MARCEL CERDAN DU MÊME AUTEUR

La télévision à la chaîne Éditions Julliard, , 1972. Marthe, les mains pleines de terre Éditions Pierre Belfond, Paris 1977. Les Zazous Éditions du Sagittaire, Paris, 1977. « Jean de Florette ». La folle aventure du film, en collaboration avec Jean- Michel Frodon Éditions Herscher, Paris 1987. JEAN-CLAUDE LOISEAU

MARCEL CERDAN

FLAMMARION © Flammarion, 1989. ISBN 2-08-066272-4 Imprimé en 1

UNE NUIT DE RÊVE A JERSEY CITY

Il est près de huit heures du soir. Le Holland Tunnel, une artère de céramique blanche logée sous l'Hudson, qui a été inaugurée il y a juste quelques semaines, pompe un flot ininterrompu de voitures dans le sud de Manhattan pour le déverser sur l'autre rive, à Jersey City. La chenille articulée pare-chocs contre pare-chocs proces- sionne au ralenti en direction du plus grand stade de la ville, le Roosevelt Stadium. Ce soir, des milliers de New-Yorkais se sont arrachés aux moiteurs lourdes de Manhattan, du Bronx, de Broo- klyn, pour vivre un événement qu'on promet riche en émotions fortes. 21 septembre 1948. Si tout se passe bien, dans quelques heures, à six mille kilomètres de là, la date pourrait bien devenir historique. La France entière est tournée, elle aussi, vers le Roosevelt Stadium où son idole, Marcel Cerdan, va livrer le combat de sa vie. Coincée dans la circulation, la Cadillac de Cerdan roule au pas. La gaieté un peu forcée qui y régnait en partant s'est peu à peu éteinte. Les conversations se sont effilochées, hâchées par une appréhension diffuse. Il n'y a plus rien à dire. Juste à essayer de rester calme. Marcel a l'air calme. Lucien Roupp, son manager, lui, gamberge. Dans quelques jours si tout se passe bien, il ne manquera pas de témoins pour apporter les retouches qu'il faut au tableau. On peut faire confiance à ce vieux renard de Lew Burston : « Avant le combat ? Marcel n'était pas plus nerveux que s'il s'était préparé pour une séance d'entraînement. » Après tout, il est le représentant de Cerdan en Amérique, et c'est ce qu'on attend de lui. Ici, défendre les intérêts d'un boxeur, ça consiste aussi à soigner son image. Burston en « rajoute » toujours un peu, mais il a indiscutablement la manière. Lorsque Marcel avait débarqué pour la première fois aux États-Unis — il y a deux ans déjà —, un journaliste lui avait demandé de définir son style. Lew avait traduit et donné la réponse, sa réponse, dans le même souffle : « American, American. He says he fights American. » Un peu plus tard, il était revenu à la charge, glissant en confidence à un reporter : « Cerdan n'est pas venu en étranger, il se sent comme un voyageur qui rentre, enfin, à la maison. » Lew trouvait toujours les phrases que les journalistes souhaitaient entendre. On pouvait lui faire confiance : demain, si tout se passe bien, il saura célébrer le Frenchie comme il le mérite... Assis sur la banquette arrière, dans un coin, le manager de Cerdan se dit alors qu'il n'aura, lui, jamais la manière. La légende, toutes ces histoires plus ou moins vraies qu'on colporte sur Cerdan où la boxe n'a pas grand-chose à voir, Lucien Roupp préfère les ignorer. A chacun son boulot. Il sait ce qu'on dit de lui. Chaque fois qu'il se laisse aller à dire ce qu'il pense, on lui fait comprendre qu'il manque singulièrement de fantaisie. Il passe pour l'éternel trouble-fête. Cela, à vrai dire, le préoccupe moins que l'insouciance de Marcel, cette façon qu'il a eu ces derniers mois de se reposer sur ses lauriers, de prendre les choses par-dessus la jambe. Dangereux, très dangereux. N'importe quel manager vous le dira : le don ne suffit pas. L'entraînement, c'est un travail long, intensif, minutieux. Il faut de la volonté. « De la volonté, tu comprends, Marcel ? » « Oui, monsieur Roupp, vous avez raison », répondait invariablement Marcel. Et puis, le lendemain, à la première occasion, il se défilait, bâclant l'entraînement pour retrouver plus vite ses copains. Cerdan avait fini par le payer. Battu par le Belge Delannoit en mai après un combat médiocre sur toute la ligne, indigne de lui. La revanche acquise à l'arrachée en juillet n'avait rassuré que ceux qui voulaient l'être. On ne s'était pas gêné pour dire que Cerdan était sur le déclin, que le meilleur de sa carrière était derrière lui. Les Américains avaient tout de même consenti à lui donner sa chance pour le titre mondial, du bout des lèvres, et en pensant sans doute que n'allait en faire qu'une bouchée. N'importe, avec ce championnat du monde, les Français s'étaient repris et avaient recommencé à rêver. C'est la voix de Marcel qui a tiré Lucien Roupp de ses pensées : — Il faut que je gagne, lance-t-il à Jo Rizzo qui conduit. Tu comprends, la France compte sur moi, hein, et Marinette, et les enfants ! Puis, après un bref silence, il ajoute avec un clin d'œil : — Y también, la que tú conoces. « Et puis, tu sais qui. » Bien sûr, qu'il sait, Jo. Tout le monde sait. Mais personne ne se risque à faire un commentaire. Pas le moment de parler d'Édith Piaf ! On approche maintenant du Roosevelt Stadium. A intervalles réguliers, on voit des policiers à cheval et des motards. Plus de cinq cents ont été mobilisés pour canaliser les spectateurs et assurer le service d'ordre de la soirée. Aux dernières nouvelles, chez les bookmakers, la cote est à 8 contre 5 en faveur de Zale. C'est lui le favori. Les journalistes spécialisés ne donnent pas cher des chances de Cerdan. Dan Parker, le célèbre chroniqueur du Daily Mirror affirme : « Il ne fait aucun doute que Zale mettra Cerdan K.-O. » Et Joe Williams renchérit dans le World Telegram : « Quand on voit le Français aussi aimable, aussi souriant, aussi sympathique, on a envie de crier au bout de quelques instants : " Vas-y, Marcel ! Mais, quand je me pose la question : Quels sont ses atouts pour gagner ? Je suis obligé de constater que je n'en vois pas. C'est pourquoi je crois fermement en la victoire de Zale. » Roupp s'est fait traduire tous les articles de la presse new-yorkaise. Agacé d'abord, il a finalement considéré que c'était une bonne chose. Marcel n'est jamais plus déterminé que lorsqu'on doute de lui. Le ton sur lequel il a dit : « Il faut que je gagne. » !... Roupp se sent rassuré. Aussi loin qu'il remonte, il ne se souvient pas l'avoir vu aussi épanoui à la veille d'un combat capital. Les trois dernières semaines ont été décisives. Cerdan est métamorphosé. Il y a deux jours, il a lancé le plus sérieusement du monde à son ami, René Dunan, de France-Soir : « J'ai une confiance qui m'étonne moi- même. » Le genre de phrases qui font les gros titres dans les journaux depuis des lustres. Pour une fois, ce n'est pas une invention de journaliste. Marcel l'a dit. Et elle reflète tout à fait la réalité. En quatorze ans de carrière professionnelle, il n'a sans doute jamais montré un tel acharnement à l'entraînement. Pas une fois, il n'a laissé échapper sa plainte favorite : « Vous allez me surentraîner, monsieur Roupp... » Il a retrouvé tous ses moyens et au-delà. Cerdan s'est totalement remobilisé. Il était temps... Quand la Cadillac se range enfin dans le parking réservé aux acteurs de la soirée, Lucien Roupp ne pense plus du tout aux mois difficiles qu'il a traversés depuis un an. Les doutes, les angoisses, la peur d'échouer si près du but. La rage qui l'a pris en lisant que lui « le manager à la figure triste, le Don Quichotte du coin des rings » n'était plus à la hauteur de la situation et, qu'à cause de lui, Cerdan allait peut-être rater sa fin de carrière. Toutes ces critiques terribles que l'on répète dans son dos, une espèce de cabale orchestrée par Dieu sait qui — Roupp a sa petite idée —, c'est du passé. En tout cas, on ne pourra rien lui reprocher, cette fois. Hier, dans la soirée, il bataillait encore avec les matchmakers. De l'avis même de Lew Burston, il s'en est bien tiré. Des heures de discussion pied à pied pour déjouer une manœuvre de dernière minute concernant la bourse que devait toucher Marcel. Gus Lesnevitch, l'adversaire de Joe Walcott dans l'autre combat-vedette de la soirée, avait déclaré forfait, parce que, paraît-il, il s'était cassé un orteil à l'entraînement. Peut-être bien qu'il s'agissait d'un forfait diplomatique, car le niveau des locations n'étant pas ce que les organisateurs espéraient, il était difficile de payer quatre boxeurs vedettes sur les recettes. Peut-être... Toujours est-il que l'on voulait réduire le cachet de Cerdan. Roupp a tenu bon. Au bout du compte, Cerdan touchera vingt pour cent de la recette (au lieu des dix-sept prévus) avec un minimum garanti de 40 000 dollars (soit seulement 5000 de moins que la somme fixée par contrat). Non, décidément, on ne pourra rien reprocher à Lucien Roupp. C'est l'attente, surtout, qu'il faut redouter. Cerdan ne l'a jamais très bien supportée. Deux heures de cache-cache usant avec la concentration, de grands vides vertigineux, jusqu'à la nausée parfois. Cela ne s'analyse pas. En franchissant le seuil de sa loge, cet homme naturellement nonchalant change de peau. Il lui est arrivé d'avoir peur — ce qui s'appelle la peur au ventre — ou d'être terriblement impressionné par la réputation de son adversaire. Avec l'expérience, sa nervosité vient d'ailleurs. Une autre variété de peur, moins radicale mais tout aussi lancinante, celle de ne pas remplir son contrat. De décevoir. Alors, il est saisi d'une irrésistible envie d'en finir. Il peut aussi envoyer dix fois des émissaires aux nouvelles pour savoir ce que fait son adversaire, si celui-ci est contracté, s'il s'échauffe déjà, etc. : « Va voir ce qu'il fabrique », et après : « Tu l'as vu ? Comment il est ? »... Cerdan est à sa vraie place, là où il a tout fait pour se trouver. Et rien ne se passe comme on pouvait le prévoir. Pendant une heure, il subit « un vrai coup de pompe moral ». Il renonce même à sa traditionnelle partie de jacquet. Flottant entre le grave et le débonnaire, les conversations, autour de lui, sentent l'artifice. On aurait aimé qu'il réagît. Il a l'esprit ailleurs. Quand on lui tend les télégrammes d'encouragement (il en arrive de partout), Cerdan les lit en hochant la tête et dit : « C'est chic » ou ne dit rien du tout. 1. Cerdan : la vérité, de Lucien Roupp, Presses de la Cité, 1970, p. 337. Vincent, l'un de ses frères aînés, débarqué la nuit précédente de Buenos Aires où il vit depuis vingt-deux ans, lance quelques blagues qui tombent à plat ; la jovialité de cet homme petit au nez aplati et aux oreilles en chou-fleur a, pour l'heure, quelque chose de faux. Ni Jo Rizzo ni Jo Longman ne trouvent non plus le moyen de faire diversion. Le premier, qu'on tient pour le complice préféré de Marcel aux États-Unis, homme à tout fait bénévole, chauffeur parce qu'il a une voiture et garde du corps parce qu'il a la carrure de l'emploi, se charge d'aller ouvrir chaque fois que l'on frappe à la porte car c'est sa façon à lui de tromper l'attente. Le second, caché derrière ses lunettes noires, affecte, comme d'habitude, de contrôler émotions et sentiments ; il reste fidèle à son personnage. Aux yeux des journalistes américains qu'il intrigue particulièrement, ses fonctions très floues le font passer pour « l'éminence grise ». C'est une formule assez vague pour lui plaire et suffisamment évocatrice pour exaspérer Roupp. Avec l'espèce de confusion dans laquelle est à présent plongé le vestiaire, il faudrait un événement inattendu pour qu'enfin, on y voit plus clair. Le télégramme d'un curé canadien fait son effet : Parié gros sur vous stop si vous gagnez bénéfice ira à mes ouailles stop cognez comme un sourd stop Jésus ferme les yeux stop. Cerdan est à la fois amusé et touché. Les autres rient. Et, enfin, arrive la lettre de Marinette. La femme de Marcel a écrit quelques lignes, mais surtout, elle y a joint une photo d'elle et de leurs trois fils, prise quelques jours plus tôt dans leur ferme de Sidi-Maarouf, près de . Soudain, Cerdan rayonne. Il fait le tour du vestiaire en brandissant le cliché, et chacun salue, intérieurement, le coup de génie de celui qui a eu l'idée de faire porter la lettre jusqu'ici. Le boxeur demande : — Il est quelle heure en France ? — Un peu plus de deux heures et demie, répond quelqu'un. — Ils doivent commencer à s'énerver sérieusement, dit-il en hochant la tête. Il sautille sur place pour s'échauffer. Lucien Roupp lui répète pour la dixième fois peut-être, sur le ton mi-paternel mi-professoral qu'il emploie toujours avec lui : — N'oublie pas... son crochet gauche. Il est fort comme un buffle. Alors, dès qu'il amorce une attaque, tu le contres d'un cross du droit. Et surtout, au début, tu te couvres. Il est dangereux pendant les six premiers rounds, après, il fatigue... Pas de risques inutiles. Tu te couvres. Tu as bien compris, Marcel ? — Oui, monsieur Roupp. Cerdan commence à « entrer dans le match ». Pendant que Roupp lui bande les mains, il dit à mi-voix comme dans la voiture tout à l'heure : — Il faut que je gagne. Il le faut, hein, monsieur Roupp ? — On compte sur toi, tu le sais, répond le manager. Quand il se lève, Marcel contemple, une nouvelle fois, la photo de Marinette et de ses enfants, puis il s'agenouille tout près de la table de massage. Avec sa robe de chambre bleu pâle fatiguée, jetée sur les épaules, les mains bandées jointes et la tête baissée, on le sent, à cet instant, très vulnérable. Cerdan, comme beaucoup de boxeurs, se signe furtivement sur le ring quand retentit le premier coup de gong. Et, il est de notoriété publique qu'avant chaque combat, il va brûler un cierge à l'église la plus proche. Cet après-midi même, il a sacrifié au rite dans une petite église de Little . Personne, cependant, ne l'a encore vu prier ainsi, longuement, en présence de quatre ou cinq personnes. De temps en temps, Cerdan passe ses doigts derrière la ceinture élastique de sa culotte blanche : sous celle-ci, il a enfilé une autre culotte, bleue à bandes noires, toute rapiécée, celle que sa mère lui avait confectionnée pour ses débuts professionnels ; une médaille de l'Enfant Jésus, qui lui vient aussi de sa mère, y avait été cousue. Personne ne peut entendre ce que ses lèvres marmonnent, et, peut-être dit-il simplement : « Faites que je gagne. » Cerdan est d'une pâleur impressionnante. Il finit sa mue. Il approche de cet état de grâce précaire qu'on nomme concentration. Toujours, chez lui, elle se manifeste par cette pâleur. Il se relève, sautille à nouveau sur place, et la tête dans les épaules, le regard fixé sur un adversaire invisible, il commence à faire du shadow, une longue série de directs et de crochets, du droit, du gauche, à rythme rapide, dans le vide. A quelques minutes — cinq ou six, pas plus — de son cent-treizième combat, celui que l'on n'appelle plus depuis des semaines que « le combat de sa vie », Marcel donne l'image d'une « machine humaine merveilleusement au point pour détruire2 ». On frappe à la porte, Jo Rizzo va ouvrir. Sans entrer, du seuil de la pièce, le commissaire de la réunion, une espèce de géant souriant en costume croisé très chic, lance : — Time's up. It's your turn, Cerdan. Dans le couloir on entend distinctement la rumeur toute proche, mais assourdie, du stade en fermentation.

2. Lucien Roupp, op. cit., p. 325. D'une volée de crochets du droit et du gauche à la mâchoire, Walter Cartier vient de confirmer tout le bien qu'on pense de lui à Mount Vernon, New York, en mettant K.-O. à la première reprise, le dénommé Jimmy Mangia, venu en voisin de l'East Side de Manhattan. On n'en parlera pas — ou tout juste en deux lignes sèches — dans les journaux de demain. Pourtant, c'est le genre de massacre éclair qui laisse des traces dans le public : on le sent maintenant complètement « chauffé ». Aussitôt après l'annonce du verdict de ce sixième et dernier combat préliminaire, le ring s'illumine de deux ou trois dizaines de projecteurs supplémentaires. Pour le cinéma. Sur une plate-forme surélevée, installée pour la circonstance, et drapée de tricolore, on voit les techniciens s'affairer autour des appareils de prise de vues. Le grand moment est arrivé. Conçu pour célébrer le culte du base-ball, le Roosevelt Stadium est une arène à ciel ouvert, moderne et fonctionnelle, avec, pour le coup d'œil, des massifs de fleurs, des mini-fontaines lumineuses et un gazon très vert. Bâti dans la baie de Newark, au débouché de la Hackensack River, il baigne dans une fraîcheur humide plutôt agréable après la chaleur lourde des derniers jours. N'importe quel habitué du Madison Square Garden peut y flairer l'ambiance des grands soirs. Autour du ring, nappé d'une éblouissante lumière blanche, les spectateurs font une houle tumultueuse qui va se perdre là-haut, dans la semi-pénombre des gradins et le ciel noir. Dans les travées, les billets verts circulent encore de main en main, pour les paris de dernière minute. Les éclairs de magnésium permettent de localiser les célébrités installées aux fauteuils de ring à trente dollars. On reconnaît Abbott et Costello — le gros avec un cigare, c'est Costello. Al Jolson, le fameux « chanteur de jazz » des débuts du parlant, voisine avec Sonja Henie, la reine du spectacle sur glace du Madison Square Garden, en manteau de fourrure. Les journalistes français, cinq envoyés spéciaux plus une poignée de correspondants permanents, ont repéré, eux, le sourire de Fernandel qui est arrivé à New York le matin même par bateau et doit repartir le lendemain pour une tournée au Canada. Mais, c'est Édith Piaf surtout qui les intéresse. Elle est pâle, elle a l'air très nerveuse. On peut deviner ce qu'elle ressent. Les journalistes sont dans le secret — qui d'ailleurs ne l'était pas ? Mais, une fois pour toutes, Marcel a dit : « Pas touche à la petite. » Alors, dans leurs papiers, ils noteront qu'elle était là, au bord du ring mais sans en dire plus, sinon qu'elle débute le lendemain, mercredi, au Versailles, un cabaret chic de Manhattan. En revanche, et contrairement à ce qui avait été dit, ni l'ambassadeur de France M. Henri Bonnet ni le consul général à New York, M. Ludovic Chancel, ne sont de la fête : le premier est rentré à Paris ce matin; le second le représente au gala d'ouverture des Ballets de l'Opéra de Paris, au City Hall de New York. Deux coups de gong résonnent soudain. Sur le ring, le speaker commence à égrener le nom des champions présents dans l'assis- tance. Georgie Abrams ! Billy Cohn ! Jack Dempsey ! Georges Carpentier ! Abrams a rencontré Zale titre en jeu, en 1941, et il a été le premier adversaire de Cerdan aux États-Unis en 1946 : battu par l'un et par l'autre, il est en quelque sorte un comparse privilégié des vedettes de la soirée. Billy Cohn, ancien champion du monde des poids moyens, est un des supporters de la première heure de Cerdan; il a été de ceux qui ont poussé à donner sa chance au Français quand celui-ci n'était encore qu'un inconnu pour les Américains Dempsey, c'est Dempsey, une légende vivante. Quant à Carpentier, rival historique du précédent, il continue, vingt-sept ans après, à jouir d'une telle popularité en Amérique, que les organisateurs l'ont fait venir de France à leurs frais pour qu'il assure la promotion publicitaire du combat. Depuis son arrivée, les photographes ne le lâchent pas d'une semelle. Chaque champion est monté à son tour sur le ring pour saluer la foule, les deux bras levés et avec cet air excessivement décontracté de qui a fait le plein d'acclamations depuis longtemps. Dempsey et Carpentier ont joué pour les caméras la scène des retrouvailles émues : ils sont tombés dans les bras l'un de l'autre pour une longue accolade qui leur a valu une chaude ovation du public. Il est vingt-deux heures précises quand, enfin, Cerdan paraît à la sortie des vestiaires. Enveloppé dans sa célèbre robe de chambre bleu délavé, une serviette blanche sur la tête, il est serré de près par une escouade de policiers en uniforme, comme s'il y avait à redouter les humeurs imprévisibles de la foule. Après le combat, il racontera qu'à cet instant, il a trouvé l'ambiance moins intimidante qu'il ne le craignait. Le fait est qu'on ne sent aucune hostilité dans l'accueil. Au contraire, le public applaudit franchement cet étranger qui répète avec une belle constance depuis des semaines combien il aime l'Amérique. L'avant-veille encore, dans le New York Post, Jimmy Cannon avait donné un échantillon de cet amour : — Comment se sent-il à l'idée de rencontrer un puncheur ? deman- dais-je à Jo Rizzo qui traduisit pour Cerdan. 3. Voir chapitre 10. — Il est très heureux, dit Rizzo. — Je ne l'ai jamais vu si heureux, ajouta Jo Longman qui possède une part (sic) du boxeur. — Heureux, confirma Lucien Roupp, le manager de Cerdan. Puis Rizzo ajouta : — Parce qu'il est heureux, il a l'esprit tranquille. — Est-ce qu'il aime affronter des puncheurs ? insistai-je. — Il a combattu contre beaucoup de boxeurs, dit Rizzo (après une longue conversation avec Cerdan). Beaucoup de boxeurs qui frap- paient très fort. Cerdan fait alors une suggestion. — Il est heureux d'être dans ce pays, traduisit Rizzo. Il est à chaque fois un peu plus heureux d'être ici. Ce genre de déclarations, il en faisait quotidiennement depuis des semaines aux reporters du Post, mais tout aussi bien à ceux du Times et du Mirror. Et comme, en plus, sur les photos il arborait un large sourire en toutes circonstances, il s'était acquis la sympathie de tout le monde. A l'unanimité les journalistes américains tenaient Cerdan pour un nice guy. Un chic type. Une minute après le challenger, c'est le champion du monde en titre qui fait son apparition dans l'arène. Lui on l'acclame, et c'est dans l'ordre des choses : il est Américain et il jouit d'une formidable estime. Certes, Tony Zale n'a jamais eu, et il n'aura jamais, l'aura fabuleuse d'un Joe Louis, l'invincible « Brown Bomber » qui peut réduire en miettes, et avec une fantastique aisance, n'importe quel poids lourd de la planète. Assurément, il n'a jamais électrisé les foules comme un Rocky Graziano, ce bagarreur flamboyant qu'on a surnommé « The Rock », et qui, en quelques saisons, était devenu le plus spectaculaire cogneur de sa catégorie. Il manquait à Zale cette étincelle mystérieuse qui fait les grands héros populaires. Mais, personne ne niait qu'à trente-quatre ans, le robuste boxeur de Gary, Indiana, avait amplement mérité de se retrouver là où il était installé : au sommet. Il en avait tant bavé qu'à sa place, beaucoup d'autres boxeurs auraient sans doute raccroché les gants depuis longtemps. Il était devenu champion du monde en juillet 1941. Cinq mois plus tard, l'Amérique entrait en guerre, et Tony Zale était mobilisé dans la Marine comme Cerdan. Il allait rester quarante-quatre mois sans remonter sur un ring. A la fin de la guerre, non seulement son titre ne lui avait pas rapporté un cent mais on l'avait complètement oublié et, vu son âge, tous les spécialistes le considéraient comme fini. Il s'était alors remis au travail, alignant un nombre incalculable de rounds à l'entraînement, s'infligeant un régime de damné. Et il avait commencé à remonter la pente. Il avait retrouvé son punch. Après une impressionnante série de K.-O., on lui avait enfin donné sa chance pour le titre mondial, contre Rocky Graziano. Mais — nouveau coup dur —, à quelques jours de la rencontre il allait être terrassé par une pneumonie. Deux mois pour se remettre, et il jouait son va-tout. Ce combat devait rester dans les annales comme « le plus féroce » de l'année 1946. Dès le deuxième round, Zale était allé au tapis. Il avait le visage en sang et un pouce cassé. Regagnant son coin en titubant, il avait marmonné à ses soigneurs : « Ma main me fait mal. » L'un d'eux, Art Winch, lui avait rétorqué : « N'y pense pas. Utilise ton gauche au maximum. Vas-y et cogne. » Zale avait acquiescé : « Yes, sir. » Et il était reparti au combat. Son calvaire avait duré cinq rounds. Mais, au sixième, d'un magistral crochet au menton, il allait infliger à Graziano le premier K.-O. de sa carrière. Cette fracassante victoire de Zale avait ravi beaucoup de gens, et, en particulier, tous les hommes de sa génération qui, comme lui, avaient passé leurs plus belles années sous l'uniforme. Un an plus tard, en juillet 1947, Zale perdait la revanche par arrêt de l'arbitre, au sixième round aussi. Graziano avait huit ans de moins que lui. On en avait conclu que « le vieux » Zale avait payé le tribut de l'âge, et que son déclin était irréversible. Erreur ! Le 10 juin 1948, devant vingt mille spectateurs en délire, Tony-le-courageux exécu- tait Graziano en trois reprises. Et, Nat Fleischer, le patron de The Ring, une revue considérée comme la bible de la boxe aux États- Unis, devait parler du plus sensationnel K.-O. qu'il ait vu « depuis la victoire fulgurante, au premier round, de Joe Louis sur Max Schmeling en 1938 ». Il ajoutait au comble de l'enthousiasme : « Zale a gagné sa place parmi les immortels de la catégorie poids moyens » C'est pour tout ça qu'on l'aimait bien, Tony. Pour sa vaillance inaltérable, pour son opiniâtreté, pour sa force de caractère dans l'adversité. De plus, il menait une vie en tout point irréprochable. Bon époux et bon père, d'une modestie qui confinait à l'effacement, il croyait aux vertus morales de l'exemple à donner quand on est un champion. Son temps libre, il le consacrait aux gosses qui fréquen- taient les clubs de la Catholic Youth Organization, la C.Y.O., pour leur inculquer ce qu'il appelait « les principes de l'esprit sportif et de la vie honnête ». Une mission bénévole qui, selon lui, était « un des 4. The Ring, août 1948. devoirs de sa charge5 ». Bref, Anthony Florian Zalewski, fils d'un ouvrier polonais immigré, avait bien mérité de l'Amérique. Avec lui il n'y avait jamais de coups tordus, jamais d'histoires. On venait le voir boxer en toute confiance : quoi qu'il arrive, on savait qu'il donnerait le meilleur de lui-même. Zale ne serait jamais une idole, mais il faisait, en toutes circonstances, du sacrément bon boulot sur le ring. Il avait signé pour se battre et il se battait. De la première à la dernière seconde. Sans s'économiser. Jusqu'à la limite de ses forces. Jusqu'à ce que lui ou son adversaire tombe. Pour tous il était « The Man of Steel » (« L'homme d'acier »). Ce surnom il l'avait forgé dans les aciéries de Gary, Indiana, où il avait trimé dur avant de devenir boxeur professionnel ; puis, il l'avait fait respecter grâce à son punch, qui était du même métal. Les vingt mille spectateurs du Roosevelt Stadium et plusieurs millions d'autres Américains qui suivent la rencontre en direct à la radio, comptent maintenant sur ce punch. Ils attendent que Zale tienne ses promesses. Dans le programme de la soirée, on peut lire une phrase manuscrite du champion : « I think Cerdan is going to be a tougher fight than Graziano but I think I can win in five rounds. » (« Je pense que contre Cerdan, ce sera plus dur que contre Graziano, mais je suis convaincu de pouvoir l'emporter en cinq rounds. ») Pour faire bonne mesure, Cerdan avait répliqué, devant les journalistes : « J'ai beaucoup de respect pour monsieur Zale, mais je suis sûr de le battre et de rentrer en France avec le titre. » Qu'ils penchent pour l'un ou l'autre des deux boxeurs, la quasi-totalité des observateurs prévoit que le choc fera des étincelles, et que le combat n'ira probablement pas au terme des quinze reprises. Cerdan et Zale ont, en effet, en commun une force de frappe dévastatrice et du tempérament à revendre. L'un et l'autre n'ont jamais reculé devant la bagarre. Et leurs palmarès en apportent la preuve. Sur quatre-vingt-sept combats, l'Américain en a remporté quarante-six par K.-O. Quant au Français, il compte soixante-trois victoires avant la limite sur cent treize combats. C'est tout dire... Le speaker fait la présentation rituelle des deux boxeurs. Cerdan a entendu son nom comme dans un brouillard, et des applaudisse- ments nourris en écho. A cette seconde il est seul, et personne ne peut plus rien pour lui. Il a esquissé un pas pour saluer mécanique- ment, puis, il a repris aussitôt ses mouvements d'échauffement. Lucien Roupp, qui se tient à ses côtés, lui parle à l'oreille. Mais il ne 5. The Saturday Evening Post, 5 juillet 1947. semble pas l'entendre. Il est concentré, coupé de l'extérieur. Il a trouvé son rythme intérieur, et, à cet instant, rien ne pourrait le distraire. Sous les sunlights, il est d'une extrême pâleur, presque livide, et il a le regard noir, intense, impitoyable : c'est le masque qu'on lui a si souvent vu dans les grandes occasions. Une métamor- phose impressionnante qui évoque le fameux « instinct du tueur ». « Tuer » si l'on ne veut pas être « tué » : la seule loi qui vaille dans un ring. Tony Zale a cessé d'être l'épouvantail dont Marcel disait parfois à l'entraînement : « C'est un gros morceau, hein, monsieur Roupp !... » Il est maintenant l'homme à abattre. Cerdan l'observe à la dérobée. Le cheveu blond, dru et coupé court, le faciès cabossé où les yeux d'un bleu très pâle s'enfoncent sous la barre épaisse des arcades sourcilières, les épaules larges, la silhouette puissamment enracinée au sol : l'étoffe est rugueuse mais, à l'évidence, très résistante à l'usure. Les traits accusent l'âge qui n'a cependant laissé aucune trace visible dans l'allure de l'athlète. Il faudra frapper fort pour descendre l'Homme d'acier. Au même moment, Georges Carpentier qui est assis au milieu des journalistes français murmure à son voisin : « J'ai le trac. » Il a assisté aux dernières séances d'entraînement de Marcel ; il a observé Tony Zale au travail. Il croit que Cerdan peut l'emporter. Pourtant, à l'ultime minute, il est saisi par ce tremblement irrépressible qui brouille les raisonnements. Il est, en fait, à l'unisson de millions de Français qui balancent maintenant entre la confiance et l'incertitude. A six mille kilomètres de là, la France entière a le trac. Depuis des semaines les journaux ont fait monter la pression. Ils ont déversé à pleines colonnes les échos, les petites phrases, les choses vues, les témoignages, les pronostics. On a suivi au jour le jour et, sur la fin, presque heure par heure, la préparation de Marcel. On l'a ausculté, radiographié, soupesé. On sait, on est sûr, qu'il a, cette fois, mis toutes les chances de son côté. Et on croit dur comme fer qu'il va remporter « le match de sa vie ». Plus rien d'autre ne compte que cette victoire. A la une des quotidiens, le nom de Cerdan, en lettres énormes, rivalise ou éclipse carrément celui des autres vedettes de l'actualité. Le comte Bernadotte, médiateur de l'ONU en Palestine, vient d'être assassiné par l'Irgoun; le secrétaire d'État américain, le général Marshall, serait décidé à rompre avec Moscou ; le gang des tractions avant a encore raflé deux millions près de Villeneuve-Saint-Georges ; la France entière s'en fiche royalement. Pendant quelques heures au moins. Ce soir, au bulletin d'information de vingt heures, les speakers de la radio sont passés très vite sur la « bombe politique » du « brave docteur Queuille ». Le nouveau président du Conseil a décidé d'ajourner les élections cantonales prévues pour le mois d'octobre. Il ne s'agit pas, a-t-il déclaré, de fuir le suffrage universel mais seulement d'éviter, dans un pays livré au désordre et au chaos, que le suffrage universel soit frappé de stérilité et de décadence. Cela vise les communistes et les troupes gaullistes qui se déchaînent depuis des semaines. De Gaulle a répliqué du tac au tac : C'est ignoble. Cet homme veut chloroformer l'opinion. On ne s'est pas beaucoup attardé non plus sur l'ouverture, au Palais de Chaillot, de la session de l'O.N.U. Paris peut bien être, pour un jour, le centre du monde, un petit bout de discours du président Auriol suffira : La France est heureuse [avec l'accent, on entend « heurrreuse »], heureuse et fière de recevoir à Paris la troisième assemblée générale des Nations unies... « Les graves périls » intérieurs dont parle Henri Queuille, la dramatique tension internationale qui affole toutes les chancelleries et même la hausse scandaleuse du prix des cigarettes (les Gauloises sont passées hier, de 48 à 65 F), tout cela ne pèse pas très lourd, en regard de la grand-messe de Jersey City. La radiodiffusion française a bien fait les choses : sur la chaîne nationale, des programmes spéciaux ont été préparés pour mettre les « chers auditeurs » en condition, les tenir en haleine jusqu'à l'heure du combat. Ainsi, dès vingt et une heures, le speaker annonce avec toute la solennité requise, la diffusion d'un entretien réalisé l'avant-veille, entre Pierre de Gaulle, le frère du Général, et Marcel Cerdan. On tend l'oreille. Avec des intonations qui rappellent par instants la voix de son frère, le président du Conseil municipal de Paris lance : — Je suis venu, Cerdan, pour vous apporter les vœux de la Ville de Paris et de tous les Parisiens. Vous savez avec quelle passion nous suivrons les événements du combat sensationnel où vous devez triompher. Êtes-vous en bonne condition ? — Oui, je me suis bien préparé pour ce combat, répond Marcel d'une petite voix flûtée qui surprendrait si l'on ne s'y était habitué depuis longtemps. — Moralement et physiquement, tout paraît aller bien. — Moralement et physiquement. Et je pense me battre avec tout mon cœur, toutes mes forces. — Vous savez avec quelle attention, quelle passion, nous suivrons les événements. Il faut absolument que vous triomphiez, et nous sommes certains que vous triompherez. — C'est pour cela que je me bats. Sur le coup de vingt-deux heures vingt, Roger Malher évoque, dans un récit très circonstancié, une autre bataille fameuse : Carpentier-Dempsey, le 2 juillet 1921. Cette nuit-là, des milliers de Parisiens étaient descendus dans la rue et guettaient le ciel, parce que le résultat du combat devait être annoncé par des fusées de couleurs, tirées d'un avion dans la nuit noire. Quand éclata une petite étoile bleue, ce fut comme si le monde s'écroulait : Georges était battu ! K.-O. à la quatrième reprise ! Pendant des jours, on avait eu du mal à digérer la nouvelle... A deux heures quarante du matin, Carpentier parle. Son allocu- tion radiodiffusée réveille les optimismes. Il dit en substance : les Américains sont coriaces, j'en sais quelque chose, mais Marcel vaincra. Cinq minutes après, on lit le message d'encouragement des anciens champions du monde français : ils savent, les vétérans glorieux, que ce ne sera pas facile, mais ils ont confiance, Cerdan gagnera. C'est à ce moment-là, ou un peu avant ou juste après, que partout en France, des familles entières ont sauté du lit, à la première sonnerie du réveil. A trois heures, la liaison radio est établie avec l'Amérique. Ça grésille, ça crachote. On triture les boutons de la T.S.F. Et puis, enfin, on entend une voix, lointaine, fantomatique, la voix de Pierre Crenesse, le directeur du bureau de la radiodiffusion française à New York, qui est au bord du ring pour commenter le match. On retient son souffle. Au Lido, le Tout-Paris s'est retrouvé pour souper en attendant l'heure du combat ; les hommes en smoking et les femmes en robe du soir se sont groupés, verre de champagne à la main, autour des postes disséminés un peu partout dans la grande salle et les salons. Jean Gabin, Jules Ladoumègue, Yves Montand, Louis Jouvet et Mistinguett — plus miss que jamais avec son grand chapeau noir à voilette —, tous ont misé sur Marcel. Tout à l'heure, un Américain a clamé publiquement qu'il pariait 100 dollars que Zale liquiderait Cerdan avant le septième round; aussitôt les musiciens, les artistes, les garçons et même la dame du vestiaire se sont cotisés pour relever le défi. On aurait pu croire qu'il y allait de l'honneur du pays — et, c'était cela, en fait, qui se jouait, là-bas, à six mille kilomètres. L'honneur de la France ! Cerdan allait se mesurer en combat singulier avec le champion de la toute-puissante Amérique, et rien qu'à entendre la voix imperson- nelle et comme iréelle d'un inconnu chargé de relater ses exploits, des millions d'hommes, de femmes et d'enfants avaient, en pleine nuit, le cœur qui battait la chamade. C'était comme si le sort de tout un peuple dépendait désormais des prouesses au combat d'un homme de trente-deux ans, brun, trapu et éternellement souriant qu'on avait surnommé « le Bombardier marocain » et qui, si Dieu le voulait, serait dans une petite heure, un héros national. Les premiers accords de La Marseillaise ont retenti dans le Roosevelt Stadium. Cerdan qui piétinait nerveusement s'est figé. « La France compte sur toi », lui a redit Lucien Roupp. Il ne mesure sans doute pas à quel point c'est vrai. Paris, Casa, Marinette, le titre, ses enfants, Édith, sa mère, son père : toutes ces images se mêlent probablement à toute vitesse dans sa tête. Après le combat, il dira que c'est l'image de ses enfants qui a été la plus forte au moment de l'hymne national. Sans doute parce qu'il triture alors, dans la poche de sa robe de chambre, le télégramme signé Marcel, René et Paul et qui contient ces quatre mots : Frappe fort, papa chéri. L'hymne s'achève. Cerdan reprend ses sautillements sur place tandis qu'un homme monte sur le ring sous les applaudissements de la foule : c'est Alan Dale, un chanteur très connu de la radio. Il se plante devant le micro et entonne le Star Spangled Banner, accompagné par un unique accordéon. L'effet est saisissant de solennité simple. L'arbitre, Paul Cavalier, qui supervisait déjà la rencontre Zale- Graziano trois mois plus tôt, doit encore faire les recommandations d'usage aux deux boxeurs. C'est Lew Burston qui les traduit à Cerdan. Puis, chacun regagne son coin, se dépouille de son peignoir et finit d'échauffer ses muscles par des mouvements rapides. Lucien Roupp frotte énergiquement le dos de Marcel qui hoche la tête tandis que le manager répète ses conseils mécaniquement : « Prends ta distance. Laisse-le venir. Couvre-toi... » Ultimes massages. Le protège-dents. Le premier coup de gong tombe dans un silence tendu. Marcel fait un rapide signe de croix, murmure pour lui- même : « Maman, fais-moi gagner. » Il est exactement vingt-deux heures treize. Trois heures treize du matin en France. Il est clair qu'il n'y aura pas de round d'observation. C'est le clash instantané. Une empoignade sans préambule. Au milieu des quatre cents journalistes, Joseph C. Nichols, l'un des envoyés spéciaux du New York Times, note frénétiquement : Zale tente une gauche au visage mais Cerdan riposte par une droite sèche. Cerdan frappe des deux mains, réussit une droite à la tête. Courte droite de Zale au corps. Ils s'accrochent. Cerdan accule Zale dans les cordes en frappant des deux mains. Une droite, une gauche. Zale réplique par une courte droite puis place un direct du gauche et enchaîne par un uppercut du droit à la mâchoire. Cerdan s'accroche. Gauche-droite de Zale au corps... Ça va très vite. Chaque attaque entraîne une riposte immédiate. Les coups sont précis, la combativité judicieuse. Chez l'un et l'autre, à l'évidence, la tactique compte moins que le tempérament. Prendre la direction des opérations, c'est un défi qu'ils se lancent dans l'action, sans recul, à chaud, tout de suite. Le deuxième round démarre sur le même tempo, dans la même urgence. Ramassé derrière le bouclier de ses bras, Cerdan avance sur Zale qui ne rompt pas. Au contraire, c'est coup pour coup. Le Français boxe en crochets redoublés, voire triplés : corps-visage- corps. L'Américain, lui, semble rechercher le corps à corps afin de casser les accélérations incessantes de son adversaire. Sur une droite à la tempe le champion du monde grimace. Plus mobile, Cerdan impose son rythme au combat, et, sur les deux premières reprises, il a pris l'avantage. Zale, qui paraît avoir senti le danger, se jette furieusement dans la bagarre dès le début du troisième round. Les corps à corps virent alors à l'empoignade belliqueuse, non sans une certaine confusion. Malgré sa garde hermétique, Cerdan ne peut éviter le premier coup appuyé de la rencontre. A quelques secondes de la fin du round, d'une gauche puissante dans les côtes, Zale l'envoie dans les cordes. Le Français a accusé le coup, mais, de retour dans son coin, il rassure Lucien Roupp : « Ça va, ça va... Je l'ai à ma main. » C'était un avertissement. Dès les premières secondes de la reprise suivante, l'Américain affiche clairement son intention d'en finir. Après plusieurs échanges furieux, Zale trouve l'ouverture et fonce. Il attaque en rafales de crochets des deux mains et conclut d'une droite très sèche qui cueille le challenger au menton. Un coup millimétré, d'une exécution parfaite. Sous l'impact Cerdan a vacillé. Les vingt mille spectateurs se sont dressés d'un bond et hurlent. Dans les rangs de la presse, Nat Fleischer crie à son voisin : « That's the special Zale. » Les jambes du Français flageolent, il a le regard trouble, bref, il est sonné. Zale, maintenant, avance en force. Dans le coin de Marcel, Roupp, mais aussi Burston, Jo Longman et Vincent Cerdan s'agitent fébrilement. « Accroche-toi », hurle le manager. Réflexe de Cerdan : il s'accroche en effet. Pour gagner du temps, il « passe les bras » sous ceux de son adversaire, collé à lui pour l'immobiliser. Le truc élémentaire de tout boxeur en difficulté. Ça ne dure que quelques secondes, mais quand l'arbitre ordonne le « break », Marcel lance à son manager un regard qui signifie : « Ça va mieux. » Pendant la minute de repos, Burston fait respirer des sels à Cerdan, Roupp le masse, l'asperge d'eau. On vient de voir le grand Zale, et cette fameuse droite qui a déjà envoyé Graziano et plusieurs dizaines d'autres boxeurs au tapis pour le compte. Cerdan a été ébranlé mais il est resté debout. Le champion en titre vient peut-être de laisser passer sa chance... Le cinquième round va prouver que non seulement le Français a récupéré la totalité de ses moyens, mais que le fait d'avoir résisté au pire l'a mis en confiance. Un crochet du gauche arrache un rictus à Zale qui, secoué, s'accroche. Cerdan se ménage à présent des ouvertures plus nettes. Et il le fait méthodiquement, en maintenant une pression constante, sur un rythme très soutenu. Bref, il a pris la direction des opérations et il la garde avec une perspicacité qu'on ne lui a pas vue depuis plusieurs combats. Dans la reprise suivante, le scénario est le même. Tandis que Zale recherche le coup dur, Cerdan, au contraire, construit ses attaques et touche son adversaire avec une régularité splendide. Son vieux démon, c'est la précipita- tion cafouilleuse, le bouillonnement brouillon et, à l'arrivée, le gaspillage des munitions. Cette fois, la précision est au rendez-vous. Il mène un travail de sape calculé, efficace, et, sous les coups, Zale commence à faiblir. Sa force de frappe s'émousse. Il est à la peine. Le septième et le huitième rounds achèvent de convaincre les spectateurs que l'équilibre des forces est irréversiblement rompu. La mobilité de Cerdan, son coup d'œil affûté, sa vitesse d'exécution et l'incessante fusillade qui en découle ne laissent guère d'échappatoire à l'Américain. Il mise tout, désormais, sur un coup heureux, il tente l'impossible au petit bonheur la chance; alors, il se découvre, et Cerdan en profite pour accentuer son avantage. Avec sa droite qui le fait souffrir depuis le cinquième round, il pare les attaques, et, du gauche, il poursuit son œuvre de démolition. La garde de Zale s'effrite. La fatigue burine son visage. Un superbe direct du gauche arrache une nouvelle grimace à l'Américain et des applaudissements spontanés au public. Plus il faiblit, et plus Cerdan paraît fort. Plus il éparpille ses coups à l'aveuglette, et plus la maîtrise de Cerdan s'affirme. Plus il s'alourdit, et plus Cerdan semble léger. L'écart est creusé, mais le Français fait le forcing. Parce que, maintenant, il le sait, il peut, il va gagner. Cette perspective lui donne des ailes. Dans le stade, le silence marque assez la stupéfaction devant cette évidence. Un sursaut de Zale au cours de la neuvième reprise — un bel uppercut que Cerdan accuse — laisse planer un dernier doute, lequel est définitivement balayé pendant les trois minutes suivantes. Cerdan se déchaîne. Seul, le courage, ce fameux courage si souvent admiré, permet encore à Zale de tenir debout. Depuis deux rounds, il n'est plus que l'ombre de lui-même. Au dixième, il est totalement à la merci du Français. Sous l'avalanche lancinante des coups qu'il encaisse sous tous les angles, au visage, au foie, dans les côtes, l'Américain s'éteint petit à petit. Le public, à présent, est muet d'émotion. On n'entend plus que le bruit mat du cuir qui s'écrase sur le corps de Zale, et, pendant de longues secondes, le ronronne- ment lointain d'un avion qui passe très haut dans le ciel noir. « C'est la punition du novice par le maître », écrira Nat Fleischer, le plus inconditionnel, pourtant, des supporters de l'Américain. A l'annonce de la onzième reprise, Cerdan bondit de son coin avec une stupéfiante vivacité. Il ne va pas à la rencontre de Tony Zale, il fond sur lui en piqué. Après trente minutes de combat, il a poussé l'Américain dans ses derniers retranchements. Il ne lui reste plus maintenant qu'à donner l'assaut final. Pour Zale, la situation est désespérée. Il conserve assez de lucidité pour comprendre ce qui l'attend, mais plus assez de force pour opposer une résistance significative. Alors, Cerdan entame la parade de la victoire. Il fixe son adversaire, disloque par quelques tirs ajustés sa défense en lambeaux et fait donner l'artillerie. C'est un pilonnage en règle de crochets des deux mains qui touchent la cible à tous coups. Cloué au sol, épuisé au point de ne plus pouvoir lever les bras pour se protéger, Zale est à la dérive. Il recule. Cerdan continue de frapper en avançant. Il accule l'Américain dans les cordes, bloque toutes les issues et frappe toujours. Pour James P. Dawson, du New York Times, « jamais Zale n'a fait autant pitié, même quand il titubait sous les rafales de Graziano. Il est de la pâte à modeler entre les mains de l'irrésistible Cerdan ». L'Américain parvient encore à tirer quelques cartouches sporadiques mais ce sont des balles à blanc. Le Français, lui, tire à une cadence effrénée son feu d'artifice. Des fusées étincelantes et dévastatrices. Les vingt mille spectateurs du Roose- velt Stadium sont debout, et la clameur, qui monte à mesure que l'Homme d'acier se tasse sous les coups, semble saluer par anticipa- tion le nouveau champion du monde. Ce n'est plus qu'une question de secondes à présent. Zale s'accroche à son bourreau avec l'énergie du désespoir, tente de l'immobiliser en « passant les bras ». L'arbi- tre les sépare. Zale dodeline de la tête, du sang coule de sa bouche. Son regard est hagard. Il est à l'agonie. Gauches-droites de Cerdan. Zale s'accroche à nouveau. Nouvelle intervention de Paul Cavalier. L'exécution capitale se fera dans les règles. Autour du ring, les photographes sont en position, l'œil collé au viseur de leurs gros appareils carrés posés sur le bord du tapis. Sur un magistral crochet gauche de Cerdan qui atteint Zale à la mâchoire, une dizaine de flashes éclatent. Zale vacille mais ne tombe pas. Cerdan le traque dans les cordes. Il reste une poignée de secondes avant la fin du round. Le Français, s'il veut conclure, doit donner le coup de grâce. Maintenant. Crochet droit à la mâchoire suivi d'un gauche encore plus appuyé et, à la seconde même où le gong retentit, instantané- ment doublé. En pleine tête. Cerdan tourne les talons aussitôt pour regagner son coin. Une formidable clameur s'élève. Alors, tout en marchant, le Français jette un rapide coup d'œil par-dessus son épaule. Adossé aux cordes, Zale oscille sur place, sa tête bascule en avant, ses bras pendent, inertes, puis ses jambes plient sous lui. Il glisse au ralenti le long des cordes et tombe à genoux... Au milieu des quatre cents journalistes, Pierre Crenesse s'égo- sille : Ça y est, Zale est au sol ! Zale est au sol ! C'est par, je crois, un crochet du gauche qu'à droite, contre les cordes, Tony Zale a été touché et s'est affalé. Il est ramené dans son coin. J'ai crié tellement fort que je n'ai pas entendu la fin du onzième round... De Paris, André Bourillon qui, depuis le début de la rencontre intervient régulièrement pour poser des questions, obtenir des précisions, s'époumone à son tour : « Allô ! Pierre Crenesse, allô ! Pierre Crenesse... » Dans le coin de Zale, ses soigneurs, Art Winch et Ray Arcel, s'activent frénétiquement. Ils massent le boxeur, le secouent, lui font respirer des sels, lui tapotent les joues, l'aspergent d'eau. En vain, Zale ne réagit plus. « Allô ! Pierre Crenesse... » Au même instant, Cerdan observe l'agitation du coin opposé, mais ne mesure pas encore le drame qui est en train de se jouer. Roupp et Burston, eux, ont cru voir Art Winch faire un signe d'impuissance à l'arbitre qui est penché sur Tony Zale. Du studio parisien, André Bourillon revient à la charge. Il crie : « Mais quelle est la décision ? » Pierre Crenesse bredouille : « Je ne sais pas, je ne sais pas, je vais demander... » Sur le ring, l'homme au maillot vert avec « Tournament of Champions » écrit dans le dos, qui vient, à la fin de chaque minute de repos, annoncer le ring suivant, brandit une pancarte avec le chiffre 12. Cerdan est debout. Mais Zale reste prostré sur son tabouret. Va-t-il abandonner? Il secoue la tête d'un mouvement profondément las. Ses soigneurs restent près de lui, accablés. Au centre du ring, l'arbitre fait de la main droite le geste horizontal et fatidique qui accompagne, en d'autres circonstances, le 10 du knock- out. Cerdan est resté planté, immobile, comme s'il n'avait pas encore réalisé. Oui, Tony Zale vient d'abandonner ! Une tempête de cris submerge le stade. Pierre Crenesse hurle dans son micro : Le match, par décision de l'arbitre... le match, par décision de l'arbitre, est ter-mi-né! Marcel Cerdan est champion du monde! Bravo Marcel ! Cerdan est cloué sur place, sans réaction. Lucien Roupp enlace son champion, le soulève de terre, mais il est incapable de prononcer un mot. Burston, Longman et Vincent Cerdan, tétanisés de bon- heur, se jettent à leur tour sur lui, bouche bée. Marcel les regarde. Ses yeux s'allument. Son visage se métamorphose. Son sourire s'épa- nouit et devient éclatant. Il serre Roupp dans ses bras et bredouille : « Mais... mais alors, monsieur Roupp... je suis... champion du monde... » Le choc émotionnel est si fort qu'il tombe à genoux, comme terrassé par la révélation. Tandis qu'il fait un signe de croix, on voit ses lèvres marmonner un « merci » qui s'adresse à la Vierge, à sainte Thérèse, à sa mère ou à Dieu sait qui. A six mille kilomètres de là, un fantastique cri de joie a jailli de la France entière. Et puis, on a collé l'oreille au poste pour en savoir plus, mais rien de compréhensible ne sort plus de la T.S.F., juste des bribes de phrases hachées, des interjections en anglais et une rumeur indescriptible. Un témoin, au moins, a gardé son sang-froid, Arthur Daley, du New York Times, qui décrira à sa manière, et sous le titre « Vive la France ! » (en français dans le texte), la suite des événements : Cinquante millions de Français ne peuvent avoir tort et on a eu l'impression que les cinquante millions avaient sauté ensemble sur le ring de Jersey City [...] quand Marcel Cerdan a arraché la couronne de champion du monde des poids moyens du front fatigué de Tony Zale. L'arbitre, Paul Cavalier, venait à peine de déclarer vainqueur le Cogneur de Casablanca (the Casablanca Clouter) que chaque Gaulois présent dans les parages est entré en action. Pour une fois, les Gaulois n'étaient pas divisés en trois clans. Ils étaient absolument unanimes dans leur affection pour le Merveilleux Marcel, le nouvel Homme Fort de la France. Ce fut une scène d'hystérie collective comme on n'en avait probablement jamais vue dans ce pays. Les journalistes sportifs français, oubliant complètement leur article à écrire, bondirent des bancs de la presse dans le ring, pour plaquer des baisers sonores sur les deux joues de Cerdan. Les photographes français abandonnèrent leurs 6. New York Times, 23 septembre 1948. appareils pour en faire autant. Le radio-reporter français se faufila sous les cordes sans son micro, s'en aperçut à temps et retourna pour tirer des kilomètres de fil derrière lui, entortillant tout le monde alentour. Puis, vinrent les sauterelles. Comme de véritables sauterelles, les spectateurs français, nombre d'entre eux portant le béret (sic), s'abattirent sur le coin de la presse. Ils donnèrent l'assaut par les côtés, sautant de banc en banc, rebondissant sur les machines à écrire, les caméras et la tête des spécialistes américains dans un désordre sauvage. La police luttait vaillamment pour les tenir à distance du cercle magique. Mais la bataille était perdue d'avance, car c'était comme essayer d'endiguer un raz de marée. Jamais un seul homme n'a été autant embrassé par autant de personnes à la fois. Nom d'un chien ! C'était extraordinaire [...] Ah ! Marcel, « he ees magnifique » ! Au milieu de la folle mêlée, Pierre Crenesse livre à son tour le combat de sa vie. Comment, dans la mêlée, parvient-il à planter son micro sous le nez de Cerdan ? Par pur héroïsme, sans doute. Des miettes de dialogue tombent pendant quelques secondes dans le tumulte : — Marcel, un petit mot pour ta femme... — Ma femme, je crois qu'elle doit avoir la joie que j'éprouve en ce moment. Je suis très heureux d'avoir gagné pour mes petits enfants et pour ma femme. C'est fantastique, c'est... La foule arrache le micro. Cerdan est ballotté, aspiré, tiré, poussé, happé, soulevé, secoué. On se piétine pour l'approcher, on joue des coudes, des hanches, on écrase des pieds. Dans les remous, les flashes crépitent de toutes parts. Georges Carpentier plaque un baiser sur la joue de Cerdan, extatique. Cerdan hurle de joie, les yeux fermés, le bras droit levé en signe de victoire et le gauche passé autour des épaules de son frère Vincent. Instantanés pour la postérité. Dans le micro à la dérive de Crenesse, un Américain lance : « Very good fight ! Cerdan is a very good chum ! » (Un très chouette type.) « Thank you very much », répond, à bout de souffle, le valeureux radio-reporter. C'est tout. La France reste suspendue à ces derniers mots. Une demi-heure, c'est le temps qu'il faudra à Marcel pour réussir à regagner son vestiaire. La foule l'acclame très spontanément. Les policiers s'arc-boutent sous la poussée enthousiaste pour lui frayer un passage. Aux « Vive Marcel » et autres « Hooray for Cerdan » (prononcer « Ceurdânne ») il répond par des éclats de rire. Il aime l'Amérique, et l'Amérique l'aime. Après avoir ressenti un petit pincement au cœur, en voyant s'éloigner le fantôme défait d'un homme qu'on appelait « l'Homme d'acier », celle-ci s'est jetée aux pieds du nouveau champion du monde. Arrivé à la porte de son vestiaire, Cerdan s'enferme quelques instants pour reprendre son souffle, puis il reparaît sur le seuil et, aussitôt, la meute des photographes et des journalistes se jette sur lui. On lui demande de monter sur une table pour poser avec Lucien Roupp et Fernandel qui a réussi à franchir, à forcer plutôt, les barrages. Cinq fois, dix fois, l'acteur embrasse le champion, sous le regard embué du manager qui sourit de toutes ses dents en or. Les questions fusent, se chevauchent et s'emmêlent. Comme les réponses. Les journalistes griffonnent des mots sans suite, saisis au vol : « J'aurais pu boxer encore dix rounds... Zale ne me fait plus peur... Mais ses coups bas sont pénibles... Je crois que, demain, je serai truffé de bleus... La revanche, quand il veut... » Les policiers vont s'y reprendre à trois fois pour faire évacuer le vestiaire. Quand, enfin, au bout d'une demi-heure, la porte se referme, gardée par quatre colosses en uniforme, Marcel s'affale dans un fau- teuil, robe de chambre ouverte, jambes allongées, et soupire, d'un ton encore un peu incrédule : « Et dire que je suis champion du monde... » Lucien Roupp, Jo Longman, Jo Rizzo, Vincent Cerdan n'en finissent plus de refaire le match, comme à la sortie d'un cinéma, quand on se raconte les meilleurs moments pour prolonger le plaisir. Quel fantastique combat ! Peut-être le plus beau de sa carrière. Au moins, le plus dense. Cerdan, affalé dans son fauteuil, regarde le champagne pétiller dans sa coupe, et répète : « Je suis champion du monde... Je suis champion du monde. » Ce n'est pas de la jubilation : il s'accroche aux mots pour se convaincre de leur portée. « Alors c'est bien vrai ? » demandait-il tout à l'heure à Félix Lévitan, envoyé spécial du Parisien libéré et ami de longue date. D'un mirage entrevu régulièrement depuis dix ans, d'un rêve qui a failli être anéanti pour de bon, il y a seulement trois mois, Cerdan cherche le sens à présent. Concrètement, ça veut dire quoi ? Il est prévu d'aller fêter la victoire au Directoire, un cabaret en vogue de Manhattan, dans la 58 Rue, où les Compagnons de la Chanson donnent un nouveau tour de chant depuis la veille. Mais personne n'a envie de bouger. On parle, on parle. On se soûle de mots. Roupp, plus loquace qu'il ne l'a jamais été, revient à ce terrible quatrième round : — J'ai croisé ton regard et j'ai eu très peur. Et puis, les photographes étaient déchaînés, ils me piétinaient pour faire leurs photos. Les coups de pied que j'ai ramassés dans les côtes ! Marcel rit. Son œil gauche est enflé et commence à bleuir. Il a une douleur dans l'aine — un coup bas — et des élancements dans la main droite, mais il se sent comme en apesanteur. Il flotte, il plane. — Carpentier m'a raconté qu'à ce moment-là, un journaliste américain a sifflé d'admiration. Pour lui, même Graziano n'aurait pas tenu le choc sur la droite de Zale, explique Jo Longman. Vincent, qui voyait boxer son frère pour la première fois ce soir, échange trois mots en espagnol avec Marcel. Ils rient tous les deux. Roupp enchaîne : — A partir de la septième reprise, je me suis senti plus léger. En voyant le rictus de Zale au huitième, j'étais complètement libéré... Quand Marcel s'est encadré dans la porte, Édith lui a sauté au cou, extatique, ivre de bonheur. Cerdan est resté bouche bée. Il y avait de quoi : de l'entrée jusqu'au salon, ce n'était qu'un tapis de roses ! Une idée de Piaf pour fêter le nouveau champion du monde. Son champion du monde. Dans cet appartement cossu de Park Avenue où s'est nouée, il y a un an, la plus célèbre des idylles secrètes, elle a réuni ses proches et ceux de Marcel pour un dernier verre. Elle exulte : « Marcel, il est plus fort que Tarzan et Zorro réunis... » Après avoir beaucoup tremblé au cours du combat, elle est au comble de l'excitation. Et comme tout le monde, elle refait le match, se remémore ses émotions fortes. C'est bien simple, au quatrième round, elle a cru devenir folle. Elle appelait sainte Thérèse à la rescousse, elle trépignait, elle se tordait les mains de désespoir. Quand Marcel a repris le dessus, elle ne s'est pas calmée pour autant. Elle a passé une bonne partie de la rencontre debout et tellement excitée qu'elle n'arrêtait pas de taper sur la tête du spectateur assis devant elle. « Son chapeau, au gars, il était tout cabossé. A la fin, il me l'a tendu en se marrant, et il m'a dit : " Prenez-le. Dans l'état où il est, je ne peux plus en faire grand-chose. Pour vous, au moins, ce sera le souvenir d'une bonne soirée... " Le pire, c'est que, finale- ment, il a disparu. Quelqu'un me l'a fauché. » Édith parle. Marcel écoute, tout le monde écoute, et rit... Au même moment, des millions de Français émergent, les yeux cernes, de la nuit la plus courte de l'année. A l'annonce du résultat, beaucoup d'entre eux sont descendus dans la rue. D'autres y étaient depuis longtemps. Rue du Faubourg-Montmartre, devant le siège de L'Equipe, il y avait une foule compacte dès deux heures du matin, et les bistrots des alentours, qui tous avaient installé des postes de T.S.F. pour la retransmission du combat, étaient pleins à craquer. Sur le coup de cinq heures du matin, on a vu des gosses vendre à la criée, place Pigalle, des photos du nouveau champion du monde. Au Lido et dans plusieurs boîtes de nuit, l'orchestre a spontanément joué La Marseillaise pour saluer le verdict de Jersey City. A six heures et demie du matin, avant de partir au travail, les familles se sont regroupées à nouveau autour de la T.S.F. pour écouter, sur la chaîne nationale, un montage sonore des meilleurs moments du combat. Pour reprendre une petite rasade de rêve ou pour s'assurer que, cette nuit, on n'avait pas rêvé. Tous les quotidiens sortent des éditions spéciales. A L'Équipe, le directeur, Jacques Goddet, a décidé de tirer à plus de huit cent mille exemplaires — un record historique. La une de France-Soir est entièrement consacrée au triomphe de Cerdan, sauf un court article, en bas de page, titré : « Londres veut éviter la rupture avec Moscou. » Pour quelques heures encore, la France vit sur un nuage. Demain est un autre jour. 2

LE SACRE DE PARIS

S'il y a une chose qui pend au nez d'un nouveau champion du monde de boxe, au lendemain de sa victoire, c'est le surmenage. On lui demande d'être présent partout à la fois, pour faire ce à quoi il est généralement le plus mal préparé : parler. On appelle ça couram- ment l'apprentissage de la gloire. Pour Cerdan, comme d'habitude, c'est Lew Burston qui se charge de tout. Dans l'épopée américaine de Marcel, il a joué de bout en bout un rôle capital. C'est lui qui a ouvert les portes de l'Amérique au Français quand les organisateurs new-yorkais en étaient encore à se demander comment s'épelait son nom. C'est lui qui a fait le forcing quand les contre-performances de Cerdan ont failli ruiner définitive- ment ses chances ; persuader alors les manitous de la boxe améri- caine qu'il restait digne de disputer le titre n'avait pas été une mince affaire. C'est lui qui, à présent, doit préparer l'avenir : mettre sur pied la revanche, monnayer au prix fort les talents du « Casablanca Clouter » et, ce, en déjouant les magouilles qui ne manqueraient pas de se dessiner un jour ou l'autre. Dans l'immédiat, il s'agit de donner à la brillante victoire de Cerdan tout le lustre possible. Ce 22 septembre, dès le petit matin, il s'est attelé à la tâche avec son ardeur coutumière. Cet homme qui, dans sa jeunesse, fut tour à tour apprenti comédien, agent théâtral et régisseur du cirque Barnum semble en avoir gardé un goût certain pour le spectacle et un sens aigu de l'organisation. Du petit bureau qu'il occupe au siège du « Tournament of Champions » — quelques pièces sans âme au deuxième étage d'un immeuble décati de Broadway — il a appelé la moitié des journalistes spécialisés de New York. L'autre moitié étant déjà suspendue à son téléphone, il était assuré que la réception qu'il préparait pour l'après-midi serait un succès. On aurait dit que la ville entière voulait rencontrer Cerdan. A l'heure dite, c'est une centaine de journalistes, de photographes, de techniciens du cinéma et de la télévision, mais aussi de simples curieux entrés là on ne sait trop comment, qui s'entassent dans les locaux du Tournament of champions. Burston a tout prévu, sauf le retard de Marcel. Il règne une chaleur accablante et, au fil des minutes, l'impatience porte l'assistance à ébullition. Alors, lorsque, au bout d'une heure, le champion se pointe enfin, accompagné de Jo Rizzo et de Lucien Roupp, il manque d'être étouffé par la meute. En moins de temps qu'il n'en faut pour lui expliquer la situation, on le hisse sur une chaise, et il se retrouve assiégé par un magma mouvant d'appareils photo, de chapeaux, de cigares, de bras et de visages d'où jaillissent des aboiements péremptoires. « Smile, Mâââcel ! » Pen- dant de longues minutes, on ne lui demande que cela : sourire. Du combat de la veille, il ne garde que peu de traces : un coquard à l'œil gauche, deux bosses au front. Il a l'air en pleine forme. Et il arbore un sourire éclatant. Puis, les opérateurs de cinéma vont entrer à leur tour en action, noyant la scène dans une lumière aveuglante. On tend une demi-douzaine de micros sous le nez de Cerdan pour qu'il dise quelques mots. En anglais ? En anglais ! Marcel a une seconde d'hésitation avant que Jo Longman, volant à son secours, ne lui souffle mot à mot son petit speech improvisé. Combien de fois devra- t-il répéter que sur le ring de Jersey City, il a vécu le plus beau jour de sa vie ? Andy Niederreiter, le matchmaker de l'organisation, communi- que le montant de la bourse de Cerdan. Compte tenu du nombre des entrées payantes (19272), de son pourcentage sur les droits de retransmission radio (qui s'élèvent à 67500 dollars) et de cinéma (27 500 dollars), le champion français touchera exactement 52 234 dollars. Mais, comme le prévoit son contrat, cette somme restera bloquée en Amérique jusqu'à son retour. Jusqu'à ce qu'il remette son titre en jeu. Dix journalistes posent ensemble la même question : quand ? « Quand on voudra », répond Cerdan. Où ? « Où on voudra. » Contre qui ? « Zale ou un autre, peu importe ! » C'est cette disponibilité sereine qui fait dire régulièrement à Burston : « Avec Marcel, jamais de problèmes. Travailler avec lui est un plaisir. » Il reste une petite formalité à accomplir. Georges Kletz, président du Tournament of Champions et Andy Niederreiter tiennent à « couronner » Cerdan. Dans une déflagration d'éclairs de magné- sium, ils lui posent sur la tête une couronne de faux diamants ! Marcel sourit jaune, il se sent passablement ridicule mais les deux Américains, eux, sont ravis : ils possèdent leur photo-souvenir. Cerdan s'en est bien tiré, finalement. Il s'en tire toujours très bien avec la presse, particulièrement avec les Américains. Ce n'est pas qu'il soit spécialement à l'aise en public. Au contraire, il confiera un jour : En Amérique, on me reçut officiellement, on me dit des choses gentilles. Je les écoutais et je répondais par monosyllabes. Je ne trouvais pas les mots pour répondre [...]. Chez moi, on ne réalisait pas le handicap d'une instruction sommaire De plus, sa voix fluette et comme détimbrée ne le prédispose pas aux grands effets oratoires. Mais sa simplicité, sa spontanéité font merveille. On n'attend de lui ni commentaires subtils ni déclarations fracassantes — simplement qu'il soit lui-même. Il dit ce qu'il pense et pense ce qu'il dit. Les anecdotes, les bons mots et les analyses, c'est l'affaire de son entourage. Lui se charge de l'essentiel : établir le contact. Les Américains avaient eu le coup de foudre. Depuis ce matin de novembre 1946 où il avait débarqué de l'Île-de-France, ils restaient sur leur première impression. Ce Français auquel ils trouvaient un faux air de l'acteur James Cagney, ils le décrivaient toujours sous le même angle : gai, généreux, facile d'accès, sympathique. Dans leurs papiers, les reporters coupaient au plus court dans ses propos, mais ils étaient capables d'écrire des colonnes entières sur « Smiling Marcel ». Au hasard : « Il a un charme qui brise les barrières de la langue à l'instant où rayonne son sourire en or. » Ou bien : « Entre Cerdan et la boxe américaine, il s'est établi une authentique amitié, habituellement étrangère à ce milieu. » Ou encore : « En y réfléchis- sant bien, on ne peut éprouver que de l'affection pour le Français. » Sous la plume d'un Red Smith ou d'un Lester Bromberg, chroni- queurs écoutés de la boxe, ce genre de commentaires dépassaient la simple courtoisie. Ils valaient certificats d'adoption. Ils avaient réellement adopté Cerdan — en bloc —, l'homme gai et le boxeur qui combattait « à l'américaine ». Pour ces cerbères tatillons de l'honneur pugilistique national, il ne pouvait sans doute rien arriver de plus désagréable que la perte d'un titre qui était propriété américaine depuis... 1891 Qu'il ait été « Premières1. France-Dimanche, confidences 23écrites janvier de Cerdan1949. ».Extrait d'une série d'articles intitulés, 2. Marcel Thil était devenu champion du monde des poids moyens en 1932. Mais ceboxe titre en n Amérique 'avait été reconnu; l'autre queétant par la lacommission N.B.A., l'une de New des deuxYork. instances régentant la arraché au bout de cinquante-sept ans par un étranger de cette étoffe-là leur semblait un moindre mal. En montant dans la Cadillac de Jo Rizzo, Marcel fredonne un de ses refrains favoris, « Mira la olla Marinai Mira la vuelta que da... », une chanson que sa mère lui chantait quand il était gosse. Lew Burston, le maître du protocole, n'a pas été trop exigeant pour sa première journée de règne. « Le roi Cerdan » chantonne sur Broadway parce qu'il est libre. Libre d'aller retrouver « la pequeña ». La petite. Édith. C'est aujourd'hui son grand jour à elle. Piaf fait la réouverture du Versailles. Le Tout-New York sera là en tenue de soirée. Il en est tout ému d'avance. Il l'a vue chanter des dizaines de fois, et chaque fois, c'est plus fort que lui, il tremble d'émotion. De trac. Et, alors, il est incapable de dire autre chose que : « Cette petite femme-là, elle est vraiment formidable. » Résumé des chapitres précédents. Ils sont célèbres et ils s'aiment. Édith l'aurait volontiers crié sur les toits — son amour —, mais Marcel est marié et père de famille. Alors, ils doivent vivre leur histoire en cachette. En France, les rumeurs, les sous-entendus et les coïncidences plus que troublantes dans les déplacements respectifs du boxeur et de la chanteuse, ne laissent plus guère de doutes. Un article de l'hebdomadaire France-Dimanche, paru en mai, a pratique- ment confirmé noir sur blanc ce que tout le monde chuchotait. Il n'empêche ! Protégé par un quarteron de journalistes qui entretien- nent la légende de « la camaraderie et rien de plus », le couple prend un maximum de précautions pour brouiller les pistes. En Amérique surtout, car les toutes-puissantes ligues de vertu ont cassé, au nom de l'ordre moral, plus d'une carrière, et détruit plus d'une réputation d'homme politique, d'acteur ou de sportif. Cela ne va pas, chez Piaf, sans quelques énervements passagers. Au moment où Cerdan préparait son départ pour les États-Unis, elle voulait à tout prix l'accompagner. Roupp a refusé catégoriquement, et Loulou Barrier, son imprésario, a renchéri : « Trop dangereux. » Édith a cédé. Provisoirement. Une quinzaine de jours avant le combat, elle a débarqué à l'improviste et réussi à passer une petite semaine avec Marcel, à l'intérieur de son camp d'entraînement ! Et aussi incroyable que cela puisse paraître, les journalistes américains n'y ont vu que du feu !... Ce soir, Marcel étrennera le smoking neuf qu'Édith lui a fait faire sur mesure. Il sera dans la salle, le point de mire de l'assistance. 3. Voir chapitre 11. France-Soir, qui publie chaque jour depuis une semaine le câble exclusif de Marcel Cerdan (rédigé par René Dunan, un complice de la première heure), s'en fait l'écho. Aussi sobrement que possible. C'est Cerdan qui parle : Ce soir, nous dînons au Versailles. Je suis très heureux d'aller l'applaudir, car je n'oublierai jamais le télégramme d'encouragement qu'elle m'envoya lorsque je rencontrai Abrams 4 Qui est dupe encore de ces maquillages de la vérité ? Peu importe, les apparences sont sauves. Édith Piaf a coutume de dire : « Quand Marcel entame un combat, il entre en scène, et quand moi, je me présente devant le public, je monte sur le ring. » Elle le considère comme un artiste, il reste baba devant son punch. Ils ont l'impression, en somme, de faire le même métier. Ce 22 septembre, dans la soirée, Édith est résolue à se battre comme jamais. Elle a dit à Marcel qu'elle chanterait pour lui, pour fêter son titre. Il en est touché et presque rassuré : Édith a un moral de gagnante. Un an plus tôt, il avait assisté aux débuts de Piaf en Amérique. Ç'avait été difficile, douloureux, laborieux. Elle passait au Playhouse, un music-hall de Broadway. Le courant n'était pas passé entre les New-Yorkais et cette femme minuscule, très pâle, « avec des yeux surchargés de mascara et une bouche faite pour avaler d'un trait un quart de jus de tomates » (écrivit un journaliste). Avec sa petite robe noire de pauvresse et ses chansons tristes à vous donner des idées de suicide, Piaf restait une énigme. Heureusement, le producteur du spectacle y croyait, lui, au talent d'Édith — il prononçait « Idiss ». Il était persuadé que si elle tenait, elle finirait par s'imposer, et que les Américains oublieraient qu'une chanteuse française n'est pas forcément une « petite femme » coiffée par Antonio, « visagée » par Jean d'Estrées et habillée par Patou. L'obstination de Clifford C. Fischer devait payer. En janvier 1948, il faisait engager Édith Piaf pour huit jours au Versailles et versait de sa poche la location de la salle. La « France's Greatest Chanteuse », comme le disait la publicité, allait tenir huit semaines. Pour sa rentrée, il ne reste plus une table libre dans le cabaret de la 50 Rue. Étonnant décor ! Cet ancien théâtre à l'italienne reconverti, un temps, en cinéma d'actualités, ressemble au rêve fou d'un décorateur amoureux du baroque chichiteux. Il faut imaginer une meringue de stucs blanc et rose, nappée de tentures de velours drapées à profusion et farcie de statues, de glaces biseautées, 4. France-Soir, 24 septembre 1948. d'arbustes taillés dans tous les coins. Un monument de luxe tapageur. Une version kitsch du chic « à la française ». On y dîne d'un filet mignon, à six dollars cinquante, arrosé d'un champagne (French champagne, of course) à seize dollars la bouteille. On y danse sur les rumbas garanties d'origine de l'orchestre de Panchito. Bref, le Versailles passe pour le cabaret le plus raffiné de Manhattan. Le contrat d'Edith stipule qu'elle doit donner deux représenta- tions par soirée. Ce soir — elle l'a dit à Marcel qui l'a accompagnée jusqu'à sa loge —, elle se sent capable de chanter pendant toute la nuit. Quand les dîneurs ont vu entrer Cerdan dans la salle, ils se sont levés pour l'applaudir. Cet accueil inattendu, le cadre, son smoking neuf, tout concourt alors à ce qu'il se sente intimidé. Il a remercié d'un sourire gêné et d'un petit geste de la main. A sa table, heureusement, il retrouve ses comparses habituels, Roupp, Longman, Rizzo, Burston, plus des journalistes français amis, Félix Lévitan, René Dunan, et le Dr Jurmand, l'homme qui a fait des miracles en rafistolant, il y a trois mois, sa main blessée. Bientôt, on va élargir le cercle à plusieurs invités de marque de la soirée : Sonja Henie, Charles Trenet, Georges Carpentier. Entre le saumon fumé et le poulet au curry, les menus vont s'amonceler sous le nez du champion du monde pour qu'il les dédicade. Et la salle, s'illuminer un moment sous les projecteurs de la télévision qui enregistre la scène. Cerdan, qui n'a jamais su dire non, signe à tour de bras sans se départir de son sourire. Il est d'une bonne humeur à toute épreuve. Heureux, tout simplement. Sur une dernière rumba, l'orchestre, enfin, se tait. Le M.C. (master of ceremony) prend le micro : « Ladies and gentlemen... » Il est vingt-deux heures. La salle s'éteint. Un projecteur éclaire le rideau de la scène qui s'ouvre sur les derniers mots du présentateur... « Édith Piaf... » Une minuscule silhouette noire et blanche, un pianiste et un accordéoniste. Les dîneurs applaudissent à tout rompre, longuement, chaleureusement. Édith en a les larmes aux yeux. Dans le silence revenu, elle dit simplement : « Pardon, je suis trop heureuse. » Puis, sans attendre, elle attaque les premières mesures de C'était une histoire d'amour. On le sent, c'est déjà gagné. Puis après avoir résumé l'histoire en quelques mots et en anglais, elle enchaîne avec Monsieur Lenoble, une chanson récente. « Monsieur Lenoble est très triste/Depuis qu' sa femme l'a quitté/Avec un tout jeune artiste/Qu'elle a connu cet été... » De sa place, Cerdan la regarde, comme hypnotisé. Il fredonne chaque couplet, chaque refrain, et, à la fin, il applaudit avec le même enthousiasme spontané que s'il voyait Piaf sur scène pour la première fois de sa vie. Il est pleinement rassuré maintenant. La salle est électrisée. Elle salue Le Fanion de la Légion par une ovation. Quelques notes de La Vie en rose suffisent à la faire chavirer définitivement. « Dès que je t'aperçois/ Alors je sens en moi/Mon cœur qui bat... » Les derniers mots sont couverts par les acclamations. Des quatre coins de la salle, le public réclame à tue-tête L'accordéoniste, De l'autre côté de ma rue, Pigalle. Quelqu'un à la table de Cerdan dit : « On se croirait aux Ambassa- deurs ou à l'Étoile. » Piaf chante encore trois chansons, puis elle salue, radieuse. C'est Marcel qui a les larmes aux yeux à présent. Partout, on voit des hommes qui, debout sur leur chaise, clament leur refus de laisser partir la chanteuse. Le triomphe est énorme. Piaf s'éclipse, disparaît derrière les rideaux vert pâle. Pendant une longue minute, le Versailles tangue dans la tempête des rappels. Elle réapparaît pour chanter Monsieur Saint-Pierre et termine avec Les Amants de Paris qu'elle dédie à Marcel, en quatre mots lancés dans le noir, sans prononcer son nom bien sûr, mais ceux qui savent ont compris : « A toi, mon amour... » Édith vient de fêter en beauté, comme elle le lui avait promis, le premier jour de règne de Cerdan. Tard, très tard dans la nuit, après le deuxième show d'Édith, elle a voulu marcher un peu avant de regagner l'appartement de Park Avenue. Simone Berteaut, la « copine » de Piaf, a gardé en mémoire l'image du couple marchant cette nuit-là, main dans la main, à New York. « Pour eux, c'était comme une nouvelle lune de miel. Ils ne s'étaient peut-être jamais autant aimés » S'il n'avait tenu qu'à Lucien Roupp, la « lune de miel » new- yorkaise de Cerdan n'aurait pas duré plus de quarante-huit heures. En revanche, s'il avait écouté Lew Burston, Marcel se serait installé aux États-Unis pour six mois. L'un jugeait injuste de faire poireauter plus longtemps les supporters français qui étaient impatients de fêter leur idole. L'autre, qu'il était stupide de ne pas sauter sur les propositions qui affluaient de partout pour le nouveau champion du monde. L'un jouait sur la corde sensible ; l'autre faisait miroiter les paquets de dollars à prendre. « Cerdan perd une fortune en rentrant trop vite chez lui », a déclaré publiquement Burston. Le fait est que les matchmakers défilent au rythme d'un par heure dans son petit bureau de Broadway. L'un deux propose, paraît-il, 100 000 dollars à Cerdan pour boxer à Philadelphie contre l'adversaire de son choix. Il n'a déjà que l'embarras du choix pour faire des exhibitions 5. Piaf, de Simone Berteaut, Le Livre de poche, 1969, p. 410. Jean-Claude Loiseau a été journaliste à "L'Express" et au "Point". Il est aujourd'hui rédacteur en chef au magazine "Première".

Sacré champion du monde le 21 septembre 1948 à Jersey-City, Marcel Cerdan entre dans la légende. A son retour à Paris, le plus grand boxeur français de tous les temps est accueilli dans des débordements d'enthousiasme populaire comme on n'en avait pas vu depuis longtemps. Extraordinaire destin d'un homme que rien, apparemment, ne prédisposait à une telle gloire et qui devint le porte-drapeau de la France ressuscitée, le dépositaire de l'honneur national. Comment s'est bâti le mythe Cerdan ? Par quels cheminements l'enfant pauvre de Casablanca est-il devenu l'idole de tout un peuple ? Cette biographie, étayée par une enquête minutieuse et de nombreux témoignages inédits, reconstitue dans ses moindres détails l'histoire d'une vie hors du commun. Un mélange de coups de cœur et de coups de poing qui nous mène depuis les taudis d'Afrique du Nord jusqu'aux coulisses de la boxe new yorkaise, en passant par celles du Tout-Paris où Cerdan devait rencontrer Edith Piaf... Quarante ans après la disparition tragique de Marcel Cerdan dans un accident d'avion, quarante ans après cet événement qui prit alors la dimension d'une catastrophe nationale, ce livre révèle le vrai visage du Français le plus populaire de l'après-guerre. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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