Dans la même collection PLON/LIBÉRATION

L'Histoire secrète de la dissolution, 1997. Crimes contre l'humanité Ouvrages de Sorj Chalandon

Enfants de l'ombre, Marval, 1993 (avec Marie d'Origny) Rouge, Columbia, P.A.U., 1993 (avec Jean-Jacques Goldman et Lorenzo Mattoti) Sorj CHALANDON Pascale NIVELLE

Crimes contre l'humanité Barbie - Touvier Bousquet - Papon Préface de Robert BADINTER

Plon/Libération © Plon, 1998 ISBN : 2-259-18869-9

Remerciements

Le chroniqueur judiciaire n'est jamais seul sur son banc. Avant d'entrer dans la salle d'audience, au moment d'écrire, après les débats, il est nourri d'échos et de conseils, entouré de toute la mécanique humaine qui fera de ses mots la matière d'un journal. Aux relecteurs attentifs, aux metteurs en scène, du chef de service aux cor- recteurs et des secrétaires de rédaction aux rédacteurs en chef, merci. Merci aussi à tous les journalistes de Libération qui ont travaillé en marge de la production quotidienne, éclairant ces chroniques de leur savoir ou de leur regard. Et tout particulièrement Annette Levy-Willard, qui a enrichi les procès Barbie, Touvier, Papon et l'affaire Bousquet de nombreuses contributions, nous permettant de publier des documents d'Histoire et des pièces de dossier très souvent inédits. Merci aux historiens Henry Rousso, qui a suivi pour Libération l'intégralité du procès Touvier, et aussi Denis Peschanski, Robert O. Paxton et Pierre Laborie. Enfin, l'expression de notre gratitude va à , président de l'Association des Fils et Filles de déportés juifs de , qui a toujours été attentif à nos questions et Elie Wiesel, qui nous autorise à publier l'intégralité du témoignage qu'il n'a pu lire, procédure pénale oblige, devant la cour d'as- sises de , à l'occasion du procès Barbie.

UN ACQUIS DE JUSTICE

Avec cet ouvrage, Sorj Chalandon et Pascale Nivelle nous offrent une vision complète de l'épreuve la plus difficile qu'ait affrontée la justice française depuis la fin de la guerre d'Algérie : le jugement des crimes contre l'humanité commis en France pendant l'Occupation. Ces poursuites avaient, dès l'origine, suscité une singu- lière coalition d'adversaires et de sceptiques. Nombreux étaient ceux qui voyaient, dans ces entreprises judiciaires, plus de risques que de profits. Les prudents murmuraient : « Pourquoi prendre le risque de faire revivre un passé si cruel et, à certains égards, honteux pour la conscience nationale ? » Mieux valaitdans leslaisser mémoires les années ou les confiernoires auxde l'Occupationseuls travaux desenfouies histo- riens. Les gardiens du mythe gaulliste n'étaient pas les moins inquiets. La version officielle d'une nation refusant Vichy, d'une Résistance soutenue par le peuple entier, l'épopée de la France combattante n'allaient-elles pas être altérées par la cruelle lumière des audiences ? La Résistance elle-même ne risquait-elle pas d'apparaître, à l'occasion de ces procès, plus complexe que l'image d'Épinal pieusement entretenue dans les discours. À juger Barbie, l'on pouvait voir surgir le fantôme de Jean Moulin et l'interrogation complaisamment entretenue, sur les circonstances de son arrestation. À juger Papon, comment ne pas évoquer les rapports complexes entre la Résistance et l'administration, faisaienten un temps aussi oùactes certains de résistants. fonctionnaires servaient Vichy et Au sein même de la communauté juive, des voix s'éle- vaient pour exprimer leurs doutes. Le sort d'une collectivité tout entière vouée à l'extermination s'avérait si atroce que la condamnation de quelques bourreaux et de leurs complices, après tant d 'années écoulées, pouvait apparaître dérisoire. A poursuivre quelques vieillards, n'altérait-on pas la signification quasi mythique de la Shoah, épreuve sans pareille du peuple juif qui le marquait à tout jamais du sceau du martyr ? D'autres Juifs nourrissaient leurs réticences de considéra- tions plus traditionnelles. À faire renaître, dans le prétoire, les temps de l'exclusion et de la haine, ne risquait-on pas de réveiller aussi, dans les esprits et les sensibilités, le sentiment trouble que les Juifs n'appartenaient à la communauté nationale qu'en vertu de principes abstraits ou de règles de droit, et qu'ils demeuraient à part du reste des Français. Pareille survivance de l'attitude des « Israélites » français d'avant-guerre, soucieux de ne rien marquer dans leur atti- tude qui puisse les distinguer comme juifs dans la com- munauté nationale, pouvait apparaître comme un compor- tement frileux que l'Histoire avait condamné. Mais c'était précisément d'Histoire, et de la plus douloureuse qui soit, dont il s'agissait dans ces procès. Et cette singularité-là efficacité.contribuait à nourrir le scepticisme sur leur utilité et leur Car, ce dont la justice avait à connaître pour la première fois, c'était de crimes commis près d'un demi-siècle aupara- vant. Une sorte de gêne naissait à voire ces vieux messieurs dans le box répondre des crimes commis par les jeunes hommes qu'ils avaient été, qu'on voyait pleins de force et de morgue sur les photographies de l'époque, en uniforme d'officier SS, de milicien, ou de préfet. Pour apprécier leurs actes, il fallait nécessairement les replacer dans leur cadre historique. Bien des preuves avaient disparu. La plupart des témoins étaient morts, et les juges ne pouvaient appréhen- der la réalité complexe de l'époque que par les travaux des historiens. On reconstituait à grand-peine, à travers un demi-siècle, un temps disparu pour décider du comporte- ment criminel de certains de ses survivants. La justice peut contribuer à l'Histoire, comme ce fut le cas à Nuremberg. Mais la justice s'inscrit dans le présent, dans le moment même où les juges apprécient les actes dont l'accusé répond. Cette rupture entre le temps des faits et le temps du jugement apparaissait à certains comme incompatible avec l'exigence d'un procès équitable. Enfin, au sommet de l'État, les présidents successifs de la V République ne s'avéraient guère enclins à ressusciter, à l'occasion de ces procès, une époque douloureuse pour la France, où les Français s'étaient entre-déchirés, et où les crimes de l'occupant avaient suscité, chez quelques-uns, une complicité active et, chez beaucoup, de l'indifférence. L'épuration avait eu lieu, elle était achevée depuis long- temps, et il ne convenait pas de rouvrir des dossiers clos, ou d'entreprendre des poursuites là où elles n'avaient pas été jugées utiles. La grâce octroyée en 1963, par le général de Gaulle, aux chefs de la en France, Oberg et Knochen, témoignait de cette volonté que les pages les plus noires de l'histoire franco-allemande fussent à jamais tour- nées. La grâce de Touvier, milicien condamné à mort par contumace à la Libération, par le président Pompidou, pro- cédait du même désir d'oubli. Par communauté de généra- tion et d'expérience, le président Mitterrand partageait les mêmes vues. Paradoxalement, l'effet de la grâce de Touvier fut à l'opposé des vœux de son auteur. Elle parut une provo- cation à l'égard des victimes de l'Occupation et suscita, par réaction, une volonté de voir poursuivis et condamnés ceux qui avaient échappé à la sanction de leurs crimes. Cette exigence d'une justice, même tardive, à l'encontre des criminels du temps de l'Occupation, était nouvelle. Elle prenait sa source dans la prise de conscience, à travers des recherches historiques originales, de ce qu'avait été le comportement des autorités de Vichy au regard des juifs pendant l'occupation. Longtemps occultée, ensevelie dans un silence complaisant et général, la contribution de l'État français à la persécution et à la déportation des Juifs de France apparaissait peu à peu en pleine lumière, comme une épave rouillée que l'on verrait émerger des profon- deurs du passé qui l'avait engloutie. A mesure que cette connaissance progressait, que les crimes apparaissaient dans leur étendue, l'exigence de justice se faisait plus forte. Par un paradoxe apparent, elle s'avérait la plus intense chez les enfants de déportés dont Serge Klarsfeld, l'inlassable cher- cheur de vérité, apparaissait comme le champion. Car, comme le disait l'un d'eux, le travail de deuil n'avait jamais pu s'accomplir dans le cœur et l'âme de ceux qui avaient vu disparaître leurs parents dans la nuit des convois et des camps d'extermination, sans cesser, même contre toute évi- dence, d'attendre secrètement un retour impossible. Ainsi, la plaie secrète, jamais refermée, nourrissait en eux une douleur toujours présente et une soif de justice, à défaut écouléesd'espérance. ? Mais comment l'assouvir après tant d'années La notion nouvelle en notre droit des crimes contre l'hu- manité fournit aux victimes les moyens d'agir. Apparu lors des procès de Nuremberg, le crime contre l'humanité n'y avait guère retenu l'attention. C'était aux crimes contre la paix, aux crimes de guerre de tous ordres commis par les nazis, que s'étaient attachées les autorités alliées. Les crimes contre l 'humanité, par leur définition même, concernaient, au premier chef, les Juifs. Certes, d'autres populations, notamment les Tziganes, avaient été massacrées par les nazis. Mais, par son ampleur, son organisation et la barbarie de sa mise en œuvre, la persécution et l'extermination des Juifs en Europe occupée, constituait une entreprise crimi- nelle sans pareille. Tous les Juifs étaient voués, par Hitler et les nazis, à la mort parce que nés Juifs. C'était bien l'huma- nité tout entière qui était atteinte en la personne de chaque enfant juif jeté vivant dans la chambre à gaz. Ce génocide immense ne devait pourtant pas, au lende- main de la guerre, intéresser au premier chef la justice qui poursuivait les criminels nazis et leurs complices dans les pays occupés. Dans les procès de la collaboration, la notion de crime contre l'humanité n'apparaît nulle part. Intelli- gences avec l'ennemi, assassinats, tortures, séquestrations, les incriminations classiques du droit pénal furent seules retenues. C'est pourquoi, en 1964, lorsque les parlemen- taires, unanimes, votèrent la proposition de loi consacrant le caractère imprescriptible des crimes contre l'humanité, à aucun moment des débats, et sans doute dans l'esprit d'au- cun parlementaire, référence ne fut faite à l'éventualité que des poursuites puissent un jour être exercées par la justice française contre des auteurs ou complices français, du géno- cide juif. Ce que voulaient les législateurs, c'était interdire aux criminels nazis, après prescription ou exécution de leur peine, de revenir en France, sur les lieux de leurs crimes, au mépris des survivants et de leurs familles. Mais, assuré- ment, nul ne pensait alors que le préfet de police de Paris pourrait un jour répondre de ses actes commis sous l'Occu- pation, vingt ans plus tôt, contre les Juifs de Bordeaux, dans le cadre de ses fonctions à la Préfecture régionale, de 1942 à 1944. Dès ce moment-là, cependant, l'instrument juridique existait qui, tel l'apprenti sorcier échappant à ses créateurs, allait permettre de poursuivre en France les auteurs et complices des crimes contre l'humanité commis sous l'Oc- cupation. Encore fallait-il le vouloir ! Pour ma part, j'ai toujours considéré que, quels que soient les problèmes et les difficultés suscités par des procé- dures intervenant près de quarante ans après les faits, aucun argument invoqué contre ces procès ne résistait devant cette évidence : les crimes contre l'humanité sont les plus graves qui puissent être commis. Et parce qu'ils atteignent l'huma- nité entière, le temps écoulé ne peut interdire le châtiment. Aucune considération d'opportunité ou de convenance politique ne saurait prévaloir sur l'exigence de justice : les criminels contre l'humanité doivent être jugés dès lors qu'ils sont identifiés et arrêtés. Les décennies écoulées brouillent cependant les perspec- tives judiciaires. D'où l'impression d'irréalité que font naître parfois les comptes rendus d'audience. C'est seule- ment à certains moments privilégiés, lors des témoignages de quelques rares survivants, que le temps s'évanouit. La torture infligée par Barbie à des résistants identifiant leur bourreau sous les traits du vieil homme dans le box, l'hor- reur de l'arrestation et de la déportation évoquée par quelques rescapés des convois de Bordeaux, abolissent la barrière des années. La peur et la douleur des victimes sont toujours vivantes dans une enceinte de justice. La frustration naît aussi de ce que les faits précis retenus contre les accusés s'inscrivent dans une entreprise crimi- nelle collective dont ils n'étaient que des rouages et non les responsables premiers, même s'ils ne pouvaient ignorer la nature monstrueuse de l'entreprise à laquelle ils partici- paient. L'obersturmfurher Barbie n'était pas Knochen, Touvier n'était pas Darnand, Papon n'était pas Laval, ni même Bousquet. S'agissant d'arrestations, de déportations, d'exécutions d'êtres sans défense, l'obéissance aux commandements reçus ne pouvait les exonérer de leur res- ponsabilité pénale. Mais le sentiment demeurait qu'on ne jugeait que des seconds couteaux, produits d'une époque de sang et de boue. A cet égard, que Bousquet ait été abattu par un déséqui- libré avant d'être jugé, a privé la justice d'un procès essen- tiel. Mais non le moins difficile. Car la plupart des faits retenus contre Bousquet, et notamment son rôle dans l'or- ganisation des rafles du Vél' d'Hiv', en 1942, avaient été soumis à la Haute Cour en 1949. Rien n'est plus révélateur à cet égard que le bref laps de temps réservé par la Cour, lors du procès, à l'examen de cet épisode tragique de l'Oc- cupation. On connaît les réticences du président Mitterrand à la comparution de Bousquet en justice, dans le cadre des poursuites ouvertes en 1987 à partir de la révélation de nou- veaux faits concernant son rôle comme secrétaire général de la police de Vichy. Plus surprenante encore demeure la mansuétude extrême dont ont fait preuve, à son égard, les juges de 1949. Quelques années seulement s'étaient écou- lées entre les entretiens de l'été 1942 de Bousquet avec le général SS Oberg à Paris, et la quasi absolution de Bousquet par la Haute Cour. Que d'anciens résistants aient exonéré Bousquet de toute responsabilité pénale dans la déportation et la mort de milliers de Juifs, y compris d'enfants, voilà qui, assurément, en dit long sur le manteau de secret et d'indifférence qui, au lendemain de la guerre, avait recou- vert la participation de l'État français de Vichy dans la déportation des Juifs de France. Quel bilan dresser de ces procès, alors que ce chapitre de notre histoire judiciaire s'achève ? A s'en tenir aux verdicts, Barbie et Touvier sont morts en prison, Papon est condamné au même sort, sauf cassation ou grâce présiden- tielle. La soif de justice qui brûlait les victimes et leurs familles est-elle pour autant apaisée ? Je n'en suis pas sûr. Mais ces procès difficiles, souvent longs, parfois fastidieux, n'auront pas été pour la justice une épreuve stérile. En fin de compte, la justice française aura condamné, publique- ment, solennellement, les crimes contre l'humanité commis en France contre les Juifs pendant l'Occupation, par des nazis et des Français. Même tardive, cette condamnation-là était plus que souhaitable, elle était nécessaire après l'esca- motage de ces crimes dans les années qui ont suivi la Libé- ration. Au-delà de cet acquis de justice, ces procès auront grande- ment servi à la prise conscience, par les nouvelles généra- tions, de ce qui fut la réalité du sort des Juifs en France pendant la guerre et le rôle de Vichy dans leur déportation. Le premier mérite de ces procès aura été de placer, pen- dant des années, au cœur du débat public des questions essentielles pour une démocratie, sous la forme la plus sai- sissante. Comment passe-t-on de l'antisémitisme d'opinion à l'antisémitisme d'Etat, de l'antisémitisme d'exclusion à l'antisémitisme d'élimination, du cri des fascistes d'avant- guerre : « Mort aux Juifs », à une législation et des pratiques dont l'issue finale était la mort des Juifs. Le jugement des coupables, quand il s'agit de crimes contre l'humanité, met en lumière l'entreprise collective criminelle dans laquelle leurs actes s'inscrivent. A travers le procès Barbie, l'on mesure l'acharnement à faire rouler les trains de déportés vers les camps d'extermination, jusqu'aux dernières heures de l'Occupation. A travers le procès Touvier, on voit des voyous de la , perdus de haine et de crimes, abattre des otages sélectionnés parce que juifs. A travers le procès Papon, à défaut de celui de Bousquet, on voit à l'œuvre les criminels de bureau, ceux qui n'agissent que par circulaires etcontact arrêtés, direct ne avecse souillent leurs victimes. jamais les mains et évitent tout Par sa dramaturgie même, la justice a le pouvoir, au cours des débats, de faire prendre intensément conscience de ce qui est advenu, de l'horreur même du crime. Parce qu'elle interpelle directement les consciences, qu'elle les force à interroger sur le crime pour en déterminer la sanction, la justice fait prendre la mesure d'un passé criminel et l'inscrit dans la mémoire collective. Ainsi en va-t-il particulièrement du sort des victimes. L'Histoire les ensevelit dans l'anony- mat des chiffres. Près de 4 000 enfants juifs, la plupart nés en France et de nationalité française qui n'étaient pas réclamés par les autorités allemandes, ont été livrés par Vichy pendant l'été 1942 et déportés. Aucun n'est revenu. Ce crime-là prend corps devant nous, à un demi-siècle de distance quand, sur les écrans de l'audience ou du journal télévisé, apparaissent les sourires et les regards des enfants assassinés, sur les photographies conservées pieusement par les familles. A ces moments-là, se révèle, dans son atroce réalité, le crime contre l'humanité. Du procès Barbie demeurera la souvenir des enfants d'Izieu, comme du pro- cès Papon le souvenir des enfants arrêtés sur ordre de la préfecture de Bordeaux, qu'Auschwitz a engloutis. Ainsi, ces débats ne sont pas qu'effort pour rendre la justice, même tardive. Ils redonnent aux victimes leur place dans la mémoire collective, ils rappellent la vérité de leur destin que les criminels voulaient ensevelir dans l'oubli. Peut-être, à l'issue de ces procès, une fois le verdict tombé, le travail de deuil commencera pour les parents de ceux qui ont disparu dans la nuit et le brouillard, il y a bien longtemps. « Un peu de justice sur cette terre m'aurait fait plaisir », écrivait Emile Zola en 1900. De cette aspiration-là, au-delà des difficultés, des frustrations, des incertitudes de la justice des hommes, ces comptes rendus sont l'écho. Ren- dons hommage à Sorj Chalandon et à Pascale Nivelle de les avoir écrits et rassemblés pour nous. Ils auront été, non seulement les chroniqueurs émouvants de ces audiences, mais, ce qui est plus important encore, les mémorialistes attentifs de la justice. Robert Badinter Affaire Extraits de l'acte d'accusation

COUR D'APPEL DE LYON CHAMBRE D'ACCUSATION. 1 oct. 1985 LA CHAMBRE D'ACCUSATION DE LA COUR D'APPEL DE LYON, réunie hors la présence du public le vendredi quatre octobre Mil neuf cent quatre vingt cinq, Vu la procédure instruite au Tribunal de Grande Instance de LYON, contre : BARBIE Klaus, né le 25 octobre 1913 à BAD GODESBERG (République Fédérale Allemande), fils de Nikolaus et de Anna HESS, se disant commerçant et domicilié Edificio « San Jorge », Avenue Arc à LA PAZ (Bolivie), sans domicile fixe connu en France ; — DETENU — Inculpé de : Crimes contre l'humanité, sous les qualifications d'arrestations illégales, déten- tions, séquestrations de personnes avec tortures corporelles, assassinats et complicité d'arrestations illégales, de détentions, de séquestrations de personnes avec tortures corporelles et d'assassinats, enlèvements, détournements et déplacements de mineurs ; Inculpé supplétivement de : Crimes contre l'humanité par complicité d'assassinats et par enlèvements de mineurs, de mineurs de quinze ans et suivis de mort pour certains. Après en avoir délibéré conformément aux prescriptions de l'article 200 du code de procédure pénale, a statué ainsi qu'il suit : Attendu que les faits, tels qu'ils apparaissent à l'examen de la procédure sont les suivants : FAITS ET PROCEDURE : Né le 25 Octobre 1913 à BAD GODESBERG, près de BONN, en Allemagne, dans un ménage d'instituteurs, KLAUS BARBIE a fait des études classiques dans un lycée de Trèves. Il a obtenu l'Abitur (équivalent du baccalauréat). La mort de son père l'a empêché d'entreprendre les études de droit ou de méde- cine entre lesquelles il hésitait. Dès 1933, il a adhéré aux Jeunesses hitlériennes où il était Fahnlein Führer, ayant la responsabilité d'un groupe de cent vingt garçons de 10 à 14 ans. Après avoir passé six mois au service du travail (Arbeitsdients), il a continué ses activités aux jeunesses hitlériennes. Il est ainsi entré en relation avec la section locale du Parti National Socialiste Ouvrier Allemand (N.S.D.A.P.) et avec un certain JACOBS, membre du service de sûreté (Sicherheitsdienst en abrégé S.D.) qui constituait le service de ren- seignement du parti nazi. Intéressé par cette activité et les perspectives d'avenir qu'elle semblait offrir, il s'est engagé dans le S.D. le 26 Septembre 1935, et a prêté serment le 1 1935. Il est ainsi devenu S.S. Mann (S.S. est l'abréviation de = Peloton de Protection). Il a effectué une période de formation de deux ans, à l'école de Bernau près de Berlin et a adhéré au Parti National Socialiste le 1" Mai 1937. A la fin de cette période, il a été affecté au Sicherheitsdienst (S.D.) de Düsseldorf, dirigé alors par le Docteur Helmuth KNOCHEN qui devait devenir plus tard Befehls- haber der Sicherheitspolizei un des Sicherheitsdienst pour la France à Paris, c'est-à- dire chef de la police de sûreté (S.I.P.O. Administration d'Etat) et du service de sûreté (S.D. Organisation nazie qui avait fusionné avec la police de l'Etat et l'avait pratiquement absorbée). mentA Düsseldorf, intérieur. il a fait partie de la Section III du S.D., section chargée du renseigne- Un peu plus tard, à l'automne 1938, il a effectué au 39 régiment d'infanterie « Luddendorf » un service militaire abrégé en qualité de simple soldat. Il devait le terminer avec le grade d'Aspirant. Considéré comme un des meilleurs agents de sa division du S.D., il a été promu S.S. Oberscharführer, le 20 Avril 1939, puis S.S. Untersturmführer, le 20 Avril 1940. Dans son dossier S.S., figurent ses notes élogieuses de l'époque. Elles le dépeignent comme « un camarade irréprochable » ; ses performances dans le service sont excel- lentes. Son comportement en tant que S.S. est irréprochable, tant dans le service considéréequ'en dehors comme du service. affirmée. Son opinion relative à la conception du monde nazi est En mai 1940, il a été affecté à l 'Einsatz-Kommando (E.K.) c'est-à-dire groupe d'in- tervention du S.D. D 'AMSTERDAM où il s'est occupé du Renseignement politique et des mouvements de résistance. Il admet avoir pu collaborer avec la section anti- juive mais il a refusé de répondre, lorsqu'il a été inculpé de crimes contre l'humanité sur commission rogatoire des Autorités Judiciaires Hollandaises qui lui demandaient deexterminés s'expliquer à MATHAUSEN. sur sa participation à l'arrestation de trois cents juifs d'Amsterdam, En Mai 1942, BARBIE a été nommé chef de l'Einsatz-Kommando de GEX, avec, d 'après lui, mission de régler une affaire d'espionnage liée aux activités de « l'Or- chestre Rouge ». Promu S.S. Obersturmführer (lieutenant) il a été affecté en Novembre 1942, à l' Einsatz-Kommando de LYON, regroupant le S.I.P.O. (Sicherheitzpolizei = service de police de sûreté, ancienne administration de l'Etat Allemand), le S.D. service de sûreté nazi et le K.R.I.P.O. (Kriminal Polizei chargé des crimes de droit commun, ancienne administration de l'Etat). L'E.K. de LYON avait autorité sur une dizaine de départements (ceux qui forment actuellement la région Rhône-Alpes et les parties de départements situées au Sud de la ligne de démarcation entre cette région et cette ligne). L'E.K de LYON dépendait du chef supérieur des S.S. et de la police, OBERG, assisté de son adjoint HAGEN, chef de la section IV et de KNOCHEN, chef de la police de sûreté et du S.D. en France. D'abord chef de la section VI, c'est-à-dire du S.D. proprement dit, chargé de la recherche des renseignements politiques et idéologiques, BARBIE devait très vite prendre le commandement de la section IV (Gestapo = Geheimstaatspolizei) chargée de la répression des crimes et délits politiques. Cette section IV regroupait : La sous section IV A spécialisée dans la lutte contre le communisme et le sabotage. La sous section IV B anti juive, La sous section IV C chargée de la recherche des individus munis de faux papiers et des travailleurs évadés d'Allemagne, La sous section IV D spécialisée dans le contre espionnage. La sous section IV E qui tenait les fichiers. BARBIE était aussi l'adjoint du chef de l'Einsatz-Kommando, le S.S. Haupts- turmführer (capitaine) HOLLERT, remplacé en juin 1943 par le S.S. Ober- sturmbannführer (Lieutenant-Colonel) Werner KNAB. Il était très bien noté : « Chef S.S. qui va droit au but et qui aime l'action. Il possède un don marqué pour le travail d'information et dans le domaine criminel. Il est responsable du démantèlement de nombreuses organisations ennemies... Du point de vue caractère et opinion, c'est une personne sur qui il est permis de compter ». Pendant cette période, il devait d'ailleurs être décoré, le 1 Septembre 1943, de la médaille du mérite militaire, le 12 Juin 1944, de la croix d'argent de seconde classe, le 16 Juin 1944, de la croix de fer de seconde classe. Blessé le 28 Août 1944, il devait quitter LYON par le dernier train, le 30 Août. Il faut indiquer que cette organisation policière au sein de laquelle BARBIE a poursuivi les combattants de la Résistance et les Juifs, était dominée par les nazis depuis 1938 c'est-à-dire depuis la création de la Reichs Sicherheits Haupt Ampt (R.S.H.A.) sous la direction de HEYNDRICH, jusque là chef du S.D., nommé chef de la S.I.P.O. Elle est devenue entièrement nazi en novembre 1939, lorsque tous ses membres furent S.S. avec des grades équivalents à leur poste. A partir du 1 Juin 1942 et notamment de la nomination du Brigadeführer OBERG en qualité de chef supérieur des S.S. et de la police à PARIS, elle a réussi à supplanter en France les services de l'armée et à acquérir son indépendance presque totale, vis- à-vis du Haut Commandement militaire dans la lutte contre les combattants de la Résistance et certainement totale dans la réalisation du dessein de HITLER, concerté avec les dirigeants du parti nazi (HEYNDRICH, GOERING, EICHMANN et autres) de résoudre le problème juif par l'extermination. « Cette Solution finale » de la ques- tion juive en Europe dont HITLER avait prédit, en 1939, qu'elle serait une consé- quence de la guerre, fut mise au point, durant l'été 1941, en application des principes dégagés lors de la réunion de Berlin-Wannsee du 20 Janvier 1941, repris par HITLER, dans son discours du 30 Janvier 1941. C'est alors que des plans furent établis et qu'une section spéciale B4 de la Gestapo fut crée sous les ordres d'EICHMANN pour atteindre ce résultat. De même, étaient réorganisés les camps de concentration, notamment celui d'Auschwitz qui devait être un des camps d'extermination, en exécution de la poli- tique préconisée par HEYNDRICH. HITLER donnait alors à HOESS, premier commandant du camp d'Auschwitz, l'ordre de créer les conditions nécessaires à l'as- sassinat des juifs, EICHMANN fournissant toutes les indications pratiques qui devaient conduire à l'installation des chambres à gaz. Les Juifs (hommes, femmes et enfants) inaptes au travail étaient triés à l'arrivée au camp et immédiatement dirigés sur les chambres. Les autres étaient affectés à des travaux extrêmement pénibles de telle manière que la plus grande partie disparaisse « par suite de diminution naturel- le » (suivant les termes employés dans le procès verbal de la réunion du 20 Janvier 1941, à Berlin-Wannsee). Cinq millions de Juifs « ratissés de l'Est à l'Ouest » de l'Europe devaient ainsi y périr dans des conditions atroces. Par jugement en date du 30 Septembre — 1 Octobre 1946, du Tribunal Militaire International (créé par la convention du 8 Août 1945, signée par les alliés, dont la France) ont été déclarées criminelles (outre le corps des chefs du parti nazi), la Geheimstaatspolizei (gestapo), la Sicherheitsdienst des Reichsführers S.S. (S.D.) et les Schutzstaffeln (S.S.). Le Tribunal a précisé qu'étaient compris dans la déclaration de criminalité pro- noncée contre la Gestapo... tous les fonctionnaires de la Gestapo locale... à l'extérieur de l'Allemagne, et dans celle prononcée contre la S.D., tous les membres de cette organisation. Le Tribunal a, en outre, jugé que tout membre d'une de ces organisations pouvait être accusé du crime d'avoir appartenu à l'organisation et puni (de la peine de mort) à condition que les Tribunaux saisis fassent usage des règles de procédure appro- priées et que l'accusé ait eu connaissance des buts et des actes criminels de l'organi- sation. Ce même Tribunal a également déclaré l'existence criminelle d'un plan concerté en vue de commettre des guerres d'agression et la relation entre les guerres d'agres- sion ainsi conduites et la persécution des Juifs. Il a constaté le caractère inhumain des méthodes d'extermination des Juifs et a jugé que ces faits constituaient des assas- sinats. L'existence de cette politique criminelle contre l'humanité, notamment en ce qui concerne les Juifs, ainsi déclarée et jugée par le Tribunal, ne pouvait être ignorée de ceux qui, à un titre quelconque, participaient à sa mise en application et en particulier, des membres des S.S. et S.D. chargés de cette application. Un rapport de DANNEKER (Obersturmführer chargé de la sous section IV à Paris sous les ordres de OBERG) du 20 Juillet 1942 et un aide mémoire de HAGEN (Sturmbannführer chef de la section VI (S.D.) à PARIS sous les ordres de OBERG, ayant donc autorité sur tout le territoire français) du 24 Septembre 1942 (« Convention sur le langage à tenir en ce qui concerne l'évacuation des Juifs... »), documents valables pour toute la France, ne pouvaient leur laisser de doute sur la politique d'extermination menée contre les Juifs et sur le sort de ceux qu'ils arrêtaient et déportaient. Les propos que BARBIE tenait fréquemment d'après le témoin Raymond GEISS- MANN : « Déporté ou fusillé, c'est la même chose », de même que le discours qu'il a tenu en Juin 1944 aux déportés d'un convoi et rapporté par le témoin HAHN et les propos des gardiens, rapportés par le témoin COTTIN, démontrent que ces hommes connaissaient le sort réservé aux Juifs. Sans doute, faute d'incrimination en droit interne, (le délit d'association de malfai- teurs, seul prévu par la loi française, étant prescrit), BARBIE ne peut-il être poursuivi pour le seul fait d'avoir appartenu à ces groupements criminels mais sa participation en tant que membre de groupements déclarés criminels, à l'action de ces groupe- ments, établit non seulement sa participation à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux mais aussi l'élément moral constitutif des crimes contre l'humanité. BARBIE, chef de la section IV de l'Einsatz-Kommando de LYON, disposant en tant que tel, de l'autorité et d'une large marge d'initiative personnelle en matière d'arrestation et de déportation, était en conséquence personnellement responsable de l'ensemble de ses sous-sections et devait intervenir pour tous les dossiers essentiels concernant la sous-section des affaires juives (ainsi que l'indiquait la note de DANNE- KER déjà citée, que le prescrivaient les instructions officielles données par le Haut Commandement et que l'a jugé le Tribunal du Land de Cologne). Il est d'ailleurs démontré par les rapports qu'il a lui même signé « nécessairement en qualité de fonctionnaire responsable du travail » (conformément aux directives du Recueil d'Instructions de la S.I.P.O. et du S.D. en date du 7 Septembre 1940 et diffusée quatre fois par an) qu'il a participé à des opérations contre les Juifs et en a dirigées en personne. Troisième puis second dans l'Einsatz-Kommando de LYON, chef de la plus impor- tante section de cet organisme, très bien noté en raison de la qualité de ses services, il ne peut prétendre n'avoir été qu'un simple agent d'exécution. Il apparaît dans les témoignages des victimes comme dans ceux des Allemands ayant travaillé avec lui ou l'ayant connu alors, comme le chef de Gestapo de LYON, craint par ses subordon- nées, à l'origine de nombreux actes de représailles, toujours présent dans les locaux occupés par la Gestapo (Hôtel Terminus, puis Ecole Santé puis Place Bellecour). Il n'a pas demandé, comme l'ont fait d'autres chefs de Section IV, le rattachement de la sous-section antijuive à d'autres services. Bien plus, il s'est distingué par des actes de violences extrêmement graves, sur des Juifs et cela, de façon entièrement gratuite. BARBIE a déjà été condamné par jugement de contumace du Tribunal Permanent des Forces Armées de LYON en date du 29 Avril 1952, à la peine de mort, pour assassinats, complicité d'assassinats, d'incendies volontaires, pillages, séquestrations arbitraires, commis dans la région de Saint Claude en 1944, et par jugement de contumace du même Tribunal, en date du 25 Novembre 1954, à la même peine, pour des faits de même nature commis en 1943 et 1944, à LYON, et dans les environs de cette ville, faits caractérisés par des tortures et des exécutions sommaires de résis- tants, d'otages et de Juifs, bien précisées. Compte tenu des règles applicables à la publicité des jugements de défaut des Tribunaux Militaires (article 120 du Code de Justice Militaire dans sa rédaction de 1928) et des délais de pourvoi, ces peines de mort paraissent prescrites depuis le 15 Mai 1972 en ce qui concerne la première et depuis le 21 Décembre 1974 en ce qui concerne la seconde. A la suite de certains renseignements selon lesquels des faits imputables à BARBIE n'auraient pas été compris dans ces poursuites, le Commissaire du Gouvernement près le Tribunal Permanent des Forces Armées de LYON agissant sur délégation du Général Commandant la V Région, en exécution des instructions du Directeur de la Gendarmerie Nationale, ordonnait une enquête en Avril 1980. Cette enquête utilisait des documents allemands remis par le Centre de Documen- tation Juive Contemporaine et les archives des services officiels ayant enquêté sur les activités de BARBIE dans la région lyonnaise. Elle pouvait encore recueillir des témoignages. Elle rassemblait ainsi des indices et présomptions précises et concor- dantes contre BARBIE d'avoir commis ou participé aux crimes suivants : 1) La rafle de l'Union Générale des Israëlites de France (U.G.I.F.) du 9 février 1943, 12, rue Sainte-Catherine à Lyon. Cette organisation créée par VICHY (loi du 29 novembre 1941) pour recenser et contrôler les Juifs, avait réussi à être surtout une association d'entraide venant au secours des juifs nécessiteux et organisant le passage des enfants juifs en Suisse. Dans la matinée du 9 février 1943, jour de distribution de secours (soins médicaux, aide financière et sociale etc...) aux Juifs en difficultés, une dizaine d'Allemands en civil accompagnés de S.S. en uniforme, faisaient irruption dans les locaux et y progressaient en se présentant comme membres de la Gestapo et en interpelant les nombreuses personnes qui s'y trouvaient et celles qui y arrivaient. Ils investissaient ainsi toutes les pièces et y gardaient les personnes arrêtées. Aucune présence allemande n'étant décelable de l'extérieur, les arrivants péné- traient sans méfiance ; de plus, la secrétaire téléphoniste avait reçu l'ordre de ne pas parler de l'opération en cours et d'inviter les interlocuteurs à se présenter au siège de l'U.G.I.F. Ainsi devaient être arrêtées sans ménagement, quatre-vingt six personnes ; quelques unes avaient pu prouver (à tort ou à raison) qu'elles n'étaient pas juives et trois personnes d'origine juive, une femme et deux très jeunes filles, avaient réussi à apitoyer certains membres du Kommando sur le sort de leurs enfants et sur leur propre sort. Elles parvenaient ainsi à échapper au piège. Quatre-vingt cinq personnes étaient conduites directement au lieu de détention. La quatre-vingt sixième, David LUKSEMBERG, était amenée à l'Hôtel Terminus et torturée, BARBIE aurait dit à ses subordonnés « si c'est un Juif, vous pouvez faire tout ce que vous voulez ». LUKSEMBERG était ensuite écroué. Le lendemain matin, il réussissait à s'évader avec Siegfried DRILLER, arrêté en même temps que lui (ce qui devait entraîner, en représailles, des brutalités sur les autres prisonniers). Ceux-ci au nombre de quatre vingt quatre furent transférés à Drancy puis déportés à Auschwitz où un bon nombre finit dans les chambres à gaz, les autres devant mourir par suite du manque de nourri- ture, de mauvais traitements et des travaux exténuants, « par suite de diminution naturelle ». Un seul devait survivre, Rachmil SULKLAPER. Chef de la section IV de l'E.K. de Lyon, Klaus BARBIE était responsable de l'opéra- tion mais il est de plus, formellement reconnu par un sieur Michel THOMAS qui, venu prendre contact avec d'éventuels volontaires pour la Résistance, a réussi à per- suader Klaus BARBIE qui, dit-il, dirigeait personnellement les opérations, qu'il était artiste-peintre et venait montrer et vendre ses œuvres (qu'il avait pris la précaution d'apporter). Il avait pu présenter de faux papiers suffisamment bien imités et cacher sa connaissance de la langue allemande en restant calme, bien que les membres de la Gestapo aient parlé entre eux, en sa présence, de la manière de le tuer. Une des trois femmes relâchées, la Dame GRINSZPAN a noté une ressemblance certaine entre la photographie de Klaus BARBIE et un des allemands présents. Enfin, les archives allemandes contenaient trois documents signés par lui et rela- tant l'opération d'une manière suffisamment précise et détaillée pour que leur auteur ait été nécessairement présent. D'ailleurs le seul fait qu'il les ait signés, démontre qu'« il était responsable du travail » puisque l'instruction du 7 Septembre 1940, imposait à ce responsable de porter à la fin du texte de chaque télétype, son nom et son grade. Sans doute ces documents ont ils été fournis par le « Centre de Documentation juive Contemporaine » mais de tels documents produits au procès de l'Obersturmführer LISCHKA, secrétaire général de OBERG, du Sturmbannführer HAGEN, chef du S.D. (section IV) à Paris et de HEINRICHSOHN autre responsable du S.I.P.O. S.D. à Paris n'ont pas été contestés. Le Standartenführer KNOCHEN chef de la police de sûreté et du S.D. en France auquelticité. ils ont été présentés, le 8 Janvier 1985, n'a pas contesté, non plus, leur authen- Ces documents sont les suivants : 1) rapport du 11 Février 1943 : « au chef de la sûreté et du S.D. dans le secteur du commandant militaire en France à Paris (KNOCHEN) concerne : arrestation du comité Juif « Union Générale des Israëlites en France. dossier : néant annexes : quatre vingt six avis d'arrestations et d'emprisonnement, quatre vingts enveloppes contenant des pièces d'identité et des objets de valeur, ainsi qu'une liste récapitulative (en deux exemplaires). « Notre service, ici, avait appris qu'il existait à Lyon, 12 rue Sainte-Catherine, un comité Juif qui vient en aide aux émigrés et aide ces Juifs souhaitant quitter la France, pour se réfugier en Suisse, à préparer le passage illégal de la frontière. Le 9 Février 1943, il a été procédé à une action pour arrêter ce comité. Au moment de l'opération, plus de trente Juifs se trouvaient déjà dans les locaux servant de bureaux. En un premier temps, toutes ces personnes ont été arrêtées. Au cours de l'heure qui a suivi, plusieurs autres Juifs sont arrivés et quatre vingt six personnes ont pu être arrêtées au total. Toutes les personnes arrêtées ont été réunies dans une pièces et la plupart des Juifs ont détruit leurs fausses cartes et pièces d'identité, avant qu'il ne fut possible de procéder aux différentes fouilles. La plupart de ces Juifs avaient l'inten- tion de partir prochainement d'ici pour se réfugier en Suisse. Au cours de la perquisi- tion des bureaux, on a trouvé un nombre assez important d'objets de valeur, de devises etc... dont on connait les propriétaires. Une partie de ces propriétaires se sont proba- blement déjà enfuis vers la Suisse. Ces objets de valeur ont été saisis et se trouvent joints à la présente dans une enveloppe séparée (voir la liste attachée). En fouillant les différentes personnes, d'autres objets de valeur et moyens de paie- ment ont été trouvés lesquels ont été joints au dossier pour suite à donner dans des enveloppes séparées, ensemble avec les pièces d'identité. Toutes les quatre vingt six personnes arrêtées sont remises ce jour à la Maison d'Arrêt de guerre de la Wehrmacht à Châlon sur Saône qui prendra les dispositions utiles. Il a pu être constaté que le Comité est soutenu par des Juifs en France disposant de moyens financiers et surtout par un comité Juif de Genève. La Maison d'Arrêt de guerre de la Wehrmacht à Châlon sur Saône étant comble, les prisonniers seront transférés au camp correspondant, conformément à ce qui a été convenu avec Châlon sur Saône. Le chef de l'Einsatz-kommando par délégation BARBIE (signature manuscrite) S.S. Obersturmführer » 2) télégramme du 11 Février 1943 (à KNOCHEN) « L'action contre le comité précité ayant été exécutée d'ici, les Juifs ont, bien entendu, été gardés en détention par les Allemands. Il s'agit de quatre vingt six personnes qui seront transférées aujourd'hui au camp correspondant, en passant par Chalon sur Saône. Le chef de l'E.K. de Lyon par délégation signé BARBIE S.S. Obersturmführer » 3) rapport du 15 Février 1943. « Au chef de la sûreté et du S.D. dans le secteur du commandant militaire en France-Paris (KNOCHEN) concerne : Arrestation du Comité Juif « Union Générale des Israëlites en France (U.G.I.F.) Lyon dossier : Notre rapport du 11 Février 1943. N° du journal 563/43 Dans notre rapport du 11 Février 1943, nous avons annoncé l'arrestation de quatre vingt six Juifs. La prison à notre disposition Montluc étant surchargée, les Juifs ont été placés dans deux pièces du Fort Lamothe. Au moment du départ des Juifs à la gare, on a constaté qu'ils n'étaient plus que quatre vingt quatre. Les vérifications effectuées ont révélé que deux Juifs se sont évadés le 11 Février 1943, dans les pre- mières heures de la matinée, au moment où on les conduisait faire leurs besoins. La surveillance du Fort Lamothe est assurée par la Wehrmacht. Les Juifs évadés sont : 1) LUXEMBURG Aron, né le 19 Janvier 1893 LODZ (en réalité David LUKSEMBERG qui avait présenté les papiers de son frère naturalisé français) ; 2) DRILLER Siegfried né le 16 Septembre 1896 à VIENNE. Les recherches effectuées n'ont pas encore abouti à l'arrestation des deux Juifs jusqu'à présent. Parmi les enveloppes transmises à votre service qui contiennent des effets et des objets de valeur, il y a aussi celles des personnes en fuite. Je vous prie de bien vouloir prendre connaissance de ce qui précéde. Le Chef de l'Einsatz-kommando, par délégation signature manuscrite : BARBIE S.S. Obersturmführer » 2) La rafle d'Izieu du 6 Avril 1944 : Une dame Sabina ZLATIN, infirmière de la Croix Rouge française, nommée assis- tante sociale bénévole à la Préfecture de l'Hérault, était en contact avec l'œuvre de secours aux Enfants (O.S.E.) qui avait ouvert pendant l'été 1941, à Palavas les Flots, un centre d'accueil pour les enfants Juifs qu'elle réussissait à retirer des camps d'in- ternement de Vichy. La Dame ZLATIN avait été chargée, à sa demande, de visiter les camps d'Age et de Rivesaltès. Prenant de grands risques, elle avait pu faire sortir des enfants Juifs que l'O.S.E. avait placé dans divers centres et fait passer en Suisse et même aux Etats- Unis. Après l'occupation de la zone Sud en Novembre 1942, l'O.S.E. avait dissout le centre de Palavas, trop voyant et créé ou favorisé la création de colonies de vacances dispersées et plus discrètes. La Dame ZLATIN, sur la recommandation de ses amis de la Préfecture de l'Hé- rault, était entrée en relation avec Marcel WINTZER, sous-préfet de Belley et avec la secrétaire générale de la sous-préfecture qui lui avait procuré une grande maison appartenant à une institution religieuse et occupée seulement l'été. Cette maison était située à Lelinoz, hameau d'Izieu, petit village isolé au pied de sa montagne, à 75 kilomètres de Lyon et à 25 de Belley. C'est ainsi qu'elle y installait, en mars 1943, la « colonie des enfants réfugiées de l'Hérault » sous la direction de son mari, Miron ZLATIN, assisté de l'éducatrice Léa FELDBLUM, de l'étudiant en médecine Leib (Léon) REIFMAN, d'Eva REIFMAN, sœur de ce dernier, adjointe de Madame ZLA- TIN, de Lucie FEIGER, Mina FRIEDLER, Sarah LEVAN-REIFMAN et Moïse REIFMAN. Le Jeudi Saint, 6 Avril 1944, vers 9 heures, en l'absence de la Dame ZLATIN, des militaires allemands en armes et trois membres de la Gestapo en civil, venus en voiture légère et en deux camions (dont, un réquisitionné à Belley « pour un trans- port d'enfants d'Izieu au Fort Montluc ») investissaient la colonie où les enfants déjeunaient. Ils faisaient sortir tout le monde et obligeaient les enfants et le personnel à embar- quer immédiatement, avec le minimum d'effets personnels. Seul, Leib REIFMAN qui venait d'arriver de Belley avec deux enfants, pouvait sauter par une fenêtre du pre- mier étage et se cacher dans le jardin où les Allemands ne réussirent pas à le retrouver. Une panne de gazogène immobilisait le convoi dans le village d'Izieu ; le jeune René WUCHER qui, bien que n'appartenant pas à la communauté juive, était hébergé provisoirement à la colonie, était vu par une de ses parentes qui réussissait à le faire relâcher comme non Juif. Les quarante quatre autres enfants, ADELSEHEIMER Sami, AMENT Hans, ARO- NOWICZ Nina, BALSAM Max-Marcel, BALSAM Jean-Paul, BENASSAYAG Esther, BENASSAYAG Elie, BENASSAYAG Jacob, BENGUIGUI Jacques, BENGUIGUI Richard, BENGUIGUI Jean-Claude, BENTITOU Barouk-Raoul, BULKA Majer, BULKA Albert, FRIEDLER Lucienne, GAMIEL Egon, GEREINSTEIN Maurice, GEREINSTEIN Liliane, GOLDBERG Henri-Chaïm, GOLDBERG Joseph, HALAUN- BRENNER Mina, HALAUNBRENNER Claudine, HALPERN Georges, KARGEMAN Isidore, KROCHMAL Rénate, KROCHMAL Liane, LEINER Max, LEVAN-REIFMAN Claude, LUZGART Alice-Jacqueline, MERMELSTEIN Paula, MERMELSTEIN Marcel, SADOWSKI Gilles, SPIEGEL Martha, SPIEGEL Senta, SPRINGER Sigmud, SZULK- LAPER Sarah, TELELBAUM Max, TETELBAUM Herman, WELTNER Charles, WER- THEIMER Otto, ZUCKERBERT Emile, LOEBMANN Fritz (qui n'était qu'en visite à la colonie) HIRSCH Arnold et REIS Théodor ainsi que les sept membres du person- nel ci-dessus énumérés, étaient emmenés à Montluc, puis à Drancy et déportés à Auschwitz en wagon de marchandises, dans des conditions très dures. Les quarante deux premiers enfants de la liste et cinq adultes de l'encadrement furent immédiatement exterminés dans les chambres à gaz. Miron ZLATIN, le directeur, et deux grands enfants de 16 et 17 ans, Arnold HIRSCH et Théodor REIS, considérés comme adultes par les Allemands (et même comme faisant partie du personnel) devaient être finalement déportés en Lithuanie où ils furent fusillés. Seule, Léa FELDBLUM est revenue. La responsabilité de Klaus BARBIE dans cette opération dont il ne pouvait ignorer les suites, résulte de ses fonctions au sein du S.I.P.O. de LYON et de sa participation à la politique antisémite de son parti. L'opération était suffisamment importante pour ne pouvoir être exécutée sans son accord, son ordre et même sa présence. Les témoignages de Leib REIFMAN et de Julien FAVET, employé à l'époque dans la ferme voisine, qui reconnaissent l'un et l'autre, en Klaus BARBIE, l'un des civils allemands, sont confortés par un télex du 6 Avril 1944 qu'il n'a pu signer que parce qu'il était responsable du travail, au sens de l'instruction du 27 Septembre 1940. Ce document produit par le Centre de Documentation Juive Contemporaine est ainsi rédigé : « Le Chef de la Sûreté et du S.D. dans le secteur du Commandant Militaire en France — Service Télex-Lyon n° 5269-060444 — 20 heures 10 — F.I. Au B.D.S. Chef du service IV B-Paris concerne : Maison d'enfants juive à Izieu (AIN) « Ce matin, toutes les personnes de la maison d'enfants juive « Colonie d'enfants » à Izieu (AIN) ont été arrêtées. Au total, quarante et un enfants âgés de 2 à 13 ans ont été appréhendés. On a réussi, en outre, à arrêter l'ensemble du personnel juif composé de dix personnes dont cinq femmes. Il n'a pas été possible de saisir de l'argent liquide ou d'autres objets de valeur. L'acheminement sur Drancy aura lieu le 7 Avril 1944. Le Commandeur de la Sûreté et de la S.D. de LYON I.V. B 61/43 p.o. (i.a. en allemand) signé : BARBIE S.S. Obersturmführer. » Ce télégramme a été annoté de façon suivante : au B.D.S. de Paris « 1°) affaire discutée en présence du Docteur V.B. et du Hauptsturmführer BRUN- NER (Directeur du camp de Drancy depuis 1943). Le Docteur V.B. a déclaré que, pour des cas de cette nature, l'Obersturmführer RO a prévu des mesures spéciales concernant l'hébergement des enfants. Le Haupts- turmführer BRUNNER a répondu qu'il n'a pas eu connaissance d'instruction ou de projets de ce genre et qu'il désapprouve par principe de telles mesures spéciales. Dans le cas en question, il procédera également selon le mode normal en ce qui concerne la déportation. Pour le moment, je n'ai pas pris de décision de principe. 2°) à l'Oberstrurmführer RO pour information et décision signature illisible 111/1944 Les anomalies de document (dont l'authenticité n'a été discutée ni devant le Tri- bunal de Nuremberg ni devant celui du Land de Cologne où il a été produit) démontre cette authenticité : Ainsi un faussaire acharné à la perte de BARBIE, n'aurait pas fait la confusion entre trois grands enfants de 15, 16, et 17 ans (dont ce faussaire devait connaître l'identité) et des membres du personnel, confusion qu'à faite BARBIE comme les médecins sélectionneurs du camp d'Auschwitz qui ont pris pour des adultes aptes au travail, HIRCH et REIS. De même, il n'aurait pas utilisé du papier portant au verso, une portion de carte d'Ecosse, comme le faisaient alors les Allemands, qui, en raison de la pénurie de papier et par mesure d'économie, utilisaient ainsi leurs cartes de Grande Bretagne après l'abandon du projet de débarquement dans ce pays ; il ne se serait pas servi d'un dateur français acheté sur place, suivant une pratique courante de l'Administra- tion allemande à l'époque. Ce faussaire n'aurait pas non plus utilisé un télétype à bande de papier gommé, de marque Siemens, se collant sur un imprimé à « en-tête » comme en était utilisé un à l'époque à l'E.K. de Lyon. Il n'aurait pas pensé à annoter le télex comme l'a fait le destinataire qui, connais- sant les initiales des personnes en poste à Paris, a noté en conséquence le télex, d'une manière qu'il lui eut été impossible de reconstituer, ni à porter l'initiale de FISS, opérateur-transmetteur de l'E.K de Lyon, sur le document. Par ailleurs, les distances relativement courtes n'empêchaient pas BARBIE d'être en Haute-Savoie le 5 Avril, à Izieu et à Lyon, le 6, puis dans le Jura le 7, son zèle et son activité habituelle rendant vraisemblables de tels déplacements. Enfin les mentions I.A. (Im Auftrag : « par ordre ») et I.V. (« In Vertretung » = par intérim) étaient employées indifféremment à l'époque et l'utilisation des lettres. I.A. par BARBIE sur ce télex est sans signification probante. 3) La déportation de plusieurs centaines de personnes, — Résistants (ou supposés tels par les Allemands) et Juifs — par le dernier convoi ferroviaire ayant quitté Lyon, le 11 Août 1944. Début Août 1944, les trois prisons de Lyon (Montluc, Saint-Paul et Saint-Joseph) étaient surpeuplées en raison des nombreuses arrestations opérées par les Allemands, les miliciens, les membres du P.P.F. etc...) Aussi le Brigadeführer OBERG avait-il donné de Paris, l'ordre de transférer le plus grand nombre possible de détenus vers l'Allemagne. Le 11 Août 1944, vers 5 heures, plus de six cents détenus de ces trois prisons étaient appelés « avec bagages », rassemblés — sans ménagement, du moins à Montluc où ils chantaient la Marseillaise — dans la cour de ces établissements, par les militaires allemands. Enchaînés deux par deux, résistants d'un côté et Juifs de l'autre, ils furent conduits en camions bâchés à la gare de Perrache et obligés de monter dans le train 14.166, composé de neuf wagons de troisième classe aux fenêtres masquées et d'un wagon pour les bagages, les Juifs étant placés dans les wagons de tête. S'il n'a pas été retrouvé de rapports de BARBIE concernant cette opération qui intéressait en premier lieu son service, sa présence dans la cour de la prison Montluc participant activement au rassemblement des femmes et aux départ de tous, puis à l'embarquement dans le train, est attestée par plusieurs témoins. Certains détenus juifs, déportés dans le convoi du 11 Août 1944 et revenus de déportation, ont témoigné des actes de cruauté et de mépris de l'être humain dont ils furent victimes de la part de BARBIE, ou son son contrôle et ses instructions, en raison de leur seule qualité de Juifs. C'est ainsi que si les sieurs ALHARAL, KLEIN et Etienne LEVY, les Dames DUBOIS veuves ROSNER, FRANCFORT épouse LEVY et LABOURET épouse KAHN, furent victimes de gifles ou de violences simples, Benjamin KAMINSKI se vit infliger le supplice de la baignoire, Isaac LATHERMANN fut brûlé par des cigarettes, frappé à coup de poing et de pied et soumis au supplice de la brosse, tandis que GOTTLIEB fut frappé à coup de bâton et de nerf de bœuf. En raison des sabotages, bombardements et combats, le train parti vers 16 heures, le 11 Août 1944, après de nombreuses manœuvres, vers Drancy, semble-t-il, dut modi- fier plusieurs fois son itinéraire et s'arrêter parfois pendant quarante huit heures. C'est ainsi qu'il a passé par Mâcon, Tournus, Varennes le Grand, Culmont-Chalindrey (où il s'est arrêté deux jours), Chalon sur Saône, Beaune, Dijon, Langres, Chaumont, Langres à nouveau, Vittel, (arrêt de deux jours), Mirecourt, Metz, Nancy, Remire- mont, Epinal, Plombières, Belfort, Rougemont, Mulhouse, Guebwiller, Colmar, Saint Die, Strasbourg, Rothau (près de Schirmeck, à côté du camp de Struthof) où la plupart des résistants hommes furent déposés. Puis le train passa le Rhin à Khel ; d'autres résistants furent emmenés à Dachau, les femmes à Ravensbruck. La plupart des Juifs ne devaient atteindre la gare de Birkenau desservant Auschwitz que le 22 ou le 23 Août. Durant le trajet et à l'arrivée de Birkenau, aucun ravitaillement en vivres et en eau, n'avait été prévu. Quelques particuliers, la Croix Rouge à Vittel, d'autres détenus à Birkenau fournirent quelques secours mais ne purent empêcher la mort de déportés âgés ou malades. Le nombre précis des Juifs déportés par ce convoi, celui des morts et celui des survivants ne peuvent être connus avec certitude, malgré les efforts du Centre de Documentation Juive Contemporaine et du Secrétariat d'Etat chargé des Anciens Combattants, BARBIE ayant détruit les archives de Lyon. Les documents cités ci-dessus, démontrent, par l'absence de référence à un ordre venu de Paris, qu'en ce qui concerne la rafle de l'Union Générale des Juifs de France et celle des enfants d'Izieu, il s'agissait d'initiatives lyonnaises qui ne pouvaient venir que du responsable de la section IV c'est-à-dire de BARBIE qui les a dirigées. Par ailleurs, le discours qu'il a tenu aux déportés du convoi parti de Lyon-Perrache en juin 1944, rapporté par l'un d'entre eux, Ferdinand HAHN, démontrerait, s'il en était encore besoin, sa participation au complot formé entre les dirigeants nazis pour la Solution finale du problème juif, et sa connaissance du but poursuivi (l'extermina- tion des Juifs). « Je vous envoie dans un endroit d'où l'on ne revient pas ; vous ne verrez pas la fin de la guerre ; vous serez morts avant, mais on vous fera travailler durement, avant ». Curriculum Vitae : Klaus BARBIE dont la carrière scolaire et policière jusqu'au 30 Août 1944, a été retracée au début de cet exposé, a été soigné pour sa blessure au pied, à l'hôpital de Baden-Baden puis d'Halberstadt jusqu'en février 1945. Nommé Hauptsturmführer, en novembre 1944, il a participé aux combats d'arrière garde, contre les Américains, dans les rangs du 11 corps de la Waffen S.S., jusqu'au 17 Avril 1945, dans les environs de Wuppertal, où, son unité étant prise dans un vaste encerclement, il s'est échappé en abandonnant son uniforme et son arme. Il a rejoint sa femme, Régina Margareta Marie WILLMS, née en 1915, ancienne camarade de Lycée qu'il avait épousée le 25 Avril 1940 et dont il avait eu une fille Uta Régina, née en 1941. Ils ont vécu quelques temps dans un village près de Kassel où il a travaillé comme ouvrier agricole. Puis il s'est inscrit, en qualité d'auditeur libre, à la Faculté de Droit de Marburg, sous le nom de MERTENS. Il a fait partie d'un groupe d'anciens officiers S.S. qui, dans un esprit d'entraide, fournissaient de faux papiers aux anciens S.S. dont l'orga- nisation venait d'être déclarée criminelle par le Tribunal de Nuremberg. Inscrit, semble-t-il, sous le n° 239, sur le premier registre de criminels de guerre établi dès 1944, par une commission des Nations Unies à Londres, il a fait l'objet de mandats d'arrêt du Juge d'Instruction militaire de Lyon, à la suite des procédures dirigées contre les membres de l'E.K. de la S.I.P.O. — S.D. de Lyon pour les crimes de guerre commis dans la région de Saint Claude et dans celle de Lyon. Le 23 Février 1947, BARBIE a dû sauter par une fenêtre pour échapper à un coup de filet organisé par les alliés occidentaux, dans le cadre de l'opération « Sélection Board » (arrestation des nazis en fuite). C'est alors qu'il a pris contact avec Kurt MERCK, ancien capitaine de l'Abwehr qu'il avait connu a Lyon. Celui-ci l'a mis en relation avec un agent de la C.I.C. Robert S. TAYLOR qui l'a utilisé dans la lutte contre le communisme, en contrepartie de sa liberté et de celle de sa famille (qui venait de s'agrandir avec la naissance de Klaus Georges, en décembre 1946) et de garanties financières. Il était alors considéré par TAYLOR comme « un homme honnête aussi bien sur le plan intellectuel que sur le plan professionnel, absolument pas craintif ni nerveux. Il est violemment anti- communiste. C'est un idéaliste nazi qui croit que lui et son idéal ont été trahis par les nazis au pouvoir ». Cependant le 11 Décembre 1947, il a été arrêté et interné dans un camp de prison- niers de guerre, à Oberursel, près de Frankfort, sur ordre du Q.G. du C.I.C. de la région IV. Après de nombreux interrogatoires, il a été remis en liberté, le 10 Mai 1948. Il s'est alors retiré à Augsburg, avec sa famille. Il a repris son activité au service de la C.I.C. et est même parvenu à « pénétrer les activités du K.P.D. » (Parti Communiste Allemand). Localisé par la justice militaire française, c'est cependant un homonyme Paul BARBY qui a été arrêté, à sa place, en zone russe. Quant à Klaus BARBIE, les autorités judiciaires françaises ne parviendront pas à obtenir sa remise par les Services américains qui consentiront cependant, à son audi- tion, les 14 et 18 Mai puis 16 Juillet 1948 par un commissaire de police français, en qualité de témoin, dans la deuxième procédure contre René HARDY. Il continuait alors son activité de renseignement pour les Américains à Augsburg. Vivant dans la crainte d'être arrêté par les Français, il a accepté en 1951, la proposi- tion de la C.I.C. d'émigrer en Amérique du Sud. Cette organisation lui attribue le nom de Klaus ALTMANN (celui d'un camarade de régiment). Il a alors quitté Augsburg avec sa femme et ses deux enfants le 9 Mars 1951 pour arriver à Gênes le 12 Mars y embarquer le 23 Mars pour débarquer à Buenos Aires, le 10 Avril et arriver en Bolivie, par le train, le 23 Avril 1951. D'après lui, il aurait été directeur d'une scierie près de Chulumani, au Nord-Est de La Paz, jusqu'en 1954, puis d'une entreprise de fabrication d'emballage en bois, à La Paz, jusqu'en 1965, puis d'une entreprise d'exportation d'écorce de quinquina, pour fabriquer de la quinine destinée à l'Armée américaine, jusqu'en 1968, puis d'une société de services. Il a créé pour le Gouvernement bolivien, une compagnie maritime nationale, la « Transmaritima boliviana Limitada » dont il est devenu gérant. Il a voyagé, en Europe et aux Etats-Unis, pour le compte de cette société dont il est devenu Agent Général à Lima, au Pérou, en Septembre 1971. En Février 1972, démasqué par Madame KLARSFELD, il a dû rentrer en Bolivie. Il aurait été incor- poré dans la Garde Nationale Bolivienne. Il y aurait aussi, été incarcéré en 1972- 1973, bien que naturalisé Bolivien, sous l'identité de Klaus ALTMANN. La demande d'extradition formée par la France n'ayant pas abouti, BARBIE a été remis en liberté. Il s'est retiré à Cochabamba, à 500 kms au Sud-Ouest de La Paz. Il y a travaillé dans diverses entreprises, avant de revenir, en 1975, dans la capitale, s'occuper de la société de service qu'il avait créée en 1968. En 1979, après le retour de son fils, Klaus Georges, qui s'était installé à Santa Cruz avec son épouse et ses enfants, il l'a rejoint dans cette ville où ils ont créé une société de projet « Importaciones Y Exportaciones Tecnicas Limitada » et s'en sont occupés jusqu'à la mort accidentelle de son fils en 1981. Son épouse est morte à La Paz en décembre 1982. Sa fille, mariée à un professeur de lycée, habite en Autriche. BARBIE se défend de toute action dans la vie politique bolivienne, que se soit en 1971, pour favoriser le coup d'Etat du Général BENZER ou en 1981, pour éliminer huit membres d'un parti politique. Il affirme n'avoir jamais répondu aux sollicita- tions des petits groupes d'Extrême Droite. Il aurait seulement, servi d'interprète, lors de la négociation pour l'achat à l'Au- triche, de chars « S.K. 105 » destinés à l'armée bolivienne. Les experts psychiâtres qui ont examiné Klaus BARBIE, pendant une année, n'ont pas décelé de maladie mentale mais un mode particulier de fonctionnement psy- chique. Il n'est pas en état de démence, au sens de l'article 64 du Code Pénal. Sa structure psychique a un rôle défensif et le maintien dans une représentation identique de lui-même exclusive de toute culpabilité. Sa structure mentale, d'une logique sans faille et sans contradictions, ne laisse apparaître aucun conflit interne. Il n'exprime aucune remise en question. Chaque fois que quelque chose pourrait révèler une faille, un manque ou un conflit en lui, il se réfère à une instance imagi- naire en dehors de lui. C'est ainsi que l'idéologie nazie a fonctionné, pour lui, comme un appui extérieur nécessaire à ses défenses internes. Fermé à toute altérité, il ne peut rien tolérer d'autre que ce qu'il connaît déjà ou s'inscrit dans la logique de ce qu'il pense. Prisonnier de son image, il ne peut changer, cherchant à se maintenir identique, s'interdisant presque de vieillir ou de décliner. Au vu des résultats de cette information, le Juge d'Instruction a, par son ordon- nance du 19 Juillet 1985... constaté qu'il résultait de la procédure des charges suffi- santes contre Klaus BARBIE de crimes contre l'humanité en se rendant complice de l'assassinat : 1°) du groupe d'environ quatre vingt trois personnes d'origine juive appréhendé au siège de l'U.G.I.F., le 9 Février 1943. 2) du groupe d'environ six personnes de même origine composant le personnel d'encadrement de la maison d'enfants d'Izieu appréhendées le 6 Avril 1944. 3) du groupe d'environ cent vingt huit personnes de même origine déportées par le convoi ferroviaire du 11 Août 1944. Le Juge d'Instruction a constaté qu'il existait également des charges suffisantes contre Klaus BARBIE de crimes contre l'humanité. A) en déportant : 1) le groupe d'environ quatre vingt quatre personnes d'origine juive appréhendées au siège de l'U.G.I.F. le 9 Février 1943, 2) le groupe d'environ sept personnes de même origine, encadrement de la mai- son d'Izieu, 3) le groupe de plusieurs centaines de personnes de même origine déportées le 11 Août 1944 par le dernier convoi ferroviaire avec la circonstance qu'une au moins avait été soumise à des tortures corporelles. Il résulte de l'information charges suffisantes contre : BARBIE Klaus, I — SUR LES COMPLICITÉS D'ASSASSINA TS : 1°) d'avoir, en 1943, à Lyon et sur le Territoire français commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — se rendant complice, par aide ou assistance, avec connaissance dans les faits qui ont préparé ou facilité leur action, des auteurs du meurtre avec préméditation commis sur un groupe de plu- sieurs dizaines de personnes, d'origine juive, appréhendées le 9 Février 1943 à Lyon, au siège de l'Union Générale des Israëlites de France, ledit meurtre avec prémédita- tion entrant dans les faits constatés par le Tribunal Militaire International de Nurem- berg, dans son jugement des 30 Septembre et 1 Octobre 1946. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, par les articles 60, 295, 296, 297 du Code Pénal Français et puni par les articles 59 et 302 du même Code. 2°) d'avoir, en 1944, à Lyon et sur le territoire français, commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — se rendant complice, par aide et assistance, avec connaissance, dans les faits qui ont préparé ou facilité leur action, des auteurs du meurtre avec préméditation commis sur un groupe d'environ six personnes majeures appréhendées le 6 Avril 1944 dans le Foyer d'Enfants d'Izieu, ledit meurtre avec préméditation entrant dans les faits constatés par le Tribunal Mili- taire International de Nuremberg, dans son jugement des 30 Septembre et 1 Octobre 1946. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, par les articles 60, 295, 296, 297 du Code Pénal Français et puni par les articles 60 et 302 du même Code. 3°) d'avoir en 1944, à Lyon et sur le territoire française commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — se rendant complice, par aide ou assistance, avec connaissance dans les faits qui ont préparé ou facilité leur action, des auteurs du meurtre avec préméditation commis sur un groupe de plusieurs dizaines de personnes, d'origine juive, qui avaient été déportées par le convoi ferroviaire ayant quitté Lyon le 11 Août 1944, ledit meurtre avec prémédita- tion entrant dans les faits constatés par le Tribunal Militaire International de Nurem- berg, dans son jugement des 30 Septembre et 1 Octobre 1946. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, par les articles 60, 295, 296, 297 du Code Pénal Français et punis par les articles 59 et 302 du même Code. 4°) d'avoir en 1943 et 1944, à Lyon et sur le territoire français, commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou de persé- cutions pour des motifs politiques ou raciaux ou religieux — se rendant complice, par aide ou assistance, avec connaissance dans les faits qui ont préparé ou facilité leur action, des auteurs du meurtre avec préméditation commis sur Danielle WOLF épouse STOURDZE, KOBLENZ Lucie épouse WOLF, Chaim KAPLON, Alfred EBERHARD, Sarah LEVI épouse EBERHARD, Odette EBERHARD épouse CREANGE, Elisa BERR épouse ISRAEL, Esther AMRAN épouse BITTON, ledit meurtre avec préméditation entrant dans les faits constatés par le Tribunal Militaire International de Nuremberg, dans son jugement des 30 Septembre et 1 Octobre 1946. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi Française du 26 Décembre 1964, par les articles 60, 295, 296, 297 du Code Pénal Français et puni par les articles 59 et 302 du même Code. II — SUR LES SEQUESTRATIONS — DEPORTATIONS — 1°) d'avoir en 1943 à Lyon et sur le Territoire français commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques raciaux ou religieux — déportant vers les camps de concentration créés par le III REICH, un groupe d'environ quatre vingt quatre personnes d'origine juive, appréhendées le 9 Février 1943 à Lyon, au siège de l'Union Générale des Israëlites de France, puis détenues et internées sans qu'une condamnation régulière ait été définitivement prononcée. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964 et encore prévu et puni par, à la date des faits, les dispositions des articles 341 alinéa 1" et 342 du Code Pénal Français interprétées par l'article 2,5° de l'ordonnance du 28 Août 1944, actuellement reprises dans l'article 341-1° et 2° du même Code. 2°) d'avoir en 1944, à Lyon, et sur le territoire français, commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — déportant vers les camps de concentration crées par le III REICH, un groupe d'environ sept personnes, d'ori- gine juive, appréhendées le 6 Avril 1944 au Foyer d'Enfants d'IZIEU, puis détenues et internées sans qu'une condamnation ait été définitivement prononcée. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, et encore prévu et puni par, à la date des faits, les dispositions des articles 341, alinéa 1" et 342 du Code Pénal Français interprétées par l'article 2,5° de l'ordonnance du 28 Août 1944, actuellement reprises dans l'article 341-1 et 2 du même Code. 3°) d'avoir en 1944, à Lyon et sur le territoire français, commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — déportant vers les camps de concentration créés par le III REICH, dans le convoi ferroviaire qui a quitté Lyon le 11 Août 1944 un groupe de plusieurs dizaines de personnes, d'origine juive, appréhendées en divers lieux, puis détenues et internées sans qu'une condamnation ait été définitivement prononcée. Avec la circonstance qu'au moins une de ces personnes à savoir LAHTERMAN Isaac, a été soumise à des tortures corporelles. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, et encore prévu et puni, à la date des faits, par les dispositions des articles 341 alinéa 1 et 342 du Code Pénal français, interprétées par l'article 2,5° de l'ordonnance du 28 Août 1944 et 344 dudit Code, actuellement reprises dans les articles 345-1" et 2° et 344 de ce même Code. 4°) d'avoir en 1943 et 1944, à Lyon et sur le territoire français, commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — déportant, en raison de leur appartenance à un groupe d'origine juive, les personnes suivantes, appréhen- dées aux dates ci-dessous indiquées, puis détenues et internées sans qu'aucune condamnation ait été définitivement prononcée : Chaïm KAPLON et Srul Lewa KAPLON, appréhendés le 23 Mars 1943, Madame KLEJNER, appréhendée le 11 Mai 1943, Kurt HIPSER appréhendé en Mai 1943, Isic Isidore FISCHER appréhendé le 22 Juin 1943, Marcel STOURDZE et Danielle WOLF épouse STOURDZE appré- hendés le 16 Août 1943, COBLENZ Lucie épouse WOLFF appréhendée en août 1943, Alfred EBERHARD, Sarah LEVI épouse EBERHRARD et Odette EBERHRARD épouse CREANGE, appréhendés le 6 Novembre 1943, Elisa BERR épouse ISRAEL appréhendée le 18 Décembre 1943, Jérome SCORIN appréhendé le 22 Juin 1944, Raphaël REIN appréhendé fin juin 1944, Elie NAHMIAS appréhendé le 1 Juillet 1944, Esther AMRAM épouse BITTON appréhendée le 2 Juillet 1944 et Esther MINKOWSKI appréhendée en juin/juillet 1944. Avec les circonstances qu'au moins cinq de ces personnes, à savoir : Srul Lewa KAPLON, Madame KLEJNER, Kurt HIPSER, Isic Isidore FISCHER et Esther MIN- KOWSKI ont été soumises à des tortures corporelles. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, et encore prévu et puni, à la date des faits, par les dispositions des articles 341 alinéa 1 et 342 du Code Pénal Français, interprétées par l'article 2,5° de l'ordonnance du 28 Août 1944 et 344 dudit Code, actuellement reprises dans les articles 341-1 et 2 et 344 de ce même Code. III — SUR LES ENLEVEMENTS, DETOURNEMENTS ET DEPLACEMENTS DE MINEURS : 1°) d'avoir, en 1943 et 1944, à Lyon et sur le territoire français commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, — enlevant ou faisant enle- ver, entraînant ou déplaçant, par fraude ou violence, en raison de leur appartenance à un groupe d'origine juive, les mineurs : Michel JAPKOWICZ appréhendé le 9 Août 1943, Charles STEIN appréhendé le 13 Janvier 1944, Joseph TOUITOU appréhendé le 23 Avril 1944, Simy KADDOCHE appréhendée le 6 Juin 1944, des lieux où ils étaient mis par ceux à l'autorité ou à la direction desquels ils étaient soumis ou confiés. Avec les circonstances que l'enlèvement, le détournement et le déplacement : — de Michel JAPKOWICZ ont été suivis de mort, — de Simmy KADDOCHE ont été consommés sur un mineur de quinze ans. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut Militaire Interna- tional de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1946, et prévu et puni par les articles 354 et 355 du Code Pénal Français. 2°) d'avoir en 1944, à Lyon et sur le territoire français, commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — enlevant, faisant enlever, entraînant, détournant ou déplaçant, par fraude ou violence, en raison de leur ori- gine juive, des lieux où ils étaient mis par ceux à l'autorité ou à la direction desquels ils étaient soumis ou confiés, un groupe d'environ quarante quatre mineurs appré- hendés le 6 Avril 1944, dans le Foyer d'Enfants d'Izieu. Avec les circonstances que l'enlèvement, le détournement et le déplacement : — ont été consommés sur des mineurs de quinze ans pour quarante et un d'entre eux ; — ont été suivis de mort pour tout le groupe de quarante quatre mineurs. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, et prévu et réprimé par les articles 354 et 355 du Code Pénal français. 3°) d'avoir en 1944, à Lyon et sur le territoire français commis un crime contre l'humanité en — prenant part à l'exécution d'un plan concerté pour réaliser la déportation, l'asservissement et l'extermination de populations civiles ou des persé- cutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux — enlevant, faisant enlever, entraînant, détournant ou déplaçant par fraude ou violence, en raison de leur ori- gine juive, des lieux où ils étaient mis par ceux à l'autorité ou à la direction desquels ils étaient soumis ou confiés un certain nombre de mineurs qui ont quitté Lyon dans le convoi ferroviaire du 11 Août 1944 dont ABOU Marcelle (actuellement épouse BENCH) née le 20 Octobre 1926, LAST Jacques né le 27 Novembre 1927, BENAYOUN Jacques, né le 25 Octobre 1930, ZAJTMAR Charles, né le 20 Décembre 1933, ALHARAL Suzanne, née le 19 Mars 1931, ALTAUZ Guy, né le 27 Avril 1943, BENAYOUN Anna Jeanne, née le 13 Juillet 1939, BENAYOUN Lucien, né le 29 Avril 1942, BENAYOUN Marie, née le 1 Mai 1935, FRAIBERGER Claude, né le 6 Octobre 1939, LAST Cécile Marie, née le 13 Décembre 1934. Avec les circonstances que l'enlèvement, le détournement et le déplacement : — ont été consommés sur des mineurs de 15 ans notamment pour ALHARAL Suzanne, ALTAUZ Guy, BENAYOUN Jacques, BENAYOUN Anna Jeanne, BENAYOUN Lucien, BENAYOUN Marie, FRAIBERGER Claude, LAST Cécilie, ZAJT- MAN Charles, — ont été suivis de mort pour ALHARAL Suzanne, ALTAUZ Guy, BENAYOUN Anna, BENAYOUN Lucien, BENAYOUN Marie, FRAIBERGER Claude et LAST Cécilie. Crime prévu par l'article 6 alinéa 2 c et 6 dernier alinéa du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg, la Résolution des Nations Unies du 13 Février 1946, la loi française du 26 Décembre 1964, et prévu et réprimé par les articles 354 et 355 du Code Pénal français. EN CONSEQUENCE : Prononce la mise en accusation du nommé Klaus BARBIE, devant la Cour d'assises du Département du Rhône pour y être jugé conformément à la loi, Et ordonne que : BARBIE Klaus : né le 25 Octobre 1913 à BAD GODESBERG (République Fédérale Allemande), fils de Nikolaus et de Anna HESS, se disant commerçant et domicilié Edificio « San Jorge », Avenue Arce à LA PAZ (Bolivie), sans domicile fixe connu en France ; — DETENU — Accusé des faits ci-dessus spécifiés sera pris au corps et conduit ou retenu à la Maison d'Arrêt près la Cour d'assises du Département du Rhône. Prononcé par Messieurs OGIER, GEORGIN et MAREMBAUD, Conseillers, assistés de Madame MASCIOVECCHIO, Greffier, en présence de Monsieur GUILLOT, Avo- cat Général. Le présent arrêt a été signé par Monsieur le Président et le Greffier. Le procès de Klaus Barbie par Sorj CHALANDON

Un prisonnier au visage banal

Lundi 11 mai 1987 Il entre. Vieillard fantomatique en costume noir. D'un geste, il tend ses poignets entravés. Un policier le libère de ses liens et l'invite à s'asseoir. Cet homme n'est pas Klaus Barbie. Il ne ressemble pas aux photos, aux films, aux paroles volées dans sa prison de La Paz. Ce n'est pas le Barbie en col roulé blanc qui regarde droit devant lui, le menton un peu haut. Ce n'est pas celui qui parle en détachant chaque mot, qui sourit, qui laisse traîner le mépris en bord de lèvres, affirmant que ce procès serait une mauvaise chose pour la France. Ce n'est pas l'homme aux yeux mobiles et inquiétants que certains de ceux qui l'accusent disent ne devoir jamais oublier. L'homme qui vient de s'asseoir est un prisonnier. Instinctivement, il en a adopté le maintien. S'il a marché droit, il s'avance aujourd'hui voûté. S'il a beaucoup bombé le torse, il entre la tête dans ses épaules. Nous étions habitués à un visage sans angle. De ces rondeurs qui aga- cent plus qu'elles ne rassurent. L'homme qui soutient les caméras de télévision, qui ne cille pas devant les flashes, qui ne semble pas s'émou- voir des centaines de regards plantés dans son regard, a le visage éma- cié des oiseaux de nuit. Une manière de bec, une couronne de cheveux blanc qui rend plus évidente encore la maigreur de son visage. De ce profil, il faut retenir la bouche et les yeux. Des yeux tellement enfoncés qu'ils semblent naître au milieu des joues pour mourir aux sourcils. Quant à la bouche, elle tient en un trait de pinceau tremblé sur une face livide. Cette impression furtive n'a duré qu'un instant. Quelques secondes d'étonnement devant cette figure grise arrivée en pleine lumière. Un moment de silence glacial après tous les cris, tous les écrits, toutes les menaces, tous les drames réveillés, toutes les douleurs revenues en surface. Et puis, de nouveau, Klaus Barbie. Cela a commencé par un sourire. Un mince sourire à l'adresse de son avocat et de la traductrice qui siège à sa droite. Autour de ses yeux, quelques rides. Celles de l'homme qui se détend. Un instant, il va rire. Juste une impression. Maître Vergès se tourne vers son box, se lève, s'accoude contre le bois tapissé de moquette grise, glisse quelques mots à son client et Barbie rit. Il vient de se ressaisir. Quelques minutes ont suffit pour que la vie revienne dans son regard. Alors, doucement, pour la première fois depuis que le président l'a fait entrer dans la salle, Klaus Barbie tourne lentement la tête vers le public et regarde ceux qui l'épient. A cet instant s'attarde sur ses lèvres un autre sourire. Il n'est plus question de politesse à une interprète ou de réaction à un bon mot de Jacques Vergès qui se veut serein. Cette fois, l'accusé a gravé sur son visage un rictus qui ne le quittera plus. Certains disent qu'il est moqueur, d 'autres qu'il est le mépris. En fait, Klaus Barbie semble amusé. Amusé devant les objectifs qui se bousculent, devant la salle qui frémit, face aux bancs surchargés de la partie civile. Amusé comme un lehomme sien. pris pour un autre qui s'apprête à suivre un autre procès que « Il veut parler en allemand ». C'est la traductrice qui intervient. Pen- dant toutes ces semaines, ce sont des voix de femmes qui raconteront la vie de l'homme. Une dernière fois, Klaus Barbie savoure le silence. Personne n'a entendu sa voix. Une dernière fois, il jette un regard vers la salle. Fugitivement, une lueur vite éteinte d'animal traqué. Le président Cerdini, président de la cour d'assises, demande à l'ac- cusé de se lever. « Quels sont vos noms et prénoms ? » L'homme s'ap- proche du micro. Sa voix est posée, forte, tranquille. Une voix rocailleuse qui n'hésite pas, qui ne heurte aucun mot. « Altmann, répond l'accusé en allemand, Klaus, né le 25 octobre 1913 à Bad Godes- berg, près de Bonn ». Des cris et quelques sifflets fusent de la salle. Bruis- sements sur les chaises, rumeurs sous les colonnes. Le président Cerdini encaisse le coup. Lorsque l'accusé se dit fils de Nikolaus Barbie et de Anna Hess, le président lui demande comment le fils de Barbie peut se nommer Altmann. Cette fois, révérence ou politesse, Klaus Bar- bie répond en français. « Je suis naturalisé bolivien depuis le 3 octobre 1957 sous les noms de Altmann et Barbie ». Tirage au sort des jurés. Pour le moment, ils sont quarante, répartis dans la salle. Dans quelques instants, neuf siégeront autour des trois magistrats professionnels. En cet instant, il suffit de regarder Klaus Bar- bie pour comprendre que l'homme ne baillera pas en détaillant les colonnes néocorinthiennes qui entourent la grande salle des pas per- dus. Klaus Barbie suit les débats avec précaution. Il lit sur les lèvres des magistrats, regarde les avocats, écoute tout ce qui est dit avec une atten- tion extraordinaire. Barbie peut récuser cinq jurés ; l'accusation, quatre. Chaque camp usera de ce droit. « Récusée. » C'est M Vergès qui vient de murmurer. La femme se rassied dans la salle. Jeannine Lespagnol, née Quénard, a très proba- blement eu le tort de naître en 1928 à Lyon et de connaître l'occupa- tion de sa ville pour l'avoir vécue. Puis le défenseur de Klaus Barbie récuse une nouvelle fois. Cécile Sérougne est née à Alger. Difficile, si l'occasion s'en présente, d'élever la torture en Algérie au rang de crime de guerre devant une femme qui, peut-être, a gardé des sympa- thies pour le quarteron de généraux. Ne pas prendre de risques, jamais et dès le début des audiences. Sans les caméras, sans les photographes, le procès vient de s'ouvrir. Klaus Barbie regarde chaque témoin prêter serment. Quelques rires dans la salle lorsque le premier, une femme, tend son bras à l'horizon- tal comme pour saluer une autre idée que celle de la justice. Tout de suite après, la partie civile attaque. Maître Libman souhaite interroger l'accusé sur son identité. Vergès est déjà debout. Depuis le début de l'audience, l'avocat de Barbie est concentré sur son dossier. Parfois, il sourit en saluant un visage connu dans la salle. On le sent aux aguets, sentinelle. Rien ne sera dit dans ce prétoire sans son approbation muette ou sa voix en contre-attaque. « L'accusé peut-il répéter sous quelle identité il se présente aujourd'hui ? » demande Maître Libman. « Altmann », répond Barbie. « Né quand ? » S'il s'est adressé en français à la Cour, Barbie répond en allemand à la partie civile. Le ton de l'avocat Libman devient plus pressant. « L'accusé n'a pas à subir un contre-interrogatoire » lance Vergès. « C'est une fausse identité » hurle Libman. Premier accroc. Barbie écoute sans un mot. Libman demande à l'accusé s'il reconnaît avoir, en 1983 et par deux fois, accepté le nom de Barbie. La voix de Barbie, ferme : « Je ne répon- drai pas à ces questions ». Le procureur Truche se lève, cassant. « Le nom de Barbie est lourd à porter aujourd'hui. Pour nous, il était à Lyon en 1943 et 1944, Obersturm- führer sous le nom de Barbie ». Incident clos. Appel des parties civiles et nouveaux murmures amusés dans la salle. Le greffier, plein de bonne volonté, trébuche systématiquement sur les noms juifs. La machine judiciaire s'est mise en marche. Lourde, sans émotion. Les premiers journalistes ont déserté la salle d'audience, les avocats passent d'un banc à l'autre, le président consulte ses notes. La présence de l'homme aux cheveux blancs n'étonne plus. Aucune solennité dans le ton ou dans la forme. Plusieurs fois, le président Cerdini appelle au silence. Barbie, lui, écoute son interprète, hoche la tête. Quand on lui demande s'il suit tout, il répond « Je comprends parfaitement ». L'heure est aux constitutions tardives de parties civiles. Des hommes et des femmes arrivés après l'instruction qui tentent de rattacher leur propre drame au dossier. Un soldat britannique torturé par Barbie, un déporté, un résistant. Le procureur Truche, qui sera suivi par le prési- dent, ne répond qu'en terme de droit : on ne peut juger un crime que s'il a fait l'objet d'une instruction préalable. Jacques Vergès n'a pas à combattre. L'homme des procès de rupture en reste, pour l'instant, à la lettre du Code pénal et se retrouve allié à l'accusation sur le terrain du respect des lois. Pour ses confrères de la partie civile, en revanche, Vergès hausse le ton. Dès qu'il se trouve en face d'un avocat brouillon, ou trop pressé d'exposer des conclusions hâtives, il mord. « Négliger la forme juridique dans les affaires les plus graves, lance le défenseur de Barbie à son "jeune confrère", c'est le signe de l'imbécillité judiciaire ». Puis, s'écartant du juriste du XIX siècle qu'il vient de citer, il répond à un autre avocat. Celui-là tentait de rallier Bruno Larat, arrêté à Caluire avec Jean Moulin, à l'acte d'accusation. « Une des dimensions de ce procès éclate enfin, gronde Vergès. On ne peut écarter Caluire de l'histoire de France et de celle de la répression à Lyon » Incident? Tentative de plongée dans les affaires internes à la Résistance française ? Non. M Vergès, tout en regrettant que la plainte n'ait été déposée plus tôt, reconnaît que cette partie civile ne s'est pas constituée à temps. Le président regarde le défenseur de Klaus Barbie se replonger dans ses notes, souriant. Ceux qui croyaient à une caricature d'avocat pourraient être fort déçus.

Les chefs d'inculpation

Mardi 12 mai 1987 Klaus Barbie n'a pas compris. Sur une invite du président Cerdini lui demandant s'il veut ajouter un mot à un point de droit soulevé par son défenseur, l'accusé se lève, persuadé qu'il lui faut exposer sa défense. « Lorsque j'ai entendu toutes les accusations portées contre moi, j'ai cru que j'étais au tribunal de Nuremberg. J'ai entendu qu'à Lyon, je me suis conduit comme un fou, poursuivant les juifs, les envoyant en camps. C'est faux. Nous étions 120 hommes sous le commandement de Oberg. Je n'étais pas le maître de Lyon ». Tollé sur le siège des parties civiles et retraite prudente de Barbie que le président rappelle à l'ordre. Bousculé pour la première fois, l'accusé se prête ensuite mollement au jeu de l'interrogatoire de per- sonnalité. Après une demi-heure sans grand intérêt consacrée à son enfance et son entrée dans le monde des nazis, Klaus Barbie se déclare fatigué et se retire sur cette phrase au président de la cour d'assises : « Je ne peux pas expliquer en deux mots ce qu'est le national-socialisme. » L'ac- cusé est tendu. Il faut dire que deux jours durant Klaus Barbie a écouté en silence énoncer les faits qui lui sont reprochés. Ces heures de mono- logue sont les plus redoutées et les plus longues. Debout face au micro, le greffier de la cour d'assises de Lyon donne lecture de l'arrêt de renvoi. Près de 120 pages d'une écriture serrée lues d'une voix mono- corde. Tout ce qui est reproché à Klaus Barbie. Peut-être, n'est-ce pas là la vérité. Dans le sens d'une chose admise en sa totalité par toutes les parties. Mais chaque accusation portée est une accusation retenue sur laquelle il faudra bientôt que l'accusé s'explique. Lundi après midi, aux premières heures de la litanie monotone, Bar- bie avait chaussé ses lunettes d'écaille pour suivre à la lettre ce qui se disait de lui. Ce matin, il écoute simplement, tassé sur son siège, le regard errant. Peut-être semble-t-il aujourd'hui plus à son aise, toujours flottant dans une veste noire qu'il porte comme un manteau. Il sait, en tout cas, que ces heures sans passion ne lui permettent pas de s'ex- pliquer. A l'évocation des pires tourments qu'on l'accuse d'avoir infligés, jamais il ne proteste, ne secoue la tête ou ne hausse les épaules. Gestes communs à tout accusé qui nie. Il sait que le moment de se dresser viendra et, peut-être, estime-t-il qu'il y a suffisamment de spectacle dans cette salle pour qu'il s'en tienne à l'écart. Car enfin, et ce sera dit, le procès qui est fait à Klaus Barbie manque de tenue. Greffiers guignolesques qui se trompent dans leurs notes, appellent des témoins décédés, se soutiennent entre eux en se filant des coups de coudes lorsqu'ils se sont trompés, dessinateurs affalés à même les escaliers face à un Barbie qu'ils épient à la jumelle, brouhaha incessant, va-et-vient, hésitations procédurières, dossiers égarés que l'on retrouve à une autre suspension d'audience, répétition générale plus que procès historique. Klaus Barbie écoute. Inculpé de crimes contre l'humanité, dans la définition qui en a été donnée en 1946 par l'article 6c du statut du tribunal militaire international de Nuremberg, il doit répondre de cinq chefs d'inculpation. Et seulement cinq, malgré la rumeur tenace. Cer- tains, aux abords du Palais de justice de Lyon, en bout de comptoir ou de couloir, continuent d'espérer ou d'affirmer que la vérité sur l'arrestation de Jean Moulin va enfin éclater en pleine lumière. D'autres pensent que Barbie va payer pour tout ce que la Gestapo a fait à Lyon. D'autres encore expliquent qu'il est juste que l'homme soit condamné pour tous les crimes commis en France au nom de l'idéologie nazie. Rien de tout cela n'est contenu dans l'acte d'accusa- tion. Ce n'est pas un système que l'on juge mais un personnage singu- lier pour des actes qui lui sont propres. En premier lieu, Barbie va devoir s'expliquer sur la liquidation du comité lyonnais de l'Union Générale des Israélites de France (UGIF). Le 9 février 1943, une dizaine de policiers allemands en civil épaulés par des SS en uniforme investissent un immeuble de la rue Sainte- Catherine dans lequel l'UGIF a installé ses locaux. Les nazis arrêtent toutes les personnes présentes. Le piège est prêt. La téléphoniste, menacée, a ordre de ne plus répondre aux appels et d'inviter les membres de l'UGIF à se rendre directement au local. Alors ils viennent. Les plus pauvres, les plus démunis, les plus néces- siteux d'entre tous, profiter de ce jour où l'organisation, créée par une loi vichyste, dispense gratuitement soins médicaux, aide financière et réconfort moral. La rue semble libre, les abords calmes. Chaque per- sonne qui s'engage, sans crainte, dans le petit escalier, est immédiate- ment arrêtée et poussée dans la pièce du fond, où des dizaines d'autres juifs ont été réunis de force. Pour l'accusation, Klaus Barbie, responsable de la section IV de l'Ein- satz-Kommando de Lyon, était directement responsable de cette opéra- tion. Mieux, selon le témoin Michel Thomas qui a réussi à s'échapper, c'est lui, sur le terrain, qui dirigeait personnellement l'opération. Cette responsabilité de Klaus Barbie concernant la rue Sainte-Catherine est, toujours selon l'accusation, corroborée par l'existence de documents et d'ordres formels signés par lui, retrouvés après guerre dans les archives allemandes. Des 84 juifs pris au piège, interrogés, torturés puis déportés à Auschwitz, un seul, Rachmi Sulklaper, a survécu. Le second chef d'inculpation concerne la rafle et la déportation des 44 enfants juifs de la « colonie de vacances » d'Izieu, dans l'Ain et des 5 adultes qui les encadraient. Une fois de plus, de par ses fonctions au sein du service de sûreté nazi, Barbie est déclaré responsable de l'opération. Un télex signé de lui, et affirmant que le travail avait été accompli, a été versé au dossier. Un témoin vivant, Julien Favet, affirme avoir reconnu Barbie à Izieu, commandant lui-même la rafle brutale des enfants juifs. Tous sont morts en déportation. Le 11 août 1944, 650 personnes sont jetées comme du bétail dans les wagons sans fenêtres du « dernier train pour l'Allemagne » et convoyées au camp de Drancy. Parmi les suppliciés, des juifs et des non juifs, des civils et des combattants de l'ombre. La plupart des résistants s'arrêtent au Struthof, le seul camp de concentration construit en France, d'autres sont envoyés à Dachau, les femmes à Ravensbruck et la plupart des juifs jetés à Auschwitz. Le voyage, sans eau et sans pain, a duré 11 jours. Beaucoup étaient morts à l'arrivée. Selon l'arrêt de renvoi, c'est non seulement sous la responsabilité de Barbie qu'a été planifié ce cauchemar mais l'homme a été vu dans la cour de la prison de Montluc, participant avec violence au rassemblement des malheureux, enchaînés deux par deux vers la mort. En plus de ces trois accusations, Klaus Barbie va devoir répondre de la mort, précédée de tortures, du résistant juif Marcel Gompel, persé- cuté et supplicié pour des motifs raciaux, de diverses déportations indi- viduelles, qui entrent dans le cadre défini du « crime contre l'humanité » et de la déportation de la famille Lesèvre dont la seule rescapée est Lise Lesèvre. Pour le reste, pour tout le reste, pour tous ces hommes et ces femmes en armes arrêtés, torturés à mort, exterminés dans les caves de la barba- rie nazie, noyés dans des baignoires, brûlés à l'électricité ou exécutés sommairement dans un angle de mur, pour ces résistants, ces combat- tants qui moururent et souffrirent ailleurs qu'en camp d'extermina- tion, Klaus Barbie a déjà été jugé, condamné à mort par contumace en 1952 puis 1954. Aujourd'hui, passées les vingt années prescrites par la loi, ces crimes de guerre, ne peuvent plus être poursuivis. Me Vergès a tenté de faire admettre que Barbie était poursuivi pour les mêmes crimes qu'en 1954 et qu'il ne pouvait, en conséquence, être amené une seconde fois devant la cour pour y répondre des mêmes faits. « Demain, prenez des calmants », lance-t-il aux parties civiles qui vien- nent de rétorquer bruyamment. « Et vous, lisez votre dossier », tonne M Libman. Si Barbie s'explique, s'il se défend, s'il nie, s'il conteste, s'il produit des contre-preuves, s'il hurle aux faux, cela ne pourra être qu'à propos des gamins juifs d'Izieu, des captifs de Sainte-Catherine, des parqués du dernier convoi ou des déportés individuellement mentionnés au dossier. C'est de cela dont il est accusé, de cela dont il devra répondre et si la défense introduit Jean Moulin ou la guerre d'Algérie dans les débats, l'accusation ne pourra que répondre : Nina Halaunbrenner, gamine juive de 5 ans arrachée à sa retraite d'Izieu pour être confiée à l'enfer.

L'officier nazi a annoncé, hier, qu'il ne se présenterait plus devant la cour d'assises

Mercredi 13 mai 1987 Respectueusement, comme il en a pris l'habitude depuis le début de son procès, Klaus Barbie se lève et demande s'il peut lire une brève déclaration portant sur son extradition de Bolivie. « Pas trop longue ? », demande le président Cerdini. L'accusé le rassure. « Je voudrais dire à messieurs les juges de Lyon que je suis détenu de façon illégale, que j'ai été victime d'un enlèvement. Cette affaire est actuellement exa- minée par la Cour suprême de Bolivie et je suis toujours citoyen bolivien. Je n 'ai donc plus l'intention de paraître devant ce tribunal ». Klaus Barbie marque une pause. « Monsieur le président, je vous demande de me faire conduire à la prison Saint-Joseph et m'en remets à mon avocat. Malgré le climat de lynchage qui a été entretenu par de nombreux médias français, c'est à mon avocat que je confie le soin de me défendre, pour l'honneur de la justice. » Grand froid dans la salle, murmures stupéfaits. Le président se penche au-dessus de son bureau et regarde Barbie. Cette lecture ne lui suffit pas. « Voulez-vous dire que vous refusez de comparaître à l'audience ? — Exact », répond simplement l'accusé. M Libman se lève, transfiguré par la colère. « Le texte lu par Barbie n'est pas de son auteur. Il lui a été transmis par son avocat et je m'étonne que l'accusé puisse ainsi lire un texte remis par son conseil. Il se moque de la justice en se défilant comme il le fait et en s'étonnant que son jugement n'intervienne que quarante-cinq ans après. » L'avocat général se lève à son tour. En dessous, sur les trois bancs, les avocats des parties civiles griffon- nent en hâte quelques répliques. La fébrilité a tout submergé, comme si, brusquement, chacun se rendait compte que celui qui devait répondre à tout, se défendre de tout, répliquer à tout, allait échapper à tous. Le procureur Truche se lève. « Il y a plusieurs façons d'interroger. Il y a quarante-trois ans, on ne pouvait pas dire : "Je rentre dans ma cellule, faites ce que voulez". Ici, Barbie s'exprime complètement, longuement, sans réserve. Il a cette possibilité. Maintenant, comme toujours, c'est "Herr Nein", "Monsieur non Il n 'accepte pas de voir en face ce qu 'il a fait. Mais, continue le procu- reurdroit. général,» remarquable de rigueur depuis le premier jour, il en a le « Vous êtes un lâche », lance un avocat qui prend la relève, tandis que M Noguères, plus serein, affirme que Barbie pratiquant le mensonge, un procès hors sa présence en sera exempt. Vergès retrousse ses manches. Au sens propre du terme. « Votre indi- gnation, lance-t-il à la partie civile, c'est l'indignation des gens qui sont dans leur bon droit. Elle s'exprime contre un homme qui est seul. Je m'honore de défendre un homme seul, un ennemi vaincu livré au lynchage. Les menaces et le mépris ne m'atteignent pas. » Puis il parle de son client, « monsieur Altmann ». Une nouvelle fois, la partie civile attaque. « J'ai la faiblesse de m'honorer de représenter six millions de fantômes qui n'ont pas la chance d'être présents dans ce box », assène un avocat. « A-t-il un quelconque regret ? », interroge un autre. Vite. Demander, dire, exiger pendant qu'il en est encore temps. Profiter des derniers instants de sa présence, Klaus Barbie, lui, sourit. Il sourit comme un vieillard fatigué qui écoute ailleurs. Par son regard amusé, il semble dire aux hommes de robe qu'il leur faut accep- ter tout ce que le droit français recèle, tout ce que cette démocratie, dont ils se revendiquent, permet. Le président se penche à nouveau. Il veut une réponse. Une der- nière fois, être certain que Barbie a pesé ses déclarations et compris la portée de son acte. « Vous ne voulez plus comparaître ici, c'est bien cela ? — Ja », répond Barbie. Puis il précise. « Il s'agit ici d'une affaire purement juridique. Rien à voir avec la lâcheté. Je suis citoyen bolivien, placé de force dans un avion. On m'a dit qu'on m'emmenait en Allemagne. Je n'ai été présenté à aucun magistrat. Je n 'ai parlé à aucun avocat ». Ce « purement juridique », Barbie le répètera trois fois. Comme s'il tenait à bien replacer son geste dans le contexte du droit. Comme pour dire, avant de s'extraire, que Barbie n'a pas peur. Le tribunal se retire pour délibérer. Des avocats de la partie civile enragent. Quand le président se rassoit, une heure a passé. « Faites entrer l'accusé », demande-t-il, mais c'est un gendarme qui répond. « Il ne veut pas revenir. » Le président Cerdini encaisse. « Au nom de la Loi », il demande qu'une sommation soit faite à l'accusé de comparaître devant lui. Article 319 du Code de procédure pénale. Il parle aussi de force publique. Bien sûr, comme il en a le droit, le magistrat peut exiger que Barbie revienne, qu'il s'assoie, qu'il écoute jusqu'au bout les accu- sations et les plaintes. Mais, déjà, il sait très probablement qu'il n'utili- sera pas cette extrémité. L'huissier de justice va à la rencontre de Barbie, Jacques Vergès se balance sur sa chaise, silencieux et tendu. Appelé en coulisses par son client, il l'assiste quand celui-ci signe la sommation à comparaître. Klaus Altmann. Unies, les parties civiles se résignent. Le procureur général s'engage « douloureusement » sur cette même voie en indiquant que « la force n'est pas de notre temps ». « Ce sera, ajoute-t-il, solennel, la seule victoire de la démocratie sur le nazisme. » Quelques heures plus tôt, le président de la cour d'assises de Lyon avait demandé à Klaus Barbie quelle était la conception nazie du monde. L'accusé s'était alors mis à parler. Il semblait encore accepter la règle du jeu. Il ajoutait des précisions ou revenait sur un détail, se souvenant parfaitement des noms, des dates, des lieux. Sauf, peut-être, de l'essentiel. Nazi ? « C'est une question qui remonte à plus de quarante ans, je ne peux y répondre. » Les juifs ? « Je ne connais pas la haine. Je n'ai pas de haine contre les "minorités" (le mot lui avait été soufflé par le tribunal) et je n'en ai jamais eu. » Sa responsabilité dans les atrocités commises par les nazis ? « J'avais des supérieurs hiérarchiques. J'obéissais aux ordres donnés. Pendant toute la guerre, je n 'avais pas d'avis à donner sur les questions de minorités. » « C'était, disaient de lui ses supérieurs, un chef SS qui va droit au but et aime l'action ». « C'était mon devoir, affirme-t-il doucement. Je devais accomplir les tâches données et exécuter les ordres reçus. J'étais un soldat. » Il cite le nom de ses chefs, parle de Himmler, Oberg, Knochen, Knab et répète qu'il leur devait fidélité. Sa mission en Hollande ? Sa responsa- bilité dans la déportation de trois cents juifs ? « Je ne m'occupais pas de la question juive. D'ailleurs une commission d'enquête hollandaise a aban- donné sa plainte, faute de preuves. » D'un trait, il bouscule ceux qu'il appelle « les bonzes du parti », « ceux qui se sont enrichis, qui ont trahi l'idéal de camaraderie, qui ont quitté le chemin du national-socialisme ». Pour Me Vergès, l'instant est dangereux. L'homme parle en nazi trahi, en nazi convaincu de la justesse de sa cause. Puis il se ferme. « Cela ne vaut pas la peine d'en parler. Cela appar- tient au passé. Un jour, j'ai dû voir la réalité en face, l'Allemagne a perdu la guerre. » Sur la fin de la guerre et sa fuite vers la Bolivie, Klaus Barbie se détend. Il affirme avoir travaillé pour les services secrets américains parce que ceux-ci retenaient son fils en otage. Barbie est un homme zélé et l'armée américaine considère qu'il a été un agent de renseigne- ments exceptionnel. « L'un des meilleurs atouts contre le communisme et la subversion en Allemagne. » Avant d'être confronté à Gustavo Sanchez, ancien ministre bolivien de l'Intérieur, qui l'accuse d'avoir pris physiquement et violemment part à la lutte contre les démocrates de son pays, Barbie affirme qu'il n'a jamais fait de politique dans ce pays et que son grade de lieutenant colonel était un titre purement honorifique. Dans les rangs de la partie civile, certains avocats sourient. L'heure de la contradiction viendra. Elle ne viendra pas. Le président Cerdini décide donc de continuer les débats en l'absence de l'accusé. Il est 17 h 36. Le box restera vide. Dans la salle, Lise Lesèvre, qui accuse Barbie de l'avoir torturée pen- dant dix-neuf jours, essuie furtivement une larme, son mouchoir à la main. Un peu partout, il y a de l'impuissance et de la colère. Depuis quarante-trois ans, ils voulaient le voir en face. Certains des plus âgés s'interdisaient de mourir avant d'avoir pu se tenir debout devant lui. Mais Klaus Barbie est reparti en se disant Altmann, sans avoir affronté la cohorte de ses fantômes.

Les exactions de barbarie en Bolivie Loin d'Izieu

Jeudi 14 mai 1987 L'homme qui s'avance à la barre se nomme Gustavo Salazar Sanchez. Ancien vice-ministre de l'Intérieur bolivien, devenu ingénieur agro- nome, il a été l'un des artisans du départ forcé de Barbie vers la France et accuse ce dernier d'avoir organisé dans son pays une force anti- démocratique appuyée par une armée bolivienne dont Barbie faisait partie. Pour les parties civiles, le témoignage de Sanchez permet de prouver que l'ancien Obersturmfüher Barbie, devenu Altmann pour les besoins d'une relative clandestinité, avait gardé intacte sa fidélité à l'idéologie national-socialiste. Pour la défense, ce témoin est présenté comme le kidnapeur de Klaus Altmann. Celui qui, sans en passer par les lois en vigueur dans son pays, a organisé et réussi « l'enlèvement illégal » d'un homme qui possédait, jusqu'alors, la nationalité bolivienne. Sanchez parle. Il décrit longuement le climat qui régnait en Bolivie avant l'arrivée de Barbie. Coups d'État militaires, gouvernements ren- versés, dictatures naissantes abattues par d'autres dictatures. « Une fois, explique-t-il, cinq présidents ont accédé au palais présidentiel en soixante heures. » Lorsque Barbie arrive, toujours selon l'ancien vice- ministre de l'Intérieur, la situation est de nouveau propice aux coups de force. Chaque matin de démocratie semble troublé par les chars, chaque dictature mollissante est remplacée par un tyran aux bottes plus noires. Pour Barbie, explique le témoin, l'occasion est belle. Très vite, il aurait accédé aux couloirs des palais, aux antichambres des casernes, aux salons des dirigeants. Des révolutions naît la confusion et, selon le témoignage du Bolivien, Barbie prospérait au fur et à mesure que les troubles écartelaient le pays. « Klaus Altmann, affirme le témoin, aide à la création de camps de concentration, de centres de tortures et d'interroga- toires ». Aidés par des amis SS, par des fascistes italiens, il crée les « fiancés de la mort », sorte d'escadron de tueurs qui secondent très efficace- ment les forces de répression boliviennes et interviennent là où les officiels ont scrupule à opérer. « Il a beaucoup tué, affirme Sanchez, il a assassiné les meilleurs cadres de la Bolivie, un prêtre, des intellectuels, le chef du Parti socialiste de mon pays. Pour son organisation, il a fait appel aux pires criminels internationaux. Le 17 octobre 1980 est le jour le plus noir de notre histoire. Des trafiquants de drogue sont entrés dans le groupe nazi. Il n'était plus besoin de chars d'assaut pour mater les démocrates. Au matin, il n'y avait que des ambulances. » « La répression est devenue calculée et froide. Le siège de la centrale syndicale bolivienne a été complètement détruit, on a arrêté des gens, assassiné des milliers d'ouvriers et d'enfants, on a bombardé les mines. Ces "fiancés de la mort" consti- tuaient une menace pour notre pays. Barbie était un membre de la mafia inter- nationale, un cerveau froid et assassin, coupable de tant de crimes que si nous ne l'avions pas extradé, nous aurions signé l'arrêt de mort de la démocratie bolivienne. » La partie civile se manifeste. Nous sommes bien loin d'Izieu, de la rafle de la rue Sainte-Catherine, du dernier convoi envoyé à la mort, des tortures infligées à Lise Lesèvre. M Nordmann se lève et produit un agrandissement de la carte militaire établie au nom de Altmann. Sanchez la reconnaît. Ensuite, l'avocat brandit un document étonnant. Le serment fait par Barbie en échange de ce laissez-passer, et deux lettres personnelles. L'une, surmontée de la croix gammée, est adres- sée à Altmann par l'organisation nazie « Wuns ». L'autre, écrite par lui, a été envoyée à un ami à qui il parle de son extradition comme d'un « coup des juifs de Bolivie ». Avant que l'avocat ne commence à donner lecture des documents, et soucieux d'éviter l'incident d'audience, le président Cerdini demande à l'avocat s'il a communiqué ces pièces au dossier. « Oui », répond M Nordmann. « Je m'engage, affirme Barbie dans ce serment, à rendre des services, inconditionnellement, à l'armée bolivienne dans le secteur du renseignement. » « Je m'engage à participer directement à tous plans et opérations dans ce sens. » Selon l'avocat de la partie civile, c'est en échange de ce serment que Klaus Barbie est devenu officier et que ce grade a été reconnu par la hiérarchie militaire bolivienne. Le procureur général Truche se lève un peu gêné. Il ne tient mani- festement pas à laisser se régaler M Vergès et devance sa question. « Quelle est l'origine, la fiabilité et la source de vos renseignements ? », demande-t-il au témoin. « Y a-t-il eu des infractions commises, des poursuites engagées ? » Gustavo Sanchez ne peut répondre. « Tout cela est très difficile à prou- ver ». Il a été témoin oculaire de certaines choses, comme par exemple Barbie officiant en uniforme de l'armée bolivienne à l'occasion de cérémonies. Il affirme qu'il a détourné de l'argent volé au peuple boli- vien pour donner naissance à des entreprises fantômes, mais ne peut apporter de précisions sur le reste. « La drogue, par exemple, il est très difficile d'avoir des preuves à ce sujet ». Comme il semble compliqué de prouver que Barbie, dans un délire nazi, voulait que 150 000 blancs sud-africains s'installent dans le nord-est de la Bolivie pour « amélio- rer » la race de ses habitants. Une nouvelle fois, des avocats de la partie civile se lèvent. Il semble que l'heure des plaidoiries soit déjà venue. « Votre question ? », répond à tout instant le président agacé. Mais ils assènent plus qu'ils n'interro- gent, allant jusqu'à gêner des confrères qui occupent les mêmes bancs. Tout à l'heure, un avocat de la partie civile a même absolument tenu à lire un texte en un espagnol tellement approximatif qu'il a fait rire toute la salle ainsi que l'avocat lui-même. Terrible, cette image d'une foule pliée de rire au quatrième jour du procès d'un bourreau. Jacques Vergès se drape une fois de plus dans les textes de Loi. Il annonce que le serment de Barbie produit à l'audience ainsi que les deux lettres ne lui ont pas été communiqués. Tout cela ne figurait donc pas au dossier. « Saisissez-vous de ces documents », demande-t-il au président Cerdini. « Vous ne les aviez pas communiqués ? », demande-t-il étonné à la partie civile. « Évidemment non, répond Vergès, sans quoi l'effet d'audience eût été manqué ». Trouble sur les bancs de la partie civile. Certains avocats semblent mortifiés. « D'où viennent ces lettres ?» hurle Vergès au témoin. « Qui vous les a communiquées ? Si c'est l'ancien policier qui se les est procurées, où est le procès verbal de cette saisie ? » M Nordmann se lève sans y avoir été autorisé et parle au micro, brandissant les documents. « Vous n'avez pas la parole », coupe le président. L'avocat n'écoute pas, continue, la voix de plus en plus forte. Deux fois, le président le met en garde puis, décidant que s'en est assez, coupe le micro et suspend l'audience. Alors on se prend brusquement à rêver qu'en face de M Vergès, pour s'opposer efficacement à l'avocat solitaire, la quarantaine de femmes et d'hommes en noir ne fassent plus qu'un.

La chaise vide en procès

Vendredi 15 mai 1987 De la difficulté d'interroger un accusé sur les faits qu'il a commis, hors sa présence. Lors de la cinquième audience du procès de Klaus Barbie, il a été, une fois encore, question du grand vide laissé dans le box par la prudente retraite de l'ancien Obersturmführer SS. De cette impossibilité physique de l'entendre se défendre, de le voir réagir, de pouvoir le dire abattu ou serein, fatigué ou au mieux de sa forme. Klaus Barbie manque aux débats et tout le monde en convient. Mer- credi dernier, lorsqu'il ne s'est pas représenté à l'audience, toutes les parties se sont rangées derrière la procédure française, chacune disant à sa manière que la non-comparution de Barbie était un droit offert à l'accusé par la démocratie, une manière de victoire sur la barbarie nazie. Si, du point de vue du droit, le tribunal peut passer outre à la présence de l'accusé, en convenir au nom de la morale est une autre histoire. Dès jeudi, certaines parties civiles ont demandé à leurs avocats d'exi- ger du tribunal qu'il use du droit que lui confère l'article 320 du code de procédure pénale en obligeant par la force Klaus Barbie à se présen- ter devant lui. A cette question, tout le monde semblait déjà avoir répondu. Mais, jusqu'à présent quelque peu abstrait, le procès va, dès le début de la semaine prochaine, entrer de plain-pied dans l'horreur de faits relatés par les témoins vivants. Alors, Barbie absent lorsqu'on évoque sa période bolivienne, Barbie invisible quand un Américain le décrit sous l'uniforme de l'espion anticommuniste n'a finalement que peu d'importance. Mais amener à la barre une vieille femme chance- lante qui vient parler de ses trois gamins arrachés d'Izieu puis assas- sinés à Auschwitz en accusant du doigt ce qu'il reste de Barbie, un avocat, n'est pas du meilleur effet. Sans même évoquer le cas d'un martyrisé qui s'est constitué partie civile tard, qui n'a jamais été confronté à Barbie durant l'instruction et qui, en bonne logique, sou- haite le voir avant de porter ses accusations. La parole est alors donnée à une partie civile qui, pour la première fois, se déclare officiellement divisée. Pour l'association « Ceux de la Résistance », M Lombard et M La Phuong estiment que l'absence de l'accusé est préjudiciable à l'ordre public. « Vous devez estimer indispen- sable, déclarent les avocats à l'adresse du président Cerdini, la présence de l'accusé au moment de l'intenogatoire sur le fond et, s'il est nécessaire, employer la force pour le ramener devant votre Cour. » Pendant que la partie civile parle, M Vergès fait le clown. Il nargue. Quand M Lombard parle « des droits de la résistance », le défenseur de Barbie gonfle ses joues, hoche la tête, dodeline du chef en souriant, ses yeux dans les yeux de son confrère agacé, dans le plus pure style enfantin du « cause toujours ». « Jamais, et c'est tant mieux, continue Lombard après en avoir appelé au président pour que cessent les mimiques, jamais un avocat de la défense n'a été aussi peu hué par le public et nous nous en félicitons. » Un autre avocat de la partie civile se lève. Pour soutenir ses collè- gues ? Non. Pour affirmer exactement le contraire et souhaiter que personne n'ait recours à la force pour ramener l'accusé dans cette salle. Troisième partie civile. La Liera est pour et le dit tout haut, usant plus de l'emphase que du droit. « Afin de voir si le tortionnaire arrive à maintenir le regard des gens qui vont venir témoigner ici. S'il est capable de ce retour sur lui-même qui sera un gage d'espoir pour l'humanité ». Un autre avocat. « Je représente la communauté juive. Elle est divisée, à l'image de la partie civile qui se présente devant vous ». Lui est pour la force. « Eichmann a comparu devant ses juges. Le petit chef Barbie peut le faire. Il ne sera pas condamné à mort et ce ne sera pas une victoire du grand talent de son défenseur mais celle de la démocratie française. » M Vergès ne gonfle plus ses joues, il attend, se balançant sur sa chaise. Tic qu'il adopte dès qu'il bout. Le bâtonnier Bertrand du Gran- rut prend la parole. Contre la contrainte. « L'immense majorité des parties civiles représentées par les avocats qui sont ici serait heureuse de voir Barbie dans ce box, lance-t-il avant d'ajouter : Mais elle constate qu'il n'est pas dans les usages de ce pays d 'amener ici des gens par la force. » La parole est au procureur général Pierre Truche. Arrêtons-nous un instant sur cet homme en robe rouge et cheveux argentés. A n'en pas douter, si le style Vergès attend encore son heure, si le style Cerdini n'a pas encore convaincu, si le style général des parties civiles est, pour l'instant, difficilement exploitable, il existe un style Truche. Pour lui, il l'a dit, ce procès est « un procès ordinaire », dans le sens où son travail d'accusateur doit se faire au nom de la loi et non de la morale. En cela, il fait preuve d'un légalisme pointilleux et ne cherche nulle- ment à séduire les parties civiles, alliés souvent naturels du ministère public. Chacune de ses interventions vise à replacer le débat dans le cadre qu'il s'est fixé. Dès que le ton monte, Truche rappelle douce- ment à l'ordre. Dès que des outrances sont proférées, Truche les relève. Dès que les jurés sont assommés par le flot des empoignades procédurières, Truche se tourne vers eux et, doucement, décode tout en leur expliquant l'importance de ce qui se dit. « La présence de Barbie, demande le procureur général de la cour d'ap- pel de Lyon, pourquoi faire ? Si le code vous donne la possibilité de le faire venir ici par la force, il ne vous donne pas la possibilité de le faire parler. S'il vient ici, ce sera un vieillard muet, porté sur une chaise par des policiers. Je ne veux pas en faire un martyr. Pour l'instant, ce procès semble abstrait mais, la semaine prochaine, nous allons entrer dans sa face poignante : les témoins, les isolés, les faibles, ceux qui ont souffert dans leur chair et dans la chair de leur chair. » « Non, ajoute-t-il, une confrontation silencieuse n'est pas d'actualité », puis il rajoute « aujourd'hui ». Au tour de M Vergès, qui joue avec sa voix jusqu'à saturation. « C'est un usage français de ne pas contraindre un accusé à comparaître. Il serait indigne de prendre une telle mesure. Si Barbie était contraint, il refuserait de répondre et de regarder ». Répondant à un avocat de la partie civile qui faisait remarquer que les Israéliens ne s'étaient pas embarrassés de principes pour soustraire Eichmann à sa retraite et le traîner devant les tribunaux, M Vergès gronde. « On voudrait imposer à votre cour une jurisprudence étrangère, un usage israélien. La défense pense que c'en est assez de fouler aux pieds les traditions françaises. Si on devait amener Altmann par la force, ce serait un véritable ly nchage et ce serait faire litière des traditions les plus libérales de la France. » Hors la présence des jurés, car il s'agit en l'espèce de se prononcer sur un fait touchant à la police de l'audience, le tribunal, par la bouche du président Cerdini, rend un arrêt qui laisse la porte ouverte à une nouvelle comparution de Klaus Barbie devant la cour d'assises. Une nouvelle fois, il constate le « refus injustifié » de l'accusé à comparaître, décide de passer outre à sa présence mais simplement parce que, « dans les circonstances présentes du moins », il ne paraissait pas « indispen- sable » de faire comparaître l'accusé. Une petite phrase qui laisse le champ libre à toutes les interpréta- tions.

Le dernier convoi pour Auschwitz

Lundi 18 mai 1987 Ainsi que le veut le droit, le président Cerdini ne peut désormais commencer un débat sans en appeler à l'accusé. Klaus Barbie est-il dans l'antichambre ? Un policier vient se pencher au micro, derrière la vitre du box, et indique que l'homme n'est pas là. Constatant ce fait, le président dépêche un huissier muni d'une som- mation à la prison Saint Joseph puis suspend la séance. Le temps que ce dernier puisse requérir la présence de Klaus Barbie, s'entende dire que l'accusé en viendra pas, lui fasse signer un procès verbal et revienne au plus vite, accompagné par le deux tons strident du fourgon de police. « Je refuse de comparaître », a répondu Klaus Barbie. La partie civile se lève d'un bond. Désormais, et cela semble tout naturel, pas une audience ne commencera sans que les avocats opposés à Jacques Vergès, ne se pro- noncent une nouvelle fois sur l'absence de l'ancien Obersturmführer SS. Aujourd'hui, c'est le Conseil de la Liera qui ouvre le tir. « Le procès de Klaus Barbie sans Klaus Barbie n' est pas le procès de Klaus Barbie, dit l'avocat. Nous avons le droit de poser des questions à l'accusé et ce droit ne souffre d'aucune restriction. C'est pourquoi nous demandons à interro- ger l'accusé et souhaitons que vous ordonniez toute mesure permettant de le faire. » La non-comparution de Barbie, qualifiée de « tactique irrece- vable », est assimilée par l'avocat à un « hold-up judiciaire ». Avec cette crainte que « se forgent ici les armes de futurs procès où sera systématiquement développée une telle stratégie ». Mais comme vendredi dernier, un autre avocat de la partie civile se lève et plaide exactement le contraire. « Je considère personnellement l'ac- cusé comme libre d'organiser sa défense comme il l'entend. Il en a le droit. Le procès peut et doit se poursuivre sans lui. » M Rappaport tient ensuite à apporter quelques précisions sur les « divisions » qui semblent régner sur son banc. « Ces parties civiles sont d'abord différentes, explique-t-il. Leurs souffrances ont des origines multiples. Certains ont été assassinés parce qu'ils étaient juifs, Klaus Barbie, Paul Touvier, René Bousquet, Maurice Papon. Quatre hommes, quatre destins, un même crime. Face aux juges, le premier s'est refusé à admettre jusqu'à son identité. Confronté aux témoins directs, aux femmes et aux hommes suppliciés en sa présence, Klaus Barbie a pré- tendu s'appeler Klaus Altmann. Portrait d'un soldat vaincu. Paul Touvier, lui, a nié. Jusqu'au bout, psychopathe antisémite, maladroit et haineux, il a tenté de se dissimuler dans les replis du temps passé, appelant à son aide ceux qui estiment cette page d'histoire définitivement tournée. Portrait d'un homme traqué. Maurice Papon, lui, s'est battu. Fatigué, malade, il a contesté point par point chacun des mots de l'accusation, cha- cune des vérités de l'histoire. Portrait d'un fonctionnaire plein de zèle. René Bousquet, enfin, a croisé la mort avant la justice. Christian Didier, assassin illuminé, a décidé de frapper en soli- taire, nous privant de la vérité. Quatre hommes. Echappés des procès de l'épuration, des justices expéditives. Quatre hommes rattrapés par le temps, par l'Histoire, par leurs victimes. Quatre procès des années 1980 et 1990 pour juger de l'accusation la plus grave qui soit : le crime contre l'humanité. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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