LE CHEMINEAU DE LA MONTAGNE " LA VIE EN MONTAGNE " = Collection publiée sous la direction de = = JACQUES DIETERLEN =

La Collection " La Vie en Montagne " a pour but de vulgariser la meilleure documentation technique, touristique et littéraire relative à la vie en montagne, dans ses manifestations les plus diverses. C'est ainsi que paraîtront dans cette Collection des livres de technique sur le ski, l'alpinisme, le camping en montagne, des monographies touristiques inédites sur telle région encore peu connue du public ; enfin des récits ou histoires, inspirés par la vie émouvante et merveilleuse dans les montagnes, en toute saison et en tout lieu. Cette Collection pourra être mise entre toutes les mains. Elle sera la lecture favorite du skieur, de l'alpiniste, du campeur, du touriste, de tous les amis de la montagne, le recueil de souvenirs et d'études indispensable à tous, la bibliothèque la plus vivante, la plus instructive et la plus agréable.

L'APPEL DU HOGGAR, par Roger Frison-Roche. Prix : 10 fr. LES BATAILLES POUR L'HIMALAYA, 1783-1936, par C.-E. Engel. Prix : 15 fr. CIMES D'OISANS, par Jacques Bœll. Préface de Lucien Devies. Prix : 15 fr. LE SKI POUR TOUS, par André Hermann et Jacques Dieterlen. Prix : 15 fr. SKI DE PRINTEMPS, par Jacques Dieterlen. Prix : 15 fr. KARAKORAM. Expédition française à l'Himalaya — 1936 —, par Jean Escarra, Henry de Ségogne, Louis Neltner et Jean Charignon. Prix : 16 fr.

Chaque volume illustré de croquis et de hors-texte en héliogravure. " LA VIE EN MONTAGNE "

JACQUES DIETERLEN

LE CHEMINEAU DE LA MONTAGNE

Préface de Henry RIPERT

FLAMMARION ŒUVRES DE JACQUES DIETERLEN

LES FILS DE LA NEIGE (Éditions de la Revue du ski). 15 francs. LE SKIEUR A LA LUNE (Éditions de la Revue du ski). 12 francs. CYPRIENNE, ou LA SKIEUSE AU SOLEIL (Éditions de la Revue du ski), 12 francs. LE SKI POUR TOUS (En collaboration avec A. Hermann) (Flam- marion). 15 francs. SKI DE PRINTEMPS (Flammarion). 15 francs.

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. Copyright 1938, text and illustration by ERNEST FLAMMARION. PRÉFACE

Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuis, au delà du spécieux tournant de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout entière avec nous, qui nous a passé entre les mains comme une ombre rêveuse et téméraire ? Comment fixer l'image de ce garçon timide et effacé, qui mit toute son application à vivre une vie volontaire loin du regard des hommes ? Comment oser soulever le manteau de silence de ce mystérieux coureur de cimes, dont on peut dire après Guido Rey : « Il n'a rien révélé de son âme ; il ne laisse rien écrit de ses ambitions et de ses enthousiasmes. Il est resté idéalement silencieux, comme les monts qu'il aimait... » Que de fois ces questions sont venues frapper la pensée de ceux qui ont le mieux connu Léon Zwingelstein, tombé au pic d'Olan, le vendredi 13 juillet 1934, à l'âge de 37 ans. Dans le désarroi que leur laissait la mort de leur cher compagnon de course, ils pre- naient peu à peu conscience de leur qualité d'héritiers spirituels du disparu et hésitaient sur l'usage qu'ils devaient faire du singu- lier dépôt dont ils devenaient comptables. Deux relations de voyages, quelques notes techniques, un mince paquet de lettres, des photos en désordre et une douzaine de petits calepins couverts d'une écriture minuscule et incompréhensible pour les non-initiés, voilà ce que l'on put matériellement réunir parmi les pauvres épaves qui gisaient derrière lui. Pour le reste, on conservait de sa vie alpine le souvenir d'un petit homme râblé, avare de paroles, d'une incroyable résistance physique, opposant à toutes les adversités un calme intrépide, éclairé d'un sourire d'ironie malicieuse bien faite pour décourager les questions indiscrètes. Le bilan officiel de son activité alpine portait à son actif de quoi satisfaire les plus exigeants : une longue liste d'ascensions, de bril- lantes « premières » telles que la Pierra Menta, le Col du Diable, le Mont-Aiguille par l'itinéraire des « Tubulaires », le Col de Bionnassay, et surtout deux raids solitaires à skis à travers les Alpes, dont l'incroyable audace avait exigé une maîtrise au moins égale dans l'art de naviguer sur la neige. Mais ce ne sont pas ces réussites, si éclatantes fussent-elles, qui valurent à Léon Zwingelstein la place de choix qu'il occupa dans le souvenir de ceux qui l'ont connu peu ou beaucoup. Il était impos- sible, pour qui n'en était pas trop indigne, de ne pas ressentir dès le premier abord, la présence d'une nature forte et belle sous l'écorce d'indifférence dont il se dépouillait rarement. Ainsi on entend confusément le murmure des eaux vives de l'Oisans à travers les talus de pierrailles qui les recouvrent. Mais ceux qui ont eu le privilège de vivre dans son amitié savent, seuls, les trésors qui se cachaient dans ce cœur sensible et avide de sympathie. Par pudeur ou gaucherie, il s'exprimait difficilement et se contentait d'un accord tacite. Son âme méditative, à la recherche continuelle du vrai et du beau, s'élevait sans peine au mystérieux royaume de la poésie. Pourtant, il ne lisait pas les poètes, mais il écoutait et regardait, en amitié avec les choses. De telles dispositions l'avaient conduit naturellement à cet amour sans cesse grandissant pour la montagne et pour la vie en montagne. Il s'y trouvait chez lui, loin des calculs des hommes. Là seulement il pouvait se livrer de tout son être à cette « action, sœur du rêve », dans une sorte de domaine enchanté, fait à sa mesure. Avec l'âge et les dures expériences de la vie, il trouva bien plus que de vaines et stériles victoires sur la roche et la glace ; il parvint pas à pas, et au prix de quelles souffrances, à la plus difficile conquête de l'homme, à cette perle infiniment précieuse pour laquelle tout peut être sacrifié : la possession de soi et la paix intérieure. C'est tout ce trésor épars qu'entreprit de rassembler et de sauver Jacques Dieterlen, pour en former l'héritage spirituel du Chemi- neau de la Montagne. Tâche très ardue pour qui n'avait connu le disparu qu'à travers des récits de courses et un petit article « in memoriam » d'Étienne Bordeaux, le Philosophe du livre, l'ami le plus fidèle et le plus proche. Entreprise d'autant plus méritoire, qu'elle supposait un don de sympathie et d'intuition que l'on rencontre rarement. Du premier contact avec la vie extérieure de Léon Zwingelstein, Jacques Dieterlen avait déjà tiré un chapitre important de son ouvrage Les Fils de la Neige où il retraça les péripéties des grands raids à skis de notre ami. Mais ce n'était là qu'un essai, et cet écrivain devait sentir très tôt une curiosité grandissante pour la personnalité même de son héros, qui lui semblait dépasser la mesure de ses actions les plus surprenantes. Il voulut remonter aux sources, questionner les amis, les compagnons du grand silencieux, consulter les petits calepins presque illisibles, méditer devant les photos déjà jaunies, toucher de ses mains les pauvres reliques : la tente, le piolet, le sac usé. Travail de chartiste que de suivre, à travers de maigres documents et des témoignages patiemment rassemblés, le fil d'une destinée capricieuse, traversée de zones d'ombre et de repliements muets. Il voulut aussi reprendre les traces, respirer l'atmosphère, revivre la vie du disparu ; et c'est ainsi qu'on le vit refaire des étapes entières du grand raid, skis aux pieds, sac au dos, frapper à la porte des mêmes auberges, questionner inlassablement les paysans et les guides qui l'avaient vu passer. L'été venu, on le retrouva au cœur de l'Oisans, campant en com- pagnie du Philosophe, sous une petite tente jaune, au plan du Carrelet, au Col des Avalanches, à la Tête de la Maye, parlant peu et se nourrissant de l'humble pitance des vieux oisanais. Car c'est bien à écouter les torrents, à guetter le lever du jour, et à sentir la roche dure sous ses côtes, que l'on apprend les secrets du « mauvais pays ». Voici maintenant l'œuvre achevée sous nos yeux. Il ne nous appartient pas de la louer ni de la critiquer dans cette forme presque épique que lui a donnée son auteur. Nous pouvons toutefois marquer que le sentiment d'amitié qui l'anime et la fidélité scrupuleuse des contours donnent à la figure qui est évoquée une saisissante réalité. Oui c'est bien pour nous, ses compagnons de cordée, ses amis, le « vieux Zwing » qui revit dans ces pages. Le voici, marchant de son pas tranquille, à peine courbé sous son gros sac, guidant précautionneusement quelques novices dans leurs premiers pas en montagne; le voici aux prises avec la glace et le rocher, si calme et assuré au milieu des pires difficultés, qu'il semblait lié par un pacte d'amitié avec les prises les moins sûres et la neige la plus sournoise ; le voilà maintenant revenu à son campement, affairé autour de sa petite tente bien abritée contre le vent et auprès de sa cuisine savante, délectable pour lui seul. Il nous semble encore entendre ses mille petites malices traditionnelles des jours heureux, après les victoires chèrement acquises, quand il n'y avait rien d'autre à faire qu'à se laisser vivre. Les autres, nos frères alpinistes, y trouveront ample sujet de méditation, bien qu'il soit hors de question de proposer en exemple sa destinée singulière à ceux qui vont à la montagne en virtuoses ou en simples amateurs. Que l'on n'aille pas croire qu'il suffit de s'affranchir de toutes les règles classiques pour atteindre aux formes les plus hautes de l'alpinisme. La solitude en haute montagne est une épreuve redoutable que bien peu peuvent supporter. C'est ce très grand amour pour les choses d'en haut qui doit nous frapper le plus. Si cet homme a beaucoup reçu de ses séjours en altitude, c'est qu'il a beaucoup apporté ; c'est qu'il s'est dé- pouillé peu à peu de cette gangue de vanité et d'orgueil qui s'allie si facilement aux sentiments les plus nobles. Son message, il nous semble l'entendre, est qu'il ne faut pas monter vers les cimes avec de folles pensées d'acrobaties, avec des appétits de gloire tarifée dont la médiocre valeur n'apparaît qu'au retour, une fois couchée sur le papier des périodiques. Il faut tâcher, au contraire, de s'élever avec les yeux émerveillés d'un enfant, d'une marche humble et silencieuse, attentif au spectacle que déroulent lentement la forêt, l'alpage, le monde des pics et des glaciers. L'enseignement que l'on peut tirer de ces pages déborde même singulièrement le domaine un peu étroit de l'alpinisme, et tel qui n'aura jamais pu contempler ou gravir les montagnes, trou- vera son profit au récit de cette marche désespérée vers la Fontaine de Jouvence. Il est certaines entreprises que l'on peut tenter à l'image du Chemineau de la Montagne, dans la vie la plus confinée et la plus dépourvue d'aventures extérieures et ce n'est pas tout à fait par hasard que la conquête de certains biens essentiels a été comparée à l'ascension d'une montagne, bien avant la nais- sance de l'alpinisme. Lorsqu'il quitta pour la dernière fois le Refuge du Pas d'Olan, tapi sous une haute muraille de rochers rougeâtres, Léon Zwin- gelstein pensait peut-être, en cheminant silencieusement aux côtés de son compagnon, qu'une vie nouvelle allait commencer pour lui. Il avait sacrifié définitivement et d'un cœur léger tout ce qui l'avait cruellement embarrassé dans ce monde : le souci des biens matériels, la considération sociale, la réussite dans une carrière. Il pouvait enfin entreprendre une œuvre personnelle dans laquelle il mettrait le meilleur de lui-même et qui aurait plus de prix à ses yeux que le pain et l'abri de son corps. Loin des « fantômes qui gouvernent ce monde », il s'avancerait joyeusement vers le large dans une arche qui ne sombre pas. Il en fut autrement par le jeu de quelques roches aveugles, et la petite cordée ne revint jamais au refuge. Il serait abusif de faire parler les morts ; mais s'il eut un éclair de conscience avant d'être emporté sur les dalles grises du couloir qu'il descendait sous l'orage, et où son pauvre corps allait se briser sans merci, nous croyons qu'il entrevit, à cet instant, moins l'anéantissement de ses rêves dans l'horrible chute, que le rac- courci rencontré soudainement vers une réalité plus désirée et plus belle. HENRY RIPERT.

LE CHEMINE AU DE LA MONTAGNE

CHAPITRE I IL EST DES ÊTRES ENCHANTÉS...

Il est des êtres enchantés, des êtres marqués depuis tout temps par le sceau de quelque prédestination inéluctable, désignés par un sort étrange, et qui, dans un monde ennemi de la nouveauté et de l'extravagance, poursuivent dans le recueillement un chemin solitaire et incompréhensible : le vicomte Charles de Foucauld obéissant à l'appel de la solitude après une vie mondaine pleine d'agitation, et finissant ses jours, en saint, dans le désert ; Ernest Psichari « chargé de l'affreuse vision d'une vie engagée dans le désordre des sentiments et des pensées », s'en allant en Afrique pour fuir son milieu et sa famille, pour « mettre enfin de l'ordre dans ce désordre qu'en naissant il avait trouvé en lui », et tombant en héros dans les premiers combats de la Grande Guerre ; Michel Vieuchange étouffant dans le cadre trop absolu d'un intellectua- lisme bourgeois, et, « pour mieux éprouver la force de sa pensée, la force de son corps et la violence de son désir », partant, seul, parmi les dissidents du Rio de Oro, découvrant la mystérieuse Smara, « Smara, ville de nos illusions...», après un raid épuisant et terrible, et mourant au retour dans les bras de son frère, vaincu mais triomphant ; enfin Léon Zwingelstein, las des difficultés et des laideurs de la vie d'Après-Guerre, possédé par la montagne et l'ayant possédée, en maître, se lançant dans une fantastique randonnée de 2.000 kilomètres dans la neige, cramponné à ses solitudes glacées comme à une bouée de sauvetage, puis, un jour, tombant d'un grand pic, dans la paix intérieure enfin conquise — sont ces envoûtés de la vie. En eux des forces mystérieuses agissent, remuent, qui les troublent au point de leur faire perdre le sens de la vie, pour les emporter finalement jusqu'aux plus hautes altitudes de l'idéalisme ou de la folie. Il est des êtres inexprimables, comme s'ils avaient dépassé les limites mêmes de la vie, de grands oiseaux aux ailes trop im- menses pour les besoins terrestres, et qui, dégoûtés des hauteurs moyennes et des airs viciés, ne peuvent accomplir leur vol que dans les nues sublimes de quelque ciel illuminé. Le monde, qui craint ce qu'il ne comprend pas ou ne parvient pas à atteindre, traite ces hommes d'originaux ; il n'est pas loin de les mépriser tout à fait, car il en a peur, comme le peuple avait peur des premiers sages et des premiers anachorètes. On éprouve toujours de la gêne à voir des êtres qui vous dépassent ou vous contre- disent ; on se sent écrasé, comme par des pics dressés trop droits au cul-de-sac d'une vallée ; on n'en parle pas ; on affecte de les ignorer, car la comparaison serait trop humiliante. Mais le temps passe. Les grands oiseaux ne sont plus ; ils sont tombés un jour, l'aile fracassée par les pierres de la vie. Au fond de leurs soli- tudes jalouses, la Mort a retrouvé ces rebelles, et elle les a ramenés dans le rang. Ils ne sont plus. Le monde n'a plus à les craindre. Alors, ces fous, ces originaux, ces réprouvés, tous ces « Lord Jim » des aventures incompréhensibles, on se met peu à peu à en parler ; on recherche la trace de leurs exploits, on évoque leurs enchan- tements ; et il vient un jour où ceux-là mêmes qui avaient été raillés ou négligés de leur vivant, prennent tout à coup figures d'apôtres ou de précurseurs. Ainsi les vieux sapins géants émergent peu à peu des brumes de la forêt, dessinent leurs troncs labourés . sur les grisailles étendues, montent et dépassent tous les autres arbres, et l'on s'aperçoit qu'ils sont véritablement très grands. De Foucauld, Psichari, Vieuchange, Zwingelstein ! Il y a eux, mais il y en a bien d'autres encore, et il y en a eu beaucoup de semblables sur la terre, depuis que les hommes ont compris que l'on ne vivait pas de pain seulement. A les voir superficiel- lement, ces êtres, on ne songe pas tout d'abord qu'ils peuvent se ressembler ; on ne les groupe pas dans une même famille ; mais lorsqu'on les examine d'un peu près, qu'on les étudie, on s'aperçoit bien vite qu'ils ont des visages de frères. Certes, les mobiles auxquels ils ont obéi sont différents, et différents aussi les motifs, ou plus ou moins exprimés ; mais il est impossible de voir ces quatre solitaires sans s'étonner qu'ils aient pu, en prenant des points de départ si opposés, suivre des chemins si semblables. Tous les quatre, ils partent d'un grand désenchantement ; tous les quatre ils songent alors à réaliser quelque chose ; ils conçoivent un dessein immense, disproportionné à leur taille, comme une sorte d'anéantissement de tout leur être ancien et détestable ; tous les quatre ils se jettent dans une folie, se lancent vers un but impossible ; et tous les quatre aussi ils sont frappés de mort violente, en pleine jeunesse, en pleine grâce, à peine après avoir atteint le but si ardemment et si terriblement désiré. Mais cette félicité qu'ils se sont conquise au prix de leur sang, ce havre de paix et de béatitude qu'il ont enfin touché en tremblant, ils n'y demeurent pas, ils n'en jouissent pas, ils ne s'y reposent pas en toute quiétude ; car il plaît au Seigneur de rappeler à lui les bien- heureux auxquels il a permis d'entrevoir un court moment durant leur vie, la Terre promise. Le Père de Foucauld a reçu l'auréole des saints, et dans le désert, les roses de l'adoration ont poussé dans les empreintes de ses sandales ; l'Église a ouvert le manteau de la miséricorde pour recevoir Psichari repentant ; Smara, que Vieuchange atteignit après sa longue marche, devient une épopée à l'édification des générations modernes. Voici le tombeau de Léon Zwingelstein. Sur la route glacée que le pèlerin solitaire a suivie avec tant d'ardeur et d'héroïsme, sur cette trace enchantée que quelques amis à peine avaient re- marquée, jetons maintenant la palme due aux martyrs ; gravons sur la pierre du cimetière alpin la parole qui fera s'arrêter le passant : Hic jacet miles fortis. Voici l'âme d'un conquérant. C'est un mystère douloureux que l'oubli dans lequel ces voya- geurs passionnés ont été laissés pendant leur vie. Mais il faut com- parer ces sommets de l'âme humaine à ces « lieux où souffle l'esprit » dont parle Barrès, à ces « collines inspirées dont il est encore beaucoup par le monde qui ne sont pas révélées. ». Ce sont des âmes voilées dont nul n'a reconnu la grandeur. Un Zwin- gelstein, comme d'autres peut-être qui furent ou qui seront, ne pouvait que passer inaperçu ; il ne devait pas se faire remarquer, puisque l'ignorance de son geste était précisément ce que récla- mait ce grand silencieux ; et, de fait, à part deux ou trois amis qui surent découvrir le cœur de l'homme sous les habits de l'aven- turier et se plurent en son commerce, à part quelques fidèles très près de lui, très parents spirituellement de lui, personne ne jugea utile de jeter un regard sur ce vagabond, ce chemineau lancé dans un voyage inexplicable à travers la montagne. Lui-même, il passait, fuyant les foules, ignorant les milieux alpins, et, bien qu'il ne se fût pas permis de juger ou de formuler une opinion trop aiguë, il avait, dès qu'il apercevait quelque personnage officiel, un regard de côté de ses yeux malins et une moue de la bouche qui en disaient long sur ses sentiments personnels. Il ne se sentait pas pétri du même limon que ces gens ; il avait donné à son action un autre but ; il était sollicité par d'autres besoins, et ce pourquoi il se considérait sur la terre était infiniment plus grand que tout ce qui pouvait acca- parer l'esprit des politiciens de la montagne. C'était une chose immense, merveilleuse, sa chose à lui, sa nécessité, son but, sa bataille, sa vie en un mot ; et cela se passait sur un plan qui dépassait singulièrement le plan ordinaire de l'humanité. Ce dont la plupart des hommes ont besoin pour vivre, ils le découvrent sur la terre, très bas ; lui, il ne pouvait le trouver qu'en montagne, très haut, et pendant tout le temps. Et lorsqu'il revint de sa Terre sainte, ce qui avait empli son âme était quelque chose de tellement beau, de tellement unique, qu'il ne sut même pas en parler élo- quemment. Peu de gens connurent le départ du conquérant de Smara ; presque personne ne fut tenu au courant de la randonnée du skieur blanc. Mais voici que les brumes du temps se sont déchirées. Les « lieux où souffle l'esprit » ont apparu à l'horizon ; des âmes, un moment voilées, se dégagent mystérieusement et s'imposent à notre attention. Comme ces vieilles églises de province qui nous invitent à pénétrer dans leur ombre silencieuse et troublante, des noms, des visages nous commandent aujourd'hui de découvrir leur intimité. Les faces trop bien peintes ou les portraits trop léchés de tant de comédiens de la vie ne nous intéressent plus guère. Ce que l'on veut, c'est sentir un peu de passion sous ces éternelles complaisances du monde, un peu de cran derrière tant de faci- lités étalées ; ce que l'on veut, à la fin, c'est rencontrer des êtres qui ne sont pas mus par l'intérêt ou le plaisir, et qu'une singu- larité ou une folie a su emporter un jour vers un but intraduisible. Ce dont notre imagination a besoin, c'est de savoir qu'il est de grands oiseaux qui se sont envolés un soir vers des cieux tout remplis d'étoiles, et qui ne sont jamais revenus. Nous voulons rencontrer des êtres enchantés. Ce qu'ils eurent contre eux, durant leur vie, ces pèlerins, ce fut la solitude où ils s'enfoncèrent avec un égoïsme passionné. Pour le prix de la paix, de leur paix à eux, ils sacrifièrent tout, renièrent tout, oublièrent tout. Cramponnés à leur rêve, ils sor- tirent de ce monde pour un autre monde qu'ils avaient formé à la taille de leurs illusions. Or, les hommes n'aiment pas ceux qui prétendent se passer d'eux; ils distribuent leur estime ou leurs louanges dans la mesure des témoignages qu'ils reçoivent. Ils donnent à qui leur donne. Ils n'ont jamais aimé les solitaires. Ainsi agissent les clubs officiels. Ils mènent grand tapage autour d'en- treprises montées avec force moyens et publicité, mais ils ne dépo- seraient pas l'aumône d'un souvenir sur le nom du voyageur qui, pauvre, et n'ayant plus rien au monde que la montagne, lui demanda toute sa consolation, tout son bonheur, toute sa paix, et donna à la dame de son cœur cet amour qu'il n'avait pu ré- pandre autour de lui. J'ai toujours aimé ces solitaires de la vie. Il me semble qu'ils sont les gardiens de secrets ou d'énigmes enchanteresses, comme peuple, autrefois, vénérait les simples, qu'il croyait détenteurs de charmes surnaturels. Cette figure d'alpiniste m'avait depuis longtemps fasciné : ces marches solitaires, cette vie d'anachorète, ces quelques phrases écrites par lui et gardées par des mains pieuses, ce nom même, et par-dessus tout, les raisons de cet effort, tout cela était comme mille questions que, pendant des années, je me posais. Je voulais savoir le pourquoi de cette aventure, ce qui l'avait déterminée, je voulais connaître cet homme. On ne l'avait pas dit, ou tout au moins, pas suffisamment, et surtout pas à la place où cela aurait dû être dit. Ce n'est pas tout qu'une ou deux revues alpines aient cru suffisant de publier les notes de route de ce mystérieux coureur des cimes, sans un mot de commentaire, du reste, avec une sécheresse tout officielle, avec un admirable manque d'âme. Il devait y avoir une raison. Il devait s'être déroulé un drame derrière ces faits présentés par leur auteur dans une concision et une nudité effarantes. J'ai cherché ; j'ai questionné. Partout l'ignorance, l'indifférence, — à part, bien entendu ses deux ou trois amis, auxquels on pourrait ajouter quelques autres relations ; mais enfin, on ne peut du premier coup trouver tout le monde, et surtout n'a-t-on pas raison de vouloir enquêter d'abord parmi ceux qui avaient le devoir de veiller sur ce souvenir ? — J'inter- rogeais un jour un homme qui avait couché dans la même chambre que lui, à son passage au Montgenèvre. « Ah ! oui, répondit-il, cet idiot qui a encombré mon lit avec son barda et qui m'a réveillé en partant ! » Partout, à peu près le même refrain. D'autres qui auraient dû le remarquer et mettre en valeur son exploit — ne fût-ce que comme exemple, comme enseignement — faisaient la sourde oreille lorsque je les questionnais. Pourtant, pour ces gens, quel beau sujet d'articles dans un journal de montagne, quel reportage humain et si plein de leçons ! On passe toujours à côté de la vie. A la fin, deux ou trois qui furent de ses amis — ils sont rares, car cet homme était difficile à pénétrer — voulurent bien me confier quelques lettres de lui, des manuscrits, des cahiers de notes, me montrer le matériel qui lui avait appartenu, sa tente, son sac, sa paire de skis, son piolet. Je parcourus les montagnes qu'il avait ascensionnées. Bientôt, sa figure se précisa pour moi, prit un relief extraordinaire. Il allait devenir possible de faire de cet homme un portrait véritable, de raconter son épopée, de la faire revivre tout entière dans un livre, dans une belle histoire émouvante et utile. La voici, telle qu'elle est sortie d'une infinie piété et d'une loyale recherche. Voici ce pèlerin solitaire, ce vagabond des neiges, ce conquérant des cimes. Voici Léon Zwingelstein, le skieur. Tel qu'il est, ou si peu qu'il soit ici, il m'a semblé qu'il représentait suffisamment la figure sous laquelle il eût le mieux aimé être dépeint : celle d'un montagnard. Pour le reste, peu importe, tant il est vrai que des visages multiples et souvent contra- dictoires que nous offrons au cours de notre vie, un seul soit néces- saire. Les autres n'ajoutent rien au tableau. Nous ne sommes jamais qu'un seul et même homme, autour duquel s'agitent des comédiens inutiles et passagers. Si l'on veut pouvoir, comme je l'ai dit, rapprocher le portrait de cet homme de celui de ses autres frères en la solitude, il ne faut pas trop s'attarder à analyser les différences qu'il offre avec eux sous le rapport de la vie de l'esprit. De Foucauld et Psichari doivent leur aventure à la grâce qui les avait tout à coup transfi- gurés et lancés dans une voie absolument nouvelle ; ils furent de grandes figures catholiques, des consciences humaines d'élite, et leur foi illumine leur chant, comme ces eaux silencieuses et invi- sibles dont on sent partout la présence sur les chaumes des Vosges. Vieuchange ne fait acte de foi, de foi catholique également, que sur le point d'expirer. Zwingelstein, lui, appartenait à la religion réformée. Cela expliquera bien des choses de sa pensée et de sa vie. Mais quel est le chrétien qui ne voudrait pas voir dans ces hommes, par delà les limites discutables de leur religion parti- culière, des frères vivant en Dieu ? Et si, par une sorte de pudeur malheureuse, de retenue facilement explicable par l'éducation qu'il reçut, l'homme des neiges ne laissa jamais transpirer sa foi ou exprimer son credo, qui ne sait que, dans son besoin de com- munier sans cesse avec l'Invisible, avec le Secret dont il sentait la présence en son âme pieuse, cette pauvre grande âme assoiffée rejoignait dans l'infini du divin, l'âme magnifiquement ouverte du prêtre saharien, celle du soldat de Dieu, et celle aussi de l'explorateur marocain, car aussi bien les voies du Seigneur sont imprévisibles, et inexplicables les chemins qu'il offre aux hommes pour atteindre leur salut. « Il est plusieurs demeures dans la maison du Père. » Sans doute l'ermite du Sahara s'apparente-t-il plus aisément avec le petit-fils de Renan, et Vieuchange semble être plutôt le frère jumeau du skieur ; mais ne sont-ce pas là des différences bien minimes, et ces quatre chevaliers du silence ne sont-ils pas tout semblables aux yeux de Celui qui, seul, possède les balances à peser les âmes ? « Solitude et silence, voilà ce que nous réclamons, écrit l'alpi- niste Guido Lammer, pour entendre au fond de nous cette voix, cet appel des cimes, pour découvrir notre meilleur no us-même, et pour que nous nous retrouvions les uns les autres, nous que lie une parenté originelle » (1). Et c'est bien là la devise inscrite sur l'écu de ces chevaliers : « Solitude et silence ». Et voilà pourquoi, à fouiller longtemps dans leur vie intime et à pénétrer leur âme, nous n'avons pas pu nous empêcher de placer ces tombeaux dans le même cimetière céleste et d'élever sur eux une seule et même croix. Mais si la vie religieuse du Père de Foucauld ou la conversion d'Ernest Psichari, si même l'exploration de Vieuchange peuvent demeurer un exemple élevé ou une leçon de morale, en quoi, dira-t-on, peuvent aider l'humanité les randonnées solitaires d'un Zwingelstein ; quel enseignement tirer de ces efforts déployés dans la neige sans but et sans profit, de ces aventures acrobatiques et d'une folie tout évidente ? Arrière, ces esprits paresseux et timorés qui ne savent découvrir l'essence des choses sous leur apparence terrestre ; silence, ces mondains qui jettent le mépris de leurs jugements superficiels sur la vie des jeunes alpinistes ! C'est ici un domaine interdit aux pensées médiocres. Que ceux qui ne se sont jamais donné la peine de réfléchir ou de lire dans le livre de la vie, se taisent. On ne saurait parler sans la foi des cathédrales du Moyen Age ; on ne peut pénétrer ces cathédrales de l'âme moderne sans se mettre à genoux ; et si l'on veut comprendre le pourquoi de cette ado- ration et les raisons de la passion qui pousse aujourd'hui tant de jeunes à tout sacrifier à la montagne, même leur vie, que l'on (1) Guido Lammer, Fontaine de Jouvence, Dardel, p. 6. veuille bien monter un peu jusqu'à ce domaine des hautes alti- tudes ; qu'on sache aller jusqu'à un refuge et s'y endormir dans la sainte fatigue du soir ; qu'on sache, surtout, se pencher sur ces natures d'élite cramponnées à leur rêve comme à quelque île où relâcher ; qu'on relise ces lettres griffonnées à un ami au retour d'une ascension, ces pauvres carnets de route souvent illisibles à force d'avoir été lavés ; et alors on comprendra, et toute la gran- deur tragique de ces gestes, toute leur nécessité, tout leur doulou- reux enseignement apparaîtront soudain, comme un coin bleu du ciel au milieu du déchirement des nuées, après l'orage. Écoutons ce que dit l'un de ces conquérants : « Nous sommes les guides qui conduisons, dans un avenir plus beau, à un combat livré avec des armes plus nobles que le machi- nisme et la chimie. Et, comme prix de notre rôle de guides et de nos fatigues, il nous échoit, dès maintenant, une double joie : la joie du Beau et de l'exploit audacieux, joies insoupçonnées du pâle jouisseur qui ne poursuit que le plaisir. Nous, au contraire, nous voulons imprégner tout notre être de la sereine beauté de nos montagnes et de l'esprit d'abnégation et d'héroïsme. « ...L'homme qui lutte héroïquement, n'est-il pas un être beau et harmonieux ? Ce corps endurci, infatigable, qui défie toutes les tempêtes, le chaud, le froid, la soif, supporte des fatigues prodi- gieuses et est capable de se coller aux murailles de rocher ou de glace les plus rebutantes, aux glaciers les plus crevassés et de les vaincre ; cette science intelligente de la montagne et de la nature qui pèse soigneusement tous les détails et suscite un plan habile ou un acte judicieux ; cette forte discipline de soi-même, cette résignation stoïque et librement consentie aux fatigues, aux souf- frances et aux intempéries ; ce déploiement d'énergie, cette vo- lonté de fer qui unit dans l'action toutes les forces de l'âme et du corps, pour vaincre la montagne, les éléments et nos propres défaillances : tout cela n'est-il pas beau ? Et n'avons-nous pas, nous autres alpinistes, conservé dans nos cœurs un profond respect de toutes les grandes choses, respect qu'ont complètement perdu nos contemporains ? N'avons-nous pas créé une camaraderie nou- velle, héroïque, charitable, fidèle et dévouée au plus haut degré et par conséquent une belle humanité ? N'avons-nous pas décou- vert la Fontaine de Jouvence pour des milliers d'hommes ? » (1). Et cet autre encore : « Quelques traces des énergies recueillies là-haut demeurent en nous dans les aventures de la vie et nous font passer sereinement à travers les épreuves les plus douloureuses et les plus graves. « Descendus à la plaine, nous portons en nous l'empreinte pro- fonde de la haute montagne, et de même que dans les poumons une caresse de l'air pur semble être demeurée, de même au fond du cœur vit une petite flamme inextinguible qui l'illumine et le réchauffe : un idéal » (2). Enfin, Zwingelstein : « Le véritable alpinisme est intérieur. J'ai peut-être plus joui de l'ascension morale que de l'ascension physique... A mesure que l'on monte, l'âme aussi s'élève, se détachant de tout ce qui est bas et de tout ce qui est laid. Elle aspire à quelque chose de mysté- rieux et de parfait ; elle s'élance dans l'infini, vers l'idéal, vers ce qui échappe à notre compréhension, vers Dieu ! » Voilà ce qui demeure au fond de tous ces exploits ; voilà le cristal de roche charrié par ces torrents impétueux. Les propos tenus par ces jeunes hommes prennent pour nous la valeur d'un évangile, et leurs carnets de route demeurent comme un testament laissé à notre méditation. Une épopée nouvelle s'inscrit dans l'his- toire ; un nouvel honneur force peu à peu à l'attention. Voici les conquérants d'une autre toison d'or. Suivons-les ; écoutons-les ; il y a plus d'enseignement dans leurs gestes que dans bien des bon- heurs tranquilles. Comme il faut briser les plus dures roches avant d'y trouver l'améthyste magique, fouillons ces vies contradictoires, analysons ces folies, afin d'y découvrir les trésors de poésie et d'adoration qu'elles peuvent recéler mystérieusement. Le jour baisse. L'ombre du soir rampe aux pierrailles des monts. Là-bas, en direction du Pic d'Olan, de grandes nuées violacées s'étirent. La vallée s'assombrit. Sur le chemin qui longe le torrent, devant cette pierre dressée pour la mémoire de l'alpiniste, arrê- (1) Guido Lammer, op. cit., p. 3. (2) Guido Rey, Alpinisme acrobatique, Dardel, p. 102. tons-nous et écoutons... Une grande parole s'élève du cimetière alpin : c'est celle de Zwing le solitaire ; et avec elle, il semble que monte aussi la parole de tous les autres, la parole de tous les jeunes hommes qui sont partis un jour dans la montagne pour lancer le cri de leur foi, et que personne n'a entendue.

CHAPITRE II L'OISANS PARLE AU CŒUR D'UN HOMME I Le matin d'un beau jour se levait sur les montagnes de l'Oisans. Assis sur une roche à l'à-pic de la vallée, un homme, seul, le menton dans la main, regardait la lumière envelopper insensible- ment le bord denté des monts et fuser dans le ciel. Il paraissait jeune, avec un visage hâlé par la vie en plein air. Immobile et comme recueilli, il regardait au loin. Il avait quitté très tôt avant le jour le hameau de la Bérarde, là-bas, tout en bas, pour grimper à la Tête de la Maye, à ce pro- montoire rocheux, ce belvédère unique, presque artificiel, domi- nant superbement le confluent de quatre vallées. « Montez à la Maye, lui avait-on dit à ; il n'y a pas de plus bel endroit pour contempler le pays d'Oisans ! » Il n'y était jamais venu ; mais comme beaucoup, en arrivant en Dauphiné, il s'était mis à feuilleter des guides, à lire des livres d'alpinisme, à étudier cartes et photographies, et, la tête toute remplie des noms des premiers conquérants de ces montagnes, il s'était élancé vers elles, dans la curiosité et l'émotion de voir enfin de près le théâtre de tant d'exploits célèbres : Whymper, les Écrins, la , le Père Gas- pard, la chute de Zsygmondy, tous ces détails remontaient du fond de leur passé, comme les souvenirs de l'histoire grecque au voyageur gravissant pour la première fois l'Acropole. Seul, et le cœur gonflé d'espérance, il suivait au flanc de la montagne le long sentier qui sinue. La nuit était claire et fraîche. L'aube ne blanchissait pas encore, et cependant on sentait que, par derrière le velours uniformément assombri du ciel, l'éternel mystère de la renaissance du jour allait dans un moment éclater. Près du crois- sant fin de la lune une étoile brillait, la dernière, qui vacillait fai- blement. Toute cette fin des ténèbres sur la terre, si pleine d'étran- geté et de silence, remplissait d'un trouble très profond le cœur du jeune homme. Son piolet sous le bras, il allait d'un pas leste, aspirant à pleine bouche l'air vif de la montagne, la chemise ouverte sur sa poitrine nue. Et il se sentait heureux dans toutes les fibres de son être. Dans quelques instants il pourrait embrasser du regard les montagnes, les découvrir toutes, distinguer chaque pic, chaque arête, les nommer de leurs noms... Montagnes reines ! A mesure qu'il gagnait de la hauteur, leur chaîne magnifique s'élargissait et s'approfondissait encore autour de l'horizon, coupée par le sillon profond des vallées. Des nuées vagues, ou au contraire plus denses, en voilaient par endroits le profil à peine distinct, des nuées que le jour allait sans doute dis- siper, comme aussi les vapeurs qui traînaient encore, çà et là, dans le fond lointain des gorges. Le sentier sinuait maintenant plus raide, coupé de barres ro- cheuses ou de dalles lisses qu'il fallait attaquer avec prudence ; le vide se creusait aux pieds de l'alpiniste. Il s'arrêta pour souf- fler. Plus d'une heure déjà qu'il marchait, et sans la moindre peine, et avec toujours dans le cœur cette allégresse, ce conten- tement intime, cette facilité qui résultent de l'harmonie parfaite des sens et de l'esprit, de l'équilibre unique donné au corps par une marche égale et régulière en haute montagne. Il promena ses regards autour de lui. En vérité, le jour n'était pas loin de poin- dre, car, déjà, vers l'Orient, le ciel blanchissait, devenait plus léger ; les voiles de la nuit se dissipaient, comme ces invisibles mousselines tendues devant des scènes de théâtre, et qui, l'une après l'autre s'élèvent sans qu'on s'en aperçoive. Un air plus frais passa, le vent de l'aube. Il releva son col. Quelle course splendide et quasi inimaginable ! Déjà, les grands sommets se dessinaient en des silhouettes plus nettes sur les pâleurs de l'aube. Encore un moment et il les reconnaîtrait les uns après les autres ; il pour- rait retrouver sur leurs flancs les souvenirs des tragédies d'antan... Il repartit. Et son escalade l'enivrait, le transportait véritable- ment jusqu'au sommet. Il pliait ses genoux, bandait ses mollets, tendait ses cuisses avec un bonheur grave ; il respirait avec convic- tion, il voulait vivre jusqu'à l'exaltation ces minutes exception- nelles où l'être semble participer d'une sorte d'allégresse merveil- leuse. Il montait comme il n'avait encore jamais monté de sa vie ; il se découvrait un cœur ardent d'alpiniste, comme il se sentait des jambes qu'il ne se connaissait pas. La montagne ! monde unique, séjour divin ; ah ! comme il allait bien lui donner main- tenant le meilleur de lui-même, toute son âme, toute sa force, toute sa jeunesse qui n'avait point encore eu son épanouissement et qui l'aurait là, sur cette terre, dans cet empire inaccessible des hauts sommets. Et ces sommets, il se sentait de taille à les conqué- rir les uns après les autres, comme avaient fait les grands conqué- rants ; il les aurait aussi pour lui tout seul ; et il connaîtrait ces émotions sublimes qui avaient ravi et emporté dans un élan tra- gique tant d'autres hommes avant lui. Il monta longtemps, escaladant les blocs en les empoignant à bras-le-corps, et les montagnes semblaient s'élever avec lui, s'élargir jusqu'au plus loin de l'horizon en une couronne dentée immensément étendue. Il franchit les dernières roches presque en courant ; alors, le front couvert de sueur, le cœur battant à cra- quer, il traversa l'étroit plateau du sommet, enjamba un rocher, sauta sur un autre : enfin, il atteignit le bord extrême de l'à-pic. Il s'assit. Silence ! La terre s'éveille. C'est l'heure mystérieuse où palpitent les choses. Ne bougeons plus ; attendons. Tout va naître. Du sommet ce promontoire, c'est un spectacle inoubliable. N'en perdons rien aujourd'hui. Pour le vrai, cet horizon de la Tête de la Maye est si vaste, et le plateau lui-même si encombré, qu'il faut presque changer de roche à tout moment pour arriver à embrasser la chaîne en- tière des montagnes. Mais quelle joie ! Un théâtre de dix scènes juxtaposées, toutes aussi passionnantes l'une que l'autre. Voici, là-bas, au Nord, la large vallée des Étançons, grise, toute en pierrailles, avec ses restes de névés, ses éboulis et, la traversant de toute sa longueur, le ruisseau laiteux du torrent. Tout au fond, le glacier des Étançons ferme l'impasse avec, droit au-dessus, la muraille de la Meije, sa brèche, ses plans de neige encore ternes et ses pans de roche tout en ombre. Voici, vers la droite, le pain de sucre du Pic Nord des Cavales, le Pic Gaspard, le massif de la Grande Ruine, le Pic Bourcet, la Roche Faurio ; enfin la face Ouest des Écrins dominant la vallée de Bonne Pierre, étroite, raide et d'une désolation infinie. Mais derrière la chaîne dentée dont les détails se noient dans le contre-jour du matin, le ciel insensiblement s'est éclairci. Quel- que chose doit éclater là-bas, derrière l'imposant mur des Écrins, un feu d'artifice dont les fusées vont jaillir d'un instant à l'autre... Sur sa roche, l'homme s'est levé et il regarde maintenant émer- veillé. Comme c'est long, cette naissance du jour ! Par où le soleil va-t-il lancer ses premiers feux ? Là-bas, vers le Sud, l'Ailefroide dresse sa face grise en camaïeu, sa muraille terne et si froide ; puis c'est le glacier de la Pilatte, immense et livide, bouchant ce fond de vallée supérieure du Vénéon où le torrent sinue aussi, comme ailleurs, filet blanc débordé de la cuve glaciaire ; enfin, les Bans, les Pics du Says, la grande Aiguille de la Bérarde, et très au loin, les Fétoules. La vallée du Vénéon forme, plus à l'Ouest, le quatrième rayon de cette roue panoramique, tout en demi- teintes grisâtres, mauves ou violacées, suivant la place ou le jet de lumière qui vient l'illuminer à travers les déchirures des nuages qui s'étirent. Il regarde, comme si pour la première fois ses yeux contem- plaient la face du monde, comme s'il voulait ne rien perdre de ce spectacle... Et dans ce même moment, fusant par la brèche du Col des Écrins, le soleil apparut, lança deux, trois, dix fusées qui vinrent éclater sur les sommets environnants. Vision sublime ! La montagne s'éveille. Il semble qu'elle se mette tout entière à rire, à chanter ; qu'elle veuille s'élancer hors des ténèbres, monter, monter encore dans le ciel. La nuit, la mon- tagne dort ; elle est comme repliée sur elle-même, ramassée dans son engourdissement; mais vient le jour, et elle grandit aussitôt, s'élève, se dresse jusqu'aux plus hautes altitudes de l'espace, se détend tout entière et se cambre comme une reine qui monterait le grand escalier de son trône... Le soleil a jailli tout entier par- dessus la Roche Faurio. C'est le grand jour. Oisans superbe et solitaire ; montagnes convoitées impérieuse- ment, vous voici donc toutes avec vos luttes, vos combats, vos tragédies ! Voici vos couloirs fameux, vos cimes qui se sont si longtemps refusées ; voici l'Histoire ! Penché sur sa carte, l'alpiniste s'efforçait de mettre des noms sur tous ces sommets, et il en évoquait la conquête. Sous l'ardente lumière, les massifs prenaient des formes plus hardies et plus impressionnantes. Là-bas, c'était la haute muraille argentée des Écrins avec sa profusion de pointes, de clochetons, de pinacles, de gendarmes dressés en un pan uniformément clair dans l'axe par- fait de la vallée de Bonne Pierre encore dans l'ombre. Les Écrins ! Première ascension : Édouard Whymper, le 26 juin 1864, avec Moore, Walker et les guides Christian Almer, de Grin- delwald, et Michel Croz, de Chamonix. La montée par l'arête orientale ayant été jugée impossible, les ascensionnistes décidèrent d'attaquer le sommet par le versant Nord. Pendant plus d'une demi-heure, le brave Croz tailla des marches dans une glace dure comme du fer. Mais la caravane n'avançait pas et quelqu'un pro- posa de retourner sur l'arête. C'est alors que Croz s'écria en se précipitant sur Whymper : « Allons-y donc par tous les moyens ; le plus tôt sera le mieux ! » Et il tailla encore pendant plus de deux heures. A la fin, les alpinistes atteignirent l'arête ; il y avait six heures qu'ils grimpaient. Une heure après, les cinq s'avançaient en groupe vers le sommet, ou plutôt se pelotonnaient tout autour, harassés, mais vainqueurs. Ces aventures repassaient dans la mémoire du jeune homme et rendaient la vue des montagnes plus grande et plus pathétique encore. Le roulement sourd du torrent de Bonne Pierre qui mon- tait dans l'immensité silencieuse mettait une vie étrangement puissante dans ce décor de champ de bataille. Le jeune homme reprit sa carte. A gauche du massif, le Col des Écrins : le 7 août 1909 deux alpinistes y périrent dans une chute horrible. Mais ce qui hantait surtout son regard, c'était la Meije, la perle de l'Oisans. Voici qu'elle sort des nuages errants qui l'avaient presque continuellement voilée depuis le lever du jour, et dresse ses orgues mauves et ses barres bleues par-dessus le plateau du glacier, incomparable, unique. Peut-être paraît-elle, de ce pro- montoire de la Maye, moins impressionnante que les Écrins, dont la muraille plus régulière se termine par une belle pointe ; mais la Meije se dresse au-dessus de telles terrasses de glacier, en un massif si hardi, si indépendant et si majestueux, qu'elle demeure malgré tout la reine, la souveraine incontestée du royaume. Et quels efforts aussi, quelles luttes elle évoque ! Voici, à gau- che, la Brèche : Whymper la franchit le 23 juin 1864, trois jours avant de faire l'ascension des Écrins. Mais les pointes sommitales demeuraient encore inviolées. Ce ne fut que le 16 août 1877 que Boileau de Castelnau put enfin atteindre le Grand Pic. Deux ans auparavant, Henry Duhamel avec le Père Gaspard, le célèbre Gaspard Hughes, de Saint-Christophe, avait tenté l'ascension et érigé une petite pyramide au point le plus extrême qu'il avait pu atteindre dans la muraille. Castelnau résolut alors de chercher plus haut un passage. Accompagné de Gaspard et de son fils, il se lança, après de nombreux essais dangereux, dans la muraille Sud. Les trois ascensionnistes passèrent une nuit terrible d'angoisse et de danger sous le Glacier Carré, attachés à la roche pour ne pas tomber, grelottant de fièvre et de froid. Le lendemain, 17 août, ils reprenaient leur montée. A 9 h. 15, ils atteignaient la pyra- mide élevée deux ans auparavant par Duhamel. Ils avançaient avec une lenteur désespérante. A chaque instant il leur fallait revenir sur leurs pas. Ils laissèrent le Glacier du Doigt à leur droite, afin d'essayer d'atteindre la crête sommitale à l'Ouest. Par- venus à cet endroit, ils aperçurent les maisons de la Grave. Mais il leur fallut revenir encore en arrière. Un jeune porteur de la Bérarde qui les avait accompagnés, Jean-Baptiste Rodier, laissa tomber son piolet et dut être abandonné par les autres. A midi et demi, Duhamel et les deux Gaspard se remettaient en route pour traverser le Glacier Carré. Pendant près d'une heure ils durent tailler des marches. Arrivés à l'extrémité du glacier, ils se retrouvèrent sur l'arête, en un col d'où l'on apercevait la vallée de la Grave. Tournant alors à droite, ils gravirent le rocher du Grand Pic Occidental en se maintenant toujours sur le versant Sud de la montagne. La Meije semblait vaincue, lorsque, à une dizaine de mètres du sommet, un obstacle inattendu se dressa. La montagne surplombait de tous côtés. Le Père Gaspard se lança néanmoins dans l'escalade. Après avoir franchi trois ou quatre mètres, il se trouva tout à coup dans l'impossibilité d'avancer ou de reculer, et dut appeler au secours. Castelnau réussit à l'attein- dre en se hissant sur les épaules du fils Gaspard. Celui-ci, dans un nouvel effort, parvint à atteindre un point plus élevé encore, mais sa situation présentait un tel danger pour les autres, que Duhamel donna l'ordre du retour. Au prix de mille dangers, le jeune Gas- pard parvint à rejoindre ses compagnons. Il était tellement épuisé qu'il se trouvait incapable de faire un mouvement et fondit en larmes. Les trois hommes, pâles et tremblants, allaient battre en retraite à cinq ou six mètres à peine du sommet, lorsque le Père Gaspard, furieux, proposa de contourner le pic par la face Nord. Après de nouveaux efforts remplis de danger, les trois hommes atteignaient enfin le sommet, à 3 heures et demie de l'après-midi. « Ce ne sont pas des étrangers qui arriveront les premiers ! » s'était écrié le guide de Saint-Christophe en plantant le premier son piolet sur le Grand Pic de la Meije. Mais que de luttes encore pour vaincre toutes les pointes du massif ! Le 6 août 1885, après de nombreuses tentatives pour dé- couvrir de nouveaux itinéraires, les frères E. et O. Zsygmondy et le Docteur Schulz essayaient l'accès du Grand Pic en suivant la longue bande de neige qui coupe horizontalement la muraille Sud des arêtes, au-dessus du Glacier des Étançons. Un peu au-dessus de l'extrémité Ouest de la bande de neige, Emile Zsygmondy fit une chute et se tua. Un itinéraire ùn peu différent devait être forcé le 28 juillet 1912 par G. et M. Mayer, avec A. Dibona et L. Rizzi au cours d'une lutte extraordinaire de quinze heures depuis le refuge du Promontoire jusqu'à l'arête. Tous ces souvenirs des premières conquêtes revenaient à l'esprit de l'alpiniste, et c'était avec une crainte mêlée d'envie qu'il re- gardait maintenant ces pics, ces couloirs, témoins muets, mais sin- gulièrement évocateurs des grands drames de la montagne. Arri- verait-il à y trouver lui aussi son chemin, à prendre la passion de cette lutte avec la grande silencieuse, à aimer son étreinte, à en désirer les dangers, même au mépris de sa propre vie ? Des voiles de brouillard passaient qui voilaient par moment les sommets, comme des tentures de deuil sur la façade d'une église. Depuis la conquête du Grand Pic par Duhamel et les Gaspard, la Meije devait faire une douzaine de victimes, et nombreuses sont les croix du petit cimetière de Saint-Christophe où sont gravés leurs noms: Zsygmondy, Thorant, Moraschini, Bertain... La mon- tagne est une terrible mangeuse d'hommes, mais qui pourra jamais empêcher les jeunes courages et les audaces indomptées de se me- surer sur ce terrain de jeu attirant et cruel ? Vers le Sud, les brumes s'étaient déchirées. Comme elle est pâle, l'Ailefroide, et d'un mauve cyclamen à peine atténué par les deux névés et le glacier suspendus ! Un drôle de glacier qui s'ar- rête horizontalement à mi-hauteur de la paroi : un glacier où il ne ferait pas bon se laisser entraîner... C'est une montagne à part, qui ne ressemble à aucune autre, et surtout pas aux Bans, sur la droite. Quelle porte splendide à cette vallée du haut Vénéon, plus large, plus longue aussi que les autres, mais bordée des mêmes éboulis grisâtres qui descendent, comme partout en Oisans, en une pente désespérément régulière depuis le sommet des pics jus- qu'au lit des torrents. Les cinq ou six maisons de la Bérarde que l'on aperçoit là-bas, à l'à-pic du rocher, les champs de seigle, la chapelle minuscule, le pont au tournant de la route, et les deux ou trois bouleaux, n'ajoutent rien à ce paysage qui ne semble avoir eu besoin ni des hommes ni des choses pour prendre sa grandeur, hormis ses granits cassés à sa taille, ses moraines et ses eaux qui mettent leur roulement de tonnerre dans la sérénité paradisiaque du matin. Le soleil montait. Là-bas, vers l'Ouest, la vallée inférieure du Vénéon était toute en lumière. La route et le torrent y mettaient leurs rubans blancs que coupaient seulement les maisons des Étages, au bord d'une forêt basse de sapins, seul îlot de verdure dans ce pays de pierraille et de pans rocheux dénudés. Et malgré la désolation infinie de ce décor immense, malgré l'éternelle gri- saille que ces éboulis, ces barres, ces moraines représentent inlas- LE CHEMINEAU DE LA MONTAGNE.

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