<<

Extrême-Orient Extrême-Occident

41 | 2017 Statuts et identités dans l'Asie prémoderne (XVIIe- XIXe siècle) Status and Identity in Early Modern Asia (17th-19th century)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/extremeorient/658 DOI : 10.4000/extremeorient.658 ISBN : 978-2-84292-741-7 ISSN : 2108-7105

Éditeur Presses universitaires de Vincennes

Édition imprimée Date de publication : 23 novembre 2017 ISBN : 978-2-84292-739-4 ISSN : 0754-5010

Référence électronique Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017, « Statuts et identités dans l'Asie prémoderne (XVIIe-XIXe siècle) » [En ligne], mis en ligne le 23 juin 2019, consulté le 09 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/extremeorient/658 ; DOI : https://doi.org/10.4000/extremeorient.658

Ce document a été généré automatiquement le 9 novembre 2020.

© PUV 1

On associe souvent au monde asiatique prémoderne des sociétés d’ordres figées, où hommes et femmes sont condamnés de par leur statut à des parcours de vie uniformes. On découvrira dans ce numéro que les statuts pouvaient se négocier et que des identités nouvelles sont apparues et ont marqué cette période.

NOTE DE LA RÉDACTION

Publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) – Laboratoire Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale (CRCAO), UMR 8155

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 2

SOMMAIRE

Introduction Annick Horiuchi

I. Où l'identité s'affirme – Asserting Identities

La gloire d’un marchand :Enomoto Yazaemon, négociant en sel dans le Japon du XVIIe siècle Guillaume Carré

Identité sociale et identité nationale dans Chōnin bukuro et Hyakushō bukuro de Nishikawa Joken Daniel Struve

II. Où le statut fluctue – Status in Flux

Prêtre shintō à l’époque d’Edo : un statut, des réalités Yannick Bardy

Asservir pour punir : la nature pénale du statut d’esclave dans la Chine des Ming (1368-1644) Claude Chevaleyre

Le couple dans la famille guerrière durant la seconde moitié de l’époque d’Edo (XVIIIe-XIXe siècle) : la question du mariage et du concubinage Segawa Yūta

III. Où l'identité prend corps – Shaping Identities

Une identité religieuse dans la tourmente : les catholiques face à la politique de proscription des Tokugawa (XVIIe siècle) Martin Nogueira Ramos

Les « gens du milieu » en quête d’une identité dans la société du Chosŏn au XIXe siècle Kim Daeyol

Domination et dépendance : l’évolution du statut des chefs aïnous en Asie orientale (XVIIe- XVIIIe siècle) Noémi Godefroy

IV. Regard extérieur

De l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident, et retour L’étude comparée des sociétés de la France d’Ancien Régime et de l’Asie de l’époque moderne François-Joseph Ruggiu

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 3

Introduction

Annick Horiuchi

1 Les études consacrées à l’histoire sociale de l’Asie orientale à l’époque prémoderne1 n’ont pas été très nombreuses en France ni d’ailleurs dans aucun pays occidental, à l’exception de ces dernières années. Derrière ce manque d’intérêt, il y a sans doute l’idée persistante que les structures sociales dans ces pays, puissamment dominés par l’idéologie confucéenne, ne pouvaient guère évoluer, et qu’en dehors des moments de rébellion, il n’existait guère d’espace où des identités sociales puissent s’affirmer.

2 On ne s’étonnera donc pas que l’attention des chercheurs, pour le cas du Japon, se soit portée plus particulièrement sur les révoltes paysannes2 ou encore sur les mouvements religieux qui ont précédé les événements de Meiji3. L’élite guerrière, dans la mesure où elle occupait la position de pouvoir, a fait l’objet de plus d’attention, mais la dimension politique, économique ou culturelle a été privilégiée au détriment de la dimension humaine ou sociale. Le fait que cette classe n’était pas homogène et qu’il existait en son sein différents statuts, déterminant de manière essentielle leur conduite et leurs ressources, n’a pas été perçu comme suffisamment significatif pour être observé de près4. L’attention s’est portée surtout sur les classes élevées ou les intellectuels d’exception. Quant aux marchands, ce sont évidemment en tant qu’acteurs de l’industrialisation du Japon qu’ils ont attiré l’attention, mais il semble qu’il reste encore beaucoup à faire pour éclairer leur rôle de bourgeois dans la société urbaine5. Enfin, les études sur la société villageoise sont demeurées elles aussi assez réduites6, si l’on exclut celles consacrées aux révoltes ou celles qui voient dans le développement économique des régions rurales le fondement de l’industrialisation du Japon, mais on reconnaîtra la grande qualité des travaux existants7. Quant aux études sur les femmes, elles ont été longtemps basées sur la littérature écrite par des hommes. Ce n’est que récemment que des sources judiciaires ont été mises à contribution pour apporter un éclairage sur le monde de la prostitution8.

3 Le biais que l’on perçoit dans l’approche de la société japonaise est aussi lié à la forte coloration marxiste des travaux japonais eux-mêmes. Mais cette dernière s’est beaucoup estompée depuis les années 1990, notamment sous l’effet des nombreuses études qui ont vu le jour au Japon même, notamment sous l’étiquette des « marges statutaires » (mibunteki shūen). On ne reviendra pas ici sur les séries d’ouvrages

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 4

collectifs publiés sous ce titre, à l’instigation d’historiens réunis autour de Yoshida Nobuyuki et Tsukada Takashi, car elles sont désormais bien connues du public français9. Ce courant d’études a été d’une grande fécondité mais il n’était pas dépourvu lui-même de biais ou d’angles morts. Ces derniers ont été récemment épinglés par les historiens d’un autre courant, réunis autour de Fukaya Katsumi et Ōhashi Yukihiro. Ces derniers veulent pour leur part redonner une place centrale aux ressorts de l’individu. En ce faisant, des questions nouvelles sont apparues comme : le désir d’ascension sociale, le rôle des femmes, le statut des populations « étrangères », la diversité des profils du « paysan » ou encore la question de l’identité régionale10. Les articles réunis dans le présent numéro sont plus proches de ces orientations.

4 Si l’on se tourne vers les autres pays que sont la Chine et la Corée, on peut percevoir la même empreinte de l’historiographie marxiste, les mêmes tendances à privilégier le politique ou l’économique aux dépens du « social », en entendant par ce terme les valeurs et les pratiques qui structurent le quotidien des couches les plus humbles. L’attention des chercheurs s’est très nettement portée sur la bureaucratie impériale, supposée absorber les forces vives du pays et dotée d’un pouvoir symbolique sans égal. Si les historiens, et plus particulièrement les historiens occidentaux, n’ont que timidement cherché à étudier les couches plus modestes voire invisibles de la société, cela tient aussi à la difficulté de les saisir autrement que par des sources produites par cette bureaucratie ou par la littérature11. Il convient cependant de souligner que le développement des gender studies et les facilités d’accès aux sources juridiques et aux archives judiciaires ont suscité dernièrement des études d’un nouveau type, appliquées notamment à l’étude de la sexualité et de la famille12.

5 Le présent numéro réunit huit articles, issus pour sept d’entre eux d’une journée d’étude organisée en novembre 2015 à l’Université Paris Diderot sur le thème des « Statuts et identités dans les sociétés prémodernes en Asie ». La journée visait d’une part à montrer que la société japonaise sous les Tokugawa ne pouvait se résumer aux fameux quatre statuts (mibun) shi-nō-kō-shō (guerrier-paysan-artisan-marchand) mis en exergue par le discours confucéen et qu’il existait d’autres conditions, périphériques ou intermédiaires, qui méritaient attention. Il paraissait d’autre part important de souligner que le statut n’expliquait pas à lui seul la conduite d’un individu. Un individu pouvait être mû par des valeurs et des identités acquises ou cultivées incidemment au cours de sa vie : identité religieuse, identité régionale, identité nationale, identité de lettré, valeurs guerrières, etc. Cela permettait de sortir des déterminismes de classes et des explications reposant uniquement sur des arguments économiques ou politiques.

6 Ce projet s’accompagnait dès le départ d’une volonté de ne pas se limiter aux frontières du Japon, même si l’accumulation des recherches sur les statuts sociaux semble être un phénomène propre à l’historiographie japonaise des vingt-trente dernières années. C’est donc volontairement que le présent numéro n’est pas uniquement axé sur le Japon, mais qu’il comporte aussi un article sur l’élite intermédiaire en Corée et un article sur la population servile en Chine. La diversité des pays considérés aurait pu faire craindre un éclatement, mais force est de constater qu’il n’en est rien. Il existe en effet une grande proximité entre les sociétés de ces trois pays d’Asie orientale qui ont cheminé côte à côte, tout en suivant des voies différentes. Si bien que les questions soulevées pour un pays conservent de leur pertinence pour les autres. S’il existe une différence notable entre ces trois pays, elle réside dans le type de sources conservées, celui-ci étant déterminées bien souvent par le régime politique. Le seul défaut sérieux

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 5

que l’on pourrait trouver au numéro serait le déséquilibre entre le format restreint d’un numéro de revue, et l’immense champ d’étude que représente l’histoire sociale de l’Asie prémoderne. Il convient de voir ce numéro comme le premier d’une série.

7 Les articles ont été regroupés en trois parties. Dans la première, on abordera, par deux voies distinctes, la mentalité des marchands au XVIIe siècle. Guillaume Carré nous conduit tout d’abord au cœur des réflexions d’un marchand de Kawagoe, une ville castrale moyenne située au nord de la capitale shogunale, en s’appuyant sur deux documents à caractère autobiographique, laissés par un marchand du nom d’Enomoto Yazaemon. Si ces documents n’ont pas vocation à révéler tous les ressorts de sa psychologie, ils nous en apprennent néanmoins beaucoup sur la mentalité d’une bourgeoisie au faîte de son ascension. On découvre ainsi comment son identité de bourgeois (chōnin) se nourrit de manière essentielle du succès de son négoce, de l’estime de ses pairs, de la reconnaissance par ses proches de sa stature de chef de maisonnée, ainsi que des relations de proximité qu’il entretient avec les puissants (le seigneur). On note que l’élite bourgeoise, dont Enomoto est un représentant, tend déjà à intégrer dans son discours des valeurs telles que l’ardeur au travail et la frugalité, qui constitueront par la suite le credo de la classe marchande. L’article de Carré nous apprend aussi au passage que la même élite était parfois investie par les guerriers de la mission d’édifier le peuple.

8 L’article de Daniel Struve qui lui succède offre une parfaite illustration de la manière dont certains marchands, pénétrés d’idéologie confucéenne, se sont acquittés de cette mission de précepteur. À travers deux essais au fil du pinceau de Nishikawa Joken, La Besace du bourgeois et La Besace du paysan, respectivement imprimés en 1719 et 1731, Struve examine le regard à la fois critique et confiant qu’un marchand de Nagasaki porte sur le peuple de son époque, alors que l’essor de l’économie modifie profondément son mode de vie et le rapport qu’il entretient avec les puissants. Il s’adresse d’un côté aux bourgeois (chōnin), les habitants des quartiers urbains, qu’il cherche à ramener vers la voie de la frugalité, de la mesure et de l’étude. Quant aux paysans (hyakushō), il les met en garde contre les risques auxquels ils s’exposent en suivant l’exemple des bourgeois. Fort de l’objectivité que lui confère sa naissance à Nagasaki, unique ville ouverte au monde extérieur, il prône les vertus de la simplicité, une qualité du peuple japonais fortement idéalisée, qu’il fait remonter au temps des Dieux.

9 Dans la seconde partie, se trouvent rassemblés trois articles portant sur des catégories de populations que l’on pourrait qualifier d’invisibles, dans la mesure où elles ont rarement été étudiées par les historiens. Il s’agit d’une part des prêtres shintō dans les villages de l’époque d’Edo, des esclaves dans la Chine des Ming, et enfin, des femmes dans les familles guerrières. Ces trois populations n’ont évidemment rien de commun, si ce n’est qu’elles sont difficiles à saisir au moyen des sources connues.

10 Les prêtres shintō décrits par Yannick Bardy sont des personnages définis a minima comme les desservants de sanctuaires de villages. Leur habit de religieux pourrait donner à penser qu’ils jouissent d’une distinction comparable à celle des moines bouddhistes. Mais il n’en est rien. Loin de leur conférer un statut, Bardy constate que la fonction de desservant n’assure a priori aucun capital symbolique ni matériel. Preuve que la pérennité de la fonction n’était pas garantie pour tous, certains ont cherché à se procurer des patentes auprès de maisons anciennement attachées à la cour impériale, telles que les Yoshida ou les Shirakawa. On voit ainsi qu’une population, sans grande

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 6

qualification, a pu, au fil du temps, gagner quelque prestige et reconnaissance auprès de la communauté villageoise, en faisant appel à une source d’autorité extérieure et en s’insérant dans un réseau national.

11 Si l’on se tourne à présent vers l’état d’esclave dans la Chine des Ming décrit par Claude Chevaleyre, la situation est sensiblement différente dans la mesure où la population ici ne peut être définie que négativement, par des droits qui lui font défaut, et qu’aucune fonction ne lui est spécifiquement attachée. L’auteur se propose de la cerner ici à travers les documents institutionnels édités sous les Ming. L’un des constats auxquels il aboutit est le lien indissociable qui lie la servitude au châtiment. Le Code des Ming n’y recourt que dans les cas où l’on veut épargner la mort à des proches (enfants ou épouses) de grands criminels. Il ne s’agit pas pour autant de créer une caste, puisque l’État est soucieux d’ôter ce fardeau à ceux qui le portent depuis longtemps. Cette réflexion, qui lève le voile sur un phénomène jusque là peu étudié, a également le mérite d’interroger sur l’existence d’un lien comparable dans les autres pays d’Asie, ainsi que sur la possibilité que cette population ait pu dans d’autres contextes être à l’origine d’une discrimination de plus longue durée.

12 On a déjà évoqué le fait que les femmes avaient été oubliées dans la première vague d’études consacrées aux statuts sociaux. Il n’y a là rien d’étonnant, dans la mesure où statut et fonction sont indissociablement liés à cette époque et qu’à quelques exceptions près les hommes étaient les seuls héritiers de la fonction (shoku) attachée à une maison. Faut-il en déduire que les femmes n’avaient pas de statut ? C’est la question posée ici par Yūta Segawa, qui se penche sur le régime du mariage et du concubinat au sein des familles guerrières de l’époque d’Edo. Si le mariage répondait à des normes précises, obligeant notamment l’épouse à être de naissance guerrière et à verser une dot, le choix de la concubine était beaucoup plus libre, dans la mesure où rien ne la distinguait d’une domestique. Segawa fait l’hypothèse que le concubinat, dans les familles guerrières, répondait à plusieurs préoccupations de l’époque comme la nécessité de perpétuer la lignée, le désir d’échapper à la misère et de jouir des plaisirs de la vie.

13 Nous avons regroupé dans une troisième partie des articles mettant en jeu des identités ou des statuts émergents. Comme c’est souvent le cas, l’identité ne se manifeste ou ne s’affirme que quand elle est confrontée à un refus de reconnaissance.

14 C’est le cas des catholiques japonais dont nous parle Martin Nogueira Ramos. On connaît le succès foudroyant que cette a connu sur la terre japonaise à partir du milieu du XVIe siècle, après l’arrivée des premiers missionnaires dans l’Archipel. La répression violente qui s’ensuivit a fait l’objet de nombreuses études. On connaît moins bien, cependant, la perception que les Japonais ordinaires pouvaient avoir de cette pratique religieuse, ainsi que la manière dont les convertis se représentaient leur propre religion. La voyaient-ils comme une religion étrangère ? La pratique de cette religion portait-elle atteinte à leur japonité ? Ce sont des questions auxquelles Nogueira Ramos tente de répondre ici en s’appuyant notamment sur des lettres échangées entre les camps opposés, lors de la fameuse révolte chrétienne de Shimabara (1637-38).

15 L’article de Noémi Godefroy s’intéresse pour sa part à l’évolution que le statut des chefs aïnous a pu connaître, avec l’intégration croissante de cette population dans l’économie japonaise de l’île de Hokkaidō. Aux yeux des Tokugawa, la population aïnou est une population étrangère, avec laquelle ils communiquent et échangent des biens, par l’intermédiaire du fief de Matsumae dont c’est la prérogative principale. Si la mentalité

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 7

de ces chefs ne se laisse pas aisément saisir, il apparaît, à travers l’iconographie ou les rapports établis par des émissaires du bakufu sur l’île, que leur aura reposait de manière essentielle sur des « trésors » acquis grâce au commerce régional. Godefroy nous montre que, avec la multiplication des sites de production proto-industrielle dans le Hokkaidō, où les Aïnous étaient utilisés comme main-d’œuvre servile, ces chefs seront de plus en plus exposés aux tensions intra-ethniques et aux compromissions avec les Japonais.

16 Cette partie s’achève par l’étude de Kim Daeyeol sur les chungin ou gens intermédiaires, une catégorie sociale composée d’hommes qui, bien qu’issus de familles nobles, font l’objet d’une discrimination les empêchant d’accéder à des fonctions autres que celles, techniques, de médecin, comptable, interprète, astronome, légiste, dessinateur… Kim évoque les parcours de ces individus et leur ressentiment à l’égard d’un système qui ne reconnaît pas leurs mérites. Il montre aussi que ces chungin n’ont pas toujours choisi de se mettre en retrait, et qu’ils ont contribué, de par leur idéologie confucéenne et leur niveau d’éducation, à jouer le rôle de passeur entre l’aristocratie et le peuple.

17 François-Joseph Ruggiu, dans le regard extérieur, nous invite dans un premier temps à un exercice de comparaison avec l’historiographie française ou européenne, pointant à la fois des convergences tant dans les objets étudiés que dans les démarches adoptées pour les analyser. Il montre à travers de nombreux exemples que la comparaison peut ouvrir de nouveaux champs d’investigation à l’historien des sociétés asiatiques en même temps qu’offrir des instruments d’analyse insoupçonnés. Dans la seconde partie, Ruggiu revient sur les débats et les travaux auxquels les notions d’identité et de statut ont donné lieu dans l’historiographie occidentale. Il fait l’hypothèse que la richesse de l’historiographie japonaise sur la question du statut pourrait bien à son tour inspirer de nouvelles manières de penser la société française de l’Ancien Régime.

BIBLIOGRAPHIE

CHEVALEYRE Claude (2012). « Acting as Master and Bondservant. Considerations on Status, Identities and the Nature of “Bond-servitude” in Late Ming China ». In Stanziani, Alessandro (dir.), Labor, Coercion, and Economic Growth in Eurasia, 17th-20th Centuries. Leyde, Brill : 237-272.

IKEGAMI Eiko (1995). The Taming of the Samurai, Honorific Individualism and the Making of Modern Japan. Cambridge (Mas.), Harvard University Press.

KALLAND Arne (1995). Fishing Villages in Tokugawa Japan. Honolulu, University of Hawaii Press.

KOUAMÉ Nathalie (2001). Pèlerinage et société dans le Japon des Tokugawa. Le pèlerinage de Shikoku entre 1598 et 1868. Paris, École française d’Extrême-Orient.

OOMS Herman (1996). Tokugawa Village Practice : Class, Status, Power, Law. Berkeley, University of California Press.

SMITH Thomas C. (1959). The Agrarian Origins of Modern Japan. Stanford, Stanford University Press.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 8

SMITH Thomas C. (1977). Nakahara Family Farming and Population in a Japanese Village. 1717-1830. Standford, Stanford University Press.

SOMMER Matthew Harvey (2000). Sex, Law, and Society in Late Imperial China. Stanford, Stanford University Press.

SOMMER Matthew Harbey (2015). Polyandry and Wife-Selling in Qing Dynasty China : Survival Strategies and Judicial Interventions. Oakland, University of California Press.

STANLEY Amy (2012). Selling Women : Prostitution, Markets, and the Household in Early Modern Japan. Berkeley, University of California Press.

VLASTOS Stephen (1990). Peasant Protests and Uprisings in Tokugawa Japan. Berkeley, University of Califronia Press.

WALTHALL Anne (1991). Peasant Uprisings in Japan : A Critical Anthology of Peasant Histories. Chicago/ Londres, University of Chicago Press.

WALTHALL Anne (1998). The Weak Body of a Useless Woman : Matsuo Taseko and the Restoration. Chicago, University of Chicago Press.

ZÖLLNER Reinhardt (2003). Japans Karneval der Krise : Ejanaika und die Meiji Renovation. Munich, Ludicium.

NOTES

1. On emploiera ici le terme « prémoderne » au sens d’early modern, pour désigner la période allant grosso modo du début du XVIIe au milieu du XIXe siècle, période où les quatre pays d’Asie orientale que sont la Chine, le Vietnam, la Corée et le Japon connaissent une relative stabilité politique. 2. Voir par exemple les travaux d’Anne Walthall mentionnés plus loin, ou Stephen Vlastos (Vlastos 1990). 3. Voir les travaux de Reinhard Zöllner, par exemple Zöllner 2003. 4. Il s’agit là d’une appréciation approximative. On ne peut en effet négliger l’apport que représentent des études comme celle d’Eiko Ikegami sur la mentalité guerrière (Ikegami 1995). 5. Voir les travaux de Smith mentionnés plus loin. En France, c’est incontestablement à Guillaume Carré que l’on doit les travaux les plus pointus sur les bourgeois à l’époque Tokugawa. 6. À noter cependant quelques exceptions importantes comme tous les travaux d’Anne Walthall, doublement intéressants du fait de sa sensibilité aux questions du genre et au monde rural. Voir Walthall 1998, et Walthall 1991. Voir également Ooms 1996 et Kouamé 2001. 7. Il faut en effet mentionner les travaux de Thomas C. Smith, qui s’est intéressé très tôt à la situation des campagnes : Smith 1959 et Smith 1977, ainsi que les travaux de A. Kalland (Kalland 1995). 8. Stanley 2012. 9. Voir les dossiers coordonnés par Guillaume Carré et ses collaborateurs japonais dans des revues : Guillaume Carré, Yoshida Nobuyuki, Tsukada Takashi et al., « Les statuts

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 9

sociaux au Japon (XVIIe-XIXe siècles) », Annales, Histoire et Sciences sociales (octobre- décembre 2011), ainsi que le dossier « Mibun. Penser les statuts sociaux du Japon prémoderne (XVIe-XIXe siècles) », Histoire, Économie & Société (juin 2017). 10. Voir notamment la série Edo no hito to mibun (Personnes et statuts à l’époque d’Edo) en six volumes, publiée par l’éditeur Yoshikawa Kōbunkan, 2010. 11. Il s’agit là d’une appréciation rapide qui ne peut remplacer une synthèse des travaux réalisés jusqu’ici sur les deux pays concernés. Il convient toutefois de signaler la recherche menée par Claude Chevaleyre, l’un des contributeurs de ce numéro, dans le cadre de sa thèse de doctorat intitulée Recherches sur l’institution servile dans la Chine des dynasties Ming et Qing (EHESS, 2015). Voir également Chevaleyre 2012. 12. Voir Sommer 2000 ou plus récemment Sommer 2015. Je remercie Claude Chevaleyre pour m’avoir aidée à préciser ce point.

AUTEUR

ANNICK HORIUCHI [fr] Professeur à l’Université Paris Diderot, spécialiste d’histoire intellectuelle et d’histoire des sciences du Japon prémoderne. Elle est l’auteur de Japanese Mathematics in the (1600-1868) : A Study of the Works of Seki Takakazu (?-1708) and Takebe Katahiro (1664-1739) (Birkhäuser, 2010) et a co-dirigé Listen, Copy, Read : Popular Learning in Early Modern Japan (avec Matthias Hayek, Brill, 2014). [en] Professor at Paris Diderot University. Her research deals with intellectual history and history of science in Early Modern Japan. She has published Japanese Mathematics in the Edo Period (1600-1868): A study of the Works of Seki Takakazu (?-1708) and Takebe Katahiro (1664-1739) (Birkhäuser, 2010) and co-edited Listen, Copy, Read: Popular Learning in Early Modern Japan (with Matthias Hayek, Brill, 2014).

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 10

I. Où l'identité s'affirme – Asserting Identities

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 11

La gloire d’un marchand : Enomoto Yazaemon, négociant en sel dans le Japon du XVIIe siècle A Merchant’s Glory: Enomoto Yazaemon, a Salt Merchant in Seventeenth- Century Japan 商人のほまれ―17世紀日本の塩仲買・榎本弥左衛門

Guillaume Carré

1 La question des identités sociales dans le Japon de la période prémoderne1 (XVIe-XIXe siècles) a le plus souvent été abordée par l’historiographie japonaise dans un esprit de catégorisation, autour de la question des statuts sociaux (mibun)2. Il s’agit dans ce cas d’une approche collective, par les groupes sociaux, combinant étude des institutions et des représentations. Ce n’est qu’assez récemment que le rapport entretenu par l’individu avec ces constructions sociales s’est fait une place dans les préoccupations de l’histoire académique : on peut citer en particulier les travaux d’Iwabuchi Reiji ou de Watanabe Kōichi, autour des ego-documents3, mais même un historien très attaché à l’élucidation des principes généraux d’organisation de la société comme Tsukada Takashi prend désormais en compte cette dimension individuelle dans ses recherches4.

2 Nous nous proposons ici de conduire une réflexion sur la condition de marchand à l’époque d’Edo (1603-1868), à partir d’une source exceptionnelle, l’autobiographie d’un commerçant du milieu du XVIIe siècle, Enomoto Yazaemon5. En dépit de la richesse du Japon en documents « du for privé », pour reprendre l’expression désormais consacrée, l’exercice autobiographique n’était pas si fréquent à cette époque encore proche des temps médiévaux, tout particulièrement pour un négociant, comme en Occident du reste6. Le regard rétrospectif sur sa propre existence et le reflet que cet habitant de Kawagoe nous renvoie des modes de vie et de pensée de son époque, s’avèrent donc extrêmement précieux pour une époque où, en dépit d’un fort développement économique et commercial, les documents émanant des milieux marchands et qui témoignent en détail de leurs activités demeurent rares et parcellaires, du moins avant les années 1660. Les récits et écrits d’Enomoto Yazaemon nous offrent donc une

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 12

occasion exceptionnelle de connaître les idées et la perception de son environnement par un marchand de l’époque des troisième, quatrième et cinquième shoguns, et c’est la raison pour laquelle ce document a déjà intéressé un chercheur attentif à la complexité des rapports entre individus et identités sociales tel que Fukaya Katsumi7.

Chef de famille

L’inscription dans un héritage

3 Deux documents autobiographiques rédigés par Enomoto Yazaemon ont été édités par Ōno Mizuo dans la collection du Tōyō Bunko. Il s’agit d’abord d’une autobiographie en bonne et due forme, ses Mémoires depuis mes deux ans (San ko yori no oboe), qui court jusqu’à sa cinquante-neuvième année : c’est d’ailleurs l’avancée en âge de l’auteur depuis sa naissance qui donne le tempo au texte. L’autre document, les Mémoires divers (Yorozu no oboe), beaucoup plus ample, regroupe souvenirs et réflexions de son auteur, sans composition rigoureuse, mais plus ou moins selon un ordre chronologique, année après année, sans que l’auteur, cette fois, ne se réfère à son âge. Ces Mémoires divers ont été élaborés en premier, et doivent correspondre à un projet autobiographique initial conçu sans doute au moment où Yazaemon a succédé à son père en 1653, et qu’il a poursuivi pendant quelques années. Elles ont pour particularité de se concentrer sur la période d’activité professionnelle, et d’abonder en renseignements comme en conseils sur les opérations commerciales. Par la suite, à l’âge de cinquante-six ans, l’auteur dut en tirer des matériaux pour écrire une autobiographie plus concise, mais remontant à l’enfance et couvrant l’ensemble de sa vie, moins détaillée sur son métier, plus riche en informations sur ses relations avec sa famille. Cependant, Yazaemon affirme avoir commencé à noter par écrit les évènements de son existence « pour en faire le récit quand il serait devenu vieux » depuis l’âge de douze ans8.

4 Enomoto Yazaemon est né en 1625 à Kawagoe, la capitale d’un fief attribué à des « daimyō-vassaux héréditaires » (fudai daimyō) alliés au clan Tokugawa, et situé dans le Kantō, au nord d’Edo. Il se nommait alors Ushinosuke et était le fils d’un important bourgeois de la ville, appelé lui aussi Yazaemon, troisième du nom. Dans les deux documents, Yazaemon nous donne quelques renseignements sur ses ascendants, et sa seconde autobiographie débute même par quelques notes sur eux, en commençant par son arrière-grand-père, qui vivait déjà dans les environs de Kawagoe au milieu du XVIe siècle, à l’époque des guerres intestines qui ravageaient le Kantō et le reste du pays9. Il n’est pas courant que des maisons marchandes se donnent un fondateur remontant à cette période : en général, le premier ancêtre, dont on ne sait souvent pas grand-chose, est un personnage de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, à l’époque de la réunification du pays10. Cependant, le souvenir d’un ascendant correspondant au grand-père du père s’approche des limites de la « mémoire longitudinale » des individus, c’est-à-dire de leur connaissance de leurs ancêtres, en l’absence de toute documentation ou tradition mémorielle ou généalogique dans la famille ; Yazaemon précise qu’il tient de son père ou de son oncle, les renseignements les plus anciens sur sa famille11.

5 Ce que notre Yazaemon retient de ce bisaïeul et de son fils dans sa seconde autobiographie, c’est surtout leur force et leur caractère viril et emporté, qui avaient valu à son arrière-grand-père de nombreuses blessures. Mais il est plus disert sur ce

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 13

personnage dans les Mémoires divers, où il fait le récit détaillé de sa mort tragique, en intervenant dans une querelle entre guerriers, sans pouvoir déterminer avec précision l’âge du décès, puisque dans le même paragraphe, il lui donne alors soixante et onze, soixante-dix ou bien encore cinquante-deux ou cinquante-trois ans. De cet ancêtre, notre marchand a reçu son patronyme, Enomoto, dont l’usage était peut-être reconnu en ville par les autorités, en dépit de sa condition bourgeoise, comme on le constate parfois pour des grands marchands des tout débuts de la période prémoderne. En tout cas, il ne mentionne nulle part de nom commercial (yagō) pour désigner sa propre affaire.

6 C’est un lieu commun des généalogies marchandes que de s’attribuer un fondateur de lignée d’origine guerrière, sans que cela ne manifeste par ailleurs apparemment une quelconque honte de la pratique du commerce, ou volonté de quitter cet état : un peu comme nos contemporains généalogistes amateurs, tout heureux de se découvrir de nobles ascendants, sans avoir pour autant le désir d’entrer dans le Gotha. Mais là encore, le récit de notre auteur se distingue, puisque le premier Enomoto Yazaemon aurait été un yamabushi, c’est-à-dire un religieux itinérant adepte de l’ascèse dans les montagnes, le shugendō. Le fait cependant que Yazaemon souligne la virilité de son aïeul et de son bisaïeul montre peut-être qu’on les héroïsait quelque peu dans sa famille, en les associant à l’ambiance guerrière du siècle précédent, même s’il n’est spécifié nulle part qu’ils aient été vassaux d’une quelconque maison seigneuriale : mais l’expression « otoko no michi » (« la voie virile ») qui leur est accolée est aussi employée, dans des ouvrages du début de la période d’Edo, comme quasi-équivalent de bushidō, la « voie du guerrier ».

7 Les particularités de l’histoire familiale consignée par Enomoto Yazaemon sont peut- être l’indice qu’à sa génération, vers le milieu du XVIIe siècle, les modèles de ce type de récit ou de généalogie n’étaient pas encore véritablement arrêtés. La période de rédaction de l’autobiographie, dans les années 1680, correspond en revanche bien à l’époque où commencent à être produites couramment des généalogies marchandes retraçant l’activité des chefs de famille au cours du XVIIe siècle, et qui manifestent l’enracinement d’identités lignagères chez les commerçants. Enomoto Yazaemon était conscient de ses héritages, à commencer par ses noms de famille et personnel, qu’il était le quatrième à porter sans interruption depuis son arrière-grand-père. Il ne nous situe pas avec précision sa demeure, mais elle devait se trouver dans la rue de Motomachi, une des plus anciennes de la cité, juste à l’entrée du château, où se serait déjà établi l’arrière-grand-père fondateur. Il est pratiquement certain en tout cas que sa résidence était aussi un héritage de son père, légué lorsque celui-ci lui a cédé la place de chef de famille, en 1653. Notre auteur avait alors vingt-huit ans. Plusieurs années auparavant, son père, pour lui manifester sa satisfaction et le récompenser de sa piété filiale, lui avait d’ailleurs montré un testament où il lui léguait tous ses biens, dont sa demeure, et ce fait est rappelé avec émotion dans la biographie, comme un efficace encouragement pour ce jeune homme de seize ans à poursuivre dans la voie des affaires, mais aussi à cause des troubles familiaux qui, par la suite, faillirent bien faire échouer cette succession et blessèrent profondément notre bourgeois12.

8 Un point demeure cependant curieux dans l’autobiographie, c’est que nous avons à sa lecture le plus grand mal à déterminer avec précision l’activité professionnelle d’Enomoto Yazaemon III, le père de l’auteur, même s’il est certain qu’il était lui-même commerçant. Il est même probable que les Enomoto s’étaient fixés dans le statut de

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 14

bourgeois de Kawagoe depuis l’époque du grand-père, et que donc ils étaient censés être présents dans la cité depuis sa fondation. Yazaemon III était même l’un des officiers bourgeois les plus haut placés de la ville, reçu en audience par le seigneur de la cité en personne, nous apprennent les Mémoires divers. À cette époque, les charges d’officier bourgeois correspondaient encore à une réelle influence économique, et il est donc hors de doute que Yazaemon III était un notable de la cité et un marchand important, même si le patrimoine financier qu’il légua à son fils lors de la cession de ses affaires semble singulièrement réduit.

9 Ce fils dut d’ailleurs être formé très tôt au commerce, puisqu’il aurait conçu son projet de se faire marchand de sel dès l’âge de quatorze ans. Cependant, alors qu’il était encore sous l’autorité paternelle, Yazaemon IV signale quelques belles affaires commerciales qu’il a réalisées à ses débuts dans l’achat et la vente de tabac, et il écrit aussi qu’il se livrait au « commerce en tout genre » (yorozu akinai) à Edo13. Ce type de transactions consistait à acheter toutes sortes de marchandises selon les opportunités pour les revendre dans les endroits où leur écoulement permettait des profits élevés ; les bénéfices pouvaient être immédiatement réinvestis pour de nouvelles acquisitions dans la région où la vente avait été effectuée, et ainsi de suite. Ce négoce semble avoir connu un fort développement jusque dans les années 1660, à une époque où la production de biens augmentait considérablement au Japon14, et il est possible que le père de l’auteur se soit lui aussi livré à des activités de ce genre. Yazaemon IV traitait également du riz appartenant aux guerriers, et son père en faisait peut-être autant. Toutefois, dans le testament qu’il avait montré à son fils, Yazaemon III signalait des « champs et rizières », ce qui suggère un patrimoine avec aussi une assise rurale, comme d’ailleurs son mariage avec une femme originaire d’un village tout proche de Kawagoe, Ōbukuro-Shinden.

Une autorité patriarcale

10 Le testament rédigé par Enomoto Yazaemon senior en faveur de son fils illustre bien les caractéristiques typiques de la famille-souche adoptées par les maisons marchandes de cette époque15. C’est le modèle bien connu du ie, la « maison », qui s’impose comme représentation dominante de la famille capable de se perpétuer par la transmission de ses biens et attributs, et qui confond sous une même autorité patriarcale un patrimoine matériel et symbolique, une position sociale ou une profession, avec une « maisonnée » englobant famille vivant sous le même toit et liens avec une parentèle plus ou moins élargie et des dépendants. La priorité chez les Enomoto était par conséquent donnée à la préservation du patrimoine, cédé « sans exception » (nokorazu) à un seul héritier, qui devenait ainsi le nouveau chef de famille. Yazaemon IV avait pourtant des frères et sœurs, et même un aîné. On ignore pour quelle raison la succession n’a pas échu à ce dernier, comme c’était le cas le plus courant ; il ne devait pas en tout cas s’agir d’un total incapable, puisque ce personnage fut adopté comme héritier par une influente maison marchande de la cité16. Tout cela suggère un possible arrangement ou des alliances entre grands bourgeois de Kawagoe, visant à renforcer leurs liens et à assurer leur pérennité, au moyen de ces circulations de leurs membres par l’adoption.

11 Quant aux relations avec son cadet, elles furent longtemps très mauvaises, puisque Yazaemon l’accuse d’avoir tenté de le brouiller avec ses parents, tout particulièrement avec sa mère, qui semble avoir préféré ce troisième fils au second. Ces dissensions, et le

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 15

climat de défiance qui s’était finalement installé entre Yazaemon IV et ses parents durent retarder son accession à la tête de sa famille, qu’il n’accomplit qu’en 1653, à l’âge de vingt-huit ans, douze années après la promesse de son père17. À cette époque, il avait été déclaré majeur depuis huit ans déjà, à un âge plutôt avancé pour ce genre de cérémonie. Ce n’est donc qu’à vingt ans qu’il abandonna son nom typique de l’enfance, Ushinosuke, pour en prendre un autre d’allure plus adulte, Hachirōbē 18. Devenu tardivement majeur, il se maria une première fois dès l’année suivante, pour répudier aussitôt sa femme, qui ne plaisait pas à la belle-mère19. La maison Enomoto, du temps du père de l’auteur, laisse l’impression d’une autorité patriarcale et parentale assez pesante.

12 L’oncle maternel de notre bourgeois se rangea aux côtés de son cadet pour le dénigrer auprès de ses parents, et ces querelles familiales étaient sans doute aussi l’expression des tensions et frustrations générées par le système de succession préférentiel des maisons marchandes. Mais le futur Yazaemon trouva aussi des alliés, qui intervinrent pour le défendre auprès de son père : l’autobiographie signale trois personnes qui intervinrent en ce sens, et selon Fukaya Katsumi, il s’agissait de grands bourgeois de Kawagoe20.. Fukaya interprète cette démarche comme le signe de la volonté de la société bourgeoise de cette cité d’apaiser les dissensions qui menaçaient la cohésion de la maison Enomoto. Et étant donné la place que tenait apparemment son chef de famille dans les hiérarchies bourgeoises, on suppose en effet que son destin ne devait pas laisser indifférent en ville, y compris chez les guerriers.

13 Car c’est sur la demande d’un membre du conseil seigneurial qu’Enomoto Hachirōbē va reprendre à son tour le nom de Yazaemon, pour devenir le quatrième du nom, en 1668, alors qu’on lui fit pour la première fois l’honneur d’une audience seigneuriale officielle21. À cette époque, il dirigeait pourtant la maison depuis quinze ans, mais il ne s’était pas attribué le nom personnel que ses aïeux portaient depuis au moins trois générations, on ignore pourquoi. Ce n’est en tout cas que bien des années après la mort de ses parents qu’en adoptant le nom de Yazaemon, notre auteur assuma le symbole ultime de la continuité et de la perpétuation de la maison de commerce et de sa lignée familiale, par cette identité des noms des chefs de famille qu’on constate fréquemment dans les maisons de commerce, et en particulier, semble-t-il, chez celles qui exerçaient des responsabilités importantes envers l’autorité publique ou les maisons guerrières.

14 On constate donc que cette question intéressait aussi les plus hautes autorités du fief : peut-être voyaient-elles dans cette succession des identités et des noms un signe de la pérennité des grands marchands de la cité à son service, ou alors elles estimaient que les services rendus par notre bourgeois, en dépit des avanies familiales qu’il avait connues dans sa jeunesse, le mettaient à la hauteur de son défunt père, et le rendaient digne de cette reconnaissance symbolique. Le choix du nom personnel n’était donc pas qu’une question de choix personnel : dans le cas des Enomoto le fief et sans doute la société marchande de Kawagoe se sentaient concernés. Signalons enfin que, comme les guerriers, Yazaemon possédait aussi un nom personnel « officiel », Tadashige, qu’il utilisait quand il voulait donner un peu de solennité à sa signature22. On ne sait pas dans quelles circonstances ce nom lui fut attribué mais, détail intrigant, si son héritier en portait un lui aussi, on ne mentionne pas celui de ses ascendants dans l’arbre généalogique que contient l’édition d’Ōno Mizuo23.

15 Bien qu’on devine à la lecture des écrits de Yazaemon l’appartenance de sa famille à un milieu de bourgeois privilégiés, il ne dit pas grand-chose de son voisinage, sauf, semble-

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 16

t-il, dans quelques passages des Mémoires divers24. La communauté de rue ou de quartier est censée avoir été un cadre essentiel de la vie et du statut des bourgeois, et pourtant, notre marchand n’écrit quasiment rien à son sujet, et surtout on n’y trouve aucune allusion dans ses diverses recommandations de vie. En fait, dans les préceptes familiaux, testaments ou autres documents de ce genre que nous ont laissés les maisons marchandes du XVIIe siècle, les communautés urbaines ne semblent pas du tout constituer un sujet de préoccupation primordial. Or on peut supposer que les interactions avec ces instances étaient sinon quotidiennes, du moins très fréquentes. Peut-être la plupart de ces grands bourgeois entretenaient-ils avec elles les mêmes rapports fonctionnels et peu raccordés à leur identité personnelle que bien des citoyens contemporains avec leur copropriété. En tout cas, cela relativise les discours de l’historiographie sur la place que tenaient les communautés citadines dans le statut des bourgeois.

16 La famille en revanche occupe le premier rang dans l’autobiographie d’Enomoto Yazaemon, et ce sous plusieurs formes. D’abord par les brèves notes sur les ancêtres qui ouvrent son œuvre ; les souvenirs d’enfance sont naturellement l’occasion d’évoquer brièvement la figure maternelle ou les domestiques, l’apprentissage du commerce, celle du père ; mais c’est surtout le psychodrame de la mésentente entre Yazaemon, sa mère et son frère cadet qui semble avoir marqué profondément l’auteur et qui d’ailleurs constitue certainement un mobile majeur de la rédaction de la seconde autobiographie. Après la mort de son père, les oncles et le frère aîné de Yazaemon se joignirent à son cadet pour lui contester la tête de la maison Enomoto. Notre bourgeois ne nous dit pas clairement ce qu’on lui reprochait, mais peut-être que sa mauvaise santé, aggravée sans doute par ces soucis familiaux, ainsi que le fait qu’il soit resté longtemps sans héritier, avaient fragilisé sa position. On ne sait pas si ses capacités d’homme d’affaires étaient aussi en cause mais, fort désormais de sa position de chef de famille, il décida finalement, semble-t-il, vers quarante ans, de couper tout lien avec son cadet et de le chasser « symboliquement » de la maison Enomoto (rien ne nous indique qu’ils habitaient sous le même toit)25. En dépit des contestations dont il faisait l’objet, c’est sans doute grâce au crédit dont jouissait Yazaemon auprès de la société et des autorités de Kawagoe qu’il put exercer cette prérogative patriarcale : il note dans son autobiographie que des membres de la haute aristocratie guerrière l’avaient reconnu comme un marchand « rare » parmi ses congénères, ce qui lui avait redonné confiance26.

17 Notons cependant qu’à aucun moment Yazaemon n’emploie des termes consacrés comme « bekke » ou « bunke » (« les maisons séparées ») pour désigner d’éventuelles branches cadettes des Enomoto fondées par des collatéraux. Mais on sent bien que parmi les plus proches de ces derniers (frère, oncle, éventuellement neveu ou cousin germain), la direction de la « branche principale » (honke) de la famille demeurait un puissant enjeu patrimonial, symbolique et identitaire. Yazaemon continua d’ailleurs à travailler longtemps avec son oncle paternel : lorsqu’il avait trente-deux ans, ils faillirent bien périr tous les deux dans le terrible incendie qui ravagea Edo en 165727. Mais on constate également que dans les maisons marchandes, en dépit des modèles lignagers calqués sur des modèles guerriers, les liens entre collatéraux pouvaient en réalité se dissoudre rapidement dans les querelles de famille ou d’argent.

18 À partir de la cinquantaine, alors que Yazaemon fait le constat de capacités physiques déclinant d’année en année, l’autobiographie prend un tour plus introspectif et

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 17

prescriptif ; jusqu’à la fin du texte, les réflexions personnelles prennent de plus en plus de place, et le ton devient alors volontiers celui de recommandations. On trouve ainsi dans ce texte deux suites de conseils, copies de textes explicitement rédigés pour son fils aîné dans un cas, et pour sa première fille dans l’autre (il précise en outre qu’il en a fait de même pour sa seconde fille)28. Ceux-ci étaient déjà des adolescents à l’époque, mais l’éducation des enfants était un sujet qui lui tenait à cœur29, comme c’était déjà le cas pour son père, semble-t-il. Ce souci s’étendait même à l’éducation féminine, car à l’occasion du mariage de sa fille Take, alors âgée de treize ans, il a dressé une liste de sept ouvrages de morale à emporter dans son ménage par la jeune épouse, et dont son mari devait lui faire les commentaires. Ces livres, dont l’un des auteurs n’était autre qu’un célèbre penseur guerrier contemporain, Kumazawa Banzan, dénotent une certaine curiosité intellectuelle, sans doute stimulée par la fréquentation d’Edo, alors même que de son propre aveu, Yazaemon n’avait rien d’un lettré30. Cette liste fait partie des recommandations que Yazaemon a adressées par écrit à sa fille (car les « jeunes femmes manquent de bon sens »), en priant les futurs époux de les répéter plus tard et de les faire recopier à leurs propres enfants. Yazaemon ayant eu les siens relativement tard, après un troisième mariage, il semble s’être préoccupé de les établir passé la cinquantaine, alors qu’il sentait ses forces décliner. Toutefois, lorsque son fils Hachirōbē eut atteint sa vingt-deuxième année, Yazaemon se plaignit de son manque de sérieux dans les affaires31, et selon l’arbre généalogique des Enomoto32, ce fut son gendre qui prit la succession.

19 Yazaemon s’éteignit en 1686, à l’âge de soixante et un ans. La surdité, la vue qui baissait, les pertes de mémoire, la lassitude, survenues avec la cinquantaine, incitèrent visiblement notre bourgeois à se souvenir de sa finitude, et l’angoisse liée à la mort n’est certainement pas étrangère à la rédaction de l’autobiographie. Le bilan de son existence amena Yazaemon à nous livrer quelques considérations inattendues33 : Quand j’y pense, après la séparation du Ciel et de la Terre est venu le temps des dieux, puis peu à peu celui de mes aïeux et parents, et enfin moi, je suis né. Même jour : noter le dernier jour de ses aïeux et de ses parents, et inscrire sur un testament les dates des centenaires de leurs décès, comme célébrer le Ciel et la Terre, je pense que c’est le début des cinq constantes34. Car si on néglige ses morts, on délaisse aussi les vivants.

20 Cette surprenante et grandiose remontée aux origines de l’univers avait donc pour but d’insister sur la continuité ininterrompue de la succession des générations, et la nécessité pour les descendants d’honorer, par l’accomplissement de services bouddhiques, la mémoire de leurs ancêtres, au nombre desquels on devrait bientôt compter Yazaemon lui-même. On voit ici se mettre en place un élément caractéristique de l’identité de la « maison » comme famille au Japon, autour du culte des morts dans le cadre du bouddhisme35. Mais ce souci pour les ancêtres défunts va de pair avec une exaltation de la piété filiale, vertu cardinale du confucianisme qui correspondait bien à la mentalité patriarcale de la « maison » japonaise, et qui imprégnait aussi bien les ouvrages de morale populaire que les sermons bouddhiques dont notre bourgeois semble avoir été familier36. Yazaemon regrette même de ne pas avoir pu lire les quatre classiques confucéens dans le texte37, et cet intérêt comme ses prêches de bonne conduite témoignent du processus de formation de la morale bourgeoise d’après des concepts et des notions tirées de la pensée chinoise, par l’intermédiaire du bouddhisme comme au Moyen Âge, mais aussi par des références directes à la morale confucéenne38. Yazaemon écrit par ailleurs dans son autobiographie qu’il lisait tous les jours à ses

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 18

petits-enfants son « testament » (yuigon), c’est-à-dire vraisemblablement un texte rassemblant legs, préceptes moraux et commerciaux39 : on voit donc que l’autobiographie jouait un rôle un peu différent de celui d’un enseignement édifiant pour les générations futures des Enomoto, pour lesquels d’autres types de textes plus classiques auraient pu suffire, et que ce projet d’écriture d’une vie marchande comportait une forte dimension personnelle.

21 Les écrits autobiographiques d’Enomoto Yazaemon témoignent d’une période de mutation des représentations de la maison marchande. Alors que la mémoire familiale de notre auteur ne remontait pas beaucoup plus loin que celle de n’importe quel individu peu féru de généalogie, il se projetait désormais dans une longue durée de sa lignée, qui continuera à prier pour ses morts un siècle après leur décès. La maison bourgeoise, jusqu’ici centrée sur la parentèle proche du chef de famille en titre, frères, oncles et cousins, se transforme alors en lignage structuré par la mémoire de ses patriarches successifs, de leurs mérites, et par l’obligation de poursuivre leur œuvre et de maintenir leur patrimoine. L’idée de la perpétuation de lignage conservant la mémoire des ancêtres, plutôt propres aux milieux aristocratiques à l’origine, avaient donc fini par gagner les élites des « gens du commun » (heimin) comme Yazaemon et les siens. Le régime guerrier au XVIIe siècle poussait d’ailleurs en ce sens, car à une époque où les conceptions de la société se référaient d’abord aux liens familiaux et aux relations concrètes entre des groupes ou individus hiérarchiquement situés les uns par rapport aux autres, l’idéal d’une société stable s’illustrait avant tout dans la pérennité des positions familiales. Cette évolution des mentalités chez les marchands aisés se situe par conséquent dans un contexte de stabilisation des institutions du régime shogunal au milieu du XVIIe siècle, pendant lequel des idéaux d’intangibilité imposent l’idée de la continuité des lignages et des fonctions sociales, d’abord chez les guerriers, puis progressivement dans les élites de tous les milieux. C’est le terme de « métier de la maison » (kashoku) qui exprime cette idéologie de l’enracinement de l’identité familiale dans une activité professionnelle et une position sociale.

Les vertus du profit

Un marchand de sel de premier ordre

22 Ce terme de « métier » ou « profession de la maison » apparaît à la fin de l’autobiographie, dans les réflexions d’un Yazaemon qui a dépassé la cinquantaine, mais il ne l’emploie pas dans le récit de ses précédentes décennies d’activité : et de fait, s’il a bien pris la suite de la direction de la maison Enomoto, il a souhaité très tôt marquer son originalité en développant des activités dans le commerce du sel. La succession s’est d’ailleurs déroulée dans des circonstances un peu particulières. Au moment de prendre sa retraite, Yazaemon III dut laisser la maison à son fils, mais on ne sait pas s’il s’était aménagé une demeure pour lui-même, ou s’il continua à cohabiter avec son héritier, ce qui en soit n’aurait rien d’exceptionnel. Il fallut cependant que le nouveau maître de maison cède à son père la plupart des dōgu, c’est-à-dire les bibelots et objets de valeur, qui servaient fréquemment de réserve patrimoniale. On ne sait rien d’éventuelles possessions foncières, mais le legs financier était singulièrement faible, Yazaemon IV toucha en effet en tout et pour tout 74 ryō d’or, moitié en liquide, moitié dans des paiements à crédit40. Il dut donc, pour constituer son capital, emprunter à un

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 19

autre marchand de Kawagoe et à son propre père, qui finança l’opération avec le riz fiscal de la dotation d’un vassal du fief. Rien n’indique explicitement qu’à cette époque les affaires des Enomoto aient été dans une mauvaise passe, et même s’il est vraisemblable que le précédent maître des lieux s’était réservé une somme pour ses vieux jours, et qu’une part put être aussi attribuée à d’autres légataires, comme le frère cadet, on s’explique difficilement ce peu de fonds mis à disposition de l’héritier.

23 En revanche, Yazaemon nous apprend qu’une douzaine d’années plus tôt, lorsqu’il s’est réellement engagé dans le commerce du sel et alors que son père était encore à la tête de la maison, la situation de cette dernière n’était pas des plus florissantes : il dut même emprunter 80 ryō d’or pour lancer son projet professionnel41. La maison Enomoto connaissait peut-être des difficultés du même ordre que bon nombre de ces grandes maisons marchandes des premières années du shogunat qui sombrèrent vers la même époque, victimes de l’évolution des circuits commerciaux et de la multiplication de la concurrence. En tout cas, à la tête à la fin de sa vie d’une affaire apparemment prospère, Yazaemon IV pouvait à juste titre se considérer sinon comme le fondateur de la maison, du moins comme celui qui avait définitivement établi l’affaire familiale.

24 L’identification de Yazaemon au statut de marchand est totale : pour lui, comme d’ailleurs pour les dirigeants guerriers qu’il cite parfois, « bourgeois » (chōnin) et « commerçant » (shōnin) sont quasi synonymes, et ses réflexions générales sur le métier de sa maison (kashoku) sont des réflexions sur le « commerce » (akinai), un mot qui revient continuellement sous son pinceau42. Le négoce d’Enomoto Yazaemon consistait surtout à acheter du sel à Edo, pour l’écouler ensuite à Kawagoe ou dans sa région, en profitant du réseau de voies d’eau qui reliait le district de Saitama à la capitale shogunale. Il était si fréquemment à Edo pour affaires, qu’il y avait fait l’acquisition d’une résidence. Le sel en question provenait surtout de l’ouest du Japon. Toutefois, il ne négligeait pas pour autant d’autres marchandises, selon les opportunités. Les Mémoires divers regorgent de notations ou de prévisions sur les mouvements de prix de produits les plus divers : coton filé ou brut, riz et « grains » divers, huile ou tabac ; elles peuvent avoir été conservées à titre d’indicateurs du coût de la vie, mais notre marchand nous relate longuement des transactions sur du blé, par exemple. Il faisait en particulier l’achat de tabac à Tochigi, ou de riz sorti des entrepôts seigneuriaux de Kawagoe, pour les réexpédier par les embarcations qui y avaient amené le sel. Bien que lui-même se fût considéré comme un négociant en sel, il continuait donc à traiter des produits variés, une situation encore courante à la fin du XVIIe siècle. En effet, la tendance à la spécialisation des activités des grossistes dans un type de produit qui se dessine à partir de l’ère Kanbun (1661-1673) devait toujours composer avec des approvisionnements et des prix irréguliers.

25 Du temps de Yazaemon, les autorités seigneuriales de Kawagoe et d’Edo ne reconnaissaient pas aux marchands le droit de s’associer pour accaparer des marchés43, suivant en cela une attitude générale des gouvernements guerriers de l’époque, et donc il n’est fait mention nulle part dans les écrits de notre bourgeois d’une corporation de grossistes en sel ni pour d’autres produits, ce qui devait faciliter la prise en charge de marchandises diverses. En revanche, l’organisation des marchés aux mains de grands négociants comme Enomoto Yazaemon est patente. À Kawagoe, Yazaemon écoulait ses lots de sel sur un marché qui se tenait périodiquement dans la ville. Dans ses recommandations, il fait allusion à des « uriko », c’est-à-dire des « vendeurs » au détail, pour qui, selon lui, il fallait s’assurer des grandes quantités de marchandises à des prix

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 20

raisonnables, afin d’en augmenter le nombre44. Ce lien de dépendance entre le grossiste et ses pratiques ne signifiait cependant pas sujétion45, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle notre marchand insiste sur la nécessité de maintenir des prix attractifs pour les conserver parmi sa clientèle. Ces uriko écoulaient le sel de Yazaemon sur des marchés du Kantō éloignés de Kawagoe, comme Chichibu.

26 Cependant les activités de Yazaemon eurent pour théâtre autant Edo que Kawagoe (sa dernière femme venait d’ailleurs de Tenmachō, un des quartiers marchands les plus prospères de cette cité46), et il n’hésitait jamais à se déplacer dans le Kantō à la recherche de la bonne affaire. À Edo, Yazaemon dépendait des envois de cargaisons maritimes depuis diverses régions de l’ouest du Japon. Le volume du fret en circulation avait déjà amené un certain degré d’organisation parmi les acteurs professionnels : il est question dans le texte de « grossistes principaux en sel » (moto-toiya) qui préfigurent les corporations de transporteurs attestées à la fin du XVIIe siècle à Edo, comme celle des « dix associations de transporteurs » (tōgumi-toiya). Ces grossistes réceptionnaient les cargaisons sur le port d’Edo : au contraire de marchands comme Yazaemon, qui se déplaçaient de marché en marché pour réaliser leurs transactions, les grossistes demeuraient actifs sur une seule place de commerce, où ils offraient des entrepôts et mettaient en contact fournisseurs et acquéreurs47. Justement Yazaemon, en plus de ses activités de vente à Kawagoe, faisait aussi partie des « courtiers » (nakagai), au nombre de quatre-vingts à Edo, qui se chargeaient de la réexpédition des lots de sel dans l’intérieur des terres48. Les transactions se faisaient sur les quais d’Edo, où l’on cherchait aussi des embarcations pour envoyer les lots par mer ou voie fluviale vers d’autres destinations49. Notre marchand se montre dans son autobiographie très fier de la réputation qu’il avait acquise dans son milieu professionnel sur la place d’Edo, où, selon ses dires, à vingt-cinq ans, « lorsqu’il achetait du sel, tout le monde croyait qu’il était bon même s’il était mauvais » et où « on le louait parmi les courtiers comme un expert en sel de premier ordre »50.

Gagner sans relâche

27 Cette époque de sa vie coïncidait avec la période de profonde mésentente avec son frère et sa mère qui le poussa à effectuer plusieurs pèlerinages à Ise51. On l’a vu, Yazaemon se dépeint à cet âge en pleine démonstration de ses capacités et commençant à jouir de la reconnaissance de ses pairs, et il est à peu près certain qu’il établit un lien entre ses succès commerciaux et ses gains financiers réguliers, et sa réconciliation avec ses parents qui acceptèrent finalement trois ans plus tard qu’il reprenne la direction de la maison. En effet, dans ses prières à la déesse , Yazaemon la suppliait de lui permettre de faire la preuve de sa « piété filiale » à ses parents52 ; or, écrit-il plus loin53 : Je pense que le fondement de la piété filiale, c’est de se consacrer à la profession de sa maison, et de gagner de l’argent sans relâche.

28 La prospérité commerciale, pour Yazaemon, est donc non seulement source de reconnaissance sociale, mais encore signe de vertu. Cette certitude n’a pas grand-chose à voir avec la doctrine de l’élection calviniste, même si depuis le Moyen Âge, des mouvements religieux, en particulier dans la mouvance de , ont pu soutenir que la réussite en affaires était une marque de la faveur de Bouddha54. Yazaemon, lui, était rattaché à l’école zen Sōtō, sans qu’on sache jusqu’à quel point il s’était vraiment imprégné de cette doctrine55, mais à l’époque de la rédaction de son autobiographie, il faisait preuve d’une certaine ferveur. À l’approche de la soixantaine, plus ou moins

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 21

préoccupé par son salut, et en tout cas songeant à son trépas, il ne considéra cependant à aucun moment que ses profits accumulés pussent constituer un obstacle pour l’accomplissement des promesses du Bouddha. Au contraire, instruit par des sermons et ouvrages, il se montrait persuadé qu’« enfer ou paradis » n’étaient pas des lieux situés on ne sait où, mais tout simplement un état d’esprit et une situation dans la vie présente, qui dépendaient d’un cœur enclin à la méchanceté ou attentif aux autres56.

29 Les tendances mises depuis longtemps en évidence dans le bouddhisme japonais à favoriser les bienfaits terrestres trouvent ici une forme d’expression ultime, puisque les perfections du cœur et de l’esprit sont assimilées au respect des « cinq constantes », c’est-à-dire les vertus confucéennes qui régissent les relations saines et justes entre les hommes, depuis la famille jusqu’au souverain et ses sujets, et dont la piété filiale constitue la mise en pratique fondamentale. Par conséquent, la bonne marche des affaires était à la fois l’accomplissement d’une réussite et d’une mission sociales, le moyen salvifique de vivre dans le bonheur sans être tourmenté par sa conscience et, si les descendants suivaient la même voie, d’espérer qu’ils apporteraient tout le soin et les rites et prières nécessaires au repos des morts.

30 On comprend dans ces conditions que Yazaemon, en faisant prospérer l’héritage reçu de son père et en assimilant ainsi l’enrichissement à la piété filiale, n’ait ressenti aucune culpabilité, du moment qu’il considérait lui-même qu’il accomplissait sa tâche dans le respect de vertus essentielles, honnêteté, humanité, tempérance et économie, qu’il prêchait à ses propres enfants et aux éventuels lecteurs futurs de son autobiographie. Ces conseils pour ne pas ruiner sa maison et sa réputation, et même sa santé, sont dans la tonalité de ceux qu’on retrouve à la même époque dans les préceptes des maisons marchandes ou dans les testaments de leurs patrons, ou même, sous une forme plus ironique, dans les œuvres d’Ihara Saikaku. Tout cela suggère une vaste circulation de modèles normatifs de comportements parmi les marchands, grâce à toutes sortes de supports, dont des textes imprimés comme ce Classique de l’homme prospère qu’il voulait faire lire à sa fille57. Ces recommandations, Yazaemon les présente cependant comme des données de l’expérience, et il les illustre par des anecdotes personnelles.

31 Ainsi, il insiste sur la mise sobre qui convient à un commerçant sérieux, vêtu d’un coton sans motifs extravagants, même s’il avoue avoir lui aussi été tenté dans sa jeunesse par la soie et les mises voyantes. En écrivant sur sa vie lors de la vingtaine, il établit un parallèle très net entre son implication et son succès dans les affaires, et ses progrès moraux personnels : plus soucieux des autres, moins soucieux de paraître, s’attachant à rejeter le mensonge, on le considérait déjà selon lui, à vingt-deux ans, comme aussi avisé qu’un homme d’âge mûr. Il révèle aussi qu’au fur et à mesure qu’il se concentrait sur les affaires, vers la trentaine, il s’abstint de fréquenter d’autres femmes que son épouse légitime, et bien entendu, comme toujours lorsque les marchands prêchent la morale à leurs familles ou leurs employés, il prohibe la fréquentation des mauvais lieux, tripots ou bordels. Pour mesurer son ardeur au commerce, Yazaemon emploie le terme sei ; celui-ci évoque la vitalité physique ou intellectuelle, qui a chez lui tendance à nettement diminuer passé la quarantaine. Pour ce marchand, il s’agit donc de ne pas dilapider ce capital d’énergie dans la débauche sous toutes ses formes, mais de le réserver pour les affaires.

32 Yazaemon donne aussi dans les Mémoires divers un exemple de son humanité, sans d’ailleurs en tirer une quelconque gloriole, quand il a secouru un inconnu qui mendiait

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 22

à Edo après un naufrage58. Mais en dépit de l’affichage de son honnêteté et de sa modération, il n’a jamais reculé devant l’opportunité de réaliser un beau profit. Comme en témoignent son autobiographie ou les Mémoires divers, son époque fut régulièrement secouée par des sécheresses, tempêtes, inondations, incendies avec un impact économique plus ou moins grave sur la production ou les échanges. Enomoto Yazaemon a connu ainsi la « grande famine » de l’ère Kan.ei (1624-1643) dans sa jeunesse. Cette catastrophe l’a marqué, et il consigne la mémoire des « cinquante mille ou même cent mille » morts de faim dans tout le Japon. Mais à titre personnel, de cette année de ces dix-huit ans, il conserve aussi le souvenir d’un des plus beaux profits de ses débuts, dans des transactions de tabac, avec plus de 30 % de bénéfices qui lui valurent les louanges de ses congénères. Et l’année suivante, toujours en pleine crise de subsistance, il se souvient d’avoir récidivé en profitant d’une pénurie de sel à Edo, ce qui accrut encore sa réputation de commerçant habile59. Rien n’indique toutefois qu’il ait réellement spéculé à cette occasion, en retenant des marchandises en tension.

33 À moins que la législation n’imposât des restrictions ou prohibitions, parfois temporaires, le profit (ri) demeurait le moyen d’existence normal du marchand, en toutes circonstances. Yazaemon nous apprend ainsi qu’en pleine famine de l’ère Kan.ei, son père confia en dépôt à un autre bourgeois une somme pour aider celui-ci à « acheter n’importe quoi, pour qu’il récupère même un petit profit60 ». Car les affaires restaient les affaires, et tant qu’il demeurait en pleine possession de ses moyens, en cas de désordres météorologiques et de pénurie, il ne perdait pas de vue des occasions de bénéfices confortables, sans aucun remord. Bien au contraire, les brusques hausses de prix lors des périodes de tensions sérieuses, ou les variations saisonnières qui revenaient chaque année, étaient avant tout pour lui des évènements auquel le marchand devait être attentif, et où il faisait la démonstration de son flair et de son savoir-faire, en maximisant ses profits avant le retournement des marchés. La clef du succès dans son métier, dont il dévoile les ficelles dans les Mémoires divers, c’était en fait de bien prévoir et tirer parti du shike, c’est-à-dire la pénurie saisonnière de sel à Edo, pendant l’été61. Et les plus beaux bénéfices lui assuraient la « gloire » (homare), écrit-il, chez les commerçants. Dans ses Mémoires divers, Yazaemon nous donne des exemples des effets d’une sécheresse sur la baisse des transactions, la diminution de circulation de la monnaie de cuivre, et surtout la mévente des sardines destinées à la fertilisation des terres, qui pouvait paradoxalement être aussi l’occasion de bonnes affaires62. Au contraire, à la fin de son autobiographie, il se lamente des effets « pareils à une famine » d’une période d’abondance où tout se vend à vil prix et ruine le commerce. C’est pourquoi, en dépit de son attention aux enseignements du bouddhisme, et bien qu’il se décrive à l’occasion comme un homme de « peu de désirs », il écrit dans une liste de préceptes que le marchand ne peut être « sans désir » (muyoku)63.

34 Si Yazaemon, entre la vingtaine et la quarantaine, rappelle fréquemment son « ardeur au commerce » et sa réputation flatteuse parmi ses congénères, c’est qu’il considérait avoir rempli ainsi pleinement le rôle qui lui échoyait de maître de maison et de marchand, un accomplissement personnel et social dont la richesse était le signe, et la confiance et la reconnaissance de ses pairs, la preuve. Ce qu’il résumait dans la formule suivante, alors qu’il se désolait des reproches que lui adressait sa mère64 : J’avais pourtant emprunté 80 ryō d’or à crédit, je les avais fait beaucoup augmenter, j’avais travaillé à fond à Edo comme à Kawagoe : j’avais ainsi subvenu aux besoins de ma maison, et j’avais acquis une bonne réputation auprès de nombreuses personnes.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 23

35 On voit donc que la prospérité de la maison, comme affaire et comme structure familiale, reste au cœur de toutes les représentations et légitime la quête du profit. Gagner de l’argent, pour un marchand, c’est être vertueux, car le père de Yazaemon le lui avait enseigné, il n’y a pas de fortunes durables qui se bâtissent sur un comportement déréglé65. Ces idées remontent peut-être au Moyen Âge, mais à l’époque d’Edo, elles s’affichaient désormais sans complexe, comme dans cette citation notée par Yazaemon dans son autobiographie en 168266 : Le bourgeois ne doit pas abandonner le goût du profit. Mais il ne doit pas non plus rechercher le luxe. Un certain degré de fortune s’attache aussi au nom de bourgeois. Il faut toujours avoir en tête ces deux aspects, et ne pas les oublier. C’est ce qu’a déclaré Isoda Chōemon, quarante-cinq ans et riche de 100 000 ryō d’or, selon Nagashima Gorōzaemon. N’est-ce pas la voie de l’Éveil pour le marchand ? Nous devons sûrement être au temps où apparaît le kirin67 ! Tout l’Empire à présent a bien de la chance, grâce à Monseigneur Tsunayoshi68. Pour toutes les générations à venir, on enviera cet Isoda ! Voilà une belle parole de bourgeois.

36 La justification de l’activité marchande par le profit et l’accroissement de la fortune, donc par une chrématistique, a des racines anciennes au Japon, peut-être liées aux progrès de la monétarisation des échanges pendant la période médiévale. Pour Yazaemon, l’accumulation de richesses sous forme d’espèces sonnantes et trébuchantes, si elle ne s’accompagne pas d’orgueil et de gaspillage, se justifie en elle- même ; et il serait vain de rechercher chez lui une quelconque trace de ce complexe d’infériorité ou de cette dévalorisation qu’on accole à tort à la condition de marchand dans les hiérarchies sociales du Japon des Tokugawa (une idée que tous les historiens sérieux ont en réalité déjà abandonné depuis longtemps). Nullement honteux de son activité et de sa réussite, et encore moins des moyens par lesquels il y est parvenu, il résume sa philosophie de l’existence vers la fin de son autobiographie par ces quelques phrases69 : Je ne suis pas bien malin, mais j’ai gagné sans relâche dans commerce, je n’ai jamais rechigné à me rendre maintes fois là où je pouvais faire des affaires, j’ai acheté les bonnes choses au bon moment, je les ai revendues à mes vendeurs, en prenant un petit profit quand ça montait, en sauvant ma mise quand ça baissait, mais en vendant toujours à mes vendeurs au cours du marché : c’est comme ça que j’ai continué soixante ans de commerce dans le sel, depuis le temps de mon père, Yazaemon. Et puis j’ai toujours pris soin de ma femme et de mes enfants, de mes parents et de mes proches, et je me suis toujours attaché à être correct envers eux : je n’ai donc pas grand-chose à me reprocher. En ce qui me concerne, je ne souhaitais rien de plus. Pour en faire davantage, il aurait fallu être au moins Ungo de Matsushima70 !

37 Ou plus brièvement71 : La base de tout, c’est de se consacrer correctement et sans faiblir au métier de la maison : dire cela, c’est parler d’or. Si en gagnant de l’or, on finit par en avoir beaucoup, alors on n’aura pas à souffrir énormément. Le luxe72, voilà l’ennemi.

Le regard guerrier

Un familier de l’aristocratie

38 Que le marchand cherche à faire du profit est dans l’ordre des choses, et ne peut naturellement pas être considéré comme une particularité du Japon des Tokugawa. En revanche, que la fierté du commerçant s’affiche avec tant d’assurance, et s’exprime, à la

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 24

même époque où Yazaemon rédige sa biographie, à travers de nombreux discours ou textes imprimés, témoigne d’un climat social et politique favorable au négoce qui constitue certainement une situation assez unique en Asie Orientale. Même si les mentalités des élites lettrées et gouvernementales de Chine ou de Corée vis-à-vis des marchands ont connu des variations, des évolutions et des contradictions au cours de la période prémoderne, on doit bien faire le constat d’une attitude généralement méfiante envers le commerce d’une part, et d’autre part d’une position sociale du marchand plutôt dépréciée, par rapport notamment à la possession foncière, ou aux carrières administratives.

39 Dans ses écrits, Enomoto Yazaemon témoigne en de nombreux endroits de sa soumission à l’autorité guerrière, qu’il ne conteste jamais. Cette autorité s’incarne à la fois dans le seigneur de sa cité de Kawagoe, mais aussi dans le shogun, et on a vu que notre bourgeois attribuait aux bienfaits du gouvernement de ce dernier le climat de prospérité commerciale qu’il avait conscience de vivre. La proximité d’Edo, où il opérait régulièrement pour ses affaires, et le fait que la principauté de Kawagoe était étroitement liée au clan shogunal expliquent sans doute cet attachement aux Tokugawa et à leur gouvernement, sans se limiter à l’horizon du pouvoir politique local.

40 Cette présence du pouvoir guerrier se manifeste d’une manière un peu paradoxale dans le récit de sa vie que nous laissé Yazaemon. Nous avons vu par exemple que la position sociale et même institutionnelle qu’occupaient les Enomoto dans la société de leur ville revêtait suffisamment d’importance pour que des membres du gouvernement seigneurial s’intéressent à son sort. Ainsi, c’est sur injonction des plus hautes autorités guerrières de la ville, qui ne souhaitaient pas que règne « la mésentente entre frères chez les bourgeois », que Yazaemon, après la médiation de trois autres habitants de la cité, finit par se réconcilier avec son cadet avec qu’il avait chassé quatorze ans auparavant73. Ce faisant, il se conformait d’ailleurs à la volonté seigneuriale exprimée dans un édit où était prêchée la concorde familiale dans les quartiers bourgeois74. Nous savons que du temps de Yazaemon III, le chef de la maison Enomoto exerçait des fonctions élevées dans la hiérarchie des honneurs bourgeois de la ville, et qu’il était compté parmi les fournisseurs attitrés de la maison seigneuriale. Toutefois, dans l’autobiographie, les allusions à cette position sociale privilégiée sont rares, et à aucun moment, dans les nombreuses admonestations dont il parsème ses écrits, l’auteur n’enjoint de courir après les fonctions officielles, ou même seulement d’accomplir avec loyauté celles qui échoient à sa maison. Cette absence s’explique peut-être par le caractère un peu stéréotypé des préceptes moraux chez les bourgeois et marchands, où les devoirs ou prohibitions tournent avant tout autour de la préservation des membres de la maisonnée, et autour de conseils pratiques et d’encouragements au commerce.

41 Toutefois, en dépit du primat accordé à la conservation de la maison et à l’âpreté au gain, les marchands n’en restaient pas moins immergés dans une société d’ordres où la réussite économique n’était pas le seul critère d’honorabilité sociale, ni même le critère dominant. On trouve aussi, parmi des contemporains de Yazaemon, d’autres bourgeois qui ont consigné avec minutie leurs activités liées à des fonctions officielles dans des organes du fief75. On devine à la lecture des écrits d’Enomoto Yazaemon que ses rapports avec des guerriers, et l’estime que ceux-ci pouvaient lui accorder, avaient aussi pour lui de l’importance, à côté de sa réputation dans sa famille et parmi les autres marchands. Ainsi, à l’occasion d’un cambriolage dont avait été victime un navire transportant une cargaison lui appartenant, Yazaemon avait apporté un concours à

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 25

l’enquête qui avait mené à l’arrestation des coupables. Ce « haut fait » s’était su non seulement dans tout Edo et Kawagoe, mais il était même parvenu aux oreilles de son seigneur, qui se trouvait alors dans la capitale shogunale. Il en avait alors « retiré une grande gloire »76. C’est encore ce terme de « gloire » (homare) qu’il emploie lorsqu’à quarante ans, il est complimenté par les chefs des plus grandes maisons guerrières de sa ville, une consécration qui confirme définitivement son autorité de chef de famille77.

42 Des guerriers sont mentionnés à des moments-clefs de l’existence de Yazaemon : lors de sa cérémonie de passage à l’âge adulte, un guerrier de haut rang fut son parrain ; et quand son père lui céda la maison Enomoto, ce dernier organisa une grande fête et fit envoyer de la nourriture au seigneur et à son entourage, ainsi qu’aux membres de son conseil et aux officiers guerriers en charge des quartiers bourgeois78. En 1650, Yazaemon fils fut invité à partager le repas d’un des Doyens79 du fief, et il prit le thé à cette occasion avec deux personnages qu’Ōno Mizuo suppose être le père naturel et le père adoptif du seigneur de Kawagoe, Matsudaira Nobutsuna80. Et c’est ce même Nobutsuna qui le reçut en audience lors du nouvel pour la première fois, alors que Yazaemon avait atteint les quarante-trois ans, l’année même où il reprit le nom de son père. Après avoir atteint ainsi les sommets des honneurs de la condition bourgeoise, Yazaemon se sentit passer le « col » (tōge) de son existence, et souhaita préparer sa succession pour passer la main durant la cinquantaine81. Les mentions éparses, dans les écrits de Yazaemon de personnages importants du gouvernement seigneurial suggèrent des relations étroites et fréquentes, mais sur lesquelles il reste plutôt discret dans ses Mémoires divers, et plus encore dans son autobiographie.

Des dirigeants favorables au commerce

43 Un indice très intéressant des liens entre la grande bourgeoisie de Kawagoe et son seigneur nous est donné dans les Mémoires divers, mais il concerne Yazaemon père. L’hiver de la 4e année de l’ère Kan.ei (1627), Matsudaira Nobutsuna reçut en audience Enomoto Yazaemon III avec huit autres Anciens82 des quartiers bourgeois, pour leur annoncer son intention de prêter par leur intermédiaire milles ballots (hyō) de riz à la population de sa cité83. On voit donc que la maison Enomoto faisait partie des partenaires de confiance du fief pour mettre en œuvre certaines politiques. Quelques mois plus tard, alors qu’un délégué des bourgeois, Minoshima Hachirōzaemon, allait présenter au seigneur, qui résidait alors à Edo, les hommages de sa bonne ville, Nobutsuna s’enquit alors de son prêt, et lui demanda si cela était suffisant. Quand le bourgeois lui eut répondu par l’affirmative, Nobutsuna déclara que s’il le fallait, il était disposé à prêter à nouveau, même en empruntant lui-même le cas échéant.

44 On ne connaît pas tout des circonstances exactes de ce financement, ni des fins auxquelles il était destiné. Yazaemon signale ailleurs un prêt consenti par le seigneur pendant une période de famine pour « qu’il n’y ait pas un seul mendiant », et cette histoire racontée par le Doyen Wada Rihē lui avait fait verser des « larmes d’émotion » 84. Pour l’année 1627, la saison du prêt, en hiver, peut faire penser à une politique d’assistance, d’autant plus que Yazaemon fait allusion au prix du riz en ville à ce moment-là ; toutefois rien n’indique dans les Mémoires divers une quelconque urgence. Cependant, il ne devait pas non plus s’agir d’une opération à but réellement lucratif, même si des intérêts étaient effectivement perçus, mais à des conditions très avantageuses pour les emprunteurs, et d’ailleurs les Anciens de la cité y reconnurent

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 26

une marque de la « compassion seigneuriale ». Dans sa résidence d’Edo, après avoir assuré ses bourgeois de sa volonté de les soutenir financièrement, Nobutsuna ajouta85 : Partout on trouve toutes sortes de gens. Ceux avec du bon sens, mais qui ne sont pas doués pour le commerce, et qui ne savent pas se faire une situation, sont nombreux en ce monde. Alors il faut que ceux qui sont doués pour le commerce leur enseignent comment faire.

45 Précisons tout de suite que le maître de Kawagoe n’avait rien d’un obscur petit daimyō sans-le-sou que la gêne aurait contraint de recourir au commerce. Au contraire, Matsudaira Nobutsuna fut l’un des personnages clefs du shogunat entre les années 1630 et 1650, et un proche des shoguns Iemitsu et Ietsuna ; il a par ailleurs laissé le souvenir d’un excellent administrateur, qui œuvra beaucoup au développement de son fief et à l’aménagement de sa capitale. On ne peut donc pas supposer que son attitude envers le commerce se soit écartée des principes qui régissaient la politique du régime en la matière. On discerne clairement dans cette déclaration une volonté du seigneur non seulement d’aider ses sujets, mais aussi de les éduquer et de leur donner des moyens d’existence grâce au commerce. Nobutsuna, en tentant de les soulager et de les guider dans la voie du bien-être, se conformait sans doute aux idéaux confucéens du « gouvernement bienveillant » (jinsei) conduit par un « souverain éclairé » (meikun), qui commençait à se répandre alors dans la société et les élites politiques japonaises. Qu’il ait entendu atteindre ses buts d’éducation des populations par l’encouragement au commerce montre bien l’intérêt seigneurial pour cette activité, envers laquelle il ne paraît avoir manifesté ni mépris, ni méfiance, du moins, peut-on raisonnablement supposer, tant que cela ne lui semblait pas devoir troubler l’ordre social et ses hiérarchies.

46 À l’occasion de cette visite en effet, Matsudaira Nobutsuna discuta à bâtons rompus avec Minoshima Hachirōzaemon, en lui exposant ses idées concernant la population sous son autorité. Soucieux de gouverner des paysans et bourgeois bien portants, il leur enjoignait cependant, en se donnant lui-même en exemple, de ne jamais négliger leur tâche et de se montrer économes, même pour les petits plaisirs de l’existence. L’année suivante, Nobutsuna reçut à nouveau dans sa résidence d’Edo le même bourgeois, et il lui demanda s’il avait bien transmis à toute la cité les conseils qu’il lui avait donnés lors de sa précédente audience. Son interlocuteur l’en ayant assuré, le daimyō de Kawagoe lui remit douze recommandations écrites à faire circuler parmi les bourgeois86. Certaines d’entre elles reprenaient des idées que Nobutsuna avait déjà exprimées l’année précédente, et il y tenait tellement qu’il avait donc éprouvé l’envie de leur donner un tour plus officiel et solennel en les promulguant par écrit. Il admonestait ainsi les paysans de « mettre de l’ardeur à l’agriculture », et les marchands de « se consacrer sans relâche au commerce », et surtout d’ « apprendre comment faire à ceux qui n’étaient pas doués » ; les sujets du fief étaient aussi encouragés à se lever tôt, à travailler tard, à se vêtir sobrement, etc.

47 On relève l’accord évident entre ces qualités et devoirs des bourgeois et paysans énoncés par le seigneur de Kawagoe, et les préceptes de vie d’Enomoto Yazaemon. Le daimyō se montrait si favorable au commerce qu’il citait en exemple les femmes des paysans de Shinano qui se rendaient sur les marchés pour compléter les revenus de leur maison. À voir d’ailleurs la cordialité avec laquelle Nobutsuna discutait avec les bourgeois de sa cité, on perçoit bien à quel point il tenait leur rôle en estime, et attachait du prix, d’une manière générale, à la bonne santé économique de sa capitale et de ses habitants.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 27

48 Ce type d’enseignement moralisant dispensé par les autorités guerrières à la population n’est pas rare à l’époque d’Edo. Shoguns et seigneurs, ou leurs gouvernements, avaient l’habitude, par des proclamations ou des décrets, d’indiquer à leurs sujets ce qu’ils attendaient d’eux, en mélangeant parfois des articles dont la violation était passible de sanctions plus ou moins graves à des normes éthiques plus générales. Yazaemon en a consigné plusieurs exemples, y compris des textes émanant du cinquième shogun Tsunayoshi et promulgués dans tout le pays. À l’occasion d’une disette, on y mêlait des exhortations à la piété filiale, des lois somptuaires, une interdiction des abus d’alcool, une incitation à limiter les repas à « une soupe et deux plats », un rappel des obligations des guerriers concernant les adoptions, une incitation à ne pas expédier de préférence son riz à Edo, car « depuis une trentaine d’années les gens étant devenus de plus en plus avides, on a l’impression qu’on envoie son riz seulement à Edo, et tandis que guerriers et paysans croulent sous les dettes, seuls les marchands d’Edo récoltent de l’or et de l’argent », et bien d’autres choses encore87.

49 Ces textes, on le voit, pouvaient manifester une volonté régulatrice ou correctrice des excès, qui cependant, lorsqu’elle ne s’accompagnait pas de mesures coercitives, restait complètement lettre morte : c’est le cas des lois somptuaires, par exemple, qui, comme en Occident, n’ont jamais dissuadé quiconque de satisfaire son désir de paraître ou de suivre la mode88. Néanmoins, de telles proclamations fournissaient des normes de comportements « corrects » ou « moraux », en accord avec les enseignements qu’un bourgeois comme Yazaemon pouvait recevoir par ailleurs, et devaient donc participer aussi à la construction des représentations sociales et des idéaux éthiques de la condition marchande.

50 Le texte shogunal mentionne ainsi explicitement les « quatre parties du peuple » (shimin), c’est-à-dire les quatre statuts canoniques censés composés la société des « bonnes gens » (ryōmin)89, et les recommandations de Matsudaira Nobutsuna distinguent entre « paysans » et « marchands » qui doivent se consacrer « sans relâche » respectivement à l’agriculture et au commerce. Aucune hiérarchie n’est cependant affirmée ou suggérée entre les deux activités, rurale ou citadine, et en réalité, les daimyō avaient plus d’occasions de manifester leur estime aux bourgeois qui habitaient leur capitale et leur rendaient service, qu’aux villageois. On comprend dès lors qu’un marchand comme Yazaemon n’ait conçu aucune gêne de vivre du commerce, puisque ses préceptes de vie correspondaient aux désirs proclamés par l’Autorité Publique seigneuriale ou shogunale. Et de son point de vue, en s’adonnant lui-même « sans relâche » à ses affaires durant toute son existence pour engranger des profits, il n’avait fait, au fond, que se conformer à ce que les autorités de sa ville attendaient des marchands.

Conclusion

51 Les écrits d’Enomoto Yazaemon constituent un témoignage précieux sur une identité marchande en construction dans le contexte de forte expansion de l’économie et des échanges qui marque le milieu du XVIIe siècle au Japon. On repère sans peine dans les préceptes moraux professés par ce bourgeois, les principes d’économie et d’ardeur au travail qui constituèrent les fondements de la « révolution industrieuse », ce concept forgé par Hayami Akira pour décrire l’intensification du travail dans le Japon des Tokugawa90. La morale marchande élaborée par Yazaemon et ses congénères préfigure

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 28

par endroit les idées du penseur bourgeois Ishida Baigan, près d’un siècle plus tard, même si la légitimation du « juste prix » par rapport au « prix du marché » n’est pas encore clairement formulée, la recherche du profit demeurant la règle d’or.

52 Ce qui apparaît aussi nettement dans le bilan de cette existence, c’est que Yazaemon estimait que considération et bonheur étaient à rechercher dans ce monde et dans sa condition de marchand : pas d’inquiétude particulière ou d’espérance évidente envers une félicité post-mortem, pas de désir de quitter sa condition ou de regret d’y être assujetti… Si l’on ne peut pas exclure qu’il y eut aussi, aux siècles précédents, des commerçants pour penser plus ou moins la même chose, c’est à l’époque d’Edo que l’on voit s’affirmer publiquement la réussite dans le commerce en tant que telle comme un but d’accomplissement individuel et familial, et sans autre besoin de se justifier, par des bonnes œuvres par exemple. Mais on notera que ces représentations marchandes ne se construisent pas en contradiction, ou en réaction, avec le régime guerrier ou une prétendue idéologie de mépris des « mercantis » qu’on retrouve bien dans les discours des confucéens purs et durs, mais qui n’a jamais constitué le fond des politiques guerrières.

53 Les mentalités marchandes n’avaient en réalité aucun mal à se couler dans le discours d’une « économie morale » familière, légitimée par des emprunts à des enseignements populaires de principes éthiques tirés du bouddhisme ou du confucianisme, mais réduits à leur plus simple expression. C’est à travers l’affirmation de la maison bourgeoise que s’est incarnée la fusion entre des ordres de valeurs et des normes éthiques à l’origine assez hétérogènes, autour d’une autorité patriarcale qui permettait de trouver l’apparence de références morales communes avec l’ordre social promu par le régime. Cette importance idéologique de la maison comme légitimation de l’activité marchande et de la recherche de l’enrichissement explique donc son omniprésence dans les discours des bourgeois : ils se conformaient ainsi à une image de leur statut promue par la condition guerrière elle-même, sans doute d’autant plus encline à reconnaître le droit des marchands à s’enrichir qu’elle leur déniait en revanche l’accès aux décisions politiques et à la condition dominante.

54 L’époque de Yazaemon est en effet incontestablement celle où avec la mise en place définitive des institutions du régime, s’établissent aussi les distinctions statutaires qui tendent à clore la condition guerrière, et l’exercice des responsabilités gouvernementales. L’attitude de Yazaemon envers la politique est significative : ce personnage qui a vécu sous trois shoguns91 consigne dans ses Mémoires divers les moments importants de la vie politique du régime, et même des affaires retentissantes comme le complot de Yui Shōsetsu92 ; mais en dehors de ses louanges adressées au shogun ou à son seigneur, il reste au fond très discret sur ses opinions concernant les dirigeants en place à Kawagoe ou Edo. Un marchand pouvait être fier de lui sous les Tokugawa, mais il ne pouvait pas écrire sur n’importe quoi : sa position sociale imposait aussi ces contraintes.

55 Car la maison bourgeoise demeurait malgré tout imbriquée dans une société d’ordres dominée par les guerriers, où la fréquentation de la haute aristocratie constituait un facteur important de l’activité économique, mais aussi de la réputation sociale, comme le montre bien l’exemple de Yazaemon. Le discours des bourgeois sur eux-mêmes, qu’ils transmettaient dans leurs testaments ou leurs leçons de morale, ne nous dit donc sans doute pas tout de leurs conceptions des rapports sociaux, et en particulier de leurs relations à l’autorité et avec les guerriers, ni de leur désir de voir la réussite

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 29

économique se convertir sous une forme ou une autre, dans une reconnaissance hiérarchique et honorifique.

BIBLIOGRAPHIE

Abréviations

SK : San ko yori no oboe (Mémoires depuis mes deux ans), dans Enomoto 2001.

YO : Yorozu no oboe (Mémoires divers), dans Enomoto 2001.

CARRÉ Guillaume (2006). « Un monopole peut-il être légitime ? ». In Bouchy, Anne, Carré, Guillaume, Lachaud, François (dir.), Légitimités, légitimations : la construction de l’autorité au Japon. Paris, École française d’Extrême-Orient : 215-231.

CARRÉ Guillaume (2010). « Par-delà le premier ancêtre. Les généalogies truquées dans le Japon prémoderne (XVIe-XIXe siècles) ». Extrême-Orient, Extrême-Occident, 32 (« Faux et falsification en Chine, au Japon et au Viêt Nam ») : 61-87.

CARRÉ Guillaume (2016). « What Status for Service to the Lord ? The Clerks at the Mint and General Warehouse of Kanazawa ». In Garavaglia, Juan-Carlos, Braddick, Michael J., Lamouroux, Christian (dir.), Serve the Power(s), Serve the State. America and Eurasia. Cambridge : Cambridge scholars publishing : 369-398.

ENOMOTO Yazaemon (2001). Enomoto Yazaemon oboegaki, Kinsei shoki shōnin no kiroku (édition d’Ōno Mizuo). Tōkyō, Tōyō bunko.

FUKAYA Katsumi (2003). Kinseijin no kenkyū, Edo jidai no nikki ni miru ningenzō. Tōkyō, Meicho kankōkai.

HAYAMI Akira (2015). Japan’s Industrious Revolution. Economic and Social Transformations in the Early Modern Period. Londres, Springer.

HAYASHI Reiko (1992). Nihon no kinsei 5, Shōnin no katsudō. Tōkyō, Chūō kōron-sha.

IWABUCHI Reiji (2010). « Un guerrier dans la ville. Obligations de service et sorties d’un samouraï en poste à Edo au XIXe siècle ». Histoire urbaine, 29 : 27-66.

IWABUCHI Reiji (2013). « Characteristics of Egodocuments in Edo Period Japan (1603-1867) ». In Ruggiu, François-Joseph (dir.), The Uses of First Person Writings. Africa, America, Asia, Europe (Les usages des écrits du for privé. Afrique, Amérique, Asie, Europe). Bruxelles, Peter Lang : 107-126.

JETTOT Stéphane et LEZOWSKI Marie (dir.) (2016). L’Entreprise généalogique. Pratiques sociales et imaginaires en Europe (XVe-XXe siècle). Bruxelles, Peter Lang.

ŌNO Mizuo (1969). « Enomoto Yazaemon oboegaki ni tsuite. Sono shōkai to kare no shōgyō katsudō yori mita kinsei zenki no shijō kōzō no kentō ». Shiryōkan kenkyū kiyō, 2 : 59-132.

ROCHE Daniel (1997). Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIXe siècle). Paris, Fayard.

SOUYRI Pierre-François (2013). Histoire du Japon médiéval, le monde à l’envers. Paris, Perrin.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 30

SUGIMORI Reiko (2006). Kinsei Nihon no shōnin to toshi shakai. Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai.

TSUKADA Takashi (2013). Ōsaka no hinin, , Shitennōji, korobi kirishitan. Tōkyō, Chikuma Shinsho.

WATANABE Kōichi et Vanessa HARDING (dir.) (2015). Memory, History, and Autobiography in Early Modern Towns in East and West. Newcastle, Cambridge Scholars Publishing.

YOKOTA Fuyuhiko (2014). « Kinsei no mibunsei ». Iwanami kōza – Nihon-rekishi, 10. : Iwanami shoten : 277-312.

YOSHIDA Nobuyuki (2010). « Edo au fil de l’eau ». Histoire urbaine, 29 : 99-128.

YOSHIDA Nobuyuki et TSUKADA Takashi (2017). « Réflexions sur le statut de bourgeois à Edo et Ōsaka au XVIIe siècle ». Histoire, Économie & Société, 2 : 80-106.

ANNEXES

Glossaire akinai 商い Amaterasu 天照 bekke 別家 bunke 分家 Chichibu 秩父 Chōjakyō 長者経 chōnin 町人 chū 忠 dōgu 道具 Enomoto Yazaemon 榎本弥左衛門 fudai daimyō 譜代大名 gi 義 godō 悟道 gojō 五常 Hachirōbē 八郎兵衛 heimin 平民 homare 誉れ honke 本家 hyō 俵 Ie 家 Ihara Saikaku 井原西鶴 Ise 伊勢

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 31

Ishida Baigan 石田梅岩 Isoda Chōemon 磯田長右衛門 jin 仁 jinsei 仁政 Kanbun 寛文 karō 家老 Kashōki 可笑記 kashoku 家職 Kawagoe 川越 kirin 麒麟 koban 小判

Kodenmachō 小伝馬町 Kumazawa Banzan 熊沢蕃山 Matsudaira Nobutsuna 松平信綱 meikun 名君

Minami-Tenmachō 南伝馬町 Minoshima Hachirōzaemon 箕嶋 Motomachi 本町 moto-toiya 本問屋 muyoku 無欲

Nagashima Gorōzaemon 長嶋五郎左衛門 nakagai 仲買 Nichiren 日蓮 Nokorazu 残らず Nyoraishi 如儡子 ogori 奢り otoko no michi 男の道

Ōbukuro-Shinden 大袋新田 Ōdenmachō 大伝馬町 rei 礼 ri 利 rōnin 浪人 ryō 両 ryōmin 良民

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 32

Saitama 埼玉 Saitō Chikamori 斎藤親盛 San ko yori no oboe 三子より之覚 sei 精 shike 時化

Shimai Sōshitsu 島井宗室 shimin 四民 shin 信 shitamachi 下町 shōnin 商人 shugendō 修験道 Sōtō 曹洞 Tadashige 忠重 Take たけ Tenmachō 伝馬町 tōge 峠 tōgumi-toiya 十組問屋 Tochigi 栃木 Tokugawa Hidetada 徳川秀忠 Tokugawa Iemitsu 徳川家光 Tokugawa Ietsuna 徳川 家綱 Tokugawa Tsunayoshi 徳川綱吉 toshiyori 年寄

Ungo Kiyō 雲居希膺 uriko 売り子 Ushinosuke 牛之助 Wada Rihē 和田理兵衛 yado 宿 yagō 屋号 yamabushi 山伏

Yamaga Sokō 山鹿素行 Yui Shōsetsu 由井正雪 yuigon 遺言 yorozu akinai 万商い

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 33

Yorozu no oboe 万之覚

NOTES

1. Nous utilisons ici le terme de « prémoderne » comme traduction pour la période dite kinsei (fin XVIe-milieu XIXe siècle) afin d’éviter une confusion avec le « Japon moderne » ou la « modernisation » du Japon, qui se réfère fréquemment à l’ère Meiji (1868-1912) et à la première moitié du XXe siècle. 2. Yokota 2014. 3. Iwabuchi 2010, Watanabe 2015 : 77-93. Sur les écrits du for privé au Japon, voir aussi Iwabuchi 2013. 4. Tsukada 2013 : 242. 5. Enomoto 2001. Voir aussi Ōno 1969, Watanabe 2015 : 87-89. 6. L’autobiographie stricto sensu reste un exercice rare au début de la période d’Edo (on en trouve surtout à partir du XVIIIe siècle) : la plus connue reste celle du penseur confucéen et maître d’arts militaires Yamaga Sokō. Toutefois, c’est au début de la période prémoderne que des marchands comme Shimai Sōshitsu, en laissant leurs recommandations sous forme de « testaments » (yuigon) inspirés sans doute par des modèles guerriers, mais basés sur leur propre expérience et réflexion, inaugurent un type d’écriture où, sous un mode encore rudimentaire, se met en avant la personnalité de l’auteur-commerçant et maître de maison. Les écrits autobiographiques d’Enomoto Yazaemon se situent nettement dans cette filiation, mais avec un caractère personnel bien plus marqué. 7. Fukaya 2003. 8. Enomoto 2001 : SK 23. 9. Enomoto 2001 : SK 17, YO 132-135. 10. Sur cette question, cf. Carré 2010. 11. Enomoto 2001 : YO 134-135. 12. Enomoto 2001 : SK 48. 13. Enomoto 2001 : SK 32. 14. Hayashi 1992 : 30, 35-36. 15. La famille-souche ne fut jamais le seul système familial présent dans le Japon de l’époque d’Edo, mais il s’était imposé dans les maisons guerrières, et son adoption par la classe dirigeante en fit le modèle auquel se conformaient les familles qui avaient réussi à se constituer un patrimoine. La famille-souche était également favorisée par l’organisation socio-politique du régime qui considérait ce système de succession comme un facteur de stabilité du régime (par le maintien d’une petite propriété foncière en particulier). 16. Voir à ce sujet l’arbre généalogique dans Enomoto 2001 : 354-355, YO 239. 17. Enomoto 2001 : SK 48. 18. Enomoto 2001 : SK 37. 19. Enomoto 2001 : SK 42.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 34

20. Fukaya 2003 : 96. 21. Enomoto 2001 : SK 58. 22. Enomoto 2001 : SK 75, 119. 23. Enomoto 2001 : 354-355. 24. Par exemple, Enomoto 2001 : YO 337. 25. Enomoto 2001 : SK 58, 63 sq. 26. Enomoto 2001 : SK 57. 27. Enomoto 2001 : SK 50. 28. Enomoto 2001 : SK 67-76. 29. Voir par exemple, Enomoto 2001 : YO 193. 30. Enomoto 2001 : SK 114. 31. Enomoto 2001 : SK 110. 32. Enomoto 2001 : 354-355. 33. Enomoto 2001 : SK 116. 34. Les « cinq constantes » (gojō) sont les cinq vertus cardinales du confucianisme : jin (humanité, bienveillance), gi (justice, équité), rei (bienséance, respect des convenances), chū (loyauté, fidélité), shin (sincérité, confiance). 35. La formalisation des liens avec les ancêtres est aussi un élément essentiel des constructions lignagères en Occident. Sur cette question, cf. Stéphane Jettot et Marie Lezowski 2016 : 28. 36. L’auteur cite les Notes pour rire ( Kashōki), un célèbre essai de Nyoraishi (Saitō Chikamori), et quelques ouvrages ou moines bouddhistes, pas toujours identifiés. 37. Enomoto 2001 : SK 115. 38. Précisons cependant que si les affinités entre autorité patriarcale et morale confucéenne sont évidentes, on ne peut pas pour autant attribuer l’implantation des conceptions familiales de la famille-souche à la vogue du néo-confucianisme à l’époque d’Edo. D’abord parce que les systèmes de lignages qui dominaient les représentations familiales confucéennes en Chine et en Corée n’avaient rien à voir avec ceux qui s’étaient répandus au Japon durant la période médiévale, et dont hérita la période d’Edo. De plus, même si au Moyen Âge, des notions fondamentales de la conception confucéenne de la famille, comme la piété filiale, sont fréquemment évoquées, elles semblent surtout avoir été appréhendées à travers les enseignements du bouddhisme, et donc avoir imprégné les mentalités avant que la pensée chinoise n’impose son hégémonie intellectuelle. 39. Enomoto 2001 : SK 89. 40. Enomoto 2001 : SK 48. Le ryō est la valeur d’une pièce d’or koban, émise par le shogunat. 41. Enomoto 2001 : SK 32. 42. À l’époque d’Edo, le terme de chōnin s’appliquait cependant à des marchands établis dans des quartiers urbains, alors que le « marchand » (shōnin) pouvait aussi venir de communautés rurales, pour se livrer au colportage par exemple. 43. Enomoto 2001 : SK 103, 117. 44. Enomoto 2001 : YO 78, SK 116.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 35

45. Sur les marchés dans les années 1630-1640, cf. Carré 2006. 46. Plusieurs communautés urbaines portaient ce nom à Edo, et Yazaemon ne précise pas de laquelle il s’agit. Les plus connues (Ōdenmachō, Kodenmachō et Minami- Tenmachō) se trouvaient cependant en plein cœur des quartiers marchands (la « ville basse », shitamachi), à proximité du port. Cf. Yoshida et Tsukada (2017). 47. Yazaemon insiste sur la nécessité pour un marchand de se rendre en personne sur les places de transaction, ce qui correspond bien à l’identification fréquente au début de la période d’Edo des marchands (shōnin) avec des commerçants itinérants, par opposition à la fixité des grossistes (yado/toiya) qui les hébergeaient fréquemment, comme l’a mis en évidence Sugimori Reiko (Sugimori 2006). Yazaemon n’était cependant pas un colporteur, et son témoignage illustre plutôt la complexification et la spécialisation des circuits de distribution au cours du XVIIe siècle. 48. Enomoto 2001 : SK 46. 49. Sur cette question, voir Yoshida 2010. 50. Enomoto 2001 : SK 46. 51. La vogue des pèlerinages auprès du sanctuaire de la déesse solaire Amaterasu à Ise, qui connurent une popularité croissante tout au long de l’époque d’Edo, commença justement au début du XVIIe siècle. C’était l’un des rares motifs admis pour justifier un voyage, en dehors d’obligations professionnelles. 52. Enomoto 2001 : SK 45. 53. Enomoto 2001 : SK 88. 54. Souyri 2013. 55. Le rattachement à une école, et surtout à un temple bouddhique, était d’abord une obligation légale destinée à éradiquer le christianisme et tous les mouvements religieux dissidents. 56. Enomoto 2001 : SK 115-117. 57. Le Classique de l’homme prospère (Chōjakyō), dont l’auteur reste inconnu, publié pour la première fois en 1627, prétendait enseigner les règles de base pour faire fortune. 58. Enomoto 2001 : YO 171-173. 59. Enomoto 2001 : SK 36. 60. Enomoto 2001 : YO 155. 61. L’emploi que fait Yazaemon du mot shike (qui évoque en principe une mer agitée) évoque une sorte d’argot de métier, peut-être lié aux conditions météorologiques. Le sens de « mauvaise récolte » ou « baisse de revenus » est par ailleurs attesté dans les dictionnaires. 62. Enomoto 2001 : YO 231. 63. Enomoto 2001 : SK 58, 77. 64. Enomoto 2001 : SK 45. 65. Enomoto 2001 : SK 33-34. 66. Enomoto 2001 : SK 100. 67. Nous adoptons ici l’interprétation du terme godō donnée par Ōno dans son édition, comme un détournement du vocabulaire de la « Voie de l’Éveil » enseignée par le zen (avec un caractère chinois fautif). Le kirin est un animal fabuleux de la mythologie

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 36

chinoise (tardivement identifié avec la girafe au Japon), dont l’apparition était censée annoncer des périodes fastes. 68. Le cinquième shōgun Tokugawa Tsunayoshi. 69. Enomoto 2001 : SK 116. 70. Ungo de Matsushima est en réalité Ungo Kiyō (1582-1659), célèbre moine de l’école zen Rinzai. 71. Enomoto 2001 : SK 119. 72. Ou « l’orgueil », le terme japonais ogori ayant les deux significations. 73. Enomoto 2001 : SK 63 sq. 74. Enomoto 2001 : SK 101. 75. Un exemple pour la ville de Kanazawa dans Carré 2016. 76. Enomoto 2001 : YO 250. 77. Enomoto 2001 : SK 58. 78. Enomoto 2001 : YO 247. 79. Un Doyen ( karō) est un membre du conseil seigneurial, l’organe suprême de gouvernement du fief. 80. Enomoto 2001 : YO 179. 81. Enomoto 2001 : SK 60. 82. Les Anciens (toshiyori) étaient les représentants des quartiers bourgeois auprès des autorités seigneuriales. 83. Enomoto 2001 : YO 196. 84. Fukaya 2003 : 91-92. 85. Enomoto 2001 : YO 197. 86. Enomoto 2001 : YO 203. 87. Enomoto 2001 : SK 90 sq. 88. Sur la signification des règlements somptuaires en France, cf. Roche 1997. 89. Il s’agit des guerriers (shi), des agriculteurs (nō), des artisans (kō) et des marchands (shō). 90. Sur cette notion, cf. Hayami 2015. 91. Et il avait même connu quatre de son vivant, puisque Tokugawa Hidetada qui avait cédé sa charge à Iemitsu en 1623, continua à gouverner en tant que shogun retiré jusqu’à sa mort en 1632. 92. Yui Shōsetsu (1605-1651) était un professeur d’arts militaires qui complota contre le shogunat en exploitant le mécontentement de rōnin (guerriers sans maître) envers le régime. Il comptait profiter de la jeunesse du shogun Ietsuna pour mettre ses projets à exécution, mais sa conspiration fut éventée, et il se suicida.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 37

RÉSUMÉS

Les écrits autobiographiques du négociant en sel Enomoto Yazaemon sont des documents précieux pour connaître l’existence des marchands japonais dans le Kantō au début de la période d’Edo. Ces archives nous dépeignent un bourgeois qui bataille pour établir sa réputation et son autorité à la tête de sa « maison », une structure familiale au cœur de ses représentations du statut social et des valeurs des commerçants. Son témoignage nous livre le tableau d’une condition marchande en pleine ascension, et qui élabore son propre système de valeurs, dans un climat économique porteur, et grâce à la protection des dirigeants guerriers.

The autobiographical writings of the salt merchant Enomoto Yazaemon are precious documents for knowing the way of life of Japanese merchants in Kantō at the beginning of the Edo period. These documents depict a bourgeois who is struggling to establish his reputation and authority at the head of his “house,” a family structure at the heart of his representations of the social status and values of merchants. His testimony draws us a picture of a merchant condition in full rise, which develops its own system of values, in a buoyant economic climate, and thanks to the protection of warrior leaders.

川越城下町の塩仲買の榎本弥左衛門が残した自伝的な文書は江戸初期の関東における商人 の存在状況を知る上で貴重な資料である。商人の身分認識や価値観の中心にあった「家」 の主人になり、自分の評判と権威を固めるために一生懸命戦っている町人の一生をこの資 料で窺うことが出来る。弥左衛門の証言は恵まれた経済環境と武家政権の保護を背景に急 上昇を遂げながら、固有の価値観を作り上げる17世紀半ばの商人身分を立体的に描いて くれる。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 38

Identité sociale et identité nationale dans Chōnin bukuro et Hyakushō bukuro de Nishikawa Joken Social and national identity in Nishikawa Joken’s Chōnin bukuro and Hyakushō bukuro 西川如見の『町人嚢』 『百姓嚢』にける身分制度と日本観

Daniel Struve

1 La culture urbaine de l’époque d’Edo au Japon est marquée par le développement de l’imprimerie et de l’édition commerciale, qui entraîne une profonde transformation dans la manière dont sont diffusées les idées et les connaissances. Le nouveau média rend accessible à un lectorat toujours plus important l’héritage des œuvres du passé et contribue à la formation d’un espace culturel unifié où s’impose l’idée de la convergence des grands systèmes de valeurs que sont le bouddhisme, le confucianisme et le shintō (sankyō itchi)1. Dans la littérature ou le théâtre comme dans les ouvrages didactiques destinés à un public large, s’élabore une réflexion sur la société, qui vers la fin du XVIIe siècle se stabilise après une longue période de forte croissance démographique et de transformations. Une forte demande favorise l’émergence de formes éditoriales nouvelles, entraînant une large diffusion des connaissances les plus diverses, mais aussi de représentations sociales qui permettent de s’orienter dans une réalité complexe. Les recueils de nouvelles de Saikaku (1642-1693) ou les pièces pour le théâtre de marionnettes de Chikamatsu (1653-1725), représentatives de cette époque, offrent une image très élaborée de la société de leur temps. La figure de Nishikawa Joken (1648-1724), penseur confucéen et astronome, marchand de Nagasaki, pour être discrète, n’en est pas moins caractéristique de cette époque. Deux ouvrages en particulier nous occuperont dans le présent article : La Besace du bourgeois ( Chōnin bukuro, 1719) et La Besace du paysan (Hyakushō bukuro, 1731), consacrés tous deux à la question des statuts sociaux et offrant des indications précieuses sur la manière dont les statuts étaient perçus au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Après une analyse de la forme de ces ouvrages, nous en étudierons d’une manière plus détaillée un certain

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 39

nombre de thèmes autour desquels s’articule le discours de Nishikawa Joken sur les conditions sociales et la place qu’elles occupent dans la communauté nationale.

L’organisation de La Besace du bourgeois et de La Besace du paysan

2 Malgré la symétrie des titres, ces ouvrages sont de dimensions assez différentes. La Besace du bourgeois, en cinq volumes complétés par deux autres intitulés « En raclant le fond du sac » (Futtei), occupe 141 pages dans l’édition de poche Iwanami bunko (1942), tandis que La Besace du paysan, également en cinq volumes, n’en occupe que 53, soit un peu plus d’un tiers du précédent. Les dates de rédaction sont également assez éloignées. Le premier ouvrage est précédé d’une préface datée de l’année 1692. Les deux volumes additionnels pourraient dater de 1707, puisque Joken y dit avoir soixante ans2. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage aurait donc été rédigé bien avant sa publication, qui ne devait intervenir qu’en 1717, à la suite des contacts qu’eut Joken avec les libraires de Kyōto où il s’arrêta sur le chemin d’Edo, et ne semble pas avoir été écrit en vue d’une édition commerciale dans un premier temps. Voici comment Joken présente son ouvrage dans la préface : Ce qui entre par une oreille ressort, dit-on, par l’autre, mais il arrive que les choses entendues s’accumulent au fond des oreilles et, comme il aurait été dommage de les jeter sans les mettre à profit, j’ai fini par rassembler une grande collection de notes. Ce n’est pas pour autant que je les mette le moins du monde en pratique, mais je les ai données aux enfants de ma maison, espérant les éveiller de leur sommeil en plein jour. Ne dit-on pas que même des tessons de céramique peuvent être bons à quelque chose ? « La science est semblable à la besace d’un mendiant : on y fourre toutes sortes de choses, dont il faut ensuite user à bon escient », a dit le Sceau de la Loi Genshi3 : c’est en me fondant là-dessus que j’ai préparé cette besace de bourgeois en y fourrant toute la lie de ce qui se dit de par le monde pour en user à bon escient en chaque occasion. Mais, étant par nature stupide et sans talent, je me suis trouvé incapable d’en faire le tri, si bien que la moisissure s’est développée au fond de mon sac. À quoi peut bien me servir ce ramassis si je suis incapable d’en faire le tri ? me dis-je, éclatant de rire4.

3 Ce texte rédigé dans le style caractéristique des préfaces, mêlant traits d’humour et formules d’autodérision, fournit de précieuses indications sur la nature de l’ouvrage, sa genèse et sa destination. Se présentant comme une collection de propos entendus au cours d’une existence de savant, l’ouvrage se rattache au genre du zuihitsu ou « notes prises au fil du pinceau » de la tradition lettrée chinoise, mais aussi à la tradition japonaise représentée par les Heures oisives (Tsurezuregusa, début XIIIe siècle) d’Urabe Kenkō. Ce dernier ouvrage, dont le succès ne s’est pas démenti tout au long du XVIIe siècle, fut l’objet de nombreux commentaires ou imitations qui prenaient volontiers un caractère didactique et moralisant. Mais la préface de La Besace du bourgeois fait aussi allusion aux instructions familiales rédigées d’abord par des guerriers, puis, à l’époque d’Edo, par des marchands pour servir à l’édification de leur descendance et à la pérennité de leur maison. Certes, il est peu probable que le penseur confucéen qu’était Joken ait écrit pour les seuls membres de la famille, mais cette mention du cadre de la maison bourgeoise au début d’un ouvrage consacré précisément à cette condition rappelle que l’auteur de ces propos en est lui-même issu et qu’il en adopte au moins en partie le point de vue. Une postface nous renseigne sur les circonstances de la publication :

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 40

Les deux écrits présentés ici, La Besace du bourgeois et En raclant le fond du sac, ont été compilés par le vieux maître retiré Kyūrinsai Nishikawa. Lorsque le maître se rendit l’hiver de l’an dernier dans les régions de l’Est, il s’arrêta pour quelque temps à la capitale. Étant libraire de métier, je me rendis dans son auberge et comme la conversation tournait sur les livres, quelqu’un aborda le sujet de ses ouvrages. Entendant cela, je priai instamment le maître de me les céder, mais il ne voulut rien savoir. Sur les conseils d’un compagnon d’étude originaire de la même ville, je renouvelai deux ou trois fois mes prières et finis par recevoir ces ouvrages de Nagasaki. Le titre La Besace du bourgeois est sans doute une expression d’humilité de la part du maître. J’ai hâte de les imprimer et de les répandre durablement à travers le monde pour qu’ils deviennent un sac à trésors pour les quatre conditions5.

4 Ce texte évoque les contacts que Joken entretint avec le libraire de Kyōto Ryūshiken6 à la faveur de son voyage dans les provinces de l’Est sur l’invitation du shogun en 1719. Il est fort possible qu’en effet Joken ait hésité avant de se décider à publier un ouvrage qui circulait jusqu’alors sous forme manuscrite. En tout cas, la rencontre avec les libraires de Kyōto semble avoir joué un rôle décisif dans le changement de média adopté par Joken, qui était resté jusqu’alors à l’écart des circuits de l’édition. Enfin, il est à noter que l’ouvrage est présenté par l’éditeur comme un « sac à trésors pour les quatre conditions ou shi-nō-kō-shō, littéralement « lettrés fonctionnaires, paysans, marchands et artisans » selon l’expression consacrée originaire de la Chine et appliquée telle quelle aux trois principales conditions du Japon de l’époque d’Edo : guerriers (rattachés aux maisons du shōgun ou des daimyō et de ce fait identifiés aux fonctionnaires chinois), paysans (en fait habitants des villages, quel que soit leur métier réel) et chōnin ou bourgeois, habitant des quartiers marchands et exerçant une variété de métiers dans le domaine du commerce et de l’artisanat. Sans doute pour des raisons commerciales, le libraire ne destine pas l’ouvrage aux seuls bourgeois, mais le présente comme pouvant intéresser les gens de toute condition.

5 La préface de La Besace du paysan ne s’arrête guère aux circonstances de la rédaction, qui sont résumées dans une phrase détachée à la fin de ce texte : Moi, Kyūrinsai, du port de Nagasaki, j’achevai provisoirement cet ouvrage en réponse à la requête du libraire de Kyōto Ryūshiken au début de l’hiver en l’année cadet du métal-bœuf de l’ère Kyōhō (1721)7.

6 Le colophon nous apprend que l’ouvrage a été publié au début de l’an 16 de l’ère Kyōhō, c’est-à-dire 1731, soit sept ans après la mort de Joken et dix ans après la rédaction du texte. Il s’agit d’un ouvrage de commande, sans doute rédigé en un temps assez bref, pour servir de pendant au titre précédent, ce qui explique son caractère plus resserré et plus ordonné. La préface se caractérise par un style solennel. La distance entre l’auteur et son sujet d’une part, l’auteur et le public potentiel d’autre part, est plus grande que dans La Besace du bourgeois, où Joken parle de l’intérieur de la condition bourgeoise.

La condition marchande et la condition paysanne : similarités et polarités

7 Les deux ouvrages s’ouvrent par un exposé de caractère général sur la place des deux groupes dans la hiérarchie sociale. Dans le développement concernant la condition des bourgeois, Joken commence par dresser un tableau d’ensemble de la structure de la société japonaise en commençant par le haut et en faisant correspondre aux réalités

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 41

japonaises les catégories chinoises familières au penseur confucéen. Ainsi, dit-il, « il y a cinq rangs et cinq conditions parmi les hommes ». Au-dessous de l’empereur, ou fils du Ciel, viennent les seigneurs des fiefs qui selon l’usage du Japon de l’époque d’Edo se voient décerner des rangs de cour, et le premier d’entre eux, le shogun : leur rang est assimilé à celui des princes ; puis, les hommes de la bannière8 exerçant différentes fonction de gouvernement qui correspondent aux ministres ; enfin les hommes de la bannière sans fonctions et les ministres des daimyō, qui constituent la catégorie des fonctionnaires (shi). Tous les autres guerriers, considéras comme vavasseurs (baishin) font partie des « hommes du peuple » (shojin) à l’instar du reste de la population et constituent la première des quatre catégories du peuple. Joken se distingue de ses prédécesseurs d’ascendance guerrière, comme Nakae Tōju ou Kumazawa Banzan9, en mettant dans la première catégorie des hommes du peuple (celle des « lettrés » – shi10) la grande masse des guerriers subalternes, qu’il sépare de ceux des guerriers qui ont un lien direct avec le pouvoir.

8 Voici comment sont décrites les quatre conditions et la place en leur sein des chōnin ou bourgeois : Les gens du commun se divisent en quatre statuts. C’est ce qu’on appelle les quatre catégories du peuple. […] Les cinq rangs mentionnés plus haut et ces quatre conditions sont des catégories naturelles et conformes au principe céleste. En l’absence des quatre conditions, il ne saurait y avoir non plus les cinq rangs. C’est pourquoi dans tous les pays du monde, il n’y a pas un endroit où on ne trouve ces quatre catégories. Parmi celles-ci les gens de métiers et les marchands constituent ce qu’on appelle les « bourgeois » (chōnin). À l’origine les bourgeois étaient situés en-dessous des paysans, mais ils en sont venus à s’occuper des finances de l’empire (tenka) et , les finances et les richesses du pays devenant leur domaine, il leur arrive de paraître devant les personnes les plus hautes, si bien que leur condition paraît supérieure à celle des paysans. L’empire ayant été pacifié depuis une centaine d’années, nombreux sont les confucéens, les médecins, les poètes, les spécialistes du thé et d’autres arts qui sont issus des chōnin. L’eau est située au-dessous de toutes choses, mais elle irrigue et nourrit tout. Les chōnin sont par leur condition tout en bas des quatre catégories, mais se montrent utiles aux cinq rangs supérieurs. N’est- ce pas un bonheur que d’être né à pareille époque, avec un tel statut ? Si on reste en bas sans vouloir l’emporter sur ce qui est en haut, qu’on n’envie pas la puissance des autres, qu’on garde la simplicité et la frugalité, qu’on se contente de son lot, qu’on trouve plaisir à fréquenter ses pareils, on connaîtra des joies inépuisables11.

9 Tout comme il a dédoublé la catégorie de lettrés (shi) pour rendre compte de la réalité japonaise, Joken reconnaît que les deux conditions canoniques de marchands et d’artisans n’en constituent qu’une seule au Japon, celle des chōnin ou bourgeois, habitants des quartiers marchands des cités. Enfin, contrairement à ce qu’exige le schéma confucéen, ces bourgeois jouissent de conditions de vie et d’une considération qui font que leur statut « paraît supérieur à celui des paysans ». Situés tout en bas de l’échelle sociale, ils n’en sont pas moins conduits à jouer un rôle non négligeable dans les deux domaines nobles que sont le gouvernement et la culture. Un écart apparaît donc entre la théorie et la réalité. Cependant, Joken ne dénonce pas cet état de fait, pas plus qu’il ne remet en cause le schéma confucéen. Au contraire, il l’attribue à la paix civile que le shogunat fait régner depuis un siècle, ainsi qu’aux services que rendent les bourgeois dans les domaines de l’économie et de l’art, assurant la prospérité du pays. L’ordre naturel représenté par les catégories confucéennes n’est perturbé qu’en surface. Il subsiste comme un idéal d’organisation rationnelle auquel les bourgeois doivent toujours se référer et vers lequel il leur faut tendre afin de préserver leur

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 42

propre bonheur et l’harmonie dans la société. La sobriété et la simplicité antiques restent un modèle permettant de modérer les excès d’une société aux conditions diverses, caractérisée par l’économie monétaire et l’abondance des biens. Elles assurent la pérennité et la bonne santé de la société par-delà les excès auxquels peut conduire la prospérité. Dans la pyramide sociale décrite par Joken, c’est la base et non le sommet qui compte.

10 Dans La Besace du paysan, la condition paysanne est présentée d’une manière analogue, avec cette différence qu’il n’y est pas question des cinq rangs et des dirigeants du pays. Le propos se place d’emblée au niveau des quatre conditions, avec le rappel que le mot hyakushō désignait à l’origine l’ensemble du peuple : Le terme hyakushō est le nom donné aux quatre catégories du peuple, à savoir les guerriers, les paysans, les artisans et les commerçants. Mais à partir d’un certain moment tous les artisans et commerçants ont été désignés par le terme chōnin, alors que les paysans ont été nommés hyakushō12.

11 Ainsi, ajoute Joken, le terme devenu péjoratif de hyakushō était-il autrefois synonyme de peuple et pouvait se lire ontakara, c’est-à-dire « trésor de l’empire ». Par ailleurs, l’agriculture est la première des activités, celle qui assure à l’ensemble de la population ces deux besoins fondamentaux que sont la nourriture et les vêtements et fait donc, en Chine comme au Japon, l’objet d’un respect particulier. Et cependant, constate Joken, la réalité sociale se présente d’une manière différente : Et pourtant les gens de ces temps de décadence méprisent les paysans et les considèrent comme vils à cause de l’absence parmi eux de différence entre riches et pauvres, entre notables et gens de peu. En revanche, ils font grand cas de ceux des bourgeois qui ont fait fortune et leur montrent du respect. En effet, depuis que l’or et l’argent ont été introduits dans la société en cette époque de décadence, les marchands se sont rendus maîtres de toute la monnaie de l’empire et ce sont eux qui déterminent le prix de toutes les denrées à commencer par celui du riz et des autres céréales. Toute la monnaie est passée entre les mains des bourgeois et ce sont eux qui en général donnent le ton en matière d’élégance. Comme les occupations luxueuses et élégantes des citadins se sont multipliées, le mode de vie des paysans a paru vil et ils ont commencé à être méprisés et regardés de haut dans la société. Mais ce mode de vie, objet de mépris, les paysans doivent le considérer comme une bénédiction, car il est le garant de leur pérennité. Ils doivent d’autant plus se garder de comportements arrogants ou dépensiers, se contenter avec humilité de leur place inférieure de gens du peuple, craindre et observer les règlements de la puissance publique, corriger l’arrogance de leur descendance, s’adonner avec zèle au travail de la terre, pratiquer l’honnêteté, prendre soin des membres de leur maison et assurer leur bien-être, se montrer dignes de confiance dans leurs rapports avec ceux du village, et ne pas se départir de la voie de la sincérité. Ainsi, même sans avoir besoin de lui adresser des prières, la protection de la divinité ancestrale des agriculteurs13 ne saurait leur manquer14.

12 On remarque qu’entre les deux ouvrages, le propos est pratiquement identique, mais le ton différent. Si dans La Besace du bourgeois, Joken se félicite de l’importance prise par les marchands et du rôle qu’ils jouaient dans le pays, dans La Besace du paysan, il attribue ces mêmes développements à la décadence de l’époque. Le paysan apparaît chez Joken comme un témoin de la simplicité et de la frugalité des temps anciens, supérieur en cela aux marchands et pouvant leur servir d’exemple. Ce n’est donc, ici encore, qu’en apparence que l’ordre antique est dévoyé, et, à condition que chacun joue son rôle, la société du Japon de l’époque d’Edo reste un modèle d’organisation sociale conforme à la nature et à la Voie. Dans son analyse de la société de son temps, fondée sur la pensée confucéenne, Joken défend la dignité de la condition marchande à

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 43

laquelle il se rattache. Néanmoins, on voit aussi qu’il infléchit son discours suivant le point de vue qu’il adopte, celui des marchands dans le premier ouvrage, celui des paysans dans le second. Et si le premier est celui du milieu dont Joken est issu et dont il se montre fier, le second semble davantage s’accorder avec sa vision d’une société idéale.

Se contenter de sa condition

13 Si Joken commence La Besace du bourgeois par des explications assez développées concernant la condition des marchands, c’est, explique-t-il, dans un but pratique. L’adhésion à son état et l’adoption d’une conduite appropriée exigent une vision claire de sa place au sein de la société. Aider le lecteur à acquérir une telle vision est aussi sans doute le but que se proposent l’un et l’autre ouvrage. Le marchand doit se garder de la dépense et de l’ostentation, faire attention aux détails, se montrer sobre et discret en fournissant des efforts quotidiens et constants, éviter les arts d’agréments et les plaisirs, ne pas user d’expressions trop châtiées, mais parler avec naturel, boire avec modération, suivre l’usage commun ou encore respecter les autorités. Le 5e volume s’achève par deux passages qui résument le propos de l’ouvrage. Le premier fait l’éloge de la frugalité (kanryaku), fondée sur le discernement : Certains pensent que la frugalité (kanryaku) consiste à s’abstenir de tout. C’est une erreur. Le caractère kan peut se lire « choisir » et l’esprit d’économie consiste à aller en tout à l’essentiel. Il convient de faire comme il le faut ce qui doit être fait, et s’abstenir de ce qu’on peut ne pas faire. En somme, cela consiste à supprimer le superflu. Lorsqu’on est pauvre, on observe la frugalité même sans le vouloir, il n’est donc pas utile de s’y exercer particulièrement. Ce n’est que lorsqu’on est riche qu’il faut y prendre garde. La voie de la frugalité est aussi ce qu’observaient en premier lieu les Sages15.

14 Le second passage établit une distinction entre les plaisirs véritables et les plaisirs vulgaires, d’une part, et les peines de devoir et les peines d’avidité, de l’autre. Les peines de devoir, liées à la condition de chacun, sont le lot inévitable de l’humanité et doivent être assumées. Les plaisirs vulgaires et les peines d’avidité sont les fruits de l’égoïsme et doivent être évités. Les uns sont communs à tous les hommes, les autres sont surtout l’apanage des plus aisés. L’ouvrage se conclut par un éclat de rire qui fait écho à celui de la préface : « Eh bien, que doivent donc choisir les bourgeois : les vrais plaisirs ou les plaisirs vulgaires ? » Comme quelqu’un tenait ces propos, je répliquai : « On a beau dire, les vrais plaisirs ne sont guère attrayants, ce sont les plaisirs vulgaires qui font envie ! » « Savoir jouir modérément de la bonne chair et des plaisirs de l’amour, c’est sans doute cela les plaisirs véritables », conclut l’autre et tous deux d’éclater de rire16.

15 Le bonheur n’est pas à rechercher dans le retrait, mais dans le plein accomplissement de sa condition. Moins favorisé en apparence, le paysan se voit proposer mutatis mutandis une conduite analogue. Les campagnards, éloignés des raffinements de la civilisation, sont droits de caractères et vigoureux. Ils se nourrissent sainement et vivent longtemps. Déjà La Besace du bourgeois vantait la longévité exceptionnelle des gens simples. La Besace du paysan souligne aussi la pérennité des lignées familiales dans les villages, illustrant cette vérité d’exemples tirés de l’histoire chinoise. Ceux qui préservent la frugalité, obéissent aux règlements et se montrent diligents au travail des champs connaissent des joies plus profondes que celles que donnent les distractions

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 44

élégantes. La peine fait partie de la condition paysanne, comme elle fait partie de la condition humaine toute entière et c’est seulement en l’acceptant que le paysan goûte aux plaisirs : À chercher à éviter la peine, on accroît les désagréments ; si au contraire on se persuade que la peine est le lot ordinaire et constant de l’humanité et qu’on n’évite la peine pas plus qu’on ne recherche le plaisir, la peine se changera d’elle-même en plaisir. Et cela d’autant plus que les paysans habitent de paisibles demeures dans les champs ou dans les montagnes, et que leur simplicité ressemble sur bien des points aux mœurs des hommes de l’Antiquité. Pour peu qu’ils préservent ces mœurs, on trouvera de nombreux « honnêtes gens par la vertu » (dōtoku no kunshi) dans les villages de campagnes17.

16 Joken exhorte les paysans tout comme les marchands à cultiver cette simplicité qui ne s’apprend dans aucun livre et qui consiste à « se satisfaire du nécessaire » (taru o shiru), qu’il présente comme universelle. Cette science « vaut mieux que l’étude de mille volumes », dit-il, citant l’exemple de l’empire du Monomotapa, où seul le souverain et son ministre ont l’autorisation d’étudier, et où le reste du peuple jouit de la tranquillité en se contentant d’obéir strictement aux ordres18. L’étude est donc en grande partie superflue et ne doit être admise que dans la mesure où elle permet de raffermir l’homme du peuple dans ces vertus de simplicité et d’obéissance. Est-elle nécessaire au marchand ? La question est abordée dans un passage de La Besace du bourgeois : Quelqu’un interrogea un lettré : « Dans quel but un marchand pourrait-il s’adonner à l’étude ? » Le lettré répondit : « Afin de régler sa propre conduite et de gouverner sa maison. » L’homme questionna encore : « Est-ce à dire que seuls les savants savent régler leur conduite et gouverner leur maison et que tous les marchands ignorants se perdent et causent la ruine de leur famille ? » Cette fois-ci le lettré ne répondit rien et les choses en restèrent-là. L’homme adressa la même question à un autre lettré, lequel lui fit la réponse suivante : « Si un marchand étudie, c’est pour pouvoir résister à la tentation du vol. » L’homme reprit : « Est-ce à dire que celui qui ne s’adonne pas à l’étude a toutes les chances de devenir un voleur ? » Le lettré répondit : « Vous avez raison : même parmi ceux qui ne s’adonnent pas à l’étude, très peu de gens commettent des vols. Et pourtant, il est difficile même à un lettré d’extirper de son cœur la propension à voler. Les gens s’abstiennent de commettre des vols à cause de la présence des autorités et de la crainte du châtiment. Mais si à l’instant il devenait possible de commettre des actes injustes ou de voler sans subir de châtiment, nombreux sont ceux parmi le commun des lettrés qui commettraient sans doute des injustices. Même dans une société comme la nôtre, il est impossible de faire en sorte que personne ne s’abstienne de commettre des injustices ou de voler par crainte du principe céleste »19.

17 L’expérience montre que l’étude n’est pas indispensable pour apprendre le métier de marchand et assurer la continuité de sa maison dans une société où l’ordre est garanti par les autorités. Ce n’est donc pas un but immédiatement pratique, mais moral que poursuit l’étude dans le cas des marchands, explique Joken dans ce passage très confucéen, inspiré de la Grande Étude (Daxue)20. Un autre chapitre met en garde contre l’étude pratiquée comme un art d’agrément (gei) ou une performance qui flatte la vanité. L’art de commenter avec éloquence les Classiques ne saurait être utile qu’à celui qui se destine à devenir maître confucéen. L’étude, sauf à se dévoyer, ne doit pas détourner du métier familial. Elle est utile tant qu’elle privilégie l’approfondissement moral au lieu de la performance technique.

18 Tout comme le bourgeois, le paysan doit étudier : Même les paysans, se conformant à l’esprit du siècle (ima no jisei) doivent, en accord avec la condition qui est la leur, apprendre à écrire et s’enquérir auprès d’autres

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 45

des choses de l’étude, de manière à rectifier leur disposition intérieure et développer l’esprit de loyauté et de piété filiale21.

19 Pour les paysans, comme pour les bourgeois, l’étude est donc une exigence de l’époque, un moyen pour continuer à cultiver la vertu en des temps corrompus. Joken met en scène un dialogue avec un chef de village, auquel il conseille en priorité de lire et de faire connaître autour de lui les décrets des autorités, ainsi que les oracles des sanctuaires shintō. Concernant les classiques confucéens, il recommande de se contenter de deux textes courts, permettant d’assimiler les fondements de la doctrine confucéenne, la Grande Étude et le Classique de la piété filiale (Xiaojing). Le reste, y compris les Entretiens de Confucius, est superflu. Quand les travaux des champs lui laissent du répit, le paysan peut consulter les récits guerriers, mais uniquement pour s’imprégner de leur haute teneur morale et non à cause de leur caractère distrayant. Ces remarques, qui témoignent du niveau de culture tout à fait conséquent qui pouvaient posséder les notables villageois au début du XVIIIe siècle au Japon, ont aussi un caractère polémique. Joken s’en prend à l’enseignement dispensé ordinairement par les maîtres confucéens : Les lettrés d’aujourd’hui, lorsqu’ils enseignent aux gens, ne cherchent qu’à étendre leur science et leur apprennent à composer des poèmes et de la prose, tant et si bien qu’ils finissent par faire enfler l’esprit originel de leurs élèves, qu’il s’agit de préserver, et leur font perdre le sens des cinq relations fondamentales22, sans aucun profit pour leur perfectionnement personnel, mais avec de grands dommages pour leur situation. Cela est tout à fait déplorable23.

20 L’étude ainsi conçue arrache l’étudiant à sa condition, à la cellule familiale et à la collectivité, mettant en danger sa situation sociale et matérielle, sans servir pour autant au perfectionnement intérieur, véritable fondement de l’égale dignité de tous les membres de la communauté. En effet, si la condition est un décret du Ciel, remarque Joken dans la préface de La Besace du paysan, rien n’empêche le cœur de s’élever. Et sur ce point les paysans, dont le mode de vie et les mentalités se rapprochent le plus de l’antique simplicité, ne sont pas les plus mal placés.

21 De même que l’étude pratiquée sans mesure perturbe le lien avec la famille et la collectivité, une ascension sociale trop rapide est aussi dommageable, signe du désordre qui règne dans un monde gagné par la recherche du profit. Cet esprit, déplore Joken, qui aujourd’hui a gagné les paysans comme les artisans et même certains guerriers, n’est pourtant pas celui du marchand authentique : Anciennement on n’utilisait pas d’argent, mais on échangeait des produits contre d’autres produits. C’est ce qu’on appelle le troc. On estimait la quantité et la valeur des produits, on calculait pertes et profits, et sans chercher des bénéfices importants, on obtenait les produits qu’on ne possédait pas avec ceux qu’on possédait, on emportait les produits de sa province pour les échanger contre ceux des autres, faisant circuler les biens au sein de l’empire et se rendant utile à sa communauté : voilà ce qu’était un véritable marchand. Les marchands de notre époque décadente abusent les gens avec des subterfuges, achètent et vendent à des fins spéculatives : ce sont autant de fléaux pour l’empire. Même s’ils parviennent à s’enrichir par un coup de chance, ils sont tels des nuages flottants et leur fortune n’est guère durable24.

22 Joken ne condamne pas le profit, s’il est modéré, ni l’ascension sociale, si elle est progressive. Les brusques renversements de fortune sont peu durables et moralement suspects. L’idéal du marchand, dit encore Joken, est dans la jouissance tranquille des biens acquis, et non pas dans la poursuite inlassable du gain. Chacun doit se contenter de son sort et cultiver la diligence et la frugalité. À ce prix il pourra préserver la

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 46

situation de sa famille, avec même l’espoir de l’améliorer un peu. Au contraire, on risque la ruine à ne pas se satisfaire de ce qu’on a. Joken déplore en particulier que l’esprit des villes gagne les campagnes, que les inégalités apparaissent25, que des paysans se construisent d’imposantes demeures et deviennent semblables aux marchands, prompts à s’enrichir et à se ruiner26.

23 Le véritable bourgeois n’est pourtant pas si éloigné de cet idéal de stabilité et d’humilité, dont le paysan est le modèle. Joken définit cette qualité des bourgeois par contraste avec la valeur guerrière : La valeur guerrière (buhen) est l’affaire des guerriers, et les bourgeois ne la pratiquent pas. Mais les bourgeois aussi doivent posséder la vaillance (yū). Il faut distinguer la valeur guerrière de la vaillance. La vaillance du bourgeois consiste avant tout à demeurer dans la simplicité (shitsuboku), à supporter patiemment toutes les contrariétés, à rester indifférent à la notoriété, à s’acquitter des devoirs de sa charge et à ne pas se lasser du métier familial. La valeur guerrière recherche pour prix la victoire, aussi les bourgeois ne doivent-ils jamais y prendre goût27.

24 La différence d’éthos et l’écart sur l’échelle hiérarchique sociale n’apparaissent pas comme une infériorité de nature. La vaillance (yū) est commune au guerrier et au bourgeois, mais pratiquée de manière différente. Libre de sa personne, le bourgeois doit savoir d’autant mieux se gouverner. Si par comparaison avec la vie du paysan, sa condition semblait soumise à des variations importantes, rapprochée de celle du guerrier elle paraît tranquille et uniforme : un héroïsme au quotidien.

Identité nationale et universalisme

25 Dans la préface à La Besace du paysan, Joken insiste sur l’unité de la société par-delà la diversité des conditions. Le haut et le bas, les dirigeants et le peuple sont des réalités corrélées et complémentaires : Ceux de condition noble font travailler leur esprit, ceux de condition vile, leurs corps, mais les uns et les autres travaillent. Les nobles se donnent pour tâche d’assurer la tranquillité des vils ; les vils ont pour occupation de procurer aux nobles les moyens de leur subsistance. Ainsi, ceux d’en haut et ceux d’en bas se soutiennent les uns et les autres pour rester en vie, jouir de leur existence et apaiser leur esprit. Qui appellerons-nous noble et pur, et qui appelleront nous vil et immonde ? […] Gens du peuple ! Quand bien même le rang et la condition relèvent du décret du Ciel, qu’est-ce qui empêche l’esprit de s’élever jusqu’à la noblesse28 ?

26 Les gouvernants comme le peuple remplissent chacun leur fonction et ont besoin les uns des autres. Pour le reste, la noblesse morale, plus fréquente en bas qu’en haut, ne dépend pas de la noblesse sociale. Une situation inférieure, pour peu qu’on sache s’en accommoder et s’acquitter de ses devoirs, n’entraîne pas une infériorité d’esprit. La différenciation sociale est le résultat du développement des richesses. Joken défend l’idée d’une société intégrée, dans laquelle la présence de chaque élément est indispensable et dont l’organisation d’ensemble est conforme à la nature et à la raison. Il prône l’obéissance à cet ordre comme seule possibilité de réalisation de soi au sein du groupe familial et de la collectivité.

27 Mais si l’ordre social existant, conforme à la nature et à la raison, est universel, il se manifeste d’une manière différente selon les pays. La Chine, avec son système d’examen autorisant la mobilité sociale, est organisée selon des principes différents du Japon, ce qui exige des conduites et des stratégies différentes29. Le sujet du Japon est

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 47

abordé de manière répétée dans La Besace du bourgeois comme dans La Besace du paysan, souvent en comparaison avec la Chine, parfois avec d’autres pays. L’un des passages les plus développés est le suivant : Un lettré, marchand de condition, dit : « Le Japon est un pays de guerriers (bukoku), qui honore la simplicité (shisso). La Voie du guerrier a pour fondement la simplicité et la pureté des intentions. Quand la simplicité est observée, la Voie du guerrier est forte ; elle s’affaiblit là où s’installe le luxe. C’est pour cette raison que la Voie des dieux (shintō) enseigne la simplicité. La simplicité est l’apparence extérieure de la droiture (shōjiki). Luxe et ornementation entraînent inévitablement des travers. Voilà pourquoi le sanctuaire principal du Japon, celui d’Ise, conserve exactement son antique simplicité, avertissement pour les générations de ces temps décadents. Les toits des pavillons sacrés sont couverts de chaume, les offrandes consistent en riz noir. Pour la vaisselle, on utilise du bois ou de la terre cuite et on s’abstient, dans la Voie des dieux, à user de vaisselle élaborée. […] Ainsi, que ce soit en Chine ou au Japon, on prise la simplicité et la pureté des intentions. […] Si, de nos jours encore, être régalé dans de la vaisselle de bois est considéré comme une marque d’honneur, c’est qu’à l’âge des dieux on privilégiait la simplicité et la pureté des intentions dans ce qui avait rapport à l’étiquette. Cependant aujourd’hui, lorsque les marchands utilisent de la vaisselle en bois, ils choisissent systématiquement des bois de haute qualité, travaillés d’une manière magnifique. La vaisselle en bois relève maintenant d’un art consommé, si bien qu’elle est aujourd’hui au contraire considérée comme du luxe30.

28 Le regard du moraliste embrasse toute l’histoire du Japon et y discerne une continuité, qui n’est pas tant celle de la permanence d’une unique lignée impériale, comme chez certains tenants de la supériorité du Japon31, que celle d’une éthique et d’une esthétique fondées sur le dépouillement et la sobriété, étroitement liées aux cultes autochtones du shintō, équivalent du confucianisme de la Chine antique, mais aussi aux mœurs austères des guerriers. Joken évoque bien la continuité de la lignée impériale, mais ne l’érige pas en élément fondateur de l’identité japonaise. Il l’explique par les mœurs qui prévalent au Japon, ainsi que par la configuration du pays et son climat32. Il insiste sur la spécificité de la langue japonaise : si les doctrines chinoises sont exposées en caractères, l’enseignement des dieux a pour véhicule la langue vernaculaire (Yamato kotoba)33. Ailleurs, il se félicite que la continuité de la lignée impériale ait permis une meilleure conservation des usages antiques34. Il n’est sans doute pas indifférent que le développement sur le Japon comme pays guerrier, avec sa critique sévère du luxe des bourgeois, ait été mis dans la bouche d’un « lettré de condition bourgeoise », représentant de l’auteur. La simplicité caractéristique du Japon est l’affaire de tous. Joken refuse explicitement de faire du Japon un pays distinct des autres du seul fait de ses origines divines, même si dans d’autres textes il fonde sa supériorité sur des arguments géographiques35 : Il est écrit dans un ouvrage : « Le Japon, à la différence des pays étrangers, met à l’honneur les lignées divines. Toutes les maisons nobles tirent leurs origines de dieux et les hommes éminents de science étendue et de grande vertu proviennent toujours de familles de nobles de cour ou de guerriers […]. » Mais un homme discuta cette assertion : « La thèse avancée dans cet écrit n’est pas suffisamment démontrée. L’homme est un être merveilleux, mélange de yin et de yang, ainsi que des cinq éléments. Au départ, il ne connaît pas la distinction entre noble et vil, entre habitant de la capitale et habitant de la campagne. La différenciation se fait progressivement après la naissance du fait des influences qu’il subit et de l’éducation qu’il reçoit. Ainsi, lorsqu’un enfant de la capitale est élevé à la campagne, il prend l’air de celle-ci ; et quand un campagnard grandit à la capitale, il

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 48

prend celui de cette dernière. […] Aussi n’y a-t-il pas de différence fondamentale entre les gens36.

29 Cette indifférence à l’origine sociale et l’accent mis sur l’éducation plutôt que sur la transmission par le sang peuvent être considérés comme caractéristiques de la pensée marchande. Chaque pays, constate Joken, se prévaut de son antiquité et de sa supériorité. Joken remarque non sans malice que la qualité de peuple divin n’empêche pas les Japonais de compter dans leurs rangs des menteurs et des voleurs, et que le dicton « les aubergines ne viennent pas sur des plants de melons » ne saurait s’appliquer au domaine de l’esprit humain : Si tous les guerriers étaient descendants des dieux, d’où viendrait la malice ? Mais le père est brave et le fils, pleutre. Si tous les marchands appartenaient à un peuple divin, d’où viendrait le mensonge ? Mais le père est économe et le fils, dépensier. On ne saurait se prévaloir de la bravoure de son père, on ne saurait se fier à l’esprit économe de son père37.

30 Rien n’est donc inné, l’éducation est sans cesse à reprendre et les germes du luxe et de l’inégalité sont bien présents dans le Japon des Tokugawa. Ainsi, si les ouvrages chinois anciens louaient le Japon pour la droiture de ses habitants et la rareté des voleurs, plus récemment le Japon a acquis la réputation d’être le pays des pirates38. Ce sujet, abordé par les lettrés chinois, devait être particulièrement sensible à l’habitant des Provinces de l’Ouest qu’était Joken : sur ce point aussi le régime des Tokugawa pouvait lui apparaître comme une entreprise salutaire de retour à l’ordre.

Universalité et spécificité nationale

31 Le thème des pays étrangers n’apparaît guère dans La Besace du bourgeois, sinon dans la constatation initiale très générale sur la présence des quatre catégories dans tous les pays du monde (sekai bankoku). En revanche, dans La Besace du paysan, ce thème est assez présent, sans doute du fait du changement de climat politique intervenu avec l’accession au pouvoir du 8e shōgun Yoshimune et la reconnaissance officielle accordée à Joken pour ses connaissances géographiques et astronomiques. On peut aussi penser que ces informations sur les contrées lointaines ajoutaient à l’intérêt du livre pour le lecteur et répondaient à l’attente qu’on pouvait avoir envers un ouvrage rédigé par un habitant de Nagasaki. Ainsi le deuxième volume se termine par une évocation à demi- mots de la révolte des paysans chrétiens de Shimabara, qui ont péri pour s’être révoltés contre la cruauté de leur seigneur39. Cet incident ancien, mais conservé dans la mémoire collective, sert à illustrer les méfaits de la sédition, mais rappelle aussi les origines de l’auteur. Les mentions des pays lointains sont, elles, plutôt positives, avec parfois une note d’exotisme. Nous avons déjà mentionné le pays de Monomotapa, placé par erreur en Inde, dont les habitants maintenus dans l’ignorance mènent une vie tranquille et heureuse sous la conduite de sages dirigeants. Joken mentionne encore le pays septentrional de Tometo, où il pleut toujours, ou l’Égypte, un pays à l’ouest de l’Inde, où il ne pleut jamais40. Nous apprenons que les Hollandais sont amateurs de saké japonais, qu’ils considèrent comme le meilleur du monde41. Les Hollandais sont aussi cités en exemple pour leurs mœurs vertueuses. Ainsi Chinois et Japonais prennent souvent des concubines, même si les paysans se montrent plus sages que les bourgeois. Or liaisons extraconjugales et visites chez les courtisanes seraient punies par la loi en Hollande, observe Joken. Et de conclure, non sans ironie :

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 49

Le Japon et la Chine ne sont pas les seuls pays à régler strictement la conduite humaine. Les divers pays du monde ont chacun leur fondateur et ils maintiennent exactement sans les perdre les lois nationales qu’ils ont reçues à leur fondation. Ainsi la Hollande a été fondée il y a plus de 1800 ans et n’a jamais changé de lois. Sept souverains en sont les garants et les conservent immuables. Il va sans dire qu’ils préservent le pays des envahisseurs extérieurs. C’est quelque chose que tous les habitants du Pays divin devraient connaître. Pourquoi faut-il que le peuple divin ait honte devant la Hollande42 ?

32 Les Hollandais savent faire preuve de piété filiale, emportant en voyage des portraits de leurs parents43. Joken trouve à leurs mœurs réglées des similitudes avec celles des paysans japonais : Il arrive souvent que les agriculteurs ne mangent qu’après s’être inclinés avec respect devant leur bol de nourriture. Les samouraïs et les marchands le font rarement. Il paraît que les saints de l’Antiquité vénéraient toujours les divinités avant de manger. Dans le bouddhisme il y a le rite de l’offrande de riz avant le repas (saba). Les Hollandais ont beau être des barbares extérieurs, avant de manger les personnes attablées se tournent vers leurs assiettes, croisent leur bras, et celui qui est en bout de table prononce des paroles de bénédiction (shukubun). Lorsqu’il a fini de parler, les convives commencent à manger en commençant par le haut de la table. À voir cela, il semble que manger la nourriture quotidienne (tsune no shoku) après avoir rendu grâce est un rite commun au monde entier (sekai no tsūrei). Il s’agit sans doute de remercier les divinités agrestes et de rendre hommage à la peine du peuple44.

33 Cette évocation, scène rapportée ou observation faite lors d’une visite clandestine à Dejima, insiste sur les mœurs patriarcales et le sens de la hiérarchie des Hollandais. Il s’agit d’une description d’autant plus remarquable qu’elle touche de près à la question, strictement proscrite, de leur religion. Encore une fois une proximité est relevée entre les mœurs des « barbares extérieurs » et celle des paysans japonais, gardiens des coutumes les plus anciennes. À rebours des représentations faisant du Japon un pays à part, d’origine divine, Joken met au cœur de chaque nation ce qu’elle partage avec toutes les autres. Les spécificités nationales sont pour lui un phénomène dérivé, ne remettant pas en cause la similitude foncière de toutes les sociétés humaines.

34 Mais si la simplicité des paysans leur confère un caractère peu spécifié et universel, la société paysanne se caractérise par un autre trait : le lien étroit qui s’établit entre ses membres et le lieu qu’ils habitent. Le travail de la terre exige une connaissance exacte du moment où il convient d’exécuter les diverses opérations et un jour de retard peut entraîner des conséquences désastreuses. Joken recommande aux paysans de se fonder sur le calendrier et consulter les ouvrages d’agronomie, qui commencent alors à être publiés au Japon, mais surtout d’acquérir une science qui ne s’apprend pas dans les livres, mais sur le terrain, et qu’ils sont donc les seuls à pouvoir posséder : la connaissance des particularités du lieu qu’ils habitent et où ils s’adonnent à l’agriculture : Respecter le moment qu’offre le ciel (ten no toki), suivre les avantages du terrain (chi no ri)45 est un principe constant de la race humaine. Les agriculteurs tout particulièrement doivent respecter jour après jour le moment qu’offre le ciel et les avantages du terrain et les suivre sans faute. Labour, récoltes, semailles, dépendent tous du moment qu’offre le ciel et doivent se faire en fonction du calendrier. Celui- ci est l’affaire de la cour, qui règle le temps pour le peuple. C’est l’élément le plus important de la voie royale, le plus grand trésor de l’empire. Au 11e mois, les astronomes officiels présentent au Fils du Ciel le calendrier de l’année à venir. […] En Chine comme au Japon, on le communique ensuite dans toutes les parties de

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 50

l’empire. Au Japon en ces temps de décadence, il est d’usage que le calendrier soit distribué aux provinces et à tout le peuple par les maisons des prêtres du sanctuaire d’Ise, qui ainsi règlent le temps de tout l’empire. Ce pays étant le pays des dieux, c’est une coutume faste que le temps soit réglé par l’intermédiaire du Grand Sanctuaire. Les paysans attachent en particulier une grande importance au moment des labours. Une seule journée manquée peut entraîner des dommages sur tout un mois, et un mois de relâchement, des dommages sur cent jours. C’est en s’accordant au climat de chaque terroir (tochi no kikō), à la circulation du souffle (kiun) de chaque direction, que l’on peut arriver à la connaissance de ces choses. Si les quatre saisons qui dépendent du moment qu’offre le ciel sont les mêmes dans les soixante et quelques provinces du Japon, le vent, les précipitations, sécheresse et humidité, froid et chaleur sont partout différents, ce qui entraîne aussi des différences dans la végétation. La circulation générale du souffle céleste (tenki no unkō) est uniforme, mais la manière dont elles sont reçues par la Terre présente de grandes différences. Chacune des soixante-six provinces a sa spécificité. Il faut y prêter la plus grande attention en examinant en détail tous les cas de conformité ou d’écart. Lorsqu’on plante ne serait-ce qu’un arbre ou une plante, il faut réfléchir à la nature et à l’orientation du terrain (sono chi no hōi), si on veut qu’elle se développe. D’une maison à l’autre, le souffle dominant (shuki) peut varier dans la mesure où toute chose est gouvernée par le principe solidaire du Ciel et de la Terre et se caractérise par les quatre directions et les huit positions. À plus forte raison, le souffle est différent entre deux lieux distants d’une ou deux lieues, dont l’un est à dix lieues de l’autre sur l’axe nord-sud. Entre deux lieux distants de quelque trente ou quarante lieues le souffle de la Terre est complètement différent. Pour plus de détail, il faut s’adresser aux géographes (chirigakusha)46.

35 Ce long passage illustre bien à notre sens la vision intégrée qu’a Joken de l’unité de la nation et de l’organisation de la société, du rôle complémentaire des différentes fonctions et conditions au sein de celle-ci, des traditions venues du continent et des traditions autochtones, ainsi que de la manière dont circulent les connaissances. Le cadre commun assuré par le calendrier n’efface par les particularités locales, dont la connaissance détaillée appartient en propre aux paysans et leur permet d’adapter aux lieux qu’ils habitent les connaissances plus générales que fournit la science des lettrés.

Conclusion

36 Tenant de l’orthodoxie néo-confucéenne, défenseur inconditionnel de l’ordre établi, voyant dans la soumission au pouvoir la première des vertus, Nishikawa Joken apparaît néanmoins comme une figure originale du fait de la diversité de ses intérêts, de son appartenance à la condition bourgeoise et enfin de son enracinement dans la ville de Nagasaki qui fut, dans le Japon de l’époque, une fenêtre sur le monde extérieur. Ouvrages imprimés par un libraire de Kyōto, destinés à un large public et écrits dans un japonais vivant et accessible, La Besace du bourgeois et La Besace du paysan présentent l’intérêt d’adapter la pensée confucéenne à la situation de la société de leur temps et de leur lectorat. En filigrane se devine un pays en transformation, où les diverses conditions commencent à s’uniformiser, tandis que progresse la différenciation selon la fortune, et où la diffusion de la culture écrite au moyen de l’imprimerie favorise l’émergence d’une identité nationale et d’un socle de valeurs commun, même si Joken diversifie les conseils qu’il adresse aux bourgeois et aux paysans. La conscience d’une appartenance plus large au monde civilisé est aussi un trait remarquable, particulièrement présent dans La Besace du paysan. Ses connaissances en astronomie et en géographie, comme son adhésion à la doctrine confucéenne qui sert de cadre à sa

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 51

pensée, mais aussi son appartenance à la condition bourgeoise, comparée à l’eau « située plus bas que toutes choses, mais qui irrigue tout », poussent Nishikawa Joken à percevoir le monde comme un ensemble solidaire et à refuser l’idée de particularités irréductibles.

BIBLIOGRAPHIE

HASSE, Martine (trad.) (1984). La Grande Étude. Paris, Cerf.

HORIUCHI, Annick (2012). « Éloges du Japon et de la japonité au seuil du XVIIIe siècle – Nishikawa Joken (1628-1724) et la culture de Nagasaki ». In Nihon no Aidentitī, Keisei to Hankyō (Le Japon et son identité : formation et impact). Tokyo, Hosei Publishing : 113-139.

LÉVY, André (trad.) (2008). Mencius. Paris, Payot et Rivages.

MESHCHERIAKOV, Alexandre (trad.) (2017). Kaibara Ekiken Pouchenie v radosti, Nishikawa Joken Meshok premudrostei gorojaninu v pomoshch’ [Rakukun de Kaibara Ekiken et Chōnin bukuro de Nishikawa Joken]. Saint-Pétersbourg, Guiperion.

NAKAMURA, Yukihiko (éd.) (1975). Kinsei chōnin shisō [Pensée marchande de l’époque moderne]. Tokyo, Iwanami shoten (Nihon shisō taikei, 59).

NISHIKAWA, Joken (1942). Chōnin bukuro, Hyakushō bukuro, Nagasaki yawa [Besace du bourgeois, Besace du paysan, Propos nocturnes de Nagasaki]. Iijima Tadao et Nishikawa Tadayuki (éd.). Tokyo, Iwanami bunko.

SAKUMA, Tadashi (1985). « Nishikawa Joken ron, chōnin ishiki, tengaku, suidoron » [Essai sur Nishikawa Joken : identité marchande, étude du ciel, propos sur les territoires]. Nagasaki daigaku kyōyōbu kiyō jinbunkagaku hen, 26(1) : 1-29.

SOUM, Jean-François (2000). Nakae Tōju (1608-1648) et Kumazawa Banzan (1619-1691). Deux penseurs de l’époque d’Edo. Paris, Collège de France.

TAJIRI, Yūichirō (1993). « Jugaku no Nihonka – Anzai gakuha no ronsō kara » (La japonisation du confucianisme : à partir des controverses au sein de l’école de pensée de Yamazaki Anzai). In Rai, Kiichi (éd.), Nihon no Kinsei 13 – Jugaku, kokugaku, yōgaku (L’âge moderne au Japon, vol. 13 : confucianisme, études nationales, études occidentales). Tokyo, Chūō kōron sha : 35-80.

WILDMAN NAKAI, Kate (1980). « The Naturalization of Confucianism in Tokugawa Japan : The Problem of Sinocentrism ». Harvard Journal of Asiatic Studies, 40.1 : 157-199.

ANNEXES

Glossaire baishin 陪臣 buhen武篇

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 52

bukoku武国 chi no ri地の利 Chikamatsu 近松 Chirigakusha 地理学者 Chōnin 町人 Chōnin bukuro 町人嚢 Chūchō jijitsu 中朝事実 daimyō 大名 Daxue 大学 dōtoku no kunshi 道徳の君子 futte 払底 gei 芸 Genshi玄旨 gorin 五倫 hatamoto 旗本

Hosokawa Yūsai 細川幽斎 hyakushō 百姓 Hyakushō bukuro 百姓嚢 Ibaraki Ryūshiken 茨木柳枝軒 ima no jisei 今の時勢 Ise 伊勢 Kaibara Ekiken 貝原益軒 kanryaku 簡略 kiun 気運

Kyōhō 享保 Kumazawa Banzan 熊沢蕃山 Kyūrinsai 求林斎 Monomotapa 莫訥木太巴 Nakae Tōju 中江藤樹 Nihon suidokō 日本水土考 Nishikawa Joken 西川如見 ontakara 御宝 saba 生飯 Saikaku西鶴

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 53

sankyō itchi 三教一致 sekai bankoku世界万国 sekai no tsūrei 世界の通例 Shennong (jap. Shinnō) 神農 Shimabara 島原 shi-nō-kō-shō 士農工商 shintō 神道 shisso質素 shitsuboku質朴 shogun 将軍 shōjiki 正直 shojin 庶人 shomin 庶民 shuki 主気 shukubun祝文 sono chi no hōi その地の方位 taru o shiru足るを知る ten no toki 天の時 tenka 天下 tenki no unkō 天気の運行 tochi no kikō 土地の気候 Tometo 徳墨多 tsune no shoku常の食 Tsurezuregusa徒然草 Uga no no Mikoto 倉稲魂命 Urabe Kenkō 卜部兼好 Wang Yangming 王陽明 wulun 五倫 Xiaojing 孝経

Yamaga Sokō 山鹿素行 yamato kotobaやまと語 Yoshimune 吉宗 yū雄 zuihitsu 随筆

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 54

NOTES

1. Les trois doctrines étaient en Chine le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme, mais ce dernier tend à être remplacé par le shintō au Japon. Sur les rapports entre shintō et confucianisme, voir Wildman Nakai 1980. 2. Sakuma 1985 : 11 ; Nishikawa 1942 : 103. 3. Nom de moine de Hosokawa Yūsai (1534-1610), guerrier, lettré et poète de waka (poésie japonaise classique). 4. Nishikawa 1942 : 11 (Nakamura 1975 : 86). 5. Nishikawa 1942 : 152 (Nakamura 1975 : 173). 6. Ibaraki Ryūshiken est connu notamment comme l’éditeur d’ouvrages du penseur confucéen Kaibara Ekiken (1630-1714) et de toute une série d’ouvrages de Joken. 7. Nishikawa 1942 : 155-156. 8. Hatamoto, vassaux directs du shogun ayant droit d’audience. 9. Nakae Tōju et Kumazawa Banzan, représentants du courant de pensée confucéen rattaché à Wang Yangming, séparent les guerriers des autres catégories du peuple. Sur leurs visions de l’organisation sociale, voir Soum 2000 : 188 et suiv. 10. Dans la terminologie de Joken, le terme shi désigne donc à la fois le quatrième rang (celui des hommes de la bannière exerçant des fonctions officielles dans l’administration shogunale) et la première des quatre catégories d’hommes du peuple. 11. Nishikawa 1942 : 13-14 (Nakamura 1975 : 87-88). 12. Nishikawa 1942 : 157. 13. Uga no Mitama no Mikoto, divinité shintō que Joken évoque plus haut dans le même texte, la comparant au légendaire empereur civilisateur Shennong des Chinois, vénéré comme le patron de l’agriculture. 14. Nishikawa 1942 : 158. 15. Nishikawa 1942 : 101 (Nakamura 1975 : 150). 16. Nishikawa 1942 : 101-102 (Nakamura 1975 : 150). 17. Nishikawa 1942 : 161. 18. Nishikawa 1942 : 160. 19. Nishikawa 1942 : 59-60 (Nakamura 1975 : 119-120). 20. Voir Nakamura 1975 : 120 et Hasse 1984 : 38. L’honnête homme « doit être vigilant dans son intimité ». 21. Nishikawa 1942 : 177. 22. Les cinq relations fondamentales (wulun, jap. gorin) du confucianisme sont celles du souverain et du sujet, du père et du fils, de l’époux et de l’épouse, du frère aîné et du frère cadet, et de deux amis entre eux. 23. Nishikawa 1942 : 178. 24. Nishikawa 1942 : 15-16 (Nakamura 1975 : 89). 25. Nishikawa 1942 : 195. 26. Nishikawa 1942 : 191. 27. Nishikawa 1942 : 24 (Nakamura 1975 : 94-95).

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 55

28. Nishikawa 1942 : 155. 29. Nishikawa 1942 : 159. 30. Nishikawa 1942 : 60-61 (Nakamura 1975 : 120-121). 31. Le penseur Yamaga Sokō (1622-1685) développe cette idée dans son Chūchō jijitsu (Que le Japon est la Cour du Milieu, 1669). Sur cette question, qui joue un rôle important dans la constitution d’une identité nationale, voir Tajiri 1993. 32. Nishikawa 1942 : 138-139 (Nakamura 1975 : 166-167). 33. Nishikawa 1942 : 106-107 (Nakamura 1975 : 153). 34. Nishikawa 1942 : 147-148 (Nakamura 1975 : 170-171). 35. Notamment dans son ouvrage Nihon suidokō (Réflexions sur le sol japonais, 1700, publié en 1720), cf. Horiuchi 2012. 36. Nishikawa 1942 : 77-78 (Nakamura 1975 : 133-134). 37. Nishikawa 1942 : 37-38 (Nakamura 1975 : 104). 38. Nishikawa 1942 : 92-93 (Nakamura 1975 : 143-144). 39. Nishikawa 1942 : 180. 40. Nishikawa 1942 : 204-205. 41. Nishikawa 1942 : 165. 42. Nishikawa 1942 : 184. 43. Nishikawa 1942 : 202. 44. Nishikawa 1942 : 182. 45. Joken reprend ici en le transposant à l’agriculture un adage de Mencius traitant de l’art militaire : « Mencius dit : le moment qu’offre le Ciel ne vaut les avantages du terrain » (Livre 2B – Les Questions de Gongsun Chou, Lévy : 91). 46. Lévy : 172-173. Sur les idées de Joken en matière de géographie, voir Horiuchi 2012.

RÉSUMÉS

Nishikawa Joken (1648-1724), savant confucéen, moraliste, géographe et astronome de condition marchande de Nagasaki, est, entre autres, l’auteur de deux ouvrages didactiques Chōnin bukuro (« Sac des marchands », 1692, publié en 1717) et Hyakushō bukuro (« Sac des paysans » 1721, publié en 1731), où il définit la place de chacun de ces statuts dans la société de son temps et les règles de comportement qui en découlent. Ces deux recueils de réflexions sans plan déterminé qu’on peut situer dans la riche tradition inspirée par le succès des Heures oisives tout au long du XVIIe siècle, sont une source de première importance sur les représentations sociales dans le Japon de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. À travers une analyse du contenu de ces deux ouvrages, nous cherchons à préciser le lien qui s’y dessine entre les valeurs constitutives assignées à chaque état, celui des bourgeois (chōnin) et des paysans, mais aussi des guerriers, et une réflexion plus générale sur l’histoire du Japon et la place de celui-ci dans le monde.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 56

Nishikawa Joken (1648-1724), a Confucian scholar, moralist, geographer and astronomer of merchant condition from Nagasaki, is the author of two didactic works Chōnin bukuro (A Bagful of Advice for Merchants, 1692, published in 1717) and Hyakushō Bukuro (A Bagful of Advice for Merchants, 1721, published in 1731), in which he defined the place of each of these two statuses in the society of his time, and the ensuing rules of behavior. These two collections of random thoughts take place within a context inspired by the success the Essays of Idleness ( Tsurezuregusa) met throughout the 17th century. As such, they are a source of primary importance when dealing with social representations in Japan of the late 17th and early 18th century. Through an analysis of these two works’ content, we try to clarify the link between the constituent values assigned to each status, that of the bourgeois (chōnin) and of the peasants (but also of the warriors) on one hand, and a reflection on the history of Japan and its place in the world on the other.

長崎の町人の儒者で天文学者・地理学者であった西川如見(1648年-1724年)は『町 人嚢』(1692年に執筆・1717年に刊)と『百人嚢』(1721年に執筆、1731年に刊) という一般の読者向けの随筆の著者でもある。この二冊の随筆の分析を通じて、西川如見 が当時の社会制度を如何に見ていたかを検討する。武士を含めて町人・百姓の身分とそれ に相応しい行動規範について論じた西川如見は、それらをどのように当時の日本社会の中 に位置づけ、日本の歴史と関係づけていたかという点に関しても考察する。そして西川如 見の思想においては身分という意識は日本という意識だけにではなく世界全般の意識に関 係しているという点についても論じる。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 57

II. Où le statut fluctue – Status in Flux

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 58

Prêtre shintō à l’époque d’Edo : un statut, des réalités Shintō Priests of the Edo Period: One Status, Several Realities 近世における神職 ― 実態を反映しえない身分

Yannick Bardy

1 L’organisation sociale au sein des villages de l’époque d’Edo (1600-1868) est le résultat d’un équilibre complexe entre différentes forces en présence, parmi lesquelles les héritiers de la notabilité foncière de la fin de l’époque médiévale qui s’efforcent de maintenir à leur avantage les structures de gestion communautaire (assemblées de sanctuaire) que leurs ancêtres avaient fondées1. Les officiers villageois jouent également un rôle important dans ces agglomérations : souvent issus de ladite notabilité, ils s’appuient sur leur nomination comme premier administrateur du village par les autorités seigneuriales, pour tenter de conserver ou d’accroître leurs possessions et leur influence, parfois au détriment des anciennes assemblées qui empiètent sur leurs prérogatives2. Enfin, la marchandisation de la société enrichit une partie de la population grâce à la plantation, à la fabrication ou au commerce de produits à forte demande, et dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, une nouvelle notabilité apparait parfois, qui à son tour influe sur les sociétés villageoises.

2 Toutefois, il manque à ce tableau la figure des religieux. On peut en effet se demander s’ils influent sur la vie du village par le biais de leurs enseignements, de leurs conseils ou de leur charisme ? Or, dans le Japon de l’époque, les croyances aux divinités sont mêlées au bouddhisme, les divinités sont alors vues comme des manifestations des bouddhas en ce monde, et les lieux de culte comme les religieux sont fortement liés les uns aux autres. Ainsi, bien que dédié à une ou plusieurs divinités de la tradition locale, le sanctuaire shintō peut abriter des bâtiments ou des statues bouddhiques et voir ses rites menés par toutes sortes de personnages3. Car la figure même des religieux est à multiples visages, allant des disciples des écoles bouddhiques qui fleurissent dans l’archipel, aux ascètes de montagne pratiquant le shugendō, en passant par les chamanes en contact avec les esprits, les , et bien sûr les « prêtres shintō4 ».

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 59

3 Depuis quelques temps, ces prêtres font de nouveau l’objet de recherches menées par des spécialistes d’histoire sociale5. En effet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale et dans les décennies qui ont suivi, l’étude du religieux dans la société a largement été négligée par les historiens du social, laissant le terrain aux folkloristes qui n’ont pas toujours pris le recul nécessaire pour faire la distinction nette entre les formes que prenaient la religion localement au moment où ils l’observaient, et celles qu’elle avait pu avoir quelques siècles auparavant. Mais depuis la fin des années soixante-dix, les efforts pour réévaluer le fonctionnement concret de la société de l’époque d’Edo se sont multipliés. Dans ce cadre, certains historiens, comme Takano Toshihiko6, se sont penchés sur le fonctionnement de la cour impériale et des familles nobles, mais aussi sur les marchands et serviteurs qui gravitaient autour d’elles. De nombreux travaux, dont ceux de Inoue Tomokatsu7, ont vu le jour sur les maisons Yoshida et Shirakawa, liées au shintō, qui accaparaient les plus hautes fonctions du ministère des Affaires des dieux. Ils montrent comment, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle, ces familles de l’ancienne noblesse de la cour impériale se sont appuyées sur leur position au sein de l’administration impériale désormais dénuée de tout pouvoir réel, pour obtenir du shogunat (l’administration des guerriers) une délégation d’autorité pour organiser autour d’elles des réseaux de prêtres, à l’image de ceux de certains grands sanctuaires (Ise, Izumo ou encore Inari) qui se développent également.

4 Parallèlement, les travaux de Tsukada Takashi et de son équipe sur les ensembles de temples Makio et Matsuo8 de la province d’Izumi, au Sud d’Ōsaka, ont mené à la théorisation des « sociétés de temples », jiin-shakai, démontrant l’importance que les principaux temples bouddhistes avaient pour les sociétés qui les entouraient, structurant l’espace, organisant les habitations, influençant les activités, etc. À la suite de quoi Yoshida Nobuyuki9 proposa en miroir la possible existence de « sociétés de sanctuaires », jinja-shakai, composées d’un sanctuaire, des espaces et organisations directement sous sa domination, et de ceux plus lointains qui subissent son influence ou qui se considèrent comme liés à lui, théorie que Yamashita Sōichi essaya de vérifier dans ses travaux sur le sanctuaire Ikutama d’Ōsaka10. Cette approche a également inspiré les travaux de Mita Satoko portant sur plusieurs villages de la province d’Izumi, parmi lesquels un village de parias, villages qu’elle a entre autres étudiés dans leurs rapports avec le sanctuaire Hijiri11.

5 Ces travaux ont montré l’importance accordée à la détention de l’exclusivité des rituels du sanctuaire ou au contraire à leur partage, en particulier dans le cadre de querelles portant sur les droits relatifs aux biens matériels (enceinte et forêts, rizières et dons, etc). Le vocabulaire français à notre disposition nous amène à employer généralement le terme de « prêtre » pour parler des personnes qui assurent ces rituels et qui ne sont pas déjà membres d’un courant religieux identifié (branche d’une école bouddhique, adepte du courant ascétique du shugendō). Pourtant, le long passif culturel auquel ce mot est lié tend à donner aux prêtres shintō une image déformée, liée à celle des prêtres catholiques de nos contrées12. Et encore, cette image ne sera pas forcément la même selon que l’on considère les prêtres catholiques de notre époque ou ceux des siècles passés.

6 Cette dernière remarque est tout aussi vraie en ce qui concerne la prêtrise shintō : celle d’aujourd’hui est le résultat de politiques menées depuis le début de l’ère Meiji (1868-1912), visant à établir un shintō d’Etat centré autour du respect de l’empereur.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 60

Entre autres résultats, ces mesures ont entraîné l’instauration d’un clergé relativement homogène, formé et officiant dans les sanctuaires de canton13, gōsha, bien dotés en terres et bien entretenus car liés à plusieurs anciens villages – les quartiers d’aujourd’hui. Or, la constitution de ces sanctuaires localement importants a eu pour conséquence la disparition de nombreux petits sanctuaires qui faisaient partie de la vie de tous les jours. Ceux-ci feront l’objet d’un regroupement dans le sanctuaire de canton : certains dont les bâtiments sont bien entretenus seront démontés et déplacés dans l’enceinte du grand sanctuaire, tandis que ceux dont les bâtiments sont endommagés, ou dont les fidèles ne veulent pas financer des travaux de déménagements, seront détruits et l’objet représentant la divinité, déplacé au sanctuaire principal. Ce mouvement répond à plusieurs objectifs : réduire le nombre de sanctuaires dont le mauvais état est considéré comme un manque de respect aux divinités et à l’empereur, et dans le même temps diminuer le poids financier qu’ils font peser sur les villageois. Mais aussi regrouper les terres appartenant à tous ces petits sanctuaires et les adjoindre au sanctuaire de canton afin d’en soutenir l’entretien et de permettre l’installation d’un prêtre à temps plein.

7 Mais si telle était la situation durant l’ère Meiji, qu’en était-il pendant l’époque d’Edo (1600–1868) qui l’a précédée ? Que peut-on dire du fonctionnement des nombreux sanctuaires qui disparaîtront lors de ces regroupements ? Qui en effectuait les rites et quelle était leur place dans la communauté ? Si ces questions sont importantes, c’est aussi parce qu’elles concernent des sanctuaires qui, pour beaucoup, n’existent plus, et qu’elles portent donc sur des rapports interrompus entre eux et les communautés villageoises environnantes. Mais ce questionnement peut être étendu aux sanctuaires qui seront plus tard choisis pour devenir des sanctuaires de canton. En effet, si en général ceux-ci portent le même nom que le sanctuaire d’origine et, qu’au premier abord, ils paraissent en être les simples successeurs, ce changement de statut a en réalité complétement modifié leur visage. Car ce ne sont pas simplement les bâtiments et les possessions foncières qui ont changé, les desservants également – les anciens perdant souvent leur place au profit de personnes généralement extérieures à la communauté – et les habitants eux-mêmes car certains villages concernés sortiront du groupe lié au sanctuaire quand d’autres l’intégreront.

8 Nous essayerons de répondre à ces interrogations à partir du cas précis de la province d’Izumi, située au sud des cités marchandes de Sakai et d’Ōsaka et proche des anciennes capitales impériales Kyōto et ainsi que des grands centres religieux tels que le mont Kōya, centre du bouddhisme Shingon, et Kumano, lieu sacré du shugendō et point central d’un grand pèlerinage. En nous appuyant notamment sur la documentation conservée localement et transmise dans les familles des anciens prêtres ou dans les organisations issues des anciennes communautés villageoises, nous discuterons de la diversité des sanctuaires ruraux, puis des rapports entre les villageois et les desservants des sanctuaires, et enfin du système de prêtrise officielle mis en place par les autorités.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 61

Sanctuaires ruraux

Une diversité de sanctuaires

9 Les sanctuaires shintō d’aujourd’hui nous renvoient une image assez uniforme tandis que, nous l’avons dit, ils présentent une grande diversité à l’époque d’Edo. Un aperçu de cette situation nous est donné par le Rapport d’enquête sur les temples et sanctuaires du territoire du seigneur Makino, gouverneur de la province de Higo14, datant de 1691. Ce document se présente comme une longue liste d’établissements religieux, bouddhiques et shintō, classés par village. En guise d’exemple, voyons l’exposé qu’il fait des sanctuaires présents dans le village de Hirai dans la vallée d’Ikeda : un sanctuaire dédié à Gozu-tennō15, la divinité tutélaire, ujigami, des habitants de Hirai mais aussi de ceux des villages voisins Kokubun et Kuro.ishi. Ce sanctuaire est composé de plusieurs bâtiments situés sur un terrain exempté d’impôt de 200 tsubo16. Il vient ensuite un petit sanctuaire dédié à Kumano-, la divinité tutélaire des gens de Hirai, et situé dans l’enceinte du temple Ragan-ji. Puis, un sanctuaire de Sannō-gongen, géré en commun par les trois villages précédemment cités, et dont les terres de 324 tsubo sont également exemptées d’impôt et abritent quelques bâtiments. Vient après un sanctuaire Kasuga- daimyōjin17 géré uniquement par Hirai et dont les terres de 56 tsubo sont exemptées d’impôt, suivi d’un sanctuaire de Benzai-ten18 également géré par le seul village de Hirai, et dont le terrain d’à peine 30 tsubo ne fait pas l’objet d’une exemption.

10 Ce rapport est adressé à Makino Narisada (1635-1712), seigneur du domaine de Sekiyado dont le territoire principal se situe en Shimōsa19. Il concerne les terres de ce domaine situées en Izumi et est un exemple parmi d’autres des enquêtes menées régulièrement par les administrations shogunales et seigneuriales. Celles-ci visent à vérifier qu’il n’y a pas de nouvelle fondation, source de trop grandes dépenses, ce qui passe par l’examen de documents antérieurs : « Ce bâtiment ayant été oublié la dernière fois, après enquête, nous l’inscrivons dans ce registre » ; mais aussi par le questionnement des villageois les plus âgés : « bien que la date de fondation de ce sanctuaire Gozu-tennō soit inconnue, le dénommé Sōhon, âgé de quatre-vingt- deux ans, affirme qu’il le connaît depuis soixante-quinze ans. De plus, il abrite la divinité tutélaire des trois villages depuis des générations. »

11 Cet extrait représentatif du reste du document et, au-delà, de la situation de la plus grande partie du Japon, décrit succinctement plusieurs types de sanctuaires : des sanctuaires de village (Benzai-ten et Kasuga) mais aussi des sanctuaires gérés en commun par plusieurs villages (Gozu-tennō, Kumano-gongen et Sannō-gongen). Or, sachant que la première moitié du XVIIe siècle voit le découpage des anciennes communes médiévales de la région en des villages plus petits, il peut sembler étonnant que ces villages, relativement nouveaux, se soient associés pour gérer ensemble un sanctuaire, alors même que – ce texte le décrit bien – il existe d’autres sanctuaires dans chaque village. Pourtant, la gestion en commun d’un sanctuaire par plusieurs villages, sans qu’il n’y ait de rapport hiérarchique ou culturel entre eux, est tout à fait fréquente dans la région. Ce fonctionnement en groupe de villages éloignés de quelques kilomètres et partageant un lien privilégié avec un même sanctuaire semble bien être une survivance de l’époque médiévale, qui se joue des limites administratives que sont les frontières villageoises et même domaniales, et de la volonté shogunale d’affaiblir les anciennes communes médiévales en les fracturant en entités plus petites.20

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 62

12 Dans le cas présent, à l’époque d’Edo, l’ensemble formé des trois villages Hirai, Kokubun et Kuro.ishi est parfois appelé le Miyasato, le « village du sanctuaire ». Or, cette dénomination ancienne est celle de ce territoire jusqu’à la fin du Moyen Âge et est peut-être en rapport avec un sanctuaire Marukasa qui, à l’époque médiévale, se situait à l’endroit où se trouvera par la suite celui de Gozu-tennō21. Et ici, le lien étroit entre ces villages est d’autant plus marqué qu’ils ne se regroupent pas autour d’un sanctuaire mais de trois, ceux dédiés à Gozu-tennō, Kumano-gongen et Sannō-gongen. Par ailleurs, dans les environs immédiats, sept des huit villages de la partie basse de la vallée s’occupent en commun d’un sanctuaire Kasuga22, tandis que plus loin, huit autres villages gèrent le sanctuaire Hijiri (ou Shinoda) et son territoire23. De l’autre côté, dans la vallée située en amont, sept villages sont regroupés autour d’un sanctuaire Shimonomiya, tandis que deux autres sont liés à un sanctuaire Kaminomiya, et ces deux groupes semblent intimement liés puisque chaque année ils pratiquent ensembles certains rites devant le Kaminomiya24.

Les desservants des sanctuaires

13 Ce rapport d’enquête nous apprend également que deux personnes se partagent les rites de ces sanctuaires. Ainsi, pour ceux de Gozu-tennō, de Kumano-gongen et de Sannō-gongen, c’est un habitant du village, Kazaemon, qui est chargé des rites, tandis qu’un certain Jirōsaemon s’occupe de ceux du sanctuaire Kasuga. Toutefois, il est précisé que la prêtrise du sanctuaire de Gozu-tennō est tournante, c’est-à-dire pour une durée déterminée après laquelle il sera remplacé, et qu’elle est alors dévolue au même Kazaemon. En revanche, le sanctuaire de Benzai-ten – qui est le seul dont les terres sont soumises à l’impôt – n’a pas de prêtre. C’est Genkō, moine bouddhiste du temple Mitsuzō-in du mont Kōya, qui y fait office de « moine-desservant », shasō.

14 Ce texte nous permet ainsi de comprendre que l’existence d’un sanctuaire n’est pas automatiquement liée à la présence permanente d’un prêtre titulaire. De plus, comme le montre le cas du sanctuaire de Benzai-ten, un moine bouddhiste peut être chargé des rites, seul ou en complément d’un desservant du shintō. Mais cela n’est pas réservé aux seuls moines bouddhistes. À partir de ses travaux dans la province de Musashi, Yamaguchi Keiji relève ainsi que « les villageois se sont rendus compte qu’occupés qu’ils sont par leurs travaux et leur vie quotidienne, ils n’ont pas le temps de pratiquer l’ascèse, et que leur foi et leur force mentale sont faibles. C’est pourquoi ils s’en remettent à des chamanes qui font l’intermédiaire avec les esprits, ou à des adeptes du shugendō qui ont acquis une grande force mentale et de grands pouvoirs magiques par l’ascèse dans les montagnes sacrées25 ». Ainsi, un sanctuaire peut ne pas avoir de prêtre shintō et voir ses rites accomplis par un religieux d’une autre tradition. Mais dans le cas présent, étant donné la distance entre Hirai et le mont Kōya, il est peu probable que le moine s’y rende fréquemment pour y effectuer les rites qui lui ont été confiés. Aussi doivent-ils avoir lieu de manière régulière, tels que les rites agraires, ou sur demande des habitants, comme pour les rites de purification en cas de catastrophe ou de maladie, ou pour faire venir la pluie lors des sécheresses. Autrement dit, même lorsqu’un sanctuaire a un desservant attitré, celui-ci peut être absent la plupart du temps.

15 Quant aux deux prêtres présentés ici, Jirōsaemon et Kazaemon, leurs noms nous apprennent tout d’abord qu’ils conjuguent probablement un statut de laïc, de paysan

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 63

dans le cas présent, avec celui de prêtre. En effet, dans la région, les noms en « -emon » sont rarement portés par des desservants dont la pratique des rites est la seule activité. Il est aussi dit de la prêtrise du sanctuaire de Gozu-tennō, qu’elle s’effectue par tour. Le mode de désignation n’est pas précisé pour les sanctuaires de Kumano-gongen et de Sannō-gongen, mais comme ils sont tous trois gérés en commun par les trois villages, il est possible que la même règle de désignation du prêtre y soit appliquée. Car il existe deux grands modes de désignations pour les prêtres : l’hérédité – c’est peut-être le cas de Jirōsaemon, ça l’est dans le cas des prêtres des sanctuaires Hijiri26, Shimonomiya et Kaminomiya27 évoqués précédemment ; et une charge assumée par tour au sein d’un petit groupe de l’assemblée gérant le sanctuaire, généralement les « anciens », tour dont la durée est fixe, d’un à cinq ans selon les cas. Bien entendu, il existe quelques formes alternatives. Par exemple, jusqu’au XVIIIe siècle, la prêtrise du sanctuaire Kasuga des sept villages en aval de Hirai circule entre les chefs des trois branches d’une même famille, mais une fois désigné, le prêtre le reste jusqu’à sa mort28.

Prêtres et villageois

Nature des prêtrises

16 Ainsi, les desservants de sanctuaires shintō qui n’appartiennent pas à une autre tradition – moines bouddhistes, ascètes, etc. – sont fréquemment des « non- spécialistes », des gens du cru à qui la communauté a confié la tâche d’honorer la divinité. C’est le cas de prêtrises tournant au sein d’un petit groupe d’anciens d’une assemblée de sanctuaire mais aussi lorsque la prêtrise se transmet dans une même famille ou dans un même clan. Par exemple, les prêtres du sanctuaire Shimonomiya déjà évoqué descendent tous d’une famille, les Katsuragi, dont la présence dans le village où se situe le sanctuaire est attestée dès la fin du XVIe siècle, tandis que la prêtrise du Kaminomiya circule pendant au moins cent soixante ans entre cinq familles du village de Tsubo.i, qui décident du nouveau prêtre à la mort du précédent, avant qu’elle ne se fixe dans la famille des Sawa au début du XVIIIe siècle29. De même, la prêtrise du sanctuaire Kasuga du bas de la vallée Ikeda tourne d’abord entre les chefs des branches de la famille Yokota, avant qu’elle ne se fixe à la branche de Yokota Shōbē au cours d’un long processus qui prend tout le XVIIIe siècle30.

17 Ces prêtres ont pour point commun d’appartenir à la couche aisée de la paysannerie et de bénéficier d’une certaine instruction. Cependant, ils n’ont probablement pas reçu de formation religieuse en dehors d’une éventuelle transmission des rites pratiqués par leurs prédécesseurs dans des circonstances indéterminées : aucune forme d’apprentissage n’est évoquée dans la documentation. Cette situation évolue puisqu’à la fin du XVIIe siècle-début du XVIIIe siècle ces familles adhèrent une première fois au réseau de prêtres des Yoshida qui a à sa disposition des manuels pour pratiquer certains rites. Cependant, ces familles ne renouvellent pas leur adhésion – payante – pendant le XVIIIe siècle et les Yoshida ne paraissent pas encore très actifs dans le recrutement et la transmission de leur savoir. C’est au début du siècle suivant que prêtres et Yoshida changent d’attitude, les uns cherchant appui et connaissances, quand les autres souhaitent élargir leur base face à la concurrence des Shirakawa. C’est donc à partir du début du XIXe siècle que la maison Yoshida diffuse auprès de ses prêtres des textes décrivant ses rites ainsi que les principaux mythes du Shintō, notamment

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 64

ceux rapportés par la première histoire du Japon, le Kojiki. Mais rien n’indique que ces ouvrages ont effectivement été utilisés, car ils sont rédigés dans une langue savante que ces prêtres-paysans, qui savent par ailleurs lire et écrire la langue courante, ne maitrisent pas forcément31.

18 La prêtrise des sanctuaires de province n’est donc pas automatiquement liée à une compétence religieuse reconnue par les frêles instances du shintō, comme le montre le cas des prêtres du sanctuaire Ōiseki de Hineno, dans le sud de la même province. Alors qu’il est historiquement important pour la province car inscrit dans un antique réseau officiel de sanctuaires protecteurs, il se retrouve sans prêtre au début de la période durant une soixantaine d’années, jusqu’à ce qu’un villageois soit désigné en 1658. Or cette personne est le fils d’un homme qui, pauvre et maladif, a été recruté par charité pour s’occuper de l’entretien des lieux contre une maigre somme. Ce fils est désigné prêtre par la communauté lorsque celle-ci ressent le besoin d’en avoir un pour signer certains documents administratifs. À ce moment-là, il est donc bien loin d’être un spécialiste de la religion ou des rites dits shintō32.

19 Nous voyons donc qu’il est possible de distinguer d’un côté des prêtres ne bénéficiant pas d’une formation réellement spécialisée et sanctionnée par des autorités religieuses en voie de renforcement, et de l’autre ceux qui se rapprochent des familles Yoshida ou Shirakawa et qui dès lors bénéficient de la transmission des rites propres à ces autorités – qu’ils appliquent ou non. Cependant, le cas du prêtre du sanctuaire Ōiseki nous amène à effectuer une autre distinction entre les desservants des divers sanctuaires. En effet, si les prêtres qui appartiennent à la couche des paysans aisés vivent de leurs terres, d’autres dépendent des sommes reçues par le sanctuaire, tirées de ses domaines ou données annuellement par les villages dont ils dépendent – un salaire, en somme. Or, les cas du sanctuaire Ōiseki jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et du sanctuaire Hijiri jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, nous montrent que ce dernier type de prêtre est souvent subordonné à la communauté voire même au moine- desservant s’occupant des principaux rites du sanctuaire. Il faudra à ces prêtres de longues disputes, impliquant pouvoirs séculiers et autorités religieuses, pour pouvoir gagner en indépendance et se faire reconnaitre le droit de participer plus activement aux principaux rites33.

Rôle, pouvoir et influence

20 Certains prêtres sont donc membres de familles importantes pour leur communauté, quand d’autres sont au contraire placés sous la domination des villageois ou d’un moine-desservant chargé des rites du sanctuaire. Dans ce contexte, quel peut être le rôle, l’influence ou l’autorité de ces personnages dans leur communauté ?

21 Bien évidemment, il paraît difficile de penser que ceux qui sont en position de subordination dans leur propre communauté peuvent y avoir une grande influence. Ainsi, les prêtres du sanctuaire Hijiri préfèrent cacher aux villageois leur intention de se rapprocher de la maison Shirakawa et les mettre devant le fait accompli, plutôt que d’essayer d’obtenir leur aval par la discussion. Et avec raison semble-t-il, puisque non seulement les villageois s’opposent à l’affiliation des prêtres sous prétexte de ne pas avoir été consultés au préalable, mais ils persistent même après que le seigneur et les Shirakawa ont décidé d’annuler ladite affiliation et ordonné aux deux parties de se mettre d’accord, ce qui pousse les prêtres à porter l’affaire en justice.34 Or, les traces

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 65

laissées par de telles confrontations entre prêtres et les communautés peuvent être profondes, d’autant que si l’émancipation du prêtre amène une partie des revenus du sanctuaire à échapper aux villageois, ceux-ci doivent souvent s’endetter sévèrement pour assumer les coûts de ces disputes interminables. Et dans le cas présent, cette affaire influencera les relations entre les prêtres et les villageois, ainsi que toutes les décisions de ceux-ci sur le sanctuaire, pendant plus d’un siècle.

22 Mais ces querelles les amènent aussi à s’opposer frontalement aux autres notables de ces communautés, moine-desservant, officiers villageois ou encore familles étroitement liées au sanctuaire. Par exemple, après une décennie de querelle, le prêtre du sanctuaire Ōiseki obtient une participation presque égale à celle du moine-desservant dans les rites, ainsi que le renouvellement de sa patente de la part des Yoshida. Dans le même temps, il est accordé un titre de jinin, « homme du dieu », sorte de prêtrise inférieure, à l’un des officiers villageois qui joue, aux côtés de l’assemblée du sanctuaire, le rôle de protecteur et de gérant de ce lieu de culte. Ce titre et cette patente l’autorisent de fait à pratiquer certains rites, et notamment les rites de purification. Or, en 1838, à la génération suivante, le prêtre du sanctuaire fait des difficultés pour leur renouvellement, arguant que cette personne ne pratique pas réellement les rites et ne cherche que le titre honorifique associé à cette position. Le prêtre n’aura pas gain de cause, peut-être du fait de l’importance locale de la famille à laquelle il s’oppose, de ses soutiens au sein même du fief qui a accordé à cette famille plusieurs privilèges (les droits de port des sabres et d’utilisation du nom de famille en situation officielle, et la reconnaissance d’un « rang de chef de village »), ou de la perspective de gains financiers pour la maison Yoshida, le renouvellement étant payant. Quant au jinin, il laisse à ses descendants un document dans lequel il a copié toutes les missives échangées à cette occasion, le terminant par une incitation à ne pas dévoiler son contenu, et de faire très attention au prêtre qui « en veut particulièrement à notre famille35 ».

23 À l’inverse, les prêtres qui sont des paysans aisés pour qui cette charge se transmet dans la famille, sont souvent des figures éminentes de leurs communautés. La famille Sawa, par exemple, est si aisée qu’en 1722, elle est en capacité de débourser 57 kan d’argent36 pour acheter un village récemment fondé dans la vallée voisine avec toutes ses terres. De plus, dans les cas étudiés, ils finissent par s’imposer comme seuls maîtres des rites de leur sanctuaire, déniant tout rôle décisionnel en la matière aux moines qui y exerçaient de temps à autres à la demande des villageois. Ils n’hésitent pas non plus à se servir de leur position de prêtre pour essayer d’obtenir gain de cause, comme le montre la réponse écrite de Yokota Shōbē (prêtre à partir de 1768) à une plainte portée à son encontre37. Selon cette plainte, il aurait promis de payer une amende à un voisin, mais lui-même affirme que c’est faux. Or il appuie cette affirmation à l’aide d’un argument renforcé d’un procédé d’écriture rare dans ce type de document : ayant décrit le différent, il passe à la ligne et affirme qu’étant prêtre du sanctuaire Kasuga, il ne peut mentir. Et de conclure sa réponse d’un « Shōbē, prêtre du sanctuaire Kasuga », alors même qu’il l’a entamée en se présentant comme « Shōbē, paysan de Murodō ». On voit donc que, si pour ces prêtres, leur charge n’est pas l’élément fondamental de l’influence qu’ils ont sur leur communauté, elle leur sert néanmoins à assurer voire à améliorer leur position en son sein.

24 Reste le cas des prêtrises temporaires et tournantes de sanctuaires plus petits. Ici, même si le prêtre reçoit parfois des gratifications, il est choisi parmi les membres de

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 66

l’assemblée du sanctuaire pour une durée fixe et courte. Ces charges étant temporaires, ils doivent avoir les moyens de subvenir à leurs besoins par d’autres biais que les maigres rétributions qui peuvent leur être éventuellement allouées. De plus, les assemblées de sanctuaires sont souvent à l’origine des organisations fermées, constituées des quelques familles les plus aisées du village. En outre, la prêtrise circule parmi les anciens de ce groupe, généralement des personnes retirées de la vie active et parfois même tonsurées. Âgés, appartenant à des familles plutôt aisées et au groupe le plus honorable de l’assemblée qui gère le sanctuaire et souvent même une part de la vie villageoise, leur fonction rituelle doit sans doute ajouter à une forme de prestige voire d’autorité mais qu’il convient cependant de ne pas exagérer : cette position est temporaire et d’autres personnes dans le village sont en position d’influence. Qui plus est, la base de ces assemblées s’est peu à peu élargie au gré de l’évolution du substrat sociologique et il est difficile de tirer une conclusion générale portant sur toute la période.

Prêtrise du shintō

Le système officiel et ses limites

25 Comme nous l’avons vu lors sa lecture, tous les desservants évoqués sont enregistrés dans le rapport d’enquête et donc, à un degré ou à un autre, reconnus par les autorités seigneuriales ou shogunales, et ce, quel que soit leur mode de désignation, qui lui est résultat de règlements et d’arrangements locaux, établis sans concertation avec l’administration. Est-ce à dire pour autant que les autorités n’essayent pas de contrôler ces individus ? En temps normal, le contrôle des individus par l’administration prend la forme d’une délégation d’autorité au chef du groupe dont dépend l’individu. Ces groupes qui déterminent le statut social, sont le plus souvent définis par un type d’activité ou de métier, un lieu d’exercice de cette activité, et des services qu’ils doivent aux autorités, ce qui inclut des formes d’impôts mais aussi le contrôle des membres par les chefs du groupe. Or, ce système est également appliqué aux religieux de tous types. Par exemple, dès 1631 et l’interdiction de la fondation de nouveaux temples, il est exigé des temples centraux de chaque courant de toutes les écoles bouddhiques de rédiger un registre des temples principaux et de leurs temples subordonnés, instaurant ainsi une hiérarchie stricte dans laquelle un moine bouddhiste sera inscrit et contrôlé.

26 En 1665, le shogunat publie le Décret sur les prêtres et les desservants des divers sanctuaires38, par lequel il s’efforce de réglementer et d’instaurer un contrôle des desservants des sanctuaires shintō. Constitué de cinq articles, ce décret traite de deux sujets : le comportement des prêtres, et leur reconnaissance par les autorités. Sur l’attitude des prêtres le décret exige qu’ils étudient la voie des divinités, connaissent les objets sacrés (miroir, talisman, baguette de bois ou de bambou au tressage de papier, etc.) représentant les dieux, exécutent les rites tels qu’ils ont été transmis, et que ceux qui n’exercent pas avec diligence soient chassés. Ils ne doivent ni vendre ni mettre en gage le territoire du sanctuaire, mais doivent effectuer des réparations en cas de petits dommages et maintenir le lieu propre. Surtout, le décret confirme tout d’abord la titulature des prêtres officialisés avant le décret, puis précise que « les desservants sans rang devront porter les vêtements [de cour] blancs. Pour toute autre vêture, ils ne la porteront que s’ils détiennent une patente des Yoshida39 ».

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 67

27 Le chef de la maison Yoshida est prêtre du sanctuaire du même nom et chef d’un courant du shintō, le shintō dit « unique » (yuiitsu) ou yoshida-shintō. Quoique n’étant pas à la tête du ministère des Affaires des dieux40, ils y occupent une position importante et ont obtenu une plus grande influence auprès du shogunat que la maison Shirakawa qui dirige ce ministère, ce que reflète ce décret. Toutefois, d’autres grandes institutions du shintō, les grands sanctuaires d’Izumo et d’Ise notamment, se plaignent de cette inégalité de traitement et reçoivent la même délégation d’autorité dès 1666, soit l’année suivante. De même, quelques décennies plus tard et après une longue offensive contre les Yoshida, la maison Shirakawa reçoit à son tour un pouvoir équivalent de la part du shogunat41.

28 Les patentes des Yoshida sont accompagnées d’une autorisation à pratiquer certains rites qui leur sont propres, tels que les rites de purifications des Nakatomi, celui des trois grains ou celui des six racines42, et comprennent une partie renommant le prêtre en lui accordant tout d’abord un titre de « gouverneur de province » – dénué de toute réalité administrative et que les récipiendaires utilisent en fait comme un nouveau nom personnel – suivi du nom de Fujiwara et d’un nom personnel approprié pour un membre de la noblesse. Par exemple, en 1809 le prêtre du sanctuaire Kasuga de Mibayashi, Yokota Jūemon, se voit renommer de la manière suivante : Yokota Higo- [no] Fujiwara Yoshitomo. La patente continue en explicitant les vêtements que le prêtre peut désormais porter, à savoir généralement le bonnet plié, kaze-ori eboshi et la tenue de chasse. L’attribution du nom de Fujiwara peut s’expliquer par le fait que les Fujiwara sont une des branches des Nakatomi et que seuls des Nakatomi peuvent exercer le rite qui porte leur nom. Il s’agit donc d’une forme d’adoption à visée utilitaire : répandre les rites des Yoshida ne sert à rien si les prêtres qui les reçoivent ne peuvent les mettre en pratique.

29 Mais ce décret porte en lui-même une limite importante : si la possession d’une telle patente est indispensable pour effectuer les rites dans un costume de cour autre que le simple vêtement blanc, un prêtre n’est pas contraint d’exécuter les rites dans un tel costume et donc de requérir une patente. Et de fait, nombreux sont les prêtres qui ignoreront longtemps cette possibilité.

Le développement des grands réseaux de prêtres

30 À la fin de l’époque médiévale, les Yoshida se sont arrogés le droit d’accorder un rang de cour aux divinités43 – un privilège impérial –, ce qui intéresse les villageois. Dans les premiers temps, c’est généralement après que ceux-ci ont pris l’initiative de leur demander un tel rang de cour que les Yoshida proposent aux prêtres de recevoir une patente44. Par exemple, ce n’est qu’en 1718 que les Yokota évoqués ci-dessus voient l’un des leurs recevoir une patente. Toutefois l’objet initial de la prise de contact avec les Yoshida est différent : les villageois les ont contactés dans le but d’offrir un rang de cour à leur divinité qui a exaucé leur demande de pluie. Ce serait plutôt les Yoshida qui en auraient profité pour proposer au prêtre de recevoir cette patente.45

31 Cette première phase durant laquelle les Yoshida sont plutôt passifs, s’achève dans la première moitié du XVIIIe siècle, suite à une controverse menée par les Shirakawa au sujet de l’attribution de rangs de cour, ce qui pousse les Yoshida à l’abandonner et à perdre avec elle une partie de leur attrait. D’autant que dans le même temps les Shirakawa se font reconnaitre à leur tour le droit d’accorder eux-aussi des patentes.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 68

Dès lors, et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les Yoshida restent en retrait, période pendant laquelle les Shirakawa sont également plutôt passifs, attendant que les prêtres viennent à eux pour les admettre dans leur organisation. Ce n’est que vers le début du XIXe siècle que ces deux maisons prennent l’initiative de démarcher les prêtres, se lançant alors dans une lutte concurrentielle qui les mène à distribuer des patentes et diffuser leurs rites au-delà des seuls prêtres : moines desservants, gardiens des clefs, chamanes… Tout individu lié à un sanctuaire peut se voir conférer une patente et le droit d’exercer les rites d’une de ces maisons s’il en paye les frais d’entrée et accepte d’intégrer son réseau et de se placer ainsi sous son contrôle46.

32 Mais si l’admission dans ces réseaux de prêtres par le biais de patentes, ou le renouvellement de ces patentes, est importante pour ces maisons de cour qui en tirent finances et influence, les prêtres y trouvent aussi un avantage. Il peut s’agir du prestige lié à la patente, au nouveau nom et au costume, ou d’un soutien en cas d’éventuelles contestations de leur autorité sur leur sanctuaire. Le rapprochement d’une de ces organisations permet aussi l’obtention de connaissances liées aux mythes du shintō et aux rites de ces maisons, considérés comme efficaces. Mais dans certains cas, cette reconnaissance est un enjeu véritablement important.

33 Par exemple, ces patentes sont un moyen pour les prêtres inféodés aux villageois de s’émanciper un tant soit peu de leur tutelle. C’est le cas, déjà évoqué, des prêtres du sanctuaire Hijiri qui font une demande à la maison Shirakawa en 1755. Les villageois n’ayant pas été consultés auparavant, une dispute s’en suit, qui est portée à la connaissance des autorités seigneuriales puis des Shirakawa. Or, si dans un premier temps ceux-ci décident d’annuler la patente le temps que des discussions aient lieu (les autorités seigneuriales incitant par ailleurs formellement les villageois à accéder à cette demande), elle est à nouveau conférée dans les mois qui suivent. De plus, le droit des prêtres à solliciter leur adhésion au réseau des Shirakawa sans en passer par l’accord préalable des villageois, est confirmé par le shogunat en 1759 lorsque les éléments de cette querelle sont portés en justice auprès du préfet des . La dispute reprenant peu après, elle remonte alors jusqu’à la Haute cour de justice shogunale, qui statue en 1762, et confirme que ces affiliations font parties des prérogatives des prêtres comme des moines bouddhistes47. Cette confirmation est à rapprocher de la pratique des Yoshida ou des Shirakawa qui attendent que les demandes qui leur sont adressées soient contresignées par les représentants des villages. Il s’agit sans doute de limiter le risque de querelles ultérieures.

34 L’attribution d’une patente à un prêtre par les Yoshida ou les Shirakawa peut donc faire l’objet de conflits avec le reste de la communauté ou avec d’autres desservants, mais elle peut aussi servir d’argument pour mettre fin à des querelles. En 1809, suite à la disparition de la patente de son aïeul et parce que les deux générations précédentes n’avaient pas renouvelé l’adhésion de la famille au réseau des Yoshida, le prêtre du sanctuaire Kasuga, Yokota Jūemon, risque d’être subordonné à un autre prêtre, mandaté par les Yoshida pour enquêter sur les sanctuaires de la province. Pour échapper à cela, Jūemon se tourne vers eux pour renouveler son affiliation. Un peu plus tôt la même année, Katsuragi Sadadayu, prêtre du Shimonomiya, essaye d’obtenir une patente mais les choses ne se passent pas facilement.48 Cette affaire étant peu documentée, la cause du problème n’est pas connue mais il est probable que les villageois n’ont pas été consultés et que les Yoshida ont voulu s’assurer de leur accord pour éviter toute contestation future. Il apparaît par ailleurs que Sadadayu a été adopté

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 69

par la famille Katsuragi et est en fonction depuis quatre ans à peine49, aussi peut-on penser que l’obtention de la reconnaissance des Yoshida est pour lui un moyen d’assurer sa position au sein du sanctuaire et de l’assemblée qui le gère. De la même manière, la reconnaissance par les Yoshida peut aussi être utilisée par les villageois eux-mêmes pour éviter toute objection ultérieure. C’est le cas de la patente demandée par les officiers villageois liés au sanctuaire Ōiseki, pour leur prêtre de basse origine désigné en 1658 pour répondre à un besoin administratif. Fait remarquable, cette demande a été faite en 1666, soit dans l’année qui suivit le décret Shosha-negi-- hatto. Ainsi, quelques années après avoir choisi comme prêtre la personne chargée de l’entretien des lieux, ils saisissent l’occasion de ce décret pour prévenir tout risque de contestation ultérieure en faisant valoir qu’il descend d’une lignée de prêtres.50

35 Ainsi, l’attribution d’une patente est un marqueur de légitimité très fort pour les prêtres, renforcé par les signes que sont l’attribution d’un nom l’affiliant en apparence aux Fujiwara et aux Nakatomi, d’un titre de « gouverneur de province », de l’autorisation de porter les vêtements de cour, et la transmission des rites de la maison à laquelle ils s’associent. C’est cette rencontre entre les intérêts des organisations des maisons Yoshida et Shirakawa avec ceux des prêtres ou des populations locales qui rend possible le développement accéléré de ces réseaux officiels de contrôle de prêtres et de diffusion des mythes, d’exégèses et de rites de ces maisons51. Mais même ces patentes ne permettent pas l’uniformisation de la prêtrise des sanctuaires shintō qui conserve sa grande diversité.

Conclusion

36 Des groupes sociaux tels que les communautés villageoises du Japon prémoderne comportent en leur sein quelques individus, grands propriétaires ou officiers villageois par exemple, qui y jouissent d’une position avantageuse, leur procurant autorité ou influence. Et à première vue, il paraît évident que ceux qui ont à charge les rituels religieux et communautaires du groupe font partie de ce petit nombre de personnes. Pourtant, nous l’avons vu, pas plus que les sanctuaires shintō, leur prêtrise n’est uniforme.

37 Au regard de cette diversité, déterminer l’importance qu’occupe un prêtre dans sa communauté nécessite d’abord de vérifier le type de sanctuaire : un lieu de culte qui ne concerne qu’un petit groupe au sein d’un même village n’apporte pas le même degré d’influence qu’un sanctuaire touchant plusieurs villages. Il convient ensuite de distinguer les desservants selon qu’ils sont extérieurs et sollicités de manière ponctuelle pour effectuer les rites, qu’ils vivent à proximité du sanctuaire mais en périphérie du village, ou qu’ils sont des membres à part entière de cette communauté. Et, dans ce dernier cas, il faut distinguer ceux qui lui sont subordonnés de ceux qui, indépendamment de leur charge de prêtre, y jouent un rôle économique, administratif et social important. Les desservants se situant en périphérie du groupe s’efforcent alors de conserver leur position au sein du sanctuaire et les avantages qu’ils en retirent, tandis que ceux qui se trouvent en situation de subordination s’efforcent de s’affranchir de leur tutelle et de gagner une place plus importante au sein du sanctuaire, généralement au détriment de la confiance que leur accordent les villageois. En revanche, pour ceux qui jouissent à la fois d’une situation privilégiée dans la communauté et du statut de prêtre de leur sanctuaire, cette position est

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 70

indubitablement une source d’autorité et de prestige qui s’ajoute à celle qu’ils possèdent déjà par ailleurs et dont ils usent pour essayer de maintenir ou accroître leur influence sur le groupe. La prêtrise ne porte pas en elle-même une forme d’autorité qui assure automatiquement à son détenteur un pouvoir sur sa communauté, s’il n’en est pas déjà doté par ailleurs.

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

Document appartenant à la famille Wada, ville de Sakai, Makino Higonokami-ryōbun jisha- aratamechō 牧野備後守領分寺社改帳 (Rapport d’enquête sur les temples et sanctuaires du territoire du seigneur Makino, gouverneur de la province de Higo).

Documents appartenant à Yokota Shigeru, ville d’Izumi, archives Satsu 1-37 ; Satsu 3-10-1 et Maki 5.

IR 1 (2005) : Izumishi no rekishi 1 : Yokoyama to makiosan no rekishi 和泉市の歴史、1、横山谷と槇 尾山の歴史 (Histoire de la municipalité d’Izumi, vol. 1 : Le mont Makio et l’histoire de [la vallée] Yokoyama), publié par la municipalité d’Izumi.

IR 2 (2008) : Izumishi no rekishi 2 : Matsuodani no rekishi to matsuo-ji 和泉市の歴史、2、松尾谷の歴 史と松尾寺 (Histoire de la municipalité d’Izumi, vol. 2 : Le temple Matsuo-ji et l’histoire de la vallée Matsuo), publié par la municipalité d’Izumi.

IR 3 (2011) : Izumishi no rekishi 3 : Ikedadani no rekishi to kaihatsu 和泉市の歴史、3、池田谷の歴史 と開発 (Histoire de la municipalité d’Izumi, vol. 3 : Les défrichements et l’histoire de la vallée Ikeda), publié par la municipalité d’Izumi.

Sources secondaires

BARDY Yannick (2013). Sanctuaires Shintō et Sociétés Locales dans le Japon de l’Epoque d’Edo : l’exemple de la province d’Izumi (thèse soutenue le 23.11.2013 à l’Inalco, 425 p. (2013a) ; volume d’annexes, 65 p. (2013b).

BARDY Yannick (2014a). « L’entrée dans l’organisation de prêtres shintō de la maison Yoshida à l’époque d’Edo – deux études de cas de la province d’Izumi ». Japon Pluriel, 10. Arles, Philippe Picquier : 289-296.

BARDY Yannick (2014b). « Sanctuaire et société à l’époque d’Edo – L’exemple de la vallée Yokoyama dans la province d’Izumi ». Cipango, 21 : 219-260.

BARDY Yannick (2016). « Patronage d’établissements religieux : stratégies sociales de notables de locaux durant l’époque d’Edo (1600-1868) ». Japon Pluriel, 11, Arles, Philippe Picquier : 281-289.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 71

HADA Shinya 羽田真也 (2009). « Kinsei senshū ikedadani no seikatsu sekai » 近世泉州池田谷の生 活世界 (Vie dans la vallée Ikeda de la province d’Izumi, durant l’époque prémoderne). Rekishi hyōron, 709 歴史評論, 709 (Discours sur l’histoire) : 76-94.

HAYEK Matthias (2011). « Gozu-tennō : le “Roi céleste à Tête de Bœuf” 牛頭天王, dit “Tennō- sama” ». In KYBURZ Josef A. et JUNKO Frank (dir.), : Images gravées des temples du Japon. Paris, IHEJ : 270.

INOUE Tomokatsu 井上智勝 (2003). « Kinsei honsho no seiritsu to tenkai – shingikanryō chōjō yoshida wo chūshin ni – » 近世本所の成立と展開―神祇管領長上吉田家を中心に (Fondation et développement de centres administratifs durant l’époque d’Edo – le cas de la famille Yoshida, maître du bureau des Affaires des Dieux). Nihonshi Kenkyū, 487 日本史研究487 (Recherches sur l’histoire du Japon, 487) : 136-137.

INOUE Tomokatsu et Takano Toshihiko 高野利彦 (dir.) (2008). Kinsei no shūkyō to shakai, 2, kokkakenryoku to shūkyō 近世の宗教と社会―2―国家権力と宗教 (Société et religion durant l’époque prémoderne). Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan.

MAEDA Hiromi (2002). « Court Rank for Village Shrines, the Yoshida House’s Interactions with Local Shrines during the Mid-Tokugawa Period ». Japanese Journal of Religious Studies, 29(3-4) : 325-358.

MITA Satoko 三田智子 (2010). « Senshū Minami-ōjimura to chiiki-shakai », 泉州南王子村と地域 社会 (Village de Minami-ōji dans la province d’Izumi, et société locale) In TSUKADA Takashi (dir.), Mibunteki-shūen no hikakushi – Hō to shakai no shiten kara 身分的周縁の比較史-法と社会の視点 から (Histoire comparative des marges statutaires – du point de vue légal et sociétal). Osaka, Seibundō : 197-244.

MITA Satoko (2012). « Shinoda-myōjin-sha to Shinodagō – Hōreki-ki no shasō-shake-ujiko kan sōron – » 信太明神社と信太郷-宝暦期の社僧社家間争論- (Le sanctuaire Shinoda et le pays de Shinoda – la querelle de l’ère Hōreki entre le moine shasō, les prêtres et l’ujiko). Shidai Nihonshi 市大日本史15 (Journal d’histoire japonaise de l’Université municipale d’Ōsaka). Osaka : 43-65.

TAKANO Toshihiko 高野利彦 (2007a). « Kuge-kagami ni miru chōtei no hitobito » 公家鑑に見る朝 廷の人びと (Les gens de cour visibles dans les Miroirs de la noblessse curiale). In TAKANO Toshihiko (dir.), Mibunteki-shūen to kinsei-shakai, 8 – Chōtei wo torimaku hitobito 身分的周縁と近世 社会 、8、朝廷を取り巻く人びと (Les marges statutaires et la société de l’époque d’Edo, vol. 8, Les gens qui entourent la cour). Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan : 1-14.

TAKANO Toshihiko 高野利彦 (2007b), « Chōtei wo torimaku hitobito - Edo bakufu no tōsei no moto de » 朝廷を取り巻く人びと — 江戸幕府の統制の下で (Les gens qui entourent la cour – sous le contrôle shogounal). In TAKANO Toshihiko (dir.), Mibunteki-shūen to kinsei-shakai, 8 – Chōtei wo torimaku hitobito 身分的周縁と近世社会、8、朝廷を取り巻く人びと (Les marges statutaires et la société de l’époque d’Edo, vol. 8, Les gens qui entourent la cour). Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan, 2007 : 197-237.

YAMAGUCHI Keiji 山口啓二 (2008). Yamaguchi Keiji chosakushū, dai 4 kan, Chiiki kara miru kinseishi – Higashi Matsuyama no rekishi kara 山口啓二著作集、第四巻、地域から見る近世史 (Œuvres complètes de Yamaguchi Keiji, vol. 4, Histoire de l’époque prémoderne – vue à partir de l’histoire de l’Est de Matsuyama). Asegura.

YAMASHITA Sōichi 山下聡一(2003). « Makiosan to Yokoyamadani no chōsa kenkyū » 槇尾山と横山 谷の調査研究 (Enquête et recherches sur le mont Makio et la vallée Yokoyama), Izumishi-shi kiyō dai 8 shū 和泉市史紀要第8集 (Bulletin d’histoire de la municipalité d’Izumi) : 161-192.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 72

YAMASHITA Sōichi (2008). « Kinsei Ōsaka Ikutama-jinja ni okeru shake nakama » 近世大坂生玉神 社における社家仲間 (Fraternités de prêtres au sein du sanctuaire Ikutama d’Ōsaka durant l’époque d’Edo). Shidai Nihonshi 市大日本史, 11 (Journal d’histoire japonaise de l’Université municipale d’Ōsaka) : 57-77.

YOSHIDA Nobuyuki 吉田伸之 (2007a). « Jiin jinja to mibunteki-shūen » 寺院・神社と身分的周縁 (Temples, sanctuaires et marges statutaires). In Yoshida Nobuyuki (dir.), Mibunteki-shūen to kinsei shakai, 6, Jisha wo sasaeru hitobito 身分的周縁と近世社会、6、自社をささえる人びと (Les marges statutaires et la société de l’époque de l’époque d’Edo, vol. 6, Les gens qui soutiennent les temples et sanctuaires). Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan : 1-12.

YOSHIDA Nobuyuki (2007b), « Jisha wo sasaeru hitobito » 寺社をささえる人びと (Les gens qui soutiennent les temples et sanctuaires). In YOSHIDA Nobuyuki (dir.), Mibunteki-shūen to kinsei shakai, 6, Jisha wo sasaeru hitobito 身分的周縁と近世社会、6、自社をささえる人びと (Les marges statutaires et la société de l’époque de l’époque d’Edo, vol. 6, Les gens qui soutiennent les temples et sanctuaires). Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan : 213-259.

ANNEXES

Glossaire Benzai-ten 弁財天 gōsha 郷社 Gozu-tennō 牛頭天王 Hijiri 聖 Hineno 日根野 Hirai 平井 Ikeda 池田 in院 Izumi no kuni 和泉国 ji寺 jiin-shakai 寺院社会 jinin 神人 jinja 神社

Jirōsaemon 次郎左衛門 Kaminomiya 上之宮 ou 上宮 kan 貫 kannushi神主

Kasuga-daimyōjin春日大明神 katagaki肩書 Katsuragi Sadadayu葛城定太夫

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 73

Kazaemon嘉左衛門 kaze-ori eboshi風折烏帽子 Kojiki 古事記 Kokubun 国分村 Kōya-san 高野山 Kumano-gongen 熊野権現 Kuro.ishi 黒石村 Makino Narisada 牧野成定 Makio 槙尾 Marukasa 丸笠 Matsuo 松尾 Mibayashi 三林 mibun 身分 miko 巫女

Mitsuzō-in 密蔵院 miya 宮 Miyasato 宮里 miyaza 宮座 monme 匁 mura 村

Murodō 室堂村 Nakatomi-ōharae 中冨太稜 negi禰宜 Noguchi Tosa 野口土佐 Ragan-ji 羅漢寺 Rokkonseijō-ōharae 六根清浄太稜 ryō 両 Sannō-gongen 山王権現 Sanshu-ōharae 三種太稜 Sekiyado 関宿 Sensō-ji 浅草寺 sha社 shasō 社僧 Shosha negi kannushi hatto諸社禰宜神主法度

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 74

shikan司官 Shimonomiya 下宮 shintō 神道 shichifukujin 七福神 Shirakawa 白川 shugendō 修験道 Tsubo.i 坪井 ujigami 氏神 Yokota Higo-[no]kami Fujiwara Yoshitomo 横田肥後守 藤原擬吉友 Yokota Jūemon 横田重右衛門 Yokota Shōbē 横田庄兵衛 Yokoyama 横山 Yoshida 吉田 yuiitsu 唯一

NOTES

1. Bardy 2016. 2. Hada 2009. 3. Nous utiliserons le terme de « temple » pour désigner les structures essentiellement bouddhiques (portant en japonais le caractère ji ou in) et celui de « sanctuaire » pour désigner celles principalement liées au shintō et portant généralement dans leur nom le mot sha, jinja ou miya. 4. Ce terme générique traduit ici les diverses appellations des desservants de sanctuaires shintō, tels que negi, kannushi, shikan, etc. 5. Les sources disponibles sur les sociétés villageoises et leur organisation religieuse sont notamment celles du for privé, conservées dans les familles descendant de ces prêtres ou des responsables des anciens villages, mais des documents ont également été conservés en nombre dans des temples bouddhiques, sanctuaires shintō, comme dans les assemblées de gestion de quartier ou de rites religieux. 6. Takano 2007a et Takano 2007b. 7. Inoue 2003 et Inoue et Takano 2008. 8. IR 1 et : IR 2. 9. Yoshida 2007a et Yoshida 2007b. 10. Yamashita 2008. 11. Mita 2010 et Mita 2012. 12. Malgré ces réserves, nous utiliserons dans cet article le terme de « prêtre » pour désigner les religieux uniquement attachés à un sanctuaire shintō, ou alternativement

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 75

celui de « desservant » comme simple synonyme. Nous réserverons « moine » pour désigner le clergé bouddhiste. 13. À la place du système de provinces et de districts, et de celui de l’enregistrement des populations dans les temples bouddhiques, le gouvernement Meiji instaure en 1871 un nouveau système d’enregistrement des populations dans des sanctuaires liés au nouveau système d’arrondissements d’état civil. Dans de nombreuses provinces, ces arrondissements fusionnaient plusieurs des villages de l’époque précédente dans ce que nous appellerons ici des cantons (gō). Les sanctuaires de canton ne sont pas de nouvelles constructions, il s’agit de sanctuaires préexistants, choisis par l’Etat parmi les sanctuaires locaux pour constituer le premier maillage du réseau de sanctuaires reconnus officiellement par le nouveau régime. 14. Makino Higonokami-ryōbun jisha-aratamechō. Les titres de cour ou de gouverneur de province attribués durant cette période à des guerriers ou à des roturiers étaient purement honorifique et sans lien avec la réalité. Ainsi, Higo est une ancienne province située près de Hiroshima, alors que le fief concerné, Sekiyado, était principalement situé en Shimōsa, près de Tokyo, le reste étant dans l’actuel département d’Ōsaka. 15. « Le roi céleste à tête de bœuf » est une divinité terrifiante et à ce titre, protégeant des maladies. Jusqu’à l’ère Meiji (1868-1912), il est principalement vénéré dans le sanctuaire de Gion à Kyōto, mais dès le XVIe et jusqu’au XIXe siècle, son culte devient très populaire et se répand en dehors de la capitale. Il atteint la province d’Izumi lors de sa pacification par les armées d’Oda Nobunaga dans les années 1570. Supposée originaire de l’étranger, cette divinité sera rayée des listes des divinités reconnues par le pouvoir durant l’ère Meiji, et les sanctuaires où son culte est pratiqué seront renommés « sanctuaires Yasaka » à l’image de celui de Gion. Gozu-tennō ne serait en réalité pas directement d’origine étrangère, mais plutôt le résultat de la fusion de plusieurs traditions : du bouddhisme, de la voie de la divination (onmyōdō) et probablement de traditions locales. Présent dans de nombreux sanctuaires shintō et temples bouddhiques, il est autant divinité du bouddhisme que du shintō, à l’instar d’autres divinités évoquées ici. 16. 1 tsubo = 3,3 m². 17. Il n’est pas surprenant de voir des sanctuaires Kasuga dans la région (et ils sont nombreux) : ils ont été fondés durant l’époque médiévale par de petits seigneurs locaux qui se plaçaient ainsi sous la protection du grand sanctuaire Kasuga de Nara à 40 km de là, sanctuaire dédié aux divinités ancestrales de l’ancienne puissante famille Fujiwara : , Ame no Koyama no Mikoto et Hime Ōkami. Les divinités des sanctuaires Kasuga affiliés sont les mêmes que celles du sanctuaire de Nara. 18. Nom japonais de la divinité indienne Sarasvatī, arrivée avec le bouddhisme et récupérée par le shintō, probablement par assimilation à , un esprit des eaux de la tradition japonaise. Nymphe musicienne, protectrice des arts et génie des eaux, elle est considérée comme une des divinités de la fortune. À ce titre, elle fait partie du groupe des sept divinités du bonheur, shichifukujin. 19. Voir note 12. 20. Bardy 2013a : 381, et Bardy 2014b : 353-354. 21. IR 3 : 109. Dans la vallée Yokoyama voisine, les sanctuaires dédiés à Gozu-tennō fondés à côté des sanctuaires dédiés aux divinités locales Ono et Uto finirent également

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 76

par les remplacer comme principaux sanctuaires – et donc divinités. Voir Bardy 2014b : 225. 22. Bardy 2013 : 41-137. 23. Mita 2010 et 2012. 24. Le cas de cette vallée est traité en détails dans Bardy 2014b. 25. Yamaguchi 2008 : 325. 26. Mita 2012 : 47. 27. Bardy 2014b : 252 et Yamashita 2003 : 172-175. 28. Bardy 2013 : 67-76. 29. Yamashita 2003 : 172-177. 30. Yokota – archive Maki 5. Voir Bardy 2013a : 68-70 et Bardy 2013b : 10. 31. Bardy 2014a. 32. Bardy 2014a : 291-292. 33. Bardy 2016 : 285 et Bardy 2014a : 292-294. 34. Mita 2012 : 48-51. 35. Bardy 2016 : 287. 36. 57 kan ou 57000 monme d’argent, ce qui correspond alors à environ 214 kg, soit l’équivalent de 950 pièces d’or (ryō) de l’époque. 37. Yokota – archive Satsu 3-10-1. 38. Shosha negi kannushi hatto諸社禰宜神主法度. 39. Cf. version rééditée en 1782 du décret, in Bardy 2013b : 12. 40. Ce ministère dépendant de la cour impériale, il est un vestige de l’antique administration, totalement dénuée de pouvoir en cette période. 41. Bardy 2013a : 20-21. 42. Respectivement : Nakatomi-ōharae, Sanshu-ōharae et Rokkonseijō-ōharae. 43. Maeda 2002 : 330-332. 44. Maeda 2002. 45. Bardy 2013a : 78 à 83. 46. Bardy 2014a : 295. 47. Mita 2012 : 49-62. 48. Yokota – Satsu : 1-37. 49. Bardy 2014b : 252. 50. Bardy 2014a : 292. 51. Bardy 2014a.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 77

RÉSUMÉS

Qu’est-ce qu’un « prêtre shintō » pendant la période d’Edo (1600-1868), dans un contexte de syncrétisme shintō-bouddhique ? Pour en discuter, nous montrerons d’abord la diversité des sanctuaires shintō et de leurs prêtres au sein d’un village. Puis nous discuterons de la nature des différents types de prêtres rencontrés et de leur place au sein du sanctuaire et des villages. Enfin, nous traiterons du système de contrôle et d’organisation des prêtres mis en place par le shogunat et de ses limites.

What does it mean to be a “Shintō priest” during the Edo period (1600-1868), in a context of syncretism of Buddhism and Shintō, in theory and in practice? To answer this question, we will shed light on the variety of shrines and priests within a given village and analyze the nature of priesthood and the place of the priests, both in their shrines and their village. Finally, we will discuss the official system established to control these priests and its limits.

本論文では、近世社会における神職の実態を検討する。そのために、まずは元禄3年の 「牧野肥後守領分寺社改帳」を考察し、和泉国の池田谷平井村を取り上げて、この事例に 基づいて神社の諸種類とその経営や神職などの実態を紹介する。次に他村に存在する社家 を事例にして、神社社会での社家の立場だけでなく、村内の立場とその影響力について論 じる。最後に幕府公認の神職を編成する組織である吉田家や白川家に着目し、それらの組 織と在地の神職との関係から、公式的な制度と現実、法と社会の関係を検討する。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 78

Asservir pour punir : la nature pénale du statut d’esclave dans la Chine des Ming (1368-1644) Enslavement as a Punishment: Considerations about the Penal Nature of Slavery in Ming China (1368-1644) 奴婢者,罪人也。從明代的法律規則來探討奴婢的身份及其根本特 性。

Claude Chevaleyre

***

« Bien qu’en Chine l’esclavage ait affecté les vies de millions de personnes aux époques prémoderne et moderne, en tant que référence conceptuelle celui-ci ne fut jamais suffisamment saillant pour contribuer à définir et promouvoir une rhétorique de la « liberté » susceptible d’accompagner le mouvement vers le nationalisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Pas plus que l’esclavage n’a occupé une place prépondérante parmi les sujets d’investigation académique. En dépit du développement des études critiques, de l’histoire culturelle, des études sur le genre et les femmes, des travaux démographiques et de bien d’autres champs d’analyse susceptibles d’aborder la question de l’esclavage, l’asservissement et la coercition en Chine sont des problèmes d’ordinaire oubliés des travaux sur la société prémoderne1. »

1 S’il convient de nuancer l’affirmation selon laquelle le nationalisme chinois moderne se serait construit sans référence au concept de liberté absolue faute d’avoir fait l’expérience historique d’un esclavage « ancien, stable et conceptuellement absolu », le constat dressé en 2011 par Pamela Crossley n’en demeure pas moins juste2. Malgré quelques tentatives précoces visant à inclure la Chine dans la longue histoire mondiale de l’esclavage, l’historiographie moderne n’a que très marginalement associé le thème de l’esclavage à l’histoire de la Chine (pré)moderne3. Si bien que l’usage du mot « esclavage » dans le contexte de la Chine de cette époque continue de choquer les historiens de la Chine comme les spécialistes de l’esclavage.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 79

2 Plusieurs explications peuvent être convoquées. Pamela Crossley en souligne deux. La première relève de l’idéologie ; en l’occurrence de « l’axiome conceptuel » hérité du marxisme (toujours prégnant) d’après lequel la catégorie « esclavage » ne saurait être opératoire dans l’analyse des formes de la dépendance aux périodes « féodale » et « capitalistique ». La seconde – qui combine la première à une forme d’ethnocentrisme – procède du tropisme de l’historiographie chinoise tendant à considérer l’esclavage comme un problème d’ordre ethnique. Étranger à l’histoire de la Chine proprement dite, celui-ci pourrait néanmoins être mobilisé pour caractériser les sociétés traditionnelles de ses « minorités » (Tibétains, Mandchous et Mongols en premier lieu)4.

3 À ces explications, il faut encore ajouter l’ensemble des problèmes d’ordre terminologique, méthodologique et conceptuel qui ne manquent pas de se poser dès lors que l’on mobilise le concept d’« esclavage » dans des contextes étrangers aux expériences historiques à partir desquelles celui-ci a été forgé5 ; en particulier lorsque dans le contexte étudié les traits distinctifs de celui-ci ne nous apparaissent pas avec une immédiate évidence6 ; ou lorsque le jeu des aller-retour entre les catégories propres à l’observateur (l’historien) et celles de ses sources ne semble produire que plus de confusion.

4 Dans le cas de la Chine impériale tardive, la catégorie que les codes des Ming (1368-1644) et des Qing (1644-1911) nomment nubi et nupu résiste singulièrement aux définitions usuelles de l’esclavage7. Ceux qui la composaient n’étaient qu’exceptionnellement des captifs ou des étrangers déracinés et déportés. Objets de droits de propriété, ils pouvaient être achetés, vendus, loués ou aliénés. Ces caractères n’étaient cependant nullement distinctifs puisqu’ils se retrouvaient dans nombre de relations sociales – y compris celles relevant de la parenté (mariage, concubinage, adoption). Toujours centrale dans les définitions de l’esclavage, la notion de « propriété » peut donc difficilement être retenue comme distinctive de leur statut8. L’examen de leurs conditions de vie ne permet pas plus d’identifier un état unique qui les distinguerait des autres catégories de sujets de l’empire : la pauvreté et la violence (si souvent mises en exergue par l’historiographie) n’étaient en rien caractéristiques de la condition des nubi, parmi lesquels se trouvait d’ailleurs une minorité d’individus riches, influents et privilégiés9. Enfin, dresser l’inventaire de leurs fonctions n’est guère plus éclairant : majoritairement affectés à des tâches domestiques et de production, les sources montrent qu’en pratique ils étaient présents dans tous les domaines d’activités et qu’ils pouvaient endosser une infinie variété d’identités économiques et sociales (lesquelles dépendaient uniquement du bon vouloir de leur maître)10. En d’autres termes, ils ne constituaient pas une « classe sociale » au sens strict du terme.

5 Le défi méthodologique et conceptuel que nous oppose le cas des nubi ne saurait pourtant justifier le faible intérêt qu’il a suscité jusqu’à présent. Les difficultés qu’il présente invitent à la prudence autant qu’à redoubler d’efforts et à multiplier les niveaux d’analyse afin d’apprécier le phénomène dans toutes ses dimensions tout en se gardant des comparaisons superficielles et des généralisations hâtives. Dans cette perspective, je me suis attaché lors d’un précédent travail à examiner le rapport entre l’identité d’esclave et la conception de la souillure en Chine impériale tardive. Ce travail m’a permis de mettre en évidence les mécanismes par lesquels les concepts confucéens d’obligation, de réciprocité et de bienveillance contribuaient à conditionner, à perpétuer et à limiter la portée pratique de la relation maître-esclave11.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 80

6 J’ai évoqué à cette occasion les limites d’une approche centrée sur le statut juridique de l’esclave, en particulier lorsque celle-ci s’appuie uniquement sur le contenu du Code des grands Ming (Da Ming lü, promulgué en 1397) et se contente d’énumérer les incapacités et discriminations qui frappaient cette catégorie de personnes. Le Code ne prenant jamais la peine de proposer une définition positive de ce qu’est un esclave ou des causes de son déclassement, la plupart des travaux se bornent en effet à mettre en exergue le caractère discriminatoire de la loi à leur égard12. Relégués dans la catégorie sociojuridique des sujets « dégradés » (jianmin) – par opposition aux sujets « ordinaires » (shumin ou liangren, littéralement les sujets « honorables ») –, les nubi faisaient effectivement l’objet d’un traitement juridique différencié ayant pour effet de les placer en situation d’infériorité permanente vis-à-vis des sujets ordinaires et des membres de la famille de leur maître. Pourtant, énumérer une série d’incapacités et de discriminations n’a jamais contribué à définir un statut et ne saurait être suffisant en soi.

7 L’étude du droit des esclaves n’en demeure pas moins féconde. Pour qu’elle ait un sens dans le contexte étudié, celle-ci doit néanmoins parvenir à dépasser cette première approche. Elle doit non seulement pouvoir s’appuyer sur une compréhension de ce dont ces discriminations étaient l’expression, mais aussi tenir compte de la logique générale du droit et de l’articulation entre le Code et les institutions dont celui-ci était le garant. Pour ce faire, le présent article s’attachera à identifier les caractères distinctifs du statut d’esclave tels qu’ils ressortent du projet de société du fondateur des Ming (Zhu Yuanzhang, r. 1368-1398). Une lecture des sources normatives promulguées sous son règne (réunies dans la collection des Documents institutionnels des Augustes Ming [Huang Ming zhishu])13, combinée à un examen renouvelé du Code, nous permettra notamment de souligner l’existence d’un lien conceptuel et quasi organique entre servitude et châtiment.

8 Cet enracinement de l’identité d’esclave dans celle de criminel n’est certes pas une innovation des Ming (ainsi que le démontrera la dernière partie de cet article consacrée à en retracer les origines). Sa mise en évidence peut en outre sembler dépourvue de pertinence lorsqu’il s’agit d’analyser les pratiques serviles, tant celles qui se développent dès le XVe siècle paraissent en contradiction avec l’esprit de la loi et des institutions. Si l’asservissement des hommes n’est certes jamais un phénomène abstrait, l’étude des cadres normatifs et conceptuels propres à chaque contexte historique où il a été pratiqué est néanmoins susceptible d’apporter des éléments d’explication quant aux formes qu’il a pu prendre. Dans le cas de la Chine impériale tardive, la centralité de l’identité criminelle de l’esclave n’a guère attiré l’attention des historiens, si bien que l’influence qu’elle a pu avoir sur les pratiques n’a jamais été véritablement interrogée. Elle pourrait pourtant expliquer, au moins en partie, les formes dissimulées d’asservissement que l’on voit se développer tout au long des Ming, ainsi que la fragilité accrue de la condition d’esclave.

Le silence des sources institutionnelles des Ming sur la servitude

9 Mis à part le Code, qui inclut diverses provisions relatives aux esclaves, la plupart des documents normatifs du règne de Zhu Yuanzhang ne leur accordent que peu d’importance14. Les esclaves n’apparaissent pas une fois dans les Instructions ancestrales

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 81

des Augustes Ming (Huang Ming zuxun [1373]) ni dans les Placards pour l’instruction du peuple (Jiaomin bangwen [1398]). Les trois séries de Grandes instructions impériales (Dagao [1385-1388]) ne les mentionnent guère qu’à titre anecdotique. Le premier code de loi des Ming – les Commandements des grands Ming (Da Ming ling [1368]) – ne les évoque pour sa part qu’à trois reprises sans fournir la moindre indication quant à leur origine ou leur rôle dans la société. Il se borne à énoncer deux principes formulés différemment dans le Code : 1. les devoirs de l’esclave envers son maître sont calqués sur ceux du fils envers son père15 ; 2. les servantes appartiennent à la sphère reproductive légitime du maître et le statut servile ne se transmet pas par la mère16. Les Précieuses instructions de Ming Taizu (Ming Taizu baoxun) mentionnent plus fréquemment les esclaves, mais toujours à titre anecdotique ou pédagogique : Zhu Yuanzhang y dénonce la dégénérescence des mœurs imputable au règne des Mongols en évoquant par exemple la présence d’esclaves se pavanant somptueusement vêtus sur les marchés17 ; ou bien il convoque de jeunes esclaves en présence de ses fils afin de mettre ces derniers en garde contre la tentation de l’oisiveté18.

10 Ces quelques éléments mis à part, la rareté des mentions d’esclaves dans les sources normatives du début des Ming suggère que si la servitude existait et était reconnue par le pouvoir, le législateur ne se souciait guère de l’encadrer ou d’en définir les normes et les limites. Cela signifie aussi qu’elle n’était pas conçue comme devant occuper une place significative dans la société qui était alors en train de se construire, contrairement à l’image que nous renvoie la situation de la fin de la dynastie.

11 Divers éléments convergents permettent néanmoins d’aller plus loin et de brosser une esquisse des fonctions dévolues à l’institution servile dans la société idéale dont le fondateur des Ming s’efforça de dessiner les contours durant une trentaine d’années. La lecture des sources normatives fait en particulier apparaître que trois principes gouvernaient l’institution servile : 1. La possession d’esclaves était tenue pour un privilège réservé aux serviteurs de l’État ; 2. Bien que ne figurant pas dans la liste des « cinq peines » régulières (wuxing), l’asservissement des hommes n’avait d’autre fonction que de châtier19 ; 3. Les sujets innocents devaient par conséquent en être préservés.

Un privilège réservé aux serviteurs de l’empire

12 Toutes les sources institutionnelles du règne de Zhu Yuanzhang démontrent qu’en théorie les fonctionnaires et « ministres méritants » (gongchen)20 étaient les seuls récipiendaires et possesseurs légitimes d’esclaves. Elles ne font en effet état que de deux voies d’accès à la propriété d’asservis : les personnes saisies par voie judiciaire (ou de capture) pouvaient soit être affectées au service de l’administration (moguan weinu), soit être octroyées en guise de gratification à titre personnel pour service rendu à l’empire21. Dans l’esprit du législateur, la possession d’esclaves constituait donc un privilège. Celui-ci était réservé en priorité aux serviteurs de l’empire s’étant distingués dans l’accomplissement de leur devoir, c’est-à-dire, du temps de Zhu Yuanzhang, ses anciens compagnons d’armes, conseillers et généraux, auxquels il octroya, une fois parvenu au pouvoir, divers privilèges, dont celui de se voir allouer un petit nombre d’esclaves et, dans certains cas, de recevoir des « régiments d’esclaves » (nujun)22.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 82

13 Quant aux fonctionnaires, s’ils bénéficiaient manifestement aussi de ce privilège, ils ne pouvaient en jouir que dans le cadre de leurs fonctions et dans la limite de quotas, ainsi qu’en atteste un édit de 1391 relatif à la composition des suites officielles des mandarins : Quant aux esclaves au service des familles de fonctionnaires, en se référant au système des Tang, ils ne pourront excéder le nombre de vingt pour les familles princières et nobiliaires, de douze pour les fonctionnaires du premier rang, de dix pour ceux du deuxième rang, et de huit pour ceux du troisième rang. [Les esclaves] en surnombre devront accomplir la corvée comme le restant de la population23.

14 À la liste des personnes jouissant du privilège de posséder des esclaves, outre les membres de l’aristocratie princière et nobiliaire, il faut encore ajouter les fonctionnaires militaires24.

15 À l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, les sujets ordinaires de l’empire (y compris les lettrés n’ayant pas rang dans l’administration impériale) se voyaient interdire la possession d’esclaves25. Le Code est on ne peut plus clair à ce propos et la majorité des juristes des Ming s’accordent sur ce point : Les gens ordinaires et les sujets dégradés se doivent fondamentalement de travailler dur et au mieux de leurs capacités. Ils ne doivent posséder ni entretenir d’esclaves. Seules les familles des ministres méritants en possèdent. Les gens ordinaires qui possèdent et entretiennent des esclaves outrepassent leur condition. […] C’est ainsi que l’on fait la différence entre l’honorable et le vil et c’est cela qui permet de rectifier l’ordre naturel, de consolider les coutumes et de prévenir le désordre26.

16 La propriété d’esclaves semble donc relativement bien encadrée. Il demeurait toutefois un vide réglementaire concernant les esclaves que pouvaient posséder l’ensemble des fonctionnaires à titre privé. Du texte établissant des quotas, l’on serait tenté de déduire qu’il limitait l’usage et la possession des esclaves aux seuls fonctionnaires du troisième au premier rang à l’exclusion de tout autre. Ce texte se plaçant dans une logique d’encadrement des « suites » officielles, il pourrait aussi être interprété comme ne s’appliquant qu’au versant public de la vie des fonctionnaires et non à son versant privé. Zhu Yuanzhang n’avait en effet ni explicitement interdit aux fonctionnaires des six derniers rangs de posséder des asservis, ni décrété que les fonctionnaires ne pouvaient s’en procurer sur le marché pour les employer à titre privé. À la fin de la dynastie, l’interprétation selon laquelle toute famille de fonctionnaire pouvait légitimement acquérir des esclaves (sans que soit jamais précisée la provenance de ces esclaves privés) devait donner lieu à d’interminables controverses27.

17 Il semble toutefois peu probable que cette interprétation ait été conforme à l’idée que s’en faisait Zhu Yuanzhang. Le privilège accordé « à la noblesse et au mérite » (selon une formule de Guan Zhidao [1536-1608])28 n’autorisait en principe pas ceux qui en jouissaient à asservir eux-mêmes des sujets de l’empire ; pas plus qu’il ne constituait un blanc-seing autorisant la possession illimitée d’esclaves. Zhu Yuanzhang prit fréquemment prétexte de la possession excessive d’esclaves pour critiquer ses ministres ou incriminer ses adversaires politiques29. Dans son esprit, le peuple « se [devait] fondamentalement de consacrer toutes ses forces à travailler dur », et non se reposer sur le travail d’autrui30. Quant aux fonctionnaires, l’empereur passa la majeure partie de ses années de règne à dénoncer leur propension à harasser le peuple. L’asservissement de sujets ordinaires pour leur seul profit faisait partie des multiples formes de prédation contre lesquelles il entendait protéger son peuple31. Plus

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 83

généralement, il œuvra à préserver la population de toute forme d’asservissement non judiciaire par des mesures de sauvegarde ad hoc et par la restriction de l’origine des esclaves aux seuls criminels.

Prévenir l’asservissement du peuple

18 La principale raison à la restriction de l’usage des esclaves aux seuls serviteurs de l’État était d’ordre moral. Elle procédait de la vision que Zhu Yuanzhang se faisait d’une société idéale, c’est-à-dire frugale, agraire et figée. Dans ce monde immuable, le peuple travaillait pour et par lui-même. Il n’avait pas besoin de se reposer sur une main- d’œuvre servile, ainsi que le souligne un commentaire du Miroir doré du Code des grands Ming (Da Ming xingshu jinjian [fin du XVIe-début du XVIIe siècle]) : En ce qui concerne la possession d’esclaves, ce sont les mots « sujets ordinaires » qui importent. Si les familles de la population ordinaire doivent travailler dur par elles-mêmes, comment pourraient-elles posséder [des esclaves] ? C’est pourquoi cela leur est interdit32.

19 L’« important » était donc bien le peuple ordinaire. C’est lui que le législateur entendait tenir éloigné de la propriété d’esclaves – ce qui explique sans doute l’absence de prohibition formelle concernant leur possession par les fonctionnaires de rang inférieur. Quant aux nobles et aux fonctionnaires, l’empereur restreignit leur privilège en fixant des quotas par crainte de voir une partie de la population échapper à son autorité. Il craignait en particulier qu’une fois placés sous la protection de maîtres influents et puissants ces esclaves deviennent une source de perturbation sociale33.

20 Mais son acharnement à vouloir limiter l’étendue de l’institution servile reposait aussi sur des considérations d’ordre fiscal, ainsi que le suggère la mention des Annales véridiques (Shilu) indiquant que les esclaves surnuméraires des ministres méritants devaient « accomplir la corvée comme le restant de la population ». Contrairement à ce que l’on peut parfois lire, Zhu Yuanzhang ne prétendit donc jamais abolir l’institution servile34. Considérant que « son peuple » devait se consacrer aux activités agraires et qu’il était de sa responsabilité supérieure de le protéger des conséquences funestes de la faim et du froid35, il s’illustra cependant par un souci constant de préserver celui-ci de l’asservissement. Ce souci prit la forme d’un arsenal législatif strict et de mesures ponctuelles. En 1372, Zhu Yuanzhang ordonna par exemple que tous les sujets de l’empire réduits en servitude par suite des désordres et de la guerre soient émancipés36 : Naguère, en raison des grands désordres de la fin des Yuan [1279-1368], partout le peuple chercha refuge ; qui dans son pays natal, qui loin des régions agitées par les troubles. Les personnes asservies auprès de sujets ordinaires parce qu’elles étaient isolées, faibles ou trop pauvres pour survivre, seront émancipées et rendues à la population ordinaire dès réception du présent édit. Nul ne pourra garder [autrui] asservi sous la contrainte ou le forcer à s’asservir […]. Les familles des ministres méritants et des fonctionnaires ne sont pas concernées37.

21 Le fondateur des Ming prit des mesures similaires à plusieurs reprises. En 1386, il ordonna aux autorités provinciales du Henan de racheter les enfants vendus ou mis en gage par suite des catastrophes naturelles. En 1396, il fit condamner les fonctionnaires provinciaux du Jiangxi pour être « restés sans rien faire » alors que la disette contraignait les plus pauvres à vendre leurs enfants38. Cet interventionnisme n’était cependant pas propre à la politique du fondateur des Ming. L’éminent juriste de la fin

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 84

des Qing, Xue Yunsheng (1820-1901), relève que de telles mesures étaient tenues pour la marque d’un gouvernement bienveillant et qu’elles se retrouvent fréquemment, bien avant les Ming, parmi les dispositions de grâce promulguées en début de règne ou en période de famine extrême : Dans les temps anciens, il existait une hiérarchie fixe entre l’honorable et le vil. Ceux qui se vendent parce qu’ils sont affamés sont à l’origine des personnes honorables ; ils ne sont ni des inférieurs par nature ni des gens condamnés par la loi. Plongés dans ces circonstances par l’infortune et les fléaux de la guerre, ils demeurent ensuite des hommes avilis pour cent générations. Quel [souverain] serait celui qui faillirait à ses devoirs [face à cela]39 ?

22 La récurrence de ces mesures ad hoc combinée à la mise en place d’un arsenal juridique strict témoigne cependant d’une authentique volonté de lutter contre l’asservissement des hommes. Ce point mérite d’être souligné, tant il est oblitéré par les pratiques (contraires à l’esprit des premiers temps) que l’on observe durant la seconde moitié des Ming.

23 Du point de vue juridique, les voies menant à l’asservissement des hommes furent considérablement restreintes par l’inscription dans le Code de deux articles de loi. Le premier s’intitule « Recueillir et receler des enfants égarés ou perdus » (shouliu mishi zinü)40. Il visait principalement le recel et les trafics d’enfants égarés (mishi) ou en fuite (zaitao) et caractérisait trois délits distincts : la dissimulation (yincang), l’appropriation (shouliu), et la vente (mai) d’enfants perdus. Il avait pour principal effet de prohiber la plupart des formes d’appropriations de personnes (mineures mais aussi adultes) par un tiers étranger à la famille proche. Si cet article ne dit rien du rapt d’enfants non perdus ou égarés, ni des formes volontaires d’asservissement, et s’il demeure silencieux sur la capacité de vendre ou d’asservir ses propres enfants, il était complété par les dispositions d’un second article consacré aux enlèvements par la force ou la ruse.

24 Intitulé « Enlever une personne, enlever une personne dans le but de la vendre » (lüeren lüe mairen), ce second article caractérisait les enlèvements commis non seulement par un inconnu, mais aussi par un membre de sa propre famille41. En substance, il prohibait l’enlèvement par stratagème (shefang lüe), par recours à la séduction (youqu) ou par la supercherie commis par un étranger à la famille, y compris avec le consentement de la victime. Il proscrivait en outre le fait de vendre un cadet ou un inférieur de sa propre famille comme esclave, y compris son propre enfant, ainsi que le confirment divers commentaires. Voici celui de Gong Ju, l’auteur d’une encyclopédie du droit des Ming à la fin de cette dynastie : Cet article ne mentionne que le fait de vendre ses (petits-)enfants comme esclaves et non comme épouses ou concubines. Pourquoi ? Parce que le père, la mère, les oncles et les frères disposent d’un pouvoir exclusif. En vendant [leur enfant] comme esclave, ils en acceptent eux-mêmes l’outrage. [Une fille] vendue comme épouse ou concubine ne devient pas héritière. Cela n’a pas à être jugé [comme lorsqu’un fils est vendu] comme héritier [adoptif] en invoquant la loi sur le fait de transférer un (petit-)fils vers un autre patronyme en qualité d’héritier. Vendre une concubine comme servante est un délit grave tandis que vendre un (petit-)enfant comme esclave l’est moins. Parce qu’un (petit-)enfant est [une personne] que l’on a soi- même engendrée, tandis qu’une concubine porte toujours un autre patronyme42.

25 Ce commentaire apporte des éléments éclairants quant à la gravité, au regard de la loi, des ventes de personnes. Vendre un individu n’était pas condamnable en soi. En revanche, deux éléments pouvaient rendre la transaction illicite : l’identité du vendeur et la destination de la personne vendue. Un père et une mère jouissaient d’une

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 85

prérogative naturelle à présider au devenir de leurs descendants. De ce point de vue, vendre sa propre fille comme épouse ou concubine n’avait donc rien de condamnable. Vendre son fils comme enfant adoptif ne l’était pas plus, à condition cependant que les règles de l’adoption soient strictement respectées (transfert vers une famille portant le même patronyme et pour nulle autre finalité que d’assurer la perpétuation d’un lignage sans descendance mâle)43. Vendre sa concubine était en revanche illicite. Si l’on devait établir une analogie avec le droit de propriété, l’on pourrait dire que par le mariage, les parents transféraient à l’époux des pouvoirs relevant de l’ordre de l’usus et du fructus. Ils ne lui transféraient cependant pas le droit de disposer de leur fille (un abusus, en quelque sorte, mais restreint au droit d’aliénation et dépourvu de celui de destruction), droit qu’ils conservaient à l’état latent tant qu’aucun motif légitime ne venait mettre fin au mariage. C’est pour cette raison que vendre son enfant comme esclave était moins « grave » que de vendre sa concubine : en vendant son enfant, un père faisait simplement usage de sa prérogative de parent ; en vendant sa concubine, un époux s’arrogeait un droit qui n’était pas le sien. C’est aussi pour cela que la vente d’enfants comme esclaves était fréquente et tolérée en pratique, d’autant qu’elle était perçue comme un pis-aller préférable à la mort qui attendait les plus pauvres. Néanmoins, si la loi ne contestait pas aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants, le choix particulier de l’asservissement avait pour effet corollaire de provoquer un avilissement (jianru). Or, dégrader ou avilir une personne par la servitude relevait du seul monopole du pouvoir judiciaire avec lequel le pouvoir de décision des parents entrait de facto en concurrence. C’est pourquoi la loi l’interdisait.

26 Conjugués à l’interdiction faite au peuple de posséder des esclaves, les deux articles susmentionnés restreignaient considérablement les possibilités d’asservissement d’autrui. Les seuls phénomènes que les institutions du début des Ming n’encadraient pas distinctement étaient : d’une part la possibilité pour les dignitaires et fonctionnaires d’acheter et de vendre des sujets asservis ; et d’autre part l’asservissement volontaire sans intervention d’un tiers. Ce que la loi ne précisait pas non plus, c’est l’origine de ce que l’on pourrait appeler les esclaves légaux, c’est-à-dire ceux que fonctionnaires et ministres méritants étaient autorisés à posséder dans la limite de quotas. Il est cependant clair que seul le processus judiciaire était investi du pouvoir de créer des esclaves et que la servitude était exclusivement pensée comme un châtiment.

Un monopole de l’autorité judiciaire

27 L’asservissement ne figurait pas dans la liste des peines réglementaires du système pénal des Ming. Ce n’est pourtant pas autrement qu’il apparaît dans les documents institutionnels du début de la dynastie. Plus précisément, il faisait partie des mesures de saisie judiciaire (chaozha, jimo) susceptibles d’être infligées, par extension de responsabilité, aux membres de la famille d’un condamné. À la différence de la saisie des biens matériels, celle des personnes était toutefois réservée à des cas d’une gravité extrême. Zhu Yuanzhang prononça à plusieurs reprises la saisie et l’asservissement des parents de criminels condamnés à des peines capitales44. Les Commandements des grands Ming en restreignaient quant à eux l’usage aux crimes de trahison et de rébellion : Pour ce qui est des criminels dont les biens doivent être confisqués après inventaire, à l’exception des coupables de trahison et de rébellion, seuls peuvent être saisis les biens fonciers et bâtis ainsi que le bétail45.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 86

28 Le Code réservait lui aussi les peines d’asservissement (toujours en complément de la peine principale) à un nombre restreint de crimes portant atteinte à la stabilité de l’État ou à l’intégrité de la nation. Un exemple typique est celui du traitement des proches de criminels reconnus coupables de complot de rébellion et de grande sédition (moufan dani). Parmi les plus graves qui soient, ces crimes étaient non seulement passibles de la mort par démembrement des criminels eux-mêmes, mais les pères, grands-pères, fils, petits-fils, oncles et neveux, ainsi que tous ceux qui partageaient le foyer des coupables étaient également punis de mort en application du principe de coresponsabilité pénale. Tous leurs biens étaient en outre confisqués par les autorités. La loi ne prévoyait d’épargner que les garçons de moins de quatorze ans (mineurs) et les femmes (mères, filles, épouses, concubines, sœurs et brus), qui étaient asservis et affectés au service des familles de ministres méritants46. Le même principe s’appliquait aux épouses et enfants des coupables de haute trahison (moupan)47 ; aux familles de fonctionnaires coupables de manœuvres partisanes et de formation de cliques politiques48 ; ou encore aux moines et moniales ayant établi illégalement des monastères taoïstes et bouddhiques49. L’unique cas où la loi prévoyait l’asservissement comme peine principale était celui des Mongols et Semu (Semu ren)50 coupables de s’être mariés avec leurs semblables plutôt qu’avec des Chinois ou avec les membres d’une autre ethnie51.

29 En principe, l’asservissement était donc une peine rare, essentiellement prononcée en vertu du principe de coresponsabilité pénale, réservée à des groupes spécifiques et à des cas d’une extrême gravité, et présentant un fort caractère sexué. Elle était en effet applicable aux femmes (dans le cas des implantations illégales de monastères, elle ne s’appliquait qu’aux moniales), aux mineurs de moins de quatorze ans, aux plus âgés52 et à quelques groupes ethniques minoritaires, mais jamais aux adultes de sexe masculin de la population Han. Elle se voulait donc aussi, en quelque sorte, une mesure de clémence se substituant à la mort des personnes incriminées par extension de responsabilité.

30 Intrinsèquement, l’asservissement était conçu comme un châtiment et donc, en théorie, comme un monopole de la puissance publique. Ce constat est confirmé par les commentaires de nombreux juristes des Ming et des Qing. L’auteur du Recueil de documents importants des Ming (Ming huiyao), Long Wenbin (1824-1893), n’envisageait que deux origines possibles aux esclaves : les captifs de guerre et les membres des familles de criminels53. Pour le grand juriste Wang Kentang (1549-1613) aussi, un esclave était par essence un criminel condamné par extension de responsabilité pénale : Les hommes et les femmes condamnés à la servitude en vertu de l’extension de responsabilité sont différents des sujets honorables innocents. […] Les esclaves sont des personnes confisquées par les autorités. Ils ne sont pas semblables à la population inscrite sur les registres. C’est pour cela qu’ils sont différenciés des bons sujets54.

31 La distinction que fait Wang Kentang entre, d’une part, « les hommes et les femmes condamnés à la servitude en vertu de l’extension de responsabilité » et de l’autre « les sujets honorables innocents », témoigne de ce lien presque naturel entre asservissement et châtiment ; tout comme la remarque de Xue Yunsheng établissant qu’il ne pouvait y avoir d’esclaves authentiques que les criminels (voir supra). En d’autres termes, l’esclave – comme l’ensemble des « sujets dégradés » (jianmin) – se

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 87

distinguait du « sujet honorable » (liangmin, liangren), en ce qu’il était marqué par les stigmates d’un crime ou d’une faute.

Asservissement et coresponsabilité pénale : un lien ancien

32 La conception pénale de la servitude n’est cependant pas une innovation des Ming. Plusieurs éléments témoignent de l’existence d’un lien conceptuel, quasi organique et fort ancien, entre servitude et châtiment ; à commencer par l’incessant débat sur les origines du principe de coresponsabilité pénale (yuanzuo, lianzuo). Apparu à l’époque des Han (206 av.-220 ap. J.-C.), ce débat présente la particularité de s’articuler autour d’un ensemble de sources ayant précisément trait à la question des origines de l’institution servile. Il a eu très tôt une portée juridique, puisqu’il interroge la possibilité que le droit des anciens souverains – réputé simple et magnanime (kuanjian) – ait pu s’accommoder d’un principe aussi répressif que l’extension de la faute aux parents innocents d’un criminel55. Il s’inscrit plus largement dans le mouvement philologique d’exégèse et de reconstitution des textes canoniques, dans la mesure où il touchait aussi (et même en premier lieu) à l’interprétation des Classiques.

33 Plus spécifiquement, ce débat pose de manière récurrente la question du sens de la phrase « [Si vous n’obéissez pas à mes commandements], je vous ferai mettre à mort [devant les esprits de la Terre] et ferai exécuter vos enfants » (Yu ze nulu ru) que Qi, souverain légendaire de la dynastie des Xia, fit retentir à l’adresse de ses troupes avant de les mener au combat56. Toute la question repose sur le sens du caractère nu qui, d’exégèses anciennes en analyses étymologiques plus récentes, a été interprété alternativement comme ayant le sens de « fils », d’« esclave », de « travail forcé » ou d’« exécution »57. Qi menaçait-il ses hommes de mort s’ils ne remplissaient pas leur devoir ou menaçait-il d’exécuter aussi leurs fils ? Menaçait-il de les exécuter et d’asservir leurs descendants ? Ou bien menaçait-il de les exécuter ou de les asservir ?

34 Quel que fût le sens originel de l’expression nulu dans ce passage du Classique des documents (Shangshu), et qu’elle soit ou non le témoignage le plus ancien du principe de coresponsabilité pénale dans l’histoire juridique chinoise, l’on ne peut qu’être frappé de constater que la question des origines du principe de coresponsabilité pénale renvoie systématiquement à celle de l’asservissement. Cela ne signifie certes pas qu’il existait une relation exclusive entre esclavage et coresponsabilité pénale, mais cela révèle néanmoins une conception profondément judiciaire de l’asservissement.

35 Cette conception de la servitude comme étant par nature un châtiment était déjà présente dans la pensée légiste, notamment chez Shang Yang (?-338 av. J.-C.), le réformateur du royaume de Qin58. On en retrouve la trace dans les Rites des Zhou (Zhouli) et leurs divers commentaires, où la servitude apparaît comme la peine privilégiée dans les cas où l’on impliquait pénalement les proches d’un criminel : « Celui qui a commis un grand crime doit le payer de sa vie. Ses fils et ses filles seront quant à eux confisqués par les autorités de la sous-préfecture59. » Elle est encore illustrée à la fin du IIIe siècle de notre ère dans un passage de la « Biographie de Mao Jie » (tirée de la Chronique des Trois royaumes) qui s’ouvre sur une autre citation du Classique des documents : Depuis les saints empereurs et les rois éclairés, le châtiment s’abat aussi sur les épouses et la progéniture [du criminel]. Le Livre des documents dit : « Si ceux qui sont à droite ne remplissent pas leur office et ceux qui sont à gauche ne remplissent

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 88

pas le leur, je condamnerai leurs enfants avec eux. » Parmi les fonctions du ministère de la justice se trouvait celle d’affecter les fils [de criminels] au département du service pénal et les filles [aux services] des batteurs de pilon et des travailleurs de bois sec. Selon la loi des Han, les enfants et les épouses des criminels étaient saisis et asservis. Ils étaient marqués au visage. La peine de la marque, telle que prévue dans le droit des Han, existait déjà dans les anciennes institutions. De nos jours [fin du IIIᵉ siècle de notre ère] les véritables esclaves ont pour ancêtres des criminels. Bien que cent générations se soient écoulées, l’on continue de les marquer au visage et de les offrir aux fonctionnaires60.

36 Certes, tant les sources transmises que les textes exhumés montrent que dès les Han la possession d’esclaves n’était déjà plus un monopole de l’autorité publique et qu’il existait à cette époque un véritable marché pour le commerce des esclaves dont les opérateurs pouvaient être aussi bien publics que privés61. Néanmoins, nombre de travaux montrent aussi que si l’usage des esclaves n’était plus réservé aux seuls services administratifs, la capacité de produire des esclaves était toujours un attribut de la puissance publique et l’esclave demeurait, au moins en théorie, l’ennemi, l’étranger ou le condamné62.

37 L’histoire des origines et des évolutions de la conception de l’esclavage en Chine doit encore être écrite. Mais quantité d’indices laissent à penser que ce que l’on peut observer de l’esprit des lois des Ming était déjà présent longtemps auparavant : qu’il s’agisse de la conception de l’esclavage comme un châtiment ; du lien privilégié entre peine d’asservissement et principe de coresponsabilité pénale ; de l’usage de cette peine pour des crimes particulièrement graves63 ; du caractère fortement sexué de la servitude64 ; ou bien encore de l’attitude ambivalente du pouvoir impérial vis-à-vis de l’asservissement non-judiciaire et de la possession d’esclaves à titre privé, oscillant entre laisser-faire (l’asservissement étant préférable à la mort) et interventionnisme (le bon gouvernement exigeait des empereurs qu’ils luttent contre ces pratiques, autant pour des raisons fiscales que par souci de compassion)65.

Esclavage et travail pénal

38 La nature pénale de l’esclavage s’exprime également (peut-être de manière plus ténue) à travers la porosité persistante entre deux phénomènes que nous tenons habituellement pour distincts, à savoir le travail pénal et l’esclavage. Celle-ci apparaît dès l’époque des Qin et des Han, à propos de laquelle Robin Yates a montré que s’il existait une distinction assez nette entre les statuts de captif, de travailleur pénal et d’esclave, ceux-ci se substituaient fréquemment les uns aux autres en fonction des circonstances et des besoins66.

39 Aux époques plus tardives, cette porosité entre le travail pénal et la servitude est moins immédiatement perceptible. Il est cependant évident que la servitude s’est perpétuée à travers les âges (avec d’importantes variations) comme une composante du travail pénal accompagnant la plupart des peines dites « d’exil »67. Au début des Ming, on observe que l’asservissement est aussi une alternative à d’autres formes de travail pénal infligées par extension de la responsabilité pénale68. Mais c’est principalement dans la définition donnée de la peine réglementaire de « servitude pénale » (tu) que l’on retrouve cette proximité entre la servitude et le travail forcé.

40 C’est à partir des Zhou du Nord (557-581) que le terme tu aurait commencé à être employé de manière standardisée pour désigner la peine réglementaire de travaux

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 89

forcés (ou « servitude pénale ») telle qu’on la retrouve dans les codes pénaux à partir des Tang. Auparavant, tu désignait aussi bien le travail effectué pour un service administratif (contraint ou non) que le condamné lui-même69. Sous les Ming, la peine de servitude pénale (aussi nommée tuyi ou « corvée pénale ») consistait, pour ce que l’on en sait, à déporter les condamnés et à les affecter à des tâches éprouvantes pour le compte des administrations locales70. Selon l’auteur de fiction et néanmoins fin connaisseur du système juridique Tang Hairuo (1550-1617) : Par tu sont désignées les personnes qui, ayant commis des crimes graves, se trouvent retenues et placées sous la supervision de l’administration pour effectuer des travaux de force tels que transporter du charbon, déplacer des briques, faire bouillir le sel ou fondre le fer. Elles se consacrent entièrement à des tâches pénibles pour racheter leurs crimes jusqu’au jour où, ayant effectué leur terme, elles sont relâchées71.

41 Si les spécialistes de l’histoire du droit chinois traduisent aujourd’hui tu par « servitude pénale » plutôt que par « travaux forcés », c’est essentiellement parce que depuis le Code des Tang cette peine a été précisément définie comme une peine d’asservissement alors que, de toute évidence, elle s’apparente plutôt à du travail forcé. Le Code des Tang commenté et expliqué (Tang lü shuyi) énonce : [Les condamnés à] la servitude pénale sont des esclaves, parce qu’ils sont avilis par la servitude. Il est dit dans les Rites des Zhou : « Les esclaves sont des hommes que l’on a affectés au service de la servitude pénale. » Il est aussi dit : « Ils sont chargés d’accomplir des tâches et placés dans des enceintes fermées où ils sont soumis à la discipline. » […] Tout cela est comparable à la peine dénommée tu. Celle-ci est donc apparue à l’époque des Zhou72.

42 Ce commentaire reliant la servitude pénale à l’esclavage fut par la suite régulièrement repris par les commentateurs et juristes des Ming. Wang Qi (1530-1615) le reformula de sorte à établir une continuité historique directe entre l’asservissement pénal des Zhou, les peines de travaux forcés des Han et la peine dite tu établie sous les Tang puis reprise par les Ming : [Les condamnés à] la servitude pénale sont des esclaves, parce qu’ils sont avilis par la servitude. Cela signifie que lorsque des hommes étaient confiés au service pénal, ils étaient, selon la loi, assignés à des tâches pour le compte de l’administration. Cela correspond aux [peines] de chengdan [surveillance et construction des murailles] et de chong [décorticage du riz] de l’époque des Han. Les Tang portèrent au nombre de cinq les trois degrés du système élaboré par l’empereur Wen des Sui, et les Ming les conservèrent73.

43 Rappelant les débats sur la signification du caractère nu dans le Classique des documents, d’aucuns considèrent cependant que la corrélation entre esclavage et peine de servitude pénale ne tenait pas compte des exégèses antérieures et procèderait d’une confusion du caractère nu (esclave) avec son homophone 伮, lui-même issu d’un caractère signifiant « produire un effort » ou « extraire le travail » de quelqu’un (et non l’asservir)74.

44 Quoi qu’il en soit, le fait que la définition de la peine désignée par tu proposée dans les commentaires du Code des Tang renvoie aux sources mobilisées pour identifier les origines du principe de coresponsabilité pénale et de l’esclavage témoigne de l’existence d’un lien pérenne entre la coresponsabilité pénale, l’asservissement pénal, le travail forcé et (ainsi que le suggère très clairement le passage cité précédemment), les notions de dégradation personnelle et d’avilissement.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 90

Conclusion

45 Pour saisir les caractères définissants du statut d’esclave en Chine impériale tardive, la présente étude s’est appuyée sur une lecture des sources institutionnelles promulguées par le fondateur des Ming. Peu loquaces lorsqu’il s’agit de proposer une définition positive de l’identité d’esclave, ces documents ont donc été largement négligés par l’historiographie du fait servile en Chine. Leur examen attentif permet cependant de dépasser le discours habituel qui consiste à réduire le statut des nubi à un ensemble, plus immédiatement perceptible il est vrai, de discriminations juridiques. Ces documents font en particulier ressortir une conception résolument pénale de la nature et des fonctions de l’asservissement des hommes. Cette conception de l’esclavage n’est assurément pas caractéristique des Ming. Le détour effectué par les sources d’époques plus éloignées a révélé l’existence d’un lien étroit et fort ancien entre l’identité d’esclave et celle de criminel. L’ensemble des débats philologiques et juridiques antérieurs aux Ming démontre en effet que l’asservissement a toujours eu pour fonction essentielle de châtier, en vertu du principe d’extension de la responsabilité pénale, les membres des familles de criminels reconnus coupables de crimes portant atteinte à la stabilité de l’État. Bien que peu innovante, la politique de Zhu Yuanzhang en matière d’esclavage se caractérise néanmoins par une volonté affirmée de réhabiliter ce principe et de rompre avec les pratiques de la dynastie précédente dont il ne cesse de dénoncer la « dégénérescence ». La prolifération de l’asservissement privé à partir du XVe siècle témoigne cependant de l’échec de cette entreprise. Est-ce à dire que l’étude des normes et concepts dans lesquels s’enracine l’identité d’esclave serait sans la moindre pertinence dans l’étude du fait servile en Chine impériale tardive ?

46 Une prise en considération accrue des normes et des concepts supposés régir les pratiques serviles ouvre potentiellement la voie à une connaissance plus fine de ces pratiques. Malgré l’écart chronique (et considérable) entre l’esprit des institutions, les moyens alloués à en faire respecter la lettre, et la réalité des pratiques, l’identité criminelle de l’esclave n’a jamais cessé, jusqu’à la fin de l’ère impériale, d’être au cœur de la conception de la servitude. Nous retrouvons ce principe dans les débats sur la décadence de la société à la fin des Ming. Il demeura aussi central dans les sources du droit domestique des Ming et des Qing, puisque les règlements claniques présentent toujours l’asservissement comme la rétribution, sinon d’un crime, à tout le moins d’une faute. Il fut encore réaffirmé avec force par les défenseurs du processus abolitionniste entre 1906 et 1910. L’invariante centralité de ce principe dans la conception de l’esclavage devrait à tout le moins conduire à s’interroger sur l’influence qu’il a pu exercer sur les pratiques serviles – tâche que l’historiographie a à peine effleurée à ce jour. Dans une perspective plus large, rappelons également que les normes et catégories chinoises de la servitude se retrouvent dans d’autres contextes, notamment ceux du Japon et de la Corée prémodernes, où elles ont été adaptées et ont pu contribuer à produire des systèmes parfois radicalement différents. L’histoire du fait servile en Asie orientale reste à écrire et ne saurait par conséquent faire totalement abstraction d’une approche comparative fondée sur l’étude des normes de la servitude.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 91

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

CHEN Shou 陳壽et al. (fin IIIe siècle). Sanguo zhi 三國志 (Chronique des Trois royaumes). Pékin, Zhonghua shuju, 1973.

FU Fengxiang 傅鳳翔 (1539). Huang Ming zhaoling 皇明詔令 (Décrets et proclamations des Augustes Ming). Repr. in Siku quanshu cunmu congshu (shibu), 58 : 1-447.

GAO Ju 高舉 (1610). Ming lü jijie fuli 明律集解附例 (Code des Ming accompagné de commentaires et des lois complémentaires). Pékin, Xiuding falüguan, 1908.

GONG Ju 貢舉 (fin Ming). Da Ming longtou biandu pangxun lüfa quanshu 大明龍頭便讀傍訓律法全書 (Encyclopédie du droit des grands Ming commentée avec lectures complémentaires en haut de page). Tōyō Bunka, Collection Niida.

GUAN Zhidao 管志道 (1602). Congxian weisu yi 從先維俗議 (Propositions pour préserver les coutumes en suivant l’exemple des anciens). Repr. in Siku quanshu cunmu congshu (zibu), vol. 88 : 186-540.

HE Liangjun 何良俊 (1569). Siyou zhai congshuo 四友齋從說 (Œuvres de l’académicien du Hanlin He [Liangjun]). Pékin, Zhonghua shuju, 1997.

KONG Yingda 孔穎達 (653). Shangshu zhengyi 尚書正義 (Sens corrigé du Classique des documents). Pékin, Zhonghua shuju, 1986.

LEI Menglin 雷夢麟 (1563). Dulü suoyan 讀律鎖言 (Notes marginales pour la lecture du Code). Pékin, Falü chubanshe, 2000.

LONG Wenbin 龍紋彬 (1887). Ming huiyao 明會要 (Recueil de documents importants des Ming). Pékin, Zhonghua shuju, 1956.

LÜ Ben 呂本 et al. (1602). Ming Taizu baoxun 明太祖寶訓 (Les précieuses admonestations de l’empereur Taizu des Ming). Taipei, Academia Sinica, 1967.

Ming Taizu [gao Huangdi] shilu 明太祖高皇帝實錄 (Annales véridiques du Haut empereur Taizu des Ming [1418]). Huang Zhangjian 黄彰健et al. (éd.). Taipei, Zhongyang yanjiuyuan lishi yuyan yanjiusuo, 1962-1968.

SHEN Jiaben 沈家本 (1929). Lidai xingfa kao 歷代刑法考 (Étude sur le droit pénal des différentes époques). Pékin, Zhonghua shuju, 1985.

SHEN Shixing 申時行et al. (1587). Da Ming huidian 大明會典 (Recueil des institutions des grands Ming). Repr. in Xuxiu siku quanshu, 789-792.

SIMA Qian 司馬遷 (91 av. J.-C.). Shiji 史記 (Mémoires historiques). Pékin, Zhonghua shuju, 1959.

TAN Qian 談遷 (1650). Zaolin zazu 棗林雜俎 (Mélanges de la forêt des jujubiers). Repr. in Xuxiu siku quanshu, 1134-1135.

TANG Hairuo 湯海若 (fin Ming). Gujin lütiao gong’an 古今律條公案 (Cas judiciaires anciens et récents mis en relation avec les articles du Code). Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 1990.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 92

WANG Kentang 王肯堂 (préf. 1612). Da Ming lü fuli jianshi 大明律附例箋釋 (Une explication du Code des grands Ming avec lois complémentaires). Tōyō Bunka, collection Oki.

WANG Qi 王圻 (1586). [Ming Wanli] Xu wenxian tongkao 明萬曆續文獻通考 (Suite à l’Examen général des documents institutionnels de l’ère Wanli des Ming). Repr. in Xuxiu siku quanshu, 762.

WEI Zheng 魏徵et al. (636). Suishu 隨書 (Histoire des Sui). Pékin, Zhonghua shuju, 1973.

XUE Yunsheng 薛允升 (1901). Tang-Ming lü hebian 唐明律合編 (Édition conjointe des lois des Tang et des Ming). Pékin, Falü chubanshe, 2000.

Yuzhi dagao sanbian 御制大誥三編 (Suite aux Grands avertissements impériaux [1387]). Repr. in Xuxiu siku quanshu 862 : 307-349.

Yunjian zazhi 雲間雜誌 (Notes variées sur Songjiang [1615]). Repr. in Siku quanshu cunmu congshu (zibu) 244 : 476-513.

ZHANG Lu 張鹵 (1579). Huang Ming zhishu 皇明制書 (Documents institutionnels des Augustes Ming). Repr. in Xuxiu siku quanshu 788.

ZHANG Tingyu 張廷玉et al. (1739). Mingshi 明史 (Histoire des Ming). Pékin, Zhonghua shuju, 1974.

ZHANGSUN Wuji 長孫無忌et al. (653). Tanglü shuyi 唐律疏議 (Code des Tang commenté et expliqué). Pékin, Zhonghua shuju, 1983.

ZHENG Xuan 鄭玄, JIA Gongyan 賈公顏 (1815). Zhouli zhushu 周禮註疏 (Les Rites des Zhou annotés et commentés). Pékin, Beijing daxue chubanshe, 1999.

Sources secondaires

CAI Shuheng 蔡樞衡 (2005). Zhongguo xingfa shi 中國刑法史 (Histoire du droit pénal chinois). Pékin, Zhongguo fazhi chubanshe.

CHEVALEYRE Claude (2012). « Acting as Master and Bondservant. Considerations on Status, Identities and the Nature of “Bond-servitude” in Late Ming China ». In STANZIANI, Alessandro (dir.), Labor, Coercion, and Economic Growth in Eurasia, 17th-20th Centuries. Leyde, Brill : 237-272.

CONSTANT Frédéric (2016). « Punir par l’espace : la peine d’exil dans la Chine impériale ». Extrême- Orient, Extrême-Occident, 40 : 13-38.

CROSSLEY Pamela Kyle (2011). « Slavery in Early Modern China ». In ELTIS David et ENGERMAN Stanley L. (dir.), The Cambridge World History of Slavery. Cambridge, Cambridge University Press, 3 : 186-213.

FARMER Edward L. (1995). Zhu Yuanzhang and Early Ming Legislation. The Reordering of Chinese Society following the Era of Mongol Rule. Leyde : Brill.

HO Ping-ti (1962). The Ladder of Success in Imperial China. Aspects of Social Mobility, 1368-1911. New- York, Columbia University Press.

HUCKER Charles O. (1975). China’s Imperial Past. An Introduction to Chinese History and Culture. Palo Alto, Stanford University Press.

JIANG Yonglin (2005). The Great Ming Code. Da Ming Lü. Seattle, University of Washington Press.

JING Junjian 經君健 (1993). Qingdai shehui de jianmin dengji 清代社會的賤民等級 (La strate des sujets dégradés dans la société des Qing). Hangzhou, Zhejiang renmin chubanshe.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 93

LEGGE James (1865). The Shoo King or The Book of Historical Documents. Repr. Taipei, SMC Publishing, 1991.

LIANG Qichao 梁啟超 (1925). « Zhongguo nuli zhidu » (Le système esclavagiste chinois). Qinghua xuebao, 2(2) : 527-553.

LONG Ansheng 龍安生 (2003). « Shangshu Ganshi bingfei lianzuo zhidu zhi yuan » 尚書甘誓並非連 坐制度之源 (Le Serment fait à Gan du Classique des documents n’est nullement à l’origine du système de corresponsabilité pénale). Shaoguan xueyuan xuebao, 24(1) : 22-25.

LUO Kaiyu 羅開玉 (2009). « Qin Han Sanguo shiqi de nuli – Yi Chengdu weili 秦漢三國時期的奴隸 —以成都為例 » (Les esclaves à l’époque des Qin, des Han et des Trois royaumes. L’exemple de Chengdu). Chengdu daxue xuebao, 6 : 9-18.

MAZUMDAR Sucheta (2011). « Rights in People, Rights in Land : Concepts of Customary Property in Late Imperial China ». Extrême-Orient, Extrême-Occident, 23 : 89-107.

MIERS Suzanne (2004). « Slavery : A Question of Definition ». In CAMPBELL Gwyn (dir.), The Structure of Slavery in Indian Ocean Africa and Asia. Londres, Frank Cass : 1-16.

PATTERSON Orlando (1982). Slavery and Social Death. A Comparative Study. Cambridge [Mass.], Harvard University Press.

SMITH Adam (1843) [1776]. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Traduit par Germain Garnier. Paris, Guillaumin.

SUN Qiang 孫強 (2012). « Wan Qing guominxing pipan zhong de nuli huayu bianxi » 晚清國民性批 判中的奴隸話語辨析 (Analyse de la phraséologie esclavagiste dans la critique nationaliste de la fin des Qing). Xi’an dianzi keji daxue xuebao, 22(2) : 74-80.

TESTART Alain (2001). L’Esclave, la dette et le pouvoir. Paris, Errance.

WANG Shijie 王世杰 (1925). Zhongguo nubi zhidu 中國奴婢制度 (Le système des dépendants en Chine). Pékin, Guoli Beijing daxue chubanbu.

WILL Pierre-Étienne (2007). « L’histoire n’a pas de fin ». In DELMAS-MARTY Mireille et WILL Pierre- Étienne (dir.), La Chine et la démocratie. Paris, Fayard : 7-40.

WU Han 吳晗 (1961). Dengxia ji 燈下集 (Recueil à la lumière de la lanterne). Pékin, Sanlian shudian.

WU Wei 伍為 (2008). « Tu zhi yiyi yanbian » 徒之意義演變 (Les évolutions de la signification de tu). Fazhi yu shehui, 6 : 176.

YATES Robin D. S. (2014). « The Changing Status of Slaves in the Qin-Han Transition ». In PINES, Yuri et al. (dir.), Birth of an Empire. The State of Qin Revisited. Berkeley, University of California Press.

ANNEXES

Glossaire Chaozha 抄劄 Chi 笞 Da Ming lü 大明律

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 94

Ganshi 甘誓 Gongchen 功臣 Guo Ying 郭英 Guoyou gongji 果有功跡 Jimo 籍沒 Jianmin 賤民 Jianru 賤辱 Kuanjian 寬簡 Lan Yu 藍玉 Lianzuo 連坐 Liangren 良人 (liangmin 良民) Li Shuqi 李潻竒 Liu 流 Lüeren lüemai ren 畧人、畧賣人 Mai 賣 Mishi 迷失 Moguan weinu 沒官為奴 Moufan dani 謀反大逆 Moupan 謀叛 Nu 孥 (occurrence dans le Classique des documents) ; 奴/伮 (esclave) ; 努 (effort) Nubi 奴婢 Nujun 奴軍 Nupu 奴僕 Qi 启 Semu ren 色目人 Shangshu 尚書 Shefang lüe 設方畧 Shouliu mishi zinü 收留迷失子女 Shumin 庶民 Si 死 Tu(yi) 徒(役) Wuxing 五刑 Yincang 隱藏 Youqu 誘取

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 95

Yu ze nulu ru 予則孥戮汝 Yuanzuo 緣坐 Zaitao 在逃 Zhang 杖 Zhu Yuanzhang 朱元璋

NOTES

1. Crossley 2011 : 210. 2. Crossley 2011 : 186. Sur la place de la rhétorique de l’esclavage à la fin des Qing, cf. Will 2007 : 23-27, Sun 2012. 3. Liang 1925, Wang 1925. 4. Crossley 2011 : 210-211. Chaque année, les autorités chinoises célèbrent l’« abolition de l’esclavage » (ou du « servage », la terminologie étant fluctuante) au Tibet en 1959. 5. Pour Orlando Patterson, une erreur fréquente consiste à exclure de la recherche toute société dans laquelle le phénomène n’atteint pas une importance structurelle ou systémique marquée. Patterson 1982 : X. 6. Ainsi que le remarque Alain Testart, le sort de l’esclave semblant s’améliorer dans les sociétés où il existe un pouvoir central fort (Adam Smith disait « arbitraire »), l’esclavage y « prend des formes adoucies telles qu’on ne le reconnaît point » et ne semble pas assez important pour que l’on s’y intéresse. Testart 2001 : 52-53, Smith 1776 : liv. 4, chap. 7, 208. 7. L’objet du présent article n’est pas de justifier le choix de rendre cette catégorie par « esclaves ». Je n’entends pas que ce parti pris soit accepté sans réticence. S’il mérite assurément d’être débattu, il ne saurait être disqualifié sur la base de simples présupposés (parce que c’est « la Chine », parce que la période considérée est « féodale », ou parce que nous avons à faire à une forme de servitude endogène). 8. Pour une discussion générale des attributs de l’esclavage, cf. Miers 2004 : 1. Sur les difficultés de sa transposition sur le droit des personnes en Chine impériale, cf. Mazumdar 2001 : 89-91. 9. Yunjian zazhi 1615 : 3/7b-8a. 10. On trouvera un exemple des cohortes d’esclaves servant uniquement à affirmer le prestige de leur maître dans He 1569 : 320-321. 11. Chevaleyre 2012 : 243-244. 12. Wu 1961 : 76. 13. Zhang 1579. Les textes institutionnels réunis dans cette collection étaient chargés d’une force normative (constitutionnelle, oserait-on dire) parce qu’ils émanaient du « grand ancêtre » fondateur de la dynastie. 14. À propos des textes normatifs du début des Ming mobilisés dans le présent travail, cf. Jiang 2005 : xl-lxxxviii et Farmer 1995 : chap. 3. 15. Zhang 1579: 1/46b-47a, 50b.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 96

16. Zhang 1579 : 1/15b. Les fils nés de servantes recevaient la même part d’héritage que ceux nés des épouses légitimes. 17. Lü 1602 : 2/28a. 18. Lü 1602 : 2/14a-b. 19. Les cinq peines régulières du Code des grands Ming étaient : 1. la petite bastonnade (chi) ; 2. la grande bastonnade (zhang) ; 3. la servitude pénale (tu) ; 4. le bannissement (liu) ; et 5. la mort (si). 20. Étaient considérés comme ministres méritants les serviteurs de l’État qui avaient « effectivement accompli une œuvre méritoire » (guoyou gongji). Zhang 1579 : 3/47b. 21. Autant de pratiques qui avaient cours bien avant les Ming. Shen 1929 : 400. 22. Long 1887 : 970. 23. 官員之家役使奴婢,稽考唐制,王公之家不過二十人,官一品不過十二人,二品 不過十人,三品不過八人。如有多餘之數,與民一體當差. Ming Taizu shilu : 3118. 24. Tan 1650 : 1/11b. Shen 1587 : 178/12b. 25. Guan 1602 : 2/61a. 26. 庶民下賤,本當服勤致力,不得存養奴婢。惟功臣家有之。庶人而存留畜養,是 僭分矣,故杖一百,其存養男女即放從良。此別貴賤之等,是皆正倫理厚風俗而窒 亂源. Gao 1610 : 4/9b, 11a. 27. Guan 1602 : 2/62a. Lei 1563 : 123, 451. 28. Guan 1602 : 2/61a. Natif de Taicang, Guan Zhidao est connu pour son implication dans les débats intellectuels et pour sa réflexion sur la crise de la fin des Ming. 29. La possession excessive d’esclave fut par exemple retenue contre Guo Ying (1335-1403) et Lan Yu (?-1393), parmi tant d’autres. Zhang 1739 : 3822, 3863-3866. 30. Gao 1610 : 4/11a. 31. Voir le cas de Li Shuqi, qui s’attira les foudres de l’empereur pour de nombreux crimes, dont l’achat de sujets ordinaires et l’emploi d’esclaves dans sa maison. Yuzhi dagao sanbian : 78b-79a. 32. 存養奴婢者,重在庶民二字。庶民之家當自服勤勞,安得存養。故以禁之. D’après Jing 1993 : 139. 33. Ming Taizu shilu : 1378-1379. 34. Hucker 1975 : 288. 35. Ming Taizu shilu : 1352. 36. Long 1887 : 950. 37. 曩因元末大亂,所在人民,或歸鄉里,或避難地方。勢孤力弱,或貧乏不能自 存,於庶民之家爲奴者,詔書到日,卽放爲良。毋得羁留强令爲奴 […]。功臣及有官 之家不在此限. Fu 1539 : 2/4b-5a. 38. Ming Taizu shilu : 2688, 3550-3551. 39. 古者,良賤有定品。以饑餓自賣者,本良人也,既非氣類之本卑,又非刑律之收 坐。不幸兵荒潛身於此,遂將為百世賤人。屍此責者,其誰乎?Xue 1901 : 599. 40. Gao 1610 : 4/11b-15a. 41. Gao 1610 : 18/53b-61b. 42. Gong (fin Ming) : 6/24b.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 97

43. Gao 1610 : 4/9b. 44. Par exemple : Yuzhi dagao sanbian : 40b. 45. 凡犯籍沒者,除反叛外,其餘罪犯止沒田產孳畜. Zhang 1579: 1/46a. 46. Gao 1610 : 18/1a-4a. 47. Gao 1610 : 18/4a-6b. 48. Gao 1610 : 2/37a-40a, 41b-42b. 49. Gao 1610 : 4/7a-9a. 50. Groupes musulmans d’Asie centrale ralliés aux Mongols sous les Yuan. 51. Gao 1610 : 6/36a-37b. 52. Gao 1610 : 1/56b. 53. Long 1887 : 970. 54. 男女緣坐而為奴婢,與無罪良民不同。[…] 奴婢,是沒官之人。不齒於編氓者, 故與良人有辨. Wang 1612 : 20/15b. 55. Shen 1929 : 385. 56. « Serment fait à Gan » (Ganshi), Classique des documents. Cf. Kong 653 : 7/2b (traduit d’après Legge 1865 : 155). 57. Long 2003 : 22-23. Kong 653 : 8/5b-6a. 58. Sima Qian (91 av. J.-C.) : 2230. 59. Zhouli zhushu : 956. 60. 自古聖帝明王,罪及妻子。書云:左不共左,右不共右,予則孥戮女。司寇之 職,男子入于罪隷,女子入于舂槀。漢律,罪人妻子沒為奴婢,黥靣。漢法所行黥 墨之刑,存於古典。今真奴婢祖先有罪,雖歷百世,猶有黥面供官. Chen Shou (fin III ᵉ siècle) : 376. 61. Luo 2009 : 9-10, 13-14. 62. Luo 2009 : 15. Shen 1929 : 396. 63. Wei Zheng 636 : 699. 64. Shen 1929 : 84. 65. Shen 1929 : 394, 402-415. 66. Yates 2014 : 212, 223. 67. Constant 2016. 68. C’est ce que suggère le texte de 1384 mentionné supra. 69. Wu 2008 : 176. 70. Gao 1610 : 1/96a. 71. 徒者,謂人犯罪重,拘收在官監遣,力役運炭、搬磚、煎鹽、炒鐵,一專心苦之 事,以贖其罪,待限滿放還. Tang (fin Ming) : 10. 72. Zhangsun 653 : 4. 73. 徒者,奴也。蓋奴辱之。謂男子入於罪戻,法當任以工役。即漢之城旦舂是也。 唐因隋文帝制三等加為五等,明仍之. Wang 1586 : 4029. 74. Cai 2005 : 86-87.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 98

RÉSUMÉS

« Châtier pour punir » se propose d’explorer l’identité des « esclaves » (nubi 奴婢) en Chine impériale tardive. En s’appuyant sur les sources juridiques et institutionnelles d’époque Ming (1368-1644), cet article examine les caractéristiques intrinsèques du statut d’esclave et s’attache en particulier à mettre en évidence l’existence d’un lien conceptuel fort (et très ancien) entre asservissement et châtiment. Ce faisant, cet article entend contribuer au renouveau des études concernant l’histoire du fait servile en Chine impériale, sujet trop peu étudié par les études chinoises occidentales et dont les aspects conceptuels, pourtant fondamentaux, ont été négligés par les historiens chinois.

“Enslavement as a punishment” explores the identity of “slaves” (nubi 奴婢) in late imperial China. Based on a close examination of institutional and legal sources promulgated under the Ming (1368-1644), this article proposes a reinterpretation of slaves’ status by shedding a new light on the strong (and ancient) conceptual link between enslavement and punishment—in particular on the conception of enslavement as a means to extend incriminations to a criminal’s kin and family. In so doing, this article aims at contributing to renew the interest for the social history of slavery in China, a field that has received little attention from Western Chinese studies and the conceptual dimensions of which have been neglected by Chinese historians.

本文運用明代的法律文獻來分析明政府有關奴婢的法律思想。前人對於奴婢身份和地位的研 究,一般注重於奴婢的社會地位或生活概況,很少關注對其法律思想和法律概念的界定。本 文研究奴婢身份的內在特性,並指明奴性和懲罰之間的概念關係。作為一種對明代奴婢身份 的新視角研究,本文也希望能夠激励西方中國學學者對此稀罕領域的研究,同時充填中國歷 史學者在基本概念層次上的不足。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 99

Le couple dans la famille guerrière durant la seconde moitié de l’époque d’Edo (XVIIIe-XIXe siècle) : la question du mariage et du concubinage The Couple in Samurai Families during the Second Half of the Edo Period (18th-19th Century) : About Mariage and “Mekake” 近世後期(18〜19世紀)の武家における男女の関係―婚姻と妾 について

Segawa Yūta Traduction : Sarah Vallette d’Osia

***

1 Quelques années après la restauration de Meiji, entre 1874 et 1875, Mori Arinori1 écrit dans la revue Meiroku (L’An 6 de Mei[ji]) : Le maintien du lignage est un aspect important de la morale occidentale. Or, ce n’est pas toujours le cas en Asie. Par exemple, notre pays (le Japon) n’accorde pas particulièrement d’importance à la préservation des liens du sang. Pour cette raison, l’idée d’une « voie du mariage » impliquant que les relations sexuelles soient exclusivement réservées au couple marié, n’existe pas chez nous. De ce fait, l’éthique propre à l’Occident nous échappe2.

2 Selon Mori, qui a effectué un voyage d’étude aux États-Unis entre 1865 et 1868, « les étrangers considèrent le Japon comme l’un des pays les plus débauchés du monde3 », renvoyant au fonctionnement interne de la maisonnée guerrière ainsi qu’aux coutumes maritales qui prévalaient alors. C’est dans l’optique de pallier cette vision que Mori va décréter la nécessité d’une législation sur le mariage4. Par ce biais, il espère faire

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 100

changer la mentalité japonaise, laquelle n’attache guère de prix aux liens du sang ainsi qu’à l’ascendance de la mère de l’héritier. Dans son « Saishō-ron » (Réflexions sur les épouses et les concubines), il s’attaque tout particulièrement au concubinage, ainsi qu’au fait de permettre à l’enfant illégitime ou adopté5 de pouvoir prendre la succession de la maisonnée : En cas d’absence d’enfant mâle du côté de l’épouse, la coutume permet à celui de la concubine de devenir l’héritier de la maisonnée. Si l’enfant issu de l’épouse jouit du même droit de succession que le fils né de la concubine, les titres d’époux et d’épouse n’ont plus de valeur. À partir du moment où l’enfant d’une domestique a les mêmes chances de pouvoir perpétuer la lignée que celui de l’épouse, le mariage est non seulement inconsistant en nature mais il ne possède pas non plus d’existence sur le papier. Dans ces conditions, comment les liens entre parents et enfants, entre frères et sœurs, ainsi que les liens familiaux en général peuvent-ils exister6 ?

3 En somme, si les enfants illégitimes, au même titre que les enfants légitimes, ont la possibilité de prendre la succession de la famille, la valeur du mariage disparaît et, avec cette disparition, c’est la définition de la famille elle-même qui est ébranlée. Cette logique va conduire Mori à chercher à abolir le concubinage. Avant même la parution du « Saishō-ron », en 1873 (Meiji 6), il constitue autour de lui un cercle d’intellectuels, le Meirokusha (société de l’an 6 de Mei[ji]), rassemblant des penseurs « occidentalistes » soutenant son opinion : parmi eux, on peut citer Fukuzawa Yukichi7 ainsi que Nakamura Masanao8. Ce thème va devenir une des revendications principales du mouvement d’occidentalisation, relayée par des slogans tels que « ouverture à la civilisation » (bunmei-kaika) ou encore « départ d’Asie, entrée en Europe » (datsu-a nyū-ō ).9

4 En 1882, les actions de ce groupe portent leurs fruits : dans le code pénal nouvellement élaboré, inspiré par celui de la France, les termes de mekake (concubine) et de mekakebara (enfant illégitime, littéralement : « ventre de concubine ») n’apparaissent plus. Le concubinage n’est plus reconnu par la loi à partir de cette époque, et le Japon se redéfinit en tant que pays monogame.

5 Mori et ses compagnons voient dans le succès de l’abolition du statut de concubine la preuve que le Japon se civilise. Cela consacre également la naissance d’une nouvelle vision du mariage, avec l’idée selon laquelle les rapports charnels sont le propre du couple marié, tout comme en Europe. Cependant, un nouveau problème va voir le jour : bien que seule l’union monogame soit reconnue par la loi, le concubinage persiste toujours dans les faits. Aussi, dans le cadre de la nouvelle donne morale imposée par le gouvernement de Meiji, la concubine va faire l’objet d’une stigmatisation sociale et être considérée comme une femme de mauvaise vie, une hikagemono, « femme de l’ombre ». De la même façon, l’enfant illégitime qui pouvait autrefois succéder au chef de famille va lui aussi se trouver dénigré10.

6 Ainsi, avec l’occidentalisation, les coutumes qui acceptaient autrefois la présence de la concubine et de l’enfant illégitime dans la famille japonaise furent reniées, étant désormais considérées comme des pratiques condamnables de l’époque prémoderne.

7 La question du concubinage nous semble primordiale afin de comprendre les conditions d’existence ainsi que le statut de la femme au sein de la famille guerrière. On considère généralement que la classe guerrière représente à peine 10 % de la population totale du Japon prémoderne, ce qui fait que la plupart des femmes japonaises étaient issues d’autres classes sociales. Pourtant, nombreuses étaient celles qui, prises pour

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 101

concubines, devenaient mères de guerriers. En s’intéressant au système du concubinage chez les samouraïs, il nous semble possible d’offrir une nouvelle perspective à l’histoire de la famille guerrière dans la société du Japon prémoderne, celle-ci ne prenant selon nous pas assez en considération l’importance des femmes (non seulement l’épouse mais également la concubine) et notamment le fait qu’une partie d’entre elles était issue d’autres couches sociales. En menant des recherches du point de vue des épouses et concubines, nous espérons pouvoir apporter une vision plus proche de la réalité, de sa diversité et de ses dynamiques. Nous nous focaliserons ici tout particulièrement sur le statut de la concubine dans les maisonnées guerrières de la seconde moitié de l’époque d’Edo.

Recherches antérieures et problèmes concernant les notions de mariage, polygamie et monogamie

8 Au Japon, les questions relatives au concubinage dans les familles guerrières sont souvent traitées dans le cadre des recherches liées à l’histoire du mariage. De la même façon, il y n’a pas assez d’études portant spécifiquement sur la question du concubinage à l’époque prémoderne. Il existe malgré tout deux articles spécialisés sur ce thème, rédigés par un historien du droit, Takayanagi Shinzō : « Les concubines à l’époque des Tokugawa11 » et « La disparition de la concubine12 ». Cependant ces travaux, datés de 1936, s’inscrivent dans le cadre d’un courant critique à l’égard du patriarcat de l’époque prémoderne et il convient donc de les utiliser avec prudence.

9 Takayanagi considère le concubinage à l’époque d’Edo comme relevant du domaine de « la gestion privée » (shiteki jichi)13. Il déclare à ce titre : « Le concubinage n’est autre qu’un « mariage de fait » (jijitsukon) ». À cette époque, le mariage doit être reconnu et approuvé par l’autorité du lieu où l’on se situe et un vassal doit demander sa validation auprès du seigneur du fief. À l’inverse, pour prendre une concubine à son service, il n’a nul besoin d’autorisation. Cette forme d’union relevant de la coutume est communément acceptée et existe en parallèle de l’union matrimoniale. Pourtant, Takayanagi remet en cause cette vision : « Pour être plus précis sur le régime des épouses et des concubines, on dira que l’on considérait le lien de monogamie entre l’époux et l’épouse comme la « forme légitime d’union14 » et que l’on tolérait les relations charnelles entre l’époux et les concubines en nombre indéfini en tant que forme secondaire15 ». En se basant sur cette définition, il semble qu’il existait à l’époque d’Edo une vision du mariage comme une union appropriée entre deux individus (les relations entre le maître et la concubine étant seulement tolérées), tout comme en Occident où, à partir de la christianisation, l’union maritale devint l’unique forme de relation charnelle tolérée entre les individus de sexe masculin et féminin. Pourtant, on trouvait dans les faits une importante diversité au niveau des relations entre les individus à l’époque des Tokugawa : rapports homosexuels entre samouraïs, mariage, concubinage. Et ces différentes formes d’union existaient en parallèle. Il semble possible de dire qu’en établissant une hiérarchie, Takayanagi tend, d’une part, à faire du concubinage une relation « illégitime » en opposition avec l’union « légitime » que serait le mariage, niant ainsi la coutume et l’idée d’une coexistence parallèle de ces pratiques, mais également à exclure les autres formes d’accouplements qui existaient à l’époque, comme par exemple les relations homosexuelles. En ce sens, sa vision n’est guère représentative des pratiques de l’époque.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 102

10 À l’heure actuelle, plusieurs historiens japonais16 s’intéressent à la question des concubines dans les maisons du shogun et des daimyō17 prémodernes. Leurs recherches portent principalement sur les conditions de mise au monde de l’héritier ainsi que sur le système de gestion des appartements privés du seigneur (oku)18. En se basant sur ces recherches, il est possible de comprendre que c’est l’épouse officielle qui gouvernait l’ oku, en tant que mère. À cette époque, celle-ci élève non seulement ses propres enfants mais aussi ceux de la concubine, et ce afin d’assurer la pérennité de la maisonnée. La concubine, quant à elle, possède un statut de serviteur et est souvent issue du peuple (fille de paysan, artisan, bourgeois, etc.,) ou d’une famille de rōnin19. Il arrive que l’épouse adopte l’enfant de cette dernière afin que celui-ci puisse succéder au chef de famille. Par ce biais, l’enfant de la concubine acquiert le statut d’héritier légitime. L’épouse peut également influer sur le choix du successeur, ainsi que sur l’éducation des enfants.20

11 Si, comme nous avons pu le voir, des recherches ont été menées au sujet du statut de la concubine dans la maison du shogun et des daimyō, en revanche, pour ce qui est des maisons vassales (à l’exception des études abordant le mariage sous l’angle des origines sociales et géographiques des partenaires)21 il ne semble pas exister, à l’heure actuelle, de travaux dédiés à la question du concubinage.

12 À l’inverse, il est possible de trouver plusieurs travaux relatifs à ce thème pour les époques moderne et ancienne. En effet, certains modernistes se sont intéressés au changement du statut de la concubine en lien avec l’occidentalisation du pays. Cependant, lorsqu’ils abordent la question du système matrimonial de l’époque d’Edo, l’interprétation et l’usage qu’ils font des termes « monogamie » et « polygamie » sont non seulement flous mais diffèrent selon les historiens, témoignant d’une difficulté à s’accorder sur la définition même du mariage : par exemple, pour Ishijima Ayumi, le système de l’époque d’Edo était entièrement polygame. Pour Morioka Kiyomi, il s’agit d’un système « admettant la présence de concubines mais reconnaissant une épouse unique22 ». Asako Hiroshi parle quant à lui de « monogamie avec des concubines23 ».

13 Un historien de l’Antiquité japonaise, Jie, compare dans ses recherches le système du mariage chinois avec celui du Japon. Selon lui, on peut considérer le système chinois comme une sorte de polygamie, étant donné qu’il impliquait des relations sexuelles entre un homme et plusieurs femmes. Cependant, d’après Hu, la polygamie doit être différenciée du système marital tolérant la présence de concubines. Tout comme Asako Hiroshi, il qualifie le système japonais de « monogamie avec des concubines », cette expression étant selon lui la plus appropriée pour décrire un système où il y existe plusieurs concubines mais une seule épouse24.

14 Le travail d’Inagaki Tomoko concernant l’histoire du mariage au sein de la famille guerrière de l’époque d’Edo porte sur la question du célibat. Ses recherches ont indiqué qu’il existait 8 % de célibataires parmi les seigneurs des fiefs en 1763. Cependant, les études d’Inagaki font figure d’exception car la plupart des travaux relatifs à l’histoire du mariage au Japon négligent la question du célibat chez les guerriers, à la différence des historiens de la famille français qui pour certains se sont intéressés aux individus non mariés au sein des différentes couches sociales25. Selon nous, il serait nécessaire de prendre davantage en considération le célibat. Sans cela, il est difficile de saisir l’essence et les réalités du mariage, de même que ses implications au niveau des partenaires.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 103

15 Au regard de ces considérations, il semble nécessaire, afin de mener à bien des recherches concernant le statut de la concubine dans la famille guerrière et de pouvoir comprendre les fondements du couple japonais à l’époque prémoderne, de traiter cette question en rapport avec les définitions de monogamie et de polygamie, mais également en marge de celles-ci26. Les questionnements qui se dessinent sont liés, d’une part, au statut de concubine dans la société d’Edo et, d’autre part, à une réflexion plus générale sur la perception du mariage et du concubinage à cette époque.

Vision du mariage et des concubines par les Occidentaux

16 Nous proposons d’examiner ici le couple japonais en nous appuyant sur le témoignage de deux voyageurs occidentaux.

17 Le premier nous vient d’un prêtre jésuite, Luis Fróis, envoyé au Japon entre 1563 et 1597 en tant que missionnaire. Celui-ci décrit la vie quotidienne des femmes ainsi que les coutumes relatives au couple dans son ouvrage Européens et Japonais. Traité sur les contradictions et différences de mœurs27. Tout d’abord, selon Fróis, pour les guerriers de l’époque, la virginité d’une épouse n’est pas aussi primordiale qu’elle peut l’être en Occident à la même époque. Une femme ayant eu des rapports sexuels avant le mariage ne perd pas son honneur et peut se marier sans difficulté28. Ensuite, le divorce est assez fréquent, et l’épouse peut elle-même en faire la demande. De la même façon, la femme divorcée n’est pas méprisée, et il lui est possible de se remarier par la suite29. Nous pouvons observer ici une différence importante entre l’Occident et le Japon au niveau des coutumes relatives au mariage et aux rapports sexuels.

18 Un officier danois employé dans la marine française envoyé au Japon à la fin de l’époque d’Edo, Edouard Suenson (1805-1887), a laissé un récit de voyage intitulé Skitserfra Japan qui nous permet de recueillir l’opinion d’un Occidental sur le concubinage au Japon : La loi ne reconnaît qu’une seule épouse. Pourtant, elle n’interdit pas d’avoir des concubines. Ainsi, les Japonais fortunés, à commencer par l’empereur, ont en général plusieurs concubines. Il semblerait toutefois que les pauvres ne puissent faire autrement que de n’avoir qu’une seule épouse.30

19 En prenant appui sur cette description, le mariage japonais s’apparente selon nous à une forme de monogamie admettant la présence d’une ou plusieurs concubines. Dans le même ouvrage, Suenson évoque le statut de la concubine : [L’épouse] doit souvent partager l’amour de son époux avec la concubine. Cette dernière n’a pas une position déshonorante : elle possède un statut équivalent31.

20 Suenson semble surpris par le constat de l’égalité de statut entre l’épouse et la concubine, de même que par l’existence d’un tel système : « Je ne peux qu’être étonné de constater qu’il existe de telles coutumes barbares au Japon, un pays pourtant civilisé »32.

21 À l’heure de l’occidentalisation, au XIXe siècle, le Japon est amené à réfléchir sur le décalage entre la morale japonaise et occidentale, notamment sur le plan du système marital. Il apparaît aux yeux de penseurs comme Mori Arinori que si le Japon désire trouver sa place au milieu des grandes puissances, il est nécessaire pour lui de modifier certaines coutumes jugées inappropriées par les européens. C’est dans le but de créer

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 104

un système familial calqué sur celui de l’Europe que Mori cherche à abolir le concubinage. Finalement, dans le cadre de la nouvelle société créée à partir de la morale occidentale, cette coutume jugée comme immorale sera exclue de la législation, bien que persistant dans la pratique33.

22 Nous avons pu voir que les Japonais de l’époque prémoderne avaient des coutumes assez variées au niveau des relations entre individus. Aussi, il nous semble primordial de prendre en compte cette diversité dans le cadre de nos recherches.

Analyse du statut de concubine à travers la critique de deux guerriers : Ogyū Sorai et Buyō Inshi

23 Dans le paragraphe précédent, nous nous sommes intéressés au regard porté par les Européens sur le couple dans le Japon prémoderne. Il semble pertinent de poursuivre cette analyse du point de vue des guerriers de l’époque d’Edo. En nous basant sur les griefs évoqués par deux samouraïs, Ogyū Sorai et Buyō Inshi, nous tenterons de mettre en lumière la façon dont ces derniers percevaient le concubinage et ses implications sur la famille guerrière, et également de faire émerger de ces témoignages, tout en prenant appui sur des sources juridiques, les particularités du statut de concubine durant la seconde moitié de l’époque d’Edo.

24 Dans un ouvrage critique datant de l’ère Kyōhō (1716-1736) intitulé Seidan34, le confucéen Ogyū Sorai, conseiller du huitième shogun Tokugawa Yoshimune, écrit la chose suivante : Il est de mauvais goût d’attribuer à une concubine devenue mère le titre honorifique de o-heya, de la faire rencontrer ses proches et ses associés, d’ordonner à ses vassaux de s’adresser à elle en employant le suffixe -sama et à ses servantes de la traiter avec égard, comme s’il s’agissait de l’épouse officielle35.

25 On apprend tout d’abord que lorsqu’une concubine met au monde l’enfant de son seigneur, son statut devient comparable à celui de l’épouse : elle passe de simple servante à membre de la famille. Une concubine peut ainsi acquérir du prestige et être respectée comme une femme de haut rang, alors qu’elle n’est à la base qu’une simple domestique. Cette coutume bouleverse l’ordre social établi à la tête duquel siège la classe guerrière, et c’est en cela que Sorai la considère comme déplacée.

26 Dans la suite, une autre donnée d’importance nous est présentée : Il n’est pas bon de prendre une maîtresse pour épouse. Quand bien même on pourrait comprendre la situation, on ne devrait pas voir des vassaux révérer une femme simplement parce qu’elle bénéficie des faveurs du maître. Et le fait d’obliger jusqu’aux proches et associés à la reconnaître comme épouse, à la respecter et à la considérer avec déférence est aller trop loin. Quel manque total de convenance ! Mais cette attitude étant devenue coutume dans notre société, on a l’impression que c’est ainsi qu’il convient d’agir. Cette pratique n’est pas en accord avec les règles de la bienséance. Elle est acceptée uniquement parce que chacun se plaît à imiter ce que l’autre fait. Il est aujourd’hui commun de légitimer n’importe quelle action pour peu que les autres s’y adonnent36.

27 Ce témoignage nous montre qu’il était possible pour un guerrier d’épouser une concubine, même si celle-ci était issue d’une couche sociale inférieure. Et tout comme on épouse ses maîtresses, on n’hésite pas non plus à se marier avec des femmes de divertissement ainsi que leurs semblables. Il en résulte une détérioration des mœurs familiales. On assiste à un déclin des compétences

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 105

militaires, de l’éducation des enfants, et toutes sortes de fléaux commencent à voir le jour. Avant toute chose, il est nécessaire que la promise soit issue d’une famille de rang et statut social équivalents à ceux de son mari afin qu’elle puisse emmener avec elle un trousseau convenable lui permettant de prendre part aux cérémonies. Étant issue de la domesticité, la maîtresse n’a aucun bien à apporter avec elle dans le cas où elle serait amenée à devenir l’épouse d’un guerrier. Cette union porte atteinte à la fortune du mari. Haute naissance et basse naissance sont ainsi caractérisées. Il y a également bon nombre de cas où la bonne gouvernance d’une famille guerrière a été mise en péril par les proches d’une femme de bas rang promus à de hautes fonctions alors qu’ils étaient de simples manants37.

28 Sorai redoute la décadence des mœurs susceptible de résulter du mariage d’un guerrier avec une femme de basse extraction sociale. Étant donné que le rôle de l’épouse est de gouverner la maisonnée en tant que mère, le fait que la concubine puisse être prise pour femme par le guerrier alors qu’elle n’a pas l’éducation nécessaire pour élever correctement les enfants pourrait porter préjudice à la famille, et donc au fief tout entier. En outre, par le mariage d’une de ses filles avec un guerrier, une famille d’origine paysanne se voyait offrir la possibilité de gravir les échelons de la hiérarchie sociale en devenant vassale d’une maison guerrière, chose qui déplaît également à Sorai. On ne voit pas ici de volonté d’abolir le concubinage mais plutôt de réformer celui-ci afin qu’il ne puisse causer de tort à la maisonnée et à la hiérarchie sociale.

29 À ce stade, il semble nécessaire d’expliciter les différences fondamentales, en matière de procédure et de réglementations, entre le mariage et le concubinage : lorsqu’un guerrier souhaite se marier, il doit « entamer une procédure comprenant la constitution d’un dossier, l’échange des cadeaux de fiançailles (yuinō) et la cérémonie de mariage38 ». Un décret du shogunat datant de 1868 nous permet d’intégrer une donnée supplémentaire : « 1. Concernant le mariage, désormais il n’y aura plus de différenciation faite entre les vassaux ayant le droit d’audience auprès du shogun ou du seigneur, et ceux ne l’ayant pas, ainsi qu’entre les vassaux du shogun et les vassaux des fiefs. Ils pourront donc marier librement leurs enfants39 ». Ainsi, nous comprenons qu’avant 1868 les unions inter-statutaires au sein même de la classe guerrière étaient prohibées.

30 À l’époque d’Edo, le mariage guerrier est ratifié par une cérémonie officielle entre deux familles de même rang social. À l’inverse, le statut de la concubine n’importe guère, étant donné qu’elle n’est qu’une domestique. Ainsi, pour que le guerrier puisse prendre une concubine à son service « il suffit d’un simple accord entre l’homme et la femme40 ».

31 Dans son entreprise de raffermissement de la discipline au sein de la classe guerrière, Yoshimune reprend les principes d’ordre mis en place par son ancêtre, Tokugawa Ieyasu, et se positionne dans sa droite lignée, faisant référence à lui de manière récurrente à travers l’expression « comme Gongen-sama (Ieyasu) le disait ». Afin de redresser la morale guerrière, Sorai lui conseille d’interdire aux guerriers de prendre pour épouse une concubine. Durant les ères Kyōhō (1716-1736) et Hōreki (1751-1764), le shogunat établit des réglementations concernant le mariage de ses vassaux, sans pour autant accéder à la requête de Sorai : 1re année de l’ère Kyōhō, année du dragon, 7e mois : il n’est pas permis de prendre pour épouse une concubine sans raison valable. En cas de nécessité, une demande écrite devra être formulée et les vassaux ayant une rente d’au moins 10 000 koku41 devront l’adresser au doyen (rōjū) du mois, et les autres, à leurs supérieurs hiérarchiques42.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 106

13e année de l’ère Hōreki (1763) : bien que les vassaux ayant une rente de 10 000 koku ou plus aient pour obligation de prendre pour épouse une femme convenable, il apparaît dans les faits que certains n’entament jamais la procédure de mariage. Ils sont pourtant tenus de se marier sans faute et ce au moins une fois avec une femme de rang approprié. Toutefois, lors du remariage, ils peuvent agir à leur guise43.

32 Comme il est possible de le remarquer, le mariage entre un vassal et une concubine est toléré en seconde union, sous réserve qu’il y ait une raison suffisante pour le justifier. Cela est confirmé dans la suite de l’édit : Si l’on observe le règlement et que l’on prend pour épouse une femme convenable, il est ensuite possible de divorcer et de se remarier avec la partenaire de son choix44.

33 À priori, il semble naturel que l’épouse d’un samouraï soit elle-même issue d’une famille guerrière, étant donné qu’elle est amenée à gérer sa maisonnée. Dans ce cas, pourquoi le fait de prendre une concubine pour femme demeure-t-il légal aux yeux du gouvernement ? Cela peut en effet sembler paradoxal, mais il convient ici de prendre en compte la difficulté pour le ménage de l’époque d’avoir un héritier. Étant donné l’important taux de mortalité infantile, il existait beaucoup de couples de guerriers sans descendance. En outre, il ne suffisait pas de mettre au monde un enfant pour qu’il devienne le successeur de la maison : il fallait déjà que celui-ci soit de sexe masculin, et ensuite qu’il bénéficie d’une condition physique et mentale le rendant apte à remplir ses obligations au sein de la classe guerrière. Ainsi, parmi les quinze shoguns de l’époque d’Edo, il s’avère que douze d’entre eux furent des enfants illégitimes. De ce fait, l’enfant né d’une concubine peut être amené à devenir le successeur de la maison en cas d’absence de fils légitime, ou d’héritier qualifié. En ce sens on peut dire qu’afin d’assurer la pérennité de la maison guerrière, « il apparaît nécessaire d’avoir des concubines45 ».

34 Nous pouvons ainsi observer, à travers ce témoignage, que la concubine avait la possibilité d’acquérir un statut égal à celui de l’épouse en mettant au monde l’enfant de son seigneur, ou encore de devenir sa femme, en dépit de son origine sociale. À cet égard, nous pouvons dire que le statut de concubine à l’époque d’Edo était assez flexible.

35 Environ cent ans après Ogyū Sorai, en 1816, Buyō Inshi46 rédige un essai nommé Seji Kenbunroku (Recueil des choses vues et entendues concernant les affaires du monde) 47. Cet ouvrage a été écrit sous le règne du onzième shogun Ienari, dans un contexte de perte de pouvoir de la classe guerrière et de triomphe de la culture somptueuse des ères Bunka/Bunsei (Kasei bunka 1804-1830). Son écriture est guidée par un sentiment de mécontentement général à l’égard de ses contemporains, en particulier les samouraïs : pour Buyō, la morale sexuelle des guerriers, ainsi que la pratique du concubinage, ne sont pas acceptables. Cet essai ne constitue pas seulement un inventaire critique des mœurs de l’époque mais aussi un manifeste politique proposant des mesures concrètes visant à niveler les richesses et à rectifier les comportements.

36 Intéressons-nous en premier lieu à la façon dont Buyō perçoit les guerriers de l’époque : Tout d’abord, comme je l’ai dit, ces individus se passionnent pour le shamisen48 et les autres formes de divertissements. Ils sont obsédés par cela. Ces hommes ne ressemblent pas à des guerriers. De nos jours, le parangon du genre est celui qui arbore un teint pâle, une élégance séductrice et ressemble à une femme. […] vêtus de kimonos à motifs à la manière des prostituées, ils se perdent dans le stupre,

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 107

deviennent dépendants des quartiers de plaisir, ou encore se livrent avidement à des relations illicites49.

37 Selon Buyō, au début du XIXe siècle, nombreux sont les samouraïs nonchalants et coquets, fréquentant assidûment les quartiers de divertissements et négligeant leurs devoirs au profit des plaisirs de la chair. Notre auteur considère le concubinage comme étant l’une des causes principales de la décadence des mœurs de la classe guerrière. Cependant Buyō opère une différenciation entre le fait de s’adonner au concubinage pour assurer la pérennité de la lignée ou par simple vice. Les descendants devraient hériter du sang de leurs ancêtres et bâtir la réputation de leur maisonnée. Ils devraient se rendre utiles et chérir la « voie des armes ». Selon la lignée de leur maison, il se peut qu’ils soient un jour amenés à servir un shogun, mandatés par celui-ci ou chargés d’une fonction importante. Être la mère d’un tel successeur n’est pas quelque chose d’anodin et il est essentiel de bien vérifier l’ascendance de celle-ci. Une femme prise pour concubine devrait au minimum être fille de samouraï. La « voie du mariage » doit refléter l’harmonie entre le ciel et la terre et est la base de la morale humaine ; c’est pourquoi celle-ci était traditionnellement considérée comme une affaire de la plus haute importance. On m’a dit que les sujets s’adonnant au travail de la terre dans les provinces perpétuent encore aujourd’hui ces traditions, accordant un grand prix à la lignée ainsi qu’aux qualités du père et de la mère, avant de conclure un engagement matrimonial. À la différence du temps où les provinces étaient en guerre, notre pays connaît aujourd’hui la paix et il est possible de mener des recherches concernant la généalogie de façon minutieuse. Sur ce point, les seigneurs et les samouraïs de la bannière au service du shogun (hatamoto) se comportent moins bien que les paysans, alors que ce sont eux qui devraient y consacrer le plus de soin. Ils ne se préoccupent pas de la lignée. Ils choisissent leurs concubines sur la base de leur apparence. Ils sont incapables d’apprécier la beauté raffinée des femmes élégantes, préférant le style des prostituées50.

38 De la même manière que Sorai un siècle plus tôt, Buyō souhaite que les samouraïs s’acquittent avant tout de leurs devoirs au sein de la société. Par conséquent, étant donné qu’elle est en charge de l’éducation, la mère possède un rôle très important dans la maison guerrière. Or, une femme sans éducation ne peut prétendre transmettre à l’héritier de la maison les valeurs fondamentales lui permettant de devenir un samouraï accompli.51 Toutefois, Buyō ne cherche pas à abolir le système de concubinage : si la concubine est « d’origine guerrière », elle peut selon lui gouverner la maison. Ce qu’il souhaite corriger est davantage le fait que les samouraïs de son époque daignent s’amouracher de concubines simplement parce qu’elles ressemblent aux prostituées des quartiers réservés, sans tenir compte de leurs manières, et ce à but purement récréatif. Les femmes qui ressemblent aux prostituées ont été élevées dans des maisons du peuple ou dans des ruelles. Elles n’ont pas de lignée, aucune conscience du respect dû aux ancêtres, sont dépourvues de manières et ne savent rien des choses appropriées. Tout ce qu’elles connaissent ce sont les chants du jōruri52, le shamisen, l’instrument à cordes appelé kokyū et les danses théâtrales : en somme, que des arts licencieux. Elles sont capables de charmer l’homme respectable, mais cela s’arrête là, et elles sont vulgaires à l’extrême53.

39 En d’autres termes, « les femmes ressemblant aux prostituées » ne savent pas comment se tenir et déshonorent la famille. Buyō poursuit en donnant des arguments concrets sur le comportement inapproprié des concubines au sein de la maison guerrière : À l’heure actuelle, les guerriers ont des pratiques inappropriées lorsqu’il s’agit de prendre une femme pour concubine. Tous les aspects de la question sont traités

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 108

avec un manque de sincérité total. Pour commencer, ils ne sont pas assez regardants quant aux antécédents familiaux de celle-ci. Ils apprécient les femmes vulgaires et dénuées de raffinement. Ils agissent comme s’ils s’offraient les services d’une prostituée, et changent de concubine régulièrement. […] La concubine ne sait pas se comporter comme il le faudrait à l’égard de son seigneur, pas plus qu’elle n’a connaissance des sentiments éprouvés par une mère à l’égard de son enfant. Sa seule préoccupation est de vendre son corps pour une durée limitée. Étant donné qu’elle vend son corps, elle n’a pas de respect pour la maisonnée. Et comme elle n’a pas de respect pour la maisonnée, elle n’a aucune intention de se comporter de manière honnête. Il y a de fortes chances qu’elle profite de la situation pour s’accaparer des vêtements, des ornements pour les cheveux et des accessoires afin d’être à la mode, ou encore qu’elle contrarie son seigneur suffisamment pour se voir congédiée. Elle n’aura alors aucun scrupule à quitter la maison pour emménager chez un voisin. Ou bien elle cherchera à rentrer au service d’un proche de son ancien maître. Ou bien encore, grâce aux biens accumulés pendant son service, elle parviendra à épouser un homme de bonne famille. Ou peut-être encore, avec son penchant pour la prodigalité – si typique de notre époque – elle se reconvertira en femme de divertissement, en serveuse de taverne, ou en femme entretenue, n’hésitant pas à duper les hommes pour vivre dans le luxe. Certaines tomberont au niveau de prostituées ou de racoleuses. D’autres deviendront des femmes de chōnin ou d’oisifs. Il se peut également qu’elles épousent des manants, coiffeurs ou encore employés subalternes du bâtiment (tobi no mono) et qu’elles aient des enfants avec eux ; ainsi le fils d’un daimyō peut avoir pour frère un habitant des taudis54.

40 D’après notre auteur, étant donné qu’elles recherchent avant tout le confort d’une vie aisée, les concubines n’hésitent pas à duper les hommes en feignant de les aimer. Il arrive même qu’elles aient des relations charnelles, voire des enfants avec plusieurs hommes, non seulement des samouraïs, mais aussi des individus d’autres classes sociales. La critique porte non seulement sur le comportement futile et irresponsable des guerriers, mais aussi sur la manière dont se comportent les concubines issues du bas peuple avec force de détails concrets qui viennent compléter le témoignage de Sorai.

41 Jusqu’ici nous avons analysé le point de vue de samouraïs animés par le souci de préserver la morale et les valeurs guerrières. Ces deux témoignages indiquent que la critique du concubinage était déjà présente au Japon avant le mouvement d’occidentalisation du pays. Néanmoins, si l’objectif de Mori est la préservation du rôle du mariage et des liens du sang, chez les guerriers confucianistes de l’époque d’Edo les griefs sont davantage dirigés vers le concubinage inter-statutaire et son impact négatif sur les mœurs guerrières. Il nous semble également important de nous intéresser brièvement aux motivations des femmes devenues concubines, telles qu’elles apparaissent dans le récit de Buyō. La majeure partie d’entre elles étant issue des couches sociales inférieures, leur ambition première est naturellement le souhait d’échapper à la pauvreté. Dans ses écrits, Buyō mentionne le fait qu’il existe en son temps des hommes démunis qui, attirés par l’argent, n’hésitent pas à s’acoquiner avec des femmes âgées pour peu qu’elles soient fortunées, se comportant avec elles comme des « gigolos55 ». De la même façon, il n’est pas impensable qu’une femme de basse condition possédant un joli visage puisse essayer d’en tirer parti dans le but d’échapper à sa misère.

42 Ainsi nous pouvons constater qu’il existait à l’époque prémoderne, par le biais du système de concubinage, une « passerelle » permettant aux femmes issues d’autres

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 109

classes sociales de s’extraire de leur indigence et d’acquérir un statut semblable à celui d’épouse de guerrier.

43 Dans la suite de son essai, Buyō analyse la physionomie des seigneurs nés d’une concubine : De nos jours, il existe des daimyō qui présentent les traits des gens du peuple. Ils ont le profil peu marqué, le regard flasque et langoureux et ne ressemblent en rien à des guerriers. Lorsqu’on leur demande qui est leur mère naturelle, la réponse est toujours la même : c’est une femme de basse extraction sociale56.

44 Buyō pense qu’un guerrier arborant des traits doux est forcément l’enfant d’une concubine, le samouraï de pure souche présentant par nature un visage dur : à la différence de l’épouse officielle, en effet, choisie essentiellement pour sa position sociale, la concubine est choisie pour sa beauté. Cette vision des choses a un aspect cocasse, d’autant plus qu’elle est impossible à étayer scientifiquement, mais elle témoigne néanmoins de la mentalité de l’époque.

45 Cependant, hormis le risque de voir la morale guerrière influencée par l’entrée de la concubine dans la famille, Buyō met en avant un autre danger, celui de « l’oubli de la voie des guerriers57 ». En effet, si les samouraïs continuent d’avoir des enfants avec des femmes issues de couches sociales différentes, les traits caractéristiques de la classe guerrière vont se perdre, notamment l’aptitude aux armes, menant ainsi à la fin du budō58. C’est pourquoi, selon notre auteur, il est nécessaire de supprimer le concubinage inter-statutaire, pour ne laisser subsister que le concubinage entre guerriers, distinguant, comme on l’a évoqué précédemment, le concubinage pour la pérennité de la maisonnée, ayant lieu entre deux personnes de même rang social, justifié, et le concubinage pour le plaisir, prenant place entre un guerrier et une femme de classe inférieure, déraisonnable et contraire aux valeurs.

46 Comme nous avons pu l’observer, une des raisons qui poussent Ogyū Sorai et Buyō Inshi à critiquer de manière aussi acerbe le statut de concubine réside dans le fait qu’ils attachent tous deux une importance considérable au rôle de la mère au sein de la maisonnée. La question de la mère et de la concubine dans la famille de samouraï rejoint ainsi d’autres problématiques, comme celle de la maternité à l’époque d’Edo ou encore celle du choix du successeur idéal.

47 Le concubinage incarne un statut flexible, souvent acquis volontairement par une femme dans le but d’échapper à la misère. S’agissant avant tout d’une union librement consentie entre deux individus, il est plus aisé d’y voir apparaître les ambitions et la volonté des femmes, à la différence du mariage officiel, généralement imposé et subi.

Concubine et enfant illégitime dans le fief d’Oshi (seconde moitié de l’époque d’Edo)

48 Nous avons vu que le concubinage inter-statutaire était très répandu dans les maisons guerrières. Examinons ici quelques données chiffrées, puis revenons sur la question de la nature du mariage dans la famille de samouraïs.

49 En dépit de l’existence d’un grand nombre de maisonnées guerrières (buke), il est plus facile d’analyser les questions du couple et de l’enfant illégitime du côté du shogun et des daimyō, ces familles ayant établi leurs généalogies de manière très minutieuse. Comme nous l’avons vu précédemment, si l’on prend le cas des shoguns Tokugawa, on

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 110

observe que trois seulement sont issus d’une épouse officielle : il s’agit du premier, Ieyasu, du troisième, Iemitsu, et du quinzième, Yoshinobu. Au sujet des concubines ayant donné naissance aux douze autres, on peut se référer aux détails suivants : Jusqu’au milieu de l’époque d’Edo, le statut social de la concubine importe peu : la mère du quatrième shogun, Ietsuna, et celle du huitième, Yoshimune, sont des filles de paysans. Celle du cinquième, Tsunayoshi, est fille de bourgeois, et celle du septième, Ietsugu, est fille de moine bouddhiste59.

50 Cependant, il semblerait qu’à partir du neuvième, Ieshige, les concubines soient de plus en plus souvent choisies parmi les familles vassales de la maison shogunale. Cela signifie qu’avant le milieu du XVIIIe siècle, l’origine de la concubine susceptible de donner naissance à l’héritier de la dynastie n’importait guère.

51 Comme il a été souligné, bien que la grande majorité des guerriers soit des vassaux au service d’un seigneur ou du shogun, il existe peu d’études concernant les concubines dans les maisons vassales. Il est possible d’imputer cela au fait que la mention de leur existence ne figure pas toujours dans les arbres généalogiques et les demandes en mariage, le concubinage étant considéré comme une affaire privée.

52 Pour pallier ce manque, nous allons nous intéresser à une source issue des archives de la famille Okudaira, intitulée Le Réseau de parenté dans notre fief (Gokachū tsuzukigaki). Le chef de la famille Okudaira exerce les fonctions de contrôleur (metsuke) et de chef de cavalerie (umamawari-kumigashira) au service direct du seigneur Matsudaira Shimofusa- no-kami, daimyō du fief d’Oshi (renommé Kuwana en 1823). Il est possible de lire dans l’avant-propos la chose suivante : Le contenu de cet ouvrage étant le fruit d’un travail de mémoire, il y a sans doute des erreurs. […] Je tiens à réaliser cette entreprise parce que j’estime qu’il serait fâcheux d’oublier à la longue les liens de parenté qui unissent les vassaux de notre fief. C’est pourquoi il est impératif de poursuivre ce travail. Bunsei 13 (1830), année du tigre-aîné du métal, 2e mois, Sadaari.

53 Par ce biais, Okudaira Sadaari entend mener une enquête approfondie sur les rapports de parenté entre les différentes familles guerrières de son fief. Dans cet ouvrage, constitué sous forme d’arbre généalogique et couvrant jusqu’à six générations (partant de 1830 et remontant parfois jusqu’à la fin du XVIIe siècle), il ne se contente pas de noter le nom des épouses officielles et des héritiers : il y fait également figurer des précisions concernant le caractère illégitime des enfants, ainsi que le concubinage des hommes mariés ou célibataires. Cependant, la portée de cette source reste limitée car l’auteur ne prend la peine de noter que ce qui concerne les familles ayant droit d’audience auprès du seigneur et la possibilité d’aller à cheval (shoshi), privilèges qui n’étaient pas donnés à l’ensemble des vassaux. De plus, le manuscrit original ayant été en partie détruit, il n’est pas possible d’observer la description des liens de parenté dans leur intégralité. En outre, l’étude de ce document nous amène à émettre l’hypothèse selon laquelle Sadaari ne fait figurer le nom de la concubine que si celle-ci est la mère de l’héritier, ce qui fait que l’on ne peut prétendre avoir un tableau exhaustif de la situation du concubinage chez les vassaux d’Oshi par le biais de cette source. Néanmoins, ce document nous permet d’observer la composition de 167 familles.

54 Tout d’abord, ce qui ressort de l’analyse de ces archives est que, sur 524 chefs de maisonnées guerrières, 61 possèdent au moins une concubine, soit 11,6 % du total. Parmi ces derniers, 22 ne sont pas mariés, se contentant de vivre en concubinage. Ainsi, 36 % des hommes ayant une ou plusieurs concubines demeurent célibataires. Ce type de profil représente 4 % du nombre total des chefs de maisonnées. Concernant la

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 111

succession, on note que 8 % des héritiers (41) sont des enfants illégitimes nés de concubines. Il est également possible de relever quelques cas de guerriers n’ayant ni épouse ni concubine mais possédant un fils adoptif, ce qui nous amène à supposer que les personnages en question étaient soit homosexuels, soit en mauvaise santé60.

55 Intéressons-nous maintenant au cas des samouraïs non mariés mais vivant en concubinage qui, rappelons-le, concerne 22 individus parmi les chefs de 524 maisonnées. Ce profil peut être observé sous différents niveaux hiérarchiques, incluant les vassaux de haut rang, comme Torī Sunēmon et Okudaira Kamenosuke, tous deux doyens du clan (karō), Yamana Jirō, commandant des troupes du fief (bangashira), Okano Koichirō, cavalier (umamawari), et enfin Tokushige Genzui, médecin des appartements du seigneur (okuisha).

56 Examinons les détails qui nous sont donnés à propos des concubines entretenues par quatorze chefs de maisonnées célibataires :

Tableau 1

Nom du chef de Origine de la Statut social de Poste dans le fief d’Oshi maisonnée concubine la concubine

Fille d’ ōta du pays de Kakei Chōdayū ō-goshō (grand page) Mino Paysanne

Yabuta Umamawari-kumigashira (chef de Fille d’un artisan de Saburōemon cavalerie) Kuwana Bourgeoise

Monogashira (commandant des Fille du quartier de Hagino Samanojō troupes de fantassins) Shinmachi à Kuwana Bourgeoise

Umamawari-kumigashira (chef de Itō Iemon cavalerie) Fille du pays de Mino Paysanne

Murakoshi Fille du village d’ ōya Shirōzaemon Tsukaiban (émissaire du fief) à Kuwana Paysanne

Naitō Yagozaemon Nagaebugyō (commandant des Filles du quartier de (père) troupes de piquiers) Tenmachō à Kuwana Bourgeoises

Naitō Fille du quartier Yagozaemon (fils) d’Edomachi à Kuwana Bourgeoise

Kuromiya Fille du quartier Chūdayū Umamawari (cavalier) d’Uomachi à Kuwana Bourgeoise

Fille du village d’ ōya Washio Shōsuke Umamawari (cavalier) à Kuwana Paysanne

Fille du quartier de Arai Shichibei Tsukaiban (émissaire du fief) Konyamachi à Kuwana Bourgeoise

Monogashira (commandant des Fille de Kakei, Okudaira Jinemon troupes de fantassins) résidant à Kuwana Paysanne ?

Fille du quartier de Hirano Shigetarō Umamawari (cavalier) Honmachi à Kuwana Bourgeoise

Naitō Yasutarō Profession inconnue Fille du pays de Mino Paysanne

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 112

Monogashira (commandant des Fille d’un fantassin Suzuki Sadakichi troupes de fantassins) citadin Fille de fantassin

chōnin

57 Ainsi, dans la seconde moitié de l’époque d’Edo, les samouraïs du fief de Matsudaira Shimofusa-no-kami optent en grande majorité pour le concubinage inter-statutaire, tout comme les shoguns Tokugawa jusqu’au milieu du XVIIIe siècle61. Cependant, il existe une différence majeure entre les deux façons de pratiquer le concubinage : le shogun possédait des concubines mais était tenu d’avoir une épouse officielle ; en revanche, pour les vassaux de ce fief, le fait de vivre en concubinage sans se marier ne semblait pas rédhibitoire.

58 Comme nous l’avons évoqué plus haut, les recherches antérieures menées par les historiens de la famille décrivent le mariage japonais de cette époque comme un système de « polygamie », ou encore comme une « monogamie avec des concubines ». Au regard de notre analyse, nous pensons qu’il serait préférable de parler, à plus juste titre, de « monogamie avec une ou plusieurs concubines » et de prendre en considération également la question des célibataires, en introduisant la notion de « célibat avec une ou plusieurs concubines ».

Pourquoi faire le choix du concubinage ?

59 Comme nous avons pu le constater à travers la description d’Ogyū Sorai, le mariage à l’époque d’Edo accorde une importance considérable aux origines familiales. De ce fait, puisqu’il convient de prendre pour épouse une femme d’un rang approprié, les désirs de l’individu sont souvent étouffés par le poids de la tradition, et à ce titre il devient difficile de réaliser ses aspirations amoureuses. De la même manière, le choix du futur partenaire étant guidé par le rang de la famille, l’attrait physique entre les futurs amants est relégué au second plan. Pourtant, étant donné qu’une fois mariés, l’homme et la femme sont amenés à avoir des relations sexuelles, l’apparence du partenaire est importante. Comment fait-on face à ce problème de manière concrète chez les guerriers ?

60 Yamakawa Kikue62 s’est intéressée aux histoires amoureuses et maritales de ses ancêtres, les Aoyama. Dans un passage dédié à un certain Aoyama Isamu, fils aîné d’Aoyama Nobumitsu, frère de Nobutoshi, le grand-père de Kikue, elle écrit la chose suivante : durant l’ère Ansei (1854-1860), Tokugawa Nariaki, seigneur retiré du fief de Mito, cherche à arranger des unions entre ses familles vassales, afin de consolider les bases du parti Jōi63. Isamu étant le protégé de Nariaki, lorsque ce dernier décide de se séparer de sa femme, l’ancien seigneur de Mito lui propose de se remarier avec la fille de Takeda Hikoemon dont les grands-pères, Takeda Kōunsai et Fujita Tōko, sont des savants réputés du fief (et également de grands défenseurs du Jōi). Cependant, le père d’Isamu, Nobumitsu, n’apprécie pas Takeda Kōunsai. De plus, d’après la rumeur, la fille en question serait « trapue et laide64 », avec des traits disgracieux hérités des Fujita. Néanmoins, il s’agit d’une famille de haut rang. Hésitant, Nobumitsu va s’enquérir de la situation auprès d’un cousin de Fujita, Tan Yōjirō. Ce dernier confirme ses doutes : « Elle est incomparablement petite. À mon avis, elle ne fera pas une bonne épouse65. » Les Aoyama déclinent alors poliment la suggestion de Nariaki. Aussitôt, Isamu reçoit

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 113

une autre proposition de mariage, cette fois avec la sœur d’un collègue, Tachihara Bokujirō. D’après la rumeur, celle-ci n’est pas laide, mais la seconde épouse de Nobumitsu trouve à redire sur son âge. La proposition fut finalement rejetée.

61 Intéressons-nous au témoignage d’une autre femme de guerrier, Iseki Takako, du clan Iseki, samouraïs de la bannière au service du shogun (hatamoto), qui a consigné dans son journal un certain nombre d’anecdotes concernant le mariage dans sa famille. On comprend à sa lecture que l’examen du visage et des traits de la promise avant l’acceptation de la proposition de mariage se fait souvent à cette époque : De nos jours, il va sans dire que les gens vils, samouraïs de bas rang, se préoccupent en priorité des traits de la promise, future épouse ou future belle-fille, lorsqu’ils désirent conclure une alliance maritale. Ainsi, il est coutume de dépêcher des proches afin qu’ils aillent examiner son visage. Si celle-ci est disgracieuse ou possède une tare, la proposition de mariage est rejetée par le biais d’un faux prétexte. C’est pourquoi une femme peu gâtée par la nature redoute d’être vue par un prétendant potentiel avant le mariage. Parfois, il arrive que la promise soit invitée à se rendre en un lieu afin que les futurs partenaires puissent s’observer à distance. Après cela, ils décident ou non de se marier. Ce n’est pas une pratique constante, mais cela se fait néanmoins couramment66.

62 Le 17e jour du 11e mois de la 11e année de l’ère Tenpō (1840), Iseki nous conte l’histoire d’un double suicide amoureux : le protagoniste, Kasuga Samon, héritier de la branche aînée de la famille de hatamoto Kasuga, exerçant la fonction de koshō-gashira (chef des pages au service du shogun), vit avec son frère aîné Hangorō. Ils sont tous deux célibataires. Un beau jour, ils sont invités chez Akai pour une partie de tir à l’arc. La sœur de celui-ci, belle célibataire de vingt-huit ans, tombe aussitôt sous le charme de Samon qui est lui aussi un bel homme. Peu de temps après, la famille Kasuga fait une proposition d’union avec ladite sœur d’Akai. Persuadée que son promis n’est autre que le jeune et beau Samon, la jeune femme s’en va rencontrer sa future belle-famille. Mais il se trouve qu’au lieu de Samon, c’est son frère aîné, Hangorō, qui lui est présenté comme son futur mari. Le cœur brisé, elle se résout néanmoins à son sort. Or, quelques temps plus tard, Samon s’aperçoit des sentiments que sa belle-sœur lui porte : ils commettent l’adultère et finissent par se suicider ensemble.

63 Comme il est possible de le comprendre à travers cette anecdote, l’amour et le mariage ne sont pas toujours compatibles. Face à cela, le concubinage semble être la solution adéquate pour répondre aux besoins affectifs des guerriers. Iseki a laissé un témoignage sur le concubinage dans son journal, en date du 15e jour du 5e mois de la 12e année de l’ère Tenpō : Il était un certain Toda Rokuzaemon, garde des grands appartements du shogun (Ō- oku). Celui-ci utilisait sa position pour choisir de belles femmes afin qu’elles deviennent ses concubines. Il s’amouracha de l’une d’elles et en fit sa favorite. Mais cette dernière ne tarda pas à s’enfuir pour aller retrouver l’homme avec lequel elle entretenait secrètement une relation amoureuse. Il la retrouva et afin de la faire revenir lui donna de l’argent. Quelle stupidité ! À chaque fois qu’elle prenait la fuite, c’était la même chose, et après l’avoir fait revenir, il se réconciliait avec elle. Dans ces circonstances, comment se pouvait-il que sa maison fût stable ? À force d’enchaîner les actions scandaleuses, des rumeurs honteuses ont commencé à se répandre dans la société67.

64 Les fonctions permettant d’avoir accès au grand appartement du shogun sont très limitées sous les Tokugawa et Toda Rokuzaemon utilise cet avantage pour recruter ses futures conquêtes. Comme nous avons pu l’observer à travers ce récit, il incarne

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 114

l’exemple type du samouraï galant se laissant abuser par sa concubine, tel qu’il apparaît dans la critique de Buyō Inshi.

65 Yamakawa fait, elle aussi, le récit d’une histoire d’amour entre l’un de ses ancêtres et une concubine. Sa grand-mère, Kiku, est issue d’une famille de guerriers de haut rang, les Sekiguchi, dont le chef exerce la fonction de sakite-monogashira. Cependant, le frère de Kiku, célibataire endurci, fréquente une fille de taverne du quartier Minatomachi à Mito, réputée la plus belle de l’endroit (komachi-musume)68. Follement épris d’elle, il finit par rompre tout lien avec sa famille qui n’est pas d’accord avec le fait qu’il la prenne pour concubine.

66 À l’époque d’Edo, on l'a vu, l’enfant né d’une concubine peut devenir le successeur de la famille guerrière. De sorte que, la différence entre l’épouse et la concubine s’estompant, les samouraïs ne ressentent plus la nécessité de se marier.

67 Ainsi, les guerriers de l’époque d’Edo ont le choix entre deux types d’union : le mariage avec une femme d’un rang convenable, et le concubinage, pour répondre à leurs besoins affectifs. Il arrive fréquemment qu’ils décident d’opter pour les deux formes, bien que celles-ci comportent chacune des risques : d’un côté, le mariage implique de devoir partager son quotidien avec une femme potentiellement disgracieuse ou avec laquelle on ne s’entend pas et, d’un autre côté, à travers le concubinage, le guerrier court le risque d’être utilisé puis abandonné par une femme malintentionnée. Bien que le mariage soit important afin de tisser des liens entre les maisonnées guerrières, dans le fief d’Oshi, les samouraïs célibataires de haut rang ayant choisi le concubinage comme unique forme d’union représentent tout de même 4 % de l’ensemble. Les récits de Iseki et Yamakawa sont là pour rendre compte de ce phénomène.

68 À travers les témoignages précédents nous avons donc pu observer qu’il existait, durant la seconde partie de l’époque d’Edo, deux types d’unions différents : le mariage, guidé par le profit de la famille, et le concubinage, guidé en apparence par les sentiments, et ne se préoccupant nullement du statut social. Pourtant, nous allons voir que le désir de se mettre en concubinage peut être lui aussi guidé par l’intérêt pur et simple. Pour illustrer cette idée, nous allons nous intéresser à une lettre rédigée par le commandant de troupe de piquiers (nagaebugyō) du fief d’Oshi, Segawa Sakunojō, le 5e jour du 3e mois de la 3e année de l’ère Keiō (1867). Ayant perdu son épouse Ryū69 à un âge assez avancé, Sakunojō rédige le brouillon d’une lettre sans destinataire mais supposément adressée à ses frères, Mabuchi Sahei et Kobayashi Mon.emon, (karō et fils adoptifs d’une famille du fief d’Obata), et ce afin de leur faire part de son intention de se mettre en concubinage70 : Chez moi, il y a trois petits-enfants : ils s’appellent Kame, Onao et Ran. J’aimerais parler avec eux, mais ils ne sont pas en âge de comprendre. Je suis très ennuyé. J’aimerais mourir mais le trépas ne vient pas. Je me trouve dans une impasse et mon état se dégrade de plus en plus : par exemple, l’autre jour, j’ai renversé le contenu de mon déjeuner au poste (bansho) de la garde. Je pense que je n’ai d’autre choix que de me retirer. Je vous l’annonce à titre confidentiel : j’ai l’intention de le faire. Je souhaiterais demander à O-Tsuta (Murakoshi) de demeurer à mes côtés pour me soigner, mais O-Tamo n’est pas d’accord. Tatsunosuke non plus. Ils disent que je suis trop vieux pour avoir une concubine. Qu’en pensez-vous ?

69 Dans cette lettre, on apprend que Sakunojō a survécu à son épouse mais qu’il sent la nécessité de se retirer. C’est pourquoi il aimerait avoir à ses côtés une femme pour s’occuper de lui, mais son gendre adoptif, Tatsunosuke, refuse qu’il prenne O-Tsuta

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 115

pour concubine. Ennuyé, il fait donc appel à ses frères afin qu’ils l’aident à trouver une femme apte à devenir sa concubine : Pourriez-vous vous renseigner pour moi sur l’existence d’une femme convenable ayant entre quarante ans et cinquante-cinq ans et connaissant des difficultés financières ? Puisque je serai à la retraite, je l’emmènerai avec moi dans tous mes déplacements. Aussi, il ne faut ne pas qu’elle soit laide (je veux dire par là qu’elle doit avoir une apparence présentable). Hormis cela, il me suffit qu’elle soit d’âge mûr. Évidemment, peu m’importe qu’elle ait les cheveux blancs. Je vous prie de rechercher pour moi une femme de statut inférieur et connaissant des difficultés financières. […] J’aurais besoin d’elle pour s’occuper de moi pour le restant de mes jours.

70 On voit donc qu’après la mort de son épouse, Sakunojō souhaite se mettre en concubinage avec une femme d’âge mûr de rang statutaire inférieur, connaissant des difficultés financières. Dans ce type de cas, lorsqu’il s’agit de prendre soin d’un homme en fin de vie, la concubine est généralement une femme dans le besoin, et l’union n’est pas uniquement guidée par le désir mais bien par le profit du côté de l’homme également.

Conclusion

71 À l’époque d’Edo, deux formes d’unions entre homme et femme coexistent dans la société guerrière : d’un côté le mariage, liant deux époux dans une relation officielle et agréée par les autorités, et de l’autre le concubinage, unissant un maître et une concubine dans une relation privée. Le couple marié est soumis au respect des traditions familiales et aux exigences du statut social. Le concubinage est affranchi des contraintes imposées par la société guerrière. À travers ces deux formes s’entremêlent les désirs et les ambitions de chacun.

72 Le mariage étant avant tout un moyen d’unir deux familles dans une alliance profitable, la volonté des futurs partenaires est rarement prise en considération. À l’inverse, le concubinage permet aux partenaires de satisfaire leurs désirs : pour la femme, souvent pauvre, il s’agit le plus souvent de bénéficier d’une existence confortable ; pour l’homme, il s’agit de généralement de trouver une femme attrayante, ou encore une femme qui puisse s’occuper de lui une fois âgé.

73 À l’issue de ce travail, il est possible de dire que par le biais du concubinage inter- statutaire, largement pratiqué durant la seconde moitié de l’époque d’Edo, des femmes qui n’appartenaient pas à la classe guerrière avaient la possibilité de s’extraire de leur condition inférieure et de mener une existence qui ne s’accordait pas avec leur statut social d’origine, bouleversant ainsi les fondements mêmes de la société hiérarchique. En mettant au monde l’héritier de la maisonnée guerrière, des concubines issues de milieux divers pouvaient ainsi devenir l’égale de l’épouse du samouraï. Nous avons également pu observer, à travers les différents témoignages et sources juridiques analysés, qu’il était également possible pour la concubine d’être épousée par son maître, généralement en seconde noce, lui permettant par ce biais de s’élever, ainsi que sa famille, dans la hiérarchie sociale en acquérant le statut de guerrier. De la sorte, la concubine obtenait le droit de diriger la maisonnée, de chaperonner l’éducation des enfants et de prendre part aux décisions concernant la succession. En tant que concubine, o-heya, ou bien en tant que femme de guerrier, elle bénéficiait du respect et

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 116

la considération des serviteurs mais aussi des guerriers de rang égal à celui de son maître.

74 Comme nous avons pu l’observer à travers l’analyse des motivations des femmes désireuses de devenir concubines, il nous semble possible de dire que le concubinage est un des rares statuts par le biais duquel il est possible de voir se dessiner la volonté propre et les ambitions des femmes de l’époque d’Edo.

BIBLIOGRAPHIE

N. B. : le lieu de publication des ouvrages en japonais est Tokyo sauf indication contraire.

Sources primaires

FROIS Luis (1991). Tratado em que se contem muito susintae abreviadamente algumas conradicoes e diferenças de custumes antre a gente de Europa e esta provincia de Japao ; Yōroppa bunka to Nihon bunka, Iwanami shoten.

ISEKI, Takako 井関隆子 (1980). Iseki Takako nikki chū 『井関隆子日記 中』. Benseishuppan.

MORI Arinori 森有礼 (1966). « Saishō-ron »「妻妾論」. In MATSUMOTO Sannosuke (dir.) 松本三之 介編, Gendai nihon shisō taikei 『現代日本思想大系』. Chikuma shobō.

OSHI-HANSHI SEGAWA-KE MONJO 『忍藩士世川家文書』(Archives de la famille Segawa, vassale du fief d’Oshi), XVIIe-XXe siècles.

SUENSON Edouard (2003). Skitserfra Japan ; Edo bakumatsu taizaiki, Kōdansha.

TEEUWEN Mark, WILDMAN NAKAI Kate (éd.) (trad.) (2014). Lust, Commerce, and Corruption. An Account of What I Have Seen and Heard, by an Edo Samurai. New York, Columbia University Press.

YAMAKAWA Kikue 山川菊栄 (1991). Bakumatsu no Mitohan 『幕末の水戸藩』. Iwanami shoten.

Sources secondaires

ARIÈS Philippe (1975). L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Paris, Seuil.

ASAKAWA Kiyoe 浅川清栄 (1992). « Takashima hanshu to saishō shijo, sono hansei to no kanren » 「高島藩主と妻妾・子女-その藩政との関連 」. Shinano, 44 『信濃44』. Nagano, Shinano shi- gakkai.

ASAKO Hiroshi 浅古弘 (1976). « Meiji shonen ni okeru shōsai shikaku »「明治初年における娶妾 資格」. Waseda hōgakkaishi 『早稲田法学会誌』. Waseda daigaku hō-gakkai.

BOLOGNE Jean-Claude (2007). Histoire du célibat et des célibataires. Paris, Hachette « Littérature ».

BRAISTED William Reynolds (trad.) (1976). Meiroku zasshi. University of Tokyo Press.

FUKUDA Chizuru 福田千鶴 (2012). « Ippu ippu sei to seshūsei » 『一夫一婦制と世襲制」. Rekishi hyōron 2012 nen nanagatsu gō 『歴史評論2012年7月号』.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 117

HAYASHI Yukiko 林由紀子 (1982). « Owarihan hanshi no konin to kakaku » 「尾張藩士の婚姻と家 格」. Nagoyadaigaku hōsei ronshū, 90 『名古屋大学法政論集 90』.

HERAIL Francine (dir.) (2009). Histoire du Japon. Paris, Hermann.

HU Jie 胡潔 (2012). « Kodai Nihon no koninkeitai to saishōsei no dōnyū, kyojū, shinzokumeishō, koshō o chūshin ni » 「古代日本の婚姻形態と妻妾制の導入-居住・親族名称・呼称を中心 に」. In NIHEI Michiaki (dir.) 仁平道明編, Higashi Ajia no kekkon to josei 『東アジアの結婚と女 性』. Bensei shuppan.

INAGAKI Tomoko稲垣智子 (2000). « Kinsei daimyō no konin hani » 「近世大名の婚姻範囲」. Hoseishi kenkyū, 50『法制史研究50』.

LINDIN Olof G. (trad.) (1999). Ogyū Sorai's Discourse on Government (Seidan) : An Annotated Translation. Wiesbaden, Harrassowitz Verlag.

MORIOKA Kiyomi 森岡清美 (1999). « Meiji shoki no kazoku shakai ni okeru mekake » 「明治初期の 華族社会における妾」. Shukutokudaigaku shakaigakubu kenkyū kiyō, 33 『淑徳大学社会学部研究 紀要33』. Chiba, Shukutokudaigaku shakaigakubu.

OCHIAI Emiko (dir.) (2015). 落合恵美子編, Tokugawa Nihon no kazoku to chiikisei rekishi jinkōgaku tono taiwa 『徳川日本の家族と地域性 歴史人口学との対話』. Minerva shobō.

PERROT Michelle (2015). La Vie de famille au XIXe siècle. Paris, Seuil.

SUGIYAMA-LEBRA Takie 漢字漢字 (1995). « Bosei ni miru shizen to bunka no kyōkai, kindai Nihon no kizokusō to boshi kankei » 「母性に見る自然と文化の境界近代日本の貴族層と母子関係」. In WAKITA Haruko (dir.) 脇田晴子編, Jendâ no Nihonshi ge 『ジェンダーの日本史 下』. Tōkyōdaigaku shuppankai.

TAKAYANAGI Shinzō 高柳真三 (1936, reéd. 2001). « Mekake no shōmetsu » 「妾の消滅」. In OIKAWA Hiroshi (dir.) 老川寛編, Kazoku kenkyū ronbun shiryō shūsei, Meiji Taishō Shōwa zenki hen, dai 21 kan 『家族研究論文資料集成 明治大正昭和前期篇 第21巻』. Kuresu shuppan.

TAKAYANAGI Shinzō 高柳真三 (2001). « Tokugawa jidai no mekake » 「徳川時代の妾」. In OIKAWA Hiroshi (dir.), 老川寛編, Kazoku kenkyū ronbun shiryō shūsei, Meiji Taishō Shōwa zenki hen, dai 21 kan. Kuresu shuppan.

WAKITA Haruko, HANLEY S. B. (dir.) (1995). Jendâ no Nihonshi ge『ジェンダーの日本史 下』. Tōkyō daigaku shuppankai.

YANAGIYA Keiko 柳谷慶子 (2010). « Buke kenryoku to josei, seishitsu to sokushitsu » 「武家権力 と女性 : 正室と側室」. In YABUTA Yutaka (dir.) 薮田貫編. Mibun no nakano josei 『身分のなかの 女性』. Yoshikawa Kōbunkan.

YANAGIYA, Keiko 柳谷慶子, YABUTA Yutaka薮田貫編 (dir.) 2010). Mibun no nakano josei 『身分のな かの女性』.Yoshikawa Kōbunkan.

ANNEXES

Glossaire Aoyama Isamu 青山勇 Aoyama Nobumitsu 青山延光

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 118

Aoyama Nobutoshi 青山延寿 Arai Shichibei 新居七兵衛 Asako Hiroshi 浅古弘 bakumatsu 幕末 bangashira 番頭 bansho 番所 budō 武道 buke 武家 bunmei-kaika 文明開化

Buyō Inshi 武陽隠士 chōnin 町人 Chōshū 長州 daimyō 大名 datsu-a nyū-ō 脱亜入欧 Fujita Tōko 藤田東湖 Fukuzawa Yukichi 福沢諭吉

Gokachū tsuzukigaki 御家中続書 Gongen-sama 権現様 Hagino Samanojō 萩野左馬之丞 hatamoto 旗本 hikagemono 日陰者

Hirano Shigetarō 平野繁太郎 Hōreki 宝暦 Hu Jie 胡潔 Inagaki Tomoko 稲垣知子 Iseki Takako 井関隆子 Ishijima Ayumi 石島亜由美 Itō Iemon 伊藤猪右衛門 jijitsukon 事実婚 Jōi 攘夷 jōruri 浄瑠璃 Kakei Chōdayū 筧長太夫 karō 家老 kasei bunka 化政文化

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 119

Kasuga Hangorō 春日半五郎 Kasuga Samon 春日左門 koku 石 kokyū 胡弓 komachi-musume 小町娘 koshō 小姓 koshō-gashira 小姓頭 Kuromiya Chūdayū 黒宮中太夫 Kuwana 桑名 Kyōhō 享保 Mabuchi Sahei 馬淵左兵衛 machigumi 町組 Matsudaira Shimofusa-no-kami松平下総守 Meirokuzasshi 明六雑誌 Meirokusha 明六社 mekake 妾 mekakebara 妾腹 metsuke 目付 Mino 美濃 Mito 水戸 monogashira 物頭 Mori Arinori 森有礼 Morioka Kiyomi 森岡清美 Murakoshi Shirōzaemon 村越四郎左衛門 nagaebugyō 長柄奉行 Naitō Yagozaemon 内藤弥五左衛門 Nakamura Masanao 中村正直 Nakatsu 中津 Obata Kannoshin 小幡勘之進 ō-goshō 大小姓 Ogyū Sorai 荻生徂徠 o-heya 御部屋

Okano Koichirō 岡野小一郎 oku 奥

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 120

Okudaira Jinemon 奥平仁右衛門 Okudaira Kamenosuke 奥平亀之助 Okudaira Sadaari 奥平定在 okuisha 奥医者 omote 表 Ō-oku 大奥 oshi 忍藩 O-tamo お保 O-tsuta おつた rojū 老中 rōnin 浪人 Saishō-ron 妻妾論 sakite monogashira 先手物頭 sama 様 Satsuma 薩摩 Segawa Ryū 世川りう Segawa Sakunojō 世川作之丞 Segawa Tatsunosuke 世川辰之助 Seidan 政談 Seji Kenbunroku 世事見聞録 Sekiguchi 関口 shamisen 三味線 Shiteki jichi私的自治 shoshi 諸士 Suzuki Sadakichi 鈴木貞吉 Tachihara Bokujirō 立原朴二郎 Takayanagi Shinzō 高柳真三 Takeda Hikoemon 武田彦右衛門 Takeda Kōunsai 武田耕雲斎 Tan Yōjirō丹庸次郎 tobi no mono 鳶の者 Toda Rokuzaemon 戸田六左衛門 Tokugawa Ieyasu 徳川家康 (1543-1616) Tokugawa Iemitsu 徳川家光 (1604-1651)

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 121

Tokugawa Ietsuna 徳川家綱 (1641-1680) Tokugawa Tsunayoshi 徳川綱吉 (1646-1709) Tokugawa Ietsugu 徳川家継 (1709-1716) Tokugawa Yoshimune 徳川吉宗 (1684-1751) Tokugawa Ieshige 徳川家重 (1712-1761) Tokugawa Ienari 徳川家斉 (1773-1841) Tokugawa Yoshinobu 徳川慶喜 (1837-1913) Tokugawa Nariaki 徳川斉昭 (1800-1860) Tokushige Genzui 徳重玄瑞 Torī Sunēmon 鳥居強右衛門 tsukaiban 使番 umamawari 馬廻 umamawari-kumigashira 馬廻組頭

Washio Shōsuke 鷲尾庄助 Yabuta Saburōemon 薮田三郎右衛門 Yamakawa Hitoshi 山川均 Yamakawa Kikue 山川菊栄 Yamana Jirō 山名次郎 yuinō 結納

NOTES

1. Mori Arinori (1847-1889) : penseur « occidentaliste » né dans une famille guerrière du fief de Satsuma, il est à l’origine du système d’éducation moderne. Il est assassiné par un conservateur, Nishino Buntarō, fils d’un samouraï du fief de Chōshū.

2. Mori 1966 : 358.

3. 外国人の我が国を目して地球上の一大淫乱国となす. Mori 1966 : 362.

4. Mori 1966 : 3 et 8. 5. Nous emploierons le terme « enfant illégitime » pour qualifier l’enfant né de parents non mariés (en l’occurrence, du maître et de la concubine). Le fils illégitime et l’enfant adopté sont considérés différemment dans le sens où, bien que sa mère ne soit pas l’épouse officielle, le premier perpétue tout de même le sang de la lignée. Néanmoins, bien que Mori opère une distinction entre les deux, il semble considérer le fait qu’un enfant né d’une concubine soit amené à prendre la succession de la famille comme quelque chose de préjudiciable. Davantage encore que la préservation des liens du sang, c’est le maintien de la valeur du mariage et des liens familiaux qui semblent lui importer. 6. Mori 1966 : 359.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 122

7. Fukuzawa Yukichi (1835-1901) : né dans une famille guerrière du fief de Nakatsu. Pendant ses études aux États-Unis et en Europe, il s’intéresse à la philosophie des Lumières. Penseur, écrivain et théoricien politique, il est considéré comme l’un des fondateurs du Japon moderne, et est également à l’origine de la création de l’Université Keiō à Tokyo. 8. Nakamura Masanao (1832-1891) : né dans une famille de hatamoto, après ses études en Grande-Bretagne, il devient adepte de la philosophie des Lumières et apporte son soutien au mouvement d’occidentalisation du Japon. 9. Bunmei-kaika et datsu-a nyū-ō sont les slogans du mouvement d’occidentalisation que connut le Japon au début de l’ère Meiji. Selon les penseurs « occidentalistes », afin de devenir une nation puissante, il était nécessaire que le pays s’ouvre à la civilisation et quitte symboliquement l’Asie. 10. Sugiyama-lebra 1995 : 556.

11. Takayanagi 2001 : 507-546.

12. Takayanagi 2001 : 571-601.

13. Takayanagi 2001 : 569. 14. Nous entendons par « forme légitime d’union » le fait que celle-ci soit consacrée par la loi, à la différence du « mariage de fait », en l’occurrence le concubinage, qui était une affaire privée. Cette expression comporte également un jugement moral, avec l’idée selon laquelle l’union appropriée, convenable entre deux partenaires est sans conteste le mariage. 15. Takayanagi 2001 : 551. 16. Matsuo Mieko 松尾美恵子, Yanagiya Keiko 柳谷慶子, Nagano Hiroko 長野ひろ子, Fukuda Chizuru 福田千鶴, Yamazaki Miwako 山崎美和子, Hata Naoko 畑尚子, Asakawa Kiyoe 浅川清栄. 17. Les daimyō étaient des seigneurs féodaux au service du shogun. 18. Dans le palais des shoguns Tokugawa et des daimyō, il existait un espace privé, différencié de l’espace public, omote, dans lequel ceux-ci vivaient avec leurs épouses, leurs concubines, leurs suivantes et leurs servantes. 19. Asakawa 1992. Dans cet article, Asakawa s’intéresse à l’épouse, à la concubine et aux enfants de la maison du seigneur de Takashima. 20. Yanagiya 2010 : 133. 21. Des études sur le mariage dans les maisons vassales ont été menées par Hirota Teruyuki 広田照幸, Isoda Michifumi 磯田道史 et Fujikata Hiroyuki 藤方博之. 22. Morioka 1999 : 133-134. 23. Asako 1976 : 137.

24. Hu 2012 : 34. 25. Nous faisons ici référence aux études de Jean-Claude Bologne (2007), à celle de Philippe Ariès (1975) qui s’intéresse, entre autres, à la jeunesse célibataire de l’Ancien Régime, ainsi qu’à celle de Michelle Perrot (2015) qui analyse tout particulièrement le statut de célibataire à cette époque. 26. Voir dans cet article la section « Concubine et enfant illégitime dans le fief d’Oshi (seconde moitié de l’époque d’Edo) ».

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 123

27. Fróis 1991.

28. Fróis 1991 : 39.

29. Fróis 1991 : 87.

30. Suenson 2003 : 123.

31. Suenson 2003 : 124.

32. Suenson 2003 : 124. 33. Cette donnée est à relativiser car la création du statut de shoshi durant l’ère Meiji, permettant à un enfant naturel de porter le nom de son père et de prétendre à la succession, montre que l’idée du concubinage n’a pas été entièrement éradiquée sur le plan juridique non plus. 34. Ogyū 2011. 35. Ogyū 2011 : 272. 36. Ogyū 2011 : 282. 37. Lidin 1999 : 282. 38. Takayanagi 2001 : 551.

39. Hayashi 1982 : 209. 40. Takayanagi 2001 : 551. 41. Le koku est une unité de mesure s’exprimant en boisseaux de riz. Un koku désigne la quantité de riz mangée par un Japonais en un an (soit 180,39 litres). 42. Inagaki 2000 : 117.

43. Inagaki 2000 : 117.

44. Inagaki 2000 : 118. 45. Fukuda 2012 : 16. 46. On ne sait pas grand-chose sur l’identité de Buyō Inshi : selon les historiens, il semblerait qu’il s’agissait d’un rōnin ayant vécu à Edo au début du XIXe siècle. 47. Buyō Inshi 1994. 48. Instrument de musique traditionnel à cordes. 49. Teeuwen, Wildman Nakai 2014 : 70.

50. Teeuwen, Wildman Nakai : 87. 51. Il est possible de noter ici une conception visant à faire de l’épouse le vecteur des traditions familiales et la responsable du bon fonctionnement de la maisonnée. Cette idée sera développée et formalisée à partir de l’ère Meiji avec le concept de ryōsai kenbo (良妻賢母 « bonne épouse, mère avisée »). 52. Spectacle de marionnettes accompagné de shamisen. 53. Teeuwen et Wildman Nakai 2014 : 87. 54. Teeuwen et Wildman Nakai 2014 : 85-86. 55. Buyō inshi 1994 : 292. 56. Teeuwen et Wildman Nakai 2014 : 87-88. 57. Buyō Inshi 1994:447, « budō wo wasuretaru » 「武道を忘れたる」 58. Budō : voie des armes, voie des guerriers. 59. Yanagiya 2010 : 141.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 124

60. Ceci nous permet également de comprendre que l’adoption constituait l’ultime recours pour assurer la pérennité de la famille et qu’elle venait après l’héritage par le fils légitime ou illégitime (même si, dans les faits, elle était largement pratiquée, les cas d’absence de successeur n’étant pas rares). Cette observation contredit en apparence les dires de Mori Arinori qui critiquait le système marital japonais en arguant que le Japon n’accordait pas particulièrement de valeur aux liens du sang. Cependant, on peut se demander si le fait de placer l’adoption en dernier recours, plus qu’une considération de la primauté des liens du sang, n’était pas simplement guidé par des soucis de praticité. L’adoption nécessitait de trouver l’héritier approprié, d’effectuer des démarches, et de ce fait il était plus aisé de prendre pour successeur un enfant qui existait déjà dans la maisonnée (le fait qu’il ait le sang du père était un avantage, mais n’était peut-être pas ce qui motivait le choix du successeur de prime abord : car davantage qu’un héritier naturel, les guerriers avaient tendance à désirer un héritier capable, quitte à le trouver dans une autre famille). En outre, les législations de l’époque ne permettaient le recours à l’adoption qu’en l’absence d’un héritier mâle ou d’un fils apte physiquement ou mentalement à prendre la succession. 61. Ce changement survenu à partir du règne du 11e shogun Ienari découle sans doute d’un désir de renforcer la position dominante du statut guerrier qui connaît à cette époque une perte de prestige en raison, d’une part, de l’appauvrissement des maisons guerrières et, d’autre part, de leur rachat par les riches marchands. 62. Yamakawa Kikue (1890-1990) : écrivaine et épouse du socialiste japonais Yamakawa Hitoshi. Elle est née dans une famille guerrière du fief de Mito. 63. Parti politique xénophobe des années 1850-1860 ayant pour objectif de « chasser les barbares », c’est-à-dire d’expulser les étrangers du Japon. 64. Yamakawa 1991 : 221.

65. Yamakawa 1991 : 223. 66. Iseki 1980 : 379. 67. Iseki 1980 : 104. 68. Il s’agit d’une expression renvoyant à une jeune fille dont la beauté est célèbre dans un lieu, ou encore dont la beauté est typique d’un lieu, en référence à la poétesse du Xe siècle Ono no Komachi. 69. Fille d’Obata Kannoshin, chef des pages du fief d’Oshi. 70. Oshi-hanshi Segawa-ke monjo (Archives de la famille Segawa, vassale du fief d’Oshi), XVIIe-XXe siècles.

RÉSUMÉS

À l’époque Edo, deux formes d’union entre homme et femme coexistent dans la société guerrière : d’un côté le mariage, liant deux époux dans une relation officielle et agréée par les autorités, et de l’autre le concubinage, unissant un maître et une concubine dans une relation strictement privée. Les concubines étant généralement issues d’une classe inférieure, le

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 125

concubinage constituait dès lors une union qui dépasse les statuts. Cette union résulte d’une intention particulière des deux parties, en lien avec le désir, l’amour, ou l’argent… Nous analysons le couple dans la famille guerrière en lien avec la question du statut social.

During the Edo period, two forms of the union between man and woman were coexisting within the samurai society: on one side, marriage as an official relation of a husband and a wife sanctioned by the authorities, and the other a strictly private relationship between master and concubine (or mistress). Concubine being generally of a lower extraction, this latter type of union was an “inter-status” connection. Personal intentions on both parts played a role: desire, love, money, etc. In this article, I analyse the couple in samurai families in relation to the question of social status.

近世の武家社会には二つの男女の結合形態があった。主君よりの承認を有し公の夫婦関係 となる婚姻。そして、主人と妾の全く私的な関係である妾。しかしながら、原則として妾 の場合、武士の主人に対して妾の身分は低い。故に、主人と妾は、身分を超え得る、何ら かの意識を抱いて関係を構築する。欲望、色恋、金。婚姻と妾を基調に、武家における男 女の関係を身分に絡めて検証する。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 126

III. Où l'identité prend corps – Shaping Identities

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 127

Une identité religieuse dans la tourmente : les catholiques face à la politique de proscription des Tokugawa (XVIIe siècle) A Religious Identity in Turmoil: Catholics Toward the Anti-Christian Policy of the Tokuwaga (17th Century) 弾圧の中の宗教的アイデンティティ―徳川政権における禁教のキリ シタンをめぐって (17世紀)―

Martin Nogueira Ramos

***

1 En 1549, dans le sillage des premiers marchands portugais, la Compagnie de Jésus commence l’évangélisation du Japon. En jouant, entre autres, de son influence dans le commerce luso-nippon, elle parvient à obtenir la conversion de seigneurs féodaux (daimyō) et, en conséquence, à établir de nombreuses communautés dans la partie nord de Kyūshū (Nagasaki, Ōmura, péninsule de Shimabara, archipels d’Amakusa et de Gotō, Hirado) et autour de la capitale impériale, . Cependant, à partir de la fin des années 1580, le nouvel homme fort du Japon, Toyotomi Hideyoshi (1536-1598), se méfie de cette religion soumise à des souverains étrangers et de l’emprise de son clergé sur la population : la position de l’Église est menacée.

2 Tokugawa Ieyasu (1543-1616), après avoir toléré une dizaine d’années le catholicisme, fait interdire en janvier 1614 cette religion dans l’ensemble du Japon. Le premier objectif du pouvoir est de couper la population catholique de ses élites religieuses (missionnaires, prêtres natifs, catéchistes) et laïques (guerriers, chefs de village et marchands influents). Il y parvient en l’espace d’une quinzaine d’années par l’exil, puis l’exécution de nombreuses figures de la chrétienté japonaise. Dans le même temps, les catholiques sont de plus en plus sévèrement contrôlés par les autorités guerrières :

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 128

ceux-ci doivent, à plusieurs reprises, confirmer leur apostasie formelle en foulant une image chrétienne, en prêtant serment de ne plus adorer le Dieu des missionnaires ou en s’inscrivant dans des temples bouddhistes. La proscription du catholicisme va durer près de deux siècles et demi1.

3 Si le détail factuel de la présence catholique dans l’archipel est bien connu, on compte encore assez peu d’études sur sa perception dans cette société. La situation est néanmoins en train d’évoluer rapidement. Les travaux de deux chercheurs, en particulier, doivent être cités : Jan Leuchtenberger (2014) a publié une étude sur ses représentations dans la littérature populaire dans laquelle il est montré que le clergé et ses fidèles étaient dépeints, durant toute l’époque d’Edo (1603-1868) – et donc bien après la disparition du catholicisme de l’espace public –, comme des êtres malveillants usant de la magie pour parvenir à leurs fins : la conversion puis la conquête du Japon. Kanda Chisato (2005 et 2010), dont les travaux seront discutés en détail plus loin, a de son côté formulé plusieurs thèses sur l’assimilation, dans toutes les couches de la population, de cette religion à la figure de l’altérité absolue, voire de ce que l’on pourrait appeler l’« anti-Japon ». D’après cet historien, l’image négative du catholicisme aurait encouragé le shogunat des Tokugawa à promulguer l’édit de proscription de 1614. Dans cette perspective, la répression ne serait pas uniquement un choix imposé du haut (les guerriers) vers le bas (paysans, marchands, artisans, etc.) mais témoignerait aussi d’un besoin de légitimation pour le nouveau pouvoir.

4 Cet article s’inscrit dans la continuité des travaux de ces deux historiens et explore plus particulièrement la première moitié du XVIIe siècle. Je m’attacherai d’abord à répondre aux deux questions suivantes : comment les Japonais non catholiques perçoivent-ils cette religion ? Et établissent-ils des liens entre la pratique religieuse et l’idée qu’ils se font du Japon ? J’essaierai de voir si l’on distingue des nuances dans l’opinion des différents groupes sociaux constitutifs de la société de l’époque.

5 Ma réflexion portera ensuite sur les catholiques que les historiens ont longtemps présentés comme des volontaires au martyre2 ou des agents passifs ne pouvant que subir la politique coercitive des Tokugawa. Les sources relatives à la révolte de Shimabara-Amakusa (1637-1638), un mouvement d’inspiration chrétienne ayant mobilisé plusieurs dizaines de milliers de villageois, nous donnent pourtant une autre image de l’attitude des catholiques face à la proscription de leur religion, l’obligation qu’ils avaient d’adhérer formellement à une école bouddhique et aux critiques qui leur étaient régulièrement adressées par le pouvoir et certains penseurs.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 129

Carte 1. Kyūshū

Religion et japonité

6 La perception du catholicisme dans la société japonaise de la première moitié du XVIIe siècle peut être étudiée grâce à différents types de sources : les édits d’interdiction, les traités polémiques et les recueils de récits et d’anecdotes sur les catholiques dont la diffusion dans la population était, semble-t-il, assez importante. Quelle image du catholicisme renvoient ces textes ? Les opinions qu’ils véhiculent sont-elles représentatives de celles de l’ensemble de la population ?

Les discours sur le caractère allogène du catholicisme

7 Le 23 et 24 juillet 1587, Toyotomi Hideyoshi fait promulguer, coup sur coup, deux édits relatifs au catholicisme. Le premier a pour objectif de contrôler la diffusion de cette religion dans l’archipel : les guerriers d’un certain rang doivent obtenir l’autorisation du nouvel homme fort du pays avant de recevoir le baptême et cesser de convertir de force les roturiers habitant sur leurs terres. Le second, qui somme les missionnaires de quitter le pays, oppose un Japon (Nihon/Nippon) où les dieux et les bouddhas sont vénérés à un Occident catholique et exclusif. La première clause de l’édit exprime clairement cette dichotomie : Alors que le Japon est le Pays des dieux, il est absolument intolérable qu’une loi hérétique provenant des pays catholiques y soit propagée3.

8 L’idée selon laquelle l’archipel est protégé par les dieux et les bouddhas est ancienne et répandue parmi les élites religieuses et laïques, notamment depuis le double échec des armées mongoles dans leurs tentatives d’invasion du Japon en 1274 et 12814. La religion

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 130

des missionnaires est donc considérée comme une « loi hérétique » (jahō) – un terme souvent utilisé pour dénommer les enseignements religieux portant atteinte à l’orthodoxie bouddhique ; le clergé et ses ouailles sont en particulier accusés de s’attaquer aux lieux de culte de l’archipel : Il est inouï que [des vassaux] rassemblent les gens des provinces et des districts, en fassent des fidèles [du catholicisme] et leur ordonnent de détruire les sanctuaires dédiés aux dieux et les temples bouddhistes. Les fiefs donnés aux vassaux dans les provinces et les districts sont temporaires [litt., peuvent être retirés]. Alors qu’ils devraient administrer [leur fief] en respectant les lois de Celui qui règne sous le Ciel [Toyotomi Hideyoshi] et agir, en toute chose, selon Sa volonté, ces comportements misérables sont inadmissibles5.

9 Les missionnaires sont même accusés « de détruire la loi bouddhique du pays du soleil levant (jichi.iki) ». C’est pour cela que, parmi les Occidentaux, seuls les marchands qui ne font pas obstacle au bouddhisme sont acceptés dans le pays.

10 Ce discours opposant un Japon protégé par les dieux et les bouddhas à un ailleurs catholique se retrouve dans l’édit de janvier 1614 marquant la proscription définitive de la religion des missionnaires. Ce document, dont le contenu idéologique est bien plus développé que dans les deux édits de 1587, a été écrit par Sūden (1569-1633), un moine de l’école Rinzai et proche conseiller de Tokugawa Ieyasu. Le Japon y est défini comme étant le « pays des dieux et des bouddhas » (shinkoku bukkoku) ; les êtres vénérés du bouddhisme et du shintō portent des noms différents mais ont la même essence – une idée communément admise par la population. Le catholicisme est considéré comme une religion néfaste dont l’influence doit être au plus vite circonscrite : C’est alors que la clique des catholiques est arrivée au Japon. Ils ne se sont pas contentés d’envoyer des navires de commerce afin de vendre des biens : sans l’aval des autorités, ils ont répandu leur loi hérétique et ont troublé la bonne religion [c’est-à-dire le culte des dieux et des bouddhas] ; c’est de cette manière qu’ils ont essayé de changer le gouvernement et les lois de notre territoire dans le but de s’en emparer. [Ces agissements] étaient le signe d’un grand désastre ! Il nous fallait absolument contrôler cette religion. Le Japon, en tant que pays divin et bouddhique, respecte les dieux et vénère les bouddhas, pratique la voie de la morale et distingue la bonne loi de la mauvaise6.

11 Il est ensuite écrit que les missionnaires suscitent l’anarchie en bouleversant l’ordre établi qui se fonde sur le respect des divinités locales, des bouddhas et des principes du confucianisme. L’exclusivisme de la religion des missionnaires est en particulier pointé du doigt, et son extirpation est perçue comme une mesure de première importance : Les partisans des prêtres sont contre toutes nos lois : ils doutent de la voie des dieux, disent du mal de la Loi correcte et s’opposent à la morale et au bien. Quand ils voient des criminels, ils se réjouissent et accourent [pour assister à leur châtiment] : ils les vénèrent et les honorent. Voilà quelle est la véritable intention de cette religion ! C’est indéniablement une religion hérétique et l’ennemie des dieux et des bouddhas. Si on ne l’interdit pas de toute urgence, elle sera certainement à l’avenir une source d’inquiétudes ; [leurs fidèles] pourront même s’emparer de notre pays. Ne pas la proscrire nous attirera un châtiment divin. Bref, nous ne devons pas permettre [aux catholiques] de poser pied sur la moindre parcelle du sol japonais. Nous devons nous en débarrasser sans plus tarder7.

12 Le catholicisme est présenté comme une religion étrangère, une sorte d’altérité absolue s’opposant – presque ontologiquement – à un élément clé de l’identité japonaise : le culte des dieux et des bouddhas est pratiquement élevé au rang de tradition religieuse nationale, malgré les divergences doctrinales traversant les différentes écoles.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 131

L’idéologie portée par les édits de proscription est assez proche de celle des souverains européens de la même époque : une religion partagée par l’ensemble des sujets est nécessaire pour maintenir la paix dans le pays. Dans cette perspective, toute différence religieuse est perçue comme une menace, et les fidèles de ces religions comme des traîtres en puissance prêts à s’allier avec l’étranger8.

13 On constate une tonalité similaire dans les pamphlets antichrétiens rédigés par le clergé bouddhique. Ces textes critiquent, pour la plupart, les attaques menées par les catholiques contre les dieux et les bouddhas : on peut citer le Ha kirishitan9 (Réfutation du catholicisme, 1642) de Suzuki Shōsan (1579-1655) de l’école Rinzai, ou le Taiji jashū- ron (L’Extirpation des croyances déviantes, 1648) de Sessō Sōsai (1589-1649) de l’école Sōtō. Dans les pamphlets antichrétiens écrits par des apostats issus de la Compagnie de Jésus, l’exclusivisme de leur ancienne religion est aussi mis en avant : c’est le cas du Ha Daiusu (Contre Deus, 1620) de l’ancien frère coadjuteur Fukan Fabião (c. 1565-1621) ou du Kengiroku (La Supercherie dévoilée, 1636) du père Cristóvão Ferreira alias Sawano Chūan (c. 1580-1650)10.

14 Outre ces textes d’intellectuels, on voit apparaître à partir du XVIIe siècle des récits anonymes, mêlant éléments fictifs et réels, qui retracent les grandes étapes de la présence catholique dans l’archipel : l’arrivée des missionnaires, la croissance rapide du nombre de convertis, l’interdiction de cette religion par les autorités et son extirpation par les mesures de répression, puis par les armes à Shimabara et Amakusa. Dans les années 1660, le shogunat, qui s’emploie à contrôler la parole de ses sujets sur les questions sensibles telles que le christianisme ou la famille Toyotomi, fait interdire ces ouvrages. Cependant, ceux-ci continuent pendant toute l’époque d’Edo à circuler sous forme manuscrite et à ancrer dans la population l’idée selon laquelle cette religion était dangereuse et immorale11. Le Kirishitan monogatari (Le Conte des catholiques [au Japon]), un texte, en deux volumes, publié à Kyoto en 1639 par – pense-t-on – un guerrier sans maître, symbolise cette littérature dont l’influence sur la population ira en grandissant durant l’époque d’Edo12. Le catholicisme y est dépeint sous les traits d’une religion résolument étrangère qui porte atteinte aux traditions religieuses nationales en diffusant un message exclusif allant jusqu’à prôner la destruction des lieux de culte dédiés aux dieux et aux bouddhas ; il est écrit que son interdiction ainsi que sa défaite finale à Shimabara et Amakusa ont grandement réjoui « les dieux mineurs et majeurs des soixante provinces du pays » (rokujū yoshū no daishō no jingi), « les bouddhas des trois âges » (sanze shobutsu) et marquent un nouvel âge d’or pour le Japon13.

Désigner la religion de l’autre

15 Ce discours sur la religion de l’« autre » a longtemps été présenté comme celui des élites guerrières et religieuses qui relayaient une propagande orchestrée en sous-main par le shogunat des Tokugawa14. Dans une étude récente, l’historien Kanda Chisato a cependant remis en cause cette perspective en défendant la thèse selon laquelle les idées contenues dans les édits de proscription et les différents pamphlets antichrétiens étaient largement partagées par les gens du peuple.

16 Kanda s’appuie en grande partie sur des sources relatives à la révolte de Shimabara- Amakusa. Début décembre 1637, des paysans, commandés par des guerriers sans maître (rōnin) et ayant à leur tête un jeune chef d’une quinzaine d’années, Masuda Tokisada (1621 ?-1638), prennent les armes contre leurs daimyō, à savoir le clan Matsukura dans

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 132

la péninsule de Shimabara et celui des Terazawa dans l’archipel d’Amakusa. Les insurgés sont environ 35 000 et pour la plupart d’anciens catholiques qui ont dû renier leur foi à plusieurs reprises. En janvier 1638, après quelques succès initiaux, ils sont pris en tenaille par l’arrivée des troupes shogunales et de celles des fiefs voisins, et décident de se replier dans le château de Hara, partiellement à l’abandon, au sud de Shimabara. Commence alors un siège qui se termine le 12 avril 1638 par la victoire des troupes du shōgun. Pas moins de 120 000 hommes ont été mobilisés pour vaincre les rebelles dont la quasi-totalité est tuée durant l’assaut final15.

Carte 2. La péninsule de Shimabara et l’archipel d'Amakusa

17 Comme en atteste la profusion des témoignages, cet épisode sanglant du début de l’époque d’Edo a marqué en profondeur les esprits. On dispose de nombreux textes produits par les acteurs et les témoins de la révolte, à savoir les paysans catholiques et bouddhistes, les guerriers et les Occidentaux (Portugais et Néerlandais). On a ainsi conservé des lettres échangées entre les deux camps, entre les fiefs ou les différents échelons d’un fief, des rapports sur l’approvisionnement des troupes loyalistes ou sur les forces en présence, des journaux des différents protagonistes, des récits épiques des affrontements, des documents à usage interne des troupes rebelles ainsi que des dépositions de paysans16.

18 D’après Kanda Chisato, le comportement de la population non catholique lors de la révolte témoignerait des tensions religieuses traversant le peuple : dans les premiers jours qui suivent le déclenchement des événements, des centaines d’habitants fuient les combats en rejoignant les fiefs frontaliers ou décident d’aider les armées de leur fief dans la lutte contre les insurgés catholiques. L’historien attire l’attention sur l’utilisation, par des non-catholiques, du terme Nihon-shū, que l’on peut traduire par « religion du Japon », pour désigner leur religion, quelle que soit l’école bouddhique à

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 133

laquelle ils sont affiliés. L’emploi de cette expression montrerait que pour la population, les différentes écoles religieuses du pays constitueraient une sorte de religion nationale, exactement comme ce qui est avancé par les différents édits de proscription17.

19 D’après les recherches menées sur la Chine18 ou le Vietnam19, les populations roturières non catholiques ne commencent à percevoir explicitement le catholicisme comme une religion occidentale qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Avant cela, la présence missionnaire – mais aussi son emprise sur les convertis – et le soutien des puissances occidentales aux missions sont encore assez discrets. Certains estiment même que dans les campagnes le catholicisme revêt bien souvent les apparences d’une religion locale (presque) comme les autres20. Le peuple japonais serait donc en quelque sorte un précurseur en Asie dans l’assimilation du christianisme à une religion allogène. Pourtant, la présence occidentale était tout aussi discrète dans la chrétienté japonaise : les missionnaires n’ont jamais été au même moment plus qu’une centaine et la très grande majorité des frères coadjuteurs et du personnel au service de l’Église (catéchistes, sacristains et domestiques) était autochtone21.

20 Si l’idée de Kanda Chisato est séduisante, un examen plus précis des termes employés par les différents acteurs de la révolte doit cependant nous inciter à adopter une approche plus nuancée. En effet, seuls les guerriers d’un rang assez élevé tendent à qualifier les pratiques religieuses de japonaises ou d’étrangères. C’est le cas du fief de Kumamoto qui, dans une ordonnance datant de la mi-décembre 1637, demande à ses vassaux présents dans les campagnes de s’assurer que les réfugiés de Shimabara et Amakusa professent bien la « religion du Japon » et non celle de l’ennemi22 ; un guerrier de Karatsu, Namikawa Tazaemon, emploie les termes de « religion de l’étranger » (ichō no shūmon) pour désigner le catholicisme, et celui de « terre des dieux » (shinkoku) pour parler du Japon23. Plus rarement, on trouve le terme « barbare du sud » (nanban) accolé à la religion des insurgés24 ; c’est habituellement de cette façon qu’étaient désignés les Portugais et les Espagnols.

21 Or, si l’on regarde de plus près les quelques témoignages directs de paysans ou marchands, on constate que ces termes ne sont pas utilisés. Mokuzaemon, un marchand loyaliste de la ville seigneuriale de Shimabara qui nous a laissé un journal fort détaillé, emploie le terme de kirishitan pour désigner les insurgés25 . Ce mot est employé aussi bien par les catholiques eux-mêmes que par les non-catholiques. De même, ces derniers n’évoquent jamais le Japon lorsqu’ils mentionnent le culte des divinités locales ou le bouddhisme dans leurs témoignages. On a par exemple conservé le témoignage de Sekido Mokuemon, un officier villageois de l’île d’Ōyano resté fidèle aux autorités d’Amakusa. Il utilise le terme de kirishitan pour se référer au catholicisme, celui fort générique de kamigami (« les dieux ») pour désigner les divinités locales et décrit avec une grande précision son affiliation religieuse, puisqu’il donne le nom de son école bouddhique – la Véritable école de la Terre pure (Shinshū) – et de son temple, le Shōsenbō26. Un colporteur originaire de Kuchinotsu, un petit port qui se trouve à proximité du château de Hara, donne même le nom des moines qu’il fréquente27.

22 Les insurgés eux aussi ne font pas référence à l’étranger ou au Japon quand ils désignent leur religion, les divinités locales ou le bouddhisme ; ils emploient des termes différents selon qu’ils s’adressent à leurs coreligionnaires ou à leurs adversaires. Avec ces derniers, ils désignent les fidèles des dieux et des bouddhas par une expression fort imprécise : les « personnes d’une autre religion » (tashū no mono)28. Entre eux, on

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 134

observe qu’ils utilisent des termes portugais revenant fréquemment dans les textes diffusés par les missionnaires (catéchismes, règlements de confréries ou encore vies de saints). Zencho, qui vient de gentio (gentil, païen), est notamment employé deux fois dans l’appel à la révolte diffusé aux communautés catholiques de la région29. Erejo, qui vient de herege (hérétique), est quant à lui utilisé dans l’unique règlement interne qui nous est parvenu30.

23 Le vocabulaire ne permet donc pas d’affirmer que les roturiers non catholiques perçoivent le catholicisme comme une religion étrangère ou qu’ils estiment que les dieux et les bouddhas sont des éléments constitutifs de la « japonité ». Dans leurs témoignages, ils font davantage référence à leur environnement religieux local. L’exclusivisme des catholiques, qui lors de la révolte tuent des moines ou détruisent leurs objets et lieux de culte, semble être la chose qui les marque le plus.

Le bricolage identitaire des catholiques face à la répression

24 Comment les catholiques réagissent-ils à la répression et aux discours tenus par les élites sur leur religion ? Le manque de sources ne permet pas de répondre en détail à cette question. Les textes produits par les insurgés lors de la révolte de Shimabara- Amakusa permettent toutefois de proposer quelques hypothèses. Ces documents montrent la volonté des catholiques de défendre leur « japonité », l’exclusivisme de leur religiosité, ainsi que leur soif inextinguible de salut qui les incite à relativiser l’importance de l’ici-bas.

Une communauté qui se pense à l’échelle nationale

25 Pendant les trois mois du siège du château de Hara (fin janvier-début avril 1638), le shogunat évite l’affrontement direct et cherche à affamer l’ennemi en établissant un blocus autour du château. Durant ce laps de temps, les deux camps échangent des missives qui ont été en partie conservées31. On observe que le Japon n’est pas absent du discours des insurgés. Il apparaît même dans plusieurs de leurs déclarations, en particulier au moment où les autorités font appel aux vaisseaux de la Compagnie des Indes orientales pour bombarder les révoltés. Les Néerlandais s’exécutent entre la fin du mois de février et début mars, afin de montrer leur bonne volonté aux Tokugawa et damer le pion aux marchands portugais encore présents à Nagasaki. Dans une missive datant du 26 février, les rebelles critiquent à ce sujet le shogunat : Au large du château, nous avons vu des bateaux chinois [karabune. C’est-à-dire des bateaux étrangers]. Alors que l’affaire est fort insignifiante, pourquoi êtes-vous allés en Chine [kando. C’est-à-dire l’étranger] demander des renforts pour combattre des gens de basse condition32 ? Cela nuit à la réputation du Japon. Maintenant, on ne pourra éviter que des rumeurs courent à l’intérieur ou à l’extérieur de notre pays33.

26 Régulièrement accusés depuis le début du XVIIe siècle d’être à la solde de l’étranger, les catholiques profitent de l’intervention néerlandaise en faveur du shogunat pour se poser en défenseurs de l’honneur du Japon. Nicolaes Couckebacker, le directeur (opperhoofd) de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales au Japon, rapporte dans son journal que les insurgés interrogent leurs adversaires sur la participation

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 135

d’étrangers alors que le pays compte suffisamment de « vaillants soldats» (eerlijk soldaeten) pour mener le siège34. Les journaux et missives de guerriers, blessés dans leur honneur, laissent aussi penser que la stratégie du shogunat a provoqué la réprobation de ces derniers35.

27 Des études ont montré que l’idée d’une supériorité militaire des Japonais était à cette époque assez répandue, notamment parmi les samouraïs de haut rang : Kurachi Katsunao estime par exemple que Toyotomi Hideyoshi et son entourage étaient convaincus, au début de leur tentative d’invasion de la Corée (1592-1598), que la valeur des guerriers japonais leur permettrait de vaincre aisément les Coréens36. On retrouve aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans les écrits de penseurs tels que Kumazawa Banzan (1619-1691) ou Arai Hakuseki (1657-1727), ainsi que dans les pièces de Chikamatsu Monzaemon (1653-1725), cette conviction que le Japon est le « pays de la bravoure militaire » (bukoku)37.

28 Cette référence au Japon n’est pas seulement un artifice rhétorique utilisé par les catholiques pour ridiculiser leurs adversaires. Dans d’autres documents antérieurs à la participation des Néerlandais, les insurgés y font déjà référence. C’est le cas, par exemple, de l’appel à la révolte ayant circulé à Shimabara et Amakusa à partir du 1er décembre 1637 : Nous annonçons la chose suivante : un être céleste est descendu sur terre. Dieu jugera [port. juizo] les gentils [port. gentio] par le feu. Quiconque choisit le catholicisme doit nous rejoindre rapidement. Il en va de même pour les chefs et les auxiliaires des villages. Il faut diffuser ce message dans les îles [d’Amakusa ?]. Les moines des gentils seront aussi pardonnés s’ils deviennent catholiques. Sieur Amakusa Shirō est un être céleste. Nous avons été appelés par Lui. Ceux qui dans tout le Japon ne deviendront pas catholiques, Dieu les précipitera par le pied gauche en enfer [port. inferno]. Il faut en être conscient. 13e jour de la 10e lune Kazusa Juwan [João]38

29 Alors que la région de Shimabara est sûrement celle qui a connu la répression la plus sanglante, les paysans catholiques ne font pas référence à leur situation particulière mais aux édits promulgués par le « seigneur [qui règne] sous le ciel » (tenka-sama), c’est- à-dire le shōgun. Par exemple, voici ce qui est écrit dans le document du 26 février cité précédemment : Pensez-vous que nous nous sommes retranchés dans ce château afin de nous emparer de ce fief ou de fomenter une sédition contre notre seigneur ? [Nos motivations] ne sont absolument pas celles-ci. Comme vous le savez depuis longtemps, le christianisme est une religion qui interdit strictement [à ses fidèles] d’adhérer à une autre secte. Cependant, le shōgun a plusieurs fois lancé des interdits [contre notre religion]. Nous avons été déconcertés par cela39.

30 Dans d’autres missives, les insurgés disent qu’à cause de la sévérité des lois antichrétiennes, ils ne peuvent vivre en paix nulle part dans le pays40, et affirment donc que leur action n’est aucunement liée à un problème régional comme la gouvernance du clan Matsukura à Shimabara41. On peut penser que la proscription religieuse a fait prendre conscience aux catholiques d’appartenir à une communauté s’étendant sur l’ensemble du territoire national. Les recherches sur les journaux privés (nikki) de l’époque d’Edo ont montré que l’on retrouve, au XVIIe siècle, cette conscience du Japon en tant que réalité culturelle plutôt chez les guerriers ou les marchands dont les activités dépendent de l’achat et de la vente de marchandises dans différentes régions de l’archipel42.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 136

31 On sait que la répression a favorisé l’organisation en réseaux des différentes communautés éparpillées dans le pays, notamment par le biais des confréries qui, au Japon, jouissaient d’une plus grande autonomie vis-à-vis du clergé qu’en Occident43. Ceci n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel : on observe souvent ce phénomène au sein des minorités religieuses réprimées qui doivent s’organiser pour survivre44. Après 1614, la répression a poussé de nombreux catholiques de différentes régions à se déplacer et à trouver refuge dans les anciens bastions missionnaires de Kyūshū. Les rapports jésuites envoyés à Rome contiennent en général des biographies assez détaillées des martyrs de cette île. On sait grâce à ces sources qu’un quart des catholiques exécutés à Shimabara et la moitié à Amakusa sont originaires d’autres régions de Kyūshū et Honshū45. Aussi les derniers missionnaires et leurs collaborateurs (chefs de confrérie, catéchistes ambulants, etc.) transmettent-ils à leurs fidèles les nouvelles des martyres de tout le pays dans les années 1620 et 1630 ; les catholiques du sud sont tenus informés de la situation sur l’île de Shikoku, dans le Kansai, à Edo ou encore dans le Tōhoku.

32 Ces différents éléments expliquent pourquoi les insurgés de Shimabara et Amakusa, qui sont pour la plupart des paysans ou pêcheurs dont l’activité économique s’inscrivait essentiellement dans un cadre régional, font souvent référence au Japon dans leur discours.

Clandestinité et affirmation identitaire

33 Il est généralement avancé que la proscription du catholicisme a favorisé l’émergence d’un syncrétisme religieux parmi les catholiques japonais. Pour ma part, je pense, au contraire, que la révolte de Shimabara-Amakusa montre que la répression a provoqué une forte réaction identitaire de la part des catholiques ; celle-ci se manifeste par un rejet marqué des dieux et bouddhas.

34 Après 1614, l’identité catholique se caractérise de plus en plus par la clandestinité et le secret, car la proscription empêche ou limite considérablement les expressions publiques d’adhésion à la foi catholique. Les fidèles ont, pour la très grande majorité, abjuré à plusieurs reprises et parfois sous la torture ; ils ont dû dissimuler leurs objets de piété et évitent de se réunir de jour ; leurs prêtres, qui sont traqués par les autorités, ne sont plus qu’une poignée à la fin des années 163046. La politique de reconquête spirituelle menée par le pouvoir se matérialise par la construction massive de temples bouddhiques et sanctuaires shintō47. Or, dans les bastions de la chrétienté comme Shimabara et Amakusa, beaucoup de catholiques le sont de naissance et ont reçu l’enseignement intransigeant de la Compagnie de Jésus. Dans leurs déclarations, les insurgés font systématiquement part de leur remords d’avoir renié publiquement leur Dieu et de s’être affiliés à une école bouddhique.

35 Comme cela est souvent le cas en contexte répressif, la clandestinité forcée attise les identités religieuses : dans les villages qu’ils dominent, les rebelles se réapproprient l’espace en le christianisant, et réaffirment leur attachement à l’Église catholique par leurs habits ou l’usage ostentatoire d’objets de piété. Les témoins des événements rapportent avec force détails ce phénomène : Nicolaes Couckebacker écrit dans son journal, le 26 décembre 1637, que les insurgés brûlent les « églises japonaises » (Japansche kercken) – c’est-à-dire les temples et les sanctuaires – et qu’ils bâtissent, au même endroit, de nouveaux lieux de culte où sont érigées des statues de Jésus et de

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 137

Marie48 ; le 8 janvier 1638, le Néerlandais rapporte qu’à l’image des pénitents, ils portent des vêtements en lin blanc et arborent des croix sur leur front49.

36 Les premiers témoins japonais des événements relèvent quant à eux la place centrale des peintures catholiques exhibées lors de grandes manifestations de piété. Au point même de leur attribuer l’origine de la révolte. À en croire Dōka Shichirōemon, un vassal du clan Matsukura, un intendant (daikan), aurait déchiré l’une de ces peintures, et les villageois emportés par la colère auraient alors tué cet officier et pris les armes50. Les sources s’accordent aussi sur le comportement hautement agressif des catholiques vis-à-vis du clergé et des pratiquants des autres religions : ceux qui refusent de se convertir doivent fuir ou s’attendre à être tués. C’est ce que rapporte, par exemple, un vassal du seigneur de Kumamoto au sujet de paysans bouddhistes d’Amakusa : À Amakusa, il y un village portuaire qui s’appelle Iwaya. Il se trouve à quatre ou cinq chō [environ 500 mètres] en bateau de Misumi. 73 hommes et femmes de ce village sont arrivés à Misumi aujourd’hui, le dernier jour du mois, à l’heure du lièvre [vers 6 h du matin]. Nous les avons inspectés. Voilà ce que nous a déclaré Toemon, le chef de ce village : « Notre religion est celle de la Véritable école de la Terre pure. Tous les paysans du village d’Ōyano, qui se situe à Amakusa, sont catholiques. Ils nous ont donc sommés de le devenir nous aussi. Cependant, comme nous avons refusé de leur obéir, ils nous ont dit que les gens de leur village viendraient nous tuer. C’est pour cela que nous sommes venus demander de l’aide à votre fief. » Nous les retenons ici. Ils ont dit qu’ils avaient apporté des vivres pour quatre ou cinq jours. Comment devons-nous procéder ? Nous attendons vos consignes51.

37 En menant une guerre physique et symbolique contre les cultes adverses, les catholiques cherchent avant tout à se réconcilier avec leur Dieu, dont ils craignent le jugement. Paradoxalement, leur attitude est assez proche de celle des partisans de la proscription religieuse qui voient dans l’éradication du catholicisme une façon de s’attirer la bienveillance des dieux et bouddhas.

L’ailleurs comme source de légitimité

38 L’identité catholique s’inscrit donc clairement dans l’espace national et se définit en opposition aux dieux et bouddhas. Les catholiques de Shimabara et d’Amakusa n’en oublient pas pour autant les liens que leur religion entretient avec l’étranger et la centralité qu’y occupe le salut dans l’au-delà.

39 Les bateren – ce terme, qui vient du latin pater (père), désigne en japonais les prêtres aux XVIe et XVIIe siècles – ne sont pas présents physiquement lors de la révolte, mais le sont dans tous les esprits. Ils semblent conférer, quoiqu’indirectement, de la légitimité aux rebelles et seraient même l’un des prétextes au soulèvement armé. C’est en effet ce que rapporte Nicolaes Couckebacker à la fin décembre 1637 : sur l’une de leurs bannières, les insurgés disent se battre au nom de Dieu, afin de venger les prêtres et les laïcs mis à mort par le pouvoir52.

40 Plus intéressant encore, plusieurs témoins, parmi lesquels des chefs rebelles arrêtés par les autorités, font allusion au début des événements à une mystérieuse prophétie annoncée par un missionnaire en poste à Amakusa au moment de son expulsion en 161453 ; d’après celle-ci, une vingtaine d’années plus tard, des signes miraculeux se produiraient dans le ciel et sur la terre. La prophétie fait en particulier référence à un

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 138

jeune homme vertueux capable d’interpréter les textes religieux sans même les avoir étudiés.

41 Les catholiques de la région considèrent qu’Amakusa Shirō est ce jeune homme. On sait très peu de choses à son sujet : il est visiblement le fils d’un ancien vassal du seigneur catholique Konishi Yukinaga (1555-1600), et sa famille occupe une place centrale dans la société locale de l’île d’Ōyano54. Les témoignages de personnes ayant rencontré ou entendu parler de Shirō laissent penser qu’il remplit les fonctions normalement dévolues aux prêtres : il confesse (ou « réconforte » selon les sources japonaises) ceux qui regrettent d’avoir renié Dieu de bouche, prêche, donne des objets de piété55 et confère le rang de bateren à des chefs de village 56. On dit même qu’il dispose d’un « temple » (tera) dans le château et que ses pouvoirs dépassent ceux du patriarche de la Véritable école de la Terre pure57.

42 Ainsi, bien que le clergé catholique n’ait pas participé à la révolte, il occupe malgré tout une place centrale dans le discours et l’imaginaire de ces paysans. Or, pour ces derniers, les bateren sont indéniablement liés à la figure de l’étranger. Un roturier non catholique qui a rencontré Amakusa Shirō indique que celui-ci était vêtu de manière assez originale, certainement afin de paraître étranger : Voici quelle est l’apparence de Shirō : au-dessus de ses vêtements habituels, il porte un tissu sergé de couleur blanche. Il est vêtu d’un tachitsuke [un pantalon ample à hauteur des cuisses et serré entre le genou et les pieds]. Sur la tête, il a un cordon fait avec trois fils de ramie qu’il attache sous sa gorge et, sur son front, il arbore un petit caractère [une croix ?]. Il donne des ordres à ses troupes en tenant dans les mains un [une baguette de bois utilisée dans les rituels du shintō, sur laquelle sont attachées deux bandelettes de papiers pliées]58.

43 Un autre témoin dit même que Shirō est roux : On l’appelle le général Shirō. Il a quinze ou seize ans. Ses cheveux sont roux. Il se trouve dans le donjon principal [du château de Hara]. Depuis les dernières attaques, il s’est rendu une ou deux fois jusqu’au deuxième donjon59.

44 On peut penser que les véritables chefs de la révolte se sont servis de Shirō pour faire croire à leurs hommes que leur chef spirituel était un prêtre étranger. Le susmentionné Dōka Shichirōemon rapporte les propos obscurs tenus par les insurgés au sujet du jeune homme : il aurait été envoyé du Ciel afin d’assurer le salut des catholiques et, semble-t- il, apaiser la colère de leurs maîtres se trouvant en « Inde » (Tenjiku)60. L’Inde, plus encore que la Chine, renvoie dans les mentalités japonaises de l’époque à un pays fort lointain, quasi imaginaire, voire au ciel. Peut-être que les catholiques font ici référence aux missionnaires expulsés du Japon.

45 Face à l’inéluctabilité de la défaite, leur discours se déplace progressivement vers le paradis, qui est décrit comme étant la véritable patrie des catholiques. Ils disent agir au nom de leur Dieu. Comme cela est courant dans les soulèvements millénaristes, la religion permet aux hommes d’un statut humble de dépasser leur condition et légitime l’usage de la violence contre les autorités. Les insurgés affirment ne pas être à l’origine des événements : tout aurait été décidé par Dieu seul61. La quête du salut qui les anime est puissante et leur fait rejeter le monde présent. Le 4 mars, ils déclarent être à la recherche d’une « terre précieuse » (hōdo) – un terme aussi utilisé pour désigner la Terre pure dans le bouddhisme – d’une « grandeur infinie » (kōdai muhen). Ils ajoutent ensuite que l’au-delà est supérieur à tout ce que l’on peut trouver dans l’ici-bas et notamment à Edo et Kyoto :

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 139

Pensez-vous que beaucoup d’entre nous vont fuir ? Nous avons compris que les douleurs de ce monde sont [insignifiantes comme] de la laîche. Les épreuves [que nous subissons] dans le château sont pour nous comme les plaisirs dont nous jouirons au Ciel. Les ravissements d’Edo et de Kyoto constituent un monde de douleur faisant obstacle au salut [litt., à l’éveil]. Personne ne peut donc fuir du château62.

46 Les rares documents internes du camp catholique montrent que la même rhétorique est utilisée afin de maintenir la cohésion du groupe. Dans un règlement du 16 mars signé du nom d’Amakusa Shirō, l’ici-bas, qui est qualifié « d’éphémère » (ittan no koto), est dévalorisé. Le château est en revanche présenté comme le meilleur lieu pour sauver son âme : tous ses occupants sont décrits comme des soldats au service (hōkō) de Dieu et ils doivent se considérer comme des « compagnons jusque dans le monde à venir » (gose made no tomodachi)63.

Conclusion

47 Les édits, ouvrages de polémique et récits portant sur la présence du catholicisme au Japon critiquent tous, peu ou prou, le caractère allogène de cette religion : il est notamment reproché à ses fidèles de menacer les fondements de la société japonaise en rejetant ouvertement le culte des dieux et des bouddhas. Les documents cités dans notre étude ont cependant permis de montrer que cette vision n’était probablement pas partagée par tous : les paysans et les marchands n’associent pas la dimension exclusive du catholicisme à une attaque contre la japonité. Un retour à la période d’évangélisation dans la deuxième moitié du XVIe siècle et une analyse systématique des sources missionnaires sont cependant nécessaires pour étudier plus précisément la perception de cette religion dans l’ensemble de la population. L’attrait de l’exclusivisme religieux, qui n’est pas l’apanage du catholicisme mais concerne aussi certaines factions radicales de l’école Nichiren ou de la Véritable école de la Terre pure, me semble en particulier être un élément-clé pour mieux comprendre les divisions qui parcourent la société japonaise de cette époque.

48 En outre, Les documents relatifs à la révolte de Shimabara et Amakusa ont permis de redonner une voix aux catholiques et de déterminer trois caractéristiques de leur identité sous la répression – une conscience assez nette du Japon, le rejet violent du culte des dieux et des bouddhas, et l’abandon total à un Dieu salvateur – qui peuvent être compris, en partie, comme une réponse aux critiques qui leur étaient adressées et à la politique religieuse des Tokugawa.

49 Reste à savoir dans quelle mesure l’analyse que j’ai proposée des représentations collectives des catholiques de cette région de Kyūshū s’applique au reste de la communauté. Si les sources, qui sont souvent lacunaires en ce qui concerne les roturiers, le permettent, les débats amorcés ici devront donc être approfondis.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 140

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

Nihon koten zenshū 日本古典全集 [Anthologie complète de textes classiques japonais] (1927). Tokyo, Nihon koten zenshū kankōkai.

Nihon shisō taikei 日本思想大系 [Corpus de la pensée japonaise] (1970). Kirishitan-sho haiya-sho キ リシタン書・排耶書 [Textes chrétiens et anti-chrétiens], vol. 25. Tokyo, Iwanami shoten.

SHIMIZU, Hirokazu 清水紘一 (éd.) (1977). « Kirishitan kankei hōsei shiryō-shū キリシタン関係法 制史料集 [Anthologie de sources juridiques relatives au catholicisme] ». Kirishitan Kenkyū, vol. 17 : 251-438.

Tōkyō daigaku shiryō hensanjo 東京大学史料編纂所 (1977). Oranda shōkan-chō nikki オランダ商 館長日記 [Les journaux des directeurs de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales au Japon], Genbun 原文 [Textes en langue originale], vol. 3. Tokyo, Tōkyō daigaku shuppankai.

TSURUTA Kurazō 鶴田倉造 (1994). Genshiryō de tsuzuru Amakusa Shimabara no ran 原史料で綴る天 草島原の乱 [La révolte d’Amakusa-Shimabara racontée par les sources]. Municipalité de Hondo (Amakusa).

Zokuzoku gunsho ruijū 続続群書類従 [Suite des collections classées de classiques japonais] (1907), vol. 12 : Shūkyō-bu 宗教部 [Collection de textes sur la religion]. Tokyo, Kokusho kankōkai.

Sources secondaires

BERNAT Chrystel (2011). « Une foi au secret ? Captivité, hommage à Dieu et clandestinité protestante (1685-1791) ». Revue de l’histoire des religions, 228(2) : 175-205.

BOXER Charles R. (1951). The Christian Century in Japan 1549-1650. Los Angeles, University of California Press.

EBISAWA Arimichi 海老沢有道 (1981). Kirishitan no dan.atsu to teikō キリシタンの弾圧と抵抗 [La répression antichrétienne et la résistance des catholiques du Japon]. Tokyo, Yuzankaku shuppan.

ELISON George (1988, 1re éd. 1973). Deus Destroyed : The Image of Christianity in Early Modern Japan. Cambridge (Mass.), Harvard University Press.

FUKAYA Katsumi 深谷克己 (2003). Kinseijin no kenkyū 近世人の研究 [Études sur les Japonais de l’époque prémoderne]. Tokyo, Meicho kankōkai.

HAN Kyung Ja 韓京子 (2015). « Chikamatsu no jōruri ni egakareta “bu no kuni” Nihon 近松の浄瑠 璃に描かれた「武の国」日本 [Le Japon dépeint en « pays de la bravoure militaire » dans les pièces de jōruri de Chikamatsu Monzaemon] ». In TANAKA Yūko 田中優子 (dir.), Nihonjin ha Nihon wo dō mite kita ka : Edo kara miru ji.ishiki no hensen 日本人は日本をどうみてきたか-江戸から見 る自意識の変遷 [Comment les Japonais considéraient-ils le Japon ? L’évolution de la conscience de soi à l’époque d’Edo]. Tokyo, Kasama sho.in : 135-145.

HARRISON Henrietta (2013). The Missionary’s Curse and Other Tales from a Chinese Catholic Village. Los Angeles, University of California Press.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 141

HATTORI Hideo 雄部英雄 (2008). « Sekai-shi no naka no Shimabara no ran 世界史のなかの島原の 乱 [La révolte de Shimabara dans une perspective d’histoire mondiale] ». In HATTORI Hideo, SENDA Yoshihiro千田嘉博, MIYATAKE Masato 宮武正登 (dir.), Hara-jō to Shimabara no ran : Arima no shiro gaikō inori 原城と島原の乱-有馬の城・外交・祈り [Le château de Hara et la révolte de Shimabara : le château d’Arima, les relations diplomatiques, la ferveur religieuse]. Tokyo, Shinjinbutsu ōraisha : 131-147.

KANDA Chisato 神田千里 (2005). Shimabara no ran : kirishitan no shinkō to busō hōki 島原の乱-キリ シタンの信仰と武装蜂起 [La Révolte de Shimabara : la foi catholique et l’insurrection armée]. Tokyo, Chūō kōron shinsha.

KANDA Chisato (2010). Shūkyō de yomu sengoku jidai 宗教で読む戦国時代 [Lecture religieuse de l’époque Sengoku]. Tokyo, Kōdansha.

KAPLAN Benjamin J. (2007). Divided by Faith. Religious Conflict and the Practice of Toleration in Early Modern Europe. Cambridge (Mass.), Harvard University Press.

KATAOKA Yakichi 片岡弥吉 (1979). Nihon kirishitan junkyōshi 日本キリシタン殉教史 [Histoire des martyrs chrétiens japonais]. Tokyo, Jiji tsūshinsha.

KAWAMURA Shinzō 川村信三 (2011). Sengoku shūkyō shakai shisō-shi : Kirishitan jirei kara no kōsatsu 戦 国宗教社会思想史-キリシタン事例からの考察 [Histoire sociale et intellectuelle de la religion à l’époque Sengoku : réflexion à partir du cas de l’Église catholique]. Tokyo, Chisen shokan.

KEITH Charles (2012). Catholic Vietnam : A Church from Empire to Nation. Los Angeles, University of California Press.

KUDAMATSU Kazunori 久田松和則 (2002). Kirishitan denraichi no jinja to shinkō キリシタン伝来地の 神社と信仰 [Les sanctuaires et la foi religieuse d’une région où s’est diffusé le catholicisme]. Ōmura, Tomatsu jinja saikō yonhyaku-nen jigyō iinkai.

KURACHI Katsunao 倉地克直 (2001). Kinsei Nihonjin ha Chōsen wo dō mite mite itaka : ‘sakoku’ no naka no ‘ijin’ tachi 近世日本人は朝鮮をどうみていたか-「鎖国」のなかの「異人」たち [Comment les Japonais de l’époque prémoderne considéraient-ils la Corée ? Les étrangers pendant la période de fermeture du pays]. Tokyo, Kadokawa shoten.

LAURES Johannes S. J. (1954). The Catholic Church in Japan. A Short History. Rutland, Charles E. Tuttle Company.

LEUCHTENBERGER Jan (2014). Conquering Demons : The "Kirishitan", Japan, and the World in Early Modern Japanese Literature. Ann Arbor, Center for Japanese Studies.

MENEGON Eugenio (2009). Ancestors, Virgins and Friars : Christianity as a Local Religion in Late Imperial China. Cambridge (Mass.), Harvard University Press.

ŌHASHI Yukihiro 大橋幸泰 (1996). « New Perspectives on the Early Tokugawa Persecution ». In BREEN John, WILLIAMS Mark (dir.). Japan and Christianity : Impacts and Responses. Basingstoke, Macmillan Press : 46-62.

ŌHASHI Yukihiro (2008). Kenshō Shimabara-Amakusa ikki 検証島原天草一揆 [Nouvelles perspectives sur la révolte de Shimbara-Amakusa]. Tokyo, Yoshikawa kōbunkan.

ŌHASHI Yukihiro (2010). « The Revolt of Shimabara-Amakusa ». Bulletin of Portuguese Japanese Studies, 20 : 71-80.

OLIVEIRA E COSTA João Paulo (1999). O Japão e o cristianismo no século XVI. Lisbonne, Sociedade histórica da independência de Portugal.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 142

RUIZ-DE-MEDINA Juan (1999). El martirologio del Japón, 1558-1873. Rome, Institutum Historicum Societatis Iesu.

SCHÜTTE Josef Franz (1968). Introductio ad Historiam Societatis Jesu in Japonia 1549-1650. Rome, Institutum Historicum Societatis Iesu.

SUEKI Fumihiko 末木文美士 (2003). Chūsei no kami to hotoke 中世の神と仏 [Les dieux et bouddhas à l’époque médiévale]. Tokyo, Yamakawa shuppankai.

ANNEXES

Glossaire Amakusa 天草 Amakusa Shirō 天草四郎 Arai Hakuseki 新井白石 bateren 伴天連 bukoku 武国 Chikamatsu Monzaemon 近松門左衛門 daikan 代官 daimyō 大名 Dōka Shichirōemon 道家七郎衛門 Ebisawa Arimichi 海老沢有道 erejo えれじょ gohei 御幣 gose made no tomodachi 後世までの友達

Gotō 五島 Ha Daiusu 破提宇子 Ha kirishitan 破吉利支丹 Hara 原 Hirado 平戸 hōdo 宝土 hōkō 奉公 Honshū 本州 ichō no shūmon 異朝之宗門 ittan no koto 一旦の事 jahō 邪法 jichi.iki 日域

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 143

kamigami 神々 kando 漢土 Kansai 関西 karabune 唐船 Karatsu 唐津 Kengiroku 顕偽録 kirishitan きりしたん・吉利支丹 Kirishitan monogatari 吉利支丹物語 kōdai muhen 広大無辺 Konishi Yukinaga 小西行長 Kuchinotsu 口之津 Kumamoto 熊本 Kumazawa Banzan 熊沢蕃山 Kyūshū 九州 Masuda Tokisada 益田時貞 Matsukura Katsuie 松倉勝家 Mokuzaemon 杢左衛門 Nagasaki 長崎 Namikawa Tazaemon 並河太左衛門 nanban 南蛮 Nihon 日本 Nihon-shū 日本宗 nikki 日記

Ōmura 大村 Ōyano 大矢野 Rinzai 臨済 rokujū yoshū no daishō no jingi 六十余州の大小の神祇 rōnin 浪人 sanze shobutsu 三世諸仏

Sawano Chūan 沢野忠庵 Sekido Mokuemon 関戸杢右衛門 Sessō Sōsai 雪窓宗崔 Shimabara 島原 Shikoku 四国

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 144

shinkoku 神国 shinkoku bukkoku 神国仏国

Shinshū 真宗 Shōsenbō 勝専坊 Sōtō 曹洞 Sūden 崇伝 Suzuki Shōsan 鈴木正三 tachitsuke 裁着け Taiji jashū-ron 対治邪執論 tashū no mono 他宗之者 Tenjiku てんぢく・天竺 Tenka-sama 天下様 Tenri 天理 Tenshu 天主 tera 寺 Terazawa 寺沢 Tōhoku 東北 Tokugawa Ieyasu 徳川家康 Toyotomi Hideyoshi 豊臣秀吉 zencho ぜんちょ

NOTES

1. Pour une présentation de l’histoire du catholicisme au Japon sur le long terme, Boxer 1951 reste une référence en la matière. On compte encore assez peu d’études en anglais sur la répression : dans Elison 1988, on trouvera une analyse des différentes facettes de la propagande antichrétienne. Concernant la mise en place administrative de la proscription, voir Ōhashi 1996. 2. Les travaux présentant de manière apologétique la résistance des catholiques à la répression sont nombreux au Japon et en Occident : les ouvrages de Johannes Laures S. J. (1954) et Kataoka Yakichi (1979) sont représentatifs de ce courant. 3. 日本ハ神国たる処きりしたん国より邪法を授候儀太以不可然候事. Shimizu 1977 : 269. 4. Sueki 2003 : 83-91. 5. 其国郡之者を近付門徒になし、神社仏閣を打破之由、前代未聞候、国郡在所知 行等給人に被下候儀者、当座之事天下よりの御法度を相守、諸事可得其意処、 下々として猥義曲事事. Shimizu 1977 : 269.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 145

6. 爰吉利支丹之徒党、適来於日本、非啻渡商船而通資財、叨欲弘邪法惑正宗、以 改域中之政号作己有、是大禍之萌也、不可有不制矣、日本者神国仏国、而尊神敬 仏、専仁義之道、匡善悪之法. Shimizu 1977 : 285. 7. 彼伴天連徒党、皆反件政令、嫌疑神道、誹謗正法、残義損善、見有刑人、載欣 載奔、自拝自礼、以是爲宗之本懐、非邪法何哉、実神敵佛敵也、急不禁、後世必 有国家之患、殊司号令不制之、却蒙天譴矣、日本国之内寸土尺地、無所措手足、 速掃攘之. Shimizu 1977 : 285. 8. Il existe une littérature conséquente sur la perception des minorités religieuses dans les différents États de l’Europe moderne. Pour une approche synthétique, cf. Kaplan 2007. 9. Le terme kirishitan vient du portugais cristão (« chrétien ») et désigne, dans le Japon du XVIe et du XVIIe siècle, aussi bien les convertis au catholicisme que la religion prêchée par les missionnaires. Par la suite, aux XVIIIe et XIXe siècles, il peut faire référence aux crypto-chrétiens ou à toute personne professant des croyances jugées hétérodoxes. 10. Ces différents textes sont pour la plupart consultables dans Nihon shisō taikei 1970. On trouve une transcription du Kengiroku dans Nihon koten zenshū 1927. Ces traités antichrétiens ont été, à l’exception du Taiji jashū-ron, traduits en anglais dans Elison 1988. 11. Sur la diffusion de ces manuscrits, voir Leuchtenberger 2014 : 71-74. Sur l’image du catholicisme dans la population aux XVIIIe et XIXe siècles, voir Ōhashi 2008 : 175-176. 12. D’après Elison, seuls trois exemplaires du premier tirage sont connus, ceux de la Bibliothèque nationale du Japon, de la bibliothèque de l’Université Tenri et de la collection privée du professeur Ebisawa Arimichi. Sur ces exemplaires, le nom de l’éditeur ne figure pas. Notons que l’exemplaire de la Bibliothèque nationale est consultable en ligne. Elison 1988 : 475 13. Zokuzoku gunsho ruijū 1907 : 550. 14. Cette opinion est notamment défendue par Elison 1988 et Ebisawa 1981. 15. Pour une présentation synthétique du déroulement de la révolte, cf. Ōhashi 2008 : 12-17. 16. Un historien de la région, Tsuruta Kurazō, a réalisé un remarquable travail de collecte et de transcription de la documentation qui a été publié en 1994. Ce recueil contient 1592 documents classés par ordre chronologique. La totalité des documents relatifs à la révolte cités dans cet article en sont issus. 17. Kanda 2010 : 199-208. 18. Harrison 2013. 19. Keith 2012. 20. Menegon 2009. 21. Sur l’origine des missionnaires et du personnel au service de l’Église, cf. Oliveira e Costa 1999. 22. Tsuruta 1994 : doc. 121. 23. Tsuruta 1994 : doc. 457. 24. Tsuruta 1994 : doc. 131. 25. Tsuruta 1994 : doc. 3. 26. Tsuruta 1994 : doc. 1590.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 146

27. Tsuruta 1994 : doc. 229. 28. Tsuruta 1994 : doc. 1124, 1229 et 1239. 29. Tsuruta 1994 : doc. 1. 30. Tsuruta 1994 : doc. 1236. 31. Ces documents, qui sont importants pour connaître les motivations des insurgés, ont fait l’objet de débats entre les historiens japonais ; ces discussions portent essentiellement sur l’authenticité de certains textes. À ce sujet, voir Ōhashi 2010. Les citations commentées dans cet article proviennent de sources considérées fiables. 32. Dans cette missive, les caractères tō et kan (en lecture sino-japonaise) ne désignent pas la Chine mais, comme c’est parfois le cas, l’étranger dans un sens large. 33. 然処海上ニ唐船見来候、誠以小事之儀御座候処、漢土迄被相催候事、城中之 下々故ニ、日本之外聞不可然候、自国他国之取沙汰不及是非候. Tsuruta 1994 : doc. 1053. 34. Les journaux des directeurs de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales au Japon ont été édités par l’institut d’historiographie de l’Université de Tokyo. Tōkyō daigaku shiryō hensanjo 1977 : 118. 35. Hattori 2008 : 143-144. 36. Kurachi 2001 : 41-48. 37. Han 2015. 38. 態申遣候、天人天下り被成、ぜんちよの分ハてうす様より、ひのぜいちよ被成 候間、何の者成共、貴利支丹ニ成候ハヽ、爰元へ早々御越可有候、村々の庄屋を とな、はやばや御越可有候、嶋中へ此状御廻可被成候、ぜんちよの坊主成共、貴 利支丹ニ成申者御ゆるし可被成候、天草四郎様と申ハ、天人にて御座候、我等儀 被召出候者にて候、きりしたんに成申さぬものハ、日本国中の者共、てうす様よ り、左の御足にていんへるのへ、御ふミこみ被成候間、其心得可有候 十月十三日 かつさじゅわん. Tsuruta 1994 : doc. 1. 39. 今度、下々と〆及籠城候事、若国家をも望ミ、国主をも背申様ニ可被思召候 歟、聊非其儀候、きりしたんの宗旨ハ従前々如御存知、別宗ニ罷成候事不成教に て御座候、雖然、従天下様数ケ度御法度被仰付、度々致迷惑候. Tsuruta 1994 : doc. 1053. 40. Tsuruta 1994 : 1238. 41. Tsuruta 1994 : 1124. 42. Fukaya 2003. 43. Sur l’histoire des confréries catholiques au Japon, cf. Kawamura 2011. 44. En France, on peut citer l’exemple des communautés protestantes après la révocation de l’Édit de Nantes : cf. Bernat 2011. 45. Un jésuite espagnol a composé un martyrologe de l’Église du Japon essentiellement fondé sur les sources jésuites. Cet ouvrage permet d’effectuer des recherches statistiques sur l’origine géographique et le statut social des martyrs : cf. Ruiz-de- Medina 1999. 46. Concernant l’évolution du nombre de clercs après 1614, cf. Schütte 1968 : 348-366. 47. Sur la politique religieuse d’un ancien fief catholique, Ōmura, cf. Kudamatsu 2002 : 171-306.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 147

48. Tōkyō daigaku shiryō hensanjo 1977 : 87. 49. Tōkyō daigaku shiryō hensanjo 1977 : 91-92. 50. Tsuruta 1994 : doc. 46. 51. 天草の内岩家泊りと申所、三角より海上四五町御座候、彼村より男女七拾三人 今日晦日の卯ノ刻ニ三角へ着仕候、彼者共を吟味仕候處、彼村の庄屋菟右衛門と 申者申分ハ、宗門真宗ニて御座候を、天草の内大矢野村と申所の百姓悉ク切支丹 ニて御座候故、右岩家泊りの百姓共切支丹ニ成候へと申候得共同心不仕候ニ付 て、彼大矢野村より打果可申と申ニ付て、御国を頼参候由申候間留置申候、并兵 粮なとも四五日分ハ持参仕候由申候、其以後はいかゝ可有御座候哉、得御意候事. Tsuruta 1994 : doc. 60. 52. Tōkyō daigaku shiryō hensanjo 1977 : 88. 53. La prophétie est rapportée par plusieurs acteurs de la révolte. Le récit le plus détaillé est celui d’un ancien chef des insurgés passé à l’ennemi. Cf. Tsuruta 1994 : doc. 1526. 54. Sur Amakusa Shirō et sa famille, cf. Ōhashi 2008 : 108-138. 55. Tsuruta 1994 : doc. 3. 56. Tsuruta 1994 : doc. 2. 57. Tsuruta 1994 : doc. 1001. 58. 四郎出立ハ、つねのきる物の上に白き綾をき、たちつけをき、かしらニハ苧を 以みつくみにしてあて緒をつけ、のと下にてとめ、ひたいにちいさき字をたて 申、手ニハ御へいを持て惣勢下知仕候事. Tsuruta 1994 : doc. 519. 59. 大将四郎と申候て、年十五六ニ罷成候、頭の毛赤ク御座候、本丸ニ罷在候、此 度取詰候而已後一度二度二ノ丸迄出申候由. Tsuruta 1994 : doc. 902. 60. Tsuruta 1994 : doc. 46. 61. Tsuruta 1994 : doc. 1053. 62. 落人、可在之哉と被思召候哉、今生之苦楽ハ達申、菅成事納得仕候上ハ、此城 内艱難を天上快楽之事歟と存、江戸、京都美麗は業障之苦界と存候間、一人とし て、落城之者御座ある間敷候事. Tsuruta 1994 : doc. 1124. 63. Tsuruta 1994 : doc. 1236.

RÉSUMÉS

Cet article s’inscrit dans les débats actuels en histoire du Japon sur la perception du catholicisme et le façonnement des identités religieuses au début de l’époque d’Edo. J’apporte d’abord des éléments de réponse aux deux questions suivantes : les Japonais de la première moitié du XVIIe siècle perçoivent-ils le catholicisme comme une religion étrangère ? Établissent-ils des liens entre la pratique religieuse et l’idée qu’ils se font du Japon ? Des recherches récentes, qui se fondent essentiellement sur des textes écrits par les guerriers, tendent à montrer que le catholicisme était souvent assimilé à la figure de l’altérité absolue, voire à ce que l’on pourrait appeler l’ « anti-Japon ». J’estime que ce point de vue doit être nuancé, notamment en ce qui

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 148

concerne les roturiers. Mon propos porte ensuite sur l’attitude des catholiques face à la répression et aux critiques qui leur étaient adressées par le pouvoir. En m’appuyant sur des documents rédigés par les participants à la révolte de Shimabara-Amakusa (1637-1638), je défends l’idée d’une radicalisation de leur identité religieuse qui repose en grande partie sur leur rejet des dieux et des bouddhas.

This article is in accordance with the current debates in Japanese history about the perception of Catholicism and the formation of religious identities in the beginning of the Edo period. First, the analysis aims to answer the two following questions: Do Japanese of the first half of the 17th century perceive Catholicism as a foreign religion? Do they make links between religious practice and their idea of Japan? Recent studies, which are mostly based on texts elaborated by warriors, tend to show that this religion was often assimilated to an absolute otherness, or even to an enemy of Japan. In my view, this approach needs to be qualified, particularly concerning the commoners. Second, I focus on the behavior of the Catholics toward the suppression and the critics directed to them by the authorities. To this end, I examine documents written by the participants to the revolt of Shimabara-Amakusa (1637-1638). I argue that the religious identity of the Catholics became more radical during the first decades of the ban and that this shift mostly rested on the rejection of Gods and Buddhas.

本稿は近年の歴史研究においてしばしば話題となる近世初期におけるキリシタンのイメー ジや宗教的アイデンティティの形成についての考察である。 次の二つの問題を軸に論考を進める。17世紀前半の日本人はキリシタン(カトリック 教)を異国の宗教としてキリシタン(カトリック教)を認識していたのだろうか。そし て、彼らにとって日本人であることと宗教の関係性についてどう考えていたのだろうか。 キリシタンが絶対的に異質な宗教あるいは「アンチ日本」的宗教としてみなされていたと 最近の研究ではしばしば指摘されている。しかし、このような研究は主として武士によっ て著された文章に基づいている。筆者は民衆の発言に注目することでこれらの説の見直し が必要かどうかを検討する。。また、島原・天草一揆のにの際さい参加者の資料を軸に、 キリシタンは禁教政策や政権による批判に対してどのような態度をとったかを明らかにし ようと取り組む。キリシタンの宗教的アイデンティティは段々と過激になってきたのでは ないかと筆者は考える。こうした過激化は神仏信仰の拒否に起因するという仮説を立て る。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 149

Les « gens du milieu » en quête d’une identité dans la société du Chosŏn au XIXe siècle “Middle people” (chungin) in Search of an Identity in 19th Century Chosŏn Korea 19세기 조선 사회 中人들의 정체성 모색

Kim Daeyol

Nous remercions Annick Horiuchi, Alain Genétiot, Guillaume Carré, Isabelle Sancho ainsi que les deux évaluateurs anonymes pour leurs relectures et conseils. Nos gratitudes vont aussi à Yi Wook (chercheur aux Jangseogak Royal Archives, Academy of Korean Studies), An Sang’u (chercheur au Korea Institute of Oriental Medicine), Kim Hyo-Kyoung (conservatrice à la National Library of Korea), Choi Jongseong (professeur à l’Université nationale de Séoul) de leurs concours à notre documentation.

1 Au XVIIe siècle, au milieu de l’époque Chosŏn (1392-1897), les fonctionnaires occupant des postes techniques ou spécialisés (que j’appellerai fonctionnaires « techniques »), tels que les médecins (ŭiwŏn), les interprètes (yŏkkwan), les astronomes (ilgwan), les légistes (yulgwan), les comptables (kyesa) et les peintres (hwawŏn), commencèrent à subir avec leurs familles une discrimination de la part des lettrés nobles. À quelques exceptions près, la promotion de leurs enfants dans les fonctions publiques se limitait aux postes techniques ou inférieurs. Au XVIIIe siècle, ils formèrent, avec des personnes d’autres statuts sociaux qu’ils considéraient comme inférieurs, une couche sociale identifiée, appelée chungin ou « gens du milieu ». Leur culture était pourtant sensiblement identique à celle des lettrés nobles. Au XIXe siècle, ils eurent même tendance à l’utiliser pour se démarquer de cette classe supérieure au prestige affaibli.

2 Le présent article a pour objet cette contradiction et le sentiment éprouvé par les fonctionnaires « techniques » d’un décalage entre leurs compétences et la position que leur assignait le système social. Afin d’illustrer ce sujet, nous nous appuierons sur les

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 150

études précédentes1 et porterons notre regard sur quelques individus dont les témoignages nous permettent d’appréhender ce rapport au système social.

3 Après un aperçu sur la manière dont la stratification sociale a évolué pour former cette couche sociale « intermédiaire », nous présenterons quelques cas, puis analyserons les moyens de défense mobilisés par ces individus face à une nouvelle donne sociopolitique.

Naissance, bureaucratie, idéologie

4 La question de la stratification sociale du Chosŏn est source de débats entre les historiens spécialistes de cette période depuis les années 1970, leurs divergences tenant souvent à des compréhensions différentes des termes désignant les groupes sociaux de l’époque. Pour Han Yŏngu, par exemple, il n’y a que deux couches sociales au début du Chosŏn2 : les « bonnes gens » d’une part (yangin ou « gens du commun ») qui, en général, exerçaient un métier « correct » (lettré, paysan, artisan ou marchand), étaient libres et imposables ; le « bas (ou vil) peuple » d’autre part (ch’ŏnmin), dont les représentants exerçaient un métier méprisé (boucher, comédien, chamane) ou étaient subordonnés à un propriétaire public ou privé. De nombreux chercheurs3 ajoutent cependant une troisième couche, celle des familles privilégiées (sajok ou yangban)4. D’autres ajoutent une quatrième, soit qu’ils placent la classe intermédiaire des « gens du milieu » (chungin, fonctionnaires aux postes techniques de la capitale et fonctionnaires subalternes dans les provinces par exemple) entre les sajok et les yangin, soit qu’ils distinguent parmi les yangin les personnes libres mais exerçant un métier méprisé5. L’historien Miyajima Hiroshi, qui a consacré de nombreux travaux à cette problématique, identifie cinq couches : le clan royal, la classe dominante supérieure (les hauts fonctionnaires), la classe dominante inférieure (les chungin), les yangin et les ch’ŏnmin6.

5 Miyajima remarque que la mobilité sociale est plus importante dans la société du Chosŏn que dans celle du Japon de l’époque d’Edo7 : dans la mesure où le recrutement par concours permettant l’accès à la couche dominante supérieure fait l’objet d’une concurrence sévère à cette époque, il est difficile pour une famille de détenir longtemps un haut rang dans cette couche sociale. Tout en soulignant la concurrence intérieure qui anime la couche dominante inférieure, en revanche, Miyajima montre enfin que certaines professions avaient tendance à être héréditaires.

6 Ces différents points de vue se retrouvent cependant pour constater à partir du XVIe siècle une appropriation de statuts privilégiés par les yangban, qui cherchent à les rendre héréditaires. C’est là le point de départ de notre propos. Au XVe siècle, bénéfices et privilèges accordés par l’État avaient été limités à un cercle restreint, composé du clan royal et de ceux des « sujets méritants », ainsi appelés pour leur contribution à la fondation de la dynastie ou à un coup d’État réussi. Au XVIe siècle apparaissent des groupes de lettrés-fonctionnaires, appelés sarim ou « forêt des lettrés », qui, pénétrés de pensée néo-confucéenne, ne partagent pas les intérêts sociopolitiques et économiques de la classe dirigeante en place. Souvent radicaux, ces lettrés critiquent la corruption des familles privilégiées et finissent par leur disputer l’hégémonie politique, permettant à leurs propres familles de se distinguer sous le nom de « clan de lettrés » (sajok) et d’obtenir parfois des privilèges tels que l’exemption du service militaire.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 151

7 Dans le chongbŏp (patriarcat) 8, système dominant, la lignée est définie par l’agnation. Mais l’appartenance à une couche sociale prend aussi en compte la lignée de la mère, à tous les niveaux de la société. Cette bilatéralité dont l’origine remonte à une pratique ancienne de la Corée persiste sous la dynastie néo-confucéenne du Chosŏn9. Pour maintenir leur rang social, les lignées devaient trouver un lien matrimonial leur procurant un côté maternel d’un niveau identique ou supérieur. D’ailleurs, au moment du recrutement et de chaque promotion au sein de la fonction publique, l’identité du candidat était vérifiée par les noms de ses « quatre ancêtres » (sajo), à savoir : père, grand-père et arrière-grand-père du côté paternel, et grand-père du côté maternel10.

8 Le pouvoir politique s’avérant indispensable à l’affirmation de la suprématie sociale de la classe dominante, celle-ci introduit le principe héréditaire dans le système bureaucratique, en ajoutant une condition d’éligibilité liée à la naissance dans les conditions d’accès aux fonctions bureaucratiques. Cette discrimination se répercute dans le système généalogique et institutionnalise la différentiation héréditaire de la population. Pour reprendre les mots de l’historien Hwang Kyung Moon, « dans la Corée pré-moderne, la bureaucratie fonctionnait non comme un instrument de domination séparé du peuple qu’elle gouvernait mais comme une manifestation (et un catalyseur) de différentiation socio-politique elle-même11 ».

9 L’idéologie néo-confucéenne, l’idéologie d’État du Chosŏn, est axée sur un ordre social hiérarchisé et sur la suprématie des connaissances morales, et implique donc que les détenteurs du savoir confucéen gouvernent. Aussi, pour maintenir leur hégémonie sociale et culturelle, les lettrés-fonctionnaires prétendent-ils agir comme arbitres de l’idéologie dominante et comme régulateurs de l’accès bureaucratique12.

10 La notion de sajok a acquis progressivement un caractère quasi-héréditaire, désignant une couche sociale supérieure dont on héritait à condition de remplir certains critères. À ce propos, un édit royal émis en 1550 et conservé dans le Recueil des édits royaux (Sugyo chimnok), contient une indication révélatrice, précisant que les sajok sont « les lauréats aux concours de fonctionnaires dans les branches civile et militaire, leurs enfants et petits-enfants, ainsi que leurs quatre ancêtres des deux côtés ayant tous été d’éminents fonctionnaires13 ». Les sajok étaient donc des gens issus de filiations qui avaient réussi à produire des hauts fonctionnaires sur plusieurs générations.

11 Pour l’accès à la fonction publique, la naissance n’est toutefois pas suffisante : les concours officiels sanctionnent en effet des compétences. Le succès social d’une personne appartenant à l’élite se mesure à l’aune de sa capacité à préserver ou accroître le prestige de sa lignée.

12 À partir du XVIIe siècle, et plus précisément depuis le coup d’État d’Injo (1623), les sarim deviennent une force politique majeure, et l’exemption du service militaire leur est accordée. Or, en l’absence d’une définition légale, la notion de sajok est ambiguë, floue et fluctuante et son interprétation par l’État se fait en fonction de la situation du moment et de la politique adoptée14. La première mention de la dispense de service militaire se trouve dans les discussions entre le roi Injo (r. 1623-1649) et ses hauts fonctionnaires qui se demandent à qui l’accorder, laissant entendre qu’une telle dispense existe déjà pour des familles ayant un certain statut dans la société locale. Plus tard, dans des discussions cherchant à remédier à l’abus de cette dispense, on apprend qu’elle est perçue comme un signe distinctif du statut de sajok15. Ce terme dénote donc bien un statut assorti de privilèges, sans être spécifié dans la loi.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 152

13 Outre la dispense de service militaire et d’impôt, les sajok, qui doivent observer trois ans de deuil pour leurs parents défunts, ont droit à trois ans de congé, contre cent jours seulement pour les petits fonctionnaires. Les membres d’une famille sajok ni diplômés ni titulaires d’un poste de fonctionnaire sont autorisés à employer le titre de « modeste étudiant » (yuhak), qui implique leur inscription sur la liste des étudiants d’une école publique – l’une des « quatre écoles » ou sahak à Séoul ou une « école de village » ou hyanggyo en province – et leur observation des rites confucéens établis par les Rites familiaux de Maître Zhu (Chuja karye), mais leur donne également accès aux concours nationaux pour devenir fonctionnaire civil ou militaire.

Les « gens du milieu »

14 L’esprit confucéen, qui préconise l’harmonie sociale par la culture, laisse une grande place à l’éducation et de ce fait à la mobilité sociale. La bureaucratie, en apportant division et complexité à la hiérarchie sociale, y contribue elle aussi. Une réussite aux concours et une efficacité professionnelle reconnue, ou au contraire un échec, pouvaient affecter, sur le long terme, le rang social de la lignée16. En effet, conjugué avec le réseau matrimonial et la richesse économique durant plusieurs générations, un changement de rang social peut avoir lieu à l’intérieur d’une même couche sociale.

15 Or, la stratification sociale a fini par engendrer une couche du milieu ambiguë entre ces clans de lettrés-fonctionnaires nobles et les « gens du commun ». Elle résulte d’une discrimination, implicitement entretenue par l’intérêt des groupes privilégiés mais explicitement justifiée par la même idéologie17. Par rapport à des familles de lettrés- fonctionnaires nobles, les « gens du milieu » (chungin) sont distingués et discriminés essentiellement à travers leur éligibilité bureaucratique inférieure. Cette dernière est de manière générale due à leur naissance et identité professionnelle. C’est bien au XVIIIe siècle qu’apparaît le terme chungin avec un sens élargi désignant la couche intermédiaire18, englobant les fonctionnaires subalternes tels que les commis de districts (hyangni) et les gardiens du temple de Confucius (kyosaeng), les descendants d’un lignage illégitime (sŏŏl) autorisés à être promus à un poste parmi les fonctions techniques précédemment évoquées, les fonctionnaires aux postes techniques et les lettrés non nobles consacrant leur vie à l’étude et à l’observation de toutes les règles du confucianisme19. Mais la discrimination de certaines catégories sociales par la bureaucratie et la couche supérieure remonte à des périodes plus anciennes. Celle des hyangni date de la fin du Koryŏ (918-1392). Celle des sŏŏl, elle, commence au règne de T’aejong (r. 1400-1418) du Chosŏn20.

16 Quant à celle des fonctionnaires aux postes techniques ou spécialisés, on peut observer son début à la fin du XVe siècle. Les concours spécifiques dits « catégories diverses » (chapkwa) avaient été instaurés pour les fonctions techniques depuis le Xe siècle au début de la dynastie du Koryŏ. Plus tard, sous la dynastie du Chosŏn en particulier, les concours de chapkwa sont progressivement dépréciés et considérés comme secondaires. L’idéologie d’État met en effet la maîtrise de la connaissance confucéenne et du chinois classique au-dessus des compétences militaires et techniques. Au début du Chosŏn, les fonctionnaires des domaines techniques et spécialisés ne semblent pas encore subir de discrimination ni par la loi ni par l’usage et bénéficient de la même estime et des mêmes privilèges que les fonctionnaires civils et militaires. Les fonctionnaires occupant certains postes parmi les « charges diverses » (chapchik) peuvent entrer dans la

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 153

hiérarchie noble et exercer les « charges vraies » (chŏngjik, les charges civiles et militaires)21. Les lettrés issus de familles illustres qui occupaient des postes techniques ne sont pas rares, et sous certains règnes, l’expertise des sciences et techniques est même recommandée voire imposée à de jeunes lettrés fonctionnaires civils22. Depuis le règne de Sŏngjong (r. 1469-1494), cependant, leur exclusion du premier ordre commence à être ouvertement discutée23. Cette tendance à la discrimination se confirme ensuite au milieu du XVIe siècle, lorsque les sarim (voir supra) s’affirment comme une force politique qui s’oppose aux familles de sujets méritants et qui finit par occuper au siècle suivant la position hégémonique sur la scène politique24.

17 À partir du XVIIe siècle, la tendance à la transmission héréditaire de ces métiers se durcit progressivement et les fonctionnaires « techniques » forment un statut social d’appartenance25. Ensuite, au XVIIIe siècle, ils se retrouvent assimilés à une couche sociale appelée chungin avec les autres groupes sociaux évoqués plus haut. Il ne s’agit pas d’une strate sociale juridiquement définie mais établie par les mœurs et les usages, d’où une certaine ambiguïté et un certain flottement dans sa définition.

18 L’attitude adoptée face à l’usage du terme varie ainsi en fonction des groupes concernés. Les fonctionnaires affectés aux postes spécialisés ou techniques se réclament de la classe lettrée et n’apprécient pas d’être appelés ainsi et traités de la même manière que des autres groupes qu’ils considèrent comme inférieurs à eux. Les fonctionnaires subalternes, quant à eux, n’y voient pas d’inconvénient. Tous les chungin se voient donc quelque part entre la couche supérieure et la couche inférieure mais ne partagent pas le sentiment d’appartenance à un même groupe social26.

19 Malgré leur refus ou leur fierté de se faire appeler « gens du milieu », ils sont aussi appelés communément « gens des ruelles » (yŏhangin), appellation qui englobe aussi les « gens du commun », les ruelles en question étant celles de Séoul. Habitants de cette ville qui devenait marchande, ils sont fonctionnaires avec un salaire stable mais en même temps relativement libres de contraintes idéologiques. Ils peuvent de ce fait exercer une activité économique leur apportant un revenu supplémentaire. À côté des commerçants, ils sont au cœur de la puissance économique de la capitale27.

Relations et activités socioculturelles

20 Les « gens du milieu », les fonctionnaires « techniques » en particulier, sont aussi des lettrés, et leurs charges administratives exigent la maîtrise du chinois classique. Parmi eux, certains sont admis aux premiers concours d’État (sogwa) et étaient donc diplômés en lettres ou en classiques. Ils se réclament d’une origine lettrée (sajok) et conservent les pratiques artistiques telles que la poésie, la calligraphie, la peinture et la musique. Ils jouissent de cette culture commune avec les lettrés nobles à travers des échanges privés ou des associations. Dans ces dernières ils jouent parfois le premier rôle. Vis-à- vis de la couche populaire, ils assurent aussi certaines fonctions culturelles, notamment éducatrices ou médiatrices. Pourtant, discriminés et traités comme inférieurs par les lettrés-fonctionnaires, ils finissent progressivement par marquer de leur empreinte ces activités.

21 Sur le plan culturel, les fonctionnaires « techniques » égalent ou presque les lettrés de la classe supérieure. Leur activité éducative en est une illustration. Elle joue, de plus, un rôle d’intermédiaire entre les couches supérieure et inférieure. L’éducation est l’une

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 154

des fonctions socioculturelles propres aux lettrés selon l’idéologie confucéenne. À la différence des établissements publics où on forme l’élite, les chungin éduquent tant les enfants des familles nobles que ceux de leur quartier en passant par leurs propres héritiers. Cela peut prendre des formes diverses : Chŏng Raegyo (1681-1759), fonctionnaire interprète attaché à l’envoyé royal au Japon au début du XVIIIe siècle puis rédacteur (chesulgwan) à la Cour des dépêches (Sŭngmunwŏn) est ainsi précepteur des enfants de la famille Hong de P’ungsan28 et de la famille Kim de Ch’ŏngp’ung29 ; d’autres enseignent aux enfants du quartier ou du village dans des cours individuels ou dans des écoles privées établies et entretenues par eux-mêmes. Ils se spécialisent dans l’instruction du peuple, comme en témoigne le Premier manuel à l’usage des enfants (Ahŭi wŏllam, 1803) de Chang Hon (1759-1828), fonctionnaire subalterne à l’Imprimerie royale (Kyosŏgwan). Des lettrés de la classe supérieure peuvent exprimer leur reconnaissance envers leurs maîtres lettrés de la couche « intermédiaire ». Ainsi, parmi la trentaine de personnes que Nam Pyŏngch’ŏl (1817-1863), beau-frère de la reine Hyohyŏn (1828-1843)30, honore dans un poème en ces termes : « Remarquables, ils sont tous mes grands maîtres31 », figurent dix chungin.

22 L’origine de la littérature propre aux chungin (au sens large du terme) pourrait remonter au XVIIe siècle avec les Poèmes dans divers styles de six poètes (Yukka chapyŏng, 1660). Depuis, plusieurs recueils littéraires ont été édités par leurs soins. Leurs talents et désirs créatifs se manifestent à travers des « sociétés des poètes » (sisa) telles que Piyŏn sisa32 (voir infra). Au XVIIIe siècle, les agents subalternes de l’administration de Séoul (kyŏng ajŏn) jouent un rôle central dans l’organisation de ces activités associatives littéraires et artistiques.

23 La littérature constitue l’un des espaces culturels où se réalisent collaborations et patronages entre sajok et chungin. Certaines de leurs publications sont imprimées avec des caractères mobiles dont le droit d’usage est en principe réservé à quelques hauts fonctionnaires de la capitale. Le haut fonctionnaire Nam Pyŏnggil (1820-1869) demande même à Hong Hyŏnbo (1815-après 1896, voir infra) d’écrire les préfaces des ouvrages édités par son frère Nam Pyŏngch’ŏl (voir supra)33.

24 Les productions littéraires des chungin qui se développent à travers ce commerce avec des lettrés nobles et gens du commun cultivés se singularisent par un goût de l’art pour l’art, l’expression d’une rancœur contre les contradictions de la société, un désir d’émancipation idéologique et la dénonciation des difficultés de subsistance du peuple. Elles contribuent plus tard à la popularisation de la littérature, en particulier lors des réformes de modernisation et de l’ouverture du pays à la fin du XIXe siècle. La créativité culturelle des chungin s’étend aussi à d’autres arts lettrés traditionnellement réservés aux nobles : la composition de poèmes, calligraphies et peintures au sein de « sociétés de poètes » ou encore l’organisation de performances musicales dans les maisons de courtisanes.

25 Progressivement, la quête identitaire exprimée dans la littérature des chungin, qu’elle soit composée en chinois classique ou en coréen, devient plus spécifiquement centrée sur leur groupe social. Tandis que Hong Hyŏnbo, évoqué plus haut, affiche une attitude détachée mais néanmoins dépendante par rapport aux thèmes littéraires de la classe supérieure34, Cho Hŭiryong (1789-1866)35 par exemple exprime, de manière plus décadente, les émotions des « gens des ruelles ».

26 La forte aspiration des chungin à accéder au statut de sajok contribue au développement de leur culture mais favorise aussi la diffusion de la culture des élites au sein des

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 155

couches populaires. Le développement de la couche « intermédiaire » en particulier joue un rôle décisif dans la circulation des savoirs importés de l’étranger au sein de la population36. Certains chungin s’approprient dès lors ces savoirs et se rattachent à « l’école du Nord » (Pukhak) qui se montre favorable à la civilisation occidentale ainsi qu’à celle de la Chine des Qing, puis au mouvement réformiste préconisant l’ouverture du pays à la fin du XIXe siècle37.

27 Entre le XVIIe et le XIXe siècle, la lignée des Hyŏn de Ch’ŏnnyŏng, des chungin, produit plus de 200 lauréats aux concours de « catégories diverses » dont 105 dans la catégorie de traduction (yŏkkwa)38. Hyŏn Il (1807-1876) est reçu premier au concours de traduction du chinois à l’âge de vingt et un ans. Dans une préface à son Recueil de poésie de Kyojŏng ( Kyojŏng sijip)39, Hong Hyŏnbo (voir infra) qualifie son érudition d’« extraordinaire40 ». Après avoir occupé les postes d’« assistant à la Cour des Interprètes » (sayŏgwŏn chŏng) et de « professeur de chinois » (hanhak kyosu), il est nommé magistrat du district de Yŏnch’ŏn à quarante-huit ans et devient même – exemple rare – en 1856, Second conseiller au Conseil du gouvernement (tongji chungch’ubu sa)41, un poste d’ordinaire réservé exclusivement aux sajok . Il est le secrétaire (pyŏlyusa) du mouvement qui milite pour « ouvrir aux chungin des postes clés de gouvernement » (t’ongch’ŏng)42 en 1851, sujet sur lequel nous reviendrons plus bas43. En contraste avec cette attitude revendicatrice de Hyŏn Il, son lointain cousin Hyŏn Ki (1808-1860, voir infra)44, lauréat au concours de traduction de chinois à vingt ans, s’illustre en tournant le dos à une carrière de fonctionnaire. S’adonnant à une vie de poésie et d’alcool, il devient un membre de la « société des poètes de Piyŏn » (Piyŏn sisa, voir supra) tout comme Chŏng Chiyun (1808-1858) qui était aussi fonctionnaire interprète.

28 Certains Hyŏn de Ch’ŏnnyŏng sont par ailleurs actifs dans le mouvement catholique de leur époque. Hyŏn Kyeon (?-?), accusé d’être catholique, est arrêté sur ordre du Ministère de la Justice en 179145. Hyŏn Kyehŭm (?-?) est quant à lui un chef de la communauté catholique et devient un martyr lors des persécutions de l’année 1801. Puis son fils Hyŏn Sŏkmun (1799-1846), arrêté en 1846 aux côtés du premier prêtre coréen Kim Taegŏn (1821-1846), est exécuté à son tour. Il sera canonisé par le Vatican en 198446.

29 Hong Hyŏnbo (voir supra) est un médecin érudit fréquentant les grandes familles nobles. Alors que ses ascendants du côté paternel – son arrière-grand-père, son grand- père et son père – ont tous été des interprètes de chinois, il décide de suivre la tradition de sa branche maternelle. Son grand-père maternel était médecin et a occupé le poste de « gardien en chef » (chikchang) à la Pharmacie du Palais (Chŏnŭigam). Son beau-père était aussi fonctionnaire à la Pharmacie du Palais, en tant que « médecin professeur » (kyosu). Son fils suit la même vocation même s’il épouse la fille d’un fonctionnaire interprète. Lauréat au concours technique de médecine à l’âge de vingt-six ans en 1840, Hong Hyŏnbo est recruté parmi les « médecins royaux » (naeŭi). En 1856, il devient « médecin personnel du roi » (ŏŭi) avant d’occuper, entre 1874 et 1882, le poste de magistrat de district dans différentes régions. Ces postes locaux, appelés « postes extérieurs » (oegwanjik ou oejik), sont moins bien considérés que les « postes à la capitale » (kyŏnggwanjik), plus honorables. Dans sa jeunesse, Hong Hyŏnbo a été le secrétaire et le médecin de Kim Chŏnghui (1786-1856) avec qui il discutait même personnellement de sciences47. Ainsi, contrairement à Cho Hŭiryong (voir supra), il reconnaît la supériorité culturelle des sajok sur les chungin et recherche la compagnie

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 156

des lettrés influents et de grand renom. Ami de Nam Pyŏngch’ŏl (voir supra), il aime composer de la poésie et jouer au go48, passe-temps des nobles par excellence. En dépit de cette fréquentation assidue des sajok, il reste sensible à l’infériorité de son statut et finit par participer au mouvement t’ongch’ŏng de 185149.

S’indigner, se résigner

30 La position intermédiaire de la classe chungin dans la société se reflète dans le quotidien de ses membres, en particulier dans les rapports qu’ils entretiennent avec la classe supérieure. Les chungin se considèrent proches des lettrés nobles mais ils se sentent aussi aliénés par eux. Malgré leur culture commune, ils sont en effet l’objet de discriminations qui génèrent une grande frustration. Par exemple, lorsque Nam Pyŏngch’ŏl, né en 1817, s’adresse à Cho Hŭiryong qui est né en 1789 et qui a donc presque l’âge de son père, il utilise le terme de kun50 qui est un titre honorifique employé pour une personne plus jeune que soi. Mais les chungin intériorisent aussi d’eux-mêmes ce statut inférieur en se qualifiant d’« extérieurs et étrangers » (pang’oe), reprenant une expression marquant le statut inférieur du bouddhisme et du taoïsme par rapport au confucianisme. En effet lorsque Hong Hyŏnbo exprime la gratitude qu’il a pour Nam Pyŏngch’ŏl, il dit ceci : « Moi qui était “à l’extérieur”, il a daigné me reconnaître51. »

31 De nombreux textes expriment des sentiments de protestation et de frustration des chungin qui souffrent de ce que leurs qualités intellectuelles ne sont pas reconnues au plan social. Kim Sangsun (1779-1857), issu d’une famille d’interprètes, est admis au concours de traduction de chinois à l’âge de seize ans en 1795. Dans un texte intitulé « Auto-avertissement » (Chagyŏng mun), où il s’interpelle lui-même à la deuxième personne, il se lamente sur sa situation : Hélas ! Hélas ! En regardant ta figure, [on voit] un esprit apaisé, une nature pure, une disposition affable, une distinction dans la conduite, une fermeté de lettré confucéen. En écoutant tes paroles, [on entend] une grande érudition, un discours rationnel et correct, une résolution semblable à un fleuve qui coule. En examinant les dispositions de ton cœur, [on comprend que] tu ne tiens qu’à respecter le principe moral, que tu ne flagornes personne ni ne convoites rien et que tes aspirations sont limpides comme la glace et pures comme le jade. En observant ton comportement, [on voit] que tu mets en pratique les devoirs moraux, que tu es diligent et économe, indulgent et à ton aise. Voilà l’évocation d’un bon lettré au village. [Pourtant,] les lettrés te méprisent et ne se lient pas d’amitié avec toi ; les commis du bureau de la ville te détestent comme un ennemi ; les subordonnés du Conseil des censeurs et de la Cour des remontrances t’insultent et t’humilient. Les gens ne te traitent pas comme un être humain. Toi-même, tu ne te comportes pas comme un être humain. Tu cours dans tous les sens et tu as l’air de ne pas savoir où te tenir. Quel grand malheur ! Quel affront ! Est-ce le fait du Ciel ou des hommes ? Serait-ce le Ciel, qui est pourtant sans voix ni odeur, parfaitement bienveillant et impartial ? Le soleil et la lune se croisent, le matin et le soir se produisent, les quatre saisons se poursuivent et toute chose et tout être progressent. Il n’existe aucune discrimination entre l’un et l’autre ni distinction entre l’affection et la haine. Ceci est la voie du Ciel. S’agirait-il des hommes ? Pourtant, si l’on suit la voie de l’homme, les hommes saints et perspicaces se trouvent au plus haut et les sages et les vertueux trouvent leurs statuts. Que ce soit les fonctionnaires à la Cour ou les hommes et les femmes ordinaires, il n’est personne qui n’obtienne sa place et ne se plaise à travailler à sa

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 157

tâche. Alors, comment se fait-il que ta situation soit si malheureuse et infortunée52 ?

32 Chang Chiwan (1806-1853, voir supra), issu d’une famille de spécialistes du droit, est l’un des grands noms de la littérature « des ruelles » du XIXe siècle. Il rédige un court texte pour consoler et encourager un ami dénommé An qui est sur le point de quitter Séoul pour s’installer à la campagne. Malgré son titre de licencié (chinsa), An semble en effet ne pas s’être adapté à sa condition de chungin vivant à la capitale. Chang Chiwan décrit dans ce texte le cas de quelques chungin qui se trouvent dans des situations similaires : Hyŏn Ki et Chŏng Sudong (1808-1858) chantent comme des fous et boivent de l’alcool tous les jours dans les rues du marché. Yi Monggwan et Yu Sanch’o s’enferment depuis dix ans derrière une porte verrouillée et ne portent plus de bandeau en crin. Certains d’entre eux sont déprimés et ont le cœur lourd, ils bondissent pour exprimer leurs mécontentements ; d’autres s’évanouissent, tiennent leurs talents dans l’ombre et dissimulent leurs noms. Comment seraient-ce leurs dispositions naturelles ? J’ai souvent constaté que s’ils agissent ainsi, c’est faute de mieux et parce qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils recherchent53.

33 Pak Yŏngsŏk (1735-1801), que l’on connaît uniquement grâce à de brèves notices biographiques compilées après sa mort, vit à Séoul en exerçant des métiers modestes tels que celui d’instituteur de quartier et de copiste de circulaires administratives. Malgré sa pauvreté, il connaît une certaine célébrité littéraire. Plusieurs de ses poèmes expriment la résignation et la rancune54. On trouve dans son recueil littéraire (Manch’wijŏng yugo) une dénonciation de la situation injuste dont souffrent les chungin qui sont comparés à une plante arrachée à la nature et transplantée dans un environnement hostile : La Salle du lierre vert est le bureau de Monsieur O. J’y ai séjourné comme hôte pendant sept années et me suis lié par l’écriture avec neuf personnes. Ces dernières sont toutes étranges (ki2) et infortunées (pul’u), démunies (pin) et sans appui (muwŏn ), mais forment un ensemble de « souffles authentiques » (chin’gi). Un jour, Monsieur O a obtenu une racine de maranta dans la montagne. Il la planta tout le long des murs. La plante poussa en grimpant sur l’auvent et finit par protéger la maison de la pluie et du soleil. Au printemps et en été, vive et verte, elle recouvre le bâtiment. Relevée, elle ressemble à un store. Laissée pendante, elle ressemble à un rideau. Quand le vent la traverse, elle est pure. Quand elle reçoit le clair de lune, elle est mystérieuse. C’est de là que vient le nom de la salle. Cependant, le lierre vert pousse à l’origine dans des vallées profondes, prolifère sur de grands arbres, et il luit grâce à la pluie et la rosée. Loin des haches, il devient plus luxuriant jour après jour. Ses racines deviennent alors profondes et ses tiges grimpantes se propagent ; ses feuilles sont touffues et ses fruits abondants. Déplacée aujourd’hui dans un petit jardin, elle grimpe sur une étagère, se flétrit dans les fumées et les poussières, maltraitée par des domestiques. Sa nature s’épuise jour après jour. Sa racine est ainsi peu développée et ses tiges grimpantes sont frêles. Ses feuilles sont molles, ses fruits peu abondants. Malgré le repos nocturne et l’irrigation, comment pourrait-elle préserver sa nature originelle ? Hélas ! L’espèce de mousses attachées à la plante, on peut la qualifier d’« étrangeté » (ki2) ; le malheur d’être blessé, on peut le qualifier d’« infortune » (pul’u) ; le manque de pluie et de rosée, on peut le qualifier de « pauvreté » (pin) ; l’éloignement des vallées profondes, on peut le qualifier de « sans appui » (muwŏn). Ce lierre est pour ainsi fait de la même espèce de « souffle » que moi-même55.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 158

Réclamer, assumer

34 La société coréenne du XIXe siècle connaît de multiples bouleversements dont certains sont significatifs pour notre propos. Sur le plan politique, le despotisme du XVIIIe siècle cède la place à une oligarchie exercée par les familles des reines, la puissance de la Chine est mise en péril par les deux « guerres de l’opium » initiée par les pays occidentaux, la politique isolationniste poursuivie par le régent Hŭngsŏn (r. 1864-1873) est un échec illustré par l’ouverture forcée des ports, et les puissances étrangères s’infiltrent alors dans le pays qui se voit contraint de signer divers traités internationaux. Sur le plan social, le statut de yangban se banalise (selon les Registres du cens de certaines villes, les familles yangban représentent entre 70 et 80 % de la population56), ce qui affaiblit l’autorité de ce groupe qui n’est plus guère distingué des gens du commun et favorise la libération de certains statuts sociaux discriminés57.

35 C’est dans ce contexte que, petit à petit, les chungin commencent à exprimer une conscience collective à travers des mouvements où ils cherchent à faire valoir leur statut et leurs métiers. Leur recrutement au titre de fonctionnaires techniques se faisait presque exclusivement dans leur milieu – de fait quasi endogène – depuis des siècles58. La situation évolue cependant à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle avec une série de mesures politiques prises en faveur de l’assouplissement des limitations imposées aux sŏŏl et aux esclaves publics. Le roi Chŏngjo insiste, en 1777 puis à nouveau en 1785, pour que son instruction permettant aux sŏŏl d’accéder aux postes de haut rang soit effectivement mise en application59. À partir de 1823, les sŏŏl peuvent être promus jusqu’à des fonctions de deuxième classe, second rang60 et à partir de 1851, ils peuvent être nommés à tous les bureaux du gouvernement61. Encouragés par ces mesures, les fonctionnaires « techniques » se lancent à leur tour dans un mouvement de revendications en cette année 1851.

36 Divers documents relatifs à ce mouvement sont conservés dans les Listes des candidats reçus aux concours de la Cour des interprètes (Sangwŏn kwabang) qui couvrent la période allant de 1498 à 1880. On y trouve notamment la description des étapes préparatoires qui ont présidé à la présentation, par un certain Kim Yunsu, au roi Ch’ŏlchong d’un placet collectif signé par 1872 signataires lors de la visite royale au mausolée Kyŏngnŭng le 18e jour du 8e mois de 1851. Depuis le 25e jour du 4e mois de l’année, plusieurs réunions et collectes de fonds ont été organisées pour faire aboutir cette requête. Dans cette pétition, les signataires expliquent qu’à l’origine leurs ancêtres ne subissaient aucune injustice mais que, depuis le règne d’Injo, les charges sont héritées en fonction de la lignée et qu’en tant que chungin ils sont l’objet de discrimination de la part des sajok. Ils réclament donc de pouvoir accéder, au même titre que les nobles, aux postes clés du gouvernement permettant une promotion rapide, à savoir à la Cour des dépêches (Sŭngmunwŏn) en ce qui concerne les fonctionnaires civils et au Bureau des Chambellans-Gardes (Sŏnjŏn kwanch’ŏng) en ce qui concerne les fonctionnaires militaires. Cette pétition, qui ne réclame pas de révision de la législation existante mais demande un respect strict des lois anciennes, n’eut cependant pas de conséquence.

37 Les chungin tendent alors au XIXe siècle à multiplier les éditions de généalogies. Certaines de ces généalogies se présentent sous des formes inédites qui diffèrent des registres généalogiques classiques (chokpo) qui se concentrent en principe sur une seule lignée (l’arborescence commence par le premier ancêtre et les descendants sont présentés dans l’ordre chronologique). Les fonctionnaires « techniques » préfèrent

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 159

recourir à une présentation sous forme de Tableau des huit générations (P’alsebo, voir l’illustration infra) qui permet de mettre quelques individus en vedette et de les ériger comme point de départ permettant de remonter jusqu’au huitième ancêtre.

Fig. 1. Ŭiyŏkchu p’alsebo ou Tableaux des huit générations de médecins, d’interprètes et de comptables

Source de l’illustration : O et O (ca 1897). La première colonne en partant de la droite concerne Hong Hyŏnbo, évoqué plus haut dans notre article. Nous remercions Yi Wook, chercheur au Jangseogak, qui nous a fourni cette image.© Jangseogak Archives

38 Le nom de la personne ainsi mise en valeur est placé tout en haut du tableau et les noms de ses ancêtres sont successivement énumérés dans l’ordre ascendant, le huitième ancêtre étant tout en bas de l’échelle. Quant aux noms du grand-père maternel et du beau-père, ils sont mis en évidence dans les deux cases inférieures62. La particularité de ces généalogies de chungin est que chaque édition de ces Tableaux cherche à représenter l’ensemble des membres et des clans de métier et non pas une lignée, comme on peut le voir dans le Tableau des huit générations de médecins (Ŭigwa p’alsebo) ou le Tableau des huit générations d’interprètes ( Yŏkkwa p’alsebo). Les fonctionnaires « techniques » proposent également une autre forme de registre généalogique qui se présente comme un répertoire composite intégrant divers noms de famille. C’est par exemple le cas du Registre des origines des noms de familles ou Sŏngwŏnnok rédigé par Yi Ch’anghyŏn (1850-1921) dont l’objectif, selon Kim Tuhŏn, est de fixer par écrit les liens de solidarité de la classe chungin63. Plutôt que de se réclamer d’une origine noble, ces compilateurs de nouvelles formes de généalogies veulent plutôt mettre en lumière l’étendue et la cohésion des familles chungin.

39 Les chungin consacrent également des efforts importants pour compiler et éditer des notices biographiques. Quatre ouvrages de ce type dont la publication peut être située autour des années 1860 sont connus à ce jour, parmi lesquels les Récits officieux de Hosan (Hosan oegi, après 1854)64 de Cho Hŭiryong qui traitent de 42 personnes depuis le règne

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 160

de Yŏngjo, les Mémoires de villages ( Ihyang kyŏnmunnok, vers 1862) de Yu Chaegŏn (1793-1880) qui présentent 308 personnes et les Anecdotes de la dynastie glorieuse (Hŭijo ilsa, 1866) de Yi Kyŏngmin (?-?) qui décrivent 95 personnes. Les personnages présentés semblent en règle générale avoir été sélectionnés pour leurs conduites vertueuses ou leurs talents professionnels ou artistiques. En revanche, l’ouvrage de Cho Hŭiryong qui est le pionnier du genre, présente une singularité remarquable en ce qu’il traite de personnages « extraordinaires » (ki1) et « indéfinissables » (yu), c’est-à-dire d’individus sortant du cadre de la morale confucéenne ou de marginaux qui échappaient au regard de la société65.

Conclusion

40 Revenons, pour conclure, au lien qui relie le statut des fonctionnaires « techniques » à la couche sociale « intermédiaire » des chungin. Dans cet article, nous avons montré que les fonctionnaires « techniques » ont développé une forte conscience de leur rôle socioculturel grâce à l’exercice de leurs métiers, mais qu’ils n’ont pas été reconnus à leur juste valeur par l’État et la société. Leur statut social a toujours été prescrit par leur naissance. Les fonctionnaires « techniques » ont dès lors entretenu des rapports ambigus avec la couche dirigeante supérieure et l’idéologie dominante confucéenne. En dépit d’une culture commune partagée avec les « nobles », ils ont été l’objet de discriminations en raison de l’idéologie d’État qui privilégiait les intérêts de la classe supérieure. Souvent chargés de l’éducation des couches sociales aussi bien supérieures qu’inférieures, ils ont développé des activités culturelles en demi-teinte par rapport à l’idéologie dominante et ouvertes à la couche populaire. En un sens, ils ont contribué à la dissolution de l’ordre social fortement hiérarchisé et du monopole culturel des nobles de l’ère précédente.

41 Lorsque l’ordre social hiérarchisé s’est fissuré avec la nouvelle donne sociopolitique du milieu du XIXe siècle, ces fonctionnaires « techniques » ont cherché à former une classe sociale indépendante, fondée sur la solidarité de ses membres. Ils ont participé à des mouvements collectifs demandant une réforme des usages en vigueur pour l’accès aux postes prestigieux de la fonction publique, ainsi qu’une meilleure reconnaissance de leur culture et de leurs professions. Ils ont précisément construit leur identité sur la particularité de leurs métiers et ont transformé en un atout ces tâches et compétences techniques qui avaient été jusqu’alors le motif principal de leur discrimination. L’évolution de la société coréenne de l’époque paraît être favorable à la spécificité de ces groupes de chungin qui ne cherchent pas tant à poursuivre une intégration au rang supérieur de sajok que leur ascension sociale. Ceci nous semble traduire l’émergence balbutiante d’une conscience collective des fonctionnaires « techniques » qui trouve dans le XIXe siècle un terreau propice.

42 Hwang Kyung Moon considère que les chungin et les autres individus n’ayant pas un statut social de premier ordre acquièrent des capacités, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, qui leur permettent de jouer un rôle sociopolitique déterminant dans la formation de la Corée moderne66. Il considère par ailleurs que le facteur décisif de leurs comportements est une conscience forte de leur statut social. Cette conscience sociale les conduit alors à vouloir modifier – et non pas maintenir – la tradition et à créer une dynamique qui est mise au service du développement du pays67.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 161

43 C’est à la fin du XIXe siècle que la classe des chungin donne naissance à une nouvelle génération de fonctionnaires « techniques » et de personnages politiques influents. Il conviendra donc d’étudier plus en détail à l’avenir les moyens adoptés par ces derniers pour exprimer leur identité et marquer leur distinction dans la nouvelle conjoncture que représente le début du XXe siècle.

BIBLIOGRAPHIE

Abréviations

CWS = Chosŏn wangjo sillok 朝鮮王朝實錄. Version numérique réalisée et mise en service par le National Institute of Korean History 國史編纂委員會 de l’édition moderne imprimée par le même institut à partir de l’édition originelle de la réserve du mont T’aebaek. [En ligne] [http:// sillok.history.go.kr]

HMC = Hanguk munjip ch’onggan 韓國文集叢刊. Consultation à l’adresse de l’Institute for the Translation of Korean Classics, http://db.itkc.or.kr/

Sources primaires

CHANG Chiwan 張之琬 (1857). Piyŏn sangch’o 斐然箱抄. 3 kwŏn. Conservé à la Bibliothèque Nationale de Corée.

CHŎNG Raegyo 鄭來僑 (1765). Wan’am chip 浣巖集, 4 kwŏn. Conservé au Kyujanggak Institute for Korean Studies, Université Nationale de Séoul, et reproduit dans HMC 197.

Chŏngjo sillok 正祖實錄, in CWS.

Ch’ŏlchong sillok 哲宗實錄, in CWS.

HYŎN Il 玄鎰 (1906). Kyojŏng sijip 皎亭詩集. 2 kwŏn. Conservé au Kyujanggak Institute for Korean Studies, Université Nationale de Séoul et reproduit dans HMC.

Injo sillok 仁祖實錄, in CWS.

KIM Chongsu 金鍾秀 (1910). Mong’o chip 夢梧集. 9 kwŏn. Conservé à la Bibliothèque nationale de Corée et reproduit dans HMC 245.

KIM Sangsun 金相淳 (s.d., fin XIXe siècle). Chŏnghŏn ch’ogo 靜軒草稿. 1 kwŏn. Manuscrit conservé au Kyujanggak Institute for Korean Studies, Université nationale de Séoul.

Kyŏngguk taejŏn 經國大典 (1485). Édition moderne : Séoul, Sinsŏwŏn, 2005.

NAM Pyŏngch’ŏl 南秉哲 (1864). Kyujae yugo 圭齋遺藁. 6 kwŏn. Conservé à la Bibliothèque nationale de Corée et reproduit dans HMC 316.

O Kyŏngsŏk 吳慶錫, O Sech’ang 吳世昌 (ca 1897). Ŭiyŏkchu p’alsebo醫譯籌八世譜. Manuscrit conservé aux archives royales Jangseogak de l’Academy of Korean Studies, Seongnam.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 162

PAK Yŏngsŏk 朴永錫 (s.d.). Manch’wijŏng yugo 晩翠亭遺稿. 1 kwŏn. Manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de Corée et reproduit dans HMC sok 94.

Sangwŏn kwabang 象院科榜 [s.d.]. Manuscrit conservé à la bibliothèque Yenching de l’Université Harvard. La partie concernant le mouvement de l’année 1851 est extraite et rééditée dans « Sangwŏn kwabang surok chungin t’ongch’ŏng undong charyo » 象院科榜 수록 中人通淸運動 資 料, Han’guk hakpo, 12 (1986) : 251-262.

Sejo sillok 世祖實錄, in CWS.

Sejong sillok 世宗實錄, in CWS.

Sŏngjong sillok 成宗實錄, in CWS.

Sugyo chimnok 受敎輯錄. Préface de 1698. 6 kwŏn. Conservé à la Bibliothèque nationale de Corée.

Sunjo sillok 純祖實錄, in CWS.

Sŭngjŏngwŏn ilgi承政院日記, 1623-1894, 3047 ch’aek. Édition fac-similé : Séoul, Kuksa p’yŏnch’an wiwŏnhoe, 1971-1977.

T’aejo sillok 太祖實錄, in CWS.

T’aejong sillok 太宗實錄, in CWS.

Sources secondaires

DEUCHLER Martina (1992). The Confucian Transformation of Korea. A Study of Society and Ideaolgy. Cambridge (MA), Council on East Asian Studies, Harvard University.

DEUCHLER Martina (2015). Under the Ancestors’ Eyes. Kinship, Status, and Locality in Premodern Korea. Cambridge (MA), Harvard University Asia Center.

HAN Sanggwŏn 韓相權 (1994). « Sŏul simin ŭi sam kwa sahŏe munje – 18 segi huban kyŏnggŏin i olin sang’ŏn kyŏkchaeng ŭl chungsim ŭro » 서울 시민의 삶과 사회문제 – 18 세기 후반 京居人이 올린 上言·擊錚의 분석을 중심으로. Sŏulhak yŏn’gu, 1 : 78-105.

HAN Yŏnggyu 한영규 (2006). « Chungin ch’ŭng chŏn’gi chip Hosan Oegi ŭi sŏnggyŏk kwa wisang » 중인층 傳記集 壺山外記의 성격과 위상. Kojŏn munhak yŏn’gu 고전문학연구, 29 : 71-104.

HAN Yŏnggyu (2009). « Sipku segi yŏhang mundan kwa ŭigwan Hong Hyŏnbo » 19세기 여항 문단 과 醫官 洪顯普. Tongbang hanmunhak 東方漢文學, 38 : 133-165.

HAN Yŏngu한영우 (1977). « Chosŏn ch’ogi ŭi sahoe kyech’ŭng kwa sahoe idong e kwanhan siron » 朝鮮初期 社會階層과 社會移動에 관한 試論. Tongyanghak, 8 : 249-271.

HAN Yŏngu (1985). « Chosŏn ch’ogi sahoe kyech’ŭng yŏn’gu e taehan chaeron » 조선초기 사회계 층 연구에 대한 재론. Han’guk saron, 12 : 305-358.

HAN Yŏngu (1986). « Chosŏn hugi chungin e taehayŏ – Ch’ŏljong-jo chungin t’ongch’ŏng undong charyo rŭl chungsim ŭro » 조선후기 中人에 대하여 – 哲宗朝 中人通淸運動 자료를 중심으로. Han’guk hakpo, 45 : 66-89.

HAN Yŏngu (1988). « Chosŏn sidae chungin ŭi sinbun ∙ kyegŭp-chŏk sŏnggyŏk » 朝鮮時代 中人의 身分 ∙ 階級的 性格. Han’guk munhwa, 9 : 179-209.

HWANG Kyung Moon (2004). Beyond Birth. Social Status in the Emergence of Modern Korea. Cambridge (MA), Harvard University Asia Center.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 163

KIM Hyodong 김효동 (2015). « Maech’ŏn yarok e nat’anan hanmal yangban e taehan insik » 梅泉 野錄에 나타난 한말 양반에 대한 인식. Hanmun hakpo, 33 : 95-134.

KIM Sangjun 김상준 (2003). « On nara ka yangban toegi » 온나라가 양반되기. Sahoe wa yŏksa, 63 : 5-29.

KIM Sun Joo (2008). « Fragmented : The T’ongch’ŏng Movements by Marginalized Status Groups in Late Chosŏn Korea ». Harvard Journal of Asiatic Studies, 68 : 135-168.

KIM Tuhŏn 김두헌 (2010). « Sŏngwŏnnok ŭl t’onghaesŏ pon Sŏul chungin kagye yŏngu » 姓源錄을 통해서 본 서울 중인 가계 연구. Sŏulhak yŏn’gu, 39 : 41-77.

KIM Tuhŏn (2013). « Chosŏn hugi t’ongsinsa haeng mit munwi haeng yŏkkwan ŭi kagye wa honin » 조선후기 통신사행 및 문위행 참여 역관의 가계와 혼인. Dongbuga yŏksa nonch’ong, 41 : 299-355.

KIM Yangsu 金良洙 (1998). « Chosŏn chŏnhwan’gi ŭi chungin chiban hwaltong – Hyŏn Tŏkyun, Hyŏn Ch’ae, Hyŏn Sun tŭng Ch’ŏnnyŏng Hyŏnssi yŏkkwan kagye rŭl chungsim ŭro » 조선전환기 의 중인집안활동 – 현덕윤 (玄德潤) 현채 (玄采) 현순 (玄楯) 등 천녕현씨 (川寧玄氏) 역관가계를 (譯官家系) 중심으로 –. Tongbang hakchi, 102 : 185-272.

KIM Yŏngjuk 金玲竹 (2011). « Sipku segi chungin ch’ŭng chisigin ŭi haeoe ch’ehŏm ilgo » 19세기 中人層 知識人의 海外體驗 一考. Han’guk hanmunhak yŏn’gu, 48 : 501-536.

MIYAJIMA Hiroshi宮嶋博史(2003). « Chosŏn sidae ŭi sinbun, sinbunje kaenyŏm e taehayŏ » 조선시 대 신분, 신분제 개념에 대하여. Taedong munhwa yŏn’gu, 42 : 289-308.

PALAIS James B. (1984). « Confucianism and The Aristocratic/Bureaucratic Balance in Korea ». Harvard Journal of Asiatic Studies, 44 : 427-468.

PALAIS James B. (1995). « A Search for Korean Uniqueness ». Harvard Journal of Asiatic Studies, 55 : 409-425.

PARK Eugene Y. (2007). Between Dreams and Reality. The Military Examination in Late Chosŏn Korea, 1600-1894. Cambridge (MA), Harvard University Asia Center.

PARK Eugene Y. (2014). A Family of No Prominence. The Desendants of Pak Tŏkhwa and the Birth of Modern Korea. Stanford, Stanford University Press.

SONG Chunho 宋俊浩 (1987). Chosŏn sahoesa yŏn’gu 朝鮮社會史硏究. Séoul, Ilchogak.

SONG Man’o 宋萬午 (1996). « Chosŏn hugi ŭi yŏkkwan Kim Sangsun e taehayŏ 朝鮮後期의 譯官 金 相淳에 대하여 ». Chŏnju sahak, 4 : 233-254.

WAGNER Edward W. (1974). « Social Stratification in Seventeenth-Century Korea : Some Observation from a 1663 Seoul Census Register ». Occasional Papers on Korea, 1 : 36-54.

YI Namhŭi 이남희 (2010). « Chosŏn hugi ŭigwa p’alsebo ŭi charyo chŏk t’ŭksŏng kwa ŭimi 조선 후 기 醫科八世譜의 자료적 특성과 의미 ». Chosŏn sidae hakpo, 52 : 231-262.

YI Namhŭi (2014). « Chapkwa hapkyŏk cha ŭi t’agwa chinch’ul sarye punsŏk 雜科合格者의 他科 進出 사례 분석. » Yŏllin chŏngsin inmunhak yŏn’gu, 15 : 205-233.

YI Sŏngmu 이성무 (1984). « Chosŏn ch’ogi sinbunsa yŏn’gu ŭi chaegŏmt’o 朝鮮初期 身分史 硏究 의 再檢討. » Yŏksa hakpo, 102 : 205-233.

YI Sŏngmu (2006). « Chosŏn sidae sibun kusŏng kwa kŭ t’ŭksŏng 조선시대 신분구성과 그 특성. » Chosŏn sidae hakpo 39 : 187-194.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 164

Yŏnse taehakkyo kukhak yŏn’guwŏn (éd.) (1999). Han’guk kŭndae ihaenggi chungin 韓國近代移行 期 中人硏究. Seoul, Sinsŏwŏn.

YUN Chaemin윤재민 (1994). « Chungin munhak ŭi kaenyŏm kwa sŏnggyŏk » 中人文學의 槪念과 性格. Hanguk hanmunhak yŏn’gu, 17 : 391-405.

ANNEXES

Glossaire

Aekchŏngsŏ掖庭署 Ahŭi wŏllam 兒戲原覽 An 安 Ch’a T’oegye maehwasi un 次退溪梅花詩韵

Ch’ŏlchong 哲宗 ch’ŏnmin 賤民 Ch’ŏngna ch’ŏm 靑蘿檐 Ch’ŏngnadang ki 靑蘿堂記 Ch’ŏngnadang 靑蘿堂 Ch’ŏngp’ung 淸風 ch’ŏnmin 賤民 Ch’ŏnnyŏng 川寧 Chagyŏng mun 自警文 Chang Chiwan 張之琬 Chang Hon 張混 chapchik 雜職 chapkwa 雜科 chesulgwan 製述官 chikchang 直長 chin’gi 眞氣 chinsa 進士 Cho Chun 趙浚 Cho Hŭiryong 趙熙龍 Chokpo 族譜

Chŏng Chiyun 鄭芝潤 Chŏng Namsu 鄭柟壽 Chŏng Raegyo 鄭來僑

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 165

chongbŏp 宗法 chŏngjik正職 chŏnŭigam 典醫監 Chosŏn 朝鮮 Chuja karye 朱子家禮 chungin 中人 hanhak kyosu 漢學敎授 Hong 洪 Hong Hyŏnbo 洪顯普 Hong Ponghan 洪鳳漢 Hŏnjong 憲宗 Hosan oegi 壺山外記 Hŭijo ilsa 熙朝軼事 hwawŏn畵員 hyanggyo 鄕校 hyangni 鄕吏 Hyohyŏn 孝顯 Hyŏn 玄 Hyŏn Il 玄鎰 Hyŏn Kyeon 玄啓溫 Hyŏn Ki 玄錡 Hyŏn Ok 玄珏 Hyŏn Sŏkmun 玄錫文 Ihyang kyŏnmunnok 里鄕見聞錄 Ijŏn 吏典 ilgwan 日官 Injo 仁祖 Ki 記 ki1 奇 ki2畸 Kim 金 Kim Chŏnghŭi 金正喜 Kim Taekŏn 金大建 Kim Yunsu 金允洙

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 166

kong’in 貢人 kun 君 kwan貫 kyesa 計士 kyŏng ajŏn 京衙前 kyŏnggwanjik 京官職 Kyŏngnŭng 景陵 kyosaeng 校生

Kyosŏgwan 校書館 kyosu 敎授 muwŏn 無援 naeŭi 內醫 Nam Pyŏngch’ŏl 南秉哲 Nam Pyŏnggil 南秉吉 O kun 吳君 oegwanjik 外官職 oejik 外職

Ŏkku 憶舊 ŏŭi 御醫 pal 跋 P’alsebo 八世譜 P’ungsan 豊山 p’yŏngmin 平民 Pak Yŏngsŏk 朴永錫 pang’oe 方外 pin 貧

Piyŏn sisa 斐然詩社 Pukhak 北學 pul’u 不遇

Pyŏlyusa 別有司 sadaebu 士大夫 sahak 四學 sajo 四祖 sajok 士族

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 167

sang 上 sangmin 常民 Sangwŏn kwabang 象院科榜 sarim 士林

Sayŏgwŏn chŏng司譯院正 si 詩 sisa 詩社 sogwa 小科 sŏ 序 Sŏngjong 成宗 sŏng 姓 Sŏngwŏnnok 姓源錄 Sŏnjŏn kwanch’ŏng 宣傳官廳 sŏŏl 庶孼 sŏwŏn書員 ssijok 氏族

Sŭngmunwŏn 承文院 t’ongch’ŏng 通淸 tongji chungch’ubu sa 同知中樞府事

Ŭigwa p’alsebo醫科八世譜 Ŭiwŏn 醫院 Ŭiyŏkchu p’alsebo 醫譯籌八世譜 yangin 良人 yangban 兩班

Yi Ch’anghyŏn 李昌鉉 Yi Ch’ŏnbo 李天輔 Yi Kyŏngmin 李慶民 Yi Sangjŏk 李尙迪 yŏhangin 閭巷人 yŏkkwa 譯科 Yŏkkwa p’alsebo 譯科八世譜 yŏkkwan 譯官 Yŏnch’ŏn 漣川 Yu Chaegŏn 劉在建

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 168

yu 幽 yuhak 幼學 Yukka chapyŏng 六家雜詠 yulgwan 律官

NOTES

1. Les débats scientifiques portant sur la structure et les statuts sociaux de l’époque du Chosŏn ont été particulièrement animés dans les années 1970 et 80. Voir en particulier Wagner 1974, Yi Sŏngmu 1984, Han Yŏngu 1985, Song Chunho 1987 et Deuchler 1992. Depuis les études sur les chungin ont proliféré. Nombreux sont les ouvrages monographiques récemment publiés qui s’intéressent en particulier aux places et rôles des chungin (au sens large du terme) dans l’apparition d’une société « moderne » de la Corée au XIXe siècle. Voir par exemple Yŏnse taehakkyo kukhak yŏn’guwŏn 1999, Hwang 2004 et Park 2014. 2. Han Yŏngu 1977. 3. Par exemple, Wagner 1974 ; Song Chunho 1987 : 165-259 ; Palais 1995. 4. Ce terme yangban avait désigné les deux fonctions publiques, à savoir civiles et militaires, au début et jusqu’au milieu du Chosŏn. Plus tard, il finit par signifier une couche sociale dominante et supérieure. 5. Par exemple, Yi Sŏngmu 1984 et 2006. 6. Miyajima 2003. 7. Miyajima 2003. 8. Dans ce système on distingue la descendance par l’épouse principale de celle donnée par les épouses de second rang. 9. Deuchler 1992 : 45. 10. Voir par exemple T’aejong sillok 5 :19b [1403 (T’aejong 3).4.24 kyŏngo] et Sejong sillok 25 : 19b [1424 (Sejong 6).8.26 mujin]. Voir aussi Hwang 2004 : 20-22. Cette bilatéralité est aussi constatée chez les « gens du milieu », notamment chez les familles de fonctionnaires interprètes. Cf. Kim Tuhŏn 2013. 11. Hwang 2004 : 23 (notre traduction). 12. Hwang 2004 : 23. 13. 文武科出身人員子孫及兩邊四祖俱有顯官者. Sugyo chimnok 5/5b. Voir aussi Song Chunho 1987 : 250-251. 14. Song Chunho 1987 : 242-259. 15. Voir, par exemple, Injo sillok 7 : 22a [1624 (Injo 2).10.20 sinch’uk], 8 : 18a [1625 (Injo 3).1.29 muin], 14 : 2b [1626 (Injo 4).8.4 kyemo], 32 : 32a [1636 (Injo 14).6.18 sinmo] et 37 : 32b-33a [1638 (Injo 16).11.25 kyemi]. 16. Hwang 2004 : 27. 17. Cette contradiction entre deux principes, aristocratique et méritocratique, a été remarquée par des études précédentes. Voir notamment Palais 1984 et Kim Sun Joo 2008 : 135 (note 1).

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 169

18. Par exemple, Sŭngjŏngwŏn ilgi 1742 (Yŏngjo 18).10.10 ŭlmi ; Chŏngjo sillok 33 : 65a [1791 (Chŏngjo 15).11.11 imo]. Voir aussi Han Yŏngu 1985 : 334-338. 19. Han Yŏngu 1986 : 82 ; Han Yŏngu 1988 : 183-184. Voir aussi Yun 1994. Aujourd’hui, les historiens de la Corée prémoderne utilisent le terme souvent dans ce sens large. Voir par exemple Park 2007 : 143. Toutefois, Han Yŏngu (1985 : 336-338) montre des cas datant des XVIIe et XVIIIe siècles dans lesquels les sŏŏl sont distingués des chungin. 20. Yi Sŏngmu 2006 : 190-191. 21. Kyŏngguk taejŏn 1/38b. Voir aussi Sŏngjong sillok 99 : 11b-12a [1478 (Sŏngjong 9).12.12 kihae] et 140 : 11a-b [1482 (Sŏngjong 13).4.11 kiyu]. 22. Par exemple : T’aejo sillok, 4 : 12a [1393 (T’aejo 2).10.27 kihae] ; T’aejong sillok 12 : 34b [1406 (T’aejong 6).11.15 sinmi] ; Sejo sillok 30 : 29a-30a [1463 (Sejo 9).5.30 muo]. Voir aussi Han Yŏngu 1986 : 77-79. 23. Sŏngjong sillok 82 : 9b-17a [1477 (Sŏngjong 8).7.17 imo]. 24. Han Yŏngu 1986 : 76. 25. Han Yŏngu 1986 : 69 et Han Yŏngu 1988. 26. Han Yŏngu 1988 : 184. 27. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, la capitale était plutôt une ville administrative avec les familles et belles-familles royales, lettrés-fonctionnaires, médecins, interprètes, commis subalternes et autres habitants. Au XVIIIe siècle, elle accueillait plus de fournisseurs des tributs (kong’in), commerçants du marché et artisans. Cf. Han Sanggwŏn 1994 : 181-182. 28. Chŏng Raegyo 1765 : sŏ 1a-2a et pal 1a-2a. La préface (sŏ) a été composée par Yi Ch’ŏnbo (1698-1761) et la postface (pal) par Hong Ponghan (1713-1778). 29. Kim Chongsu 1910 : 4/7a-b. 30. La reine Hyohyŏn fut l’épouse du roi Hŏnjong entre 1828 et sa mort en 1843. 31. 立立諸人盡泰師. Nam 1864 : 1/17b. 32. Piyŏn est le nom de pinceau de Chang Chiwan (voir infra), personnage principal de cette société. 33. Han Yŏnggyu (2009 : 150-151) dresse une liste des ouvrages pour lesquels Nam Pyŏnggil et Hong Hyŏnbo ont collaboré. 34. Han Yŏnggyu 2009 : 161. 35. Descendant à la quinzième génération de Cho Chun (1346-1405), sujet méritant de la fondation du Chosŏn, Cho Hŭiryong est issu d’une famille de hauts fonctionnaires militaires. Cependant, le rang social de sa famille semble se dégrader à partir de son arrière-grand-père. Son nom apparaît parmi les « commis ordinaires » (sŏwŏn) en 1844 (cf. Sŭngjŏngwŏn ilgi 1844 (Hŏnjong 10).25.10 muo). Entre les règnes de Hŏnjong (r. 1834-1849) et de Ch’ŏlchong (r. 1849-1863), Cho servit au Bureau des Serviteurs royaux (Aekchŏngsŏ, cf. Ch’ŏlchong sillok 3 : 16a-b [1851 (Ch’ŏlchong 2).7.21 ŭlsa]. Ce dernier, dont le plus haut poste était une charge roturière de sixième classe consistait à transmettre les instructions royales, à approvisionner le roi en pinceaux et pierres à encre de Chine, à gérer les clés et les serrures du palais. Cho est apprécié par le roi Hŏnjong pour ses talents littéraires et ses peintures. Au début du règne de Ch’ŏlchong, en revanche, il est impliqué à l’âge de soixante-trois ans dans une polémique rituelle relative au déplacement de la tombe de Hŏnjong et il est, par la suite, exilé dans une île

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 170

au Sud pendant dix-neuf mois. Loin du monde politique et bureaucratique, il mène une vie d’homme de culture cultivant les lettres et manifeste une certaine prise de conscience de sa classe sociale. Il exprime son indignation face au mépris et à la discrimination. Il se considère comme un marginal qui vit séparé de la classe supérieure. Ses écrits sont empreints du désir de se détacher du monde même s’il vit au cœur d’une grande ville. Il devient une figure importante du milieu lettré et artiste des chungin et il est l’auteur de l’une des premières compilations de biographies de chungin. Voir infra. 36. Kim Yŏngjuk 2011. 37. Han Yŏngu 2004 : 205. 38. Elle a aussi produit des médecins, des comptables, des astronomes et des juristes. Cf. Kim Yangsu 1998 : 186-187. 39. Kyojŏng est le nom de pinceau de Hyŏn Il. 40. 先生之才之學, 實有過人. Hyŏn Il 1906 : sŏ 1a. 41. Sŭngjŏngwŏn ilgi 1856 (Ch’ŏlchong 7).8.16 pyŏngin. 42. Le caractère t’ong signifie ici « ouvrir » ou « permettre ». Le terme ch’ŏng est l’abréviation de ch’ŏngjik (« postes purs ») qui fait référence aux postes prestigieux du gouvernement central occupés par des fonctionnaires supposément brillants et intègres en raison de leur proximité avec le roi. Ces postes sont convoités car ils constituent des passerelles pour accéder aux rangs ministériels. Voir Song Chunho 1987 : 12 ; Kim Sun Joo 2008 : 137, note 8. 43. Sangwŏn kwabang : 252. 44. Ils sont tous deux les descendants de Hyŏn Ok (1640-1688), fonctionnaire interprète. Kim Yangsu 1998 : 192-194 et la note 19. 45. Chŏngjo sillok, 33 : 65a [1791 (Chŏngjo 15).11.11 imo]. 46. Kim Yangsu 1998 : 206-210. 47. Han Yŏnggyu 2009 : 139. 48. Han Yŏnggyu 2009 : 139. 49. Sangwŏn kwabang : 251. 50. 趙凡夫熙龍贈墨蘭答以長句. Nam 1864 : 1/3a. 51. 偏蒙方外許心知. Haech’o sigo (1/Ŏkku), cité par Han Yŏnggyu 2009 : 147. 52. 嘻嘻悲夫. 看爾之形, 神安氣淸, 雍容端雅, 有儒者氣像. 聽爾之言, 博古通今, 理順辭 正, 若決江河. 觀爾之志, 惟義是守, 不謟不貪, 冰淸而玉潔. 察爾之行, 敦于人倫, 勤儉寬 裕, 有長者之風, 可謂一鄕之善士. 而士夫鄙不與友, 市吏疾若仇讐, 臺隸詬辱侵侮. 人不 以人待之, 自亦不以人處之. 栖栖遑遑, 無所容措, 是何窮厄而若是其困辱歟. 天乎, 人 乎. 以爲天也, 則無聲無臭, 至仁至公, 日月相磨, 朝夕生焉, 四時循序, 品物咸遂, 無彼此 愛惡之別者, 天之道也. 以爲人也, 則聖明在上, 賢良居位, 自朝廷百執事以至匹夫匹婦 之微, 莫不獲其所而樂其業. 夫此窮厄抑何命數. Kim Sangsun (s.d.) : Chagyŏng mun. 53. 故玄錡鄭壽銅狂歌日飮於市, 李夢觀柳山樵謝病杜門頭不裹巾者已十年. 此數子者 或壹鬱踴躍以鳴其不平 或沈冥和光以潛其姓名 亦豈其情也哉. 多見其不獲已而行耳. Chang 1857 : 2/5b. 54. Voir par exemple Pak (s.d.) : Si, « Ch’ŏngna ch’ŏm » et « Ch’a T’oegye maehwasi un ».

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 171

55. 靑蘿堂, 吳君之塾也. 余以客居七年, 以文會九人. 皆畸而不遇, 貧而無援. 眞氣類之 萃也. 吳君得山藟一根, 緣墻而植. 因簷而架, 盖庇堂之雨暘也. 春夏之交, 蒼翠繞屋. 搴 之如簾, 垂之如帷. 風受而淸, 月籠而奇. 堂之名由此焉. 肰是物也生乎深谷. 施于喬木而 潤於雨露. 遠於斧斤, 其性日滋. 故根固而蔓延, 葉茂而宲繁. 今移于小庭, 登于小架. 而 悴於煙塵, 困於奴隷, 其性日鑠. 故根淺而蔓弱, 葉脆而宲消. 雖有夜氣之息, 灌漑之養, 豈能全其天也. 噫, 鮮類之托, 可謂畸也. 戕賊之厄, 可謂不遇也. 雨露之薄, 可謂貧也. 深 谷之阻, 可謂無援也. 肰則亦可謂余之氣類也已. Pak (s.d.) : Ki, « Ch’ŏngnadang ki ». 56. Kim Sangjun 2003 : 11. 57. Kim Hyodong 2015. 58. Yi Namhŭi 2014 : 225-229. 59. Chŏngjo sillok 3 : 23a-24a [1777 (Chŏngjo 1).3.21 chŏnghae] et 19 : 23a-b [1785 (Chŏngjo 9).2.17 chŏngyu]. 60. Sunjo sillok 26 : 42b-43a [1823 (Sunjo 23).11.12 pyŏngja]. 61. Ch’ŏlchong sillok 3 : 4a [1851 (Ch’ŏlchong 2).4.15 sinmi]. 62. Yi Namhee 2010 : 233. 63. Kim Tuhŏn 2010 : 57. 64. Hosan est le nom littéraire de Cho Hŭiryong. 65. Han Yŏnggyu 2006 : 97. 66. Hwang 2004 : 329-330. 67. Hwang 2004 : 349-350.

RÉSUMÉS

Les chungin apparaissent comme une couche sociale dans la société du Chosŏn vers le XVIe siècle, à la suite de leur discrimination par les lettrés fonctionnaires « nobles ». Cette couche sociale est limitée dans son recrutement et sa promotion au sein de la bureaucratie. Parmi eux se trouvent les fonctionnaires aux postes techniques ou spécialisés. Leurs métiers deviennent ainsi quasi héréditaires. Ils jouissent pourtant de la même culture avec la classe supérieure. Cette contradiction est l’une des origines principales de leur sentiment de frustration. Au milieu du XIXe siècle, dans une nouvelle donne sociopolitique de la société coréenne, ils développent divers mouvements sociaux pour défendre leur intérêt commun et rétablir leur identité sociale.

The chungin come into view as a social stratum delineated on the basis of ascribed social status in 16th century Chosŏn Korea in the aftermath of their discrimination by the aristocratic literati officials. This social stratum faced restrictions placed on bureaucratic eligibility. Among them are those who take government posts as experts in technical fields. They however enjoy the same culture with the upper class. This contradiction is one of the main sources of their sense of frustration. In the middle of the 19th century, in a new situation of Korean society, they develop various social movements to defend their common interest and restore their social identity.

16세기경 조선 사회에 양반 특히 문반들에 의한 차별 대우로 인해 中人이란 歸屬的 사회 계층이

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 172

나타난다. 이 사회 계층은 관료 선발이나 진급에 있어서 제한을 받았다. 기술직 관료들도 이 계 층에 속하게 되었고 그들의 직업은 세습되기 시작했다. 그러나 이들은 상류 계층과 거의 동일 한 문화를 향유하고 있었다. 이러한 모순은 그들로 하여금 좌절감을 가지게 하였다. 그러나 19 세기 중엽, 새로운 사회정치적 상황 속에서, 그들은 그들 사회 집단의 이익과 정체성 확보를 위 해서 다양한 집단적 활동을 전개한다.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 173

Domination et dépendance : l’évolution du statut des chefs aïnous en Asie orientale (XVIIe-XVIIIe siècle) Domination and Dependency: Changes in Ainu Chieftains’ Status in 18th Century East Asia 権威と依存―18世紀のアイヌ社会における酋の地位とその変遷

Noémi Godefroy

1 Avant son incorporation, au XIXe siècle, aux territoires japonais et russe, l’espace occupé par les Aïnous englobe une vaste zone, qui s’étend du nord de Honshu au Kamtchatka, en passant par l’île Hokkaido et les Kouriles, et jusqu’à l’embouchure du fleuve Amour, via l’île de Sakhaline. Ces territoires sont désignés en langue japonaise par le toponyme Ezo, jusqu’en 1869. Ils ceignent la mer d’Okhotsk, mais sont également ouverts sur le Pacifique et la mer du Japon. La composante maritime de ce territoire, renforcée par un habitat quasi exclusivement côtier, est à l’origine de l’intégration des Aïnous à de nombreux réseaux d’échange ultramarins intra- et interethniques.

2 Bien que les activités commerciales de la société aïnoue et leurs rapports avec leurs voisins japonais et russes soient évoqués dans les sources japonaises et occidentales jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, à partir de 1869, date de l’annexion de Hokkaido par le gouvernement impérial de Meiji, et dans un nouveau contexte de construction nationale et coloniale du Japon, une toute autre image des Aïnous voit le jour : l’image anhistorique et allochronique1 d’une société de chasseurs-pêcheurs- cueilleurs pacifique, statique, et immuable, vivant en symbiose avec son environnement immédiat. En outre, du fait de leur position géographique périphérique par rapport aux centres névralgiques politiques et économiques du Japon impérial, les Aïnous sont présentés, dans les recherches historiques japonaises, dans une perspective centripète, et le plus souvent à travers le prisme des rapports centre-périphérie. Durant la première moitié du XXe siècle, l’ouvrage de référence en matière d’histoire

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 174

aïnoue est l’Histoire de Hokkaido (Hokkaidō shi) par Kōno Tsunekichi, publié en 1919 par le Gouvernement de Hokkaido (Hokkaidō chō) à l’occasion du 50ème anniversaire de l’« ouverture et de la mise en valeur » (kaitaku) de l’île par les colons japonais. L’Histoire met en exergue la responsabilité qui incombe aux Japonais – peuple présenté par Kōno et d’autres comme supérieur – de développer Hokkaido et de civiliser les Aïnous. Cette vision est partagée par de nombreux chercheurs avant la Seconde Guerre mondiale, y compris ceux qui font preuve d’un véritable intérêt pour la culture aïnoue et qui cherchent à remettre les relations nippo-aïnoues en perspective historique, à l’instar de l’un des pionniers des études aïnoues, Takakura Shin’ichirō2.

3 Au Japon, le décloisonnement historiographique de l’espace, des activités et des populations aïnous n’a véritablement été engagé qu’à partir des années 1970, date à laquelle des historiens du Japon, tels que Kaiho Mineo, ont focalisé leurs recherches sur le nord de l’archipel, donnant ainsi naissance à l’« histoire des régions septentrionales » (hoppō-shi)3. Ce courant historiographique a ensuite été influencé par l’étude des interactions dans les « zones intermédiaires » (middle-ground), proposée par Richard White, ainsi que par une approche plus régionale de l’histoire des interactions économiques en Asie, amorcée dans les années 19904. En outre, depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion de chercheurs japonais et américains, tels que Sasaki Shirō et Brett Walker, les études sur les Aïnous s’inscrivent désormais dans le temps long5.

4 De fait, l’image erronée et figée d’une société aïnoue pacifique et statique a cédé la place à une autre vision, plus complexe : celle d’une société extrêmement hiérarchisée, secouée par des conflits intra-ethniques, qui s’est construite grâce au commerce. Bien que quelques ouvrages et articles, dont ceux d’Iwasaki Naoko6 et d’Inagaki Reiko 7, mettent ces phénomènes en lumière, aucune étude à ce jour n’a été consacrée au statut des chefs aïnous dans les rapports intra- et interethniques. Ceci reflète peut-être en partie l’absence d’extraits qui leur soient entièrement consacrés dans les sources japonaises décrivant les Aïnous et leur société du XVIIIe au XIXe siècle ; en effet, les descriptions des chefs aïnous y apparaissent en filigrane, au détour de la description d’une cérémonie rituelle, ou lors de la retranscription d’un entretien de l’un d’eux avec un envoyé shogunal.

5 Cet article a donc pour vocation de regrouper les informations afférentes aux chefs aïnous, récoltées dans les sources japonaises et aïnoues, et de proposer une analyse de l’évolution du statut de ces chefs entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Les sources principales qui ont été exploitées sont des traductions en japonais et en anglais des yukar, épopées récitées aïnoues, et des rapports d’expéditions shogunales en territoire aïnou. On y observera comment l’évolution du statut des chefs aïnous reflète les changements dans l’équilibre des pouvoirs locaux et régionaux aux XVIIe et XVIIIe siècles. La première partie de cet article propose une remise en perspective historique du statut et du rôle des chefs jusqu’à l’époque d’Edo, à la lumière des dynamiques commerciales sur lesquelles s’est construite la société aïnoue. La deuxième partie se focalise sur l’évolution du statut des chefs et comment elle reflète celle des rapports nippo-aïnous. La troisième partie se penche sur les nouveaux rôles et statuts des chefs aïnous face à la multiplication des acteurs régionaux, Japonais et Européens, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle ; elle est complétée par une partie consacrée à la décennie de transition entre 1789 et 1799, qui signe la fin de l’autonomie des grands chefs aïnous des Kouriles.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 175

Ainu ne no an Ainu, « des hommes tels qu’ils devraient être » : statuts et fonctions des chefs dans la société aïnoue

Commerce, culture et « biens charismatiques » dans l’émergence de la culture aïnoue

6 L’existence de contacts commerciaux très anciens entre les populations japonaise et proto-aïnoue, désignée par les exonymes , Emishi, ou encore Ezo, est attestée par les recherches archéologiques, historiques et linguistiques. La présence de mots d’emprunt mutuel dans les deux langues nous donne des indications précieuses sur la nature des produits-phares de ce commerce bilatéral. Parmi les mots d’emprunt japonais en langue aïnoue, on compte pasui (baguette), tuki (coupe), ússi (laque), ou encore kosonte (survêtement à manches courtes)8. Ces objets, au même titre que les sabres, importés du Japon, ou les perles bleues, apportées du continent, constituent aux yeux des Aïnous des ikor (« trésors »).

7 En échange de ces « trésors », les Japonais reçoivent des denrées septentrionales, dont certaines sont d’ailleurs désignées en japonais, par l’intermédiaire de mots d’emprunt aïnous : (saumon), rakko (loutre de mer), todo (otarie à fourrure), tonakai (renne). Certains produits de ce commerce sont désignés par leur provenance, à l’instar du saumon (Ezo sake)9, du brocart (Ezo nishiki)10, ou des plumes d’aigles marins des « Mille îles des Ezo » (Ezo no Chishima)11. Les sources japonaises qui mentionnent ces produits soulignent fréquemment leur qualité et leur caractère précieux. Leur rareté, leur coût, et la distance qu’ils parcourent, leur caractère « qualitativement extraordinaire et quantitativement remarquable12 », font d’eux des « biens charismatiques »13 ou des « objets de prestige »14 aux yeux des Japonais, au même titre que les « trésors » (ikor) aux yeux des Aïnous. Dans les deux sociétés, ces biens confèrent à leur possesseur un statut proportionnel à leur difficulté d’approvisionnement.

8 C’est pourquoi, dès le IXe siècle, ils font l’objet d’une forte compétition entre les familles qui peuvent s’en procurer15, mais ils sont aussi à l’origine de tensions commerciales entre les différents groupes de populations qui les fournissent. En effet, d’après des sources chinoises, l’accès aux plumes de pygargue de Steller (Haliaeetus pelagicus) est à l’origine de conflits au sud de l’île de Sakhaline, entre populations nivkhes et proto- aïnoues16. Ces dernières s’unissent au cours des XIIIe et XIVe siècles, et on assiste à l’émergence de la culture aïnoue proprement dite17. Les épopées récitées (yukar)18, transcrites et traduites en japonais et en anglais à la fin du XIXe siècle, évoquent d’ailleurs des batailles entre « les hommes de la terre » (ya-un-kur) – les groupes aïnous de Hokkaido, partis s’installer dans le sud de Sakhaline – et les « hommes d’au-delà des mers » (rep-un-kur) – les groupes nivkhes de Sakhaline – pour l’accès au « bien le plus précieux de l’île de Karapto [Karafuto en japonais, ou Sakhaline] »19, les plumes d’aigles marins.

9 La culture aïnoue s’est donc construite par l’accrétion d’éléments culturels aïnous et japonais, dans le cadre de relations commerciales régionales très dynamiques. À titre d’exemple, les sabres japonais, obtenus par troc et transmis de génération en génération, sont désignés dans les yukar comme « les sabres divins vénérés depuis

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 176

toujours comme les plus grands des trésors »20. Les divinités aïnoues elles-mêmes sont présentées, toujours dans les yukar, comme pratiquant le commerce avec les Japonais21.

Homme de bien, homme de biens : les liens entre richesse et valeur morale dans la société aïnoue

10 L’accumulation de ces objets permet de devenir un « homme de biens », l’une des traductions possibles du mot ainu, qui désigne également un « homme de bien ». Cette polysémie laisse apparaître un lien indéfectible entre richesse et valeur morale, lien que l’on retrouve dans les épopées récitées. Dans le poème épique de la divinité- chouette, divinité tutélaire du village (kotan kor kamui), un homme pauvre, mais bon, se voit offrir des richesses pour récompenser sa valeur morale22. A contrario, le mot wen désigne à la fois un homme « mauvais » et un homme « pauvre ». En outre, un « homme tel qu’il devrait être » (Ainu ne no an Ainu) peut se voir accoler le suffixe -ain(u) ; c’est le cas de certains grands chefs à l’influence régionale, à l’instar de ceux qui sont cités dans les sources chinoises23, et de Kosham’ain et Shakush’ain, dont il sera question plus loin.

11 Cette polysémie matérialise les liens indissociables entre la valeur d’un homme et la possession de biens, dans la société aïnoue. Une valeur, ou une vertu exemplaire, peut valoir à son détenteur une légitimité de domination, qui peut être qualifiée alors – comme les biens qui y sont associés – de domination type charismatique24. C’est à ce titre que la richesse d’un homme en « biens charismatiques » conditionne sa place au sein du village (kotan). Organisé autour du bassin d’une rivière25, le kotan compte entre une et dix familles26, sous l’autorité d’un chef, désigné comme « celui qui possède le village » (kotan kor kur)27. Ses fonctions sont la protection du village et des biens communs, la résolution des conflits, et l’organisation de cérémonies rituelles28. On rejoint ici les trois fonctions essentielles d’un chef, telles qu’elles ont été théorisées par Pierre Clastres à propos des sociétés d’Amérique du sud : un faiseur de paix, un bon orateur, et un homme généreux de ses biens29.

12 Cette dernière condition est primordiale pour remplir les deux premières ; en effet, en cas de litige entre deux partis (individus, familles ou villages), celui reconnu comme étant en tort après de longues négociations (charanke) doit fournir des présents de dédommagement (ashinpe, ou tsugunai), sous la forme de « trésors »30. Lors de ces négociations, la qualité d’orateur ainsi que la possession de biens confèrent donc à un individu, ou un groupe, un ascendant au niveau local et régional. En 1784, dans ses Pérégrinations dans l’est (Tōyūki), l’envoyé shogunal Hezutsu Tōsaku décrit les chefs aïnous comme des hommes « virils, arborant une superbe barbe et possédant de grands talents d’orateurs »31. Les chefs aïnous étant des hommes de biens, ils sont décrits à partir du XVIIIe siècle comme portant des sabres et arborant des vêtements japonais ou chinois32, issus du commerce interethnique. Ces objets étaient ensuite transmis de génération en génération, comme on peut le voir sur la photographie (figure 1), prise à la fin du XIXe siècle.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 177

Figure 1. Photographie d’un chef aïnou (fin XIXe-début XXe siècle)

© 2007-2017 Kjeld Duits/Old Photos of Japan [http://www.oldphotosjapan.com/en/photos/645/ainu- man#.Uj4Lf3-SlNs].

13 L’ascendant diplomatique des chefs, ainsi que leur assise économique, leur permet d’augmenter le nombre de leurs serviteurs et de leurs dépendants – femmes et enfants. L’un des premiers envoyés shogunaux dont les rapports nous sont parvenus, Matsumiya Kanzan, rapporte en 1710 que les Aïnous ont pour habitude d’avoir quatre ou cinq femmes, mais que les chefs en possèdent jusque sept ou huit33.

14 Le rôle de protecteur du village implique également de rendre hommage aux divinités, afin de se garantir l’abondance des ressources ou l’immunité face aux épidémies. À cet effet, des cérémonies (kamui nomi) sont organisées. Dans les yukar, les divinités aïnoues sont représentées comme rendant visite aux hommes, en revêtant des enveloppes animales temporaires. La mise à mort de l’animal correspond donc à la libération de la divinité de cette enveloppe, qu’elle cède aux hommes sous la forme de gibier et de peau. En échange, elle reçoit de la part des hommes des présents, sous la forme d’inao (des baguettes de bois, décorées de frisures d’écorce). Ces inao deviennent à leur tour des biens charismatiques que les divinités rapportent dans le monde des dieux, après leur séjour parmi les Aïnous34.

15 Les cérémonies organisées autour de la libération des divinités (iomante) sont accompagnées de libations ; la plus importante d’entre elles est dédiée à la divinité- ours, celle qui « possède la montagne » (nupur kor kamui). Ces cérémonies sont présidées et organisées par le chef, qui tire la première flèche, entamant la mise à mort. Pour les Aïnous, le faste déployé à cette occasion conditionne l’envie de la divinité de revenir dans tel ou tel village, toujours sous une forme animale, qui pourra de nouveau être chassé. La réussite de la cérémonie est assurée par les mets et le saké, ainsi que l’exposition des plus beaux trésors, comme on peut le voir sur la figure 2. La dépouille

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 178

de l’ours est placée sur une natte, derrière laquelle on a planté de nombreux inao et pendu des sabres et des colliers. Elle est entourée d’objets en laque : boîtes, plateaux, bols, récipients à saké (shintoko) et coupes en laque (tuki) pour servir le saké. D’autres sabres et récipients sont apportés. Le chef préside la cérémonie, il est placé le plus près de la dépouille, lui fait face et lui rend grâce en lui présentant une offrande de saké. Le chef et son adjoint portent tous deux des pièces de brocart (Ezo nishiki), issues du commerce avec le continent. Les autres hommes et femmes portent des vêtements tissés à partir de fibres d’écorce (attush)35.

Figure 2. Iomante. Détail du rouleau Ezoshima kikan (Murakami Shimanojō, 1800)

© Tokyo National Museum/DNP ART Communications

16 La culture aïnoue et la hiérarchie sociale sont ainsi intimement liées au commerce interethnique, de même que le statut et la fonction des chefs. Dans la société aïnoue, la possession de biens charismatiques issus du commerce interethnique conditionne et matérialise la capacité d’un chef à se procurer ces marchandises, via des campagnes de chasse et de pêche, et à en faire profiter ses dépendants – sa famille et son village. La relation qu’un chef entretient avec les Japonais est primordiale et se doit donc d’être privilégiée.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 179

Figure 3. Les liens entre activités de chasse et de pêche, commerce interethnique et statut

17 L’équilibre intra-ethnique est donc intrinsèquement lié à l’équilibre interethnique. Ce dernier perdure grâce au maintien de relations stables et égalitaires, mais que se passe- t-il lorsque cet équilibre est mis à mal ?

Sō daishō et ottena : le statut des chefs aïnous à l’épreuve des déséquilibres interethniques et environnementaux

L’émergence de chefs aïnous régionaux et de l’autorité domaniale au sud de Hokkaido (XVe-XVIIe siècles)

18 Au milieu du XVe siècle, la présence japonaise sur l’île de Hokkaido est matérialisée par des comptoirs fortifiés japonais (tate), fortement en concurrence les uns avec les autres, et qui tentent de réguler à leur avantage le commerce nippo-aïnou. En effet, depuis le XIVe siècle au moins, les Aïnous du sud de Hokkaido et du nord de Honshu circulent librement de part et d’autre du détroit de Tsugaru36. Sous l’impulsion d’une succession de grands chefs régionaux du sud de Hokkaido, dont Kosham’ain, les Aïnous se soulèvent à partir de 1456-1457 pour bouter les marchands japonais hors de Hokkaido et préserver ainsi leur liberté commerciale. Cette première vague de soulèvements dure près d’un siècle.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 180

Figure 4. Les soulèvements aïnous et le glissement septentrional des activités marchandes japonaises

© Carte établie par l’auteur.

19 Les Japonais parviennent finalement à mettre fin aux troubles au début des années 1550 et renforcent leur présence sur l’île, sous l’égide du seul clan qui a su résister aux assauts aïnous, le clan Kakizaki. En 1551, après neuf décennies de conflits, les Aïnous se voient imposer une régulation commerciale sous la forme de la Loi concernant les allers- retours des bateaux de commerce barbares (Iteki no shōsen ōkan no hatto), qui limite leur liberté de mouvement et restreint leurs activités commerciales aux comptoirs marchands locaux37. À cette occasion, deux chefs sont désignés comme représentants régionaux (in), chargés de la supervision du commerce nippo-aïnou : Hashit’ain, pour le commerce de l’ouest de l’île, et Chikomot’ain, pour le commerce oriental. À la fin du XVIe siècle, le domaine de Matsumae (Matsumae han) voit le jour (voir la figure 4), et il est désigné par lettre au sceau vermillon shogunal comme unique superviseur du commerce interethnique38. Les Kakizaki en prennent la tête, ainsi que le nom.

20 Comme le domaine de Matsumae ne produit pas de riz, le traitement de ses guerriers ne peut pas être évalué comme dans le reste du shogunat ; le domaine établit des comptoirs de commerce (akinaiba) en territoire aïnou, qu’il alloue à ses vassaux, en leur en confiant la gestion. À chaque comptoir correspond un nombre défini et fixe de villages aïnous qui en dépendent. Leurs habitants sont sommés de s'y rendre pour échanger leurs marchandises39. En outre, les chefs régionaux sont également reçus en audience au château de Fukuyama, à Matsumae. Un nouvel équilibre semble avoir été trouvé et, jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, les rapports commerciaux sont présentés dans les yukar comme bénéfiques pour les Aïnous. En voici un exemple, cité par la spécialiste d’épopées aïnoues, Sakata Minako, dont le narrateur est un chef aïnou :

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 181

Moi aussi, je veux voir le pays des Japonais. Aussi ai-je rassemblé des peaux de cervidés et d’ours, des produits à vendre d’un peu partout, et j’en possède à présent une quantité suffisante. Je suis éminemment heureux40.

21 En outre, dans le « Chant du dieu Renard noir » (Haikunterke Haikoshitemturi), on perçoit la relation, sinon paritaire, du moins amicale, entre le chef aïnou et le seigneur japonais, respectivement désignés en aïnou par les termes ottena (du japonais otona), et tono (du japonais dono). Le seigneur fit une offrande de saké devant l’autel de ses dieux et pria : « Qu’ottena et moi-même, qui nous sommes rencontrés pour la première fois [aujourd’hui] et sommes devenus amis, puissions le rester pour toujours41. »

L’avènement des grands chefs aïnous : le soulèvement de Shakush’ain contre les activités marchandes

22 Si un nouvel équilibre commercial semble avoir été trouvé entre les autorités domaniales et les chefs aïnous du sud de l’île, des déséquilibres démographiques et environnementaux se profilent au milieu du XVIIe siècle. En effet, des activités japonaises à but marchand – principalement sylvicoles, aurifères, et fauconnières – se développent au sud de l’île. Elles ne profitent pas aux Aïnous et conduisent à la baisse des populations animales42. De fait, ce phénomène accentue la compétition entre les groupes régionaux pour se nourrir directement du produit de leur chasse ou de leur pêche, et indirectement, en les privant de monnaie d’échange contre du riz.

23 Cette compétition conduit à un antagonisme entre chefs régionaux, désignés dans les sources japonaises par les termes sō daishō (« grand général »), ou sō otona (« grand chef »). En 1669, un conflit éclate entre Onibishi, à la tête des Shum-un-kur (« hommes de l’ouest »), et le chef des Menashi-un-kur (« hommes de l’est »), Sent’ain, puis ses successeurs Kamokut’ain et Shakush’ain. Sous l’impulsion de ce dernier, les ennemis d’hier se liguent finalement contre les intérêts japonais à but marchand, délétères pour leur subsistance, et, d’après les sources japonaises, près de deux mille Aïnous se soulèvent43.

24 Ce conflit n’est donc pas un conflit interethnique, dans le sens où la majorité des Japonais qui y trouvent la mort sont presque exclusivement des fauconniers et des chercheurs d’or non originaires du domaine. En outre, on trouve aussi bien des Aïnous que des Japonais au sein des deux partis44. Par ailleurs, les chefs régionaux du nord de l’île (Rishiri, Sōya, Teshio, Kushiro, et Nosappu), où les activités japonaises se limitent encore au commerce, ne se soulèvent pas. D’après un rapport rédigé un an après le soulèvement, certains chefs réclament même aux autorités domaniales la reprise des échanges, interrompus du fait des troubles45.

25 Le soulèvement de Shakush’ain met en évidence plusieurs déséquilibres. Tout d’abord, un déséquilibre environnemental, engendré par les activités japonaises en territoire aïnou qui altèrent profondément l’économie locale de subsistance46, puis une forte hétérogénéité des intérêts des différents groupes aïnous. Par ailleurs, le domaine semble éprouver des difficultés à superviser efficacement les interactions nippo- aïnoues au-delà des frontières domaniales. De fait, les activités japonaises pratiquées en territoire aïnou ne se limitent désormais plus aux simples échanges commerciaux, autorisés par la lettre à sceau shogunal, mais elles incluent l’exploitation des ressources du territoire aïnou. Enfin, ce conflit met en lumière le degré de dépendance de

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 182

l’ensemble des groupes aïnous de l’île par rapport au commerce japonais, y compris les groupes éloignés des frontières domaniales et intégrés à d’autres réseaux commerciaux septentrionaux, sakhalinien et kourilien47.

Figure 5. Les réseaux du monde aïnou, tels qu’ils apparaissent dès le XIVe siècle dans le Texte du rouleau peint de la divinité de Suwa (Suwa Daimyōjin ekotoba)48

26 © Carte établie par l’auteur.

L’exhibition de la soumission des chefs aïnous : commerce charismatique et ascendant diplomatique au prisme des cérémonies de remise de tributs (uimam)

27 Le soulèvement de Shakush’ain marque un tournant dans les relations nippo-aïnoues. Tout d’abord, la mort de Shakush’ain et de ses alliés en octobre 1669, empoisonnés à Fukuyama alors qu’ils participent à une rencontre pour négocier la paix, met à mal le lien de confiance entre les Aïnous et les autorités domaniales. L’empoisonnement au saké devient d’ailleurs un topos dans les yukar postérieurs49.

28 En outre, le domaine doit réaffirmer et raffermir son autorité vis-à-vis des chefs, mais aussi vis-à-vis du shogunat à la suite des troubles. Les autorités domaniales rédigent en 1670 un serment d’engagements (kishōmon) qui doivent être respectés par les chefs aïnous et qui garantissent le respect de l’autorité domaniale, la sécurité des Japonais en territoire aïnou, l’exclusivité commerciale au comptoir désigné, et la délation en cas de contravention50. En outre, il y apparaît clairement que chaque chef est responsable du comportement des membres de son clan, de son utare (le mot aïnou est transcrit en hiragana dans le texte), vis-à-vis des Japonais. Cette responsabilité est également attestée par les rapports des envoyés shogunaux au XVIIIe siècle51.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 183

29 Les échanges à Matsumae se doublent de cérémonies de remise de tributs, désignées par le terme uimam. Elles sont organisées au château domanial et matérialisent ainsi un glissement dans les rapports entre les chefs aïnous et le domaine : originellement d’ordre commercial et économique, ils prennent désormais une dimension politique et diplomatique. De fait, ces cérémonies sont systématiquement organisées lors de la venue d’inspecteurs shogunaux, comme l’attestent les rapports afférents de 1785, 1788 et 1798.

30 Le but de ces cérémonies est de mettre en scène la soumission des Aïnous, au moyen de l’exhibition de ce que Fredrik Barth appelle des « statuts ethniques dichotomisés »52, des distinctions ethniques figées sous-tendant une altérité irréductible, garante du maintien de relations stables. Cette altérité est matérialisée entre autres par les vêtements. Le yukar, appelé Chant de la femme aïnoue, nous indique que les chefs revêtent leurs plus beaux atours pour l’occasion. Il s’agit, en fonction des moyens, de brocart (Ezo nishiki, venu de Chine via Sakhaline)53, de vêtements japonais troqués, ou de vêtements en écorce d’orme tissés (attush)54. Certains Aïnous vivant au sud de l’île et ayant adopté des coutumes japonaises, doivent se laisser pousser la barbe et les cheveux pour pouvoir y participer. L’envoyé shogunal Mogami Tokunai, qui se rend à Hokkaido en 1785, écrit à ce sujet : Il y a un paysan du nom d’Iwanosuke. Pendant l’année, il porte les cheveux comme un Japonais, mais quand vient l’hiver, il se les laisse pousser, prend ainsi l’apparence des Aïnous, et participe à la cérémonie du Nouvel An qui se tient le 7e jour du premier mois à la résidence domaniale55.

31 Cette participation et cette adhésion au décorum établi sont profitables aux Aïnous, car cela leur permet de poursuivre les échanges commerciaux56. La mise en place de protocoles de légitimation mutuelle passe donc également par le décorum. Les Aïnous doivent laisser leurs sabres dans une première antichambre, puis laisser les fourreaux dans une seconde antichambre, avant de pénétrer dans une troisième pièce. Des archives domaniales, datant de 1788, nous confirment que « la peur les étreint », et que « [cette mise en scène] est faite pour les impressionner57 ». Dans nombre de représentations iconographiques, il est question de chefs aïnous arrivant au château courbés, se tenant par la main, et à la queue-leu-leu. Comme on peut le voir sur la figure 6, un guerrier de Matsumae mène le groupe d’Aïnous vers le château. Le chef est en tête, vêtu de brocart ; derrière le groupe se tenant par la main, des serviteurs portent les denrées qui seront présentées au seigneur.

Figure 6. Matsumae-jō e Ezo-jin nenshi onrei no zu oyobi Ezo fūzoku [détail]. Aïnous se rendant à l’audience de la nouvelle année au château de Matsumae (fin XVIIIe siècle)

© Bibliothèque de Hakodate

32 Une nouvelle fois, les yukar reflètent bien la transition d’un commerce paritaire vers un troc codifié, perçu par les chefs aïnous comme une entreprise risquée, qui n’en reste pas moins un passage obligé pour faire du commerce avec les Japonais58, et faire valoir

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 184

leur statut de chef, grâce aux « trésors » obtenus, mais aussi par l’intronisation domaniale59. En effet, les envoyés shogunaux de 1710 et 1739, Matsumiya Kanzan et Sakakura Genjirō, nous indiquent que le domaine légitime le statut de chef60. Dans le Chant du Puits de glace, il est question d’un jeune homme aïnou qui décide de ne plus retourner à Matsumae, car le fait de séjourner parmi les Japonais est trop dangereux. De ce fait, il ne commerce pas avec eux, et ne devient finalement pas le chef de son village, comme l’était son père61. A contrario, le jeune héros de La forêt de saules d’or et la forêt de saules d’argent devient chef de son village grâce à sa bonne entente et son commerce prospère avec le seigneur62.

33 En outre, il apparaît que les Aïnous ne peuvent pas se rendre en territoire japonais de leur propre chef, ni sans autorisation ; ils reçoivent une convocation, via le comptoir de commerce auquel ils sont affiliés, comme nous l’indique cet extrait : Ton père était parmi nous Mais les règles d’en haut Sont très sévères. Bien qu’il ait reçu Pendant six étés Pendant six hivers Des lettres lui demandant De se rendre au village des Shisam [« voisins », c’est-à-dire les Japonais] Il vivait ici Sans jamais s’y rendre63.

34 On perçoit également ici l’appréhension des proches du chef, et du chef lui-même, à se rendre à Fukuyama, une appréhension confirmée par des envoyés shogunaux. Le chef d’un village aïnou est appelé otona. Il est comme un shōya [chef de village à l’époque d’Edo] de notre pays et on lui transmet les ordres domaniaux de Matsumae de manière à garder les Aïnous sous contrôle et dans une position d’humilité. Chaque printemps, les chefs chargent des marchandises sur leur bateau et viennent à Matsumae rendre hommage au seigneur. Ils ont l’air terrorisés. En arrivant, ils construisent une cabane en bois, et se tiennent coi, sans sortir, sans boire, sans commercer, en attendant l’audience64.

35 À partir de la fin du XVIIe siècle, le commerce interethnique permet une légitimation mutuelle intra-ethnique : celle des chefs aïnous au sein de leur village, et celle des autorités domaniales vis-à-vis du shogunat. Dans le courant du XVIIIe siècle, les rapports nippo-aïnous et le statut des chefs subissent ensuite de nouveaux changements qui répondent aux enjeux économiques et géostratégiques dont les ramifications dépassent les frontières du Japon.

Chevauchement d’autorité et collision d’intérêts : de nouveaux rôles et statuts face à la nouvelle donne régionale (XVIIIe siècle)

La hiérarchie aïnoue mise à mal par les demandes des marchés intérieurs et extérieurs japonais

36 Les rapports économiques en territoire aïnou évoluent à partir du milieu du XVIIIe siècle. Dans un contexte économique de limitation des exportations de métaux

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 185

précieux et de cuivre vers la Chine, les autorités shogunales, qui supervisent le commerce ultramarin, se tournent vers des produits de substitution. Les registres des comptoirs chinois65 et de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales 66 à Nagasaki font état d’une augmentation de la demande en produits halieutiques séchés, appelés « produits en ballots » (tawaramono). Parmi les produits-phare du commerce extérieur japonais, les holothuries, les ormeaux et l’algue laminaire (kombu) se trouvent être des ressources abondantes en territoire aïnou67.

37 Dans le même temps, le marché intérieur japonais voit une forte hausse de la demande en engrais, fabriqué à base de farine de hareng séché68. Aux XVIIIe et XIXe siècles, des envoyés shogunaux témoignent de campagnes de pêche annuelles effrénées qui occupent pendant plusieurs semaines hommes, femmes et enfants, du paysan au guerrier69. Les opérations de transformation de ces produits – vidage, séchage, salage et empaquetage – sont effectuées dans les comptoirs de commerce en territoire aïnou, qui se muent en pêcheries proto-industrielles70.

38 Ces nouvelles activités nécessitent un savoir-faire que ne possèdent pas les vassaux domaniaux, et ces derniers confient la gestion de ces lieux d’exploitation piscicole à des maisons marchandes, pour une somme forfaitaire fixée par contrat, pour une saison et une activité données. Comme le montant est arrêté indépendamment des quantités récoltées ou produites, et donc des profits engrangés, ces activités se révèlent extrêmement lucratives pour les maisons marchandes71. Qui plus est, les Aïnous constituent une main d’œuvre locale, peu coûteuse en liquidités, puisque leur rémunération est versée sous la forme de denrées alimentaires ou de produits manufacturés japonais.

La cérémonie d’umsa et la collision des autorités traditionnelles, officielles et officieuses

39 L’autorité effective en territoire aïnou se retrouve partagée entre l’autorité traditionnelle des chefs, légitimée par les autorités domaniales, et l’ascendant des employés des maisons marchandes – en particulier les contremaîtres et les interprètes – sur la main d’œuvre autochtone72. Des responsables domaniaux se rendent régulièrement dans les pêcheries, ouvertes toujours plus loin de Matsumae, et y récoltent des biens charismatiques pour le compte du domaine, sous la forme de fourrures, peaux et plumes. À partir du milieu du XVIIIe siècle, leur venue est l’occasion d’organiser des cérémonies d’échange de biens dans les comptoirs, appelées umsa73.

40 Mutō Kanzō, membre d’une mission shogunale en 1798, décrit dans son Journal d’Ezo (Ezo nikki) la cérémonie d’umsa qui s’est tenue lors de son séjour à Sōya, à l’extrême nord-ouest de Hokkaido, en présence du chef, de son adjoint (waki-otona), de son lieutenant (kozukai), ainsi que de treize autres chefs régionaux74. Mutō décrit ainsi leur accoutrement : trois chefs sur quinze sont vêtus de brocart, sept d’entre eux de vêtements japonais de seconde main, et cinq de vêtements aïnous en fibre d’écorce (attush) à motifs enroulés. Ces derniers, moins précieux, sont portés par les cent soixante autres Aïnous présents. Les chefs portent tous le sabre (tachi)75.

41 Comme on va le voir, ces cérémonies sont parfois l’occasion pour les chefs aïnous d’outrepasser l’autorité des pêcheries et de dénoncer les agissements de certains employés à leur égard, aux représentants des autorités domaniales et shogunales. Ces dénonciations sont d’autant plus importantes qu’un autre changement de taille est en

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 186

train de se produire à l’échelle régionale : l’arrivée des Russes dans les Kouriles, qui se matérialise par le développement d’un commerce russo-aïnou et les velléités commerciales russes vis-à-vis du Japon.

Les chefs aïnous face à la multiplication des partenaires commerciaux

42 De plus en plus de représentants shogunaux se rendent en territoire aïnou à la fin du XVIIIe siècle, dans le cadre des missions d’exploration (tankenshi) – comme celle de l’ère Tenmei, en 1785-1786. L’un de leurs objectifs est de se renseigner sur les mouvements des Russes dans la région. En effet, depuis la fin du XVIIe siècle, les trappeurs et commerçants russes (promyshlenniki) obtiennent des fourrures grâce à la chasse et à un impôt forfaitaire par capitation (yasak) qui est exigé des populations autochtones. Ils entreprennent d’explorer et d’installer des comptoirs dans les Kouriles à partir des années 1740, et commencent à commercer avec les Aïnous.

43 Les chefs aïnous du nord-est de Hokkaido n’hésitent pas à en avertir les responsables shogunaux et à leur dévoiler des informations sensibles et dissimulées par les pêcheries et le domaine : l’établissement d’implantations russes dans les Kouriles, la présence d’interprètes de langue japonaise parmi les Russes76, l’existence d’un réseau de contrebande de produits russes (principalement chaussures et vêtements), et les mauvais traitements infligés aux Aïnous de la part des employés des maisons marchandes77. Certaines de ces informations sont même exprimées en japonais. Mutō Kanzō évoque par exemple des Aïnous maîtrisant cette langue, malgré les interdictions des pêcheries, et souhaitant faire parvenir leurs réclamations au seigneur de Matsumae78. Certains sont des chefs locaux qui l’ont probablement apprise grâce à leurs contacts directs et privilégiés avec les Japonais lors des audiences domaniales. Les envoyés shogunaux représentent une autorité qui surpasse celle du domaine, mais aussi et surtout celle des employés de maison marchande, aussi est-ce vers ces envoyés que se tournent les Aïnous pour leur confier leurs doléances. Ceci nous révèle que les chefs aïnous perçoivent très bien les différentes strates d’autorité qui se chevauchent à certains moments sur l’île – autorité des maisons marchandes, du domaine et du shogunat – et savent s’adresser à celle qu’ils considèrent comme la plus haute.

44 Dans les faits, les rapports de missions shogunales attestent d’un triple-échec : échec tout d’abord de l’autorité des chefs aïnous, impuissants face aux employés des pêcheries ; échec ensuite des autorités domaniales qui ne parviennent pas à asseoir leur autorité face aux marchands ; échec enfin des autorités shogunales, bien souvent ignorantes de la réalité au-delà de leurs frontières. En outre, la multiplication des acteurs locaux japonais et des commerçants russes des Kouriles vient bientôt donner le coup de grâce à un équilibre déjà précaire dans les dernières années du XVIIIe siècle.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 187

Vers la perte d’autonomie des derniers grands chefs aïnous (1789-1799)

Points de ruptures des équilibres intra- et interethniques chez les Aïnous du nord-est

45 Les maisons marchandes dominent économiquement le territoire aïnou du fait de leur ascendant sur le domaine lui-même. Le seigneur Matsumae Michihiro mène en effet un train de vie extravagant79 et se retrouve fréquemment à court de liquidités, ce qui le contraint à emprunter à la maison Hidaya80 en échange de la gestion des concessions domaniales. En 1774, Hidaya Kyūbei se retrouve ainsi à la tête des principales pêcheries de nord-est de Hokkaido et de l’île kourilienne de Kounachir. Investi d’une telle assise régionale, Hidaya fixe à sa guise la rémunération de sa main d’œuvre aïnoue qui fabrique de la farine et de l’huile de poisson à très bas coût81. Outre leur maigre rémunération, les Aïnous sont parfois victimes de violences et de menaces de mort de la part des contremaîtres, dans l’éventualité où ils ne se consacreraient pas exclusivement aux activités de la pêcherie82.

46 La région de Menashi, au nord-est de Hokkaido, et de Kunashiri (Kounachir) devient ainsi le lieu de tensions interethniques entre Aïnous et Japonais, mais également entre Aïnous et Russes. À la fin des années 1760, les Russes ont atteint Ouroup et y ont établi un comptoir, tandis que les Japonais sont installés à Kounachir. Itouroup est désormais la seule île des Kouriles où ni Japonais ni Russes n’ont construit d’installations, même saisonnières. On assiste donc à un nouveau chevauchement, celui des sphères économiques aïnoue, japonaise et russe.

47 L’étau se resserre autour des chefs aïnous des Kouriles méridionales83, car ils pâtissent, d’un côté, de la présence russe, responsable d’une concurrence accrue pour les ressources animales (en particulier de loutres de mer), et de l’autre, de la présence de la maison marchande Hidaya qui recherche le profit en exploitant la main d’œuvre locale. Les sphères économiques et culturelles aïnoue, japonaise et russe entrent finalement en contact dans les Kouriles méridionales, et le statu quo régional bascule à partir de la fin des années 1780.

Le soulèvement aïnou du Kunashiri-Menashi en 1789 et la désunion des grands chefs

48 En 1789, le vassal Takeda Kanpei se rend à Kounachir en tant que représentant domanial. L’un des chefs de Kounachir, Sankichi, est alité et meurt après avoir, semble- t-il, consommé du saké qu’il a reçu du magasin de la pêcherie lors de cette visite. Peu de temps après, l’épouse de Mamekiri, le chef de Furukamahu (Kounachir) et frère cadet de Sankichi, décède également après avoir consommé des denrées du même magasin. Les Aïnous estiment que les contremaîtres les ont empoisonnés. Sous l’égide des chefs Mamekiri et Honishi’ain, deux cents d’entre eux se soulèvent et tuent la quasi-totalité des soixante et onze Japonais de la région84 (voir la figure 4). Comme en 1669, les victimes sont moins souvent des représentants domaniaux (on n’en dénombre que onze) que des employés de pêcherie, à savoir les contremaîtres et les interprètes. On observe d’ailleurs que le déplacement septentrional des théâtres des soulèvements

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 188

aïnous reflète celui des activités marchandes en territoire aïnou comme on le voit sur la figure 4.

49 Toutefois, les insurgés ne représenteraient qu’un cinquième de la population aïnoue locale si l’on se base sur les données domaniales de 179885. En effet, la majorité des grands chefs de la région, inquiets pour l’économie locale, tentent une médiation. C’est le cas de Tsukinoe, opposé à son propre fils, Seppaya, qui est l’un des instigateurs du mouvement de révolte. Finalement, le soulèvement est maté par le domaine de Matsumae qui a bénéficié de l’intervention de troupes du domaine voisin de Nambu, de l’autre côté du détroit de Tsugaru, et de la médiation de onze chefs non interventionnistes. À la fin du conflit, les coupables sont exécutés et Kakizaki Hakyō, un peintre de la famille des seigneurs du domaine de Matsumae, peint le portrait des chefs qui ont aidé le shogunat, ainsi que de la mère de l’un d’eux.

50 Malgré l’honneur qui leur est ainsi fait, ils sont représentés avec des éléments iconographiques marqueurs d’altérité : une pilosité développée, une tête aplatie et une bouche dissimulée sous une barbe épaisse86. Tsukinoe, le chef de Tobui, à Kounachir, fait toutefois exception (voir la figure 7) : il porte des chaussures russes, une belle pièce de brocart, et il est assis sur une peau de loutre, symbole du lucratif commerce triangulaire nippo-aïnou-russe. C’est ainsi toute l’ambivalence des rapports entre les chefs aïnous et le domaine de Matsumae qui est ici représentée, à savoir une altérité irréductible et une assise commerciale régionale indispensable.

Figure 7. Tsukinoe (Isshū retsuzō), Kakizaki Hakyō (1790)

© Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie – photo Pierre GUENAT. (Nous ne savons toujours pas aujourd’hui comment et pourquoi cette peinture et les autres sont arrivées au musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon.)

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 189

51 Le soulèvement de Kunashiri-Menashi, bientôt suivi de l’ambassade russe d’Adam Laksman à Nemuro (dans le nord-est de Hokkaido) en 1792, rend évidente la nécessité pour le shogunat de trancher à propos du statut des territoires aïnous, et d’y asseoir son autorité unique. En 1799, la partie orientale de Hokkaido et les Kouriles méridionales sont déclarées territoires sous contrôle shogunal provisoire (kari jōchi). Déjà mise à mal par les exactions des employés des maisons marchandes, l’autorité des chefs aïnous sort donc très affaiblie du soulèvement qui a révélé une profonde opposition sur les rapports à adopter avec les Japonais. La partie occidentale de l’île subit le même sort à partir de 1802 et tombe également sous contrôle shogunal. L’autorité effective en territoire aïnou se retrouve de fait incarnée par des représentants shogunaux de la capitale.

Conclusion

52 Le statut des chefs aïnous à l’échelle locale et régionale est intimement lié aux interactions nippo-aïnoues : il est conditionné par la possession de biens charismatiques obtenus par troc avec les Japonais, contre des produits principalement issus de la chasse et de la pêche. À partir du XVIIe siècle, la mise en place du domaine de Matsumae donne naissance à une légitimation institutionnalisée du statut de chef lors de cérémonies ritualisées et centrées sur l’échange de biens de prestige. Celles-ci incorporent des interactions préexistantes – le commerce charismatique pluriséculaire – tout en s’adaptant à l’évolution des contextes économique et politique à l’échelle locale, régionale et shogunale.

53 Tout cela traduit un système complexe de dépendances croisées nippo-aïnoues. À l’échelle locale et régionale, les chefs aïnous dépendent du domaine pour la légitimation de leur pouvoir, et les Aïnous dans leur ensemble dépendent de leur travail dans les pêcheries pour se procurer les denrées nécessaires à leur subsistance et à l’accomplissement de leurs rites. Au niveau régional, le domaine de Matsumae dépend économiquement des retombées financières des pêcheries et diplomatiquement de la soumission aïnoue vis-à-vis du shogunat. À l’échelle shogunale enfin, la production des produits septentrionaux est vitale pour le commerce nippo-chinois. Les maisons marchandes dépendent de la main d’œuvre aïnoue pour les fournir.

54 Les intérêts des chefs aïnous, comme ceux du domaine de Matsumae, se situent dans le maintien de relations interethniques stables. En cas de déséquilibre, les chefs aïnous se muent en chefs de guerre régionaux pour tenter de le corriger. Au XVe siècle, Kosham’ain tente ainsi de préserver la liberté commerciale aïnoue ; le siècle suivant, Shakush’ain lutte pour mettre fin aux dégâts écologiques et économiques liés aux activités marchandes ; et en 1789, certains chefs de Kunashiri-Menashi s’efforcent de contrebalancer la toute-puissance régionale de la maison Hidaya. Toutefois, les personnes visées lors de ces conflits ne sont presque jamais des représentants de l’autorité japonaise, car les rapports commerciaux nippo-aïnous sont garants du statut des chefs et constituent donc l’une des bases du fonctionnement de la société aïnoue.

55 À l’orée du XIXe siècle, le passage sous contrôle domanial du territoire aïnou achève de mettre à mal le peu de liberté commerciale qu’il reste aux Aïnous de Hokkaido, des Kouriles méridionales et de Sakhaline, et de déséquilibrer les rapports interethniques. Il sonne le glas du commerce charismatique domanial et rend caduque l’autorité des

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 190

chefs en matière de maintien de la paix. Le développement des pêcheries et le travail de main d’œuvre des Aïnous réduisent les périodes de campagne de chasse et de pêche pour la famille et le village, et amorcent une réduction des populations animales ; ceci met à mal la tenue des cérémonies rituelles sous l’égide des chefs. Ce changement de souveraineté japonais, en réponse à la multiplication des acteurs régionaux, affaiblit donc durablement le statut des chefs au sein de la société aïnoue, qui va subir au cours de ce siècle, des changements irréversibles.

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

ARAI Hakuseki 新井白石 (1979) [1720]. « Ezo-shi 蝦夷志 (Description d’Ezo). » In TERASAWA Hajime 寺沢一, WADA Toshiaki 和田敏明, KURODA Hidetoshi 黒田秀俊 (éd.), Hoppō mikōkai kobunsho shūsei 北方未公開古文書集成 (Recueil de textes anciens non accessibles au grand public concernant les territoires du Nord), vol. 1. Tokyo, Sōbunsha : 41-54.

BLUSSÉ Leonard, REMMELINK Willem, VIALLÉ Cynthia, VAN DAALEN Isabel (éd.) (2004). The Deshima Diaries- Marginalia 1740-1800. Tokyo, The Japan-Netherlands Institute.

FUJIWARA no Nagakiyo 藤原長清 (ca 1310). Fuboku waka shō 夫木和歌抄 (Sélection de poèmes japonais). Consultable sur la Nichibunken waka database [en ligne] http://tois.nichibun.ac.jp/ database/html2/waka/waka_i070.html [consulté le 2 juin 2017].

FURUKAWA Koshoken 古河古松軒, ŌTO Tokihiko 大藤時彦 (annotation) (1980) [1788]. Tōyū zakki 東 遊雑記 (Notes sur mes tribulations à l’est). Tokyo, Heibonsha.

GOTŌ Akio 後藤昭雄, IKEGAMI Jun’ichi 池上洵一, YAMANE Taisuke 山根對助 (éd.) (1997). Gōdanshō, Chūgaishō, Fukego 江談抄・中外抄・富家語 (Les Conversations d’Ōe, le Recueil de Nakahara no Moromoto, les Histoires du seigneur Fuke). Tokyo, Iwanami shoten.

HEZUTSU Tōsaku 平秩東作 (1972) [1784]. « Tōyūki東遊記 (Pérégrinations dans l’est). » In ŌTOMO Kisaku大友喜作 (éd.). Hokumon Sōsho 北門叢書 (Collection d’écrits pour l’étude du septentrion), vol. 2. Tokyo, Kokushokankōkai : 318-369.

ISHIKAWA Matsutarō 石川 松太郎 (éd.) (1995) [XIVe siècle]. Teikin Ōrai庭訓往来 (Manuel de correspondance pour l’étude de l’écriture à la maison). Tokyo, Heibonsha.

LA PÉROUSE Jean-François de Galaup (1930) [1787]. Voyage de La Pérouse autour du monde. Paris, Éditions du Carrefour.

MATSUMAE Hironaga 松前広長 (1979) [1781]. « Matsumae-shi 松前志 (Description de Matsumae). » In TERASAWA Hajime 寺沢一, WADA Toshiaki 和田敏明, KURODA Hidetoshi 黒田秀俊 (éd.), Hoppō mikōkai kobunsho shūsei 北方未公開古文書集成 (Recueil de textes anciens non accessibles au grand public concernant les territoires du Nord), vol. 1. Tokyo, Sōbunsha : 85-157.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 191

MOGAMI Tokunai 最上徳内 (1972) [1790]. « Ezo sōshi 蝦夷草紙 (Notes sur Ezo). » In ŌTOMO Kisaku 大友喜作 (éd.), Hokumon Sōsho 北門叢書 (Collection d’écrits pour l’étude du septentrion), vol. 1. Tokyo, Kokusho kankōkai : 311-410.

MURAKAMI Shimanojō 村上島之允, HIRASAWA Byōzan 平沢屏山 (copie) (1800). Ezo shima kikan 蝦夷 嶋奇観 (Vues inhabituelles de l’île d’Ezo) [consulable sur la Hokkaido University Northern Studies Collection database] http://www2.lib.hokudai.ac.jp/cgi-bin/hoppodb/record.cgi? id=0D023440000000014 [consulté le 2 juin 2017].

MUTŌ Kanzō 武藤勘藏 (1969) [1798]. « Ezo-ki 蝦夷記 (Journal d’Ezo). » In TAKAKURA, Shin’ichirō 高 倉新一郎 (éd.), Nihon Shomin Seikatsu Shiryō Shūsei 日本庶民生活史料集成 (Recueil des documents historiques sur la vie des gens du commun au Japon), vol. 4. Tokyo, San’ichi shobō : 13-21.

MATSUMIYA Kanzan 松宮観山 (1969) [1710]. « Ezo-dan hikki 蝦夷談筆記 (Notes sur les propos recueillis sur Ezo). » In TAKAKURA Shin’ichirō 高倉新一郎 (éd.), Nihon Shomin Seikatsu Shiryō Shūsei 日本庶民生活史料集成 (Recueil des documents historiques sur la vie des gens du commun au Japon), vol. 4. Tokyo, San’ichi shobō : 387-400.

ŌHARA Sakingo 大原左金吾 (1972) [1797]. « Chihoku gūdan 地北寓談 (Humbles paroles concernant les terres du nord). » In ŌTOMO Kisaku 大友喜作 (éd.), Hokumon Sōsho 北門叢書 (Collection d’écrits pour l’étude du septentrion), vol. 3. Tokyo, Hokkō shobō : 89-386.

Ruijū sandaikyaku 類聚三代格 (Décrets des Trois ères), XIe siècle [consultable sur la base de données Nichibunken kojiruien database] http://ys.nichibun.ac.jp/kojiruien/http:// ys.nichibun.ac.jp/kojiruien [consulté le 2 juin 2017].

SAKAKURA Genjirō 坂倉源次郎 (1979) [1739]. « Ezo zuihitsu 蝦夷随筆 (Essais d’Ezo). » In TERASAWA Hajime, WADA Toshiaki, KURODA Hidetoshi (éd.), Hoppō mikōkai kobunsho shūsei 北方未公開古文書 集成 (Recueil de textes anciens non accessibles au grand public concernant les territoires du Nord), vol. 1. Tokyo, Sōbunsha : 57-81.

SATŌ Genrokurō 佐藤玄六郎, MATSUMOTO Hidemochi 松本秀持 (1981) [1784-1790]. « Ezo-chi ikken 蝦夷地一件 (Les incidents à Ezo) ». In HOKKAIDŌ 北海道 (éd.), Shin Hokkaidō shi新北海道史 (Nouvelle histoire de Hokkaido), vol. 7. , Hokkaidō shuppan kikaku sentā.

Sources secondaires

ARAMU ’ichirō 荒武賢一郎 (2007). « Ōsaka ichiba to Ryūkyū, Matsumae 大阪市場と琉球・松 前 (Le marché d’Osaka, les Ryukyu et Matsumae). » In KIKUCHI Isao 菊池勇夫 & MAEHIRA Fusaaki 真 栄平房昭 (éd.), Rettō-shi no minami to kita 列島史の南と北 (Septentrion et méridien dans l’histoire de l’archipel). Tokyo, Yoshikawa kōbunkan : 112-139.

ASAKURA Yūko 浅倉有子 (1999). Hoppō shi to kinsei shakai 北方史と近世社会 (L’histoire des régions septentrionales et la société prémoderne). Tokyo, Seibundō.

BARTH Fredrick (1995). « Les groupes ethniques et leurs frontières ». In POUTIGNAT Philippe, STREIFF- FENART Jocelyne, Théories de l’ethnicité. Paris, PUF : 203-249.

BATTEN Bruce (2003). To the Ends of Japan : Premodern frontiers, Boundaries, and Interactions. Honolulu, University of Hawai’i Press.

BAYLY Christopher (2002). « “Archaic” and “Modern” Globalization in the Eurasian and African Arena, ca 1750-1850 ». In HOPKINS A. G. (éd.), Globalization in World History. Londres, Pimlico : 45-72.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 192

CHIRI Yukie 知里幸恵 (dir.) (1978). Ainu shinʾyōshū アイヌ神謡集 (Recueil d’épopées divines aïnoues). Tokyo, Iwanami shoten.

CLASTRES Pierre (1974). La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique. Paris, Minuit.

FABIAN Johannes (2002). Time and the Other : How Anthropology Makes its Object. New York, Columbia University Press.

HARTOG François (1991). Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’Autre. Paris, Gallimard.

HOKKAIDŌ北海道 (éd.) (1981). Shin Hokkaidō shi 新北海道史 (Nouvelle Histoire de Hokkaido). Sapporo, Hokkaidō shuppan kikaku sentā.

HOSAKA Satoru 保坂智 (2000). « Shakush’ain no tatakai シャクシャインの戦い (La Guerre de Shakush’ain). » In HOSAKA Satoru 保坂智 (dir.), Ikki to shūen 一揆と周縁 (Révoltes et contextes). Tokyo, Aoki shoten : 229-251.

HOWELL David (1992). « Proto-industrial origins of Japanese capitalism ». The Journal of Asian Studies, 51(2) : 269-286.

HOWELL David (1995). Capitalism from within : Economy, Society, and the State in a Japanese Fishery. Berkeley, University of California Press.

INAGAKI Reiko 稲垣令子 (1985). « Kinsei Ezochi ni okeru girei shihai no tokushitsu : uimamu, omusha no hensen o tooshite 近世蝦夷地における儀礼支配の特質―ウイマム・オムシャの変 遷を通して (Les caractéristiques de la domination cérémonielle à Ezo durant l’époque moderne. Autour de la question des changements dans les cérémonies d’uimam et d’omusha). » In MINSHŪ KENKYŪKAI 民衆史研究会 (éd.), Minshū seikatsu to shinkō, shisō民 衆生活と信仰・思想 (Croyances, pensée et vie quotidienne du peuple). Tokyo, Yuzankaku : 111-130.

INAGAKI Reiko (1988). « Ainu minzoku ni taisuru girei shihai : uimamu, omusha ni tsuite アイヌ民 族に対する儀礼支配〈ウイマム〉・〈オムシャ〉について (La Domination des Aïnous par le rituel : les uimamu et les omusha). » In HOKKAIDŌ TŌHOKU-SHI KENKYŪKAI (éd.), Kita kara no Nihonshi 北からの日本史 (L’Histoire du Japon vue du Nord). Tokyo, Sanseidō : 315-321.

ISHII Yoneo (1998). The Junk Trade from Southeast Asia : Translations from the Tōsen fūsetsu-gaki. Singapour, Institute of Southeast Asian Studies.

IWASAKI Naoko 岩崎奈緒子 (1998). Nihon kinsei no Ainu shakai日本近世のアイヌ社会 (La société aïnoue du Japon prémoderne). Tokyo, Kōzō shobō.

KAIHO Mineo 海保嶺夫 (1984). Kindai Ezochi seiritsushi no kenkyū 近世蝦夷地の成立史の研究 (Études sur la mise en place du territoire d’Ezo dans l’époque prémoderne). Tokyo, San’ichi shobō.

KOBAYASHI Kazuo 小林和夫 (1986). « Edo jidai kōki ni okeru higashi Ezo chi no Ainu shūraku 江戸 時代後期における東蝦夷地のアイヌ集落 (Les villages aïnous en Ezo de l’est à la fin de l’époque d’Edo). » Hokkaidō daigaku jinbunkagaku ronshū 北海道大学人文科学論集 (Revue de sciences humaines de l’Université de Hokkaido), 24 : 21-55.

MACÉ François (1998). « Rythmes humains, rythmes divins dans les épopées ainu ». Diogène, 181 : 29-38.

MATSUURA Akira (2016). « The Trade in Dried Marine Products from Nagasaki to China during the Edo Period ». In NAGASE-REIMER Keiko (éd.), Copper in the Early Modern Sino-Japanese Trade. Leyde, Brill : 118-156.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 193

PHILIPPI Donald (1979). Songs of Gods, Songs of Humans : The Epic Tradition of the Ainu. Tokyo, University of Tokyo Press.

RAWSKI Evelyn (2015). Early Modern China and Northeast Asia. Cross-border Perspectives. Cambridge, Cambridge University Press.

SAKATA Minako 坂田美奈子 (2007). « “Uimamu” to “omemie” – Ainu to Wajin, futatsu no ninshikiron ウイマムとお目見―アイヌと和人、ふたつの認識論 (Les uimam et les omemie – Deux théories de la conscience de l’autre entre Aïnous et Wajin [Japonais]) ». In SAWATO Hirosato 澤登寛聡 et OGUCHI Masashi 小口雅史 (éd.), Ainu bunka no seiritsu to hen’yō – Kōeki to kōryū wo chūshin to shite アイヌ文化の成立と変容―交易と交流を中心として (L’avènement de la culture aïnoue et ses évolutions – Commerces et échanges). Tokyo, Hōsei Daigaku Kokusai Nihongaku kenkyūjo : 507-530.

SAKATA Minako (2011). « Possibilities of Reality, Variety of Versions : The Historical Consciousness of Ainu folktales ». Oral Tradition, 26(1) : 175-190.

SASAKI Toshikazu 佐々木利和 (2013). « Chūsei no “Ezo” shiryō – “Suwa Daimyōjin ekotoba” yori 中世の『蝦夷』史料―〈諏訪大明神絵詞〉より (Les documents “ezo” du Moyen Âge – Le texte du Rouleau peint de la divinité de Suwa). » In SASAKI Toshikazu (éd.), Ainu-shi no jidai he アイ ヌ史の時代へ (Vers une nouvelle ère de l’histoire aïnoue). Sapporo, Hokkaidō Daigaku shuppankai : 77-90.

SASAKI Shirō (éd.) (2009), « Human-Nature Relations and the Historical Backgrounds of Hunter- Gatherer Cultures in Northeast Asian Forests. Russian Far East and Northeast Japan ». Senri Ethnological Studies, 72. Osaka, National Museum of Ethnology.

SEGAWA Takurō 瀬川拓郎 (2009), Ainu no rekishi – Umi to takara no nomado アイヌの歴史―海と宝 のノマド (L’histoire des Aïnous – Les nomades de la mer et des échanges). Tokyo, Kōdansha.

SEKINE Tatsuhiko 関根達人 (2014). Chū-kinsei no Ezochi to hoppō kōeki中・近世蝦夷地と北方交易 (Le commerce septentrional et le territoire aïnou au Moyen Âge et à l’époque prémoderne). Tokyo, Yoshikawa Kōbunkan.

TAHARA Kaori (2004). « Réflexions sur une série de peintures sur soie de Kakizaki Hakyō représentant des chefs aïnous ». In GRIOLET Pascal, LUCKEN Michael (dir.), Japon Pluriel, 5. Arles, Éditions Philippe Picquier : 199-210.

TAJIMA Yoshiya 田島佳也 (2014). Kinsei Hokkaidō gyogyō to kaisanbutsu ryūtsū 近世北海道漁業と海 産物流通 (Les activités piscicoles et halieutiques à Hokkaido à l’époque prémoderne). Tokyo, Seibundō.

TREKHSVIATSKYI Anatolii (2007). « At the Far Edge of the Chinese Oikumene : Mutual Relations of the Indigenous Population of Sakhalin with the Yuan and Ming Dynasties ». Journal of Asian History, 41(2) : 131-155.

TSUSHIMA Yuko (1996). Tombent, tombent les gouttes d’argent. Chants du peuple aïnou, Paris, Gallimard.

VOVIN Alexander (1993). A Reconstruction of Proto-Ainu. Leyde, Brill.

WALKER Brett L. (2006). The Conquest of Ainu Lands : Ecology and Culture in Japanese Expansion. 1590-1800. Berkeley, University of California Press.

WATANABE Hitoshi (1972). The Ainu Ecosystem and Group Structure. Tokyo, University of Tokyo Press.

WATANABE Ken 渡辺賢 (2007). « “Tsukunai” to “kishōmon”〈ツクナイ〉と〈起請文〉 (Offrandes compensatoires et serments). » In SAWATO Hirosato 澤登寛聡 et OGUCHI Masashi 小口雅史 (éd.),

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 194

Ainu bunka no seiritsu to hen’yō – Kōeki to kōryū wo chūshin to shite アイヌ文化の成立と変容―交易 と交流を中心として (L’avènement de la culture aïnoue et ses évolutions – Commerces et échanges). Tokyo, Hōsei Daigaku Kokusai Nihongaku kenkyūjo : 531-564.

WEBER Max (1995) [1921]. Économie et société, 1. Les catégories de la sociologie. Paris, Pocket.

YOSHIDA Kōzō 葭田光三 (1989). « Ainu no jinkō – Shiryō wo chūshin to shite アイヌ人口―資料を 中心として (Population aïnoue – en se basant sur les documents). » Nihon Daigaku jinbun kagaku kenkyū kiyō 日本大学人文科学研究紀要 (Revue académique du laboratoire de recherches en sciences culturelles du département de sciences et littérature de l’Université Nihon), 37 : 279-301.

YOSHIDA Kōzō (2007). « Meiji mae Ainu jinkō shi I – Higashi Ezochi 明治前アイヌ人口史Ⅰ-東蝦夷 地 (Population aïnoue avant Meiji I – Le territoire aïnou de l’est) ». Nihon daigaku jinbun kagaku kenkyū kiyō 日本大学人文科学研究紀要 (Revue académique du laboratoire de recherches en sciences culturelles du département de sciences et littérature de l’Université Nihon), 73 : 101-128.

YOSHIDA Kōzō (2009). « Meiji mae Ainu jinkō shi III – Karafuto, Chishima, Rokkebasho, Wajinchi 明 治前アイヌ人口史III- 樺太・千島・六家場所・和人地 (Histoire de la population aïnoue avant l’ère Meiji III – Sakhaline, les Kouriles, les six pêcheries, le territoire japonais) ». Nihon Daigaku jinbun kagaku kenkyū kiyō 日本大学人文科学研究紀要 (Revue académique du laboratoire de recherches en sciences culturelles du département de sciences et littérature de l’Université Nihon), 78 : 123-136.

Bases de données [consultées le 2 juin 2017]

Nichibunken waka database : http://tois.nichibun.ac.jp/database/html2/waka/waka_i070.html

Nichibunken kojiruien database : http://ys.nichibun.ac.jp/kojiruien/http://ys.nichibun.ac.jp/ kojiruien

Old Photos of Japan : http://www.oldphotosjapan.com/en/photos/645/ainu-man#.Uj4Lf3-SlNs

ANNEXES akinaiba 商場 dono 殿 Ebisu 狄 Emishi蝦夷 Ezo 蝦夷 Ezo nikki 蝦夷日記 Ezo nishiki蝦夷錦 Ezo no Chishima 蝦夷の千嶋 Ezo sake 蝦夷鮭

Fuboku waka shō夫木和歌抄 Furukawa Koshoken古河古松 Hezutsu Tōsaku 平秩東作

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 195

Hidaya Kyūbei 飛騨屋久兵衛 Hokkaidō chō 北海道庁 Hokkaidō shi 北海道史 hoppō-shi 北方史 in 尹 Iteki no shōsen ōkan no hatto 夷狄の商船往還法度 Jien 慈円 Jingshi dadian 經世大典 Junkenshi巡検使 Kaiho Mineo 海保嶺夫 kaitaku 開拓 Kakizaki 蠣崎 Kakizaki Hakyō蠣崎波響 Karafuto 樺太 kari jōchi 仮上知 kishōmon 起請文 kombu 昆布 Kōno Tsunekichi河野常吉 Kozukai小遣 Matsumae Ezochi kiji 松前蝦夷地紀事 Matsumae han 松前藩

Matsumae-jō he Ezo-jin nenshi onrei no zu oyobi Ezo fūzoku 松前城へ蝦夷人年始御礼之図 及蝦夷風俗

Matsumae Michihiro 松前道広 Matsumiya Kanzan松宮観山 Ming shilu 明實錄 Mutō Kanzō 武藤勘蔵 Nambu 南部 otona 乙名 rakko 猟虎

Ruijū sandaikyaku類聚三代格 Saigyō 西行 Sakakura Genjirō 坂倉源次郎 sake 鮭

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 196

sō daishō 惣大将 sō otona 惣乙名 Suwa Daimyōjin ekotoba 諏訪大明神画詞 tachi 太刀 Takakura Shin’ichirō 高倉信一郎 Takeda Kanpei 竹田勘平 tankenshi 探検使 tate 館 tawaramono 俵物 todo 鯔 tonakai 馴鹿 tono 殿 Tokugawa Ieyasu 徳川家康 ton.ya 問屋

Tōyū-ki 東遊記 uwanoriyaku 上乗役 waki-otona 脇オトナ Yuan shi 元史

NOTES

1. Terme défini par Johannes Fabian comme : « the denial of coevalness (Gleichzeitigkeit) […] which connotes a “common, active ‘occupation’, or sharing, of time” ». Cf. Fabian 2002 : 32-33. Une représentation allochronique fait fi, voire nie, toute synchronicité, toute co-temporalité, l’occupation d’un même espace-temps entre l’auteur et l’objet. 2. On pourra consulter son ouvrage Ainu seisaku shi (Les mesures envers les Aïnous), publié pour la première fois en 1942. 3. On peut citer également Kikuchi Isao, Segawa Takurō, Iwasaki Naoko, Emori Susumu ou encore Kojima Kyōko au Japon, David Howell aux États-Unis, ou encore Augustin Berque, Philippe Dallais, Arnaud Nanta et Pierre-François Souyri en France et en Suisse. 4. Voir l’ouvrage de Hamashita Takeshi et Kawakatsu Heita, Ajia kōeki ken to Nihon kōgyōka 1500-1900 (La sphère commerciale du commerce asiatique et l’industrialisation du Japon 1500-1900), publié pour la première fois en 1991. 5. Walker 2006 et Sasaki 2009. 6. Iwasaki 1998. 7. Inagaki 1985 et 1988. 8. Vovin 1993 : 27-30. 9. Ishikawa 1995 [XIVe siècle] : 112.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 197

10. Gotō et al. 1997 : 188-189. 11. Par exemple, dans les poèmes de Jien et de Saigyō dans le 27 e tome du recueil Fuboku waka shō (ca 1310). Consultable sur la Nichibunken waka database. 12. Hartog 1991 : 244. 13. Bayly 2002 : 51-52. 14. Batten 2003 : 181-205. 15. Ruijū sandaikyaku. Consultable sur la Nichibunken kojiruien database. 16. Jingshi dadian (Grand code d’administration [des Yuan], 1331), Yuan shi (Histoire officielle de la dynastie des Yuan 1369), Ming shilu (Chroniques véridiques des Ming, années 1410 et 1430). Sources citées dans Trekhviatskyi 2007 : 139-149. 17. Chiri 1978 : 155-222 ; Philippi 1979 : 40-44. 18. Macé 1998 : 29-38. 19. Philippi 1979 : 274, 368, 389-390. 20. Tsushima 1996 : 126. 21. Philippi : 175-184. 22. Tsushima 1996 : 81-90. 23. Les chefs Yushannu (mentionné en 1380), Gantanu (mentionné en 1410), Nanghanu (mentionné en 1430). Cf. Trekhviatskyi 2007 : 139-149. 24. Weber 1995 [1921] : 289. 25. Satō 1981 [1785] : 333. 26. Watanabe 1972 : 9. 27. Matsumiya 1969 [1710] : 389 ; Arai [1720] : 46. 28. Segawa 2009 : 56. 29. Clastres 1974 : 27. 30. Philippi 1979 : 69-75. 31. Hezutsu 1972 [1784] : 108. 32. Matsumiya 1969 [1710] : 392. 33. Matsumiya 1969 [1710] : 398. 34. Philippi 1979 : 66-68. 35. On peut trouver des descriptions de la cérémonie d’ iomante dans les épopées récitées aïnoues (yukar), telles que le Chant de l’Ours. Cf. Philippi 1979 : 115-125. 36. Cela est attesté par le Texte du rouleau peint de la divinité de Suwa (Suwa Daimyōjin ekotoba). Sasaki 2013 [1356] : 79. 37. Hokkaidō 1981 : VII / 29. 38. Hokkaidō 1981 : I / 113. 39. Kobayashi 1986 : 25-28 ; Howell 1991 : 31. 40. Sakata 2007 : 511-512. 41. Sakata 2007 : 515. 42. Matsumiya 1969 [1710] : 389. 43. Matsumiya 1969 [1710] : 389.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 198

44. Chronique de l’envoi de troupes armées lors des soulèvements des Ezo de Shibuchari (Shibuchari Ezo hōki ni tsuite shutsujin sho) [1670], retranscrite dans Kaiho 1984 : 257. 45. Description de l’unification du Tsugaru (Tsugaru ittōshi) [1670], publiée dans Hokkaidō 1981 : II / 328. 46. Walker 2006. 47. L’existence de ces réseaux est attestée dès 1356 dans le Texte du rouleau peint de la divinité de Suwa (Suwa Daimyōjin ekotoba). 48. Suwa Daimyōjin ekotoba [1356] dans Sasaki 2013 : 77-90. 49. Philippi 1979 : 248. 50. Hokkaidō 1981 : II / 295-296 ; Watanabe 2007 : 531-564. 51. Matsumiya 1969 [1710] : 389 ; Sakakura 1979 [1739] : 70. 52. Barth 1995 : 204-205. 53. Matsumiya 1969 [1710] : 70. 54. Philippi 1979 : 250. 55. Mogami 1971 [1790] : 445. 56. On trouve aussi ce type de commerce ritualisé en Chine. Cf. Rawski 2015 : 78. 57. Matsumae Ezochi kiji, cité dans Kaiho 1984 : 315. 58. Sakata 2011 : 178. 59. Inagaki 1985 : 113. 60. Matsumiya 1969 [1710] : 389 ; Sakakura 1979 [1739] : 70. 61. Sakata 2011 : 179. 62. Sakata 2011 : 178. 63. Tsushima 1996 : 381-383. 64. Sakakura 1979 [1739] : 70. 65. Ishii 1998 : 213, 256-257. 66. Blussé et al. 2004 : 405, 474. 67. Matsuura 2016 : 147. 68. Aramu 2007 : 129. 69. Sakakura 1979 [1739] : 54-59 ; Hezutsu 1972 [1784] : 352. 70. Howell 1992 : 269-286. 71. Howell 1995 : 38. 72. C’est ce que révèlent les rapports shogunaux. Cf. Satō et al. 1981 [1784-1790] : 301. 73. Matsumae 1979 [1781] : 97. 74. Mutō 1969 [1798] : 16. 75. Mutō 1969 [1798] : 16. 76. Furukawa 1980 [1788] : 163. 77. Satō 1981 [1784-1790] : 340, 341, 362. 78. Mutō 1969 [1798] : 18. 79. Ōhara 1972 [1797] : 189. 80. Satō et al. 1981 [1784-1790] : 439.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 199

81. La Pérouse 1930 [1787] : 189, 218 ; Hosaka 2000 : 236. 82. Walker 2006 : 160. 83. Les chefs de Kounachir (dont Tsukinoe de Tobui, Sankichi de Mushirikeshi et Mamekiri de Furukamafu) et de la région de Menashi (dont Ikotoi d’Akkeshi), ainsi que les quatorze chefs d’Itouroup. 84. Satō et al. 1981 [1784-1790] : 443-446. 85. Citées dans Yoshida 2009 : 127. 86. Tahara 2004 : 209.

RÉSUMÉS

À partir du XVIIe siècle, l’île d’Ezo (actuelle Hokkaido) devient une zone-frontière entre les populations japonaise, aïnoue et russe. Les rapports intra- et interethniques dans cette « zone médiane » (middle-ground) s’insèrent dans un système complexe de dépendances croisées économiques et politiques entre les différents acteurs régionaux. Ces rapports d’interdépendance sont matérialisés par la création de ce que Fredrick Barth appelle des « statuts ethniques dichotomisés », des distinctions ethniques figées sous-tendant une altérité irréductible, garants du maintien de relations stables, et par la mise en place de protocoles de légitimation mutuelle, de plus en plus codifiés, lors de cérémonies de remise de tribut. À travers l’étude de ces cérémonies, organisées par les Japonais, en territoire domanial (uimam) et en territoire aïnou (umsa), on observera l’évolution du statut des chefs aïnous à l’intérieur de cette société pluriethnique, et on verra dans quel sens cette évolution reflète les changements dans l’équilibre des pouvoirs régionaux au XVIIIe siècle.

From the turn of the 17th century, the island known as Ezo (present-day Hokkaido) becomes the locus of the border between the Japanese realm and the Ainu lands, beyond which lie Russian settlements. The intra- and interethnic relations in this new “middle-ground” can be seen through the prism of an intricate web of economic and political interdependencies between the different regional actors. These relations are materialized by the creation of what Fredrick Barth coined as “dichotomized ethnic statuses” and by increasingly codified mutual legitimization protocols, involving tribute-offering ceremonies. The study of these ceremonies, organized both in the Matsumae domain (uimam) and in Ainu territory (umsa), described in Japanese and Ainu sources, brings to light the evolution of the statuses of the Ainu chieftains within this multiethnic system, and to what extent this evolution reflects the changes in the regional balance of power during the 18th century.

17世紀から蝦夷地(現代の北海道)は日本の松前藩とアイヌの領土、そしてロシア属領と の間の境界地になってきた。そのような中間地帯(middle-ground)では経済・外交的な日 =アイヌ関係は相互依存という形をとってきたのである。具体的にはその依存関係はフレ ドリック・バルトの言うような「対立されたエスニックの地位」の形成に象徴され、松前 領とアイヌ地域で「ウイマム」・「オムシャ」という年貢交換の儀礼が行われてきた。松 前藩・幕府の史料とアイヌ神謡の中に散見できるその儀礼についての記述から、アイヌの 「酋」の位置と役割の変遷がうかがえる。どのような変化を遂げたか、その変化は如何ほ ど日・露・アイヌの三者間の勢力関係を反映しているかを考察する。

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 200

IV. Regard extérieur

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 201

De l’Extrême-Orient à l’Extrême- Occident, et retour L’étude comparée des sociétés de la France d’Ancien Régime et de l’Asie de l’époque moderne From Far East to Far West, and back again. A Comparative Study of the Early Modern French and Asian Societies

François-Joseph Ruggiu

1 Bien qu’il y ait eu une pensée de la comparaison en histoire avant Marc Bloch1, l’article que ce dernier a publié en 1928 a eu une telle influence que les réflexions qui ont suivi, y compris les plus critiques envers l’histoire comparée, sont souvent parties des bases qu’il y avait posées. Une des grandes forces de son analyse est, en effet, d’avoir dégagé trois utilisations possibles de la comparaison, dont il estimait qu’elle permettait d’avancer vers l’explication d’un phénomène quand la monographie restait de l’ordre de la description2. La première utilisation est qu’elle teste dans un autre contexte la validité d’une explication apportée à un phénomène étudié dans une situation donnée. La deuxième est qu’elle aide à identifier précisément les caractères originaux d’une société. La troisième utilisation de la comparaison est qu’elle facilite le transfert de problématiques d’un espace ou d’une période à l’autre. Une lecture des sept articles de ce numéro d’Extrême-Orient Extrême-Occident par un spécialiste des sociétés occidentales des XVIIe et XVIIIe siècles ne peut que s’inscrire dans ces réflexions sur l’intérêt scientifique et sur les méthodes du comparatisme mais aussi sur ses limites telles qu’elles ont été mises en valeur, en particulier, au cours de la « querelle » du comparatisme dans les années 1980 et 19903. Alors que Marc Bloch insistait surtout sur le fait que la différence des contextes était un facteur d’explication de la différence des phénomènes observés, ce regard extérieur, également inspiré par une longue collaboration scientifique avec des collègues japonais spécialistes de l’ère d’Edo4, s’appuiera plutôt sur les deux autres formes de la comparaison qu’il a identifiées.

2 ***

3 La deuxième catégorie de Marc Bloch invite, en effet, les historiens à « faire un détour » par un terrain éloigné, parfois dans le temps mais surtout dans l’espace, pour mieux

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 202

saisir leur objet premier. Il est aisé de trouver, dans ces articles, dont six évoquent le Japon de l’ère Edo, un la Chine des Ming et un autre la Corée de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle, des échos à des recherches menées, dans le passé ou actuellement, sur les sociétés européennes ou coloniales de l’époque moderne ou préindustrielle. Ils nous aident à mettre en perspective le choix des thématiques étudiées aussi bien que les méthodes de l’investigation historique.

4 Les spécialistes des sociétés européennes et asiatiques se retrouvent ainsi dans l’utilisation de l’abondant matériel laissé par les nombreux observateurs de l’époque moderne. La Besace du Bourgeois et son pendant, la Besace du Paysan, tous les deux rédigés dans le premier tiers du XVIIIe siècle par un penseur et marchand de Nagasaki, Nishikawa Joken, sont représentatifs d’une masse considérable de textes qui ont proliféré à l’époque moderne, en Europe comme au Japon, et qui livrent une réflexion sur la société de leur temps. Destinés à un public lettré en voie d’expansion, les essais sociaux, comme le Recueil de choses vues et entendues concernant les affaires du monde, de Buyō Inshi, utopies ou uchronies, manuels de savoir-vivre, récits de voyage, dictionnaires ou encore ouvrages proto-anthropologiques5, fournissent une ample matière pour comprendre la manière dont les acteurs sociaux se représentaient la société et ses différents grands segments6. Pris pour la plupart dans une logique d’édition commerciale, qui en complique l’analyse, ces textes sont intéressants à la fois parce qu’ils transmettent une vision assez stéréotypée de l’ordre social et parce qu’ils opèrent, en même temps, des recompositions ou des décalages qui traduisent des évolutions réelles, ou possibles, de ce même ordre social. Au sein des quatre statuts traditionnels, Nishikawa Joken unit ainsi les marchands et les artisans dans la même catégorie de bourgeois (chōnin) mais sépare les fonctionnaires des guerriers. Ces textes tournent souvent autour de deux questions majeures : la possibilité, et la désirabilité, de la mutabilité des conditions sociales ; et l’existence même d’une société dont les membres des différents segments reconnaissaient explicitement ou implicitement l’unité7. Comme en Occident, cette unité s’est réalisée partiellement dans la formation d’une identité nationale japonaise, en particulier en référence ou en opposition à des éléments perçus comme étrangers qu’il s’agisse des catholiques convertis étudiés par Martin Nogueira Ramos, des Hollandais de l’île de Deshima sans doute observés par le marchand Nishikawa Joken, ou encore des chefs aïnous saisis par les observateurs japonais dans les cérémonies rituelles d’échanges décrites par Noémi Godefroy.

5 En lien direct avec ce premier ensemble de textes, dont certains ont été édités mais d’autres ont pu rester manuscrits, et qui ont été conservés dans les familles, se trouvent les écrits personnels. Ils sont attestés aussi bien chez les marchands urbains de Kawagoe dans la seconde moitié du XVIIe siècle, que chez les « gens du milieu » de la Corée de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle ou encore chez les filles de samouraïs de la fin de l’ère Edo, comme Iseki Takako, dont le journal est évoqué par Yūta Segawa. Des recherches récentes ont mis au jour, d’un bout à l’autre de la planète8, un océan documentaire formé de diaires, de journaux, d’autobiographies, de mémoires, de chroniques ou de correspondances9. Les outils méthodologiques pour les aborder sont sans doute encore à améliorer mais ces traces du passé offrent un matériel prometteur pour écrire une autre histoire sociale que celle développée dans les années 1960 et 1970. Elle n’est pas axée sur les définitions et les relations entre les groupes sociaux mais elle est tournée vers la compréhension des représentations et des comportements des acteurs, en particulier les stratégies individuelles et familiales et les perceptions de

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 203

l’ordre social. Les généalogies, qui forment une production culturelle longtemps négligée, ou renvoyée du côté de l’érudition, et qui font actuellement un retour en force dans les historiographies européennes10, sont aussi mobilisées, par exemple dans l’article de Guillaume Carré, qui en atteste l’essor chez les marchands japonais du XVIIe siècle, ou encore par Kim Daeyeol au sujet des « gens du milieu » coréens.

6 Un deuxième point de rapprochement concerne les éléments qu’apportent ces articles à des objets historiques transversaux ou étudiés à une échelle ample ou dans une perspective transnationale. Justement l’article de Kim Daeyeol sur les fonctionnaires techniques de la Corée de l’époque Chosŏn s’inscrit dans une réflexion globale sur l’histoire sociale des professions, en particulier de celles mettant en œuvre un savoir spécifique, comme les médecins, les avocats, les chirurgiens ou encore les ingénieurs ; ou de celles liées à l’essor de l’appareil administratif étatique ou paraétatique11. L’historiographie française, en particulier pour les XVIIIe et XIXe siècles, s’est plutôt intéressée, dans une perspective wébérienne, à l’ascension de ces professions dans l’échelle de prestige économique et culturelle des métiers et, parallèlement, à celles de leurs membres dans la société. L’article de Kim Daeyeol rappelle que les « gens du milieu », dont le statut était défini par l’addition d’une généalogie et d’une compétence reconnue par concours, ont pu se retrouver pris dans une dynamique bien moins positive.

7 Depuis les années 1980, la dynamique internationale sur les recherches sur l’esclavage colonial a encore été augmentée par l’essor de l’histoire atlantique et le renouveau de l’histoire impériale qui les ont insérées dans une réflexion globale sur les formes de travail contraint qui ont été mises en place à l’époque moderne que ce soit dans l’Ancien ou le Nouveau Monde12. À l’encontre de l’historiographie traditionnelle, l’article de Claude Chevaleyre resitue la Chine des Ming dans cet ensemble en rappelant que le droit chinois faisait des criminels des esclaves au profit des élites administratives. Rappelons d’ailleurs que l’esclavage existait également au Japon, où, au XVIIe siècle, par exemple, un individu pouvait être cédé en gage pour un emprunt, mais d’une manière dissimulée généralement sous un contrat de très longue durée. De telles techniques ne sont pas sans évoquer l’engagisme, utilisé par les Français et les Anglais parallèlement ou postérieurement à l’abolition de l’esclavage13. L’histoire de la pénétration japonaise dans l’île de Hokkaidō à travers l’étude de l’évolution du statut ces chefs aïnous menée par Noémi Godefroy ne peut manquer de faire écho aux travaux menés depuis longtemps sur les relations entre les Européens, et singulièrement les Français, et les Amérindiens de la région des Grands Lacs, en particulier à la somme de Gilles Havard sur les coureurs de bois dans l’ensemble de l’Amérique du Nord française et anglaise (puis états-uniennes), du XVIIe siècle au XIXe siècle14. Nous y retrouvons le même entrecroisement de la définition de modes de régulation du commerce, d’une réflexion constante sur l’altérité et de l’insertion dans l’espace politique japonais, le tout dans un contexte de concurrences entre les empires, surtout à partir de la fin du XVIIIe siècle, et de l’accentuation de la présence russe.

8 Enfin, la place accordée à l’histoire de la famille dans ce numéro est tout à fait notable15. Plusieurs articles évoquent, par exemple, le rapport de la société japonaise à l’adoption, qui était pleinement reconnue, comme d’ailleurs dans la société chinoise où il était possible, rappelle Claude Chevaleyre, de vendre son fils pour qu’il soit adopté selon les règles par un lignage sans enfant. Or, contrairement à une idée couramment avancée, la pratique de l’adoption existait dans la France de l’époque moderne16, mais elle était

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 204

très rare et surtout ses effets juridiques étaient fort limités puisque les différents droits coutumiers, y compris la coutume de Paris, interdisait à un adopté d’hériter. À cette disqualification de l’adoption s’est ajouté, à partir du XVIe siècle, un processus de mise à l’écart des enfants bâtards du cœur de la famille légitime17. En lien avec un lent processus de valorisation du couple conjugal, le XVIe siècle, en particulier après le Concile de Trente, a également marqué en France la fin définitive d’une relative tolérance envers l’entretien ouvert d’une concubine en particulier par les élites nobiliaires. La société japonaise a continué, quant à elle, à accepter le concubinage, dont Segawa Yūta montre qu’il pouvait parfaitement être un choix assumé pour les deux partenaires18. Ces deux dossiers ouvrent non seulement sur la question classique de la transmission des biens matériels et du patrimoine immatériel mais aussi sur le rôle des « liens du sang » dans la constitution de la famille japonaise. Alors que la place faite à l’adoption semblait les dépasser, l’importance de ces liens est évoquée avec force par certains observateurs sociaux japonais, comme Buyō Inshi, qui affirme au début du XIXe siècle : « Les descendants devraient hériter du sang de leurs ancêtres et bâtir la réputation de leurs maisonnée. » Pour lui, la roture s’inscrit dans les traits mêmes des daimyō issus de femmes de basse extraction sociale. Finalement, le droit japonais de l’époque Meiji, sans doute sous l’influence du Code civil français, a mis un terme à cette pratique sociale mais il serait sans nul doute intéressant d’en savoir plus sur ce discours du sang, peut-être à la lumière des travaux sur l’hérédité et la « race » dans la pensée espagnole ou française du Moyen Âge et de l’époque moderne19.

9 Ces parallèles témoignent de circulations des méthodes et des thématiques à l’échelle planétaire d’autant plus que les historiographies de l’Asie orientale sont ouvertes aux échanges avec les chercheurs occidentaux. Ils sont anciens pour les historiens japonais et ils sont de plus en plus intenses pour les historiens coréens et chinois. Elles peuvent également témoigner de similitudes dans l’organisation des sociétés de l’époque préindustrielle mais nous devons être prudents sur ce point car un des dangers de la comparaison, dans le temps, plus que dans l’espace cependant, est qu’elle peut justement véhiculer l’idée d’une certaine invariance de l’esprit et de l’activité humaine comme l’avait identifié Marc Bloch en 192820. S’inscrivant dans la troisième utilisation de la comparaison, l’étude croisée de la notion de « statut » par les spécialistes de l’Europe et de l’Asie se révèle alors une piste particulièrement fructueuse.

10 ***

11 Le dossier réuni par Annick Horiuchi s’appuie, en effet, sur deux notions fondamentales des sciences sociales modernes : l’identité et le statut. La première a été particulièrement utilisée dans l’historiographie française21 et internationale dans les années 1990 mais elle a fait aussi l’objet de discussions particulièrement animées22. La seconde, plus ancienne, articule, dans l’historiographie occidentale, plusieurs dimensions qui se confondent parfois23. La première est juridique : le statut, surtout dans les sociétés médiévales et modernes, unit un ensemble de droits, de privilèges et d’exemptions, à un ensemble de devoirs et d’obligations qui, joints, définissent un statut personnel ou collectif. La seconde dimension, liée à la sociologie wébérienne, est plus proprement sociale : elle attache à un individu, ou à une famille, un ensemble variable d’attributs non seulement économiques mais aussi symboliques et culturels. Ces attributs positionnent les individus et les familles au sein du système social au sein duquel ils s’inscrivent et qui repose sur un classement en perpétuelle évolution. La

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 205

troisième dimension de la notion de statut est épistémologique. Au-delà d’un outil dont peuvent jouer les acteurs sociaux, le statut est aussi l’instrument par lequel les historiens décrivent une société donnée, et il doit être, en tant que tel, l’objet d’un processus d’historicisation24.

12 La comparaison entre les « statuts » de l’Europe occidentale et la notion confucéenne de « statut » en usage en Asie est d’autant plus intéressante que ce dossier témoigne d’une évolution dans la manière de considérer les sociétés orientales. Comme le rappelle Annick Horiuchi dans son introduction, l’effort historiographique au Japon avait été longtemps orienté vers l’élaboration de grandes interprétations des origines des quatre principaux statuts sociaux – les guerriers, les agriculteurs, les artisans et les commerçants (shi-nō-kō-shō) – qui, comme en Occident, se caractérisent à la fois par l’accomplissement d’un certain nombre de devoirs à l’égard de la communauté, et par l’inscription dans un espace spécifique, puisque le système de statuts japonais va de pair avec une assignation des zones de résidence25. Puis, à partir des années 1980, les recherches des historiens se sont concentrées sur l’existence de groupes organisés mais situés aux marges sociales et, souvent aussi, spatiales de ces quatre principaux statuts sociaux. Il pouvait s’agir de groupes discriminés, ou marginaux, comme, par exemple, les mendiants (les hinin) ou les artistes ambulants (les sasara26), mais aussi de groupes de métiers reconnus comme les coiffeurs. Plusieurs chercheurs, en particulier Tsukada Takashi ou Yoshida Nobuyuki, ont montré les processus à travers lesquels ils ont pu obtenir du pouvoir shogunal ou seigneurial, et donc de l’État, d’être revêtus d’un statut à travers la reconnaissance de leur droit à exercer une activité réglementée et à rendre un service défini à la communauté. Et Annick Horiuchi souligne que les articles réunis ici témoignent d’une nouvelle phase de l’étude de la société de l’ère Edo, qui ne s’arrête plus à la question de la formation des statuts, de leurs relations à l’État ou de leurs relations réciproques, mais avance, comme nous l’avons vu, au plus près de l’individu, à travers sa famille, à travers ses perceptions sociales ou encore à travers ses écrits.

13 L’évolution qu’a connue l’historiographie de la société française des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles a suivi des voies relativement semblables, ce qui n’est pas étonnant si nous nous souvenons de l’influence de la pensée marxiste sur la fabrique de l’histoire aussi bien en France qu’au Japon dans les années 1960 et 1970. Les grandes enquêtes d’histoire sociale menées alors cherchaient surtout à caractériser les différentes classes de la population des villes et des campagnes de l’époque moderne. Ces classes paraissaient traversées par de multiples conflits liés aux effets sur les ouvriers de la transformation des rapports de production au profit d’un entrepreneuriat proto-capitaliste ou encore à la présence d’une population « flottante » et dangereuse que les autorités locales souhaitaient contrôler voire enfermer. Dans les années 1980, la fin du paradigme marxiste a affaibli la notion de classe sociale et a entraîné l’émergence de formes de catégorisations beaucoup plus souples, comme les groupes ou les catégories sociales, et a, rapidement, ouvert la voie à de nouvelles manières de faire de l’histoire sociale, comme la micro-histoire, la prosopographie ou l’analyse de réseaux, souvent informées par les grandes théories sociologiques des années27. Ces voies apparues dans les années 1970 et 1980 ont été informées non seulement par la sociologie de Pierre Bourdieu, mais aussi par l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon, qui mettait l’accent sur le sujet agissant et rationnel, ou encore, et peut-être surtout, par l’interactionnisme d’Erwin Goffman, qui offrait l’idée d’une construction de l’identité personnelle et sociale à travers les interactions entre les individus. L’histoire sociale a donc progressivement détourné son regard des classes ou des groupes sociaux pour se

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 206

centrer sur l’individu, sur son identité, sur ses trajectoires, sociales, professionnelles, géographiques, sur ses sociabilités et ses réseaux, sur ses pratiques sociales, ainsi que sur les « stratégies » qu’il tentait de mettre en œuvre pour se maintenir ou se déplacer dans l’espace social. Ces études observent la trajectoire d’un individu, d’un groupe d’individus ou de familles dans un espace social donné, et réalisent donc une cartographie des possibles sociaux qui s’ouvraient à eux.

14 Or, ce changement rapide de paradigme, au cours des années 1990, a sans nul doute laissé de côté un ensemble de considérations importantes sur les systèmes sociaux au sein desquels évoluaient les individus. La mise à disposition du public francophone d’articles sur les statuts sociaux au Japon et en Asie orientale peut donc s’inscrire dans un mouvement plus large de reconsidération de la notion de « statut » en France. En effet, elle réapparaît actuellement dans une historiographie qui se pose à nouveau la question globale de l’organisation de la société française d’Ancien Régime28, à présent que sont, peut-être, disparues définitivement les séquelles du débat entre « ordres » et « classes » qui avait fait rage dans les années 1960 et 197029. La dimension sociale de la notion de statut n’était pas connue en tant que telle à l’époque moderne. Dans les principaux dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles, le mot « statut » a un sens à peu près identique que dans le Dictionnaire de Furetière, publié en 1690 : « Reglement pour faire observer une certaine discipline, une façon de vivre, ou de travailler, dans quelques Compagnies, ou Corps, ou Communautez30. » Quelques décennies plus tard, l’ Encyclopédie reprend cette définition classique 31 mais va plus loin en insistant sur la condition juridique de la personne : « Les statuts personnels sont ceux qui ont principalement pour objet la personne, & qui ne traitent des biens qu’accessoirement ; tels sont ceux qui regardent la naissance, la légitimité, la liberté, les droits de cité, la majorité, la capacité ou incapacité de s’obliger, de tester, d’ester en jugement, &c. 32 » Les historiens ont été amenés à s’intéresser de plus en plus aux effets sociaux de ces différentes conditions juridiques et sont entrés dans cette démarche par plusieurs voies. Depuis les années 2000, les conditions de formation de la notion même de « nationalité » et les critères qui distinguaient le « naturel » français d’un étranger ont ainsi été scrutés, aussi bien à l’échelle du royaume33 qu’à l’échelle de la communauté locale34, avec un intérêt croissant au fur et à mesure que ces questions s’imposaient dans le débat politique contemporain.

15 L’intérêt pour les statuts emprunte actuellement d’autres canaux comme, par exemple, l’étude des distinctions de rangs, fines et évolutives, qui prévalaient à la cour des Bourbons35 ou encore de la notion de bourgeoisie urbaine, au sens juridique du terme. Comme l’a récemment souligné Olivier Zeller36, l’étude de cette dernière a longtemps été entravée en France par une certaine difficulté à s’abstraire de cette conception de l’histoire sociale informée par le paradigme marxiste que nous rappelions plus haut. La très grande diversité des attributs honorifiques et économiques des bourgeois des villes du royaume de France a pu également décourager leur insertion dans une réflexion d’ensemble. Olivier Zeller date donc, à juste titre, des années 1990, et particulièrement de la thèse de Laurence Croq sur la bourgeoisie parisienne au XVIIIe siècle37, une approche nouvelle de la notion qui articule mieux les définitions juridiques38 et les dimensions sociales de ce statut, déjà très étudié dans les historiographies allemande (les burgers), anglaise (les freemen et les burgesses), espagnole (les ciudananos), italienne ou néerlandaise (les burghers39). Ce nouvel intérêt pour la bourgeoisie ou la citoyenneté (citizenship) dans les villes devrait ouvrir la voie à des études transversales sur ses

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 207

éléments constitutifs dont plusieurs renvoient directement à des thématiques très étudiées par nos collègues japonais pour l’ère Edo. Il en va ainsi de la relation entre la bourgeoisie avec la propriété urbaine. Les effets de résidence renvoient à la fois à ce que Simona Cerutti appelle la condition d’extranéité – le fait d’être ou ne pas être pleinement originaire du lieu où l’on se trouve – et aux différentes formes d’appartenance micro-locale plus ou moins informelles qui organisaient la vie urbaine : le voisinage par exemple40. Elles rejoignent alors une tendance très forte de l’historiographie italienne, qui travaille sur les modes d’habiter les villes et explicitent les conséquences sociales réelles qui sont attachées aux distinctions fondamentales entre citoyens, habitants et forains41.

16 La dynamique qui liait les bourgeois d’une ville, les privilèges dont ils jouissaient et les services qui devaient les justifier est également un terrain commun entre l’historiographie de l’époque d’Edo et de la France d’Ancien Régime42. Ainsi, les bourgeois de la ville d’Amiens étaient-ils toujours chargés, en plein XVIIIe siècle, de la garde et défense de ladite ville, et « [étaient] tenus d’aller en personne à la garde de la porte, au guet et réveil, de jour et de nuit43… » Sous le règne de Louis XV, la ville comptait quatre compagnies privilégiées et seize compagnies de la milice bourgeoise qui se relayaient selon un cycle de seize jours, ce qui représentait, pour chaque homme, environ vingt-trois gardes dans l’année sans compter les services extraordinaires que constituaient les parades lors des cérémonies publiques. Les bourgeois d’Amiens étaient donc astreints à un service dont les contraintes étaient réelles. En s’intéressant à ces questions, les historiens français suivent donc un mouvement très sensible chez les historiens des anciens Pays-Bas, autour de Marteen Prak44, par exemple ou encore d’Anne Winter45 qui ont renouvelé l’étude des droits, mais aussi des devoirs, ouverts par la détention de la bourgeoisie à l’époque moderne dans les villes des actuelles Belgique et Pays-Bas46.

17 Une autre des caractéristiques des articles réunis ici est qu’ils apportent un regard croisé sur les questions liés à la mobilité sociale qui est abordée à plusieurs niveaux. Partons du plus général. Guillaume Carré note avec intérêt qu’il ne trouve pas chez le marchand Yazaemon « trace de ce complexe d’infériorité ou de cette dévalorisation qu’on accole à tort à la condition de marchand dans les hiérarchies sociales du Japon des Tokugawa ». Il fait ici écho à plusieurs travaux qui, eux aussi, ont rompu avec l’idée très ancrée dans l’historiographie occidentale d’un cycle d’ascension (et parfois de déclin) des familles marchandes vers la noblesse et vers l’armée. M. Mascuch, dans une analyse d’un ensemble d’écrits du for privé anglais de l’époque des Stuart et des Hanovre, a ainsi montré que la valeur qui paraissait la plus importante aux membres des middling sorts – contrairement à une idée courante qui associe classe moyenne et volonté de changement – n’était pas tant la réussite sociale, et donc une forme de mobilité ascendante, que la sécurité et donc une forme de stabilité sociale47. Matthieu Marraud48 a étudié la manière dont certaines familles de la bourgeoisie parisiennes tendaient à concentrer leurs efforts sur la préservation de la maison de commerce, un peu à la manière de Yazaemon, qui affirme : « La base de tout, c’est de se consacrer correctement et sans faiblir au métier de la maison ». À rebours d’une conception classique de l’ascension sociale sous l’Ancien Régime, Matthieu Marraud montre que ce sont les éléments les plus dispensables de la famille qui étaient expédiés vers l’office ou l’armée, qui les amenaient pourtant parfois à la noblesse. Pour le marchand de Kawagoe, comme pour certaines familles boutiquières parisiennes, la maison de commerce apparaît comme un bien spécial, médiateur d’une identité familiale propre,

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 208

objet de stratégies de transmission originales, qui n’est pas sans ressemblance avec le fief ou l’office pour d’autres groupes statutaires.

18 Dans le même ordre d’idée, l’article de Yannick Bardy sur un ensemble de sanctuaires shintō montre bien que même les plus petits d’entre eux pouvaient être une ressource honorifique et socioéconomique pour la famille ou le groupe de familles qui les voisinaient et qui en détenaient la prêtrise. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les efforts de cléricalisation de ces sanctuaires, menés à partir du milieu du XVIIe siècle de concert par le shogunat et par les grands réseaux de prêtres comme les Yoshida, se soient heurtées à ces familles, appuyées sur les archives conservées en leur sein, et sur les privilèges qui leur ont été conférés par le seigneur du fief local. La dynamique sociale que créaient l’articulation des biens spéciaux qu’étaient la boutique, le sanctuaire ou même les droits à mendier, dans le cas des hinin d’Osaka, avec les droits et les services qui y étaient attachés semble avoir été particulièrement puissante dans le Japon de l’ère Edo et fonctionne également dans le cas de la société française d’Ancien Régime.

19 Comme elles ne sont généralement pas choisies dans le groupe des guerriers, les concubines étudiées par Yūta Segawa éprouvent donc une forme d’hypergamie, caractéristique également de la société française d’Ancien Régime, en particulier des élites. Cette hypergamie, et donc l’hypogamie des hommes dont elle est le reflet, semblent avoir suscité l’hostilité des observateurs sociaux qui non seulement étaient prompts à dénoncer une corruption des valeurs guerrières mais aussi à mobiliser un discours du sang et de ses vertus transmissibles qui trouve là aussi des échos puissants dans l’Espagne ou la France de l’époque moderne. Ces concubines nous amènent, enfin, à réfléchir aux mécanismes ou aux pratiques par lesquels, dans le Japon de l’ère Edo, pouvaient se faire le passage, dans un sens ou dans un autre, des individus ou des familles d’un groupe statutaire à un autre.

Conclusion

20 L’histoire sociale du Japon de l’époque d’Edo est de mieux en mieux connue des chercheurs francophones grâce à une série de dossiers parus, depuis le début des années 2010, dans différentes revues comme Histoire Urbaine, les Annales. Histoire, Sciences Sociales, ou encore, récemment, Histoire, Économie et Société49. Ces derniers ont mis en perspective les évolutions considérables par lesquelles est passé, ces dernières années, l’interprétation de la formation et des dynamiques de la société japonaise du XVIe au XIXe siècle. Ce mouvement de publications concertées dans des revues généralistes ou thématiques, d’habitude plutôt tournées vers l’histoire des pays occidentaux, est d’autant plus intéressant qu’il ne semble pas avoir connu d’équivalent pour d’autres sociétés de l’Asie, encore moins pour celles de l’Afrique pour la même période, voire même pour celles des Amériques de l’époque coloniale. Ce numéro de la revue Extrême-Orient Extrême-Occident ajoute une nouvelle série de pièces à cet ensemble maintenant bien fourni, en ouvrant la réflexion comparative à l’ensemble de l’Asie orientale et il est à souhaiter qu’il soit lu par des spécialistes des sociétés occidentales de l’époque moderne. Il atteste à son tour de la certitude que la comparaison entre l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident fait sens et qu’elle permet aux spécialistes de la France de l’époque moderne, ou d’Ancien Régime, ou de l’époque préindustrielle, selon

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 209

l’angle d’approche, de penser à nouveaux frais une série de concepts historiques ou de fondements théoriques, peut-être trop bien ancrés dans l’historiographie.

BIBLIOGRAPHIE

ANHEIM Étienne (2013). « Les hiérarchies du travail artisanal au Moyen Âge entre histoire et historiographie ». Annales, Histoire, Sciences Sociales, 68(4) : 1027-1038.

ATSMA Hartmut et BURGUIÈRE André (dir.) (1990). Marc Bloch aujourd’hui ; histoire comparée et sciences sociales. Paris, Éditions de l’EHESS.

AUBERT Guillaume (2004). « The Blood of France : Race and Purity of Blood in the French Atlantic World ». The William and Mary Quarterly, 3e series, 61(3) : 449-450.

BARBOT Michela (2013). « La résidence comme appartenance. Les catégories juridiques de l’inclusion sociale dans les villes italiennes sous l’Ancien Régime ». Histoire Urbaine, 36 : 29-48.

BARRY Laurent (2009). « L’auteur malgré lui. Réponse à un texte d’Emmanuel Désveaux ». Journal de la société des américanistes, 95(2) : 283-302.

BELISSA Marc, BELLAVITIS Anna, COTTRET Monique, CROQ Laurence et DUMA Jean (2005). Identités, appartenances, revendications identitaires (XVIe-XVIIIe siècle). Paris, Nolin.

BLOCH Marc (1928). « Pour une histoire comparée des sociétés européennes ». Revue de Synthèse historique, t. 46, nouvelle série, t. 20 : 15-50.

BONIN Pierre (2005). Bourgeoisie et habitanage dans les villes du Languedoc sous l’Ancien régime. Aix-en- Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

BOONE Marc et PARK Maarten (dir.) (1996). Statuts individuels, statuts corporatifs et statuts judiciaires dans les villes européennes (Moyen Âge et temps modernes)/Individual, Corporate and Judicial Status in European Cities (Late Middle Ages and Early Modern Period). Louvain/Apeldoorn, Garant Verlag.

BORGHETTI Maria Novella (2005). L’Œuvre d’Ernest Labrousse : genèse d’un modèle d’histoire économique. Paris, Éditions de l’École des Hautes études en sciences sociales.

BRION DAVIS David (2006). Inhuman Bondage : The Rise and Fall of Slavery in the New World. Oxford, Oxford University Press.

BRUBAKER Roger (2001). « Au-delà de l’« identité ». Actes de la recherche en sciences sociales, 139 : 66-85.

BRUBAKER Roger et COOPER, Frederick (2000). « Beyond “identity” ». Theory and society, 29(1) : 1-47.

CAMPBELL Gwyn et STANZIANI Alessandro (dir.) (2013). Debt and Slavery in the Mediterranean and Atlantic Worlds. Londres, Pickering & Chatto.

CARRÉ Guillaume (2010). « D’une histoire en marge à l’histoire des marges. Les études urbaines sur la période prémoderne (XVIe-XIXe siècles) au Japon ». Histoire Urbaine, 29(3) : 5-26.

CARRÉ Guillaume (2011). « Les marges statutaires dans le Japon prémoderne : enjeux et débats ». Annales. Histoire, Sciences Sociales, 4 : 955-976.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 210

CERUTTI Simona (2012). Étrangers : étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien régime. Montrouge, Bayard.

COHEN Déborah (2010). La Nature du peuple : les formes de l’imaginaire social. XVIIIe-XXIe siècles. Seyssel, Champ Vallon.

COSANDEY Fanny (2016). Le Rang : préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime. Paris, Gallimard.

COSANDEY Fanny (dir.) (2005). Dire et vivre l’ordre social : en France sous l’Ancien Régime. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

CROQ Laurence (1998). Les « Bourgeois de Paris » au XVIIIe siècle : identification d’une catégorie sociale polymorphe (thèse pour le doctorat nouveau régime, Université Paris 1, sous la direction de Daniel Roche).

DAVID Jérôme (2001). « Les “tableaux” des sciences sociales naissantes : comparatisme, statistique, littérature». Revue d’histoire des sciences humaines, 5 : 37-59.

DE MUNCK Bert et WINTER Anne (dir.) (2012). Gated communities ? Regulating Migration in Early Modern Cities. Farnham, Surrey/Burlington, VT, Ashgate.

DEPAUW Jacques (1972). « Amour illégitime et société à Nantes au XVIIIe siècle ». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 27(4-5) : 1155-1182.

DESCIMON Robert et HADDAD Élie (2010). Épreuves de noblesse : les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne. XVIe-XVIIIe siècle. Paris, Les Belles Lettres.

DETIENNE Marcel (2000). Comparer l’incomparable. Paris, Seuil.

DUBOST Jean-François et SAHLINS, Peter (1999). Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres. Paris, Flammarion.

FLORY Céline (2015). De l’esclavage à la liberté forcée : histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française au XIXe siècle. Paris, Karthala, Société des africanistes, 2015.

FOISIL Madeleine (1981). Le Sire de Gouberville : un gentilhomme normand au XVIe siècle. Paris, Aubier- Montaigne.

GAGER Kristin E. (1996). Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and Family Life in Early Modern France. Princeton University Press.

GALAN Christian et LOZERAND Emmanuel (dir.) (2011). La Famille japonaise moderne (1868-1926). Discours et débats. Arles, Picquier.

GRIMMER Claude (1983). La Femme et le bâtard : amours illégitimes et secrètes dans l’ancienne France. Paris, Presses de la Renaissance.

HARDING Vanessa et WATANABE Kōichi (dir.) (2015). Memory, History, and Autobiography in Early Modern Towns in East and West. Cambridge, Cambridge Scholars Publishing.

HAVARD Gilles (2016). Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840. Paris, Les Indes Savantes.

HISTOIRE SOCIALE. SOURCES ET MÉTHODES (L’) (1967). Actes du colloque de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, 15-16 mai 1965. Paris, PUF.

JETTOT Stéphane et LEZOWSKI Marie (2016). L’Entreprise généalogique. Bruxelles, Peter Lang.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 211

JUNOT Yves (2009). Les Bourgeois de Valenciennes : anatomie d’une élite dans la ville. 1500-1630. Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.

KARSENTI Bruno (2013). « Gouverner la société ». In D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes. Paris, Gallimard : 155-174.

KAUFMANN Laurence et GUILHAUMOU Jacques (dir.) (2004). L’Invention de la société : nominalisme politique et science sociale au XVIIIe siècle. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

KLAPISCH-ZUBER Christiane (2000). L’Ombre des ancêtres : essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté. Paris, Fayard.

LE BIHAN Jean (2008). Au service de l’État : les fonctionnaires intermédiaires au XIXe siècle. Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

LEUWERS Hervé (2006). L’Invention du barreau français, 1660-1830 : la construction nationale d’un groupe professionnel. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

MARRAUD Mathieu (2009). De la ville à l’État. La bourgeoisie parisienne. XVIIe-XVIIIe siècle. Paris, Albin Michel.

MASCUCH Michael (1995). « Social Mobility and Middling Self-Identity : the Ethos of British Autobiographers. 1600-1750 ». Social History, 20(1) : 45-61.

MERLIN Hélène (2011). « “Populace”, “peuple” : une simple affaire de classement ? ». In Gilles Chabaud (dir.), Classement, Déclassement, Reclassement de l’Antiquité à nos jours. Limoges, PULIM : 71-93.

MOUSNIER Roland (1969). Les Hiérarchies sociales de 1450 à nos jours. Paris, PUF.

MOUYSSET Sylvie (2007). Papiers de famille : introduction à l’étude des livres de raison : France, XVe-XIXe siècle. Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

PIÉTRI Valérie et BUTAUD Germain (2006). Les Enjeux de la généalogie. Paris, Autrement.

PRAK Maarten (2010). « The Dutch Republic as a Bourgeois Society ». BMGN – Low Countries Historical Review, 125(2-3) : 107-139.

PRAK Maarten (1997). « Burghers, Citizens and Popular Politics in the Dutch Republic ». Eighteenth- Century Studies, 30(4) : 443-448.

PRAK Marteen (1997). « Burghers into Citizens : Urban and National Citizenship in the Netherlands during the Revolutionary Era (ca 1800) ». Theory and Society, 26(4) : 403-420.

ROCHE Daniel (1982). Journal de ma vie. Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle. Paris, Montalba.

ROUCHON Olivier (dir.) (2014). L’Opération généalogique : cultures et pratiques européennes entre XVe et XVIIIe siècle. Rennes, Presses universitaires de Rennes.

RUGGIU François-Joseph (2007). « L’identité bourgeoise en milieu urbain à travers les demandes d’exemptions de la garde à Amiens au XVIIIe siècle ». In Jean-Pierre POUSSOU et Isabelle ROBIN- ROMERO (dir.), Histoire des familles, de la démographie et des comportements. Paris, PUPS : 985-1010.

RUGGIU François-Joseph (2009). « A Way Out of the Crisis : Methodologies of Early Modern Social History in France ». Cultural and Social History, 6(1) : 65-85.

RUGGIU François-Joseph (2014). « Mibun gainen to atarashii shakaishi : anshian rejīmu-ki no Furansu to edo jidai no Nihon » 身分的概念と新しい社会し—アンシアン・レジーム期のフラ

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 212

ンスと江戸時代の日本 [Les statuts sociaux au cœur d’une nouvelle histoire sociale de la France d’Ancien Régime et du Japon de l’ère Edo]. Shisō 思想, 1084, Iwanami shoten : 109-125.

RUGGIU François-Joseph (dir.) (2013). The Uses of First-Person Writings. Africa, America, Asia, Europe. Berne, Peter Lang.

RUGGIU François-Joseph et BARDET Jean-Pierre (dir.) (2015). Les Écrits du for privé en France de la fin du Moyen Âge à 1914. Paris, Éditions du CTHS.

SAHLINS Peter (2004). Unnaturally French : foreign citizens in the Old Regime and after. Ithaca, N.Y./ Londres : Cornell University Press.

SCHAUB Jean-Frédéric (2015). Pour une histoire politique de la race. Paris, Seuil.

SÉE Henri (1923). « Remarques sur l’application de la méthode comparative à l’histoire économique et sociale ». Revue de Synthèse historique, 36 : 37-46.

SEWELL Jr., William H. (1967). « Marc Bloch and the Logic of Comparative History ». History and Theory, 6(2) : 208-218.

SONKAJÄRVI Hanna (2008). Qu’est-ce qu’un étranger ? Frontières et identifications à Strasbourg. 1681-1789. Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.

STEINBERG Sylvie (2016). Une tache au front : la bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles. Paris : Albin Michel.

TOMLINS Christopher L. (2010). Freedom Bound : Law, Labor, and Civic Identity in Colonizing English America. 1580-1865. New York, Cambridge University Press.

VAN DER HEIJDEN Manon (2011-2012). « Dutch Urban History. Trends in the Socio-Economic History of Urban Communities ». Brusselse Cahiers Bruxellois, 43 : 9-24.

VAN DER LUGT Maaike et MIRAMON Charles (DE) (éd.) (2008). L’Hérédité entre Moyen Âge et époque moderne : perspectives historiques. Florence, SISMEL, Edizioni del Galluzzo.

WERNER Michael et ZIMMERMANN Bénédicte (2006). « Beyond Comparison : Histoire Croisée and the Challenge of Reflexivity ». History and Theory, 45 : 30-50.

WERNER Michael et ZIMMERMANN Bénédicte (dir.) (2004). De la comparaison à l’histoire croisée. Paris, Seuil.

YOSHIDA Yuriko (2011). « Artistes ou marginaux ? Les sasara de Shinano ». Annales. Histoire, Sciences sociales, 66(4) : 1029-1052.

ZELLER Olivier (2016). La Bourgeoisie statutaire de Lyon et ses privilèges : morale civique, évasion fiscale et cabarets urbains (XVIIe-XVIIIe siècles). Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire.

Numéros spéciaux de revues

Histoire Urbaine, n° 29, 2010/3.

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 66(4), octobre-décembre 2011.

Revue d’histoire moderne et contemporaine 63(3), 2016/3.

Histoire, Économie & Société, 2017/2.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 213

NOTES

1. Le comparatisme a été, en effet, une des méthodes mises en avant par les historiens de la fin du XIXe siècle aux années 1930 pour affirmer la scientificité de l’histoire, par exemple par Sée 1923 : 37-46. À partir des années 1930, c’est la dimension sérielle et l’approche quantitative de l’histoire, prônée en particulier par Ernest Labrousse, qui ont formé le principal vecteur de sa scientificité face aux sciences sociales comme aux lettres et arts. Voir Borghetti 2005. 2. Bloch 1928 : 15-50. Sur ces trois dimensions, voir Sewell 1967 : 208-218, ainsi que Atsma et Burguière 1990. 3. Detienne 2000 ; Werner et Zimmermann 2004 : 15-49 et Werner et Zimmermann 2006 : 30-50. 4. Suscitée par Guillaume Carré (EHESS), ma collaboration avec le groupe de recherches en histoire urbaine TRAD3, dirigé par le professeur Yoshida Nobuyuki (Université de Tokyo), a donné lieu, depuis la fin des années 2000, à de nombreuses rencontres scientifiques et contributions croisées. Voir, en particulier, Ruggiu 2014, dont certaines des analyses sont reprises ici. 5. David 2001 : 37-59. 6. Sur la catégorie sociale de peuple, par exemple, voir Cohen 2010 ou encore l’analyse de Merlin 2011. 7. Voir Kaufmann et Guilhaumou 2004 et, plus récemment, l’analyse de Karsenti 2013 autour des travaux de Michel Foucault. 8. Voir, pour une approche internationale sur les écrits personnels, Ruggiu 2013 ou encore, dans une perspective Europe/Asie, Harding et Watanabe 2015. 9. Pour des exemples classiques de ces analyses en France, voir Foisil 1981, Roche 1982 ou, plus récemment, Mouysset 2007. Voir également Ruggiu et Bardet 2015. 10. Dans le sillage de l’œuvre de Klapisch-Zuber 2000, voir Piétri et Butaud 2006 ; Rouchon 2014 ; Descimon et Haddad 2010 ; ou encore Jettot et Lezowski 2016. 11. Leuwers 2006, Le Bihan 2008. 12. Voir, entre autres, dans différents contextes, Brion Davis 2006, Tomlins 2010 ; ou, pour d’autres espaces que l’Amérique, Campbell et Stanziani 2013. 13. Flory 2015. 14. Havard 2016. 15. Sur la famille japonaise, les lecteurs francophones pourront se reporter à Galan et Lozerand 2011. 16. Gager 1996. 17. Grimmer 1983, Steinberg 2016. 18. Sur les évolutions de la société française de l’époque moderne sur la question du concubinage, voir Depauw 1972. 19. Aubert 2004, van der Lugt et de Miramon 2008 ; Schaub 2015. 20. « Son postulat, en même temps que la conclusion à laquelle elle revient toujours, c’est l’unité fondamentale de l’esprit humain, ou, si l’on préfère, la monotonie, l’étonnante pauvreté des ressources intellectuelles dont, au cours de l’histoire, a disposé l’humanité… » (Bloch 1928 : 19).

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 214

21. Voir, par exemple, Belissa et al. 2005. 22. Brubaker et Cooper 2000 et Brubaker 2001. Les auteurs insistent sur la trop grande diversité des emplois de ce concept qui leur apparaît être : une manière de penser les modes non instrumentaux d’action sociale et politique à l’opposé en particulier de l’intérêt ; la « mêmeté » qui unit les membres d’un groupe ou d’une catégorie ; une dimension essentielle du soi (selfhood) qui doit être distinguée d’attributs plus superficiels ou conjoncturels et qui est fortement valorisée dans les sociétés contemporaines ; le développement interactif d’une solidarité, d’un sentiment de groupe, qui permet l’action collective ; un moyen de « souligner la nature instable, multiple, fluctuante et fragmentée du soi contemporain ». Cette diversité dilue selon eux la force du concept et d’autant plus que certains de ces sens peuvent apparaître comme contradictoires. L’anthropologue Laurent Barry est, lui aussi, revenu sur les contradictions internes que porte le concept d’identité en resserrant le débat sur les usages les plus courants en histoire : « On a, en effet, rattaché à cette notion de nombreux usages distincts se rapportant de manière plus ou moins métaphorique, soit à des phénomènes d’individuation (la construction du « soi », la spécificité de nos goûts, de nos désirs…), autrement dit à des procès de différenciation, soit au contraire à des idées d’appartenance à un même ensemble (l’identité ethnique, nationale, religieuse…), autrement dit à des procès d’incorporation » (Barry 2009). 23. Nous nous appuyons ici en particulier sur l’éditorial du numéro « Statuts sociaux », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 68(4), octobre-décembre 2013. 24. Voir, en particulier, Anheim 2013. 25. Carré 2011 et Carré 2010. 26. Yoshida 2011. 27. Ruggiu 2009. 28. Cosandey 2005. 29. L’affrontement, qui a connu un apogée lors de la conférence de Saint-Cloud de 1965, publiée en 1967, a pris la forme d’une opposition entre deux modèles : la société d’ordres, que défendait R. Mousnier, et la société de classes, que défendaient, sous des modalités différentes, B. Porchnev et E. Labrousse. Voir L’Histoire sociale. Sources et méthodes 1967, ainsi que Mousnier 1969. 30. Dictionnaire de l’Académie française, édition de 1762 : « STATUT. s. m. Règle établie pour la conduite d’une Compagnie, soit Laïque, soit Ecclésiastique, pour la conduite d’une Communauté des Corps des métiers. Les Statuts des Chevaliers du Saint-Esprit. Les Statuts d’une Confrérie. Les Statuts de l’Académie Françoise. Il y a un Statut qui porte que... Faire des Statuts. Dresser des Statuts. Statuts Synodaux. Statuts des Orfévres, des Marchands Merciers, &c. » Texte consulté sur le portail de l’ATILF le 27 juillet 2017. 31. « STATUT, s. m. (Gram. & Jurisprud.) est un terme générique qui comprend toutes sortes de lois & de règlements. Chaque disposition d’une loi est un statut, qui permet, ordonne ou défend quelque chose. Il y a des statuts généraux, il y en a de particuliers ; les premiers sont des lois générales qui obligent tous les sujets : les statuts particuliers sont des règlements faits pour une seule ville, pour une seule église ou communauté, soit laïque, soit ecclésiastique, séculière ou régulière : chaque corps d’arts & métiers a ses statuts : les ordres réguliers, hospitaliers & militaires en ont aussi. » 32. Voir l’article « Statut », rédigé par Boucher d’Argis, à l’adresse suivante : http:// artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.14:1711.encyclopedie0513.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017 215

33. Les travaux de référence sur la France de l’époque moderne sont ceux de Dubost et Sahlins 1999 et Sahlins 2004. 34. On se reportera à l’excellente introduction de Sonkajärvi 2008. 35. Cosandey 2016. 36. Zeller 2016 : 13. 37. Croq 1998 ; voir aussi Junot 2009. La plupart des grandes thèses d’histoire urbaine des années 1980 et 1990 ont abordé la question de la bourgeoisie urbaine, surtout dans les villes du Nord du royaume, mais sans s’y attarder. 38. Voir, par exemple, Bonin 2005. 39. On pourra partir de Prak 1997. 40. Cerutti 2012. 41. Voir, par exemple, Barbot 2013. 42. Comme le rappellent les éditeurs scientifiques de Statuts individuels, statuts corporatifs… : « In late medieval and early modern towns, citizenship stood at the centre of a set of privileges which defined, both discursively and in practice, the membership of the local – in general the urban – community. To be a member of the community, i.e. to be a citizen, provided certain advantages for the individual, but at the same time created certain expectations on the part of the community… This, at least, is what the rules would like us to believe. In practice, however, the picture is less straightforward. » (Boone et Maarten 1996 : 5.) 43. Sur ce dossier, et la bibliographie afférente, voir Ruggiu 2007. 44. Voir, par exemple, Prak 2010 ou encore Prak 1997. 45. Voir le collectif, qui englobe des contributions sur l’ensemble de l’Europe, De Munck et Winter 2012 : 1-22. 46. On pourra partir de Van der Heijden 2011-2012 : 16-24. 47. Voir Mascuch 1995. 48. Marraud, 2009. 49. « Edo au XIXe siècle : espaces et société », Histoire Urbaine, 29, 2010/3 ; « Les statuts sociaux au Japon (XVIIe-XIXe siècle) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 66(4), octobre- décembre 2011 ; « Mibun. Penser les statuts sociaux du Japon prémoderne (XVIe-XIXe siècles) », Histoire, Économie & Société, 2017/2. Nous pourrions ajouter à cette liste le numéro 63(3), 2016/3 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, qui contient deux articles sur le Japon.

Extrême-Orient Extrême-Occident, 41 | 2017