S • Jtav '•* ui .** Essence ordinaire de : carburant pour une « République en panne »

Mairéad Seery

Le parcours du groupe toulousain Zebda, depuis son humble début au sein de l'association Vitécri jusqu'à son succès sur la scène musicale française et son entrée dans le domaine politique, est remarquable. Vitécri, association qui proposait aux jeunes des quartiers des activités telles que la vz'-déo, le f-héâtre et l'écn'-ture (il fallait également trouver un nom « vite écrit »), fraye la voie à la naissance de Zebda Bird. Magyd Cherfi (chanteur et parolier), salarié de l'association par la suite, fait appel à deux copains d'école, Joël Saurin (bassiste) et Pascal Cabero (guitariste), pour réaliser un film qui raconte l'histoire d'un groupe de musique. L'existence de Zebda Bird passe de l'écran à la réalité et à l'équipe s'ajoutent, en 1988, Vincent Sauvage (batteur) ainsi que deux frères, Hakim et Moustapha Amokrane, qui apportent leurs talents pour le rap. L'arrivée de Rémi Sanchez (accordéon et claviers), septième membre du groupe, se fait suite à leur rencontre à Ça bouge au Nord, une série de festivals de musique et projet de Vitécri au début des années quatre-vingt-dix. D'origines diverses — kabyle, espagnole, portugaise et occitane du cru —, ces sept musiciens élaborent une musique métissée, un cocktail de toutes les influences dont ils sont issus. C'est une musique dansante, conviviale et colorée qui renforce le côté festif. Elle va du rock au rap, du rai au reggae, englobant un mélange de divers styles et genres musicaux pour encadrer des textes politiques, tous signés par Magyd Cherfi. Il s'agit donc bien de chanson française engagée, ce qui est indiqué par le nom du groupe, devenu « Zebda » tout court. Zebda signifie « beurre » en arabe et fait référence au terme de verlan désignant les jeunes Maghrébins nés en , les « beurs ». Avec ce clin d'oeil voilé, Zebda se fait le porte-parole de ceux qui composent cette France plurielle et multiculturelle, et donne le ton de son engagement artistique. Au cours de sa quinzaine d'années d'existence, pendant laquelle le groupe reste largement inconnu du grand public, Zebda s'affirme et trouve sa voie. Sur le plan artistique, le groupe accumule une grande expérience et développe au cours des années quatre-vingt-dix un sens fort 16 SEERY de la scène en jouant, en moyenne, un soir sur deux. Son premier album, L'arène des rumeurs, en 1992, est suivi, en 1995, parle bruit et l'odeur dont le titre s'inspire du fameux discours prononcé par . Il doit pourtant attendre 1998 et la sortie d'Essence ordinaire, son troisième album, pour connaître le grand succès1. Parallèlement à l'évolution du statut du groupe musical, l'engagement des membres s'intensifie. Après que l'association Vitécri a été dissoute, en 1996, ils participent à Tactikollectif, un « mouvement citoyen »2 qui rassemble avocats, chômeurs, artistes ou salariés, et dont le nom vient de « la notion [selon laquelle] collectif [...] est la seule tactique possible »3. Tactikollectif est d'une envergure plus politique et militante que Vitécri : parmi ses actions figurent l'enregistrement de deux disques, Motivés et 100% collègues, des concerts de soutien à la lutte des sans-papiers, ainsi que l'inscription des jeunes des quartiers sur les listes électorales. Issue d'un projet de Tactikollectif, une liste électorale des « motivé-e-s » se présente aux élections municipales en mars 2001. Cette liste, menée par Salah Amokrane, frère de Hakim et Moustapha, avec comme colistiers Magyd Cherfï et son frère Tayeb, Rémi Sanchez et Maïté Débats, fondatrice de Vitécri, bénéficie du soutien ainsi que de la notoriété de Zebda. Associatif, artistique et politique à la fois, le phénomène Zebda ne se limite pas à un seul domaine. Selon Hakim, l'un des chanteurs du groupe, « Zebda et le Tactikollectif sont indissociables. [Chez nous] musique rime avec politique »4. Bien que moins revendicatif que les deux albums qui le précèdent, Essence ordinaire n'en est pas moins engagé. Au fil des paroles, il dépeint l'image d'une « République en panne »5, abordant des thèmes tels que les sans-papiers, le droit au logement, le délit de faciès, la double peine, le racisme institutionnel et l'exclusion sociale. Avec la même gaieté que les gamins qui sourient sur la pochette de l'album, Zebda confronte son public aux problèmes actuels de la société française. Cet article se propose, dans un premier temps, d'aborder une analyse de cette « République en panne », telle qu'elle est représentée dans l'album, afin d'examiner de plus près, dans un deuxième temps, les solutions possibles que le groupe y voit.

1. Les trois albums ont été signés chez Barclay. 2. Propos recueillis par David Langlois-Mallet, « Zebda : les culottes des hit- parades », Politis, n 564, 2 septembre 1999, p. 27. 3. Editorial du Tactikollectif, http://zebda.free.fr/tkp01.html 4. Propos recueillis par Zoé Lin, « Portrait de groupe avec un cœur gros comme ça », L'Humanité, 23 novembre 1999. 5. Propos recueillis par Dominique Vieu, « Zebda : 'La Marseillaise, c'est universel' », La Dépêche du Midi. Source : http://www.sebdelestaing.claranet.fr/articlel 1 .htm ESSENCE ORDINAIRE DE ZEBDA 17

La réalité d'une société dans l'impasse, qui se dessine en filigrane derrière les paroles des chansons de Zebda, ne frappe pas à la première écoute. La fête de la vie quotidienne dans les banlieues est l'axe central autour duquel tournent les treize titres d'Essence ordinaire, ce qui donne à l'album toute sa puissance. A propos du titre de l'album le groupe explique que : ... l'ordinaire est très important. Le quotidien, le quartier, les amis, ça ne tient qu'à nous pour que ce soit super. Quand tu te prends en main, que tu montes une association avec tes potes pour organiser un tournoi de foot, un concert, eh bien l'ordinaire devient du super.6 Ce sentiment de fierté dans la banlieue, milieu multiculturel où a grandi la plupart des membres de Zebda, ainsi que l'affection qu'ils éprouvent pour ses habitants, sautent aux yeux et surtout aux oreilles dans la chanson « Tomber la chemise », le tube de l'été 1999 : Tous les enfants de ma cité et même d'ailleurs Et tout ce que la colère a fait de meilleur Des faces de stalagmites et des jolies filles Des têtes d'acné, en un mot la famille Sont là. Tous les enfants de mon quartier et même d'ailleurs Et tout ce que le béton a fait de meilleur Des qui voulaient pas payer l'entrée trente balles Ont envahi la scène, ont envahi la salle. Si l'ordinaire est la matière première de l'album, il est raffiné par un style particulier à Zebda qui se caractérise par un ton humoristique et ironique. La chanson « Je crois que ça va pas être possible », interprétée en compagnie du comique Dieudonné, met en scène de façon théâtrale les tentatives, vouées à l'échec, d'entrer dans une boîte de nuit, de louer un appartement ou d'obtenir un prêt à la banque. Dans une mise en scène, qui relève sans doute de l'expérience acquise chez Vitécri, deux personnages dialoguent : A l'entrée d'une boîte de nuit — « Veuillez entrer monsieur, votre présence nous flatte » Non, je plaisante, car ça s'est pas passé ainsi Devant les boîtes, moi je suis toujours à la merci D'un imbécile à qui je sers de cible et qui me dit : « Je crois que ça va pas être possible. »

6. Entretien sur http://zedba.free.fr/article04.html 18 SEERY

La recherche d'un appartement — « C'est un honneur pour moi, je vais vous montrer le patio » Non, je plaisante* car ça s'est pas passé ainsi Quand il [l'agent immobilier] m'a vu, j'ai vu que tout s'est obscurci A-t-il senti que je ne lisais pas la bible et il m'a dit : « Je crois que ça va pas être possible. » A la banque — Il vous manque des points pour compléter votre retraite Vous devriez me semble-t-il pour assurer vos traites Mettre à jour et à terme l'ensemble de vos dettes Et puis, il a souri en me disant « c'est terrible mais... Je crois que ça va pas être possible. » Le délit de faciès, évident à travers ce véritable parcours du combattant, peut certainement être qualifié de symptomatique d'une République dont les valeurs n'existent pas dans la même mesure pour tous ses citoyens. La discrimination raciale contre les nombreux Nord-Africains et Arabes qui ont immigré en France dans les années cinquante et soixante, continue d'être un problème pour la deuxième génération, née en France et à laquelle appartiennent trois membres de Zebda7. Le ton ironique, voire caustique, de la chanson ne manque pas d'exprimer la révolte contre cet état de fait, tout en exploitant l'aspect humoristique des situations. L'unicité de l'album est renforcée par certaines images clefs, autre aspect important du style de Zebda. Elles resurgissent comme un fil conducteur et relient les chansons les unes aux autres. La première image, celle de la lumière, représente l'inspiration du parolier Magyd Cherfi : Ma mère m'a jeté un bouquin sur la table Un gros machin qui rentrait pas dans mon cartable C'est tous ces mots qui ont allumé la lumière Et spéciale dédicace au petit Robert. (« Le petit Robert ») De la lumière, on passe à la flamme qui exprime la passion pour la musique et pour la scène : les spectateurs du concert, ou bien « les voyous / Attendent qu'on allume un méchant boucan / Et que surgissent de la scène des volcans » (« Tomber la chemise »). Le concert est décrit de la façon suivante dans la chanson « Y'a pas

7. A ce sujet, voir Nasser Negrouche, « Discrimination raciale à la française », Le Monde diplomatique, mars 2000, p. 7. • ESSENCE ORDINAIRE DE ZEBDA 19 d'arrangement » : « on vient, on met le feu et puis on rentre ». Dans « Quinze Ans », le feu représente la rage, la colère, l'impétuosité du jeune délinquant : « on mettait feu à tous les coins ». L'image du feu jette une lumière plus menaçante et sinistre sur le titre de l'album, soulignant l'aspect volatile de la banlieue. Toujours dans « Quinze Ans », Zebda chante : Corrigés par des adultes à bout de nerfs Qui nous auraient brûlés à / 'essence ordinaire Il leur en manquait le courage pour le faire.8 Outre le sens premier du mot « essence », celui de carburant pour les véhicules motorisées, « l'essence ordinaire » symbolise la violence qui enflamme parfois les banlieues. « L'essence » allume le feu mais « l'essence » fait également office de carburant pour les êtres humains et devient synonyme de nourriture : Je suis venu mais je suis pas venu tu penses M'entendre dire, « sois le bienvenu » Mais l'estomac qui a besoin d'essence Dit « qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui au menu ? » L'image de l'essence dans cette chanson « Tombés des nues » souligne les raisons socio-économiques qui ont poussé de nombreux Maghrébins à immigrer en France. « Tombés des Nues » évoque l'expérience de la première génération d'immigrés lors de leur arrivée en France. Ce deuxième fil conducteur de l'album qu'est la nourriture devient symbole de l'affrontement entre l'immigré, ou bien l'étranger, et le pays d'accueil qui, justement, lui est étranger. Plus loin, la même chanson évoque, par un champ sémantique consacré au raisin, l'expérience de la main-d'œuvre immigrée, l'abstinence de l'alcool dans la religion musulmane, l'espoir que l'immigré place dans sa nouvelle vie, et sa déception par la suite : Je suis venu et j'ai caressé des vignes Et comment dire ? j'attendais le raisin Mais de ces fruits, je n'ai vu que des lignes Paraît qu'ici on ne boit que du vin. La nourriture creuse plus profondément la notion de la différence chez la deuxième génération qui porte un lourd bagage d'identités multiples : L'autre jour, j'ai même dit à Moos Il faut leur dire, « plus de couscous »

8. C'est nous qui soulignons. 20 SEERY

Moi en tout cas, je ne peux plus rien avaler Les cassoulets, les taboulés, tous les poulets-poulets (« Y'a pas d'arrangement »). Il s'agit d'un véritable champ de bataille entre plusieurs cultures : celle de l'Afrique du Nord (couscous et taboulé), celle de la France et plus particulièrement de (cassoulet), et celle de la banlieue, évoquée par les « poulets », terme argotique désignant la police. Par le biais de la nourriture et en adoptant un langage plus brutal, relayé par un lexique quasiment médical, Zebda témoigne de l'expérience de la deuxième génération marquée par la violence des banlieues : On cueillait pas, on faisait des ravages Et puis les devantures et tous les étalages A 15 ans, tout passe, passe et dans l'œsophage... Comme on finit par attraper la diarrhée Et qu'on a digéré les fruits avariés On s'attaque à l'épicier, on s'attaque à l'épicier (« Quinze Ans »). D'autre part, ce même fil conducteur exprime la richesse qu'apporte l'aspect multiculturel des banlieues. En décrivant le concert dans « On est chez nous », Zebda chante : « Je fais la marinade des peuples métisses / Pas de salade, je fais monter les épices ». Nous verrons plus tard comment Zebda fait « monter les épices » non seulement au plan musical mais aussi au plan politique. La représentation de l'ordinaire dans l'album est relevée par la profusion de références à la littérature, à la culture et à la musique française. Les textes de Zebda sont truffés de clins d'oeil qui vont de Sartre à Jean-Luc Godard. Ce mécanisme établit un lien affectif chez le public qui, comme l'exprime Prévert, s'identifie à cette « chanson qui nous ressemble »9. Le sens de la bouffonnerie dans la chanson « Le Manouche » repose justement sur une telle référence littéraire : dans la chanson, les spectateurs, qui « ont tous les prénoms qui finissent en ID » comme « Farid », « Hafid » (sans parler de « Magyd » !), rentrent dans « l'armada de ceux qui n'avaient pas lu le Cid ». Ainsi, l'œuvre classique, qui fait partie des cursus scolaires de l'école laïque de Jules Ferry, en vient à créer deux camps distincts. La citation souligne également des étapes clefs dans le processus de recherche d'identité. Etablir sa propre identité implique, pour cette deuxième génération

9. Une citation de la chanson « Les Feuilles mortes » de Jacques Prévert, immortalisée par Yves Montand. ESSENCE ORDINAIRE DE ZEBDA 21 d'immigrés, de se distinguer des Français de souche qui, soi-disant, connaissent l'œuvre de Corneille. Elle s'affirme en créant un autre groupe, ou bien une « armada », autour de leurs prénoms arabes, que les Français d'origine française ne partagent pas. De même, la référence au roman Notre-Dame de Paris de Victor Hugo — « Le bossu ne fait pas sa vie avec Esmeralda [...] / C'est dans les rêves que les bergères épousent les princes » — sert à souligner, d'un ton ironique, l'injustice éprouvée par ceux qui sont confrontés à la double peine. Dans cette chanson, qui s'intitule précisément « Double Peine », Zebda aborde le problème juridique de la double punition : la loi française peut imposer une peine de prison, suivie de l'expulsion vers le pays d'origine de celui qui est en situation irrégulière, même s'il n'y a jamais vécu10. La dernière référence que nous citerons, bien que de nature historique cette fois, fait partie de ces références culturelles françaises très répandues. Il s'agit de la célèbre phrase de Sully, « Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée ». Zebda s'en sert afin de mettre en évidence le plaisir qu'il prend à jouer avec le langage et ses connotations, et la citation devient : « Kamol, Doliprane et Salgydal / Sont les trois mamelles des tueurs de bals ». L'intertextualité chez Zebda ne se limite pas à ces références aux œuvres classiques ou aux phrases célèbres. En cherchant à s'inscrire dans la tradition de la chanson française, Zebda rend hommage à d'autres chansons et paroliers célèbres qui l'ont précédé. Le jeune délinquant de la chanson « Quinze Ans » prend de l'envergure lorsqu'il fait écho à Piaf en disant « Je ne peux pas dire que je ne regrette rien ». Dans la chanson « Tombés des Nues », le commentaire sur l'accueil réservé aux immigrés évoque un personnage de Brassens, le vieux Léon : « Je ne peux pas dire, mon cher Léon, que ce soit sur un air d'accordéon ». Dans cette même veine, dans « Je crois que ça va pas être possible », Zebda reprend les paroles d'une chanson de Pierre Vassiliu datant des années soixante-dix : « Qu'est-ce qu'il fait ? Qu'est-ce qu'il a ? Qui c'est celui-là ? ». Pourtant, le glissement de sens entre la version originale et la reprise de Zebda ne peut que faire vibrer une corde sensible chez les auditeurs. D'une chanson qui prône l'individualisme, on arrive, trente ans plus tard, au rejet de l'Autre, de celui qui est différent. Le nombre de ces références culturelles françaises qui parsèment l'album est impressionnant. Elles impressionnent, dans un premier temps, par la façon dont elles enrichissent les textes, mais elles constituent en

10. A ce sujet, voir Michel Faure, « Des immigrés, bannis de la 'double peine' », Le Monde diplomatique, novembre 1999, pp. 24-5. 22 SEERY elles-mêmes une remise en cause de la société française. L'insistance de la part de Zebda sur sa maîtrise de toutes ces clefs culturelles de l'intégration à la société française est révélatrice. Le groupe veut attirer l'attention de son public sur son intégration réussie. C'est ce qu'il revendique d'ailleurs dans le titre de la chanson « On est chez nous », ou bien dans le refrain « Intégré, je le suis » de la chanson « Quinze Ans ». Mais ce sentiment d'intégration sonne faux avec l'expérience de « la désintégration au quotidien »" dont témoignent les chansons. A cette dissonance s'ajoute la remise en cause d'une culture qui ne prend pas l'Autre en compte. Dans la chanson « Le petit Robert », le lecteur est à la fois touché et déconcerté par l'image d'un enfant né en France de parents maghrébins, qui s'identifie au Petit Prince de Saint-Exupéry et qui attend de la société dans laquelle il est né qu'elle lui « dessine un mouton ». Loin de renforcer la notion d'une France plurielle harmonieuse, Essence ordinaire révèle une profonde discordance sociale. Néanmoins, ce qui surprend à la lecture ou à l'écoute des textes de Zebda, c'est l'absence totale de discours misérabiliste qui serait pourtant justifié vu l'image que le groupe peint de la société française. Au contraire, c'est l'éclat de rire qui ponctue les textes, c'est le divertissement qui colore les paroles, bref, les chansons respirent un profond humanisme qui les rend accessibles à tous, pas seulement à ceux qui sont directement concernés par les sujets traités. Grâce à cette ouverture d'esprit qui caractérise l'expression, Zebda réussit à créer dans Essence ordinaire une dynamique qui implique et inclut le public dans le redémarrage de la « République en panne ». Le sens du partage que revendique Zebda et, en conséquence, le sentiment de responsabilité que celui-ci insuffle à son public, font office de carburant pour s'attaquer aux problèmes de la société française évoqués dans Essence ordinaire. Piqué au vif, le public est incité à agir. La contestation positive et joyeuse que prône Zebda trouve un écho dans la liste des « motivé-e-s » à laquelle nous avons fait référence plus haut. Utopistes, les « motivé-e-s » ont l'originalité de ne pas avoir de programme : selon Elisabeth Heysh, deuxième de la liste, il s'agit de « porter le débat, pas des mots d'ordre »12. Leur objectif est de redonner au citoyen le goût d'élaborer le programme et d'y faire participer le plus grand nombre possible et dans la plus grande

11. Propos recueillis par Zoé Lin, « Zebda : ce sont les voitures de leurs pères qu'ils ont brûlées », L'Humanité, 29 mars 1999. 12.Besset, Jean-Paul, « A Toulouse, les rappeurs de Zebda font concurrence à la gauche », Le Monde, 17 janvier 2001. ESSENCE ORDINAIRE DE ZEBDA 23 diversité. Il ne s'agit pas d'imposer de point de vue ou de dogme quelconque mais plutôt, comme le dit Zebda dans un entretien, de « déclencher l'ouverture »13. La politique d'inclusion de tous et de toutes, soulignée par l'orthographe de « motivé-e-s », est une réaction à un électorat en mutation, auquel les profils classiques de gauche et de droite ne correspondent plus. Tout à fait révolutionnaires par la simplicité de leur démarche, les « motivé-e-s » proposent un retour à la démocratie, au sens propre du terme : « La démocratie ce n'est pas faire le choix entre les partis, la démocratie, c'est pouvoir faire le choix »14. Depuis que la liste des « motivé-e-s » a annoncé son intention de se présenter aux élections municipales, une dynamique s'est mise en marche dans l'ensemble du pays. De nombreuses listes, qui se reconnaissent dans celle soutenue à Toulouse et qui sont pour la plupart issues du milieu associatif, sont nées. Leur essor est impressionnant. Elles réunissent ceux qui se sentent mal représentés par les partis politiques — les jeunes, les exclus, les générations issues de l'immigration. L'aspiration à la démocratie participative, devenue un véritable mouvement politique national, redonne une énergie fondatrice au pouvoir du citoyen et aux valeurs républicaines négligées15. Les noms des listes mettent en évidence cette volonté : « Citoyens Unis », « 100% citoyens » — ce dernier rappelle le titre du disque 100% collègues — « AIR - Action et Initiative Républicaine » et « Couleur Bordelaise », une liste blanc-black-beur qui ravive et remet à jour le drapeau tricolore fané de la République française. Cette petite révolution française qui marque l'aube du troisième millénaire est significative pour plusieurs raisons : elle a créé une forte prise de conscience du pouvoir citoyen et a redéfini le cadre politique en réduisant le « décalage immense entre la composition démographique et sociologique du paysage français et sa représentation politique »16. Finalement, elle a fait preuve d'une croyance passionnée aux valeurs de la République.

13.Politis, op. cit., p. 7. \ A. Ibid. 15.Au sujet de la démocratie participative, voir Béatrice Gurrey, « La politique n'appartient pas qu'aux énarques et aux technocrates », Le Monde, 17 janvier 2001, et « Les listes Motivé-e-s réunissent les déçus de la vieille gauche », Le Monde, 5 février 2001 ; Olga Victor, « La cité à reconstruire : premières victoires pour la démocratie participative », Le Monde diplomatique, mars 2001. lô.Idrissi, Domar; Khanchi, Mohamed & Osman, Filali, « Zidane cache la forêt », Libération, 19 juillet 2000. 24 SEERY

Zebda a, sans aucun doute, donné un coup d'accélérateur à ce mouvement : « Ces valeurs républicaines, nous on s'est mis à les défendre parce que, même si elles ne nous protégeaient pas, elles étaient les seules à nous permettre de vivre dans un cadre démocratique »17. A la différence de certains autres groupes de musique issus du même milieu socio-économique, Zebda ne dénonce en aucun cas le système politique qui le déçoit ni ne se contente de le contester de l'extérieur. Au contraire, il cherche à le reformer de l'intérieur en intégrant le débat. Ayant reçu 12,4% des voix au premier tour des élections municipales à Toulouse, quatre des « motivé-e-s » seront présents au conseil municipal. Ainsi, Zebda réalisera sur le plan politique ce qu'il accomplit déjà musicalement dans Essence ordinaire : « Notre goutte d'eau, c'est de construire des ponts entre les gens et la politique, la culture sociale. Inscrire cela dans un ordinaire »18.

Athlone Institute of Technology

17. Dominique Vieu, op. cit. IS.Politis, op.cit., p. 7.