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: I mage inspirée des peintures rupestres de Val Camonica, en Italie Italie en Camonica, Val de rupestres peintures des inspirée mage CAVALES

le posthumain dans l’histoire de l’évolution, ne peut-on pas, jus ne pas, peut-on de l’évolution, l’histoire dans le posthumain replaçant en Cependant, abouti. et final figé, état des utopies, un àl’instar tout en présentant, propre sa transcender mortalité, de possibilité la l’homme pour incarne elle l’Histoire, de de fin la paradoxale le moins pour figure une est le posthumain ou mutant, monstre, foisÀ la hybride, 34,95 et les savoirs. les signes en mobilise il mesure quelle et dans théories de logique ces la dans s’inscrit littéraire entre surtout publiés de science-fiction et des nouvelles des romans en relisant demande, se l’autrice ouvrage, cet Dans même du posthumanisme. l’origine à science pluridisciplinaire de cybernétique, la celle et par espèces desl’évolution de théories les différentes par et de narration la du discours le plan sur largement irriguées nombreuses et fertiles, sonten ramifications Les évolutif. arbre futur d’un fantasmées les branches représentation des possibles, la mais à éviter, pire évoluer le faire tement, Les Presses de l’Université de Montréal de l’Université de Presses Les

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1948

? I l ne serait plus l’idéal à atteindre ou le àatteindre plus l’idéal l ne serait et et 2005 , de quelle façon le posthumain le posthumain façon , de quelle

; a nnonciatrice bien souventnnonciatrice isbn 978-2-7606-4255-3 isbn - PUM CAVALES LE POSTHUMAIN DESCEND-IL DU SINGE ? DESPRÉS Elaine Després CAVALES du singe ? descend-il Littérature, évolution etcybernétique Le posthumain

sociocritique et épistémocritique. et sociocritique de sciencela fictionnelles dansperspective une représentations les sur portent recherches Ses l’imaginaire post-apocalyptique et télé. aux séries elle s’intéresse à notamment aux dystopies, 2016), en (Quartanier littérature en fous savants Montréal. avoir Après publié sur une thèse les au Centre à Figura l’Université de du Québec Elaine Després Després Elaine est professeureest associée www.pum.umontreal.ca numérique version en Disponible Couverture la Jean-François de direction Sous Chassay populaires. plus aux canoniques plus des allant trèsElle large àun textes, spectre reste de ouverte s’approprie récupère les recycle. et les savoirs, les elle cherche àcomprendre comment la fiction à la fois par la sociocritique et l’épistémocritique, connaissance de une forme Balisée du monde. d’abord – que la fiction l’idée littéraire est – titres des qui propose défendent collection La de figures mythologiques. Domaine public. Domaine mythologiques. figures de vraisemblablement s’agit il préhistoriques, ancêtres nos visité ont humanoïdes extraterrestres des que preuve la voient y astronautes anciens des scientifique ( x

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Posthumain.indd 3 20-08-31 14:28 Dans la même collection

Sous la direction de Claire Barel-Moisan et Jean-François Chassay, Le roman des possibles. L’anticipation dans l’espace médiatique franco- phone (1860-1940) Sous la direction de Isabelle Boof-Vermesse et Jean-François Chassay, L’âge des postmachines Bernabé Wesley, L’oubliothèque mémorable de L.-F. Céline. Essai de sociocritique

CAVALES

Posthumain.indd 4 20-08-31 14:28 Elaine Després

Le posthumain descend-il du singe ?

Littérature, évolution et cybernétique

Les Presses de l’Université de Montréal

Posthumain.indd 5 20-08-31 14:28 Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre : Le posthumain descend-il du singe ? : littérature, évolution et cybernétique / Elaine Després. Noms : Després, Elaine, 1983- auteur. Collections : Cavales (Presses de l’Université de Montréal) Description : Mention de collection : Cavales | Comprend des références bibliographiques.. Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20200076779 | Canadiana (livre numérique) 20200076787 | ISBN 9782760642553 | ISBN 9782760642560 (PDF) | ISBN 9782760642577 (EPUB) Vedettes-matière : RVM : Transhumanisme dans la littérature. | RVM : Évolution dans la littéra- ture. | RVM : Cybernétique dans la littérature. Classification : LCC PN56.T37 D47 2020 | CDD 809/.93356—dc23

Mise en pages : Folio infographie

Dépôt légal : 3e trimestre 2020

Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2020

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de déve- loppement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

imprimé au canada

Posthumain.indd 6 20-08-31 14:28 notes sur l’ouvrage

Les publications originales et le financement Plusieurs des chapitres de ce livre sont des versions remaniées d’articles (Cahiers du CEIMA, Otrante. Arts et littératures fantastiques) ou de cha- pitres d’abord publiés dans des ouvrages collectifs (Presses universitaires de Rennes, Cahiers Figura, Presses universitaires de Sofia) plus ou moins accessibles selon les cas. Ils ont été d’abord rédigés dans le cadre d’un stage postdoctoral, puis ont été choisis et assemblés parce qu’ils se répon- daient et offraient une réponse cohérente à une problématique. Je crois, pour reprendre la thématique d’un des romans ici à l’étude, que la somme est définitivement différente de (pour ne pas dire supérieure à) la somme des parties. Les travaux de recherche présentés dans ce livre ont été rendus pos- sibles par une bourse postdoctorale du Fond de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC) (2012-2014) et poursuivis grâce à une bourse postdoctorale du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) (2014-2016).

La traduction des citations Même s’il existe des traductions publiées, la majorité des citations tirées d’œuvres anglaises ont été traduites en français par mes soins, à moins d’une mention contraire. J’ai fait ce choix afin de rester fidèle au texte original et de conserver le plus d’éléments d’analyse possible. Il arrive couramment que les traductions officielles, en particulier dans le cas des romans de science-fiction, omettent des passages entiers, appauvrissent le vocabulaire ou éliminent certaines figures de style. Il m’aurait donc été impossible de mener à partir de celles-ci une analyse aussi près du texte que celle que je propose.

Posthumain.indd 7 20-08-31 14:28 liste des abréviations

AD : Les animaux dénaturés (Vercors, 1952) AE : Ape and Essence (Aldous Huxley, 1948) DC : Darwin’s Children (Greg Bear, 1999) DR : Darwin’s Radio (Greg Bear, 2003) G : Galápagos (, 1985) H : Hothouse (Brian Aldiss, 1960) L : Limbo (Bernard Wolfe, 1952) MTH : More Than Human (Theodore Sturgeon, 1953) PS : La planète des singes (Pierre Boulle, 1963) SC : Le silence de la cité (Élisabeth Vonarburg, 1981) SO : 2001 : A Space Odyssey (Arthur C. Clarke, 1968) TM : (H. G. Wells, 1895) TW : Twilight World (Poul Anderson, 1961)

Posthumain.indd 8 20-08-31 14:28 introduction

La science produit depuis toujours questions et hypothèses, savoir et récits, créateurs et créatures, instruments et expériences de pensée, progrès et destruction… Tout comme la littérature (et à travers elle), la science participe d’un riche imaginaire, alimenté par les découvertes, les inventions, les personnages, les alliances qui ponctuent son his- toire. La fiction narrative a toujours représenté la science et le rapport de l’humain à la nature, mais cette représentation, au XIXe siècle, se problématise d’autant plus que la science s’autonomise et se laïcise. Activité collective par essence, cette dernière offre de grands espoirs – comme en témoigne la popularité des philosophies positivistes –, mais aussi de grandes craintes lorsqu’elle se pratique derrière des portes closes, par des individus qui en refusent les règles, les objectifs et les méthodes. Ainsi, d’innombrables savants fous peuplent les fictions et les romances scientifiques, de Frankenstein jusqu’à aujourd’hui1. Ces figures ont en commun une dangereuse hybris et une tendance à l’isolement, une volonté d’innover à tout prix (souvent exploitée par les plus puissants à partir de la Seconde Guerre mondiale), mais aussi le fait d’être des créateurs, insatisfaits par la fastidieuse recherche du savoir pur et par l’humanité qu’il faudrait impérativement améliorer. Ils inventent parfois des machines, mais ils mettent le plus souvent au

1. Voir à ce sujet, mon précédent ouvrage : Pourquoi les savants fous veulent-ils détruire le monde ? Évolution d’une figure littéraire(Montréal, Le Quartanier, 2016).

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monde des êtres nouveaux, monstrueux, problématiques… sans pour autant leur accorder le statut de sujet, ce qui mène habituellement à une rébellion, laquelle aboutit inévitablement à une destruction mutuelle. Or, si les créatures de Frankenstein et de Moreau demeurent des incidents isolés, troublantes, mais sans descendance dans les récits, la littérature de la seconde moitié du XXe siècle entretient des ambitions plus grandes pour ses êtres artificiels : remplacer l’humanité ou en redessiner les frontières conceptuelles grâce à une figure singulière, paradoxale et hybride, celle du posthumain. Celui-ci se retrouve au croisement de la théorie de l’évolution de et de la cybernétique de Norbert Wiener, cette science multidisciplinaire de la communication née des ruines de la Seconde Guerre mondiale. Si l’évolution et la cybernétique peuvent sembler a priori éloignées, l’une étant associée au naturel et au biologique, l’autre à l’artificiel et au mécanique, il n’en est rien. Dès ses premiers textes fondateurs de la cybernétique, Wiener décrit le vivant comme un modèle de lutte contre l’entropie générale de l’uni- vers, inévitable selon le deuxième principe de la thermodynamique. Si celui-ci est promis à une mort certaine, thermique, caractérisée par l’équilibre et la désorganisation, il est possible de contrer temporaire- ment et localement ce mouvement en créant des « poches d’entropie décroissante », des systèmes basés sur l’organisation, la structure, la rétroaction et surtout l’information. Pour Wiener, Information est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation. Le processus consistant à recevoir et à utiliser l’information est le processus que nous suivons pour nous adapter aux contingences du milieu ambiant et vivre efficacement dans ce milieu2.

Or, n’est-ce pas là précisément la définition de l’évolution des espèces ? Selon la cybernétique, chaque organisme, l’humain y compris, est une

2. Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. par Pierre-Yves Mistoulon, Paris, Éditions du Seuil, 2014 [1950, 1962 pour la traduction française], p. 50.

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machine qui fonctionne par rétroaction avec son environnement, utilisant l’information amassée (input) pour réagir et s’adapter (output). Dans La cybernétique et l’origine de l’information (1954), le philosophe français Raymond Ruyer l’énonce déjà, suivant les écrits de Wiener lui-même (même s’il s’oppose à la composante mécaniste de la cyber- nétique), en précisant que les organismes vivants ont la particularité fondamentale d’être en équilibre homéostatique : ils se maintiennent malgré des conditions externes variables. Si l’équilibre organique était statique, et faisait simplement la moyenne résultante des forces internes et externes, la vie serait bien précaire. En fait, l’équilibre organique n’est généralement pas une résultante. Il maintient intégralement une certaine valeur optimum [température, fluidité et acidité du sang, etc.]3.

Ainsi, les organismes reçoivent de l’information sur leur écosystème, les ressources disponibles, les conditions de survie, les dangers poten- tiels, et les mécanismes de l’évolution par la sélection orientent la persistance de certaines caractéristiques qui permettent la survie dans ces conditions précises. D’ailleurs, selon le psychiatre et ingénieur anglais W. Ross Ashby, dans An Introduction to Cybernetics (1956)4, l’adaptation d’un être vivant à son milieu et l’évolution des espèces qui en résulte peut aisément s’ex- primer en termes cybernétiques. Pour lui, la Terre est un système auto- catalytique5 dans lequel la vie est devenue une propriété si répandue que son absence rend le système instable et crée un déséquilibre, puisqu’elle en a modifié de manière globale et pérenne la composition chimique (carbone, azote, etc.). Ainsi, la vie s’est adaptée à l’environ- nement qu’elle a contribué, en retour, à façonner par un processus de rétroaction et de communication. Sara Touiza-Ambroggiani, dans sa thèse intitulée Le paradigme communicationnel. De la cybernétique de

3. Raymond Ruyer, La cybernétique et l’origine de l’information, Paris, Flammarion, 1954, p. 54-55. 4. W. Ross Ashby, An Introduction to Cybernetics, Londres, Chapman & Hall et University Paperbacks, 1964 [1956]. 5. Ce terme désigne un système qui est créé à la suite de réactions catalytiques, autrement dit de réactions chimiques dont le catalyseur (déclencheur) est un produit de la réaction elle-même. Ainsi, les éléments produits dans ce système déclenchent la production d’un plus grand nombre de ces mêmes éléments.

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Norbert Wiener à l’avènement du posthumain (2018), explique que la « communication est au cœur de la pensée cybernétique, elle cherche à modéliser les interactions entre un système donné ([…] vivant ou non vivant) et son environnement. Ce faisant, elle insiste sur le caractère holiste des systèmes, ces derniers ne sont pas réductibles à la somme de leurs parties […]6. » Or, ce ne sont pas des individus qui survivent au passage des mil- lions d’années, mais des configurations génétiques (« gene-patterns ») protégées au cœur de ces individus dont ils ont assuré la survie jusqu’à la reproduction en permettant le développement de mécanismes de défense singuliers7. Pour Ashby, il faut comprendre les sources de dangers environnementaux, l’individu et ses adaptations en termes de communication : Nous considérons maintenant le cas où le diagramme est D –> F –> E, où E est l’ensemble des variables essentielles, D est une source de perturbations et de dangers provenant du monde extérieur [un prédateur, par exemple], et F est un élément interposé (carapace, cerveau, etc.), formé par une confi- guration génétique particulière pour la protection de E (F peut aussi inclure des éléments de l’environnement qui peuvent servir pour la protection de E – le terrier pour le lapin, la carapace pour le bernard-l’hermite, l’épée pour l’escrimeur). […] La sélection naturelle favorise les configurations génétiques qui placent, de quelque manière que ce soit, un régulateur F entre les perturbations D et les variables essentielles E. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus F est un régulateur efficace, plus les chances de survie de l’organisme sont grandes8.

Or, suivant la logique cybernétique, le régulateur F vise d’abord et avant tout à bloquer le flux de perturbations environnementales, puisque l’être vivant est un système homéostatique par essence (il doit maintenir son équilibre interne malgré les variations externes). Autrement dit, si le mécanisme d’adaptation (F encore) s’avère efficace,

6. Sara Touiza-Ambroggiani, Le paradigme communicationnel. De la cybernétique de Norbert Wiener à l’avènement du posthumain, thèse de doctorat en philosophie, Université Paris 8, 2018, f. 17. 7. Les célèbres travaux de Richard Dawkins vont également dans ce sens. Voir notamment Le gène égoïste, trad. de l’anglais par Nicolas Jones-Gorlin, Paris, Odile Jacob, 2003 [1976]. 8. W. Ross Ashby, op. cit., p. 198-199.

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l’organisme ne percevra pas les changements environnementaux et sa survie n’en sera donc pas affectée. Inversement, si le régulateur se révèle inefficace, beaucoup d’informations parviendront à l’organisme et son équilibre sera affecté (et donc sa survie mise en jeu), créant une pression pour l’apparition d’un nouveau régulateur. Selon Ashby, il en existe qui offrent un blocage passif ou statique (fourrure, carapace, crâne, écorce, etc.) et d’autres une contre-offensive (active) aux pertur- bations. Ces derniers obtiennent de l’information sur la perturbation à venir, se préparent à son arrivée et lui opposent une réponse égale en complexité et en mobilité, sur le modèle de l’escrimeur. Il s’agit du mécanisme de défense des organismes qui ont développé un système nerveux spécifiquement pour cette fonction. L’information joue un rôle important dans ce processus de défense, même si l’objectif final demeure l’équilibre des variables essentielles (la survie). Pour le neurobiologiste français Henri Laborit, dans Biologie et structure (1968), l’évolution, par sa complexification continuelle des structures en réponse à l’environnement, est une force néguentropique. La vie lutte littéralement contre la mort de l’univers grâce à de l’infor- mation qu’elle stocke : L’expérience accumulée au cours de l’évolution des espèces est entièrement inscrite dans notre chair. Il n’y a pas de meilleure « mémoire » des époques révolues que la matière vivante, si plastique, qui modèle ses formes, ses mécanismes et son comportement, assure sa survie pour tout dire, en s’adaptant au milieu et à ses variations. […] À l’entropie du monde matériel, du système relativement clos qui nous entoure, le monde vivant oppose le maintien des formes, c’est-à-dire des informations, en utilisant l’entropie du précédent9.

Et, évidemment, l’ADN fait office de support pour ce stockage : Quand on parle du code génétique, on sous-entend ces deux propriétés, infor- mative et de mémoire : informative, c’est-à-dire néguentropique, ordonnée, signifiante ; de mémoire par la conservation, le stockage de ces informations qu’il opère. […] Mais ces informations recueillies ne concernent pas un environnement stable. Elles concernent un milieu lui-même en constante évolution. Or, cette évolution de l’environnement dans lequel la vie a évolué

9. Henri Laborit, Biologie et structure, Paris, Gallimard, coll. « idées », 1968, p. 18.

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résulte en partie de l’évolution de la vie elle-même. Dynamique à double sens dont les cybernéticiens nous ont aidés à prendre conscience10.

Selon Laborit, l’évolution de l’humanité s’est accélérée lorsque celle-ci a cessé de stocker l’information de son évolution exclusivement dans des structures matérielles (les gènes) pour commencer à les stocker dans des structures symboliques : le langage. Le développement de celui-ci rend possible une adaptation beaucoup plus efficace et rapide, puisque l’information issue de l’expérience se transmet désormais au cours de la vie des individus (héritage sémantique), sans avoir à attendre le processus de sélection à travers les générations (héritage génétique). Selon lui, l’une des conséquences physiques de cette évolution a été l’émergence du néocortex et du néocéphale (évolution biologique), des « organes d’association » qui ont mené au développement de la mémoire et de l’abstraction, et donc de l’adaptation consciente à l’envi- ronnement, et même de la transformation de ce dernier. Il explique que [s]i le néocéphale a permis à l’homme […] de dominer les forces aveugles de la nature par un comportement raisonné, par l’imagination, elle-même fille de l’abstraction et du langage, il est certain également que nos premiers ancêtres ont […] survécu grâce à leur paléocéphale qui leur a fourni le moyen de fuir ou de lutter. Mais les siècles ont passé. Le paléocéphale est toujours là et l’homme, grâce au temps et donc à l’expérience de ses prédé- cesseurs, accumulée dans son langage, a transformé son environnement de façon radicale. Pour faciliter le maintien de son équilibre biologique, de son « homéostasie », il a stabilisé11 son environnement12.

Pour que l’humain poursuive son évolution raisonnée et continue d’opposer des structures à l’entropie, Laborit appelle de ses vœux le remplacement de la morale (trop circonstancielle et peu en phase avec l’évolution de l’environnement) par l’esthétique, une « science des structures » qui serait

10. Ibid., p. 18-19. 11. Cette stabilisation de notre environnement par la technologie nous apparaît aujourd’hui bien temporaire, voire illusoire et destructrice à long terme. Cet aspect de la théorie de Laborit a sans doute mal vieilli, mais il est difficile de nier qu’elle continue d’alimenter l’imaginaire et les nombreux récits de terraformation. 12. Ibid., p. 28.

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capable d’une évolution constante à mesure que notre connaissance des choses et de leurs relations s’accroît […] [et ce] sans déstructuration préa- lable […]. La nature évolue, c’est-à-dire ajoute et complexifie sans retrancher. […] L’esthétique, science des structures, est une science du comportement humain prospectif13.

L’esthétique, par son étude de l’ordre comme du désordre, et la néguentropie, dans la mesure où le (post)humain qui est conscient de ses conditionnements pourrait dépasser la dialectique naturelle qui l’oppose à l’entropie, proposeraient-elles les bases d’une éthique post­ humaine ? Laborit affirme que les êtres humains, dont le néocéphale contrôle les impulsions du paléocéphale grâce à l’abstraction, se situent encore majoritairement à « l’étape aristotélicienne […]. Que ce contrôle soit assuré avec une conscience relativiste et nous entrons dans le domaine sans doute de l’homo sapiens, qui ne paraît pas être le monde d’aujourd’hui, mais celui de demain14. » Mais la cybernétique ne fait pas qu’éclairer d’une lumière nouvelle des mécanismes évolutifs que les théories de Darwin avaient déjà mis au jour, elle propose aussi, dès ses débuts, la création d’outils techno­logiques pouvant agir comme des prothèses et ainsi externaliser l’évolution humaine. Le médecin et philosophe français Ernest Huant aborde cette question dans Du biologique au social (1957) : [L]es mécanismes à automaticité supérieure que propose la cybernétique, loin de s’imposer en maître indifférent, peuvent devenir d’incomparables auxiliaires. Au niveau des fonctions humaines, on peut dire qu’ils prolongent les données évolutives et permettent d’acquérir des sensibilités nouvelles et insoupçonnées, des manières de raisonner, de calculer et même de prévoir, extraordinairement plus puissantes, que les propres moyens de l’homme […]. La machine est avant tout, une extraordinaire possibilité pour l’homme de multiplier son pouvoir opérateur à travers le Cosmos et de comprendre, d’étendre et d’intégrer à la mesure de cette extension, les limites de son environnement. Dans cette perspective, les mécanismes supérieurs ratta- chés à l’homme, et dépendant de l’homme, peuvent être considérés comme d’incomparables facteurs évolutifs […]15.

13. Ibid., p. 33. 14. Ibid., p. 39. 15. Ernest Huant, Du biologique au social. Esquisse d’une analyse cybernétique des régulations et du développement sociologique, Paris, Dunod, 1957, p. 89.

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Or, Huant voit dans les idéologies collectivistes et nationalistes qui s’imposent à son époque (il parle de « mythes collectifs ») une source de contraintes à la liberté de l’individu qui rendrait impossible son évolution, une logique qui pointe vers les principes du transhumanisme naissant. Pour lui, un maximum de liberté permettrait une meilleure information et donc une meilleure adaptation. Si les théories cybernétiques ont permis de réfléchir dès le début à l’évolution des espèces et à celle de l’humanité en particulier, elles ont aussi donné naissance à un courant de pensée, le posthumanisme, et alimenté les fantasmes d’un autre, le transhumanisme. Sara Touiza- Ambroggiani oppose avec raison ces deux courants souvent confondus, et qu’il convient ici de distinguer, en retraçant leurs origines historiques et leurs fondements philosophiques. La différence la plus fondamentale entre les deux est sans doute leur rapport à l’humanisme. Citant Nick Bostrom16, l’un des philosophes les plus pertinents du mouvement transhumaniste, Ambroggiani montre que cette idéologie s’inscrit dans la lignée directe de l’humanisme des philosophes des Lumières, qui eux-mêmes se fondaient sur de nombreux mythes antiques mettant de l’avant le désir d’immortalité et d’amélioration. Selon elle, [l]’avènement de la philosophie des Lumières va dans le sens de cette quête de l’autonomie. Il s’agit de se façonner soi-même, de se donner sa propre loi. L’être humain est pensé comme un animal perfectible pour reprendre la formule de Rousseau. Il a la capacité de se transformer, d’agir sur lui-même pour s’élever et s’arracher à l’animalité dont il est issu […]17.

Cette élévation de l’humanité correspondrait bien sûr au mythe du progrès et de ses dimensions épistémique, matérielle et politique. La publication de la théorie de l’évolution par Darwin a marqué un tournant dans cette pensée : il pourrait désormais s’agir de prendre en main notre propre évolution biologique collective en agissant nous- mêmes comme « sélecteurs », idée largement diffusée et mise en œuvre par les eugénistes du XIXe siècle et du début du XXe, j’y reviendrai, puis

16. Nick Bostrom, « A History of Transhumanism Thought », Journal of and Technology, vol. 14, avril 2005, URL : https ://www.nickbostrom.com/papers/his- tory.pdf 17. Sara Touiza-Ambroggiani, op. cit., f. 337.

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par les nazis. En 1939, un groupe de scientifiques, dont Haldane, grand ami de Wiener, et Julian Huxley, publie le Manifeste des généticiens qui propose de mettre au service du bien-être social des politiques eugénistes, mais seulement à condition d’atteindre d’abord une société complètement égalitaire composée de sages. Après la guerre, le terme « eugénisme » a été irrémédiablement terni et Julian Huxley propose d’adopter celui de « transhumanisme18 » pour parler de cette volonté d’améliorer l’humanité, mais sans pour autant en dépasser les limites. Le transhumanisme ne vise pas à remplacer l’espèce par autre chose, ce qui impliquerait un dépassement de la pensée humaniste, au contraire : il le place au centre de toutes ses préoccupations, voulant l’élever, l’améliorer, tout comme l’humanisme classique l’a fait bien avant lui. Les racines du transhumanisme sont donc anciennes ; il en va tout autrement du posthumanisme, dont les origines sont à trouver plutôt du côté de l’antihumanisme, du postmodernisme et de la cybernétique, bien que Wiener ait été profondément (et paradoxalement) attaché à l’humain. Selon Ambroggiani, En mettant en avant les processus communicationnels, les cybernéticiens ont ébranlé la notion de subjectivité, ouvrant la voie au posthumain, à savoir une pensée renouvelée de la subjectivité – non plus considérée comme « intériorité » inviolable du seul humain, mais comme espace de négociation permanente entre différents êtres, espace distribué sur plusieurs pôles (naturel et artificiel, réel et virtuel, organique et mécanique). La cyberné- tique, en fondant un paradigme communicationnel, ne laisse plus de place pour le sujet humain tel que le concevait l’humanisme libéral hérité des Lumières19.

Plusieurs critiques, tels que N. Katherine Hayles, Neil Badmington, Cary Wolfe ou Rosi Braidotti20, établissent la cybernétique comme

18. Julian Huxley, « Transhumanism », dans New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957, p. 13-17. 19. Sara Touiza-Ambroggiani, op. cit., f. 21. 20. N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1999 ; Neil Badmington, Alien Chic : Posthumanism and the Other Within, Londres, Routledge, 2004 ; Cary Wolfe, What is Posthumanism ?, Minnneapolis, University of Minnesota Press, 2010 ; Rosi Braidotti, The Posthuman,Cambridge, Polity, 2013.

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l’origine du posthumain, même si le mot n’apparaît que plusieurs décennies plus tard, en 1977, sous la plume d’Ihab Hassan21. Celui-ci présente le posthumanisme comme la transformation de l’humanisme (et non de l’humain) à l’ère de la postmodernité et de l’éclatement des dichotomies ontologiques modernes (sujet/objet, naturel/artificiel, homme/femme, réel/virtuel, etc.). Le philosophe Pierre Cassou-Noguès nous rappelle, dans Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener (2014), que l’humain est loin d’être une espèce aussi homogène que l’on vou- drait le croire et que sa définition n’a rien d’immuable ou d’absolu : à partir de Foucault et de Lyotard, […] [l]’humain [apparaît] comme un phénomène culturel, formé dans une culture contingente, laquelle n’a pas toujours existé et peut à son tour se transformer. […] Le posthumain, dans les textes contemporains, est à l’entrecroisement de deux lignes d’origine différente : une ligne issue de l’informatique et déterminée par l’idée que la technique est en train de modifier radicalement les caractéristiques de notre espèce ; et une ligne dont les sources sont philosophiques, dans l’œuvre de Foucault surtout, soutenant que, pour toutes sortes de raisons, qui ne sont pas uniquement techniques, le contexte épistémique actuel doit nous conduire, ou nous conduit déjà, à nous représenter nous-mêmes sous d’autres traits, non plus humains, mais posthumains22.

Dans tous les cas, la cybernétique, la théorie de l’information, mais aussi l’intelligence artificielle, jouent un rôle central dans la construc- tion conceptuelle du posthumain par des critiques tels que Hayles comme une entité abstraite, désincarnée, un pur système de traitement de l’information. Wiener écrit d’ailleurs que « l’individualité du corps est celle de la flamme plutôt que de la pierre, celle de la forme plutôt que d’un morceau de substance. Cette forme peut être transmise ou modifiée et dupliquée23 ». Mais j’avancerais, suivant Cassou-Noguès et Mathieu Triclot24 à propos de la théorie de l’information, que la cyber-

21. Ihab Hassan, « Prometheus as Performer : Toward a Posthumanist Culture ? A University Masque in Five Scenes », Georgia Review, no 31, 1977, p. 843. 22. Pierre Cassou-Noguès, Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener, suivi de « Un savant réapparaît », nouvelle de Norbert Wiener, Paris, Seuil, 2014, p. 200-201. 23. Norbert Wiener, op. cit., p. 131. 24. Mathieu Triclot, Le moment cybernétique. La constitution de la notion d’infor- mation, Ceyzérieu (France), Éditions Champ Vallon, 2008.

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nétique nous montre aussi qu’il ne s’agit pas là de la seule définition possible du posthumain. Sa nature cybernétique ne signifie pas qu’il soit forcément mécanique ou désincarné, mais qu’il est un processus ; comme nous l’avons vu, le vivant aussi lutte contre l’entropie et utilise pour y arriver de l’information inscrite dans sa matière, dans ses gènes et son système nerveux, agissant en rétroaction avec son environne- ment. Il n’y a donc rien de paradoxal, et c’est mon hypothèse, à chercher du côté des théories de l’évolution des espèces et des écosystèmes des posthumains qui peuvent être ou non hybridés, biologiques ou méca- niques, naturels ou artificiels. Dans tous les cas, ce sont leur identité et leur intériorité qui posent problème – ou qui alimentent leurs question- nements –, et c’est leur rapport à leur environnement, qu’il soit naturel, modelé ou virtuel, qui offre des pistes de réponses. D’ailleurs, le concept du posthumain s’est défini avec un certain flou, une ambiguïté qui peut se révéler constructive puisqu’elle sert de point de départ à un dialogue possible entre différents discours, aussi idéologiquement marqués soient-ils. Néanmoins, certaines défini- tions25 apparaissent plus prometteuses que d’autres, notamment celle proposée par Cary Wolfe : Ce que j’entends par posthumanisme est […] analogue à la manière para- doxale dont Jean-François Lyotard rend compte du postmodernisme : à la fois antérieur et postérieur à l’humanisme. Antérieur dans la mesure où il désigne l’incorporation et l’enchâssement de l’être humain non pas simplement dans son monde biologique, mais aussi dans son monde tech- nologique, coévolution prothétique de l’animal humain avec la technicité des outils et des mécanismes archivistiques externes […]. Postérieur dans la mesure où le posthumanisme désigne un moment historique où il devient de plus en plus difficile d’ignorer le décentrement de l’humain qui découle de son imbrication dans des réseaux techniques, médicaux, informatiques et économiques. Il s’agit d’une évolution historique qui indique la nécessaire élaboration de nouveaux paradigmes théoriques26.

25. J’approfondis davantage la question de la définition du posthumain dans un texte coécrit avec Hélène Machinal : « Posthumain », dans Albert Piette et Jean- Michel Salankis (dir.), Dictionnaire de l’humain, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018, p. 457-464. 26. Cary Wolfe, op. cit., p. xv-xvi.

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Ainsi, si le préfixe «post- » pointe bien une rupture, le posthumanisme ne peut être conçu comme un simple changement : il n’est pas la fin de l’Homme, mais plutôt un questionnement sur la condition humaine. Touiza-Ambroggiani écrit d’ailleurs : Le posthumain n’est pas notre futur. Il a toujours déjà été là, il est la condi- tion ontologique trouble dans laquelle nous nous mouvons depuis le début de l’hominisation. […] Le posthumain refuse de répondre définitivement à la question « Qui/que sommes-nous ? » ; plutôt qu’apporter un point final à cette interrogation, au risque d’exclure ceux qui s’écartent de la réponse, il préfère lui laisser indéfiniment son point d’interrogation27.

Bien que le terme « posthumanisme » ne soit apparu qu’à la fin des années 1970 en philosophie et qu’il n’a intéressé la critique littéraire qu’à la fin des années 1990 et dans les années 2000, les figures posthu- maines abondent dans la fiction depuis bien plus longtemps. Sous une forme embryonnaire, elles apparaissent déjà dans Frankenstein de (1818), dans lequel la créature créée par Victor Frankenstein reconnaît qu’il devrait représenter le nouvel Adam, mais affirme se sentir plutôt comme Satan28, établissant dès lors toute l’ambiguïté de cette figure en devenir. Et, de manière plus évidente encore, la figure posthumaine traverse plusieurs des « romances scientifiques » de H. G. Wells telles que The Time Machine[ La machine à explorer le temps] (1895) ou The Invisible Man [L’Homme invisible] (1897). Malgré tout, elle revêt véritablement son sens actuel à partir de la Seconde Guerre mondiale, moment où l’humanité prend conscience de sa finitude en tant que collectivité devant la possibilité nouvelle de son autoanéan-

27. Sara Touiza-Ambroggiani, op. cit., p. 346-347. 28. « N’oublie pas que je suis ta créature : je devrais être ton Adam, mais je suis plutôt l’ange déchu, que tu as privé de joie sans raison. » (Mary Shelley et Charlotte Gordon (introduction), Frankenstein : The 1818 Text, New York, Penguin Classics, 2018 [1818], livre numérique Kobo (version 3), chap. 2, p. 5/7) Puis, plus loin : « Comme Adam, j’ai été créé sans lien apparent avec aucune autre créature existante, mais son état était très différent du mien sous tous les autres aspects. Il s’est manifesté comme une créature parfaite, issue des mains de Dieu, heureuse et prospère, protégée par les soins bienveillants de son Créateur ; il avait le loisir d’apprendre la conversation, d’acquérir du savoir des êtres qui lui étaient supérieurs : mais j’étais misérable, démuni et seul. Souvent, je considérais Satan comme un meilleur symbole de ma condition […]. » (Ibid., chap. 7, p. 4/10)

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tissement. Puisque la fin est peut-être proche, nous nous questionnons sur ce qui nous succédera. Pour Cassou-Noguès, l’idée du dépassement de l’humain par une créature créée par ou issue de l’humanité traverse la pensée des cybernéticiens : « Wiener s’en inquiète, [alors que] McCulloch, qui préside les conférences Macy, s’en amuse29. » Cassou-Noguès précise plus loin, suivant la pensée de Wiener, que les mécanismes de l’évolu- tion des espèces pourraient bien jouer ici, et pas comme on l’imagine habituellement : L’humain est une espèce menacée, par ses propres créatures, par son envi- ronnement qu’il transforme, mais peut-être aussi par l’évolution, la sélec- tion naturelle qui fait et défait les espèces. L’humain pourrait représenter une impasse dans le développement de la vie. L’humain a d’abord pour arme son cerveau et, plus exactement, la capacité à raisonner, c’est-à-dire, selon Wiener, à utiliser dans le cerveau de longues chaînes de neurones. Les neurones se connectent les uns aux autres sur des circuits longs et compliqués, ce qui multiplie les risques d’erreurs et de surcharges, comme sur un réseau téléphonique, où les appels seraient trop nombreux et où chaque appel passerait par de trop nombreux standards. […] Il ne servirait à rien de disposer de plus gros cerveaux, les chaînes n’en seraient que plus longues et fragiles. C’est le mécanisme de l’organe qui est en cause. Nous ressemblons à ces dinosaures qui, pour se défendre, avaient développé des cornes toujours plus grosses, jusqu’à ne plus pouvoir se déplacer. Ils étaient condamnés eux aussi. […] Et, dans cette perspective, l’ordinateur représen- terait une voie alternative, un cerveau d’une autre nature qui ne connaîtrait pas les difficultés du nôtre30.

Cet humain au cerveau informatique (ou numérisé, dans la version de Hans Moravec31) fait partie de ces figures posthumaines cybernétiques proposées par les philosophes, les cybernéticiens et les ingénieurs. Mentionnons également l’homme télégraphié de Wiener et celle du cyborg, un être hybride humain-machine dont les origines s’inscrivent précisément à la rencontre de la cybernétique et de l’évolution, puisqu’il a d’abord été imaginé par deux ingénieurs pour répondre au problème de la survie des astronautes dans l’espace. Selon les inventeurs du

29. Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 166. 30. Ibid., p. 169. 31. Hans Moravec, Mind Children, Cambridge, Harvard University Press, 1988.

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terme, Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, le problème tient au fait que l’humain doit transporter avec lui dans l’espace son environne- ment terrestre sous forme de bulle (scaphandre, combinaison, vaisseau spatial) pour survivre ; or, il serait bien plus efficace de s’adapter à ce nouveau milieu en créant des « organismes cybernétiques » : « Le cyborg incorpore délibérément des composants exogènes étendant les fonctions de contrôle autorégulatrices de l’organisme dans le but de l’adapter à des environnements nouveaux32. » Si Wiener lui-même refuse d’utiliser l’expression et se méfie des modifications apportées à l’humain qui pourrait l’assujettir à la machine (il s’implique, par contre, dans la conception de prothèses), l’utilisation ultérieure du cyborg comme figure conceptuelle féministe par Donna Haraway33 l’inscrit définitivement dans une perspective posthumaine. Si la littérature d’anticipation des années 1960 présente déjà une abondance de figures posthumaines diverses, comme je le montrerai tout au long de cet ouvrage, le cyberpunk34, courant littéraire né dans les années 1980, a fourni au cyborg une niche écologique naturelle, en compétition avec une grande quantité et variété d’autres figures similaires. Mais si celles-ci ne sont pas confinées à la littérature de science-fiction, il n’en demeure pas moins que ses plus grands maîtres en ont fourni des exemples intéressants sur lesquels je me pencherai. Et les figures sont aussi variées que les perspectives possibles. Mon approche de la figure posthumaine littéraire vise à la replacer dans son historicité et dans une trame narrative : l’évolution, en tant qu’« histoire naturelle », est essentiellement un récit, où le narrateur est la science et l’histoire, celle du vivant. Si le posthumain fantasmé par le transhumanisme incarne souvent la possibilité pour l’homme de transcender sa propre finitude, une utopie figée et aboutie, cette figure,

32. Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, « and Space », Astronautics, sep- tembre 1960, p. 27, cité et trad. par Pierre Cassou-Noguès, op. cit., p. 151. 33. Donna Haraway, Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeur, 2007. 34. Gardner R. Dozois, « SF in the Eighties », The Washington Post, 30 décembre 1984, URL : www.washingtonpost.com

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replacée dans une pensée posthumaniste inspirée de la cybernétique et dans une histoire de l’évolution, pourrait bien être rehistoricisée. Il ne serait plus un idéal à atteindre (ou un « pire » à éviter), mais la représentation des possibles, les branches fantasmées d’un futur arbre évolutif. Et les embranchements fertiles abondent, largement irrigués sur le plan discursif et narratif par les différentes théories de l’évolution des espèces, qui sont moins contradictoires qu’on pourrait le croire et finissent par former un « grand récit ». En bref, ma problématique s’énonce par une double question : de quelle façon le posthumain litté- raire s’inscrit-il dans la logique des théories évolutionnistes et cyber- nétiques ? Et dans quelle mesure fait-il appel à leurs signes et savoirs ? Mon hypothèse est que les divers discours évolutionnistes peuvent s’intégrer aux fictions posthumaines de plusieurs façons, que j’organise en deux dimensions : verticale, en définissant les trois grandes branches évolutives de la figure posthumaine, et horizontale, en fournissant dif- férentes théories qui permettent d’éclairer ces trois branches. Les trois branches possibles (et possiblement concurrentes) seraient : l’évolution naturelle, par mutations, sélection naturelle et extinctions massives ; l’évolution dirigée, grâce aux manipulations génétiques ; et l’évolution technologique, via les prothèses, la pharmaceutique, etc. Il arrive à l’occasion que des personnages issus de plus d’une de ces branches cohabitent dans un même univers fictionnel, mais c’est rarement le cas, chaque auteur choisissant généralement une seule possibilité comme base de son utopie (ou plus souvent, sa dystopie). Voyons rapidement comment se déploient ces branches. L’évolution naturelle. Dans le cas des posthumains, il s’agit le plus souvent de mutants, mais on peut aussi penser aux fictions qui pré- sentent la fin de l’espèce (causée par une catastrophe, naturelle ou non) qui libère la niche écologique occupée par l’humain et permet à autre chose d’émerger (toute la tradition de la fiction postapocalyptique exploite cette idée). On pourrait également penser à un changement radical ou progressif de l’environnement qui impliquerait l’enclenche- ment d’un processus d’adaptation pour la survie et donc un change- ment biologique de l’homme ; ou encore l’arrivée d’une autre espèce compétitrice dans sa niche écologique, ce compétiteur pouvant être

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d’origine endogène (un grand singe, par exemple) ou exogène (une espèce extraterrestre) et mener à un changement chez l’humain, que celui-ci gagne ou perde la lutte. L’évolution dirigée. À partir de la génétique (organisme ou humain génétiquement modifié) et de l’eugénisme (sélection d’embryons), il s’agit de la situation où l’humanité prend en charge sa propre évolution, tout en respectant le fondement biologique du processus. Si la tempo- ralité de l’évolution est bouleversée, son matériau de base demeure le même : le gène. L’eugénisme, qui vise à améliorer le patrimoine géné- tique de l’humanité, en est bien sûr l’occurrence la plus spectaculaire, en particulier parce qu’il implique un choix collectif pour l’espèce entière (ou d’importants groupes), posant l’épineux problème des critères de sélection et de la ségrégation inévitable. Or, il faut voir ce mot de manière polysémique et le replacer dans son histoire. Dès son apparition en 1883 chez Francis Galton, en écho à la théorie de l’évolu- tion de Darwin (et bien malgré lui), l’eugénisme se manifeste sous dif- férentes formes et sous la plume de penseurs d’allégeances multiples : les plus progressistes y voient une occasion d’améliorer le sort des masses (H. G. Wells, par exemple), alors que pour les conservateurs, il est la justification rêvée de leurs idées racistes ou hygiénistes (Galton, Spencer et autres). L’incarnation ultime de l’eugénisme est bien sûr le Programme Aktion T4 et le génocide des Juifs orchestré par les nazis, dont la barbarie rendit le mot inutilisable, mais ne fit pas pour autant disparaître l’idée. Celle-ci se déplaça du côté de la génétique, pour ce qui est de l’étude de l’hérédité, et du transhumanisme, lorsque le fantasme d’amélioration collective de l’espèce céda sa place à l’amélio- ration individuelle. La médecine occidentale contemporaine incorpora également certaines techniques et approches (parfois controversées) qui ne s’éloignent guère des principes eugénistes plus anciens : du développement de la généalogie génétique aux diagnostics préimplan- tatoires, en passant par CRISPR-Cas9 (pensons aux jumelles chinoises à qui le chercheur en biophysique He Jiankui a ajouté le gène de la résis- tance au sida en 2018). Les récits de science-fiction généralement dysto- piques qui mettent en scène ce type d’évolution abondent, mettant le plus souvent de l’avant des cas de manipulation génétique d’individus

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(et non l’amélioration entière de l’espèce) pour leur permettre de mieux s’adapter à des circonstances et à des tâches particulières (la guerre, les voyages dans l’espace, un environnement contaminé ou radioactif, etc.) et ainsi servir une élite qui demeure inaltérée. L’évolution technologique. Plusieurs penseurs croient que l’humain, depuis qu’il fabrique des outils et qu’il est Homo faber, n’évolue plus en suivant la logique de la sélection naturelle, et qu’il aurait depuis long- temps extériorisé les moyens de son évolution. Grâce à des avantages purement biologiques (la taille de son cerveau, sa bipédie, son pouce opposable), l’homme s’adapte et se transforme grâce à des moyens arti- ficiels : outils, prothèses, implants, produits pharmaceutiques divers, etc. Bernard Stiegler parle d’épiphylogénèse35 et Michel Serres d’exo- darwinisme36. Dans les cas les plus spectaculaires mis en scène par la fiction d’anticipation, l’évolution technologique peut même mener à l’abandon total du corps biologique pour une forme de vie virtuelle ou purement mécanique. La figure typique de cette branche est bien sûr le cyborg, voire l’androïde, et de très nombreux romans y ont recours. Dans le cas de cette dernière branche, de nombreux théoriciens ont recours à la nomenclature binomiale de Linné pour nommer les êtres posthumains. Par définition, ceux-ci transcendent les impératifs biologiques de la vie naturelle et de l’évolution. En outre, les sciences sociales utilisent ce type de nomenclature pour caractériser les étapes plus récentes de l’évolution de l’humanité, replaçant ainsi l’humain dans l’histoire naturelle, du moins sur le plan symbolique. Par exemple, Maffeo Pantaleoni aurait été le premier à utiliser le nom «Homo œco- nomicus37 » en 1889, , « Homo faber38 » en 1907, l’historien

35. Bernard Stiegler, La technique et le temps, 1. La faute d’Épiméthée, Paris, Éditions Galilée, 1994. 36. Michel Serres, Hominescence, Paris, Éditions Le Pommier, 2001 [1998]. D’ailleurs, je reviendrai à de nombreuses reprises tout au long de cet ouvrage sur la théorie de Michel Serres. 37. Maffeo Pantaleoni, Principii di Economia Pura, Florence, G. Barbèra, editore, 1889, p. 11. 38. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2007 [1907], p. 138-140.

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Johan Huizinga, « Homo ludens39 » en 1938, et Philippe Breton, « Homo communicans40 » en 1992, en référence à la théorie de Norbert Wiener de 194241. Plus récemment, les journalistes ont utilisé des noms simi- laires pour désigner des êtres posthumains ou transhumains. Peter Menzel et Faith D’Aluisio ont inventé le terme « Robo sapiens42 » en 2001 pour parler des intelligents et Antoine Robitaille a proposé « Soma sapiens43 » en 2007 pour les transhumanistes qui préconisent des solutions pharmaceutiques au vieillissement et à la mort. Ce n’est pas un hasard si les premiers utilisent le genre Homo et ajoutent un qualificatif (le nom de l’espèce) pour catégoriser et théoriser l’homme moderne dans toutes ses manifestations et composantes, alors que le genre Homo est abandonné au profit de l’épithète sapiens pour décrire les êtres posthumains. Peut-être ne serons-nous plus des hominidés et des primates quand nous échapperons à nos impératifs biologiques et évolutifs, mais nous voudrons certainement rester sages. Ce type de réflexion sémiotique pourra alimenter mes analyses des œuvres mettant en scène cette dernière branche évolutive posthumaine. Mais laissons les branches évolutives et abordons brièvement la dimension horizontale de notre approche : les différentes théories évolutionnistes. Celles-ci étant innombrables, il s’agira d’en choisir un nombre restreint parmi celles qui offrent le plus grand potentiel narratif et qui ont eu une influence majeure sur l’imaginaire social et littéraire, mais en aucun cas à partir d’un jugement sur leur valeur scientifique (ce qui ne signifie pas qu’un tel jugement sera exclu, seule- ment qu’il n’influencera pas le choix des théories abordées). J’aurai donc recours à quatre grandes tendances parmi les évolutionnistes d’hier

39. Johan Huizinga, Homo ludens, proeve eener bepaling van het spel-element der cultuur, Haarlem, H.D. Tjeenk Willink, 1938. 40. Philippe Breton, L’Utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte/Poche, coll. « Essais », 1992, p. 54. 41. Arturo Rosenbluth, Norbert Wiener et Julian Bigelow, « Behavior, Purpose and Teleology », Philosophy of Science, vol. 10, no 1, janvier 1943, p. 18-24. 42. Peter Menzel et Faith D’Aluisio, Robo Sapiens : Evolution of a New Species, Cambridge, The MIT Press, 2001. 43. Antoine Robitaille, Le Nouvel Homme nouveau. Voyages dans les utopies de la posthumanité, Montréal, Éditions du Boréal, 2007.

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ou d’aujourd’hui : 1) la théorie transformiste ou de la transmission des caractères acquis44, plus ou moins abandonnée par la grande majorité des scientifiques, mais qui peut trouver certaines résonances lorsqu’il est question d’évolution artificielle ; 2) le darwinisme et la théorie syn- thétique de l’évolution45, qui considèrent l’évolution comme graduelle, une suite constante de petits changements, une microévolution ; 3) le saltannionnisme ou Hopeful Monster hypothesis46, qui propose plutôt une évolution par bonds, par catastrophes, une macroévolution ; et 4) la théorie (ou hypothèse) Gaïa47, qui propose de considérer la terre comme un organisme vivant unique. Dans mon exploration du posthumain littéraire et de sa place dans une théorie de l’évolution ouverte et fondée dans l’imaginaire social et scientifique de son époque, il ne serait pas utile d’aborder les branches et théories l’une après l’autre, puisque leur façon de se croiser et de se répondre dans les œuvres en fait justement leur intérêt. Par ailleurs, mon approche de la littérature ne peut qu’émaner des textes eux- mêmes et de leur lecture minutieuse ; selon moi, la méthode d’analyse doit émaner de l’objet lui-même, l’application d’une grille de lecture préétablie ne révélant trop souvent que ce que l’on attend. C’est d’ail- leurs pour cette raison que la plus grande partie de cet ouvrage se

44. Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique ou Exposition des considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux, Paris, Muséum d’Histoire naturelle (Jardin des Plantes), 1809. 45. Charles Darwin, La filiation de l’homme et la selection liee au sexe, trad. de l’anglais par Michel Prum, Paris, Éditions Syllepse, 1999 [1871] ; Charles Darwin, L’origine des espèces, texte intégral de la première édition de 1859, trad. de l’anglais, présenté et annoté par Thierry Hoquet, Paris, Seuil, 2013 ; Ronald Aylmer Fisher, The Genetical Theory of , Oxford, Oxford University Press, 2003 [1930] ; Julian Huxley, Evolution : The Modern Synthesis, Crows Nest (Australie), George Allen & Unwin, 1942 ; Richard Dawkins, The Greatest Show on Earth : the Evidence for Evolution, New York, Free Press, 2010 ; Richard Dawkins, L’horloger aveugle, trad. de l’anglais par Bernard Sigaud, Paris, Laffont, 1999 [1989]. 46. Richard Goldschmidt, The Material Basis of Evolution, New Jersey, Pageant Books, 1960 [1940] ; Stephen Jay Gould, The Structure of Evolutionary Theory, Cambridge et Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2002. 47. James Lovelock, The Revenge of Gaia : Earth’s Climate in Crisis and the Fate of Humanity, New York, Basic Books, 2006 [1990].

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compose de chapitres consacrés chacun à un seul roman, analysé en profondeur dans une perspective évolutionniste et posthumaine. Les posthumains (littéraires) descendent-ils du singe ? Pour répondre à cette question, je propose trois grandes parties qui regroupent chacune plusieurs chapitres. Dans la première, « Évolution des espèces et taxonomie », je réfléchis à trois notions générales : la définition de l’humain (par comparaison à ses prédécesseurs et suc- cesseurs), la spéciation (l’émergence d’une nouvelle espèce) et la des- cription originale (l’intégration d’une espèce nouvellement découverte dans l’épistémè). Dans ces trois chapitres, il s’agira de mettre de l’avant des approches épistémocritiques et comparatistes, qui permettront de jeter les bases de plusieurs théories, notions et pratiques scientifiques mises en scène par la fiction littéraire48 (romans et nouvelles de plu- sieurs époques et pays), et qui sont nécessaires pour ensuite aborder le grand récit évolutif. Les deux autres parties proposent l’analyse d’œuvres post-1945 en regard d’une théorie ou d’une branche évolutive. La deuxième partie est ainsi consacrée aux premiers textes de l’immédiat après-guerre – dans l’ordre chronologique de leur parution, afin d’observer la progression historique de la notion de posthumain et de son inscription dans un imaginaire social spécifique – qui mettent en scène de manière expli- cite une telle figure, alors que la cybernétique se développe et ouvre un nouveau terrain de jeu aux écrivains, qui lui offrent en retour une riche variété d’expériences de pensées, de spéculations (parfois délirantes). Je m’arrêterai dans cette partie sur Ape and Essence d’Aldous Huxley (1948), Limbo de Bernard Wolfe (1952) et More Than Human de Theodore Sturgeon (1953). Les deux premiers romans sont encore fortement marqués par les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, en particulier le potentiel apocalyptique et mutagène à très long terme d’une éventuelle guerre nucléaire, potentiel ouvert par les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki. Le troisième se présente de manière plus

48. Les résumés de toutes les œuvres de mon corpus principal sont placés en annexe de cet ouvrage. Pour ceux qui ne connaîtraient pas ces œuvres ou qui les auraient lues il y a longtemps, il est toujours possible de s’y référer afin de mieux suivre mes analyses.

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optimiste : à partir des avancées de la psychanalyse, il propose de réfléchir aux possibilités de mutation de l’humain vers une espèce fortement empathique et communicante, une espèce en réseau où chaque individu apporterait au tout une valeur unique. Cette proposi- tion de Sturgeon sera d’ailleurs reprise par Greg Bear, dans le roman le plus récent de mon corpus, Darwin’s Children (2003), qui fait l’objet du dernier chapitre, mais on pourrait également y voir une itération dans la série télévisée Sense8 des Wachowski (2015-2018). Finalement, la troisième partie, plus longue que les deux autres, est composée de cinq chapitres abordant des romans plus récents qui s’éloignent des origines cybernétiques du posthumain pour en proposer des perspectives plus près des diverses théories de l’évolu- tion, qu’elles fassent l’unanimité dans la communauté scientifique ou qu’elles soient beaucoup plus marginales. Ainsi, trois chapitres (les deux premiers et le dernier) analysent des romans qui explorent de multiplent façons le potentiel imaginaire de la théorie des monstres prometteurs de Richard Goldschmitt ou plus généralement le saltanio- nisme (évolution par bonds). Il s’agit de Twilight World de Poul Anderson (1961), de Galápagos de Kurt Vonnegut (1985) et de la série Darwin de Greg Bear (1999, 2003). Dans ces romans, les figures du monstre et du mutant jouent un rôle central dans la construction d’un imaginaire posthumain, tant sur le plan éthique, que biologique et social. Un autre chapitre de cette partie est entièrement consacré à Hothouse de Brian Aldiss (1962), un roman que j’évoquerai par ailleurs à de nombreuses reprises tout au long de cet ouvrage, au point où il en forme presque le fil conducteur. Cette anticipation originale d’Aldiss met en pratique les théories et les notions qu’elle soulève, projetant l’humain dans un monde radicalement différent et lointain dont les changements envi- ronnementaux ont exercé sur les espèces une forte pression adaptative au cours des millénaires. Le génie d’Aldiss dans ce roman consiste à éviter le didactisme (trop souvent d’une grande lourdeur en hard science-fiction), à mobiliser des savoirs dans la trame même du texte et du récit, et à maintenir malgré tout une grande lisibilité et un ludisme manifeste. Finalement, dans l’avant-dernier chapitre, j’aborderai une œuvre également exceptionnelle, la seule québécoise de mon corpus :

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Le Silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg (1981). Vonarburg, comme Aldiss et Vonnegut d’ailleurs, offre, dans l’un de ses rares romans de science-fiction, une véritable proposition formelle, réfléchissant sur les voix et la représentation des sujets posthumains, combinant autant les aspects cybernétiques que biologiques. Chez Vonarburg, l’évolution est naturelle, dirigée et artificielle, mais, d’abord et avant tout, elle soulève des enjeux reproductifs et de genre, d’identité, d’individus et de collectivités. Tout au long de cet ouvrage, ces questions seront d’ailleurs abor- dées de différentes manières puisqu’elles se situent au cœur même de la perspective posthumaine. Mais, il semble d’abord nécessaire de s’arrêter sur l’humain lui-même, ce qui le définit, d’où il vient sur le plan évolutif.

Posthumain.indd 30 20-08-31 14:28 première partie Évolution des espèces et taxonomie

Posthumain.indd 31 20-08-31 14:28 Posthumain.indd 32 20-08-31 14:28 Chapitre 1

Du protohumain au posthumain : signes, traces et définition

Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont, et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être1.

Ce que nous sommes et ce que nous voulons être, voilà deux questions fondamentales que l’étude du posthumain permet de soulever à tra- vers le spectre de l’hybridité et du dépassement des catégories. Selon Christopher Lloyd, toutes les histoires de grands singes ou d’êtres monstrueux demandent à être interprétées comme des allégories sur les humains, ou sur les chan- gements dans la relation des humains à l’ordre naturel […]. Comme le fait remarquer John Glendening […], l’« acide universel » du darwinisme ne dissout pas complètement les distinctions binaires préexistantes (comme celle entre humain et animal), qui persistent « comme traces et sources de confusion ». Dans leur tentative de faire face à la perturbation de l’univers centré sur l’homme proposée par Darwin, les romanciers mettent en scène cinq oppositions : humain/animal ; moderne/primitif ; masculin/féminin ;

1. Vercors, Les animaux dénaturés, suivi de La marche à l’étoile, Paris, Éditions Livre de Poche, 1970 [1952], p. 7. Désormais abrégé en (AD), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe.

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progrès/dégénérescence ; nature/culture. Dans le contexte du monstrueux, on pourrait en ajouter deux autres : similarité/différence ; soi/autre2.

Certaines de ces figures limites se trouvent aux deux extrémités évolutives qui forment la frontière de l’humain et du non-humain. Ainsi, explorant les débuts, des romans comme 2001 : A Space Odyssey d’Arthur C. Clarke3 avec ses hommes-singes ou Les Animaux déna- turés de Vercors avec ses tropis proposent une exploration de ce que l’on pourrait nommer le protohumain. À l’opposé, le posthumain se présente parfois comme une dégénération, un retour vers une plus grande animalité et un plus grand primitivisme ; c’est le cas dans La planète des singes de Pierre Boulle4 et dans Hothouse [Le monde vert] de Brian Aldiss5. Toutes ces figures de l’entre-deux, espèces inter- médiaires ou chaînon manquant, comme tout autre personnage fic- tionnel, se construisent par un ensemble de signes. Or, contrairement à un personnage romanesque conventionnel, ces figures ne sont pas construites autour d’une biographie et d’un rôle social, mais d’un mélange hétérogène de traits morphologiques et comportementaux, de ruines et de mémoire inconsciente, qui apparaissent dans les récits comme des fonctions sémiotiques, comme des traces. Selon Umberto Eco, [l]’univers sémiotique n’est pas composé de « signes » mais de fonctions sémiotiques. [Ce qui] […] permet l’élaboration d’une sémiotique qui n’est pas strictement référentielle (les expressions […] renvoient en première instance aux unités culturelles, à savoir aux éléments du contenu élaboré par une culture donnée). [C]e modèle permet […] de rendre compte des cas

2. Christopher Lloyd, « Men, Monkeys, Monsters and Evolution in Fiction from the Fin-de-siècle to the Present », dans Nicholas Saul et Simon James (dir.), The Evolution of Literature : Legacies of Darwin in European Cultures, Amsterdam, Rodopi, 2011, p. 187-188. 3. Arthur C. Clarke, 2001 : A Space Odyssey, New York, ROC Books, coll. « Space Odyssey », 1993 [1968]. Désormais abrégé en (SO), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe. 4. Pierre Boulle, La planète des singes, Paris, Édition Livre de poche, 1970 [1963]. Désormais abrégé en (PS), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe. 5. Brian W. Aldiss, Hothouse, New York, Penguin Books, 2008 [1962], version livre électronique Kobo. Désormais abrégé en (H), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe.

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dans lesquels une fonction sémiotique est employée pour […] se référer à des états d’un monde possible plutôt que du monde réel […]6.

Cette idée permet d’aborder la capacité de la fiction à réfléchir sur la définition de l’humain grâce à la sémiosis qu’elle met en scène : en représentant des hybrides qui exhibent des traces d’humanité, dont le décodage force le lecteur à se questionner sur sa conception indivi- duelle et culturelle de l’humain. Pour Eco, la trace […] implique non seulement des paramètres tactiles ou spatiaux, mais encore des indications vectorielles. On interprète une trace en lisant aussi sa direction […]. Considérée comme empreinte et vecteur, une trace ne donne pas lieu à la simple expression d’une unité de contenu (comme […] un cheval), mais à tout un discours (« un cheval est passé par là il y a trois jours et il allait dans cette direction ») ; c’est pourquoi nous dirons qu’en général la trace est un texte7.

Mais le vecteur n’est pas obligatoirement indicateur de direction, il peut aussi désigner une progression. C’est dans ce sens que les traits morphologiques et comportementaux peuvent être interprétés comme des traces évolutives. Non seulement ils sont le résultat du processus d’expression des gènes ou de l’action culturelle mais, en plus, cette expression s’inscrit dans un processus évolutif, donc vectoriel. Par exemple, un langage primitif n’a pas la même signification chez un protohumain que chez un posthumain. Pour le premier, c’est la trace d’une émergence, et pour le second, celle d’une perte. Toujours selon Eco, un autre élément fondamental de la trace, ici partagé avec l’empreinte, est qu’il s’agit d’un objet hétéromatériel […], mais étroitement motivé par sa cause. Les empreintes sont codifiées par une convention, mais celle-ci est une acquisition de l’expé- rience, c’est-à-dire qu’une série d’actes référentiels et d’inférences, en fonction d’expériences encore incodifiées […] ont permis de mettre en corrélation telle expression avec tel contenu. Au fur et à mesure que la perception empirique associait tel évènement à telle représentation, la corrélation, tout d’abord induite par inférence, a été posée en tant que règle8.

6. Umberto Eco, La production des signes, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Librairie générale française, 1992, p. 12. 7. Ibid., p. 74. 8. Ibid., p. 74-75.

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Ainsi, chez le proto- et le posthumain, il y a bel et bien hétéromatéria- lité puisque les traces prennent la forme de traits morphologiques et comportementaux, alors que l’agent est le gène et la culture. La corréla- tion entre trace et agent a été induite, puis codifiée par différentes dis- ciplines scientifiques, au premier plan la génétique et l’anthropologie, mais aussi la biologie évolutive, le judiciaire, etc. Si le rapport entre contenu et expression était univoque, on pourrait parler de symptômes d’humanité, mais puisque la définition de l’homme demeure instable et culturellement motivée, et donc que ce rapport contenu-expression est équivoque, il s’agit plus précisément d’une trace. Pour Carlo Ginzburg, « [s]i la réalité est opaque, des zones privilé- giées existent – traces, indices – qui permettent de la déchiffrer. Cette idée, qui constitue le noyau du paradigme indiciaire ou sémiotique, a fait son chemin dans les domaines les plus variés de la connais- sance9. » Il explique d’ailleurs en quoi toutes ces nouvelles disciplines qui émergent au XIXe siècle sont indiciaires par nécessité : en 1880, Thomas Huxley, dans son cycle de conférences destinées à diffuser les découvertes de Darwin, définit comme « méthode de Zadig » le procédé qui réunissait l’histoire, l’archéologie, la géologie, l’astronomie physique et la paléontologie : c’est-à-dire la capacité de faire des prophéties rétros- pectives. Des disciplines comme celles-ci, profondément imprégnées de diachronie, ne pouvaient pas ne pas s’adresser au paradigme indiciaire […] et écarter le paradigme galiléen. Quand on ne peut pas reproduire les causes, il ne reste plus qu’à les inférer à partir des effets10.

C’est précisément le processus sémiotique qu’implique une étude de l’humain par les traces qu’il laisse dans les récits de la proto- et de la posthumanité. Mais ces traces sont-elles à chercher dans les traits les plus carac- téristiques de l’espèce, comme l’intelligence, l’abstraction, le pouce opposable ou la bipédie ? Ou plutôt dans les détails, suivant l’approche morellienne citée par Ginzburg et utilisée par Sherlock Holmes. Si la forme de l’oreille permet d’identifier l’individu, certains détails en

9. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. de l’ita- lien par Monique Aymard et al., Lagrasse, Verdier, 2010. 10. Ibid., p. 276.

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apparence insignifiants, autrement dit non motivés sur le plan de l’évo- lution, permettraient-ils de reconnaître l’espèce humaine ? Ginzburg propose « une méthode d’interprétation basée sur les écarts, sur les faits marginaux, considérés comme révélateurs. Ainsi, des détails habi- tuellement considérés comme sans importance […] fournissaient la clé pour accéder aux produits les plus élevés de l’esprit humain11. » Selon lui, « des traces même infinitésimales permettent de saisir une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement. Des traces : plus précisément, des symptômes (dans le cas de Freud), des indices (dans le cas de […] Holmes), des signes picturaux (dans le cas de Morelli)12. » La planète des singes offre le meilleur exemple de cette tension entre les traits les plus évidents, pouvant être trompeurs, et les détails les plus subtils, qui peuvent se révéler d’une grande importance. L’explorateur humain et terrien nommé Ulysse finit par pointer la conscience comme définissant l’homme. Or, dans le récit, il doit distinguer l’animal de l’homme alors que les indices morphologiques sont trompeurs. L’observation des comportements contribue à l’identification, mais finalement, c’est une lueur dans l’œil – absente chez les humains de Soror et présente chez les singes – qui le décide. Lorsqu’il rencontre pour la première fois un singe, il remarque « le caractère humain de son expression. C’était bien là le motif essentiel de mon étonnement : dans la prunelle de cet animal brillait l’étincelle spirituelle que j’avais vainement cherchée chez les hommes de Soror » (PS, 44). Alors que quelques pages plus tôt, il disait justement, au moment de croiser pour la première fois une femme humaine : « Je sentais seulement une différence essentielle avec les individus de notre espèce. Elle ne tenait pas à la couleur des yeux […] [mais] dans leur émanation : une sorte de vide, une absence d’expression » (PS, 25). Puis, « C’était bien cela la signification de ce regard qui m’avait troublé chez Nova et que je retrouvais chez tous les autres : le manque de réflexion consciente ; l’absence d’âme. » (PS, 31) Dans 2001, ce même regard marque le début du processus d’hominisation : « Alors qu’il contemplait le monde hos-

11. Ibid., p. 230. 12. Ibid., p. 232.

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tile du Pléistocène, quelque chose dans son regard transcendait déjà la capacité d’un grand singe. Ces yeux sombres et profonds révélaient une conscience naissante – les premières indications d’une intelli- gence […]. » (SO, 4) Et on pourrait faire le même exercice avec le rire. Par exemple, dans Les Animaux dénaturés, Templemore explique, à propos des tropis : « Leur visage, si proche qu’il soit encore de celui de l’orang-outang, est beaucoup plus expressif. D’abord, ils savent rire, et si le rire est le propre de l’homme, alors ils sont humains comme vous et moi. » (AD, 101) Puis, dans La Planète des singes, le rire est un autre des premiers signes qui intriguent Ulysse : « je fus frappé par un caractère paradoxal de la physionomie de cette fille : son sérieux. Elle était là, pre- nant un plaisir évident à ces amusements qu’elle inspirait, et jamais un sourire n’avait éclairé son visage. Cela me causait depuis un moment un malaise confus […]. » (PS, 27-28) Il fait ensuite une expérience, affichant devant Nova un grand sourire, et elle réagit violemment : terrifiée, elle sort immédiatement de l’eau. Qu’est-ce que le rire a de si particulier qu’il serait spécifiquement humain ? Plusieurs animaux émettent des sons qui s’apparentent au rire et plusieurs jouent et y éprouvent un plaisir évident. Mais le rire en soi, en fait plus largement le sens de l’humour, pourrait-on dire, implique la compréhension d’un sens caché ou le détournement d’un résultat attendu. Autrement dit, le sens de l’humour implique forcément la capacité d’abstraction. Le rire serait ainsi une trace de cette capacité.

Protohumains Chez le protohumain, les traces de l’homme sont des potentialités, les promesses d’une espèce à venir. Leur interprétation provient d’un effet de lecture anthropocentrique et postérieur : le lecteur et le narra- teur ne sont en mesure de détecter chez les protohumains les signes d’une humanité que parce qu’ils sont eux-mêmes humains. Par exemple, dans 2001, le narrateur peut ainsi anticiper : « Le front était bas et il y avait des arcades au-dessus des orbites, mais ces gènes por- taient indubitablement la promesse de l’humanité. » (SO, 4) En effet, la première partie du roman, intitulée « Primeval Night [Nuit primitive] » (dans le film de Kubrick, le segment correspondant est plutôt précédé

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de l’intertitre « The Dawn of Man [L’aube de l’Homme] »), se déroule parmi un groupe d’hommes-singes bouleversés par l’apparition d’un monolithe qui leur permet d’apprendre à fabriquer des outils, semant la graine de l’intelligence technique. Le cas des Animaux dénaturés est un peu différent puisqu’il ne se déroule pas à l’aube de l’humanité, mais dans le monde moderne, en particulier en Papouasie Nouvelle-Guinée et dans l’Angleterre du milieu du XXe siècle. Il ne s’agit pas d’observer les premières traces d’humanité, mais plutôt une espèce cousine (Paranthropus erectus ou « tropi ») qui présente de nombreux traits propres à nos ancêtres et dont la classification pose problème. Pour forcer l’Angleterre à leur donner un statut légal, l’un des membres de l’expédition accepte de devenir le père d’un hybride humain-tropi et de l’assassiner, semant la confusion chez les enquêteurs. Les « traces » d’humanité de la victime sont donc amenées à être interprétées comme des preuves dans une cour de justice. Le premier réflexe du policier chargé de l’affaire est donc de demander à Templemore : les tropis sont-ils des hommes ? Sa réponse n’aide en rien la perplexité de l’enquêteur : — Les opinions sont partagées. — Partagés ! Sur quoi, partagées ? Quelles opinions ? — Celles des principaux anthropologues, sur l’espèce à laquelle appartient le Paranthropus. C’est une espèce intermédiaire : homme ou singe ? Ils ressemblent aux deux. […] En attendant, cet enfant est mon fils, devant Dieu et devant la loi. (AD, 18)

Ainsi, Templemore, en forçant l’Angleterre à s’interroger sur la nature exacte des tropis, soulève la question de la définition de l’homme, mais surtout met de l’avant l’exclusivité et la subjectivité d’une telle catégorie, qui peut éveiller de vieux réflexes coloniaux comparatistes. Par exemple, on mentionne à plusieurs reprises l’échelle hiérarchique qui sépare le chimpanzé des hommes blancs, ne faisant aucune dis- tinction véritable entre un singe et plusieurs tribus humaines afri- caines (il ne faut pas oublier que des humains ont été exposés au zoo de Paris jusqu’en 1931). La question de définir l’homme par rapport aux tropis ne fait donc qu’éveiller la vieille question de la hiérarchie raciale à l’intérieur même de l’espèce humaine et ouvre la porte à des dérives dangereuses. Or, cette définition, selon Templemore, tenue pour

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acquise mais jamais explicitée, fonde pourtant la morale. Pour lui, il faut impérativement déterminer : ce signe que doivent montrer les tropis pour que nous les admettions parmi nous […]. Est-ce que […] tous nos gestes humains […] ne se trouveraient pas fondés du même coup sur un pareil signe ? Une bonne fois fondés non plus sur les sables mouvants des intentions, comme vous dites, sur les fantômes insaisissables du bien et du mal, mais sur l’immuable granit de ce que nous sommes… (AD, 198)

Nommer l’hybridité La découverte de ces êtres mi-hommes, mi-singes provoque d’ailleurs un important malaise parmi le groupe qu’accompagne Templemore, un malaise qui relève d’abord et avant tout d’un problème de dénomi- nation. Tout comme dans les romans de savant fou, Frankenstein aux premières loges, le fait de nommer des créatures hybrides est toujours problématique, puisqu’il s’agit de fixer une identité pourtant instable. En particulier, le père Dilighan, alter ego de Teilhard de Chardin, « parle d’eux toujours par périphrases, n’osant visiblement dire ni “singes”, ni “hommes”, ni “tropis” », alors que le narrateur a « adopté “tropis”, comme les autres. C’est plus facile. Mais il est bien entendu dans mon esprit que c’est “en attendant”. Il faudra bien que l’on décide un jour si ce sont des singes ou des hommes. » (AD, 82) Toutefois, le problème ne se pose pas pour les anthropologues qui ont l’habitude des incertitudes et des instabilités taxonomiques. En science, les espèces changent constamment de taxons sur la base de nouvelles découvertes, ce qui a pour résultat la coexistence d’une énorme quantité de synonymes. Dans La planète des singes, Ulysse fait également face à un pro- blème sémantique : le sens qu’il donne aux mots « singe » et « humain » s’inverse sur Soror, sur le plan de l’évolution et de la conscience : Il y eut bien, au début, quelques difficultés d’interprétation, les mots « singe » et « homme » n’évoquant pas pour nous les mêmes créatures […]. Chaque fois qu’elle prononçait : singe, je traduisais : être supérieur ; sommet de l’évolution. Quand elle parlait des hommes, je savais qu’il était question de créatures bestiales, douées […] d’un psychisme embryonnaire et dépour- vues de conscience. (PS, 87-88)

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Par contre, Pierre Boulle invente un taxon13 pour désigner ces singes civilisés : Simius sapiens. Autrement dit, le singe sage. Dans 2001, le narrateur règle cette question en nommant ses créa- tures hommes-singes, contournant le problème de déterminer le moment où ils ont cessé d’être des singes (apes) et où ils seront des hommes (men), puisque c’est précisément la transition qui importe, transition qui permet au narrateur et au monolithe d’activer le poten- tiel humain des créatures. Le premier nomme ce passage, alors que le second en est le moteur, ou plus précisément le catalyseur.

De la pensée abstraite aux outils La première trace de ce changement est l’émergence de la pensée abs- traite et de la déduction devant le spectacle inattendu du monolithe : Après plusieurs minutes d’intense réflexion, il parvint à une explication brillante. C’était un rocher, bien sûr, et il avait dû pousser pendant la nuit. […] Ce superbe morceau de pensée abstraite conduisit Moon-Watcher [Observateur de la Lune], après seulement trois ou quatre minutes, à une déduction qu’il mit immédiatement à l’épreuve. (SO, 10)

Cet esprit d’abstraction naissant sera à la base d’un long processus évolutif, entre autres l’émergence de l’imagination et donc de la pro- jection dans l’avenir. L’autre qualité naissante qui fondera ensuite une évolution plus concrète est la capacité à l’insatisfaction : Moon-Watcher sentit les premiers infimes tiraillements d’une émotion nouvelle et puissante. C’était un sentiment vague et diffus d’envie – d’insa- tisfaction face à sa vie. Il n’avait aucune idée de la cause, encore moins du traitement, mais le mécontentement avait pénétré son âme, et il avait fait un petit pas vers l’humanité. (SO, 16-17)

Si Moon-Watcher ne sait comment guérir cette insatisfaction, la réponse du monolithe est univoque : l’invention de l’outil. En fait, l’intervention du monolithe finit par n’être que le don aux hommes-singes de la capacité de fabriquer des outils : « ils avaient été programmés pour utiliser des outils simples, mais ils pouvaient

13. Au sujet de l’utilisation de la taxonomie binominale inspirée de Linné pour désigner des figures posthumaines, voir l’introduction.

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changer ce monde et faire de l’homme-singe son maître » (SO, 20). Or, les outils ne font pas que donner à l’homme le moyen de dominer son environnement ; leur émergence va également modeler l’apparence physique de leurs inventeurs et utilisateurs : Les outilleurs avaient été remodelés par leurs propres outils. En utilisant des massues et des silex, leurs mains avaient acquis une dextérité qui n’existe nulle part ailleurs dans le règne animal et leur avait permis de fabriquer des outils encore meilleurs, qui à leur tour avaient encore davantage développé leurs membres et leur cerveau. C’était un processus accéléré et cumulatif et, à la fin, il y avait l’Homme. SO,( 30)

Cet être humain façonné par ses propres outils s’inscrit dans le para- digme posthumain, en particulier dans l’idée du cyborg et de l’exo- darwinisme, mais brouille encore davantage la frontière entre l’humain et le posthumain. Nombre de récits de la posthumanité s’interrogent sur la forme que la technologie imposera au corps. Dans Les animaux dénaturés, l’outil est abordé d’un point de vue paléoanthropologique : sa présence autour des ossements servant souvent d’argument en faveur de l’hypothèse humaine. L’outil devient alors à la fois une trace d’intelligence sur le plan comportemental et une trace archéologique. Vercors souligne que ces traces sont plus équivoques que certains voudraient le laisser croire et que les interpré- tations varient. Par exemple,

autour des restes du Sinanthrope […], on avait trouvé aussi des pierres tail- lées et des traces de feu. Sur quoi s’était ouverte une grande dispute. C’est la preuve, disaient les uns, que le singe à ce degré d’intelligence était déjà capable d’inventer le feu et de fabriquer des outils. Mais non, rétorquaient les autres, c’est seulement la preuve que, contrairement à tout ce qu’on croit, des hommes vivaient déjà à cette époque, qui tuèrent le Sinanthrope avec ces pierres et le rôtirent avec ce feu. (AD, 79)

Ces traces forment donc, suivant Eco, une véritable fonction sémio- tique complexe productrice d’un texte interprétable en fonction de codes culturels. Devant ces traces, les interprétants reconstituent donc deux récits potentiels qui ne pourront être confirmés ou infirmés qu’avec l’amélioration du code ou la découverte de nouvelles traces. De la même façon, lorsqu’un fragment de crâne est découvert par

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le géologue du groupe dans une grotte très ancienne, il le croit très ancien. Or, les paléontologues constatent immédiatement qu’il s’agit d’un os contemporain, ce qui les mène à en chercher l’origine, supposée vivante. L’interprétation d’une trace dépend donc beaucoup de la com- pétence sémiotique de l’interprétant, de sa connaissance du code.

Reconnaître l’humain : une compétence sémiotique ? Mais si l’interprétation de la présence d’artefact ou d’un ossement nécessite clairement une excellente connaissance de l’anthropologie, qu’en est-il pour les traits morphologiques et comportementaux ? La reconnaissance de traits humains est-elle instinctive ou culturelle et codifiée ? Templemore, journaliste sans connaissance scientifique particulière, décrit ainsi les tropis pour la première fois : Pourtant ce sont des singes. Je n’y connais pas grand-chose, mais il suffit de les regarder. Ils ont des bras démesurés, et bien qu’ils se tiennent géné- ralement droits, il leur arrive […] de s’appuyer encore sur le dos des doigts, à la façon des chimpanzés. Leur corps est couvert de poils […] ; le visage est terrible. Car il est nu, comme celui des humains. Mais presque aussi écrasé que celui des singes. (AD, 80-81)

Templemore admet qu’il n’y connaît pas grand-chose, mais qu’il suffit de les regarder, et procède par l’étude des similitudes qu’il constate à partir de ses connaissances encyclopédiques propres. Cette réflexion pose la question de la compétence humaine à reconnaître un autre humain qui serait à la fois universelle et instinctive, mais qui serait également soumis à un savoir culturel. Tous les humains sont-ils onto- logiquement aptes à reconnaître un autre humain ? Plus loin dans le texte, le trouble est encore plus grand lorsqu’un des anthropologues s’aventure dans la distinction hiérarchique entre les espèces de pri- mates, incluant les hommes : entre un citoyen britannique et un… euh… et le négrito le plus sauvage, la distance biologique est tellement moindre qu’entre un négrito et le chim- panzé, que cela permettrait à votre berger goitreux de… de distinguer grosso modo un singe d’un être humain aussi bien qu’un anthropologue. Mais inversement […], il s’ensuit qu’un anthropologue, de son côté, ne mettrait pas à les distinguer beaucoup plus de pénétration. Pourquoi se contentait-il de cette connaissance simpliste ? (AD, 125-126)

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Cette question est particulièrement délicate au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la fin de la période coloniale, alors que certains anthropologues s’étaient commis à justifier les délires racistes nazis par une hiérarchisation continue des primates et des races humaines, prouvant qu’un savoir, pourtant à prétention scienti- fique, est loin d’être neutre et définitif.

La curiosité métaphysique Plus loin dans le roman, alors qu’anthropologues et zoologues cher­ chent en vain un trait qui serait spécifiquement et uniquement humain devant un juge de plus en plus perplexe, c’est la femme du juge qui suggère une réponse : elle se demande s’il existe des hommes sans gris-gris, faisant remarquer que même le plus « civilisé » des hommes, même un juge britannique par exemple, porte avec fierté une forme de gri-gri : sa perruque et sa toge. Ainsi, le juge questionne le zoologue : « N’est-ce pas une aptitude, une inclination propres à l’homme et à l’homme seul : celle de se poser des questions […] ? — La curiosité existe aussi chez l’animal. […] — Mais ils ne portent pas de gris-gris, dit Sir Arthur. […] — C’est vrai, convint Sir Peter. L’esprit métaphysique est propre à l’homme, l’animal ne le connaît pas. » (AD, 244) C’est donc sur cette base que la Cour et le Parlement choisissent de définir l’homme : celui chez qui des traces de questionnement métaphysique pourront être observées sera admis dans la communauté humaine. Pour être plus précis, le texte de la loi dit que : « Art. I. – L’homme se distingue de l’animal par son esprit religieux » et que Art. II. – Les principaux signes d’esprit religieux sont, dans l’ordre décrois- sant : la foi en Dieu, la Science, l’Art et toutes leurs manifestations ; les reli- gions ou philosophies diverses, et toutes leurs manifestations ; le fétichisme, les totems et tabous, la magie, la sorcellerie et toutes leurs manifestations ; le cannibalisme rituel et ses manifestations. (AD, 330)

Évidemment, la hiérarchisation des critères finit par être aussi sub- jective et dangereuse que la hiérarchisation des races et des espèces pouvait l’être. Elle introduit une subjectivité telle que la question de la définition est plus équivoque que jamais, ce que souligne la déci- sion de considérer les tropis comme des hommes sur la base qu’ils

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fument légèrement leur viande avant de la manger, sous-entendant une croyance en la purification par le feu. On peut aussi ajouter qu’ils ont des pratiques funéraires très minimales : « Nous avons découvert une vraie nécropole, grossière et primitive certes, mais dont le caractère funéraire est certain. » (AD, 80) Considérer ces traits comportementaux et en induire les causes revient littéralement à reconstruire le texte produit par cette fonction sémiotique à partir d’un code culturel précis, ici le droit britannique, mais il ne faut pas perdre de vue que ce texte, cette explication, n’en est qu’une parmi d’autres. Dans 2001, le critère métaphysique joue également un rôle central. Au tout début, le narrateur met l’accent sur l’absence de rites mor- tuaires chez les hommes-singes lorsque Moon-Watcher est confronté à la mort de son père et doit se débarrasser du corps : « il doit se débar- rasser de l’Ancien, mais c’était un problème qui demandait peu de réflexion. Il y avait eu beaucoup de morts cette saison, l’un d’entre eux dans sa propre grotte ; il n’avait qu’à mettre le cadavre là où il avait laissé le nouveau-né au dernier quartier de lune, et les hyènes allaient faire le reste. » (SO, 5) Ainsi, les hommes-singes n’ont pas encore acquis la curiosité métaphysique qui prend une place si importante dans Les animaux dénaturés. L’absence de rite funéraire souligne que ces êtres ne se sont pas encore posé de questions sur l’essence de l’individu, la vie après la mort, etc. Mais on souligne également l’omniprésence de la mort, sa récurrence. Or le changement le plus important introduit chez les hommes-singes avec l’apparition du monolithe est la possibi- lité de vivre plus vieux, plus en sécurité et plus paisiblement grâce à l’utilisation d’outils pour se défendre et pour chasser. On peut donc en déduire que ce sont les changements de conditions et d’espérance de vie qui bouleverseront leur rapport à la mort. Le narrateur médiatise d’ailleurs notre façon d’interpréter le potentiel des hommes-singes grâce à ses nombreuses remarques sur ce qu’ils ne sont pas et pour- raient donc devenir. Par exemple, ils n’ont aucune conscience des liens familiaux qui les unissent : « Il ne savait pas que l’Ancien était son père, car une telle relation le dépassait complètement. » (SO, 3-4) Le narra- teur attire d’ailleurs notre attention sur plusieurs autres aspects non humains des hommes-singes : leur incapacité à éprouver de l’empathie,

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leur incapacité à la pensée abstraite, à se projeter dans l’avenir, etc. Ces éléments sont les négatifs de traces d’humanité. En focalisant sa narration sur des caractéristiques que ses personnages n’ont pas, le narrateur énonce un potentiel, il dessine les contours d’une humanité que ces êtres intermédiaires, les hommes-singes, finiront par épouser. À d’autres moments, c’est l’entre-deux qui est mis de l’avant : dans la même phrase, on peut avoir des traces d’animalité et d’humanité : « Une fois dehors, il jeta le corps par-dessus son épaule, se tenant en position debout – le seul animal au monde capable de le faire. » (SO, 4) Malgré leur absence de rites funéraires, les hommes-singes mani- festent tout de même un début de curiosité métaphysique qui prend la forme d’une fascination pour la Lune : De toutes les créatures qui avaient jusqu’alors évolué sur Terre, les hommes- singes étaient les premiers à regarder fixement la Lune. […] Moon-Watcher tendait parfois la main et essayait de toucher ce visage fantomatique qui s’élevait au-dessus des collines. Il n’avait jamais réussi, et il était désormais assez vieux pour comprendre pourquoi. Bien sûr, il devait d’abord trouver un arbre assez haut pour y grimper. (SO, 7)

Puis, la fascination qu’exerce sur eux l’apparition du monolithe signifie également le début d’une curiosité plus profonde, qui va au-delà de la survie immédiate. Dans la première partie, les hommes-singes sont encore loin de démontrer un intérêt métaphysique plus profond, mais l’ensemble du roman explore cet aspect de l’humanité, en parti- culier la renaissance de David Bowman en cet enfant du cosmos qui clôt le récit, véritable naissance d’une posthumanité.

Le posthumain À l’opposé du protohumain, la trace de l’humain dans les figures post­ humaines correspond à ce qui va survivre, perdurer de l’humain dans sa forme future, soit par choix ou sous forme d’atavismes, de traces. Si la figure posthumaine s’inscrit dans le paradigme du progrès, alors la trace de l’humain correspondra à son animalité, à ses croyances, à ses capacités émotionnelles ; mais dans Hothouse et La planète des singes, les posthumains appartiennent plutôt au paradigme de la régression. Dans ce cas, la trace de l’humain prend la forme de celles qu’on pour-

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rait attendre d’une civilisation perdue ou d’une espèce disparue. Les traces sont éparses, discontinues et incomplètes, impossibles à décoder pour les posthumains, mais interprétables par le lecteur grâce aux clés fournies par le narrateur. En fait, ces traces finissent par être des stratégies narratives pour fournir le savoir encyclopédique nécessaire à la compréhension d’un texte qui serait autrement opaque.

Les ruines Dans Hothouse, qui se déroule environ un million d’années dans le futur, sur une Terre désormais dominée par les plantes, les personnages posthumains, dans leur voyage homérique, découvrent des ruines et, parmi elles, un artefact sur lequel ils observent « une série de marques séparées [qui étaient] disposées pour former un motif : “OWRINGHEE.” “C’est de l’écriture […], un signe laissé par l’homme lorsqu’il avait du pouvoir sur le monde […]. Nous sommes sur ses traces.” » (H, chap. 18, 29/40) Cette écriture est donc un signe de l’ancienne puissance humaine, mais dans un monde de survie dominé par les végétaux, l’écriture est sans doute la plus superflue des traces. D’ailleurs, ils ne trouveront jamais de texte écrit qui porterait un sens profond, l’indi- cation d’une sagesse humaine ou même de son esprit créatif. En fait, cet artefact (nommé « Beauté » par le narrateur) sur lequel apparaît un mot écrit n’est qu’une borne publicitaire qui vole et crie des slogans électoraux préenregistrés : Lorsqu’elle avait pris suffisamment d’altitude, la chose parla. «Rendre le monde sûr pour la démocratie ! » criait-elle. Sa voix n’était pas forte mais perçante. […] « Qui a arrangé la grève désastreuse des dockers de 31 ? », demandait Beauté, pour la forme. « Les mêmes hommes qui vous auraient mis un anneau dans le nez aujourd’hui. Pensez par vous-mêmes, amis, et votez pour la SSR – votez pour la liberté ! » (H, chap. 18, 38-39)

Elle indique donc une société industrialisée, une maîtrise du langage et des traces d’une organisation sociale complexe. Dans La planète des singes, une ville entière en ruine est décou- verte sur Soror. Cornélius explique à Ulysse que « des archéologues ont découvert […] des ruines extrêmement curieuses […]. C’est un orang-outan qui dirige les fouilles et on ne peut guère compter sur lui

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pour interpréter correctement ces vestiges. Il y a une énigme qui me passionne et qui peut apporter des éléments décisifs » (PS, 134). Pour le scientifique simien, ces ruines, vieilles de 10 000 ans, «détiennent un secret prodigieux » et « constitue[nt] un document unique » (PS, 139). Le fait que ces ruines soient trop semblables aux cités simiennes actuelles est très révélateur : il est la trace d’une longue stagnation et d’une origine lointaine. L’artefact le plus important découvert dans ces ruines est une poupée, qui se révèle une trace d’humanité fondée sur une analogie de forme, la forme humaine (et même la parole), mais suggère également un trait culturel : l’éducation des enfants par imitation, ceux-ci tendant à reproduire dans le traitement qu’ils réservent à leur jouet la dicho- tomie humain-animal : « C’est une poupée humaine, qui représente une fille, une fille de chez nous. […] [L]es jouets des petits singes figurant des animaux […] ne sont pas habillés […] comme des êtres raisonnables. […] Et ce n’est pas tout. Ce jouet présente une autre bizarrerie […]. La poupée parle. » (PS, 141) Cette poupée joue ainsi un rôle similaire à celui de la borne publicitaire dans Hothouse, un artefact humain qui, par analogie, prouve sa lointaine maîtrise du langage.

Le langage Cette question du langage est assez intéressante dans La planète des singes, puisqu’elle apparaît comme preuve d’intelligence et comme barrière culturelle. Alors que dans Hothouse, l’utilisation d’un langage minimal est considérée comme une preuve d’humanité, distinguant les humains arboricoles au centre du récit des autres posthumains qu’ils rencontrent (« Ils ne sont pas humains ! Ils ne peuvent pas parler » [H, chap. 23, 34/40]), les humains animaux qui vivent sur Soror n’utilisent aucun autre langage que des cris, exactement comme les singes sur Terre. Sur Soror, afin de se distinguer des autres humains et se voir admis comme être raisonnable, Ulysse tente rapidement de parler aux gorilles chasseurs : « quand mon tour vint, je voulus attirer l’attention sur moi en parlant. Mais à peine avais-je ouvert la bouche qu’un des exécutants […] m’appliqua avec brutalité son énorme gant sur la face. » (PS, 49) Ainsi, bâillonné, puis sous le choc de la capture, il échoue à se

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distinguer. Il tentera plus tard, alors qu’il est en captivité, de commu- niquer avec ses gardes, mais, contrairement aux versions filmiques, les singes du roman ne parlent ni français ni anglais, mais bien le simien. Il finit donc par prouver son intelligence grâce au langage mathématique, illustrant au profit d’une des scientifiques chimpanzés le théorème de Pythagore, puis les coniques. À partir de ce moment, la scienti- fique entreprend de lui apprendre le langage simien, qu’il maîtrise très rapidement, suffisamment pour faire un grand discours devant l’académie des sciences, et se retrouver de facto admis parmi les êtres raisonnables. Au-delà de toutes les autres traces possibles, c’est donc le langage qui ultimement est ici le caractère minimal. Et ce n’est pas sans raison : dans tous les romans, le langage est nécessaire à l’émergence d’une conscience historique et à la transmission mémorielle. Dans 2001, le narrateur explique que l’homme ne peut exister sans le langage, qui est essentiel à la construction d’une mémoire, d’une conscience historique, et donc à la capacité de transmission de savoirs acquis. Il s’agit essentiellement du début de la culture. Alors qu’au début « Moon- Watcher n’avait aucun véritable souvenir du passé » (SO, 5), à la fin du chapitre, les membres de son groupe

avaient inventé l’outil le plus essentiel de tous […]. Ils avaient appris à parler et avaient ainsi remporté leur première grande victoire contre le Temps. Désormais, le savoir d’une génération pouvait être transmis à la sui- vante, chaque époque pouvait ainsi profiter de celles qui l’avaient précédée. Contrairement aux animaux, qui ne connaissaient que le présent, l’Homme avait acquis un passé ; et il commençait à tâtonner vers un avenir. (SO, 30)

La mémoire atavique Dans les romans sur le posthumain, l’humanité apparaît d’ailleurs sous la forme d’un souvenir, en fait plus précisément d’une mémoire incons- ciente de l’espèce à laquelle on ne peut accéder que par une intervention extérieure. Dans La planète des singes, il s’agit d’impulsion électrique, alors que dans Hothouse, c’est par l’intervention d’un parasite. Dans les deux cas, l’humanité au sens d’espèce biologique a régressé et perdu le fil de son histoire, sa capacité à conserver la mémoire nécessaire au maintien d’une identité proprement humaine. Cette histoire apparaît

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donc sous forme de trace mémorielle impossible à interpréter pour les êtres eux-mêmes. Dans Hothouse, les humains arboricoles, très simi- laires aux Elois de H.G. Wells, n’ont aucune conscience de l’histoire, ni même de l’existence de la civilisation humaine. Seule une espèce de poisson intelligent nomade maintient le très fragile fil de l’histoire grâce à la culture orale, aux légendes millénaires : « L’histoire des ter- ritoires que nous traversons ne pourra jamais être reconstituée, car les êtres qui ont vécu ici ont disparu sans laisser de traces, ne laissant que leurs ossements non réclamés. Pourtant, il y existe des légendes. » (H, chap. 25, 9-12/38) Mais au-delà de ces légendes vagues et décontex- tualisées, lorsque l’une des créatures posthumaines est parasitée par un champignon intelligent, il apparaît que cette mémoire est intacte, enfouie dans l’inconscient, « stockée dans les limbes de leur propre inconscient » (H, chap. 14, 3/26), comme des traces « héritées d’un passé lointain et enfouies pour qu’ils ne puissent les atteindre. » (H, chap. 14, 14/19) Évidemment, ces traces mémorielles ne sont pas une histo- riographie ; elles prennent la forme de fragments épars, d’images, de signes divers devant être interprétés et replacés dans leur progression (puisque la trace est un vecteur). Le parasite du cerveau posthumain explique son processus d’interprétation de ces traces : Beaucoup de ces signes, oubliés par d’innombrables générations, étaient trompeurs. La morille remonta dans les archives d’avant que le soleil com- mence à émettre de l’énergie supplémentaire, à l’époque où l’homme était un être beaucoup plus intelligent et agressif que son homologue arboricole actuel. Il passa en revue les grandes civilisations, émerveillé et perplexe […]. (H, chap. 14, 2/26)

On a ainsi accès, par le truchement du parasite, puis des humains ainsi augmentés, à l’histoire humaine, de la première lueur de conscience à sa destruction par les radiations solaires, et, comme dans 2001, le primate n’est pas devenu humain sans aide, mais plutôt qu’un mono- lithe, c’est un parasite qui joua ce rôle de catalyseur dès les débuts de l’hominisation. Dans La planète des singes, Pierre Boulle utilise un procédé assez similaire pour révéler les circonstances de la fin de l’humanité et de l’émergence de la conscience simienne : la trace mémorielle incons-

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ciente. La civilisation simienne conserve bien une certaine mémoire de son histoire, mais cette mémoire ne contient aucune trace d’évolution véritable ni de ce qui précède, de l’humanité : leurs premiers souvenirs témoignaient d’une civilisation déjà très avancée, à peu près semblable, en fait, à celle d’aujourd’hui. Ces documents, vieux de dix mille ans, apportaient la preuve d’une connaissance générale et de réalisations comparables à la connaissance et aux réalisations actuelles ; et, avant eux, c’était l’obscurité complète : aucune tradition orale ni écrite, aucun indice. (PS, 137-138)

Pour pallier ce trou, un chimpanzé qui expérimente sur des cobayes humains constate qu’en soumettant le cerveau à un courant électrique, une mémoire collective émerge. Puisque les humains ne maîtrisent plus le langage, le surgissement de la bouche d’une femme d’un dis- cours cohérent, en langue simienne, suggère qu’une partie du cerveau humain aurait gardé une trace physique des événements, mais aurait perdu le chemin d’accès, pour utiliser une métaphore informatique. Par une combinaison de procédés physico-chimiques dont je vous épargne la description, le génial Hélius a réussi à réveiller en elle non pas seulement la mémoire individuelle, mais la mémoire de l’espèce. Ce sont les souvenirs d’une très lointaine lignée d’ancêtres qui renaissent dans son langage, sous l’excitation électrique ; des souvenirs ataviques ressuscitant un passé vieux de plusieurs milliers d’années. (PS, 165)

Contrairement à ce que l’on voit dans Hothouse, où la mémoire de l’espèce prend la forme d’une narration rendue cohérente et linéaire par le filtre de la conscience de la morille, qui en fait une véritable explica- tion paléoanthropologique, dans La planète des singes, cette mémoire de l’espèce se présente sous la forme d’une accumulation de souvenirs individuels extrêmement précis, et même de voix qui se succèdent : « elle s’exprimait […] en langage simien, d’une voix un peu étouffée quoique très distincte, et qui se modifiait souvent, comme si elle appartenait à des personnages divers. » (PS, 165-166) Son discours est ainsi fragmenté, comme un montage radiophonique de témoignages ponctués par des changements de timbres, notés par des phrases du type « La femme observa […] un silence et reprit d’une voix différente, une voix d’homme assez doctorale. » (PS, 166) Tous racontent la même

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histoire, les semaines qui marquèrent la fin de l’ère humaine et le début de l’ère simienne. L’humanité apparaît donc essentiellement comme l’addition d’une multitude de subjectivités, plutôt que comme un ensemble cohérent, ce qui semble par ailleurs être en partie respon- sable de sa perte.

Qu’est-ce qu’un humain ? La question a-t-elle un sens ? Mais finalement, ce que l’interprétation mouvante et équivoque des traces de l’humain souligne le plus efficacement, c’est sans aucun doute l’impossibilité de répondre à la question de la définition de l’humain, voire sa futilité. Dans Hothouse, les posthumains se ques- tionnent sur des êtres rencontrés : « “Étaient-ils humains ?” demanda Gren. Elle haussa les épaules. Elle ne savait pas. Elle ne savait pas ce qu’humain signifiait. Les ventres-bedons, qui se prélassaient désormais dans la boue et grognaient, étaient-ils humains ? Et Gren, désormais si impénétrable que la morille semblait avoir pris le dessus, pouvait-on dire qu’il était encore humain ? » (H, chap. 21, 13/14) Puis, la morille note la nature culturelle et éphémère des classifications : « Encore une fois, les formes s’estompaient ! […] Les ventres-bedons sont-ils des végétaux ou des humains ? Les fourrures acérées sont-ils des humains ou des animaux ? […] Comment les situer dans les anciennes classifica- tions ? » (H, chap. 26, 22/30) Dans Les animaux dénaturés, Templemore se questionne : « [E]ncore singe et déjà homme » qu’est-ce que ça veut dire, précisément ? Que ce n’était qu’un singe, ou que c’était un homme ? — […] les Grecs ont longtemps disputé de la grave question de savoir à partir de quel nombre exact de cailloux on pouvait parler d’un tas […]. Votre question n’a pas plus de sens. Toute classification est arbitraire. La nature ne classifie pas. C’est nous qui classifions, parce que c’est commode. Nous classifions d’après des données arbitrairement admises, elles aussi. (AD, 74-75)

Ce questionnement sur la nature de l’humain à travers les traces qu’on peut en distinguer chez la multitude d’hybrides que produit la fiction ne se clôt-il pas sur la remise en cause du questionnement lui-même ? Non pas qu’il soit inutile, mais bien que sa principale utilité tiendrait à une prise de conscience que toute catégorie est subjective et cultu-

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rellement fondée, et celle de l’humain plus que toutes. À partir de ce constat, concluons que si la définition de l’humain n’est pas futile, il faut néanmoins admettre qu’elle ne sera jamais, et ne devrait jamais être, définitive. Qu’elle doit être sans cesse repensée pour avoir du sens.

Posthumain.indd 53 20-08-31 14:28 Posthumain.indd 54 20-08-31 14:28 Chapitre 2

Quand l’humanité diverge : la spéciation des posthumains

La posthumanité s’inscrit tout naturellement dans une réflexion sur le devenir humain, sur les transformations physiologiques, cognitives, génétiques ou technologiques de ce que nous sommes, soulevant la ques- tion de notre définition en tant qu’espèce et celle de nos limites, qui formeraient la frontière au-delà de laquelle nous serons autre chose. Cette réflexion peut relever de l’utopie (chez les transhumanistes), de l’optimisme (les théories gender du cyborg), de l’humanisme (refus de voir disparaître l’humain actuel ou celui d’un passé jugé meilleur) ou du pessimisme (représentation apocalyptique de la fin inéluctable de l’humanité), mais rarement la posthumanité est-elle perçue comme le résultat du mouvement naturel de l’évolution des espèces et rarement est-elle présentée comme pouvant prendre plusieurs formes coexistantes. Or, la plupart des théories de l’évolution étant fondées sur le concept de la divergence, la logique voudrait que l’on parle des posthumanités, comme il faudrait parler, sur le plan anthropologique, des humanités. Si l’homme est actuellement le seul représentant du genre Homo, il n’en a pas toujours été ainsi, tel que s’évertue à nous en convaincre le paléoanthropologue Pascal Picq : « il y a 40 000 ans, c’était hier, il y avait sur cette Terre plu-

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sieurs espèces d’hommes, c’est-à-dire biologiquement différentes, mais […] tout aussi humaines. Jusqu’à s’échanger des outils, des parures1. » Cette cohabitation entre espèces humaines, une locution jamais utilisée au pluriel, n’est pas si lointaine et le processus de spéciation, par lequel pourrait advenir une posthumanisation, conduit logiquement au retour d’une telle cohabitation. Thierry Hoquet souligne que les leçons de la lutte pour la survie doivent être appliquées à l’homme : la question du bricolage (ou des mutations) dirigé(es) est aussi celle d’une espèce, la nôtre, inquiète de son avenir, envisageant l’apparition d’espèces nouvelles rivales, songeant à son expansion dans l’univers, fût-ce au prix de transformations l’affectant elle-même2.

À partir des différents aspects du principe de la spéciation, processus d’apparition des nouvelles espèces biologiques, il s’agira d’observer dans quelques textes de fiction la représentation du processus de posthumanisation, et plus particulièrement la coexistence d’espèces « humaines » multiples. La spéciation, qui explique la biodiversité actuelle, est un principe le plus souvent géographique : lorsque deux groupes de la même espèce sont physiquement séparés, ils évoluent indépendamment jusqu’à devenir deux espèces, chacune mieux adaptée à son nouvel environnement. Cette dynamique influe profon- dément sur la construction des récits : c’est le cas avec les Elois arbori- coles et les Morlocks troglodytes de H. G. Wells (The Time Machine)3, les multiples espèces humanoïdes de Brian Aldiss (Hothouse), le peuple de souche [Stock people] et les nouveaux humains [New humans] de Robert Charles Wilson (« Le grand adieu [The Great Goodbye] »)4 ou encore

1. Pascal Picq, « L’Homme peut-il survivre à lui-même ? », conférence dans le cadre de la 2e édition des (im)pertinents, organisé en partenariat avec L’Express et Philosophies.tv, 21 juin 2012 à la Maison des Centraliens à Paris. URL : http ://www. youtube.com/watch ?v=XF_Cd28BVWI 2. Thierry Hoquet, « Bricolages. Les biotechnologies ou l’espérance de la muta- tion », Critique, nos 709-710, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 524. 3. Herbert Georges Wells, The Time Machine,Kobo, Projet Gutenberg, s.d. [1895], livre électronique. Désormais abrégé en (TM), suivi du numéro de la page. 4. Robert Charles Wilson, « The Great Goodbye », dans Gilbert Dozois (dir.), Supermen : Tales of the Posthuman Future, New York, St.Martin’s Griffin, 2002, livre électronique Kobo.

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le peuple archaïque [old-style people], potentats [potentates] et autres humains-rats [hrats] de Geoffrey A. Landiss (« A History of the Human and Posthuman Species »)5.

La multiplication des espèces : spéciation et divergence La spéciation soulève la question de la définition de cette catégorie taxonomique qu’est l’espèce. Pour simplifier, il existe deux définitions : l’une est utilisée en paléontologie et s’appuie sur des caractères mor- phologiques (deux spécimens sont de la même espèce parce qu’ils pré- sentent suffisamment de ressemblances) et l’autre est génétique, basée sur l’interfécondité (deux spécimens sont de la même espèce lorsqu’ils peuvent donner naissance à une descendance fertile). Or, les catégories sont, par définition, humaines et donc imparfaites. L’espèce s’inscrit en fait dans un continuum généalogique rompu lorsque la distance en deux sous-groupes devient telle que la possibilité de transferts géné- tiques n’est plus possible. Selon la définition choisie, on peut concevoir la spéciation de deux façons : la paléontologie, avec sa perspective dia- chronique et morphologique, fait référence au modèle de l’anagénèse (la transformation d’une espèce-mère en une espèce-fille unique), alors que la génétique, avec sa perspective synchronique, privilégie la clado- génèse, la division d’une espèce-mère en deux espèces-filles distinctes. Dans le cas de l’imaginaire des posthumains, c’est le principe de l’ana- génèse qui est le plus souvent mobilisé : l’humanité unique devient une posthumanité tout aussi unique. Mais, dans certaines œuvres, une spéciation par cladogénèse entraîne une séparation de l’humanité, qui devient deux ou plusieurs espèces. Toutefois, même dans ces récits, une espèce a généralement tendance à être privilégiée par la narration au profit des autres sur la base de sa plus grande ressemblance avec Homo sapiens, espèce dont le nom sera le plus souvent construit à partir du terme « humain » associé à un adjectif à la connotation conservatrice (old-style, stock, etc.), suscitant davantage l’identification du lecteur.

5. Geoffrey A. Landiss, « A History of the Human and Posthuman Species », in Gilbert Dozois (dir.), Supermen : Tales of the Posthuman Future, New York, St. Martin’s Griffin, 2002, livre électronique Kobo, p. 2/13.

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Par exemple, dans Hothouse de Brian Aldiss, les espèces posthu- maines se sont multipliées et ont divergé dans leur lutte pour la survie. Malgré cette diversité nouvelle, seuls les représentants de l’espèce sur qui le récit est focalisé sont nommés « humains », bien qu’ils ne ressemblent pas plus à l’homme moderne que les autres. L’« humanité » des espèces cousines est évaluée en fonction de leurs similitudes et différences par rapport aux protagonistes, et non à un éventuel ancêtre, un « humain » modèle depuis longtemps oublié. Ainsi, la question de définir l’Homme, qui obsède les philosophes depuis des siècles, prend une autre couleur dans un contexte où cohabitent des espèces humaines. Une des conclusions à laquelle le roman arrive est la remise en cause de l’idée même d’une catégorie « humaine » stable et définis- sable, et sa réintégration dans un continuum conceptuel et évolutif. Mais au-delà des questionnements philosophiques, cette coprésence d’espèces humaines dans certains récits d’anticipation pose également la question des mécanismes qui la sous-tendent : pourquoi et comment l’espèce humaine divergerait-elle ? Selon la biologie évolutionniste, la spéciation fonctionne grâce à deux moteurs distincts. Premièrement, il y a la dérive génétique, qui désigne la transmission aléatoire dans une population de certains caractères apparus par mutation, la plupart n’ayant aucune fonction adaptative spécifique. Or, bien que le hasard joue sans aucun doute un grand rôle dans l’évolution des espèces6, il apparaît pourtant rarement dans la fiction. En effet, la nature même des œuvres narratives pousse les auteurs à privilégier des mécanismes évolutifs qui donnent un sens (philosophique, symbolique, moral) à la posthumanisation et qui peuvent agir comme embrayeurs narratifs. Ce faisant, ils choisissent le second moteur de l’évolution : la sélection des caractères en fonction de leur potentiel adaptatif à un environ- nement changeant. C’est la sélection naturelle lorsque l’apparition aléatoire d’un caractère augmente les chances de survie de l’individu ; la sélection sexuelle lorsqu’il augmente ses chances de reproduction ;

6. Si l’on en croit la théorie neutraliste de Motoo Kimura, la dérive génétique joue un rôle infiniment plus grand que la sélection. Motoo Kimura, Théorie neutraliste de l’évolution, trad. de l’anglais par C. Montgelard, Paris, Flammarion, 1990 [1983].

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et la sélection artificiellelorsque c’est l’homme qui choisit et encourage la transmission d’un caractère spécifique (comme pour l’élevage et l’agriculture, mais aussi pour l’eugénisme).

Les temps de l’évolution La sélection (naturelle et sexuelle) ne peut agir sur la morphologie des espèces sans l’action du temps. Mais à quelle échelle ? Il s’agit là d’un grand sujet de controverse parmi les biologistes : le fil de l’évolution est-il progressif ou ponctué ? Doit-on parler de micro ou de macroévo- lution ? Puisque Darwin continue d’influencer largement l’imaginaire de l’évolution, sa conception gradualiste domine les textes de fiction, souvent bien loin des querelles entre évolutionnistes contemporains7. Dans L’origine des espèces, il explique que l’évolution fonctionne si len- tement et sur des périodes si grandes que les changements ne peuvent être constatés qu’à une échelle géologique : Nous ne voyons rien de ces lents changements tandis qu’ils se produisent, jusqu’à ce que la main du temps les ait frappés au sceau des âges anciens, et alors, notre vue de ce long passé géologique est si imparfaite que nous percevons seulement que les formes de vie sont différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient auparavant8.

Mais Darwin distingue le temps nécessaire aux espèces naturelles pour évoluer dans la nature et celui que les espèces domestiques (incluant l’homme qui « dirige » sa propre évolution) nécessitent pour évoluer par sélection artificielle. Les deux phénomènes se distinguent d’aux moins deux manières : le rythme et la finalité. Dans les textes de fiction mettant en scène un processus de posthumanisation, lorsque l’humanité prend en charge sa propre évolution par la technologie, les attributs qu’il choisit sont fonctionnels et la durée est courte, les récits se déroulant souvent dans un avenir proche, voire à l’époque

7. Il y a bien sûr des exceptions : Galápagos de Kurt Vonnegut utilise la théorie des monstres prometteurs (hopeful monsters) de Richard Goldschmidt, qui est également une forme de saltationisme macroévolutif (voir le chapitre 8) et les romans Darwin’s Radio et Darwin’s Children de Greg Bear, malgré leur titre, mettent en scène les théo- ries saltanionnistes, autrement dit une macroévolution par bonds (voir le chapitre 11). 8. Charles Darwin, L’origine des espèces, texte intégral de la première édition de 1859, trad., présenté et annoté par Thierry Hoquet, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 128.

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contemporaine ; lorsque la posthumanité est le résultat de l’évolution naturelle, les attributs sont déterminés par le hasard, puis le filtre de l’adaptation, et la durée est très longue, les récits se déroulant parfois sur des millions d’années. Ainsi, suivant Michel Serres, la vitesse de l’évolution par sélection naturelle et par dérive génétique correspond à une temporalité darwinienne, alors que l’évolution par sélection artificielle et par manipulation génétique convoque une temporalité exodarwinienne. Le temps darwinien comprend à la fois la très rapide variabilité des individus et la très lente spéciation (variabilité de l’espèce). Par exemple, pour Stephen Jay Gould et sa théorie des équilibres ponctués, la durée de vie d’une espèce est en moyenne de quatre millions d’an- nées (période de stabilité) et la période de spéciation serait d’environ 40 000 ans (période de changement). Le second temps, exodarwinien, varie fortement, mais demeure assez rapide, allant de l’existence d’un individu à quelques milliers d’années. Selon Serres, ce nouveau temps historique de l’évolution est le fondement de l’hominescence, cet état transitoire entre l’humanité et la posthumanité : Le nouveau vivant, nous le produisons d’un coup de maître, foudroyant, au lieu de l’attendre d’un coup de dé pendant un temps imprévisiblement long et de le sélectionner avec patience. Un nouveau temps apparaît, en même temps que de nouveaux vivants. […] Rien ne dépasse l’importance de cette bifurcation, où l’évolution reparaît pour se jeter, à nouveau, dans l’histoire, alors que notre histoire, jusqu’à aujourd’hui, nous en arrachait. […] L’aventure humaine se développait hors le temps ordinaire de la vie ; en le maîtrisant, elle y revient en quelque manière. Paraît alors une rupture temporelle sans équivalent9.

Prenons pour exemple deux romans de H. G. Wells afin d’illustrer ces deux temporalités. Dans L’île du docteur Moreau, le savant fou humanise artificiellement ses cobayes animaux grâce à la vivisec- tion et l’hypnose. Le temps évolutif pour ces Hommes-bêtes [beast people] est donc très rapide, de l’ordre d’une seule génération. C’est le temps exodarwinien. Par contre, dans The Time Machine,le voyageur temporel victorien se retrouve à Londres en 802 701 et y rencontre

9. Michel Serres, op. cit., p. 10-11.

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les descendants de l’humanité, deux espèces très distinctes qui ont naturellement divergé, les Elois et les Morlocks. C’est donc le temps darwinien, d’une grande lenteur, presque géologique, qui est métapho- risé par cette machine à voyager dans le temps, qui rend concrète et assimilable par la pensée humaine une durée autrement vertigineuse. Cette échelle temporelle devient ainsi celle de la spéciation et, par le fait même, de la disparition éventuelle de l’espèce. Elle souligne la finitude non plus de l’homme, mais de l’humanité, en tant qu’espèce savante, Homo sapiens. Selon Brian Aldiss, « Le catastrophisme et la culpabilité de l’extinction massive sont brillamment incarnés dans la novella de H. G. Wells, The Time Machine. “Je suis affligé en pensant à la brièveté du rêve de l’intelligence humaine”, dit le Voyageur temporel, debout à la fin des temps10. » Une telle échelle temporelle pourrait offrir à l’écrivain des possibi- lités infinies pour concevoir ses personnages posthumains, modelés par des facteurs environnementaux innombrables, surtout si l’on com- bine l’évolution naturelle et artificielle ; malgré tout, ceux-ci conservent immanquablement des traits humains immédiatement reconnais- sables. Pour François Jacob, L’étonnant […] c’est ce qui est considéré comme possible. C’est, cent ans après Darwin, la conviction que, si la vie survient n’importe où dans l’uni- vers […] elle doit nécessairement évoluer vers quelque chose de semblable aux êtres humains. L’intérêt de toutes ces créatures, c’est de montrer com- ment une culture manie le possible et en trace les limites11.

Or, qu’il s’agisse de biologie ou de fiction narrative, toutes les formes ne sont pas possibles. L’évolution n’est pas fondée que sur la sélection et les matériaux disponibles ne sont pas infinis.

10. Brian W. Aldiss, cité dans « Foreword », Damien Broderick [dir.], Earth is But a Star : Excursions Through to the Far Future,Crawley, University of Western Australia Press, 2001, p. xi. 11. François Jacob, Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant, Paris, Fayard, 1981, p. 10.

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Les limites de la variabilité ou le bricolage du vivant Ainsi, les possibilités de formes du posthumain ne seraient pas sans limites. Si l’on en croit François Jacob, toute une série de mécanismes intervenant dans l’évolution […] concourt à brouiller les effets de la sélection naturelle et peut même engendrer des structures qui ne servent à rien. […] Toute une série de contraintes limite les possibilités de changement de structures et de fonctions12.

Seul un certain nombre de facteurs, de gènes, de formes peuvent donc varier, à défaut de quoi le résultat ne sera pas viable ou fertile, rendant impossible toute descendance. Dans la fiction, les limites ne sont pas biologiques, elles sont surtout narratives : quel niveau d’altérité le lecteur peut-il admettre et toujours considérer qu’il est devant le des- cendant d’un humain ? Autrement dit, à quel niveau d’altérité l’identi- fication devient-elle impossible ? Pour expliquer les limites de la variabilité biologique, Jacob utilise la métaphore du bricoleur et de l’ingénieur (s’inspirant ainsi de Lévi- Strauss à propos de la « science du concret » et de la « science abs- traite »). Il explique que les différences qui séparent les ingénieurs des bricoleurs éclairent le fonctionnement de l’évolution : [L]a sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main […]. Comme l’a souligné Claude Lévi-Strauss (La pensée sauvage, Plon, 1962), les outils du bricoleur, contrai- rement à ceux de l’ingénieur, ne peuvent être définis par aucun programme. Les matériaux dont il dispose n’ont pas d’affectation précise. […] À maints égards, le processus de l’évolution ressemble à cette manière de faire. […] [L]es structures nouvelles sont élaborées à partir d’organes préexistants qui, à l’origine, étaient chargés d’une tâche donnée mais se sont progressi- vement adaptés à des fonctions différentes13.

Puis, il souligne une autre différence : la plupart des ingénieurs, devant un même problème, vont trouver une solution similaire, alors que les bricoleurs n’aboutiront jamais au même résultat. On peut dire que les solutions des ingénieurs sont convergentes et que celles des bricoleurs

12. Ibid., p. 47-48. 13. Ibid., p. 70.

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sont divergentes, comme celles de l’évolution. « Enfin, contrairement à l’ingénieur, le bricoleur qui cherche à améliorer son œuvre préfère souvent ajouter de nouvelles structures aux anciennes plutôt que de remplacer celles-ci. Il en est fréquemment de même avec l’évolution […]14. » Cet aspect du bricolage évolutif explique la présence dans le monde du vivant d’une multitude de structures devenues inutiles. Dans le processus de posthumanisation, si l’on considère l’évolution humaine comme du bricolage, l’humain devient un matériau qu’il convient de récupérer, afin de le transformer et de lui donner de nou- velles fonctions. Cette idée est intéressante sur le plan biologique, mais elle est surtout très fertile sur le plan littéraire, le texte étant lui-même un bricolage de textes antérieurs et de discours divers. La figure pos- thumaine devient dès lors un bricolage discursif à partir d’un certain nombre de matériaux qui sont empruntés à l’histoire de l’art et de la littérature, aux discours transhumanistes, à l’imaginaire construit par les théories de l’évolution et par l’anthropologie, à la philosophie rationaliste et mécaniste, etc. Dans The Time Machine, Wells met en scène plusieurs de ces concepts. L’auteur et le narrateur appartenant à l’Angleterre de la fin du xixe siècle, les posthumains qu’ils imaginent sont bricolés à partir des matériaux discursifs de leur époque. Ainsi, le voyageur énonce ses attentes très positivistes vis-à-vis de l’évolution humaine : « J’avais toujours anticipé que les gens de l’année 802 000 (environ) seraient incroyablement plus avancés que nous sur le plan de la connaissance, de l’art, de tout » (TM, chap. 4, 4/30), mais aussi ses craintes : « Qu’est-ce qui est arrivé aux hommes ? Et si la cruauté était devenue une passion commune ? Et si, dans l’intervalle, la race avait perdu son humanité [manliness] et s’était transformée en quelque chose d’inhumain, d’anti- pathique et d’incroyablement puissant ? » (TM, chap. 3, 12-13/16). La peur d’une dégénérescence future de l’homme apparaît comme une prophétie terrifiante, révélant une conception victorienne de l’homme qui serait « civilisé », rationnel et non violent par définition, sur le modèle du gentleman. Notons également que le voyageur temporel

14. Ibid., p. 74.

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attend une forme unique de descendant humain : nul n’imagine d’em- blée une future humanité plurielle, pour la simple raison que l’histoire humaine s’est entièrement déroulée après la disparition des derniers cousins hominiens15. Évidemment, les posthumains que le voyageur temporel de Wells rencontre finalement ne correspondent pas à l’image qu’il s’était créée, mais ils sont néanmoins construits à partir des mêmes matériaux ima- ginaires et discursifs que leur version fantasmée. Exactement comme les deux bricoleurs de François Jacob qui, lorsque confrontés au même problème, trouvent deux solutions différentes. Et les posthumains de Wells, séparés en deux espèces distinctes, sont eux aussi deux solutions différentes à la même question de l’évolution de l’homme. Le voyageur décrit ainsi les Elois : Leurs cheveux, uniformément bouclés, s’arrêtaient au niveau du cou et des joues ; il n’y en avait pas la moindre trace sur le visage […]. Leurs bouches étaient petites, avec des lèvres rouge vif et plutôt minces, et leurs petits mentons se terminaient en pointe. Les yeux étaient grands et doux. (TM, chap. 4, 3/29)

Il explique aussi que ces êtres sont petits (à peine plus d’un mètre), végétariens et possèdent l’intelligence d’un enfant de cinq ans. Ils sont accueillants et utilisent un langage assez structuré. Mais, au bout de quelques jours, le voyageur est confronté à d’autres créatures moins accueillantes, les Morlocks, qu’il décrit à la fois comme

15. La science n’a pas toujours été convaincue de l’unicité biologique de l’espèce humaine. Dès la première description scientifique d’Homo sapiens en 1758 (Systema Naturae), Linné suggère l’existence de plusieurs taxons au sein de la catégorie Homo sapiens : Africanus, Americanus, Asiaticus, Europeanus et Monstrosus. Certains de ces taxons deviendront rapidement des « races » et alimenteront les hiérarchies raciales de l’anthropologie au siècle suivant. C’est notamment sur cette hiérarchie biologique au sein de l’espèce humaine (aujourd’hui considérée comme sans fondement scientifique) que le colonialisme, l’esclavagisme, l’eugénisme et les régimes d’apartheid se sont organisés et se sont justifiés. Les avancements de la génétique à partir des années 1950 jusqu’à nos jours ont permis de confirmer qu’Homo sapiens n’est qu’une seule espèce et que sa variabilité est superficielle, rendant possible l’universalisation de la catégorie «humaine » et les droits qui l’accompagnent. Il semble donc que l’égalité biologique soit garante d’une égalité des droits. Or, que signifierait pour l’organisation sociale une pluralité posthu- maine ? Plusieurs œuvres de fiction abordent cette question éthique et politique.

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des « petites figures simiesques » (TM, chap. 5, 35/47) et des « araignées humaines » (TM, chap. 5, 36/47). Puis, il a l’occasion de les observer de plus près et constate que ces êtres, qui vivent dans les vestiges d’un réseau souterrain (vraisemblablement le métro de Londres), ont toutes les caractéristiques d’animaux nocturnes et cavernicoles : une absence de pigmentation cutanée, de grands yeux rougeâtres, une pilosité assez prononcée, une alimentation carnivore, etc. Le voyageur temporel émet donc une hypothèse pour expliquer la coprésence de ces deux espèces humanoïdes clairement distinctes : « graduellement, la vérité m’est apparue : l’Homme n’était pas demeuré une seule espèce, mais s’était différencié en deux animaux distincts. » (TM, chap. 5, 37/47) Puis,

Je […] continuais à présumer du mécanisme de cette division de l’espèce humaine. […] Au début, en partant des problèmes de notre propre époque, il semblait clair […] que la différence sociale et graduelle entre les capitalistes et les travailleurs était la clé […]. [Le] fossé grandissant […] [rendrait] de moins en moins fréquents les échanges entre les classes et la promotion par l’intermariage qui retarde actuellement la division de notre espèce selon des lignes de stratification sociale. Ainsi, à la fin, […] sous terre, les […] travailleurs [s’adapteraient] continuellement à leurs conditions de travail. (TM, chap. 5, 41-44/47)

Cette posthumanisation divergente exemplifie les deux grands types de spéciation biologique : allopatrique et sympatrique. La spéciation allopatrique, la plus courante, survient lorsqu’un groupe composé d’individus d’une même espèce se retrouve séparé géographiquement d’un autre. Les individus des deux groupes ne pou- vant plus se reproduire entre eux, ils se différencient très graduellement jusqu’à devenir deux espèces distinctes. C’est l’exemple classique des pinsons observés par Darwin sur les îles Galápagos. La science-fiction utilise régulièrement ce concept grâce au trope de la colonisation de l’espace. La spéciation sympatrique – qui est due à des facteurs autres que géographiques (par exemple, le régime alimentaire) – est naturel- lement plus rare parce qu’elle nécessite beaucoup plus de rapidité : pour que deux groupes d’une même espèce habitant le même territoire ne soient plus interféconds, le changement génétique doit être soudain. Toutefois, on pourrait imaginer, à la suite de Wells, une humanité qui

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se diviserait biologiquement sans se diviser géographiquement, par exemple, pour des raisons culturelles. Ainsi, deux groupes qui occupent le même territoire peuvent choisir de ne pas se reproduire entre eux pour diverses raisons de classes sociales, raciales, ou encore pour des raisons utilitaristes, comme la volonté de créer des sous-espèces différentes pour des tâches précises telle l’utilisation optimale d’une technologie. La divergence amorcée par la spéciation sympatrique et artificielle initiale est ensuite renforcée par le facteur allopatrique16 : plus les deux groupes s’éloignent l’un de l’autre (« fossé grandissant »), plus les mariages mixtes (« intermarriage ») sont découragés, jusqu’à ce que la morphologie des deux groupes devienne suffisamment éloignée pour que les individus ne soient plus sexuellement attirés entre eux.

Humain de souche, humain nouveau Dans la nouvelle « The Great Goodbye », d’abord publiée dans la revue Nature, Robert Charles Wilson propose une autre forme de spéciation posthumaine divergente, beaucoup plus rapide, mais qui s’inscrit dans la même logique du renforcement. Sa très courte nouvelle raconte l’histoire d’un jeune garçon qui visite un musée avec son grand-père qui a choisi d’appartenir à une autre espèce pour entreprendre un voyage spatial. Dans cette nouvelle, la spéciation artificielle se justifie par la nécessité de dépasser les limites du corps humain pour sup- porter la longueur des voyages spatiaux, parallèlement à une volonté de conserver une forme plus près d’Homo sapiens pour continuer d’habiter la Terre. Ce processus s’inscrit dans un temps résolument exodarwinien : L’humanité était devenue, à l’automne 2350, deux espèces complètement distinctes – si je peux utiliser ce terme désuet. Oh, les Humains de souche restent une « espèce » au sens classique de l’évolution : les Nouveaux, bien sûr, ont oublié tout ça. Post-évolution, post-biologie, greffés ou fabriqués, les

16. Le généticien Théodosius Dobzhansky (« Speciation as a Stage in Evolutionary Divergence », The American Naturalist,vol. 74, no753, juillet-août 1940, p. 312-321) nomme ce phénomène le « renforcement », lorsque l’isolement géographique est accentué par les comportements. Jerry A. Coyne et H. Allen Orr (Speciation, Sunderland, Sinauer Associates, 2004) ont démontré que le renforcement joue un rôle beaucoup plus grand dans la divergence génétique des espèces sympathiques.

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Nouveaux sont glorieusement libérés de toutes les anciennes contraintes humaines17.

La décision de créer une nouvelle espèce humaine à la longévité pro- longée et au métabolisme ralenti s’explique donc par les contraintes temporelles qu’imposent les distances interstellaires : Les nouvelles personnes sont patientes : d’une certaine façon, c’est le but. Les humains ont toujours rêvé des étoiles, mais les étoiles restent hors de leur portée. La durée de vie d’un être humain de souche est tout simplement trop courte ; cent ou deux cents ans ne vous mèneront pas assez loin. Les contraintes relativistes exigent que les voyageurs entre les étoiles s’y sentent chez eux. Seules les Nouvelles personnes ont la continuité, la patience, la flexibilité pour endurer et prospérer dans le vide galactique18.

Ces deux espèces correspondent ainsi à deux formes, deux états pos- sibles d’un même individu. Théoriquement, chacun peut choisir d’être une espèce ou l’autre. La nouvelle est narrée par le jeune garçon qui appartient aux Humains de souche (similaires à Homo sapiens), alors que son grand-père a fait le choix de se joindre aux Nouveaux. Il y a donc inversion de la logique évolutive : ce sont les « ancêtres » qui choi- sissent de devenir posthumains, alors que les « descendants » choisissent l’humanité. Mais cette inversion n’est pas si surprenante si l’on considère la volonté de dépassement de la finitude qui obsède tant les trans- humanistes. Le grand-père, beaucoup plus âgé, voudra logiquement métamorphoser son corps pour échapper à la mort. Mais si cette méta- morphose est possible de son vivant, ce que la nouvelle révèle surtout est l’établissement d’un tabou et de barrières juridiques qui limitent ces métamorphoses. Dans une logique de spéciation sympatrique, les deux espèces humaines cohabitent temporairement sur Terre, dans un même lieu géographique, mais des mécanismes sociaux renforcent le phénomène de divergence. Autrement dit, la spéciation sympatrique artificielle vise à jeter les bases d’une future spéciation allopatrique naturelle provoquée par l’isolement géographique qu’imposera le voyage spatial. Un de ces mécanismes sociaux est le tabou de la mixité.

17. Robert Charles Wilson, op. cit., p. 1/7. 18. Ibid., p. 5/7.

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L’idée du tabou est un mécanisme de manipulation artificielle de l’évolution récurrent, puisque tous les systèmes sociaux fondés sur la ségrégation raciale fonctionnent ainsi : les lois raciales imposent d’abord l’idéologie dominante, mais deviennent superflues lorsque le tabou du mariage mixte s’implante dans l’imaginaire social. Dans la nouvelle de Wilson, le tabou qui entoure les relations entre espèces s’apparente d’ailleurs beaucoup à de la ségrégation raciale et va jusqu’à décourager la simple fraternisation en public : Nous marchâmes de la Galerie des Machines à celle des Planètes, attirant les regards des Gens de souche (surtout les enfants) qui nous entouraient. Le Grand Adieu durait depuis plus d’un siècle, mais les Nouveaux étaient déjà rares sur Terre, et un Nouveau marchant avec une Personne de souche était un spectacle encore plus inhabituel – risqué, voire choquant. […] La Galerie des planètes documentait l’expansion de l’humanité dans le sys- tème solaire, et j’espère que tous ceux qui levaient le nez sur notre présence en percevaient l’ironie : les Personnes de souche n’auraient pu coloniser aucun de ces endroits interdits […] sans la collaboration des Nouveaux19.

Cette forme de tabou se présente comme une inversion logique du tabou définit par Freud à partir de la culture totémique. Selon Freud, dans les cultures aborigènes le totem est héréditaire, il « n’est attaché ni au sol ni à telle ou telle localité ; les membres d’un même totem peuvent vivre séparés les uns des autres et en paix avec des individus ayant des totems différents20. » Or, le système totémique comporte la loi d’après laquelle les membres d’un seul et même totem ne doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, par conséquent ne doivent pas se marier entre eux. C’est la loi de l’exogamie, inséparable du système totémique. […] La violation de cette prohibition […] est vengée par la tribu tout entière, comme s’il s’agissait de détourner un danger qui menace la collectivité21.

19. Ibid., p. 3/7. 20. Sigmund Freud, Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, trad. de l’allemand par S. Jankélévitch, livre électronique préparé par Jean-Marie Tremblay, Chicoutimi, Bibliothèque Paul-Émile-Boutet de l’Université du Québec à Chicoutimi, coll. « Les classiques des sciences sociales », 2002 [1912], p. 8. 21. Ibid., p. 8-9.

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Ainsi, puisque le totem n’est pas défini par le territoire, son influence sur la sélection sexuelle est donc de l’ordre du facteur sympatrique. Si l’on considère la question du point de vue de la diversité génétique, le système totémique, qui implique un tabou absolu de la reproduction intratotémique permet de maximiser la diversité génétique du groupe et de prévenir les problèmes de la consanguinité. En généralisant ce sys- tème et en considérant les totems comme étant équivalents à des races ou à des espèces posthumaines, le tabou s’inverse : il ne porte pas sur la reproduction intratotémique, mais plutôt extratotémique. La fonction du tabou n’est donc plus d’encourager l’hybridité biologique, autrement dit la convergence, mais bien d’encourager la pureté et la divergence. Or, si la transgression du tabou de l’inceste est punie par la mise à mort dans les cultures aborigènes, dans le cas du racisme institutionnalisé et dans celui des posthumains, la punition est à la fois moins radicale et plus globale. Ainsi, dans « The Great Goodbye », ce n’est pas simplement la reproduction qui est proscrite, mais aussi la socialisation. Et il ne s’agit pas de lois raciales, mais bien d’une réprobation sociale basée sur le rejet. Sur le plan institutionnel, la réaction est encore plus subtile : le changement d’espèce est légal, mais il est entouré d’une telle lourdeur administrative que personne ne l’envisage : « Un nouveau peut se trans- former en Personne de souche, et inversement, mais les tabous sociaux étaient puissants, et les obstacles (dissensions familiales, complications légales) étaient presque insurmontables22 ». La métaphore du totem est intéressante en régime posthumain puisqu’il n’est pas exactement synonyme de famille. Dans la nouvelle, la « famille » n’est plus un sous-ensemble de l’« espèce », puisque ses membres peuvent ne pas appartenir à la même espèce. Freud explique que, dans les tribus totémiques, « les désignations de parenté […] se rapportent aux relations, non entre deux individus, mais entre un indi- vidu et un groupe ; […] ces désignations forment un système “classifica- teur23” », système qui pourrait s’apparenter à la taxonomie des espèces, mais aussi aux castes dans Brave New World [Le meilleur des mondes].

22. Robert Charles Wilson, op. cit., p. 6/7. 23. Sigmund Freud, op. cit., p. 10.

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Dans le roman d’Aldous Huxley, qui se déroule dans une société posthumaine où la reproduction est artificielle et mécanisée, c’est le concept même de parentalité qui devient tabou. Ainsi, lorsque des étudiants font la visite d’une usine de reproduction, le directeur leur demande d’expliquer le concept de « parents », mais la gêne est trop grande : « Les êtres humains étaient… » Il hésita. Le sang lui montait aux joues. « Eh bien, ils étaient vivipares. » […] « Et quand les bébés étaient décantés… » « Nés », se fit-il corriger. « Alors, il y avait les parents – je veux dire, pas les bébés, bien sûr, les autres. » Le pauvre garçon était submergé par la confu- sion. […] « Je sais que ce sont là des faits désagréables », dit gravement [le directeur]. « Mais la plupart des faits historiques le sont24. »

La reproduction naturelle et la vie au sein d’une unité familiale sont devenues un tabou non pas renforcé par des lois, mais par le condi- tionnement en bas âge. Ce qui est singulier dans cet exemple est que le tabou ne concerne pas la reproduction entre deux groupes, mais la reproduction naturelle dans son ensemble, une dissociation entre sexualité et reproduction que l’on pourrait retrouver dans plusieurs autres textes mettant en scène des posthumains. À partir de cet exemple fourni par Huxley, mais aussi de ceux des sociétés totémiques, des systèmes ségrégationnistes et des cas de post­ humanité divergente, la fonction du tabou apparaît comme le moteur principal de régulation de la reproduction des individus par le groupe. Ainsi, le choix du partenaire sexuel demeure individuel, mais la société balise ce choix en fonction d’un objectif biologique plus large qui peut ou non relever de l’eugénisme. Mais si « The Great Goodbye » et Brave New World abordent la ques- tion de la microévolution en explorant les mécanismes qui poussent les individus à diverger, d’autres textes nous présentent la macroévolution, celle des groupes qui deviennent des espèces au fil des millénaires, voire des millions d’années. Ces récits adoptent une temporalité qui se rapproche du temps de l’évolution naturelle. Par exemple, Hothouse

24. Aldous Huxley, Brave New World, New York, The Modern Library, 1946 [1932], p. 26.

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de Brian Aldiss, à l’image de The Time Machine, se déroule un mil- lion d’années dans le futur. Lorsque le groupe d’« humains » atteint la limite de la face éclairée de la planète et aboutit dans les Terres du crépuscule perpétuel (la Terre a cessé de tourner sur elle-même), ils apprennent que cette zone de transition géographique est le lieu même de la spéciation allopatrique, puisque s’y sont succédé plusieurs vagues posthumaines, témoignant de l’extinction des branches stériles de l’évolution humaine : Chaque vague de créatures pouvait rester ici pendant plusieurs générations. Mais elles étaient toujours poussées de plus en plus loin du soleil par ses successeurs. Jadis avait proliféré ici une race que nous appelons les Gens de meute parce qu’ils chassaient en meute […]. Après les Gens de meute, vint une autre race d’humains robustes, qui apportaient avec eux des créatures à quatre pattes qui leur fournissaient de la nourriture et des vêtements, et avec lesquelles ils s’accouplaient. […] Ils s’appelaient les Bergenvoyeurs [Shipperds]. Ils chassèrent les Meutiers [Packers], et furent à leur tour rem- placés par les Hurleurs [Howlers], l’espèce qui, selon la légende, est issue des accouplements entre les Bergenvoyeurs et leurs créatures. […] Vint ensuite une autre branche de l’humanité, les Arabiers [Arablers], une race qui avait pour unique don la production agricole. Les Arabiers furent rapidement supplantés par les fourrures acérées [sharp-furs]. (H, chap. 25, 9-12/38)

Le roman contient d’ailleurs bien d’autres exemples où l’évolution est représentée comme un phénomène géographique et temporel, mais aussi comme une interaction entre espèces (par exemple, l’intelligence humaine serait issue d’un champignon parasite) et des espèces avec leur environnement (adaptation à la vie arboricole, mutation provo- quée par les rayonnements solaires, etc.). J’aborderai ces aspects en par- ticulier dans le neuvième chapitre de cet ouvrage consacré au roman.

L’écologie des spéciations posthumaines Cette écologie posthumaine est d’ailleurs le moteur même de la nou- velle de Geoffrey A. Landiss, « A History of the Human and Posthuman Species ». Inspiré du roman de , : A Story of the Near and Far Future [Les derniers et les premiers] (1930), ce texte sans personnages, narré au passé par un narrateur-historien qui décrit le processus de succession des spéciations humaines sur

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plusieurs millions d’années, aborde la question posthumaine d’une manière systémique, à partir des lois de l’écologie, et diachronique (contrairement à Hothouse, dont l’approche est synchronique). Ainsi, six lois de l’écologie structurent explicitement la nouvelle. Elles sont répétées régulièrement pour expliquer les métamorphoses successives :

• « les espèces se répandent pour combler toutes les niches dispo- nibles25 » ; • « les espèces coévoluent pour vivre ensemble26 » ; • « la stabilité d’un écosystème est proportionnelle à la diversité de ses espèces27 » ; • « les attributs non nécessaires à la survie d’une espèce dispa­ raissent28 » ; • « l’évolution survient toujours aux marges d’un écosystème29 » ; • « quand des populations isolées entrent en contact, les formes les plus robustes expulsent rapidement les moins robustes30. »

Suivant ces lois, huit grands moments de divergence se succèdent, comme autant de révolutions qui ont ponctué l’Histoire. Le début du processus évolutif est sympatrique, puisqu’aux XXIe et XXIIe siècles, l’humanité commence à se diviser en deux groupes : les humains archaïques [old-style humans] et les potentats [potentates], mieux adaptés à l’usage de la haute technologie communicationnelle, jusqu’à intégrer des puces informatiques dans leur ADN, et

25. Geoffrey A. Landiss, op. cit., p. 1/13. 26. Ibid., p. 3/13. 27. Ibid., p. 5/13. 28. Ibid., p. 6/13. Mentionnons que cette loi ne respecte pas les principes de l’évolu- tion tels qu’énoncés par Darwin, qui écrit, dans L’origine des espèces, que les « varia- tions qui ne sont ni utiles ni nuisibles ne seront pas affectées par sélection naturelle et seront laissées comme élément fluctuant, comme on le voit peut-être dans les espèces polymorphiques. » (Charles Darwin, op. cit., p. 110.) C’est également ce que suggère la théorie de l’évolution bricoleuse mise de l’avant par François Jacob (voir supra). 29. Geoffrey A. Landiss, op. cit., p. 9/13. 30. Ibid., p. 12/13.

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la plupart du temps antisociales, les rencontres informatiques agissaient comme une force sociale qui favorisaient dans la sélection ceux qui avaient peu d’exigences en matière de liens interpersonnels. En un siècle […] des puces bio-informatiques […] étaient programmées directement dans [leur] génome […], et les potentats étaient désormais isolés des humains archaïques31.

À partir de ce moment, les potentats tentent d’éliminer l’ancienne humanité, la forçant à résister aux virus qu’ils créent, puis, entre le XXIIe et le XXXIIe siècle, certains d’entre eux décident de coloniser la Lune et Mars et y inventent de nouveaux systèmes écologiques : l’un est constitué d’êtres vivants faits de silicone et de carbone et l’autre de formes de vie assemblées mécaniquement à partir d’ADN encodé (donc non hérité). Les ingénieurs humains ont ainsi pris le dessus sur les bricoleurs de l’évolution : Au cours du millénaire, la vie sur la Lune et sur Mars avait désévoluée. Les potentats avaient imaginé une forme d’humains qui rempliraient le rôle de superprédateur dans leur écosystème artificiel, mais leurs plans n’avaient jamais vraiment fonctionné. L’écosystème artificiel n’était pas assez com- plexe pour soutenir une telle niche, et les sophonts, l’équivalent des anciens humains (mais aucune définition biologique ne permettait de les identifier ainsi), n’avaient pas réussi à se reproduire en assez grands nombres et avaient finalement disparu. De nouvelles espèces finirent par s’adapter (à nouveau la première loi) et se répandirent dans toutes les niches32.

L’évolution martienne n’a rien d’un long fleuve tranquille, les branches stériles sont nombreuses et peu d’essais sont prometteurs, malgré les succès momentanés (comme d’ailleurs les inventions d’un bricoleur). Durant la même période, l’écologie terrestre s’effondre à la suite d’une chute radicale de la biodiversité (troisième loi) due à l’activité humaine : « C’était une catastrophe naturelle : l’écologie est la science du chaos, et les effondrements écologiques surviennent tous les dix millions d’années, à peu près, avec ou sans les humains. Mais ce fut toute- fois difficile pour les humains qui n’étaient pas des potentats33. » Les

31. Geoffrey A. Landiss, op. cit., p. 2/13. 32. Ibid., p. 4-5/13. 33. Ibid., p. 5/13.

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anciens humains deviennent alors les « hrats34 ». Les potentats et les hrats sont encore deux sous-espèces d’Homo sapiens, mais il y avait de moins en moins de croisements à mesure que les niches éco- logiques des hrats et des potentats divergeaient. Les potentats évoluèrent lentement pour devenir de plus en plus gros, puisqu’ils étaient au sommet de la chaîne alimentaire, et qu’il n’y avait pas de pression évolutive vers une taille plus petite. Les diverses sous-espèces de hrats humains, par contre, évoluèrent pour devenir de plus en plus petites – il y avait une pression énorme pour utiliser moins de ressources, pour être plus rapide, plus agile et plus adaptable35.

Nous sommes alors environ en l’an 4000 de notre ère. Cent mille ans plus tard, les potentats sont devenus de véritables dinosaures : énormes, invulnérables et ayant perdu la nécessité de l’intelligence, du fait de leur position au sommet de la pyramide de la prédation. Les hrats se retrouvent alors isolés sur les différents continents et perdent eux aussi leurs facultés cognitives, puisque, dans leur lutte pour la survie, une enfance et une adolescence prolongées, nécessaires au développement de l’intelligence, représentent une trop grande dépense d’énergie. Ils divergent alors en plusieurs espèces par spéciation allopatrique : « Aucun système de transport global – du moins qui soit accessible aux hrats – ne continua de fonctionner, les hrats évoluèrent donc pour prendre des formes distinctes sur différents continents, et dans les différentes zones climatiques de chaque continent36. » Un million d’années après notre ère, il n’existe plus d’espèces intelli- gentes sur Terre, mais le genre Homo n’est pas éteint pour autant. Tous les grands mammifères ayant disparu, une grande variété d’espèces d’hominidés occupent alors presque toutes les niches écologiques ouvertes : Au fur et à mesure que l’écologie se complexifia, une grande partie de la diversité vint des espèces d’hominidés, désormais adaptées pour rem-

34. « Hrats » est sans doute un mot-valise pour « human rats », mais on peut éga- lement y voir une référence à un roman de Brian Stableford, Cradle of the Sun (1969), dans lequel il décrit une planète Terre où survivent deux espèces intelligentes : les humains et les rats. 35. Geoffrey A. Landiss, op. cit., p. 6/13. 36. Ibid., p. 7/13.

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plir des niches herbivores (cerfs hominidés), omnivores (grands singes et cochons hominidés), et même quelques carnivores (ours et chacals homi- nidés), en concurrence avec les descendants des canins qui attaquaient les écureuils et cerfs hominidés37.

À partir de ce moment, une glaciation succède à une période inter- glaciaire très chaude et une niche écologique favorable à l’intelligence émerge à nouveau. Ce sont les sophonts, apparus dans les savanes de l’Antarctique, puis sur tout le globe, qui l’occupent rapidement. Ils développent une technologie fondée sur la céramique et entreprennent une conquête de l’espace, vivant parmi les ruines incompréhensibles d’Homo sapiens. Après 100 000 ans, leur civilisation stagne et elle dis- paraît complètement au bout de 500 000 ans. Deux autres espèces intelligentes apparaissent ensuite et dispa- raissent dans les cinq millions d’années qui suivent, jusqu’au retour des espèces abandonnées par les potentats sur Mars, 50 millions d’années auparavant. Cette longue stase s’explique par le fait que ces espèces martiennes avaient été conçues avec un ADN encodé artificiellement pour être plus résistantes aux radiations, possédant donc des méca- nismes de contrôle des erreurs de duplication du génome et un quin- tuple encodage. Cette protection a eu la conséquence imprévue de rendre impossible le processus évolutif (qui nécessite des mutations). Il a donc fallu attendre 50 millions d’années pour que ces mécanismes disparaissent graduellement et que l’évolution puisse s’enclencher à nouveau, menant, après 100 millions d’années, à l’émergence de créa- tures intelligentes ignorant leur origine terrestre et capables d’inventer des vaisseaux spatiaux. « Et l’histoire prenait un tournant sérieusement étrange38. » Ainsi, se conclut la nouvelle. Non pas sur une fin, mais sur une ouverture vers une altérité toujours plus radicale, parce que tou- jours plus éloignée, résolument divergente. Dès lors que l’on replace l’espèce humaine dans un continuum évo- lutif dont elle ne serait pas l’aboutissement, mais un simple maillon, l’idée d’un posthumanisme (bien plus que d’une posthumanité) prend

37. Ibid., p. 8/13. 38. Ibid., p. 13/13.

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tout son sens. Une pensée posthumaniste permettrait ainsi un décen- trement de l’humain, sans pour autant signifier son exclusion ou sa relativisation. Homo sapiens serait ainsi une espèce dominante en son temps, une espèce qui a su se soustraire momentanément à la machine évolutive et acquérir une puissance cognitive et une grande inventivité, mais aussi une espèce qui n’a pas toujours été unique, et qui, selon toute vraisemblance, ne pourra le demeurer. Au-delà de la représentation de figures posthumaines, la question de la pluralité de l’homme est abordée par la littérature dans une autre perspective : celle des origines. De nombreux romans et nouvelles mettent en scène des protohumains et des humains préhistoriques à une époque où l’humanité était encore plurielle : par exemple, The Inheritors (1955) de William Golding, La planète des singes (1963) de Pierre Boulle, Les animaux dénaturés (1952) de Vercors, The Neanderthal Planet (1959) de Brian Aldiss, ou, plus récemment, la trilogie The Neanderthal Parallax (2003) de Robert J. Sawyer. Mais si, comme le suggèrent la plupart de ces fictions, la coexistence avec l’homme de Néandertal fut impossible, l’humanité survivra-t-elle à la prochaine spéciation ? Une coexistence est-elle possible ? Est-ce un problème de maturité sociale, de caractéristiques inhérentes à Homo sapiens, ou est-ce une simple loi naturelle : il n’existerait sur Terre qu’une seule niche écologique pour une espèce intelligente et technologique ? Quels impacts culturels et identitaires pourrait avoir une telle coexistence, si elle est possible ? Voilà autant de questions que peut soulever la litté- rature par le biais des figures proto et posthumaines.

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La description d’espèces (post)humaines : entre science et étrangeté

Darko Suvin définit la science-fiction comme «un genre littéraire ou une construction verbale qui nécessitent la présence et l’interaction de l’étrangeté [distanciation] et de la cognition [science], et dont le principal mécanisme est un cadre imaginaire différent de l’environ- nement empirique de l’auteur1 ». Plusieurs récits de science-fiction comprennent une grande variété de créatures étranges – des extra- terrestres aux cyborgs – qui vivent dans un environnement parallèle. Parmi eux se trouvent de nombreuses espèces posthumaines, dont la représentation relève d’un défi particulier : elles sont, par définition, fondamentalement différentes et similaires aux humains, le Même et l’Autre. Elles représentent une projection des humains, une tentative de réflexion sur qui (ou quoi) ils pourraient devenir, mais aussi sur qui ils sont. Entre l’étrangeté (la distanciation) et la cognition, un moyen efficace d’intégrer ces possibilités dans les récits de science-fiction est

1. Darko Suvin, Metamorphoses of Science Fiction. On the Poetics and History of a Literary Genre, Providence, Yale University Press, 1979, p. 37.

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d’utiliser une approche scientifique, à savoir la description originale de l’espèce (telle que publiée dans les revues scientifiques de taxonomie). Dans les descriptions originales, qui sont axées sur les caractères diagnostiques (des traits spécifiques qui distinguent une espèce – ou un taxon – des autres similaires), les espèces nouvellement découvertes sont nommées pour la première fois et introduites dans notre univers sémiotique scientifiquement connu. Par conséquent, l’utilisation de la description originale pour représenter les créatures posthumaines permet de contourner la dichotomie classique entre le même et l’autre en considérant celles-ci comme faisant partie de la biosphère créée par le récit (et non pas simplement comme une alternative à l’humain). Les différences entre les humains et les divers êtres posthumains deviennent ainsi simplement les traits diagnostiques nécessaires pour distinguer les espèces entre elles dans n’importe quel système taxono- mique. Néanmoins, même si la description originale peut sembler être un moyen de limiter leur étrangeté en favorisant la fonction cognitive à l’intérieur du texte, elle crée paradoxalement un autre type d’éloi- gnement pour le lecteur : à des fins de classification, la taxonomie se concentre sur des différences spécifiques entre espèces, et non sur d’éventuelles similitudes. Par conséquent, seuls les traits surprenants sont soulignés, mettant de l’avant l’étrangeté du posthumain, même si la scientificité de sa description demeure indéniable. Dans ce chapitre, les liens stylistiques, sémiotiques et épistémo- logiques entre la description scientifique des nouvelles espèces et la description littéraire des créatures posthumaines dans les récits de science-fiction seront explorés. Pour ce faire, il s’agira d’utiliser la théorie de la coopération textuelle, l’histoire des sciences et une approche pragmatique de la description scientifique. Des exemples littéraires seront tirés du travail de trois romanciers : H. G. Wells (« The Man of the Year One Million [L’homme de l’an un million] », 1893 ; The Time Machine, 1895 ; [ La guerre des mondes], 1898), Brian Aldiss (Hothouse, 1962) et Margaret Atwood (Oryx and Crake [Le dernier homme], 2004). Ces textes présentent tous des personnages humanoïdes entièrement biologiques qui sont les descendants évolutifs de l’espèce humaine, soit par un processus naturel (sélection darwinienne) ou arti-

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ficiel (bio-ingénierie). Dans tous ces textes, les humanoïdes – que l’on qualifiera de posthumains – sont décrits en détail comme des espèces naturelles, et non comme des créatures surnaturelles ou mythiques, en utilisant une poétique typique de l’histoire naturelle.

La (xéno)encyclopédie du lecteur (de science-fiction) Dans L’empire du pseudo, Richard Saint-Gelais applique la théorie de la coopération textuelle d’Umberto Eco au genre de la science-fiction. Il propose d’appeler « xénoencyclopédie » tous les éléments cognitifs dont le lecteur a besoin pour comprendre le monde étrange du texte science-fictionnel. Pour Eco, le lecteur modèle peut actualiser un texte en comblant les nombreuses lacunes grâce à sa propre encyclopédie et à ses connaissances générales sur la culture, la langue, la science et le monde. Se référant à Eco, Saint-Gelais explique : La lecture de récits réalistes procède par application massive (et dans une large mesure inconsciente) de données encyclopédiques préalables ; cela permet au texte narratif de fonctionner, selon Eco, comme un « méca- nisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire2 ». Cela permet aussi de comprendre le statut ontologiquement ambivalent de ces récits qui, d’une part, mettent en place d’indéniables fictions […] mais qui, d’autre part, autorisent (et appuient) l’assimilation du cadre fictif et de la réalité. […] Il en va autrement en science-fiction où le lecteur n’a d’autre choix que de procéder à des réajustements encyclopédiques : ajouts, retraits ou altérations rendent alors impossible une identification stricte de l’encyclopédie préalable du lecteur et de celle posée ou présupposée par le texte, c’est-à-dire ce qu’on appellera la xénoencylopédie3.

Par conséquent, lorsque l’univers de référence du texte n’est pas celui du lecteur (texte non réaliste), comme c’est le cas en science-fiction, l’encyclopédie du lecteur est pratiquement inutile pour combler les lacunes. Le niveau de distanciation dépend alors de la quantité de données xénoencyclopédiques nécessaires qui est fournie par le texte,

2. Umberto Eco, Lector in fabula. La coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1985 [1978]. 3. Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene, 1999, p. 139-140.

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et de la quantité qui est extrapolée par le lecteur. Saint-Gelais énu- mère différentes stratégies utilisées par les écrivains pour intégrer les données xénoencyclopédiques dans les récits de science-fiction : didactisme, présentocentrisme et pseudo-réalisme. Un bon exemple de pseudo-réalisme serait un récit qui présente une grande variété d’espèces humanoïdes dans un avenir lointain, comme c’est le cas dans Hothouse de Brian Aldiss, sans les décrire en détail, en supposant que le lecteur les connaît déjà aussi bien qu’un lecteur modèle de fic- tion réaliste. Les lacunes et les indéterminations peuvent ensuite être partiellement comblées en extrapolant leur origine et leur évolution : en tant que descendants de l’homme, ces créatures ont certainement dû s’adapter, physiquement et dans leurs comportements, à un monde changeant où les plantes dominent. Puisque les mondes de science- fiction sont souvent construits par extrapolation de notre monde de référence actuel, on peut supposer que les lois générales de la nature, comme les principes de Darwin, s’appliquent, sauf indication contraire. Cependant, au-delà de la possibilité d’extrapolation, le texte doit encore transmettre une certaine quantité d’information xénoencyclopédique ; sans quoi, il devient opaque et potentiellement illisible. Par exemple, dans Hothouse, lorsque le narrateur tente de décrire des créatures nom- mées « Hommes volants [Flymen] », la distance entre l’encyclopédie du lecteur et le monde représenté devient évidente : D’une certaine façon, ils ressemblaient aux humains. Du moins, ils avaient une tête, deux longs bras puissants, des jambes courtes et des doigts forts sur leurs mains et leurs pieds. Mais, à la place d’une peau lisse et verte, ils étaient recouverts d’une substance rugueuse et brillante, parfois noire, par- fois rose. Et de larges ailes écailleuses semblables à celles des végé-oiseaux poussaient de leurs poignets à leurs chevilles. (H, chap. 3, 13/17 ; je souligne)

La comparaison aux « humains » déjoue les attentes du lecteur à ce moment du récit, qui croyait jusque-là être en présence d’Homo sapiens du XXe siècle. Il comprend alors que les « humains » mentionnés dans les trois chapitres précédents sont en fait des êtres à la peau verte et aux pattes courtes. Cette découverte change radicalement le paradigme de lecture : le lecteur apprend alors soudainement que son encyclopédie est inadéquate et que le narrateur n’est pas digne

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de confiance. Combler les lacunes du texte devient plus difficile et fait l’objet d’une réévaluation constante. Et un autre problème se pose dans Hothouse : le roman se situe dans un avenir si lointain que la civilisation humaine s’est effondrée et que le langage complexe, de moins en moins essentiel à la survie, s’est étiolé (« Dans ce millénaire vert, il y avait peu de pensées et encore moins de mots » [H, chap. 3, 1/17]). En outre, les espèces ont commencé à s’hybrider les unes avec les autres, rendant les anciennes classifications taxonomiques obsolètes : « les créatures de ce monde vert, ces traversiers [traversers4], les saules tueurs [killerwillows] dans le Nomansland, et les suiveurs [stalkers] qui se reproduisent comme des plantes à graines et migrent comme des oiseaux – où se situent-ils dans les vieilles classifications ? » (H, chap. 26, 29/36) Lorsque les taxons sont oubliés et perdent leur référent, il ne reste plus qu’à (re)découvrir, (re)nommer et (re)décrire chaque espèce rencontrée dans ce monde à la fois nouveau et oublié. Or, malgré l’exo- tisme apparent de cette quête, il ne faut pas oublier qu’au XXIe siècle, une majorité d’espèces vivantes n’a toujours pas été décrite et nommée par les taxonomistes, et certaines d’entre elles n’ont rien à envier aux créatures qui peuplent les romans de science-fiction. Il n’en demeure pas moins que la construction des espèces imaginaires n’est pas expli- cable que par les seuls pouvoirs de l’adaptation et de l’évolution : si elles sont décrites comme des habitants naturels (et non surnaturels) de leur propre biosphère, elles sont néanmoins d’abord et avant tout des signes dans un système sémiotique, et non des êtres vivants. Elles sont donc le fruit de bricolages5 de caractéristiques tirées d’espèces naturelles (du monde référentiel du lecteur) et d’êtres surnaturels tirés de mythes et de légendes, brouillant ainsi la distinction épistémologique entre l’imaginaire et le surnaturel6. Ainsi, pour maintenir la plausibilité du

4. Dans le texte original, les noms d’espèce ont parfois une majuscule, parfois non, selon le locuteur, et parfois pour le même nom. Cette instabilité, cette incohérence, est volontaire et porteuse de sens. 5. J’aborde cette question du bricolage dans l’évolution des espèces dans le cha- pitre 2. 6. Dans la préface de Last and First Men, l’écrivain de science-fiction Olaf Stapledon écrit : « Le roman du futur peut sembler dédouaner la spéculation débridée pour le bien du merveilleux. Pourtant, l’imagination dirigée dans ce domaine peut

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récit et la cohérence du monde fictif, certains textes adoptent la même méthode et la même rhétorique que la science utilise pour nommer, catégoriser et décrire de nouvelles espèces bien réelles.

La description d’espèces Dans De l’arbre au labyrinthe, Umberto Eco étudie les définitions que contiennent les entrées de dictionnaire et les articles d’encyclopédie. Ces derniers résument les connaissances actuelles sur un objet, tandis que les premières ne donnent que les caractéristiques essentielles – ou propriétés analytiques – de cet objet, pour le distinguer des autres, étroitement liées. Par exemple, Les propriétés analytiques de chien seraient […] animal, mammifère et canidé […]. Cette définition n’assigne pas au chien les propriétés d’aboyer ou d’être domestique : propriétés qui ne seraient pas nécessaires (parce qu’il peut y avoir des chiens incapables d’aboyer et hostiles à l’homme) ni ne feraient partie de la connaissance d’une langue, mais plutôt d’une connaissance du monde. Elles seraient donc matière à encyclopédie7.

En fiction, ce ne sont pas nécessairement les propriétés analytiques qui sont privilégiées ; elles peuvent même être mises de côté pour maintenir l’étrangeté, comme c’est le cas pour les humains verts dans Hothouse. Il ne faut pas oublier que la science-fiction se définit par une interaction entre la cognition (la science) et la distanciation (l’éloignement du monde fictif). La plupart du temps, le narrateur choisit de divulguer les caractéristiques qui contribuent le plus à la narration, à l’histoire et au monde fictif en construction. Chaque signe que contient un roman doit produire du sens, puisqu’il s’agit avant tout d’une construction linguis- tique. D’une certaine manière, la fiction et la biologie de l’évolution ont

être un exercice très précieux pour les esprits déconcertés par le présent et ses poten- tialités [...]. Mais pour qu’une telle construction imaginaire des futurs possibles soit puissante, notre imagination doit être strictement disciplinée. Nous devons nous efforcer de ne pas dépasser les limites du possible [...]. Ce qui est simplement fan- tastique n’a qu’un pouvoir limité. » (Stapledon, W. Olaf, Last and First Men : A Story of the Near and Far Future, préparé par Richard Scott, Colin Choat and Richard Wood, project Gutenberg of Australia eBook, 2006 [1930], p. 2.) 7. Umberto Eco, De l’arbre au labyrinthe : études historiques sur le signe et l’inter- prétation, trad. de l’italien par Hélène Sauvage, Paris, Grasset, 2010 [2003], p. 17.

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ce besoin en commun. Dans une définition du dictionnaire, les traits choisis n’ont pas besoin d’être particulièrement significatifs d’un point de vue évolutif ou fonctionnel, ils doivent avant tout permettre la caté- gorisation ; mais dans la description d’une espèce qui met de l’avant son évolution, celle-ci donne du sens à la plupart des traits. Certains d’entre eux ne sont présents qu’en raison de mutations accidentelles, mais la plupart permettent à l’espèce de s’adapter à son environnement. Par exemple, dans The Time Machine de H. G. Wells, le voyageur temporel explique, à propos des Elois : « Au fait, leur régime était entièrement composé de fruits. Ces gens du lointain futur étaient des végétariens stricts […]. En effet, j’ai découvert par la suite que les chevaux, le bétail, les moutons et les chiens étaient disparus, tout comme l’ichtyosaure. » (TM, chap. 4, 10/29) Le régime alimentaire des Elois est une propriété analytique pour les définir, puisque ce trait les distingue des humains omnivores du XIXe siècle et des autres créatures posthumaines de leur époque, les Morlocks, qui sont carnivores. De plus, la mention de leur régime frugivore fournit des informa- tions sur leurs ancêtres humains (le fait que leur comportement a causé l’extinction de nombreuses espèces) et leur propre place dans la chaîne alimentaire et l’écosystème : ce sont des créatures arboricoles, petites, d’intelligence limitée, non agressives et très susceptibles de devenir des proies, comme la plupart des herbivores. De plus, le fait que ces descendants d’aristocrates8 sont fragiles, graciles, la proie des Morlocks et qu’ils ont l’intelligence d’enfants de cinq ans, est évidem- ment un commentaire de Wells sur ses contemporains, ou plus géné- ralement sur l’espèce humaine. Pour définir une espèce posthumaine dans un récit, les traits sont choisis parmi tant d’autres en fonction de la théorie de l’évolution, de l’histoire littéraire et d’idéologies. Parfois, des références à l’encyclopédie du lecteur peuvent être utili- sées pour rendre ces traits plus suggestifs, même dans une fiction non référentielle. Par exemple, le voyageur temporel mentionne la « beauté

8. « Les gens du Monde d’en-haut ont peut-être déjà fait partie d’une aristocratie favorisée, et les Morlocks leurs serviteurs involontaires ; mais cette époque était depuis longtemps révolue. » (TM, chap. 7, 2/18)

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comme de la porcelaine de Dresde » (TM, chap. 4, 3/29) des Elois (qui vivent huit cent mille ans dans le futur, alors que la porcelaine de Dresde n’existe sans doute plus depuis longtemps), une référence cultu- relle qui doit être interprétée par le lecteur en utilisant sa connaissance générale de ce qu’est la « porcelaine de Dresde », à savoir un style très populaire de porcelaine au XIXe siècle. Ces omissions permettent au texte de rester économique et au lecteur d’imaginer activement les Elois, d’actualiser leur existence au sein d’un écosystème fictif, tout en maintenant une certaine étrangeté. Or, si le principal point de comparaison pour décrire les espèces post­humaines est forcément l’humain, cela entraîne la difficile tâche de définir ce dernier. Si l’on interroge l’histoire naturelle, la première description d’Homo sapiens a été publiée par Carl Linné dans la dixième édition de Systema naturae, dans lequel il énumère différents taxons pour catégoriser les humains, divisions aujourd’hui universellement rejetées par les scientifiques. Dans les cinq premières éditions de son livre (publiées entre 1735 et 1754), l’inventeur de la nomenclature binomiale propose également la catégorie « Animalia Paradoxa », dans laquelle il classe les créatures fantastiques trouvées dans les bestiaires médiévaux ou dans les récits de voyage des explo- rateurs : du satyre au phénix, en passant par le dragon, l’hydre ou la sirène. Le statut scientifique de ces espèces, qui ont disparu dans la sixième édition, n’est pas clair chez Linné. Dans sa description, il les traite comme n’importe quel autre objet d’intérêt scientifique : « Le satyre à queue, poilu, barbu, avec un corps d’homme, gesticulant beaucoup, très fallacieux, est une espèce de singe, si jamais un seul a été aperçu. Les hommes à queue, dont les voyageurs plus récents parlent beaucoup, sont du même genre9. » Le satyre est intéressant dans ce contexte en raison de sa proximité avec l’humain (et, bien sûr, les créatures post­humaines), mais également de l’ambiguïté qui entoure son existence. Aussi, la coprésence d’espèces réelles et imagi-

9. Carolus Linnaeus, Systema Naturae, 1735 : Facsimile of the First Edition with an Introduction and a First English Translation of the « Observationes », trad. et intro. par M. S. J. Engel-Ledeboer, Nieuwkoop De Graff, coll. « Dutch Classics in History of Science », 1964.

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naires dans le premier travail de taxonomie systématique montre que la frontière entre la réalité et l’imaginaire n’a pas toujours été aussi claire qu’elle peut l’être aujourd’hui, et que l’approche épistémolo- gique qui sous-tend la description des espèces réelles et imaginaires est la même au fond. Bien sûr, depuis l’époque de Linné, les descriptions d’espèces ont évolué. Elles contiennent désormais certaines parties essentielles telles que les titres et la synonymie (nom officiel, autorité et date de première publication), le diagnostic (« les caractères qui distinguent cette espèce des autres10 »), la description (« toutes les informations nécessaires pour fournir une image mentale claire et précise de l’organisme11 »), la discussion taxonomique (« preuves et raisonnement qui ont permis d’établir le jugement taxonomique12 »), et l’écologie et la distribution (« différences des sous-populations, des sous-espèces ou des individus […], écologie et comportement, habitat ou hôte, alimentation, schémas de reproduction, schémas saisonniers, schémas de mortalité, et ainsi de suite13 »). De plus, une description originale combine deux des formes d’écriture les plus ardues : la description tech- nique et le poème. Comme la description technique […] elle demande […] de la concision et un vocabulaire précis. Mais, comme le poème, son succès nécessite de choisir les bons mots aux bons endroits, de prendre en compte leur connotation et les associations possibles […] et d’user d’imagination pour créer des images évocatrices14.

Il peut être surprenant de trouver des références à la poésie et à l’imagi- nation dans un manuel pratique de taxonomie. Or la science, et surtout la biologie, n’est pas aussi éloignée de la littérature qu’on pourrait le croire. Toutes les deux essaient de mettre en mots des créatures sur- prenantes qui n’attendent que d’être découvertes, et de faire en sorte que les lecteurs puissent les imaginer.

10. Judith E. Winston, Describing Species : Practical Taxonomic Procedure for Biologists, New York, Columbia University Press, 1999, p. 189. 11. Ibid., p. 201. 12. Ibid., p. 241. 13. Ibid., p. 261. 14. Ibid., p. 201-202.

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Dans son article « The Man of the Year Million [L’homme de l’an un million] » (1893), H. G. Wells, à l’époque où il était encore un journaliste scientifique, donne un bon exemple de la façon dont la description d’une espèce posthumaine peut combiner des éléments techniques (objectifs) et poétiques (subjectifs) : De beaux yeux larges, brillants, expressifs ; au-dessus d’eux se trouve le sommet de la tête – qui n’est plus séparé par des arcades sourcilières grossières – un magnifique dôme luisant, imberbe et tétiforme [cylindrique] ; aucun nez proéminent pour déranger, par ses ombres aléatoires, la symétrie de ce visage calme, aucune oreille vestigiale ne dépasse ; la bouche est une petite ouverture parfaitement ronde, sans dents et sans gencives, sans mâchoires, non animale, sans émotions futiles qui troublent sa rondeur au repos, comme la lune d’automne ou l’étoile du soir dans le large firmament du visage15.

Cependant, même si cette description est évoquée dans War of the Worlds16, elle s’apparente davantage à une expérience de pensée17 qu’à une œuvre de fiction ; elle est donc plus proche d’un article scientifique, ou encore de la poésie scientifique, que du récit. D’une part, nulle his-

15. Herbert Georges Wells, cité dans Gordon S. Haight, « H. G. Wells’s “The Man of the Year Million” », Nineteenth-Century Fiction, vol. 12, no 4, mars 1958, p. 324. 16. « Il est digne de mention qu’un certain auteur de fiction spéculative de répu- tation quasi scientifique, écrivant bien avant l’invasion martienne, avait prédit pour l’homme une structure corporelle ultime semblable à celle des martiens actuels. Je me souviens que sa prophétie était parue en novembre ou décembre 1893, dans une publi- cation ancienne, le Pall Mall Budget, et une caricature de celle-ci dans un périodique prémartien appelé Punch. Il faisait remarquer – d’une manière insensée et facétieuse – que la perfection des appareils mécaniques devait en fin de compte l’emporter sur les membres ; la perfection des dispositifs chimiques, sur la digestion ; que des organes comme les cheveux, le nez externe, les dents, les oreilles et le menton n’étaient plus des parties essentielles de l’être humain et que la sélection naturelle mènerait à leur diminution constante dans les siècles à venir. » (Herbert Georges Wells, The War of the Worlds, Kobo, 2004 [1898], livre électronique Projet Gutenberg, livre 2, p. 36/99.) 17. L’« expérience de pensée » fait référence au mot allemand « Gedanken­ experiment », terme utilisé pour désigner une expérience fictive imaginée par des scientifiques pour démontrer une hypothèse, une théorie ou un concept, quand une expérience réelle n’est pas possible. L’exemple le plus connu est sans doute l’expé- rience du chat de Schrödinger pour expliquer l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. Dans le cas de « L’homme de l’an un million », Wells propose une « expérience de pensée » pour imaginer l’évolution future d’Homo sapiens en uti- lisant la théorie darwinienne. Son intention est moins littéraire que scientifique, car il n’était qu’un vulgarisateur scientifique à cette époque.

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toire, personnage, récit de découverte ou pronom personnel ; le texte ne comprend que des caractéristiques générales qui s’appliquent à une espèce entière (et non à des individus). D’autre part, la voix narrative présente certaines traces d’une véritable subjectivité, et donc d’un point de vue, notamment dans le choix d’adjectifs qualificatifs qui impliquent un jugement de valeur comme « beaux », « expressifs », « calme » ou « futiles ». De plus, la temporalité de la narration présente une certaine ambiguïté par l’utilisation du présent ainsi que par le choix de mots ou d’expressions négatives comparatives comme « non plus », « sans dents », « sans gencives », « non-animal », qui impliquent que l’observateur est un humain du XIXe siècle voyageant dans le temps qui compare les créatures posthumaines avec ses semblables. Après la publication de ce court texte par Wells, de nombreux auteurs de science-fiction, dont Wells lui-même, ont choisi d’écrire des récits complets qui mettent en scène des biosphères dans lesquelles des espèces posthumaines existent. Ils intègrent alors la description de ces espèces au récit, au même titre qu’une description littéraire : c’est par exemple le cas dans Hothouse de Brian Aldiss et Oryx and Crake de Margaret Atwood.

Hothouse18 Hothouse, on l’a vu, se situe dans un avenir lointain, alors que la nature a repris ses droits. Par conséquent, le lecteur et les personnages ont une expérience radicalement différente du monde, une définition divergente de ce qu’est un être humain et une utilisation distincte du langage. En d’autres termes, ils ne partagent pas la même encyclopédie. Aldiss dépeint toutes sortes de créatures posthumaines qui descendent ou non d’Homo sapiens. Puisque l’histoire est racontée du point de vue des « humains » – du moins c’est ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes –, le lecteur les imagine naturellement, mais à tort, comme ses sem- blables du XXe siècle. Or ils sont petits, verts, ont des pieds préhensiles et vivent dans les arbres. Ces créatures posthumaines ne sont jamais décrites en détail, mais, au cours de leur odyssée, elles rencontrent une

18. J’analyse plus spéciquement ce roman dans le chapitre 9.

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grande variété d’autres humanoïdes. Elles donnent à ces autres groupes des noms descriptifs, qui changent constamment. Par exemple, ils rencontrent les « Pêcheurs [Fishers] », créatures humanoïdes à longue queue verte qui vénèrent les arbres et échangent du poisson contre d’autres aliments. Alors que les protagonistes les comprennent mieux, les Pêcheurs deviennent les « Ventres-bedons [Tummy-bellies] », puisqu’ils mendient constamment pour obtenir de la nourriture. Leur dépendance totale à l’égard des autres et leur intelligence très limitée les définissent alors. Plus loin dans le roman, on les appelle aussi « pêcheurs ventrus [tummy-fishers] » ou « garçons pêcheurs au bedon [belly-boy fishers] » ; ainsi, la taxonomie ne semble pas pouvoir se fixer, même avec l’invention de nouveaux noms : les espèces ne sont désor- mais plus des catégories stables et bien définies. La compréhension de la nature ne peut alors s’appuyer que sur la description plutôt que sur la catégorisation. Par exemple, lorsque les « humains » arboricoles rencontrent des créatures menaçantes qui vivent dans les grottes, ils les nomment « Montoreilles [Mountainears] », tandis que les Ventres- bedons les appellent « fourrures acérées [sharp-furs] ». Voici en quels termes ils sont décrits : Figures vêtues de blanc avec des nez pointus et de larges oreilles […]. Elle et Gren appelaient ces êtres des Montoreilles […]. Ces créatures étaient rapides et bien armées, mais elles n’avaient jamais attaqué d’humains […]. De profil, les Montoreilles avaient un museau pointu, ils avançaient de manière irrégulière, parfois sur quatre pattes pour accélérer en montant les côtes. (H, chap. 22, 7-8/20) Vus de près, ils étaient impressionnants : ils dépassaient les humains d’une tête, et sur leurs épaules épaisses poussait une longue fourrure formant un manteau […]. En plus d’une mâchoire allongée et d’un front bas, ils avaient un museau et une courte barbe jaune, alors que leurs oreilles se recourbaient pour former de courts segments de chair nue émergeant d’une fourrure courte et duveteuse. Des mouvements rapides et irritables animaient leur visage, qui ne semblait jamais être au repos : de longues dents acérées apparaissaient et disparaissaient derrière leurs lèvres grises […]. Ils ont des queues ! (H, chap. 23, 9-10/48) Les fourrures-acérées [sharp-furs], ou Bambouins [Bamboons], pour utiliser leur vrai nom […] ont vécu plus ou moins en force dans cette région depuis une éternité. (H, chap. 25, 14/46)

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Dans ces passages, le narrateur dépeint les créatures alors même que les protagonistes « humains » et le lecteur les découvrent de pair. Ce qui suit est alors la partie du « diagnostic » de la description, pour utiliser les catégories définies ci-dessus. Comme on les voit d’abord de loin, la description est vague : ce ne sont que des figures blanches avec des nez pointus et de grandes oreilles, ce qui suffit à convaincre les « humains » qu’ils ne sont pas comme eux. Puis, ce sont les titres et la synonymie : leur premier instinct est de nommer les créatures en fonction de leur situation géographique et de leur trait le plus distinct ; ils deviennent ainsi les « Montoreilles ». Situé plus loin, le dernier extrait présente une forme de « discussion taxonomique », les créatures reçoivent alors leur « vrai nom », les « Bambouins », par un personnage, nommé Sodal Ye, membre d’une espèce qui parcourt le monde pour recueillir des histoires et des mythes. C’est ainsi que le nom qu’il choisit pour sa part présente une parenté évidente avec notre taxonomie actuelle, bien que dégradée, comme l’espèce elle-même d’ailleurs (« bambouins » plutôt que « babouins »). Enfin, une «description » plus précise et détaillée est fournie lorsque les observateurs sont en mesure de les examiner plus attentivement. Comme la description est entièrement intégrée dans le récit (il n’y a pas de passages descriptifs autonomes), il est parfois difficile d’iden- tifier clairement la voix narrative, et donc le point de comparaison qu’elle utilise pour représenter les créatures. Les montoreilles sont parfois décrits à partir de la perspective des « humains » du futur : par exemple, « Vus de près, ils étaient impressionnants : ils dépassaient les humains d’une tête » (considérant la petite taille des humains du futur, les montoreilles seraient en fait considérablement plus petits que les humains du XXe siècle) ; « son visage était le plus redoutable que Yattmur ait jamais vu » ; « sa voix était si grossière et gutturale, ses phrases tellement scandées comme des jappements, qu’elle avait du mal à le comprendre » (H, chap. 23, 7-8/48). Mais, à d’autres occasions, dans le même paragraphe, le narrateur choisit des éléments clairement destinés à un lecteur du XXe siècle : par exemple, un « rire fait d’accords de soprano » ou le fait que les montoreilles marchent parfois « à quatre pattes », une allusion possible à The Island of Dr. Moreaude Wells et

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ses hommes-bêtes, dont l’un des commandements est de ne pas se déplacer « à quatre pattes », telle que le dicte leur loi primitive. Pour eux, la bipédie fait partie des traits définitoires de l’humain ; la quadrupédie occasionnelle des montoreilles en fait des créatures liminales, pas com- plètement (post)humaines.

Oryx and Crake L’ histoire d ’Oryx and Crake (2004) de Margaret Atwood se déroule dans un avenir proche et sa structure faite de prolepses et d’analepses permet au narrateur de retenir de l’information concernant les créa- tures posthumaines et les événements qui ont mené à leur création. Ainsi, dans les premiers chapitres, au lieu d’intégrer tout un passage descriptif, Atwood choisit de divulguer très progressivement les traits surprenants des créatures que le narrateur nomme alors « Crakers ». Après quatre pages, lorsqu’ils apparaissent pour la première fois, ce ne sont que des enfants jouant sur une plage ; dans le paragraphe suivant, leur « anormalité » est subtilement révélée : ils ont une « peau épaisse, résistante aux ultraviolets19 ». Deux pages plus tard, le narra- teur précise la couleur de leur peau et de leurs yeux : « Chacun a une couleur de peau différente – chocolat, rose, thé, beurre, crème, miel –, mais tous ont des yeux verts. L’esthétique de Crake20. » Le lecteur doit continuellement ajuster l’image mentale qu’il se fait des Crakers en se basant sur les détails fournis par le texte, les intégrant ainsi à sa xénoencyclopéfie à l’image d’une espèce nouvellement découverte. Il peut aisément assembler une description assez complète à partir des éléments épars, mais nombreux, dispersés tout au long du texte : leur morphologie générale, leur rituel d’accouplement, leur longévité et leur taux de croissance, leur métabolisme, leurs comportements (marquage du territoire, ronronnement), etc. Ces caractéristiques essentielles sont très proches des attributs suggérés pour une bonne description par Linné lui-même dans Methodus (publiée dans Systema naturae, 1736) :

19. Margaret Atwood, op. cit., p. 8. 20. Ibid., p. 10.

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ATTRIBUTS 22. Inclure ce qui est connu à propos de la saison de naissance, de croissance et de maturité, avec le mode de reproduction, de naissance ou d’éclosion, de vieillissement et de mort. 23. Préciser la localité, en donnant la région géographique ou la province politique […]. 26. Ajouter la diète, les habitudes et le tempérament. 27. Décrire l’anatomie du corps, en particulier les éléments particuliers et remarquables […]21.

Le roman d’Atwood ne décrit pas les Crakers seulement par des détails épars ; des passages descriptifs complets apparaissent plus loin dans le texte concer- nant des traits particulièrement surprenants et, par conséquent, essentiels (au sens de caractéristiques). Par exemple, à propos de l’accouplement : Tous les trois ans […] se réunit le quintuplet habituel, quatre hommes et la femme en chaleur. Son état est évident pour tous grâce à la couleur bleu vif de ses fesses et de son abdomen – un truc chipé aux babouins, qui peuvent faire varier leur pigmentation […]. La cour commence […] lorsque tous les mâles présentent des fleurs aux femelles […]. Leur pénis devient bleu vif comme l’abdomen des femelles ; ils font une sorte de numéro de danse de la bite bleue, les membres érigés faisant des mouvements de va-et-vient à l’unisson […]. La femelle choisit quatre fleurs, et l’ardeur sexuelle des candidats non retenus se dissipe immédiatement, sans rancune. Puis […] la femelle et son quatuor trouvent un endroit isolé et se mettent à la tâche jusqu’à ce que la femme tombe enceinte22.

Dans ce passage, le contraste entre la quasi-absence de personnages humains (qui sont présumés éteints sauf l’observateur, Jimmy/ Snowman), d’une part, et leur omniprésence du côté de la narration et du lectorat, d’autre part, met en évidence la différence entre les rituels d’accouplement des humains et ceux des Crakers. La rupture stylistique crée un effet humoristique : alors que le narrateur adopte généralement le ton neutre du documentaire sur la faune sauvage (« en chaleur », « leur pénis devient bleu vif comme l’abdomen des femelles ») avec le point de vue froid et scientifique de Crake, il utilise parfois des expressions populaires ou même vulgaires comme « numéro de danse de la bite bleue », « sans rancune » ou « se mettent à la tâche », plus typiques de la personnalité artistique et populaire de Jimmy. De plus, au lieu de décrire simplement les caractéristiques du rituel d’accouplement (c’est-à-dire

21. Linné, cité par Judith E. Winston, op. cit., p. 262. 22. Margaret Atwood, op. cit., p. 200-202.

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la polygamie, le cycle œstral et ses manifestations physiologiques, les critères de sélection des partenaires), l’ensemble du processus est narré au présent ; la description scientifique et le récit sont étroitement liés. Un autre bon exemple de cette intégration est la description du régime alimentaire des Crakers, dont la fonction narrative apparaît clairement : Ils lui offrirent de la nourriture – quelques poignées d’un choix de feuilles, de racines et d’herbe, et plusieurs cæcotrophes qu’ils avaient gardés juste pour lui –, il dut leur expliquer minutieusement que leur nourriture n’était pas sa nourriture. Il trouvait dégoûtante l’idée des cæcotrophes, composés d’herbe à moitié digérée, rejetés par l’anus et avalés de nouveau deux à trois fois par semaine. C’était un autre concept de génie de la part de Crake […]. Mais il avait plus spécifiquement volé l'idée aux Leporidae, les lièvres et les lapins, dont l’alimentation dépend des cæcotrophes plutôt que d’estomacs multiples comme les ruminants23.

Cette description s’intègre davantage encore dans le récit que le rituel d’accouplement. Ici, la greffe ne semble pas artificielle, contrairement aux cas des premiers textes de science-fiction, comme le souligne à juste titre Richard Saint-Gelais24. La présence de l’information xénoen- cyclopédique est justifiée par la nouveauté et l’artificialité des Crakers et par le fait que le narrateur doit compter sur eux pour sa survie ; la différence entre leur alimentation et celle des humains s’avère donc être une donnée vitale pour lui. Par ailleurs, sa propre connaissance tient à son amitié avec le créateur Crake, qui lui a expliqué la raison derrière chaque caractéristique. Ce passage du roman présente le récit de l’acquisition de cette connaissance par l’expérience et la communication. La présence du protagoniste comme sujet de l’expérience dans le texte peut sembler introduire une différence radicale entre la fiction narrative et la description scientifique (notamment parce que nous avons tendance à croire que la première est subjective et la seconde objective), mais les scientifiques s’incluent fréquemment dans leurs articles descriptifs afin de montrer que leurs conclusions sont fondées sur l’expérience. Par exemple, dans la description originale d’un nou-

23. Ibid., p. 194. 24. Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 148-150, 158.

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veau singe africain, le lesula (Cercopithecus lomamiensis), publiée dans PLOS ONE en 2012, les auteurs écrivent : Nous avons toujours entendu les cris de C. lomamiensis aux alentours de l’aube et très peu pendant le reste de la journée. Nous avons entendu des cris occasionnels de C. lomamiensis la nuit, le plus souvent peu de temps après la tombée de la nuit. Bien que nous n’ayons pas pu identifier le sexe des individus, ils étaient presque certainement des mâles25.

Si la fiction utilise la description, la science utilise constamment la narration. } De nombreux autres romans de science-fiction offrent des exemples remarquables de descriptions d’espèces posthumaines, dont Last and First Men : A Story of the Near and Far Future [Les derniers et les premiers] d’Olaf Stapledon (1930), qui contient les descriptions de 18 espèces posthumaines différentes qui apparaîtront au cours des deux milliards d’années à venir. Ces descriptions pourraient presque être publiées en tant que véritables articles taxonomiques et constituer une xénoen- cyclopédie complète qui résulterait d’une parfaite interaction entre la pensée scientifique et la plus profonde étrangeté. La science-fiction est souvent considérée comme une littérature d’évasion, coupée de la réalité, à cause de son étrangeté parfois radi- cale, mais dans certains cas, surtout lorsqu’elle choisit d’utiliser le style et la méthodologie de l’histoire naturelle et de la taxonomie, elle peut nous faire réaliser que la littérature est aussi source de savoir et que notre monde (réel) n’a pas encore été découvert dans son intégralité. Si les auteurs de science-fiction décrivent des espèces qui pourraient bien exister, les scientifiques tentent de décrire autant d’espèces que possible avant qu’elles ne disparaissent. Dans les deux cas, ils utilisent le langage et les récits pour raconter un épisode de la grande histoire de l’évolution et de la découverte de ses créations. Si « la science-fiction

25. John A. Hart, Kate M. Detwiler, Christopher C. Gilbert et al, « Lesula : A New Species of Cercopithecus Monkey Endemic to the Democratic Republic of Congo and Implications for Conservation of Congo’s Central Basin », PLOS ONE, vol. 7, no 9, 2012, p. 10.

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[est] l’art du possible26 », la biologie évolutive est sa science. Les deux peuvent offrir aux humains un aperçu de leur avenir, s’ils acceptent d’écouter.

26. et Steven L. Aggelis (dir.), Conversations with Ray Bradbury, Jackson, University Press of Mississippi, 2004, p. 170.

Posthumain.indd 94 20-08-31 14:29 deuxième partie L’émergence du posthumain littéraire

Posthumain.indd 95 20-08-31 14:29 Posthumain.indd 96 20-08-31 14:29 Chapitre 4

L’homme, ce parasite autodestructeur : Ape and Essence d’Aldous Huxley

Quinze ans avant la publication de La Planète des singes (Pierre Boulle, 1963), Aldous Huxley publie un texte étrange et désespéré dans lequel des babouins militaires tiennent en laisse des scientifiques humains tels que Michael Faraday, Albert Einstein et Louis Pasteur, les forçant à déclencher une Troisième Guerre mondiale apocalyptique. Résultat : l’écosystème terrestre devient presque entièrement invivable et muta- gène. Si la science a longtemps tenté d’apprivoiser la nature, après Hiroshima, la nature se venge, sans pitié. Huxley commence à écrire Ape and Essence [Temps futurs] en 1946, alors qu’il habite en Californie et se remet progressivement, comme le monde entier, d’une dépression post-19451. Son indignation est encore vive et son dégoût de l’humanité, envahissant. Les bombes, les camps, la guerre froide qui s’amorce, tout contribue au pessimisme ambiant. D’ailleurs, son écriture s’en ressent, puisque Ape and Essence, hybride entre roman et parodie de scénario de film, a été considéré par plu-

1. David King Dunaway, Huxley in Hollywood, New York, Harper, 1989, p. 214.

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sieurs comme de la très mauvaise littérature (« un roman presque incroyablement mauvais2 ) » : indécent et obscène, misanthrope et sté- rile3, ou encore un assemblage hétéroclite de symboles maladroits. Si ces critiques sont largement justifiées, elles passent à côté du sens de la monstruosité narrative et symbolique de cette œuvre. Selon Keith Leslie Johnson, « que peut faire un écrivain quand la réalité elle-même est si répugnante et tordue qu’il ne semble plus y avoir de place pour l’exagération ? La forme que prend l’exagération doit elle-même être exa- gérée4. » Même les critiques les plus virulents semblent l’avoir saisi, un peu malgré eux : « la mort n’a pas besoin de symboles parmi les ruines. Ce qui est symbolisé à la place, c’est l’inanité et la vulgarité de la civili- sation qui a simultanément produit Hollywood et […] s’est autodétruite, explosant en morceaux5. » Dans le roman, les rapports entre l’humain et la nature, avant, pendant et après l’apocalypse, passent notamment par la science, détournée pour devenir un outil de destruction. Or ce rapport à la nature passe également par une réflexion sur l’essence, comme l’in- dique le titre, l’animalité de l’homme, problématique dans la mesure où elle ne peut être éthique, suivant les travaux de Thomas Henry Huxley et de Darwin, et s’accompagne de moyens technologiques et discursifs autodestructeurs. Dans le cadre de ce chapitre, il s’agira d’observer comment ces deux conceptions de la nature se construisent en écho avec pour point focal ce moment où l’humanité détruisit son hôte. Pour ce faire, je m’arrêterai à trois moments clés, caractérisés par des relations ontologiques singulières et incarnés par des figures divines tutélaires. D’abord, j’aborderai la façon dont le roman met en scène un rapport parasitique à la nature, Gaïa. Ensuite, je m’intéresserai au rôle de la culture dans la destruction, passant d’Athéna, déesse des arts et

2. Rudolf B. Schmerl, « The Two Future Worlds of Aldous Huxley », PMLA, vol. 77, no 3, juin 1962, p. 333-334. 3. David Leon Higdon, « “Into the Vast Unknown” : Directions in the Post- Holocaust Novel », in Ulrich Goebel et Otto Nelson (dir.), War and Peace : Perspectives in the Nuclear Age, Lubbock, Texas Tech University Press, 1988, p. 119. 4. Keith Leslie Johnson, « Darwin’s Bulldog and Huxley’s Ape », Twentieth Century Literature, vol. 55, no 4, « Darwin and Literary Studies », hiver 2009, p. 583. 5. Rudolf B. Schmerl, op. cit., p. 333.

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de la sagesse, mais aussi de la stratégie guerrière, à Thanatos. Enfin, je mettrai de l’avant la place trouble du corps et de la reproduction, allant des pulsions d’Éros à celles, dévorantes, de Bélial.

Gaïa et ses parasites humains La place de l’homme dans l’écosystème terrestre a toujours été pour le moins problématique. S’il s’est extrait, depuis la découverte du feu, des pressions de l’évolution biologique grâce à la technologie qui externa- lise son adaptation aux changements de son environnement, tel que le suggère Michel Serres6, l’homme a également tenté de se positionner au-dessus des écosystèmes, comme si ceux-ci n’étaient que des réser- voirs de ressources mis à sa disposition. C’est du moins ce que suggère déjà la Genèse, lorsque Dieu dit à l’homme et à la femme qu’il vient de créer : « remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des pois- sons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre7. » L’homme a bien retenu la leçon, mais jusqu’à la révolution industrielle, cette domination demeura sans conséquences irréversibles et planétaires. Huxley pointe comme le début de la fin ce moment d’accélération et de généralisation de la domination humaine sur son environnement qui ne peut mener qu’à une réaction égale en violence du système, qui tentera de retrouver l’équilibre. Dans le roman, deux discours cohabitent pour expliquer le phé- nomène, l’un que l’on associe à la science, celui du botaniste Poole, et l’autre au religieux, celui de l’archivicaire. Or ces discours n’appa- raissent pas comme contradictoires et Huxley montre bien qu’il s’agit de deux modes de connaissance différents, mais également efficaces dans la production de grands récits. Certaines approches scientifiques, quoique souvent contestées, tentent une réconciliation : par exemple, la théorie Gaïa de James Lovelock. Celui-ci, souvent (mal) cité par les écologistes, propose d’utiliser la métaphore de l’être vivant pour mieux penser l’écosystème terrestre dans son entier. Pour lui,

6. Michel Serres, op. cit., p. 65-66. À ce sujet, voir le chapitre 2 où j’aborde plus longuement cette théorie. 7. « Genèse », chap. 1, 27-30, Bible liturgique, trad. par AELF, 1980, URL : [http :// www.aelf.org/bible-liturgie].

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Nous devons concevoir Gaïa comme le système de tous les membres animés et inanimés. […] J’utilise la métaphore de « la Terre vivante » pour désigner Gaïa ; mais […] je ne considère [pas] que la Terre soit un être vivant sentient, ou même un être vivant semblable à un animal ou une bactérie. Je pense qu’il est temps d’élargir la définition quelque peu dogmatique et limitée de la vie8.

En utilisant le terme « Gaïa » pour désigner l’organisme planétaire, il semble s’éloigner de la science pour convoquer un ensemble de croyances millénaires, allant de la déesse grecque qui personnifiait la Terre aux travaux de Teilhard de Chardin. Si l’on considère (métaphori- quement ou non) la Terre comme un mégaorganisme, qu’il soit inanimé ou omnipotent, comment évaluer la place de l’homme technologique dans l’organisme Gaïa ? Comme un organe au métabolisme un peu déréglé par un surplus de combustible, comme un cancer, autrement dit une masse de cellules dont la multiplication rapide et désordonnée pourrait mener à la mort de l’organisme, ou encore comme un parasite qui utilise toutes les ressources pour se multiplier sans s’arrêter avant la destruction de son hôte ? La première partie de Ape and Essence, qui se déroule en janvier 1948, aborde très peu la question environnementale, les protagonistes étant plutôt obsédés par le nationalisme, l’économie, l’art, la religion et leur libido. Il faut attendre la seconde partie, qui se déroule en 2108, pour que le narrateur et les personnages méditent sur ce problème à rebours, alors considéré comme l’une des causes de la chute de leur civilisation. À deux moments clés du récit et par deux personnages a priori opposés, l’archivicaire et le Dr Poole, l’homme est ainsi présenté comme un véritable parasite. Lorsque Poole est amené dans le lieu de culte de Bélial, le jour de la Purification, et que le spectacle du sacrifice des nouveau-nés provoque chez lui un malaise, l’archivicaire le conduit derrière un rideau où il lui explique leur culture dans un interminable monologue. Il s’applique à lui narrer sa version de l’histoire, victoire de Bélial qui sut stimuler les pires pulsions autodestructrices des hommes, notamment celle de se

8. James Lovelock, The Revenge of Gaia : Earth’s Climate in Crisis and the Fate of Humanity, New York, Basic Books, 2006, p. 15-16.

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reproduire sans frein et de surexploiter les ressources de la Terre. Ainsi, le discours religieux du XXIIe siècle prend des airs de diatribe anti- industrialisation ; les armes nucléaires et biologiques, la propagande et le nationalisme sont relégués au second plan, puisque la seule indus- trialisation aurait suffi à clouer le cercueil de l’humanité, hypothèse qu’il explique par un long enchaînement de causes et d’effets, suivant les volontés d’un diabolus ex machina : Cinq cents, huit cents, parfois jusqu’à deux mille personnes par mille carrés de cultures vivrières – et de terres en voie d’être ruinées par une agriculture abusive. […] La spirale de l’industrie monte, alors que celle de la fertilité des sols descend. Plus grand et meilleur, plus riche et plus puissant – et puis presque soudainement, de plus en plus affamé. […] Le passage de la faim à la nourriture importée, de la nourriture importée à l’explosion démogra- phique et de l’explosion démographique à la faim, encore. […] La Nouvelle Faim, la Faim Supérieure, la faim des innombrables prolétariats industria- lisés, la faim des citadins qui ont de l’argent […], la faim qui est la cause des guerres totales et les guerres totales qui sont la cause d’encore plus de faim9.

Le rythme et la structure des phrases reprennent le modèle de cette spirale qui part de la faim obsédante et destructrice vers son inévitable aboutissement. La suite croissante de chiffres désignant la densité de population donne l’impression d’une prolifération qui se déroulerait au moment même de l’énonciation. Puis, celle-ci est suivie d’une énumération – en forme de surenchère – d’adjectifs comparatifs (« plus grand », « meilleur », « plus riche », « plus puissant »), qui s’interrompt brutalement par la répétition incantatoire de cette « faim », avec ou sans majuscules, affublé ou non d’adjectifs, d’adverbes de répétition comme « encore » ou « encore plus » ou de compléments. Alors que le cycle des destructions se mord la queue, de guerres en famines, de famines en guerres, avec elle, la syntaxe des phrases qui semblent refuser d’aboutir. Puis, l’archivicaire poursuit, usant d’ironie, d’hyperboles et d’une gradation ascendante et chronologique qui culminent par une orgie

9. Aldous Huxley, Ape and Essence, Toronto, HarperPerennial Classics, 2014 [1948], format EPub, p. 97-99/184. Désormais abrégé en (AE), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe.

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autant métaphorique que littérale, puisque c’est justement ce qui se prépare derrière les deux interlocuteurs : Ces misérables esclaves des roues et des livres comptables commencèrent à se féliciter d’être les Conquérants de la Nature. Des Conquérants de la Nature, en effet ! En réalité, bien sûr, ils n’avaient fait que perturber l’équi- libre de la Nature et ils étaient sur le point d’en subir les conséquences. Considérez simplement ce qu’ils faisaient durant le siècle et demi qui a précédé la Chose. Souiller les rivières, tuer les animaux sauvages, détruire les forêts, laisser la mer éroder les terres, brûler un océan de pétrole, gas- piller les minéraux qu’il avait fallu l’entièreté de l’histoire géologique pour accumuler. Une orgie d’imbécillités criminelles. Et ils appelaient ça le Progrès. (AE, 99-100/184)

Ces « Conquérants de la Nature » – avec ces majuscules ostentatoires qui placent les deux termes comme des ennemis face à face – semblent répondre à l’injonction divine au moment de la création : « Soyez les maîtres. » Mais rapidement la majuscule des conquérants autopro- clamés disparaît, ne reste plus que celle de la Nature, dont l’équilibre est bouleversé par autant de variantes du verbe détruire (« souiller », « tuer », « éroder », « brûler », « gaspiller »), dont l’accumulation finit par ressembler à celle des sévices infligés par un tueur en série. Ancrées dans ses connaissances botaniques, les conclusions du Dr Poole sont moins pessimistes que celles, basées sur la dialectique historique et la mystique, de l’archivicaire. Poole ne propose pas une vision téléologique : il observe le rapport entre l’homme et la nature (sans majuscule) en termes d’interactions biologiques et d’écosys- tèmes. D’ailleurs, dès son arrivée, lorsqu’on lui demande de réparer les trains laissés à l’abandon depuis un siècle, il rétorque ne pas être un ingénieur, mais un botaniste, proposant ses services pour améliorer les rendements agricoles de la communauté. Dans cette distinction, on peut percevoir un rapport différent à la nature : à conquérir pour le premier et à comprendre pour le second. C’est d’ailleurs dans ce cadre, alors qu’il travaille au laboratoire de la communauté, que Poole expose sa conception de l’humanité : Dans les véritables symbioses […] il existe une relation mutuellement bénéfique entre deux organismes associés. Ce qui permet d’identifier le parasitisme, en revanche, c’est lorsqu’un organisme vit aux dépens d’un

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autre. Cette relation unilatérale s’avère toutefois fatale pour les deux parties […]. La relation entre l’homme moderne et la planète, dont il se considérait jusqu’à tout récemment comme le maître, a été celle, non pas de partenaires symbiotiques, mais de vers solitaires et de chiens contaminés, de champi- gnons et de mildiou. (AE, 149-150/184)

Distinguant la symbiose et le parasitisme, deux types d’interactions biologiques majeurs dans les écosystèmes terrestres et potentiellement un moteur de l’évolution des espèces10, Poole affirme ainsi une chose fondamentale : la terre serait un organisme à part entière avec lequel l’homme pourrait établir des interactions, presque sur un pied d’éga- lité. Il sous-entend ainsi que l’homme serait une entité indépendante, position qu’Huxley nuancera dans Literature and Science, proposant de voir les hommes comme des organes et des tissus, parfois nécrosés et cancéreux, du corps terrestre, « un tout planétaire vivant11 ». Ensuite, mentionnons que Poole utilise dans ce passage le terme « maître », plutôt que « conquérant », ce qui implique un déplacement ontologique : l’homme ne proviendrait pas de l’extérieur (de Dieu ?) pour conquérir un nouveau territoire, mais bien de l’intérieur (la nature elle-même) pour tenter de le maîtriser. Cette maîtrise peut se com- prendre comme une exploitation des principes du système. En tant que maître, il serait possible d’utiliser à son compte les parasites déjà pré- sents dans l’écosystème comme autant de serviteurs (ou d’esclaves) : il n’y a qu’une seule explication pour le nombre et la diversité des maladies végétales qui sévissent actuellement dans la région, à savoir l’infection déli- bérée des cultures au moyen de bombes fongiques, d’aérosols bactériens et la libération de nombreuses espèces de pucerons et autres insectes porteurs de virus. (AE, 151/184)

Bref, que la destructivité de l’homme ait des causes métaphysiques ou biologiques, le pronostic est le même : Bélial ou sa nature de parasite poussera l’homme jusqu’à la destruction totale de son environnement (son hôte), et donc à la sienne. La différence tient à ce que, contre un

10. Lynn Margulis, Symbiotic Planet : A New Look at Evolution, New York, Basic Books, 1998. 11. Aldous Huxley, Literature and Science, New Haven, Leete’s Island Books, 1963, p. 110.

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démon on ne peut rien sinon l’apaiser par des sacrifices, mais contre sa propre nature on peut lutter et chercher des solutions grâce à la science. D’ailleurs, Poole le suggère : en limitant l’érosion et la désertifi- cation, en luttant contre les parasites, en fertilisant les sols et en créant de nouvelles variétés de plantes, la petite communauté de mutants peut espérer voir son sort s’améliorer au fil des décennies. Mais c’est sans compter les innombrables mutations qui pourrissent le corps social de l’intérieur.

D’Athéna à Thanatos, la destruction Le rapport problématique de l’homme à son environnement est loin d’être la source de tous les maux dans le roman. Cette relation de para- sitisme n’est que la condition initiale permettant à toute la culture de la destruction de prendre racine. Tout comme l’archivicaire l’annonçait, les guerres naissent des famines, qui naissent d’une mauvaise gestion des terres. Au moment où Huxley écrit, dans l’immédiat après-guerre, la culture, prise au sens large et sous toutes ses formes, de la politique à la religion, en passant par la science, apparaît comme un ensemble de forces mortifères qui convergent vers une apocalypse inévitable. Ces forces ont des racines anciennes combinées à des moyens d’une ampleur nouvelle : « Les fins sont déterminées par les singes ; seulement les moyens sont choisis par l’homme. » (AE, 14/184) Huxley voit dans l’histoire une succession de justifications à la destruction collective qui peuvent changer de forme, mais la persécution et la mort demeurent l’unique résultat. Dans Literature and Science, il écrit que les idées destructrices ne sont pas les mêmes à chaque époque, « mais, bien que les causes diffèrent, les résultats, au moins au niveau collectif, sont identiques. […] [La science] ne fournit aucune justification aux mas- sacres et aux oppressions […] elle en fournit simplement les moyens12. » Explorons d’ailleurs ces causes, avant d’en arriver aux conséquences. Dans la seconde partie d’Ape and Essence, à leur arrivée, les explo- rateurs constatent que les installations pétrolifères sont intactes, sous-entendant que les dégâts, un siècle plus tôt, avaient été sans doute

12. Aldous Huxley, Literature and Science, op. cit., p. 92.

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limités. Or cette observation déclenche dans le groupe une narration à relais, en fonction de leur spécialité (physicien, microbiologiste, bota- niste, ingénieur, psychologue), relatant les causes de cette fin du monde et brossant un portrait de la destructivité et de la fragilité humaine : « Les gaz radioactifs font le travail tout aussi efficacement et sur des zones beaucoup plus vastes. » « Vous semblez oublier les bactéries et les virus. » […] « Les maladies des plantes alimentaires […] auraient un effet à long terme et une portée à peine moins importante […] ». « Mais pourquoi s’embêter avec tout ça ? […] Coupez les aqueducs, et c’est fini en une semaine. » […] « Tout ce que vous avez à faire, c’est de menacer votre voisin avec n’importe quelle arme de destruction massive […] des millions de gens qui se piétinent les uns les autres à mort […]. Et les survivants se dispersèrent […]. La propaga- tion de la typhoïde et de la diphtérie […]. Mordre, griffer, piller, tuer, violer […]. Je ne peux vraiment pas imaginer pourquoi les soldats ont-ils jamais trouvé nécessaire d’utiliser leurs bombes. » (AE, 18-20/184)

La forme de ce récit révèle une nette progression, jouant encore de la logique de la surenchère, du plus complexe et spectaculaire (explosions) au plus simple et efficace (propagation), mais il est également circu- laire. Débutant avec les bombes, il se termine par elles, ou du moins par l’affirmation de leur superfluité théorique. Avant d’en arriver à la représentation dans le roman de la technoscience qui a permis leur élaboration, abordons les motivations qu’elles cachent. La première partie s’ouvre sur la mention d’un événement qui vient de survenir, l’assassinat de Gandhi, et déclenche une réflexion sur l’état du monde. Dès le départ, la figure du Mahatma et les rai- sons fantasmées de son assassinat cristallisent des discours qui le dépassent, puisqu’un « nous » inclusif est désigné comme coupable : « Les intelligents, les actifs, les visionnaires, les croyants en l’Ordre et la Perfection ». Gandhi s’oppose symboliquement à l’art et à la science, il incarne un humanisme populaire et politique, qui aurait été, un peu malgré lui et brièvement, entaché par cette « folie sous-humaine et collective du nationalisme » (AE, 8-9/33). Cet amalgame entre l’art, le nationalisme et la destruction peut surprendre, mais il trouve sa figure tutélaire en Athéna, « patronne des arts [mais] aussi déesse de la guerre scientifique, le chef divin de tout état-major général. » (AE, 10/33) Ainsi, la tyrannie naîtrait d’un rêve d’Ordre, alors que les monstres et

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la violence émaneraient d’un rêve de Beauté. L’absurdité de la Seconde Guerre mondiale et de cette guerre froide naissante est si démesurée, au point d’être grotesque, que les discours tentant de la comprendre se font confus et désespérés. Malgré tout, le grand coupable pointé du doigt par Huxley demeure le nationalisme : Bandes verticales, bandes horizontales, tic-tac-toe, aigles et marteaux […] et, à cause des drapeaux, il devint immédiatement juste et convenable pour celui qui avait un prépuce d’éviscérer celui qui n’en avait pas […]. Notre choix est entre le pain et les banderoles. Et les banderoles, faut-il vraiment ajouter, c’est ce que nous avons presque unanimement choisi. (AE, 9-10/184)

La fin de cette citation du narrateur, axée sur la multiplication des signes extérieurs du nationalisme, plutôt que sur ses raisons pro- fondes, fait écho à celui de l’archivicaire à propos de la faim – celle qui provoque les guerres et qui, ici, ne suffit pas à abandonner le tissu des drapeaux. En démontrant l’irrationalité du choix par une reductio ad absurdum, Huxley refuse d’admettre le sérieux de la notion même de nationalisme. D’ailleurs, l’archivicaire aborde lui aussi la question, établissant un parallèle avec la croyance en un Dieu et la dévotion religieuse et tentant de comprendre le phénomène. Il explique que le nationalisme est la théorie qui veut que l’état dans lequel un individu est né par hasard doive être son seul dieu, et que tous les autres états sont de faux dieux. Il ajoute que tous ces dieux ont la mentalité de délinquants juvéniles et que le simple fait que cette théorie ait pu être universellement acceptée est une preuve de l’existence du diable et de sa victoire inéluctable. À de nombreuses occasions, Huxley se moque, par l’énumération d’hyperboles, de la confusion qui règne autour de la religion, des idéologies et des nationalismes, par exemple, à travers la mention du titre complet de l’archivicaire : « Son Éminence l’archivi- caire de Bélial, Seigneur de la terre, Primate de Californie, Serviteur du prolétariat, Évêque d’Hollywood. » (AE, 76/184) Ainsi, pour les membres de la communauté des mutants, toutes les dérives ayant mené à la Seconde, puis à la Troisième Guerre mondiale, tirent leurs origines du pouvoir tentateur de Bélial, qui trouva en Hitler le suppôt idéal, et chez bien d’autres, des possédés

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occasionnels : « Prenons l’exemple des scientifiques. Des hommes bons, bien intentionnés, pour la plupart. Mais Il s’empara d’eux tout de même – s’empara d’eux au point où ils cessèrent d’être des êtres humains et devinrent des spécialistes. D’où la morve et ces bombes. » (AE, 106/184) Dans Literature and Science, à la suite d’une citation de Werner Heisenberg – « pour la première fois de l’histoire, l’homme, sur cette planète, découvrait qu’il était seul avec lui-même, sans par- tenaire et sans adversaire » –, Huxley surenchérit : « l’homme est en voie de devenir sa propre Providence, son propre Cataclysme, son propre Sauveur et sa propre horde de Martiens envahisseurs13. » Mais qu’est-ce qui rend possible cette nouveauté ? Les hommes ont toujours provoqué des cataclysmes ; ils se sont depuis toujours entretués sous les drapeaux et au nom de leurs dieux. Le XIXe siècle et les premières décennies du XXe furent marqués par la découverte de puissances natu- relles inégalées et jusque-là inconnues, contenues au cœur des atomes, des cellules et des molécules. Jamais les scientifiques n’avaient eu un tel pouvoir, qu’ils mirent au service, plus ou moins volontairement, des nationalismes. Alors qu’auparavant, les conséquences des guerres étaient importantes, mais limitées, elles ne connaissent désormais de limites que la destruction totale et irréversible du monde. La science n’est pas que progrès, comme le XIXe siècle l’avait promis, elle produit également des bombes nucléaires et peut fournir des bases (pseudo)rationnelles aux délires racistes et génocidaires. Le nationalisme militaire a instrumentalisé la science, personna- lisée dans le roman par trois figures historiques : le chimiste anglais Michael Faraday (1791-1867), découvreur des composés carbono- chlorés, le biologiste français Louis Pasteur (1822-1895), pionnier de la microbiologie, et le physicien allemand Albert Einstein (1879-1955), théoricien de la relativité. Huxley ne les choisit pas au hasard : de générations, de spécialités et de nationalités différentes, ils ont en commun d’être respectés par leur communauté et de n’être a priori coupables de rien. Nul Robert Oppenheimer, Werner Heisenberg ou Fritz Haber.

13. Aldous Huxley, Literature and Science, op. cit., p. 75.

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À propos d’Einstein, Jean-François Chassay écrit que « l’histoire fictive » traduit le rôle prépondérant qu’il jouait dans le champ de la physique et des mathématiques. Il ne pouvait qu’être responsable d’une réalisation aussi spectaculaire et dramatique. […] Mais [il] n’a rien à voir avec la découverte de la fission de l’atome14. » Le roman d’Huxley n’échappe pas à cette fausse attribution de la paternité de la bombe à Albert Einstein : là était accroupi le Dr Albert Einstein, en laisse, derrière un groupe de babouins en uniforme. La caméra se déplace dans un étroit no man’s land de décombres, d’arbres cassés et de cadavres, et s’arrête sur un deuxième groupe d’animaux, portant des décorations différentes et sous un autre drapeau, mais avec le même Dr Albert Einstein [...]. Sous l’auréole ébouriffée des cheveux, le visage bon et innocent porte une expression d’égarement douloureux. (AE, 8-9/184)

L’image est forte : le visage célèbre d’Einstein, avec son auréole capil- laire, son air de bonté et d’innocence, dédoublé et encadrant ainsi un champ de bataille dominé par de puissants grands singes qui jouent aux militaires. Lorsque les Einstein tentent de résister, disant qu’ils ne peuvent obéir, on les accuse de déloyauté, d’antipatriotisme, d’être de sales communistes et des « salauds de bourgeois-fascistes ! » (AE, 13/184) Ces insultes contradictoires et le dédoublement de la figure montrent la situation dans laquelle d’innombrables scientifiques se sont retrouvés au moment de la guerre : s’ils avaient toujours collaboré entre eux, formant une grande famille transcendant les nations, les idéologies et les générations, comme en témoignent les photographies des conférences de l’époque, ils doivent désormais choisir leur camp. Mais peu importe leur choix, le résultat sera le même : « D’énormes pattes hissent les Einstein à leurs pieds et, en gros plan, saisissent leurs poignets. Guidés par des singes, ces doigts, qui ont écrit des équations et joué la musique de Jean-Sébastien Bach, s’approchent des commuta- teurs principaux et, avec une réticence horrifiée, les actionnent. » (AE, 16/184) L’animalité des maîtres s’oppose radicalement (mais ironique-

14. Jean-François Chassay, Si la science m’était contée. Des savants en littérature, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 2009, p. 209-210.

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ment) à la grande culture et à la science, qui n’auraient pas les moyens pour résister, même à leurs propres pulsions destructrices. Lorsque les deux Einstein meurent dans un épais nuage neuro- toxique au pied d’un pommier (celui de Newton ?), « un cri de suffo- cation annonce la mort, par suicide, de la science du XXe siècle. » (AE, 23/184) Le choix du mot « science » est lourd de sens : ce ne sont pas les physiciens qui ont connu le péché, comme l’annonçait Oppenheimer, mais la science dans son ensemble. Plusieurs critiques ont lu Ape and Essence comme un roman de l’apocalypse nucléaire, mais cette menace y est traitée parmi d’autres. Il met en scène l’asservissement des sciences qui auraient toutes le potentiel de produire des armes de destruction massive. Par la mise en scène des figures de Faraday, Pasteur et Einstein, Huxley expose les dangers d’une science préten- dument pure et indépendante, une science qui ne s’est pas méfiée de ce que l’animalité humaine pourrait en faire. Certains passages du roman abordent également la banalité du mal, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt15, des individus qui font la science sans y penser : « après une dure journée au labo, ils rentraient à la maison dans leur famille. […] Et le matin […] ils repartent au travail, afin de découvrir quelle quantité toujours plus grande de familles, précisément comme les leurs, peuvent être infectées. » (AE, 12-13/184)

D’Éros à Bélial, sexualité et reproduction Si, dans le roman, le monde qui conduit à l’apocalypse en est un de relation parasitique à la terre, et que c’est la science elle-même qui fournit à l’essence destructrice de l’homme les moyens de sa fin, le monde posta- pocalyptique s’inscrit sous le signe de l’éros. De l’eugénisme au complexe d’Œdipe, en passant par la tératogénicité des rayons gamma et la poly- gamie ritualisée, tout un champ sémantique se déploie. La sexualité (et la reproduction) rabaisse l’homme à son essence, à sa nature d’espèce, ce qui a un impact culturel (exclusion des monogames, secte polygame infanticide), mais aussi une origine culturelle (conséquence de la guerre

15. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. de l’américain par A. Guérin, Paris, Gallimard, 1966.

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et de la science). L’Amérique postapocalyptique perçoit désormais la nature comme une manifestation du Diable, son outil pour pousser les hommes à s’autodétruire, et le centre d’une puissante religion. La fertilité est alors une préoccupation majeure : celle des femmes, qui ne donnent plus naissance qu’à des monstres, et celle des plantes, lourdement alté- rées par des épidémies conçues en laboratoire. Dès le tout début du roman, la pulsion sexuelle est présentée comme un déterminisme biologique. Le scénariste qui discute avec son ami pro- ducteur lui annonce qu’il a finalement cédé à l’idée de prendre une maî- tresse, parce qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, comme Martin Luther. Cet amalgame entre libido et protestantisme peut sembler anodin, mais il fait écho à la seconde partie, dans laquelle le Dr Poole sera constam- ment tiraillé entre l’influence maternelle et religieuse surpuissante, l’amour romantique et ses pulsions sexuelles : « Poole hésite un instant entre le souvenir inhibiteur de sa mère, la fidélité à Loola prescrite par tous les poètes et tous les romanciers, et les Faits de la vie, chaleureux et flexibles. Après environ quatre secondes de conflit moral, il choisit, comme on pouvait s’y attendre, les Faits de la vie. » (AE, 126/184) Cette expression (typiquement anglaise : « facts of life ») euphémique qui désigne la procréation arbore une majuscule qui rappelle cette Nature et ses Conquérants et annonce tout un régime politico-religieux basé sur la gestion des pulsions en conflit avec l’avenir biologique du groupe, qui ne produit que des enfants mutants déformés. Afin de limiter la reproduction et maximiser les chances de nais- sances « normales », l’archivicaire applique des lois qui proscrivent la monogamie et empêchent toutes relations sexuelles à l’exception d’une courte période annuelle : les jours de Bélial. Le reste de l’année, les indi- vidus portent sur leurs parties génitales des tissus où est écrit en rouge le mot « non » et toute infraction est passible de mort par enterrement vivant. De manière assez amusante, ces « non », qui apparaissent en gros plan chaque fois qu’un personnage éprouve du désir, redoublent les « non » qui dominent l’inconscient de Poole, obsédé par sa mère au point de n’avoir jamais voulu se marier. L’autre façon dont s’exprime le biopouvoir de l’église est le traite- ment des femmes, constamment recensées et qualifiées de «Vaisseaux

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de l’Esprit damné ». Leurs cheveux sont rasés lorsqu’elles donnent nais- sance à des enfants trop difformes (« Ils te permettaient d’avoir jusqu’à trois pairs [de mamelons]. Et sept doigts et orteils. » [AE, 57/184]), avant de voir leurs nouveau-nés sacrifiés sur l’autel de la « Purification de la Race » : Pendant des semaines, il leur fait penser à ces choses – et c’est contre la Loi, c’est mal. Les hommes s’énervent tellement qu’ils commencent à vous frapper et à vous traiter de […] Vaisseau de l’Esprit damné. […] Et puis vient le Jour de Bélial […] Et après, si vous avez un bébé, il y a des chances qu’Il vous punisse pour ce qu’Il vous a fait faire. (AE, 56-57/184)

Évidemment, le roman ne s’arrête pas à donner une explication unique au phénomène : tout comme pour le rapport à la nature, le rapport au corps fait l’objet d’un double discours, religieux et scienti- fique. Le narrateur compare l’homme aux autres animaux : chez une femme normale, la production hormonale serait limitée et constante, lui laissant une grande liberté quant à sa sexualité et forçant les hommes à adopter des techniques de séduction, mais les femmes mutantes seraient les esclaves de pulsions saisonnières qui auraient aboli la séduction, la tendresse et l’amour. Ce serait un des dangers du nucléaire – celui de changer la nature humaine au point d’en réduire le libre arbitre – et Huxley en profite pour mentionner au passage le problème de la dégradation génétique de l’homme, avec ses relents eugénistes : « “[…] toute possibilité d’infecter progressivement l’espèce humaine par des mutations latentes non désirées devrait être un sujet de préoccupation pour la communauté.” Il devrait l’être ; mais inutile de dire que ce n’est pas le cas. Oakridge travaille trois quarts de travail par jour. » (AE, 58-59/184) } À la fin, la solution étonnamment optimiste qu’offre le roman relève de la sphère privée, ce que certains critiques lui reprochent. Kerwin Lee Klein en souligne l’archaïsme : « la sphère privée de la maison et du foyer offrait un refuge contre l’historicité. […] La scène finale Aped’ and Essence […] marque la limite de la frontière historique à travers laquelle les amoureux peuvent s’échapper dans les nombreuses petites morts

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d’un futur romantique et posthistorique16. » En effet, à l’horreur que provoque chez Poole la vue des sacrifices et des orgies, à l’eugénisme et au satanisme, répondent la monogamie et l’amour romantique. Fuyant son laboratoire où il devait aider les générations à rétablir leur capacité agricole, il s’extrait de l’histoire et choisit le couple, recentré sur lui-même, ses sentiments et sa biologie : « par la dialectique des sentiments, ces deux-là ont redécouvert pour eux-mêmes cette syn- thèse entre la chimie et le personnel que l’on nomme monogamie et amour romantique. […] C’était désormais le début de quelque chose de plus grand. » (AE, 140-141/184) Ce nouveau départ est symbolisé, peu subtilement, par le geste de Poole qui craque un œuf sur une tombe, en route vers une petite communauté utopique. Cet idéal communautaire peut surprendre considérant les forces historiques et biologiques en jeu jusque-là, mais il fait écho à l’incipit du roman, qui voyait justement en l’assassinat de Gandhi la mise en échec de cet idéal à cause de son détour nationaliste. Au fond, le constat d’Huxley est ontologique et épistémique : La cruauté et la compassion avec les chromosomes ; Tous les hommes sont miséricordieux et tous sont des meurtriers. Affectionnant les chiens, ils ont construit leurs Dachau […] Crient contre le lynchage, mais sont tous pour Oakridge […] Qui devrions-nous persécuter ? pour qui avoir de la pitié ? […] Seulement par la connaissance de sa propre Essence L’homme peut-il cesser d'être un singe parmi les autres. (AE, 46/186)

Devant toutes les forces qui complotent notre destruction, qu’elles soient naturelles, culturelles ou pulsionnelles, qu’elles proviennent de nous-mêmes ou de l’univers, la seule issue possible serait la connais- sance de notre Essence, et ce n’est qu’ainsi que nous cesserions de n’être que des singes, parasites de notre planète.

16. Kerwin Lee Klein, « Westward, Utopia : Robert V. Hine, Aldous Huxley, and the Future of California History », Pacific Historical Review,vol. 70, no 3, août 2001, p. 474.

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Prothèses cybernétiques et exodarwinisme : Limbo de Bernard Wolfe

Si l’origine épistémologique du posthumain se trouve dans la théorie cybernétique de Norbert Wiener1 et sa conception d’un être nouveau dont la communication serait le principal moteur, alors il faut chercher la naissance du posthumain littéraire dans la période d’après-guerre. Dès 1952, Bernard Wolfe propose, dans son roman Limbo, une expé- rience de pensée basée sur les théories alors très récentes de Wiener sur la cybernétique. Paru seulement quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le roman est une réaction extrême à une menace nouvelle : la possibilité de l’autodestruction de l’humanité. La fin de la guerre a en effet révélé deux faits troublants : premièrement, lorsqu’elle est industrialisée, la guerre devient une machine (steamroller dans le roman) qui rend l’humain superflu, comme Hannah Arendt allait plus tard le formuler2 ; et, deuxièmement, avec la découverte de la

1. Voir l’introduction à ce sujet. 2. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. 3. Le système totalitaire, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2005, p. 197-199.

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bombe nucléaire, l’autodestruction totale de l’humanité est désormais envisageable. La prochaine guerre mondiale pourrait bien être la der- nière. C’est dans ce contexte que Wiener propose sa nouvelle concep- tion de l’humain et de la société comme des systèmes complexes, ou plutôt des réseaux d’information. La cybernétique permettrait de rendre la communication plus transparente, utilisant les machines pour communiquer plutôt que pour détruire. C’est aussi dans ce contexte que Bernard Wolfe écrit Limbo, profondément et ouvertement influencé par Wiener : ses personnages volontairement amputés pour éliminer leurs pulsions guerrières portent des prothèses cybernétiques élaborées et étudient avec passion les théories du bon docteur Wiener. N. Katherine Hayles, dans son analyse du roman, affirme que : « Wolfe a reconnu le potentiel révolutionnaire de la cybernétique pour reconfi- gurer les corps. Et comme Wiener, il tenta sans succès d’en contenir le potentiel, craignant que si ça allait trop loin, l’autonomie du sujet libéral (masculin) pouvait être en danger3. » Hayles consacre d’ailleurs un chapitre entier à l’analyse de ce roman – qu’elle considère à juste titre très imparfait et misogyne –, mais dont elle signale malgré tout plusieurs aspects intéressants. Le cyborg imaginé par Wolfe est bien différent de celui de Donna Haraway4. Les femmes n’ont pas le droit de devenir cyborg dans le roman et elles amorcent désormais les rapports sexuels, alors que les corps des hommes sont féminisés à travers l’amputation qui va parfois jusqu’à la castration. Bien que cette inversion soit dépeinte comme profondément négative par les commentaires constants du (très misogyne) docteur Martine et par l’échec du système à la fin du roman, et bien que les femmes, mères perpétuelles d’hommes handicapés, n’aient acquis aucun pouvoir politique, la question du corps comme une construc- tion sociale plutôt qu’un impératif biologique émerge, sujet au centre des disability studies. Les hommes dans Limbo ne sont pas devenus posthumains seulement par leurs prothèses (bien qu’elles jouent un

3. N. Katherine Hayles, op. cit., p. 113. 4. Donna Haraway, Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeur, 2007.

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rôle important dans le processus), mais à cause de leur amputation volontaire. Le « corps handicapé », considéré comme une construction sociale qui s’opposerait au très théorique « corps normal », devient l’objet de désir et la norme à laquelle il convient de se soumettre. Selon Michel Foucault, « la normalisation disciplinaire consiste à essayer de rendre les gens, les gestes, les actes conformes à [un] modèle [optimal], le normal étant précisément ce qui est capable de se conformer à cette norme et l’anormal, ce qui n’en est pas capable5. » Le « corps non infirme » a été dévalorisé par la guerre puisqu’il symbolise désormais une impulsion humaine naturelle : la destruction de l’autre. Les bras sont des armes (« arms are arms »). Ce jeu de mots homonymique est au centre même du roman. Dans Disability/postmo- dernity, Mairian Corker et Tom Shakespeare abordent le handicap à travers les approches postmodernes proposées par différents penseurs, notamment Derrida : Un point de vue derridien sur le handicap ferait valoir que, bien qu’antago- niste, le « normativisme » a besoin du « handicap » pour se définir lui-même : une personne sans handicap ne peut se définir comme «normale » que par opposition à ce qu’elle n’est pas – une personne avec une déficience. […] De plus, lorsque le « normativisme » est privilégié, le « handicap » devient un dérivé, un dispositif culturel qui impose à ceux qui sont pris pour acquis, le statut naturel de « normal »6.

Dans le roman de Wolfe, le handicap est tout sauf un dérivé du nor- mativisme, au contraire, il est devenu la norme. Il est mal vu, en parti- culier pour un jeune homme blanc, d’avoir un corps non diminué, un signe d’infériorité. Les femmes ne sont attirées que par les handicapés. Mais le récit est narré par le docteur Martine, étranger à cette nouvelle perspective mondiale. Pour lui, l’infirmité est liée à la monstruosité, puisqu’elle résulte du rouleau compresseur de la guerre ou, pire encore, de mutilations auto-infligées. Par conséquent, lorsqu’il rencontre des quadriamputés pour la première fois, il les perçoit avec le regard du

5. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977- 1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 59. 6. Mairian Corker et Tom Shakespeare, Disability/Postmodernity : Embodying Disability Theory, New York, Continuum, 2002, p. 7. Les auteurs soulignent.

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normativisme de son époque. Par exemple : « Les étrangers marchaient avec l’aisance et l’assurance d’hommes normaux, et même un peu plus, avec témérité, leurs jambes faisant des pas vifs et décidés, et leurs bras se balançant avec grâce de chaque côté de leur corps. » (L, 20) Bien qu’il ne sache rien de la philosophie Immob, il constate instinctivement que ces hommes ne sont inférieurs en rien. Lorsqu’un de ses amis indigènes lui dit : « Ils sont tout à fait comme vous, Martine. Sauf pour les jambes et les bras », il répond : « C’est un gros “sauf” » (L, 21), posant ainsi la différence comme fondamentale, mais sans être capable de la qualifier ou de la quantifier. Cette incapacité de Martine à comprendre la norme de ce nouveau monde est confirmée plus tard, lorsqu’il voyage avec eux vers ce qu’étaient les États-Unis : « Ils étaient tous des quadros – devait- on les appeler plus-quatre ou moins-quatre ? […] Tous […] étaient en tenue de soirée : veston blanc aux manches raccourcies pour exposer les bras, pantalon noir rayé se terminant bien au-dessus du genou pour montrer les jambes. C’était logique comme costume – aucune extrémité à garder au chaud. » (L, 73) Il hésite à les qualifier de « plus-quatre » ou de « moins-quatre », ayant bien saisi que les anciennes normes ne s’appliquent plus : ces quadriamputés ne sont de toute évidence pas perçus comme des êtres inférieurs dans leur société. Mais lorsqu’il considère que cette mode est « logique » dans la mesure où les prothèses n’ont pas besoin d’être pro- tégées du froid, il passe à côté d’un point important : ces hommes (ces posthumains ?) ne portent pas des vêtements courts par besoin, mais plutôt pour exposer leurs prothèses, devenues une marque de prestige. Plus loin dans le roman, nous pouvons constater que cette nouvelle normalité est profondément intégrée quand l’ex-femme de Martine dit à son fils anti-pro, un amputé volontaire qui refuse d’utiliser des prothèses : « Oh, honnêtement, parfois je ne comprends pas pourquoi tu ne portes pas […] tes bras et tes jambes et pourquoi tu n’agis pas nor- malement comme les autres garçons de ton âge. » (L, 276-280) Wolfe ne déconstruit pas le normativisme, il en inverse simplement les valeurs, tout en révélant, par son hyperbole, que le corps normal est déjà une prothèse, et l’a toujours été. Selon Hayles, « la perspective posthumaine considère le corps comme la prothèse originelle que nous apprenons

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tous à manipuler, de sorte que l’extension ou le remplacement du corps par d’autres prothèses devient la continuation d’un processus qui a commencé avant notre naissance7. » De plus, comme David Mitchell et Sharon Snyder l’expliquent, David Wills8 définit «prothèse » comme un terme qui assure la médiation entre le domaine littéraire et le domaine du corps. En ce qui concerne ce dernier, Wills soutient que, loin de signifier une déficience, le corps prothé- tisé est la règle, et non l’exception. Tous les corps sont déficients en ce que leur matérialité s’avère variable, vulnérable et inscriptible9.

Afin de mieux comprendre de quelle façon ces concepts se cristallisent dans des personnages forts, il s’agira désormais d’explorer la philoso- phie Immob qui structure le roman et sa société utopique-dystopique, notamment par l’entremise du personnage du Frère Théo qui incarne parfaitement le mouvement pro-pros. Puis, j’aborderai le point de vue opposé grâce à Tom Martine et, finalement, la position anti-Immob, représentée par Don Thurman.

Immob et les pro-pros Le Frère Théo est le premier amputé à apparaître dans le roman et avec qui le docteur Martine entre en contact, mais il est aussi le tout premier « amp-vol » (amputé volontaire) de l’ère Immob. Avant la Troisième Guerre mondiale, il était un militant pour la paix, mais au moment où il aboutit sur la table d’opération du docteur Martine avec les jambes écrasées et une grave blessure à la tête, il est devenu l’un des plus féroces bombardiers de l’armée de l’air, responsable de la destruction de plusieurs grandes villes. Médusé par le fait qu’un pacifiste puisse se transformer en véritable « destructeur de mondes », Martine imagine dans son journal une longue discussion avec Théo, au cours de laquelle il conçoit, comme solution à la guerre, le programme d’amputation volontaire :

7. N. Katherine Hayles, op. cit., p. 2-3. 8. David Wills, Prosthesis, Palo Alto, Stanford University Press, 1995. 9. David Mitchell et Sharon Snyder, Narrative Prosthesis : Disability and the Dependencies of Discourse, Ann Arbor, Michigan University Press, 2001, p. 7.

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dans notre nouvelle société d’amputéisme volontaire, Achab ne serait pas capable de ressentir un iota de rage, puisqu’il aurait offert son corps à la baleine – ouvertement et directement, sans ambiguïté et sans fausse indignation […]. Si chaque homme perdait délibérément un ou plusieurs membres, nous nous élèverions tous immédiatement d’une tête ou deux. […] [I]l y aura une toute nouvelle race d’hommes, des hommes pleinement humains. (L, 217)

Cette utopie basée sur un changement radical dans l’incarnation (embodiment) de l’homme ne devait jamais devenir un programme politique pour Martine, mais rester une simple expérience de pensée cynique, du moins c’est ce que sa réaction ultérieure laisse croire. Lorsque Martine déserte, laissant tout le monde croire à sa mort, Théo et Helder, inspirés par ce martyr réticent, parviennent à mettre fin à la guerre. Celle-ci étant dirigée et planifiée par une intelligence artificielle très perfectionnée nommée EMSIAC (Electronic Military Strategic Integrator and Computer, soit Intégrateur électronique militaire stra- tégique et informatique), ils abrègent le conflit en la détruisant. Ils décident alors de créer une nouvelle société utopique fondée sur les écrits de Martine. Théo est déjà un héros amputé de guerre, le symbole même de son pouvoir destructeur. Helder lui propose alors de devenir « un quadro-amp – et ainsi fut lancé le premier véritable effort de l’humanité pour échapper au rouleau compresseur. » (L, 302) Bien sûr, le dévoilement du corps nouvellement amputé de Théo est mis en scène devant un large public comme une révélation quasi mystique : Deux [préposés] […] ont attrapé sa veste et l’ont enlevée. […] Theo n’avait rien pour remplir ses manches, ses bras avaient disparu ! Le premier lmmob du monde ! […] « Nous nous donnons pleinement, jusqu’au bout, pour tou- jours, à la paix ! Où est l’homme qui va se joindre à nous ? » […] Il y eut des cris déchaînés d’approbation, des hourras, des hurlements, un déferlement d’hystérie. C’était les jeunes hommes […] courant, bondissant, déferlant le long des allées – jusqu’aux cabines de recrutement. […] En peu de temps, le mouvement commença à s’institutionnaliser ; il y avait des clubs d’Immob […] et des universités. (L, 304)

À ce moment, le corps handicapé de Théo incarne, littéralement et selon une symbolique très christique, cette utopie qui marque la nais- sance d’une véritable idéologie aux dimensions quasi mystiques.

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L’histoire de Martine telle que transmise dans son journal fait ainsi office de mythe fondateur pour cette nouvelle idéologie aux accents religieux10 qui y trouve un récit d’origine (la guerre), un prophète (Martine), un martyr (Théo), une conception de l’humain (fondamen- talement sadomasochiste), une vision du monde et une morale (paci- fistes), un ensemble de rituels (amputations), etc. Le journal de Martine est d’ailleurs publié dans une version lourdement annotée par Helder, qui donne aux paroles et aux actions décrites un sens si éloigné de l’intention initiale qu’il relève presque de la mauvaise lecture. Or, ce texte publié est lu par l’ensemble de la population, tel une Bible ou un Petit Livre rouge. Toutefois, si la symbolique qui entoure l’Immob est fondamenta- lement religieuse et idéologique, la façon dont elle s’impose dans la population et la forme que prend son discours peuvent surprendre. Il ne s’agit jamais d’un récit totalisant ou exclusif, puisqu’il part surtout d’une proposition simple (l’immobilisation par l’amputation rituelle, puis la soumission de la technique au cerveau humain) et non d’un projet global de société, d’un système politique, d’une cosmogonie ou d’une religion cohérente. De plus, l’idéologie Immob n’est jamais imposée à la population par un régime totalitaire, elle lui est plutôt « vendue » par une puissante rhétorique qui relève davantage du capi- talisme (créer le désir chez les individus) que des grandes idéologies collectivistes, qui ne peuvent fonctionner que s’il y a une adhésion universelle au projet et qui ont tendance à laisser de côté le choix individuel. Dans la Bande intérieure du moins, chacun choisit ou non d’embrasser la philosophie Immob et plusieurs contestataires semblent

10. La distinction entre religion et idéologie varie largement et fait l’objet d’innom- brables débats. La religion est-elle une idéologie ? L’idéologie est-elle une religion ? Inutile d’entrer ici dans un débat qui m’éloignerait du sujet, mais avançons tout de même qu’elles ont en commun la volonté d’offrir une vision totalisante et univoque du monde (dogme) à travers un grand récit et qu’elles peuvent servir de fondement à une morale et à un projet de société (utopie). À cela, il faut ajouter pour la religion une dimension métaphysique (croyances, rituels, symboles). On peut observer plusieurs de ces éléments dans le roman de Wolfe, mais souvent sous une forme dégradée et en l’absence de références métaphysiques claires. Les symboles et les rituels sont bien présents, mais les dieux et la transcendance brillent par leur absence.

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pouvoir s’exprimer librement. De plus, l’implantation de la pensée Immob sous forme d’utopie concrète se fait par l’éducation universi- taire et non par la culture de masse, comme on pourrait s’y attendre. Selon la philosophie de l’« amputéisme » (un des nombreux néologismes du roman qui semble l’inscrire par sa construction en « -téisme » parmi les grandes croyances religieuses), il faut suivre une longue formation pour obtenir le droit de procéder à l’amputation de chaque membre, comme autant de sacrifices au bien-être collectif. Ce processus rappelle clairement les rituels d’initiation décrits par les anthropologues qui permettent aux enfants (humains) d’entrer symboliquement dans l’âge adulte et donc dans la communauté (posthumains). L’Immob est donc une philosophie aux accents idéologiques (dans son discours) et religieux (dans ses rituels), mais ses manifestations sont trop équivoques pour être définies complètement comme l’une ou l’autre. D’ailleurs, l’utopie sous-jacente à la pensée Immob devient rapidement problématique alors que se met en place une nouvelle forme de biopouvoir. Selon Foucault, celui-ci apparaît au cours du XVIIe siècle et l’un de ses deux pôles est centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques, tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain11. Si le concept de biopouvoir s’applique de manière évidente dans le roman puisque l’état établit des mesures pour encourager les citoyens à subir des amputations multiples, agissant ainsi sur leur corps bio- logique, il est aussi subverti par l’idéologie Immob. L’idée n’est pas d’augmenter les capacités ou l’utilité des individus, ce serait plutôt l’inverse. Contrairement aux utopies posthumaines plus tardives, la posthumanisation dans Limbo n’est pas une construction positive, puisque l’objectif de la métamorphose n’est pas d’ajouter au corps humain grâce à une invention ou à une amélioration technologique,

11. Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998, p. 183. L’auteur souligne.

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mais essentiellement de lui retirer quelque chose : l’agressivité, du moins sous sa forme jugée négative. La posthumanisation ne vise donc pas à devenir plus qu’humain, mais moins humain, considérant que les guerres et l’agressivité définiraient l’humanité dans un contexte d’après-guerre. Dans Hominescence12, Michel Serres en arrive à la conclusion que la paix durable est une réalité nouvelle pour les sociétés humaines. Au cours des cinquante dernières années, nous avons appris à être dégoûtés par la guerre, à avoir pitié des victimes et à mépriser les gagnants couverts de sang. Évidemment, la guerre n’a pas complè- tement disparu, mais deux générations n’ont pas connu la guerre en Occident, ce qui est sans précédent dans l’histoire humaine. Désormais, on s’oppose généralement à la guerre et on la méprise lorsqu’elle est faite pour toute autre raison que la protection de populations inno- centes. Selon Serres, nous devons apprendre ce que signifie le fait d’être des humains en paix, sachant que notre conception de l’humain a depuis toujours été fondée sur la guerre. Hayles suggère dans son analyse que la solution d’immobilisation s’inspire directement de Wiener, qui réduit la plupart des problèmes auxquels font face les humains, notamment la guerre, à un dysfonc- tionnement du mouvement, entre autres celui de l’information. Pour Hayles, [l]’accent mis par Wiener sur le mouvement implique que la guérison des dysfonctionnements du mouvement peut guérir le patient de tout ce qui le rend malade, que ce soit musculaire, neurologique ou psychologique. Dans ce contexte, quoi de plus cybernétique que de concevoir la guerre comme un dysfonctionnement du mouvement ?13

Et l’Immob en serait le remède. Mais, en tant que remède social, représente-t-il une mutilation sacrificielle, telle que la conçoit Georges Bataille14 ? Dans son article sur Limbo, Scott Bukatman explique que « Peut-être que le seul autre

12. Michel Serres, op. cit., p. 329-330. 13. N. Katherine Hayles, op. cit., p. 120. 14. Georges Bataille, La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh, Paris, Éditions Allia, 2006.

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roman de science-fiction [à l’exception de Crash] à s’approprier la notion de mutilation sacrificielle de Bataille est Limbo de Bernard Wolfe […], une anomalie extraordinaire, construisant son imaginaire à partir de Bataille15. » L’idée derrière l’amputation volontaire dans le roman est le sacrifice d’un membre comme mesure de précaution contre les pulsions violentes. De plus, l’amputation est ritualisée et prend la forme d’une initiation que seuls certains individus sont jugés dignes de subir. Plus l’individu est méritant, plus on l’autorise à obtenir d’amputations. Dans la Bande intérieure, la valeur est liée au statut social, ce qui crée de nouvelles classes en fonction du nombre de membres amputés. Aussi, l’amputation n’est accessible qu’aux jeunes hommes blancs qui doivent d’abord franchir certaines étapes, notamment des cours universitaires pour apprendre la philosophie Immob et des ateliers pour maîtriser leur nouveau corps reconfiguré. D’ailleurs, cette muti- lation sacrificielle est véritablement décrite comme une expérience initiatique. La deuxième étape dans l’implantation d’Immob survient lorsque des scientifiques découvrent une solution technique à cette société soudainement immobilisée : les prothèses. Moins d’un an après la fondation d’Immob […] les cybernéticiens […] avaient mis au point des membres artificiels supérieurs aux originaux, intégrés aux nerfs et aux muscles du moignon, alimentés par une centrale nucléaire intégrée et dotés de fonctions sensorielles et motrices […]. Une nouvelle philosophie a vu le jour, basée sur les attentes quant à la façon dont les membres cybernétiques affecteraient la structure cytoarchitectonique du cortex et produiraient un nouveau type supérieur d’homme. (L, 307)

La nouvelle philosophie se fonde sur une forme de libre arbitre : la libéra- tion du pouvoir dictatorial et déshumanisant de la technique qui serait possible en donnant à l’homme des membres détachables qui peuvent être volontairement mis et enlevés, « plus vite que vous ne pouvez dire “Norbert Wiener16” ». Ainsi, l’homme cesse d’être un pour devenir un homme nouveau : « L’homme nouveau, un homme pleinement humain, est arrivé ; le premier véritable polymathe-trait d’union [hyphenated

15. Scott Bukatman, « Postcards from the Posthuman Solar System », , novembre 1991, vol. 18, no 3, p. 345. 16. Ibid., p. 163.

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Renaissance Man] produit par la race humaine17. » Hayles utilise d’ailleurs, pour parler du posthumain de Bernard Wolfe, l’image de l’homme-trait d’union, qu’elle oppose à l’homme-circuit, deux modes d’hybridation des corps et des esprits qui affectent différemment l’identité : Au lieu du circuit, [Limbo] propose de relier les polarités par un trait d’union : homme-machine, homme-femme, texte-marges. La différence entre le trait d’union et le circuit réside dans la rigidité du couplage (rappelons-nous de l’argument de Wiener sur les vertus du couplage souple [loose coupling]) et dans le degré de transfiguration du sujet-trait d’union après être devenu une entité cybernétique. Alors que le trait d’union relie les opposés dans une tension métonymique qui peut sembler maintenir l’identité de chacun, le circuit implique une union plus réflexive et transformative18.

Pour utiliser un exemple de la même époque que Limbo, on pourrait dire que le roman More Than Humande Theodore Sturgeon19, paru en 1953, propose quant à lui un modèle d’homme-circuit. Mais ce n’est pas sans raison si, dans le roman de Wolfe, le couplage homme-machine est aussi rigide : il ne s’agit pas de construire une identité hybride posthu- maine mais bien d’inverser, littéralement, les rapports de domination et d’aliénation de l’homme à la machine grâce aux prothèses. Les prothèses, dans les discours transhumanistes, ont généralement deux fonctions bien distinctes : la transformation de personnes « han- dicapées » en personnes « normales », ce qui soulève évidemment des questions sur la normalité et le handicap en tant que constructions sociales, mais qui est rarement considérée comme moralement problé- matique en soi ; et, deuxièmement, l’amélioration du corps humain, ce qui est plus souvent source de débats, mais qui constitue aussi le cœur du projet transhumaniste. Dans Limbo, les prothèses combinent les deux fonctions : les gens altèrent volontairement leur corps en ampu- tant leurs membres, puis utilisent des prothèses pour le perfectionner, retrouver la mobilité, mais aussi aller au-delà, en dépassant leurs capacités antérieures. Toutefois, le but de l’amputation n’est jamais

17. Ibid. 18. N. Katherine Hayles, op. cit., p. 115. 19. Theodore Sturgeon, More Than Human,New York, Farrar, Straus and Young, 1953. Désormais abrégé en (MTH), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe. J’aborde ce roman plus en profondeur dans le prochain chapitre.

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la prothèse en soi, elle vient toujours dans un second temps. Ainsi, on peut se demander si Limbo s’inscrit dans le paradigme thérapeutique ou mélioratif. Il semble que le roman propose un modèle posthumain intégré qui transcende cette distinction. La technique n’y devance pas la posthumanisation, elle en est le résultat. En fait, il y a bien une tech- nique qui en est à l’origine, mais pas d’une manière positive : il s’agit de la machine à gouverner évoquée par Wiener dans The Human Use of Human Beings à propos de la dynamique de la guerre froide : Une sorte de machine à gouverner est […] essentiellement en opération des deux côtés du conflit mondial, bien qu’il ne s’agisse pas, dans les deux cas, d’une machine unique qui élaborerait des politiques, mais plutôt d’une technique mécaniste adaptée aux exigences d’un groupe machinique d’hommes et consacrée à mettre sur pied des politiques20.

Dans le roman, la Troisième Guerre mondiale a été orchestrée par l’ordinateur EMSIAC, responsable de la dévastation déshumanisante de cette guerre, ce qui a mené à la nécessité impérative d’y mettre un terme. Il se révèle alors évident que le problème n’est pas l’intelligence artificielle, les machines ou la technique, mais plutôt le masochisme des humains qui acceptent de se soumettre à elles, de leur donner la force de leurs bras et de leurs jambes. Le problème réside dans le fait que les corps humains sont devenus les membres d’un cerveau mécanique. La solution consiste donc à renverser la situation : en amputant leurs membres et en les remplaçant par des machines, les humains soumettent celles-ci à leur propre cerveau, à des cerveaux humains qui, en retour, doivent s’amé- liorer afin de maximiser leur utilisation de ces membres mécaniques. Voilà un exemple parfait d’exodarwinisme, qui est, pour Michel Serres, ce mouvement original des organes vers des objets qui externalisent les moyens d’adaptation. Ainsi, sortis de l’évolution dès les premiers outils, nous entrâmes dans un temps nouveau, exodarwinien. […] Nos corps évo- luent peu dans un univers artificiel évoluant, lui, autrement et de plus en plus vite. Si rapidement même que, soudain, les objets techniques, archaï- quement chargés du temps d’évolution et protégeant nos corps de changer, réagirent sur eux par effet de rétroaction et si puissamment que nos corps

20. Norbert Wiener, Cybernetics : or, Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, MIT Press, 1961 [1948], p. 182.

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se remirent à changer. […] Les forces qui façonnent nos corps viennent désormais plus de l’environnement que nous avons construit que du monde donné, de notre culture que de la nature21.

C’est précisément ce qui se produit dans le roman : après une décennie d’utilisation intensive des prothèses, le cerveau des citoyens Immob les plus avancés commence à s’adapter pour en maximiser l’utilisation. D’ailleurs, Martine assiste à un cours universitaire dans lequel un professeur explique l’évolution très rapide de l’anatomie du cerveau humain, en un peu moins de 20 ans : Ici, dit-il, vous pouvez voir un cerveau typique d’Homo sapiens autour des années 1970 […]. Il souffre d’une débilité fatale : avec EMSIAC, il a produit une fantastique réplique mécanique de son propre rêve de perfection mais, parce qu’il est piégé et perturbé par des bras et des jambes, il n’a pas de trait d’union pour se relier à ce rêve métallique. […] Considérons maintenant le deuxième modèle. C’est un cerveau d’Immob qui date d’environ 1990. Déjà, il est plus gros de beaucoup, beaucoup de grammes. […] Ce cerveau d’Immob commence à rattraper ses meilleures machines. (L, 148)

Cette différence entre le cerveau desHomo sapiens et celui des Immob, monstrueusement gros, sous-entend une distinction d’espèces entre humain et posthumain. La taille du cerveau humain n’a pas fondamen- talement changé depuis plus de 100 000 ans, mais dans le roman, cette métamorphose a lieu sur une période de 20 ans, démontrant que, bien qu’elle soit biologique, le court laps de temps l’inscrit dans un para- digme culturel, ou exodarwinien, plutôt que naturel. C’est précisément ce qui définit le posthumain dans le roman : non les prothèses, mais le cerveau surdimensionné en conséquence de ces prothèses. Le post­ humain de Wolfe n’a rien de posthumaniste, il est fondamentalement humaniste. Ou, du moins, l’idéologie Immob le prétend. Il ne s’agit pas de déplacer l’homme du centre, pour l’intégrer dans une communauté plus large qui inclurait les machines, mais de s’assurer que celles-ci soient bien asservies à l’homme et non le contraire. Cependant, malheureusement, en tant que philosophie pacifiste, la version pro-pros de l’Immob échoue lorsqu’il devient évident que

21. Michel Serres, op. cit., p. 65-66.

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la paix dépend d’une ressource naturelle rare pour construire les pro- thèses, et la rareté ne peut mener qu’à la guerre, du moins si l’on en croit notre histoire millénaire. La solution des opposants politiques est la philosophie anti-pros, incarnée et dirigée par Tom Martine.

Anti-pros Tom Martine, le fils longtemps disparu du docteur Martine, dirige la ligue anti-pros et incarne littéralement, comme Théo à l’autre bout du spectre, les craintes que l’Immob inspire à son père. Quadriamputé, il refuse, contrairement à la majorité, d’utiliser des prothèses et vit dans un panier. En compagnie des autres activistes anti-pros, il s’exhibe dans les vitrines des magasins à grande surface afin de convaincre la population d’adopter son mode de vie. L’idéologie anti-pros passe donc par une propagande fondée sur la monstration. Les corps « mons- trueux » s’exhibent pour mieux convaincre, tout comme les pro-pros qui font d’innombrables démonstrations de leurs prouesses sportives et dévoilent leurs prothèses grâce à des vêtements courts. D’ailleurs, le mouvement anti-pros apparaît au même moment que les prothèses : si l’Immob vise à s’immobiliser pour empêcher la guerre, alors remplacer ses membres amputés par d’autres, plus puissants et potentiellement destructeurs, leur semble plutôt paradoxal. Évidemment, la philosophie de la Ligue est un cul-de-sac et repré- sente une régression radicale des individus : ils refusent les atrocités de la guerre, mais surtout d’y participer, choisissant l’enfance. Il s’agit d’un processus physique et comportemental, puisque les anti-pros sont profondément infantilisés : ils vivent dans des paniers recouverts de couvertures pour bébés, ils tombent constamment endormis, des femmes maternantes s’occupent d’eux en permanence, etc. Si les corps prothétiques des cyborgs semblent monstrueux par leur hybridité, les corps des anti-pros sont étrangement inquiétants. Lorsque Martine rencontre l’un d’entre eux pour la première fois, il est profondément troublé, croyant qu’il s’agit de poupées dans une vitrine : Il avait la sensation qu’il se passait quelque chose d’intolérable […] Lorsqu’il se retourna et regarda directement la poupée avec un air d’indignation, la tête entière de la poupée tourna pour le regarder tout aussi directement.

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[…] [T]outes les silhouettes étaient des quadro-amps sans prothèses. Leurs corps sans membres, ovaloïdes, sphéroïdes, dépourvus de toute pertinence géométrique, étaient cachés sous des couvertures de bébé en soie bleue. ( L, 165-166)

Ces corps sans membres révèlent une peur très freudienne de la castra- tion. D’ailleurs, chez certains d’entre eux, la castration est bien réelle, ce qui est pour Martine l’ultime péché : il y avait un « étrange vide entre leurs jambes, ce qui restait de leurs jambes, les moignons. Là où les parties génitales devraient se trouver, il manquait quelque chose […] Pas de testicules. Bien sûr. Castrés. Suivant le programme. Le choc… de la reconnaissance. » (L, 374-377) Il voit ce corps radicalement altéré et handicapé qui, en plus, est un double de lui-même, comme un signe de la fin de l’humanité. Aux yeux de Martine, entre le corps surhumain prothésé et le corps sous-humain immobile, c’est le second, et de loin, qui se révèle le plus monstrueux. Bien que les prothèses soient plus performantes que des membres humains normaux, il n’en demeure pas moins qu’elles n’altèrent pas (ou peu) le schéma corporel humain et la norme de la mobilité. Les anti-pros, de leur côté, refusent radicalement le dictat de la mobilité et leur corps volontairement amputé en est d’autant plus monstrueux que leur principale activité est justement de se montrer, de s’exhiber, non comme des phénomènes de foire (qui ne sont que des repoussoirs pour affirmer plus solidement la normalité), mais comme l’incarnation d’un nouveau modèle idéologique. Suivant Foucault, qui écrit que « le stérile, s’il vient à insister et à trop se montrer, vire à l’anormal : il en recevra le statut et devra en payer les sanctions22 », c’est donc la stérilité des anti-pros qui pose problème, en particulier ceux qui choisissent la castration, poussant la régression infantile du corps jusqu’au déni de sexualité. Puisqu’il se sent responsable de la situation, Martine choisit de faire l’ultime sacrifice, celui de son fils mourant : Martine […] visa directement les lobes préfrontaux du jeune Tom, comme il le devait ; [...] il appuya sur la gâchette, comme il le devait. […] Aurait-il

22. Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, op. cit., p. 10.

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appuyé sur la gâchette si Tom Martine, le péché de son péché, n’avait pas été mortellement blessé ? Question indicible. (L, 377)

Anti-Immob : Don Thurman En guise de conclusion, abordons la seule solution de rechange pré­ sentée dans le roman aux philosophies de l’immobilisation, qui dominent ce monde, mais le conduisent également à sa perte. Après la mort de son fils et l’échec des prothèses, Martine, désespéré, ren- contre finalement un personnage qui restaure sa foi en l’humanité : Don Thurman, un rancher qu’il croise sur la route et qui lui explique comment un mouvement de résistance est né dès les tout débuts d’Immob, une résistance qui est venue des « vrais » amputés, victimes de la guerre. L’apparition du mouvement Immob les a horrifiés : tous ces gamins fanatiques qui se battaient pour une place dans la file d’attente afin d’obtenir les mêmes dommages volontairement […]. [I]ls avaient obtenu leurs blessures à la dure, et en conséquence ils furent les pre- miers héros de l’après-guerre ; mais il y avait désormais tous ces nouveaux convertis qui se faisaient estropier sans douleur et menaçaient de devenir les nouveaux héros. […] Les anti-Immobs […] n’avaient pas de programme élaboré pour sauver l’humanité. Sauf peut-être une chose : ne jamais, en politique, faire quelque chose d’irréversible… (L, 382-384)

Cette idée de la métamorphose irrévocable n’a évidemment pas que des résonances dans le domaine du politique. En ce qui concerne le posthumain, il s’agit bien souvent la question que l’on ne pose pas. Comme si le processus de transformation de l’humain par sa tech- nologie, l’hominescence, ne pouvait être qu’une flèche pointant vers un avenir utopique ou cataclysmique, sans la possibilité d’apprendre d’erreurs de parcours, alors que c’est précisément de cette façon que fonctionne l’évolution naturelle : par un constant mouvement d’essais et d’erreurs, de nouvelles adaptations à un environnement changeant qui, lui, ne progresse pas d’une manière linéaire. Ainsi, la figure du post­humain, et en particulier ses représentations fictionnelles, pourrait bien offrir l’occasion de réfléchir aux infinies possibilités de l’évolution exodarwienne, comme autant de corps potentiellement monstrueux.

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Un posthumain supérieur à la somme de ses parties : More Than Human de Theodore Sturgeon

Une archéologie du posthumain littéraire m’amène inévitablement à un roman publié en 1953, un an après celui de Bernard Wolfe, par Theodore Sturgeon : More Than Human[ Les Plus qu’humains]. Dans celui-ci, l’identité des êtres qui composent les parties du tout ne demeure pas intacte – comme c’est le cas dans Limbo avec ses êtres- trait d’union [hyphenated] –, mais ne se dissout pas complètement non plus dans la nouvelle identité de l’ensemble – comme le cyborg en circuit (ou spliced) décrit par N. Katherine Hayles. Au lieu de choisir entre conserver ou perdre leur identité, les individus choisissent de rester eux-mêmes et de faire partie du posthumain collectif qu’ils contribuent à créer1. Il n’y a pas de dichotomies claires dans le roman,

1. N. Katherine Hayles explique que Theodore Sturgeon n’est pas le premier à imaginer un tel être collectif. Sigmund Freud a publié en 1921 un texte à propos de la « psychologie de groupe » et, en 1953, Arthur C. Clarke a proposé une idée simi- laire dans son roman Childhood’s End [Les Enfants d’Icare], mais la proposition de

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pas même entre les nouveaux humains – appelés Homo gestalt – et les anciens – les Homo sapiens –, malgré les apparences. Après une naissance douloureuse et une émancipation difficile, cet être nouveau s’oppose d’abord aux humains, mais lorsqu’elle mature et acquiert la morale, l’opposition n’est plus nécessaire, tout comme pour un ado- lescent qui atteint l’âge adulte et ne ressent plus aussi fortement le besoin d’affirmer sa différence face à ses parents. La métaphore de l’adolescence, présente dans de nombreux romans sous différentes formes, s’inscrit tout à fait dans le paradigme posthumain. D’ailleurs, le terme « hominescence » proposé par Michel Serres reflète bien cette conception du posthumain comme figure transitoire : de même que l’adolescence ou la sénescence s’avancent vers l’âge mûr ou la vieillesse franche en régressant toutes deux vers les involutions d’une enfance ou d’une vie qu’elles regrettent mais quitteront vite […] de même un processus d’hominescence vient d’avoir lieu de notre propre fait, mais ne sait pas encore quel homme il va produire, magnifier ou assassiner2.

Les récits sur l’arrivée à l’âge adulte d’êtres posthumains comme l’Homo gestalt permettent d’adopter une perspective unique sur ces transitions : d’abord, le rôle impossible ou nécessairement déficient des parents dans le processus de construction du caractère social d’un être nouveau ; ensuite, le développement instinctif, puis construit grâce à la psychanalyse, de soi par « bricolage » et par essais et erreurs ; enfin, le résultat mature, Homo gestalt, qui doit devenir un sujet moral (posthumain) dans un monde encore humain. More Than Human est un magnifique roman de science-fiction écrit en 1953 par l’écrivain américain Theodore Sturgeon, dont l’une des parties, « Baby is Three [Bébé a trois ans] », a d’abord été publiée sous la forme d’une nouvelle en 1952 dans Galaxy Magazine. Chacune des trois parties (très différentes) qui forment le roman est centrée sur

Sturgeon est unique : « Sturgeon modifie l’esprit de groupe d’au moins une façon : bien que l’Homo gestalt a quelques-unes des caractéristiques d’un organisme unique, ses membres ne perdent jamais leur identité individuelle ou leur capacité à agir de manière autonome. » (N. Katherine Hayles, « An Imperfect Art : Competing Patterns in More Than Human », Extrapolation. A Journal of Science Fiction and Fantasy, vol. 22 no 1, 1981, p. 14). 2. Michel Serres, op. cit., p. 14.

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un nouveau personnage du récit : un homme télépathe simple d’esprit dans la première, un adolescent meurtrier suivant une psychothérapie dans la deuxième et un homme amnésique troublé dans la troisième. De plus, chacune adopte un ton, un rythme et un contexte différents. Tout comme l’être duquel nous assistons à la naissance, le livre est une sorte de gestalt : l’ensemble est définitivement différent des parties.

Le caractère social : un être extrodéterminé dans un monde introdéterminé Contrairement à Limbo de Bernard Wolfe et ses hommes quadriam- putés à traits d’union, que j’aborde dans le chapitre 5, ou à Darwin’s Radio (1999) et Darwin’s Children (2003) de Greg Bear, qui explorent l’incidence sociale de l’émergence d’êtres posthumains sur l’humanité, et dont je traite dans le dernier chapitre de cet ouvrage, Theodore Sturgeon se concentre sur l’être lui-même, racontant sa jeunesse et son adolescence, explorant la tâche complexe de définir son identité sans direction ou aide extérieure. En tant qu’être nouveau, qui n’est pas encore socialisé (puisqu’il est littéralement unique en son genre), Homo gestalt manque ce que le sociologue David Riesman3 appelle un « caractère social », « cette partie du “caractère” qui est commune à plusieurs groupes sociaux importants, et qui, selon la définition donnée par la plupart des socio- logues actuels, est le produit de l’expérience de ces groupes4 ». Pour lui, le terme « personnalité » désigne l’ensemble du moi, qui comprend la part héréditaire et le caractère, qui émerge de l’expérience. Homo gestalt se construit de l’intérieur, sans aucune forme de socialisation. Dans le roman, cette personnalité transparaît autant dans les décors,

3. David Riesman publie pour la première fois son ouvrage séminal La foule soli- taire [The Lonely Crowd] à propos du « caractère social » en 1950, seulement quatre ans avant la parution du roman de Sturgeon. Les deux réfléchissent à la même société : celle des États-Unis du début des années 1950, qui était alors dans une phase transi- toire. Dans L’utopie de la communication : le mythe du village planétaire (1992), Philippe Breton suggère que le nouvel homme moderne de Norbert Wiener (plus tard nommé « posthumain »), pour qui la communication avec les autres est l’unique préoccupa- tion, est en fait l’individu extrodéterminé [other-directed] décrit par Riesman. 4. David Riesman, La foule solitaire : anatomie de la société moderne, trad. de l’amé- ricain par Edgar Morin, Paris, Arthaud, coll. « Notre temps », 1964, p. 24.

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souvent fortement symboliques, que dans la narration et le récit de chaque partie. Dans la première, l’Idiot, isolé dans son repère forestier, dénué de toutes compétences sociales, tant dans la sphère du travail, de la famille que de la collectivité en général – du moins avant de rencontrer les Prodd –, narre l’histoire. Il pose la première pierre de l’Homo gestalt. La deuxième partie correspond à la psychothérapie de l’héritier de l’Idiot et second cerveau du collectif. Dans ce contexte, il prend conscience de son introdétermination [inner-directedness], pour reprendre la terminologie de Riesman. Tous les extrodéterminés ont ceci en commun que l’attitude de l’individu est orientée par ses contemporains […]. Cette volonté de garder le contact avec les autres se traduit par une stricte conformité de comportement, non pas tant par une discipline consciente que, surtout, par une exceptionnelle sensibilité aux actes et désirs des autres5.

Si le posthumain tire son origine de la conception de Norbert Wiener de l’être humain en tant qu’être de communication, comme je l’ai déjà dit plus tôt6, on peut voir cette transition vers un type de société extrodéterminée comme l’avènement d’une société posthumaine. Dans le roman, l’Homo gestalt naît au cœur d’une société intro- déterminée particulièrement dysfonctionnelle. Selon Riesman, les parents jouent un rôle fondamental dans l’intériorisation des normes sociales chez leurs enfants dans ce type de société. Il précise que ces normes intériorisées agissent comme une sorte de gyroscope interne qui détermine plus tard dans la vie les choix de l’individu sans avoir besoin de contraintes supplémentaires ou d’intervention extérieure. Dans ces sociétés, les gens entretiennent l’illusion d’exercer leur libre arbitre et d’avoir une grande liberté individuelle. Cependant, dans une société extrodéterminée, les parents jouent un rôle très limité, du moins en comparaison des pairs. Dans les cas exemplaires, les parents apprennent à leurs enfants à faire le bien, même s’ils ne peuvent anti- ciper ce que le « bien » signifiera dans le futur ; dans la plupart des cas, ils essaient de leur donner un gyroscope, qui se révèle le plus souvent

5. Ibid., p. 45. 6. Voir le chapitre 5.

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peu flexible, ou des objectifs, une direction précise, qui seront inutiles dans un monde en métamorphose. Lorsqu’un profond changement social divise deux générations, une crise de la parentalité apparaît inévitable, comme c’est le cas dans la plupart des romans posthu- mains qui mettent en scène une transition soudaine (généralement déclenchée par une catastrophe ou une mutation). La question se pose alors : comment des parents humains peuvent-ils élever des enfants posthumains ? En quoi leur modèle de « caractère social » peut-il être pertinent ? Dans le roman de Sturgeon, la parentalité se retrouve en effet dans un état de crise profonde. La plupart du temps, les parents semblent incapables de transmettre quoi que ce soit à leurs enfants et, dans le pire des cas, ils se révèlent abusifs et toxiques. Par exemple, M. Kew, le père violent et misogyne d’Alicia et d’Evelyn, enferme ses deux filles et leur apprend à être dégoûtées par leur propre corps, à nier leurs pulsions naturelles. De leur côté, la famille Prodd fait également face à des difficultés importantes. Ils prennent soin de Lone en tant que véritable famille de substitution, mais le père devient fou et la mère fuit lorsque leur nouveau-né s’avère souffrir du syndrome de Down (« mongoloïde » dans le livre). Pour sa part, la mère de Janie la confine à sa chambre et multiplie les amants, en attendant le retour de son mari militaire, tandis que le père de Hip Barrows passe ses nuits à brûler ses livres. Enfin, deux personnages bienveillants et introdéterminés, Mlle Kew et le Dr Stern, essaient chacun à leur manière de jouer un rôle parental positif pour le groupe d’enfants, en tentant de leur donner un gyroscope moral interne, mais cela aboutit à un échec dans les deux cas. Mlle Kew, le parent adoptif qui fournit un foyer protecteur, mais qui a une « étrange idée du bien et une idée fausse du mal » (MTH, 95), finit par être tuée par l’enfant même qu’elle protège, alors que le psy- chologue, le Dr Stern, subit un lavage de cerveau lorsqu’il suggère à la fin de la thérapie que Gerry devrait considérer la «morale » comme la prochaine étape du collectif. Comme le dit N. Katherine Hayles, « dans More Than Human, il n’y a pas de bons parents7. »

7. N. Katherine Hayles, art. cit., p. 15.

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Cet échec de la parentalité en général et de l’éducation introdéter- minée en particulier peut s’expliquer par le fait que la naissance de l’Homo gestalt marque le passage d’une société introdéterminée à une extrodéterminée. Les membres du collectif ne sont pas déterminés par des traditions humaines, qu’ils considèrent comme obsolètes, et ils ne sont pas introdéterminés non plus, puisque leurs parents ne sont pas parvenus à leur fournir un gyroscope stable. Au lieu de cela, ils comptent les uns sur les autres, sur leurs pairs, sur leurs contemporains. Au départ, ils forment d’ailleurs le collectif pour cette raison : avoir des pairs sur lesquels compter. Bien sûr, Riesman parle de groupes de pairs beaucoup plus nombreux qu’un collectif de cinq personnes pour déterminer les actions d’une autre personne, mais l’Homo gestalt apparaît comme un prototype, ou plus précisément une mise en abyme d’une société future plus fortement connectée et clairement extrodéterminée que celle dans laquelle nous, « sujets posthumains », vivons aujourd’hui. L’émergence d’une créature pos- thumaine extrodéterminée n’aurait pu se produire dans une société de type traditionnel, dans laquelle les enfants sont élevés uniquement par imitation et où les individus sont très rarement confrontés à des choix nouveaux, puisqu’ils se destinent à succéder à leurs parents dans leur rôle. D’un autre côté, dans une société introdéterminée, « l’enfant com- mence assez tôt à se rendre compte qu’il existe plusieurs ensembles de coutumes qui s’opposent les uns aux autres – donc, aussi, plusieurs voies à suivre – et entre lesquels il est, en principe, libre de choisir8. » Le « niveau historiquement neuf de conscience de soi […] est à la fois la cause et le résultat du fait que les choix ne sont plus automatiquement effectués […] par le cadre social du groupe primaire. Dans les nouvelles conditions, c’est à l’individu de décider ce qu’il doit faire, donc, aussi, ce qu’il doit faire de lui-même9. » Ce n’est que dans ces conditions, dans une société introdéterminée, que l’Homo gestalt peut apparaître : « Les capacités extraordinaires des enfants ne se manifestent que

8. David Riesman, op. cit., p. 69. 9. Ibid., p. 74-75.

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lorsqu’ils peuvent échapper aux attentes des parents10 ». Plus préci- sément, « [e]ncodée dans la structure sous-jacente des trois sections [du roman] se trouve l’idée que [l’Homo] gestalt remplace les parents imparfaits, et qu’il renforce plutôt qu’il ne sape l’identité de l’enfant11. » Riesman explique que les individus des sociétés traditionnelles sont motivés à agir par la honte, déterminés intérieurement par la culpabi- lité, alors que chez les extrodéterminés, c’est plutôt par l’anxiété. Dans le roman, Gerry s’adresse à un psychothérapeute, non pas parce qu’il a honte ou qu’il se sent coupable du meurtre qu’il a commis, mais parce que son incompréhension des raisons de sa propre action et surtout de la réaction de ses pairs, les autres membres du collectif, le rendent anxieux. Les membres de l’Homo gestalt ne font pas que se fier aux opinions les uns des autres, ils sont fondamentalement reliés entre eux. Ils ne peuvent pas leur échapper, tout comme les posthumains à l’ère des réseaux ne peuvent pas échapper aux autres. Mais contrairement au type extrodéterminé décrit par Riesman, Homo gestalt n’a rien à voir avec le consumérisme.

Apprendre comment être-à-plusieurs : de la psychologie gestalt au bricolage Mais qu’est-ce que l’Homo gestalt exactement ? Comment est-il né ? Comment se construit-il ? Dans la dernière partie du roman, Gerry l’explique ainsi : « Gestalt […]. Groupe. Comme un remède à beaucoup de maladies avec un seul type de traitement. Comme beaucoup de pensées exprimées en une seule phrase. Le tout est plus grand que la somme des parties. » (MTH, 104) Cette phrase évoque (et détourne) une célèbre citation du psychologue gestaltiste Kurt Koffka : « Le tout est différent de la somme des parties12 ». Le terme « plus grand » proviendrait d’une traduction de l’allemand erronée très précoce. Dans sa théorie, il n’y a pas de principe d’addition ; il suggère simplement le « tout » comme un principe indépendant. Cette déformation du sens

10. N. Katherine Hayles, art. cit., p. 16. 11. Ibid., p. 18. 12. Stephanie Sabar, « What’s a Gestalt ? », Gestalt Review, vol. 17, no 1, 2013, p. 10-11.

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est significative, puisqu’elle est utilisée par Gerry lui-même, qui a certainement un complexe de supériorité à l’endroit de l’humanité à ce stade. Mais au cours de sa psychothérapie, dans la partie centrale, il mentionne une époque où il avait l’habitude de percevoir les choses autrement. Le psychothérapeute lui demande d’ailleurs : « Toi, Lone et les enfants, vous étiez très proches. Tu ne te sentais pas un peu supérieur au reste du monde ? » Et il répond : « Supérieur ? Comment pourrions-nous être supérieurs ? — Différents, alors. — Eh bien, je sup- pose que oui, mais nous n’y pensions pas. Différent, oui. Mieux, non. » (MTH, 91) L’un des objectifs de l’ethos proposé par Hip est précisément celui-là : essayer de définir et d’établir l’identité de l’Homo gestalt par rapport à Homo sapiens, ce qui signifie entre autres de réfléchir sur leurs liens évolutifs. Mais pourquoi choisit-il le nom « Homo gestalt », une « termino- logie bâtarde » ? Parce qu’ils sont « une race bâtarde » (MTH, 115). Contrairement au cyborg ou à l’IA, la créature posthumaine que Sturgeon imagine se compose d’individus qui sont véritablement des hominidés ; ils ne cherchent pas à transcender leur existence biologique et leurs pouvoirs ne sont le fruit que de simples mutations. Celles-ci permettent à ces Homo sapiens de communiquer plus complètement et plus précisément entre eux, comme l’a envisagé Norbert Wiener, et de devenir autre chose par ce processus : « chaque organisme fait partie d’un tout, mais séparé […], une forme de vie gestaltique. » (MTH, 105) Selon Stephanie Sabar, il est très difficile de donner une définition simple de la gestalt et, pour la comprendre, il faut revenir à la phi- losophie, la psychologie et la thérapie gestaltiques. En allemand, le nom « Gestalt » désigne une forme, une configuration, une structure, une disposition, une organisation, une figure. Et le verbe «gestalten » signifie, entre autres choses, devenir, se développer ou se transformer. Le premier philosophe à utiliser ce terme fut Christian von Ehrenfelsin en 1890, pour qui il existe certaines « qualités (entières) de forme » (ou « qualités gestaltiques ») qui peuvent être temporelles (par exemple, une mélodie) ou non temporelles (par exemple, un carré). Au début du XXe siècle, un groupe de psychologues berlinois composé de Max Wertheimer, Wolgang Köhler et Kurt Köffka décida d’appliquer ces qua-

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lités à la psychologie humaine, et en particulier à la perception visuelle, par une approche phénoménologique. Par exemple, beaucoup d’objets différents qui n’ont rien en commun seront perçus par les sujets comme ayant un caractère « carré », car ils ont quatre côtés et des angles droits, mais aucune des parties ne peut être décrite comme telle, seulement l’ensemble. Par conséquent, celui-ci a certaines qualités, à savoir une configuration, que la somme des parties ne peut avoir. Selon Sabar, la gestalt « est une qualité de l’entité dans son ensemble, résultant de sa configuration, c’est-à-dire la relation, l’interaction et l’interdépendance entre ses parties, plutôt que la somme ou la combinaison aléatoire de ses parties13. » Cette théorie explique surtout comment les individus organisent subjectivement leurs perceptions et leur donnent un sens en créant des structures et des qualités générales, basées sur leur expérience, leurs croyances, leurs souvenirs, leurs valeurs, etc. Partant de cette théorie, le psychiatre allemand Fritz Perls élabora en 1942 une « thérapie gestaltique » qui consistait à « analyser la structure interne de l’expérience réelle […], l’unité ou la désunion de cette structure14. » Par conséquent, si la gestalt est avant tout une théorie phénoméno- logique, on pourrait soutenir que l’Homo gestalt de Sturgeon a des qua- lités « entières » essentielles pour certains observateurs, mais non pour d’autres. Plus précisément, il est perçu comme un être collectif (c’est-à- dire ayant une qualité gestaltique) uniquement par ses membres, mais jamais par des étrangers, étant donné sa nouveauté. Aucun humain ne connaît l’existence d’un tel être, par conséquent, ils ne peuvent le percevoir, contrairement à ses membres, qui en font l’expérience. Les exemples sont nombreux dans le roman : la machine antigravité, qui est un pur produit des capacités uniques de l’être gestaltique, ne lui est jamais attribuée, sauf par Hip Barrows, alors amnésique, qui finit par rejoindre le collectif ; aussi, Mlle Kew refuse de voir en eux autre chose que des enfants infirmes qui ont besoin d’aide, car elle ne peut les percevoir dans leur totalité.

13. Ibid., p. 9. 14. Fritz Perls, Ralph Hefferline et Paul Goodman, Gestalt Therapy : Excitement and Growth in the Human Personality, New York, Julian Press, 1990 [1951], p. 232.

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Sabar propose une série de qualités gestaltiques, dont certaines permettent de comprendre le personnage imaginé par Sturgeon. Par exemple : 1. Transposabilité : […] Les qualités de forme ne sont pas liées à une entité spécifique, mais des propriétés qui conservent leur essence lorsqu’elles sont transférées d’une entité à une autre. […] 2. Le tout est différent de la somme de ses parties. […] 3. Forme d’organisation. […] a. Structure : […] la configuration entre les parties et l’ensemble, un réseau de relations, d’interdépendances et d’interac- tions dynamiques comme les cellules d’un organisme vivant. […] d. Niveaux d’organisation : […] l’organisation la plus simple d’une Gestalt spatiovisuelle est une forme bidimensionnelle […]. Une richesse d’éléments […] entraîne un haut niveau d’organisation15.

Le deuxième point apparaît explicitement tout au long du roman, mais le premier et le troisième en révèlent davantage. La transposabilité de certaines des qualités de l’Homo gestalt est un enjeu majeur de l’intrigue : qu’est-ce qui définit exactement le collectif et comment sera-t-il affecté par la mort et le remplacement de l’un de ses membres clés ? Quand Lone meurt, le collectif régresse pour devenir un groupe d’enfants sous la garde de Mlle Kew, car Gerry n’est pas encore assez mûr pour prendre la place de Lone comme « ganglion central ». Ils perdent temporairement leur qualité gestaltique et redeviennent de simples individus, un groupe d’enfants inadaptés. Cela affecte profon- dément Gerry : Nous n’avons pas pu nous maillanger [blesh16]. — Maillanger ? Oh, mais tu ne l’as pas fait non plus après la mort de Lone. — C’était différent. C’était comme une voiture en panne d’essence, qui attend tout simplement là, intacte et fonctionnelle. Mais quand Mlle Kew en a eu fini avec nous, la voiture avait été mise en pièces […]. (MTH, 97)

L’analogie de la voiture révèle ainsi la qualité potentielle de transpo- sabilité du collectif : une voiture mise en pièces cesse d’avoir la qualité gestaltique d’une voiture, mais si l’on remplace des pièces dans une

15. Stephanie Sabar, op. cit., p. 10-14. 16. Le terme anglais « blesh » est un mot-valise combinant « blend » (mélange) et « mesh » (maillage) que je propose de traduire par « maillanger ».

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voiture – ou même si on la reconstruit entièrement beaucoup plus tard avec des pièces non originales – elle conserve ou retrouve sa qualité gestaltique. Cette transmission de la qualité collective d’une version à l’autre de l’Homo gestalt ne se fait pas sans heurt dans le roman, puisqu’au moment de la mort de Lone, Gerry n’est pas encore prêt à assumer son rôle, et quand il l’est, la transition se révèle aussi violente qu’une naissance : le meurtre de Mlle Kew, qui empêchait, sans le savoir, le processus de s’enclencher. La troisième qualité gestaltique selon Sabar est l’organisation ou la structure. Une gestalt n’est pas seulement une somme de pièces assem- blées au hasard ; ces pièces sont structurées, parfois à plusieurs niveaux de complexité, ce qui permet justement l’émergence d’une qualité de l’ensemble. Le roman de Sturgeon consiste à construire soigneusement cette structure à travers les trois chapitres (rappelant ainsi le verbe alle- mand « gestalten »), la nature hétérogène de l’être pluriel – en termes de type de liens qui unifient les parties et d’identité des membres (genre, âge, intelligence, moralité, mutation ou pouvoir, race) – émerge de cette configuration : « Je suis le ganglion central d’un organisme complexe composé de Bébé, un ordinateur ; Bonnie et Beanie, des téléporteurs ; Janie, une télékinésiste ; et moi-même, télépathe et contrôle central. […] Lone l’a organisé, ou il s’est formé autour de lui, peu importe. » (MTH, 112-113) Le résultat est une véritable courtepointe, qui ressemble beau- coup à l’évolution biologique, d’ailleurs, particulièrement si l’on adopte la perspective de François Jacob, qui suggère que l’évolution ressemble davantage au bricolage de gènes et de traits préexistants et réutilisés qu’à l’ingénierie minutieusement et consciemment planifiée17. Cette composition en courtepointe de l’Homo gestalt permet égale- ment d’éviter la possibilité d’une dérive totalitaire, très courante dans les récits posthumains. Bien sûr, Sturgeon ne dépeint pas toute une société faite d’Homo gestalts, mais la vision plutôt optimiste à la fin du roman n’a rien d’une utopie fondée sur une conception idéaliste de l’humanité, bien au contraire. Le nouvel être collectif tente de trouver un moyen de devenir autre chose de plus connecté, de plus transparent,

17. Pour plus d’explication sur cette théorie, voir le chapitre 2.

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quelque chose de posthumain. Son chemin est parfois douloureux et désespéré, mais il s’enracine dans le réel, dans le concret, prenant en compte les déterminismes et contingences : les différentes personna- lités individuelles, les expériences vécues, les forces et les faiblesses, mais aussi la réalité d’une société imparfaite (pauvreté, racisme, vio- lence familiale, etc.). L’Homo gestalt apprend à la dure qu’il est inutile d’essayer de se construire dans l’isolement, sur une île déserte. À la fin du roman, il prend conscience que pour survivre, ou même pour prospérer, il doit coexister (et, dans une certaine mesure, entretenir un rapport) avec l’humanité, ce qui signifie de proposer une nouvelle éthique et une morale, des règles pour la survie des individus et de la société. Jean-Luc Nancy, dans son livre Être singulier pluriel, explique qu’il y a un désarroi inhérent à toute société où le collectivisme (une vision socialiste) serait exclu, et qu’il ne peut être remplacé avec une précipitation naïve [par] de nouveaux thèmes « communau- taristes ». Ils font autre chose, et beaucoup plus : ils désignent le souci majeur qui est le nôtre, celui qui « nous » fait aujourd’hui ce que « nous » sommes, comme le souci de l’« être social » en tant que tel : c’est-à-dire en tant que la « socialité » ou la « société » ne sont manifestement pas les concepts adéquats de son essence. C’est pourquoi l’« être social » devient, de manière d’abord infiniment pauvre et problématique, l’« être-en-commun », l’« être-à-plusieurs », l’« être-les-uns-avec-les-autres », mettant à nu l’« avec » comme la catégorie encore sans statut et sans usage, mais d’où nous vient, au fond, tout ce qui nous donne à penser – et tout ce qui donne « nous » à penser18.

D’une certaine manière, Sturgeon explore les limites possibles de cet « avec » problématique. Comment réinventer « être-à-plusieurs » quand « il n’y a pour ainsi dire plus de “cité” ni même de “société” dont on puisse modeler une figure régulatrice19 » ? Pour Nancy, la réponse ne se trouve pas dans la communauté, mais dans une forme de coexistence, une co-ipséité qui « forme l’essence et la structure du monde20 » et

18. Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, nouvelle édition augmentée, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2013 [1996], p. 63. 19. Ibid. 20. Ibid., p. 64.

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abandonne les hiérarchies qui dominent les rapports entre individu et groupe, entre sujet et intersubjectivité. Dans son analyse du roman, Lahna F. Diskin souligne que, « dans le meilleur des cas et lorsque ces membres travaillent ensemble, l’Homo gestalt transcende l’intolérance raciale, les canaux impraticables de communication verbale, les blo- cages émotionnels et les comportements sexuels déviants – autant d’obstacles qui empêchent le plus souvent de parvenir à la communa- lité [communality]21. » À la clôture du roman, le processus aboutit et, lorsqu’il est intégré au groupe par ce que certains d’entre eux nomment « maillange », Hip constate la construction d’une relation entre l’individu et le collectif dans l’Homo gestalt, ce qui fait écho d’une certaine façon à l’idée de co-ipséité de Nancy, mais sous une forme très primitive : Bienvenue […]. Il n’y a pas eu de nouveau depuis si longtemps… […] Il y eut des présentations ; pour chaque voix, il y avait une personnalité discrète, un sens clair de ce qui ressemble à un statut ou un rang, et un lieu précis, l’impression d’un positionnement physique. Pourtant, en termes d’ampli- tude, il n’y avait aucune différence entre les voix. Ils étaient tous là, ou, du moins, tous à proximité. […] Former une question, c’était avoir une réponse. Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Homo Gestalt. Je suis un ; une partie de ; appartenant […]. La multiplicité est notre première caractéristique, l’unité notre seconde. Comme vos parties savent qu’elles font partie de vous, vous devez savoir que nous faisons partie de l’humanité. (MTH, 185)

La morale contre l’éthique : accueillir l’ethos La morale, qui permet à l’être gestaltique d’atteindre la maturité, joue un rôle fondamental dans la représentation du posthumain dans le roman. Sturgeon n’offre pas une nouvelle morale (posthumaine), mais il en affirme la nécessité. Dans le collectif Homo gestalt, la morale se concentre en un individu, ou du moins elle arrive par lui – elle ne correspond donc pas à un consensus ou à un sentiment moral partagé. En d’autres termes, Sturgeon met en cause la pertinence des traditions morales humanistes dans un monde posthumaniste. Selon Foucault, si les conditions assez récentes qui ont permis l’invention de l’homme (en

21. Lahna F. Diskin, Theodore Sturgeon, Rockville (MD), Wildside Press LLC, 1981, p. 26.

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tant que concept) disparaissaient, ce dernier « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable22 » ; les posthumains devraient alors réexaminer les fondements de leur morale. Bien sûr, le posthumanisme implique depuis ses tout débuts une morale fondée sur une vision du monde qui dépasserait l’anthropocentrisme. Par exemple, N. Katherine Hayles a réfléchi sur une morale qui intégrerait les IA, les cyborgs et les robots, et Cary Wolfe, les animaux23. Ils ont en commun de se demander si nous devrions étendre notre communauté morale à d’autres êtres, ou plus précisément comment ne pas le faire. More Than Human sou- lève une autre question morale posthumaniste. Si l’on définit le pos- thumain comme un être cybernétique, pour qui l’importance de la communication redéfinit son incarnation, les tout premiers romans posthumains, comme Limbo24 et More Than Human, réfléchissent à ce que signifie exister, individuellement et collectivement, en tant qu’êtres de communication. La vision de Sturgeon est particulière- ment intéressante parce qu’il évite les aspects technologiques de la question, ce qui la rend moins datée pour des lecteurs du XXIe siècle. Ses personnages ne sont pas des cyborgs, comme dans Limbo, ou des IA : ils sont entièrement biologiques et d’origine naturelle, plus proches des shevites de Greg Bear25. Sturgeon et Bear posent une question semblable : que se passerait-il si les humains subissaient une mutation biologique et devenaient des communicateurs plus efficaces ? Ou, pour reprendre les mots de Sturgeon, que se passerait-il s’ils devaient subir une « évolution psychique » (MTH, 175) ? Comment entreraient-ils en relation ? Demeureraient-ils de purs individus, ou des êtres collectifs émergeraient-ils ? Si l’humanité pouvait exister sans corps biologiques, ce serait pro- bablement dans un monde en réseau, comme celui imaginé par le . Or, même si notre incarnation est encore une donnée fon- damentale de notre existence, nous pouvons certainement affirmer que

22. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 398. 23. Cary Wolfe, Animal Rites : American Culture, the Discourse of Species, and the Posthumanist Theory, Chicago, University of Chicago Press, 2003. 24. Voir le chapitre 5 pour une analyse du roman. 25. Voir le chapitre 11.

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nous vivons déjà dans un monde fortement dominé par les réseaux. Que signifient l’individualité et la collectivité dans un tel contexte ? Ces concepts peuvent-ils vraiment rester intacts ? Et sinon, qu’en est-il de la morale ? Jusqu’à présent, celle-ci a été définie de deux manières : indivi- duelle (par l’humanisme, la démocratie, le libéralisme) et collective (par la religion, les idéologies collectivistes comme le communisme, etc.). Mais où se situe un collectif composé d’individus libres, spécialisés et en réseau ? Et comment pouvons-nous aborder la morale du point de vue d’un être immortel ? Comme le définit Nick Bostrom, l’objectif principal du transhu- manisme est « d’améliorer fondamentalement la condition humaine par la raison appliquée, notamment en créant et en rendant large- ment disponibles des technologies pour éliminer le vieillissement et améliorer considérablement les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques humaines26 ». Pour y parvenir, de nombreuses voies sont envisagées : médicaments, remplacement d’organes, thérapie génique, clonage, mais aussi transfert d’esprit. Dans ce dernier cas, la vie d’un tel individu posthumain serait donc similaire à celle d’une IA qui existe dans un réseau virtuel. Globalement, l’objectif transhu- maniste est d’atteindre l’immortalité du sujet, de l’individu au sein de son réseau. Sturgeon imagine plutôt un collectif immortel constitué d’individus mortels. Évidemment, cette idée évoque le fonctionnement de n’importe quelle collectivité, d’une famille à une société, ou même à l’humanité entière, mais quelque chose de fondamental diffère avec l’Homo gestalt : le collectif a une conscience, et même un inconscient ! Cette particularité fait écho à l’acquisition récente par l’homme de pouvoirs à une tout autre échelle sur son environnement. Comme le sou- ligne Michel Serres, « nous passâmes récemment du local au global, sans aucune maîtrise conceptuelle ni pratique de ce dernier27. » Nous pouvons maintenant détruire ou préserver l’ensemble de notre écosystème, et non seulement notre environnement immédiat. Cela s’accompagne, bien

26. Nick Bostrom, The Transhumanist FAQ : A General Introduction, version 2.1, World Transhumanist Association, p. 4. 27. Michel Serres, op. cit., p. 22.

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sûr, de questions morales nouvelles et complexes – abordées entre autres par Hans Jonas28 et Serres – qui s’apparente assez à celles auxquelles fait face Homo gestalt. Au fil du roman, il s’avère capable d’inventer une machine antigravité, presque par chance et motivé par l’empathie, mais sans penser aux conséquences (un peu comme les scientifiques de Los Alamos29) ; de plus, il est en mesure d’effacer la mémoire des gens et même de les tuer simplement par esprit d’autopréservation. Fondées sur l’instinct, ni bonnes ni mauvaises, ces actions révèlent que l’Homo Gestalt perçoit les humains comme inférieurs ou menaçants. C’est particulièrement vrai lorsque l’Homo gestalt subit une impor- tante transformation : la « tête » (Lone) meurt et une autre (Gerry) la remplace, ce qui permet au collectif d’évoluer rapidement et d’acquérir de nouveaux pouvoirs. L’Homo gestalt est fluide ; lorsque ses parties changent, il se métamorphose tout en maintenant une certaine per- manence. Ce paradoxe apparaît comme la métonymie de l’existence humaine, individuelle et collective, marquée par la transformation continuelle tout au long de la vie, à travers les diverses expériences et rôles assumés, combinée à une identité qui demeure intacte et constante et permet au sujet d’exister malgré tout. Homo gestalt, à travers la voix de Lone, se présente comme un work-in-progress, un être en cours d’élaboration : « Je ne suis pas encore fini. […] J’amasse des pièces. […] Un premier essai à quelque chose de nouveau. C’est ce que je vais être. Mais peut-être que le bon type de tête n’arrivera que lorsque je serai finalement organisé. » (MTH, 106) La première tête était Lone, un gentil idiot, qui a fait de l’ensemble un être instinctif et peu évolué,

28. Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technolo- gique, trad. de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Éditions du Cerf, 2008 [1979]. 29. Plusieurs scientifiques qui ont travaillé à Los Alamos en 1944, notamment le directeur J. Robert Oppenheimer, ont eux-mêmes déploré a posteriori les problèmes d’éthique qui entouraient la création de la bombe nucléaire. Selon Jean-Jacques Salomon, cette dérive s’explique par les notions de communauté de déni et de com- plexe du délice technique (Les scientifiques : entre pouvoir et savoir, Paris, Albin Michel, 2006). Je développe davantage cet aspect dans Pourquoi les savants fous veulent-ils détruire le monde ? Évolution d’une figure littéraire,Montréal, Le Quartanier, 2016. Voir aussi Jean-François Chassay, Si la science m’était contée. Des savants en littérature, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 2009.

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alors que son successeur, Gerry, est un adolescent dont l’intelligence n’a d’égal que son potentiel inexploité. Janie l’explique en détail à Hip Barrows, qui, selon elle, peut les aider dans leur évolution morale : Quand Gerry a pris la relève, [l’Homo gestalt] s’est renouvelé, renforcé, il a grandi. Mais quand ça lui est arrivé, il s’est réfugié en lui-même un peu comme un maniacodépressif. — […] Un maniacodépressif avec assez de pouvoir pour diriger le monde. — Il ne voulait pas diriger le monde. […] Il ne voyait aucune raison de le faire. […] Il est devenu puéril. Et son côté enfantin était plutôt vicieux. (MTH, 163)

Mais au fur et à mesure que l’Homo gestalt vieillit et prend conscience de lui-même, il devient évident qu’il doit réfléchir aux conséquences de ses actions sur les autres et sur lui-même s’il veut survivre et prospérer dans un monde peuplé d’humains. Le psychothérapeute essaie de le faire comprendre à Gerry lorsque celui-ci prend conscience d’avoir tué Mlle Kew simplement parce qu’elle prenait soin d’eux. Et Janie s’en rend compte également, préoccupée qu’elle est par la survie des humains à long terme. Mais Gerry ne peut l’admettre parce que, en tant que « tête » du collectif, c’est surtout le caractère unique de l’Homo gestalt qui le préoccupe : « Nous sommes seuls, il n’y en a pas d’autres comme nous. Nous ne vivons pas dans un monde comme le vôtre, avec des systèmes de morale et des codes d’éthique pour nous guider. Nous vivons sur une île déserte avec un troupeau de chèvres ! » (MTH, 168) Or, à la fin du roman, plutôt que d’écouter les souhaits de Janie qui veut faire émerger un sentiment de honte chez Gerry pour ses actions et en faire un être moral, Hip Barrows réfléchit véritablement aux implications de cette demande. D’accord avec Janie et le psychothéra- peute sur le fait que l’Homo gestalt a besoin d’un code de conduite pour survivre parmi les humains (et pour que les humains lui survivent), il admet également l’argument de Gerry : il est inutile de chercher une morale posthumaine dans les codes humains. La première chose à faire est donc de prendre du recul et de clarifier les concepts de morale et d’éthique. Paul Ricœur30 propose une distinction semblable à celle

30. Paul Ricœur, « Éthique : de la morale à l’éthique et aux éthiques », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2001,

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de Hip dans le roman : l’éthique peut être à la fois en amont et en aval de la morale – en aval lorsqu’elle se réfère à l’éthique régionale (l’appli- cation de normes morales dans les domaines de l’activité humaine, comme l’éthique du travail, la bioéthique, etc.), et en amont quand elle est fondamentale, une sorte de métamorale qui permet d’étudier la constitution des normes et leur fonctionnement. Dans le roman, Hip Barrows distingue l’éthique de la morale de façon similaire : Il doit exister un nom pour le code, l’ensemble des règles par lesquelles un individu vit de manière à aider son espèce, quelque chose de plus que la morale. Définissons cela comme l’ethos. […] La morale : le code établit par la société pour la survie des invidus. […] L’éthique : le code qu’adoptent les individus pour la survie de leur société. […] En tant que groupe, Homo gestalt peut résoudre ses propres problèmes. Mais, en tant qu’entité : il ne peut pas avoir de morale, parce qu’il est seul. Une éthique alors. (MTH, 175-176)

L’ethos, une entité à part, un membre du collectif aurait donc cette fonction précise : « concevoir une éthique pour un surhomme » (MTH, 175) qui pourrait l’aider à déterminer si une action est bénéfique à la fois pour l’individu (collectif) et la société. Et l’approche de Hip Barrows, à en juger par les dernières pages du roman, s’apparente à la « pensée » arendtienne, au sens d’un dialogue avec soi-même qui permettrait de lutter contre la « banalité du mal31 ». D’une certaine façon, les universités contemporaines traitent déjà la morale de la recherche scientifique d’une manière similaire à l’Homo gestalt, surtout lorsqu’elle concerne des sujets humains. Les comités éthiques, dont les membres jouent chacun un rôle spécifique dans la décision collective, se composent de scientifiques, de philosophes et d’éthiciens qui donnent au problème une perspective distanciée et incluent dans la discussion des préoccupations plus fondamentales. Devrions-nous créer des IA sentientes, cloner des êtres humains ou télécharger des esprits ? Ces projets devraient impérativement être discutés avec des philosophes (ethos) avant d’être irréversibles mais, s’ils sont parfois consultés, leurs arguments sont rarement écoutés,

p. 580-581. 31. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. de l’américain par A. Guérin, Paris, Gallimard, 1966.

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car les communautés humaines ne sont pas des entités collectives conscientes. Qu’en est-il d’un être en réseau ? Qu’en est-il de l’humanité désor- mais connectée sur Internet ? Pourquoi nos activités en ligne sont-elles constamment au centre de crises éthiques et de divisions ? Logiciels libres et logiciels propriétaires, droit d’auteur et contrefaçon, trolls et censure, modération des sections de commentaires et liberté d’expres- sion totale, white hat et black hat, fuite de données et surveillance, économie du partage et réglementation étatique, etc. Bien sûr, les com- munautés web ne forment pas des êtres collectifs conscients, mais les considérer ainsi pourrait être un bon moyen de commencer à résoudre cette crise morale et identitaire. Il apparaît évident que, si les systèmes moraux traditionnels se révèlent inefficaces en ligne, les communautés en réseau auront impérativement besoin d’une éthique pour prospérer. À la fin du roman, Hip Barrows s’intègre finalement au collectif en tant qu’ethos. Lorsque « ses souvenirs, projections et calculs inondent Gerry » (MTH, 185), il comprend mieux quel rôle pourrait jouer Hip : « Voilà enfin un pouvoir qui ne pouvait corrompre, car une telle pers- picacité ne pouvait être utilisée pour elle-même, ou contre elle-même. » (MTH, 185) Le rôle de l’ethos « honore vos sources et votre postérité. Il étudie le courant dominant qui vous a donné naissance et dans lequel vous créerez une chose plus grande encore lorsque le moment sera venu. » (MTH, 181) Parce que l’Homo gestalt a un véritable sens d’être- à-plusieurs, de la survie du groupe en tant qu’entité indépendante et potentiellement immortelle, l’éthique n’a pas besoin d’être appliquée comme un ensemble strict de règles. L’éthique, qui finira par devenir une morale si le nouvel être collectif parvient à se reproduire et à s’épanouir aux côtés de l’humanité, n’est qu’un moyen de prendre en compte ses origines et d’assurer son avenir. En raison de sa capacité exceptionnelle à communiquer de manière transparente, l’Homo ges- talt, sans trait d’union ni épissure, correspond à un caractère social de type extrodéterminé qui peut transcender à la fois le consumérisme et le pathologique « besoin de plaire » des êtres sexués.

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La symbiose, une morale naturelle ? Quand Gerry ou les autres membres de l’Homo gestalt essaient de comprendre leur propre identité en construction et de l’expliquer à des étrangers, la métaphore de la symbiose s’impose d’elle-même : « “Le termite ne peut pas digérer le bois, vous savez, ce sont les microbes dans le ventre du termite qui le peuvent, le termite mange en fait ce que le microbe laisse derrière. Comment ça s’appelle ? — Symbiose. […] Deux formes de vie qui dépendent l’une de l’autre pour exister.” » (MTH, 105) En fait, la symbiose décrit différents types d’interaction biologique entre espèces qui varient en fonction de la proximité et de l’équilibre : mutualisme, commensalisme et parasitisme. D’une certaine façon, la symbiose pourrait-elle être, littéralement, l’inspiration de la morale humaine ? La symbiose conduit régulièrement dans la nature à la coé- volution, c’est le cas lorsque deux espèces différentes évoluent ensemble au point où ce ne sont plus seulement les individus qui ont besoin des membres de l’autre espèce pour survivre, mais les deux espèces entières (par exemple, les lichens). Peut-être pourrait-on trouver dans cette dynamique l’inspiration d’une éthique posthumaniste : lorsque les individus reconnaîtront que leur existence même dépend de leur capacité à communiquer avec les autres, à mener une existence gestal- tique dont la valeur d’ensemble est supérieure à la somme des parties, ils pourront finalement vivre une véritable existence collective.

Posthumain.indd 148 20-08-31 14:29 troisième partie Monstruosité, adaptation, évolution

Posthumain.indd 149 20-08-31 14:29 Posthumain.indd 150 20-08-31 14:29 Chapitre 7

Les monstres prometteurs : Twilight World de Poul Anderson

En juillet 2015, Bloomberg Businessweek annonçait que l’ADN des humains possédant des mutations génétiques rares pourrait valoir des milliards de dollars : Steven Pete peut mettre sa main sur une cuisinière chaude […] et ne rien sentir, tout ça à cause d’une singularité dans ses gènes. […] Les compagnies pharmaceutiques voient le potentiel d’enrichissement dans sa mutation rare. Ils ont aussi l’œil sur des gens comme Timothy Dreyer, 25 ans, dont les os sont si denses qu’il pourrait se sortir indemne d’un accident qui laisse- rait n’importe qui d’autre avec des fractures multiples. […] Les apparents superpouvoirs des deux hommes proviennent de divergences extrêmement rares de leur ADN. Il s’agit d’aberrations génétiques, convoitées par les compagnies pharmaceutiques […] qui sont à la recherche de médicaments destinés aux marchés les plus lucratifs de l’industrie1.

Si l’ADN des mutants les plus rares peut se révéler économiquement utile, une dynamique similaire s’observe dans la nature : les naissances mutantes sont nombreuses, mais la très grande majorité des mutations

1. Caroline Chen, « These Superhumans Are Real and Their DNA Could Be Worth Billions », Bloomberg Businessweek, 22 juillet 2015, URL : http ://www.bloomberg.com/ news/articles/2015-07-22/these-superhumans-are-real-and-their-dna-could-be- worth-billions 151

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sont nuisibles ou neutres, laissant une infime part de «monstres pro- metteurs [hopeful monsters] », pour reprendre l’expression utilisée par Richard Goldschmidt2. Selon lui, les différences trop importantes entre les espèces ne pourraient pas s’expliquer par un simple mécanisme de micromutations. Certaines macromutations très spécifiques auraient un impact particulièrement spectaculaire sur le développement de l’embryon et donc sur les caractéristiques physiologiques de l’adulte, ce qui pourrait influencer positivement sa capacité à s’adapter à son environnement. Les monstres les mieux adaptés transmettraient ces caractéristiques aux générations suivantes, provoquant un bond évo- lutif en une seule génération. Pour Goldschmidt : Le « monstre prometteur » […] correspond à l’idée que des mutants qui produisent des monstruosités peuvent avoir joué un rôle considérable dans la macroévolution. Une monstruosité qui apparaît en une seule étape génétique permettrait l’occupation d’une nouvelle niche écologique et produirait ainsi un nouveau type en une seule étape. […] Lorsque’un poisson subit une mutation qui entraîne une déformation du crâne portant les deux yeux d’un seul côté du corps, il est considéré comme un monstre. La même mutation chez un poisson de forme très aplatie et vivant près du fond de la mer produit un monstre prometteur3.

Goldschmidt a longtemps été la cible des biologistes néodarwiniens, jusqu’à devenir véritablement l’objet de railleries, mais certains cher- cheurs s’intéressent de nouveau à ses théories. En 2008, la biologiste Olivia Judson écrivait dans le New York Times : « [L]’idée du monstre prometteur a commencé à circuler de nouveau. (Notez, cependant, que peu de biologistes contemporains utilisent ce terme. À la place, la plupart des gens parlent de grands changements morphologiques dus à des mutations agissant sur des gènes uniques qui influencent le développement embryonnaire4.) » Quant à lui, Tanguy Chouard écrivait

2. Richard Goldschmidt, The Material Basis of Evolution,New Jersey, Pageant Books, 1960 [1940]. C’est surtout dans cet ouvrage qu’il a diffusé sa théorie, mais il utilise le terme dès 1933, dans « Some Aspects of Evolution », Science, no 78, 1933, p. 539-547. 3. Ibid., p. 390-393. 4. Olivia Judson, « The Monster Is Back, and It’s Hopeful », The New York Times : Opinionator Blog, 22 janvier 2008, URL : http ://opinionator.blogs.nytimes. com/2008/01/22/the-monster-is-back-and-its-hopeful/

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en 2010 dans Nature : « De nombreux chercheurs ont salué le retour en grâce des mutations à large effet et ils ont ressuscité l’idée longtemps vilipendée de Goldschmidt du monstre prometteur5. » Selon Günther Theißen6, en voulant combler les lacunes des théories existantes, plusieurs chercheurs ont contribué à la naissance de la discipline de l’« évo-dévo » (la biologie évolutive du développement) et à renouveler l’intérêt pour les monstres prometteurs. Cette théorie appa- raît ainsi comme une hypothèse raisonnable lorsque les scénarios gra- dualistes semblent invraisemblables. De son côté, Stephen Jay Gould7 suggère que les monstres prometteurs ne produiraient sans doute pas une forme parfaite dès le départ, mais serviraient plutôt d’adaptation « clé » qui ferait adopter un nouveau mode de vie. Quant à Richard Bateman et William DiMichele8, ils concluent que l’évolution combine le gradualisme phylogénétique et l’équilibre ponctué de la morphologie. Une des raisons qui explique le rejet violent initial des théories de Goldschmidt se trouve en partie dans le fait qu’il a inventé lui-même cette expression de « monstres prometteurs ». Gould, grand défenseur du généticien, l’exprime ainsi dans son introduction à la réédition de 1982 : Goldschmidt « a même trouvé un nom inoubliable, mais aussi dérangeant (quoique fantaisiste) pour son agent macroévolutif indé- pendant – le “monstre prometteur9” ». Alors que, pour Chouard, « son utilisation de l’expression “monstres prometteurs” a été présentée à tort comme un saltationnisme extrême (la perfection en un seul saut), et assimilée à la croyance en des miracles10 ». De son côté, Theißen

5. Tanguy Chouard, « Evolution : Revenge of the Hopeful Monster », Nature, no 461, 18 novembre 2010, p. 867. 6. Günther Theißen, « The Proper Place of Hopeful Monsters in Evolutionary Biology », Theory in Biosciences, no 124, 2006, p. 349-369. 7. Stephen Jay Gould, « Return of the Hopeful Monster », Natural History, juin- juillet 1986, p. 22-30. 8. Richard Bateman et William DiMichele, « Generating and Filtering Major Phenotypic Novelties : NeoGoldschmidtian Saltation Revisited », dans Quentin C. B. Cronk, Richard M. Bateman et Julie A. Hawkins (dir.), Developmental Genetics and Plant Evolution, Londres, Taylor & Francis, 2002, p. 109-159. 9. Stephen J. Gould, « The Uses of Heresy : An Introduction to Richard Goldschmidt’s The Material Basis of Evolution », dans R. Goldschmidt, The Material Basis of Evolution, New Haven et Londres, Yale University Press, 1982, p. xiv. 10. Tanguy Chouard, op. cit., p. 864.

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cite Shakespeare : « Qu’y a-t-il dans un nom ? Un monstre prometteur, sous n’importe quel autre nom (par exemple, pro-espèce), demeurerait un concept remarquable, et controversé11. » Puis, en conclusion de son article, il précise que « les bons candidats au titre de monstre promet- teur doivent d’abord être identifiés parmi les espèces existantes. […] [B]ien sûr, toutes les bêtes de foire mutantes ne feront pas l’affaire12 ». Le premier problème est donc d’ordre rhétorique. Le fait de nommer sa théorie, non pas en utilisant un vocabulaire spécialisé, le langage de la science, mais plutôt une métonymie aux accents oxymoriques, est très révélateur. Pourquoi parler de monstres, et non de mutants ? Ce dernier substantif évoque l’anormalité des gènes, qui provient donc de l’intérieur, du cœur des cellules. En ce sens, on peut être un mutant sans que cela soit visible. Le monstre, de son côté, par l’étymologie latine du mot, monstrare, montrer, évoque l’extériorité, la manifesta- tion corporelle des gènes. L’un n’exclut bien sûr pas l’autre, mais ils ne sont pas synonymes : tous les monstres ne sont pas des mutants et inversement. Les théories darwinistes de l’évolution se fondent sur des micromutations individuellement imperceptibles, alors que la théorie de Goldschmidt propose justement que l’évolution des espèces soit fondée sur la manifestation physique spectaculaire de mutations génétiques. Autrement dit, Goldschmidt parle bel et bien de monstres, et non de mutants. La deuxième partie de l’expression « monstre prometteur » pose également, sinon plus, problème. Évoquer l’« espoir » l’éloigne consi- dérablement du froid hasard de l’évolution darwinienne. En effet, ses recherches furent discréditées à cause des accents transformistes de sa théorie. Selon lui, le hasard n’agirait pas comme le moteur principal des macromutations, mais celles-ci tiendraient plutôt à des conditions environnementales stressantes, et le phénotype pourrait être transmis grâce à une reconfiguration chromosomique. Bien que qualifiée d’« hérétique » par plusieurs, la théorie de Goldschmidt fournit pour-

11. Günther Theißen, op. cit., p. 363. 12. Ibid., p. 364.

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tant un point de départ fertile aux auteurs de fiction13 qui réfléchissent au devenir humain. Par exemple, dans Galápagos de Kurt Vonnegut, le narrateur parle d’un roman intitulé L'ère des monstres prometteurs dans lequel la plupart des humanoïdes aux mutations spectaculaires « mouraient, ou devaient être tués, ou peu importe, mais quelques- uns étaient vraiment très prometteurs ; ils se mariaient entre eux et avaient des jeunes qui leur ressemblaient14. » Vonnegut transporte ainsi la théorie des monstres prometteurs dans le monde humain, ce qui a des implications morales évoquant les pires scénarios eugénistes. Si l'humain s'est exclu de la temporalité et des pressions de l'évolution par sélection naturelle, qu'en serait-il devant une génération de monstres, aussi prometteurs soient-ils ?

Les mutants aristocrates de Thierry Hoquet L’émergence de personnes considérées comme génétiquement très supérieures à la moyenne peut avoir pour conséquence l’instauration d’une nouvelle forme d’aristocratie de sang, comme le souligne Hoquet dans sa typologie des presque-humains. Un de ceux-là, Mutant, cor- respond parfaitement aux « monstres prometteurs » de Goldschmidt, puisque dans l’univers de la fiction, on se situe bien rarement du côté du gradualisme néodarwinien. On est mutant ou on ne l’est pas, et toujours de manière spectaculaire. Selon Hoquet, « la fiction de Mutant […] tend à montrer que chaque variant est potentiellement monstrueux et qu’à l’inverse, chaque monstre n’est finalement qu’une différence indivi- duelle. […] Mutant est à la rencontre de l’hérédité et de la variation, de la ressemblance et de la différence, du groupe et de l’individu15 ». Mais

13. Par exemple, l’un des personnages récurrents de Kurt Vonnegut, le romancier Kilgore Trout, aurait écrit un roman intitulé The Era of Hopeful Monsters[ L’ère des monstres prometteurs], que son fils cite dans Galápagos (New York, Dial Press, 2009 [1985]). J’y reviendrai plus en détail dans le chapitre 8, consacré à ce roman. 14. Kurt Vonnegut, Galápagos : A Novel, New York, Dial Press, 2009 [1985], p. 86. Désormais abrégé en (G), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe. J'aborde ce roman plus en profondeur dans le prochain chapitre. 15. Thierry Hoquet, « Cyborg, Mutant, Robot, etc. Essai de typologie des presque- humains », dans Elaine Després et Hélène Machinal (dir.), PostHumains : fron­tières, évolutions, hybridités, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 111.

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ce qui distingue Mutant du monstre et le rapproche ainsi davantage du monstre prometteur, c’est qu’il est, pour reprendre l’expression de Hoquet, « le seul personnage susceptible d’être bien né, acquérant par là le statut de demi-dieu16 ». De son côté, le monstre est le plus souvent « mal né », parfois littéralement, et se situe plutôt du côté des démons que des dieux. Aussi, Mutant n’est pas forcément « bien né », mais il est susceptible de l’être selon les circonstances, rejoignant ainsi la promesse des monstres de Goldschmidt. Or, « bien né » signifie la possibilité de voir émerger un pouvoir du sang, une aristocratie. C’est du moins le modèle politique auquel Hoquet associe la fiction de Mutant dans sa version dégradée. La mutation, et l’aptitude qui en résulte, étant uniques à l’indi- vidu, on peut assister dans ce type de fiction à une forte tendance à l’hyperspécialisation et donc à la réduction du sujet à une fonction singulière et exclusivement naturelle. Dans cette société, la naissance déterminerait la place des individus, une structure sociale corres- pondant à une forme d’« eugénie aristocratique ». Caractérisée par un « naturisme » implicite, « Mutant propose à l’humanité l’espoir que tous les problèmes seront résolus par voie naturelle ; […] que la différence individuelle est promesse de progrès ; que la monstruosité même n’est pas sans avenir17 ». Toujours selon Hoquet, « chaque mutation tend à transformer l’individu qui la porte en une fonction : qui un œil, qui une oreille comme les compagnons du Baron de Münchhausen, qui brûle, qui glace, comme chez les X-Men18 ». Or, précisons que ce phénomène apparaît surtout dans les séquences actancielles où les personnages doivent travailler en équipe pour accomplir une quête, souvent existen- tielle. Autrement, Mutant, psychologiquement et socialement, apparaît pluridimensionnel. Cette fonction imposée par la mutation peut d’ail- leurs se révéler problématique lorsqu’elle doit s’intégrer dans une société complexe dont les besoins ne correspondent pas aux mutations qui émergent. Dans la nature comme dans la société, la très grande majorité

16. Ibid., p. 113. 17. Ibid., p. 115. 18. Ibid., p. 114.

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des mutations n’aident en rien à s’adapter, voire se révèlent nuisibles. Ainsi, cette adéquation entre un pouvoir et un rôle social associé est loin d’être aussi évidente, comme on le constate d’ailleurs dans Twilight World19, un roman publié par Poul Anderson en 1961, à partir de deux nouvelles, parues en 1947 dans Astounding Science Fiction. Il aborde les monstres prometteurs sur deux plans toujours complémentaires : un discours scientifique abondant traite de l’aspect biologique de la ques- tion, alors que le récit, sur le modèle de la reconstruction d’après-guerre, puis de la colonisation, permet d’en examiner les aspects plus sociaux.

Évolution de la représentation de la monstruosité Tout au long du roman, la représentation des mutants évolue ; non seulement plusieurs types de discours cohabitent-ils, mais plusieurs années séparent aussi les chapitres. Cette progression révèle bien ce que peut signifier, pour la science et pour la société, le concept de « monstres prometteurs ». La première partie, qui se déroule tout juste après la fin d’une guerre mondiale qui a ravagé le monde, vise d’abord à poser un diagnostic, grâce à la science, puis à imaginer les actions à poser, influencées par deux idéologies opposées, l’une fondée sur la pureté (conservatrice) et l’autre sur la richesse de la diversité (plus progressiste). Cette partie du roman se distingue par sa focalisation narrative sur des personnages non mutants qui portent donc un regard extérieur sur la question. Militaires et politiciens, ils voient le problème des naissances mons- trueuses comme systémique et nécessitant une solution globale. De longs passages didactiques ponctuent cette partie, empruntant à la tératologie et surtout à la radiobiologie, cette science qui étudie les effets des radiations sur le vivant, en plein développement en 1947, grâce à l’observation des victimes d’Hiroshima. Ils parlent, par exemple, de poussière radioactive. Des colloïdes, et d’autres innombrables radiocol- loïdes se sont formés lorsque les bombes ont explosé, la poussière ambiante et l’air se sont transformés alors en isotopes instables près des cratères. […] La concentration n’est pas trop élevée pour que la vie continue, mais

19. Poul Anderson, Twilight World, New York, Tor Books, 1983 [1961], p. 50-51. Désormais abrégé en (TW), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe.

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elle s’approche dangereusement de la limite de sécurité, et il y aura proba- blement beaucoup de cancers. C’est partout. Chaque respiration que nous prenons, chaque miette que nous mangeons et goutte que nous buvons, chaque motte de terre sur laquelle nous marchons, les radiations sont là. […] De nombreux gènes doivent contenir eux-mêmes des atomes radioactifs. (TW, 50-51)

Tout comme au Japon dans l’après-guerre, l’enjeu n’est pas que biolo- gique, bien au contraire, il devient très rapidement social : des innom- brables infanticides aux problèmes d’exclusion. En réponse à ce constat, le discours prend une tangente plus idéologique. Le président américain, par esprit de préservation de l’humanité, autrement dit d’une conser- vation de sa pureté génétique, l’inscrit clairement dans le paradigme de l’eugénisme, particulièrement dans sa dimension américaine du début du siècle. Par exemple, la récolte de données démographiques est une priorité pour la reconstruction : « L’une de vos tâches lors du recense- ment sera d’essayer de localiser tous ceux qui connaissent la génétique et de les envoyer ici. Mais votre véritable tâche […] le plus gros du travail, sera de trouver les mutants humains. » (TW, 29) En effet, les eugénistes américains ont lancé à l’époque un grand recensement du sang des familles américaines20. Par exemple, de 1910 à 1939, le Eugenics Record Office, un département de l’Institut Carnegie à Cold Spring Harbor, amassa et analysa des données sur l’histoire génétique des familles américaines, afin d’obtenir de l’information sur leurs propriétés congé- nitales physiques, mentales et caractérielles et de les aider à retracer la ségrégation et la recombinaison de leurs caractéristiques héréditaires. Dans le roman, le président Robinson réfléchit aux différentes méthodes envisageables pour éviter la propagation de mutations jugées délétères, passant du laisser-aller (les mutants ne pourront pas survivre ou se reproduire) à la stérilisation, à l’euthanasie et à l’isolement géographique des non-mutants. En fait, il perçoit toute mutation comme néfaste, même (surtout) celles sans manifestation phénotypique (extérieure), puisqu’elles peuvent réapparaître sous la forme de gènes récessifs. La peur de l’invisible dépasse celle du monstrueux (visible).

20. Edwin Black, War Against the Weak : Eugenics and America’s Campaign to Create a Master Race, New York, Thunder’s Mouth Press, 2003.

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Ainsi, avec la génétique qui fait des bonds prodigieux et permet de comprendre graduellement certains pans de l’évolution, on assiste à un changement de paradigme dans la représentation du monstre. Celui-ci agissait comme un repoussoir dans la mesure où on exhibait sa forme anormale et donc problématique. Sa morphologie unique et ostentatoire le rendait inquiétant. Le regard jouait alors un grand rôle dans ses représentations imaginaires. Le roman d’Anderson n’y fait pas exception. On peut y trouver de nombreuses occurrences de cette monstruosité exhibée. Par exemple, dans le premier chapitre, on rencontre des expressions telles que « regard fixe » (TW, 23) devant un mutant, ou encore « visiblement monstrueux » (TW, 35), sans compter les nombreux exemples de mutations aux conséquences morpholo- giques spectaculaires évoquées, des têtes multiples aux proportions étranges. Toutefois, le rapport au regard vis-à-vis de la monstruosité se déplace et révèle justement ce changement épistémologique que repré- sente le développement de la génétique. Progressivement, le vocabu- laire choisi suggère d’y regarder de plus près. La monstruosité se cache et cesse d’être spectaculaire. Par exemple, « il n’avait pas l’air d’un muté [mutie]. Les vêtements filés à la main cachaient son altérité, et le mince visage brun était assez humain. Mais en regardant de plus près, vous pouviez voir qu’il était un peu trop petit » (TW, 106 ; je souligne) ; puis : « N’importe lequel d’entre eux pourrait passer pour une personne ordinaire, non mutée, à moins que vous ne regardiez attentivement. » (TW, 127 ; je souligne) Le monstre se retrouve alors au centre d’une opposition entre le regard distancié et rapproché. Il y a celui que l’on voit de loin, qui fait « spectacle », et celui dont les signes sont plus sub- tils. La différence entre l’humain et le non-humain s’amenuise d’autant et le subtilement monstrueux « promet » davantage, puisque cette dis- tance abolie du regard signifie aussi la possibilité de la dissimulation. L’anormalité peut se cacher, sous des vêtements, mais surtout sous une enveloppe corporelle apparemment normale. Cette monstruosité camouflée peut avoir paradoxalement deux conséquences opposées : une exacerbation de la peur qu’elle suscite, évoquant alors celle de la menace invisible, et la possibilité d’une intégration sociale plus aisée. Par exemple, pour être sélectionné parmi les « bons mutants », il faut

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pouvoir passer pour un humain « normal ». Une remarque à la toute fin du roman le confirme d’ailleurs lors de la confrontation avec les Sibériens : « [I]l y avait quelques différences qui ne semblaient être ni des handicaps ni des atouts : un crâne glabre, des oreilles et un nez curieusement placés, de longs orteils palmés sur des pieds nus. Les Sibériens avaient dû être moins pointilleux. » (TW, 201) Mais que se joue-t-il sur le plan épistémologique ? Depuis l’émer- gence de la tératologie, moment où le monstre devient un objet de science, celui-ci résultait essentiellement d’anomalies dans le déve- loppement de l’embryon, mais, progressivement, certaines se sont révélées héréditaires, puis la génétique en a dévoilé le mécanisme : la mutation. Désormais, la monstruosité n’est plus qu’accidentelle ; elle se dissimule au cœur des cellules et des corps, cachée dans l’infiniment petit en forme de double hélice et dans les arbres généalogiques. D’une peur de la différence, nous passons à celle de la contamination, les « mauvais » gènes pouvant se répandre à notre insu et faire réappa- raître des monstres après plusieurs générations. Ainsi ont pu naître le racisme scientifique et l’eugénisme, dont on voit des traces dans le texte d’Anderson avec des expressions comme « passer pour une per- sonne ordinaire, non mutée » (TW, 127 ; je souligne), exactement comme certains noirs à la peau pâle pouvaient « passer pour » blanc à l’époque de la ségrégation raciale. Or, le roman d’Anderson offre une deuxième option face à la mutation à grande échelle : plutôt que de tenter une purge impossible, pourquoi ne pas chercher, dans une logique assez capitaliste, des mutations utiles pour le bien commun.

Une horde de zombies ou des mutants spécialisés Dans toute la première partie du roman, les mutants demeurent indif- férenciés. Ils forment une horde plus près de Zombie que de Mutant, pour reprendre les termes de Hoquet. Non spécialisés, ils appartiennent tous à la même catégorie des monstres inutiles et néfastes qui conta- minent le social. À travers le discours de Boyd, une transition s’amorce. D’abord, par « réalisme », il préconise d’éduquer les populations à propos des avantages de la mixité génétique, sans pour autant singu- lariser les types de mutations, du moins au départ. Puis, émerge l’idée

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de la « favorabilité » de certaines mutations : elles sont dites favorables si elles permettent la survie sur le plan biologique, rejoignant ainsi la théorie de Goldschmidt. Il y a de nombreux passages didactiques dans le roman qui expli­ quent plus ou moins bien les notions scientifiques sous-jacentes, pre- nons-en un : Si je me souviens bien de mes cours de biologie à l’université, la grande majorité des mutations sont défavorables. Il y a plus de façons de ne pas faire quelque chose que de le faire. Le rayonnement peut [might] stériliser un animal, ou il peut [might] produire des changements génétiques à plu- sieurs degrés. Vous pourriez [could] avoir une mutation si violemment mor- telle que le porteur ne naîtra jamais, ou mourra rapidement. Vous pourriez [could] avoir toutes sortes de variations plus ou moins handicapantes, ou simplement des changements aléatoires qui n’ont pas vraiment d’impact d’une façon ou d’une autre. Ou, dans quelques rares cas, vous pourriez [might] obtenir quelque chose de réellement favorable, mais vous ne pour- sriez pa [couldn’t] vraiment affirmer que le porteur est encore véritablement un membre de l’espèce. (TW, 28-29 ; je souligne)

D’abord, le savoir se présente comme étant partagé et déjà vulga- risé, ni nouveau ni controversé. Il s’agit là du socle épistémologique du roman : personne ne remet en question les causes des mutations, nul dialogisme, argument religieux, négationnisme ou même théorie scientifique concurrente. Ensuite, une certaine tension oppose les principes du hasard et de l’intention comme explication du méca- nisme évolutif : la phrase « plus de façons de ne pas faire quelque chose que de le faire » sous-entend la présence d’un agent actif, alors que l’expression « changements aléatoires » suggère le contraire. Cette hésitation rappelle la théorie de Goldschmidt. Finalement, la forme que prend cette explication ne vise pas à révéler dans le détail les causes des mutations, naturelles ou artificielles, mais plutôt à énumérer des scénarios au conditionnel (ou avec des verbes modaux de possibilité, tels que « might » et « could », dans la version originale anglaise), qui ouvrent chacun à leur manière une nouvelle expérience de pensée sous-entendue. Cette liste est ordonnée en fonction de la « favorabilité » à la survie et à la reproduction et en ordre inverse de probabilité (du plus au moins), passant de la stérilité à l’avortement, à la mortalité

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infantile, à des handicaps, à des changements dus au hasard sans impact, à des caractéristiques favorables qui mènent à la spéciation. L’énumération des possibles dans un discours a priori didactique de vulgarisation pure génère ainsi autant de fictions qui pourraient bien mourir à la fin de chaque phrase ; or, la plupart de ces possibles évoqués font retour plus loin dans le roman sous une forme actualisée dans le récit. Par exemple, dans la partie suivante, qui se déroule des années plus tard, des personnages rencontrés au hasard rejouent l’énumé- ration des mutations possibles par l’émergence de principes types constitutifs des groupes sociaux, apparemment plutôt homogènes : défilent ainsi les « normaux », les mutants défavorables et ceux sans espoir. D’abord : « Une meute de polissons crasseux passèrent, normaux selon les anciennes normes, normaux aussi dans leurs cris hargneux : “Muté ! Muté ! Ouais, mu-tante [mu-tunt] !” » (TW, 61 ; je souligne). Puis : Une autre bande d’enfants passèrent, aussi sales et en guenilles que les premiers, mais… pas humains. Mutants. Il n’y en avait pas deux pareils. Un visage de bête avec un museau. Un doigt de moins ou de plus que les cinq habituels. Des pieds sans orteils, en forme de sabots à la peau cornée, des dos tordus, un boitement grotesque. Des nains trottinant. Des géants acro- mégaliques de six pieds à l’âge de six ans. Un enfant barbu de six ans. Et pire encore. Tous n’étaient pas déformés de manière évidente. La plupart des mutations étaient, naturellement, défavorables, mais aucun dans ce groupe n’était handicapé au point d’être invalide. (TW, 61 ; je souligne) Et finalement : « Un troisième groupe pitoyable comptait à peine, celui des mutants désespérément [hopelessly] estropiés, nés avec un handicap mental ou physique qui les tuait généralement en quelques années. » (TW, 62 ; je souligne) On voit bien dans ces passages une reprise de la gradation dans la mutation, de la normalité à la morbidité, intégrant entre les deux une gamme de possibilités plus ou moins handicapantes. Pour ce faire, le narrateur utilise certains termes tératologiques (« géants acroméga- liques »), un vocabulaire relevant de l’univers de la foire (« nains trot- tinant », « enfant barbu de six ans ») et un autre évoquant l’hybridité humain-animal (« visage de bête avec un museau », « pieds sans orteils, en forme de sabots »). L’absence de noms ou même de particularités morales ou sociales pour les désigner les place assurément du côté des

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Mutants de Hoquet, réduits dans leur existence textuelle à n’être que leur mutation. De fait, l’énumération ressemble à un bestiaire borgé- sien ou provenir d’une île de savant fou, révélant une hétérogénéité parmi les mutants qui ne pourrait servir de base évolutive à l’huma- nité. Suivant la théorie de Goldschmidt, ce n’est pas tant que toute une variété de monstres peut donner naissance à une nouvelle espèce dont les caractères seraient très variables, comme le chien, par exemple, mais que l’un d’entre eux représente le point de départ d’un nouvel embranchement évolutif. Ce sera d’ailleurs le cas, puisque l’épilogue nous révèle que l’avenir est à la spéciation et à la spécialisation. Donc, après la première partie et le début de la deuxième, qui nous dépeignaient plutôt une horde de Zombies plus ou moins indifférenciés que des Mutants spécialisés à même de s’ériger en aristocratie, on assiste finalement à l’émergence de personnages de mutants singula- risés qui font l’objet de la focalisation narrative. Deux cas permettent d’aborder la question sur le plan individuel et collectif : dans la deu- xième partie, il s’agit d’Alaric Wayne, et, dans la troisième, de Jim Collingwood. Le premier se distingue par son unicité et son isolement spectaculaire et l’autre par son intégration communautaire. Alaric ne s’assimile à aucun des groupes qui dominent son environnement com- posé de différents types de mutants ou d’enfants normaux, il forme une unité indépendante avec son chien, également un monstre prometteur. On le voit a priori comme un « idiot », incapable de communiquer avec des humains dits « normaux » ou de comprendre leur façon de penser. Lorsque son chien l’avertit que le village sera attaqué, il bricole une arme dévastatrice avec ce qu’il trouve et révèle que sa pensée suit un chemin radicalement différent : « [Alaric Wayne] n’avait pas besoin de réfléchir, dans le sens habituel du terme, pour concevoir cette arme […]. Sa connaissance approfondie des principes scientifiques et des données se coordonnait dans son esprit pour lui montrer la solution. […] Les humains pensent en séquences. Lui pensait en réseau. » (TW, 93-95) Difficile de ne pas voir chez cet enfant incapable de communi- quer verbalement, faisant preuve d’une intelligence ciblée hors du commun et voyant le monde en termes de réseaux de sens, une évo- cation de l’autisme, dont l’étude prenait de l’ampleur justement dans

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les années 1940. Les autistes seraient-ils des monstres prometteurs ? Dans le roman, c’est bel et bien le cas, puisqu’Alaric est amené dans la Capitale pour qu’on lui apprenne à communiquer avec ceux que l’on pourrait nommer aujourd’hui les « neurotypiques » ; et, dans la partie suivante, qui se déroule des années plus tard, il est devenu le conseiller du président et conçoit le projet de colonie martienne pour « bons mutants ». Il représente ainsi le seul véritable mutant aristocrate du roman, un « surhomme » (superman) qui sert d’étalon à la carac- térisation des autres personnages. Devant la très grande abondance de mutants aux handicaps multiples et aux espoirs de survie limités, certains, notamment la mère d’Alaric, se questionnent sur la possibi- lité qu’émerge parmi eux un surhomme, sans pour autant parvenir à le définir. On lui répond qu’il serait impossible que naisse un enfant aux mutations entièrement bénéfiques, que les gènes interagissent et que des inconvénients accompagneront toujours les avantages. Bien que ce soit probablement vrai, l’idée du surhomme prise à l’aune de la théorie des monstres prometteurs demeure pertinente : seraient surhu- mains non ceux dont les mutations seraient pleinement positives, mais ceux dont elles représenteraient un avantage majeur pour la survie du groupe. C’est précisément ce qui advient d’Alaric : grâce à sa pensée en réseau, il évalue mieux que quiconque la situation problématique dans laquelle se trouve l’humanité si elle veut survivre. Elle lui permet également de proposer une solution concrète en très peu de temps et avec très peu de ressources : une fusée capable d’atteindre Mars, laquelle ne peut fonctionner qu’avec l’apport de mutants aux aptitudes bien précises.

L’eugénisme positif : vers une aristocratie mutante La troisième partie du roman explicite davantage ce plan : focalisée sur un autre personnage de mutant prometteur, Jim Collingwood, qui peut courir très rapidement. Il est choisi pour l’expérience sociolo- gique des « bons mutants » ségrégés parce que sa capacité surhumaine n’est accompagnée d’aucune autre malformation handicapante. Ainsi, lorsqu’il s’installe dans la Capitale, dans une luxueuse maison fournie par le gouvernement dans un quartier sécurisé, il rencontre ses voisins

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qui partagent sa situation : ils ont en commun de ne pas être difformes et d’avoir une aptitude surhumaine due à une mutation. La petite communauté ainsi formée évoque l’utopie startrekienne : d’origines ethniques et géographiques multiples et non hiérarchisées, ils ont une contribution unique à offrir et une personnalité singulière. Or, l’utopie craque déjà au moment où Collingwood arrive. Les membres n’ont manifestement pas été choisis en fonction de ce qu’ils peuvent apporter à la communauté, en tant que mutants hyperspécialisés – à quoi pour- rait bien servir quelqu’un dont la seule caractéristique est de courir vite ? –, mais comme porteurs de gènes mutés, pris comme autant de blocs de construction eugénique. Le projet semble relever davantage du haras humain, pour utiliser l’expression de Charles Binet-Sanglé21, mais sur un mode atténué, vaguement libéral : « Ils me présentèrent une fille. […] Kinesthésie, comme Joe. Ils voulaient qu’elle ait des enfants avec lui, pour renforcer cette caractéristique, et avec moi, pour l’hybridation. Ajoutez un calculateur aussi vite que l’éclair et un cerveau tel que celui d’Alaric Wayne, et vous obtenez un super ingénieur. » (TW, 130) D’ailleurs, les Sibériens rencontrés sur Mars partagent leurs objectifs, mais avec une approche politique différente : « La meilleure solution pour l’homme en général semble être son évolution contrôlée pour devenir des espèces spécialisées. Naturellement, ce processus ne peut pas être démocratique, ce qui est certes dommage. » (TW, 205) Si les systèmes politiques instaurés par des non-mutants instrumen- talisent les promesses génétiques des monstres, et non les monstres eux-mêmes, le projet d’Alaric, ultime monstre prometteur, se rap- proche davantage de l’hyperspécialisation déshumanisante évoquée par Hoquet. On le constate surtout dans une scène où le groupe doit faire front commun pour survivre : « Ce n’est pas une mission pour des volontaires […]. Nous devons assembler une équipe optimale. » Des rouages dans une machine. […] « M. Collingwood, votre hérédité unique en plus de vos antécédents comme chasseur semblent vous distinguer comme leader. […] Et puis, il y a M. Ivanovitch, dont la force s’avérera précieuse dans une marche difficile […] et M. O’Neill, qui peut distinguer des détails à grande distance. » (TW, 188 ; l’auteur souligne)

21. Charles Binet-Sanglé, Le haras humain, Paris, Albin Michel, 1918.

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Problèmes et solutions géographiques : l’isolement En guise de conclusion, abordons un aspect souvent éludé à propos de génétique et de monstres qui semble pourtant essentiel : la géo- graphie. On omet parfois de penser les individus, les populations, les espèces, dans leur rapport à l’écosystème. Ces dernières coévoluent et s’adaptent, elles réagissent à des conditions environnementales précises ; le roman aborde cette question sous plusieurs angles. Dans la première partie, qui se déroule après une guerre mondiale nucléaire, les survivants perçoivent la géographie comme un gruyère : les sources mutagènes seraient ponctuelles et donc les épicentres de zones conta- minées. Ainsi, l’obsession du président est l’établissement de commu- nautés dites « saines », autrement dit de « non-montres » dans des « safe places ». Il répète ce terme à de nombreuses reprises, évoquant un lieu sécuritaire dans lequel les « purs » seraient à l’abri de l’impureté. Or, dans son lent arpentage du territoire, Boyd fait une découverte qui vient invalider cette théorie : ce ne sont pas des lieux précis qui sont contaminés, mais l’atmosphère entière, la chaîne alimentaire et les cellules de tout le vivant. Autrement dit, le tissu même de la biosphère est infecté jusqu’en son cœur et rien ne permet d’espérer la fin de cette contamination avant celle de la longue demi-vie des particules radioac- tives. L’écosystème humain est entièrement mutagène et rien ne saurait y remédier. L’idée d’« espace sécuritaire » pour les non-mutants devient donc obsolète. Puisque la création d’une société mixte et qui protége- rait les mutants prometteurs parmi les populations générales semble impossible, le concept s’inverse : la nécessité de trouver un endroit sécuritaire pour eux s’impose. Il correspond d’abord à un quartier isolé situé sur la montagne au centre de la Capitale puis, d’une manière plus radicale (et utopique), à une colonie martienne. L’écosystème entier étant mutagène (biologiquement) et toxique (culturellement), la solution géographique s’impose. Alaric Wayne, lui-même le plus prometteur des monstres, expose en détail les raisons de la nécessité de cette colonie. Après avoir expliqué que l’écosystème terrestre demeurera mutagène pour des décennies, ayant pour résultat une baisse radicale de la fécondité et une géné- tique aléatoire et imprévisible, autrement dit impossible à étudier, il

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énonce la nécessité de fonder une colonie extraterrestre, et idéalement martienne. Ainsi, nous obtiendrions… eh bien, tout d’abord, des conditions de labora- toire appropriées. Deuxièmement, les colons ne muteraient plus et, même si la recherche échouait, ils auraient de meilleures chances de survie que sur Terre. Troisièmement, il s’agirait d’un groupe trié sur le volet, ce qui vous permettrait d’atteindre vos objectifs eugéniques sans les frictions qu’implique votre politique actuelle de ségrégation (TW, 143-146.)

Or, cette politique ségrégationniste est à la veille de provoquer une révolte généralisée, en même temps qu’une implosion. Nous n’assiste- rons jamais à l’établissement de cette utopie génétique, mais l’épilogue prouve la réussite du projet : l’humain, au fil des millénaires, a fini par prendre plusieurs formes différentes, chacune adaptée à son nouvel environnement. D’une certaine façon, cet épilogue nous révèle, par la négative, pourquoi aucun monstre humain ne sera jamais vérita- blement prometteur sur Terre : l’humain a depuis longtemps cessé de s’adapter biologiquement face aux pressions de son environnement. Les moyens, culturels ou technologiques, de son adaptation ont atteint un tel niveau d’efficacité qu’il adapte désormais l’environnement à ses propres besoins, pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Pour que l’homme évolue biologiquement de nouveau par un processus macro- ou microévolutif, il devra se trouver dans un environnement radicalement différent, inhospitalier à sa forme actuelle, qu’il s’agisse d’une Terre transformée ou d’une autre planète. Le problème ne réside donc peut-être pas dans une topographie de classes, une aristocratie mutante en son sommet, mais dans une véritable géographie de l’éco- système et de ses pressions adaptatives.

Posthumain.indd 167 20-08-31 14:29 Posthumain.indd 168 20-08-31 14:29 Chapitre 8

La catastrophe des gros cerveaux : Galápagos de Kurt Vonnegut

Les récits apocalyptiques ont largement alimenté l’imaginaire social des soixante-dix dernières années : à la peur de la menace nucléaire après Hiroshima et tout au long de la course aux armements de la guerre froide ont succédé celles du passage à l'an 2000, de l'après-11 septembre, des catastrophes écologiques, des épidémies ou des pro- phéties mayas. Néanmoins, catastrophe n’est pas toujours synonyme de fin, et si les révolutions passent souvent par des bains de sang et la destruction radicale des symboles du passé, l’évolution biologique pourrait bien fonctionner de manière analogue. Il s’agit d’un débat qui a largement occupé géologues et biologistes au XIXe siècle : L’antagonisme entre l’uniformitarisme et la notion de changements induits par des catastrophes représente l’une des questions scientifiques majeures […]. [L]es sociétés humaines, les êtres vivants et l’univers physique se modi- fient indéfiniment par le biais de changements continuels et générale- ment insensibles (conception uniformitariste) ou bien […] les phénomènes matériels et les institutions humaines sont caractérisés par des structures stables, de sorte que le changement est forcément concentré en de rares épisodes de transition rapide entre deux états stables, souvent déclenchés

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par des perturbations catastrophiques auxquelles les systèmes existants ne peuvent s’ajuster1.

Si Darwin et les adeptes de la théorie synthétique de l’évolution sont convaincus que les changements surviennent par incrémentation continue et uniquement par le mécanisme de la sélection naturelle, d’autres évolutionnistes, comme William Bateson, Hugo de Vries, Richard Goldschmidt ou Stephen Jay Gould2, proposent une évolution par sauts ponctuels qui mèneraient à des transformations importantes, séparées par des périodes plus ou moins longues de stases3. Ces bonds évolutifs peuvent avoir des causes catastrophiques, ou du moins être renforcés par elles. Or, à partir de cette hypothèse, on peut penser l’évolution humaine et, à travers elle, le posthumain, qui tire parfois sa source d’une catastrophe initiatrice. Comme je l’ai déjà expliqué plus tôt4, de nombreuses conceptions du posthumain sont nées des théories de la cybernétique énoncées par Norbert Wiener, et justement élaborées à partir des catastrophes de la Seconde Guerre mondiale que furent les camps de la mort nazis et la bombe nucléaire américaine, rendus possibles par la technique d’une part, et le secret et la propa- gande (redondance informationnelle) d’autre part. La constatation de ces deux conditions d’émergence de la catastrophe a pavé la voie à l’éla-

1. Stephen Jay Gould, « Coups de foudre sur Jupiter », dans Les quatre antilopes de l’Apocalypse : réflexions sur l’histoire naturelle,trad. de l’anglais par Marcel Blanc, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 214-215. 2. William Bateson, Materials for the Study of Variation Treated with Especial Regard to Discontinuity in the Origin of Species, Londres et New York, MacMillan and co., 1894 ; Hugo de Vries, Die Mutationstheorie : Versuche und beobachtungen über die entstehung von arten im pflanzenreich[ La théorie de la mutation], Leipzig, Veit & comp, 2 vol., 1901-1903 ; Richard Goldschmidt, The Material Basis of Evolution, New Jersey, Pageant Books, 1960 [1940] ; Stephen Jay Gould, The Structure of Evolutionary Theory, Cambridge et Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2002. 3. Les partisans de la théorie de l’équilibre ponctué comme Stephen Jay Gould suggèrent qu’Homo sapiens est présentement en période de stase et que les périodes d’évolution ne représentent que 1 à 2 % de l’existence d’une espèce. Si cette hypothèse se vérifie, cela signifie qu’un jour ou l’autre, Homo sapiens entrera dans une phase assez courte à l’échelle géologique (quelques dizaines de milliers d’années) de trans- formation qui mènera à une spéciation posthumaine. 4. Voir le chapitre 5.

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boration d’une nouvelle utopie : celle de la communication, qui assure- rait une plus grande transparence dans l’échange d’information et qui permettrait de mettre la technique au service de l’homme plutôt que de son anéantissement. Dès lors, la catastrophe – qu’elle soit nucléaire, environnementale, virale ou autre – est régulièrement devenue le point de départ, la source, dans de nombreux récits de science-fiction, d’une nouvelle société « posthumaine » utopique ou dystopique. Dans certains cas, la société n’est pas la seule à se refonder, à se réin- venter à la suite d’une catastrophe ; l’espèce humaine entière, sur le pur plan biologique, peut également subir un véritable saut évolutif, comme bien d’autres espèces avant elle du fait de météorites, d’ères glaciaires ou de périodes d’intense volcanisme. Le roman Galápagos de l’auteur américain Kurt Vonnegut est exemplaire à ce titre, puisque ses pro- cédés narratifs, thématiques et épistémiques (intégration de théories évolutionnistes et mise en fiction de leurs mécanismes) contribuent à construire le portrait d’une humanité condamnée aux catastrophes à la chaîne, en raison de sa constitution biologique. Ironiquement, le seul espoir de bonheur de l’homme résiderait ainsi dans une véritable tabula rasa et une régression vers une intelligence moindre et une culture minimale.

Le désavantage évolutif d’un cerveau de (trop) grande taille Dans Galápagos, l’homme moderne présente une configuration bio- logique déficiente qui serait responsable de son organisation sociale profondément dystopique : son cerveau surdimensionné. Dans un rap- port d’analogie, le corps humain, l’environnement et la société sont des systèmes complexes comparables, motivés par un objectif d’autopréser- vation et par des interactions internes et externes régulées par des lois (thermodynamiques, biochimiques, écologiques, éthiques, juridiques, etc.). Dans cette optique, le fonctionnement de ces systèmes peut être harmonieux (idéal) ou chaotique. Suivant la logique de l’évolution, on peut aisément concevoir un corps humain idéal parfaitement adapté à son environnement, aux besoins et à la survie de l’individu et de l’espèce. C’est le corps utopique imaginé par les eugénistes, inspirés par le darwinisme social, de Francis Galton à Josef Mengele, et par les trans-

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humanistes5 du XXIe siècle. Et, comme toutes les utopies, ce corps idéal ne peut avoir d’existence dans le réel, puisque l’évolution fonctionne par bricolage d’éléments préexistants épars et non comme un ingé- nieur tout-puissant qui en dessinerait les plans idéaux6 (précisément comme une société qui ne se construit jamais ex nihilo, mais par un long processus historique). Aussi, à l’image des utopies sociales, le corps uto- pique des eugénistes porte en lui la logique de son envers dystopique : en tant qu’organisation complexe culturellement construite et idéalement adaptée à l’environnement, il peut aisément devenir la source même de sa propre destruction. C’est le corps comme dystopie biologique. D’une manière plus concrète, si le cerveau disproportionné d’Homo sapiens lui a permis de survivre jusqu’ici malgré les faiblesses de son corps, le xxe siècle, tel que le représente Vonnegut, regorge d’exemples où ce même cerveau est la cause de pulsions autodestructrices individuelles et collectives. Dès les premières pages, le narrateur se questionne : « Peut-on douter qu’un cerveau de trois kilogrammes fût autrefois une anomalie presque fatale dans l’évolution de la race humaine ? » (G, 9) Et, puisque l’écriture postmoderne de Vonnegut est fractionnée, répétitive et circulaire, les exemples sont nombreux dans le roman où le narrateur accuse le cerveau, qu’il soit fonctionnel ou déréglé, d’être responsable de tous les maux de l’humanité : la violence (« Ses ancêtres torturaient les Indiens, pour leur faire dire où se trouvait l’Eldorado. Il est difficile d’imaginer quelqu’un torturant quelqu’un d’autre de nos jours. » [G, 155]), le désespoir (« Pourquoi le désespoir tranquille était-il une maladie

5. Le mot « transhumanisme » vient d’un court essai de Julian Huxley publié en 1957 (« Transhumanism », dans New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957, p. 13-17) et désigne un mouvement auquel s’identifie un ensemble de groupes transnationaux (Extropy Institute, World Transhumanist Association, Humanity+, etc.) qui militent activement pour l’amélioration individuelle (et non collective) des humains grâce à différentes innovations dans les domaines des nanotechnologies, biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives (ensemble de disciplines dont la convergence est souvent désignée par le sigle NBIC). Les transhumanistes visent à transcender les limites du corps biologiques de multiples manières, des pro- thèses au téléchargement, et en particulier à atteindre l’immortalité. 6. Au sujet du processus d’évolution des espèces comme le travail d’un bricoleur plutôt que d’un ingénieur, voir le chapitre 2, dans lequel j’aborde en détail cette théorie de François Jacob.

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si répandue à l’époque […] ? Une fois de plus, j’accueille sur scène le seul vrai méchant de mon histoire : le cerveau humain surdimensionné. » [G, 296]), mais aussi les gestes impulsifs contraires à la survie (le narrateur blâme son cerveau pour s’être engagé dans la guerre du Vietnam et Mary Hepburn tente de se suicider). Évidemment, si le cerveau humain n’était représenté que comme un simple désavantage évolutif, ça ne serait pas suffisant pour qua- lifier la société humaine de dystopique. Le roman présente la taille du cerveau comme un problème amplifié par sa mise en réseau. Les dommages qu’un cerveau unique peut accomplir sont limités, mais ceux de plusieurs cerveaux mis en commun mèneraient inévitablement à la catastrophe : Aucun être humain ne pouvait s’attribuer seul le mérite de cette fusée, qui allait d’ailleurs fonctionner parfaitement. C’était l’accomplissement collectif de tous ceux qui avaient utilisé leur gros cerveau pour comprendre comment capter et condenser la violence diffuse dont la nature était capable, puis de la laisser tomber en paquets relativement petits sur leurs ennemis. (G, 207)

Or la capacité destructrice du cerveau humain n’a d’égale que sa capacité créatrice : « cette famine était tout autant le pur produit de cerveaux surdimensionnés que l’était la Neuvième symphonie de Beethoven. » (G, 24) En fait, la Neuvième symphonie devient la mesure étalon du génie créateur humain et revient constamment dans le roman, jouant sur l’ironie de l’utilité adaptative de la culture par rap- port à d’éventuelles adaptations biologiques. Ainsi, à de nombreuses reprises, la mort est-elle relativisée, voire réduite à l’absurde : lorsque le narrateur décrit la mort d’un personnage, il ajoute que même en vivant plus longtemps, celui-ci n’aurait jamais pu composer la Neuvième symphonie. Selon un des personnages, ce raisonnement était évoqué par les soldats lors de la Première Guerre mondiale, afin de relativiser l’incidence de la mort d’un individu et de ne pas sombrer dans la folie7.

7. Ce mécanisme traverse d’ailleurs une bonne partie de l’œuvre de Vonnegut, qui fut lui-même marqué par l’absurdité de la guerre, étant présent à Dresde, comme prisonnier de guerre, lors du bombardement (13 au 15 février 1945). La logique der- rière l’argument est évidemment absurde : d’une part, la Neuvième symphonie de

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D’ailleurs, même l’imagination, sans doute l’une des capacités cogni- tives les plus avancées de l’homme, apparaît chez Vonnegut comme une tare évolutive, la source de pulsions destructrices : Le gros cerveau de Mary lui a dit […] qu’il n’y avait pas de mal, et peut-être beaucoup de bien, à ce que les gens jouent avec toutes sortes d’idées dans leur tête, peu importe à quel point […] ils avaient l’air complètement fous. […] [Mais] si elle avait l’idée d’une expérience inédite qui aurait une chance de fonctionner, son gros cerveau faisait de sa vie un enfer jusqu’à ce qu’elle ait finalement réalisé cette expérience. […] Et puis, comme en transe, les gens le faisaient vraiment : faire combattre des esclaves jusqu’à la mort dans le Colisée, ou brûler vivant des gens sur la place publique parce qu’ils avaient des opinions localement impopulaires, ou construire des usines dont le seul but était de tuer des gens en quantités industrielles, ou de faire exploser des villes entières, et ainsi de suite. (G, 290-291)

Cette énumération des conséquences sociales absurdes produites par la taille démesurée du cerveau humain révèle que l’humanité est en état de stase évolutive depuis très longtemps, puisque les exemples sont tirés autant de l’Antiquité que du xxe siècle. Il ne s’agit pas ici d’une critique de la modernité, mais bien d’une remise en cause de l’histoire humaine dans son ensemble, qui a pu produire quelques symphonies à l’occasion, mais surtout une longue liste d’horreurs et de catastrophes. Sur le plan biologique, une des hypothèses pour expliquer cette période de stase est la stabilité artificielle de la niche écologique. Isabelle Olivieri explique ainsi cet aspect de la théorie de Stephen Jay Gould : La sélection serait stabilisante du fait de la constance du milieu externe […] éventuellement créé par les organismes eux-mêmes (construction de niche), ou par les interactions avec les autres organismes […]. On peut penser que l’absence apparente d’évolution morphologique du cœlacanthe […] sur 250 millions d’années est due au fait que les conditions dans lesquelles il vit dans les fonds marins n’ont pas fondamentalement changé8.

Beethoven n’est pas une fin en soi après laquelle toute raison de vivre s’éteindrait et, d’autre part, rien ne permet de savoir si un soldat mort trop jeune au combat aurait pu créer quelque chose de plus sublime encore, s’il avait vécu plus longtemps. Ainsi, comme tous les autres procédés utilisés par Vonnegut pour atténuer son profond pessimisme qui ne sont finalement que de rassurants mensonges, celui-ci ne fait pas exception à la règle. 8. Isabelle Olivieri, « Théorie synthétique et saltationnisme », dans Alain Prochiantz (dir.), Darwin : 200 ans, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2010, p. 77.

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Ainsi appliquée à l’homme, la notion de niche expliquerait aisément sa stabilité morphologique : l’homme agissant sur son environnement pour le rendre conforme à ses besoins, il n’y a aucune pression sur sa propre évolution, du moins jusqu’à ce qu’il rende lui-même cet environ- nement hostile. Dans Galápagos, les derniers humains font naufrage sur Santa Rosalia, microsystème insulaire qui ne comporte pas de niche écologique pour une espèce intelligente et technologique, les res- sources naturelles se révélant nettement insuffisantes pour construire des outils. La pression de l’environnement est donc très forte pour occuper la seule niche disponible, celle des otaries. Le roman met en scène les théories de l’évolution d’une manière un peu ambiguë, notamment à cause du point de vue narratif : lorsque l’histoire est narrée, Homo sapiens s’est déjà avéré un cul-de-sac évolutif. Les théories de l’évolution sont donc présentées comme des croyances partagées par les derniers humains : « tant de gens croyaient, il y a un million d’années, que seuls les mieux adaptés pouvaient survivre. » (G, 163) La théorie de l’évolution n’est pas qu’un mécanisme naturel, elle est aussi une idée (Richard Dawkins dirait un « mème9 ») qui circule, et donc le fruit d’un cerveau démesuré. Comme l’explique Jean-François Chassay, c’est précisément cette idée qui sauvera l’espèce : L’espèce humaine survit grâce à la seule personne sur les îles Galápagos qui connaît l’histoire de l’évolution. […] Il s’agit d’une enseignante en biologie qui […] entreprend un programme d’insémination artificielle […]. Ainsi, grâce à la culture – la connaissance de l’enseignante Mary Hepburn des théories de l’évolution et sa volonté de sauvegarder l’espèce – l’humanité continuera à exister […] se modifiant sur un million d’années pour s’adapter à son environnement10.

Or, la métamorphose de la forme humaine en une forme similaire à l’otarie demanderait bien plus d’un million d’années si l’on s’en tient au

9. À ce sujet, lire Richard Dawkins, Le gène du doute, trad. de l’anglais par Julie Pavesi et Nadine Chaptal, Verviers, Marabout, 1978, mais aussi Susan Blackmore, La théorie des mèmes. Pourquoi nous nous imitons les uns les autres, trad. de l’anglais par Balthazar Thomass, Paris, Max Milo, 2006. 10. Jean-François Chassay, « Penser la fiction à travers Darwin : l’évolution, comme si vous y étiez », dans Si la science m’était contée. Des savants en littérature, Paris, Seuil, coll. « Science ouverte », 2009, p. 78.

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gradualisme darwinien. Il n’y a qu’à songer à quel point Homo sapiens n’a connu que des changements morphologiques relativement mineurs depuis un million d’années. Il faut forcément introduire dans le pro- cessus l’action de la catastrophe. Ainsi, si plusieurs des romans de Vonnegut s’organisent autour d’une ou d’innombrables catastrophes11, dans Galápagos, elles se succèdent sur tous les modes – individuel, collectif ou imaginaire. Par exemple, certains noms de personnages apparaissent dès le début accompagné d’un astérisque, étrangeté typographique que le narrateur explique ainsi : « [Ceux] qui ont des astérisques à côté de leur nom seront morts avant le coucher du soleil. Cette convention […] se poursuivra tout au long de mon histoire, aler- tant incidemment les lecteurs sur le fait que certains personnages seront bientôt confrontés à l’ultime test darwinien de force et d’ingé- niosité. » (G, 20)

D’une catastrophe à l’autre La succession des catastrophes, comme une véritable réaction en chaîne narrative12, permet de mettre en évidence l’importance fonda- mentale du hasard, puis de la causalité, dans l’évolution selon Darwin. Donnons un exemple parmi tant d’autres pour mieux comprendre cette logique de catastrophes en chaîne. Avant même le début de la mutation humaine en otarie, la présence de celle qui rend possible cette mutation, Mary Hepburn, s’explique par une série de hasards catastrophiques. D’une part, Roy Hepburn, un ingénieur d’Ilium, déve- loppe un cancer au cerveau qui le rend impulsif et le pousse à acheter des billets pour une croisière aux Galápagos. Puis, sa mort des suites du cancer fait que sa femme, Mary, s’y rend seule. D’autre part, la crise économique mondiale a entraîné la fermeture de l’usine de Roy, puis la réduction des effectifs à l’école locale, mettant Mary au chômage et

11. Dans Cat’s Cradle [Le berceau du chat], la planète entière et presque tous ses habitants sont figés par la glace-neuf et l’irresponsabilité généralisée des hommes, alors que le roman Slaughterhouse-Five [Abattoir 5 ou la Croisade des enfants] montre les affres de la guerre et plus spécifiquement le bombardement de Dresde. 12. J’approfondis cet aspect dans « Quand les savants ne peuvent plus s’arrêter : la réaction en chaîne de l’irresponsabilité chez Kurt Vonnegut », dans Hélène Machinal (dir.), Le savant fou, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 133-149.

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lui permettant de se rendre en Équateur. La même crise économique y déclenche une famine, puis une crise politique majeure, et enfin une guerre régionale, qui entraîne l’annulation de la croisière mais force Mary Hepburn à se réfugier sur le bateau, qui fait naufrage aux Galápagos. Autrement dit, sans cette suite de catastrophes, celle-ci ne se serait jamais retrouvée à Santa Rosalia et n’aurait pu entreprendre de sauver l’espèce humaine en inséminant les adolescentes kanka-bonos. Mais au-delà des catastrophes à petite échelle, les catastrophes mon- diales (et imaginaires) structurent également le roman. Par exemple, la crise économique mondiale et les crises politiques qui s’ensuivirent jouent un grand rôle dans l’isolement des survivants de Santa Rosalia, mais, ironiquement, n’ont aucun impact direct ni sur la fin de l’huma- nité ni sur la posthumanisation. L’humanité est détruite par un virus a priori naturel, et la posthumanité naît d’une mutation provoquée par la bombe d’Hiroshima. De fait, la crise économique mondiale présentée dans le roman révèle surtout une tendance autodestructrice qui aurait abouti au xxe siècle à un état de panique généralisée. Puis, les bombes nucléaires – celle d’Hiroshima, mais aussi celles qui ont été larguées lors des tests dans les îles Bikini – jouent un grand rôle dans Galápagos, bien qu’elles ne soient jamais représentées directement dans la diégèse. La première provoque un effet bien réel puisqu’Akiko, premier bébé à naître sur l’île, possède de la fourrure sur tout son corps à la suite d’une mutation génétique due aux radiations qu’a subie sa grand-mère à Hiroshima (effet tératogène de deuxième génération) : « On s’inquiétait des gènes que la mère, Hisako, aurait pu transmettre à son fœtus, puisque sa propre mère avait été exposée à des radiations lorsque les États-Unis d’Amérique avaient lancé une bombe atomique sur Hiroshima. » (G, 59) De fait, les deux bombes lâchées sur le Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale eurent des effets mutagènes et tératogènes qui ont contribué à l’exclusion des hibakusha et qui ont alimenté un riche imaginaire du monstrueux. Mais la bombe, si elle correspond à un événement historique bien réel, est aussi à l’origine d’un imaginaire du nucléaire extrêmement fertile depuis 1945. Ainsi, dans le roman, la bombe se présente-t-elle également comme une catastrophe imaginaire, puisque le personnage

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de Roy, avec son cancer au cerveau, s’imagine avoir été présent lors des essais nucléaires dans l’atoll de Bikini et avoir été forcé d’attacher des animaux à des pieux sur l’île afin d’observer les effets de la bombe : « Dans son gros cerveau, Bikini était devenue l’exact contraire de l’arche de Noé. Deux individus de chaque sorte d’animaux y avaient été amenés pour être atomisés » (G, 41). Cette image de l’arche de Noé est récurrente dans le roman, puisque le Bahía de Darwin est surnommé par le narrateur la « Seconde arche de Noé ». Évidemment, l’évocation d’une catastrophe biblique est loin d’être innocente : si c’est l’Apoca- lypse qui est souvent mobilisée par les récits d’anticipation, le déplace- ment vers le Déluge est fait sur un mode très ironique : le capitaine ivre se présente complètement nu à son équipage de fortune, tout comme Noé devant son fils Cham, puis, au moment où le navire vogue au milieu de l’océan Pacifique sans le moindre instrument de navigation, Mary Hepburn demande au capitaine d’identifier l’île qui se trouve devant eux, ce à quoi il répond : le mont Ararat. La plus grande ironie dans l’utilisation de l’épisode biblique tient au fait que le roman est une mise en récit de la théorie de l’évolution, qui fut largement attaquée sur la base des textes bibliques, et en particulier de l’épisode précis du Déluge, qui, selon les partisans des théories fixistes et catastrophistes, expliquerait la présence de fossiles d’animaux éteints. Sur le plan des catastrophes mondiales, mais imaginaires, qui tra- versent le récit de Vonnegut, mentionnons aussi la pluie de météorites qu’imagine le capitaine lorsque Guayaquil est attaqué par des missiles ennemis. En fait, le capitaine est obsédé par cette idée d’une apocalypse causée par un météorite depuis qu’un de ses professeurs l’a convaincu que l’armée n’est pas équipée pour différencier une météorite d’un mis- sile, et que la confusion pourrait déclencher une guerre totale et la fin de l’humanité (suivant la politique de destruction mutuelle assurée13).

13. Au plus fort de la course aux armements de la guerre froide, les têtes nucléaires accumulées auraient pu détruire plusieurs fois la Terre entière. On considérait qu’une seule attaque était suffisante pour détruire entièrement l’ennemi. Afin de décourager l’URSS d’entreprendre une telle attaque, les États-Unis mirent en place le protocole de destruction mutuelle assurée (ou MAD, pour mutually assured destruction), s’assurant d’une riposte fatale en cas de défaite, entraînant son ennemi dans la destruction.

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Cette idée est également très ironique, puisque, bien qu’il s’agisse d’un danger réel (la dernière extinction massive d’espèces sur Terre a effec- tivement été causée par une météorite tombée dans le Yucatan il y a 65 millions d’années), c’est la réaction militaire qui effraie, comme si l’homme n’avait que lui-même à craindre : un courroux profondément absurde provenant de l’espace pourrait déclen- cher la Troisième Guerre mondiale. Et cet avertissement apocalyptique était si parfaitement adapté à l’architecture du cerveau du capitaine […] qu’il ne pourrait que croire que c’est le moyen le plus probable d’extermination de l’humanité : par des météorites. Pour le capitaine, c’était une façon beau- coup plus honorable, poétique et même belle pour l’humanité de mourir […]. (G, 133-134)

Ainsi, la pluie de météorites, dans le contexte d’une société profon- dément autodestructrice et dystopique, devient une porte de sortie honorable. Si cette fin ne vient jamais, une autre, peut-être plus poé- tique encore, survient : une épidémie qui ne fait souffrir personne, qui ne fait aucun dommage sinon aux ovaires des femmes du monde entier. Quoi de mieux pour accélérer l’évolution biologique de l’homme que de bloquer sa capacité à se reproduire à l’exception de quelques individus réfugiés sur une île sans ressources ? Ainsi, paradoxalement, la seule catastrophe qu’on pourrait véritablement qualifier d’apocalyptique dans le roman est la moins décrite et la moins douloureuse : « Quelque nouvelle créature, invisible à l’œil nu, dévorait tous les ovules présents dans les ovaires des humains […]. Les femmes présentes au Salon du livre avaient une légère fièvre, qui partait en un jour ou deux, et parfois une vision floue. Après ça, ils […] ne pouvaient plus avoir d’enfants. » (G, 175-176) Et le sort de l’humanité est scellé par une catastrophe invisible.

Cette politique a alimenté largement l’imaginaire apocalyptique de cette période, notamment avec des images comme la Doomsday Clock (horloge de la fin du monde) et la multiplication des abris antinucléaires privés, mais aussi avec plusieurs films mémorables comme Dr. Strangelove, or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb [Docteur Folamour ou : comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe] de Stanley Kubrick (1964).

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Humains, posthumains La posthumanité qui émerge grâce à la convergence de toutes ces catastrophes réelles et imaginaires prend d’abord sa source dans un petit groupe de naufragés, dont huit seulement auront une descen- dance. Le seul homme est Adolf von Kleist, capitaine du Bahía de Darwin, qui « allait en fait devenir l’ancêtre de tous les êtres humains vivants sur la Terre aujourd’hui […], il serait un Adam des derniers jours, pour ainsi dire. » (G, 50-51) Adam, oui, mais un Adam qui refuserait son rôle de géniteur, croyant être porteur du gène de la maladie d’Huntington, et c’est à son insu que Mary Hepburn utilise son sperme14. Les sept femmes sont : une fillette mutante, Akiko Hiroguchi, qui possède une fourrure sur tout le corps lui permettant de se protéger contre la rigueur des éléments sur l’île, et six adolescentes indigènes (« Ces enfants allaient devenir les six Ève de l’Adam qu’était le capitaine sur Santa Rosalia » [G, 166]), dernières survivantes du peuple anthro- pophage des Kanka-bonos qui, à partir d’une humanité agonisante, donneront naissance à une posthumanité béate. Ainsi, ces sept Ève du futur font écho à la théorie des sept filles colonisatrices de l’Europe auxquelles aurait donné naissance l’Ève mitochondriale, mère de tous les hommes15. Ces mères de la posthumanité donnent donc naissance

14. Ce n’est pas sans raison si tous ceux qui donneront naissance à la posthuma- nité ont des caractéristiques génétiques à l’opposé du fantasme eugéniste. Ceux qui faisaient la promotion de ce projet d’amélioration de l’espèce humaine par l’assainis- sement de son patrimoine génétique considéraient que les mutations, les maladies, les imperfections, etc. étaient autant de tares à éliminer ; or, Vonnegut prend plutôt le parti de la théorie des monstres prometteurs, jugeant que plus les différences entre les individus et les difformités sont radicales, plus les chances de s’adapter à un envi- ronnement qui change radicalement sont grandes. 15. Cette théorie a pu être élaborée à partir de la fin des années 1980 grâce aux nouvelles analyses génétiques des populations humaines. Plus précisément, l’analyse de l’ADN mitochondriale (les mitochondries sont de petits organites contenant de l’ADN présents dans toutes les cellules et qui ne sont transmis que par la mère) a révélé que tous les humains auraient, selon cette théorie, une ancêtre commune, que l’on nomme « Ève mitochondriale », et qui serait née en Afrique (cette théorie s’intègre à la Out of Africa Theorydes origines humaines). Bryan Sykes, en étudiant la généalogie préhistorique des Européens, a identifié sept lignées mitochondriales, qui seraient ainsi les sept filles d’Ève (métaphoriquement, bien sûr ; la migration ne s’est pas faite en une seule génération). Voir à ce sujet, Bryan Sykes, Les sept filles d’Ève. Génétique et histoire de nos origines, trad. de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin

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à la première génération indigène sur l’île et amorcent la lente évo- lution qui aboutit, un million d’années plus tard, à une population posthumaine parfaitement adaptée à son environnement. La période d’évolution biologique initiée par la confluence de catastrophes à la fin du xxe siècle a permis d’atteindre un nouvel équilibre, un état figé présenté comme utopique : la partie terrienne de l’horloge de l’univers était en grand danger, car beau- coup de ses parties, c’est-à-dire les gens, n’avaient plus leur place nulle part, et endommageaient toutes les pièces qui les entouraient, ainsi qu’eux- mêmes. […] Grâce à certaines modifications dans la conception des êtres humains, je ne vois aucune raison pour que la partie terrienne de l’horloge ne puisse pas continuer à fonctionner éternellement comme elle le fait maintenant. (G, 319)

C’est que les posthumains diffèrent radicalement de leurs ancêtres. Mammifères marins possédant des nageoires, de la fourrure et pêchant le poisson, ils habitent uniquement les environs des Galápagos et pos- sèdent un odorat surdéveloppé. Ils ont une espérance de vie d’environ trente ans, due à leur réintégration dans la chaîne alimentaire16, et pos- sèdent un cerveau de taille réduite, afin d’améliorer l’hydrodynamisme, et donc une subjectivité et une individualité limitée : « plus personne n’a désormais de nom, ni de profession ou de récit de vie à raconter. La seule notoriété que nous ayons désormais est une odeur qui, de la naissance à la mort, ne peut pas être modifiée. […] La Loi de la sélection naturelle a rendu les êtres humains parfaitement honnêtes » (G, 104). Et, si le narrateur ne précise pas s’ils utilisent encore une forme de lan- gage, il mentionne qu’ils rient beaucoup et continuent à prendre soin les uns des autres : « Et les gens rient toujours autant qu’avant, malgré leur cerveau rétréci. […] Et ils essaient toujours de réconforter ceux

Michel, 2001 ; ou encore Stephen Oppenheimer, The Real Eve : Modern Man’s Journey Out of Africa, New York, Basic Books, 2004. 16. La grande majorité des animaux ne connaissent pas la vieillesse, puisqu’ils perdent graduellement leur capacité à échapper à leur prédateur ou à chasser eux- mêmes. C’est ce qui arrive aux posthumains dans le roman : leur espérance de vie est réduite à 30 ans, parce qu’ils se font manger par des requins ou des orques. Aussi, sur le plan de l’évolution, il est inutile qu’un individu survive longtemps après sa repro- duction ; la sélection naturelle ne favorise donc pas la longévité, qui est une dépense inutile de ressources.

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qui sont malades par une voix apaisante. » (G, 223, 246-247) Aussi, si l’homme se définit par sa finitude, la conscience de sa propre mortalité, le posthumain imaginé par Vonnegut, au contraire, retrouve l’immor- talité de l’animal, celle d’être inconscient de sa propre mort : « Les gens savent-ils encore qu’ils vont mourir tôt ou tard ? Non. Heureusement, à mon humble avis, ils l’ont oublié. » (G, 320)

Science-fiction ou utopie : le narrateur est-il fou ? Plusieurs critiques du roman ont vu dans cette apologie de posthu- mains décérébrés et primitifs, une position antihumaniste de la part de Vonnegut, dans la mesure où l’auteur partage certains traits biogra- phiques avec son narrateur. Or il s’avère risqué de prendre Vonnegut au pied de la lettre, avec son narrateur fantôme sans tête et sa pratique avouée du bokononisme17 dans ses interventions publiques. Oliver W. Ferguson propose en ce sens une interprétation tout à fait intéressante. Comme la plupart des critiques, j’ai tenu pour acquis, jusqu’à présent, que le narrateur est bel et bien un fantôme coincé sur la Terre pendant un million d’années, mais, pour Ferguson, il est possible de remettre en question sa crédibilité en tant que narrateur et de proposer une inter- prétation qui le relierait plus directement aux événements du roman, tout en en faisant un personnage plus complexe. Cette autre perspective est celle de la folie, en fait d’une psychose dissociative déclenchée par l’expérience traumatique de la guerre du Vietnam, un peu à l’image du narrateur de Slaughterhouse-Five, Billy Pilgrim. Ainsi, [i]ncapable de faire face rationnellement à son passé torturé, il s’est réfugié dans son imagination […], il a rejeté son existence corporelle et créé une histoire à propos d’une espèce qui […] ignore les maux communs de la société du XXe siècle – les problèmes conjugaux, l’économie de marché, la dégradation de l’environnement et la guerre18.

17. Le bokononisme est une religion inventée par Vonnegut dans Cat’s Cradle (1963) et définie plus amplement dans Wampeters, Foma & Granfalloons (Opinions) (1974), fondée sur la pratique avouée du mensonge. On peut l’interpréter comme une métaphore de la littérature en général. 18. Oliver W. Ferguson, « History and Story : Leon Trout’s Double Narrative in Galapágos », Critique, vol. 40, no 3, printemps 1999, p. 232-233.

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En fait, selon cette perspective, le roman serait formé de deux récits : un récit-cadre qui serait l’histoire de Leon Trotsky Trout lui-même et un récit enchâssé correspondant au fantasme utopique de son cerveau malade. Le narrateur nous dit peu de choses sur sa propre histoire : il serait le fils de Kilgore Trout, un auteur de science-fiction cynique et obscur qui apparaît régulièrement dans les romans de Vonnegut19, et d’une mère intrinsèquement optimiste. Il se serait enrôlé pour la guerre du Vietnam, où il aurait tué une vieille femme (qui avait tué son meilleur ami) et participé à la destruction d’un village. Il aurait ensuite été interné en psychiatrie pour choc post-traumatique, puis aurait déserté et trouvé l’asile politique en Suède où il aurait été engagé pour construire un bateau de croisière, le Bahía de Darwin, et serait mort décapité sur le chantier naval. Refusant de passer de l’autre côté, il se trouverait coincé sur les îles Galápagos depuis un million d’années. Or, plusieurs indices permettent de mettre en cause la parole du narrateur. Sur le plan formel, d’abord : le récit est très fragmenté, redondant et circulaire. Le narrateur apparaît incapable d’organiser son propre récit, précisément comme s’il s’agissait d’un délire, hypothèse appuyée par certains des thèmes abordés et des symboles mobilisés. En effet, plutôt que de narrer la transformation et le monde futur, les trois quarts du roman sont dédiés à la description du monde moderne avec un regard très critique, parfois cynique, blâmant le cerveau surdéveloppé d’Homo sapiens comme source de tous ses problèmes (évocation de son propre cerveau malade ?). Notons au passage l’ironie d’un fantôme sans tête jugeant l’humanité parce qu’elle aurait littéralement trop de tête. Ainsi, dans la mesure où c’est le cerveau lui-même qui serait à blâmer, aucun changement social ne suffirait à remédier aux travers des sociétés humaines (le nom même de Leon Trotsky Trout évoque d’ailleurs l’échec sans appel des utopies collectivistes du xxe siècle) : la seule solution est la création d’une utopie biologique. Narrateur trau- matisé par la guerre, dégoûté par l’espèce humaine, il nous décrit donc

19. Mentionnons : God Bless You, Mr. Rosewater (1965) ; Slaughterhouse-Five (1969) ; Breakfast of Champions (1973) ; Jailbird (1979) et Timequake (1997).

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un monde rassurant où l’humanité a « désévolué » jusqu’à former une petite communauté parfaitement heureuse20. Or, fantasme n’est pas forcément utopie, et il faut rassembler d’autres indices pour rapprocher le roman Galápagos du modèle utopique. Comme pour toute utopie, il s’agit d’abord et avant tout d’élaborer une critique sociale, pour ensuite proposer un modèle alternatif insularisé. Dans le roman, c’est l’île de Santa Rosalia, petite île déserte (imaginaire) de l’archipel des Galápagos, qui figure à la fois le mont Ararat, le paradis terrestre et Utopia : « Santa Rosalia, qui allait devenir le berceau de toute l’humanité. » (G, 154) Et comme les colombes blanches indiquèrent à Noé la proximité du mont Ararat dans la Bible, ce sont des oiseaux, les pinsons de Darwin, qui permettent de reconnaître Santa Rosalia. Or, si cette utopie est fondée sur les ruines de l’humanité, il ne faut pas la comprendre comme un pamphlet antihumaniste de la part du très pessimiste Vonnegut. Il explique qu’il « n’aurai[t] jamais pu sur- vivre à son propre pessimisme [s’il] n’avai[t] pas eu quelque rêve enso- leillé21. » Cette utopie n’est donc pas un avenir souhaité ou souhaitable, mais bien l’expression hyperbolique d’une colère et d’un désespoir face à un monde que seule une catastrophe peut ébranler. D’ailleurs, le roman Galápagos est souvent considéré comme un des moins cyniques de l’auteur. Si Leon Trotsky Trout est divisé entre le cynisme paternel et l’optimisme maternel, entre l’utopie et la catastrophe, il trouve la résolution de ces dichotomies dans la figure du « monstre prometteur » (hopeful monster), inspirée de la théorie de Richard Goldschmitt22, qui combine l’absurdité du hasard génétique et de l’effet mutagène de l’activité humaine avec l’espoir qui peut en émerger grâce à la sélection naturelle. Ainsi, l’évolution fonctionnerait par la sélection d’individus présentant des anomalies majeures qui se révéleraient, par hasard,

20. Ce fantasme d’une posthumanité plus animale ou primitive est d’ailleurs assez courant, que l’on pense aux Elois de H. G. Wells (The Time Machine,1895), aux immor- tels de Borges (« L’Immortel » dans L’Aleph, 1949), à plusieurs personnages de Brian Aldiss (Hothouse, 1962) ou aux Crakers de Margaret Atwood (Oryx and Crake, 2003). 21. William Rodney Allen (dir.), Conversations with Kurt Vonnegut, Jackson et Londres, University Press of Mississippi, 1988, p. 80-81. 22. Je m’arrête plus en détail sur cette théorie et son potentiel fictionnel dans le chapitre 7.

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utiles à la survie ou à la reproduction. Selon le narrateur, notre époque serait en fait celle des monstres prometteurs : Ça me rappelle l’un des romans de mon père, L’ère des monstres promet- teurs. C’était une planète où les humanoïdes ignoraient leurs plus graves problèmes de survie jusqu’au dernier moment. Et puis, alors que […] toutes les eaux souterraines [avaient été] rendues non potables par les déchets industriels, et ainsi de suite, les humanoïdes avaient commencé à donner naissance à des enfants avec des ailes, des panaches ou des nageoires […] et ainsi de suite. Il s’agissait d’expériences de la nature avec des créatures qui, par chance, pourraient devenir de meilleurs citoyens planétaires que les humanoïdes. […] Je nommerais ma propre époque, il y a de cela un million d’années, « l’Ère des monstres prometteurs ». (G, 86)

Ainsi, de l’état catastrophique dans lequel se trouve l’humanité au XXe siècle pourrait bel et bien naître un monstre prometteur, au moins symbolique, qui fonderait une utopie posthumaine. Selon Robert T. Tally Jr., « contrairement aux autres romans apocalyptiques de Vonnegut, Galápagos accueille le monde posthumain avec un sen- timent de confiance et d’optimisme que l’on associe habituellement avec les utopies et leurs promesses. Avec Galápagos, Vonnegut ajoute une autre apocalypse à son œuvre, une apocalypse en mode optatif23. » Malgré les apparences, la fin du roman n’est donc ni téléologique ni nihiliste : le monde pourrait bien se survivre à lui-même, sous une forme ou une autre. Leon Trotsky Trout prend donc le parti de l’opti- misme de sa mère et inscrit en épigraphe de son récit une citation d’Anne Frank qu’elle appréciait particulièrement : « Pourtant, je m’y accroche, malgré tout, car je continue à croire à la bonté innée de l’homme24. » Il semble qu’à la pire catastrophe peut survivre au moins le désir d’utopie, mais peut-on jamais croire à la sincérité de Vonnegut ?

23. Robert T. Tally Jr., « Apocalypse in the Optative Mood : Galápagos, or, Starting Over », dans David Simmons (dir.), New Critical Essays on Kurt Vonnegut, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2009, p. 114. 24. Anne Frank, « Samedi 15 juillet 1944 », dans Journal d’Anne Frank, trad. de l’anglais par T. Caren et Suzanne Lombard, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Le livre de poche », 1958, livre électronique, p. 480/491.

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Au royaume de la survie, le mieux adapté est roi : Hothouse de Brian Aldiss

La compétition est-elle le seul mécanisme de la survie ou certaines formes de collaborations entre espèces pourraient-elles avoir un rôle à jouer1 ? L’évolution est-elle linéaire ou circulaire ? Dans son roman Hothouse, que j’ai déjà abordé dans d’autres chapitres, Brian Aldiss se questionne ainsi sur l’avenir biologique de l’humanité et de la bios- phère terrestre. Toutefois, il ne fait pas que fictionnaliser la conclusion logique des mécanismes décrits par Darwin : il va plus loin en soulevant des aspects qui n’ont pas été abordés (ou très peu) par le naturaliste.

1. Darwin a abordé brièvement la collaboration entre les espèces, mais il n’a pas approfondi cette question. Ceux qui l’ont suivi ont donc surtout retenu la notion de lutte pour la survie, comprise dans son sens littéral. À ce propos voir Jean-François Chassay, « Rester, attendre, évoluer. De la guerre et de la mort », dans Jean-François Chassay, Daniel Grenier et William S. Messier (dir.), Les voies de l’évolution. De la perti- nence du darwinisme en littérature, Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. « Cahiers Figura », no 33, 2013, p. 127-146.

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La loi de la nature, c’est dur, mais c’est la loi… Dès l’incipit du roman, le narrateur omniscient apparaît comme un naturaliste hors du temps qui comprend parfaitement le fonctionne- ment de ce monde et qui a conscience de sa nature systémique, mais son point de vue demeure humain – capable d’en constater l’étrangeté, de se laisser émerveiller par son ingéniosité –, à l’image du voyageur temporel de Wells. Le texte commence par l’énoncé de la loi univer- selle qui régit ce monde et structure le roman : « Obéissant à une loi inaliénable, animé par une vive pulsion de croissance, tout poussait ardemment et étrangement. […] Ce n’était plus un lieu pour l’esprit. C’était un lieu pour la croissance, un lieu pour les végétaux. C’était comme une serre. » (H, chap. 1, 1/16) Ainsi, cette loi inaliénable, que l’on pourrait définir comme étant la « loi de la nature », se confond avec les principes de la théorie de l’évolution, dont les mécanismes de la lutte pour la survie finissent par être synonymes de pulsions de vie, dont la puissance n’a d’égal que l’ingéniosité des stratégies complexes d’adaptation qu’elle nécessite. Et celles-ci sont aussi variées que les milieux qui les voient naître. Cette histoire naturelle du futur a donc tous les ingrédients pour devenir une grande épopée. Le roman construit un riche intertexte, notamment, avec L’Odyssée d’Homère, The Time Machine de Wells et The Origin of Species de Darwin. À Homère, il emprunte la structure narrative et géographique : un narrateur suit les pérégrinations d’un petit groupe d’êtres humains en quête d’un royaume lointain qui se retrouve dans différents lieux variés, très souvent des îles, présentant des périls insoupçonnés. Chaque étape réduit le groupe et lui permet de découvrir un monde où ils ne sont que les pions de forces supérieures : les lois de la nature. Sans être explicite, cet emprunt à Homère est assez évident, mais le monde dans lequel naviguent Gren et sa morille n’a rien à voir avec celui des Dieux de la Grèce antique, bien que le narrateur y ait recours dans certaines métaphores : « Protestant toujours, il tomba parmi une pluie de provisions, tel un Icare ignoble dans la mer. » (H, chap. 19, 14/21) Le surgissement de cette évocation du mythe du labyrinthe souligne le paradoxe récurrent de la narration en science-fiction (narrer au passé

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des événements futurs pour des lecteurs d’un passé lointain) mais, ici, il souligne surtout l’étrangeté d’un monde où les références mytholo- giques, ou plus généralement culturelles ont perdu leur signification. Un monde où l’inné a gagné la lutte sur l’acquis. Mais si le labyrinthe crétois n’a plus aucun sens (les mythes sont oubliés) dans le monde dié- gétique du roman, il n’en est rien pour le lecteur qui aura bien compris que la forêt où habitent les descendants des humains s’organise en un labyrinthe aux multiples Minotaures, dont certains sont défaits grâce aux fils fournis par la morille, et où les héros font partie d’une espèce qui a perdu jusqu’à la capacité biologique de se souvenir2, comme autant de Thésées amnésiques. Les îles grecques de l’Antiquité qui servent de décor à l’odyssée d’Ulysse deviennent, dans Hothouse, une projection fantasmée de l’évo- lution future des espèces dans l’écosystème terrestre. Cette évolution se présente comme une radicalisation de la vision de Wells telle qu’elle apparaît dans The Time Machine. À la fin du XIXe siècle, Wells imaginait l’avenir de l’humanité à travers le prisme de la spéciation et de la lutte des classes. Dans son roman, il dépeint un monde du futur où l’écart entre les classes sociales s’est creusé : les différences entre les milieux de vie ont fini par provoquer des adaptations biologiques distinctes qui ont mené à une spéciation divergente. Aldiss écrit son roman soixante-dix ans après Wells et les théories de l’évolution ont bien progressé entre-temps, de même que nos connais- sances du fonctionnement des écosystèmes ; sans compter que la lutte des classes n’a plus le même intérêt (surtout sur le plan biologique). Aldiss va donc beaucoup plus loin dans sa façon d’imaginer l’avenir écologique de la planète. Il part de l’idée que si l’Âge des dinosaures a précédé l’Âge des mammifères (et plus spécifiquement des hominidés technologiques), certaines conditions astronomiques pourraient bien permettre un autre changement d’Âge, celui des plantes :

2. À propos du labyrinthe comme lieu de l’oubli, voir Bertrand Gervais, La ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence. Logiques de l’imaginaire tome II, Montréal, Le Quartanier, coll. « Erres Essais », 2008.

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l’Âge des Hommes est révolu, tout comme l’Âge des Grands Reptiles : c’est maintenant l’Âge de la Végétation. Derrière ces perceptions darwiniennes se trouve une préoccupation pour la transcendance. […] La novella The Time Machine de H. G. Wells incarne brillamment les sentiments de morosité et de culpabilité que représente l’extinction de masse : « Je fus peiné de constater la brièveté du rêve de l’intellect humain, » dit le voyageur tem- porel, alors qu’il se tenait au bout du temps3.

Si Darwin tente d’expliquer les caractéristiques actuelles des espèces vivant sur la Terre par des mécanismes adaptatifs à leur envi- ronnement, Hothouse fait de même pour le monde de l’avenir, un avenir sans véritable humanité. Les quelques scènes d’action (s’inspirant de L’Odyssée) sont ainsi entrecoupées de passages descriptifs écrits dans le style des grands textes d’histoire naturelle, décrivant longuement et avec des termes précis les différentes espèces présentes, leurs inter­ actions, le rôle qu’elles jouent dans l’écosystème, le processus évolutif qui les a transformés, etc. Les scènes avec les posthumains ne font qu’entrecouper ces passages, comme si ceux-ci n’étaient désormais que des animaux comme les autres, dans un monde dominé par les plantes. Radicalement différentes des plantes qui peuplent actuellement notre planète, celles du roman présentent des attributs spectaculaires qui ont permis leur survie, mais qui ne sont pourtant pas d’une totale nouveauté. Si les stratégies adaptatives des animaux leur ont permis une longue domination – grâce au modèle proie/prédateur, à l’intelli- gence (un système nerveux central), à des organes sensitifs développés, à une grande capacité de locomotion et d’adaptation aux changements environnementaux, etc. –, les plantes du futur imaginées par Aldiss ont fini, à force de sélection naturelle, par adopter la plupart de ces mêmes stratégies : « les végétaux avaient triomphé autant par le poids de leur nombre que par leur inventivité. Au fil du temps, ils avaient eu du succès simplement en imitant certains dispositifs depuis longtemps utilisés – mais peut-être à plus petite échelle – dans le règne animal » (H, chap. 8, 18/22). Et les stratégies sont toutes plus extravagantes les

3. Brian W. Aldiss, « Foreword », dans Damien Broderick (dir.), Earth is But a Star : Excursions Through Science Fiction to the Far Future, Crawley, University of Western Australia Press, 2001, p. xi.

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unes que les autres. Par exemple, le chêne « avait métamorphosé ses extrémités en cages pour attraper des animaux vivants dont les excré- ments nourrissaient ses racines affamées. Et lorsque les animaux mou- raient de faim, ils alimentaient à leur tour l’arbre en se décomposant. » (H, chap. 9, 9/28). Mais on peut aussi mentionner les plantoiseaux [vegbirds], les traversiers [traversers] (capables de voyager dans l’espace), les saules tueurs [killerwillows] (de simples prédateurs), les urnes brû- lantes [burnurns] (dont les corolles se transforment en lentilles capables d’enflammer leurs adversaires) ou les suiveurs stalkers[ ] (qui utilisent leurs racines comme des jambes pour migrer). Et la liste est longue4, puisque le roman est un véritable « bestiaire » de plantes. Mais l’espèce dominante est à la fois plus subtile et omniprésente : le banian.

Le banian de l’évolution Dans sa postface à l’édition de 2008, Brian Aldiss explique d’où lui est venue l’idée du roman : ayant passé plusieurs années en Inde, il visita un jour le Jardin botanique de Calcutta où il passa un après-midi, fasciné par un très vieux banian, réputé être le plus grand arbre du monde. Les branches du banian partaient dans toutes les directions, s’enfouissant dans le sol pour donner naissance à d’autres troncs. À son retour en Angleterre, il constata que Julian Huxley, dans son article « The Meaning of Death », avait partagé sa fascination pour cet arbre précis et l’utilisait comme exemple pour illustrer l’immortalité potentielle des êtres vivants : Le célèbre arbre banian de l’Inde envoie vers le bas, à partir de ses branches, des appendices verticaux qui prennent racine lorsqu’ils atteignent le sol, afin que de nouvelles colonies de banians puissent naître, toutes reliées entre elles. Dans le Jardin botanique de Calcutta s’en trouve un dont on a pris grand soin : […] l’arbre recouvre désormais plus de deux acres et ne donne aucun signe de fatigue dans sa formation de nouveaux troncs. C’est

4. Margaret Atwood, dans Oryx and Crake, utilise un procédé similaire pour nommer son bestiaire génétiquement modifié, combinant les mots-valises, les jeux de mots et les simples inventions langagières pour baptiser ses nombreux êtres imaginaires hybrides. Pourtant, les créatures ainsi nommées ont des origines radicalement différentes : com- plètement naturelles pour les unes et complètement artificielles pour les autres.

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un excellent exemple de ce qui peut être accompli en limitant artificielle- ment les facteurs de risque qui sont à l’œuvre en milieu naturel5.

À partir de cette fascination partagée, Aldiss imagina donc un monde entier dominé complètement par cet arbre, qui aurait si bien profité des nouvelles conditions d’existence qu’il serait lui-même devenu le monde, l’environnement de milliers d’autres espèces. Sur le plan symbolique, ce banian métaphorise l’arbre de l’évolution, et donc de la vie elle-même, chaque branche étant une nouvelle possibilité évo- lutive, une nouvelle espèce qui peut prendre racine, se séparer à nou- veau ou simplement mourir si l’environnement ne lui est pas favorable. Dans ce passage typique des descriptions naturalistes qui dominent le texte, le narrateur retrace la grande histoire de l’arbre : La branche, une des principales, ne rétrécissait jamais. Elle continuait plutôt de pousser pour devenir un nouveau tronc. Cet arbre immensément vieux, l’organisme le plus âgé à s’épanouir sur ce petit monde, possédait une myriade de troncs. Il y a très longtemps – deux milliards d’années plus tôt – poussaient des arbres de nombreuses variétés, selon le type de sol, le climat et d’autres facteurs. Lorsque la température grimpa […] le banian, qui adorait la chaleur et utilisait un système complexe de branches pouvant se transformer en racines, exerça graduellement son ascendant sur les autres espèces. Sous la pression, il évolua et s’adapta. […] Sa complexité devint inégalée, son immortalité établie. (H, chap. 2, 5-6/16)

Si l’arbre est souvent utilisé comme métaphore pour illustrer l’évo- lution, la forme particulière du banian, qui ne présente pas une simple succession de divisions, mais un réseau complexe de branches qui peuvent se rejoindre et se fusionner après s’être séparées, permet de rendre compte de ce que les nouvelles études phylogénétiques tendent à démontrer : la spéciation n’est pas forcément divergente, comme le croyait Darwin. Il y a aussi des phénomènes de convergence, en parti- culier dans les règnes les plus simples comme ceux des bactéries ou des mycètes, dont les « branches » tendent à se refusionner. Mais l’exemple du banian n’est pas qu’une métaphore épistémique, il domine également ce monde végétal grâce à une stratégie fort sem-

5. Julian Huxley, « The Meaning of Death », Cornhill Magazine, vol. 30, no 178, avril 1911, p. 504.

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blable à celle utilisée par les hommes d’aujourd’hui : la modification de l’environnement par l’occupation totale d’un territoire. Si le mécanisme principal de l’évolution est l’adaptation à l’environnement, l’adaptation ultime n’est-elle pas de modifier cet environnement pour sa propre survie ? Le roman n’est jamais explicite à ce sujet, mais on peut voir dans la façon dont le banian occupe et domine l’écosystème un com- mentaire sur la manière dont l’humanité occupe et domine actuelle- ment la Terre. Mais, contrairement à ce dont on pourrait s’attendre, il ne s’agit pas d’une condamnation univoque et pessimiste : d’une part, les êtres humains dans le roman d’Aldiss n’ont pas perdu leur statut de dominants à cause de leurs propres agissements, mais plutôt d’un phénomène astronomique hors de leur contrôle ; d’autre part, le banian a beau occuper densément le territoire (on pourrait dire, la niche écologique) au point de rendre l’existence même de tout autre arbre impossible, il n’en devient pas moins le milieu de vie de tout un écosystème. Par analogie, les humains sont peut-être trop envahissants et dominants pour cohabiter avec une autre espèce technologique, mais ils pourraient sans doute permettre à un écosystème de prospérer s’ils répondaient à ses besoins et en assuraient la pérennité. Finalement, ce passage qui décrit le banian propose deux signes de la réussite évolutive ultime : la complexité et l’immortalité. Replacés dans la logique de la théorie de Darwin, ces deux critères annoncent la fin de l’évolution. D’abord, plus il y a d’espèces (et c’est le résultat logique d’une évolution en forme d’arbre), plus l’écosystème se com- plexifie, chacun y occupant une place précise qui influence celle des autres, et force chacun à multiplier les adaptations et donc à se com- plexifier à son tour. Ensuite, dans la logique d’une lutte pour la survie, l’immortalité d’une espèce annonce forcément un épuisement du moteur même de l’évolution. C’est précisément ce qui survient dans le roman : le banian incarne l’apogée de la divergence évolutive, la fin de l’expansion de la vie sur Terre. Ne reste plus qu’au mouvement inverse à s’enclencher : la simplification, puis une forme de mort qui s’apparente à une apocalypse.

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La survie des posthumains : le retour au primitif Bien qu’ils correspondent à notre futur, les posthumains du roman sont présentés comme étant primitifs : ils vivent en petits groupes, leur mor- talité infantile est élevée et leur espérance de vie, courte. Ils utilisent des matériaux naturels non transformés pour leurs habitations (noix géantes comme huttes) et leurs armes (épines de plante), sans être capables de les améliorer technologiquement. Finalement, les groupes s’organisent en fonction d’une hiérarchie basée sur l’âge, le savoir et l’expérience. La matriarche est ainsi la seule du groupe qui a complètement maîtrisé l’art de commander les virevoles [dumblers]. […] Les graines avaient une forme étrange que le simple chucho- tement d’une brise légère transformait en oreille, écoutant tous les mouve- ments du vent afin de profiter de sa force de dispersion. Les humains, après plusieurs années de pratique, pouvaient utiliser ces oreilles à leur avantage et les diriger, comme le faisait Lily-yo à ce moment précis. (H, chap. 1, 5-6/16)

Cet extrait révèle une double adaptation : celle de l’arbre à son envi- ronnement (développement d’une semi-conscience et d’une forme « d’oreille » pour détecter le vent et maximiser ses chances de reproduc- tion) et celle des humains aux arbres. Notons que les deux processus, s’ils ont une fonction similaire (la survie), procèdent d’une logique et d’une temporalité différentes : l’adaptation de l’arbre s’est assurément faite dans la logique de l’évolution, sur d’innombrables générations, alors que l’adaptation de l’homme est exodarwinienne et correspond à l’apprentissage fait par un individu de son vivant. L’extrait révèle aussi que dans l’univers de Hothouse, l’homme n’a pas l’exclusivité de la sen- tience, cette capacité de percevoir le monde à travers une conscience. Or les hommes de la forêt présentent une intelligence très limitée qui ne leur permet pas d’avoir une conscience du temps. Leur maîtrise du langage est très restreinte et leur capacité à élaborer des plans complexes quasi inexistante : « Au cœur de ce millénaire de verdure, les pensées se faisaient rares et les mots encore davantage. […] Récemment, la compré- hension humaine jouait de superficialité. C’était la vie. » (H, chap. 3, 1/14) Mais le phénomène est encore plus marqué chez d’autres descendants des hommes : par exemple, les Arabiers [Arablers] n’utilisent plus du tout le langage parlé et leur conscience du temps est altérée :

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Les Arabiers avaient perdu la notion du temps qui passe […]. Pour eux, il n’existait que la durée de vie d’un individu. C’était, ou plutôt c’est la seule durée qu’ils sont capables de reconnaître : la période d’existence. Alors, ils ont développé une vie coextensive, vivant où ils le jugent nécessaire tout au long de cette période. (H, chap. 25, 13/38)

Ces changements permettent de s’interroger sur la définition de l’être humain. Quelles caractéristiques minimales sont nécessaires pour le catégoriser ? Dans un monde où les frontières entre les espèces sont de plus en plus floues, les espèces humanoïdes sont nombreuses : certaines sont issues en partie des humains, d’autres sont hybrides ou vivent en relation de dépendance avec d’autres espèces. Mais tout comme la frontière entre les dieux et les hommes tend à devenir poreuse pour l’équipage d’Ulysse alors qu’il rencontre toutes sortes de créatures hybrides, la frontière entre l’humain et le non-humain tend à devenir source de confusion pour les protagonistes de Hothouse alors qu’ils sont confrontés à différentes espèces intermédiaires. Devant les fourrures acérées [sharp-furs], Gren demande à Yattmur si elle les croit humains, mais elle est incapable de répondre : « Elle ne savait pas ce qu’humain voulait dire. Les ventres-bedons [tummy-bellies], qui se reposaient dans la boue et gémissaient, étaient-ils humains ? Et Gren, si impénétrable maintenant que la Morille semblait avoir pris le dessus, pouvait-on dire qu’il était encore humain ? » (H, chap. 21, 13/14) Si les critères sont flous, l’utilisation d’un langage minimalement articulé semble être demeurée importante, puisque les Arabiers se voient refuser le statut d’être humain sur ce critère. Le langage, tant dans son utilisation difficile par les êtres humains que dans la dénomi- nation des espèces, joue un rôle très important dans le roman. Dans un chapitre sur Hothouse, Michael R. Collings explique que le langage se construit parallèlement à l’évolution de la Terre, dans un mou- vement entropique de réduction semi-comique des noms à des rimes enfan- tines […]. Une terminologie plus sophistiquée dépasserait les capacités de compréhension et de mémoire des personnages – les rimes mnémoniques suggèrent leur pauvreté intellectuelle et imaginaire. D’autres noms […] sont des jeux de mots, modifiant des mots contemporains pour correspondre à de nouveaux référents6.

6. Michael R. Collings, Brian Aldiss, Rockville, Wildside Press, 1986, p. 17. 195

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Cette réflexion de Collings, bien qu’elle échoue à rendre la richesse taxonomique du roman, souligne un point très important : l’appau- vrissement du langage, du vocabulaire en particulier, est un signe de l’appauvrissement de l’intelligence humaine, de sa capacité à catégo- riser et à décrire son environnement. Mais c’est loin d’être aussi simple. D’abord, nombre d’espèces décrites dans le roman possèdent plu- sieurs noms, attribués par différents types de personnages. Certains ont une intelligence suffisante (la morille, le Sodal Ye et les Captives) pour avoir conscience de l’existence de ces synonymes et adaptent leur discours à leur interlocuteur, alors que d’autres n’utilisent que des mots descriptifs, voire des onomatopées. Cette cacophonie ne révèle pas uniquement la pauvreté intellectuelle de leur utilisateur, mais aussi la désorganisation du savoir, l’absence d’institutions normatives qui fixeraient la taxonomie, comme c’est le cas à notre époque7. Par exemple, les pêcheurs sont aussi nommés les ventres-bedons, les four- rures acérées sont également des montoreilles [mountainears], le genre capture-porte [catch-carry kind] s’appelle Sodal, etc. Ensuite, l’appauvrissement du langage ne fait pas que mettre en évi- dence une incapacité cognitive, c’est surtout un signe que la différence entre les espèces tend à s’estomper et que les catégories finissent par ne plus avoir de sens. D’ailleurs, la morille souligne la caducité du système taxonomique humain pour rendre compte de ce monde de plus en plus indifférencié8. La nature est un continuum, comme le suggérait déjà Darwin, et les catégories ne servent qu’à permettre aux hommes de mieux appréhender la nature. Dans la mesure où l’évolution des espèces se définit par le phénomène de spéciation, autrement dit par la multiplication du nombre d’espèces, de la première bactérie à la biodi- versité actuelle, ce mouvement d’indifférenciation des espèces vers un

7. Il faut toutefois nuancer cette affirmation. Malgré lesdites institutions norma- tives, il existe aujourd’hui plusieurs noms pour la même espèce : des noms vernacu- laires, des noms dans toutes les langues du monde, mais aussi, même en latin, des synonymes qui marquent les nouvelles découvertes. Les grandes bases de données gardent d’ailleurs les traces des noms caducs utilisés longtemps après le changement, même par les scientifiques, créant un effet de tour de Babel. 8. À ce sujet, voir le chapitre 3.

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magma végétal de plus en plus homogène est nommé dans le roman « désévolution ». Ce concept apparaît déjà chez Wells, notamment dans The Island of Dr. Moreau9, mais surtout dans The Time Machine, lorsque le voyageur temporel aboutit 30 millions d’années dans le futur et ne trouve comme trace de vie sur la planète qu’une sorte de crabe. Le voyageur ne nomme d’ailleurs jamais cette créature : ça serait absurde puisque la fonction de la taxonomie est de distinguer les espèces.

Topologie de la survie Les posthumains du roman vivent dans un milieu très précis et propice à leur survie. Leur environnement est construit verticalement, comme la forêt tropicale, chaque strate, chaque niveau des arbres présentant des conditions différentes : « Finalement, ils grimpèrent trop haut pour les humains. Plus près des Sommets, de nouveaux dangers les menacent. Les humains vivaient dans les couches intermédiaires, plus sécuritaires, de la forêt, échappant ainsi aux périls des Sommets et du Sol [Tips et Ground]. » (H, chap. 2, 1-2/16) L’utilisation des majuscules pour désigner ces lieux imite la déno- mination des pays et des lieux géographiques, qui sont habituellement horizontaux et balisés. Dans le roman, ce sont les zones inhabitables, verticales et non balisées, qui sont ainsi nommées. L’organisation de l’espace n’y est pas politique ou identitaire (volonté de nommer le lieu où l’on habite), mais révèle plutôt une dichotomie habitable/non habi- table, survie/non-survie. En suivant cette logique, inutile de nommer l’endroit où l’on habite (temporairement) et où l’on peut habiter : il suffit de définir les lieux non habitables, afin que le savoir sous-jacent, acquis par l’expérience, soit aisément transmissible. Ainsi, on pourrait voir en ces « couches intermédiaires », une représentation spatiale de la niche écologique de l’homme, cet espace (conceptuel et réel) où sa survie est possible, et donc son évolution.

9. À ce sujet, voir mon article, « Désévolution chez le docteur Moreau », dans Jean-François Chassay et Elaine Després (dir.), Humain, ou presque. Quand science et littérature brouillent la frontière, Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. « Cahiers Figura », a, no 22, 2009, p. 19-42.

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Évidemment, ces lieux de la non-survie prennent différentes valeurs pour les humains. Les Sommets sont le lieu de la spiritualité, où l’on reconduit les âmes de ceux qui sont morts dans le Sol, lieu de la mort naturelle. Les âmes sont alors représentées par une pièce de bois qui symbolise le corps, rarement récupérable. La reconduction de l’âme dans les Sommets prend alors une forme rituelle qui annonce le der- nier voyage vers l’au-delà que s’apprêtent à accomplir les adultes : « le temps est venu pour les adultes de faire la Montée et de retourner vers les dieux qui nous ont créés. » (H, chap. 3, 6/14) Mais, surpris d’aboutir plutôt sur la Lune, lieu de métamorphose, que parmi les dieux, ils se réveillent transformés : Tout ceux qui ont fait le voyage à partir du Monde Lourd ont été changés. Certains sont morts. La plupart ont survécu et des ailes leur ont poussé. Entre les mondes se trouvent des rayonnements d’une grande force, qu’on ne peut ni voir ni ressentir, mais qui changent nos corps. Lorsque nous venons ici, lorsque nous venons sur le Vrai Monde, nous devenons de véritables humains. (H, chap. 5, 16/19)

La mutation devient donc une étape normale du développement physiologique et de l’adaptation au nouvel environnement (la plus faible gravité lunaire favorisant le vol). L’irradiation qui résulte du rituel de « fin » de vie produit donc une métamorphose physiologique et culturelle (intégration à une nouvelle forme d’organisation communau- taire). Cette coutume de la Montée est donc une façon d’évoluer pour les humains, qui s’y préparent par tradition, mais aussi par instinct. Or, une fois qu’ils sont transformés et installés dans la communauté lunaire, leur conception de la survie est ébranlée lorsqu’ils rencontrent les Captifs [Captives], enfants difformes de l’irradiation : — Vous êtes trop répugnants pour vivre ! grogna Haris. Pourquoi n’êtes vous pas tués pour vos formes horribles ? — Parce que nous savons tout. […] Puisque nous ne pouvons bouger correctement, nous pouvons penser. Cette tribu du Vrai Monde est bonne et comprend la valeur de la pensée sous toutes ses formes. (H, chap. 5, 17/19)

On voit qu’Haris tient un discours qui pourrait être celui de l’eugé- nisme du tournant du XXe siècle, mais il faut le replacer dans la logique du récit : les humains sont hors de la culture et vivent véritablement

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dans un régime de lutte pour la survie. Ainsi, laisser vivre un enfant difforme ne peut avoir de sens pour eux. Le mot « répugnant », utilisé par Haris pour désigner la difformité, suggère quelque chose d’offen- sant et de contraire aux règles. Mais contraire à quelles règles ? Celles de la loi du mieux adapté pour la survie ? Autrement dit, une loi natu- relle, biologique à laquelle il ne peut qu’apparaître absurde de vouloir se soustraire. Ou est-ce plutôt une loi culturelle, inscrite tacitement dans l’ensemble des règles auxquelles se soumettent les humains pour assurer leur sécurité et leur survie en tant que groupe ? En maintenant en vie des individus incapables de survivre par eux- mêmes, les Hommes volants [Flymen] refusent de jouer le jeu de la survie, ou du moins selon les règles habituelles. Évidemment, ils repré- sentent en cela l’humanité culturelle telle que nous la connaissons. Une humanité qui a pris conscience que la culture peut aussi être une forme d’adaptation en ce qu’elle permet une prise de conscience du temps, de la survie du groupe d’un point de vue plus global, plus pérenne. En spécialisant les individus, le groupe devient un véritable système et non plus une simple addition d’individus fragiles et interchangeables. Pour les humains des forêts, la seule occupation d’un individu ne peut être que sa survie immédiate, mais en s’installant dans un monde moins périlleux, la Lune, les Hommes volants ont vu émerger parmi eux une nouvelle classe d’individus : ceux qui ont le temps et l’intelligence, à défaut d’avoir le corps, pour acquérir un savoir inédit qui peut mener à des stratégies de survie à long terme pour le groupe. Mais, outre la forêt et la Lune, d’autres lieux révèlent bien le carac- tère essentiel de la relation espèce-environnement pour comprendre l’évolution. Le château, par exemple, est une forteresse conçue pour offrir une protection absolue dans un régime médiéval caractérisé par des guerres de clans. En régime posthumain, où la nature a repris tous ses droits sur la culture, le château est le plus dangereux des lieux : « Les huit humains effrayés regardaient tout cela à partir du toit du château. “Nous ne pourrons jamais revenir à la sécurité des arbres” » (H, chap. 7, 22/29). Il y a donc inversion des valeurs de sécurité dans l’axiologie des lieux. En régime humain, le château est un refuge, alors que la forêt est source de dangers ; en régime posthumain, à cause du

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changement de paradigme dans la relation humain-environnement, la logique s’inverse : le château est un lieu à découvert où l’on s’expose à tous les dangers, et la forêt sert de refuge. Finalement, une grande partie du roman se déroule dans une zone intermédiaire entre les faces éclairée et assombrie de la Terre : les Terres du Crépuscule Perpétuel. Ce lieu de transition est témoin de la succession des espèces : [L]es Terres du Crépuscule Perpétuel, malgré leur apparence désertique, ont servi de refuge à de multiples créatures. […] Ils viennent toujours des terres de la brillante verdure […] pour se diriger vers l’extinction ou vers les terres de la Nuit Éternelle, ce qui signifie souvent la même chose. Chaque vague de créatures […] est forcée par ses successeurs à s’éloigner toujours plus loin du soleil. (H, chap. 25, 9-10/38)

Les Sodals, seuls témoins indirects de cette succession, dressent la liste des peuples-espèces (ils se confondent) qui occupèrent le territoire : les Meutiers [Packers] (les loups) furent suivis par les Bergenvoyeurs [Shipperds] (bergers), puis par les Hurleurs [Howlers] (espèce hybride d’hommes-moutons), les Arabiers et, finalement, les fourrures acérées (une sorte de singe utilisant une forme simplifiée de langage parlé). Or, chaque communauté a laissé différents fragments de savoir-faire aux Sodals, un peuple de voyageurs qui récoltent les « légendes » : « L’histoire des terres à travers lesquelles nous voyageons ne pourra jamais être reconstituée, puisque les êtres qui y ont vécu ont disparu sans laisser d’archives, sinon leurs os devenus superflus. Mais il y a tout de même des légendes. » (H, chap. 25, 9/38) Alors que les communautés ne sont plus en mesure de conserver la trace de leur histoire, c’est donc le lieu et ceux qui le parcourent qui deviennent dépositaires de la mémoire évolutive.

Commensalisme, symbiose et parasitisme Le roman d’Aldiss, aussi darwinien soit-il, met aussi de l’avant l’angle mort10 des théories darwiniennes : les stratégies collaboratives d’adap- tation comme la symbiose ou le commensalisme. Autrement dit,

10. À ce sujet, voir Frank Ryan, Darwin’s Blind Spot : Evolution Beyond Natural Selection, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2002.

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l’importance capitale que représentent les différents modes de vie collaboratifs, que nous ne commençons qu’à comprendre. Une étude récente menée à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue a démontré que les racines des arbres dans une forêt interagissent au point de s’échanger des ressources et même de maintenir en vie une souche coupée depuis des décennies11. Aussi, des chercheurs comme J. André Fortin montrent bien que la vie végétale ne serait pas possible sans symbiose avec des champignons12. Ainsi, nous commençons à comprendre que les espèces ne sont pas forcément en compétition dans leur lutte pour la survie, formant souvent des alliances essentielles. Le roman offre plusieurs exemples de commensalisme (profit pour l’un, sans bénéfice ni inconvénient pour l’autre), de symbiose (asso- ciation durable entre deux espèces) ou de mutualisme (collaboration ponctuelle), comme le cas des araignées et des chauves-souris : les secondes transportent les œufs des premières vers des sommets enso- leillés, alors que les araignées tissent en retour des toiles pour attraper du poisson. Mais l’exemple le plus spectaculaire est sans aucun doute celui de la morille. Celle-ci fait en effet partie d’une très ancienne espèce de mycète qui s’est spécialisée dans l’intelligence : Dans cette ère des végétaux, les plantes se sont spécialisées par leur gran- deur et sont demeurées sans cerveau ; les morilles, toutefois, se sont spé- cialisées par leur intelligence […]. Pour se répandre plus facilement, elles ont commencé à parasiter d’autres espèces, ajoutant à leur mobilité ses pouvoirs de déductions. (H, chap. 11, 5-6/15)

Grâce à sa symbiose avec la morille, Gren gagne une conscience accrue de son existence et de son environnement, une maîtrise du lan- gage et de la logique autrement inaccessible aux humains. En échange, il fournit à la morille la possibilité de croître, de se reproduire et de former

11. À ce sujet, voir Joël Leblanc, « Arbres : collaborations souterraines », dossier Les 10 découvertes de l’année 2011, Québec Science, http ://quebecscience.qc.ca/les-10-de- couvertes-2011/5-Collaboration-souterraine ; ou l’article original publié par le groupe de recherche : Émilie Tarroux et Annie DesRochers, « Effect of Natural Root Grafting on Growth Response of Jack Pine (Pinus Banksiana ; Pinaceae) », American Journal of Botany, vol. 98, no 6, 2011, p. 967-974. 12. À ce sujet, voir J. André Fortin et al., Les mycorhizes. La nouvelle révolution verte, Québec/Versailles, Éditions MultiMondes/Éditions Quae, 2008.

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une nouvelle alliance symbiotique. Habituellement en symbiose avec des espèces aux capacités limitées, la morille découvre soudainement, dans les confins de la mémoire humaine, dissimulée dans une zone inaccessible du cerveau de Gren, que son espèce fut jadis le symbiote des hommes, protégé par leur boîte crânienne et assurant leurs fonctions cognitives. Cette alliance aurait permis aux hommes d’occuper la posi- tion dominante dans l’écosystème. Mais quand le niveau de radiation cosmique augmenta, les symbiotes fongiques, trop fragiles, moururent dans leurs hôtes, les laissant avec leur intelligence limitée naturelle. Devant cet échec, la morille de Gren comprend que renouer la symbiose interspécifique est la seule façon de retrouver une position dominante : Je fais partie d’une lignée plus robuste que celles de mes lointains ancêtres, je peux tolérer de plus fortes radiations. Tout comme les tiens d’ailleurs. C’est maintenant un moment historique pour nous : il est temps d’amorcer une nouvelle symbiose, aussi magistrale et profitable que celle qui a tem- péré ces tarsiers jusqu’à leur permettre de cavaler parmi les étoiles ! De nouveau, les horloges de l’intelligence ont commencé à carillonner. Les horloges ont retrouvé leurs aiguilles… (H, chap. 14, 9-10/26)

Mais la morille surestime ses capacités et celles de son hôte. La relation mutuelle atteint ses limites lorsque la réciprocité est brisée par un changement dans leurs besoins. La relation devient alors asy- métrique et s’approche davantage du parasitisme : « J’atteins désormais un moment de crise, puisque je suis mûr. […] Je vais bientôt me diviser et sporuler ; […]. Je pourrais le faire ici, en espérant que ma progéniture survive, d’une façon ou d’une autre […]. Ou bien… je pourrais me trans- férer sur un nouvel hôte. » (H, chap. 23, 2-4/40) À ce moment, Gren est devenu apathique et taciturne, incapable d’assumer son rôle de père de famille, de mener une (sur)vie normale, la morille étant devenue une entrave plus qu’un avantage pour lui. Le champignon choisit donc un nouvel hôte, le fils nouveau-né de Gren, mais il est finalement défait par le Sodal Ye, lui-même le parasite intelligent d’un vieil homme soumis à sa volonté. Lorsque Gren est débarrassé de la morille, il réfléchit sur la dynamique de leur relation : Ce n’est que lorsque les besoins de base de la morille sont entrés en conflit avec les siens qu’elle est devenue malveillante, menant son hôte à littérale-

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ment perdre l’esprit […]. C’était fini. Le parasite avait été défait. […] [Mais] il lui avait laissé quelque chose de positif : […] malgré tous les dégâts qu’il avait causés, il avait transformé l’esprit de Gren de la marre stagnante qu’il était en un océan rempli de vie. (H, chap. 24, 11-12/19)

Or, l’ultime échec de la morille à diriger les hommes et à les sou- mettre à sa volonté pourrait trouver son explication dans l’interpréta- tion que fait Wells d’une phrase célèbre d’Érasme citée par le narrateur pour décrire la position de pouvoir dans laquelle se retrouve la morille : « Bien que la morille ne connût pas la phrase “Au royaume des aveugles, le borgne est roi”, elle était pourtant dans une situation analogue de pouvoir. » (H, chap. 11, 6/15) Dans sa nouvelle « The Country of the Blind [Le pays des aveugles]13 », Wells révèle les limitations logiques de ce qui est devenu un véritable proverbe. La nouvelle raconte l’histoire d’un alpiniste qui fait une chute vertigineuse et se retrouve abandonné dans une communauté complètement coupée du monde extérieur depuis quinze générations et affligée par une mystérieuse maladie qui les a tous rendus aveugles. Lorsque l’alpiniste aboutit dans cette société, il songe immédiatement à la phrase « au pays des aveugles, le borgne est roi » et entreprend de devenir le roi du pays des aveugles. Il met en œuvre toutes sortes de stratagèmes pour leur prouver sa supériorité, mais ne fait que passer pour un idiot sous-développé. Lorsqu’il accepte finalement son sort et se soumet à leur autorité pour épouser une femme du groupe, on le force à se faire chirurgicalement enlever les yeux, ceux-ci étant vus comme une malformation potentiellement transmissible. Il accepte d’abord, puis choisit d’escalader la montagne. Au pays des aveugles, le borgne est tout sauf roi ! Dans Hothouse, la morille est dans une situation similaire. Convaincue de sa supériorité intellectuelle, elle tente de prendre le contrôle des humains, mais se retrouve devant le même problème que l’alpiniste de Wells : comment convaincre les humains, dont l’intelligence et le langage

13. Herbert Georges Wells, « Le pays des aveugles » (« The Country of the Blind »), trad. de l’anglais par Henry-D. Davray et Bronislaw Kozakiewiecz, 1904, disponible sur Wikisource, URL : http ://fr.wikisource.org/wiki/Le_Pays_des_Aveugles.

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sont très limités, qu’il est plus intelligent qu’eux et que, à cause de cela, ils devraient se soumettre ? Au pays des plantes et de la survie, la capacité à comprendre l’histoire, à philosopher et à élaborer des plans de domina- tion du monde n’est pas forcément un avantage adaptatif. Sans compter que d’expliquer à des idiots l’importance de l’intelligence est sans doute aussi impossible que de convaincre une société aveugle depuis des siècles de la supériorité de la vue. Cette analogie avec la phrase d’Érasme nous rappelle qu’avantages et désavantages sont relatifs et que les attributs physiques des individus ou des espèces n’ont de valeur qu’en tant que possibilités d’adaptation à un environnement spécifique.

Naissance et mort de la biosphère terrestre Comme je l’ai déjà mentionné, le roman d’Aldiss met en scène l’évolu- tion, bien sûr, mais surtout sa contrepartie, l’inévitable désévolution. Selon Bruce Gillespie, « la désévolution n’est pas une simplification, elle est simplement l’envers de l’évolution. Les deux processus sont des adaptations aux changements. […] Nous nous adaptons, nous ne régres- sons pas. Aldiss célèbre la vie, il n’en regrette pas les changements14. » Julian Huxley décrit, dans le même article où il parle du banian, un processus fascinant : la vie de Ascidiana clavellina. Le cycle de vie de ce petit animal marin très primitif et simple est la métaphore parfaite du cycle de la vie présentée dans le roman d’Aldiss : [L]orsque de petits spécimens de cette espèce sont placés dans un conte- nant dont l’eau n’est pas changée, après quelques jours, ils commencent […] à se couper du monde extérieur en fermant leurs siphons et en rapetis- sant. […] Après un certain temps, un deuxième processus s’enclenche – un développement régressif, une involution plutôt qu’une évolution – au cours duquel tous les organes complexes reviennent sur leur pas, pour ainsi dire, devenant de plus en plus simples, jusqu’à l’atteinte des conditions embryonnaires. […] Mais il n’est pas mort pour autant […] puisque s’il est placé dans l’eau propre, il va graduellement prendre de l’expansion, devenir moins opaque, grandir pour devenir plus complexe, et finalement atteindre de nouveau la forme d’un Clavellina mature et en santé15.

14. Bruce Gillespie, « A Valediction Forbidding Melancholy : Aldiss and the Far Future », dans Damien Broderick (dir.), op. cit., p. 194. 15. Julian Huxley, op. cit., p. 495-497.

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Ce phénomène de complexification et de simplification cyclique adapté aux besoins et aux ressources disponibles reflète parfaite- ment le mouvement que subit l’écosystème Terre-Lune dans le roman. Lorsque la morille entre en contact avec le savoir accumulé par les Sodals et l’instinct végétal des traversiers, elle parvient à reconstituer l’histoire de la vie et à comprendre que celle-ci suit des cycles pro- grammés et inéluctables. Ces cycles sont déterminés par la « loi de la nature », qui dirige l’évolution biologique vers une complexification toujours plus grande jusqu’à l’atteinte d’une limite qui enclenche le mouvement contraire, mais aussi par un phénomène astronomique : la vie et la mort des étoiles, et la variation des rayonnements qui les accompagne. Tout comme la vie suit le chemin qui mène de la bactérie à l’humain, les astres suivent celui qui va de l’hydrogène au plutonium, de la naissance des galaxies, des étoiles, des systèmes planétaires, à l’explosion des supernovae et à la formation des trous noirs. À plus grande échelle encore, la vie suivrait un parcours similaire à celui de l’univers, né dans un « big bang », suivi d’une longue période d’expan- sion, il mourra dans un « big crunch », après une période de contraction (selon certaines théories). La morille explique : [L]es flux galactiques qui rythment la vie d’un soleil détruisent présente- ment ce soleil. Ces mêmes flux contrôlent aussi la vie animée ; ils l’éteignent comme ils vont éteindre l’existence de la Terre. Alors, la nature « désé- volue ». Les formes redeviennent de plus en plus floues ! Elles n’ont jamais cessé d’être interdépendantes – les unes vivant grâce aux autres – mais désormais elles fusionnent pour retrouver leur unité initiale. (H, chap. 26, 23-24/30)

On peut voir dans cette fin du monde une véritable apocalypse révélée par les Sodals-prophètes et annoncée par des signes végétaux : « le monde est bientôt arrivé à sa fin […] et ces colonnes vertes du désastre qui s’élèvent de la jungle vers les cieux sont les signes que cette fin est déjà commencée. » (H, chap. 26, 21-22/30) Mais si la fin de ce monde annoncée est une apocalypse, c’est qu’elle annonce l’émer- gence d’un autre monde possible. Ne reste plus pour la morille et les quelques hominidés qui l’accompagnent qu’à s’envoler pour décou- vrir leur Jérusalem céleste : « Dans […] ce traversier, j’ai trouvé une

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conscience de l’existence de mondes […] qui tournent autour d’autres soleils. […]. Nous n’avons qu’à suivre les colonnes vertes et à cavaler sur les flux galactiques de l’espace, et ils nous guideront vers un lieu nou- veau et salutaire. » (H, chap. 26, 28/30) Mais seuls ceux qui acceptent la révélation et qui suivront la morille vers l’autre monde seront sauvés ; les autres périront. Ce grand récit biologique proposé dans Hothouse relève surtout de l’expérience de pensée, puisque rien dans les théories actuelles de l’évolution ne laisse supposer que celle-ci sera suivie par son mouve- ment contraire. Mais voilà un exemple parfait de ce que la science-fic- tion permet véritablement : une réflexion philosophique à partir de la science et à partir de théories, comme celle de l’évolution, sur lesquelles la fiction peut extrapoler, en imaginer les ramifications bien au-delà de notre réalité actuelle.

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Évolution dirigée et fluidité de genre : Le silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg

Quelques années avant la publication du Manifeste Cyborg par Donna Haraway1, l’auteure de science-fiction franco-québécoise Élisabeth Vonarburg publiait son premier roman, Le silence de la Cité2 (1981), largement consacré à la question du genre et de la reproduction en régime posthumain. Cette œuvre, de l’aveu même de son auteure, s’inscrit dans la tradition des utopies féministes anglo-saxonnes des années 1970, notamment celles d’Ursula Le Guin, de Pamela Sargent ou de Judith Merril3.

1. Donna Haraway, Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeur, 2007. 2. Ce roman a valu tous les honneurs à son auteure : Grand prix de la science- fiction française, prix Rosny aîné et prix Boréal. À la suite des traductions anglaise et allemande, Vonarburg a fait paraître une deuxième version française révisée en 1998. L’univers fictionnel qu’elle crée servira également de base à son deuxième roman, Chroniques du pays des mères (Montréal, Alire, 1992), et à plusieurs de ses nouvelles. 3. Amy J. Ransom, « “Queen of Memory” : Introduction », Femspec, vol. 11, no 2, 2011, p. 14.

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Le silence de la Cité se déroule trois cents ans après une catastrophe majeure qui poussa l’élite à s’enfermer dans des Cités, où ils meurent désormais de vieillesse, et le reste de la population mondiale à survivre dans un environnement mutagène où il y a très peu de naissances féminines. Deux scientifiques décident alors de créer Élisa, première représentante d’une nouvelle génération possédant des gènes supé- rieurs et la capacité de s’autorégénérer, puis de se métamorphoser. Celle-ci reprend ensuite le projet reproductif de ses créateurs, mais selon sa propre vision du monde. Elle donne ainsi naissance à une cen- taine d’enfants au genre non fixé qui devront vivre en tant qu’hommes dans le monde Extérieur pour y répandre leurs gènes. Or, le projet de création d’une nouvelle humanité métamorphe qu’elle met en scène répond-il au problème de la reproduction et du genre ? Si la situation reproductive du monde Extérieur, puis celle des Cités représentent des culs-de-sac, la solution (également contestable) à ce problème proposé par Paul et Élisa (le Projet) se fonde sur une tentative de dépassement de la hiérarchie des genres qui semble anticiper la réplication cyborg dont parle Haraway.

L’Extérieur : autorégénération et surféminisation Plusieurs romans postapocalyptiques proposent une régression vers l’archaïsme qui s’accompagne bien souvent d’un abandon radical des principes féministes et donc d’un retour du patriarcat, parfois violent (comme c’est le cas ici), parfois insidieux4. Il apparaît alors comme la structure naturelle vers laquelle une société humaine en déliquescence régressera inévitablement. Dans le roman de Vonarburg, cette régression sociale prend aussi sa source dans le biologique : à cause d’un virus très répandu, quatre naissances sur cinq sont féminines, provoquant un important désé- quilibre démographique. Certains enfants féminins sont éliminés, les femmes doivent avoir beaucoup d’enfants pour que suffisamment de mâles naissent et la polygamie se généralise. Bien que les femmes soient

4. On pense à California d’Edan Lepucki (New York, Little Brown and Company, 2014).

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malgré tout largement majoritaires, un système de domination mascu- line très puissant émerge et l’esclavage des femmes devient monnaie courante. Toutefois, le processus ne se présente pas de la même façon et avec la même importance partout, et la narration omnisciente ne nous donne accès qu’aux régions les plus méridionales, où la situation est beaucoup moins dramatique. Moins aliénées que leurs sœurs du nord, où la présence plus forte du féminisme avant la guerre provoqua ensuite un violent retour de balancier, les femmes du sud sont plus faci- lement mobilisées par Judith, qui fomente une révolution au sein d’une communauté de véritables amazones voulant inverser la structure de domination (et non l’abolir). Ces questions traversent tout le roman, mais une grande place est également accordée à celle de la reproduction d’un point de vue biologique. Trois cents ans après une guerre nucléaire, on assiste à son effet déstructurant à long terme sur le territoire et son habitabi- lité. Cet effet s’inscrit dans le rapport de l’humain à son écosystème, devenu hostile. Les radiations ont des conséquences tératogènes bien documentées : d’innombrables enfants difformes sont nés au Japon après Hiroshima et Nagasaki, tellement que l’évaluation de l’incidence de la thalidomide fut impossible dans les années 1960, puisque les naissances monstrueuses étaient déjà anormalement élevées5. Mais les effets des radiations ne se limitent pas à leur tératogénicité, visible et spectaculaire, elles peuvent également rendre stérile ou entraîner des mutations ; dans le roman, il s’agit du vieillissement précoce et une étonnante capacité d’autorégénération des cellules. Tous ces cas de figure apparaissent dans Le silence de la Cité et se révèlent à travers une distribution géographique unique. La destruction d’un pays par plusieurs bombes nucléaires et la baisse majeure de la mobilité des populations qu’elle entraîne signifient qu’émergeront à long terme des foyers qui organisent le territoire nouvellement struc- turé. La géographie de la reproduction, souvent évoquée, se construit ainsi autour de points précis (les épicentres des explosions) où les

5. Jérôme Janicki, Le drame de la thalidomide. Un médicament sans frontières, 1956- 2009, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 112.

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survivants sont complètement stériles, puis des zones concentriques rapprochées où les naissances monstrueuses sont massives, et finale- ment des zones plus élargies où les mutations génétiques apparaissent et se transmettent sur plusieurs générations. La géographie de ce monde fictionnel demeure vague : les anciens pays et leurs frontières appartiennent au passé, mais les voyageurs évoquent des zones géo- graphiques auxquelles sont attribuées des caractéristiques repro- ductives comme la stérilité, la mutation, les filles en surnombre, etc. Évidemment, l’organisation sociale en est profondément affectée : Des hommes sans femmes. Ailleurs, c’est un scandale, voire un crime. Ici, c’est au moins une bizarrerie […] « Et vous avez laissé vos femmes ? […] — Ni mon compagnon ni moi ne pouvons faire d’enfants. Nous sommes nés trop près de Mauterres. » Ce n’est pas vraiment un mensonge : la Cité est située sous une région où le taux de mutation est encore élevé. « Oh ! » dit le jeune homme avec un léger mouvement de recul. Au bout d’un moment, il secoue la tête en disant tout bas : « Maudites soient les Abominations […] qui ont attiré le châtiment sur l’humanité6. »

Ainsi, il est attendu, par convention sociale, puisqu’aucun gouver- nement organisé n’existe plus pour asseoir un éventuel biopouvoir, que tous soient engagés dans une famille polygame, à moins de provenir d’une zone stérile. Le statut de ceux qui proviennent de ces zones diffère : leur nomadisme et leur absence de famille apparaissent ainsi plus acceptables. La fertilité de l’individu, affectée par des facteurs géographiques, détermine donc exclusivement le statut social, avec les devoirs et libertés que cela implique.

Cités souterraines : la réjuvénation et les ommachs En parallèle avec cette société postapocalyptique, les descendants de ceux qui se sont réfugiés dans des Cités souterraines complètement hermétiques continuent à vivre très longtemps grâce à un soutien technologique : un traitement anti-sénescence, la « réjuvénation », et l’utilisation de prothèses cybernétiques, voire d’avatars robotiques

6. Élisabeth Vonarburg, Le silence de la Cité, Lévis, Éditions Alire, 1998 [1981], p. 105-106. Désormais abrégé en (SC), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe.

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entiers nommés « ommachs », qui leur permettent d’interagir entre eux et avec le monde Extérieur. Or, malgré tout, les derniers survivants de la Cité s’éteignent un à un et leur vision de l’avenir varie radicalement : Richard Desprats envisage tout simplement la fermeture des Cités, sa fille Séréna prône le suicide, Sybille vit uniquement par l’entremise d’un robot et Paul Kramer veut créer en laboratoire une race posthumaine. Cette humanité agonisante, qui habite les Cités hautement technolo- giques, répond tout à fait à la logique du transhumanisme, tel que le définit Nick Bostrom7. Si les représentations du transhumanisme sont généralement très manichéennes, les technophobes annonçant la fin de l’humain et les technophiles le début du paradis, le roman de Vonarburg offre davan- tage de nuances. À la fin, le transhumanisme y est un échec, puisque les Cités sont fermées et les citoyens morts, mais on assiste également à de nombreuses représentations très positives des procédés transhu- manistes, notamment ceux permettant aux personnages très âgés de continuer à mener une existence active et enrichissante (c’est le cas pour Desprats et Sibylle, par exemple). Paul Kramer, qui condamne vigoureusement ces techniques et travaille plutôt à la création de posthumains, se révèle être un savant fou au complexe démiurgique paradoxalement destructeur. Pour lui, ces divers procédés technolo- giques utilisés par les habitants des Cités pour limiter leur vieillisse- ment réel ou apparent ne constituent qu’une mascarade multipliant les simulacres : Des masques derrière des masques derrière des masques. Une apothéose du mensonge. […] Et par-dessus tout, le mensonge de l’immortalité qui n’en était pas vraiment une […]. Et en définitive le hasard des gènes, qui faisaient « prendre » ou non les traitements réjuvénateurs… […] Paul regarde autour de lui, cherchant des visages familiers, tout en sachant que pas un d’entre eux ne sera ce qu’il prétend être. Aujourd’hui, les morts marchent et parlent. Qui sait s’il n’y a pas même des humains déguisés en machines, ici ? (SC, 28-29)

Or, les ommachs foisonnent dans ce monde autarcique, comme le déplore Paul, qui les utilise pourtant abondamment, et présentent

7. Voir à ce sujet le chapitre 6.

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plusieurs types d’existence et de fonctions. Ils peuvent être des intelli- gences artificielles autonomes et programmables (ils servent ainsi de parents et de protecteurs aux « enfants » d’Élisa), des réceptacles pour des esprits numérisés d’hommes morts, comme celui de Desprats, qui va suivre Élisa dans tout le roman et, finalement, des avatars d’hu- mains qui s’y connectent par interface neuronale (par exemple, Paul pour trouver des cobayes à l’Extérieur, Sibylle pour vivre dans la Cité et Desprats pour élever la très jeune Élisa). Ce dernier exemple des ommachs-avatars répond plus spécifiquement à des préoccupations transhumanistes liées au vieillissement. Ils proposent une existence distanciée et interfacée : La vieillesse, chez les gens de la Cité, n’était pas une vieillesse ordinaire ; ils pouvaient vivre très longtemps, mais à un moment donné le corps rattrapait le temps perdu, il devenait vieux très vite, et les gens devaient rester chez eux, avec des fils et des tubes partout, et des machines pour les maintenir en vie. Ils pouvaient vivre encore longtemps de cette façon, en dormant presque tout le temps ; et en attendant, la machine qui leur ressemblait vivait à leur place dans la Cité. (SC, 22-23)

Cette fonction des ommachs pousse Paul à déplorer le jeu de masque qui régule la vie sociale de la Cité8. Cette utilisation des avatars domine dans cette communauté, mais elle est sans doute la moins présente dans le roman, puisque la Cité se meurt au moment de son ouverture. Les fonctions de vie après la mort et de parents de substitution jouent un plus grand rôle narratif et relèvent plus directement du paradigme de la reproduction. Il s’agit des mêmes ommachs, des mêmes corps mécaniques, mais l’esprit qui les habite s’inscrit dans une logique radicalement différente : la numérisa- tion de l’esprit humain et l’intelligence artificielle, la biologie n’y ayant plus aucune influence. Desprats, le Grand-père d’adoption d’Élisa, est le seul personnage à se numériser au moment de sa mort. Il continue donc tout au long du récit à assister et conseiller la jeune femme dans son parcours initiatique, puis son programme donne l’illusion de se

8. Robert Venditti et Brett Weldele ont repris cette forme d’existence inter- facée dans leur roman graphique The Surrogates(Marietta, Top Shelf Productions, 2005-2006).

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désactiver, pour constater à la toute fin que son influence se fait encore sentir, mais dans l’ombre. Au bout du compte, les ommachs, simples robots programmés au service des humains sans aucune composante humaine, jouent un rôle majeur tout au long du récit. Ils sont les gardes du corps des habitants de l’Extérieur et parents de substitution des enfants d’Élisa. Leur statut parental est assez paradoxal : Élisa prétend être la mère des enfants (parce qu’il en faut bien une), mais elle ne voit ceux-ci individuellement que très rarement, elle ne connaît pas la plupart de leurs noms dès qu’ils deviennent trop nombreux et elle agit comme conseillère et figure d’autorité, les ommachs s’occupant d’eux au quotidien. Selon les rôles genrés traditionnels, Élisa relèverait davantage de la figure paternelle et les ommachs de mères de subs- titution. Alors pourquoi Élisa s’entête-t-elle à voir en eux des êtres essentiellement masculins ? Heureusement que les ommachs seront là pour l’aider. Et les… femmachs ? Ah non, elle ne peut décidément pas se résoudre à employer ce nom pour les ommachs à corps féminin. Ce serait logique pourtant, pourtant. Mais une logique plus ancienne en elle veut que les robots, quelle que soit leur apparence, soient des choses essentiellement mâles. Le conditionnement, Élisa, le conditionnement… (CS, 150)

Or, des robots féminins existent depuis très longtemps en littérature depuis l’Hadaly de Villiers de L’Isle-Adam. Alors pourquoi cette réti- cence ? Ne serait-ce pas plutôt parce que ce conditionnement prescrit la nécessité d’un couple hétérosexuel pour l’éducation d’enfants ? Si elle refuse son identité masculine et peine à maintenir son projet de réplication cyborgienne, peut-être ressent-elle le besoin de projeter sa propre masculinité sur ces corps robotiques dans la distribution des rôles parentaux ? Pour autant, son projet, hérité à contrecœur de Paul, relève surtout du clonage et son utilisation de la génétique et de la fécondation in vitro pour résoudre les problèmes reproductifs de l’humanité agonisante l’éloigne des constructions culturelles.

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Le Projet : une nouvelle génération de métamorphes postgenrés ? Dès le début du roman, Paul Kramer veut créer en laboratoire une race posthumaine qui peuplerait à long terme les Cités, puis l’Extérieur, guérissant l’humanité de ses mutations génétiques. Il fait certaines tentatives de greffes du cerveau et de clonage, mais son projet aboutit à la création d’un enfant, Élisa, que l’on pourrait qualifier d’« humaine génétiquement modifiée », ayant les capacités régénératrices des mutants de l’Extérieur, mais sans les gènes indésirables de vieillisse- ment prématuré. Paul présente ainsi son objectif à long terme : Une nouvelle race, capable de survivre dans un monde transformé. Des êtres humains qui ne craindront ni blessures, ni maladies, ni radiations. La régénération cellulaire, et tout au bout, la maîtrise totale des processus vitaux. Pas l’immortalité, sans doute : le rêve maléfique des Cités mourra avec leurs derniers habitants. Mais une vie longue et saine, une mort sans décrépitude. (CS, 21-22)

Or à la capacité de régénération cellulaire s’ajoutent deux consé- quences inattendues : la maîtrise de toutes les fonctions biologiques et, à terme, la métamorphose. Ces trois caractéristiques ont la même source : le pouvoir de l’esprit à maintenir ou imposer un schéma cor- porel spécifique, d’abord « inné » pour la régénération (le corps se reconstruit selon sa morphologie initiale), puis « construit », pour le contrôle et la métamorphose. Ces processus sont possibles à différents niveaux de conscience. Le contrôle des fonctions corporelles comme la sueur, la circulation sanguine, les rythmes cardiaque et respiratoire ou la sécrétion d’hormones comme l’adrénaline a pour résultat la parfaite maîtrise des réactions et microréactions en situation sociale, permettant au sujet d’arborer la plus impénétrable des « personas » et de choisir minutieusement ce qu’elle dévoile au monde. Ainsi, en tant que lecteur qui a accès à son discours intérieur par le biais d’une narra- tion hétérodiégétique en focalisation interne, Élisa nous est présentée comme une femme complexe et aux multiples insécurités. Toutefois, son rapport au monde est froid et distant, apparaissant comme une déesse pour les habitants de l’Extérieur et comme une directrice d’école un peu sévère pour ses enfants qui deviennent rapidement trop

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nombreux pour qu’elle les connaisse tous. Le contrôle corporel d’Élisa contribue à modeler sa personnalité, ses réactions psychiques, en pro- fondeur, d’un côté, mais aussi sa morphologie qui varie selon plusieurs facteurs, qu’ils soient inconscients ou extérieurs, de l’autre. Avant de traiter de l’importance de cette métamorphose quant au genre, il s’agit d’aborder le point de départ du Projet de Paul : la naissance d’Élisa. La « naissance » in vitro d’Élisa met en évidence le pouvoir démiur- gique et l’emprise de Paul – véritable Victor Frankenstein de l’ère géné- tique – sur sa créature, mais aussi la naissance artificielle dans son rapport au féminin et au masculin. Cette gestation d’Élisa dans un ventre artificiel révèle dès le départ une volonté de création, de repro- duction, sans recours au féminin, qui évoque la création du monstre dans Frankenstein9. À l’instar de Frankenstein, Paul traitera longtemps Élisa tel un simple objet d’expérience qu’il peut torturer à souhait plutôt que de la considérer comme un sujet véritable. D’ailleurs, pressé par son collègue, il la baptise avec un si grand détachement – utilisant le premier signe que son regard croise, une marque sur un appareil de laboratoire (« EL-I ») – qu’on pourrait presque parler de « mauvais bap- tême », comme des ethnologues parleraient d’une « mauvaise mort ». Mais si Paul donne maladroitement un nom insignifiant à sa créature, révélant son peu d’intérêt pour son identité en tant que sujet, il en va autrement pour Vonarburg, lorsqu’elle choisit le nom « Élisa », dans lequel on peut reconnaître « Elle » et « Il » à la fois. Vonarburg aborde d’ailleurs à plusieurs reprises le problème inhérent à la langue fran- çaise, particulièrement genrée, qui impose le choix d’un genre gram- matical pour désigner un individu, refuse le neutre et donne préséance au masculin : comment concevoir et dire un monde postgenré dans une langue comme le français ? La plupart des romans de science-fiction féministes, et Vonarburg admet s’en être largement inspirée, ont été écrits en anglais, une langue dans laquelle les marqueurs de genre sont subtils, voire absents. La science-fiction française qui aborde cette ques-

9. Voir à ce sujet Anne K. Mellor, « Frankenstein : a Feminist Critique of Science », dans George Levine et Alan Rauch (dir.), One Culture : Essays in Science and Literature, Madison, University of Wisconsin Press, 1987, p. 287-312.

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tion d’une société postgenre doit donc faire face au problème du genre grammatical. Le genre ne concerne pas que le corps en représentation, mais aussi le langage. Si Vonarburg soulève ce problème, elle n’offre pas de réponses très satisfaisantes. Le prénom d’Élisa cache peut-être les pronoms féminin et masculin, mais il demeure résolument féminin. De plus, elle ne cessera jamais de se concevoir comme une femme. Lorsqu’elle se métamorphose en homme, jamais elle n’utilise de pronom masculin ou même son prénom Hanse dans son discours intérieur. « Il » et « Hanse » sont réservés à l’image qu’elle projette. La métamorphose n’en est donc jamais véritablement une : il ne s’agit finalement que d’un masque particulièrement élaboré, un simple simulacre. Outre le savant fou démiurge qu’était Paul et qu’Élisa nomme « Père » jusqu’à l’adolescence, l’avatar robotique d’un autre savant, Desprats, qu’elle appelle « Grand-Père », fait également son éduca- tion. Cette figure bienveillante, qui l’aidera tout au long du roman à s’affirmer, à construire son identité propre, se révèle être une figure paternelle, alors que celle de Paul est résolument à classer parmi les figures patriarcales. Si Paul accorde peu d’intérêt à Élisa durant son enfance sinon comme objet d’expérience, elle devient pour lui un objet de désir sexuel lorsqu’elle atteint la puberté. Le pouvoir qu’il exerce sur elle est bien plus que symbolique, il est corporel : Élisa intègre si bien le regard qu’il pose sur elle qu’elle se métamorphose inconsciemment pour correspondre davantage à son standard de beauté. C’est d’ailleurs Desprats qui le lui révèle plus tard, en bon père. Il la laisse d’abord expé- rimenter et apparaît lorsqu’elle en a besoin pour lui dévoiler ses propres aliénations et l’aider à s’en défaire. Ainsi, quand Paul perd progressive- ment la raison pour devenir une véritable caricature de démiurge miso- gyne, regrettant « le temps gâché » avec « cette petite idiote », « cette gamine hystérique » (CS, 79), Desprats et Sibylle, la dernière femme de la Cité qui vit par le truchement d’un ommach, révèlent à Élisa le vrai visage de Paul, de même que sa propre nature de métamorphe. Ils lui montrent qu’elle s’est transformée en l’ancienne amante de Paul alors qu’il rêvait d’elle, adaptant inconsciemment son corps au fantasme de son père-créateur-amant. Ainsi, Élisa apprend qu’elle a la capacité de se métamorphoser et de ressentir par empathie les sentiments

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d’autrui. Avec l’aide de Desprats, elle quitte la Cité, se transforme en homme, Hanse, pour mieux pouvoir se déplacer à l’Extérieur ; quatre ans plus tard, après avoir fermé toutes les autres cités, elle revient au bercail. Elle retrouve Paul, encore vivant, qui utilise un ommach pour kidnapper des jeunes filles dans les villages, faire des expériences sur elles et semer les corps affreusement mutilés tel un nouveau Jack l’Éventreur. Paul rend ensuite visite à Élisa, après l’avoir espionnée et avoir tenté de la convaincre de le suivre. Pour rétablir son pouvoir sur elle, il claque des doigts et force ainsi sa transformation : elle redevient, contre son gré, la version féminine d’elle-même fantasmée par Paul : Tout le corps d’Élisa sursaute […]. Et elle sent un picotement, un fourmil- lement… non, une intense chaleur, et l’impression de… couler. […] Son sexe est en train de se résorber. Sur sa poitrine ses poils disparaissent, des seins poussent, dans tout son corps la masse de muscles et de chair se réorganise, les bras, le dos, les cuisses, le ventre… Stupéfaite, horrifiée, elle essaie d’arrêter le processus, de contrôler ce corps qui change malgré elle […]. « C’est bien toi, Élisa, dit la voix souriante de Paul. C’est ce que tu es vraiment, tu le sais, et je le sais. Qui peut le savoir mieux que moi ? Je t’ai faite, Élisa, et je t’ai faite femme. […] » Elle se touche encore, elle se regarde, les seins épanouis, les hanches rondes… Ce n’est pas moi. C’est l’autre Élisa. L’Élisa de Paul, oui, mais ce n’est pas moi. […] Il l’a suggestionnée à répondre à son signal à lui. Et son esprit à elle, endormi, est allé chercher l’image que Paul s’est toujours faite d’elle : le corps voluptueux, hyper-féminin, quasi maternel. […] Ça n’a jamais été elle. Et ce n’est pas à elle qu’il est en train de parler, c’est au fantôme d’une Élisa qui est morte aussi. (CS, 131-132)

Or, à ce moment du récit, Élisa n’est plus aliénée, son parcours ini- tiatique dans le monde Extérieur lui ayant permis de se libérer de cette emprise paternelle. Elle tue donc violemment Paul et avec lui le pouvoir du patriarcat sur son corps féminin. À partir de ce moment, elle envi- sage de le remplacer comme puissance démiurgique en transformant son Projet. Comme lui, qui avait créé un être sans mère, Élisa va créer plus d’une centaine d’enfants sans père, et sans mère, malgré ce qu’elle peut en dire à plusieurs reprises, laissant des robots remplir ce rôle. Son projet s’inscrit d’une certaine façon dans une entreprise de réplication cyborg, hors du biologique, afin de contrer l’esclavage, littéral et non métaphorique, des femmes, qui ne sont plus que des matrices : « Le sexe cyborgien fait revivre quelque chose de la ravissante liberté réplicative

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des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse prophylaxie naturelle contre l’hétérosexisme). La réplication du cyborg a divorcé de la repro- duction organique10. » Ici, l’organique joue bel et bien, mais il est mécanisé au point de s’exclure du naturel pour entrer dans le culturel, ce qui en fait un pur produit de la technique. Concrètement, Élisa prélève ses propres ovules, puis se métamorphose en Hanse, son alter ego masculin, pour obtenir le sperme avec lequel elle les fécondera. Les enfants qui en résultent sont donc des variantes génétiques d’elle-même, selon un procédé qui n’est pas nommé dans le roman mais que l’on peut assimiler à de l’auto- gamie, également abordé par Haraway, une forme de reproduction surtout végétale, très rarement animale, rendue possible par l’herma- phrodisme. L’individu se développe à partir de gamètes masculin et féminin produits par un seul parent. Or, Élisa n’est pas hermaphrodite ; elle est successivement, et non simultanément, féminine et masculine, chaque fois dans des corps plutôt typiques et non monstrueux. Ainsi, le résultat de la réplication relève davantage du clone que de l’enfant, quoique les gènes exprimés puissent varier considérablement, comme c’est le cas parmi les « enfants » d’Élisa : Arella est plus petite, Alana plus trapue ; Abra a le visage ovale, les pom- mettes hautes ; Andra a les cheveux frisés, le menton pointu […]. Oui, elles sont différentes les unes des autres, ces filles de la première génération — comme celles qui ont suivi, d’ailleurs. Et leurs personnalités s’annoncent différentes aussi […]. Pourquoi s’interroger sur leur individualité ? Sans doute parce qu’elle sait, elle, que c’est à partir du même matériau qu’elle les a faites, et que les combinaisons génétiques, dans ce cas, bien que nom- breuses, ne sont pas illimitées. (CS, 154-155)

Une variation demeure toutefois exclue : tous les fœtus seront inévi- tablement féminins. Pour une raison narrative, mais aussi scientifique : Élisa étant née femme, elle n’a pas de chromosome Y à transmettre, même sous la forme de Hanse. Ce n’est jamais précisé dans le roman, mais on peut supposer que les métamorphoses n’altèrent pas le génome de l’individu, mais plutôt l’organisation et la fonction des cellules.

10. Donna Haraway, op. cit., p. 30.

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De plus, la finalité du Projet d’Élisa éloigne le récit de l’idéal repro- ductif cyborgien, puisqu’elle n’envisage pas d’inventer un nouveau procédé de reproduction pour les humains, mais de créer un nombre limité d’enfants aux gènes et à l’éducation optimaux et ensuite de les disperser sous forme masculine dans le monde Extérieur pour qu’ils s’y reproduisent naturellement avec les humains. Ils dissémineraient ainsi les « bons » gènes dans une logique similaire à celle proposée cinq ans auparavant par Richard Dawkins avec sa théorie de la sélec- tion focalisée sur le gène égoïste11. Bien que son Projet se modifie sous la pression des enfants qui souhaitent exercer davantage leur libre arbitre, il n’en demeure pas moins que l’autogamie in vitro et l’éduca- tion par des robots qui constituent le Projet d’Élisa ne sont que des procédés temporaires visant à un retour éventuel à la reproduction organique hétérosexuelle. Selon celle-ci, les hommes créés par Élisa (qui auraient toutefois la qualité d’avoir connu l’expérience d’être une femme) seraient les porteurs et les disséminateurs des « bons gènes », et les femmes des « mauvais gènes », ce qui impliquerait, pour être efficace, le maintien de la structure sociale polygame et patriarcale. Son plan est aussi contestable que celui de Paul : bien moins violente dans son exécution et dans son traitement des enfants-cobayes, il repose sur une logique narcissique — Élisa veut peupler le monde de ses propres clones, après tout — qui provoquera plusieurs tensions et remises en question ultérieures. La « naissance » du premier enfant fait écho à celle d’Élisa. Les deux naissent du même « ventre artificiel » mais, alors que Paul signe sa création d’un coup de scalpel avant de lui donner un biberon pour la faire taire, Élisa décide d’offrir son propre sein à sa première création, puis lui trouve un nom, Abra/Abram. Ce sera le seul de ses « enfants » à obtenir ce traitement plus humain, et Élisa mentionnera à plusieurs reprises que cela pourrait expliquer la singularité de son caractère, plus affirmé, et ses rapports différents avec elle. D’ailleurs, le résultat ultime en sera une perpétuation de l’inceste qui existe dans la famille depuis des générations : dès le début

11. Richard Dawkins, Le gène égoïste, trad. de l’anglais par Nicolas Jones-Gorlin, Paris, Odile Jacob, 2003 [1976].

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du roman, Paul révèle avoir eu une relation amoureuse avec sa mère, Marquande de Styx, puis Élisa fait de même avec son créateur Paul, et Abram tombe amoureux de sa mère, Élisa, qui, elle, brisera la chaîne en se refusant à Abram, malgré son attirance. Si Élisa elle-même, malgré ses capacités de métamorphose, main- tient une identité genrée stable, se voyant comme une femme et considérant son apparence masculine comme un masque temporaire, le même phénomène se produit avec les enfants. Elle les force à se métamorphoser d’un sexe à l’autre tous les deux ans pour qu’ils com- prennent intimement, par l’expérience, la réalité de l’autre, ici la femme, puisqu’ils sont tous destinés à être des hommes. Mais au moment de la puberté, ils se rebellent et choisissent un sexe, refusant les dernières métamorphoses. Ainsi, ils ne sont pas postgenrés : ils incarnent sim- plement la liberté de choisir, mais une liberté qui semble bel et bien limitée par un déterminisme biologique. Si tous les enfants sont élevés à l’identique, alors pourquoi certains d’entre eux choisissent-ils d’être des femmes et d’autres des hommes, avec une telle conviction que ce choix est motivé plus par une pulsion biologique que par le libre arbitre ? D’ailleurs, Abram, le premier des enfants à exprimer à Élisa ce sentiment, se révèle incapable d’expliquer pourquoi il désire demeurer masculin, même pressé par Élisa : « Je préfère vraiment être un garçon, Élisa. Je me sens mieux en garçon qu’en fille, c’est tout. Je ne peux pas dire pourquoi. » Il semble vraiment désolé de ne mieux pouvoir s’expliquer […]. Curieux. Une identification prématurée au rôle qu’il devra jouer à l’Extérieur, dans cinq ans ? Un caprice ? Non, il paraît sincère. Il faudra examiner le problème à tête reposée. (CS, 176)

De plus, Élisa donne aux enfants qui naissent féminins des noms très genrés, et lorsqu’ils se métamorphosent en garçons, elle les rebap- tise avec une version masculine du même nom, plutôt que de leur donner des noms neutres ou unisexes. On pourrait voir dans ce double nom une forme d’écriture cyborg, d’hybridité langagière12, mais les deux

12. À ce sujet, voir Mathieu Lauzon-Dicso, « Reconceptualisation encyclopédique du corps cyborg dans les textes d’Élisabeth Vonarburg et de Catherine Dufour », mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2012.

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noms ne fusionnent jamais, ils ne sont jamais coprésents dans le texte, qui associe irrémédiablement un nom féminin à un corps féminin et un nom masculin à un corps masculin, rétablissant un dualisme bien peu cyborgien et réduisant l’expérience bigenrée à une simple alternance. Il s’agit véritablement de binarité, puisqu’aucun personnage, y com- pris les robots, n’est présenté comme androgyne ou hermaphrodite, chacun manifestant une forte identité de genre à un instant donné. L’homosexualité est par ailleurs évoquée avec une certaine méfiance. Lorsqu’Élisa, sous la forme de Hanse, est la cible d’avances sexuelles de la part de Judith, elle s’interroge sur sa capacité à avoir des relations sexuelles avec une femme et, si elle choisit d’en avoir, son expérience relève de l’altérité, de l’étrangeté, alors que ses relations sexuelles avec Paul étaient plus naturelles. De même, quand Francis, l’un des enfants capables de se métamorphoser en animal, annonce avoir des pratiques bisexuelles avec Florie, une adolescente de sa génération et un garçon venu de l’Extérieur, Élisa est profondément choquée. Elle ne l’exprime pas aux enfants et tente de faire preuve d’ouverture et de compréhen- sion, en accord avec son idéal de réplication cyborg, hors de la biologie. Cet idéal a toutefois pour résultat une simple reproduction du même qui devient assez vite troublante. Élisa le souligne d’ailleurs lorsqu’elle s’interroge sur sa propre réaction à la relation amoureuse entretenue par deux des enfants, posant le problème de l’altérité et de l’identité en régime posthumain. D’une part, la narration nous donne accès à son discours intérieur, loin d’être aussi cyborg qu’elle voudrait le prétendre : Allons, Élisa. Tu as bel et bien été choquée, reconnais-le. Pas choquée. Inquiète. Parce que c’est une relation réelle, avec des autres qui sont véritablement des autres, et les conséquences pour eux… Si, choquée. Parce que Francis a choisi d’être un mâle avec Barro. La répétition. Le miroir. Mais pourquoi le même ne serait-il pas un autre ? Ce n’est pas parce qu’ils sont tous les deux du sexe pointu que Francis et Barro sont la même personne. Et d’ailleurs c’est absurde ! Quel est le sexe de Francis ? Il n’en a pas ! Ou plutôt il a celui qu’il veut. (CS, 208)

Parle-t-on vraiment de genre ici ? La critique Anna L. Bedford fait remarquer que l’expérience féminine et masculine vécue par les enfants (et par Élisa elle-même) est purement biologique, excluant

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tout contexte culturel : « Faire l’expérience d’être une femme nécessite un contexte social, et dans le cas des enfants d’Elisa, qui se destinent à être en relation avec des femmes dans une société particulière, ils auront pris une forme sans le contexte social13. » Est-ce que des enfants qui ont connu l’expérience corporelle d’être une femme dans une petite communauté isolée, utopique et complètement égalitaire en savent vraiment plus sur le fait d’être une femme dans une société radica- lement patriarcale, où ils devront vivre ? Ne serait-ce pas confondre le sexe et le genre ? Élisa justifie son choix de maintenir parmi les enfants une forte identité de genre malgré leur expérience bigenrée par le fait qu’ils devront vivre à l’Extérieur, où les genres sont plus fixes et violemment imposés que jamais. Sa proposition n’est donc pas aussi radicale qu’elle pouvait d’abord le sembler. En revanche, ce qui rend Élisa si intéressante est sa capacité à faire évoluer sa propre pensée et à modifier les paramètres de son Projet, lorsqu’elle constate les conséquences de ses choix. L’idée de forcer tous les enfants à se métamorphoser tous les deux ans lui vient tardivement, au moment où la première génération, devenue masculine, se croit supérieure et privilégiée d’avoir été « choisie » pour cette métamorphose. Elle décide d’imposer les changements successifs pour abolir cette hiérarchie naissante. De même, elle impose son choix aux adolescents qui veulent décider de leur sexe et ne plus se transformer. La fin du roman révèle une Élisa qui a beaucoup appris de son expérience et qui accepte de renoncer à son pouvoir démiurgique lorsqu’elle prend conscience des dérives inévitables. Ce renoncement est causé par sa rencontre avec Lia, sa vraie fille. Ainsi, on comprend avec elle que les enfants-clones ne sont pas ses seuls enfants. Lia est née d’une relation sexuelle entre Judith, amenée à prendre la tête des femmes libérées, véritable guerrière amazone, et Hanse, la forme masculine d’Élisa. Lia est sans doute la plus équilibrée de tous les personnages du roman : médecin, elle combat aux côtés de sa mère Judith, tout en s’opposant à elle lorsqu’elle se radicalise dans sa

13. Anna L. Bedford, « Reluctant travelers : Vonarburg’s postcolonial posthuman voyagers », Femspec, vol. 11, no 2, 2011, p. 77.

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lutte armée gynocentrique (pour reprendre le terme que Guy Bouchard utilise pour parler de l’œuvre de Vonarburg). Elle semble être la voix de la raison et la voie de l’avenir, avec, dans une moindre mesure, Abram. Or Lia est la seule à être née d’une union naturelle et Abram, le seul des enfants à avoir été nourri au sein. Il semble donc que la réplication cyborg soit un échec et conduit à un certain retour à la reproduction naturelle, ce qui ne signifie toutefois pas forcément un retour à la repro- duction hétérosexuelle. Lia est peut-être née d’une relation sexuelle, mais elle a, finalement, deux mères, puisque son père biologique n’était qu’un masque pour Élisa. Elle ne redeviendra Hanse que brièvement, sur le lit de mort de Judith. Abram a peut-être une mère dont il est amoureux, mais il cherche en vain un père rival à assassiner. Le roman se termine sur une dernière représentation matricielle qui finit par expliquer toutes les autres : celle de la Cité. Lorsque Élisa se rend, avec l’intention de la fermer, dans l’ultime Cité, celle qui l’a vue naître, où les derniers humains se sont éteints, elle rêve qu’elle s’y promène sans corps. Devenue immatérielle, elle y existe telle une conscience dans un réseau : Elle voit tout en même temps […], elle perçoit toute la Cité, comme un gigantesque organisme multicellulaire qui étend ses pseudopodes dans toutes les directions – les innombrables conduits par où circulent le souffle et le sang de la Cité, le réseau infiniment ramifié des circuits électroniques, les yeux et les oreilles de la Cité. (CS, 300)

La Cité, décrite comme un utérus géant, accouche d’Élisa, qui deviendra, dans Chroniques du pays des mères, une déesse vénérée. Élisa naît ainsi de cette Cité, et non de Paul, pour donner en retour naissance à une nouvelle humanité, ou plutôt à une chance pour l’hu- manité de repenser sa propre nature et sa structure genrée. Si Donna Haraway préférait être un cyborg qu’une déesse, Élisa montre bien que le choix n’est pas si simple et qu’il ne revient pas forcément à l’individu.

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Saltation virale pour un post-Homo communicans : la série Darwin de Greg Bear

Définir l’homme pose un singulier problème.[…] L’ homme est un animal parlant : tel demeure, en fait, le caractère certain qui le distingue des autres animaux. […] Il n’existe aucun ani- mal pour lequel cette nécessité de la communication s’impose au point d’être le mobile même de sa vie. Norbert Wiener1

Alors que le posthumain, dans sa définition la plus classique, corres- pond au dépassement de l’incarnation [embodiment], « un amalgame, une collection de composantes hétérogènes, une entité matérielle et informationnelle dont les limites sont continuellement construites et reconstruites2 », Cary Wolfe apporte certaines nuances :

1. Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. de l’anglais par Pierre-Yves Mistoulon, édition synoptique, Paris, 10/18, 1971 [1950/1954], p. 29-30. Ce passage n’apparaît que dans la première édition de la version anglaise originale (1950), il a été retiré par Wiener pour la seconde (1954), c’est pour cette raison qu’on ne le retrouve que dans cette version française synoptique et non dans l’édition courante. 2. N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1999 , p. 3.

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le posthumanisme [ne vient pas] […] « après » le dépassement de notre incarnation […], il oppose les fantasmes de désincarnation et d’autonomie, hérités de l’humanisme […], il vient avant […] l’humanisme […] puisqu’il identifie l’incarnation et l’enchâssement de l’homme dans un monde bio- logique et technologique […] et après parce qu’il nomme un moment histo- rique de décentrement de l’humain […] par le biais de son imbrication dans des réseaux techniques, médicaux, informatiques et économiques3.

Si l’être humain en est un de communication, son existence individuelle et collective s’inscrit dans la logique des systèmes complexes de trai- tement et de production d’information. Le corps et la société sont des machines communicationnelles dans lesquelles il est nécessaire de créer des îlots pour lutter contre l’inévitable augmentation de l’entropie. Mais s’il a toujours été Homo communicans, aurait-il atteint la limite biolo- gique de sa capacité à jouer aux démons de Maxwell4 ? L’information qu’il produit est-elle devenue trop abondante pour ses propres capacités de traitement et d’analyse ? L’unique solution serait ainsi biologique : après avoir externalisé les moyens de son évolution par le biais d’outils, le corps biologique devra ultimement trouver un moyen d’être plus efficace, au risque de devenir superflu. C’est un peu l’hypothèse de l’Américain Greg Bear dans ses romans Darwin’s Radio [L’échelle de Darwin]5 et Darwin’s Children [Les enfants de Darwin]6, publiés en 1999 et 2003. Au-delà de l’histoire de la famille Rafelson et de leur enfant, affecté par le virus SHEVA7 et membre d’une nouvelle génération posthu-

3. Cary Wolfe, What Is Posthumanism ?, op. cit., p. xv-xvi. L’auteure souligne. 4. Le « démon de Maxwell » est une expérience de pensée imaginée par le mathé- maticien Clerk Maxwell et souvent utilisée par Norbert Wiener pour expliquer la notion d’îlot d’entropie négative dans un système. Selon la deuxième la loi de la thermodynamique, l’entropie dans un système isolé ne peut qu’augmenter ou rester constante, or l’introduction d’un être qui recevrait de l’information des molécules (leur vitesse) et créerait de l’ordre parmi elles pourrait théoriquement lutter locale- ment contre l’entropie sans pour autant contredire cette loi pour le système entier. 5. Greg Bear, Darwin’s Radio, New York, Ballantine Books, 1999, livre électronique Kobo. Désormais abrégé en (DR), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe. 6. Greg Bear, Darwin’s Children, New York, Ballantine Books, 2003, livre électro- nique Kobo. Désormais abrégé en (DC), suivi du numéro de la page. Voir le résumé en annexe. 7. « Scattered Human Endogenous retroVirus Activation » (Activation d’un rétro- virus endogène humain dispersé). Le nom SHEVA fait évidemment référence à Shiva,

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maine persécutée, ces romans proposent surtout de réfléchir sur le fonctionnement des institutions scientifiques et politiques en temps de crise ontologique, pour ensuite présenter une nouvelle théorie qui se construit comme « une synthèse audacieuse entre les thèses du saltationisme et du transformisme lamarckien. Il y a mutation et il y a transformation d’une espèce d’hommes en une autre. Et pour ce faire il utilise [les gènes inutiles] qui demeure[nt] une énigme du génome8. » Mais l’aspect de sa théorie qui m’intéresse surtout ici, c’est que dans sa synthèse la cybernétique joue également un grand rôle. Et si les écosys- tèmes formaient des réseaux suffisamment complexes pour développer une certaine forme d’intelligence, d’intention, à l’image d’une intelli- gence artificielle en mesure d’apprendre et d’évoluer sous sa propre impulsion ? Le résultat de cette évolution intelligente serait une généra- tion posthumaine aux capacités communicationnelles accrues, diver- sifiées et structurantes. Mais ceux-ci n’ont rien de cyborgs : leur corps est entièrement biologique et leur évolution, naturelle ; ils n’utilisent aucune technologie de communication, ni télévision ni téléphone. Malgré tout, ils n’incarnent pas un retour au primitif : les shevites sont résolument cybernétiques, de parfaits Homo communicans. Dans le cadre de ce chapitre, j’analyserai ces deux romans à partir de la théorie cybernétique, qui apparaît selon moi à trois niveaux

divinité indoue de la destruction, de la création, de la vengeance et de la protection. Sans doute ainsi nommé au départ simplement pour sa capacité destructrice, le virus se révèle avoir surtout une capacité créatrice, puisqu’il permet le déclenchement d’une saltation évolutive et donne ainsi naissance à un être nouveau. 8. Gérard Klein, « Préface », dans Greg Bear, L’échelle de Darwin, trad. de l’améri- cain par Jean-Daniel Brèque, Paris, Robert Laffont/Le Livre de poche, coll. «Science- fiction », 2001 [1999], livre électronique, 14/527. Gérard Klein continue : « Bear n’est pas très disert sur la façon dont les mutations positives se produisent, se sélectionnent et s’accumulent avant même d’être directement soumises à la pression du milieu à travers des phénotypes. Une telle évolution non phylétique évoque les mutations systémiques de Goldschmidt (1930-1940), les “gènes-sauteurs” (ou transposons) de Barbara McClintock (prix Nobel 1983) qui réorganisent le patrimoine génétique en réponse à un stress, et l’évolution quantique de Simpson (1944). Elle pourrait aussi trouver un sérieux appui dans la théorie synergique de l’évolution de Denis Buican (1980), qui concilie mutationnisme et darwinisme et introduit différentes formes de sélection à plusieurs niveaux d’intégration du vivant (génétique, cellulaire, individuel et social). » (Ibid., 15/527).

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dans les œuvres et les structure. Premièrement, l’institution scienti- fique et ses interactions avec les systèmes politiques et économiques. Deuxièmement, la théorie de l’évolution « réseautée » et motivée. Troisièmement, les posthumains, dont le corps et l’organisation sociale sont l’incarnation biologique de la cybernétique.

La société humaine entropique Les deux romans de Bear se distinguent de nombreux romans de science-fiction par leur approche ultraréaliste de la représentation de la science – ses personnages de scientifiques, le processus de découverte et de diffusion, le fonctionnement, ou plutôt le dysfonctionnement, des institutions –, mais aussi par l’originalité et la rigueur des théories en biologie évolutionniste qu’ils avancent et par l’originalité de la figure posthumaine qu’ils mettent en scène. Dans Darwinisme et littérature de science-fiction,Philippe Clermont écrit à ce sujet : Ainsi, l’écrivain se fait aussi scientifique : il a sa place dans le concert de la recherche sérieuse ; plus que de simples spéculations littéraires, il formule des « théories ». Tout se passe comme si le projet d’écrivain était double : communiquer au lecteur, sous la forme de la fiction, ces changements fondamentaux qui se jouent actuellement en biologie ; mais aussi concevoir les grandes lignes des hypothèses d’une théorie scientifique qui resterait encore à vérifier par l’expérience9.

D’ailleurs, le biologiste Michael A. Goldman, dans la revue Nature10, souligne le réalisme (« il dépeint les scientifiques comme des gens réels ») et la rigueur scientifique de Bear11 : « Peu importe que l’on considère la science dans L’échelle de Darwin comme absurde ou pro-

9. Philippe Clermont, Darwinisme et littérature de science-fiction, Paris, L’Harmattan, coll. « Cognition et Formation », 2011, p. 187. 10. Michael A. Goldman, « Evolution Rising from the Grave », Nature, vol. 404, 2 mars 2000, p. 15-16 ; Michael A. Goldman, « Living with the Neanderthals », Nature, vol. 424, 14 août 2003, p. 726-727. 11. Bear écrit d’ailleurs dans sa postface : « La plupart des théories scientifiques figurant dans ce roman sont encore controversées. La science naît en général d’hypo- thèses [speculation], mais elle doit éventuellement être confirmée par la recherche, les preuves empiriques et le consensus de la communauté scientifique. Toutefois, toutes les hypothèses présentées dans ces pages sont soutenues, à des degrés divers, par des recherches publiées dans des revues scientifiques respectées. » (Greg Bear, « Caveats [Mise en garde] » dans DC, 1/3)

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phétique, ce roman est un superbe exemple de science-fiction dure [hard SF] qui spécule sur les connexions possibles entre des faits bien connus12. » Le biologiste y conseille la lecture des romans qui, selon lui, devraient particulièrement intéresser ses collègues, tant sur le plan épistémologique, pour les théories originales, que sur le plan éthique, pour la brillante démonstration qu’il fait de la façon dont les théories parviennent ou non à s’imposer par une remise en cause de l’ortho- doxie, de la théorie dominante : Bear réaffirme l’idée que la science progresse lorsque l’orthodoxie est remise en cause. Mais l’orthodoxie contestée constituait le dogme de la semaine précédente et le fait de discuter le dogme du jour est dangereux pour sa carrière. C’est ce qu’apprennent les scientifiques dans Darwin’s Radio. Les penseurs pionniers d’hier sont les traditionalistes convaincus d’aujourd’hui. La science n’accepte les nouvelles idées qu’à contrecœur. Les nouveaux paradigmes font face à une puissante résistance13.

Alors qu’en science-fiction les théories scientifiques sont générale- ment présentées comme complètement constituées et totalisantes, Bear choisit de montrer que la science ne se présente jamais ainsi, comme un savoir abouti et absolu ; et, lorsque c’est le cas, elle est devenue dogme et s’apparente davantage au discours religieux. Ainsi, d’innombrables hypothèses doivent être confrontées, prouvées ou réfutées par l’expérience, alimentant le moteur de la compétition entre chercheurs, de la course aux publications et aux subventions. Ce mode de fonctionnement rappelle le concept d’éthos de la science énoncé par Robert K. Merton en 194214 et ses principes normatifs comme le désintéressement ou le communalisme. Les sociologues des sciences ont bien démontré depuis que ces normes ne correspondent à aucune réalité, mais un rapprochement est possible avec l’idée de la transpa- rence de Wiener, élaborée à la même époque, en réaction à l’opacité dominante. Si Merton prétend que la science ne peut se faire que de manière communautaire et que le fait de garder secrètes des données

12. Michael A. Goldman, « Evolution Rising from the Grave », op. cit., p. 16. 13. Ibid., p. 15. 14. Voir Robert K. Merton, « Science and Technology in a Democratic Order », Journal of Legal and Political Sociology, no 1, 1942, p. 115-126.

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scientifiques correspond à un comportement déviant, de la même manière, Wiener appelle à un maximum de transparence information- nelle afin de lutter contre l’entropie. Dans ses romans, Bear représente une institution scientifique à des années-lumière des principes mertoniens : une découverte n’a de chance de s’imposer comme nouveau paradigme que si le chercheur a une réputation établie et que sa théorie ne menace pas le dogme en cours ou pourrait avoir des effets économiques ou politiques négatifs. L’institution décrite par Bear est tout sauf transparente et désintéressée. Et la pre- mière crise majeure qu’elle doit gérer expose très rapidement son incapa- cité à limiter l’entropie du système qui s’emballe. Devant l’apparition d’un virus inconnu, non seulement elle échoue à limiter l’inévitable panique, mais en plus, elle utilise cette crise pour asseoir un pouvoir autoritaire ou maximiser ses profits, créant un climat chaotique où les émeutes, les attentats et l’ostracisme s’imposent comme la nouvelle norme. Du côté des institutions, le roman met en scène une pléthore de réunions inutiles où les dialogues de sourds sont alimentés par les préoccupations carriéristes ou économiques et les données pertinentes sont jalousement gardées, bien que, mises en commun, elles permettraient une vision globale du problème. Ainsi, plutôt que d’aboutir à une solution efficace pour gérer la crise, la solution autoritaire s’impose : les mesures de guerre sont votées, les femmes enceintes fichées et les enfants placés dans des camps. La société d’Homo communicans a fini par perdre sa lutte contre l’entropie communicationnelle. Dans son analyse du roman, Lisa Lynch15 montre de quelle façon Bear subvertit les codes du thriller médical d’épidémie pour en ren-

15. « Plutôt que de fournir au lecteur le sentiment de résolution que le genre du thriller appelle, Bear termine son roman par la description d’un monde en processus d’être refondu par le virus SHEVA et par celle des forces qui luttent en vain pour le défaire. Darwin’s Radio devient donc, selon la définition même de Greg Bear de la science-fiction, “une fiction à propos d’un monde qui change”. Ainsi, il met en évidence les manipulations idéologiques du thriller, exposant la nature fondamentalement conservatrice de la forme du thriller et montrant comment les récits de désastres peuvent être utilisés comme une forme de coercition sociale ou politique. » (Lisa Lynch, « “Not a Virus, but an Upgrade” : The Ethics of Epidemic Evolution in Greg Bear’s Darwin’s Radio », Literature and Medecine, vol. 20, no 1, printemps 2001, p. 75.)

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verser l’idéologie conservatrice : il ne s’agit plus de rétablir l’équilibre en vainquant un virus maléfique qui symboliserait un changement social, mais plutôt de la lutte vaine et machiavélique d’institutions comme le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américain contre le changement souhaitable et inévitable que représente la post­ humanisation. C’est donc un roman qui s’attaque au conservatisme social, mais aussi au conservatisme scientifique. La représentation très négative de l’institution s’incarne dans deux figures : Mark Augustine, qui représente les agences et les forces gouvernementales et qui veut combattre SHEVA par un État policier, et Marge Cross, qui incarne le corporatisme pharmaceutique avec ses vaccins et ses pilules abortives. Dans les deux cas, les pouvoirs en place se battent contre l’inévitabilité du processus : Homo sapiens novus sera. Et ce, malgré l’action des puis- sances réactionnaires. Mais si les individus en position de pouvoir sont facilement corruptibles, il n’en demeure pas moins que c’est le système lui-même qui est dysfonctionnel. Plongé dans une situation contraire à son fonctionnement normal, il réagit en protégeant sa propre existence. N’ayant pas prévu la possibilité d’un virus positif qui permettrait à l’humanité d’évoluer, les agences gouvernementales se réfugient dans ce qu’elles savent faire de mieux : résoudre une situation chaotique et anxiogène par l’autoritarisme. Selon Roger Luckhurst, Darwin’s Children amplifie les éléments culturels de la transformation génétique en se concentrant sur la façon dont les nouveaux humains sont traités dans l’Amérique de l’ère Bush : les libertés civiles sont suspendues, la surveillance, le confinement et les incarcérations accrus, l’Autre est démo- nisé (et constamment associé aux exclus des réserves amérindiennes)16.

L’entropie de cette société atteint son paroxysme vers la fin du pre- mier roman, alors qu’un attentat non revendiqué tue le président et plusieurs gouverneurs réunis pour décider des mesures à prendre pour rétablir l’ordre. Cette explosion montre les limites de l’humanité à gérer le chaos que provoque l’absence de transparence et la multiplication de l’information qu’elle produit. Et cette limite pourrait bien être biolo-

16. Roger Luckhurst, « Catastrophism, American Style : the Fiction of Greg Bear », The Yearbook of English Studies,vol. 37, no 2, « Science Fiction », 2007, p. 226-227.

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gique. Les capacités communicationnelles de l’être humain telles que l’efficacité de ses organes sensoriels et sa capacité cognitive à traiter l’information seraient trop limitées pour ses propres ambitions. Le système trouvera un moyen d’évoluer par lui-même, avec les moyens à sa disposition : le génome et les virus qu’il contient. Ce qui conduit à la deuxième occurrence de système cybernétique dans le roman : la théorie de l’évolution imaginée par Bear.

La saltation en réseau Cette théorie de l’évolution par bonds déclenchés par des virus endo- gènes et provoqués par des changements environnementaux – la surpopulation mondiale et la révolution de l’information sont pointées du doigt – est justement fondée sur un modèle systémique, une mise en réseau du mécanisme évolutif. Comme si l’évolution possédait son propre démon de Maxwell permettant de lutter contre l’entropie et d’ainsi établir une certaine forme d’ordre parmi les adaptations. Kaye Lang développe les grandes lignes de sa théorie au cours d’une longue scène dans le zoo de San Diego, en marge d’une confé- rence internationale. Elle y rencontre l’archéologue Mitch Rafelson et Christopher Dicken, un épidémiologiste qui travaille pour le gouver- nement, et, ensemble, ils passent la soirée à discuter, aidés d’innom- brables bouteilles de vin qui atténuent leurs inhibitions intellectuelles, parvenant à énoncer les bases d’une théorie cohérente, qui se construit comme un véritable casse-tête sous nos yeux. Trois scientifiques issus de disciplines très différentes, qui partagent un goût pour les théories hétérodoxes et qui possèdent de l’information privilégiée, parviennent ainsi à créer leur propre îlot d’entropie négative, en marge d’un supposé espace de rencontre internationale où dominent la redondance et l’opacité. Lang résume : Voilà la boucle de rétroaction complète : l’environnement change, ce qui crée un stress sur les organismes – en l’occurrence, les humains. […] La mémoire de réserve17 réagit et les éléments mobiles se déplacent confor-

17. Dans sa préface à la traduction française, Gérard Klein explique davantage ce que Bear entend par là : « Jusqu’à quatre-vingts pour cent des gènes sont réputés silencieux ou “inutiles” en ce qu’ils ne codent pour aucune protéine. […] L’hypothèse

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mément à un algorithme évolutif élaboré durant des millions, voire des milliards d’années. Un ordinateur génétique décide du meilleur phéno- type pour les nouvelles conditions à l’origine du stress. […] [D]e temps à autre, lorsqu’apparaît un problème insoluble dans l’environnement […] un changement majeur survient. Les rétrovirus endogènes s’expriment, acheminent un signal et coordonnent l’activation d’éléments spécifiques dans la mémoire génétique stockée. Voilà. La saltation [punctuation]. (DR, chap. 43, 63/149 ; le mot en italique est en français dans le texte original)

Le vocabulaire utilisé par Lang est très révélateur de la nature inno- vante de sa théorie biologique et de ses liens avec la cybernétique : elle hybride les champs sémantiques des deux disciplines pour créer des locutions telles qu’« ordinateur génétique », « mémoire génétique stockée » ou encore « algorithme évolutif », et utilise des mots tels que « boucle de rétroaction » ou « signal ». Plus loin, Kaye Lang est invitée à titre d’experte à exposer sa théorie devant un comité consultatif visant à faire des recommandations poli- tiques. Tous les scientifiques s’accordent pour traiter SHEVA comme un virus néfaste et le paradigme en biologie évolutionniste est particuliè- rement difficile à remettre en question puisque la théorie synthétique (ou néodarwiniste) est devenue, au fil des années, un quasi-dogme. Kaye Lang s’explique : Je pense que notre génome est bien plus ingénieux que nous le sommes. […] Les espèces de la Terre évoluent, par la compétition et la coopération, depuis des milliards d’années. Elles […] ont appris à anticiper les change- ments climatiques et à y réagir à l’avance, à prendre une longueur d’avance, et je crois que, dans notre cas, notre génome est en train de réagir aux changements sociaux et au stress qu’ils entraînent. (DR, chap. 61, 55-56/153)

Lisa Lynch avance que la « théorie de Lang, construite à partir d’une combinaison d’idées issues de la théorie de l’équilibre ponctué, des réseaux neuronaux et des théories de l’évolution virale, est l’apport de

aujourd’hui généralement admise veut que ces séquences d’ADN correspondent soit à des gènes archaïques désactivés soit même à des virus anciens et neutralisés qui se seraient insérés autrefois dans la double hélice. […] Greg Bear spécule que […] [c]es gènes inutiles […] accumulent des mutations favorables qui ne se manifestent pas aus- sitôt mais demeurent en quelque sorte en réserve. » (Gérard Klein, op. cit., p. 14/527).

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Bear au révisionnisme darwinien18 ». Or introduire une forme d’intelli- gence dans une théorie de l’évolution est un terrain miné et le dessein intelligent n’est jamais bien loin, mais Bear parvient globalement à éviter les écueils, malgré l’expérience religieuse de Kaye Lang, qui finit par prendre une place considérable dans le récit19.

Les shevites La dernière incarnation des théories de Wiener dans le roman corres- pond aux enfants de SHEVA, qui sont, dès la naissance, biologiquement plus aptes à la communication : Alors que l’Homo sapiens sapiens est extraordinairement expansionniste, prédateur et agressif, ce qui était un facteur de survie dans un monde où sa population globale était réduite et clairsemée mais est devenu contre- productif dès lors que sa surpopulation menace sa cohabitation, son envi- ronnement et sa survie, l’Homo post sapiens (qu’on pourrait appeler l’Homo sentiens) répond à ce stress en étant naturellement doux et sociable et en constituant des dèmes […]. Leurs modes de communication […] les empêchent pratiquement de se mentir entre eux. Loin d’être des surhommes nietzschéens, ce sont des êtres sursocialisés, au moins relativement à leurs ancêtres20.

L’évolution de cet Homo sentiens se structure dans le roman en quatre étapes : la grossesse et la naissance ; l’enfance et la vie familiale ; l’ado- lescence dans un camp-école et la vie adulte dans un village isolé. Dans le premier tome, la grossesse des femmes atteintes du virus prend une grande place, tant sur le plan biologique que politique. Des millions de femmes sont ostracisées parce que le second embryon

18. Lisa Lynch, op. cit., p. 85. 19. Bear répond lui-même à la question du religieux dans ses « Caveats [Mises en garde] » : « est-ce que je suis partisan du hasard néodarwinien ou de la théorie du grand dessein théiste ? La réponse doit être : ni l’un ni l’autre. Est-ce que j’appuie une vision intégriste ou créationniste de nos origines ? Non. Mon opinion est que la vie sur Terre est constituée de plusieurs strates de réseaux neuronaux, qui interagissent pour résoudre des problèmes afin d’accéder à des ressources, et ainsi continuer à exister. Toutes les créatures vivantes résolvent des problèmes posés par leur environnement, et toutes sont adaptées pour résoudre, avec plus ou moins de succès, de tels pro- blèmes. L’esprit humain n’est qu’une variation parmi d’autres de ce processus naturel, et pas nécessairement la plus subtile ni la plus sophistiquée. » (DC, « Caveats », 2/3) 20. Gérard Klein, op. cit., p. 16/527.

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semble le fruit d’une conception asexuée, ce qui pousse d’innombrables hommes à accuser leur femme d’infidélité, à les abandonner, à les violenter ou même à les tuer. Et leur ostracisme est d’autant facilité que des signes visibles permettent de reconnaître ces femmes et leurs conjoints. Au fil de la grossesse, « Toutes ont une peau qui se raidit et se détache autour des yeux, du nez, des joues et de la commissure des lèvres. Elle ne pèle pas… pas tout de suite. Elles perdent plusieurs couches de derme et d’épiderme. » Il grimaça et pinça ses doigts ensemble, tirant sur un lambeau de peau imaginaire. « C’est un peu comme du cuir. C’est laid comme le péché, vraiment épeurant. C’est pour ça qu’elles sont nerveuses et c’est pour ça qu’on les évite. Ça les isole de leur communauté, Mme Lang. Ça les blesse. (DR, chap. 69, 102/153)

De même pour les pères : « La peau sur son visage dessinait un Lone Ranger – comme un masque qui pelait sur les bords, mais s’épaississait autour des yeux. Les deux hommes avaient l’air de nous épier à travers une mince couche de boue. » (DR, chap. 84, 81/156) Et lorsque le masque tombe, une nouvelle peau constellée de mélanophores, « des cellules qui peuvent changer de couleur », apparaît. Mais ce n’est qu’à la naissance des enfants que cette métamorphose trouve son explication : il s’agit d’une hybridation temporaire qui sert de moyen de communication avec l’enfant à naître. Afin de rendre possible un saut évolutif de cette ampleur en une seule génération, certains mécanismes apparaissent nécessaires pour rendre possible la relation parents-enfant et la tran- sition vers une nouvelle forme d’humanité. Dès la naissance, les capacités de communication du nouveau-né posthumain sont spectaculaires. Ainsi, Stella Nova, la fille de Kaye Lang et de Mitch Rafelson, communique déjà ses émotions grâce à des motifs qui apparaissent sur son visage et prononce ses premiers mots alors qu’elle n’est âgée que de quelques minutes : « “Salut, Mitch”, dit sa fille, avec une voix semblable au miaulement d’un chaton, pas beaucoup plus fort qu’un petit cri, mais parfaitement clair. » (DR, chap. 87, 125/156) Cette réponse suggère une capacité accrue du fœtus à comprendre le monde extra-utérin et une pulsion immédiate de communiquer avec le monde extérieur. Dans l’épilogue, alors que Stella est âgée de trois ans et qu’elle sait parfaitement parler et lire, elle joue avec des enfants

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humains, dont elle manipule instinctivement les sentiments grâce à la production de phéromones, puis elle rencontre pour la première fois un autre enfant de son « espèce » : Ce garçon sentait tant de choses […] et, en regardant son visage, Stella parvenait à comprendre une partie de ce qu’il disait. Il était si riche, ce petit garçon. Leurs mélanophores se coloraient furieusement, presque au hasard. Elle regarda les pupilles du garçon se tacheter de couleur, frotta ses doigts sur ses mains, ressentant la peau, les frissonnements de sa réaction. Le garçon s’exprimait simultanément en mauvais anglais et en espagnol. Ses lèvres bougeaient d’une façon que Stella connaissait bien, façonnant les sons qui passaient de chaque côté de sa langue striée. (DR, épilogue, 8/10)

Dans cet extrait, les trois innovations à la base des capacités commu- nicationnelles accrues des enfants de SHEVA sont présentées dans leur forme la plus naturelle et instinctive. Ils communiquent entre eux par des procédés qui mobilisent des sens surdéveloppés : la vision avec les mélanophores, l’odorat avec les phéromones et l’ouïe avec le double- parler. Pour Stella, le garçon SHEVA est plus « riche » que les enfants humains, un qualificatif qui doit être compris au sens d’une richesse sémiotique. Les romans de Bear n’ont jamais recours à l’effet merveilleux, ainsi les nouvelles capacités des posthumains ne sont pas des pouvoirs quasi magiques activés du jour au lendemain ; elles sont simplement des potentialités biologiques qui demandent à être maîtrisées et prises en charge par la culture pour donner naissance à un nouveau langage, une nouvelle forme de sociabilité. Ainsi, Stella, qui a été élevée en isolement total par des parents humains, possède certaines capacités, mais elle ne partage pas encore avec les autres de système sémiotique commun. À l’âge de douze ans, elle s’enfuit de la maison et se retrouve avec des enfants shevites retenus prisonniers pour être « vendus » à la police. Elle y rencontre Will, qui l’introduit à la culture langagière que les shevites vivant dans la forêt ont déjà commencé à développer : « Tu sais parler de cette façon ? », demanda-t-il. Ses joues se mouchetèrent et redevinrent blanches. Les motifs de taches apparaissaient et disparais- saient rapidement, se synchronisant d’une façon ou d’une autre avec les iris de ses yeux, ses muscles faciaux et les petits sons qu’il émettait du fond de sa gorge. Stella regardait, fascinée, sans comprendre ce qu’il faisait, ce

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qu’il s’efforçait de communiquer. […] « Pratiquement illettrée », dit Will avec un sourire compatissant. « C’est le Parler. Des enfants dans la forêt l’ont inventé. (DC, part. 1, chap. 18, 75/104)

Stella, comme bien d’autres dans sa situation, possède les capacités physiologiques de son espèce, mais créer des motifs sur son visage ne signifie pas pour autant communiquer. Un code, autrement dit une langue, est nécessaire pour que ces motifs puissent créer du sens. Quelques mois plus tard, Stella Nova est enfermée dans un camp de concentration pour enfants SHEVA, malgré les efforts soutenus de ses parents pour l’éviter. D’abord motivé par la crainte qu’ils soient porteurs de virus dangereux pour les humains (or il s’avère que c’est l’inverse, les enfants sont rapidement contaminés par un virus contre lequel les humains sont immunisés), le gouvernement en vient surtout à vouloir limiter le développement cognitif, mais surtout social, de ces enfants. Ce faisant, il répond à une peur bien plus profonde que celle de l’épidémie : la peur de ce que ces enfants incarnent, la disparition de l’humain « comme un visage de sable21 ». Paradoxalement, cette mesure a l’effet contraire : l’enfermement dans des camps leur permet de vivre en communauté pour la première fois et d’ainsi s’épanouir sociale- ment. Très rapidement, ils s’organisent en groupes de 20 à 30 individus nommés « dèmes22 », qui eux-mêmes forment des groupes occasionnels plus grands. Les dèmes shevites semblent correspondre à des unités beaucoup moins larges, rigides, et surtout fixes, que ceux qui organisaient la vie démocratique d’Athènes. Dans le roman, il s’agit bel et bien de la plus petite unité dans leur organisation sociale et démocratique, mais

21. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 455. 22. Les dèmes ont été créés afin d’organiser la vie politique et démocratique d’Athènes. Il s’agissait de la plus petite unité administrative de la Cité. L’appartenance à un dème était d’abord géographique, puis héréditaire (les enfants faisaient partie du dème de leur père, même s’ils ne l’habitaient plus). L’assemblée du dème prenait les décisions locales et élisait un représentant auprès du Conseil de la cité. Les dèmes étaient ensuite organisés en unités plus larges, qui ensuite formaient la tribu. À ce sujet, voir Michel Humbert, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Paris, Dalloz, 2007, p. 78-79.

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l’appartenance à un dème dépend d’affinités personnelles («les dèmes se choisissent eux-mêmes » [DC, part. 2, chap. 3, 23-132]) et peut changer dans le temps. Bear suggère ainsi que pour fonder une société nouvelle pour un être nouveau, un Homo sapiens novus, dont les capacités com- municationnelles (et donc relationnelles) seraient accrues et multiples, il serait nécessaire de refonder la démocratie à partir de ses bases les plus anciennes et d’en repenser les principes. Leur capacité communi- cationnelle permet aux shevites d’éviter toute forme de hiérarchie per- manente, et si des représentants sont parfois nécessaires, ils changent constamment : le « mentor de dème […] changeait d’un jour à l’autre, ou d’une semaine à l’autre. Le sous-discours ou les clignotements de joues lui permettaient d’identifier le responsable du jour. » (DC, part. 2, chap. 10, 77/132) Dans les dèmes, et même dans les groupes plus grands, ce n’est pas l’avis de la majorité qui l’emporte ; la discussion est plutôt menée jusqu’à ce que l’ensemble du groupe s’entende sur la meilleure décision et l’appuie sans réserve. Or la démocratie directe n’est pas tou- jours chose facile : « Un dème devait s’ajuster à tout moment […], c’était parfois un travail difficile. Rarement, l’ajustement d’un dème nécessitait des mesures plus vigoureuses. Les quelques tentatives dont elle avait été témoin avaient provoqué des réactions plutôt méchantes. » (DC, part. 2, chap. 4, 27/132) Lorsque Mitch visite sa fille pour la première fois au camp, elle tente de lui expliquer ce qu’est un dème : [D]es groupes de vingt à trente s’appellent des dèmes. Ça veut dire « le peuple », expliqua-t-elle. « Nous sommes comme des sœurs dans les dèmes. […] Un dème, c’est comme une grande famille. Nous nous entraidons. Nous discutons, nous résolvons des problèmes, nous arrêtons les disputes. Nous sommes si intelligents quand nous sommes dans un dème. Nous nous sentons si bien ensemble. […] Nous avons besoin d’être ensemble / Nous sommes plus sains ensemble Chacun se préoccupe des autres / Chacun est heureux avec les autres La tristesse vient de ce qu’on ne sait pas / La tristesse vient de ce qu’on est séparés. » (DC, part. 2, chap. 14, 102-103/132)

Ces doubles énoncés, prononcés simultanément des deux côtés de la langue, doivent être compris ensemble, donnant de la densité séman- tique à l’idée exprimée : « La clarté absolue de ces deux fils le stupéfia. S’il les captait immédiatement et les analysait, il parvenait à les atta-

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cher ensemble et en faire une déclaration consécutive […]. » (DC, part. 2, chap. 14, 103/132) Puis, lorsque leur professeur d’éducation physique tente de leur expliquer les règles du basketball, la notion même de compétition leur échappe. Les jeunes filles du dème lui expliquent alors les deux seules formes de confrontation qu’elles admettent : la vadrouille [mosey] ou le pousse-tire [push-pull]. « Les mains deviennent moites à la vadrouille. Elles restent sèches au pousse-tire. » Stella n’avait aucune idée comment expliquer la différence. Des mains moites, lors d’un toucher de groupe, pouvaient entraîner toutes sortes de changements. Certains individus pouvaient devenir plus forts, plus disposés à diriger, ou encore moins agressifs dans leur volonté à s’im- poser, ou simplement ils pouvaient décider de ne pas participer à un débat de dème, s’il y en avait un en cours. (DC, part. 2, chap. 4, 27/132)

La difficulté à décrire leur réalité révèle une culture encore adolescente, en formation, mais aussi fondée sur un système de communication plus complexe que le langage humain. Et, à cette difficulté langagière, s’ajoute le fait que les sujets posthumains adolescents ne comprennent pas complètement qui ils sont et ce qu’ils tentent de construire. L’organisation en dèmes est le fruit de l’instinct et de l’expérimentation, puisqu’ils n’ont aucun modèle de référence. La société démique des posthumains se construit devant nous, au fil de notre lecture. Par exemple, lorsque Mitch demande ce qu’il advient lorsqu’un membre du groupe n’est pas d’accord, elle répond : [I]l garde son idée pour lui jusqu’au moment approprié, et alors nuage écoute. Parfois, si c’est une urgence, l’idée est soulevée immédiatement, mais cela nous ralentit. […] Mais nous n’avons pas l’occasion de le faire très souvent, alors la plupart d’entre nous ne savent pas comment c’est vraiment. On peut juste l’imaginer. (DC, part. 2, chap. 14, 105/132)

On voit que la construction sociale à laquelle nous assistons est à l’étape de projet, puisque les processus d’interaction décrits par Stella ne sont pas encore des pratiques généralisées. Pour Norbert Wiener, le fonctionnement de l’individu vivant et celui de quelques machines très récentes de transmission sont précisément parallèles dans leurs efforts identiques pour contrôler l’entropie par l’intermédiaire de la rétroaction.

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[…] [D]e même que les réponses physiques individuelles peuvent être envisa- gées selon cette conception, de même peuvent l’être les réponses organiques de la société elle-même23.

Les dèmes imaginés par Bear correspondent à cette idée d’une société organique qui fonctionnerait comme un système. Ses constructions se complexifient lorsque Stella parvient à s’enfuir et se retrouve dans un village, ironiquement nommé Oldstock (« ancienne souche », en fran- çais), isolé dans la forêt. Cette petite communauté utopique, constituée de 200 shevites, a été fondée par un couple de sexagénaires issus d’une précédente vague de SHEVA. Selon eux, de telles vagues sont déjà sur- venues dans le Caucase, mais elles ont été éliminées par des massacres. La communauté d’Oldstock est une étape importante dans l’évolu- tion de cette société posthumaine, puisqu’elle marque le début d’une culture construite et transmissible : « Certains arrivaient à Oldstock ignorants des taches, sans savoir comment communiquer avec leurs semblables. Lentement, ils apprenaient. Stella et d’autres enseignaient aux plus jeunes. » (DC, part. 3, chap. 3, 20/66) De plus, les règles de constitution et de fonctionnement des dèmes se sont complexifiées, passant de jeu d’enfants à une véritable protosociété. Ainsi, lorsque Stella croise un jeune garçon dans le village, elle explique que celui-ci était en voie d’être introduit dans le Dème de l’Oiseau noir ; ce n’était pas celui de Stella, mais il en était le rejeton. Ils pouvaient parler librement des dèmes, mais pas discuter des affaires privées internes aux dèmes. Cela nécessitait un triplé, pour prévenir tout malentendu entre les dèmes : trois figures issues de chaque dème, qui impliquaient de s’engager entièrement à sentir l’odeur de fièvre, à faire miroiter ses taches et à communiquer en face à face. (DC, part. 3, chap. 3, 22-66)

La cohabitation Évidemment, Oldstock ne peut être permanent. Si la société humaine met à l’écart et tente d’éliminer cette nouvelle génération posthu- maine, c’est qu’une période d’adaptation est nécessaire pour qu’un tel changement soit assimilable. À la suite d’une période d’adolescence au cours de laquelle les posthumains ont été en mesure d’établir une

23. Norbert Wiener, op. cit., p. 64-65.

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identité distincte qui n’est plus menacée par l’identité parentale, la cohabitation entre les deux espèces devient possible. Cette réunion aboutit symboliquement lorsque Stella, enceinte, et deux autres she- vites se rendent, avec leurs parents, des journalistes et un sénateur sur le site archéologique où un groupe de 53 squelettes âgés de 20 000 ans a été découvert. L’archéologue explique : Ils voyageaient ensemble, comme des égaux. Personnellement, j’ignore ce qu’ils s’apportaient les uns aux autres. Mais nous avons trouvé environ autant de représentants de chaque espèce, erectus et sapiens. […] Je dirais que les individus appartenant à erectus travaillaient comme chasseurs, en utilisant des outils fabriqués par les sapiens. (DC, part. 3, chap. 1, 50/66)

Cette scène d’une saltation évolutive ancienne, à l’époque de l’homini- sation, suggère une collaboration interspécifique et fait écho à celle de l’époque contemporaine. Le posthumain n’exclurait donc pas l’humain, il permettrait de le repenser dans un autre paradigme qui n’aurait pas pour base une opposition binaire entre Même et Autre, mais plutôt une période de transition vers la maturité.

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Sommes-nous déjà posthumains ? En fait, ne l’avons-nous pas tou- jours été ? Le posthumain, en tant qu’être de communication, voit son incarnation bouleversée par les diverses technologies qui altèrent son corps, mais qui lui permettent aussi d’améliorer son adaptation à un environnement changeant, parfois par sa faute. Or, n’est-ce pas la définition même de l’humain depuis toujours ? Ne se définit-il pas justement par son rapport singulier à l’évolution ? À l’adaptation ? Au temps et à l’espace ? Au fond, Wiener le disait déjà : l’homme est essentiellement un être de communication en rétroaction continuelle avec les autres et son environnement. Ainsi, la cybernétique, et en par- ticulier le posthumain littéraire auquel elle a donné naissance, fournit des expériences de pensée, des figures qui permettent de réfléchir l’humain dans son évolution longue, dans sa définition même, dans ce qu’il n’est, finalement, qu’un animal culturel qui s’adapte, au gré de son histoire, comme tous les autres vivants. Sa singularité se situerait dans les moyens et la forme de cette adaptation, mais aussi dans sa rapidité. Comme le montre Bernard Wolfe dans Limbo, extrapolant à partir de la cybernétique de Wiener, nous créons des outils grâce à notre cerveau surdimensionné afin d’adapter notre corps imparfait, et ces outils modèlent en retour ce cerveau et ce corps. La nature et la culture sont en constante rétroaction dans l’évolution humaine, elles ne s’opposent pas. La nature telle que nous la percevons et la représentons est une

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construction culturelle1 ; et inversement, la culture est le fruit de la nature, une adaptation comme une autre2. Dans la première partie de cet ouvrage, j’ai abordé la question plus générale et théorique de l’évolution des espèces, mais aussi la science qui dicte les règles langagières pour nommer les nouvelles espèces, la taxonomie. Celle-ci se retrouve au croisement disciplinaire et épis- témique de la science et de la littérature, par ses réflexions de nature étymologiques et poétiques qui créent un effet de lecture singulier. Cette partie adopte donc surtout une approche sémiotique, qui offre des outils d’analyse intéressants, autant pour traquer les traces de l’humain dans des textes comme La planète des singes, 2001 : A Space Odyssey, Les animaux dénaturés ou Hothouse, que pour comprendre la mise en récit de l’émergence d’espèces (post)humaines nouvelles, que ce soit par la spéciation (les nouvelles de Geoffrey A. Landiss et Robert Charles Wilson) ou par l’ingénierie du vivant (Oryx and Crake, The Island of Dr. Moreau). Ces analyses ont pu faire émerger un certain nombre de questions fondamentales qui se retrouvent inévitablement au centre d’une perspective posthumaine évolutionniste. D’abord, la cohabita- tion dans un même écosystème de différentes formes (post)humaines, hybrides ou non, qu’elles soient en compétition pour une même niche écologique ou en symbiose, permet de réfléchir aux limites de l’espèce : l’humain ne serait-il pas un ensemble de signes, d’attributs biologiques et culturels construits historiquement et qui peuvent se retrouver chez

1. À ce sujet, lire Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « NRF – Bibliothèque des sciences humaines », 2005. 2. Les partisans du darwinisme littéraire, notamment Dennis Dutton, Joseph Carroll ou Steven Pinker, défendent l’hypothèse que la littérature (et donc, par exten- sion, la culture) est une adaptation avec des fondements biologiques qui a permis à l’humain de survivre. Voir à ce sujet, Dennis Dutton, « The Pleasures of Fiction », Philosophy and Literature, no 28, 2004, p. 453-466 ; Joseph Carroll, Literary : Evolution, Human Nature, and Literature, New York, Routledge, 2004 ; Steven Pinker, How the Mind Works, New York, Norton, 1997. Le darwinisme littéraire présente toute- fois des limites méthodologiques importantes, en particulier dans son approche de la littérature. Pour un point de vue plus critique sur ce sujet, voir Jean-François Chassay, Daniel Grenier et William S. Messier (dir.), Les voies de l’évolution. De la pertinence du darwinisme en littérature, Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. « Cahiers Figura », no 33, 2013.

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des êtres multiples, qu’ils soient anciens, actuels et anticipés, naturels ou artificiels ? Pour la biologie évolutionniste, difficile de nier que les espèces sont composites et qu’elles se placent sur des continuums tem- porel et géographique. Pour la cybernétique, l’humain n’est qu’un motif (pattern), une entité qui ne dépend pas de son incarnation spécifique ou d’une catégorie homogène. Les informations qui forment ce motif peuvent se retrouver dans une multitude d’êtres différents, composés de matériaux (supports) hétérogènes. Dans les deux cas, la coprésence d’entités hybrides, d’espèces anciennes concurrentes, d’artefacts huma- noïdes imaginés, d’humains et de posthumains ne peut que contribuer à mieux comprendre à quel point l’humain est une question sans réponse, comme l’avance Sara Touiza-Ambroggiani3. Dans la deuxième partie, je me suis surtout arrêtée à l’émergence du posthumain littéraire, en particulier dans les premiers textes publiés après la parution de la théorie de Wiener et dans lesquels on peut sentir son influence directe ou diffuse. Certains sont plus célèbres et ont déjà été analysés dans une perspective posthumaine – c’est le cas de Limbo, par exemple, auquel N. Katherine Hayles a consacré un chapitre4 –, alors que d’autres, qu’ils rayonnent dans le monde anglo-saxon (More Than Human) ou qu’ils demeurent peu connus (Ape and Essence), restent en général ignorés par les francophones, et encore moins étudiés. Dans cette partie, l’eugénisme nazi et la bombe nucléaire semblent avoir tout particulièrement modelé un imaginaire posthumain dystopique, cauchemardesque, du moins au début. Définir l’humain paraît alors plus problématique que jamais, mais, en même temps, construire cette définition de manière la plus inclusive possible semble vitalement nécessaire pour l’avenir. Les débuts du posthumain sont difficiles : monstrueux et en pleine crise identitaire, il tente à la fois de réfléchir à son corps (prothésé, mutant, amputé, surpuissant, déficient, connecté) et de reconstruire une communauté délitée par la

3. Voir l’introduction. 4. N. Katherine Hayles, « Chapter Five. From Hyphen to Splice : Cybernetic Syntax in Limbo », dans How We Became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1999, p. 113-130/351.

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guerre et prise dans une logique sectaire, religieuse et idéologique. Le résultat se révèle mitigé, mais passe toujours par la découverte d’une nouvelle subjectivité qui pourrait offrir une nouvelle voie à l’humain, qui apparaît alors comme un échec. Finalement, j’ai abordé dans la troisième partie des romans plus récents qui s’éloignent des origines cybernétiques du posthumain pour en proposer des perspectives plus près des diverses théories de l’évolution. Le monstre et le mutant se retrouvent au centre de la construction d’un imaginaire posthumain, tant sur le plan éthique que biologique et social. Au fil des chapitres, les questions du rapport au milieu de vie, au monde, à l’écosystème, à la Terre, à la nature façonnent les personnages et les communautés posthumaines. Comme l’avance la cybernétique, l’humain (plus encore que les autres vivants) modifie et adapte son environnement pour ses besoins, jusqu’à le détruire ou le rendre inhospitalier. Les romans analysés dans cette partie offrent une réflexion complexe et diversifiée sur l’impact que ce déséquilibre majeur de l’environnement aura sur l’humain et son évolution future. Après tout, le fondement de l’évolution des espèces est l’adaptation aux changements environnementaux. Dans Twilight World, l’émergence d’une posthumanité mutante incapable de cohabiter avec l’humanité, qui de toute façon agonise sur une Terre contaminée, les pousse à partir en quête d’un autre milieu de vie. Dans Galápagos, un virus élimine également presque entièrement l’humanité, perçue comme un cul-de-sac évolutif à cause de son cerveau démesuré, mais les conditions environnementales extrêmes des îles Galápagos offrent une occasion pour les quelques survivants de prendre un chemin évolutif radicalement différent, plus en harmonie avec l’écosystème. De son côté, Hothouse, que je me plais à utiliser tout au long de cet ouvrage comme fil conducteur puisqu’il est, à mon avis, exemplaire sur plusieurs aspects des questions abordées ici, présente une humanité multiple, dont les différentes formes plus ou moins monstrueuses et hybrides sont chacune parfaitement en phase avec un environnement désormais dominé par la végétation. Puis, Le silence de la Cité choisit une voie bien différente, plus dirigée et technologique, pour penser la survie de l’humanité dans un monde rendu inhospitalier par les

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radiations et la pollution : le clonage et les cités protectrices hautement technologiques. Le résultat est mitigé : à trop vouloir agir comme sélecteur, on perd le contrôle, tel un savant fou celui de sa créature. Finalement, Darwin’s Radio et Darwin’s Children offrent une vision plus optimiste que les autres, même si le chemin demeure ardu. Dans ce cas, les changements environnementaux consistent en l’émergence d’un virus mutagène qui porte en lui les potentiels évolutifs d’une humanité plus communicative, une posthumanité communautaire et entière- ment naturelle, qui permet malgré tout le maintien des subjectivités individuelles. Bien d’autres œuvres, issues d’autres cultures ou plus contem- poraines, pourraient enrichir cet ouvrage, mais j’ai fait le choix d’accorder une grande place aux premières fictions de l’ère cyber- nétique, de 1945 à 1968. Le fait de les réunir et de les analyser dans une perspective post­humaine, à la fois éclairée par la cybernétique naissante et les théories de l’évolution, permet de tracer le parcours littéraire d’une idée en lui donnant une profondeur historique souvent manquante. Puis, les romans des années 1980 à 2004 (Hothouse, Le silence de la Cité, la série Darwin, Oryx and Crake) ouvrent le sujet sur des enjeux nouveaux : la fin de l’humanité, les manipulations génétiques, les préoccupations écologistes et féministes, la culture des réseaux et des écrans, etc. De nombreuses œuvres publiées à cette époque auraient pu trouver leur place ici. Mentionnons au pas- sage Schismatrix (1985) de Bruce Sterling, Blood Music (1985) de Greg Bear, Queen City Jazz (1994) de Kathleen Goonan, Evolution (2003) de Stephen Baxter, Natural History (2005) de Justina Robson ou Le goût de l’immortalité (2008) de Catherine Dufour. Aussi, parions que la littérature de la décennie 2010, de même que les innombrables séries télévisées qui ont offert récemment à la science-fiction un souffle nou- veau, permettrait d’aborder la question posthumaine d’une tout autre façon (et plusieurs le font très bien). Toutefois, le grand intérêt actuel des philosophes et des sociologues pour le transhumanisme, de même que l’omniprésence de la culture des communications, des réseaux, de la circulation de l’information et de la transparence – autrement dit, de la cybernétique – dans le monde contemporain me laissent croire

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qu’un peu de recul historique et critique s’avère aujourd’hui plus per- tinent et nécessaire que jamais. Les théories de l’évolution, qui sont au centre de mon propos, offrent également une certaine distance conceptuelle et temporelle. Parmi les théories mises de l’avant par la fiction posthumaine, deux grandes approches s’opposent d’une certaine façon, tant sur le plan épistémique que représentationnelle : la progression lente et le changement radical. D’un côté, l’hominescence de Michel Serres, avec sa conception du posthumain comme une période de transition, de maturation, sans véritable rupture, et le bricolage de François Jacob, pour qui l’évolu- tion progresse comme une courtepointe, comme la résolution d’un problème technique par un inventeur du dimanche utilisant les outils et les rebus à sa disposition, posent l’évolution (de l’humain et des espèces en général) comme un lent processus imparfait, mais efficace sur le long terme. Des romans tels que The Time Machine, Hothouseou d’une certaine manière La planète des singes s’inscrivent ainsi dans ce paradigme, mais il y a somme toute assez peu d’autres exemples litté- raires qui le font vraiment. Les causes en sont sans doute multiples : la représentation du temps long est particulièrement difficile en fiction pour de simples raisons narratives, mais surtout parce qu’il s’agit d’une temporalité fondamentalement inhumaine et donc presque impossible à appréhender. Si l’humain peut se projeter au-delà de sa propre exis- tence, il peut difficilement le faire au-delà de l’histoire de sa collectivité, des quelques siècles qui en marquent l’existence. Et plus le temps s’étire, plus la distance semble infranchissable. Or, ce type d’évolution lente nécessite absolument de faire cet exercice, ce que Wells et Aldiss par- viennent d’ailleurs à accomplir. Sous leur plume, on parvient presque à percevoir le passage des millions d’années, à le ressentir, à percevoir cette hominescence, cette évolution darwinienne progressive. De l’autre côté, on retrouve le mutationnisme, le saltanionisme, le catastrophisme et autres théories des monstres prometteurs qui offrent une vision spectaculaire et rapide de l’évolution, souvent com- plétée par des adaptations technologiques (cybernétiques ou géné- tiques) rapides et généralisées à des changements environnementaux tout aussi radicaux. L’omniprésence de ce scénario dans les récits

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– mentionnons Ape and Essence, Limbo, 2001 : A Space Odyssey, Twilight World, Le silence de la Cité, et bien d’autres – s’explique facilement : on peut en tirer une meilleure histoire, plus enlevante et spectaculaire, bien sûr, mais cela permet aussi d’imaginer, grâce à une temporalité à échelle humaine, une séquence de causalité plus claire, une manifesta- tion physique et donc visible des mécanismes adaptatifs, le processus même de l’évolution des espèces en général, et de la nôtre en particu- lier. Malheureusement, cette action rapide et spectaculaire des forces naturelles peut souvent prendre des airs de magie, voire d’interven- tion divine, ou du moins de puissances mystiques qui finissent par se confondre avec un deus ex machina (ou encore un savant fou qui tire les ficelles derrière le rideau). On le voit notamment dans Galápagos, 2001 : A Space Odyssey ou Le silence de la Cité. Une autre raison qui pourrait expliquer la popularité de cette évo- lution par bonds spectaculaires est la prégnance dans l’imaginaire contemporain des catastrophes naturelles, le plus souvent (mais pas seulement) de causes anthropiques. Si nous sommes dans l’anthro- pocène, comme certains l’avancent, alors l’écosystème subit et subira des changements majeurs et sans doute sur des périodes plus courtes. Dans un contexte de hausse du niveau des océans, de déforestation, d’ouragans, de hausse de la température moyenne qui altère les niches écologiques, de la fonte des glaciers et des changements de courants océaniques, l’adaptation sera plus nécessaire que jamais. Peu importe la vision de l’évolution des espèces mise de l’avant, le principe de base reste le même : les espèces s’adaptent aux changements de leur envi- ronnement afin de maximiser leur chance de survie et de reproduction. Plus les changements sont rapides et radicaux, plus les adaptations devront l’être. D’où ce fantasme récurrent des monstres prometteurs et des prothèses cybernétiques. À problèmes globaux, solutions draco- niennes, sinon c’est l’extinction qui semble nous attendre…

La fin des écosystèmes De 1945 aux années 1980, le fantasme de la destruction totale domina l’imaginaire occidental. Avec la politique de destruction mutuelle assurée (ou MAD, pour mutually assured destruction) lors de la guerre

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froide, la fin du monde était devenue synonyme de fin de l’humanité : « une troisième [mort], inconnue du genre humain jusqu’à la moitié du siècle dernier, exactement au 6 août 1945, marque […] l’époque qui se termine […] : la mort globale de l’humanité. […] [M]a génération apprit, la première dans l’Histoire, que l’espèce humaine risquait désormais de s’éteindre5. » Dans ce contexte, l’idée de posthumanité ne pouvait émerger, sinon comme une négation ou un remplacement radical. Or, lorsque Carl Sagan publia, en 1983, son étude sur les conséquences potentielles d’une guerre nucléaire sur le climat terrestre (hiver nucléaire), l’annihilation ne devint que la version la plus radicale d’un problème global qui aurait bien plus de chance d’advenir : la destruction relativement rapide de l’écosystème habité par l’homme. C’est d’ail- leurs autour de la même époque que d’autres menaces apparurent dans les études et le discours public des scientifiques : celles qui découlent de la pollution anthropique. Si l’humanité présente la particularité de ne pas s’adapter seulement en modifiant son corps, par des changements biologiques ou non, mais également en altérant l’environnement même dans lequel il vit, le stabilisant selon Henri Laborit6 suivant le principe cybernétique de rétroaction, il est aujourd’hui évident que ces alté- rations lui ont échappé. La stabilisation temporaire, véritable poche d’entropie négative, laisse place aujourd’hui à une déstabilisation à grande échelle, mettant en péril l’ensemble des écosystèmes et leur fragile équilibre. Et l’humain détruit son propre écosystème de mul- tiples manières : amincissement de la couche d’ozone, pluies acides, réchauffement climatique et déforestation, OGM, etc. Pour Slavoj Žižek, la conséquence historico-politique principale du réchauffement global est « l’effondrement de la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle […]. [Les êtres humains] sont capables d’affecter l’équilibre même de la vie sur terre, de sorte […] [qu’]une nouvelle ère géologique a commencé, baptisée “anthropocène”7 ». Un des éléments importants de ce nouvel imaginaire de la fin est sa

5. Michel Serres, op. cit., p. 3-4. 6. Voir l’introduction à ce sujet. 7. Slavoj Žižek, Vivre la fin des temps,trad. de l’anglais par Daniel Bismuth, Paris, Flammarion, 2010, p. 445.

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récupération du récit apocalyptique : « Buell a fait valoir que “l’Apoca- lypse est la métaphore maîtresse la plus puissante que l’imagination environnementale contemporaine ait à sa disposition8”. […] Plusieurs des livres les plus influents du canon écologiste font un usage intensif du trope9. » Sylvie Le Poulichet suggère que ce recours presque systéma- tique aux images apocalyptiques pour parler d’environnement s’inscrit dans une double logique paradoxale : « un principe de négativité qui instaure le mouvement même de la pensée et de l’action » et « une com- plaisance morbide qui amène à déplacer les véritables enjeux et à opérer un trompe-l’œil10 ». Et l’Apocalypse est loin d’être le seul motif biblique à dominer cet imaginaire : la Genèse, l’expulsion du paradis terrestre, le Déluge, etc., apparaissent aussi régulièrement. Les catastrophes anthropiques qui mettent en danger la survie de l’humain, et qui déclenchent souvent l’émergence d’une forme ou une autre de posthumanité, peuvent être catégorisées par causes, que celles-ci soient nommées explicitement ou qu’on les devine par leur mode de propagation. Chacune de ces causes implique des tropes particuliers et un rapport différent à l’écosystème, à la responsabilité, à la relation nature/culture, aux mythes et symboles, autrement dit à l’imaginaire social. D’abord, les catastrophes nucléaires et chimiques se produisent par explosion, par irradiation ou par contamination du milieu, autant de phénomènes uniques, ponctuels et visibles qui affectent de manière directe (explosion, mutation) ou indirecte (l’environnement devient toxique) les humains, qui ne sont jamais les seuls touchés, mais bien l’ensemble de l’écosystème (et donc de la société). Les récits de ce type se déroulent le plus souvent dans l’après-coup (contexte postapocalyptique) et se caractérisent par la survie d’individus isolés ou de petits groupes, une posthumanité qui ressemble davantage à une protohumanité analphabète, ou du moins à une prémodernité,

8. Lawrence Buell, The Environmental Imagination : Thoreau, Nature Writing and the Formation of American Culture, Londres, Princeton University Press, 1995, p. 285. 9. Greg Garrard, Ecocritism, Londres, Routledge, coll. « The New Critical Idiom », 2004, p. 93. 10. Sylvie Le Poulichet, Environnement et catastrophe, Paris, Mentha, 1991, p. 7.

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avec quelques artefacts perdus et incompréhensibles d’une société technologique disparue. Des romans tels que Riddley Walker (1980) de Russell Hoban ou A Canticle for Leibowitz (1959) de Walter M. Miller Jr. en offrent des exemples particulièrement intéressants. Quant à elles, les catastrophes biologiques se produisent par infec- tion, par épidémie, par transmission entre individus, à partir d’une source généralement unique, mais difficile à identifier (un des enjeux de plusieurs récits). Puisqu’il est question de catastrophes anthropiques, il s’agit de microorganismes créés en laboratoire ou d’OGM mutagènes qui se répandent dans l’environnement à la manière d’un virus. Blood Music (1985) de Greg Bear offre un récit de ce type qui aboutit justement à l’émergence de posthumains, fruits de la contamination d’humains par des lymphocytes transformés par un savant fou en ordinateurs biologiques intelligents miniatures. De simples humains améliorés au début, ils se répandent à grande échelle, avant de dépasser finalement le stade de l’incarnation et d’adopter un autre niveau d’existence, dans une logique bien près des fantasmes cybernétiques d’Hans Moravec et de ceux qui l’ont suivi. De manière générale, les catastrophes biolo- giques représentent deux peurs sociales répandues : la menace invisible et la contamination, sans compter la question récurrente du canni- balisme qui surgit dans plusieurs récits, en particulier ceux mettant en scène des zombies (mais aussi des récits postapocalyptiques). Au moment de la catastrophe, la « civilisation » apparaît comme un échec et l’anthropophagie, une nécessité de survivance, réactivant ainsi un fantasme darwiniste du XIXe siècle : « Manger l’autre, manger son sem- blable […], “la lutte pour la vie”. Ces mots simples renvoient à un fan- tasme qui ne cesse de flotter dans l’imaginaire social du XIXe siècle11. » Ce qui est le plus terrifiant dans cette nouvelle anthropophagie éco- logique est que l’homme est décentré et relégué au même niveau que tous les animaux : une ressource alimentaire, autant qu’un prédateur potentiel. En cela, elle s’inscrit dans une perspective résolument post­ humaine, dans une logique biologique et évolutive du moins.

11. Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire. Le second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius », 2008, p. 288.

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Finalement, les catastrophes climatiques comprennent une très grande variété de manifestations : montée des eaux, dérèglement de la météo, réchauffement de l’atmosphère, sécheresse, etc. Ces manifesta- tions peuvent se combiner dans les récits, qui se déroulent typiquement au moment de la catastrophe, souvent causée par le réchauffement climatique, et se répandent d’une manière chaotique par rétroaction (une catastrophe en entraîne une autre). Si aucune source précise et unique ne peut être identifiée, la société capitaliste et industrielle porte le blâme dans son ensemble, de même que l’ensemble des tech- nologies qu’elle a produit. Le posthumain qui émerge de ce type de catastrophe est souvent lui-même le fruit de ces technologies, qu’il continue d’utiliser abondamment pour survivre : il construit des trains (Le transperceneige [1984-] de Jacques Lob, Benjamin Legrand et Olivier Bocquet, Jean-Marc Rochet et Matz), des dômes (La compagnie des glaces de G. J. Arnaud [1980-2005]), des villes souterraines hautement technologiques pour se protéger du monde extérieur (Time of the Great Freeze de Robert Silverberg [1964]), il invente des OGM pour créer des plantes et des animaux plus résistants, des machines complexes pour changer le climat ou réduire le carbone atmosphérique, des vaisseaux spatiaux pour s’enfuir vers d’autres planètes et des technologies de terraformation pour les transformer. Ce type de catastrophe s’inscrit très souvent dans un imaginaire biblique ou mythique, la montée des eaux ou la sécheresse étant perçues comme une punition divine, résultats des péchés collectifs d’une société humaine entièrement responsable de sa destruction. Il faut dire que le premier récit connu, L’épopée de Gilgamesh (XVIIIe-XVIIe siècles avant notre ère), évoque déjà un déluge destructeur et les premiers fantasmes transhumanistes de la vie éternelle : les catastrophes à grande échelle qui mettent en danger l’existence même de l’humain et la volonté de dépasser cette finitude par l’émergence d’une posthumanité font ainsi partie des plus vieux mythes qui forment notre imaginaire.

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Résumés des ouvrages du corpus

2001 : A Space Odyssey d’Arthur C. Clarke (1968) La première partie, la seule qui m’intéressera dans le cadre de cet ouvrage, est intitulée « Primeval Night ». Elle se déroule dans une petite communauté d’hommes-singes qui peinent à survivre, sans cesse attaqués par un cougar et un autre groupe d’hommes-singes, et affaiblis par une famine permanente. La vie du groupe est bouleversée par l’apparition d’un monolithe transparent qui les étudie, puis prend contrôle de leur esprit afin de leur apprendre à fabriquer des outils, qui rapidement leur servent à chasser, à apprêter leurs aliments, à se défendre contre leurs ennemis. Le monolithe disparaît comme il est apparu, après avoir semé la graine de l’intelligence. La suite du roman, composée de quatre autres parties, se situe en 2001, soit trente-trois ans dans le futur (selon la date de parution du roman), alors qu’un autre monolithe, vieux de trois millions d’années, est découvert sur la lune, bouleversant le récit des origines et de l’uni- cité de l’intelligence humaine. Puis, une mission habitée, Discovery I est envoyée vers Jupiter, puis, jusqu’à Saturne (plus particulièrement son satellite, Japet), afin de déterminer ce qui est arrivé à la mission précé- dente. David Bowman commande le vaisseau, assistée notamment de

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l’intelligence artificielle désormais célèbre, HAL 9000. Éventuellement, cette dernière se rebelle contre ses créateurs et assassine tous les membres de l’équipage sauf Bowman, qui parvient à la désactiver. Sur Japet, Bowman découvre un autre monolithe qui lui ouvre une porte des étoiles vers un réseau de passages galactiques mis en place par une race extraterrestre ayant atteint un niveau d’existence supérieure (contrairement au film de Kubrick qui demeure plus métaphysique dans son explication finale).

Les animaux dénaturés de Vercors (1952) Il s’agit d’un conte philosophique construit comme un roman policier, débutant alors que Douglas Templemore, journaliste britannique, vient de tuer son enfant naissant et exige d’être accusé de son meurtre. Mais le médecin légiste et le policier sont surpris de découvrir que l’enfant n’est pas complètement humain et présente une nette appa- rence simiesque. Templemore leur explique qu’il s’agit d’un hybride homme-tropi. Les « traces » d’humanité de la victime sont donc ame- nées à être interprétées comme des preuves dans une cour de justice. Il espère que son procès permettra de déterminer légalement la nature humaine des tropis. Ces tropis, ou Paranthropus erectus, ont été décou- verts par Templemore et un groupe d’anthropologues dans la jungle, et présentent un ensemble de caractéristiques qui en font le chaînon manquant vivant entre l’homme et ses plus proches cousins primates.

Ape and Essence d’Aldous Huxley (1948) Ape and Essence comprend deux parties d’inégale longueur. La pre- mière, « Tallis », se présente comme un roman débutant dans un studio hollywoodien et met en scène un scénariste et un producteur qui, au lendemain de la mort de Gandhi, découvrent un scénario, « Ape and Essence », qui les fascine au point de vouloir en retrouver l’auteur, William Tallis, mort au milieu du désert. Ce prologue s’interrompt et laisse place au fameux scénario. Raconté par un narrateur omniscient et omniprésent, il met en scène des armées de babouins qui s’apprêtent à détruire la terre grâce à des scientifiques en chaînes. Puis, en 2108, des explorateurs néo-zélandais, dont le pays d’origine a été épargné,

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accostent sur les côtes californiennes en ruines. Le botaniste du groupe, le Dr Alfred Poole, se fait capturer par des pilleurs de tombes, qui le ramènent dans leur communauté de mutants satanistes et poly- games qui sacrifient annuellement leurs progénitures. Poole, recruté pour ses connaissances en botanique afin d’améliorer les récoltes, tombe amoureux d’une jeune femme avec qui il s’enfuit dans le désert pour rejoindre une communauté de monogames, exclus par l’autorité religieuse.

Darwin’s Radio et Darwin’s Children de Greg Bear (1999, 2003) Ces romans racontent l’éclosion d’une pandémie virale, le SHEVA, qui n’a d’effet que sur les femmes enceintes et se révèle le déclencheur d’une métamorphose soudaine d’Homo sapiens. Kaye Lang, spécialiste des virus endogènes, ces virus qui se cachent dans nos gènes depuis des millions d’années, découvre progressivement le fonctionnement de ce virus et tente de convaincre les institutions de ne pas le traiter comme une menace, mais comme un vecteur positif de changement. En parallèle, Mitch Rafelson, paléoanthropologue, découvre un couple d’hommes de Néandertal momifiés et leur nouveau-né, clairement Homo sapiens. Après avoir combiné leurs découvertes pour élaborer une nouvelle théorie de l’évolution, Mitch et Kaye fondent une famille et prennent la décision de concevoir ensemble un enfant posthumain, Stella Nova, qui naît à la fin du premier roman. La suite raconte son adolescence et celle de sa génération. On assiste à la vie clandestine des Rafelson, puis à l’internement de Stella dans un camp, sa fuite et son installation dans un village de Shevites, noms que les enfants du virus SHEVA se donnent. Finalement, le roman se termine par l’accou- chement de Stella Nova, qui donne naissance au premier enfant de la seconde génération, et la visite d’un site archéologique prophétique.

Galápagos de Kurt Vonnegut (1985) Galápagos raconte la fin de l’humanité et l’émergence d’une posthu- manité, du point de vue d’un fantôme nommé Leon Trotsky Trout qui hante, un million d’années dans le futur, l’archipel des Galápagos. Ce narrateur improbable narre les événements qui ont déclenché cette

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métamorphose, mettant tout particulièrement l’accent sur l’impuis- sance des personnages à choisir leur destin et l’inéluctabilité de leur mort en tant qu’ultime test darwinien. Il raconte ainsi qu’au milieu des années 1980, une crise économique mondiale dégénère rapidement en grave crise sociopolitique (guerres civiles, putschs militaires, guerres territoriales, famines, etc.), puis une épidémie met fin à l’aventure humaine, rendant infertiles toutes les femmes, à l’exception de celles qui font partie d’une minuscule communauté de survivants qui fait naufrage sur une île des Galápagos à bord du bateau de croisière Bahía de Darwin. Complètement isolés, ils n’ont pas connaissance d’être les derniers humains fertiles et, donc, les ancêtres d’une posthuma- nité qui, un million d’années plus tard, est composée de mammifères marins semblables à des otaries. Le groupe initial est composé de six fillettes indigènes (de la tribu des Kanka-bonos, des cannibales sud- américains) ; d’Adolf von Kleist, un capitaine alcoolique, incompétent et potentiellement porteur du gène de la maladie de Huntington ; de Mary Hepburn, une ancienne professeure de biologie stérile et récemment veuve ; de Hisako Hirogushi, la descendante enceinte (et mutante) d’une hibakusha ; de Selena McIntosh, une jeune fille atteinte de retinitis pigmentosa (un gène défectueux la rendant aveugle), et de Mandarax, un ordinateur de poche capable de jouer les traducteurs, de donner des conseils médicaux, d’enseigner l’ikebana et de trouver une citation littéraire (plus ou moins) appropriée à toutes les situations.

Hothouse de Brian Aldiss (1962) Le roman Hothouse se déroule dans un lointain futur, alors que la Terre présente toujours la même face au soleil. Un million d’années de sélec- tion naturelle combinées à un changement radical de l’environnement ont mené à une domination sans merci du règne végétal. L’homme ayant perdu sa suprématie (et sa culture), il s’est graduellement trans- formé : sa peau est devenue verte, il est cinq fois plus petit, peu intelli- gent et s’organise en petits groupes nomades et arboricoles. Le roman suit les péripéties d’un groupe d’humains sur le point de se séparer : les adultes grimperont au sommet des arbres et les enfants apprendront à survivre par eux-mêmes. Mais lorsque les adultes croient partir pour

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l’au-delà, emportés par une plante gigantesque (nommée « traversier »), ils se réveillent sur la Lune, métamorphosés en Hommes volants. Le roman suit ensuite les mésaventures des enfants restés sur Terre. Conséquence d’une chasse ayant mal tourné, le groupe se retrouve coincé au sommet d’un château. Ils parviennent à en descendre, mais le rebelle Gren choisit un autre chemin et se retrouve parasité par une morille intelligente, avant de rejoindre les autres, qui l’expulsent du groupe. Il part donc à la recherche d’autres humains, dirigé en pensée par la morille qui a de grandes ambitions : faire renaître (et dominer) la civilisation humaine. Ils rencontrent les Hardeurs, puis les Pêcheurs, des humains rattachés dès la naissance à un arbre qui les contrôle. Gren les libère, à leur grand désespoir, et à la suite de l’affrontement, Gren, Yattmur (une des Hardeurs) et les Pêcheurs se retrouvent à la dérive sur l’océan. Ils atteignent une île qui transforme en plantes la majorité des Pêcheurs, alors que les autres repartent et se retrouvent sur une autre île à la frontière de la clarté ; puis, une plante migratrice les transporte vers les régions sombres. Yattmur y accouche, alors que la morille arrive à maturité et choisit le corps de l’enfant pour se reproduire. Toutefois, un être étrange intervient et déjoue la morille : le Sodal Ye. Celui-ci est un poisson intelligent porté par un esclave-hôte qui entraîne Gren, Yattmur et l’enfant dans un périple vers le monde de la forêt, mais leur chemin est coupé par un traversier échoué d’où émergent les Hommes volants. La morille prend alors le contrôle de Sodal Ye et apprend que la Terre est mourante. La morille propose de les transporter sur une autre planète, mais Gren choisit de retourner dans la forêt.

Limbo de Bernard Wolfe (1952) Limbo se déroule dans les années 1990 (donc quarante ans dans le futur) et raconte l’histoire du docteur Martine, un neurochirurgien qui, lors de la Troisième Guerre mondiale des années 1970, a été cru mort et en a profité pour déserter et se rendre sur une île perdue près de Madagascar. Il y vit avec les autochtones pendant dix-sept ans, mais lorsque des Occidentaux débarquent finalement sur l’île, il découvre que leurs membres organiques ont tous été remplacés par des

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prothèses très élaborées. Il décide alors de retourner dans sa société et apprend que le monde « civilisé » est désormais divisé en deux entités politiques : la Bande intérieure [Inland Strip], correspondant globa- lement aux anciens États-Unis à l’exclusion des côtes, et l’Union de l’est [East Union], l’ex-URSS et la Chine. Les deux pays sont dirigés selon la philosophie « Immob », basée sur une nouvelle conception de l’humain inspirée par une entrée satirique du vieux journal personnel perdu et retrouvé du docteur Martine. L’idée en était que la guerre et l’agressivité sont largement dues à la mobilité du corps, mais aussi aux pulsions masochistes non résolues qui peuvent être dirigées vers soi-même plutôt que vers les autres. Si un homme accepte d’amputer volontairement ses membres, il n’aura plus le désir d’infliger la même chose aux autres. Mais, rapidement après l’émergence du programme d’amputation volontaire, la cybernétique apparaît et offre à tous ces hommes handicapés des prothèses contrôlées par leur propre cerveau grâce à une interface homme-machine. Les amputations devaient conduire à un monde plus pacifique, mais le développement de la cybernétique, les transformant en cyborgs posthumains, a produit d’autres effets. Un problème surgit : les prothèses contiennent un métal très rare qui ne peut être trouvé que dans certaines parties reculées de la planète. La rareté des ressources mène rapidement à une nouvelle guerre mondiale entre les deux nations lorsque l’Union de l’est trans- forme les Jeux paralympiques en un massacre et commence à envahir la Bande intérieure.

More Than Human de Theodore Sturgeon (1953) La première partie du roman, intitulée « L’idiot de la fable [The Fabulous Idiot] », se concentre principalement sur l’histoire de Lone [seul], un homme avec une déficience intellectuelle au talent caché : la télépathie. Il ne survit que parce que les passants se sentent parfois obligés de lui donner à manger, car son esprit projette instinctivement ses besoins vitaux sur les autres. L’histoire débute alors qu’il rencontre deux sœurs, les Kew, emprisonnées dans une maison fortifiée par leur père violent. Lorsque Lone embrasse la plus jeune des sœurs, son père assassine celle-ci avant de se suicider. La sœur aînée est ainsi libérée de son

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geôlier et Lone est accueilli par une famille d’agriculteurs, les Prodd. Ils lui apprennent à parler et à travailler, et lors de la naissance de leur premier enfant, il s’installe dans une cabane dans les bois, où il héberge éventuellement trois enfants fugitifs : Janie, une petite fille télékiné- sique de cinq ans, et deux jumelles à la peau noire de deux ans, Bonnie et Beanie, qui ont des pouvoirs de téléportation. Il accueille aussi Baby [bébé], le fils surdoué savant[ ] des Prodd qui souffre du syndrome de Down et ne vieillit pas. Pour aider M. Prodd dans son travail, le groupe d’enfants réuni autour de Lone invente une machine antigravitation- nelle, qui finit par être abandonnée sur le terrain, personne ne pouvant en reconnaître l’importance. La deuxième partie est entièrement consacrée à la psychothérapie d’un nouveau personnage nommé Gerry, un adolescent orphelin de quinze ans qui a commis un meurtre, mais n’en comprend pas les rai- sons. Sous hypnose, il se souvient finalement de son histoire : mourant de faim, il a été sauvé par Lone et a rejoint son étrange famille dans les bois. Après un certain temps, Lone mourut dans un accident et Gerry, ayant lui-même des pouvoirs télépathiques similaires, prit sa place à la tête du collectif, qui choisit d’aller vivre avec Mlle Kew, la sœur sur- vivante de la première partie. Celle-ci prend bien soin d’eux, mais elle nie leurs pouvoirs et essaie de les séparer. Or, malgré le bien-être indi- viduel de chacun des membres, le collectif possède déjà un embryon de conscience unifiée ; il réagit instinctivement à cette agression en tuant Mlle Kew. À la fin de sa thérapie, le psychothérapeute explique à Gerry que la prochaine étape serait de donner à l’Homo gestalt une morale, ce que Gerry ne peut comprendre. Il efface sa mémoire, satisfait. La troisième partie, intitulée « La Morale [Morality] », est entière- ment consacrée à un autre nouveau personnage, Hip Barrows, un ingé- nieur amnésique de l’armée dont Janie (la jeune femme télékinétique du collectif) s’occupe. Elle l’aide à se rappeler son identité et la raison de sa perte de mémoire : lorsqu’il a trouvé la machine antigravitation- nelle inventée par Baby dans la première partie du roman, Gerry a effacé son esprit pour protéger le secret de leur existence. Mais Janie étant préoccupée par le manque de sens moral de Gerry et son impact sur le collectif, elle a décidé de le placer face aux conséquences de ses

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actes pour éveiller en lui de la honte, un sentiment qu’elle espère être le début de la morale. Mais après y avoir réfléchi, Hip propose autre chose à Gerry : il pourrait entrer dans l’Homo gestalt comme son ethos et essayer de développer un code de conduite nouveau pour un être qui ne l’est pas moins.

La planète des singes de Pierre Boulle (1963) Deux voyageurs spatiaux découvrent un manuscrit qui raconte l’his- toire de trois humains – Ulysse Mérou, le professeur Antelle et son assistant – et un singe. Dans le manuscrit narré par Ulysse, l’équipage part de la Terre en 2500 et découvre une planète très semblable à la sienne près de Bételgeuse, que nos protagonistes nomment Soror. Ils y découvrent des humains physiquement semblables à eux, mais au com- portement animal, puis des singes qui agissent comme des humains. Ulysse est enfermé dans un institut de recherche avec Nova, une des humaines rencontrées, alors que le professeur se retrouve dans un zoo. Ulysse parvient à convaincre les scientifiques qui l’étudient qu’il est aussi intelligent qu’eux en parlant devant leur académie des sciences. Il est ensuite intégré dans la société et invité sur un site archéologique qui révèle que les humains de Soror étaient autrefois civilisés, mais que les singes les ont remplacés. Nova étant enceinte d’Ulysse, celui-ci parvient à s’enfuir de la planète pour retourner sur Terre, où il découvre que, 700 ans plus tard, les singes ont aussi remplacé les hommes.

Le silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg (1981) Le roman se déroule sur une Terre dévastée, trois cents ans après une catastrophe majeure qui poussa l’élite à s’enfermer dans des Cités souterraines hautement technologiques et le reste de la population mondiale à survivre malgré l’environnement hostile et mutagène et les institutions détruites. Lorsque le roman s’ouvre, les derniers habitants des Cités meurent de vieillesse extrême et des mutations génétiques nombreuses affectent les populations extérieures. Parmi les derniers habitants d’une Cité construite dans ce qui était jadis le sud de l’Italie, deux scientifiques, Paul Kramer et Richard Desprats, entreprennent de résoudre le problème de l’avenir de l’humanité en créant Élisa,

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première représentante d’une nouvelle génération possédant des gènes supérieurs et la capacité de s’autorégénérer. Élevée par Desprats, Élisa vieillit et se révèle avoir un autre talent : la métamorphose. Lorsque Paul, qui est alors son amant et le dernier humain de la Cité, perd la raison, elle se transforme en homme, Hanse, et parcourt l’Europe pour éteindre les Cités restantes. À son retour, quatre ans plus tard, Paul vit toujours. Contrainte de le tuer, elle entreprend pourtant de réaliser son Projet, mais selon sa propre vision du monde. Elle donne ainsi naissance par fécondation et incubation in vitro à une centaine d’enfants qui devront vivre dans le monde Extérieur pour y répandre leurs gènes. Devenus adultes, certains d’entre eux se révoltent et Élisa est contrainte de se rendre dans le monde Extérieur où elle découvre que Judith, qui avait été son amante, a fondé une communauté exclu- sivement féminine et s’apprête à déclencher une guerre afin d’instaurer une société gynocratique. Après la bataille, Élisa accueille les guerrières qui ont survécu et décide de fermer la Cité.

The Time Machine de Herbert Georges Wells (1985) Ce court roman s’ouvre sur un groupe de Londoniens à l’époque vic- torienne réunie autour d’un voyageur temporel qui leur raconte ses aventures incroyables. Après avoir inventé une machine à voyager dans le temps, il se rendit en l’an 802 701 où il rencontra les frêles et doux Elois qui vivaient en harmonie à la surface et se nourrissaient de fruits dans ce qui semblait être devenu un paradis terrestre. Il tenta alors de communiquer et vécut parmi eux, se liant à une jeune femelle, jusqu’à ce qu’il remarquât des immenses souterrains d’où émanaient un bruit de machine. Il rencontra finalement une deuxième espèce issue de l’humanité : les Morlocks, des êtres violents et imposants qui ne vivaient que dans l’obscurité et se nourrissaient des Elois. Le voyageur fut contraint de descendre dans leur monde industriel pour récupérer sa machine, volée, et s’enfuit finalement pour se rendre encore plus loin dans le futur, trente millions d’années plus tard, où il assista à la fin de la vie sur Terre. Il revint finalement à sa propre époque, trois heures après son départ, puis disparut de nouveau pour de bon.

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Posthumain.indd 273 20-08-31 14:29 le posthumain descend-il du singe ?

Oryx and Crake de Margaret Atwood (2004) Dans un futur rapproché, Snowman, qui croit être le dernier homme vivant, survit aux côtés de paisibles créatures humanoïdes qui le perçoivent comme un sage un peu marginal. Au cœur de ce monde postapocalyptique, Snowman se remémore son passé. Alors qu’il se nommait encore Jimmy, il habitait un monde déjà plongé dans le chaos à la suite de catastrophes naturelles. En Occident, la majorité, pauvre et sans ressources, habitait de véritables bidons-villes, alors que l’élite, issue des compagnies biotechnologiques et des universités, vivait dans des lieux clos protégés par une puissante police privée. Élevé par un père généticien enthousiaste et une mère microbiologiste dépressive, Jimmy est né dans un de ces lieux : la Ferme OrganInc. Lui-même peu doué pour les sciences, il y rencontra Glenn, un jeune génie excen- trique fasciné par les possibilités des biotechnologies et dégoûté par ce que le monde était devenu à cause d’elles. Séparés au moment de faire leurs études, les deux garçons se retrouvèrent des années plus tard. Désormais dénommé Crake, Glenn, devenu directeur du projet Paradice, engagea Jimmy et Oryx (une jeune fille qui obsédait Jimmy et Crake depuis leur adolescence) pour faire la promotion d’une pilule qui augmente la jouissance sexuelle et stérilise ses consommateurs à leur insu dans un objectif de contrôle démographique. Mais cette pilule cachait un projet encore plus ambitieux de Crake : créer une race de posthumains, les Crakers, qui remplaceront l’humanité, détruite par un virus, aussi de sa création.

Twilight World de Poul Anderson (1961) Le roman s’ouvre sur un long prologue qui se déroule deux ans après la fin d’une guerre mondiale qui a transformé la planète entière en un véritable champ de ruines. Robinson, le président autoproclamé des États-Unis, mandate un pilote, Hugh Drummond, à parcourir le territoire américain. Celui-ci doit également mettre en place un plan eugéniste d’élimination des mutants, résultant de la poussière radioactive qui continue de polluer l’atmosphère, mais il refuse. Dans la seconde partie, « Chaîne logique [Chain of Logic] », Drummond a remplacé le président. Dans la petite ville de Southvale, un jeune garçon

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mutant apparemment idiot, Alaric Wayne, se révèle un génie lorsqu’il invente une arme puissante qui lui permet de protéger sa ville contre des pilleurs sanguinaires. Un envoyé du gouvernement convainc la famille Wayne de se rendre dans la capitale pour que leur fils, dont l’esprit fonctionnerait en réseau plutôt qu’en chaîne logique, explore son potentiel. Dans la troisième partie, « Les enfants de fortune [The Children of Fortune] », des fonctionnaires parcourent le territoire et persuadent les « bons mutants » de vivre dans un ghetto qui leur est destiné, situé sur la montagne surplombant la capitale, afin de les protéger, leurs gènes supérieurs représentant l’avenir biologique de l’humanité. Alaric Wayne réunit un équipage de « bons mutants » et met sur pied un projet de colonisation de Mars pour permettre aux humains d’échapper aux radiations terrestres. Sur Mars, des Sibériens sabotent leur mission, mais ils reprennent le dessus et fondent leur colonie. L’épilogue se déroule des millénaires plus tard, alors que des archéologues provenant de Jupiter explorent les ruines martiennes.

Posthumain.indd 275 20-08-31 14:29 Posthumain.indd 276 20-08-31 14:29 table des matières

Notes sur l’ouvrage 7 Liste des abréviations 8 Introduction 9

première partie Évolution des espèces et taxonomie

Chapitre 1 Du protohumain au posthumain : signes, traces et définition 33

Chapitre 2 Quand l’humanité diverge : la spéciation des posthumains 55

Chapitre 3 La description d’espèces (post)humaines : entre science et étrangeté 77

deuxième partie L’émergence du posthumain littéraire

Chapitre 4 L’homme, ce parasite autodestructeur : Ape and Essence d’Aldous Huxley 97

Posthumain.indd 277 20-08-31 14:29 Chapitre 5 Prothèses cybernétiques et exodarwinisme : Limbo de Bernard Wolfe 113

Chapitre 6 Un posthumain supérieur à la somme de ses parties : More Than Human de Theodore Sturgeon 129

troisième partie Monstruosité, adaptation, évolution

Chapitre 7 Les monstres prometteurs : Twilight World de Poul Anderson 151

Chapitre 8 La catastrophe des gros cerveaux : Galápagos de Kurt Vonnegut 169

Chapitre 9 Au royaume de la survie, le mieux adapté est roi : Hothouse de Brian Aldiss 187

Chapitre 10 Évolution dirigée et fluidité de genre : Le silence de la Cité d’Élisabeth Vonarburg 207

Chapitre 11 Saltation virale pour un post-Homo communicans : la série Darwin de Greg Bear 225 Conclusion 243 Bibliographie 255

Annexe Résumés des ouvrages du corpus 265

Posthumain.indd 278 20-08-31 14:29 Sous la Jean-François de direction Sous Chassay populaires. plus aux canoniques plus des allant trèsElle large àun textes, spectre reste de ouverte s’approprie récupère les recycle. et les savoirs, les elle cherche àcomprendre comment la fiction à la fois par la sociocritique et l’épistémocritique, connaissance de une forme Balisée du monde. d’abord – que la fiction l’idée littéraire est – titres des qui propose défendent collection La www.pum.umontreal.ca numérique version en Disponible Couverture de figures mythologiques. Domaine public. Domaine mythologiques. figures de vraisemblablement s’agit il préhistoriques, ancêtres nos visité ont humanoïdes extraterrestres des que preuve la voient y astronautes anciens des scientifique ( x

e millénaire avant notre ère). Bien que des partisans de la théorie pseudo- théorie la de partisans des que Bien ère). notre avant millénaire

: I mage inspirée des peintures rupestres de Val Camonica, en Italie Italie en Camonica, Val de rupestres peintures des inspirée mage CAVALES

le posthumain dans l’histoire de l’évolution, ne peut-on pas, jus ne pas, peut-on de l’évolution, l’histoire dans le posthumain replaçant en Cependant, abouti. et final figé, état des utopies, un àl’instar tout en présentant, propre sa transcender mortalité, de possibilité la l’homme pour incarne elle l’Histoire, de de fin la paradoxale le moins pour figure une est le posthumain ou mutant, cyborg monstre, foisÀ la hybride, mesure il en mobilise les signes et les savoirs. les signes en mobilise il mesure quelle et dans théories de logique ces la dans s’inscrit littéraire 34,95 entre surtout publiés de science-fiction et des nouvelles des romans en relisant demande, se l’autrice ouvrage, cet Dans même du posthumanisme. l’origine à science pluridisciplinaire de cybernétique, la celle et par espèces desl’évolution de théories les différentes par et de narration la du discours le plan sur largement irriguées nombreuses et fertiles, sonten ramifications Les évolutif. arbre futur d’un fantasmées les branches représentation des possibles, la mais à éviter, pire évoluer le faire tement, Les Presses de l’Université de Montréal de l’Université de Presses Les

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1948

? I l ne serait plus l’idéal à atteindre ou le àatteindre plus l’idéal l ne serait et et 2005 , de quelle façon le posthumain le posthumain façon , de quelle

; a nnonciatrice bien souventnnonciatrice isbn 978-2-7606-4255-3 isbn - PUM CAVALES LE POSTHUMAIN DESCEND-IL DU SINGE ? DESPRÉS Elaine Després CAVALES du singe ? descend-il Littérature, évolution etcybernétique Le posthumain

sociocritique et épistémocritique. et sociocritique de sciencela fictionnelles dansperspective une représentations les sur portent recherches Ses l’imaginaire post-apocalyptique et télé. aux séries elle s’intéresse à notamment aux dystopies, 2016), en (Quartanier littérature en fous savants Montréal. avoir Après publié sur une thèse les au Centre à Figura l’Université de du Québec Elaine Després Després Elaine est professeureest associée www.pum.umontreal.ca numérique version en Disponible Couverture la Jean-François de direction Sous Chassay populaires. plus aux canoniques plus des allant trèsElle large àun textes, spectre reste de ouverte s’approprie récupère les recycle. et les savoirs, les elle cherche àcomprendre comment la fiction à la fois par la sociocritique et l’épistémocritique, connaissance de une forme Balisée du monde. d’abord – que la fiction l’idée littéraire est – titres des qui propose défendent collection La de figures mythologiques. Domaine public. Domaine mythologiques. figures de vraisemblablement s’agit il préhistoriques, ancêtres nos visité ont humanoïdes extraterrestres des que preuve la voient y astronautes anciens des scientifique ( x

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