Paul DREYFUS est né en 1923, à Saint-Omer, Pas-de-Calais. Après une licence de lettres et un diplôme d'études supérieures, à l'université de Lille, il entre dans le journalisme. De 1946 à 1955, il collabore à la rédaction parisienne du Progrès de Lyon. En 1955, il s'installe à . Depuis lors, il est grand reporter au Dauphiné Libéré et à l'Agence de presse Aigles. Ses articles sont reproduits par nombre de journaux français. Entre ses nombreux voyages, qui l'ont conduit dans le monde entier et font de lui un témoin des événements de notre temps, il poursuit une œuvre d'écrivain et se penche volontiers, entre autres recherches, sur le passé de sa province d'adoption, le Dau- phiné.

Couverture : La place Grenette, à Grenoble à la fin du XIX siècle. (Lithographie en cou- leurs extraite de l'album de la Solette par A. Maugendre à , chez l'auteur, 1863).

LA VIE QUOTIDIENNE EN DAUPHINÉ SOUS LA III RÉPUBLIQUE DU MÊME AUTEUR

Sainte-Marie-d'en-Haut, Grenoble, Association des Amis de l'Université, 1959. En route vers l'an 2000, Paris, Arthème Fayard, 1961 (épuisé). Grenoble, de l'âge du fer à l'ère atomique, Paris, Arthème Fayard, 1961 (épuisé). La Collégiale Saint-André, Lyon, Lescuyer, 1962. Instantanés sur l'Université de Grenoble, Grenoble, Association des Amis de l'Université, 1962. Dans un monde qui change, Paris, Arthème Fayard, 1963 (traduit en italien et en portugais). Emile Romanet, père des Allocations familiales, Arthaud, 1965 (épuisé). L'Inde, cette autre planète, Arthaud, coll. « Clefs de l'aventure, clefs du savoir », 1966 et 1973. En marge d'un chef-d'œuvre, traduction et commentaire du « Grenoblo malhérou », Grenoble, Dardelet, 1966. Grenoble, de César à l'Olympe, Arthaud, 1967. Ver cors, citadelle de liberté, Arthaud, 1969. Sylvain Saudan, skieur de l'impossible, Arthaud, 1970 et 1972 (traduit en allemand). Du Pakistan au Bangladesh, Arthaud, 1972 (traduit en espagnol). Histoire du Dauphiné, Presses universitaires de , collec- tion « Que sais-je? », 1972. PAUL DREYFUS

LA VIE QUOTIDIENNE EN DAUPHINÉ SOUS LA III RÉPUBLIQUE

HACHETTE LITTÉRATURE © Librairie , 1974 INTRODUCTION VIVE LA RÉPUBLIQUE!

L'après-midi s'achève. Il fait doux. Une brume légère nimbe les montagnes, qui commencent à rosir. Tout incite à la flânerie. Devant l'hôtel de ville, dans les allées du jardin à la française, les couples vont à petits pas. A l'ombre des platanes, les enfants jouent. Au loin, dans quelque caserne, un clairon sonne « aux couleurs ». Soudain, un homme passe en courant : « Les affiches... Venez voir... Ils ont posé des affiches... » Sur les murs de Grenoble, en cette fin de journée du 5 septembre 1870 les employés municipaux viennent de coller des placards blancs, format jésus, où se lit, de loin, un texte court, imprimé en gros caractères noirs. C'est la reproduction d'une dépêche télégraphique, envoyée le matin même par Léon Gambetta à tous les préfets et sous- préfets de France. Elle dit que le 4 septembre, à l'annonce du désastre de Sedan, la République a été proclamée à l'hôtel de ville de Paris; que le corps législatif a été déchu; qu'un gou- vernement de défense nationale, de onze membres, a été cons- titué. Le Préfet de l'Isère, A. de Vallavieille, s'est hâté de diffu- ser la nouvelle. Ce soudain zèle républicain ne l'empêche pas, dès le lendemain, d'être relevé de ses fonctions par le peuple, qui a constitué, sans tarder, un « Comité départemental pro- visoire ». Il comprend cinq membres : deux notaires, deux avocats et un comptable. Dans l'ancien palais du connétable de Lesdiguières, qui sert à Grenoble de mairie, se réunit, non moins spontané- ment, une « Commission municipale provisoire délibérante ». Ses treize membres, en majorité des radicaux, n'ont rien de plus pressé que de rédiger une proclamation, qu'ils courent faire imprimer chez Allier père et fils, en la paisible cour de Chaulnes. L'encre est à peine sèche que ce texte vibrant éclot sur les murs de la cité delphinale : « Chers concitoyens, « Après dix-huit ans de honte et de malheur, nous saluons de nouveau la République — notre chère République de 1792 et de 1848. « Vous savez combien elle fut pure et comment elle a été odieusement assassinée. Aujourd'hui, elle nous appartient et nous répondons tous de sa durée, de son avenir, devant la conscience publique et devant l'histoire. « Mais, vous le savez aussi, République c'est le symbole de l'ordre autant que de la liberté. Pourquoi faut-il que ce soit en ce moment le symbole de l'indépendance nationale? « Eh bien! jurons ici que cette grande tâche n'est pas au- dessus de nos forces. Nous aurons l'ordre, nous aurons la liberté et nous vaincrons nos ennemis. » Dans la journée, la garde nationale sédentaire commence à s'organiser. Il est décidé que Grenoble formera trois batail- lons, appuyés par de l'artillerie. Le lendemain, la commission municipale provisoire exécu- tive, composée de sept membres, prend une mesure très popu- laire : elle décide de faire rentrer sous le régime du droit commun les cafés, cabarets et autres débits de boissons. Nul ne pouvait en ouvrir un et l'exploiter, sans autorisation préalable, depuis le décret impérial du 29 décembre 1851. Voici renaître, avec la liberté, le droit de servir à boire... Pour commander la garde nationale, on va chercher, le 10 septembre, le vieux Léon Michal. Il aurait bien le droit de se reposer. Mais n'en fut-il pas déjà le chef en 1848? Sur ces entrefaites, on annonce l'arrivée d'un convoi de blessés, en provenance des Ardennes. Comment va-t-on les coucher? La commission municipale fait appel à la population par voie d'affiche. Il faut d'urgence 70 lits ou couchettes avec paillasse, 180 couvertures, 115 matelas, 320 paires de draps. Pour protéger la République retrouvée, Grenoble a com- mencé à recruter des francs-tireurs. Mais, le 17 septembre, Brillier, le nouveau préfet nommé par le gouvernement, y met le holà. Pourquoi la ville lèverait-elle une milice, alors qu'elle parvient à peine à équiper ses contingents de garde nationale? Une fois encore, des placards apparaissent sur les murs. Les habitants sont invités à fournir des uniformes, sem- blables au modèle déposé à l'hôtel de ville. « Le costume, précise-t-on, est en drap couleur bleu national. Il se compose d'un képi, d'une vareuse et d'un pantalon. Le pantalon n'est pas obligatoire... » Ainsi débute la III République en Dauphiné.

PREMIÈRE PARTIE LES PIONNIERS

CHAPITRE PREMIER LE PÈRE DE LA HOUILLE BLANCHE

Paris. 1889. La tour Eiffel vient d'être inaugurée. L'Expo- sition universelle bat son plein. Dans le stand 63, côté ouest, près d'un ascenseur Edoux, sont présentés un plan en relief de la vallée de Lancey dans l'Isère et une turbine de deux mètres de diamètre. Sur le pla- teau de la machine figure cette inscription : « Exploitation de la houille blanche des glaciers par la création de chutes de 500 à 2 000 mètres de hauteur. » Aux visiteurs, intrigués par cette expression « la houille blanche », on distribue une brève notice qui précise : « De la houille blanche, dans tout cela, il n'y en a pas. Ce n'est évidemment qu'une métaphore. Mais j'ai voulu employer ce mot pour frapper l'imagination et signaler avec vivacité que les glaciers des montagnes peuvent, étant exploi- tés en force motrice, être, pour leur région et pour l'Etat, des richesses aussi précieuses que la houille des profondeurs. « L'utilisation du ruisseau de Lancey, que j'ai commencée il y a vingt ans, et que je poursuis sur une hauteur de 2 000 mètres, en est une preuve expérimentale. » Vingt ans déjà que cela s'est passé dans les montagnes du Dauphiné! Mais c'est la première fois en France que, pour désigner l'électricité d'origine hydraulique, quelqu'un emploie cette expression imagée : la houille blanche. Cet homme s'appelle Aristide Bergès. La France lui doit beaucoup, mais Grenoble plus encore. Son audace a suscité d'autres audaces. Pour capter les tor- rents et transformer leur énergie en électricité, il a fallu inventer des techniques, fabriquer des matériels, créer des machines. Des usines ont grandi. D'autres sont nées. Et l'on a vu soudain s'accélérer le développement économique de toute la région. L'équipement de la première haute chute, en 1869, a marqué, en quelque manière, la seconde naissance de Grenoble. Aussi Aristide Bergès a-t-il sa place en tête des pionniers qui peuplent la première partie de ce livre. Pourtant, il n'est pas dauphinois. Il est né, en 1833, à Lorp, petite localité de l'Ariège, dans la commune de Santa- raille, au bord d'une rivière qui se nomme le Salat. Son père y possède une papeterie, où le papier est encore fait à la main, au moyen d'une forme. Toute la jeunesse de l'enfant est bercée par le bruissement des eaux vives. A l'âge de douze ans, Aristide part pour Toulouse, où il entre comme pensionnaire au collège Saint-Joseph que viennent de fonder les frères des Ecoles chrétiennes. Il y fait toutes ses études et il est le premier élève de l'établissement à être reçu au baccalauréat. Si rapide est sa faculté d'assi- milation, qu'à seize ans seulement il entre à l'Ecole centrale, pour en sortir à dix-neuf, en 1852, second de sa promotion, avec le titre d'ingénieur chimiste. Il revient au pays et installe dans l'usine paternelle, en 1852, un défibreur Voelter. Cet appareil sert à râper le bois pour préparer la pâte mécanique. Par la suite, Aristide tra- vaille pour plusieurs entreprises, notamment le service tech- nique du Crédit immobilier et la Société des Chemins de fer d'Andalousie. Il s'y révèle excellent technicien. Constamment, son imagination féconde le pousse vers des recherches nou- velles. En 1860, il conçoit une pilonneuse mécanique, qui est utilisée pour asphalter le terre-plein de l'Arc de Triomphe. Quatre ans plus tard, il fait breveter divers procédés per- mettant d'améliorer la fabrication de la pâte à papier. C'est cette invention qui va être la cause de son arrivée en Dauphiné. Il y est appelé, en 1867, par Amable Matussière qui, installant des défibreurs à Domène, a été séduit par la technique du jeune Ariégeois. Elle consiste à remplacer les presses, fonctionnant avec des vis sans fin et des pignons, par des compresseurs hydrauliques. Matussière, très hospitalier, accueille Bergès chez lui pen- dant la durée des travaux. Il lui parle de la papeterie de Moutiers, qu'il a renflouée, avec l'ingénieur Alfred Fredet, originaire du Puy-de-Dôme. Elle marche maintenant si bien que l'usine de la Gorge de Domène ne suffit plus à assurer son alimentation en pâte mécanique fraîche. Cette usine fonc- tionne sous une chute de trente mètres, établie par Matus- sière. Elle est, à l'époque, la plus haute de la région. Pour répondre à la demande de pâte, les deux associés envisageant de créer une nouvelle râperie à Brignoud. Ils ont trouvé l'emplacement idoine. Déjà leurs études sont faites. Leurs plans ont pris forme. Ils ont l'intention de capter une chute de 147 mètres. Plus exactement, ils veulent équiper deux chutes, situées l'une au-dessous de l'autre : la première de 71 mètres et la seconde de 76. Bergès a alors trente-cinq ans. On lui voit souvent un cos- tume en drap de l'Ariège un peu bourru et un nœud papillon discret, sur un col dur assez bas. Un collier de barbe brune ourle son visage régulier, au long nez aquilin. Au-dessus du front dégagé, les cheveux poussent drus et indisciplinés. Ce qui frappe, quand on rencontre cet homme pour la pre- mière fois, c'est la vivacité de son regard. Il a de beaux yeux sombres et ardents où se lisent une extrême agilité d'esprit, un remarquable don d'observation et une grande bonté. Dès son arrivée dans la région, l'ingénieur a été séduit par la beauté du pays. Et tout particulièrement par la vallée du Graisivaudan, où viennent se jeter, richesses inexploitées, les eaux vives de la chaîne de Belledonne. Il décide de s'éta- blir en Dauphiné. Peut-être s'associerait-il à Matussière, s'il ne rencontrait, au Cercle de Domène, un homme qui l'en dissuade : le docteur Marmonnier, fougueux adversaire politique de l'in- dustriel. Le médecin possède des droits sur une chute d'eau à Lancey, que Bergès n'ignore pas. Matussière, aussi com- municatif qu'enthousiaste, lui ayant signalé l'intérêt de ce site. En novembre 1868, Bergès fait une première reconnais- sance sur le terrain et constate que le seul emplacement qui convienne est situé en aval d'un petit moulin. C'est en cet endroit que l'ingénieur décide d'effectuer le captage : à deux cents mètres exactement au-dessus du site retenu pour la construction de la nouvelle usine. Toute l'audace est là. Mais quelle audace! Une société Bergès, Marmonnier et Cie est constituée. Bientôt les études commencent. Et, en mars 1869, les pre- miers chantiers peuvent être ouverts. Pour se prémunir contre les maigres du torrent, on crée un barrage-réservoir. La conduite forcée est fabriquée avec des tuyaux de tôle de fer, usinée par Guillet et Faure à Grenoble, qui en sous- traitent une partie chez Imbert à Saint-Chamond. Elle atteint quatre cent cinquante mètres de longueur, pour un diamètre de quarante centimètres et une hauteur de chute de deux cents mètres. En raison de l'énorme pression, on consolide les cornières inférieures au moyen de colliers soudés. La réali- sation de la turbine, conçue par Bergès, pose de délicats pro- blèmes aux ateliers Brenier de Grenoble. Comme on ne par- vient pas à la fabriquer en acier, on utilise la fonte. La conduite forcée est mise en service le 27 septembre 1869, plusieurs mois avant celles de Matussière à Brignoud. A cette date historique, Aristide Bergès n'est pas là. Parfaite- ment sûr de ses calculs, il a estimé sa présence inutile et il est parti pour Mazères-sur-Salat, dans l'Ariège, où l'appelle l'installation de défibreurs dans une usine à papier qu'il a achetée. A Lancey, tout se passe de façon parfaite, en présence du docteur Marmonnier, seul témoin de l'événement avec le contremaître et les ouvriers. Quelque temps auparavant, il a écrit à son associé, sur un ton mi-inquiet, mi-admiratif : « Tout le monde est effrayé de cette formidable pression dans un seul tuyau. » Pour un peu, le médecin irait poser son sté- thoscope contre la conduite forcée, afin de l'ausculter... Dès son retour en Dauphiné, le 3 octobre 1869, Bergès envoie un télégramme à Casimir Brenier, pionnier grenoblois de la construction des turbines : « Voulez-vous venir déjeuner à Lancey? L'usine fonctionne. » Brenier répond : « Dépêche arrivée trop tard. Onze heures. Regrettons vivement. Autre fois envoyez dépêche la veille. Service surchargé. » « L'usine fonctionne... » Aucun lyrisme chez Bergès. Il sait bien qu'en équipant la première haute chute il n'a fait que reprendre une technique imaginée par le Stéphanois Benoît Fourneyron (1802-1867). En somme, Bergès a perfectionné une invention tombée dans l'oubli depuis une quarantaine d'années : celle de la « roue à pression universelle et conti- nue ». Mais aux tentatives, il a substitué la réussite. Aux bal- butiements, la maîtrise. Aux habiletés, la hardiesse... C'est pourquoi, si grand que soit le talent d'autres pion- niers, en Dauphiné ou ailleurs, Aristide Bergès mérite bien le titre de « Père de la houille blanche ». Son audace est véritablement novatrice. Il vient d'écrire la préface de l'his- toire du monde moderne. Mais le père, ce n'est pas seulement celui qui donne son nom à l'enfant. C'est celui qui l'élève... De cette façon aussi, Bergès est le père de la houille blanche. Car, à partir de 1869 et jusqu'à sa mort en 1904, il ne cesse point d'aller de l'avant, consacrant son génie inventif à l'équipement de nou- velles chutes et au perfectionnement des techniques exis- tantes, trouvant le temps de s'occuper attentivement des cinq enfants que lui a donnés sa femme, née Marie Cardaihac. Et voici que, repensant à son invention, vingt années après, lors de l'Exposition universelle de 1889, il cède au lyrisme : « Les glaciers ne sont plus des glaciers : c'est la mine de houille blanche, à laquelle on puise, et combien préférable à l'autre! « Tandis que la houille noire s'épuise, les glaciers et les sources, chaque année se reconstituent et sont humainement éternels. Aux puits profonds, aux galeries dangereuses, aux noirs mineurs fatigués, aux lourds wagons, aux fumeuses che- minées de la houille, les grandes chutes opposent leurs lacs gracieux, leurs eaux fraîches et bienfaisantes. » Cet enthousiasme qui l'habite, Aristide Bergès tente de le communiquer aux autres. Ainsi le voit-on, en 1892, écrire aux maires des villes et des villages proches de Lancey, pour leur proposer d'installer l'éclairage électrique dans leur commune. La conclusion révèle un homme idéaliste et pour- tant réaliste, qui veut étendre à tous les bienfaits du progrès. Il est profondément convaincu que l'électricité peut jouer, selon son expression, un « rôle civilisateur ». Il imagine les familles des cultivateurs réunies, le soir, autour de la « vive clarté » d'une ampoule. Avec délicatesse, il peint un tableau intimiste : « L'enfant achève ses devoirs d'école, les femmes tra- vaillent à la couture sans fatigue pour les yeux; une lecture survient et est écoutée par tous; les jeunes gens sont excités à un travail rémunérateur recherché spécialement; et, si le père de famille, pris de fatigue, veut se coucher le premier, il laisse les siens continuer leur besogne ou leur plaisir sans avoir à dire : Eteignez la lampe, il faut économi- ser le pétrole. » Cependant, cet être pétri d'idéal n'est pas un utopiste. C'est un homme à l'esprit pratique, qui se préoccupe de tout : du métal des turbines, de l'étanchéité des vannes, de la forme des robinets, du prix de revient des lampes, du captage de nouveaux torrents... Dès 1889, il a, sur une carte de France, indiqué les amé- nagements possibles. Il précise sa pensée, en 1894, dans un texte rédigé pour l'exposition internationale de Lyon. La conclusion en est prophétique : « C'est donc un total de 10 000 chevaux x 500 = 5 mil- lions de chevaux qu'au moyen de travaux de barrages et de captation systématiquement organisés, à la suite de lois spé- ciales, les Alpes françaises peuvent livrer à l'industrie et que l'électricité se chargerait de transporter dans les lieux voisins où elle reviendrait à des prix bien inférieurs à ceux résultant de l'emploi de la houille. « Si on ajoute aux Alpes les Pyrénées, le Massif Central, les Vosges, le Jura, etc., la quantité de chevaux hydrauliques s'augmente singulièrement et l'évaluation de 10 millions de chevaux pour toute la houille blanche française n'a rien d'exagéré. » Mais l'image qu'on veut conserver d'Aristide Bergès, ce n'est pas celle du visionnaire couvrant par la pensée la France de barrages. C'est celle d'un homme profondément bon, qu'anime une grande idée : contribuer par son inven- tion à soulager la peine des hommes. Aucune réflexion n'est plus significative que celle qu'il fit un jour, sur le balcon de sa belle demeure de Lancey, en voyant, en contrebas, briller les lampes électriques, dans les maisons de la vallée : « Comme ils doivent être heureux! » CHAPITRE II PREMIÈRES TRACES SUR LA NEIGE

« Regardez, maman, ce que j'ai rapporté de Paris. — Qu'est-ce que c'est? — Des sortes de longs patins de bois. — Où as-tu trouvé cela? — A Paris, à l'Exposition. — Et tu as l'intention de t'en servir? — Bien sûr. Le Suédois qui me les a vendus m'a affirmé qu'ils étaient d'un emploi fort recommandable pour les par- cours sur la neige. » Mme Duhamel semble quelque peu sceptique. Mais elle ne veut pas contrarier son fils Henry. Après tout, ce n'est plus un gamin. Il a vingt-cinq ans. Libre à lui d'utiliser, si ça lui chante, cet étrange moyen de locomotion hivernal. Il emploie bien, déjà, pour ses pérégrinations sur la neige, de « ro- bustes raquettes en corde, obligeamment fabriquées à son intention par un forestier du massif de la Grande-Char- treuse ». Dans l'entrée de la grande maison de Gières, le jeune homme range précautionneusement les deux longues planches aux extrémités recourbées. « Je les inaugurerai dès que possible », dit-il à sa mère. Montagne, quand tu nous tiens... Il n'y a pas si longtemps qu'il a découvert les Alpes, le jeune Henry-François Duhamel. Six ans à peine. Mais il s'est littéralement épris des massifs dauphinois. Passion de Pari- sien émerveillé, qui, né en 1853, a passé toute son enfance dans un appartement cossu du quartier du Temple. L'adolescent n'a pas encore dix-sept ans quand, à la mi-octobre 1870, les Prussiens arrivent aux portes de Paris. Il s'engage aussitôt dans les services hospitaliers, les seuls qui acceptent de l'accueillir. Non content de payer de sa per- sonne, il veut aussi payer de ses deniers. Orphelin de père depuis l'âge de treize ans, il obtient de sa mère qu'elle consacre une partie de la fortune familiale au financement d'une ambulance. Pendant les cinq mois que dure le siège de la capitale, Henry Duhamel s'y dépense sans compter. La fatigue et les privations minent sa santé. L'épreuve terminée, qui a révélé son énergie, il consent à aller consulter un médecin. « Renoncez, lui dit-il, aux séjours à Dieppe. La mer ne vous vaut rien. Il vous faut la montagne. » C'est ainsi qu'en 1872 Mme Duhamel et son fils s'installent à Gières, dans la banlieue grenobloise. La maison est toujours là, aujourd'hui, en contrebas de l'échangeur d'Uriage : grosse demeure à deux étages, avec balcons de ferronnerie et petit fronton triangulaire. Le crépu ocre jaune des façades contraste agréablement avec les grands sapins noirs qui mon- tent la garde aux quatre angles. « Oxygénez-vous. Marchez », a conseillé le médecin pari- sien. Henry Duhamel, que son aisance préserve de la nécessité de chercher une situation, commence à arpenter la montagne. Les frimas ne l'arrêtent pas. Bien au contraire. « Profondément épris du charme spécial aux excursions hivernales et de la splendeur de l'Alpe à cette époque de l'année, je me plaisais [...] à parcourir les vastes espaces qui se maintiennent longtemps enneigés sur les montagnes formant à Grenoble un cadre d'une beauté incompa- rable. » Durant cinq hivers, raquettes aux pieds, il sillonne la cor- niche de Belledonne. Il gravit plusieurs sommets, dont la Croix de (2 253 m). Mais cela ne lui suffit pas. Il rêve d'un « moyen plus pratique de déplacement à travers nos montagnes revêtues de leur parure hivernale et où l'on vit de si heureux moments ». C'est une question dont on discute parfois, lors des réu- nions de la section grenobloise du Club alpin français qu'il a fondée, en 1874, avec quelques amis grenoblois. Mais il n'y songe certes pas, quand il prend le train pour Paris, en 1878, afin d'aller visiter l'Exposition universelle. C'est le hasard qui lui fait découvrir, parmi les cinquante-deux mille huit cent trente-cinq exposants, un Suédois qui a décoré son stand avec de grandes raquettes canadiennes et une paire de « longues et étroites planchettes ». Henry Duhamel n'en sait même pas l'appellation exacte. Faut-il parler de « planches »? De « lattes »? De « semelles de bois »? De « patins à neige »? « Ce sont des skis, monsieur », tranche le Suédois. Le mot, d'origine norvégienne, a fait sa première appa- rition en France dans un numéro du Magasin pittoresque, en 1841. Mais, dans le Grand Dictionnaire universel du XIX siècle de Pierre Larousse, dont le dernier tome vient de paraître deux ans plus tôt, on le trouve encore orthogra- phié « skie ». Et la définition demeure imprécise : « sorte de patins dont les peuples du Nord se servent pour glisser sur la neige ». « Accepteriez-vous de me vendre ces skis et ces raquettes? demande Henry Duhamel. — Si cela peut vous faire plaisir, Monsieur, répond l'expo- sant avec obligeance. — Oui. J'aimerais les utiliser. J'habite dans les Alpes... — Vous savez comment on s'en sert? — Les raquettes, oui. J'en possède déjà une paire. Plus petite, il est vrai, que celle-ci. Mais les skis, c'est la première fois que j'en vois. — Oh! Pas possible? Nous nous en servons depuis très longtemps dans nos pays. Peut-être depuis toujours. » Il ne pense pas si bien dire, ce Suédois. L'histoire du ski, en Scandinavie, se perd dans la nuit des temps. Mais on ne le sait pas encore avec une rigueur scientifique. C'est seule- ment en 1928, que le Finlandais Sirelius va découvrir, dans une tourbière, à Riihimäki, au nord d'Helsinki, ce qui pourrait bien être le plus vieux ski du monde. Mesurant 1,55 m de long, taillé en plein bois résineux, il est enfoui dans les restes d'une maison de bois, mise au jour avec tout un village aux rues pavées de rondins. Cet établissement humain est antérieur à l'âge du bronze. Il date de la fin de la pierre polie... « Et comment fixe-t-on les skis? demande Henry Duhamel. — Deux lanières suffisent, affirme le Suédois. — Et comment s'en sert-on? — Ma foi, Monsieur, je n'en connais pas le mode d'em- ploi. — Vous n'avez donc jamais fait de ski? — Non, mais il paraît que c'est très facile. » Très facile... Henry Duhamel est rentré à Gières avec cette assurance verbale du Suédois. Dès qu'il peut, il monte au Re- coin de Chamrousse (1 650 m). A l'emplacement de la future station olympique, il n'existe encore qu'une petite cabane. C'est seulement en 1908 que le Club alpin fera construire le pre- mier chalet-refuge pour skieurs. Le débutant répète les gestes qu'on lui a montrés à Paris : il introduit chaque courroie dans deux trous percés à peu près au milieu de l'une et l'autre planche; il passe les cour- roies au-dessus de ses chaussures et autour de ses chevilles; il les serre étroitement; il se redresse. Le voilà prêt. Sur les pentes voisines, il avise un terrain qui lui paraît convenable : « suffisamment pentu, pas trop cependant ». Il commence par essayer de monter et constate que c'est moins facile qu'avec des raquettes. Il tente alors de descendre, amorce une glissade maladroite et, quelques mètres plus bas, se retrouve sur son séant... Dans la chute, les deux lanières de cuir se sont desserrées. Il les rattache plus fermement et recommence. Nouvelle glis- sade — on ne parle pas encore de schuss. Nouvelle chute — on va bientôt les baptiser « arrêt Briançon ». Henry Duha- mel, comme tout novice, est incapable de virer. Il comprend bientôt que, pour y parvenir, il faut agir sur l'un ou l'autre ski, en déplaçant le poids de son corps. Mais, dès qu'il répète plusieurs fois ce mouvement, les maudites courroies se des- serrent. Les « planches » se détachent. Il perd l'équilibre. Parlant de cette première paire de skis, il dira plus tard : « Je dois avouer que, durant d'assez longs jours, je me trouvai aussi embarrassé d'en tirer convenablement profit qu'une carpe peut l'être d'une pomme. » Le géologue Charles Lory, qui fut un des pionniers du ski, a décrit cocassement les premières tentatives d'Henry Duhamel. « Il s'efforçait de repérer un épicéa qui ne devait être ni trop mince ni trop gros. « Son objectif fixé, il se laissait partir. Lorsqu'il arrivait à l'arbre, pour s'arrêter, il l'accrochait au passage et, ma foi, s'il le manquait, pour une raison ou pour une autre, la descente se terminait par une culbute, voire, quand la vitesse était grande, par un beau soleil. » Les Allemands, les Autrichiens, les Suisses, qui découvrent le ski à peu près à la même époque, sous l'influence des Norvégiens, connaissent les mêmes difficultés pour virer et pour s'arrêter. Le premier article allemand consacré à ce sport se termine par le conseil suivant : « Les skieurs laissent les skis les conduire où ils veulent jusqu'à ce que l'air agisse comme un frein naturel et les amène à s'arrêter! » Sur le même thème, on trouve une variation plus naïve encore dans le Wiener Fremdenblatt : « En descente, le skieur s'appuie sur son bâton et ferme les yeux. Puis, il file tout droit comme une flèche et continue jusqu'à ce qu'il ne puisse plus respirer. Il se jette alors de côté dans la neige et attend de retrouver son souffle, puis il se lance encore tout droit jusqu'à ce qu'il perde encore le souffle et se jette dans la neige, et ainsi de suite jusqu'en bas. > Pour Henry Duhamel, le ski n'est cependant qu'un passe- temps. Quelle que soit sa passion pour ce sport, il exerce son activité principale dans d'autres domaines. Il dresse une re- marquable carte de l'Oisans, qui restera longtemps insurpas- sable. Il rédige un guide de ce massif, en collaboration avec Coolidge. Il publie de nombreux articles sur la montagne et entretient une abondante correspondance avec les célébrités alpines de l'époque. Il s'intéresse tout particulièrement aux rapports entre l'armée et la montagne et noue des relations personnelles avec les grands chefs militaires, dans la région des Alpes. Il lit beaucoup et se constitue une vaste biblio- thèque. Pendant plusieurs années, Henry Duhamel, entre ses nom- breuses courses dans l'Oisans, où il réussit huit premières, cherche vainement pour ses skis une fixation satisfaisante. Enfin, à l'Exposition universelle de 1889 — toujours l'expo- sition! —, le commissaire général du grand-duché de Fin- lande lui communique des documents utiles : une série de photos et un ouvrage édité en français à Helsingfors. Dès son retour en Dauphiné, Henry Duhamel écrit à l'édi- teur, qui le met en relation avec l'auteur, un Français fixé en Finlande. Ce dernier lui envoie une abondante docu- mentation sur la pratique du ski en Finlande. Duhamel, enthousiasmé, commande à un commerçant d'Helsingfors quatorze paires de skis avec leurs fixations. Sur ces modèles, l'avant de la chaussure est engagé dans un étrier de cuir, vissé au ski; le talon est maintenu par une attache en roseau d'Espagne, fortement tendue et renfor- cée par une courroie. Pour rudimentaire qu'elle soit, cette fixation présente de grands avantages sur les lanières. Elle permet de tenter les premières descentes en S, qu'on baptisera un jour slaloms, et de s'arrêter autrement que... sur le der- rière. En revanche, les chaussures n'ont fait aucun progrès. Duhamel et ses premiers émules utilisent des brodequins de montagne à semelles non cloutées. Certains toutefois com- mencent à proposer mieux. Dans un article de l'hebdo- madaire Le Moniteur dauphinois publié en mars 1896, Emile Morel-Couprie, qui a acheté l'une des quatorze paires de skis finlandais importés par Duhamel, conseille l'usage de chaussures en peau de renne. Les poils à l'extérieur, elles doivent être larges, afin qu'on puisse enfiler « deux paires de bas de laine, après avoir glissé dans le soulier une couche de foin très mince ». Le fartage pose des problèmes non moins complexes. On Dans la même collection

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