qu’il a déposés au musée de l’Homme.

12 Après la Seconde Guerre mondiale, les chercheurs de l’Institut Français d’Afrique Noire sont les premiers à répondre, à des degrés cependant divers, aux exigences de pluridisciplinarité de l’Institut. En 1951, le géographe Jean Dresch écrivait ainsi : « nos connaissances sont trop incomplètes pour que les efforts ne soient pas rassemblés, et qu’à l’exemple de Th. Monod un naturaliste ne dédaigne pas de noter gravures rupestres, légendes et outils, un ethnologue ne renonce pas à ramasser plantes, insectes ou cailloux25 ». La mission Dekeyser-Holas dans l’Est libérien, organisée dans le cadre de l’IFAN en 1948, rend bien compte de cette volonté : elle est composée d’un zoologiste et d’un ethnologue et rassemble des collections particulièrement variées. Pendant la période coloniale, collectes ethnographiques et captures zoologiques ou entomologiques ont donc souvent été effectuées ensemble. Une série d’interférences pratiques et cognitives peut alors être observée dans de telles activités de collecte mixte. Un même objet, un autel de chasseur par exemple, peut être vu de différentes façons, et les crânes d’animaux qui le composent être collectés comme spécimens zoologiques ou comme objets ethnographiques. Des outils identiques sont utilisés indifféremment pour les collections ethnologiques ou zoologiques, qu’il s’agisse des contenants servant à ranger et à transporter les objets ou des instruments de mesure, utilisés aussi bien pour relever la taille des spécimens abattus que pour prendre les mensurations de sujets humains, dans le cadre des collectes anthropométriques.

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13 Le vocabulaire utilisé pour désigner les pratiques de collecte rend bien compte de telles interférences26. L’emploi du terme trophée témoigne, par exemple, de l’influence du modèle de la chasse sur les pratiques de collecte, alors susceptibles d’être interprétées comme des activités de prédation27. Lors des collectes de masques, la séparation de la tête de masque de son costume peut ainsi être assimilée à une décollation, à la découpe d’un trophée28. De même, lorsque les collecteurs se font photographier à côté des objets collectés, on retrouve parfois le modèle du portrait de chasseur, du tableau de chasse29. Autre exemple, l’usage du mot spécimen permet également de pointer les rencontres, sur le terrain, entre ethnographie et sciences naturelles. L’idée de spécimen ethnographique témoigne également de l’influence du modèle naturaliste sur les collectes ethnographiques30. Les fiches de collecte et d’inventaire, parfois utilisées indifféremment pour des artefacts et pour des produits de la nature, peuvent révéler ces interférences. Une telle idée fait également référence à des pratiques muséales inspirées des musées d’histoire naturelle, autour de la notion de spécimen de civilisation, développée par Paul Rivet et Georges-Henri Rivière au Musée d’ethnographie du Trocadéro. On trouve aussi en usage, jusqu’à aujourd’hui, la notion de spécimen d’art. Il n’est d’ailleurs pas rare que les collectionneurs conjuguent plusieurs pratiques de collection : art premier et art contemporain, statuaire et perles, arts africains et collections naturalistes, trophées de chasse, tableaux de papillons… Le cas de Jacques Kerchache, collectionneur d’arts extra-occidentaux mais aussi de papillons, est de ce point de vue symptomatique.

Rapts, razzias ou pillages : la collecte comme activité prédatrice

14 Les pratiques de collecte doivent évidemment être replacées dans leur contexte politique. Elles sont souvent révélatrices d’enjeux de pouvoir, notamment à l’époque coloniale, militaires, missionnaires et ethnographes s’accaparant parfois violemment certains objets. Les exemples d’objets collectés sans l’accord de leurs propriétaires ou saisis militairement sont nombreux. Un cas fameux est celui des statues dédiées aux rois d’Abomey et collectées comme un véritable butin de guerre par des officiers français, lors de la conquête du Dahomey31. Ces vols ou ces actes de pillage ne sauraient cependant résumer l’ensemble des pratiques de collecte en contexte colonial. Il convient en outre de tenir compte d’autres formes de violence, symboliques cette fois, comme le montre notamment, dans l’histoire des collectes, l’occultation toujours d’actualité du rôle pourtant central des auxiliaires sur le terrain, qu’il s’agisse des collectes ethnographiques32 ou zoologiques 33, et des intermédiaires dans les circuits d’approvisionnement du marché de l’art africain34. Une certaine continuité dans le recours à la force ou l’exercice de l’autorité dans les activités de collecte continue par ailleurs d’être observée après les décolonisations. Nous pourrions ainsi avancer que le cas des hommes politiques s’appropriant des objets appartenant aux collections nationales s’inscrit dans une même logique, qu’il s’agisse par exemple d’Houphouët Boigny prélevant des masques ou des statues dans les collections du musée d’Abidjan pour les offrir à des hôtes prestigieux, les pièces étant alors remplacées par des copies, ou des accusations récemment portées contre Abdoulaye Wade, le président sénégalais déchu en 2012. Ces privatisations de biens publics relèvent ainsi de pratiques

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corruptives qui déplacent la question des modes de collecte vers la problématique de l’inaliénabilité des collections.

15 Ces pratiques posent plus généralement la question du vol comme mode de collecte, avec pour conséquence principale l’absence de documentation concernant les objets. Paradoxalement, le vol d’objets rituels fonctionne comme une garantie de leur authenticité. Mais dans le contexte ouest africain, les conceptions locales de telles pratiques mettent en avant les risques encourus non seulement par les voleurs, mais aussi par les marchands et les collectionneurs qui se procureraient de telles pièces. Dans la mesure où ces objets sont considérés comme étant encore « chargés », leur pouvoir est réputé provoquer des maladies, la folie ou la mort de qui s’en empare. Au pays Lobi, au Burkina Faso, une maladie nommée thil pemere, la grossesse du fétiche, est par exemple supposée atteindre les voleurs, qui auraient le ventre qui gonfle, puis mettraient au monde des crapauds ou des margouillats, avant de décéder35. Dans toute l’Afrique de l’Ouest, les récits et les rumeurs concernant de tels objets dangereux sont nombreux. Au , un quinquagénaire nous a par exemple rapporté le cas suivant : Dans les années 1970, des voleurs avaient pris un masque dogon caché dans une grotte, dans la falaise. Le masque avait été revendu, et d’intermédiaire en intermédiaire, il était arrivé jusque dans la collection d’un Français ou d’un Belge, je ne sais plus. Mais peu de temps après, le masque est revenu. Un jour, il est revenu tout seul dans la grotte. Il avait fait tout le chemin à l’envers. Et tous les vendeurs, et les voleurs, tous sont morts. Le masque les a tués.

16 L’idée selon laquelle une certaine intentionnalité peut être attribuée aux objets en fonction de la manière dont ils sont collectés, en l’occurrence en fonction du risque qu’il peut y avoir qu’ils soient encore « chargés », est d’ailleurs récurrente dans les discours des agents des musées ouest africains36. Elle invite à questionner les conceptions locales des pratiques de collecte et les différences que les populations établissent entre elles.

17 Dans le contexte actuel de la mondialisation et de la marchandisation de l’art africain, les accusations de pillage sont réactualisées. Les marchands d’art africain continuent souvent d’être accusés de piller le continent africain, sans qu’une approche plus nuancée ne soit proposée, ni que l’on s’interroge sur l’existence, sur place, de marchands africains d’art africain. Les discours de ces derniers sont pourtant révélateurs des stratégies de distinction dans ces logiques d’accusation. En 2012, à l’occasion de l’une de nos enquêtes en Afrique de l’Ouest, un antiquaire sénégalais nous a par exemple expliqué considérer que seuls les marchands occidentaux étaient des pilleurs, ce qui était une façon de légitimer sa propre activité. L’un de ses collègues burkinabè distinguait, pour sa part, parmi ses clients européens ceux qui achetaient en gros, qu’il accusait de pillage, et ceux qui n’achetaient qu’un ou deux objets, perçus comme des amateurs, d’autant plus respectables qu’ils s’inscrivaient dans un rapport qualitatif aux objets. Analysées dans leur contexte d’énonciation, les accusations de pillage permettent ainsi de mieux comprendre et de mettre en perspective les rapports de force qui traversent les collectes contemporaines.

Faire son marché : l’économie des collectes

18 La problématique marchande invite elle aussi à entrer dans le détail des pratiques de collecte. L’achat d’objets soulève en effet des questions épistémologiques importantes,

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dans la mesure où il donne à voir des écarts entre le moment de la collecte et celui de l’entrée en collection. Si l’ethnologue qui achète tel ou tel objet sur un marché pour le compte d’un musée peut être défini comme le collecteur de l’objet, qu’en est-il de l’antiquaire français qui s’approvisionne auprès de l’un de ses homologues africains ? Placer le curseur sur le moment de la collecte devient difficile, sans compter qu’il est habituel pour certains antiquaires de présenter comme une collecte l’achat de copies artificiellement vieillies par des artisans talentueux. De la même manière, comment analyser l’entrée en collection d’objets saisis par des douaniers, par exemple lorsqu’ils sont issus de fouilles archéologiques clandestines ? Souvent opposés à l’achat ou au vol, et présentés comme des modalités d’acquisition plus vertueuses, le troc et le don peuvent camoufler des rapports de force, invitant à s’intéresser aux coulisses de ces collectes. L’histoire du troc à l’époque coloniale rend bien compte de l’asymétrie des échanges et des différents registres de valeur entre collecteurs et populations locales. À l’occasion, la rhétorique du don peut pour sa part servir à occulter l’origine obscure de l’objet donné. C’est le cas, au musée national du Mali, du bélier « de Chirac ». Offerte en 1996 à Jacques Chirac par ses collaborateurs et publiée dans Paris Match, cette statue de terre cuite a été identifiée par le professeur Jean Polet comme étant issue de fouilles clandestines à Tenenkou, au nord de Mopti, et a fini par être restituée à L’État malien. Elle se retrouve cependant exposée comme don du président de la République française.

19 De plus, s’il convient de distinguer le vol et l’achat dans les modalités d’acquisition des collections, il est cependant nécessaire de décrire les contraintes qui peuvent peser sur leurs propriétaires, les obligeant ainsi à céder un objet auquel ils sont attachés. La mise en place d’un impôt de capitation pendant la période coloniale et les difficultés rencontrées par les populations colonisées pour se procurer l’argent nécessaire expliquent de nombreuses ventes conclues par les collecteurs. « Pour tous les objets, les Noirs demandent de l’argent, car le souci de payer l’impôt est grand », résumait Albert Monnard à propos de ses collectes en Angola37. Autre exemple, le coût important des funérailles dans de nombreuses sociétés ouest africaines provoque encore aujourd’hui la vente de masques ou de statues à des antiquaires par des villageois soucieux d’offrir des funérailles convenables à un parent décédé. Ces pratiques marchandes génèrent néanmoins toutes sortes de ruses et de stratégies, qui permettent d’expliquer certains malentendus sur le terrain, révélateurs des conceptions variées des pratiques de collecte. L’ethnologue Jean-Paul Lebeuf rendait ainsi compte de ses difficultés de collecteur au Tchad, à la fin des années 1940 : « Le bruit courut bien vite que j’achetais des objets, n’importe lesquels, les plus communs comme les plus précieux. Beaucoup vinrent au campement apporter un pagne, un ornement de plumes, une calebasse, une marmite38. » Autre exemple, plus récemment, Anne-Marie Bouttiaux a témoigné de difficultés identiques à propos d’une mission de collecte menée chez les Guro de Côte d’Ivoire à la fin des années 1990 : Parmi ces difficultés, la plus évidente est assurément celle qui me confrontait aux villageois désireux d’honorer mes requêtes et qui venaient me trouver avec leurs vieux ustensiles domestiques hors service : plats en bois brisés, vieilles cuillers, tabourets mal dégrossis, etc. Face à ma mine peu réjouie, ils insistaient, arguant qu’il s’agissait d’objets anciens réalisés sur place et que c’est bien ce que j’avais demandé. Commencer à invoquer la dimension esthétique, la nécessité d’une belle patine et autres critères propres aux historiens de l’art était passablement incongru. J’ai donc régulièrement consenti à acheter ce type de culture matérielle pour ne pas vexer mes hôtes39.

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20 Ces pratiques marchandes de collecte donnent plus largement à voir des techniques spécifiques, qui varient en fonction des catégories de vendeurs, des lieux d’achat – marché, village artisanal, galeries d’art en Afrique ou en Europe – et des stratégies de mise en valeur de la marchandise. Avec l’essor d’Internet, on assiste en outre depuis une dizaine d’années au développement de nouvelles stratégies marchandes et à l’appropriation de sites d’enchères en ligne ou des réseaux sociaux par les antiquaires africains, qui rendent d’autant mieux compte de la dimension transnationale du marché. L’importance du style de l’échange marchand, le jeu du marchandage et les stratégies de communication des vendeurs influent sur la construction de la valeur des objets. En outre, en Afrique de l’Ouest, un hiatus important existe entre les détenteurs des objets et les collectionneurs : de la même manière que la plupart des collectionneurs occidentaux d’art africain ne sont jamais allés en Afrique, leurs homologues africains ne se rendent pas dans les villages. Ce hiatus explique le développement, de longue date, d’un réseau marchand, local et transnational, qui fonctionne comme une chaîne de médiations. Des distinctions existent cependant entre l’art dit traditionnel, pour lequel le collectionneur a recours aux services d’un antiquaire, et l’art contemporain, pour lequel les collectionneurs peuvent directement s’adresser à l’artiste, voire lui passer commande. Pour ce qui concerne l’art africain contemporain, nous assistons ainsi aujourd’hui à une redéfinition des pratiques de collection en termes de mécénat. Dans tous les cas, ces modalités d’acquisition valorisent les relations de clientélisme, qu’il s’agisse d’entretenir une certaine confiance avec des antiquaires réputés ou de fréquenter des artistes renommés ou prometteurs.

21 Les divers exemples proposés montrent que, loin de constituer une activité univoque, la collecte recouvre une grande variété de pratiques et articule différentes logiques. Écrire l’histoire et faire l’ethnographie de l’entrée des objets en collection permet ainsi de rendre compte des stratégies multiples des collecteurs et de contextualiser leurs pratiques. Les quelques données disponibles pour éclairer le moment de la collecte reproduisent cependant les asymétries mentionnées plus haut, et souvent dénoncées. L’histoire des collectes est en effet toujours écrite du point de vue des collecteurs et tend, le cas échéant, à occulter celui des propriétaires des objets collectés. Certes, les usages qui sont faits des objets sont parfois documentés et leur biographie retracée, mais les émotions et les affects de leur propriétaire manquent à la compréhension fine de l’entrée des objets en collection. Il y a quelque chose qui se perd dans la collecte, l’acquisition ayant souvent pour revers le trouble du détachement ou la violence de l’arrachement.

NOTES

1. Arjun Appadurai (dir.), The social life of Things. Commodities in cultural perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

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2. Christian Bromberger et Denis Chevallier (dir.), Carrières d’objets, Paris, Éditions de la MSH, 1999. 3. Il n’est pas inintéressant de noter qu’en anglais, la distinction entre la figure du collecteur et celle du collectionneur est rendue d’autant plus complexe qu’un même terme, collector, désigne les deux. 4. Voir par exemple Jean Jamin, « Objets trouvés des paradis perdus. À propos de la mission Dakar-Djibouti », dans Jacques Hainard et Roland Kaehr (éd.), Collections passion, Neuchâtel, musée d’Ethnographie, 1982, pp. 69-100. 5. Daniel Defert, « La collecte du monde : une étude des récits de voyages du XVIe au XVIIe siècle », dans Jacques Hainard et Roland Kaehr (dir.), op. cit. note 4, pp. 17-31 ; Marie-Noëlle Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin XVIIe -début XIXe siècle) », dans Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et Jean-Louis Fisher (coord.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Éditions du Museum national d’histoire naturelle, 1997, pp. 163-196. 6. Bertrand Daugeron, Collections naturalistes entre science et empire (1763-1804), Paris, publications scientifiques du MNHN, 2009. 7. Depuis les années 1990, plusieurs chercheurs ont proposé des approches plus fines et plus stimulantes des collectes. Voir en particulier Nicholas Thomas, Entangled Objects. Exchange, Material Culture and Colonialism in Pacific, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1991 et Enid Schildkrout et Curtis A. Keim (éd.), The scramble for art in Central Africa, Cambridge University Press, 1998. 8. Voir par exemple Serge Reubi, « Pratiques de collection », dans Marc-Olivier Gonseth, Bernard Knodel et Serge Reubi (dir.), Retour d’Angola, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2010, pp. 162- 178. 9. Christopher B. Steiner, « Rights of Passage. On the Liminal Identity of Art in the Border Zone », dans Fred R. Myers, The Empire of Things. Regimes of Value and Material Culture, Santa Fe, School of American Research Press, 2001, pp. 207-231. 10. Voir en particulier Anne-Marie Bouttiaux, « Récolter les “choses” et laisser les esprits en paix chez les Guro (Côte d’Ivoire) », A.-M. Bouttiaux (textes réunis par), Afrique : musées et patrimoines pour quels publics ?, Tervuren-Paris, Musée royal de l’Afrique centrale-Karthala-Culture Lab Éditions, 2007, pp. 55-63. Ces ethnologues collecteurs apparaissent ainsi comme des figures de « passeurs de mémoire ». Voir à ce sujet Gaetano Ciarcia (dir.), Ethnologues et passeurs de mémoire, Paris-Montpellier, Karthala-MSHM, 2011. 11. Éric Jolly, « Marcel Griaule, ethnologue : la construction d’une discipline (1925-1956) », Journal des africanistes, 71(1), 2001, pp. 149-190 ; Emmanuelle Sibeud, « Ethnographie, ethnologie et africanisme. La “disciplinarisation” de l’ethnologie française dans le premier tiers du XXe siècle » dans J. Boutier, J.-C. Passeron et J. Revel (éd), Qu’est-ce qu’une discipline ?, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006, pp. 229-245. 12. Benoît de l’Estoile, « “Une petite armée de travailleurs auxiliaires” : la division du travail et ses enjeux dans l’ethnologie française de l’entre-deux-guerres », Cahiers du centre de recherche historique, no 36, pp. 31-59, http://ccrh.revues.org/3037#quotation ; Vincent Debaene, « “Étudier des états de conscience” : la réinvention du terrain par l’ethnologie, 1925-1939 », L’Homme, no 179, 2006, pp. 7-62. 13. Barbara Kirshenblatt-Gimblet, “Objects of Ethnography”, dans Ivan Karp & Steven D. Lavine (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington & London, Smithsonian Institution Press, 1991, p. 386-443. 14. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot & Rivages, 2002 (1947). 15. Marcel Griaule et , Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques, Paris, Musée d’ethnographie et Mission scientifique Dakar-Djibouti, 1931. Voir à ce sujet Jean Bazin, « N’importe quoi », dans Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland Kaehr (éd.), Le Musée cannibale, Neuchâtel, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2002, pp. 273- 287, et Jean Jamin, « La règle de la boîte de conserve », L’Homme, no 170, 2004, pp. 7-10. Dans le

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même ordre d’idées, Paul Rivet écrivait en 1929 que, « pour l’ethnologue, la maison du pauvre est aussi, sinon plus, précieuse à étudier que le palais du riche » ; « L’étude des civilisations matérielles : ethnographie, archéologie, préhistoire », Documents, no 2, 1929, p. 133. 16. IFAN, Conseils aux chercheurs, Dakar, IFAN, 1948, p. 59. 17. M. Griaule, « Cours technique esthétique » du 4 et du 11 mars 1943, archives de la Bibliothèque Éric-de-Dampierre (Nanterre). 18. Denise Paulme, Lettres de Sanga, Paris, Fourbis, 1992, p. 85. 19. Germaine Dieterlen, « Méthode moderne de l’ethnographie », dans Henri Lauga (dir.), De la banquise à la jungle. Les Français, la terre et les hommes, Paris, Plon, 1952, pp. 168-169. 20. Phillip L. Ravenhill, 1996, “The Passive Object and the Tribal Paradigm. Colonial Museography in French West Africa”, M. J. Arnoldi, C. M. Geary & K. L. Hardin (éd.), African Material Culture. Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1996, pp. 265-282. 21. Sidney Littlefield Kasfir, « One Tribe, One Style? Paradigms in the Historiography of African Art », History in Africa, vol. 11, 1984, pp. 163-193 ; Jean-Paul Colleyn, « Images, signes, fétiches. À propos de l’art bamana (Mali) », Cahiers d’études africaines, no 95, 2009, p. 734. 22. Jeremy MacClancy, “A Natural Curiosity. The British Market in Primitive Art”, Res, no 15, 1988, p. 171. 23. Manuel Laranjeira Rodrigues de Areia et Roland Kaehr, Masques d’Angola, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2009 ; M.-O. Gonseth, B. Knodel et S. Reubi (dir.), Retour d’Angola, op. cit. note 8. 24. J. Bondaz, « L’ethnographie comme chasse. Michel Leiris et les animaux de la mission Dakar- Djibouti », Gradhiva, n. s., no 13, 2011, pp. 162-181, et « L’ethnographie parasitée ? Anthropologie et entomologie en Afrique de l’Ouest (1928-1960) », L’Homme, no 206, 2013, pp. 121-150. 25. Jean Dresch, « Les publications de l’Institut français d’Afrique noire », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 6 (2), 1951, p. 225. 26. J. Bondaz, « Prélèvement, capture, collecte. Quels mots pour dire la sélection du patrimoine de collection ? », dans Martin Drouin (dir.), La sélection patrimoniale, Québec, éditions Multimondes, 2011, pp. 11-24. 27. Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, « Quoi ? – L’éternité », dans Alain Babadzan (textes réunis par), Insularités : hommage à Henri Lavondès, Nanterre, Société d’ethnologie, 2003, p. 109. 28. Boris Wastiau, Medusa en Afrique. La sculpture de l’enchantement, Genève/Milan, Musée d’ethnographie de Genève/5 Continents, 2008, chap. 2. 29. A.-M. Bouttiaux, Persona. Masques d’Afrique : identités cachées et révélées, Tervuren/Milan, Musée royal de l’Afrique centrale/5 Continents, 2009, p. 31-41. 30. B. de l’Estoile, « “Une petite armée de travailleurs auxiliaires”… », art. cité note 12. 31. Maureen Murphy, « Du champ de bataille au musée : les tribulations d’une sculpture fon » dans Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor (éd.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, Paris, musée du quai Branly, 2010, pp. 347-359. 32. B. de l’Estoile « “Une petite armée de travailleurs auxiliaires”… », art. cit. note 12. 33. Nancy J. Jacobs, “The Intimate Politics of Ornithology in Colonial Africa”, Comparative Studies in Society and History, vol. 48, no 3, 2006, pp. 564-603. 34. Christopher B. Steiner, African Art in Transit, New York, Cambridge University Press, 1994, p. 9. 35. Michèle Cros et Bertrand Royer, « La grossesse du fétiche “fait bois” au Burkina », Psychopathologie africaine, XXXIV, 2, 2007-2008, pp. 257-267. 36. J. Bondaz, « Animaux et objets marrons. Résistances à la mise en exposition dans les zoos et les musées d’Afrique de l’Ouest », Civilisations, 61-1, 2012, pp. 121-136. 37. Cité dans Serge Reubi, « La mécanique du départ », dans Marc-Olivier Gonseth, Bernard Knodel et Serge Reubi, Retour d’Angola, op. cit. note 8, pp. 88. 38. Jean-Paul Lebeuf, Quand l’or était vivant, Paris, Éditions Je sers, 1950, p. 90.

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39. A.-M. Bouttiaux, « Récolter les “choses” et laisser les esprits en paix chez les Guro (Côte d’Ivoire) », art. cité note 10.

RÉSUMÉS

Si l’activité de collecte désigne la transformation d’artefacts ou de produits de la nature en objets de collection, il importe alors d’interroger la diversité des gestes et des techniques qui permettent d’accomplir une telle opération. Sur la base d’exemples concernant des collectes conduites en Afrique, il est ainsi possible d’esquisser les différentes problématiques de l’entrée en collection des objets, en particulier de leur passage au statut de spécimen ethnographique ou d’œuvre d’art. Il s’agit de proposer de faire l’ethnographie des pratiques de collecte et de montrer que, loin d’être univoque, celle-ci – de ses méthodes à sa rencontre avec le paradigme de la chasse ou la logique du marché – donne à voir une complexité et une hétérogénéité qu’il convient d’interroger.

While the activity of collecting refers to the transformation of artefacts or products of nature into objects of collection, it is necessary to examine the diversity of the gestures and techniques that enable such an operation to be carried out. On the basis of the examples concerning collecting in Africa, it is possible to outline the various issues relating to the entrance into a collection of objects, particularly of their promotion to the status of ethnographical specimen or work of art. It would be advisable to establish an ethnography of the practices of collecting and to show that, far from being univocal, it – from its methods to its encounter with the paradigm of the hunt or market logic – demonstrates a complexity and a heterogeneity that should be examined.

AUTEUR

JULIEN BONDAZ Julien Bondaz est docteur en socio-anthropologie de l’Université Lyon 2 et chercheur postdoctorant au sein de l’EA Histoire Culturelle et Sociale de l’Art (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) et de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (EHESS-CNRS), dans le cadre du Labex Création, Arts et Patrimoines. Il mène des enquêtes ethnographiques en anthropologie de l’art et du patrimoine au Mali, au Burkina Faso et au Sénégal, ainsi que des recherches sur l’histoire des collectes ethnographiques. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont le dernier, avec Laurick Zerbini, Afrique en résonance. Collection du musée africain de Lyon, vient de paraître aux éditions 5 Continents.

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De la meilleure façon de constituer une collection. Le cas des émaux « byzantins » de Mikhaïl Botkine On the best way to put together a collection. The “Byzantine” enamels of Mikhail Botkin

Aglaé Achechova

1 Mikhaïl Petrovitch Botkine (1839-1914, fig. 1), le dernier des dix-neuf enfants d’un riche marchand de thé moscovite, est un personnage étonnant de l’histoire du collectionnisme. Peintre et membre de l’Académie des Beaux-arts, il a été jugé « remarquablement dépourvu de dons1 » par les artistes pétersbourgeois de l’époque. Sa participation à d’innombrables commissions (il occupait dix-neuf postes officiels) a marqué ses contemporains : « Aucune bonne et grande entreprise artistique n’existait sans qu’il fasse tout son possible pour la faire échouer. Il le faisait avec une telle maîtrise que sa participation à une nouvelle crapulerie était difficilement détectable : on la devinait plutôt2… ».

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Fig.1

Mikhaïl Petrovitch Botkine, années 1910, photographie argentique © Archives des descendants de M. P. Botkine (famille de Enden)

2 Dans son hôtel particulier de Saint-Pétersbourg, sur le quai de la Neva, M. Botkine organise son musée privé qui occupe « cinq pièces de taille modeste3 ». Le musée, fait rare, était hebdomadairement ouvert aux visiteurs, les plus notables d’entre eux étant honorés d’une visite guidée par le collectionneur en personne. L’institution avait la prétention de couvrir un large éventail : des objets antiques, des tanagras, des émaux cloisonnés byzantins, des majoliques italiennes, des meubles, des sculptures, des broderies ecclésiastiques, des icônes et des objets d’art de la Russie ancienne, enfin des tableaux de l’école russe du XIXe siècle. L’ensemble est assez bien connu grâce à des publications dans des revues en 1902-1904, ainsi qu’au catalogue édité en 1911 par le collectionneur4.

Collection de tableaux d’Alexandre Ivanov (1806-1858)

3 Les études menées ces dernières années ont établi que Botkine, suivant les modes artistiques de son temps, avait réuni quatre collections successives. La première, composée des esquisses du peintre Alexandre Ivanov, était un héritage obtenu après la mort de ce dernier dans la maison de Mikhaïl Botkine ; la deuxième a été rassemblée en Europe lors de ses voyages d’étude ; la troisième reflète la montée de son intérêt pour l’art national. La quatrième, enfin, réunit des émaux cloisonnés sur or, byzantins ou géorgiens.

4 Les débuts de la collection reposent sur un événement fortuit survenu en 1858, lorsque le peintre russe, célèbre à cette époque, Alexandre Ivanov, revient à Saint-Pétersbourg

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après avoir passé vingt-cinq ans de sa vie en Italie où il a travaillé à son ultime tableau La Révélation du Christ au peuple5. Il ramène de nombreuses esquisses et études, dont certaines ont été peintes en plein air. Mikhaïl Botkine espérait devenir l’élève du Maître, rêve brisé, Ivanov mourant chez les Botkine après y avoir séjourné un mois et demi. Le diagnostic officiel de son décès est le choléra, malgré l’absence d’autres cas connus en 1858. Les œuvres du peintre sont mises en vente et les frères Botkine se partagent la plupart des lots. La collection de M. Botkine débute avec quatre-vingt- quatorze tableaux, des dessins et des esquisses d’Ivanov. En outre, les archives d’Alexandre Ivanov restent entre les mains de la famille Botkine, ce qui permet à M. Botkine de publier, en 1880, douze ans après la mort du peintre, un ouvrage intitulé : Alexandre Andréevitch Ivanov, sa vie et sa correspondance. Depuis, des recherches ont établi comment les lettres du peintre avaient été orientées, voire réécrites par M. Botkine, afin de démontrer la prétendue intimité de sa famille et de lui-même avec le célèbre peintre6.

5 Plusieurs esquisses d’Alexandre Ivanov ont également subi l’interventionnisme de Mikhaïl Botkine, comme l’ont révélé les restaurations effectuées avant l’exposition monographique consacrée à l’artiste en 2007. Certaines œuvres ont été agrandies par l’ajout de toile, d’autres, au contraire, ont été découpées pour en tirer deux tableaux, dont un Christ7 vendu avec profit à Pavel Trétiakov, fondateur de la fameuse galerie d’art national russe à Moscou8.

6 L’examen attentif des conditions de conservation et de mise en valeur des œuvres d’A. A. Ivanov qu’il détenait pose une question importante quant aux objectifs de M. Botkine collectionneur. Est-il seulement un passionné d’art, capable de dépasser certaines limites pour s’approprier des œuvres ? Comment expliquer la vente à P. Trétiakov de la deuxième esquisse du Christ, transformée en tableau autonome par le collectionneur ? Par ailleurs, au moins trois études ont été offertes par M. Botkine au célèbre chimiste Dimitri Mendeléev9. Le traitement de la collection de peintures d’Alexandre Ivanov montre déjà que Mikhaïl Petrovitch garde, face aux œuvres d’art, une attitude de commerçant.

Collection de l’art occidental et antique

7 Sa deuxième collection, essentiellement composée d’objets d’art, a été rassemblée en Europe, quand le jeune Mikhaïl Botkine faisait son voyage d’études, un équivalent du Grand Tour. Pendant quelques années, il vit en Italie où non seulement il travaille dans les ateliers des peintres mais fréquente aussi assidûment les ventes. Il commence par se constituer une bibliothèque, « pertinente et bien utile, pas très grande mais intéressante dans le domaine de l’art, il achetait des éditions aux ventes aux enchères, surtout en ce qui concerne l’art antique10 », comme l’écrit son frère aîné, le célèbre critique littéraire Vassili Botkine (1811-1869). Ses études artistiques terminées en 1863, M. Botkine revient à plusieurs reprises en Italie, poursuit ses visites chez les antiquaires. En 1864, il écrit à un éminent collectionneur, Petr Sevastianov11 : « Il n’y a pas longtemps, je suis entré chez un antiquaire et j’y ai admiré des luminaires chrétiens (Lucern) et j’ai pensé que si c’était vous, vous ne les auriez jamais laissés passer12 ». Quelques années plus tard, il s’adresse à son cousin, le peintre Serguei Postnikov (1827-1880) :

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[…] je me suis rendu chez un antiquaire, où à ma surprise extrême, j’ai vu des choses fort intéressantes, mais chères. Pour deux barattolo avec des arabesques bleues sur fond blanc (Gênes) et des armoiries de la famille Doria, il en demande 1 000 Frs. Mais ce que je marchandais avec lui, c’était une clef admirable, le manche de celle-ci est composé de deux [figures de] femmes […] mais d’un travail magnifique, elle n’est pas grande, un verchok et demie [6,6 cm], mais les petites têtes sont faites à la perfection et, encore, par endroits, il y a de la damasquinure d’argent ; or, son prix est de 400 Frs. J’étais tellement tenté, que je proposais pour cette clef 250 Frs. Mais pour 400 Frs, c’était trop cher. Quoique je fusse tenté à un tel point, que je pensais même : ne fallait-il pas y retourner et l’acheter, à ce qu’elle valait, il n’y a aucun doute, elle était d’époque pure Renaissance. Eh, bien, visiblement, le destin ne veut pas qu’elle soit chez moi13.

La provenance des objets

8 D’après le catalogue de sa collection, publié en 1911, plusieurs objets ont une provenance italienne. Il mentionne les collections privées d’où sont issues des pièces : Fatorini, Mattei, cardinal Andrea, duc Cessi ; les coffres nuptiaux ont ainsi été acquis « à d’anciennes familles ducales d’Ombrie14 ». Certains heurtoirs, par exemple, ont été achetés directement au clergé des églises à Venise et à Sienne. Les collectionneurs aiment en général exposer l’histoire de leurs objets, retracer leur provenance. M. P. Botkine, en revanche, est très avare de ce genre d’information. Quand elles existent, elles visent surtout à mettre en valeur l’objet, tel un buste attribué par M. Botkine à Léonard de Vinci, provenant de la collection de la Grande duchesse Maria Nikolaïevna, fille de Nicolas Ier. En vérité, ce buste a été acquis chez son époux morganatique, le comte Grigoriï Stroganoff (1823-1878), ce dont témoigne le récit de Mikhaïl Botkine, transmis par les mémoires de son secrétaire : Il y a longtemps, j’avais aperçu ce buste. J’ai enfin demandé au majordome de le retirer pour que les frotteurs ne le brisent pas. Il n’était pas un homme bête, il l’a retiré. Les mois sont passés, or, le Comte n’a rien remarqué. Je lui demande : « Où se trouve le petit buste » Mais il l’avait déjà oublié, il me dit : « Il n’y avait rien ». Moi, je dis : « Non, il y avait un petit buste. » On commence à se disputer. On envoie chercher le majordome. Celui-ci explique qu’il l’avait caché des frotteurs dans un grenier. Donc, je dis au comte : « C’est égal, ils le casseront, si ce n’est aujourd’hui, alors, ce sera demain. Il vaut mieux me le vendre ». Le comte me dit : « Et combien vous me proposez ? » Imaginez ma situation : l’objet n’a pas de prix et je regrette [de me séparer de mon] argent. Alors, j’ai plissé les paupières et j’ai dit : « Cinq cents roubles. » – « Cinq cent cinquante et il est à vous ». Voilà comment le buste a déménagé chez moi15.

9 Autre exemple, un « grand triptyque byzantin, aux armes du pape Paul III (provient de la collection du cardinal Andréa à Rome) », et dont la notice en russe dans le catalogue partiel de 1902 est la seule à mentionner sa date d’acquisition en 187516. Il devient, dans le catalogue de la Collection M. P. Botkine de 1911 : « Un triptyque byzantin de 140 centimètres, d’une grande rareté. Il fut acheté à Rome au cardinal Altieri ; selon la tradition, il proviendrait du Vatican, du pape Sixte V17 ». Ce triptyque (fig. 2), peint pendant le pontificat du pape Paul III (1534-1549), dont il porte les armes, et que Youri Piatnitsky attribue à un artiste crétois actif en Italie18 se trouve aujourd’hui au Chazen Museum of Art19 à qui il a été offert par J. G. Davies, fils de l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou. Ce même triptyque sert de fond pour la figure du personnage du

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tableau de M. P. Botkine Le Vieux croyant20, une autre manière de promouvoir des objets de sa collection ?

Fig. 2

Le triptyque post-byzantin dans le musée privé de M. P. Botkine – dans : catalogue de la Collection M. P. Botkine, Saint-Pétersbourg, 1911, pl. 4

10 En 1895, la collection de M. Botkine s’est enrichie de quelques primitifs italiens lors du déménagement du Musée des Antiquités chrétiennes de l’Académie des Beaux-arts, dont le collectionneur a été chargé. Constatant l’absence de certains tableaux, le conservateur du Musée russe (anciennement, Musée Alexandre III) à Saint-Pétersbourg, Petr Néradovsky (1875-1962) organise une fuite vers la presse, et ensuite se voit chargé des vérifications chez Botkine. Il s’en souvient : Botkine m’a accueilli, m’a écouté et, sans répondre, m’a présenté ses collections. Il m’a montré son cabinet, dont les murs étaient couverts par des études célèbres d’Ivanov, ensuite, il m’a amené dans la salle d’Italie, en commençant sa démonstration par un petit tableau de Pinturicchio ; tout en racontant sa vie en Italie et son activité de collectionneur dans ce pays. Ensuite, il s’est approché d’une vitrine, dans laquelle les premiers objets que j’ai vus étaient des primitifs italiens avec les petits numéros collés du Musée des Antiquités chrétiennes, ceux qui manquaient dans le catalogue de la réserve. À ce moment, Botkine a tourné le dos à la vitrine et, tout en continuant de parler, observait attentivement quelles impressions me faisaient ces primitifs. En fin de compte, j’ai entendu une suite de récits et visité le musée, mais je n’ai reçu aucune explication à la question qui m’intéressait. De retour au musée, j’ai communiqué ce que j’ai vu chez Botkine. Mais, puisque Botkine était une figure « haut placée », le Ministère de la Cour Impériale et le Musée ont fait tout leur possible pour enterrer toute cette histoire. Il n’y a pas de doute que, lorsque Botkine confia aux serviteurs du Musée russe le transport de la

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collection, il avait auparavant choisi une partie des œuvres qu’il aimait particulièrement pour sa propre collection21.

11 La position de M. Botkine au sein de plusieurs comités et notamment à la Commission d’acquisition du Musée Alexandre III, a été très propice à l’enrichissement de sa collection. Ainsi, d’après le même P. Néradovsky, Botkine a acquis un lustre ecclésiastique du XVe-début XVIe siècle provenant de Novgorod et que le Musée d’Alexandre III avait refusé22, à la suite de l’estimation peu élevée de Mikhaïl Botkine.

La collection d’art russe et ses modes d’acquisition

12 À partir des années 1870-1880, l’art et les antiquités nationales sont en vogue chez les collectionneurs russes. Mikhaïl Botkine se met également à réunir ce type de pièces : objets d’art, broderies, icônes. Très récemment, les chercheurs ont établi que plusieurs objets russes émaillés de la collection de M. P. Botkine provenaient de la collection moscovite de Dimitri Postnikov (1861-1897). Le Musée Alexandre III recevra cet ensemble sélectionné par Botkine, qui avait négocié l’achat avec les héritiers immédiatement après le décès du collectionneur23. Les méthodes pratiquées par M. Botkine pour l’enrichissement de sa collection sont devenues proverbiales de son vivant. M. Roerich raconte ainsi dans ses mémoires : Il arrive une fois chez Botkine une vieille dame avec un plat sassanide. Celui-ci donne 40 kopecks et la vieille dame veut partir : – J’irai chez un autre. – Chez qui, alors ? – Chez Khanenko24. – Lequel ? – Chez Bogdan Ivanovitch. Botkine fait un signe de croix devant une icône : – Il est trop tard, il est décédé hier. C’était mon ami. Et le plat fut acquis et Khanenko était vivant. On racontait cela d’après le récit de la vieille dame et Botkine riait à se tordre : – « Les gens inventent n’importe quoi ! »25.

13 Les liens de parenté n’ont jamais empêché la passion du collectionneur : Son neveu, S[erguei] S[erguéevitch] Botkine, professeur connu de l’Académie de médecine et membre du Conseil de l’Académie des Beaux-Arts, lui demanda une fois : « Mon oncle, je vous prie de bien vouloir venir regarder avec moi une armoire sculptée du XVIIIe siècle qui m’a beaucoup plu. Elle est en vente chez un brocanteur au marché Andréevsky. Ma calèche est ici. Si vous venez avec moi, je vous ramènerai ensuite. Donnez-moi un conseil : vaut-elle la peine de l’acheter ? Je crains de me tromper. » L’oncle-expert et le neveu-collectionneur vont au marché et regardent l’armoire. L’oncle cherche à l’en dissuader, en levant les mains au ciel : « Cela ne vaut pas la peine, mon cher neveu, elle ne le vaut pas, n’achète pas. » Le neveu est très déçu ; il aimait bien cette armoire. L’oncle refuse d’être ramené chez lui : « J’irai à pied, dit-il, J’aimerais passer chez quelqu’un. » Serguei Serguéevitch prend sa calèche et retourne chez lui. Or, durant le chemin, il ne cesse de penser à l’armoire : « Comme elle se placerait bien dans ma salle à manger ! Elle est comme faite sur mesure [pour mon intérieur]. » N’étant pas arrivé à la rue Tavritcheskaya, où il avait sa maison, il dit fermement au

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cocher : « Mikhaïlo, retourne de nouveau au marché Andréevsky ! » Il arrive chez le brocanteur avec l’intention de ne pas écouter son oncle et d’acheter cette armoire. Le marchand vient à sa rencontre et, en souriant avec servilité, lui dit : « Eh, non, Serguei Serguéevitch, l’armoire est déjà vendue. – Comment ? Un quart d’heure n’est pas passé ? ! – Eh, bien, le petit vieillard qui était avec vous, est revenu quelques minutes plus tard et a acquis l’armoire, il m’a déjà donné les arrhes et a demandé de la livrer. »26.

14 Usant de tous les moyens d’acquisition, Mikhaïl Botkine a réussi à réunir environ cinq cent dix objets d’art russe, aujourd’hui conservés au Musée russe27, quatre cent cinquante-six objets antiques de sa collection sont préservés à l’Ermitage28. Dans le catalogue de la Collection M. P. Botkine de 1911, sont citées cent dix tanagras, bien qu’elles n’ont commencé à intéresser le collectionneur que tardivement, au début du XXe siècle29. Du point de vue quantitatif, la constitution de la collection d’émaux cloisonnés sur or pose le même problème. En suivant les publications respectives de ces objets rarissimes, nous savons qu’en 1902, la collection comptait une centaine d’œuvres, en 1904 elles étaient cent trente environ, dans le catalogue de 1911 figurent cent soixante et onze pièces, un nombre considérable pour cette technique très rare.

Collection des émaux cloisonnés d’Alexandre Zwénigorodskoï

15 Pour expliquer cet accroissement fulgurant, il faut s’intéresser au prédécesseur de Mikhaïl Botkine en tant que collectionneur d’émaux cloisonnés, Alexandre Wiktorovitch Zwénigorodskoï (1837-1903). Fonctionnaire haut placé, membre du Conseil d’État, il s’est passionné, à partir des années 1880, pour les émaux cloisonnés sur or byzantins et géorgiens. Pour acquérir de nouvelles pièces, il entreprend des voyages en Géorgie. Retraité en 1883, bien que coure le bruit qu’il « avait été chassé, [car] il s’était formé une collection d’émaux issus des monastères caucasiens, où il achetait [les services] de moines qui les volaient pour lui30 ». Hormis le clergé, A. Zwénigorodskoï profitait de la présence à Tiflis de « l’artiste-restaurateur » Stepan Sabine-Gousse qui avait restauré des icônes anciennes dans les monastères géorgiens, notamment ceux de Djoumati, Martvili et Chémokmédi. Son intervention débute en 1881 et consiste à remplacer d’anciens revêtements d’icônes en argent repoussé par de nouvelles garnitures en métal argenté. À la fin de l’opération, le prétendu restaurateur s’est approprié deux douzaines de médaillons cloisonnés sur or, dont une partie passe à A. Zwénigorodskoï et, ensuite, à M. Botkine31.

16 Quelques années plus tard, en 1892, A. Zwénigorodskoï lance la publication d’Histoire et monuments des émaux byzantins32, ce qui lui permet de présenter élégamment le catalogue de sa collection au sein de l’ouvrage. Jusqu’à aujourd’hui, ce livre reste un des plus remarquables de l’histoire de l’édition russe, tant par le choix des techniques et des matériaux luxueux utilisés (caractères d’imprimerie spécialement coulés, reliure en veau blanc gravée et dorée, jaquette tissée en soie…) que par le niveau scientifique de la synthèse due au célèbre byzantiniste Nicodème Kondakov (1844-1925). Le financement de cette très coûteuse édition a en partie été assuré grâce à la vente de la première collection d’objets d’art occidentaux (six cent vingt-deux numéros en tout) acquise à Zwénigorodskoï en 1885 par le Musée Stieglitz à Saint-Pétersbourg pour 130 000 roubles33.

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17 La machination de Sabine-Gousse est découverte en 1889 ; N. Kondakov, qui vient d’achever la rédaction du livre pour A. Zwénigorodskoï, se lance dans une expédition visant à inventorier les églises et les monastères géorgiens34. Il s’appuie sur les clichés faits par Dimitri Ermakov (1845/46-1916) qui, par chance, dans les années 1870, avait photographié les antiquités des églises du Caucase. L’état constaté du patrimoine géorgien est désastreux, un des rapports de l’Exarchat de Géorgie (l’organe gouvernant l’Église Géorgienne) mentionne le pillage de soixante-quinze églises entre 1884 et 1886, pour une somme de dégâts s’élevant à plus de 18 900 roubles (à l’époque, un rouble vaut presque trois francs)35.

18 Après l’enquête de N. Kondakov, S. Sabine-Gousse est poursuivi pénalement (jusqu’à la prescription survenue au janvier 1894), contraint de rendre les émaux qu’il possède encore et interdit de séjour en Géorgie. Il déménage alors à Saint-Pétersbourg où il ouvre un atelier de photographie sis 63, Perspektive Nevsky.

Les émaux cloisonnés de la collection de M. Botkine

19 À cette même période, la collection d’émaux cloisonnés de M. Botkine commence à croître considérablement pour atteindre cent soixante et onze plaques, reproduites sur les trente-six planches en couleurs du catalogue de la Collection M. P. Botkine de 1911 (fig. 3). Les émaux de la collection M. Botkine se distinguent par leur caractère sériel et par la présence d’ensembles homogènes. Citons les vingt-et-un médaillons sur fond émeraude figurant des saints en buste dotés d’auréoles ornées de rinceaux, comparables aux nimbes représentés sur les enluminures du plus vieux manuscrit russe daté, les Évangiles d’Ostromir (1056-1057)36. De plus, du point de vue technique, les revers de toutes ces plaques montrent une unité de traitement étonnante, notamment l’utilisation de feuilles d’or laminé très pur, ainsi que la trace de matrices utilisées pour former le creux dans lequel sont soudées les cloisons et est placé l’émail.

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Fig. 3

Catalogue de la Collection M. P. Botkine, Saint-Pétersbourg, 1911, pl. 85 – les trois émaux inférieurs sont les originaux provenant des monastères géorgiens (anciennement dans la collection A. Zwénigorodskoï)

20 En 1910-1911, le collectionneur laisse curieusement passer l’occasion d’enrichir son musée de rares pièces byzantines. Afin de financer son catalogue de 1911, M. Botkine est amené à vendre à J. Pierpont Morgan, par l’intermédiaire d’A. Seligmann, une exceptionnelle collection d’émaux cloisonnés, celle de feu A. Zwénigorodskoï. La sœur de ce dernier avait proposé au gouvernement russe, en janvier 1909, d’acquérir les quarante-trois émaux cloisonnés de son frère pour 100 000 francs ou 380 000 roubles37. Une commission, dont Mikhaïl Botkine fait partie, propose en novembre de la même année une somme comprise entre 54 600 et 100 000 roubles. En décembre, G. Seligmann représente son père pendant des pourparlers avec M. Botkine, qui se proclame, devant lui, le propriétaire des pièces38. La vente est conclue pour 296 000 roubles et, en janvier 1911, les émaux sont emmenés à Paris, tandis que la sœur de Zwénigorodskoï informe officiellement les autorités russes : « j’ai trouvé plus avantageux pour moi de la vendre en mains privées39 ».

21 Très au fait de la valeur marchande des émaux, Botkine était parfaitement préparé à tirer profit de cette transaction pour son propre compte. En ne cherchant pas à intégrer dans sa propre collection les quarante-trois pièces provenant de l’ensemble réuni par A. Zwénigorodskoï, M. Botkine a encore une fois agi comme un marchand et non comme un collectionneur passionné. Cette attitude est d’autant plus surprenante que la provenance comme l’authenticité de ces objets ne faisaient aucun doute et devient presque incompréhensible quand on analyse la vraie nature de la collection de M. Botkine. Car, comme l’écrit G. Seligman dans ses mémoires, son père qui l’a rejoint à Saint-Pétersbourg profite de l’invitation de M. Botkine, qui leur avait montré sa

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collection en 1909, pour « me donner une leçon de connoisseurship sur les émaux anciens. La collection de Botkine comprenait un nombre d’objets qui étaient censés remonter au IXe ou Xe siècle, mais qui avaient en fait été faits plus tard. Mon père put les comparer et me montrer pourquoi certains étaient anciens et d’autres ne l’étaient pas40 ».

22 Seuls quatorze émaux, au sein de l’ensemble réuni par Botkine, possèdent une provenance antérieure documentée : il s’agit pour la plupart de pièces géorgiennes, acquises chez A. Zwénigorodskoï avant 190941. Mentionnons parmi elles la croix- reliquaire byzantine (actuellement à Dumbarton Oaks, BZ 1936.20) acquise entre 1865 et 1889 par M. Botkine chez Petr Sevastianov qui l’avait ramenée du Mont Athos. Exposée en 186542 à Paris (fig. 4) dans sa monture d’argent, la croix figure désencadrée dans le catalogue de la Collection M. P. Botkine de 1911. L’encadrement, appartenant à la section russe de la collection de M. Botkine, est entré dans les fonds du Musée russe après la révolution de 1917 pourvu d’une nouvelle plaque émaillée43, copie exacte du cloisonné de la croix-reliquaire. Vu ses dimensions et la reprise scrupuleuse des détails et des couleurs, il est impossible d’imaginer que cette croix n’ait pas été commandée par M. P. Botkine en personne bien qu’il affirme, dans la préface de son catalogue, que le procédé de fabrication des émaux cloisonnés soit perdu44.

Fig.4

Croix de la collection Petr Sevastianov, vers 1865, gravure dans : cat. d’exp. Musée rétrospectif : Exposition de 1865, Paris, Palais de l’industrie, sous la direction de l’Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l’industrie, Paris, J. Lemer, 1867, p. 59

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Enquête sur l’authenticité des émaux de Mikhaïl Botkine

23 Le dessinateur en chef de la Maison Karl Fabergé, François Birbaum (1872-1947) (Franz Petrovitch pour les Russes) ne croyait pas à la disparition de ce savoir-faire : « Si l’on regarde attentivement les contours des cloisons, plusieurs exemples montrent une certaine sécheresse, qui ne témoigne pas [de l’art] des maîtres byzantins mais des filigranistes contemporains et même russes45 ». En cherchant un orfèvre capable de créer les émaux cloisonnés pour une icône commandée par Nicolas II, F. Birbaum fait la connaissance de Petr Nikolaïevitch Popov (actif entre 1891 et 1917)46. Il nous reste les notes prises par Birbaum et l’émailleur Nikolaï Petrov47 lors de leurs rencontres, datées du 4 janvier 1914 et du 5 janvier 1916, où Popov, confronté au catalogue de la collection de M. Botkine, reconnaît avoir plié les cloisons pour cent dix-sept pièces au total, soit 68,42 % de l’ensemble de la collection. Les légendes inscrites sous les planches de l’ouvrage, qui dataient ces émaux du Xe au XIIIe siècle, n’ont pas empêché P. Popov, illettré, de reconnaître ces œuvres. Aussi raconte-t-il comment, entre 1889 et 1891, il commence à travailler dans un atelier organisé par S. Sabine-Gousse, qui employait des orfèvres professionnels, certains travaillant par ailleurs comme sous-traitants pour la fameuse maison de Karl Fabergé. C’est le cas de Popov qui, enfermé dans l’arrière- boutique, fixait les cloisons sur les plaques d’or préparées par le ciseleur Koudychev (appartenant à la maison d’orfèvrerie Lioubavine), en suivant les calques relevés (sur quels originaux ?) par un certain Gorchkov, graveur de profession. Les plaques ainsi préparées ont été émaillées par S. Sabine-Gousse en personne dans l’atelier d’Alexandre Petrov dans la ruelle Spassky à Saint-Pétersbourg48. Cette entreprise clandestine a opéré pendant environ vingt-cinq ans.

24 Contre toute attente, les prototypes des émaux n’étaient pas empruntés aux publications sur l’histoire de l’émail – à l’exception, de façon restreinte, de l’ouvrage de N. Kondakov paru en 1892 – mais d’icônes et d’émaux géorgiens, peu connus du grand public. De nombreux visages de saints reprennent ceux qui figurent sur l’icône de l’archange Gabriel de Djoumati (fig. 5) mentionnée plus haut. Le médaillon de saint Théodore, particulièrement, est celui qui a inspiré le plus de copies. M. Botkine aurait pu se vanter de posséder des séries complètes de ces effigies, à l’instar de celles de la célèbre Pala d’Oro, conservée au trésor de Saint-Marc à Venise, si toutes ces pièces (plus des deux tiers en tout) n’avaient été l’œuvre de l’atelier de S. Sabine-Gousse. Certains saints, dans la collection de M. Botkine, par exemple saint Jean Baptiste – représenté sur sept plaques –, saint Philippe et saint Marc – cinq plaques –, l’archange Michel et saint Paul – quatre plaques – sont entièrement de la main des faussaires.

Pourquoi collectionner des faux ?

25 Nous ne pouvons que nous interroger sur la motivation d’un tel collectionneur, passionné par le rassemblement de pièces fausses. Naturellement, la première question qui nous vient à l’esprit porte sur la connaissance que pouvait avoir Botkine de la vraie nature de ses trésors. Le collectionneur pétersbourgeois, aveuglé par sa passion, aurait pu avoir été dupé en toute innocence par l’ingénieux Sabine-Gousse, ce qui aurait pu entraîner deux situations. Soit Botkine croit toujours que sa collection est entièrement authentique, et ne découvre que tardivement la supercherie. Nous pouvons noter qu’un

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délai très court s’est écoulé entre les dépositions faites par P. N. Popov à F. Birbaum et la mort de M. Botkine, qui aurait été provoquée par cette révélation. L’exemple de la croix-reliquaire du Mont Athos rend très improbable l’innocence du collectionneur. De plus, même si Botkine croyait ses objets authentiques, il ne pouvait ignorer qu’ils auraient pu être le produit de vols dans les églises et monastères géorgiens, circonstance qui était d’ailleurs peu susceptible de l’émouvoir.

Fig. 5

Dimitri Ermakov, Icône de l’archange Gabriel du monastère de Djoumati, années 1870, gravure d’après une photographie argentique dans : N. P. Kondakov, Histoire et monuments des émaux byzantins, Saint- Pétersbourg, 1892, ill. 91

26 Soit, et c’est l’hypothèse qui nous paraît la plus probable, Botkine a constitué, en toute connaissance de cause, une collection de falsifications, dès les débuts de sa collecte, ou en ayant constaté assez vite que Sabine-Gousse ne lui proposait que des copies. Peintre, Botkine ne pouvait pas ne pas discerner l’étrange unité de style des pièces que lui fournissait Sabine-Gousse. D’autant qu’il avait eu entre les mains des plaques authentiques (par exemple, les émaux de la collection d’A. Zwénigorodskoï), dont il avait curieusement accepté de se dessaisir, privilégiant des contrefaçons.

27 Dans un cas comme dans l’autre, Botkine a finalement incité consciemment la production de ces répliques. Nous pouvons même nous demander s’il n’a pas participé directement à l’élaboration des pièces, en présentant, par exemple, les dessins des prototypes. Il faut cependant reconnaître que les modèles de ces émaux ne sont pas majoritairement empruntés à l’art occidental, familier à M. Botkine, mais aux monuments géorgiens, qu’il ne semble jamais avoir vus in situ.

28 Quel pouvait être son intérêt de réunir en grand nombre, et vraisemblablement à grand prix, des pièces qu’il savait fausses ? Pour les contemporains, le lien entre l’émulation que pouvait susciter l’exemple de Zwénigorodskoï et les motivations de Botkine n’est

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pas resté un secret. Ainsi, le secrétaire de conférences de l’Académie des Beaux-Arts, M. Loboïkov (1861-1932), écrit en 1911 à Ilia Ostrooukhov (1858-1929), collectionneur et neveux de M. Botkine, une lettre mordante : Votre tonton a édité la description de sa collection. Tout le monde félicite le tonton, et quant à lui, il présente l’édition aux puissants qui vont lui donner quelques dizaines d’étoiles et de cravates, à l’instar d’A. Zwénigorodskoï, de glorieuse mémoire. Le tonton est vif et joyeux, bien qu’il ne comprenne pas tout. Ainsi, d’ailleurs était-il depuis toujours49.

29 En effet, l’édition du catalogue de sa collection est le point culminant de la carrière du collectionneur, devenu grâce à elle, en 1912, membre d’honneur de l’Académie Impériale des Beaux-Arts. La mort du collectionneur aurait pu avoir été entraînée par l’angoisse de voir sa machination découverte et la crainte que les honneurs et la réputation que sa collection et surtout sa prestigieuse publication lui avaient valus lui soient retirés.

La dispersion des émaux après 1917

30 Les émaux de M. Botkine ont beaucoup voyagé après le décès du collectionneur : placés par la famille à la Caisse d’épargne, ils ont été transférés à Moscou par les autorités pendant la Première Guerre mondiale. À la suite de la révolution de 1917, les objets précieux ont été nationalisés et transmis au Conservatoire d’État des objets de valeur (Gohran) d’où, en 1923, une partie est prélevée par les représentants des musées de la Géorgie ; le reste a été dispersé en Occident – en tant que pièces authentiques –, au cours des ventes des Soviets qui ont duré jusqu’à la fin des années 1930, et se trouve aujourd’hui dans plusieurs musées du monde. À partir des années 1980, plusieurs études ont été consacrées à la composition chimique des émaux de la collection M. Botkine. La présence de sels d’uranium, de chrome, de zinc, une large utilisation d’oxyde de plomb en tant que fondant et au contraire, l’absence de chlore et de magnésium, constituent des indices du caractère tardif des pièces50.

31 Nous n’avons pas de preuves irréfutables de la complicité de M. Botkine quant à la fabrication des émaux de sa collection, mais nous pouvons remarquer que l’amateur pétersbourgeois a trouvé le meilleur moyen de constituer une collection conforme à ses vœux, en la fabriquant de toutes pièces ! Évitant ainsi les aléas du marché, la peur de laisser partir des objets dans les mains de concurrents, l’énervement des recherches, la question des faux est définitivement résolue.

NOTES

1. Iossif Gourvitch, Les sociétés artistiques de Saint-Pétersbourg-Petrograd, 1907-1917, Archives du Musée russe, fonds 222, no 7, fo 186v. Les traductions du russe sont de l’auteur. 2. Igor Grabar’, Moâ žisn’ : Avtobiografiâ. Ètudy o hudožnikah [Ma vie : Autobiographe. Études sur les peintres], Moscou, 2001, p. 167. 3. Mikhaïl Petrovitch Botkine, Collection M. P. Botkine, Saint-Pétersbourg, 1911, p. 5.

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4. Mikhaïl Botkine, Aleksandr Benua, Stepan Âremič, « Collection M. P. Botkine », Hudožestvennye sokroviŝa Rossii [Les trésors d’art en Russie], 1902, nos 2-3, pp. 43-66 ; « Terres cuites grecques de la collection M. P. Botkine », Hudožestvennye sokroviŝa Rossii [Les trésors d’art en Russie], 1904, no 10, pp. 352-354 ; « Terres cuites grecques du IVe siècle avant J.-C. de la collection M. P. Botkine », Hudožestvennye sokroviŝa Rossii [Les trésors d’art en Russie], 1906, nos 3-4, pp. 39, 40 ; M. P. Botkine, op. cit. note 3. 5. Botkine possédait l’esquisse d’A. Ivanov, Le Christ révélé au peuple, 1836-1837 (?), huile sur toile, H. 0,53 ; L. 0,74 m., Saint-Pétersbourg, Musée russe, inv. Ж-5267 ; le tableau final se trouve à la Galerie Trétiakov à Moscou, H. 5,40 ; L. 7,50 m, huile sur toile. 6. Voir Vsevolod Zummer, « Kniga Botkina kak istočnik dlâ biografii A. Ivanova [Le livre de Botkine comme source de la biographie d’A. Ivanov] », Mistectvoznanstvo [Études de la contrée], pt. 1, annexes, Harkiv, 1928, pp. 1-15. 7. Alexandre Ivanov, Christ en pied, 1833-1857, huile sur papier marouflé, H. 0,81 ; L 0,61 m, Saint- Pétersbourg, Musée russe, inv. Ж-3861. 8. Elena Stolbova, « Živopisnye proizvedeniâ A. A. Ivanova iz kollekcii M. P. Botkina v sobranii Russkogo muzeâ [Les œuvres picturales d’A. A. Ivanov provenant de la collection M. P. Botkine dans le fonds du Musée russe] », Kollekcii i kollekcionery : Sbornik statej po materialam naučnoj konferencii (Russkij muzej, Sankt-Peterburg, 2008) [Collections et collectionneurs : Recueil des articles faisant suite au colloque scientifique (Musée russe, Saint-Pétersbourg, 2008)], no XVI, Saint-Pétersbourg, Palace Éditions, 2009, pp. 90-103. 9. E. Stolbova, op. cit. note 8, p. 103. 10. Vassili Botkine, Lettre à Dimitri Botkine, [printemps 1862], Bibliothèque d’État (Moscou), département des manuscrits, fonds 258 (les Botkine), carton 1, no 9, fo 13 11. Petr Ivanovitch Sevastianov (1811-1867), archéologue, voyageur et collectionneur. 12. M. P. Botkine, Lettre à P. I. Sevastianov, [ca 1864], Bibliothèque d’État (Moscou), département des manuscrits, fonds 269 (P. I. Sevastianov), carton 12, no 18, fo 5. 13. M. P. Botkine, Lettre à S. P. Postnikov, archives de l’Institut de littérature russe (Maison de Pouchkine, Saint-Pétersbourg), fonds 365 (Botkine), registre 1, no 68, fo 11. 14. M. P. Botkine, A. Benua, S. Âremič, op. cit. note 4, 1902, ill. 30, p. VI. 15. Nikolaï Rœrich, « Listy denvnika », Prometeï, 1971, p. 254. 16. M. Botkine, A. Benua, S. Âremič, op. cit. note 4, 1902, ill. 30, p. 52. 17. M. P. Botkine, op. cit. note 3, p. 6. 18. Youri Pyatnitsky, « Russian icons and art market ». Selling Russian treasures: The Soviet Trade in nationalized Art, 1917-1938, Nex York, Abbeville Press, 2013, pp. 94, 95. 19. Technique mixte sur bois, H. 1,27 ; L. 1,06 m, Madison, Chazen Museum of art, inv. 37.1.1. 20. M. P. Botkine, Le Vieux croyant, 1877, huile sur bois, H. 0,32 ; L. 0,24 m, Moscou, Galerie Trétiakov, inv. 1826. 21. Petr Neradovsky, Iz žizni hudožnika [De la vie de l’artiste], Leningrad, Hudožnik RSFSR, 1965, p. 111. 22. Idem, Ibidem, p. 112. 23. Cat. d’exp. Kollekcii Mihaila i Sergeâ Botkinyh, Saint-Pétersbourg, Musée Russe, 2011-2012, Saint-Pétersbourg, Palace Éditions, 2011, p. 88 (du CD-ROM). 24. Bogdan Ivanovitch Khanenko, (1850-1917), fabricant de sucre, collectionneur à Saint- Pétersbourg. Sa collection et celle de son épouse, Varvara (1848-1922, née Tereshchenko), sont conservées dans les musées de Kiev (Ukraine). 25. N. Rœrich, op. cit. note 15, p. 254. 26. P. Neradovsky, op. cit. note 21, p. 112. L’auteur devait tenir les informations de Serguei Botkine ou de ses proches, car il était chargé du catalogue de sa collection de dessins. 27. Voir op. cit. note 23.

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28. Anastassia Bukina, Anna Petrakova, « Antičnye vazy iz sobraniâ M. P. Botkina. Podlinniki i poddelki [Les vases antiques de la collection M. P. Botkine. Les originaux et les faux] », Mikhaïl Petrovič Botkin i ego kollekciâ: naučnaâ konferenciâ, 1-2 marta 2012 goda / Gosudarstvennyj Russkij muzej [Mikhaïl Petrovitch Botkine et sa collection : colloque, Musée russe, le 1er et 2 mars 2012], Saint- Pétersbourg, à paraître. 29. M. Botkine, A. Benua, S. Âremič, op. cit. note 4, 1904, no 10, p. 352. 30. Aleksei Suvorin, Dnevnik Alekseâ Sergeeviča Suvorina, Moscou, Izd-vo « Nezavisimaâ gazeta », 1999, pp. 117, 118 (note du 6 avril 1893). 31. Pour des détails sur le déroulement de cette opération, voir A. Achechova, « Restaurer, piller, falsifier : le cas de Stepan Sabine-Gousse, un restaurateur indélicat dans l’Empire Russe au tournant des XIXe et XXe siècles », actes du colloque L’histoire à l’atelier : Restaurer les œuvres d’art : acteurs et pratiques (XVIIIe-XXIe siècles), journée d’études tenue à l’INHA le 30 juin 2009, sous la dir. de Noémie Étienne et Léonie Hénaut, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012, pp. 63-82. 32. Nikodim Kondakov, Histoire et monuments des émaux byzantins, Francfort, Saint-Pétersbourg, 1892. 33. Archives du Musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg), fonds 1, registre 9, no 1, fo 3. 34. En résulte : Opis’ pamâtnikov drevnosti v nekotoryh hramah i monastyrâh Gruzii [Inventaire des monuments antiques dans certains églises et monastères], Saint-Pétersbourg, Tip. A. Benke, 1890. 35. Dossier concernant des mesures pour la protection des églises de l’Exarchat de Géorgie, Archives historiques d’État russe (Saint-Pétersbourg), fonds 796, registre 167, no 2610 (1886), fo 1v. 36. Ostromirovo evangelie, 1056-1057, Saint-Pétersbourg, 1889, fo 87v, fac-similé. 37. Archives historiques d’État russe, fonds 472, registre 43 (501/2733), no 9, fo 51v. 38. Germain Seligmann, Merchants of art: 1880-1960, Eighty Years of Professional Collecting, New York, Appleton-Century-Crofts, 1961, p. 64. http://www.archive.org/details/merchantsofart1800seli, consulté le 25 avril 2013. 39. Archives historiques d’État Russe, fonds 472, register 43 (501/2733), no 9, fo 56v. 40. G. Seligmann, op. cit. note 38, p. 66. 41. Valentin Skurlov, « Of A. V. Zvenigorodsky’s enamel collection », Antiq.info, no 28, mai 2005, pp. 114-116 ; Archives historiques de l’État russe (Saint-Pétersbourg), fonds 472, registre 43 (501/2733), no 9, fo 48v. 42. Cat. d’exp. Musée rétrospectif : Exposition de 1865, Paris, Palais de l’Industrie, sous la direction de l’Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l’industrie, Paris, J. Lemer, 1867, p. 59, no 591. 43. Op. cit. note 23, p. 248 44. M. P. Botkine, op. cit. note 3, 1911, p. 32. 45. M. P. Botkine, op. cit. note 3, p. 33. 46. François Birbaum, « Fabricants d’antiquités ». Les échos de Saint-Maurice, 1945, t. 43, pp. 216, 217. 47. Date de naissance inconnue, mort après 1918. 48. Archives de l’Académie des Sciences (Moscou), fonds 544, registre 1, n o 72, fo 37v. Ce document a été publié avec quelques omissions dans : Tatiana Faberže, Aleksandr Gorynâ, Valentin Skurlov, Faberže i peterburgskie pridvornye ûveliry : Sbornik vospominanij, statej, arhivnyh dokumentov po istorii russkogo ûvelirnogo iskusstva [Fabergé et les orfèvres pétersbourgeois de la cour : recueil des mémoires, articles, documents des archives sur l’histoire de l’art de l’orfèvrerie russe consacré au 150e anniversaire de la naissance de Karl Fabergé. 1846-1996], Saint-Pétersbourg, Žurnal « Neva », 1997, p. 341. 49. Valerian Loboïkov, Lettre à I. Ostrooukhov, 1911, Archives de la Galerie Trétiakov. La lettre a été citée lors du colloque sur la collection de M. Botkine en mars 2012. L’auteur remercie N. V. Pivovarova d’avoir eu la gentillesse de la lui communiquer.

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50. Constance Stromberg, « A technical study of three cloisonné enamels from the Botkine collection », The Journal of the Art Gallery, no 46, 1988, pp. 25-36 ; Weidenbrück Kai, « Untersuchung von vier Goldemails durch Röntgenfluoreszenzanalyze mit Synchrotronstrahlung », Hermeneia, Heft 2, July, 2001, pp. 24-32 ; Eva Helfenstein, Katerine Eremin, Terry Drayman-Wisser, et al., « Technical examination of enamels from the Botkin collection », The decorative: Conservation and the applied arts. IIC (International Institute for Conservation of historic and artistic Works) congress, Vienne, septembre 2012, Studies in conservation, Londres, 2012, suppl. 1, pp. 147-156.

RÉSUMÉS

La collection d’émaux prétendument « byzantins » de Mikhaïl Petrovitch Botkine (1839-1914) représente un cas remarquable de l’histoire du collectionnisme, particulièrement si l’on s’intéresse à la motivation du collectionneur. Les types d’objets rassemblés par M. Botkine ont changé au gré de ses déplacements et de la mode : il a successivement collecté des œuvres du peintre A. Ivanov, des objets européens du Moyen Âge et de la Renaissance, puis de l’art russe ancien. Les méthodes d’acquisition de M. Botkine, dépourvu de tout scrupule, sont proverbiales de son vivant. Le noyau de sa collection, composé de cent soixante et onze émaux cloisonnés sur or, dont la plupart proviendrait de Géorgie, a été rassemblé en vingt-cinq ans environ, sans qu’aucun voyage de M. Botkine dans le Caucase ne soit connu. Dès la publication du catalogue de cet ensemble en 1911, des doutes concernant l’authenticité de ces pièces sont exprimés : est-il possible de rassembler une telle quantité d’objets rarissimes en une période si courte ? Une enquête minutieuse menée par le dessinateur de la maison Fabergé, François Birbaum, a permis de découvrir en 1914 l’atelier clandestin qui a fabriqué la plupart des émaux de la collection de Mikhaïl Botkine. Les motivations d’un collectionneur pour constituer, apparemment en pleine connaissance de cause, une collection de faux peuvent être multiples : le contrôle de la quantité et de la qualité des pièces qu’il rassemblait, la maîtrise de la concurrence et l’élimination des soucis rencontrés habituellement : la rareté et la provenance incertaine des objets.

The collection of supposedly “Byzantine” enamels belonging to Mikhail Petrovich Botkin (1839-1914) is a remarkable case in the history of collecting, particularly if one is interested in the collector’s motivation. The types of objects collected by Botkin changed as he travelled and with fashion: he successively collected the works of the painter A. Ivanov, European medieval and Renaissance objets d’art, and then medieval Russian art. Botkin’s acquisition methods, entirely devoid of scruples, were well-known during his lifetime. The core of his collection, comprised of 171 cloisonné enamels on gold, most of which were thought to have come from Georgia, was put together over about 25 years, with no trips to the Caucasus by Botkin being known. From the publication of the catalogue of this collection in 1911, doubts concerning the authenticity of the pieces were expressed: was it possible to collect such a great number of extremely rare objects in such a short period of time? A thorough investigation by the designer of the house of Fabergé, François Birbaum, enabled the secret workshop that had produced most of the enamels in Mikhail Botkin’s collection to be discovered in 1914. The reasons for a collector to put together, apparently with full knowledge of the facts, a collection of fakes may be many: the control of the quantity and the quality of the pieces he was collecting, the mastery of the competition of the elimination of the concerns usually encountered: the rarity and uncertain provenance of the objects.

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AUTEUR

AGLAÉ ACHECHOVA Aglaé Achechova-Renaudeau – diplômée de muséologie à l’Université de la culture à Saint- Pétersbourg (1999), ancienne conservatrice des livres russes des XVIIe et XIXe siècles à la bibliothèque du Musée littéraire A. S. Pouchkine (jusqu’à 2003), docteur en Histoire de l’art. En 2013, elle a soutenu une thèse sur « Les émaux "byzantins" de la collection M. P. Botkine ». Après avoir travaillé dans des bibliothèques de musées (musée de l’Armée, musée du Louvre, etc.) et dans celle de l’INHA, elle est actuellement responsable des archives et de la réserve des livres rares à la Maison Russe (Sainte-Geneviève-de-Bois).

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Edme Antoine Durand (1768-1835) : un bâtisseur de collections Edme Antoine Durand (1768-1835): a builder of collections

Louise Detrez

1 Fils d’un riche négociant en vins d’Auxerre bientôt ruiné par la politique monétaire révolutionnaire, E. A. Durand (fig. 1) s’engage dans un négoce lucratif qui le place dès l’âge de trente ans à la tête d’une fortune considérable. Marchand de tableaux patenté de 1817 à 1822, puis qualifié de négociant ou d’antiquaire, le chevalier Durand assemble des collections dont les contemporains ne parlent qu’avec force hyperboles. « Célèbre collecteur d’antiquités1 » en son temps, illustre inconnu aujourd’hui, son nom reste toutefois attaché à deux cabinets d’antiquités d’exception : la « première » collection Durand est vendue en bloc en 1825 pour former le noyau du musée Charles X, la « seconde » est dispersée lors d’une vente aux enchères après sa mort, en 1836.

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Fig. 1

Emilio Santarelli (buste) / Désiré Raoul-Rochette (épitaphe), Monument funéraire d’Edme Antoine Durand, 1835 – Florence, cloître de Santa Trinita © Emanuela Domenica Paglia 2010

2 L’examen du cas du chevalier Durand2 pourrait ne pas déparer un recueil consacré aux modalités de la collecte. Recherchant le meilleur dans des domaines courus, ce collectionneur sillonne l’Europe sans regarder à la dépense3 ni contrevenir aux lois en vigueur4. Marchand lui-même, il s’approvisionne essentiellement sur le marché et destine une partie au moins de ses trouvailles à la revente5. Amateur éclairé estimé de la communauté archéologique européenne6, ses achats d’importance sont relayés dans la presse érudite et souvent assortis d’éloges7. Sa pratique de la « collecte », celle tout à la fois d’un collectionneur averti et d’un marchand avisé, atteste un flair hors pair et une extraordinaire aptitude à l’appropriation.

3 Cette étude voudrait rendre compte de l’étendue de la passion du chevalier Durand pour la collection. Après avoir brossé un bref portrait du collectionneur qu’était E. A. Durand, nous discuterons la pertinence des appellations de « première » et « seconde » collection Durand qu’a consacrées l’usage : contredites par les faits, elles masquent en réalité un pan considérable de sa curiosité.

Un « antiquaire d’élite8 »

4 Un choc esthétique reçu en 1799 en Italie où le chevalier Durand était employé à la suite de l’armée révolutionnaire semble être à l’origine de son dévouement à l’art9. Car un investissement total, aux deux sens du terme, le caractérise : son épitaphe révèle qu’il « passa sa vie, rendit son nom célèbre en mettant autant de soin que de zèle à acheter des monuments des arts du passé à ses propres frais, y consacrant toute sa

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fortune, pour l’intérêt public10 » et un acte notarié posthume résume sa biographie à ce seul trait : « Mr Durand n’a jamais été marié. Tout dévoué à la science archéologique, il avait placé sa fortune presque entière dans les objets d’art et d’antiquité qui composaient son cabinet11. ».

5 Une exigence d’excellence aura en effet constamment sous-tendu ses démarches : le marchand Nicolas Bénard rapporte ainsi que vers 1820, ayant porté « au point de perfection » sa collection d’estampes, « Mr E. D.** se voyait arrêté dans sa plus grande jouissance, celle de s’enrichir chaque jour de quelques pièces remarquables », mais qu’il fut bientôt pris du « désir d’élever au plus haut degré possible ses Collections d’antiquités »12. Aussi le dit-on lancé dans une quête perpétuelle de l’objet rare13, sillonnant l’Europe et courant les ventes publiques14.

Les deux collections Durand

Le noyau du musée Charles X

6 Le cabinet Durand jouit dans les années 1820 d’une réputation internationale : « Depuis longtemps, la collection de Mr Durand, l’une des plus considérables et des mieux choisies qu’il y ait en Europe, a mérité l’admiration des connoisseurs par son étendue et sa variété15 », écrit le comte de Clarac. Véritable « panorama des Arts16 », ses quelque 7 400 objets ont abondé les actuels départements des Antiquités grecques, étrusques et romaines, des Antiquités égyptiennes et des Objets d’art du musée du Louvre.

7 Le fonds grec, étrusque et romain, n’est pas le premier cabinet d’antiques du chevalier Durand : dès 1806, Aubin-Louis Millin qualifiait sa collection de vases antiques de « peu nombreuse, mais bien choisie17 » ; en 1812, A. Clener écrivait au même Millin que Joseph Tôchon venait d’acquérir ses plus beaux vases18 ; enfin, son premier achat documenté, la célèbre amphore de Chantilly acquise auprès de Nicola Vivenzio en 1801, avait été vendue au comte de Pourtalès-Gorgier en 181319. E. A. Durand, ensuite, s’approvisionne aux meilleures sources, selon les modes d’acquisition les plus divers. Depuis Athènes, Louis Sébastien Fauvel converti au commerce d’antiquités lui procure des vases20. De ses périples outremonts, E. A. Durand rapporte des antiques par centaines21 : marchands de haut vol, tel Raffaele Gargiulo22 ou James Millingen23, et collectionneurs, comme Gabriele Judica24, sont ses fournisseurs. À Paris, les ventes publiques sont l’occasion d’acquérir bronzes25 et vases antiques26. Surtout, à partir de 1814, le chevalier Durand s’adjuge les antiques de Joséphine que dispersent ses héritiers, et notamment les pièces du musée de Portici exhumées à Pompéi et Herculanum offertes en 1802 par le roi de Naples Ferdinand IV27. Des achats sont également conclus avec des amateurs parisiens : avant 1924, E. A. Durand acquiert une partie de l’imposante collection de vases que le comte de Paroy avait constituée à Naples dès 178728, tandis que Salomon Reinach envisage une transaction avec J. Tôchon29. Sa réception est enthousiaste : on loue alors la « rareté absolue30 » des antiques de Portici, célèbre l’une des plus belles collections de vases en Europe par la variété de son répertoire formel et son extension chronologique31 et considère que « la plus belle suite de monumens antiques en bronze, qui ait existé en France32 » se signale par l’intérêt iconographique de sa plastique et la valeur documentaire de ses instrumenta.

8 « Les objets égyptiens sont tous de premier choix, et à peu près les plus beaux parmi tout ce qui a été envoyé à Paris33 ». Nul besoin, en effet, d’inférer un voyage en Égypte :

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en 1822 par exemple, E. A. Durand acquiert aux ventes Saulnier et Thédenat-Duvent bijoux, papyri, amulettes, « faïences », métaux, statuettes en bois, vases en albâtre, momies, sarcophages et statues de pierre. La collection Durand, qui compte de précieux jalons de l’art des Moyen et Nouvel Empire ainsi que de l’époque ptolémaïque34, a alors si bonne presse qu’elle rend inutile aux yeux du comte de Clarac l’achat de la seconde collection Salt35.

9 Majoliques, terres vernissées, émaux et vitraux, suscitent enfin l’admiration : « on ne conçoit pas que l’on ait pu en rassembler un aussi grand nombre des formes les plus belles et des dessins les plus riches et les plus variés, on ne sait ce qu’on doit admirer le plus ou de leur magnificence ou de leur conservation36 », s’exclame le comte de Clarac. Les majoliques conservent la mémoire des compositions des grands maîtres italiens, le fonds français rend un hommage mérité à l’art national37, tandis que l’ensemble revêt une valeur inaugurale dans les collections nationales38, se félicite-t-on.

10 Trois arguments semblent justifier aux yeux de l’administration l’acquisition de la collection Durand, le 2 mars 1825. D’abord, panser les blessures du passé que constituent les restitutions consécutives au traité de Vienne39 et le refus de la collection Drovetti40. Ensuite, prévenir l’exportation d’une collection Durand convoitée41. Enfin, ouvrir le règne de Charles X par un bienfait pour la nation42 en créant au Louvre un musée sans égal43. La transaction est globalement défavorable au vendeur : E. A. Durand demande 500 000 F. pour sa collection44 que le comte de Pourtalès estime valoir un million45, et en obtient 480 000 F. en six versements annuels sans intérêts, après y avoir ajouté des centaines d’objets à titre gracieux. Elle n’en demeure pas moins la principale affaire de sa carrière46.

Une ultime collection « inappréciable47 »

11 Au cours de « huit années de recherches et de voyages48 », E. A. Durand bâtit « un nouveau cabinet beaucoup plus curieux que le précédent49 ». D’abord, le chevalier Durand n’avait en réalité pas cédé l’intégralité de son cabinet au Louvre : il conserve « la fleur des suites qu’il avait précédemment possédées50 ». Ensuite, l’Italie demeure sa principale source d’approvisionnement. Cinq voyages outremonts sont attestés, en 182551, 1826-182752, 183053, 183354 et 1834-1835. Au fait de l’actualité archéologique – il compte parmi les associés correspondants de l’Istituto di corrispondenza archeologica depuis 183255 –, E. A. Durand se procure auprès des fouilleurs (le prince de Canino, les frères Campanari) et de marchands tel Francesco Depoletti56, quantité de vases grecs et de bijoux étrusques exhumées à Vulci, nécropole étrusque dont la fouille commence à livrer les trésors. Ses demandes d’exportation du Royaume de Naples57 comme les mentions fréquentes de provenances dans le catalogue de vente confirment cependant la persistance de son intérêt pour l’Italie méridionale. Les ventes parisiennes, enfin, lui fournissent antiquités égyptiennes, céramiques antiques et médailles58.

12 La dernière collection Durand fait l’objet de louanges unanimes : réconciliant quantité et qualité, elle se classe au premier rang de toutes les collections publiques et privées européennes, musée de Naples excepté59. Ses vases, en particulier, brillent « tant sous le rapport des sujets que sous celui de l’art » : illustrant des thèmes iconographiques d’une variété telle qu’elle commande le plan du catalogue de vente et issus de tous les ateliers producteurs identifiés, ils offrent de « magnifiques peintures »60.

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13 L’espoir d’E. A. Durand de voir sa dernière collection rejoindre la « première » au Louvre est déçu. Rêvant à la réunion au Louvre des vases antiques des collections publiques parisiennes61, il s’assignait l’objectif patriotique de rendre sa collection digne du Musée royal62, et destinait de longue date ses vases aux musées royaux63, intention réitérée dans son testament64. L’administration décline l’offre d’achat formulée par ses héritiers : aussi le cabinet Durand est-il dispersé du 25 avril au 27 mai 1836 au cours d’une vente publique qui fit date.

D’autres collections Durand

14 Voyons à présent que les engouements artistiques d’E. A. Durand composent une réalité plus complexe que les deux collections qu’on lui attribue d’ordinaire (fig. 2). Quatre difficultés sont à signaler : l’effectif des collections Durand recensé n’est pas nécessairement complet ; en synchronie, la segmentation des collections n’est pas toujours nette ; en diachronie, les cabinets ne se succèdent pas strictement ; enfin, notre connaissance relative de l’approvisionnement, de la teneur et de la dispersion de chaque cabinet varie. Le recensement qui va suivre conserve donc une part d’arbitraire.

Une mystérieuse pinacothèque

15 La première collection Durand semble avoir été composée, à la faveur de voyages, de « tableaux précieux et finis » au sujet desquels notre ignorance est complète65. Le prix et la facture des œuvres ainsi que le goût dominant de l’époque pourraient-ils suggérer la piste des écoles du Nord ? Faute d’avoir identifié une vente publique ayant dispersé cet ensemble, faisons l’hypothèse qu’il ait pu rejoindre la boutique de ce marchand de tableaux.

« Un cabinet de dessins précieux66 »

16 Edme Antoine Durand est bien le vendeur anonyme d’un cabinet de dessins dispersé au début du mois d’avril 1820 : Frits Lugt y voyant un homonyme de notre collectionneur, en citant l’adresse ajoutée à main levée au catalogue qu’il consulte, lève au contraire tout doute à ce sujet67. La qualité et la bonne conservation de ces feuilles « des trois écoles et notamment des meilleurs artistes », de Dürer à David, en font la renommée68.

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Fig. 2

Tableau récapitulatif des ventes publiques ayant dispersé des biens d’E. A. Durand

« La collection (…) la plus riche et la plus complète en Estampes rares qui ait été recueillie par un particulier69 »

17 Vingt ans d’acquisitions en vente publique, en boutique et auprès de particuliers dans une Europe désormais pacifiée ont placé E. A. Durand à la tête d’une insigne collection d’estampes70. Le propriétaire a mis en œuvre une véritable stratégie d’approvisionnement en publiant dès 1819 le catalogue raisonné de son cabinet, remarquable ouvrage d’érudition autant qu’efficace outil publicitaire : la publication en révèle le mérite et multiplie les opportunités d’acquisition71.

18 E. A. Durand s’était proposé de constituer « l’Histoire générale de l’Art de la Gravure, depuis son origine jusqu’à nos jours72 », dans toutes les écoles, à travers ses chefs- d’œuvre et sur le mode de l’exhaustivité : « il est bien peu d’Estampes remarquables par leur beauté, leur rareté ou leur valeur, qui manquent dans ce cabinet73 ». Riche en joyaux « des beaux temps de la renaissance des arts74 », ce dernier comptait notamment le nielle « introuvable » d’une Paix de Maso Finiguerra 75 (fig. 3), plus de deux cents épreuves précieuses de Marc Antonio Raimondi et l’œuvre complet d’Albrecht Dürer « unique, peut-être, pour le choix et la belle conservation des épreuves76 ».

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Fig. 3

Gravure anonyme d’après Maso Finiguerra, Vierge à l’Enfant entourée d’anges, Florence, vers 1450, nielle, Vienne, Albertina, publiée dans Nicolas Bénard, Catalogue de la précieuse collection d’estampes recueillie par Mr E.D.**, Paris, Leblanc, 1821 (non paginé)

19 En 1821, une vente publique destinée à procurer au chevalier Durand les fonds nécessaires à l’enrichissement de sa collection d’antiquités77 disperse l’essentiel de cet ensemble.

La passion des gemmes antiques et modernes

20 L’étonnant destin des pierres gravées des trésors mêlés de la cathédrale Saint-Pierre et de la collégiale Saint-Étienne de Troyes offre un exemple éloquent de l’exigence et des méthodes d’E. A. Durand en matière de glyptique antique. Trois cents camées et intailles grecs et romains saisis dans les églises et le palais impérial de Constantinople en 1204 par l’évêque de Troyes et le comte de Champagne, vinrent enrichir les objets liturgiques de ces deux établissements (fig. 4).

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Fig. 4

Gravure des estampages de quelques intailles du trésor de Saint-Etienne de Troyes, dans : comte de Caylus, Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines V, Paris, 1752, pl. LII. © Institut national d’histoire de l’art Bibliothèque, collections Jacques Doucet

21 Réchappées des fontes révolutionnaires, les pierres des deux trésors confondus furent restituées en 1807 au chapitre de la cathédrale. Le 8 octobre 1820, la fabrique s’interrogea sur la suite à donner à l’offre d’un amateur parisien adressée à l’abbé de Bonald : acquérir les gemmes pour la somme de 10 000 F., nettement supérieure à une précédente estimation. Le lendemain, le paiement était enregistré78. Or, l’acquéreur parisien dont Eugène Le Brun-Dalbanne « [est] heureux de ne pas savoir le nom79 » n’était autre qu’E. A. Durand. D’abord, l’inventaire de ses papiers mentionne un reçu d’une somme identique, daté du 10 octobre et signé par l’abbé de Bonald, pour le « paiement d’une collection de camées », précisera l’intéressé lors de la liquidation de la succession Durand80. De plus, deux pierres figurent, assorties de leur illustre provenance, au catalogue de la vente après décès du cabinet Durand81. On rapporte que leur nouveau propriétaire en avait vendu certaines au détail, avant de céder un lot important à l’Ermitage82. Si le client d’E. A. Durand du nom de Köhler, écrivant depuis Saint-Pétersbourg, est bien Heinrich Karl Ernst Köhler (1765-1838), conservateur de l’Ermitage en charge des antiques et garde du cabinet impérial des gemmes, monnaies et médailles de l’empereur Alexandre Ier, faisons l’hypothèse que c’est par son intermédiaire que les pierres gagnèrent la Russie.

22 Séduit par la beauté des minéraux83, E. A. Durand s’était doté d’un mobilier de pierre dure exécutée par des praticiens italiens et français : les catalogues des ventes de 1834 et 1836 témoignent du nombre et de la diversité de ces pièces massives. Il confiait en outre de remarquables pierres brutes aux célèbres tailleurs de gemmes ultramontains Filippo Rega, Giovanni Antonio Santarelli, Benedetto Pistrucci84, Jean85 et Louis Pichler. On ne sait auquel des Pichler attribuer deux intailles : l’une vendue en 183686, l’autre,

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« bague d’émeraude gravée représentant Vénus sortant du bain87 », léguée par E. A. Durand à son ami E. J. Buquet, dont il est piquant de constater que ce dernier la lèguera à son tour, montée cette fois en épingle, à la baronne Attalin88.

Un médaillier choisi

23 L’intérêt d’E. A. Durand pour les médailles paraît aussi précoce que durable : en 1817, son médaillier réunit 8 371 médailles et en 1835, 1 432. Trois pistes d’approvisionnement sont envisageables. L’Espagne, d’abord, où l’ont mené ses affaires, et d’où il tient, sans doute, ses riches suites espagnoles et mauresques. L’Italie, ensuite, comme en témoignent notamment les trois as qu’il cède à la Bibliothèque et l’inventaire des caisses de ses dernières acquisitions. À Paris, enfin, achats et échanges devaient aller bon train entre les membres des cénacles numismatiques de Théodore- Edme Mionnet, employé puis conservateur de la Bibliothèque, et Charles-Louis Rollin, célèbre marchand numismate89.

24 Quelques indices révèlent un saut de qualité dans le médaillier Durand. La correspondance ayant accompagné l’achat par la Bibliothèque des pièces espagnoles du chevalier Durand en vante déjà le mérite90. De plus, la vingtaine de transactions effectuées avec la Bibliothèque révèle une inversion du rapport de forces vers 1812 : après avoir cédé numériquement plus qu’il ne recevait, E. A. Durand reçoit désormais d’avantage qu’il ne cède. En d’autres termes, de pourvoyeur en pièces de qualité relative, il devient fournisseur de pièces exceptionnelles91. Faisons l’hypothèse que, son intérêt pour la numismatique déclinant92, le chevalier Durand ait converti son médaillier auprès de la Bibliothèque, tantôt en numéraire, tantôt en spécimens plus courants, plus aisés à écouler dans sa boutique. Que H. K. E. Köhler ait acquis auprès d’E. A. Durand « une suite de médailles en or » pourrait le confirmer93.

Le cabinet d’armes Percy-Durand

25 Selon S. P Chaudé, la formation du cabinet d’armes d’E. A. Durand conjurerait l’impression de vide éprouvée au lendemain de la vente de sa collection au Louvre en 182594. Cette même année, le chevalier Durand acquiert le cabinet d’armes du baron Percy, chirurgien en chef des armées françaises, pour 60 000 F., prévenant ainsi la tenue d’une vente publique95. Son premier propriétaire, animé d’une passion pour les armes, a bénéficié de dons nombreux des belligérants côtoyés lors de sa carrière96. Le catalogue des trois cent quatre-vingts armes dont se composait cette collection témoigne d’un goût pour les « reliques » historiques, tels le casque du vizir ayant assiégé Vienne en 1783, offert par les chefs de la garde bourgeoise de Vienne97 ou la lance du hulan qui a tué La Tour d’Auvergne, offerte par le général Lecourbe98.

26 E. A. Durand poursuit l’entreprise du baron Percy, avec une prédilection pour la Renaissance, ainsi un pistolet de chasse et un bouclier d’Henri II99. Cependant, il se désintéresse bientôt de sa collection de militaria, pour laquelle il n’aurait pas eu de goût réel100. Reléguée dans un autre appartement, elle est vendue aux enchères du 18 au 23 janvier 1830. Faute de crédits suffisants, le musée d’artillerie n’y a pas fait d’acquisition101, mais reçoit, en deux occasions au moins, des pièces du cabinet Durand. À une date inconnue, d’abord, E. A. Durand fait don de vingt drapeaux et de la lance qui a tué La Tour d’Auvergne à cet établissement102. En 1839, ensuite, à l’occasion de la

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vente après décès du duc d’Istrie, la targe funéraire de Mathias Corvin les rejoint (fig. 5)103.

Fig. 5

Targe funéraire de Mathias Corvin, Vienne, XVe siècle, bois doré, gravé et peint, H. 0,56 ; L. 0.37 m. – Paris, musée de l’Armée (I 7) © Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / image musée de l’Armée

27 La curiosité d’E. A. Durand excède largement le champ que délimitent les « deux » collections Durand. Aussi vaste que l’écrivait S. P. Chaudé, exigeante, à l’unisson de l’actualité de la recherche contemporaine, elle se nourrit du « grand amour de l’antiquité104 » que revendique le collectionneur. Mais la litanie des cabinets Durand trahit-elle un spéculateur avisé ou un érudit patriote ? Il nous semble que, collectionneur avant d’être homme d’affaires, E. A. Durand ait mis sa pratique du commerce au service de la collection d’œuvres d’art, avec un souci d’excellence qu’explique partiellement le désir de former des collections dignes des musées français105.

NOTES

1. Journal des débats, 12 avril 1835, p. 2.

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2. Nos plus vifs remerciements vont à Brigitte Bourgeois, Dominique Jarrassé, Violaine Jeammet et Anne Ritz-Guilbert. 3. Son propre témoignage (lettre d’E. A. Durand au comte de Forbin, le 16 novembre 1824, Archives des Musées Nationaux, Z6, 1832) comme une anecdote savoureuse, le chevalier Durand traverse la Manche pour tancer l’antiquaire italien Campanari qu’il accuse de brader ses vases antiques à Londres, lui achète sa marchandise bien au-dessus du prix demandé et s’en retourne sur le continent en sa compagnie : Ian Jenkins, « La vente des vases Durand (Paris 1836) et leur réception en Grande-Bretagne », actes du colloque Anticomanie. La collection d’antiquités aux XVIIIe et XIXe siècles, Montpellier-Lattes, 9-12 juin 1988, publiés sous la direction de Krzystof Pomian et Annie-France Laurens, éditions de l’EHESS, Paris, 1992, pp. 271-272 et Bodil Bundgaard Rasmussen, « London… in reality the capital of Europe "P.O. Brøndsted’s dealings with the British Museum" », actes du colloque Peter Oluf Brøndsted (1780-1842). A Danish Classicist un his European Context, Copenhague, 5-6 octobre 2006, publiés sous la direction de Bodil Bundgaard Rasmussen, Jorgen Steen Jensen, John Lund et Michael Märcher, Copenhague, 2008, pp. 152-154. 4. En témoignent ses demandes d’exportation adressées aux autorités napolitaines, voir infra. 5. Il cède par exemple une partie des antiques de Joséphine au comte de Pourtalès-Gorgier, cat. d’exp, De Pompéi à Malmaison, les antiques de Joséphine, sous la direction de Sophie Descamps- Lequime et Martine Denoyelle, Rueil-Malmaison, 22 octobre 2008-27 janvier 2009, Musée du Louvre éditions, Paris, 2008, note 72 p. 25. 6. Les Français J.-F. Champollion, C. Lenormant, T. E. Mionnet et D. Raoul-Rochette, le Belge J. de Witte, les Allemands E. Gerhard et T. Panofka ou encore le Danois P. O. Brøndsted fréquentent son cabinet. 7. Par exemple Bullettino dell’Istituto di corrispondenza archeologica, 1830, pp. 94, 257, 262-263 ; 1831, p. 185 ; 1833, pp. 224, 255 ; 1834, p. 9. 8. Catalogue d’une belle collection de tableaux capitaux et de curiosité formant le cabinet de feu M. Durand-Duclos, Paris, 1847, avertissement non paginé. 9. S[imon] Ph[ilippe] Ch[audé], Notice sur feu M. le chevalier Durand, Paris, Didot, 1836, pp. 6-7. 10. Épitaphe latine composée par Désiré Raoul-Rochette, traduite avec l’aide de Jean-Paul Brachet, idem, p. 6. 11. Liquidation de la succession, AN, ET/XXVI/1075. 12. Nicolas Bénard, Catalogue de la précieuse collection d’estampes recueillie par Mr E. D.**, Paris, 1821, p. IV. 13. Bullettino dell’Istituto di corrispondenza archeologica, no 7, 1835, p. 48. 14. En témoigne notamment l’inventaire de sa bibliothèque, AN, ET/XXVI/1066. 15. Lettre du comte de Clarac au comte de Forbin, 18 novembre 1824, AMN, Z6, 1832. 16. Lettre du comte de Forbin au vicomte de La Rochefoucauld, 19 novembre 1824 dans Louis Courajod, « La collection Durand et ses séries du Moyen Âge et de la Renaissance au musée du Louvre », Bulletin monumental, 1888, p. 341. 17. Aubin-Louis Millin, Monuments antiques ou nouvellement expliqués, Paris, vol. II, p. 102. 18. Lettres d’A. Clener à A.-L. Millin, 12 août et 5 octobre 1812, BnF, Mss Fr24681, fo 291 et fo 292. Nous remercions Florence Le Bars-Tosi de nous avoir signalé ces documents. 19. Martine Denoyelle et Dietrich von Bothmer, « Naturalisme et illusion : les Vases grecs et étrusques, une œuvre d’Alexandre-Isidore Leroy de Barde (1777-1828) », Revue du Louvre, vol. 2, 2002, p. 39 ; cat. d’exp, De l’Égypte à Pompéi, le cabinet du duc d’Aumale, Ludovic Laugier, Chantilly, musée Condé, 5 juin-9 septembre 2002, Paris, Somogy, 2002, p. 42. 20. Alessia Zambon, « Fauvel et les vases grecs », Journal des savants, 2006, vol. 1, pp. 54-56. 21. En 1824, par exemple, il achète trois cents pièces pour 45 000 F. ; lettres d’E. A. Durand au comte de Forbin, novembre et 16 novembre 1824, op. cit. note 16, pp. 336-339. 22. Andrea Milanese, « Raffaele Gargiulo (1785-après 1870) restaurateur et marchand d’antiquités. Notices sur le commerce des vases grecs à Naples dans la première moitié du XIXe

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siècle », actes du colloque El vaso griego en el arte europeo de los siglos XVIII y XIX, Madrid, 14 et 15 février 2005, publiés sous la direction de Paloma Cabrera et Pierre Rouillard, Madrid, 2007, pp. 71-72. 23. Florence Le Bars-Tosi, « James Millingen (1774-1845), le "Nestor de l’archéologie moderne" », dans Manuel Royo, Martine Denoyelle et al., Du voyage savant aux territoires de l’archéologie. Voyageurs, amateurs et savants à l’origine de l’archéologie moderne, Paris, de Boccard, 2011, pp. 179-180. 24. Lettre de d’Adrien de Jussieu à Stendhal, 11 janvier 1838, Stendhal, Correspondance (1835-1842), Paris, Gallimard, 1968, vol. III, pp. 545-546. Au sujet de G. Judica voir Michael Kiene, Die Alben von Jakob Ignaz Hittorff. Die italienische Reise 1822-1824 (Paris-Rom), Cologne, Schriften der Universitäts und Stadtbibliothek Köln, 2012, pp. 97-98. 25. Ventes Van Hoorn Van Vlooswyck 1809, Campion de Tersan 1819, Grivaud de la Vincelle 1820 et Castex 1822. 26. Ventes Saulnier 1822, Montfort et autres provenances 1823, Isabelle Decise, Les ventes aux enchères à Paris dans la première moitié du XIXe siècle. Le cas des antiquités grecques, étrusques et romaines, mémoire d’étude de l’École du Louvre présenté sous la direction de Corinne Jouys Barbelin et Néguine Mathieux, 2012, vol. 3, pp. 11, 59. 27. Cat. d’exp, cité note 5, pp. 21-25 et 30-38. 28. Laureen Bardou, Jean-Philippe Guy Le Gentil, comte de Paroy (1759-1824) : portrait d’un collectionneur de vases grecs entre l’Ancien Régime et l’Empire, mémoire de recherche de l’École du Louvre présenté sous la direction de Brigitte Bourgeois et Martine Denoyelle, 2011, pp. 45-62 et 110-169. 29. Salomon Reinach, Peintures de vases antiques recueillies par Millin (1808) et Millingen (1813), Paris, Firmin Didot et compagnie, 1891, p. 96, note 1. 30. S. P. Chaudé, op. cit. note 9, p. 11. 31. Lettre citée note 3. 32. Claude-Madeleine Grivaud de la Vincelle, Recueil de monumens antiques, la plupart inédits, découverts dans l’ancienne Gaule, Paris, 1817, vol. I, pp. XIV-XV. 33. Bulletin des sciences, 1825, pp. 131-132. 34. Monique Kanawaty, « Les acquisitions du musée Charles X », Bulletin de la Société française d’égyptologie, 1985, pp. 35-36 ; « Vers une politique d’acquisitions : Drovetti, Durand, Salt et encore Drovetti », Revue du Louvre, no 4, 1990, p. 268. 35. Lettre du comte de Clarac au comte de Forbin, AMN, AE, 6, 23 février. 36. Lettre citée note 15. 37. Bulletin des sciences, op. cit. note 33, p. 132. 38. L. Courajod, op. cit. note 16, p. 331. 39. Lettre du comte de Forbin au vicomte de la Rochefoucauld, 19 novembre 1924, L. Courajod, op. cit. note 16, pp. 339-343. 40. Lettre du comte de Forbin au vicomte de la Rochefoucauld, 19 novembre 1924, L. Courajod, op. cit. note 16, pp. 339-343 ; lettre citée note 15. 41. Lettre du comte Turpin de Crissé au comte de Forbin, 8 octobre 1824, L. Courajod, op. cit. note 16, pp. 333-334. 42. Lettre citée note 16. 43. Lettre citée note 15. 44. Lettre d’E. A. Durand au comte Turpin de Crissé, 11 octobre 1824, L. Courajod, op. cit. note 16, pp. 334-336. 45. Lettre d’E. A. Durand au comte de Forbin, 16 novembre 1824, idem, pp. 337-339. 46. Liquidation de la succession, citée note 11. 47. Jean de Witte, Description des antiquités et objets d’art qui composent le cabinet de feu M. le chevalier E. Durand, Paris, Didot, 1836, p. I.

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48. S. P. Chaudé, op. cit. note 9, p. 12. 49. Journal des débats, 12 avril 1835, p. 2. 50. S. P. Chaudé, op. cit. note 9, p. 13 ; par exemple, J. de Witte op. cit. note 47, no 420 et no 114. 51. Lettre d’E. A. Durand au comte de Forbin, 1er juillet 1825, AMN, Z6, 1832. 52. Du même au même, 18 septembre 1826 : ibidem, et Naples, Archivio di Stato, Esteri, 6377. 53. Naples, Archivio di Stato, Esteri, 6418. 54. Naples, Archivio di Stato, Esteri, 6454. 55. Lettre d’E. A. Durand aux directeurs de l’Istituto, 10 août 1832, Deutsches archäologisches Institut, Rom, Archiv, II Kasten B26. 56. Marie-Amélie Bernard, « Francesco Depoletti (1779-1854), artiste et restaurateur de vases antiques à Rome vers 1825-1854 », Technè, 2008, nos 27-28, pp. 79-84. 57. Naples, Soprintendenza, IX, D1, 3/17 et 3/25, D2, 1/7, 1/20, 5/33 et 25. 58. Ventes Morel d’Arleux (1828), Alessia Zambon, « Fauvel et les vases grecs : un catalogue retrouvé », Journal des savants, 2006, vol. 2, pp. 185-193 ; Mainvielle-Fodor (1828), I. Decise, op. cit. note 26, pp. 14, 74 ; Révil (1830) ; F*** (1832), I. Decise, op. cit. note 26, pp. 16, 85-88 ; Hauterive (1832), I. Decise, op. cit. note 26, pp. 16, 85-88 ; Canino (1834) et Gastard (1834). 59. Entre autres, J. de Witte, op. cit. note 47. 60. J. de Witte, op. cit. note 47, pp. I-II. 61. Lettre d’E. A. Durand au comte de Forbin, 9 février 1825, AMN, Z6, 1832. 62. Lettres citées notes 44, 45 ; d’E. A. Durand au comte de Forbin, novembre 1824, AMN, Z6, 1832. 63. Brouillon d’une lettre du comte de Forbin (?) au comte de Montalivet, 14 avril 1835, AMN, Z6, 1832. 64. AN, ET/XXVI/1065. 65. Unique mention, S. P. Chaudé, op. cit. note 9, pp. 7-8. 66. [Alexis Nicolas] Pérignon, Catalogue d’un cabinet de dessins précieux des trois écoles et notamment des meilleurs artistes de l’école moderne, Paris, 1820. 67. Frits Lugt, Les marques de collections de dessins et d’estampes, Amsterdam, Vereenigde Drukkerijen, 1921, p. 120. 68. A. N. Pérignon, op. cit. note 66, p. III. 69. N. Bénard, op. cit. note 12, p. III. 70. N. Bénard, op. cit. note 12, p. III et IV ; S. P. Chaudé, op. cit. note 9, p. 8. 71. [Edme Antoine Durand], Catalogue des estampes du cabinet E. Durand, Paris, 1819, p. I. 72. Idem, ibidem, p. I et X. 73. N. Bénard, op. cit. note 12, p. VII. 74. E. A. Durand, op. cit. note 71, p. II. 75. Collections Lélu, Borduge, Révil, Durand (E. A. Durand, op. cit. note 71, p. XIII) et duc de Saxe- Teschen. 76. Joubert père, Manuel de l’amateur d’estampes, Paris, 1821, pp. 283, 274, recensement, prix d’adjudication et commentaire des pièces majeures. 77. N. Bénard, op. cit. note 12, p. IV. 78. Eugène Le Brun-Dalbanne, Les pierres gravées du trésor de la cathédrale de Troyes, Paris, Rapilly, 1880, pp. 9-27. 79. Idem, ibidem, p. 26. 80. Liquidation de la succession citée note 11. 81. J. de Witte, op. cit. note 47, no 2525 et 2533. 82. E. Le Brun-Dalbanne, op. cit. note 78, p. 26. 83. S. P. Chaudé, op. cit. note 9, p. 9. 84. J. de Witte, op. cit. note 47, n° 2553. 85. J. de Witte, op. cit. note 47, n° 2527. 86. J. de Witte, op. cit. note 47, n° 2643.

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87. Délivrance des legs, AN, ET/ET/XXVI/1069. 88. Testament d’E. J. Buquet, AN, ET/XXVI/1131. 89. Charles Lenormant, « Nécrologie. M. Rollin », Revue de numismatique française, no 18, 1853, pp. 162-163 et Thierry Sarmant, La République des médailles. Numismates et collections numismatiques à Paris du Grand Siècle au Siècle des Lumières, Paris, H. Champion, 2003, pp. 342-353. 90. T. Sarmant, Le cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale 1661-1848, Paris, H. Champion, 1994, p. 305 ; AN, F17/34/68. 91. Nous remercions Dominique Hollard de nous avoir fait prêter attention à cette dissymétrie. 92. E. A. Durand renonce par exemple à participer à l’achat du médailler du comte de Wiczay que C. L. Rollin réalisera seul. Lettre d’E. A. Durand à C. L. Rollin, 27 septembre 1834, inventaire après décès cité note 14. 93. Lettre de H. K. E. Köhler à T. E. Mionnet, les 19-31 août 1822, BnF, NAF 1187, fo°171. 94. S. P. Chaudé, op. cit. note 9, p. 12. 95. Léon Jean Joseph Dubois, Catalogue des antiquités, armures, armes, drapeaux et guidons (…) qui composaient la collection de feu M. le baron Percy, Paris, 1825, avis non paginé ; [Roussel ?], Catalogue des armures et armes diverses composant la collection formée originairement par feu M. le baron Percy, et complétée par M.D.***, Paris, 1829, p. 4. 96. L. J. J. Dubois, op. cit. note 95, p. I. 97. L. J. J. Dubois, op. cit. note 95, no 55. 98. L. J. J. Dubois, op. cit. note 95, no 89. 99. [Roussel ?] op. cit. note 95, no 317 et 24. 100. S. P. Chaudé, op. cit. note 9, pp. 12-13. 101. Étienne Alexandre Bardin et Nicholas Charles Victor Oudinot, Dictionnaire de l’armée de terre, Paris, 1841, vol. II, article « cabinet d’armes ». 102. Inventaire après décès cité note 14 et liquidation de la succession citée note 11. 103. O. Penguilly L’Haridon, Catalogue des collections composant le musée d’artillerie, vol. III, 1862, pp. 315-317 ; L. J. J. Dubois, op. cit. note 95, no 81 ; [Roussel ?], op. cit. note 95, no 35. 104. Lettre citée note 55. 105. Lettre citée note 61.

RÉSUMÉS

La découverte de l’Italie en 1799 inspire à Edme Antoine Durand, commerçant fortuné, la passion de la collection. Parcourant l’Europe en mettant à profit un flair et un sens des affaires éprouvés, il assemble des collections conciliant éclectisme et spécialisation, quantité et qualité. Une pinacothèque, un cabinet de dessins, une collection d’estampes, des gemmes antiques et modernes, un médaillier et un cabinet d’armes s’ajoutent en effet aux deux célèbres collections d’antiquités et objets d’art auxquelles on associe couramment le chevalier Durand. L’une est vendue dans sa totalité en 1825 pour former le noyau du musée Charles X, l’autre dispersée en vente publique en 1836 suite au décès de son propriétaire.

His discovery of Italy in 1799 sparked the passion for collecting in Edme Antoine Durand, a wealthy merchant. Travelling around Europe and making good use of his proven flair and business sense, he put together collections combining eclecticism and specialisation, quantity and quality. There were an art gallery, a cabinet of drawings, a collection of prints, antique and

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modern gems, a medal collection and a cabinet of arms in addition to the two renowned collections of antiquities and objets d’art commonly associated with Durand. One of them was sold in its entirety in 1825 to make up the core of the Musée Charles X, the other dispersed at public sale in 1836 after its owner’s death.

AUTEUR

LOUISE DETREZ Élève conservateur, Institut national du patrimoine, Louise Detrez est diplômée de lettres classiques (licence, maîtrise) et ancienne élève de l’École du Louvre (premier et deuxième cycles). Dans son domaine de spécialité, la céramique grecque, elle s’intéresse notamment à l’histoire des collections et a consacré un article aux restaurateurs de vases antiques sollicités par le chevalier Durand (Technè, no 38, 2013).

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Réunir une documentation pour l’Art Brut : les prospections de Jean Dubuffet dans l’immédiat après- guerre au regard du modèle ethnographique Putting together documentation for art brut: Jean Dubuffet’s prospecting in the post-war era in relation to the ethnographic model

Baptiste Brun

« L’entreprise de l’Art Brut […] a consisté non pas à montrer l’art brut après l’avoir défini, mais à chercher où est l’art brut, en vue de réunir une documentation qui pourrait peut-être finalement le définir1. » Lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne, lundi 3 août [1970]

1 Penser la place de l’ethnographie dans les prospections d’artefacts initiées par Jean Dubuffet à partir de 1944, dans ce qu’il nommera à l’été 1945 l’Art Brut, est un parti méthodologique extrêmement fécond. D’une part, cette réflexion éclaire d’un jour nouveau l’œuvre du peintre dans l’immédiat après-guerre et ses développements ultérieurs – l’œuvre étant ici entendue comme le produit de la conjonction de ses activités de peintre et d’écrivain, mais aussi celle ayant directement trait à l’Art Brut2. D’autre part, elle permet plus globalement de mettre en lumière de manière exemplaire l’incidence de la science ethnographique sur les pratiques artistiques au mitan du XXe siècle. À ce titre, la pensée et l’activité de Jean Dubuffet – largement influencées par l’entreprise de l’Art Brut entendu comme travail – fraie la voie d’une expérimentation ouvrant le champ d’une véritable interrogation anthropologique du fait artistique, sensible dans bon nombre de travaux d’artistes de la modernité. Le présent article se

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veut une contribution à cette réflexion. D’un point de vue plus resserré, il s’agit de montrer que l’histoire de l’Art Brut est intrinsèquement liée aux développements de l’ethnographie et à l’intérêt que les artistes lui accordaient. Par trop souvent identifié à l’« art des fous » ou « art psychopathologique », dès son émergence et encore aujourd’hui, l’Art Brut n’a été que trop partiellement pensé au regard de ce phénomène, pourtant capital dans son émergence3.

2 Il s’agit ici d’aborder quelques aspects du partage d’expérience opéré par Dubuffet avec la science ethnographique, ses méthodes, ses acteurs. Dans un premier temps, je traite brièvement de l’histoire des prospections ayant trait à l’Art Brut avant même l’invention du nom. Directement emprunté à Dubuffet, le terme de prospection est ici préféré à celui de collecte. Ensuite, j’insiste sur certaines manières de procéder entre 1945 et le moment de fondation la Compagnie de l’Art Brut en 1948 : elles illustrent la singularité de son entreprise qui s’empare des outils de l’ethnographie pour les déployer au service de son projet. Enfin, la relation qu’entretient le peintre avec l’ethnographe Patrick O’Reilly, collaborateur discret mais essentiel de ces années décisives pour le devenir de l’Art Brut, est abordée comme exemple de ce procès.

Premières prospections

3 Le goût moderne pour l’« autre de l’art4 », comme le nomme Daniel Fabre, est bien sûr à prendre en compte dans toute appréhension du travail de Dubuffet. Il est capital concernant l’Art Brut. Si la première occurrence du terme Art Brut date du fameux voyage de Jean Dubuffet en Suisse en juillet 1945, en compagnie de Jean et Germaine Paulhan et de Le Corbusier, les premières prospections menées par le peintre datent au plus tard de la fin de l’année 19445. Elles ont pour objet des artefacts révélant une altérité profonde et manifeste pour l’époque, objets à peine reconnus comme relevant du domaine de l’art, sinon pas du tout. L’état des connaissances concernant cet intérêt de Dubuffet reste extrêmement parcellaire pour les années précédant le second conflit mondial. Il est indéniable que son goût pour des œuvres extra-occidentales soit bien antérieur à la guerre, tout comme nous connaissons son goût pour l’art populaire au milieu des années 1930, période à laquelle il confectionne masques et marionnettes. Nous savons désormais qu’il collectionnait déjà certaines pièces de la statuaire africaine au moins à la fin de l’année 19436. D’autres artefacts durent retenir son attention avant même l’Art Brut.

4 Concernant les prémisses de l’émergence de l’Art Brut à l’heure de la Libération, la pseudo-collaboration du peintre et du critique Anatole Jakovsky à la mise en œuvre d’un ouvrage sur l’« art des fous » a souvent été mise en exergue comme étant à l’origine de l’Art Brut7. Mais cette surévaluation du rôle de Jakovsky dans ce procès, outre qu’elle produit une confusion entre la notion d’Art Brut et la catégorie d’« art des fous », fait l’économie de penser la place d’autres artefacts qui intéressaient alors Dubuffet. Car ce n’est pas seulement la différence psychiatrique qui fonde tout ou partie d’une supposée altérité artistique que l’inventeur de l’Art Brut recherche. Le projet de l’« Atlas graffitien8 » mentionné par René de Solier l’atteste. Il témoigne de la quête des graffiti et autres messages griffonnés et jetés au sol que menèrent Dubuffet et Solier dans le Paris de la fin de l’Occupation. Moins connus sont les contacts, réitérés au plus tard en mars 1945, auprès du criminologue lyonnais Édmond Locard (1877-1966),

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afin de réaliser une publication sur les tatouages de prisonniers, demande ensuite faite auprès de la Préfecture de Police de la Seine9.

5 Ces quelques exemples sont convoqués pour bien rappeler, contre une interprétation contemporaine dominante, que l’Art Brut en devenir n’est pas le simple calque, sous couvert de dénomination nouvelle, d’un « art des fous » déjà bien connu dans les milieux d’avant-garde, plus encore chez les épigones du surréalisme (Max Ernst, André Breton et Paul Éluard pour citer les plus célèbres)10. De plus, ces premières prospections attestent toutes la volonté précoce de Dubuffet de produire des publications – que ce soit en collaboration avec Solier, Jakovsky ou Locard –, ayant trait à cette altérité artistique défrichée. À ce titre, j’ai montré dans le numéro 1 de ces mêmes Cahiers de l’École du Louvre la vaste part qu’a joué la photographie dans ce procès : les premières épreuves photographiques documentant ces artefacts datent d’avant même l’invention du terme Art Brut. Le travail de prospection débute bel et bien par un usage raisonné de la photographie qui allait mener à la mise en œuvre d’albums photographiques constituant ce qui a été nommé ailleurs l’Atlas photographique de la Compagnie de l’Art Brut11. On ne compte pas moins d’un millier de photographies produites entre le printemps 1945 et février 1949. Les reproductions, aisément manipulables, permettaient au peintre de visualiser un matériau alors épars et hétéroclite. Par extension, elles autorisaient la mise en ordre de séries afin de mieux penser ce à quoi le peintre cherchait alors à donner sens dans une pratique s’inscrivant pleinement dans une démarche heuristique. Ces activités de recension documentaire sont un premier indice d’une influence croisée de la pratique ethnographique et de l’histoire de l’art sur le travail de Dubuffet relatif à l’Art Brut12. Homme d’un savoir considérable concernant ces questions dès l’entre-deux-guerres, le peintre ne devait pas faire l’économie de penser ces références au sein de son propre travail. C’est d’ailleurs à la même période que ses échanges avec anthropologues et ethnographes s’intensifient13. Les prendre en compte est nécessaire afin de mieux comprendre l’émergence de l’Art Brut, entendu comme l’un des volets du travail de Jean Dubuffet. Mais avant de mettre en exergue une relation exemplaire des liens qu’entretient le peintre avec ces derniers, il est nécessaire de voir comment la pratique ethnographique s’institue comme modèle dans les prospections de l’Art Brut.

Les pratiques ethnographiques, modèles pour l’Art Brut

6 La pratique documentaire que permet l’usage de la photographie et la mise en œuvre de l’Atlas photographique semble donc découler en droit fil des pratiques ethnographiques. Mais suivant Teresa Castro, cette affinité entre le travail de Jean Dubuffet et certains modèles anthropologiques et ethnographiques ne suffit pas à conclure quant à une influence directe des seconds sur le premier14. L’histoire de l’art contestée par Dubuffet participe d’une pratique similaire de l’image reproduite15. Néanmoins, d’autres indices trahissent cette incidence. Dans un texte écrit en 1945, paru en 1946 dans le premier ouvrage publié de Dubuffet, le peintre revendique sa connaissance de l’ethnographie comme le fondement de sa démarche artistique. Sa « Notice commune » affirme ainsi : En sortant du lycée j’ai étudié la peinture six ou sept ans et en même temps bien des matières : poésie, littérature, d’avant-garde, d’arrière-garde, métaphysique,

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paléographie, ethnographie, langues étrangères, langues anciennes, enfin vous comprenez bien je cherchais l’Entrée16.

7 L’auteur partageait le goût commun professé par les avant-gardes de l’entre-deux- guerres pour l’ethnographie. Ainsi que certains amis de jeunesse du peintre : Georges Limbour, collaborateur en 1929 de la revue Documents17, mais aussi André Masson et Michel Leiris. Si dès 1924 Dubuffet s’était brouillé de manière définitive avec celui qui allait devenir l’auteur de l’Afrique fantôme dix ans après, il est probable que le peintre ait gardé un œil attentif à son parcours et plus largement à ces jeux de friction entre regard artistique et regard ethnographique. Le goût déjà évoqué de Dubuffet pour l’art populaire et l’art nègre allait en ce sens. C’est en pensant à ce substrat idéologique précédant l’émergence des prospections du peintre que l’analyse du vocabulaire et des moyens mis à contribution pour l’Art Brut l’éclaire d’une lumière singulière.

8 Symptomatique de cela, le recours au terme de document préféré à celui d’œuvre est quasi systématique dans la majeure partie des correspondances et publications ayant trait à l’Art Brut depuis 1945. Ainsi Dubuffet écrit au collectionneur suisse Josef Müller en décembre 1945 : Je m’intéresse à certaines formes d’art populaire isolées, présentant un caractère instinctif et délirant, je fais des recherches à ce sujet depuis un certain temps et je réunis des documents18.

Fig. 1

Notice sur la Compagnie de l’Art Brut, imprimée en septembre 1948, folio 2 © photo de l’auteur

9 Tout aussi significative est l’assertion relevée dans une désormais célèbre lettre du peintre adressée à Jacques Berne à l’heure de la fondation de la Compagnie de l’Art Brut en juin 1948. « Avec Breton dans le coup », l’association se pense, avant même sa

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création officielle au mois d’octobre suivant, comme une « société de recherches et d’études19 ». Ces termes auxquels s’ajoute donc celui largement usité de prospection disent bien la dimension heuristique de la notion d’Art Brut au cœur des investigations de Dubuffet. Un document comme la « Notice sur la Compagnie de l’Art Brut » imprimée en septembre 1948 confirme cela20 (fig. 1). Feuillet double au format in-8°, ce court document avait pour but de définir un cadre pour que les éventuels collaborateurs de l’association puissent savoir de quoi retournaient les prospections. Il avait été envoyé à bon nombre d’acteurs des mondes croisés de l’art, de la psychiatrie et de l’ethnographie. Le fait que ce « prospectus circulaire21 » fut réalisé par Dubuffet à l’initiative de Charles Ratton est un indice d’une forme de détournement de certains outils propres au monde de l’ethnographie à destination de l’Art Brut. Ainsi rappelle-t- il deux documents majeurs qui le précèdent de peu et que Ratton, sinon Dubuffet, devait connaître. D’une part, les « Notes de doctrine et d’action » rédigées et publiées par Georges-Henri Rivière en 1942 qui marquaient la volonté d’instituer peu à peu le Folklore comme ethnologie de la France, d’autre part le Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss, publié pour la première fois en 194722. Il ne s’agit pas ici de confondre la « Notice sur la Compagnie de l’Art Brut » avec ces publications, mais d’aborder la parenté bien réelle qui les réunit. À la manière des notes de Rivière ou du manuel de Mauss, elle tend à définir un objet d’étude. Il apparaît ici une forme de prétention scientifique propre à l’entreprise de Dubuffet. Rien n’est plus paradoxal. La pratique de l’ethnographie, écrivait Mauss, devait se méfier de l’intuition et de la théorie, non sans produire une coupure épistémologique au sein des sciences humaines. Il affirmait : « Le jeune ethnographe qui part sur le terrain doit savoir ce qu’il sait déjà, afin d’amener à la surface ce qu’il ne sait pas encore23 ». Sans pouvoir affirmer que le peintre connaissait les écrits de Mauss, force est de constater qu’il agit de même. Dubuffet affirme être en quête des faits que sont les documents. C’est du moins ce qu’il affirmera à Jacques Berne en se remémorant, vingt-cinq ans plus tard, cette période24. On ne saurait ici confondre deux pratiques dont les enjeux et la nature même sont divergents, mais il est des principes de captation que l’on ne peut ignorer. En ce sens, la notion de « surréalisme ethnographique » développée par l’anthropologue James Clifford et les garde-fous posés par Jean Jamin à son endroit permettent de penser un cadre méthodologique, assez rigoureux et flexible à la fois, pour repenser l’Art Brut comme travail25. Dubuffet a bel et bien collaboré avec des ethnographes. Ses liens avec Patrick O’Reilly sont à ce titre exemplaire.

Patrick O’Reilly, missionnaire-ethnographe au service de l’Art Brut

10 Dans le septième album de l’Atlas photographique de la Compagnie de l’Art Brut figurent quarante reproductions en noir et blanc de dessins réalisés au crayon de couleur, parfois rehaussés d’encre. Tous furent réalisés par des habitants de l’île de Buka, située au nord de l’archipel des Salomon dans l’Océan Pacifique26. Quelques mentions manuscrites sur des étiquettes collées sous ces photographies, outre celle d’« anonyme », donnent les noms de certains des dessinateurs : Hikot, Tunonot, Ketahon, Tsimes et Somuk. Pour ce dernier, vingt-deux épreuves sont recensées. Trois dessins de Somuk sont présentés lors de l’exposition L’Art Brut préféré aux arts culturels organisée et introduite par Jean Dubuffet à la Galerie René Drouin en octobre 1949

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(fig. 2 et 3). Une photographie figure d’ailleurs au catalogue (fig. 4)27. Au plus tard à l’automne 1946, le peintre pensait consacrer le second numéro de ses Cahiers de l’Art Brut à cet ensemble. Cet opuscule qui ne verra jamais le jour devait présenter au lecteur « 24 reproductions photographiques en noir, si possible, deux en couleurs28 ». En outre, il devait être introduit par « un important article du Père O’Reilly », océaniste de renommée29. Bien que cet ensemble fût remisé dans les archives du peintre après 1950, excluant de facto ces artefacts du corpus de l’Art Brut, ces quelques faits montrent l’importance que Dubuffet accordait aux productions de Somuk et des siens dans l’immédiat après-guerre.

Fig. 2

Somuk, sans titre, vers 1935-1936, crayon, encre et craie grasse sur papier, H. 0,23 ; L. 0,21 m. © Olivier Laffely, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne

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Fig. 3

Somuk, sans titre, vers 1935-1936, crayon noir et encre sur papier, H. 0,23 ; L. 0,21 m. © Olivier Laffely, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne

11 À la vue de ces dessins, il n’est pas difficile de comprendre l’enthousiasme du peintre lorsqu’il en prit connaissance. Le trait sommaire de la plupart d’entre eux ne pouvait que le ravir. L’aspect supposé primitif des représentations et de leur mise en œuvre répondait point par point aux théories alors en vogue quant aux origines de l’art. Je pense plus particulièrement aux lois définies par Georges-Henri Luquet quelques années auparavant30. Les ouvrages au crayon des insulaires de Buka étaient exemplaires de ce que le philosophe définissait comme relevant d’un « réalisme intellectuel » opposé au « réalisme visuel » de la tradition picturale occidentale, supposé supérieur. S’y retrouvaient le principe d’« exemplarité » – insistance sur un détail essentiel à la compréhension ou à la narration au détriment des autres –, celui de « rabattement » – les objets représentés le sont selon un point de vue d’ordre pictographique au détriment d’une relation spatiale pensée selon les canons de l’art occidental – ou encore celui de « transparence » – visibilité d’objets représentés qui seraient restés invisibles si le dessin avait été réalisé selon les conventions de l’illusionnisme perspectif. Dubuffet connaissait ces théories. Non sans les contester d’ailleurs : il les détournait dans ses propres peintures, procédant à une mise à l’excès toute bataillienne de ces données31. Les débuts de l’Art Brut sont inextricablement liés à cette contestation d’une supposée primitivité en art. Mais si revenir sur l’histoire de l’émergence de ce corpus et de son usage par le peintre permet de mieux penser son attitude face au paradigme primitiviste de l’époque, celle-ci est aussi exemplaire des liens que Dubuffet tisse alors avec le monde de l’ethnographie et de ses pratiques.

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Fig. 4

Somuk, sans titre, vers 1935-1936, crayon noir et encre sur papier, H. 0,21 ; L. 0,23 m. © Olivier Laffely, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne

12 Découvreur de Somuk et de l’ensemble du corpus salomonais, Patrick O’Reilly (1900-1988) joue ici un rôle incontournable (fig. 5). Père mariste, élève de Lucien Lévy- Bruhl et de Marcel Mauss dans sa jeunesse, il était parti en mission ethnographique dans les Îles Salomon du Nord en 1934-1935. Paul Rivet (1876-1958), directeur du Musée d’Ethnographie du Trocadéro à partir de 1928, puis fondateur du Musée de l’Homme en 1937, lui avait permis d’obtenir une bourse institutionnelle pour ce voyage d’étude. Ce fut l’occasion de collectes qui enrichirent les fonds du Musée d’Ethnographie du Trocadéro. Plus tard, à la Libération, O’Reilly devint le secrétaire général de la Société des Océanistes, lors de sa fondation officielle en 1945. Avec le président de cette nouvelle institution, l’océaniste Maurice Leenhardt (1878-1954), successeur de Marcel Mauss à la Ve section, Sciences religieuses, de l’École Pratique des Hautes-Études, il fut à l’origine du Journal de la Société des Océanistes au lendemain de la Libération. Dans un article du même journal lui rendant hommage en 1982, Jean Guiart écrivait : Le Père [O’Reilly] avait ainsi tout pour être un des pionniers de l’ethnologie en France et dans le Pacifique32.

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Fig. 5

Y. M. Pech, « Les journées de l’exploration Française Moderne » au musée de la France d’Outre-mer [Patrick O’Reilly et un groupe d’étudiants dans le cadre, un dessin de Somuk], tirage sur papier baryté Y. M. Pech © musée du quai Branly – Jacques Chirac

13 Dans l’état actuel des connaissances, retracer de manière précise les circonstances qui présidèrent à la rencontre entre Dubuffet et O’Reilly demeure une gageure. Ce fut probablement par l’intermédiaire de Charles Ratton, alors très impliqué dans les arcanes du Musée de l’Homme ou encore par l’entremise de Madeleine Rousseau qui travaillait dans cette même institution. Dubuffet les fréquentait tous deux à cette période. De surcroît, le peintre et O’Reilly étaient voisins. À la Libération, l’ethnographe était le supérieur d’une maison d’étudiants affiliée aux Pères maristes, sise au 104 rue de Vaugirard, non loin de l’atelier de Dubuffet. Les deux hommes mirent à profit cette proximité33. La première mention faite par le peintre du missionnaire-ethnographe, ainsi que du corpus de dessins de ce dernier, apparaît dans une lettre de Dubuffet adressée à Jean Paulhan au printemps 1945. Il y est question du « Révérend-Père Patrick O’Reilly », ce « nouvel ami [qui] a passé un temps à l’île de Bougainville34 ». Dubuffet s’était alors retrouvé en possession d’une boîte que lui avait confiée le prêtre. Celle-ci était « pleine de récits mélanésiens, avec les textes et les traductions mot à mot, et des commentaires, correspondances, questionnaires, exposés par les RRPP O’Reilly et Montauban, sur les contes et traditions des Canaques, et beaucoup d’admirables dessins faits par les indigènes ». Dubuffet affirme trouver tout cela « très passionnant ». Dans les jours suivant, il montrera la fameuse boîte et son contenu à son ami Paulhan35. Quelques années plus tard, reprenant sans doute des éléments de l’article commandé par le peintre pour les Cahiers de l’Art Brut, Patrick O’Reilly écrivait dans le Journal de la Société des Océanistes que ce matériel ethnographique issu de la collecte menée aux Salomon en 1934-1935 avait dormi pendant près de dix ans et qu’il ne fut réellement exploité et diffusé que par « la grâce conjuguée de Jean Dubuffet et Jean Paulhan36 ». Cette remarque souligne l’une des caractéristiques propres aux carrières des objets

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ethnographiques dans la première moitié du XXe siècle, à savoir le rôle essentiel joué auprès des ethnographes par les artistes et hommes de lettre dans le procès de reconnaissance artistique de certains artefacts. O’Reilly a mené sa collecte de manière exhaustive, suivant en ceci les préceptes de son maître Marcel Mauss, sans se soucier a priori de hiérarchiser les objets et récits collectés en fonction d’une supposée valeur, qu’elle soit plastique, narrative ou littéraire. Ce parti méthodologique implique un traitement de l’information différé dans le temps, la guerre aidant, le matériel étant stocké en attendant des jours meilleurs. Dubuffet rencontrant O’Reilly, c’est l’histoire d’une redécouverte. Les deux hommes vont dès lors se livrer à une véritable collaboration, un partage d’expérience où l’intérêt artistique de ces dessins le dispute à leur intérêt ethnographique.

14 Cette idée de partage devient sensible à la lecture de la plaquette écrite et publiée par O’Reilly à l’occasion d’une exposition de l’ensemble des dessins de Somuk et de ses compatriotes à la Galerie des Îles en 195137. Probablement le prolongement du texte commandé par Dubuffet à l’ethnographe pour accompagner le second numéro avorté des Cahiers de l’Art Brut en 1946, les lignes écrites par O’Reilly trahissent l’influence du peintre. Qualifié de « modeste », de « sage », Somuk n’est « pas un auteur, un artiste, un professionnel38 ». Il semble être cet « homme du commun » auquel Dubuffet se réfère dans sa propre pratique, celle de peintre, d’écrivain et de collectionneur. Mais si, dans ce texte, Patrick O’Reilly s’exerce à la critique d’art, il ne se défait pas pour autant de sa livrée d’ethnographe. Il se montre très attentif à la question de la documentation sur le terrain : Un jour le Père Montauban et moi eûmes l’idée de lui donner [à Somuk] un porte- plume et trois crayons de couleur en lui demandant d’illustrer les contes qu’il racontait avec tant de brio et que je recueillais à la veillée. Sur l’envers de vieux connaissements ou d’imprimés officiels hors-cours – et tant pis si le papier boit – il nous apporta peu à peu une série de dessins qui, présentés avec intelligence, formeraient comme la tapisserie de Bayeux de cet archipel salomonais : une suite d’images qui retracent épisodiquement les différents événements de la vie indigène39.

15 Ainsi les dessins des protégés d’O’Reilly à Buka sont le produit d’une pratique ethnographique à part entière, largement répandue alors. Certains individus des populations étudiées sont sollicités afin de dessiner pratiques, rites et mythologies sur le papier, devenant ainsi des informateurs40.

16 Les explications qu’apporte O’Reilly quant au contexte de création des dessins salomonais étaient sans doute connues de Dubuffet. Elles prennent un tour singulier lorsqu’on se penche sur certains artefacts collectés par le peintre après ceux de Somuk. Ainsi des dessins du dénommé Quadour Douida dont un exemplaire est montré lors de l’exposition inaugurale du Foyer de l’Art Brut au Pavillon Gallimard en septembre 1948, puis lors de l’exposition L’Art Brut préféré aux arts culturels l’année suivante41. Il est fort probable qu’ils soient dus à Sidi Kouider Douida, aussi orthographié Qouider Ben Douda par Dubuffet dans ses lettres à Paulhan, ou encore Si Bourahla Douida42. Receveur du bureau de poste d’El Golea, ville du centre de l’Algérie, Dubuffet décrit celui-ci comme un ami lettré peut-être rencontré lors de son premier voyage au Sahara (février-avril 1947). Lors du deuxième séjour du peintre à El Golea (novembre 1947-avril 1948), Douida lui avait prêté un local, transformé en atelier. Si l’homophonie et l’incertitude orthographique sont frappantes, elles n’en sont pas moins suffisantes pour conclure à cette identité. Néanmoins la mention d’El Golea, qu’on retrouve au catalogue de

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l’exposition chez Drouin, rattache ces peintures de Quadour Douida au séjour de l’hiver 1947-1948. Ce que confirme l’utilisation de la peinture à la colle : le peintre français était alors dans une phase d’expérimentation intense de cette technique. Dubuffet a probablement fourni ce matériel à Quader Douida afin que l’Algérien puisse peindre ces paysages. Le peintre aurait ainsi reproduit une forme d’expérience directement inspirée de celle d’O’Reilly sur l’île de Buka. Si cette hypothèse ne peut être pleinement vérifiée, une lettre ultérieure du peintre à Gérard Oury, alors psychiatre à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnolles confirme l’ambition expérimentale de Dubuffet à propos d’un autre sujet. Concernant Auguste Forestier, interné dans cette institution et dont les sculptures en bois passionnaient le peintre, Dubuffet écrit : Veuillez je vous prie m’écrire de ce que nous pourrions lui envoyer qui lui fasse plaisir, soit de l’argent ou des vêtements ou je ne sais quoi qui lui manque. Et aussi s’il faut acheter pour lui du bois, je vous enverrai l’argent ou bien même j’enverrai du bois. […] Est-ce que vous croyez qu’il serait possible qu’il fasse pour nous une grande statue je veux dire très grande (deux mètres de haut) et nous la mettrions en plein air sur la terrasse devant notre pavillon de L’Art Brut. Ça ferait un effet épatant43.

17 Cet exemple, un parmi maints autres, attestent le fait que l’entreprise de l’Art Brut, à ses débuts, tend bien à s’inspirer du modèle ethnographique. Dubuffet n’hésite pas à s’inspirer du vocabulaire et des méthodes d’une discipline qui le fascine, notamment en suscitant la production de dessins, sculptures et autres. Nous pourrions ici voir une contradiction. Plus tard en effet, le peintre rejettera l’idée d’incitation à la création venue d’un tiers comme contraire à la notion d’Art Brut, « opération artistique toute pure, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions44 ». Mais la démarche heuristique des débuts de ce travail, véritable phase expérimentale de l’Art Brut en devenir dans l’immédiat après-guerre, procède bel et bien du fonds ethnographique de l’entre-deux-guerres s’interrogeant sur les fondements anthropologiques du fait artistique. Mes remerciements vont à Sarah Lombardi et Vincent Monod, respectivement directrice et archiviste de la Collection de l’Art Brut à Lausanne pour leur accueil et la communication des images reproduisant les dessins de Somuk. Cet article n’aurait pas vu le jour sans la confiance et l’enthousiasme de Dominique Jarrassé. Qu’il se voie lui aussi chaleureusement remercié.

NOTES

1. Lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne, lundi 3 août [1970], dans Jean Dubuffet, Lettres à J. B., Paris, Hermann, 1991, p. 175. 2. Art Brut avec majuscules renvoie à l’entreprise de Jean Dubuffet, entendue comme activité critique, travail traduisant une conception de l’art s’adossant à l’autorité d’une collection d’artefacts. Voir sur ce point Baptiste Brun, De l’homme du commun à l’Art Brut : « Mise au pire » du primitivisme dans l’œuvre de Jean Dubuffet (1944-1951), thèse d’histoire de l’art sous la direction Thierry Dufrêne, Paris-Ouest Nanterre-La Défense, École du Louvre, 2013. Voir aussi Hans Belting, Le chef-d’œuvre invisible, Paris, Jacqueline Chambon, 2003, p. 22.

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3. Sur ce point, voir l’article de Kent Minturn, « Dubuffet, Lévi-Strauss and the idea of art brut », RES : Anthropology and Aesthetics, « Polemical Objects », no 46, automne 2004, pp. 247-258. Plus récemment, voir l’étude de Daniel Sherman, French primitivism and the Ends of Empire, Chicago, Chicago University Press, 2011; B. Brun, op. cit. note 2, pp. 222-304. 4. Daniel Fabre, « "C’est de l’art !" : le peuple, le primitif, l’enfant », Gradhiva, no 9, « Arts de l’enfance, enfances de l’art », 2009, pp. 5-37. 5. À notre connaissance, la première mention datée du terme Art Brut apparaît dans une lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, 18 août [1945], dans Jean Dubuffet, Jean Paulhan, Correspondance 1944-1968, Paris, Gallimard, édition établie, annotée et présentée par Julien Dieudonné et Marianne Jakobi, coll. « Les cahiers de la NRF », 2003, p. 221. 6. Germain Viatte, Dubuffet et le primitivisme, texte inédit rédigé en mars 2012, issu de la séance « Art brut et primitivismes » du séminaire du Collectif de réflexion autour de l’Art Brut (CrAB), organisé le 19 novembre 2011 à l’Inha, Paris, par Baptiste Brun et Déborah Couette, archives de l’auteur. Que Germain Viatte soit ici chaleureusement remercié. 7. Sur la relation Dubuffet-Jakovsky, voir notamment Bruno Montpied, « D’où vient l’art brut ? Esquisses pour une généalogie de l’art brut », LIGEIA, Devenir de l’art brut, XVIIe année, nos 53-56, juillet-décembre 2004, pp. 155-164 ; J. Dieudonné et M. Jakobi, Dubuffet, Paris, Perrin, pp. 150-154 et la critique de leur analyse dans B. Brun, op. cit. note 2, pp. 189-195. 8. René de Solier, « Au temps des graffiti, et ensuite », dans Jacques Berne (dir.), Dubuffet, Cahiers de l’Herne, no 22, 1973, p. 274. 9. Voir lettre inédite d’Édmond Locard à Jean Dubuffet, datée du 26 mars 1945 et lettre inédite du secrétariat d’Édmond Locard à Jean Dubuffet, Lyon, 14 nov. 1945, dossier « Tatouages », Lausanne, archives de la Collection de l’Art Brut (ACAB). Des photographies de tatouages de délinquants issues de la Préfecture de Police de la Seine sont conservées dans l’Atlas photographique, album 1, nos 19-43, Lausanne, ACAB. 10. C’est l’une des pistes d’interprétation privilégiée par Julien Dieudonné et Marianne Jakobi qui voit dans l’Art Brut un « mouvement d’avant-garde » annexant l’« art des fous » pour des raisons de stratégie avant-gardiste, voir J. Dieudonné, M. Jakobi, op. cit. note 5, p. 150. Elle est partagée aujourd’hui par une grande majorité d’historiens de l’art et de conservateurs de musée. 11. Voir B. Brun, « Le Musée imaginaire de Jean Dubuffet ? Réflexions sur la documentation photographique dans les archives de la Collection de l’Art Brut », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne], no 1, septembre 2012, http://www.ecoledulouvre.fr/revue/numero1/Brun.pdf. 12. Sur ce point, voir Teresa Castro, « Les "Atlas photographiques" : un mécanisme de pensée commun à l’anthropologie et à l’histoire de l’art », dans Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor (dir.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, Paris, Inha, Musée du quai Branly, 2009, pp. 229-244. 13. En 1945, Dubuffet rencontre Eugène Pittard, directeur du Musée d’ethnographie de Genève, ou encore Patrick O’Reilly, océaniste reconnu proche du Musée de l’Homme. C’est la même année qu’il rencontre Georges-Henri Rivière, directeur du Musée national des Arts et Traditions Populaires. 14. Art. cit. note 12, p. 231 15. Il n’est qu’à penser au travail d’André Malraux avec le Musée imaginaire, Genève, Skira, 1947, contemporain de l’émergence de l’Art Brut. Voir à ce propos, B. Brun, art. cit. note 11. 16. Ce texte, qui introduisait l’exposition des lithographies du peintre à la Galerie André au printemps 1945, fut publié dans le Prospectus aux amateurs de tout genre chez Gallimard en 1946. Il est repris sous le titre « Plus modeste » dans Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, t. 1, p. 90. 17. Georges Limbour, « Eschyle et le carnaval des civilisés », Documents, Paris, 1930, 2e année, no 2, pp. 97-130.

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18. Lettre inédite de Jean Dubuffet à Josef Müller, 7 décembre 1945, copie dans le dossier « Barbus Müller », Lausanne, ACAB. 19. Lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne, vendredi [25 juin 1948], dans J. Dubuffet, Lettres à J. B., op. cit. note 1, p. 4. 20. J. Dubuffet, « Notice sur la Compagnie de l’Art Brut », Paris, Compagnie de l’Art Brut, septembre 1948 (remaniée et rééditée en octobre 1948), repris dans J. Dubuffet, op. cit. note 16, t. 1, pp. 489-490. 21. Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, jeudi [9 septembre 1948 ?], J. Dubuffet, J. Paulhan, op. cit. note 5, p. 555. 22. Georges-Henri Rivière, « Le folklore paysan. Notes de doctrine et d’action », Études agricoles d’économie corporative, no 4, oct.-nov.-déc. 1942, pp. 291-316 ; Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 2000 [1947], p. 2. Rappelons que les pages de cet ouvrage sont la sténotypie des Instructions d’ethnographie descriptive que délivrait Mauss à ses étudiants et auditeurs à l’Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris, de 1926 à 1939. 23. M. Mauss. Ibid., p. 20. 24. Lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne, 3 août 1970, dans J. Dubuffet, op. cit. note 1, p. 175. Voir l’exergue du présent article. 25. James Clifford, « Du surréalisme ethnographique », Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, Ensba, 1996, pp. 121-149 ; Jean Jamin, « L’ethnographie mode d’inemploi. De quelques rapports de l’ethnologie avec le malaise dans la civilisation », Jacques Hainard, Roland Kaehr (dir.), Le Mal et la douleur, Neuchâtel, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 1986. 26. Voir Atlas photographique, album 7, no 489-528, Lausanne, ACAB. 27. Cat. d’exp. L’Art Brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René Drouin, 1949, n. p., cat. 182-184. 28. « SITUATION DES CAHIERS DE "L’ART BRUT" », 14 octobre 1946, reproduite dans J. Dubuffet, J. Paulhan, op. cit. note 5, p. 784. 29. Ibid. 30. Georges-Henri Luquet, L’art primitif, Paris, Gaston Doin et Cie, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1930. Dubuffet connaissait bien ce texte. Il en possédait un exemplaire qu’il donna à la Compagnie de l’Art Brut en octobre 1948, voir « Cahier bibliographique de la Compagnie de l’Art Brut », Lausanne, ACAB. René de Solier a rappelé leur intérêt commun pour cet ouvrage, voir R. de Solier, « Embarras du beau », Dubuffet, culture et subversion, Aix-en-Provence, L’Arc, 1968, p. 68. 31. Sur le point d’une critique de Dubuffet à l’encontre des croyances des spécialistes d’alors, primitivistes par définition, en une primitivité en art, voir B. Brun, op. cit. note 2, pp. 60-93. 32. Jean Guiart, « Patrick O’Reilly », Journal de la Société des océanistes, no 86, janvier 1988, p. 94. Nous tirons la majorité des informations sur l’ethnographe de cet article. 33. Voir la lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, [12 octobre 1945], dans J. Dubuffet, J. Paulhan, op. cit. note 5, p. 231 : « Je vais déposer un petit mot pour Patrick O’Reilly ce matin à son établissement (qui est voisin, presque mitoyen de mon atelier rue de Vaugirard) ». L’allée Maintenon, au 114 bis de la rue de Vaugirard, jouxtait en effet le parc de la résidence étudiante des Pères maristes. 34. Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, [10 avril 1945 ?], op. cit. note 5, p. 201. 35. Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, [12 avril 1945 ?], op. cit. note 5, p. 203. 36. Paul Montauban, Patrick O’Reilly, « Mythes de Buka. Iles Salomon », Journal de la Société des océanistes, t. 8, 1952, p. 29. Dubuffet et Paulhan avaient permis à P. O’Reilly de publier un premier document ayant trait à ce matériel à l’hiver 1946. Voir « Sténogramme d’un exposé du R. P. O’Reilly sur un conte mélanésien, École des Hautes-Études – 19 mars 1942 », Les Cahiers de la Pléiade, avril 1946, no 1, pp. 95-110.

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37. P. O’Reilly, Art mélanésien, Somuk, Hikot, Tsumomok, Tsimès, Ketanon, Paris, Nouvelles éditions latines, 1951, p. 15. 38. Idem, ibidem. 39. Idem, ibidem, p. 10. 40. Voir sur ce sujet John E. Stanton, « Before the dots, before Papunya : Australian Aboriginal Crayon Drawings from Birrundudu, NT 1945 », dans T. Dufrêne et A.-C. Taylor, op. cit. note 12, pp. 361-378. 41. Voir catalogue intitulé Ouverture du nouveau Foyer de l’Art brut (ci-devant au sous-sol de la galerie Drouin) transféré aux éditions Gallimard, 5 rue Sébastien Bottin Paris 7e, Catalogue des objets exposés du 7 septembre au 1er octobre 1948, Paris, Foyer de l’Art Brut, 1948, cat. 60. 42. Sur Douida, voir lettres de Jean Dubuffet à Jean Paulhan datées des mercredi 17 novembre [1947] et samedi 17 janvier [1948], rédigées à El Golea, dans J. Dubuffet, J. Paulhan, op. cit. note 5, p. 474 et p. 478. Voir aussi lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne datée du 21 septembre 1949, dans J. Dubuffet, Lettres à J. B., op. cit. note 1, p. 54. 43. Lettre de Jean Dubuffet à Jean Oury, 11 novembre 1948, dossier « Auguste Forestier », Lausanne, ACAB. 44. J. Dubuffet, « L’Art Brut préféré aux arts culturels », 1949, op. cit. note 16, t. I, p. 202.

RÉSUMÉS

Jean Dubuffet n’a eu de cesse de s’intéresser à la question ethnographique dès l’entre-deux- guerres. Les premières prospections d’artefacts issus des franges du monde de l’art, qui allaient amener le peintre à forger la notion d’Art Brut à l’été 1945, sont le théâtre d’un véritable partage d’expérience avec le monde de la psychiatrie mais aussi avec celui des ethnographes. Dubuffet détourne à destination de son projet des méthodes qui sont celles de l’ethnographie coloniale et de l’ethnologie de la France. La relation qu’il entretient dans la seconde moitié des années 1940 avec l’océaniste Patrick O’Reilly est en ce sens exemplaire.

Jean Dubuffet became interested in the ethnographic question beginning in the interwar period. The early prospecting for artefacts from the fringes of the art world, which would lead the painter to develop the concept of art brut in the summer of 1945, was the occasion for a genuine sharing of experience with the world of psychiatry as well as that of ethnographers. For his project, Dubuffet adapted methods that were those of colonial ethnography and French ethnology. His relationship with the Oceania specialist Patrick O’Reilly in the second half of the 1940s was, within this context, exemplary.

AUTEUR

BAPTISTE BRUN Baptiste Brun est docteur en histoire de l’art. Soutenue en juin 2013, sa thèse est intitulée « De l’homme du commun à l’Art Brut : "mise au pire" du primitivisme dans l’œuvre de Jean Dubuffet (1944-1951) ». Cette recherche met en évidence les rapports critiques qu’entretient Jean Dubuffet avec le paradigme primitiviste dans l’immédiat après-guerre. L’Art Brut y est envisagé comme un

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travail critique que sous-tend le rassemblement d’artefacts situés aux franges du monde de l’art et la mise en œuvre d’un discours. Baptiste Brun enseigne l’histoire de l’art du XXe siècle à l’École du Louvre. Il est membre du CrAB (Collectif de réflexion autour de l’art brut).

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Travailler sur des objets en faisant se confronter les points de vue. Regards croisés sur le langage fou : l’exemple des écrits bruts Contrasting points of view. Perspectives on the language of the mad: the example of brut writing

Vincent Capt

Une historicité du « brut de l’art »

1 L’art brut intéresse l’analyse de discours parce qu’il a la capacité de faire se croiser les regards portés sur les objets qui s’y trouvent apparentés. Par ailleurs, ces discours conditionnent ces mêmes objets : leur statut varie en fonction de l’appréhension qui en est faite. Les modalités de la collecte sont directement concernées par une telle problématique : dès lors que l’appréhension des objets modèle la réalité même de ceux- ci, la réflexion ne peut se défaire de l’histoire d’un objet, de son parcours institutionnel et de sa mémoire, principalement discursive (saisie non détachée du langage). Dans une perspective comme la nôtre, l’attention portée à la matérialité de l’objet, ici un texte manuscrit, est inséparable du sens qui s’élabore en relation avec certaines discursivités. Alors, suivant Céline Delavaux, « l’art brut ne désigne pas [seulement] des œuvres, mais engendre un complexe discursif qui participe au sens de ces œuvres. D’emblée, l’invention de l’art brut est le symptôme du rapport nécessaire de l’art au langage1 ». L’avantage d’une telle saisie consiste en ce qu’elle ne tranche pas entre des lectures visant soit à esthétiser, soit à « pathologiser » les objets soumis à l’analyse.

2 La réflexion sera conduite à partir d’une lettre de Samuel Daiber2 (fig. 1), représentative à bien des égards de l’historicité propre aux œuvres d’art brut : une historicité qui passe du monde de la médecine psychiatrique à celui de l’art. Une historicité fondamentalement moderne, une historicité du dépassement à soi, du devenir autre.

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C’est ce devenir qui fait le « brut de l’art », écriture incluse, dont l’efficience se juge principalement par sa capacité à interroger nos classements préétablis : « œuvres d’art ou document cliniques3 ? », « textes pathologiques ou œuvres d’art4 ? ».

3 Un tel devenir conduit, le plus souvent, à une difficulté de compréhension de l’art brut ou, plutôt, de saisie de sa spécificité : en somme, « en quoi les œuvres produites par des malades mentaux excèdent[-elles] leur statut de documents cliniques5 » ? Cette difficulté est due à un mode d’appréhension qui fige les œuvres dans telle ou telle catégorie préétablie, qui les typologise, les classifie, les range, alors que l’art brut est d’abord une pensée de l’art. Une pensée de l’extension du domaine de l’art développée initialement par Jean Dubuffet dans le contexte de l’immédiat après-guerre, faisant suite à d’autres poétiques de la modernité artistique (pensons à Pablo Picasso avec l’art africain ou à Paul Klee avec les dessins d’enfants), une pensée critique de l’action exercée par l’art sur la société et, plus fondamentalement encore, sur l’ensemble de nos systèmes de lecture préétablis (politique, institutionnel, « genré », …), en particulier ici le système linguistique même. Une pensée qui n’a de cesse de questionner, de déstabiliser des catégories oppositives, exclusivement distinctes les unes des autres pour signifier (masculin versus féminin, fou/normal, etc.), instancier les relations et établir des jugements normatifs. L’art brut, tel qu’il a été pensé par le peintre de L’Hourloupe, fait problème à la notion même d’art, institué culturellement. L’art brut part à la découverte de productions qui ne correspondent à rien : non qu’elles n’existent pas, mais parce qu’aucune place assignée préalablement n’est apte à les saisir dans ce qui fait leur spécificité.

4 La lettre retenue de Samuel Daiber (voir fig. 1) est aujourd’hui indexée aux « écrits bruts ». L’expression revient à l’ancien conservateur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, Michel Thévoz, qui les a appréhendés « par analogie avec […] l’art brut inventé par Jean Dubuffet6 ». Cette appellation fait également allusion au titre du recueil éponyme d’écrits asilaires coordonné en 1979 par Thévoz7, mais ne s’y restreint pas. Les écrits bruts sont pour la plupart des manuscrits et des œuvres plastiques contenant du texte, produits par des internés asilaires le plus souvent, mais aussi des adeptes du spiritisme et autres isolés marginalisés. Ces écrits sont des lettres, plaidoyers ou journaux intimes, où l’on peut lire la révolte contre l’internement, la solitude et le manque affectif. Leur lecture s’enrichit toujours du rapport à la matérialité linguistique (investissement spécifique du signifiant graphique et/ou phonique) et au support matériel : les auteurs « bruts » travaillent le plus souvent un matériau « pauvre », ils écrivent sur ce qui est à leur portée, du cahier d’écolier récupéré au morceau de chiffon, en passant par le papier d’emballage, avec un bout de crayon dont il ne reste parfois que la mine.

Mémoire psychiatrique

5 La principale discursivité qui a porté les écrits bruts – avant qu’ils ne deviennent tels en tous les cas – est la discursivité psychiatrique. Cette discursivité a impliqué un premier type de « collecte », réalisé par les médecins psychiatres. Les écrits apparentés à l’art brut proviennent pour la plupart d’archives d’hôpitaux psychiatriques à la suite des investigations menées dans certaines institutions en Suisse et en France par Jean Dubuffet, Michel Thévoz, puis Lucienne Peiry. Après s’être intéressée au corps et à l’anatomie des aliénés, puis à leurs faits et gestes, la psychiatrie s’est penchée sur le

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langage des internés, au moins à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, comme lieu d’observation de la sanité ou non des patients. Ce sont donc d’abord les médecins aliénistes, puis les psychiatres, qui ont observé ces écrits, simplement parce qu’ils étaient les premiers, et bien souvent les seuls, à avoir un accès direct aux productions de leurs patients – qui les leur adressaient d’ailleurs le plus souvent, leur demandant libération.

6 Anouck Cape8 ajoute à ces remarques que la quantité d’écrits asilaires a toujours été importante : les patients psychiatriques écrivent beaucoup durant leur enfermement. Cependant, les textes à disposition représentent une infime partie de productions initialement très importantes quantitativement. La plupart de ces écrits étaient conservés au sein même des dossiers médicaux consacrés aux patients, parmi des données médicales, comme c’est le cas de la lettre de Samuel Daiber, avec la mention hétérogène de la date « 20/X. 67 » servant à classer le texte. On peut imaginer qu’une sélection minimalement représentative des troubles langagiers observés suffisait au dossier pour illustrer tel ou tel trouble. Les documents étaient principalement retenus pour leur valeur diagnostique. Il est alors légitime de penser que la majeure partie des textes asilaires désormais apparentés à l’art brut – par exemple ceux de Daiber, rédigés au moins entre 1954 et 1967, au nombre de dix-huit finalement –, a tout simplement disparu.

7 Béatrice Chemana-Steiner donne pour sa part à cette relative rareté des raisons propres à la logistique des diverses administrations asilaires, plus ou moins bien organisée alors. Elle indique que la plupart de ces productions n’entraient dans aucun classement prévu : « errantes dans l’institution9 », défaites de statut extraordinaire/ quotidien, administratif, elles ont le plus souvent été jetées ou détruites. Ces écrits sont de véritables « rescapés de l’oubli10 ». Parce qu’ils ne correspondaient à rien, ces écrits n’ont pas trouvé place : nomades donc évacués.

8 Dans le regard psychiatrique, le langage desdits aliénés a été conservé à titre d’échantillon afin d’établir une première symptomatologie des troubles langagiers, décrits et classés en autant de symptômes distinctifs pour former le système des maladies mentales. Dans ce cas, le langage a été transféré vers le système des pathologies pour signifier comme symptôme11. Ce déplacement a été soutenu par l’idéologie de la transparence du langage : les signes linguistiques ont en effet permis de déchiffrer le fonctionnement du cerveau. Les idées sont alors révélées par le langage : littéralement, le regard psychiatrique y lit dans la pensée de l’aliéné. C’est sur ce modèle de la transparence qu’est bâti l’entier de l’étiologie de la médecine mentale : les causes des pathologies ont toujours été rétablies à partir d’une manifestation sémiologique (comme indiqué supra, d’abord l’anatomie de l’aliéné, son comportement, puis son langage). Dans tous les cas, la manifestation reflète une lésion, elle vaut comme « miroir du dedans12 ».

9 C’est avec ce modèle que la lecture aliéniste a appréhendé le langage des internés comme écart, pathologique. Le protocole d’observation psychiatrique du langage a ainsi soutenu la logique du signe et, suivant Juan Rigoli13, s’est aussi trouvé redevable de la rhétorique – judiciaire principalement, assurant les bases de la médecine légale –, soucieuse de fixer des normes, sinon des lois, à partir desquelles les déviances peuvent être signalées, puis mesurées : aux yeux du « tribunal médical », les écarts ont ainsi une valeur différentielle, contrastive. Le langage des aliénés signe alors leur folie, l’essence même de celle-ci. Sortant des conventions, il garantit une vérification objective de tel

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ou tel trouble. La collecte de ces écrits en milieu psychiatrique est donc elle-même redevable du schéma du signe linguistique. C’est l’idée forte que soutient également Michel Pierssens : Nous disons que cette folie, et depuis toujours (depuis Cratyle), c’est le signe qui la rend possible14.

10 Considérées à partir du signe, certaines productions dont la rationalité ne serait pas calquée sur sa logique biface – articulation arbitraire, mais nécessaire, entre signifiant/ signifié – pour signifier et qui impliqueraient d’autres modes de lecture pour valoir ne peuvent par opposition qu’être folles. Dans cette perspective, la folie n’est possible qu’à l’intérieur d’un savoir, relativement à celui-ci – en l’occurrence celui que fait voir le signe linguistique. En retour, une telle explication montre notre folie, conventionnelle : celle de réduire la saisie du langage à sa représentation par le signe seul. Elle fait voir que nous sommes tous « fous du signe ». Avec la psychiatrie et l’équivalence qu’elle pose entre signe/symptôme, nous sommes tous « malades » d’une conception du langage : de façon symptomatique, nous peinons pour la plupart à voir et entendre ce dernier autrement que dans sa valeur indicielle.

11 C’est pourtant ce que requiert le langage quand celui-ci concerne l’art, quand il active une poétique, la sienne propre, qui assoit l’autre écoute du langage requise par les écrits asilaires devenus « bruts ». L’idée n’est pas nouvelle. Certains ont tenté de faire valoir les écrits asilaires autrement. Par rapprochement avec la poésie tout d’abord (dès 1860, les titres de thèses de médecine sont éclairants à ce sujet) et, presque simultanément, avec la littérature. C’est ce qu’indique Anouck Cape : Perçus, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, comme du matériel clinique de première importance quant à l’établissement d’un diagnostic, ces textes, collectés, retranscrits, cités et commentés par les psychiatres dans diverses publications spécialisées ont peu à peu rencontré un autre public, étranger à la sphère médicale, qui leur a conféré le statut d’œuvres littéraires – les fous du XIXe siècle venant ainsi hanter l’imaginaire du XXe15.

12 Dans tous les cas, l’approche renouvelée de certains écrits de l’enfermement requiert de délire, c’est-à-dire étymologiquement (delirare), « sortir du sillon » de nos habitudes de lecture : du point de vue linguistique, faire perdre au signe sa seule raison de signe pour lui en faire gagner une autre (de raison) et ouvrir en son sein à une altérité qui le fasse valoir. Suivant cette perspective, fondée à partir des derniers travaux d’Émile Benveniste16 et développée dans le sillon de l’œuvre d’Henri Meschonnic17 et sa théorie du poème, l’affolement est le principe de l’art. Nous développerons ce point infra. Retenons pour l’heure simplement la proposition de Gérard Dessons, pour qui « [l]e poème est le nom de la folie dans le langage18 ».

L’aventure d’une collecte : les lettres de Samuel Daiber (1902-1983)

13 Les lettres de Samuel Daiber ont intégré les archives de la Collection de l’Art Brut en deux temps. Un premier ensemble de treize textes a été acquis par Michel Thévoz vers 1978, avec l’appui du Docteur Ralph Winteler, dont Daiber était un des patients à Perreux, dans le canton de Neuchâtel, en Suisse romande. À la suite de notre recherche19 et à nouveau grâce à la collaboration de ce même médecin psychiatre, le musée lausannois a acquis en 2008 cinq nouvelles lettres, dont celle que nous retenons

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ici (fig. 1), rédigée au stylo-bille sur une demi page de papier ligné, encadrée par un ruban adhésif.

Fig. 1

Samuel Daiber, Monsieur Albbagli – Hospice Perreux H., Suisse, 20 octobre 1967, stylo à bille et bande adhésive sur papier, H. 0.15 ; L. 0.20 m © Mario Ceresola, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne

14 Ces cinq lettres étaient conservées jusque-là dans les dossiers médicaux de l’Hôpital psychiatrique de Neuchâtel. Pour les deux collectes (1978 et 2008), le rôle d’un intermédiaire a été prépondérant20. Sachant que les missives de Samuel Daiber ne prétendaient à aucune diffusion artistique, qu’elles étaient tenues anonymes en raison du secret médical, l’intervention tierce d’acteurs provenant directement des deux institutions respectives (médecin psychiatre et conservateur) et celle combinée du chercheur – ce dernier intégrant alors la démarche de la collecte – a été primordiale pour transférer ces lettres dans un musée artistique.

15 L’on atteint ce que Nathalie Heinich21 a qualifié de « quatrième génération de chercheur », dont la relation avec l’objet d’étude est spécifique dans la mesure où elle ne se défait pas d’une dimension critique avec le cadre même des valeurs attribuées aux discours et aux objets analysés. Cette relation ne réduit pas le chercheur au seul rôle d’observateur plus ou moins coupé des réalités sociales et langagières qu’il décrit. Elle indique au contraire qu’il peut prendre plus ou moins activement part à l’élaboration de son objet d’étude. Ce type de relation indique en retour que le corpus n’aurait jamais été donné à lire sans notre intervention. Notre lecture constitue en ce sens un geste fort : le texte retenu de Daiber (voir fig. 1) n’a jamais été publié, il n’est donné à voir que parce qu’il est porté par un discours – le nôtre – avec lequel est établi un dialogue. Ces quelques indications ouvrent à une perspective constructiviste, collecte liée à un

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geste de constitution, non axiologique, mais engagée du point de vue critique par la déconstruction. Il ne s’agit pas d’établir un jugement de valeur, mais de tenir compte des évaluations établies à propos de l’objet au cœur de la réflexion, dont voici une transcription de travail :

Transcription 1

16 Cette lettre a été écrite en novembre 1967. Elle est adressée à un membre de l’équipe médicale qui officiait alors à Perreux. Outre la transcription que nous en proposons, elle bénéficie de deux états de texte. Il faut savoir en effet qu’avant son transfert en 2008 à la Collection de l’Art Brut, le ruban adhésif était encore collé à une feuille de papier A4 émanant de l’administration de l’Hôpital psychiatrique cantonal de Neuchâtel22, dont il ne reste désormais qu’une photocopie (fig. 2).

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Fig. 2

Lettre de Samuel Daiber, s. d., Perreux, canton de Neuchâtel © DR

17 En dessous du collage figure sur cette fiche une remarque de type diagnostic psychiatrique, rédigée par un membre du corps médical de Perreux : 20/X. 67 Statu quo Al. D’habitude s’isole – hier, à la visite, m’attendait devant la porte de sortie. Avec véhémence me demande sa sortie, veut aller à Montmirail. Nous n’arrivons pas à savoir quelle raison le pousse à aller quitter Perreux et à vouloir aller à son lieu d’origine (Montmirail). TA : 130/80. Malade calme et docile. /actuellement/ Dort bien pas de traitement

18 Parmi les dix-huit missives de Samuel Daiber désormais archivées à la Collection de l’Art Brut, celle-ci est la seule dont la matérialité a été modifiée après son entrée au musée lausannois : ce texte est désormais détaché du support sur lequel Daiber l’avait collé (la feuille administrative de l’hospice de Perreux). Seule a été conservée la demi- page lignée et encadrée par son ruban adhésif, coupant le texte d’un pan de son historicité. Ces deux états reflètent bien les différents regards qui ont été portés sur ce manuscrit. Ils montrent surtout la difficulté à ne pas enfermer, ici un objet textuel, dans telle ou telle nomenclature, la difficulté à sortir des grilles préétablies de lecture, exclusives, pour signifier.

19 Lorsque Michel Thévoz s’est penché une première fois sur les écrits de Samuel Daiber dans le recueil Écrits bruts, il avait désigné l’épistolier et avait transcrit les mentions de son nom dans les lettres par l’indication du seul prénom « Samuel », suivi de l’initiale de son patronyme « D. », afin de ne pas communiquer son identité juridique complète. Or « Samuel D. » est initialement une discursivité carcérale, ici psychiatrique. Elle rappelle l’anonymat dans lequel étaient plongés les internés asilaires23. La désignation

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incomplète des épistoliers ne revient cependant pas à Thévoz lui-même. Ce sont en effet les directeurs d’institution psychiatrique qui ont imposé le maintien de l’anonymat de certains épistoliers, comme contrainte d’édition de l’ouvrage. Dans ce cas, il y a bien superposition de deux discursivités, psychiatrique d’une part et artistique ou, davantage, socio-esthétique de l’autre.

20 Cette superposition ne doit pas masquer le fait que les regards portés ne peuvent se recouvrir et qu’ils sont même antithétiques : tandis que certains ont vu des symptômes à enfermer, d’autres ont lu, à des époques différentes, de la poésie ou une pratique libératrice et contestataire. Chaque lecture est située : dans une perspective antipsychiatrique et sociocritique, Michel Thévoz a ainsi insisté sur la productivité lexicale défaite des contraintes communicationnelles caractéristiques des écrits de Daiber, qui seule a justifié de les extraire du circuit psychiatrique pour les diffuser dans le domaine culturel et les faire connaître au public du musée.

21 Du point de vue d’une poétique, la langue de Samuel Daiber est identifiable dans tous les courriers que celui-ci a envoyés : on la reconnaît et on la nomme à travers un nom de sujet : « du Daiber », subjectivé dans et par la valse morphologique des entités lexicales sans équivalent préalable dans la langue, tels « voixerai », « languerai » ou « parolerai », qui cumulent les figures de construction morphématique (conversion et flexion). D’abord, les substantifs « voix », « langue » et « parole » changent de nature grammaticale en raison de la suppression de tout article qui les précèderait ; puis ces néologismes sont conjugués – ajout de la désinence de la première personne du futur – et finissent d’acquérir un statut verbal. Plus radicalement, la subjectivation des unités lexicales atteint la base de certains lexèmes, comme c’est le cas de « stenterai » ou « güterai », qui ne conservent en finale que les morphèmes grammaticaux mentionnés supra. Le radical de ces mots ne contient pas d’unité linguistique dotée d’un sens. Les unités graphiques impliquent alors de se libérer du schéma morphologique de la langue et peuvent être abordés comme valeur : défaites de la logique du sens préétabli linguistiquement, elles s’inventent et signifient dans le langage en tant que sujet.

22 Caractérisée par son potentiel exploratoire, l’énonciation de Daiber n’emprunte pas uniquement la voie de mécanismes de suffixation, redistribuant les morphèmes, ici grammaticaux. Elle n’a pas exclusivement trait à des combinaisons morphématiques plus ou moins inédites ; elle a la capacité de ne pas conserver les atomes sémantiques de la langue pour forger des unités graphiques spécifiques. Certains mots agissent en retour sur les conventions de la langue dans la mesure où ils peuvent signifier indépendamment du système morphologique ou, en tous les cas, en l’interrogeant et en l’affolant. Ces mots sont donc actifs dans le langage. Ils sont le fruit d’un sujet critique, un sujet qui rend sa spécificité artistique à la folie : l’énonciation de Daiber a « affolé le morphème ». En ce sens, une poétique du délire n’a rien à voir avec une symptomatologie de celui-ci. Son efficience ne concerne pas l’identification générique d’une pathologie préalablement répertoriée, mais la reconnaissance d’une énonciation individuante, à découvrir toujours. C’est ce régime de la subjectivité qui permet de déplacer la folie du champ de la psychologie, entendue au sens large, vers celui du langage. C’est ce déplacement qui fait la spécificité des œuvres apparentées à l’art brut, passant de la manie à la manière24.

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La manie ou la manière : vers une poétique de la folie

23 La manie est une discursivité psychiatrique, qui fait voir par exemple les obsessions, le martèlement ou la stéréotypie, la multiplication ou la dissociation. Elle fait valoir des symptômes. Partant, la discursivité psychiatrique ne peut pas informer de la spécificité artistique. La manière, elle, provenant notamment de mania, signifiant « délire », concerne également la folie, mais une folie spécifique, ni pathologique ni incarnée. La manière est le nom de la folie dans le langage. Elle est le principe actif de l’art, à condition que celui-ci ne se laisse pas rationaliser exclusivement par une seule grille préexistante. Pour la langue de Daiber, nous avons vu en quoi le système des morphèmes de la langue française pouvait être affolé. Avec le point de vue de la manière, l’art concerne une poétique, une invention et un dépassement individuant, non une esthétique, du beau. Une poétique n’est autre que l’exploration de ce qui échappe, de ce qui se dérobe à un système préétabli de lecture, de ce qui fait problème, de ce qui interroge nos conventions. En un mot, de ce qui affole, de ce qui nous affole – nos conventions. L’art alors rend fou.

24 Cette association de la folie à l’art est explicite chez l’inventeur de l’art brut. Dans une lettre pour l’heure inédite25 adressée en janvier 1947 au peintre René Auberjonois, Jean Dubuffet indique : « [j]e pense qu’il n’y a pas d’art des fous. L’art des fous est le même que l’art des sains d’esprit. Fou sans doute toujours : l’art est toujours fou ». Ailleurs, le peintre havrais soutient la même idée : « [l]a création d’art, où qu’elle apparaisse, est toujours dans tous les cas pathologique26 ». Si l’art est malade, c’est parce qu’il est l’autre du langage, l’autre au sein du langage. Parce que l’art signe l’aliénation du langage, au sens où il trace son altération, son devenir étranger. Cet affolement garantit l’efficience critique des œuvres « brutes ». Il a permis à Dubuffet d’inclure dans l’art ce qui lui échappait, ce qui était majoritairement restreint à une autre folie : la manie. Cet affolement, moderne, a rendu possible une poétique du brut, qui conjoint pensée de l’art et pratique de la collecte.

25 En définitive, nous nous sommes intéressé à une collecte parce que celle-ci a pu éclairer en amont les points de vue qui l’ont fait valoir. Ici, manie et manière ne signifient pas ensemble parce qu’elles ne le peuvent pas : elles ne savent pas voir les mêmes formes, elles activent des valeurs qui leur sont chaque fois propres. Les collectes des productions apparentées à l’art brut effectuées dans des institutions psychiatriques passent ainsi d’une folie à une autre. L’historicité des œuvres d’art brut est caractérisée par ce double mouvement : elle implique dans un premier temps de tenir compte de la manie, la maladie mentale, puis, dans un second, de la dépasser. Une poétique n’ignore pas la manie : à ses yeux, cette « première folie », médicale, est un moment de l’historicité de l’objet qui n’a cependant plus de raison de valoir dans le monde de l’art. Une poétique exige d’en explorer une nouvelle (de folie). La folie de l’art. La manière. Celle que fait finalement voir l’art brut, par-delà tel ou tel délire pathologique. Dans ces conditions, et comme le synthétise Céline Delavaux : « [l]’art brut décrit non pas la folie de l’artiste, mais celle de l’œuvre, celle de l’art27 ».

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NOTES

1. Art brut sans capitales dans ce travail pour ne pas restreindre et figer son appréhension à la Collection homonyme (même si les objets que nous analyserons y sont conservés). Céline Delavaux, L’Art brut, un fantasme de peintre, Paris, Palette, 2010, p. 316, nous soulignons. 2. Voir Vincent Capt, ÉCRIVAINER. La langue morcelée de Samuel Daiber, Lausanne/Gollion, Collection de l’Art Brut/Infolio, 2012, ainsi que Michel Thévoz, « Les missives de Samuel Daiber », L’Art Brut, no 11, 1982, pp. 118-133. 3. Béatrice Chemana-Steiner, « Un patrimoine inclassable : œuvres d’art ou documents cliniques ? » dans C. Boulanger et S. Faupin (dir.), Art brut : une avant-garde en moins ?, Paris, L’Improviste, 2011, p. 159. 4. Anouck Cape, « Quand la fée-psychose transforme le pauvre fou en poète », C. Boulanger et S. Faupin (dir.), op. cit. note 3, p. 32. 5. C. Delavaux, op. cit. note 1, p. 18. 6. Michel Thévoz, Le Langage de la rupture, Paris, PUF, 1978, p. 10. 7. M. Thévoz, Écrits bruts, Paris, PUF, 1979. 8. A. Cape, Les Frontières du délire : écrivains et fous au temps des Avant-gardes, Paris, Honoré Champion, 2011. 9. B. Chemana-Steiner, op. cit. note 3, p. 161. 10. B. Chemana-Steiner, op. cit. note 3, p. 159. 11. À ce propos, il est intéressant de rappeler que dans les dictionnaires contemporains de langue, le terme « symptôme » a pour synonyme celui de signe. Notre conception du langage porte ainsi la marque, sinon la mémoire du symptôme. 12. Marcel Gauchet, « Personne, individu, sujet, personnalité », M. Gauchet et J.-C. Quentel (dir.), Histoire du sujet et théorie de la personne, Rennes, PUR, 2009, p. 19. 13. Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2001. 14. Michel Pierssens, « Le Signe et sa folie », Romantisme, vol. 9, nos 25-26, 1979, p. 51. 15. A. Cape, « De l’aliénisme à la littérature d’avant-garde ou les ambiguïtés d’une consécration : petite histoire des écrits de fous », Romantisme, no 141/3, 2008, p. 66. 16. Émile Benveniste, Baudelaire, présentation et transcription de Ch. Laplantine, Limoges, Lambert-Lucas, 2011. 17. Henri Meschonnic, Langage histoire, une même théorie, Paris, Verdier, 2012. 18. Gérard Dessons, La Manière folle. Essai sur la manie littéraire et artistique, Paris, Manucius, coll. « Le marteau sans maître », 2010. 19. V. Capt, op. cit. note 2. 20. D’autres figures d’intermédiaire existent évidemment dans le contexte de l’art brut. C’est le cas de certains agents de diverses prospections. Cette dernière est particulièrement développée dans le contexte de l’art brut, via la figure de « l’amateur passionné » suivant une expression de Laurent Danchin. Pour cette figure, il importe précisément de découvrir des productions tenues jusque-là cachées ou secrètes. Comme indiqué supra, cette figure d’un tiers, d’un relayeur est primordiale pour ce qui concerne la collecte des œuvres apparentées à l’art brut. Elle pourrait par exemple être attribuée à Pascal Rigeade, responsable du musée Création Franche, qui dit lui- même être un « passeur ». 21. Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2004 [2001]. 22. Se reporter aux inscriptions en capitales sur l’état antérieur du texte. 23. Le procédé n’est pas systématique dans Écrits bruts. Ainsi, le nom d’« Henri Müller », par exemple, est conservé comme tel (certainement parce que cet auteur était déjà apparenté à l’art

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brut, préalablement au recueil d’écrits. À l’inverse, Gaston Marchal-Moreau est nommé via la contraction « Marmor », auto-attribuée, tandis que « Sylvain », pour Sylvain Lecoq, ne conserve que le prénom. Dans son article de 1982 cité note 2, Thévoz mentionne le prénom et le nom complets de l’épistolier. 24. Sur ce couple notionnel, se reporter à Gérard Dessons, L’Art et la manière. Art, langage et littérature, Paris, Honoré Champion, 2004 et G. Dessons, 2010, op. cit. note 18. 25. Nous soulignons. Lettre conservée au Centre de Recherche sur les Lettres Romandes (CRLR), à Lausanne. Elle sera reproduite dans le livre en préparation dirigé par Daniel Maggetti consacré à la correspondance entre Jean Dubuffet et certains acteurs suisses du monde de l’art et de la littérature (René Auberjonois, Paul Budry, Charles-Albert Cingria et Henry-Louis Mermod). 26. Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, t. 1, Paris, Gallimard, 1967, p. 456. 27. Céline Delavaux, « L’Art brut n’est pas l’"art des fous" », Actes 1 du séminaire sur l’art brut, Paris, abcd & CIPH, 2012, p. 55.

RÉSUMÉS

À partir du cas d’un écrit asilaire désormais archivé à Lausanne dans la Collection de l’Art Brut, cet article, relevant de l’analyse de discours, propose de réfléchir à l’impact des points de vue non seulement sur la collecte mais aussi sur le statut et la teneur formelle des objets d’étude. Avec, en toile de fond, ce credo fort : pour qu’une forme soit telle, il faut qu’elle signifie ; et elle ne vaut que relativement à la perspective qui la saisit. Il s’agit d’abord d’exposer le point de vue de la psychiatrie puis celui de l’art sur un « même objet », à savoir une lettre de Samuel Daiber. Ces points de vue sont ensuite confrontés à la thématique de la folie, à partir du couple notionnel « manie/manière ». L’historicité spécifique des œuvres apparentées à l’art brut (en particulier les écrits provenant initialement d’institutions psychiatriques) est alors approfondie : passant d’une symptomatologie de la folie à une poétique de celle-ci, elle active une théorie du langage et permet en retour d’interpréter l’entier de la société.

Using a text written in an asylum now archived in the Collection de l’Art Brut in Lausanne as a starting point, this article, a discourse analysis, proposes to examine the impact of points of view on not only collecting but also the status and formal content of the objects of study. With, as a backdrop, this strong credo: for a form to be, it has to signify; and it owes relatively little to the perspective that seizes it. It is initially a question of examining the point of view of psychiatry, then that of art regarding the "same objet", that is, a letter by Samuel Daiber. These points of view are then related to the theme of madness, using the notional couple "mania/manner" as a starting point. The specific historicity of the works related to art brut (particularly the written texts that initially came from psychiatric institutions) is thus examined in detail: going from a symptomatology of madness to a poetics of madness, it activated a theory of language and enabled society as a whole to be interpreted.

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AUTEUR

VINCENT CAPT Maître-assistant en linguistique à l’Université de Lausanne, Vincent Capt est Docteur en langue et littérature françaises (Lausanne/Paris 8). Il est l’un des membres fondateurs du Collectif de réflexion autour de l’Art Brut (CrAB). Ses travaux portent sur la théorie du langage (énonciation, poème, discours) et sont articulés autour du thème de la folie (écrits bruts, Michaux, Artaud…). Son dernier ouvrage a paru en 2013 : Poétique des écrits bruts. De l’aliéné vers l’autre de la langue.

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D’un « regard-pilote » à l’écart. L’impact de Dubuffet sur les collectes de l’association L’Aracine From an experimental gaze to difference. The impact of Dubuffet on the collections of the association L’Aracine

Déborah Couette

« La mise en lumière de ces productions [d’art brut] et, qui plus est, par un peintre [Jean Dubuffet] bousculait les valeurs que l’on aime attribuer à l’art, obligeait à changer de regard, proposait d’autres façons d’appréhender le monde1. » Madeleine Lommel

1 Inventeur de l’Art Brut, Jean Dubuffet en est le premier collectionneur. Dans cette optique, sa collection et ses nombreux écrits sur le sujet constituent autant de références, de modèles, de points d’appui pour ceux qui à sa suite rassembleront à leur tour une collection d’art brut2. Tour à tour présenté à travers la figure du patriarche, du maître, il est le modèle auquel tout collectionneur se réfère.

2 Après le départ de sa collection de Paris pour Lausanne dans les années 1970, le regard de Jean Dubuffet opèrera en « regard-pilote » selon la notion d’André Malraux pour guider les amateurs dans leurs prospections3. Pour Madeleine Lommel, habituée de la rue de Sèvres à Paris dès 1969, où les collections du peintre étaient conservées depuis 1962, l’annonce de la donation de la collection de Jean Dubuffet en 1971 fut ressentie comme un choc. Le déplacement géographique des collections, effectif en 1975, était synonyme d’« exil » provoquant chez elle « un sentiment d’indignation qui se transforma, en un désir fou : celui de poursuivre l’aventure sur le sol français4 ».

3 En 1982 elle fonde avec ses amis Michel Nedjar et Claire Teller l’association L’Aracine destinée à rassembler une collection d’art brut dont l’esprit « se veut aussi proche et

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aussi respectueux que possible de celui ayant sous-tendu la collection de Dubuffet5 ». Revendiquant d’emblée une filiation avec l’inventeur de l’Art Brut, L’Aracine développe une politique d’acquisition fortement marquée par le sceau de la collection de Jean Dubuffet qui continuait à s’enrichir, sous la conduite de Michel Thévoz, conservateur en charge de La Collection déposée à Lausanne. Ainsi la presse, se faisant l’écho des activités de l’association, mentionne : « Si la Suisse a son musée de l’Art Brut à Lausanne, la France a son Aracine près de Paris6 », ou encore « Que celui qui n’a pas le temps de se rendre à Lausanne aille à Neuilly-sur-Marne où l’Aracine possède une superbe collection d’Art Brut7 ». En suggérant un principe d’équivalence entre les deux ensembles, ces articles soulignent l’attitude mimétique qui gouverne les acquisitions de L’Aracine. Cette filiation n’est pas sans déroger aux positions de Jean Dubuffet. D’un regard- pilote aidant à la constitution d’une collection (pratique), un écart surgit quant à la signification de l’art brut (théorique). La notion d’Art Brut formulée par Jean Dubuffet est appréhendée ici comme une simple catégorie artistique.

Jean Dubuffet pilote et le modèle de La Collection de l’Art Brut

4 « L’Aracine possède peu et possèdera certainement peu d’œuvres du passé : ce privilège revient à Lausanne, héritière de la collection de J. Dubuffet, ors que L’ARACINE en est le relais. Notre tâche est donc d’ouvrir les voies les plus larges et à la fois les plus rigoureuses sur l’avenir », Madeleine Lommel8.

5 Longtemps restés anonymes, en raison de la négation de leurs productions, du refus de reconnaître une dimension artistique à leurs ouvrages, les auteurs intéressant Dubuffet ont acquis un nom grâce à son entreprise de l’Art Brut. Si nul ne doute des répercussions de la renommée de Dubuffet sur la prise en compte d’œuvres jusqu’alors innommables qu’il a inscrites dans l’histoire, c’est sous son impulsion qu’ils furent considérés comme des artistes. Simultanément à l’élaboration de son concept et de sa collection, Dubuffet a fait, malgré ses premières intentions, d’auteurs anonymes des artistes identifiés.

6 Sous son regard des auteurs méconnus, non reconnus, sont devenus des artistes cotés à l’instar d’Aloïse Corbaz, Augustin Lesage, Heinrich Anton-Müller ou encore Adolf Wölfli. Lorsque l’association L’Aracine entreprend de procéder à la réunion d’œuvres relevant de l’art brut, ces artistes sont décédés depuis plusieurs décennies. Madeleine Lommel qualifie les productions appartenant au fonds historique de la collection de Jean Dubuffet d’« œuvres du passé9 ». La notion de « passé » souligne l’impossibilité, sinon la difficulté à acquérir des œuvres semblables à celles des collections de l’Art Brut. Le marché ne présente, en outre, que peu d’offres de cette nature dans la mesure où ces œuvres sont, dans leur presque totalité, déjà entrées dans les collections privées ou publiques. Les sommes demandées pour ces artistes sont inabordables pour une association alors non subventionnée.

7 Face à la rareté des productions de l’Art Brut ajoutée à la contrainte économique de L’Aracine qui dispose de peu de moyens, Madeleine Lommel s’engage dans une politique d’acquisition dynamique en rassemblant des productions dues à des auteurs encore vivants. Deux orientations se dessinent nettement : d’une part, des productions réalisées par des créateurs décelés par L’Aracine et, d’autre part, des ouvrages de

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nouveaux auteurs découverts par Jean Dubuffet et son successeur à Lausanne Michel Thévoz.

Les découvertes de L’Aracine soumises à l’examen de l’Art Brut

8 À rebours de l’histoire de L’Aracine, Madeleine Lommel a rappelé que sans le départ de la collection de Jean Dubuffet pour Lausanne, la collection d’art brut réunie avec les membres de son association n’aurait pas existé10. Néanmoins, l’idée de rassembler une collection publique ne s’est pas formée immédiatement, d’où le délai entre la donation de Dubuffet en 1971 et la fondation de L’Aracine en 1982.

9 Dans cet intervalle Madeleine Lommel et Claire Teller, amies de longue date, rencontrèrent Michel Nedjar en 1978 avec lequel elles allaient créer L’Aracine, mais surtout avec qui elles iraient à la rencontre de créateurs marginaux. Les quelques productions acquises à titre privé auprès des artistes ont été données en jouissance à L’Aracine au moment de sa fondation. Certaines des découvertes majeures conduites par L’Aracine, à l’image de Josué Virgili, s’inscrivent dans cette préhistoire de l’association, et lui ont sans doute donné son impulsion. Ces premières découvertes sont d’emblée orientées vers l’Art Brut.

10 Dans les locaux de la rue de Sèvres, Madeleine Lommel s’était familiarisée avec l’art brut. « Un illettrisme – artistique –, écrit-elle, m’a poussé à apprendre, à aller de musée en musée et, de livre en livre, suivre le fil de l’histoire11. » De cette formation autodidacte où les textes et la collection de Jean Dubuffet ont servi de repères12, Madeleine Lommel a ciblé une série de critères aidant à la définition de l’art brut qui sera manifeste dans les documents relatifs à la charte des acquisitions de L’Aracine13. Ces derniers visent des créateurs socialement marginalisés supposés créer par nécessité à l’abri de toute incidence culturelle et artistique. De la réunion de ces critères sociologiques émerge une production aux techniques et médiums divers.

11 En juillet 1979, Madeleine Lommel écrit pour la première fois à Jean Dubuffet. Incomplète, cette correspondance, conservée au LaM, se poursuit jusqu’en 1983. Dans une large mesure, le sujet de ces lettres repose sur les découvertes de Madeleine Lommel. Elle communique à Jean Dubuffet des informations sur les créateurs et lui transmet volontiers des œuvres pour compléter le fonds de La Collection de l’Art Brut14. En sollicitant ainsi l’inventeur de l’Art Brut, Madeleine Lommel cherche à garantir la labellisation « art brut » de ses prospections. Chaque cas mentionné dans la correspondance fait l’objet d’un procès de validation auprès de l’expert Jean Dubuffet. Il en est ainsi des compositions en ciment décorées de mosaïque par Josué Virgili (fig. 1). Italien, Josué Virgili s’installe en France au milieu des années 1910 où il apprend le métier de marbrier. À la retraite, il crée en autodidacte de nombreuses sculptures, guéridons et médaillons qu’il installe dans la cour de sa maison du Kremlin-Bicêtre. Fascinée par l’inventivité de ce créateur, Madeleine Lommel fait part de sa découverte à Jean Dubuffet en 1982 qui concède dans une lettre que c’est « un cas de créativité imposant15 ».

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Fig. 1

Josué Virgili, titre attribué : visage-soleil (emblème de l’Aracine), avant 1982, jante de roue de bicyclette en métal, ciment, plâtre, faïence, verre, miroir, plastique – photographie, H. 0,59 m. – Donation L’Aracine 1999, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Inv. 999.29.7 © Philip Bernard

12 En prévision de l’exposition Les jardins barbares organisée en 198216, ce processus d’authentification se trouve renforcé. Madeleine Lommel procède à un tri avec l’aide de Slavko Kopač chargé par Jean Dubuffet du rôle de conservateur lorsque les collections de l’Art Brut étaient conservées rue de Sèvres. Commentant la sélection choisie lors de cette manifestation, Madeleine Lommel explique que leurs recherches « s’étaient appuyées sur l’exposition Les Singuliers de l’Art, sur les catalogues de Dubuffet et puis sur nos propres découvertes » et ajoute : « Nous avons fait venir Kopach [sic.]. Cet homme avait une telle expérience qu’on pouvait l’écouter. Nous avons commencé à faire un tri et à éliminer un certain nombre de personnes qui ne correspondaient pas aux critères de l’Art Brut. Cela a été très dur. Pour s’en rendre compte, il fallait avoir réuni et mis, côte à côte, leurs œuvres. Cela, c’était des choses que Dubuffet savait très bien faire17 ».

13 Afin de rassembler une collection fidèle à l’esprit de Dubuffet, les découvertes de L’Aracine sont soumises à un double filtre : elles sont sélectionnées à travers une grille de critères appuyés sur les textes de Jean Dubuffet et sa collection, puis intégrées ou exclues de la collection selon l’avis de Jean Dubuffet et de Slavko Kopač.

14 L’étude de la trajectoire des auteurs présentés dans le fascicule de L’Aracine édité en 1983 est à ce titre exemplaire18. Elle indique également que la caution de Michel Thévoz sera tout aussi décisive pour le maintien ou l’exclusion de certains des créateurs. Dans ce fascicule, vingt-et-un créateurs sont recensés. Sept d’entre eux ont été découverts par Jean Dubuffet et Michel Thévoz, le reste est le fruit des prospections de L’Aracine. Sur ces quatorze auteurs répertoriés en 1983, trois disparaissent de l’inventaire au

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moment de la donation de la collection L’Aracine au musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq en 1999. Cette étape décisive dans l’histoire de l’association s’est donc accompagnée d’un nouveau tri. Pourquoi Victor Cordier, Andrée Dulieu et Gaël ont-ils été évincés de la collection ? Contrairement aux autres auteurs du fascicule, aucun d’entre eux n’a été approuvé par Jean Dubuffet ou les représentants officiels et légitimes de l’Art Brut : Slavko Kopač, Michel Thévoz. Cette homologation prend plusieurs formes : elle peut passer par une trace écrite de Jean Dubuffet à Madeleine Lommel au sein de leur correspondance et/ou par l’entrée dans La Collection de l’Art Brut d’œuvres découvertes par L’Aracine révélant implicitement l’approbation de Michel Thévoz. En l’absence de telles modalités qui sont des garanties, les créateurs se trouvent ostracisés. De cette façon, l’œuvre de Cress, non mentionnée au fascicule de 1983 et découverte par Madeleine Lommel en 1982, ne sera ni conservée, ni exposée par L’Aracine parce qu’il fut désapprouvé par Jean Dubuffet qui notait : « Le dessin de M. Cress est bien sympathique sans être cependant fort créatif19. »

15 Axant rigoureusement ses prospections dans la filiation de Jean Dubuffet, les choix opérés par L’Aracine soulignent que La Collection de l’Art Brut détient le monopole de l’appellation. Simultanément aux découvertes de l’association, L’Aracine enrichit son fonds en intégrant des productions récemment décelées par le modèle lausannois.

Reconduction des nouveaux cas contemporains de l’Art Brut dans la collection L’Aracine

16 Au moment du transfert de la collection de l’Art Brut à la ville de Lausanne s’est posée la question du développement des collections. Michel Thévoz a pris le pari de compléter le fonds en misant sur le parti de la créativité20. Les nouvelles acquisitions conduites dès le milieu des années 1970 ont mis au jour de nouvelles productions reléguées à travers des expositions et des publications.

17 Contrairement aux artistes appartenant au fonds historique de l’Art Brut, ces auteurs émergents restent préservés du marché de l’art. Accessibles aux membres de L’Aracine, ils permettent à l’association de maintenir sa filiation à La Collection de l’Art Brut. Dans cette perspective, il importe de préciser que l’incidence de Michel Thévoz, héritier légitime de l’inventeur de l’Art Brut, sur L’Aracine, sera d’égale importance à celle exercée par Jean Dubuffet.

18 En s’appuyant sur la collection, mais surtout sur le fonds documentaire (bibliothèque et archives) réuni par L’Aracine, il s’agit de témoigner du suivi et de l’impact des nouvelles découvertes de Lausanne sur l’association.

19 La bibliothèque de L’Aracine accorde une place de choix aux écrits de Dubuffet et aux Fascicules de l’Art Brut. Ces dernières publications, éditées par la Compagnie de l’Art Brut à compter de 1964 seront, à la suite de la donation de Jean Dubuffet, poursuivies par La Collection de l’Art Brut à partir de l’année 1977. Source bibliographique incontournable pour l’étude de l’Art Brut, ces fascicules rendent compte du contenu de la collection à travers des articles biographiques richement illustrés.

20 À l’instar de la bibliothèque, les archives rassemblées par L’Aracine accordent une place privilégiée aux documents édités par La Collection de l’Art Brut. Du carton d’invitation au fascicule de l’art brut, des bulletins de commande d’affiches aux cartes postales, ou encore aux prospectus indiquant les nouvelles acquisitions du musée, tout est conservé

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en un, double, voire triple exemplaire. En fonction de leur contenu, ces documents sont répertoriés dans un dossier dédié au musée lausannois ou classés dans les dossiers des créateurs de la collection L’Aracine.

21 Annotés, ces sources et documents constituent un véritable outillage pour guider les membres fondateurs de l’association dans leurs prospections. L’analyse des deux documents édités en 1977 par la Collection de l’Art Brut, L’Art Brut 10 et le bulletin d’information relatif aux nouvelles acquisitions, conservés dans le fonds documentaire de L’Aracine en sont un exemple significatif21.

22 Parmi les auteurs cités au sommaire du fascicule et sur le bulletin, trois noms mentionnés dans les deux documents ont fait l’objet d’une annotation particulière de la part des membres de L’Aracine : Solange Lantier (1906-1987), Gaston Teuscher (1903-1986) et Louise Tournay (1925-2010). Précédés d’une note manuscrite dans la publication, leurs noms sont rayés sur le bulletin à la manière d’une liste. Ces marques signalent et confirment les acquisitions qui ont été faites par Madeleine Lommel et Claire Teller directement auprès de l’auteur22.

23 La rencontre de Claire Teller avec Louise Tournay a permis d’acquérir trente-cinq statuettes avant 1982. La correspondance de Madeleine Lommel avec Solange Lantier révèle l’acquisition de dix-neuf dessins dès l’année 1980, puis celle avec Gaston Teuscher de plusieurs dessins en 198123 (fig. 2). Ce dernier cas est d’autant plus intéressant que le dossier d’archives de l’auteur comprend le carton de l’exposition monographique organisée par La Collection de L’Art Brut à Lausanne du 13 octobre 1981 au 17 janvier 1982. La simultanéité des dates entre cette manifestation et la première acquisition de L’Aracine témoigne de l’influence de Lausanne sur les choix de l’association. L’exposition agit ici comme une sorte de rappel.

Fig. 2

Gaston Teuscher, Sans titre, 1976, stylo à bille sur revers de papier d’emballage doré, H. 0,51 ; L. 0,82 m. – Donation L’Aracine 1999, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, inv. 999.127.26 © Cécile Dubard

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24 Les documents lausannois sont appréhendés comme de véritables listes et guides pour l’enrichissement de la collection L’Aracine. La mise en œuvre systématique de fiches consacrées aux auteurs de la collection soutient à ce titre l’hypothèse d’un tel procédé. Sommaires, les fiches consacrées à Solange Lantier, Gaston Teuscher (fig. 3) et Louise Tournay ont toutes pour point commun d’être assorties de la mention « Art brut 10 » renvoyant à la source de la découverte : le fascicule L’Art Brut 10.

Fig. 3

Gaston Teuscher, fiche auteur – Aracine, Villeneuve d’Ascq, LaM, archives L’Aracine © Cécile Dubard

25 Bien que l’entrée en collection des créations de ces auteurs ait été effectuée au cours des années 1980-1982, soit avant la fondation de L’Aracine, cette méthode de prospection s’inscrit dans la durée. L’usage qui est fait du fascicule L’Art Brut 16, édité en 1990, dix ans après L’Art Brut 10, en rend compte.

26 Dans l’exemplaire no 16 conservé par L’Aracine, les noms de René Le Bedeau et Ted Gordon inscrits au sommaire ont été rayés. Le cas de René Le Bedeau, à l’instar de Gaston Teuscher, confirme l’utilisation du fascicule comme guide de collection : ses dessins ont rejoint la collection L’Aracine en 1991, soit un an après la publication de L’Art Brut 16. En revanche, l’exemple de Ted Gordon révèle que le fascicule est aussi un outil d’authentification. En 1984, Ted Gordon fait don de quatre-vingt dessins à la Collection de L’Aracine. Or la donation peut apparaître comme une modalité de collecte suspecte dans le monde de l’Art Brut24. Si l’entrée en collection des productions de Ted Gordon n’a pas été motivée par les membres de l’Aracine, c’est parce que sa production était classée à cette époque dans la collection Neuve Invention. Sorte d’antichambre de la collection de l’Art Brut, initialement nommée « collection annexe » par Jean Dubuffet en 1972, cette section est destinée à abriter les créations qui ne relèvent pas entièrement de l’Art Brut. Fidèle aux classements de l’inventeur de l’Art Brut,

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Madeleine Lommel inventorie l’œuvre de Ted Gordon dans la collection parallèle de L’Aracine25. Orientant la collection « vers ce qui est essentiellement brut26 » le corpus ne sera pas complété jusqu’à ce que Michel Thévoz sollicite le rapatriement des créations de Ted Gordon dans La Collection de l’Art Brut ce que certifie la publication de L’Art Brut 16 en 1990. La présidente de l’association adresse alors à Ted Gordon une demande d’acquisition en 1991 pour compléter le premier fonds27 (fig. 4).

27 Dans la mesure du possible, toutes les découvertes de La Collection de L’Art Brut contemporaines au développement de la collection de L’Aracine sont reconduites de manière systématique permettant à l’association de compenser en France le départ de la collection de Jean Dubuffet pour la Suisse28. Un procédé qui n’est pas sans engendrer un écart.

Fig. 4

Ted Gordon, sans titre, 12 avril 1985, stylo bille et stylo feutre sur papier, H. 0,14 ; L. 0,10 m. – Donation L’Aracine 1999, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, inv. 999.201.2 © Cécile Dubard

L’Aracine refonde la notion d’art brut : de quelques écarts avec l’Art Brut

28 En juin 1986, la Direction des Musées de France accorde le statut de musée contrôlé à la collection L’Aracine. De particulière la collection devient publique et se trouve partiellement financée par le FRAC Île-de-France. Cette reconnaissance institutionnelle appuyée par un soutien financier conduit L’Aracine à privilégier un troisième axe de prospection : les œuvres du passé appartenant à la sphère historique de l’Art Brut que

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L’Aracine ne pouvait acquérir à ses débuts. Or, non sans paradoxe, cette nouvelle orientation qui parachève le processus de reproduction à l’identique de la collection initiale, conduit L’Aracine à une prise de distance par rapport à Jean Dubuffet. Au-delà du soutien de l’État français à L’Aracine, sans cesse refusé ou esquivé par Jean Dubuffet, c’est l’absence d’invention, d’innovation en matière de collection qui sépare les collectionneurs de L’Aracine de Jean Dubuffet. Si ce dernier est un modèle pour les collectionneurs, c’est à condition que chacun puisse se réapproprier, réactualiser des œuvres restées jusque-là innommables.

Collection publique, collection muséale : l’État, une étape vers l’écart

29 Malgré les premières intentions de Jean Dubuffet, toute son entreprise autour de l’Art Brut – conservation, diffusion, documentation etc. – a contribué à insérer ces productions dans l’espace du musée qu’il attaquait de toutes parts29. Dans cette perspective l’Aracine ne fait que poursuivre le processus de muséification de l’art brut en bénéficiant du statut de musée contrôlé.

30 Cependant l’association franchit une étape supplémentaire dans l’institutionnalisation de l’art brut : la reconnaissance de L’Aracine par le Ministère de la Culture actée par une aide financière de l’État, fait de ce dernier un nouveau collectionneur d’art brut. Avec l’aide de celui-ci, L’Aracine complète la collection d’œuvres de référence dues à des auteurs appartenant au fonds historique de l’Art Brut : Aloïse Corbaz (fig. 5), Madge Gill et Adolf Wölfli30. Ces acquisitions sont généralement effectuées grâce à la mise en place d’un marché secondaire, des galeries et des ventes aux enchères. Autant de zones d’échanges dont L’Aracine ne se préoccupait pas auparavant faute de moyens. Des pièces historiques telles que les sculptures des anonymes dits les Barbus-Müller sont ainsi entrées dans la collection grâce à des ventes aux enchères. Les achats réalisés directement auprès de l’auteur et subventionnés par l’État sont plus rares. Néanmoins nous pouvons citer l’exemple de Vojislav Jakic, présenté dans le fascicule L’Art Brut 10 précédemment évoqué. Au début des années 1980, Madeleine Lommel n’avait pas les moyens d’acheter les dessins de cet auteur serbe. En 1993, grâce aux subventions de l’État, cela devient possible : le FRAC Île-de-France achète un dessin pour un montant de 67 000 francs. La même année des fonds seront débloqués pour l’acquisition de deux dessins d’Aloïse Corbaz (175 000 francs) et trois peintures d’Augustin Lesage (212 000 francs). Si les positions de Dubuffet quant à son désamour pour l’État français sont largement révélées dans le texte de Germain Viatte, « Dubuffet et les pouvoirs publics31 », il nous semble opportun de préciser le rapport de Dubuffet à la notion de valeur dans le cadre de cette analyse.

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Fig. 5

Aloïse Corbaz, Noël / Château de Blümenstein / Ange, vers 1940-1941, pastel sec, pastel gras et fil cousu sur papier kraft, H. 1,17 ; L. 0,85 m. – Donation L’Aracine 1999, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, inv. 999.21.1 © Cécile Dubard

31 Nous avons déjà évoqué que la valeur économique des productions d’art brut n’était pas fonction de leurs seules qualités esthétiques, mais liées en partie à l’attention que Dubuffet leur a portée. Qu’il soit à l’origine de la construction de la valeur de l’art brut, n’implique pas pour autant qu’il approuve cette idée de valeur. Dans ses écrits et plus particulièrement dans son pamphlet Asphyxiante Culture, Jean Dubuffet dénonce et réprouve la notion de valeur (valeur esthétique et valeur marchande). Les modalités de collecte qu’il a privilégiées tendent en ce sens : le troc et l’achat pour des sommes modiques parce que justement les œuvres qui l’intéressaient n’avaient pas encore de valeur. Dans cette dynamique, Dubuffet a choisi de se concentrer sur des œuvres qui, écrit Céline Delavaux, « ont été produites hors de ce que le regard culturel retient pour la définition et la conservation de la culture32 ». Il nous semble que le regard périphérique de Jean Dubuffet définit le regard que le collectionneur doit porter sur le monde, si tant est que ce dernier incarne un type donné. Ainsi, intrinsèquement lié à l’idée de collection, l’Art Brut révèle peut-être aussi une manière d’être collectionneur. Ce mode, à l’instar de la création artistique, ne doit pas s’inscrire dans la déclinaison d’un modèle, mais au contraire mener au développement de son propre système, de sa propre grammaire sans souci d’échelle. À maintes reprises, Jean Dubuffet a attenté au principe de hiérarchisation préférant le grouillement horizontal au classement vertical qui appauvrit le monde33. Or, derrière la volonté de L’Aracine de réunir des classiques, des œuvres de référence dites majeures à destination d’une collection muséale, se laisse deviner une graduation sensible des productions. Dépendante du Ministère de la

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Culture pour enrichir son fonds, L’Aracine doit jouer la carte du prestige, de la valeur historique, scientifique et esthétique à laquelle Jean Dubuffet s’est toujours refusé.

L’Aracine dans les pas de Dubuffet en quête de nouvelles grilles : paradoxe et dérive

32 Indéniable, le précédent Dubuffet34 agit tout à la fois sur l’origine et le développement de L’Aracine. Cette antériorité cumulée au poids de l’incidence de Dubuffet sur la collection L’Aracine explique le recours dans l’intitulé du présent article à la notion de « regard-pilote » formulée par André Malraux. Expression qui permet de désigner et de situer l’histoire de l’association dans son rapport à l’inventeur de l’Art Brut.

33 André Malraux écrit dans L’Intemporel : « Comme les requins sont précédés de leurs poissons-pilotes, notre regard est précédé d’un regard-pilote, qui propose un sens à ce qu’il regarde […]. Nous nous croyons à tort libres de ce regard35 ». Plusieurs témoignages de Madeleine Lommel trouvent un écho dans ces propos, notamment lorsqu’elle déclare : « Est-il utile de rappeler qu’il n’y a de spontanéité dans aucune découverte. Quelqu’un toujours vous précède, vous ouvre la voie36 ».

34 Dans Bâtons Rompus, entretiens fictifs consignés par Jean Dubuffet, l’artiste s’interroge sur sa vision du monde, sur la manière de l’interpréter. Ses réponses tendent aussi dans cette direction : C’est la grille pour le regarder. Le regard que nous portons sur toutes choses – tant sur les spectacles offerts à nos yeux qu’en toutes nos humeurs et jugements – s’exerce au travers d’une grille ; c’est celle du conditionnement qui nous a été dès la première enfance insufflé. On ne peut concevoir de regard sans une grille ; j’entends par là un appareil de clefs et références délivrant interprétation ; regarder est interpréter. C’est de nouvelles grilles que je suis en quête, et je les voudrais très différentes37.

35 La réponse de Dubuffet ouvre cependant à la possibilité d’un renouvellement des grilles de lecture, autrement dit d’une mise à mal, ou en tout cas d’une prise de distance par rapport au regard-pilote.

36 Or si Jean Dubuffet a regardé l’art ailleurs et autrement, ce dont témoigne sa collection, Madeleine Lommel a regardé à travers la grille établie par le peintre de L’Hourloupe. Pour réunir sa collection, elle n’est pas partie, selon les mots de Dubuffet, « en quête de nouvelles grilles » qui seront « meilleures sans aucun doute, parce que neuves38 », mais a reproduit le plus fidèlement possible sa collection à partir de la grille de Jean Dubuffet.

37 Cette pratique mimétique a été soulignée par Gérard Preszow en 1985 alors que L’Aracine rendait hommage à Jean Dubuffet récemment décédé à travers une exposition39. Commentant cette manifestation, Gérard Preszow écrit : « J’ai l’impression qu’il y a à l’Aracine une fascination pour Dubuffet, aveugle comme toujours, et qui craint l’écart. […] il est frappant de constater la pauvreté réflexive des textes publiés dans l’Aracine, comme si grande était la crainte de blasphémer le Maître (Dubuffet), et plus encore, à froid qu’à chaud40 ». Mais non sans contradiction, c’est en calquant la grille de L’Aracine sur celle de l’Art Brut que l’écart entre les deux collections se creuse. Celui-ci se trouve en outre accusé par une mauvaise interprétation de la grille de Dubuffet.

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38 À ce titre, les propos tenus en 2005 par Jean-Hubert Martin lors de l’exposition Dubuffet et l’art brut sont éclairants. Dans le catalogue, il écrit : « Il est impossible de trouver un dénominateur commun à tous ces artistes. Cependant celui qui semble obtenir le plus haut coefficient n’est quasiment pas utilisé par Dubuffet, car c’est une grille de lecture à laquelle il répugne : la classe sociale41 ».

39 La classe sociale comme grille de lecture est, au contraire, largement exploitée par L’Aracine. La construction des textes des cartels et des notices établis par l’association lors des expositions ou des publications édités par L’Aracine s’ouvre d’emblée sur des éléments biographiques d’ordre sociologique. La notice de Josué Virgili débute ainsi par les informations suivantes : « D’origine italienne, Virgili a commencé par exercer le métier de marbrier puis celui de maçon. C’est à la retraite qu’il a commencé son œuvre42. » Les indications renvoient à la catégorie socio-professionnelle de Josué Virgili et à ses débuts artistiques – la retraite – qui ne prédestinent a priori en rien l’auteur à devenir un créateur. En soulignant cette marginalité artistique en lien avec le métier exercé par Virgili, le récit formulé par L’Aracine illustre ce qu’est – ou devient – l’art brut, sinon l’un de ses critères majeurs. Dans un entretien, Madeleine Lommel déclare que : « la grande caractéristique [de l’art brut] c’est que leur œuvre est liée à leur métier. Que ce soit un tailleur, un chiffonnier, un pâtissier, une coiffeuse, une couturière, une brodeuse, tous ces gens ont eu en général un métier et l’œuvre est une continuité de leur métier43. » Si cette analyse ne saurait être démentie, elle ancre bien l’art brut dans une dimension sociologique que Dubuffet déclinait au profit de l’invention artistique. La définition de l’objet d’art brut par le discours sociologique de L’Aracine a été également relevée par Gérard Preszow qui remarquait au sujet des cartels accrochés lors de l’exposition Hommage à Dubuffet qu’ils étaient d’« une fausse singularité, de fausses singulières biographies » ajoutant que « d’autant plus qu’à les lire, cela sentait la volonté d’illustrer le propos sociologique de Dubuffet sur l’origine sociale des artistes ». « Un tel [sic], retraité, s’est mis à44… ». Si Gérard Preszow se méprend aussi sur le propos de Jean Dubuffet – ce dernier étant d’ordre artistique –, il n’en demeure pas moins révélateur quant au poids que L’Aracine accorde à la classe sociale. Cette dimension est un autre indice des différences qui existent entre les deux manières d’appréhender l’art brut. On remarque que cette tendance, qui participe d’un glissement de la collecte de l’art brut à la figure de l’outsider, est également en place au sein de l’institution lausannoise, devenue, à la suite du décès de Jean Dubuffet, le référent de L’Aracine.

40 La collection réunie par L’Aracine se rapproche au plus près de la collection d’Art Brut de Jean Dubuffet de manière à compenser sa perte en France, mais elle implique une refondation de la notion d’art brut45. Bien que les collections semblent similaires dans le choix des œuvres sélectionnées et des auteurs représentés, le discours qui les sous- tend et les fins envisagées pour ces ensembles sont radicalement différents. Tandis que pour Dubuffet, sa collection de l’Art Brut est une invitation à s’approprier des formes marginales et innommables, la collection d’art brut consiste pour L’Aracine, à se réapproprier des formes auparavant identifiées pour leur donner une place au musée. En outre, alors que Dubuffet se dégage de toutes références primitivistes en privilégiant une vision, non pas régressive sur la création, mais résolument tournée vers l’avenir – il déclare préférer les futurations –, L’Aracine, comme l’indique le nom de l’association construit sur la fusion des mots « art » et « racine », reconduit l’art brut vers un mythe des origines supposant l’idée d’une création intemporelle et originelle. La reproduction

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à l’identique sous l’égide du regard-pilote de Jean Dubuffet aboutit alors à une refondation de la notion d’art brut de la part de L’Aracine.

NOTES

1. Madeleine Lommel, « Témoignage d’une découverte de l’art brut », Jean Dubuffet & l’art brut. Les chemins de l’art brut (4), cat. d’exp. sous la direction du Musée d’art moderne, Musée d’art moderne Lille Métropole, 15 octobre 2005-26 janvier 2006, Musée d’art moderne Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq, 2005, p. 90. 2. L’usage typographique de capitales au terme « Art Brut » permet de distinguer l’entreprise de Jean Dubuffet (collection, concept) de l’expression « art brut » écrite en lettres minuscules, qui désigne le développement et l’appropriation de la notion d’art brut à la suite de Dubuffet correspondant à une catégorie critique. 3. André Malraux, L’Intemporel, dans André Malraux. Écrits sur l’art, vol. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2004, p. 883. 4. Madeleine Lommel, « Témoignage d’une découverte de l’art brut », dans cat. d’exp. L’aracine & l’art brut, Les chemins de l’art brut 8, sous la direction du Musée d’art moderne Lille Métropole, galerie Colbert, Institut national d’histoire de l’art, 24 septembre-15 décembre 2009,Musée d’art moderne Lille Méropole, Villeneuve d’Ascq, 2005, p. 10. 5. M. Lommel, op. cit. note 1, p. 87. 6. Sans auteur, « L’Aracine et l’Art Brut une vivante collection », Le Soir, 9 février 2000, p. 48. 7. Sandra Silve, « Neuilly. L’Aracine-Prolificité », Artension, 1999, p. 73. 8. Voir « Pré-projet pour le catalogue », [1987-1988], archives L’Aracine, LaM. 9. Idem, ibidem. 10. « Sans la passion de J. Dubuffet, pareille collection n’aurait sans doute pas existé, et nous- mêmes l’avouons, aurions peut-être été moins attentifs à cet art » dans « L’Aracine », document dactylographié, juin 1983, archives L’Aracine, LaM. 11. M. Lommel, L’Aracine et L’Art Brut, Génémos, Z Éditions, 1999, p. 7. 12. Pour M. Lommel « Les grands “classiques” sont également des repères, tels Joseph Crépin, Auguste Forestier, Aloïse, ou Madge Gill ». Voir. M. Lommel citée par A. M. dans « L’Aracine, un art issu des racines même de l’homme », Être. Handicap information, nov.-déc. no 14, 1994, p. 39. 13. « Projet de Musée », 1984, archives L’Aracine, LaM. 14. Correspondance Lommel – Dubuffet, archives L’Aracine, LaM et Corinne Barbant, « Les archives de L’Aracine, écrire une histoire de l’art brut » dans Actes du colloque Art brut : une avant-garde en moins ?, Institut national d’histoire de l’art, Paris, 7 et 8 décembre 2009, publiés sous la direction de Savine Faupin et Christophe Boulanger, L’improviste, Paris, 2011, p. 145-157. 15. Lettre de J. Dubuffet à M. Lommel, Paris, le 9 août 1982, archives L’Aracine, LaM. 16. Les Jardins Barbares, Maison de la Culture, Aulnay-sous-Bois, 1982. 17. M. Lommel citée par FFSAM, dans « L’Aracine, Musée d’art brut, Neuilly-sur-Marne, Interview de Mme Lommel », L’ami du musée, no 10, décembre 1992, p. 10. 18. L’Aracine, L’Aracine, Paris, éd. à compte d’auteur, 1983, n. p. 19. Lettre de J. Dubuffet à M. Lommel, Paris, le 3 mai 1982, archives L’Aracine, LaM. 20. Lucienne Peiry, L’art brut, Paris, flammarion, 1997, p. 195 sq.

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21. La Collection de l’Art, L’Art Brut 10, Lausanne, La Collection de l’Art Brut, 1977, et Bulletin des nouvelles acquisitions 1977 conservés dans les archives L’Aracine, LaM. 22. L’acquisition auprès de l’auteur est privilégiée par les membres de L’Aracine, car elle présente un avantage économique en esquivant le système des galeries et des ventes aux enchères. 23. Archives L’Aracine, LaM. 24. Si les cadeaux sont fréquents, la donation est exclue des modalités de la collection de l’art brut. Créant sans intention artistique, les auteurs ne peuvent a priori pas participer à la diffusion de leur travail au risque d’être exclus du monde de l’art brut. 25. La collection parallèle élaborée sur le modèle de la collection annexe dite Neuve Invention est un indice supplémentaire de l’impact de Jean Dubuffet sur L’Aracine. 26. « Pré-projet de catalogue », op. cit. note 8. 27. Archives L’Aracine, LaM. 28. Le fascicule L’Art Brut 10 et le bulletin de 1977 présentent l’œuvre de Louise Fischer. Plusieurs documents révèlent que Madeleine Lommel souhaitait l’intégrer dans sa collection. Cette acquisition demeura matériellement impossible car la totalité de sa production est entrée par donation dans La Collection de l’Art Brut. 29. Jean-Claude Lebensztejn, « L’espace de l’art », Zigzag, Paris, Flammarion, 1981, p. 35. 30. Sabine Faupin, « L’Aracine obtient le statut de musée de France », op. cit. note 4, p. 32. 31. Germain Viatte, « Dubuffet et les pouvoirs publics », Jean Dubuffet, Manège du Château, Prague, cat. d’exp. sous la direction de la galerie Narodni, 6 octobre-28 novembre 1993, Narodni Galerie, Prague, 1993, p. 81-104. 32. Céline Delavaux, L’art brut, un fantasme de peintre, Paris, Palette, 2010, p. 16. 33. Jean Dubuffet, Asphyxiante Culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968. 34. L’expression de « Précédent Dubuffet » est empruntée à Baptiste Brun dans « Le monde des apparentés à l’Art Brut : pour une approche historiographique », Art brut : une avant-garde en moins ?, actes du colloque cités note 13, p. 175-190. 35. A. Malraux, op. cit. note 2, p. 883. 36. M. Lommel, L’Aracine et l’Art Brut, op. cit. note 10, p. 9. 37. Jean Dubuffet, Bâtons Rompus, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007 [1986]. Voir question no 92, p. 69. 38. J. Dubuffet, op. cit. note 37, voir question no 93, p. 70. 39. En 1985, L’Aracine organise l’exposition Hommage à Jean Dubuffet, Neuilly-sur-Marne, Musée de L’Aracine, 5 octobre 1985-5 janvier 1986. En mémoire de l’inventeur de l’Art Brut récemment décédé, cette manifestation dénote de l’impact de l’entreprise de Dubuffet sur L’Aracine qui est la seule du monde des apparentés à l’art brut à lui rendre hommage. 40. Gérard Preszow, lettre adressée à Françoise Henrion, 24 octobre [1985], dans Art en Marge, bulletin no 1, 1985, n. p. 41. Dubuffet et l’art brut, cat. d’exp. sous la direction de Jean-Hubert Martin, Düsseldorf, Museum Kunst Palast, 19 février-29 mai 2005, 5 continents éditions et Museum Kunst Palast, Milan/ Düsseldorf, 2005, p. 22-23. 42. « Josué Virgili » dans L’Aracine, Neuilly-sur-Marne, Musée d’Art Brut, 1988, p. 118. 43. Madeleine Lommel à Laurent Danchin, Art brut et Compagnie no 3, « Le Musée de l’Aracine » ; entretien avec Madeleine Lommel et Michel Nedjar, France Culture, « Les Chemins de la Connaissance », mercredi 28 mai 1986, archives L’Aracine, LaM. 44. G. Preszow, op. cit. note 40. 45. Maryse Marpsat, « La légitimation de l’Art Brut, de la conservation à la consécration » dans Gérard Mauger (dir.), Droits d’entrée, modalités et conditions d’accès aux univers artistiques, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2007, p. 14.

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RÉSUMÉS

En 1982 est fondée l’association L’Aracine qui a pour objectif de rassembler des productions d’art brut en France pour compenser la perte de la collection de l’Art Brut de Jean Dubuffet transférée en 1975 de Paris à Lausanne. Les acquisitions au titre de la collection L’Aracine reflètent l’influence de Jean Dubuffet, qui joue le rôle de conseiller et d’expert auprès de l’association. Cependant, le contenu de ces deux ensembles diffère. Si L’Aracine tente de reproduire la collection initiale à l’identique, cette attitude conduit à une refondation de la notion d’art brut qui se trouve parachevée en catégorie artistique à part entière.

In 1982 the association L’Aracine was founded ; its aim was to bring together works of art brut in France to make up for the loss of Jean Dubuffet’s Collection de l’Art Brut, transferred from Paris to Lausanne in 1975. The acquisitions on behalf of the L’Aracine collection reflect the influence of Jean Dubuffet, who played the role of adviser and expert for the association. However, the content of the two collections differ. While L’Aracine attempted to reproduce the initial collection identically, this attitude led to a reformulation of the concept of art brut, which finally found itself defined as an artistic category in its own right.

AUTEUR

DÉBORAH COUETTE Doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction d’Emmanuel Pernoud, Déborah Couette prépare une thèse d’histoire de l’art sur la collection d’art brut de L’Aracine. Ses travaux portent sur la patrimonialisation et l’institutionnalisation de l’art brut en France dans la e seconde moitié du xx siècle. Elle est chargée de travaux dirigés à l’École du Louvre et à l’Université Paris 1 Panthéon–Sorbonne, et membre du CrAB (Collectif de réflexion autour de l’art brut).

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La cabane éclatée. Morcellement des objets immobiliers apparentés à l’art brut The exploded cabin. Splitting up structures related to art brut

Roberta Trapani

1 Depuis les années 1930, les objets immobiliers que nous avons tendance aujourd’hui à apparenter à l’art brut ont attiré l’intérêt de plusieurs acteurs du monde de la culture et des arts1. À l’origine, ces productions n’ont aucune prétention artistique et d’objets délaissés ou négligés, ils deviennent au cours de leur existence des objets qui intéressent au plus haut point les musées. Cette transformation est largement due à la réception et à la perception changeante qu’ils subissent au cours du temps2. Dans ce processus de reconnaissance, le moment de la collecte est essentiel. Cependant, avant de nous y consacrer, nous allons nous focaliser sur le point initial de leur trajectoire sociale : leur fabrication, à savoir leur entrée dans la société. Appréhender la logique dans laquelle leur matérialisation s’inscrit permet de définir un ensemble cohérent d’objets et de montrer comment notre appréhension change au moment où ils entrent dans des collections.

Récolter, remployer, représenter : de l’objet abject à l’objet animé

2 Il s’agit, à l’origine, de très modestes lieux de vie qui, à travers des opérations pratiques et symboliques, subissent une altération : d’univers domestiques, ils sont transformés en univers esthétiques répondant à de nouvelles exigences de la part de leurs habitants. Les auteurs de cette transformation matérielle, et du déplacement de sens qui s’en suit, sont les habitants mêmes. Ce sont des non professionnels de l’art et de l’architecture, ils appartiennent majoritairement aux classes populaires et à la frange inférieure des classes moyennes. Ils interviennent dans un espace souvent situé entre la clôture de leur jardin et la façade de leur maison. Les modalités d’intervention sont en général la

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réalisation d’artefacts (sculptures, peintures, assemblages) qu’ils déclinent sur la moindre surface disponible, débordant, parfois, jusqu’à envahir l’espace public.

3 Il est intéressant de remarquer que ces objets immobiliers, qui seront soumis dans la deuxième partie de leur vie à plusieurs types de collecte, naissent eux-mêmes d’une quête et d’une récolte soigneuses et acharnées. Le manque de moyens économiques, qui conditionne habituellement l’habitat populaire, pousse ces habitants à négliger toute autre occupation pour se consacrer d’abord à l’art du glanage, puis à celui du bricolage. Dans leur environnement immédiat, ils récupèrent les matériaux qui, au gré du hasard, les séduisent. Ce qui les fait marcher, ce qui oriente leurs pas, ce sont des reliques de sens, et parfois des déchets : des objets naturels ou des résidus industriels, trouvés sur des chantiers ou dans des décharges. Pendant un intervalle de temps qui dure généralement des décennies et correspond souvent au temps de réalisation d’un site, des éléments matériels de catégories différentes sont glanés, stockés, classés et, enfin, recyclés ou remployés. À travers de multiples manipulations, ces détritus cessent d’être des objets abjects pour être mis en œuvre. Un glissement de sens se produit alors : des choses immondes se changent en héritages aux multiples possibilités plastiques et expressives3.

4 À l’image de « la coquille de l’escargot » évoquée par Bachelard, « la maison qui grandit à la mesure de son hôte4 », ces sites évoluent suivant le rythme de vie de leurs auteurs, qui les modifient sans cesse. La lenteur et la répétitivité de leur activité technique, sa pratique routinière, n’est cependant pas, chez eux, synonyme d’ennui, mais plutôt de plaisir, car loin d’être une activité abrutissante, elle favorise au contraire l’acquisition de compétences, l’imagination et l’innovation5. Sans un projet strictement défini à l’avance, en procédant par suppositions, expériences, essais hasardeux et erreurs, en répétant et entremêlant des sujets et des modules expressifs et en accumulant des formes jusqu’à la saturation de l’espace, ces « habitants-paysagistes6 » mettent en œuvre une capacité à penser et à inventer dans le faire. La conception de leurs travaux naît de l’exécution. Ils utilisent un outillage rudimentaire et jouent avec les différents matériaux et procédés, qu’ils inventent ou réinventent, en se référant parfois aux savoirs hérités de l’artisanat traditionnel. « Le "bourrage" spatial et le "bourrage" temporel s’appellent et se répondent mutuellement pour les producteurs d’environnements extraordinaires », remarque le sociologue Jean-Pierre Martinon7 ; leur production « est rarement fixée une fois pour toutes, elle est, au contraire, en perpétuel renouvellement, ou en incessante et irrépressible prolifération8 ». Un acte de ré-création, ludique, libre et gratuit est à l’origine d’ensembles structurés, colorés, kitsch et en même temps inventifs : des façades historiées, des clôtures ouvragées, des constructions ingénieuses, des bestiaires de ciment, des assemblages monumentaux. Dans ces lieux, la fonction sociale du « fabriquer » de l’Homo faber9 fait écho à celle du jeu propre à l’Homo ludens, modèle anthropologique décrit par Huizinga en 193810, puis désigné par Constant comme l’habitant idéal de New Babylon, la ville situationniste11. C’est aux théâtres d’actions et situations évoqués par Constant que nous font penser, en effet, ces espaces où la création et l’exploration coïncident et où le temps utile, le temps de la consommation passive, se transforme en temps ludico-constructif. Pour les analyser, nous pourrions emprunter à Michel de Certeau sa notion d’espace : non pas un lieu géométrique et stable, mais un « croisement de mobiles » fonctionnant en « unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles12 ». Ces théâtres d’actions et situations sont en effet constamment « animé[s] par l’ensemble

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des mouvements qui s’y déploient13 » et dont l’habitant-paysagiste n’est pas le seul acteur.

Lieux d’échange, terrains de jeu

5 Si une pratique routinière et signifiante permet à l’habitant de réactiver dans l’isolement l’intelligence de sa propre main, la mise en place de ses créations dans un lieu spécifiquement livré à l’admiration et à la sanction du groupe répond à son désir de capter le regard de l’autre et de se confronter à celui-ci. Les habitants du site environnant, les promeneurs, sont appelés à l’observer à l’œuvre pendant qu’il collecte ses matériaux ou réalise ses productions, ils sont invités à participer à l’évolution du site et à se transmettre la légende d’une entreprise qui modifie non seulement un espace de vie personnel, mais aussi l’habitat collectif. Identitaires et relationnels à la fois, ces objets évoquent d’une part les réflexions du philosophe et naturaliste américain Henry David Thoreau, pour lequel bâtir sa propre maison est comme construire sa propre pensée14. Ils nous conduisent, d’autre part, à utiliser la notion de cabane, décrite par le philosophe français Gilles A. Tiberghien comme « une façon d’être non pas à l’abri du monde, mais hors de soi15 ». La façade, le jardin, les sculptures sont disposés selon des relations de coexistence par lesquelles le créateur construit et représente son identité ou met en scène l’identité dont il rêve, ses fantasmes conscients et inconscients, son image idéale. Mis en devanture, à la portée du regard venant de l’extérieur, ces « égo-musées16 » sont, d’une certaine manière, cédés volontairement à l’autre, ils font l’objet d’un don, cet acte qui, selon Jean Bazin, est en mesure de transformer même un objet « usuel et ordinaire » en une chose qui a une force, « une chose unique17 ». Selon Véronique Moulinié, « le système de l’échange, du don et du contre-don est […] un puissant moteur pour cette production18 » que l’habitant offre métaphoriquement à la communauté et qui lui sert de support et de prétexte pour interagir avec le monde extérieur. Ces objets immobiliers « supposent, pour prendre sens, que s’établisse un dialogue entre le créateur et l’observateur. L’essentiel, leur raison d’être est sans doute à chercher dans ce discours qu’[ils] rendent possible19 » et qui symbolise, à notre avis, le contre-don auquel les auteurs aspirent. S’ils cèdent à la communauté leurs objets, ils demandent en contrepartie son regard et sa parole. Un échange symbolique a donc lieu dans ces sites. Il se fonde sur ce que Michel de Certeau appelle « récits d’espace20 », des actions narratives par lesquels l’habitant explicite à l’observateur sa pratique organisatrice d’espace, permettant ainsi au système de signes qu’il invente d’être pratiqué, parcouru, expérimenté. Cette expérience relationnelle fortifie son identité, satisfaisant en même temps à son besoin d’entretenir et de raffermir les sentiments collectifs.

Passage à l’art : le rôle des collectes photographiques

6 Dépourvus du langage des arts, les habitants-bâtisseurs sont évasifs quand il s’agit de définir la raison d’être de leur pratique. Ils ne revendiquent pas pour leurs réalisations le qualificatif d’art ou d’œuvre, ni pour eux-mêmes celui d’artiste. « Ça n’a pas de définition », affirme Fernand Châtelain (1899-1988), auteur d’un jardin de sculptures à Fyé, dans la Sarthe, interviewé vers 1980 par le sociologue Jean-Pierre Martinon dans le cadre d’une recherche sur les pratiques d’embellissement de la vie quotidienne. « "Ça

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n’a pas de définition", mais ça existe et ça fait exister, réplique Martinon, cela marque le territoire en l’identifiant et cela donne un sens à l’existence21 ». C’est justement cette volonté de marquer le territoire et de capter le regard de l’autre qui détermine l’entrée de ces créateurs et de leurs productions quotidiennes modestes dans le monde de l’art. La pratique photographique est un instrument privilégié de ce processus d’artification22.

Fig. 1

Rothéneuf : l’ermite Adolphe Julien Fouré sculptant les rochers, s. d., photographie en noir et blanc, H. 0,11 ; L. 0,28 m, cliché Germain fils – Saint-Malo © Collection J.-M. Chesné

7 Avant d’avoir achevé son Palais idéal, le facteur Ferdinand Cheval (1836-1924)23 le fait photographier. Il choisit de se montrer avec affectation face à sa majestueuse construction ou avec ses outils rudimentaires. Il signe ainsi, métaphoriquement, sa construction. Quant à l’abbé Fouré (1839-1910), il authentifie par un tampon les cartes postales illustrées de photographies de ses Rochers sculptés24 de Rothéneuf (fig. 1). Ces reproductions, ainsi construites par leurs auteurs, commencent à circuler dans la presse locale, puis nationale, modifiant la réception des objets mêmes25. Considérés, à l’origine, comme des curiosités locales, voire comme l’expression de la dévotion ou de l’extravagance populaire, ils sont vite remarqués par des acteurs du monde de l’art et notamment par les surréalistes, qui ne tardent pas à les qualifier d’objets poétiques susceptibles d’effacer la frontière entre production extraordinaire et quotidienneté ordinaire. Cette reconnaissance artistique conduit à la protection éditoriale de certains sites, en premier lieu de l’œuvre architecturale de Cheval, révélée dans une revue d’art en 192926. Pendant plusieurs années, la renommée ou mieux la sacralisation de ce Palais idéal occulte l’existence d’objets immobiliers similaires27. Pour assister à la parution, dans des revues d’art, d’articles dédiés à ces élaborations, il faut attendre les années d’après-guerre. Les premiers à prendre des images de ces sites et à les construire intellectuellement, en leur assignant une fonction identitaire et sociale, sont Robert Doisneau (1912-1994) et Gilles Ehrmann (1928-2005), photographes proches du surréalisme.

8 À compter des années d’après-guerre, les images que Doisneau rassemblait depuis le début des années 1940 commencent à circuler dans des revues spécialisées, souvent accompagnées d’écrits donnant lieu à des interprétations poétiques28. Déplacés par l’image, ces sites quittent alors leur emplacement réel pour prendre place dans un livre, dans le studio d’un amateur, dans un espace d’exposition ou dans une collection.

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Le consensus produit par ces reproductions photographiques modifie leur statut : ils sont qualifiés d’œuvres, leurs auteurs de « bâtisseurs chimériques » ou d’« inspirés »29. Et si les images qu’Ehrmann commence à rassembler vers 1956 sont dévoilées en 1962 dans l’ouvrage évocateur Les Inspirés et leurs demeures, préfacé par André Breton30, c’est dans Bizarre, revue influencée par le surréalisme, que Jean-Hugues Sainmont publie en 1955 le premier article de fond sur un habitant sui generis : Camille Renault (1866-1954), auteur d’un jardin de sculptures à Attigny31. Pâtissier et animateur de fêtes, Renault avait reconstruit deux fois sa maison à l’architecture ingénieuse, ainsi que son « Jardin des Surprises » où une nature artificielle hébergeait un carnaval de personnages pittoresques et familiers façonnés en ciment peint aux couleurs vives32 (fig. 2). Il y avait mis en scène sa mythologie quotidienne, transformant ainsi son habitat en un espace d’expérimentation et de représentation. Si le texte de Sainmont présentait cet auteur comme « créateur du Monde » et figurait sa production environnementale sous forme d’un « cosmos » se manifestant « dans le vide préoriginel », il n’était pas pour autant qu’un panégyrique enthousiaste. Teinté de poésie, il rassemblait et révélait aussi l’important travail documentaire mené par Sainmont au cours de nombreux voyages, ainsi que de nombreuses prises de vues réalisées par plusieurs opérateurs.

Fig. 2

Camille Renault dans son jardin à Attigny, s. d., tirage argentique © DR

9 Ces collectes d’images et de documents ont le mérite d’avoir sauvé la mémoire de ce lieu intrinsèquement fragile du fait des techniques expérimentales avec lesquelles il avait été créé, et fragilisé ultérieurement par l’indifférence et les pillages qui suivent le décès de son auteur. En 1956, un an après la publication du texte de Sainmont et deux ans après la mort de Renault, Doisneau se rendra sur place et ce n’est pas la beauté du

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lieu qui le surprendra, mais sa ruine. Entre-temps, le site avait en effet été « massacré par les gosses d’Attigny », comme le déplore le photographe, qui ajoute : « Les générations montantes n’ont rien à foutre du passé. Ras-le-bol contracté avec l’enseignement scolaire. Je suis arrivé trop tard, j’ai vu le charnier, l’herbe avait poussé et faisait disparaître les statues décapitées33 » (fig. 3).

Fig. 3

Camille Renault, Fragment d’une sculpture dans le jardin d’Attigny, s. d., tirage argentique © DR

Des ensembles, en morceaux : principe d’une carrière idéale ?

10 Dans les années 1960, grâce à la publication d’articles et de photographies et notamment au succès recueilli par l’ouvrage de Ehrmann34 (Prix Nadar, 1963), on assiste à une véritable vogue pour ces objets immobiliers et à une nouvelle étape de leur passage à l’art. Cette fois-ci, l’instrument privilégié en est le morcellement. Arrachés à leur contexte d’origine, recueillis parfois in extremis, des débris de sites attirent l’attention de collectionneurs et d’amateurs, en premier lieu de Jean Dubuffet, qui les intègre à sa collection. Transformés en objets mobiliers, ces fragments sont alors labellisés art brut et, subséquemment, les sites mêmes desquels ils proviennent sont annexés à cet art.

11 L’un des premiers sites qui subit cette nouvelle mutation de statut est celui de Camille Renault. Début 1960, Raymond Fleury, alors Satrape du Collège de Pataphysique, accomplit un acte de vandalisme tutélaire35 pour sauver ce qui restait du « Jardin des surprises » d’Attigny. Grâce à son intermédiaire, certaines pièces sont collectées par

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Jean Dubuffet36 (fig. 4) qui, les considérant « merveilleuses » au point qu’elles auraient pu stimuler son travail37, choisit de les présenter en 1967 dans l’exposition L’Art brut organisée aux Arts Décoratifs38. L’assimilation à l’art brut amène d’autres fragments du site de Renault à rejoindre d’autres collections privées apparentées à celle de Dubuffet. Vers 1985, Renée Jakovsky offre à Madeleine Lommel, présidente de L’Aracine, une tête sculptée de sa collection d’art naïf, qui rejoint ainsi cette collection d’art brut ; en 2000, Bruno Decharme achète un balustre anthropomorphe provenant de la maison du sculpteur, objet puissant en soi, qu’il intègre à sa collection ABCD (art brut connaissance & diffusion). Il faut cependant rappeler qu’en 1984 Dubuffet était revenu sur ses positions, jusqu’à dire, à propos des sculptures de Renault, qu’elles « ne sont pas fortement inventives, en ce sens qu’elles ne s’écartent pas radicalement de l’art traditionnel39 ». Ce changement de position ne doit pas étonner. L’annexion de ces objets immobiliers à l’art brut est, en effet, toujours problématique. Faits pour être communiqués et « combinant en des proportions en chaque fois singulières, des éléments traditionnels, naïfs ou bruts40 », ils sont souvent très différents des œuvres de l’art brut fantasmé par Dubuffet, à savoir des productions idéalement écartées de l’art culturel et d’autant plus intenses qu’elles ne sont pas faites dans un processus de communication. C’est pour cette raison qu’ils sont souvent considérés par la suite comme des objets « apparentés » à cet art.

Fig. 4

Camille Renault, Buste de fantaisie, 1940, béton armé, H. 0.66 ; L. 0,41 m, photographe non identifié © Collection de l’Art brut, Lausanne

12 Le morcellement et la dispersion du jardin de Renault n’est pas un phénomène exceptionnel, un sort similaire attend beaucoup d’autres environnements irréguliers. La sauvegarde in situ de ces objets, susceptible, sinon de garder leur caractère évolutif

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et interactif, au moins de préserver leur intégralité et de les maintenir dans leur contexte d’origine, est en effet problématique et donc très rare. Étrangers au système de l’art, les habitants-paysagistes se préoccupent rarement de la conservation de leurs créations. Après leur décès, elles risquent de disparaître pour des raisons diverses. On constate, par exemple, une faible résistance des objets aux intempéries. Réalisées avec des techniques improvisées et des matériaux inappropriés, ces créations se révèlent le plus souvent éphémères. De plus, nécessitant un entretien constant et étant parfois dénoncées comme des constructions illégales, elles suscitent des réactions contrastées chez les héritiers. La photographie, ainsi que la vidéo, peut représenter un moyen de pérenniser ces objets évolutifs et éphémères, en les changeant en objets d’étude. Et pourtant, il faut reconnaître la partialité de cette pérennisation, car toute prise de vue ne propose jamais qu’une vérité fragmentaire.

13 Une altération similaire se produit quand, pour soustraire ces objets à l’oubli, on les fragmente. Contrairement aux collectes d’images, ces récoltes de morceaux se produisent avec difficulté du vivant des auteurs. Insoucieux de se voir consacrer un espace dans une collection, ceux-ci acceptent avec difficulté d’aliéner, par le don ou par le marché, leurs propres productions et de fragmenter ainsi leur « égo-musée ». Ces collectes se produisent alors, le plus souvent, après leur décès, quand les sites sont, non seulement, dépouillés de leur caractère performatif, processuel et relationnel, mais se voient aussi menacés de disparition. Intégré dans une collection, l’objet-fragment est alors conservé, mais pour ce faire, il doit perdre sa raison d’être première, qui était celle de faire sens dans un ensemble, un parcours, un récit. Dans un but paradoxal de conservation, le collectionneur de fragments participe activement à la disparition de l’objet tel qu’il était conçu par son auteur, car, de l’ensemble, il ne peut sauver que des reliques41. Le « récit d’espace » qu’était le site habité par son auteur éclate alors, donnant lieu à un exode de récits de mémoire. Mais si le morcellement d’un site se révèle souvent nécessaire, existe-il un moyen, autre que la sauvegarde in situ, pour retrouver le sens que le site avait du vivant de son auteur ?

Remise en contexte et retour de sens : la voie des conservateurs

14 Dans l’exposition Camille Renault : créateur d’univers, organisée en 1985 par Pascal Sigoda, certains fragments du site de Renault, éparpillés dans des collections diverses, sont présentés dans un même espace42. Sortis des réserves et côtoyant d’autres créations de l’auteur, dont des machines et des tableaux, ainsi que des objets lui appartenant, ces fragments retrouvent une certaine unité, grâce surtout à l’importante documentation que Sigoda choisit de présenter – photographies d’archive, écrits, données sociologiques. L’effort de remise en contexte fait par Sigoda est, à notre avis, exemplaire. On en retrouve un écho dans les démarches accomplies depuis quelques années par le LaM de Villeneuve d’Ascq43, qui à l’étude de ces objets applique une perspective biographique. Emblématique en ce sens est le parcours du parc de totems en bois du menuisier Théo Wiesen (1906-1999), transplanté du bord d’un bois de Belgique aux salles d’exposition de ce musée. Alignées le long de la route avoisinant sa maison (fig. 5), certaines sculptures de Wiesen avaient été collectées par Claire Teller de L’Aracine dès 1988, puis en 1999, après le décès de l’auteur et par le biais d’une vente. Animés par la volonté de mettre en perspective ces sculptures énigmatiques, les

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conservateurs de la section art brut du LaM choisissent de réaliser des nouvelles collectes, de fragments, mais surtout de données. « Quand les œuvres ont été collectées par les membres de L’Aracine, il n’y a pas eu de repérage, donc au début on ne savait pas du tout comment le site avait été constitué », afirme Savine Faupin, conservateur en chef en charge de l’art brut44. En s’inspirant de l’exploration systématique faite par Bernard Lassus45, le LaM compose alors une équipe. L’architecte Aurélie Harnéquaux fait des repérages à partir de cartes topographiques et essaye de comprendre, à partir de photographies, l’emplacement des totems et des éléments de barrière. L’ethnologue Véronique Moulinié fait des enquêtes. Le photographe Philippe Bernard réalise des nouvelles prises de vue du site qui, associées à des images d’archives et à d’autres fragments, permettent de recomposer en pensée le site éclaté du sculpteur belge. Cette restitution est proposée en 2002 lors de l’exposition Les Chemins de l’art brut (1)46, puis, dès 2010, dans une salle du musée spécifiquement aménagée pour les habitants- paysagistes.

Fig. 5

Theo Wiesen, Les totems vus depuis la maison vers la route, s. d., photographie en noir et blanc, H. 1,00 ; L. 1,45 m – LaM, Lille Métropole Musée d’Art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq © DR

15 Si la conservation des objets immobiliers apparentés à l’art brut soulève toujours de profondes considérations esthétiques, pragmatiques et économiques qui peuvent paraître parfois insolubles, l’ensemble d’opérations mené par le LaM fournit une réponse à la question du morcellement des sites. Dans cette opération de reconstruction sur la base d’un archivage, les différents types de collecte – de photographies, de fragments, de données – abordés dans cet écrit s’associent, en renouant le fil du parcours en société de ces objets, un parcours sinueux marqué par le changement.

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NOTES

1. Pour une bibliographie récente sur le sujet en France, voir Marc Decimo, Les Jardins de l’art brut, Dijon, Les presses du réel, 2007 ; Marielle Magliozzi, Art brut, architectures marginales : un art du bricolage, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Bruno Montpied, Éloge des jardins anarchiques, Paris, L’Insomniaque, 2011. 2. Nous faisons référence ici à la « cultural biography of things », méthode préconisée par Igor Kopytoff et Arjun Appadurai dans Arjun Appadurai, The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. 3. Voir Laura Foulquier, « La métamorphose des pierres. Les remplois, entre rebut et souvenir », Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, dir. Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor, Paris, Institut national d’histoire de l’art, Musée du quai Branly, 2009, pp. 335-345 ; Roberta Trapani, « Le jardin de Litnianski : une stratégie créative de résistance », 50° Nord, no 2, 2011, pp. 140-145. 4. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 116. 5. Une réhabilitation du travail artisanal comme métier qui fait aussi bien appel à la tête qu’à la main, et une réévaluation du rôle de la routine dans le processus de création, dans Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [2008], traduit de l’américain par Pierre- Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2010. L’auteur tient à remercier Eva di Stefano (Université de Palerme) pour cette suggestion bibliographique. 6. L’expression est inventée par l’architecte Bernard Lassus, à la suite d’une exploration menée en France de 1967 à 1974, voir Bernard Lassus : paysages quotidiens, de l’ambiance au démesurable, cat. d’exp. réalisé par le MNAM-CCI, Musée des arts décoratifs, Paris, 8 janvier-9 mars 1975, Paris, Centre de création industrielle, 1975 ; B. Lassus, « Les Habitants paysagistes », Jardins imaginaires, les habitants paysagistes, Paris, Presses de la Connaissance, 1977. 7. Jean-Pierre Martinon, « Systèmes de l’hétéroclite et de l’éphémère. Les habitants bricoleurs : leurs demeures et leurs jardins », Architecture et comportement : revue internationale et interdisciplinaire consacrée aux relations entre être humain et environnement construit, vol. 1, no 2, 1980/81, p. 88. 8. Ibid., p. 91. 9. Pour une analyse de ce concept au XXe siècle, voir Henri Bergson, L’Évolution créatrice [1907], Paris, PUF, 1959 ; Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958. 10. Johan Huizinga, Homo Ludens, Paris, Gallimard, 1951. 11. Nieuwenhuys Constant, « New Babylon, une ville nomade », Cause commune, no spécial « Nomades et vagabonds », Paris, U.G.E., collection 10/18, 1975, pp. 202-230 12. Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 173. 13. Idem, ibidem. 14. Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois, Paris, Gallimard, 1992, p. 47. 15. Gilles A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Arles, Actes-Sud, 2001, p. 119. Objet anthropologique renvoyant en permanence à l’imaginaire et à des univers techniques, sociaux, culturels et symboliques, la cabane représente un outil précieux pour comprendre ces ensembles qui condensent savoir-faire et mode de vie. 16. Véronique Moulinié, « L’autre de l’art – Production "œuvrière" et égo-musée », communication inédite, colloque Art spontané, art brut, art psychopathologique, direction scientifique Benoît Decron, organisé par la Galerie nationale du Jeu de Paume à l’occasion de l’exposition Chaissac, Studio-Théâtre de la Comédie Française (Carrousel du Louvre), Paris, 14 octobre 2000. http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00141941 [25 avril 2014].

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17. Jean Bazin, « Essais », Des clous dans la Joconde : l’anthropologie autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 554. 18. V. Moulinié, « Des "œuvriers" ordinaires. Lorsque l’ouvrier fait le/du beau… », Terrain, no 32, mars 1999, http://terrain.revues.org/2825, [25 avril 2014]. 19. V. Moulinié, op. cit. note 16, p. 6. 20. Avec l’expression « récit d’espace », de Certeau décrit des récits qui parcourent et organisent des lieux, mais aussi l’espace construit par l’écriture même du récit. Voir M. de Certeau, op. cit. note 12, pp. 170-191. 21. J.-P. Martinon, op. cit. note 7, p. 85. 22. Une première réflexion sur la notion d’« artification » dans Roberta Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », XVIIe Congrès de l’AISLF « L’individu social », Tours, juillet 2004. Voir : De l’artification. Enquêtes sur les passages à l’art, collectif dirigé par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, EHESS, février 2012. 23. Le Palais idéal est construit, de 1879 à 1912, à Hauterives (Drôme) par Ferdinand Cheval, facteur rural. 24. De fin 1894 à 1907, l’abbé Adolphe Julien Fouré sculpte de nombreuses figures dans des rochers granitiques surplombant la mer à Rothéneuf, en Bretagne. 25. Pour l’impact des cartes postales sur la reconnaissance des sites insolites, voir Jean-François Maurice (dir.), Gazogène, Cahors, no 24, no 27 et no hors-série « N’oubliez pas l’artiste ». Non datés, ces numéros révèlent l’importante collection de cartes postales de Jean-Michel Chesné. 26. « Le Surréalisme en 1929 », Variété, Bruxelles, no hors-série, juin 1929. Deux cartes postales du Palais idéal sont publiées dans la cinquième page d’illustrations (n. p.) suivant la p. 38. 27. Pour une étude du pouvoir de séduction exercé par le Palais idéal sur les surréalistes et pour une analyse des affinités de cette création avec le projet surréaliste, voir : « Le surréalisme sans l’architecture », Mélusine, no 29 dossier réuni par Henri Béhar et Emmanuel Rubio, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009. Dans ce collectif, voir surtout : Jean-Claude Blachère, « La maison abolie », pp. 37-49 ; Robert Ponge, Nara Machado, « De l’Art nouveau au Palais idéal : des architectures en marge de l’architecture », pp. 95-106. Dans cet esprit, voir aussi : Éric Le Roy, « Le facteur Cheval et les Surréalistes », cat. d’exp. Avec le facteur Cheval, Musée de la poste, Paris, 6 avril-1er septembre 2007, Musée de la poste, École nationale supérieure des beaux-arts, 2007, pp. 26-33. 28. Voir par exemple : Robert Giraud, « Étoiles noires de Paris : Frédéric Séron est le bon Dieu du paradis des animaux », Paris-Presse-l’Intransigeant, avril 1950 ; Id., « Château des assiettes cassées », Nouveau Fémina, septembre 1955, pp. 86-89. 29. Voir Charles Soubeyran, Les révoltés du merveilleux, avec photographies de Robert Doisneau et Gilles Ehrmann, Cognac, le Temps qu’il fait, 2004. 30. Gilles Ehrmann, Les Inspirés et leurs demeures, Paris, Le Temps, 1962. 31. Jean-Hugues Sainmont, « Camille Renault. Créateur du Monde », Bizarre, no 2, Paris, Le Minotaure, octobre 1955, pp. 2-18. 32. Ces sculptures étaient faites d’un bâti de treillage ou de tôles de jardin et comportaient à l’intérieur des objets de récupération : poêles, bidons, pièces de vélo, etc. 33. Robert Doisneau cité dans C. Soubeyran, op. cit. note 29, p. 100. 34. G. Ehrmann, op. cit. note 30. 35. Dans une lettre adressée à Jean Dubuffet le 21 août 1962, Raymond Fleury écrit : « À vous lire je regrette de n’avoir pas pu enlever, jusqu’aux moindres miettes, tout ce qui reste des œuvres de Camille Renault à Attigny. […] je crois bien que je suis repéré. Au cours du dernier enlèvement, alors que nous venions de charger la fermière et qu’on se préparait à aller chercher une autre pièce, un voisin est venu avertir le propriétaire que nous avons vu accourir accompagné de ses trois chiens », Lausanne, archives de la Collection de l’Art Brut.

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36. La Collection de l’Art Brut possède : Ange, ciment, H. 0,98 m (provenant de l’ensemble disparu de la Pietà) ; Fermière jetant du grain aux poules, ciment, H. 1,25 m ; Lion (fragment), ciment, H. 0,65 m ; Buste de fantaisie, béton armé, H. 0,66 ; L. 0,41 m. 37. Lettre de Jean Dubuffet à Roger Cornaille datée du 17 octobre 1962, Lausanne, archives de la Collection de l’Art Brut. 38. L’Art brut, cat. d’exp., Musée des arts décoratifs, 7 avril-5 juin 1967, texte de Jean Dubuffet, Paris, Compagnie de l’Art Brut & Union Centrale des Arts Décoratifs, 1967, p. 97. 39. Lettre de Jean Dubuffet datée du 16 octobre 1984, dans Camille Renault : créateur d’univers, cat. d’exp. sous la direction d’Annie Bissarette et Pascal Sigoda, Charleville-Mézières, Lycée Chanzy, 12-20 avril 1985, Musée Rimbaud, 22 avril-5 mai 1985, Lycée Chanzy, Charleville- Mézières, 1985, p. 2. 40. Raymond Moulin, Les Singuliers de l’art, des inspirés aux habitants-paysagistes, cat. d’exp. sous la direction de Susanne Pagé, ARC 2, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 19 janvier-5 mars 1978, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1978, n. p. 41. Pour des questions liées à la fragmentation, au déplacement et à la muséalisation des objets immobiliers apparentés à l’art brut, voir Patricia Allio, L’art brut déplacé. Hommage à Jean Grard, Paris, Apogée, 2006. 42. Voir cat. d’exp., op. cit. note 40. 43. Depuis 1999, le LaM possède la plus importante collection française d’art brut issue de la donation L’Aracine. Voir Roberta Trapani, « Il LaM : un museo per l’arte moderna, l’arte contemporanea e l’Art Brut », revue de l’Osservatorio Outsider Art, Université de Palerme, no 2, mars 2011, pp. 173-185. 44. Savine Faupin, « Habiter poétiquement », séminaire du CrAB Architectures hors discipline. Émergence, institutionnalisation et perspectives de conservation d’une pratique en voie d’artification, organisé par Roberta Trapani avec la collaboration d’Émilie Champenois, INHA, 24 novembre 2012. Actes à paraître. 45. B. Lassus, op. cit. note 6. 46. Les Chemins de l’art brut (1), cat. d’exp., sous la direction de Joëlle Pijaudier-Cabot et Christophe Boulanger, Musée d’art moderne Lille Métropole, 1er juin-2 septembre 2002, Lille Métropole Musée d’art moderne, Villeneuve d’Ascq, 2002, pp. 54-62. Voir aussi Habiter poétiquement le monde, cat. d’exp., sous la direction de Christophe Boulanger, Savine Faupin, François Piron, LaM, 25 septembre-30 janvier 2011, Liège, éd. LaM, 2010.

RÉSUMÉS

Au début des années 1930, Jacques Brunius (1906-1967), poète et cinéaste, fait découvrir au groupe surréaliste l’étonnante production architecturale d’un facteur rural de Hauterives, Ferdinand Cheval (1836-1924). Depuis cette date, un lent processus de reconnaissance artistique investit des objets immobiliers similaires à ce site qualifié de chef-d’œuvre et nommé Palais Idéal. Avec leur regard et leurs actions, des artistes, des critiques, des chercheurs et des conservateurs ont contribué à faire advenir un nouveau monde de l’art. Un monde de l’art hybride, apparenté à celui de l’art brut, composé d’objets n’ayant, à l’origine, aucune prétention artistique et dont le statut n’a cessé d’évoluer au gré des définitions. Quels sont les instruments de ce processus d’« artification » ? Quel est leur impact sur ces productions in situ ? Du paysage à une salle de

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musée, en passant par un album ou par une page de magazine, il s’agira de suivre certaines étapes de la trajectoire sociale de ces objets-lieux, devenus objets de collection.

In the early 1930s, Jacques Brunius (1906-1967), poet and filmmaker, introduced the remarkable architecture of a rural postman from Hauterives, Ferdinand Cheval (1836-1924), to the surrealist group. From that time, a slow process of artistic recognition was given to structures similar to this site, dubbed a masterpiece and named the Palais Idéal. Artists, critics, researchers and curators contributed to helping bring about a new world of art. A hybrid world of art, related to that of art brut, made up of objects with no artistic pretensions to begin with and whose status has not stopped evolving according to definitions. What were the instruments of this process of "artification"? What was their impact on these in situ productions? From the landscape to the room of a museum, via an album or a magazine page, the article will examine certain stages in the social trajectory of these objects-places, which became collectors’ items.

AUTEUR

ROBERTA TRAPANI Après avoir obtenu une maîtrise en Histoire de l’Art à l’Université de Palerme, Roberta Trapani a poursuivi sa formation à l’Université Paris-Ouest Nanterre, où elle a orienté ses recherches sur l’œuvre environnementale de Niki de Saint Phalle, et notamment sur le Jardin des Tarots. Elle prépare actuellement une thèse d’histoire de l’art co-dirigée par Fabrice Flahutez et Eva di Stefano, à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense et à l’Université de Palerme. Ses recherches portent sur la question des architectures sans architecte avec un fort ancrage vingtièmiste, mais posent aussi la question de ces objets immobiliers en rapport avec la création artistique et les pratiques marginales liées à l’art brut. Elle enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’UCP de Paris-Ouest, est membre du CrAB (Collectif de réflexion autour de l’art brut) et de l’Osservatorio Outsider Art (Université de Palerme).

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