EN MARGE D'UN CENTENAIRE : LA VIE, L'ŒUVRE ET LES AMOURS DE (1804-1876)

/ « AIMER OU MOURIR »

par PIERRE DE BOISDEFFRE

« Pour être romancier, il faut être romanesque, comme il faut être lièvre pour devenir civet. » George Sand

« Vous avez cru que j'étais l'ennemie du maria• ge... Eh bien, après trente ans d'illusions entrete• nues par moi, je viens vous dire que cela n'est pas... Je suis une naïve femme de génie, qui donne des romans comme le pêcher donne des fleurs roses, et qui n'a jamais visé qu'à être aimable... » George Sand, pastichée par Barbey d'Aurevilly

e 8 juin dernier, sous un soleil éclatant, le Berry a célébré le cente• L naire de George Sand — celui de sa mort puisqu'elle avait rendu l'âme à Nohant un siècle plus tôt. Le président Alain Poher était venu de Paris présider les cérémonies, et nous nous sommes retrouvés nombreux dans la vieille maison. Il y eut, selon la tradition, une fanfare et des musi• ques militaires (quoique George Sand ne les aimât guère...), des discours, et un pantagruélique déjeuner à , à deux pas de l'exquise église de campagne. Un député-poète, le Dr Maurice Tissandier, évoqua l'hommage populaire d'autrefois :

« Des amis du Cénacle au destin fabuleux, Renan, Dumas, About, le prince Bonaparte. Et puis, chacun le sent, ils sont venus aussi et , Fadette et le Champi, »...

George Sand a de la chance ! On ne la lit pas autant que Zola ou Hugo, mais on ne l'oublie pas. On édite sa volumineuse correspondance, et sa vie passionne toujours. En 1975-1976, on a réédité la Mare au 104 GEORGE SAND

diable, la Petite Fadette (1), François le Champi (2), Histoire de ma vie (3), et M. Georges Lubin a pu reprendre l'édition de l'intarissable Correspondance (4). Ce n'est pas si mal pour un écrivain qu'on avait pu croire démodé... On a réédité aussi la classique Lélia d'André Maurois (5), le Plus Grand Amour de George Sand (6) de M. Maurice Toesca, tandis que paraissait un livre très vivant et très complet sur la vie, l'inspi• ration et les aspects essentiels de l'œuvre : le George Sand (7) de Mme Francine Mallet. Je ne sais ce qu'en penseront les spécialistes, mais cette synthèse m'a paru mériter tous les éloges.

L'auteur â' n'a pas toujours été aussi bien traité. De son vivant, les dames de La Châtre la snobaient pour de bonnes et pour de mauvaises raisons. Les épouses redoutaient que la petite gitane aux yeux de feu ne vînt leur voler leurs maris. Vers 1835, la baronne Dudevant passait pour une femme perdue. Menteuse, intrigante, ogresse, nympho• mane... aucun adjectif n'était assez fort pour la flétrir. Un siècle plus tard, on se transmettait encore dans ma famille le dépôt sacré de la jalou• sie de mon arrière-grand-mère, Céphise Thabaud de Bellair. Celle-ci avait bien tort de s'inquiéter : George Sand n'entretint avec Jules Néraud — « son Malgache » (8) — qu'une amitié amoureuse, d'autant plus précieuse à ses yeux que ce lien autour d'elle était rare.

Chez les écrivains, George Sand ne fut pas moins discutée. Jules Renard, raillant sa fécondité, l'appelait « la vache bretonne de la littéra• ture ». « La copie est une fonction chez Madame Sand » concluait Théophile Gautier, qui l'avait vue finir un roman à une heure du matin et en recommencer un autre dans la nuit. (Il en était resté « écœuré ».) Mais le plus cruel fut Baudelaire, dont le portrait est resté célèbre : « La femme Sand est le Joseph Prudhomme de l'immoralité... Elle est bête, elle est

(1) Dans le Livre de Poche, Hachette, n05 3351 et 3350. Préface et commentaires de Pierre de Boisdeffre. (2) Dans la collection Folio, chez Gallimard. Préface de M. André Fermigier. (3) Dans la Bibliothèque de la Pléiade Œuvres autobiographiques, 2 vol. (4) Onze volumes parus dans les « Classiques Garnier » (1812-1853). Edition de M. Georges Lubin. Des problèmes matériels avaient interrompu l'édition de cette Correspon• dance, qui a repris avec l'aide du Centre national des lettres. (5) Hachette. Première édition en 1952. (6) Albin Michel. (7) Francine Mallet : George Sand, un volume relié, 447 pages, Grasset, 2e trimestre 1976. Nous ferons souvent appel, dans le cours de notre étude, à cette intelligente synthè• se, à peine un peu trop enthousiaste. Mentionnons aussi l'excellent George Sand d'Aline Alquier (« les Géants »). (8) Jules Néraud, que George Sand appelait « le Malgache » parce qu'il avait exploré la flore de Madagascar et les îles de l'océan Indien, joua un certain rôle dans la politique locale. Opposant résolu à la monarchie de Juillet et au Second Empire, il mourra en 1853, à cinquante-quatre ans. Son gendre, Ernest Périgois, sera proscrit au lendemain du Deux- Décembre. Après 1870, il sera préfet, député et sénateur de l'Indre. GEORGE SAND 105

lourde, elle est bavarde, elle a dans les idées morales la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues... Elle est surtout une grosse bête... Que quelques hommes aient pu s'amouracher de cette latrine, c'est bien la preuve de l'abaissement des hommes de ce siècle (9). » Pourtant, comme le dit M. André Fermigier (10), « une femme quia eu Chopin, Liszt, Delacroix, Louis Blanc, Taine, Renan, Flaubert et Balzac pour correspondants, pour convives ou pour amants ne pouvait être une grosse bête ». Faut-il rappeler que Victor Hugo la tenait pour « un bienfaiteur public », Tourgueniev pour « une des illustrations de la France et une gloire unique », que Flaubert à son enterrement pleura « comme un veau « ? Et que Proust reçut, enfant, de François le Champi (« cet extraordinaire François le Champi ») le premier choc de l'inspira• tion, le petit déclic de la mémoire heureuse dont devait sortir A la recherche du temps perdu ? Autre titre, important à nos yeux : George Sand fut, de 1832 jusqu'à sa mort, le collaborateur le plus fécond et le plus régulier de la Revue des Deux Mondes (11). :" Cent ans après, c'est une bonne date pour faire d'elle un portrait que n'entacheront, cette fois, ni le dénigrement ni l'hyperbole.

e qui frappe chez George Sand, c'est la surabondance de la vie, la C multiplicité des vocations, la générosité du tempérament. Cette surabondance a peut-être empêché l'auteur de Lélia de connaître un véri• table accomplissement. Pour atteindre à la maîtrise, une concentration obstinée et exclusive est préférable à la dispersion. Mais à chacun son génie ! D'autres s'effacent derrière leur œuvre. Economes de leur temps, de leurs sentiments, de leurs lettres et même de leur conversation, ils réservent leurs forces à l'édification du Magnum Opus. C'est le cas de Proust, dont la Correspondance (12) déçoit si souvent. Celui de Claudel, dont le dernier Journal est insigne de platitude. Celui de Valéry, tout

(9) Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu. (10) Préface à François le Champi, Gallimard-Folio. (11) L'histoire de la collaboration de George Sand à la Revue des Deux Mondes exigerait une longue étude. Au lendemain d'Indiana, Buloz, pour se réserver la production de la jeune romancière, lui promet par contrat 4 000 francs par an, contre trente-deux pages à paraître chaque semaine dans la Revue. George Sand tint parole jusqu'en 1840, où elle refusa d'effectuer les coupures que lui demandait Buloz pour le Compagnon du tour de France. Elle fonda alors la Revue indépendante pour y publier ses ouvrages. Elle fera retour à la Revue au lendemain des déceptions de 1848 et, de 1858 à sa mort, ne cessera plus d'y collaborer. La Correspondance avec Buloz montre l'influence que peut avoir un éditeur sur ses auteurs ; Buloz obtient de George Sand qu'elle recommence Lélia, il la met en garde contre l'obscurité de Spiridion et des Sept Cordes de la lyre, il se félicite, en 1850, de la voir revenir au roman champêtre. (12) Correspondance publiée, chez Pion, par M. Philippe Kolb. Le deuxième tome est paru en 1976. 106 GEORGE SAND entier dans l'austère exercice de son art. Balzac disait : « Un roman me coûte une nuit d'amour. » George Sand vivait la nuit d'amour et écrivait le roman. Elle prodiguait son temps, son argent, son amitié, son amour, quitte à forcer son talent. Mais une œuvre immense ne l'a pas empêchée

George Sand en Madeleine, par Louis BOULANGER de s'occuper de sa maison et de ses enfants, de visiter les pauvres, de multiplier les démarches en faveur d'inconnus, d'écrire des articles signés ou non signés, de rédiger des bulletins et des proclamations, de tenir table ouverte à Nohant et d'y accueillir les passants, de rédiger des milliers de (.KOR(.K SA\T) 107 lettres dont certaines ont soixante feuillets... Ce qui frappe le plus chez cette petite femme qui mesurait un mètre cinquante-cinq et chaussait du 34, c'est une extrême vitalité. Sa naïveté, ses illusions, ses erreurs, ses faiblesses, tout procède de ce trop-plein d'ardeur et de générosité. Rien n'a pu entamer la confiance qu'elle mettait en Dieu, en la nature et en l'humanité. George Sand s'est exprimée de multiples façons. Homme d'action tout autant qu'écrivain, elle fut aussi une mère dévouée et une amie secourable. Mais surtout, trois grandes causes ont tissé la trame de son existence : l'amour, l'œuvre, la politique, voilà le tiercé existentiel, les trois vocations de George Sand.

a plus célèbre, la plus évidente de ces vocations, c'est l'amour. L George Sand est l'enfant de l'amour. En s'annonçant (elle naîtra à Paris, le 1er juillet 1804), Aurore a permis à sa mère d'épouser — juste un mois plus tôt — Maurice Dupin. Quel roman que la vie de cette mère, Antoinette - Sophie - Victoire Delaborde, fille d'un oiseleur pari• sien ! Sophie-Victoire s'est égarée parmi « les bohémiens de ce monde », elle est devenue danseuse, « moins que danseuse, comparse sur le dernier des théâtres de Paris », puis l'amour du riche est venu la tirer de cette abjection « pour lui en faire subir de plus grandes encore » — c'est sa fille qui parle, en connaissance de cause. Maurice Dupin, officier à l'armée d'Italie, a tiré Sophie du lit d'un général vieillissant pour en faire sa compagne. Pour ce soldat au cœur tendre, le vilain mot de

(13) Lettre de Maurice Dupin à sa mère, publiée dans Histoire de ma vie (« Œuvres autobiographiques », Bibliothèque de la Pléiade, P (14) Idem. Le tiers d'Histoire de ma vie est consacré à Maurice Dupin. 108 C.KORGK SAND

Et puis, est-ce qu'on était jamais vieux dans ce temps-là ? C'est la Révolu• tion qui a amené la vieillesse dans le monde (15) », soupirait la vieille dame, devenue la grand-mère d'Aurore.

Les premières années de la petite fille promettent une existence facile. Son père est l'aide de camp de Murât ; sa mère vient de lui donner un frère, né à Madrid, au palais Godoy, qu'occupent les Français vain• queurs. L'été 1808, la famille revient à Nohant savourer un bonheur bourgeois auprès d'une aïeule respectée. Mais le destin frappe, d'une manière brutale ; le fils, tant attendu, est né aveugle et il meurt ; le 16 septembre, le père tant aimé se tue à cheval, sur la route de La Châtre, en montant « l'indomptable Léopardo » d'Andalousie, offert par le prince des Asturies. La petite orpheline a quatre ans ; elle va devenir un enjeu entre une mère trop libre qui ne l'aime guère et une grand-mère austère qui l'aime trop. Elle va passer du laisser-aller à l'éducation la plus rigide et de l'air campagnard de Nohant à la claustration du couvent parisien des Augusti- nes anglaises. Elle adore sa mère, mais celle-ci la déçoit (« O que je vous aurais aimée ma mère, si vous l'aviez voulu .'Mais vous m'avez trahie, vous m'avez menti, ma mère, est-il possible ? »), et Mme Dupin de Fran- cueil la désespère en lui révélant les frasques de l'aventurière qui « avait affolé son Maurice au point de se faire épouser ». Aurore adolescente, sans maître, sans amis, sans attaches, mais naïve et romanesque, n'attend son salut que de l'amour — un amour que Dieu, pense-t-elle, ne pourra longtemps lui refuser.

A dix-sept ans, de retour à Nohant, Aurore est « une brune d'une jolie taille et d'une figuré agréable ». Deux ans plus tôt, pensionnaire chez les Augustines, le « diable » s'est converti et a même songé à entrer au couvent. De cette crise de mysticisme, Aurore gardera, comme dit Mme Francine Mallet, « le goût de l'absolu et de l'idéal ». Toute sa vie, elle pensera que « notre vie est faite d'amour » et que « ne plus aimer, c'est ne plus vivre ». Elle voudra « boire l'infini », c'est là « son rêve et sa passion ». En attendant, et faute de mieux, elle interroge le ciel, elle court les champs et les bois, elle fait « l'anatomie de la nature », et s'efforce de comprendre « l'énigme de la vie humaine... (et) celle du moindre atome admis au privilège de la vie ». La jeune fille s'est fait un dieu de ses rêves, elle l'a appelé Corambé, il sera la source de ses fictions romanesques. » Puisque toute religion est une fiction, faisons un roman qui soit une reli• gion ou une religion qui soit un roman... Corambé n'était pas un simple personnage... C'était la forme qu'avait prise et que garda longtemps mon idéal religieux (16). »

(15) Idem. (16) Idem. GEORGE SAND 109

Pour que la réalité répondît à la fiction, il aurait suffi d'une chose : que le premier homme qu'elle rencontrât fût digne de son rêve, qu'il la comprît et qu'elle pût faire sa vie avec lui. Son esprit et son cœur étaient déjà romantiques mais la bourgeoisie de La Châtre ne connaissait que l'intérêt. Aurore espérait, elle attendait « un juste », ce juste dont elle avait fait le portrait à seize ans et qu'elle cherchera toute sa vie. « Le juste n'a pas de sexe moral : il est homme ou femme selon la,volonté de Dieu... Le juste n'a pas de fortune, pas de maison, pas d'esclaves. Ses serviteurs sont ses amis, s'ils en sont dignes. Son toit appartient au vagabond, sa bourse et son vêtement à tous les pauvres, son temps et ses lumières à tous ceux qui les réclament... Le juste est orgueilleux, mais non pas vain... Le juste est sincère avant tout, et c'est ce qui exige de lui une force sublime, parce que le monde n'est que mensonge, fourberie ou vanité, trahison ou préjugé (17). » Hélas, il n'y avait pas de « justes » dans les hôtels de La Châtre et les châteaux des environs, mais des rentiers au cœur dur, des femmes jalou• ses... et plus d'un sot. A défaut d'un juste, Aurore se serait contentée d'un poète, c'est-à-dire d'un homme capable de « jeter un peu de poésie sur les faits de la vie animale ». Aurélien de Sèze, qu'elle va connaître un peu plus tard, répondra à cette définition. Mais à ce moment de sa vie, sa grand-mère vient de mourir et sa folle de mère menace de l'enfermer au couvent ou de l'obliger à épouser un parti de son choix. En vacances chez les Roettiers du Plessis, Aurore fait la connaissance de Casimir Dudevant, fils d'un colonel de l'Empire, comme Maurice Dupin, et d'une servante — un brave garçon assez gai, au nez trop long, qui a neuf ans de plus qu'elle, la traite en amie, et aura l'élégance de lui demander franchement sa main. « Tu fus ce protecteur, bon et honnête, désintéressé, qui ne me parla point d'amour, qui ne songea point à ma fortune et qui tâcha, par de sages avis, de m'éclairer sur les périls dont j'étais menacée. Je te sus gré de cette amitié ; je te regardai bientôt comme un frère... Nos amis communs nous mirent dans la tête de nous épouser. Parmi ceux qu'on m'offrait, P... m'était insupportable, C... odieux... Tu étais bon, et c'était le seul mérite réel à mes yeux (18). » Il suffira que Sophie fasse mine de se mettre en travers de ce projet pour qu'Aurore se décide et qu'elle épouse Casimir (à Paris, le 17 septembre 1822). La voilà donc mariée, et de retour à Nohant. PIERRE DE BOISDEFFRE

(A suivre)

(17) Texte inséré dans la IVe Lettre d'un voyageur. (18) George Sanfl, le Roman d'Aurore Dudevant et d'Aurélien de Sèze, repris dans Histoire de ma vie.