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Volume ! La revue des musiques populaires

2 : 2 | 2003 French Popular Music Actes du Colloque de Manchester, juin 2003 Proceedings of the June 2003 Manchester Conference

Barbara Lebrun et Catherine Franc (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/2202 DOI : 10.4000/volume.2202 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2003 ISBN : 1634-5495 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Barbara Lebrun et Catherine Franc (dir.), Volume !, 2 : 2 | 2003, « French Popular Music » [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2005, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ volume/2202 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.2202

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L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Ce numéro de Volume ! regroupe les actes de la French Popular Music Conference à l’Université de Manchester (Angleterre), en juin 2003. Il s'agissait de la première fois en Grande-Bretagne qu’une conférence s’intéressait à la chanson française, et sa mise en place répondait à l’intérêt croissant des chercheurs anglo-américains et irlandais pour ce sujet. This issue of Volume! presents the proceedings of the June 2003 "French Popular Music

Conference" organized at the University of Manchester. It was the first time in Great- Britain that a conference took an interest in French "chanson", echoing the growing appeal the subject has within Anglo-American and Irish academia.

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SOMMAIRE

Introduction

Préface Chanson et popular music : des visions complémentaires Introduction Barbara Lebrun et Catherine Franc

Dossier

La Chanson de Malbrouck, de l’archive au signe Sophie-Anne Leterrier

La représentation des chanteuses au café-concert : les genres de la romancière comique et de la diseuse Carol Gouspy

En bordure de voix, corps et imaginaire dans la chanson réaliste Joëlle-Andrée Deniot

The career of Léo Ferré: a Bourdieusian analysis Peter Hawkins

Putain d’camion: Commercialism and the Chanson Genre in the Work of Kim Harrison

« Chantez-vous en français ou en anglais ? » Le choix de la langue dans le rock en Gérome Guibert

Strands of the future: France and the birth of Sean Albiez

Aux armes et caetera! re-covering nation for cultural critique Edwin C. Hill Jr.

L’image de « l’Arabe » dans la chanson française contemporaine Ursula Mathis-Moser

Exposer des objets sonores : le cas des chansons de Brassens Juliette Dalbavie

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Introduction

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Préface Chanson et popular music : des visions complémentaires Introduction Chanson and Popular Music: Complementary Perspectives

Barbara Lebrun et Catherine Franc

1 Nous avons organisé, en juin 2003, la French Popular Music Conference à l’Université de Manchester (Angleterre). C’était la première fois en Grande-Bretagne qu’une conférence s’intéressait à la chanson française, et sa mise en place répondait à l’intérêt croissant des chercheurs anglo- américains et irlandais pour ce sujet. En effet, les facultés de langues étrangères dans les universités britanniques (et d’autres pays anglophones) se sont tournées vers l’étude de la culture populaire et contemporaine depuis une quinzaine d’années, et quasiment tous les départements de français ont aujourd’hui leur spécialiste de cinéma. La recherche en matière de musique et chanson française et francophone est, pour sa part, en pleine croissance, comme l’attestent les publications de André JM Prévos (1996), Steve Cannon (1997), Chris Warne (1997), Chris Tinker (1999), Peter Hawkins (2000), Mairéad Seery (2001), Rupa Huq (1999 et 2001), Alain-Philippe Durand (2002) et, tout récemment, celles de David Looseley (2003) et Martin James (2003), pour ne citer que les plus marquantes. Tous ces chercheurs anglophones ont bénéficié des concepts et méthodologies développés au sein du domaine des Cultural Studies, leur permettant de s’intéresser non pas à l’objet musical en tant que tel, mais plutôt aux rôles sociaux que tels et tels genres endossent, ou contribuent à modeler. En effet, l’école anglo-américaine d’analyse des musiques populaires (en anglais : Popular Music Studies), venue des Cultural Studies, se distingue par sa méthodologie plurielle plutôt que par l’objet de son analyse. Loin d’établir des distinctions entre différents genres de musique, elle se propose d’analyser toutes les chansons et musiques actuelles en tant qu’elles s’inscrivent dans un contexte socio- culturel et économico-politique. L’analyse sémiologique (littéraire, musicologique et scénique) y est donc inséparable d’une étude des enjeux sociaux, technologiques et souvent politiques, qui ensemble expliquent les passionset les discours que la

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« chanson » génère. Cette pluridisciplinarité souligne l’inter-dépendance de facteurs culturels, économiques, historiques et raciaux, et rend donc invalides les constats généraux sur la qualité présumée de tel ou tel artiste, de tel ou tel genre.

2 En France, où la recherche sur la chanson ne se déroule pas, pour cause évidente, dans les départements de langues étrangères, la plupart des travaux dans ce domaine ont été poursuivis dans des cadres spécialisés, par exemple sous l’angle de la sociologie, de l’histoire, de la musicologie, de l’analyse littéraire, et caetera, et leur dissémination est souvent restée restreinte. La démarche analytique pluridisciplinaire est, d’autre part, bien présente en France, comme le montrent les travaux pionniers de Louis-Jean Calvet (1981) et d’Antoine Hennion (1983), ou la recherche plus récente d’Anne-Marie Green (1997). En revanche, ayant constaté le peu de dialogue entre tous ces homologues, souvent à cause de l’absence de traduction dans l’une ou l’autre langue, nous avons mis sur pied un colloque international dans le but de développer une connaissance réciproque des travaux existants, et de poursuivre des échanges internationaux à l’avenir.

3 Si des différences de terminologie, notamment entre « chanson » et ‘popular music’, ont semblé poser problème initialement, nous avons finalement jugé la distinction secondaire dans notre perspective de rendre compte de la diversité et de la vitalité des études sur les musiques (hors musique classique) de France. En effet, qu’elles soient spécialistes ou pluridisciplinaires, toutes ces approches se complètent et s’informent mutuellement. C’est pour cette raison que nous avons souhaité ouvrir la conférence au maximum d’individus intéressés par le sujet, qu’ils soient jeunes chercheurs ou chercheurs confirmés, artistes ou professionnels, enseignants de langue ou responsables d’association, et qu’ils se passionnent pour la chanson folklorique, le café- concert, la chanson à textes, le rock, le rap, le reggae ou la (and more !).

4 Ainsi, la conférence s’est déroulée sur deux jours et a reçu la participation de 25 intervenants venus de France (14), de Grande-Bretagne (6), d’Italie (2), d’Irlande (1) et des Etats-Unis (2). L’aspect pluridisciplinaire de l’analyse des musiques « populaires » de France a été souligné par la présence de chercheurs et doctorants travaillant dans des domaines aussi divers que la littérature et la linguistique française, la sociologie, la muséologie, les études culturelles, l’histoire et les études comparatives, la musicologie et la pédagogie. De plus, deux journalistes, un artiste, une directrice commerciale et un responsable multimédia ont apporté leurs perspectives professionnelles au sujet de la diffusion de la musique française en France et à l’étranger. Bilingue en français eten anglais, le colloque a servi à présenter des travaux sur les thèmes suivants : les rapports entre politique culturelle et culture musicale ; la poésie ; le sentiment d’identité nationale et les processus de légitimation culturelle ; l’influence de la musique anglo- saxonne dans la culture française ; le folklore et les chansons d’amour ; l’imaginaire de la ville ; le thème du travail ; les représentations du corps et de la sexualité ; le multiculturalisme et les identités post-coloniales ; la pédagogie et le développement scolaire ; les pressions commerciales et les stratégies d’export ; les ressources électroniques comme valorisation de la chanson.

5 Les 10 articles que nous présentons ici reflètent cette diversité. Nous avons privilégié, sans distinction de genre ou de période, l’attention analytique et méthodologique apportées à la musique (pas toujours) chantée, plutôt que les descriptions matérielles ou prises de position personnelles. Tandis que certains des articles se répondent et

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parfois se confrontent, il nous a semblé nécessaire de montrer, dans cette collection, le mérite de chacune de ces approches.

6 Ainsi, Sophie-Anne Leterrier a accompli un impressionant travail de dépouillement d’archives pour sa recherche sur la chanson populaire de « Malbrouck », permettant de retracer son évolution historique depuis le XVIIIe siècle et les discours politiques qui lui ont été associé. Cette analyse historique est partagée par Carol Gouspy, qui y ajoute une méthode comparative. Elle présente en effet les parallèles et les distinctions entre la diseuse et la romancière comique dans les cafés-concerts parisiens au tournant du XIXe et XXe siècles, s’attachant à décrire les enjeux esthétiques et matériels de l’époque. Joëlle Deniot s’intéresse également à la performance scénique des femmes, et plus précisément aux chanteuses réalistes de l’entre-deux guerres. L’ancrage historique du thème de la souffrance (sociale et amoureuse) sert à aborder le concept de la passion, et à examiner la façon dont la voix chantée est génératrice d’émotion.

7 Analysant la carrière de Léo Ferré à travers le modèle sociologique de Pierre Bourdieu, Peter Hawkins démontre à la fois la fascinante ambivalence de l’artiste (dont l’engagement politique s’accompagne d’un fort succès commercial) et les limites de cet appareil théorique (qui souligne le processus de légitimation culturelle mais omet le rôle des facteurs politiques).

8 Kim Harrison poursuit l’analyse sociologique en examinant le statut complexe de la chanson française aujourd’hui. A travers l’œuvre et les déclarations de Renaud, elle souligne l’existence de contrastes entre les positions anti-capitalistes de l’artiste et sa place dans l’industrie de la musique, et entre ses qualités d’auteur-interprète et son succès populaire.L’élaboration d’une certaine légitimité culturelle et la recherche d’authenticité sont les thèmes principaux de l’article de Gérôme Guibert, qu’il explore à propos de l’utilisation de la langue, française et anglaise, dans le rock français des années 1980-90. Prenant pour exemple le groupe Les Little Rabbits, il observe les tensions esthétiques, personnelles et commerciales qui influencent le choix de l’utilisation d’une langue, puis l’autre, et en tire des conclusions sur l’évolution de la création d’un rock français original.

9 Ces préoccupations historiques et sociologiques sont proches de celles de Sean Albiez, qui met à jour la contribution des compositeurs français dans la constitution, aujourd’hui, d’une culture internationale en musique électronique. Avec les exemples de Pulsar, Richard Pinhas et Jean-Michel Jarre, il démontre le jeu des influences réciproques puisque ces artistes français se sont autant inspirés du rock progressif britannique que des pionniers français en musique contemporaine. Ses remarques sont affermies par les subtilités d’une analyse musicologique.

10 Edwin Hill combine aussi la recherche musicologique à l’ancrage socio-historique, en s’intéressant à l’utilisation de l’hymne national « La Marseillaise » par en 1979 et par le rappeur Big Red vingt ans plus tard. Dans le premier cas, le scandale de l’époque est recontextualisé grâce à une analyse détaillée de l’orchestration reggae, et de ses implications culturelles et politiques. Dans le deuxième cas, l’analyse de la re-militarisation de la chanson permet de tirer des conclusions sur les difficultés de la société française à gérer la crise de l’immigration postcoloniale.

11 Le courant théorique post-colonial est au cœur de la contribution d’Ursula Mathis- Moser, qui étudie la place de la figure de « l’Arabe » dans la chanson française contemporaine. Analysant la polyvalence du terme « arabe » aujourd’hui, en particulier par une mise en parallèle des chansons de Sapho et de Serge Reggiani, elle explore, à

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travers un corpus stricte, les raisons matérielles, sociales et stylistiques pour lesquelles la chanson semble reproduire l’exclusion tacite des Maghrébins de la société française.

12 Finalement, Juliette Dalbavie nous emmène en balade dans l’espace Georges Brassens de Sète, où son approche muséologique permet de comprendre les techniques choisies par les concepteurs pour rendre accessible, dans les conditions a priori visuelles du musée, l’œuvre essentiellement sonore de l’artiste. Cette étude contribue aussi à questionner le rôle légitimant de l’exposition, et le rôle de médiateur du musée en France, ce qui recoupe les débats soulevés par les auteurs précédents sur le statut complexe de la chanson aujourd’hui.

13 Cette introduction est enfin l’occasion pour nous de remercier toutes celles et tous ceux qui ont rendu cet événement possible, et ont marqué leur intérêt lorsqu’ils ne pouvaient pas se déplacer. Nous remercions aussi, pour leur soutien culturel, logistique et/ou financier, nos sponsors : la British Academy, l’Alliance francaise de Manchester, le Bureau des musiques actuelles de Londres, l’Association Chroma/Zebrock de Seine- Saint-Denis, le Hall de la Chanson () et l’Université de Manchester.

BIBLIOGRAPHIE

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INDEX

Index géographique : France Thèmes : chanson française / French chanson, chanson / song

AUTEURS

BARBARA LEBRUN

Barbara LEBRUN is a Lecturer in Contemporary French Culture and Politics at the University of Manchester. Her research is in the area of contemporary French popular music and covers a wide range of interests, including record production and the music industry, audience reception, the place of gender and the body in performance, notions of identity, multiculturalism, exoticism and nostalgia, as well as social distinction and the sociology of taste. Her recent research has taken a turn towards the consideration of commercially successful 'pop' in France (variétés) and she has ecome particularly interested in the career of the best-selling female singer Dalida, as well as the role of the body in French and francophone popular music performance. mail

CATHERINE FRANC

Catherine FRANC is a Senior Tutor at the University of Manchester. She has been teaching in the French Department since 1994 and is also an associate lecturer for the Open University. Her more recent work concerns the representation of the past, and particularly the Middle Ages, in French popular culture, more particularly regional music. mail

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Dossier

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La Chanson de Malbrouck, de l’archive au signe The “Chanson de Malbrouck”: History and Interpretations

Sophie-Anne Leterrier

La chanson de Malbrouck, un objet ambigu

1 La chanson de Malbrouck, dans sa version la plus courante, compte vingt-deux couplets. Elle raconte l’histoire d’un soldat qui part à la guerre et « reviendra à Pâques ou à la Trinité ». Sa femme l’attend et monte à sa tour pour guetter son retour, mais le temps passe et Malbrouck ne revient pas. Un page vient enfin annoncer à sa femme qu’il est « mort et enterré » et raconte la cérémonie funèbre. Celle-ci faite, chacun s’en va coucher, seul ou avec sa femme, conclut la chanson.

2 Ce qui caractérise cette chanson, c’est son ambivalence : elle est sérieuse et triste pour les uns, gaie et parodique pour les autres. Sa fin la tire effectivement du côté du comique, et la plupart des commentateurs (Du Mersan, T. Nisard, G. Doncieux, P. Coirault, H. Davenson) se sont demandé si les deux derniers couplets étaient originaux ou s’ils n’avaient pas plutôt été ajoutés à une chanson funèbre, dans une intention ironique. Dans ce cas, d’ailleurs, il pourrait aussi bien s’agir d’un ajout postérieur d’un second auteur – moins populaire que l’hypothétique premier auteur, car les lettrés ont parfois ironisé sur la poésie du peuple – que de la conclusion d’un poète populaire, qui aurait lui-même satirisé (Coirault, 1942 : 118, note). Selon Doncieux (Doncieux, 1904 : 455), ce sont « trois couplets évidemment parasites », mais ils appartiennent à la version la plus commune de la chanson, véhiculée notamment par l’imagerie d’Epinal. Couplets rajoutés ? couplets censurés ? On ne le sait pas bien.

3 La forme de la chanson est tout aussi incertaine, puisqu’on peut la caractériser à la fois comme une complainte, comme une marche, ou comme une ronde, si l’on prend ces catégories dans le sens que leur donne Davenson, qui distingue essentiellement les complaintes ou récits continus, et les rondes ou chansons à danser, que caractérise la présence d’un refrain (Davenson, 1946 : 17). C’est une chanson en laisse, avec des effets

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de répétition qui facilitent la mémorisation. Doncieux la classe pour sa part dans les chansons à danser (Doncieux, 1904 : 455).

4 Enfin, ce qui fait la chanson, c’est d’abord son air ; il y a « primauté des paroles, mais antériorité de l’air » (Coirault). Comme le disait déjà de Coussemaker : « La mélodie joue incontestablement un rôle considérable et quelquefois même le rôle principal dans les chants populaires ; il n’est point de chant populaire proprement dit sans mélodie » (Cheyronnaud, 1997 : 74). Tous les collecteurs de chansons savent bien cependant que, dans celles-ci, la mélodie vient d’ailleurs. L’air est toujours un timbre (une mélodie empruntée), et beaucoup de chansons folkloriques ont délaissé leur premier timbre, ou la tradition l’a modifié. C’est aussi le cas de celle de Malbrouck.

5 Ce que l’on peut dire de l’air de cette chanson, c’est qu’il comporte des intervalles inhabituels, et souligner l’importance du refrain dans la structure, refrain en onomatopées, dont le sens échappe, mais qui imite apparemment le son d’instruments, en l’occurrence ici « le son rauque, sourd, et voilé que rendaient les trompes, cormes et cornets à bouquin des anciens temps, instruments qui s’employaient pour la chasse comme pour la danse » (Kastner, 1849). Selon Doncieux, il s’agit d’une « sonnerie de cor », à peu près constante dans la tradition française. Par ailleurs, l’air est bien rythmé (à 6/8), sautillant et alerte.

6 Ainsi, que l’on en considère le thème, les paroles, le sens, la forme ou l’air, on doit reconnaître que la chanson de Malbrouck est un objet difficile à cerner, mobile ; cependant, elle est courante. Car la dernière caractéristique remarquable de cette chanson, c’est son succès durable, attesté par une multitude d’éditions et d’enregistrements. Encore aujourd’hui, tout le monde la connaît, certes pas sous sa forme intégrale, mais au moins dans son refrain et dans sa trame. Pourquoi et comment est-elle devenue banale ? Peut-on la réduire à son timbre, qui a, dès le XVIIIe siècle, connu de multiples emplois ? Quelles sont les raisons de sa fortune historique ? C’est ce que je vais essayer d’éclairer dans les lignes qui suivent. Je montrerai d’abord comment la chanson est devenue populaire, comment elle a été utilisée, avec quels infléchissements sémantiques, en particulier dans les domaines littéraire et politique, dès la fin du XVIIIe siècle. Je m’intéresserai ensuite à l’enquête historique dont elle a fait l’objet, dans le cadre d’une recherche des origines nationales à travers le témoignage des chansons populaires. Je reviendrai à cette occasion sur l’origine hypothétique et légendaire de la chanson de Malbrouck, et sur les doutes suscitées aujourd’hui par ces hypothèses. Enfin, j’expliquerai comment la chanson a perdu une partie de son sens, notamment de son sens politique, dès la fin du XIXe siècle, en devenant une chanson enfantine, et je montrerai ce processus à l’illustration des recueils de chansons.

Une chanson populaire

7 La chanson de Malbrouck s’enracine probablement dans le XVIIe siècle. Son succès est plus tardif ; ce n’est qu’à partir des années 1780 qu’elle commence à circuler, mais avec une grande intensité et dans différentes directions. En 1783, elle est apparemment sur toutes les lèvres ; le nom de Malbrouck sert à baptiser toutes les nouveautés, des rubans, des coiffures, des chapeaux féminins. Du Mersan mentionne une pantomime sur la théâtre de Nicolet en 1783. « La vogue de la chanson entraîne également une

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insistance nouvelle sur le registre burlesque, allant parfois jusqu’à l’obscène » dans le théâtre de foire et de carnaval (Delon, 1988 : 62).

8 Le 10 juin 1784, lorsque meurt un spadassin du nom de Tricot, qui racolait les soldats, ses camarades, qui veulent lui « faire un convoi pompeux mais gratis » (Fournier, 1862 : 231), recourent à la chanson. Ils menacent le curé de Saint-Nicolas-des-champs et entrent de force dans son église, où « ils placent le cercueil sur deux chaises, en font trois fois le tour, en chantant à tue-tête, comme De profundis, la chanson de Malborough, et se retirent enfin, après ce bel office. »

9 Cependant, en 1784, dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais fait chanter à Chérubin sur l’air de Malbrouck sa fameuse romance (acte II, scène V) qui commence par : « Mon coursier hors d’haleine (Que mon coeur, mon coeur a de peine !) J’errai de plaine en plaine Au gré du destrier. »

10 Cette romance comprend huit couplets et raconte l’histoire d’un page solitaire et désolé qui songe à sa marraine qu’il adorait et qu’il a apparemment perdue ; en larmes, il s’arrête près d’une fontaine et grave son nom (à elle) sur un arbre. Le roi passe avec son équipage et la reine lui demande ce qui le met en peine ; elle s’offre à devenir sa marraine et à le marier un jour à la fille d’un capitaine, mais il refuse, préfèrant « mourrir de cette peine mais non s’en consoler ».

11 Dans l’usage qu’en fait Beaumarchais, le recours à l’air de Malbrouck manifeste le choix d’un air ancien, connu et naïf, qui « convient à l’expression stylisée d’un sentiment sincère » (Chérer, 1966 : 139). « Le refrain, dépourvu de sens dans la chanson traditionnelle, est remplacé ici par un autre dont la tristesse se communique directement à l’auditeur. La couleur est cherchée dans un Moyen-Age de convention ». Cet usage donne incontestablement à l’air de Malbrouck une dignité et une tristesse élégiaque.

12 De son coté, Restif de la Bretonne, à plusieurs reprises, tire l’air du côté de la sensiblerie larmoyante. Mais par la suite, la chanson est le plus souvent connotée de façon grivoise, dans les comédies et les vaudevilles qui parodient la pièce de Beaumarchais dans les années 1790. Malbrouck y fait partie des airs fréquemment employés ou réutilisés sur d’autres paroles.

13 En dehors des frontières nationales, la chanson connaît également une grande vogue, qui s’étend jusqu’en Russie au début du XIXe siècle (Coirault, 1942 : 35). Goethe l’entend à Vérone. Elle est signalée en Egypte par Chateaubriand, au dire de Weckerlin. Le poète prétend avoir entendu l’air en Orient, où il estime qu’il fut apporté par les Croisés de Godefroid de Bouillon. « Les Arabes le chantent encore, et l’on prétend que leurs ancêtres l’avaient appris à la bataille de Massoure, où les frères d’armes du sire de Joinville la répétaient en choquant leurs boucliers et en poussant le cri national : Montjoie Saint Denis ! », selon le bibliophile Jacob (Loquin, 1843). La chanson est aussi passée au Canada. Suivant R. Lappara, on la chante en Castille, en Angleterre, aux Etats- Unis, « chaque pays la croit sienne » (Lavignac, 1920-1931 : t. 4/35 note), et il en existe encore des dérivés.

14 C’est cette renommée rapide et durable qui amène les auteurs de chansons à recourir fréquemment au timbre de Malbrouck sous la Révolution. Constant Pierre, dans son ouvrage de référence (Pierre, 1904), en répertorie douze emplois pendant cette période, dont quatre en 1791 et trois en 1792. Commentant en général l’emploi de ces timbres, Constant Pierre montre bien que le recours généralisé qui y est fait – sur 3000 chansons

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révolutionnaires, seules 150 comportent une musique nouvelle – correspond surtout à la popularité de l’air et au goût commun pour le chant. Le chansonnier (le recueil) use de la musique comme simple véhicule, moyen mnémotechnique, d’où des contradictions nombreuses entre le sens des chansons originales et le choix de paroles nouvelles, et l’absence d’analogies systématiques de sujets et de situations. C. Pierre souligne aussi l’importance des refrains, comme moyen de faire participer tout le monde et de diffuser des messages politiques, moyen dont tirera parti, plus tard, le célèbre Béranger (Schneider, 1988). L’air utilisé renvoie bien sûr à notre chanson, mais parfois dans la version de Beaumarchais. Ainsi, dans la « Disgrâce des triumvirs » (Pierre, n° 1968), où Barras s’en va-t-en guerre, le vers refrain, « Juste ciel, mon coeur tremble et se serre », évoque plutôt la romance de Chérubin que la chanson de Malbrouck proprement dite. M. Delon ajoute au recensement de C. Pierre un vaudeville de 1789, L’Assemblée des notables, qui parodie également cette romance (Delon, 1988 : 60).

15 Cependant, le thème des chansons issues de Malbrouck sous la Révolution est parfois directement en rapport avec le thème initial, soit comme convoi funèbre, soit surtout comme modèle de dérision sentimentale, politique ou xénophobe (Delon, 1988). Dans la « Complainte sur la mort imprévue de l’empereur Léopold II au moment où il allait déclarer la guerre à nos très chers et bons amis les jacobins » (Pierre, 1904 : n° 606), la dérision s’attache à l’empereur d’Autriche, croqué en Attila moderne. Dans la « Complainte de Marie-Antoinette dans sa tour » (Pierre, 1904 : n° 765) on a affaire à une sorte de démarquage de la chanson initiale (où une dame guette le retour de son époux) ; Marie-Antoinette dans la tour du Temple tient le rôle de la dame éplorée, dont la chanson raconte « la défaite », ainsi que celle de son époux Louis Veto « aujourd’hui roi zéro, mais toujours gras et gros ». La dérision n’est pas forcément anti-royaliste. La « Chanson sur la mort du père Duchesne et le partage de sa sucession » (Pierre, 1904 : n° 1271) est une œuvre contre-révolutionnaire, mais il existe aussi une chanson babouviste sur l’air de Malbrouck, « le Père Duchêne ressuscité », qui, sans détour ni parodie, appelle la nation à se reprendre, à « relever l’assemblée primaire » et à « vivre libre ou mourir » (Delon, 1988 : 61).

16 On retrouve dans d’autres chansons contemporaines des thèmes de dérision xénophobe, notamment dans une « Chanson en l’honneur du citoyen Bonaparte », composée au lendemain du 18 brumaire, qui comprend, elle aussi, le « mironton, ton, ton, mirontaine ». Weckerlin note pour sa part que, « dans sa Symphonie de la victoire, dont le héros est Wellington, Beethoven a personnifié les Anglais par l’air de « Rule Britannia », et les Français par l’air de Malbrouck ; était-ce une ironie ? » (Weckerlin, 1885 : 42-46). Mais M. Delon montre aussi que « la dérivation sur une cible étrangère [généralement anglaise ou germanique] n’épuise pas la force contestataire de la chanson, qui peut toujours se retourner contre les illusions du militarisme » ; ce sera son principal usage au XIXe et au XXe siècles.

17 Au XIXe siècle, la chanson de Malbrouck est surtout prétexte à comédie et à dérision (Delon, 1988 : 69-71). Dans les années 1830 et 1840, elle est illustrée par une pièce comique donnée aux Variétés en 1834, reprise avec succès aux Folies dramatiques en 1843 (Du Mersan, 1847). Dans un opéra bouffon du Second Empire, elle donne la trame d’une sorte de marivaudage dans lequel le général anglais, déguisé en ménestrel, courtise la servante, tandis que sa femme se laisse conter fleurette par un certain Lord Boul de Gomme, le mariage projeté par la prétendue veuve n’étant interrompu que par le retour de Malbrouck.

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18 Dans les annales théâtrales du XXe siècle, c’est surtout dans un sens antimilitariste que l’on utilise la référence. Malbrough s’en va-t-en guerre est le titre d’une pièce de Marcel Achard, montée en24 par Louis Jouvet, où l’auteur veut « chanter sur un autre air » la chanson, en dénonçant « les héroïsmes inutiles » et en opposant à la version officielle et grandiloquente de la mort de Malbrouck la réalité, où il a été frappé d’une balle dans le dos alors qu’il fuyait. La même année, une autre pièce portant le même titre est imprimée, qui ironise à son tour sur les valeurs guerrières.

19 Si l’on suit la chanson entre 1780 et 1930 grosso modo, on se rend compte que sa diffusion, considérable, loin de l’épurer ou de la fixer, en multiplie les virtualités. Le travail savant dont elle fait alors l’objet la transporte cependant sur un autre terrain, et contribue à une nouvelle métamorphose. De chanson « populaire », « traditionnelle » – autant de termes ambigus et délicats à définir (Guilcher, 1985 : 62-65) – elle devient chanson « historique », quasi-archive.

Une chanson historique

20 Dès le XIXe siècle, tandis que la circulation de la chanson se poursuit, elle commence parallèlement à faire l’objet d’un intérêt savant. La chanson populaire reste importante dans les chansonniers destinés au grand public, mais elle constitue en effet un genre nouveau dans la recherche érudite.

21 Dès les années 1780, l’idée d’une enquête à mener dans des cadres régionaux et en milieu populaire était en germe, mais pas encore clairement formulée. Cependant, c’est alors que Moncrif, La Place et leurs continuateurs engagèrent les chercheurs dans une direction fausse, en leur indiquant comme objet des chansons à contenu historique et légendaire, et non, comme le feront plus tard les folkloristes, la chanson en tant qu’elle constitue un art distinct. Ainsi, l’Académie celtique de 1807 s’y intéresse à la faveur d’un malentendu qui la rattache à une civilisation éteinte (Guilcher, 1985 : 44).

22 Dans les années 1840, ce sont surtout les publications de Loquin, Du Mersan, Leroux de Lincy, puis de Nisard, qui mettent en valeur la chanson de Malbrouck comme un témoignage historique. Dans le recueil de Loquin, qui présente à la fois les productions les plus réussies des auteurs d’opéras comiques et de chansonniers contemporains, les « naïves romances » et les « touchantes complaintes de nos aïeux », Malbrouck est la première pièce mentionnée. Elle est présentée comme une « immortelle bouffonnerie », une « burlesque Iliade » (Loquin, 1843 : introduction de H.L. Delloye), une « facétie historique » (Loquin, 1843 : présentation de la chanson par le bibliophile Jacob). Les chansons populaires de ce genre sont censées fournir « une histoire chantée de la vie guerrière et civile, des mœurs, usages, opinions, travers de chaque époque ». Du Mersan, qui procède avec le même éclectisme, remonte à Thibault de Champagne comme au premier « père de la chanson française » (Du Mersan, 1847 : 5). Il donne également la première place à Malbrouck, en reprenant à son sujet les mêmes hypothèses. Il évoque une autre chanson plus ancienne sur ce personnage, trouvée dans le recueil manuscrit de chansons historiques fait pour M. de Maurepas (Du Mersan, 1847 : 26), et ajoute que Bonaparte la chantait à chaque campagne, et l’aurait même fredonnée sur son lit de mort (Du Mersan, 1847 : 27). Nisard classe celle de Malborough dans les « chansons historiques (religieuses, militaires et satiriques) » qu’il aborde par ordre chronologique, de l’Antiquité à la Révolution, dans le chapitre qui va

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« de Louis XII à Henri IV » (cf. Klein, 1989 : 63). C’est encore le cas pour Julien Tiersot, qui voit dans Malbrouck « le type de la chanson historique française » (Tiersot).

23 En somme, au XIXe siècle, la chanson de Malbrouck est prise en considération par les érudits essentiellement comme témoignage, et presque comme source. De ce fait, l’origine de la chanson donne lieu à toutes sortes de conjectures, et aujourd’hui encore, l’unanimité n’est pas faite à ce sujet. La chanson de Malbrouck fait référence, apparemment, à un personnage historique : John Churchill, duc de Marlborough, un célèbre général anglais qui s’est illustré dans la guerre contre Louis XIV (1650-1722), et dont le nom a été plus ou moins simplifié au cours de la diffusion de l’air sous la forme « Malbrough », « Malbrouck » ou « Malbrou ». Pour les premiers commentateurs de la chanson, il ne fait pas de doute que ce soit ce personnage dont elle parle effectivement, et ils l’attribuent donc à un soldat contemporain, ou du moins situent son origine dans les milieux militaires, ce qui expliquerait le ton satirique du morceau. Comme le duc de Malborough est mort en 1722, on a d’abord daté la chanson de cette année. Mais comme il était alors à la retraite et mourut benoîtement dans son lit d’une attaque d’apoplexie, on a rapidement lié la chanson à une précédente campagne.

24 Selon le bibliophile Jacob, qui commente la chanson dans le recueil de Loquin, comme pour Du Mersan (1843) et pour Doncieux (1904), elle aurait été composée à l’occasion de la bataille de Malplaquet (le 11 septembre 1709), que devait gagner ce général, mais qui fut un instant indécise, et où l’on put le croire mort. Un « troupier en verve » l’aurait improvisée, « quelque chansonnier badin lui fit cette oraison funèbre au bivouac du Quesnoy, pour se consoler de n’avoir pas de chemise et de manquer de pain depuis trois jours : ainsi va l’esprit français ». D’autres hypothèses, plus fantaisistes, ont été parfois évoquées (Sarrepont, 1887 : 39-41) ; la chanson reste dans le domaine de la création militaire.

25 En fait, elle ne s’est manifestée que dans les années 1760 ou 1770, date approximative à laquelle elle a été imprimée par Valleyre dans un petit recueil. L’air est employé par Favart dans ses Rêveries renouvelées des Grecs, pièce représentée le 26 juin 1779 et imprimée la même année par Lormel. On sait surtout qu’elle fut chantée par la nourrice du Dauphin en 1781, une certaine dame Poitrine, et c’est de là que date sa véritable vogue. Selon Coirault, il est bien possible que loin de l’avoir apportée à la cour, Mme Poitrine l’ait d’abord entendue à Paris ou à Versailles, ou que Marie-Antoinette la lui ait chantée la première, et que toute cette histoire ne soit qu’une légende (Coirault, 1942 : 35 note). La chanson serait alors l’auteur de quelque chanteur du Pont-neuf, peut-être Duchemin. Selon Bachaumont (cf. Klein, 1989 : 64), ce fut un autre chanteur du Pont- neuf, Baptiste, dit le Divertisssant, qui « contribua le plus, de toute la force de son gosier, au réveil populaire de la vieille chanson de Malbrough ». Comme on ne sait rien de la fameuse dame Poitrine, Loquin a même suspecté Beaumarchais d’être l’auteur de la complainte et de l’avoir répandue au prix d’une supercherie.

26 L’origine de la chanson fait au XIXe siècle l’objet de spéculations encore plus hasardées, dans la mesure où les chercheurs lui trouvent deux précédents, qui l’enracinent dans une époque très antérieure au XVIIIe siècle, et qui font, elles aussi, référence à des personnages historiques : le duc de Guise et le prince d’Orange. Dans la chanson du prince d’Orange, attestée par un chansonnier manuscrit des années 1730-1740, on voit le thème tout à fait élaboré : le prince part à la guerre, et doit revenir à Pâques ou à Noël. A sa femme qui l’attend, un messager apporte la nouvelle de sa mort, et dit qu’il l’a vu « porter en terre par quatre Cordeliers ». Comme il s’agit de Philibert d’Orange

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(1502-1530) et du siège de Saint-Dizier par Charles Quint (1544), la rédaction peut remonter au XVIe siècle.

27 Le thème de l’enterrement burlesque est attesté d’autre part dans la chanson sur le convoi du Duc de Guise (mort en 1563), dans laquelle le prince est mort et enterré, et où l’on raconte la cérémonie, qui se conclut par le fait que « chacun s’en va coucher, les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls ». Leroux de Lincy en donne une version dans le volume de son recueil concernant le XVIe siècle (Leroux de Lincy : 287), qui présente quelques variantes par rapport à notre chanson : ce sont des « gentilhommes » qui portent son casque, ses pistolets, son épée « qui tant d’huguenots a tués ». Mais cette dernière chanson n’a été imprimée qu’après la publication de Malbrouck, dans le recueil de La Place, Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l’histoire de la littérature, paru à Bruxelles et à Paris en 1785. L’auteur y livre quelques réflexions « sur les anciennes romances » (La Place, 1785 : 286), où il s’étonne de leur rareté en France, par opposition à leur abondance parmi les peuples voisins, et appelle à leur collecte. A titre d’exemple, il en reproduit deux, la chanson faite sur le convoi funèbre du Duc de Guise, dont il souligne la ressemblance avec la fin de la chanson de Malbrouck, et la chanson du Comte Orry et des nonnes de Farmoutier, une composition de son crû, à partir de prétendus vestiges d’une ancienne chanson régionale du XIVe ou du XVe siècle (Guilcher, 1985 : 37).

28 Pour les chercheurs du XIXe siècle, la chanson de Malbrouck tire incontestablement de ces précédents une valeur d’archive et un grand prestige. Ils élaborent diverses hypothèses pour relier l’une à l’autre les chansons et expliquer les voies de leur transmission et de leur métamorphose. Selon Nisard (Nisard, 1867 : 276 sq.), la chanson a été faite en premier lieu par des soldats huguenots à l’occasion de la mort du Duc de Guise (en 1563) et s’est conservée dans les armées, où elle était chantée avec des variantes « toutes les fois qu’il venait à mourir quelque général d’importance ». Puis, à la fin des guerres civiles, « la chanson suivit dans leurs provinces les soldats licenciés et y vécut, comme eux, de la vie civile, se perpétuant dans le casernes et dans les campagnes tout au long du XVIIe siècle. Se demandant comment la chanson du duc de Guise est devenue celle de Malbrouck, Nisard ajoute que les paroles de notre chanson « au sentiment de quelques-uns, seraient l’oeuvre des soldats de Villars et de Boufflers, lesquels n’auraient fait que les appliquer plus ou moins fidèlement au général anglais après la bataille de Malplaquet [1709] puis après sa mort en 1722 ».

29 Cette cristallisation sur la personne de Malborough est plausible si l’on se rappelle que le général anglais, passant pour un nécromancien qui avait d’intimes liaisons avec le diable, avait traumatisé la conscience collective et donné lieu à toute une affabulation paysanne (Delon, 1988 : 61). Faute de pouvoir le vaincre, on l’aurait chansonné. « On [n]’avait certainement pas oublié [la chanson], mais on avait peut être perdu l’habitude de la chanter, ou l’on n’en avait pas trouvé l’occasion, lorsqu’en 1781, soixante ans après la mort de Malborough, Madame Poitrine, nourrice du dauphin, la chanta en allaitant son nourrisson ».

30 Les savants ultérieurs seront beaucoup plus circonspects. Doncieux voit déjà dans la chanson sur le convoi du Duc de Guise non une source, mais une imitation de Malbrouck. Coirault, qui croit en avoir retrouvé des traces antérieures, notamment en Poitou, maintient que la chanson du Duc de Guise a été composé d’abord, mais la plupart des versions que l’on connaît sont tributaires de l’arrangement de la Place.

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Claude Duneton (Duneton, 1998 : 53-54) trouve pour sa part l’hypothèse de Coirault hasardée.

31 Quoi qu’il en soit, les trois chansons suivent effectivement un schéma narratif très semblable, ce qui laisse à penser que l’on est en présence d’un texte passe-partout, ayant servi successivement pour les trois personnages, en donnant à chaque fois matière à réfection. « Le traitement burlesque d’une situation tragique, la mise bout à bout de thèmes connus isolément, le dénouement à rallonges, sont autant d’indices d’usure » (Davenson, 1946 : n° 80). « On a évidemment affaire à une réfection tardive de thèmes beaucoup plus anciens », où certains ont trouvé des vestiges du Moyen-Age. Ainsi, F. Génin, recopié par Pierre Larousse, voit l’origine du Malbrouck dans une pièce du Romancero espagnol, La chanson de Mambrou, qui met en scène les personnages connus : la dame, le croisé attendu, la page ou le compagnon d’armes qui revient avec la nouvelle de sa mort. Selon Davenson, le thème initial remonte bien au Moyen Age ; il est attesté à l’état embryonnaire par une chanson de toile de la première moitié du XIIe siècle, « Belle Doete as fenestres se siet ».

32 Que conclure de toutes ces conjectures sur l’origine de la chanson ? Il est frappant qu’au XIXe siècle, on se soit intéressé à elle pour des raisons « historiques ». On a voulu y voir une sorte de chanson de geste moderne (plus moderne en tous cas que la « Chanson de Roland » !). Sa célébrité savante a été dûe à cette caractéristique-là, même si sa popularité avait d’autres racines.

De l’archive au signe : interpétations, illustrations

33 Ce n’est que vers le Second Empire que l’on commence à relativiser l’aspect historique ; les chansons populaires reçoivent alors droit de cité dans les ateliers d’artistes et dans les salons bourgeois. Elles font l’objet en 1852 d’une collecte nationale, impulsée par le ministre Fortoul, menée sous les auspices d’une commission d’érudits, qui vise à la fois à rassembler et à « épurer » le répertoire. Il faut quelques années à cette commision pour réviser ses critères de sélection.

34 Elle manifeste initialement un intérêt particulier pour les romances narratives. Elle définit la catégorie de « poésies historiques » comme « celles qui célèbrent un fait mémorable, un homme illustre ou même qui, sous des noms imaginaires, peignent vivement la situation morale ou politique d’un temps » (Cheyronnaud, 1997 : 108). Citant le roi Dagobert, puis La Palisse, elle ajoute : « Quand à Lord Marlborough, il a trouvé aussi chez nous la célébrité populaire dans une chanson qu’il faut bien se garder de repousser, car elle est évidemment un débris d’un chant plus ancien, qui remonte au Moyen-Age, comme l’indiquent quelques traits de moeurs féodales et chevaleresques, débris auquel on a associé, dans le dernier siècle, le nom du vainqueur de Blenheim » (Cheyronnaud, 1997 : 109). Quelques paragraphes plus loin, elle poursuit : « La chanson du duc de Guise est aussi un souvenir de l’époque des guerres de religion ; elle est curieuse comme présentant dans quelques détails un degré intermédiaire entre l’ancien chant du Moyen-Age, aujourd’hui perdu, qui a été le type primitif de la chanson de Malbrouck et cette chanson elle-même, laquelle, bien que rapportée à un personnage plus moderne, a conservé des traits d’une date plus reculée » (Cheyronnaud, 1997 : 111). Dans le dépouillement des réponses fait entre 1853 et 1857 on trouve en effet plusieurs versions de la chanson du duc de Guise, dont deux « variantes » sur le prince d’Orange.

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35 L’envoi par M. Le Clerc, recteur du département de la Somme, d’une « complainte de Tournay » concernant la mort d’Adolphe, duc de Gueldre, montre la façon de procéder de la commission, qui trouve dans l’Art de vérifier les dates que le duc fut tué en juin 1477 et en conclut que la complainte dont il s’agit remonte au XVe siècle, ajoutant : « ... si on remarque qu’elle était encore chantée il y a peu de temps par un vieux batelier de Ham-sur-Somme, on admettra certainement que peu de chansons populaires offent au même degré le caractère de poésie historique, et peuvent prétendre à une origine aussi ancienne » (Cheyronnaud, 1997 : 190). De même, J.-J. Ampère appelle dans ses Instructions à ne négliger ni les refrains isolés, « ni les rondes chantées par les enfants, car elles peuvent contenir des traits qui prouvent, soit leur antiquité, soit une origine étrangère » (Cheyronnaud, 1996 : 146).

36 Mais en mai 1855, un débat s’élève sur cette façon de dater les pièces, et la commission appelle ses correspondants à « moins se préoccuper du caractère historique des morceaux » (Cheyronnaud, 1997 : 214). Il est remarquable qu’alors même que la commission mise sur pied par Fortoul opère dans les chanson populaires un tri et une hiérarchie qui en élude le contenu politique au seul profit du contenu historique et folklorique, utilise pour sa part la chanson de Malbrouck dans un tout autre sens, en lui donnant dans le recueil des Châtiments une place de choix. Dès avant son exil, Hugo est l’un des rares poètes dont l’esthétique présuppose une philosophie de l’histoire. Dans celle-ci, le peuple est le vrai sujet de l’histoire, ce qui invite à chercher en lui à la fois les sujets littéraires et le public, pour essayer de réaliser la fusion des deux cultures (Biermann, 1988). Les nombreuses chansons que l’on trouve dans les Châtiments (1853) puis dans les Chansons des rues et des bois (1859) sont à analyser dans ce contexte.

37 Charles Péguy fait de cette référence un très long commentaire dans Clio (Péguy, 1932). Il désigne dans ce poème « une castigation funèbre entre toutes » (Péguy, 1932 : 58), « la plus funèbre Danse macabre, qui ait jamais été peinte, sculptée, contée, chantée » (Péguy, 1932 : 60), « de toutes les Danses macabres, celle qui est la moins indigne du Dies irae » (Péguy, 1932 : 64). Par cette référence chrétienne, Péguy souligne la valeur du poème, valeur non pas littéraire mais métaphysique. « De ses plus récentes colères, [Hugo] a fait une oeuvre antique, de ses précaires, de ses temporaires, de ses passagères, de ses périssables colères politiques il a fait une oeuvre éternelle » (Péguy, 1932 : 61). Il commente longuement la technique de Hugo, le refrain intérieur commandant chacun des couplets (« Paris tremble, ô douleur, ô misère »), qui procède directement de celui de Malbrouck, et le retournement du vers cardinal, au dernier moment, sur lui-même. Dans ce « convoi de dix-huit strophes », le rythme est donné par l’air traditionnel. Là aussi, il voit un trait de génie (Péguy, 1932 : 59). « Il n’y a que les maîtres du rythme qui trouvent ainsi dans le commun, sur le marché des valeurs, de ces airs traditionnels qui commandent ainsi toute une réussite ».

38 Au milieu du XIXe siècle, la chanson de Malbrouck est donc valorisée par l’usage qu’en fait Hugo, mais elle continue aussi de faire partie du répertoire populaire, où elle perd peu à peu tout sens politique. Elle devient au XXe siècle une chanson enfantine, par un processus auquel les recherches évoquées plus haut ne sont pas étrangères. En effet, la définition d’un corpus de ces chansons en France est tardive, par opposition à la prosperité du genre outre-Manche (Cousin, 1988 : 19). Les chansons enfantines sont « un écho du répertoire des grandes personnes, plus ou moins démarqué, adapté ou abandonné aux enfants par satiété ou usure » (Davenson, 1946 : 58). Il ne comprend

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presque rien qui soit d’origine populaire, sauf quelques berceuses, et d’une façon générale il se compose des « scies à la mode dans le Paris des années 1780-1800 » (Davenson, 1946 : 60).

39 Ce corpus est fixé pour l’essentiel entre 1840 et 1880, et varie peu de Du Mersan (1843) à Boutet de Monvel (1885). Il comprend un noyau d’une trentaine de chansons dont le succès ne se dément pas pendant un siècle et demi ; près de la moitié sont des rondes, destinées à accompagner les activités ludiques, les autres étant plus diverses, quoi que souvent chansons à récits. Le changement de public entraîne parfois un changement de style. Plusieurs chansons à double entente ne sont plus entendues qu’au sens littéral. Les chansons longues sont réduites à leurs premiers couplets, Malbrouck en particulier ne comporte plus que 14, 16 ou 20 couplets, ou donne lieu à des versions abâtardies, quand l’air n’est pas seul repris pour des chansons didactiques (Cousin, 1988 : 130).

40 L’illustration de la chanson contribue elle aussi à en fixer et à en modifier le sens. Il est frappant de voir comme au fil du temps le motif sentimental l’emporte sur le thème militaire. Dans l’édition de Loquin (Loquin, 1843), toute une série de gravures raconte l’histoire : la première représente un général en armure avec un casque à panache, à cheval, un sabre à l’épaule, précédé de tambours et de soldats armés, suivi de hallebardiers, tous en costume du XVIIe siècle. Au fond, on aperçoit deux hérauts et un chevalier, d’époque plus incertaine. Sur la seconde gravure, un page en noir fait la révérence devant une grosse dame, qui pleure dans son mouchoir, et de ses deux suivantes, au sommet d’une tour crénelée. La troisième figure le convoi funèbre, avec quatre officiers portant les armes de Malbrouck, précédés d’un tambour, et suivis de son cheval, caparaçonné de noir, et de soldats. Sur la dernière, sorte de parodie de la Résurrection, on voit l’envol de l’âme de Malbrouck, qui suscite l’effroi des assistants. En marge, chantent des badauds, illustrant probablement la popularité ultérieure de la chanson. Ce sont ces images qui seront reprises dans les Chansons et danses enfantines de Weckerlin (Paris, Garnier, 1885), dans l’illustration en couleurs de Boutet de Monvel, rééditée encore aujourd’hui.

41 L’image d’Epinal popularise aussi la chanson, et diffuse sa légende. Sur celle qui représente la mort et le convoi de Malbrouck, figurent non seulement les vingt-deux couplets de la chanson, et les images qui les illustrent, mais aussi une notice sur le personnage, pleine d’inexactitudes, ou plutôt de conventions, puisqu’elle le fait mourir en 1723 à Malplaquet (alors que la bataille de Malplaquet a eu lieu en 1709 et que le général est mort l’année précédente dans son lit).

42 Au XXe siècle, dès les années trente, le boudoir concurrence le champ de bataille. Dans l’ « Yo-Yo » de 1932, plusieurs gravures accompagnent la chanson. La première représente les dames privées de leurs époux s’ennuyant au salon ; dans la seconde elles sont sur la tour scrutant l’horizon. La troisième image met en scène l’annonce de la mauvaise nouvelle et l’évanouissement de Mme Malbrouck, la quatrième la mort de Malbrouck sur le champ de bataille (il est frappé par un projectile et tombe à la renverse de sa monture). Les images suivantes figurent respectivement les funérailles, le personnage affligé qui « ne porte rien », la tombe gardée par un soldat.

43 Après 1945, chaque éditeur de livres pour enfants se doit d’avoir son album d’images, avec des partitions et des paroles des chansons. Ces livres sont joyeux, la guerre et la mort y sont de plus en plus discrets. « Dans l’illustration, les perruques, rubans et tricornes, restent Louis XV, mais les visages sont de plus en plus enfantins ; les couleurs franches et parfois criardes remplacent les pastels et aquarelles » (Bustarret, 1986 : 70).

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Parfois, l’histoire repousse la légende. Dans un album (Poncet, 1951 : 93), une femme se penche à la fenêtre d’une tour ; en bas, on aperçoit la silhouette d’un autre personnage, sans doute Malbrouck venant rassurer son épouse et lui montrer qu’il est bien vivant. D’autres fois l’histoire perd toute réalité, on entre dans un jeu (Bustarret, 1986 : 71). Dans les livres les plus actuels, d’une part Malbrouck ne figure pas toujours, même dans les recueils de chansons traditionnelles, d’autre part on représente plus volontiers la dame à sa tour que le militaire. Elle est jeune et jolie, parfois adolescente, et habillée de couleurs pastel. La guerre n’est plus évoquée qu’indirectement, par des cartouches figurant des insignes ou des armes.

44 Au terme de ce parcours, on mesure la richesse polysémique de la chanson, la largeur du prisme historique et social qu’elle fournit. Après deux siècles d’enquêtes historique, une chanson aussi connue que celle de Malbrouck garde une part de son mystère. On ne sait pas avec certitude si elle est l’invention d’un soldat ou celle d’un auteur lettré, une chanson du XVIIIe siècle ou une copie de chanson plus ancienne, qui serait passée du registre noble et élégiaque au registre populaire et burlesque. On ne comprend pas complètement les raisons de son succès. Est-il seulement dû à ce que son refrain était facile à répéter en cœur (Nisard, 1867, 274) ? A sa vogue à la cour de Marie-Antoinette ? A son statut de chanson historique ?

45 Dans son commentaire du poème des Châtiments, Péguy le qualifie de « chef d’oeuvre inconnu, oublié, méconnu », dans cette œuvre célèbre de ce célèbre poète. C’est une chanson, dit-on, et on passe . Erreur ! « Rien n’est aussi profond que la chanson populaire » (Péguy, 1932 : 83). Péguy trouve remarquable que ce même air ait servi à la fois à Beaumarchais et à Hugo, « pour ce qu’il y a peut-être de plus gracieux et pour ce qu’il y a peut-être de plus terrible dans l’histoire des lettres françaises » (Péguy, 1932 : 59). « Ainsi, la vieille chanson (...) a poussé une romance et une danse macabre. La vieille souche a poussé d’une part une tige et une feuillaison du plus jeune printemps. Et d’autre part elle a poussé ce tronc blanchi d’hiver et de mort » (Péguy, 1932 : 82). Contrariété qui n’est qu ‘apparente, où l’auteur voit « l’ordre, la nature, le vieillissement temporel » (Péguy, 1932 : 82), et qui n’est possible qu’à condition que « cette antique, cette première souche soit elle-même une souche naturelle, une antique souche populaire ». « Or, de toutes ces souches naturelles, de toutes les souches populaires, nulle ne sera jamais aussi féconde, c’est-à-dire aussi pleine d’avance de vie et de mort que nos vieilles chansons populaires » (Péguy, 1932 : 83). Seul un « esprit frivole » pourrait traiter légèrement « notre vieux Malbrou », où « tout était déjà ».

46 Bien sûr, on ne peut plus adopter telle quelle la position de Péguy, et la foi dans le génie populaire qui va avec, foi si enracinée dans le XIXe siècle. Mais ses affirmations ont le mérite de souligner l’intérêt historique du matériau chanson. Une chanson comme celle de Malbrouck, dans l’histoire de ses métamorphoses, de ses interprétations, est indissociable de son contexte d’expression et de signification. Certes, elle est un sens, une idée directrice, plutôt qu’elle n’est un assemblage fixe de mots choisis (Coirault, 1942 : 44). Une telle poésie est plus spirituelle que matérielle, plus substance que forme. Mais ce sens lui même n’est pas univoque ; loin d’être un fossile, un objet, la chanson est finalement plutôt de l’ordre du signe, et peut-être du symbole.

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RÉSUMÉS

L’article s’intéresse à la célèbre chanson de Malbrouck, objet à la fois banal et ambigu, et aux métamorphoses historiques de ses significations. On montre dans un premier temps comment la chanson de Malbrouck est devenue populaire, sous quelles formes et dans quels contextes elle s’est diffusée au XVIIIe siècle, en particulier dans la littérature et sous la Révolution française, où elle a porté divers messages politiques. On s’intéresse ensuite à l’enquête historique dont la chanson a fait l’objet, surtout au milieu du XIXe siècle, d’abord dans le cadre d’une recherche des origines nationales à travers les « archives du peuple », puis sous les auspices du Comité des travaux historiques et scientifiques. On revient à cette occasion sur l’origine hypothétique et légendaire de la chanson de Malbrouck, et sur les doutes suscitées aujourd’hui par ces hypothèses. Enfin, on explique comment la chanson a perdu une partie de son sens, notamment de son sens politique, malgré la brillante tentative de « fusion des deux cultures » opérée par Victor Hugo dans les Châtiments. On montre cette inflexion dans l’illustration des recueils de chansons enfantines publiés entre 1880 et nos jours.

INDEX

Index géographique : France nomsmotscles Hugo (Victor), Péguy (Charles) Thèmes : chanson / song, chanson traditionnelle / folk song, chanson française / French chanson Index chronologique : 1800-1899, 1700-1799, 1900-1999 Keywords : origin / original, representation (visual), signs / symbols / signification, lyrics Mots-clés : origine / original / originel, représentation (visuelle), signes / symboles / signification, paroles

AUTEUR

SOPHIE-ANNE LETERRIER

Sophie-Anne LETERRIER, université d’Artois 3. mail

Volume !, 2 : 2 | 2003 23

La représentation des chanteuses au café-concert : les genres de la romancière comique et de la diseuse Representations of Female Singers in French Cafés-Concerts: The Comedic Novelist and the Sayer

Carol Gouspy

Introduction

1 Si les termes de café-concert, de music-hall et de cabaret demeurent encore présents aujourd’hui, l’image qu’ils véhiculent est toutefois obsolète. Cette vision erronée des divertissements résulte d’une confusion des genres : les Folies-Bergère, le Moulin Rouge ou encore le Lido font revivre la revue à grand spectacle, les attractions et le french- cancan, tandis que d’autres, notamment le Crazy Horse et le Paradis Latin, donnent la primauté au nu. Or, le terme « music-hall » désigne actuellement l’ensemble de ces spectacles.

2 Toutefois, dans le cadre de cette étude, nous délaisserons le music-hall et le cabaret pour nous intéresser à un divertissement généralement méconnu bien qu’il ait été largement répandu en France : le café-concert. Associant la boisson à la chanson et au spectacle, cet ancêtre du music-hall connaît une vogue croissante au milieu du XIXe siècle. Le lugubre, le burlesque, le satirique, le sentimental et l’érotique s’y mélangent de façon étonnante.

3 À ses débuts, rien ne laisse présager le succès de ce spectacle convivial et disparate. L’accès à ce loisir permanent et sans prétention est amplement facilité par l’abolition de toute contrainte d’horaire. Contrairement aux théâtres, les spectacles sont permanents. Ils ont lieu de sept à onze heures du soir pendant la semaine et commencent même dès deux heures de l’après-midi les dimanches et jours fériés (Mathieu, 1863, p. 8). Les mots « entrée libre » sont affichés sur la porte, ce qui permet à la clientèle de ne pas débourser de droit d’entrée et de n’assister qu’à une partie du

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programme si elle le désire (Fournier, L’Art lyrique, 19 mars 1899). Maints avantages sont encore offerts, notamment se désaltérer, fumer et discuter pendant le spectacle pour le prix d’une consommation (Simonin, L’Echo des concerts, 15 juin 1864).

4 Afin de restreindre notre recherche d’un point de vue géographique, nous avons sélectionné une ville, Paris, le berceau du café-concert. Notre étude se focalise sur ce phénomène social et culturel qui apparaît vers 1850. Aux alentours de la Première Guerre mondiale, il est supplanté par un redoutable concurrent : le music-hall. Ne correspondant plus aux mentalités, les genres spécifiques du café-concert tendent à disparaître. Egalement appelé « variétés », le music-hall, en vogue dans divers pays européens, privilégie les numéros issus des spectacles de foire.

5 Le cadre du café-concert nous permettra d’aborder la représentation des chanteuses au sein de ce divertissement. Afin de satisfaire les spectateurs devenus exigeants face à un spectacle créé à leur intention, les directeurs des établissements recrutent des chanteuses charismatiques. Pour capter l’attention de la clientèle et se démarquer des concurrentes, elles élaborent une stratégie qui consiste à créer un style inédit. Aussi délaissent-elles la sempiternelle tenue de soirée pour un costume excentrique. D’autres éléments conditionnent le succès, notamment une gestuelle appropriée, une aisance à communiquer avec la clientèle, des effets vocaux et un répertoire privilégiant des airs simples à mémoriser. Notre méthode sera historique car, afin de mesurer l’impact de ces étoiles sur la population et la presse parisienne, nous avons dépouillé et analysé des sources imprimées et des périodiques de l’époque.

6 Bien qu’il y ait une certaine fluidité entre les catégories du café-concert, nous avons sélectionné deux genres opposés et particulièrement significatifs de cette période : celui de la « romancière comique » et de la « diseuse » (Caradec / Weill, 1980). Deux chanteuses, notamment Yvette Guilbert et Thérésa, se sont illustrées auprès du public. Afin de connaître l’impact de ces chanteuses auprès de la clientèle du café-concert, nous aborderons tout d’abord les spécificités de ces genres et le rôle joué par la censure. Puis, nous nous intéresserons d’une part à l’accueil réservé par les spectateurs et les critiques et, d’autre part, aux ambitions artistiques de ces artistes. Nous envisagerons ainsi les enjeux liés à la représentation de ces femmes sur scène et aux cafés-concerts car ces établissements tentent de concilier deux préoccupations apparemment contradictoires, notamment la rentabilité et l’aspect artistique.

Les genres féminins au café-concert

Au café-concert, les interprètes mettent en scène, sur un mode burlesque, les misères de la vie quotidienne. D’ailleurs, leur répertoire représente une estampe des mœurs de l’époque. Créant un spectacle visuel et auditif, les genres servent de points de repère au public.

Les particularités de la romancière comique et de la diseuse

7 Les genres créés par Thérésa et Yvette Guilbert sont particulièrement illustres à l’époque puisque leur renommée s’étend en province et même à l’étranger. En conséquence, la presse de l’époque publie maints portraits et caricatures de ces femmes qui éditent leurs chansons et publient leurs mémoires. Yvette Guilbert, par exemple, utilise sa notoriété pour, d’une part, transmettre son savoir lors de conférences et de

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leçons de chant données à des américaines, et d’autre part, publier plusieurs ouvrages, notamment L’art de chanter une chanson, 1928, Autres temps, autres chants, 1945, et La chanson de ma vie, 1924.

8 Contrairement à Y. Guilbert, Emma Valadon, plus connue sous le nom de Thérésa, défraye la chronique par son train de vie luxueux. Elle associe son statut de vedette à des produits de consommation comme des liqueurs, des potages et des limonades, ce qui prouve que sa notoriété dépasse le cadre du café-concert (Valadon, 1865, p. 276). Adulée par les classes populaires, Thérésa est, fait plus surprenant, acceptée par la haute société parisienne. En 1865, elle est même autorisée à se produire devant Napoléon III et sa cour aux Tuileries (Jollivet, Le Figaro illustré, juin 1896).

9 Pourtant, lors de leurs débuts, rien ne distingue ces femmes de l’ensemble des interprètes. Thérésa, par exemple, chante le répertoire dit « courant », lequel repose sur des chansons sentimentales et dramatiques (Baillet, Paris qui Chante, 21 mai 1905). Sa carrière évolue cependant lorsqu’elle se déguise et emprunte l’accent allemand afin de transformer en tyrolienne une romance de Mazini qu’elle qualifie, dans ses mémoires, de « filandreuse » (Valadon, p. 218). Par ce terme, Thérésa désigne vraisemblablement la ligne tortueuse et enchevêtrée de sa mélodie. La tyrolienne s’exécute en effet en franchissant rapidement des intervalles conséquents, notamment de sixtes ou d’octaves, en changeant fréquemment de registres, c’est-à-dire en passant de l’émission normale d’une voix de poitrine à une voix de fausset.

10 Le comique provient non seulement de sa façon de iodler, mais aussi de son imitation d’un accent étranger, de sa parodie d’une chanson sentimentale en chanson montagnarde et du fait que, traditionnellement, ce chant typique du Tyrol et des Alpes Suisses est interprété par des hommes et non par une femme. Avec « Fleur des Alpes », Thérésa déclenche l’hilarité du public, ce qui incite Goubert, le directeur de l’Alcazar, à l’engager dans un genre qui la rend célèbre, celui des romances comiques.

11 Mais un autre genre est également plébiscité par les spectateurs : celui de la diseuse. Comme son nom l’indique, il repose sur un texte davantage parlé que chanté. La diseuse diffère de la romancière comique par sa diction et le choix de ses textes car elle délivre un message et donne la primauté au sens. Possédant un talent de musicienne et d’actrice, la diseuse joue sur les mots. Ce genre est particulièrement ambigu puisqu’il est à la fois sobre et caustique. Privilégiant les nuances et la grivoiserie, il ne requiert pas de tenue type ou d’artifices. Ce style ingénu, reposant sur des sous-entendus malicieux, est inventé par Anna Judic à l’Eldorado. Son talent de comédienne transparaît clairement dans ses prestations car elle compense sa faiblesse artistique en soulignant à outrance les propos qu’elle ne chante pas (Dufay, Le Mercure de France, 1er septembre 1933). Ensuite, ce genre se répand largement au café-concert, notamment avec l’arrivée de Florence Duparc.

12 Cependant, Yvette Guilbert parvient à se distinguer de l’ensemble des diseuses. Son expérience de comédienne explique sa diction parfaite et son sens théâtral. La découvrant au Divan Japonais, un petit établissement fréquenté par les artistes et situé au numéro 75 de la rue des Martyrs, le peintre -Lautrec l’immortalise sur une affiche dans sa tenue caractéristique : un chignon, de longs gants noirs et une robe verte particulièrement échancrée devant et derrière. Y. Guilbert apparaît comme étant le réceptacle de conventions contradictoires puisqu’elle souhaite à la fois aguicher comme ses concurrentes et prouver sa respectabilité afin d’obtenir une reconnaissance des critiques élitistes.

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Les relations entre la censure et les chanteuses

13 Malgré leur apparente liberté, les cafés-concerts sont soumis à de nombreuses dispositions juridiques puisque l’ordonnance de police du 17 novembre 1849 prohibe les morceaux extraits du répertoire des théâtres lyriques, chœurs et morceaux d’ensemble, chants politiques ou immoraux, figurants, costumes et accessoires, danses et exhibitions. Elle autorise toutefois les chansonnettes à une voix, les romances à une ou deux voix et les musiques instrumentales (Archives nationales, série F21, dossier 4684). Craignant les réactions d’un public populaire et nombreux, les autorités, d’une part, obligent les directeurs des cafés-concerts à payer un tribut aux théâtres pour concurrence jusqu’à 1867 et, d’autre part, exigent le visa de la censure pour toute œuvre présentée sur scène.

14 Aussi les artistes emploient-ils maints subterfuges pour résister au joug de l’autorité légale et duper les censeurs. Généralement, les textes ne révèlent leur signification que sur scène, lorsque les interprètes jouent sur la coupure des mots, la prononciation, l’intonation de la voix et les gestes évocateurs (d’Avenel, La Revue des deux mondes, 1er janvier 1902). D’abord confinés dans d’étroites limites et réglementés par de nombreux interdits, les cafés-concerts parviennent progressivement à se libérer de ce carcan. Par exemple, à partir de 1892, des costumes sont introduits sur scène (Ouvrard père, 1929, p. 172). De plus, vers 1896, la censure devient plus tolérante (Jollivet, Le Figaro illustré, juin 1896).

15 D’ailleurs, dans ses mémoires, Y. Guilbert relate largement ses déboires avec la censure, notamment lorsqu’elle interprète « Les vierges », une chanson caricaturant les femmes qui ignorent l’amour puisqu’elle évoque leur candeur, leur manque de grâce et leur sécheresse. Aussi la chanteuse a-t-elle recours à des subterfuges : elle chuchote par exemple la première lettre du mot interdit ou tousse à l’emplacement des mots manquants (Guilbert, La chanson de ma vie, 1927, t. 1, p. 73), ce qui lui permet d’éviter les poursuites judiciaires et d’accentuer l’aspect grivois du texte. Le ton de la chanson, au départ solennel, est en réalité faussement respectueux. La voix de la diseuse demeure sur une même note, entraînant une monotonie. La musique, quant à elle, est lente et répétitive afin de traduire l’austérité des vierges. Des phrases parlées sont cependant introduites à la fin des couplets afin de souligner l’ironie du texte. La voix de l’artiste se fait alors moqueuse, déclenchant l’hilarité du public. Le comique provient ici du côté « pince-sans-rire » de la diseuse et du fait qu’elle dupe les autorités par des procédés qui amplifient l’aspect licencieux du texte.

16 La rencontre de la diseuse avec Xanrof est décisive car elle marque un tournant dans la carrière des deux artistes. En interprétant un recueil intitulé Chansons sans gêne, dans lequel le chansonnier livre sa vision satirique de la ville de Paris, Y. Guilbert démarre une carrière couronnée d’un succès critique sans équivalent parmi les chanteuses de sa génération. Dans « Le fiacre », l’aspect licencieux et comique réside, d’une part, dans la traduction des secousses du véhicule par la voix et la musique, et, d’autre part, dans le dénouement brutal de l’histoire car le sujet de cette chanson repose sur un vaudeville. J.-C. Klein relève le « caractère primesautier de la musique, sur un rythme de polka, et la narquoise ponctuation cahin-caha... onomatopéique, qui fonctionne comme une amorce de refrain » (Klein, 1989, p. 135). D’ailleurs, les fins de phrase sont exécutées rapidement par le piano afin de traduire la dissimulation des amants. La voix de la

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diseuse se fait également cachottière, puisqu’elle rythme les paroles plutôt qu’elle ne les chante. Ce jeu parlé lui permet de dissimuler volontairement le texte censuré et d’amplifier l’effet comique.

L’impact des chanteuses au café-concert

17 La notoriété de ces chanteuses intrigue les critiques et déclenche quelques polémiques. En conséquence, certains d’entre eux se rendent au café-concert afin de juger par eux- mêmes. Dans cette seconde partie, nous aborderons non seulement les réactions qu’engendrent les prestations de la romancière comique et de la diseuse, mais aussi les ambitions artistiques de ces artistes.

L’accueil des critiques

18 En ce qui concerne Thérésa, force est de constater que l’aspect physique de cette femme paraît déconcertant. L. Veuillot brosse, par exemple, un portrait ingrat de la chanteuse : « Elle a, je crois, quelques cheveux ; sa bouche semble faire le tour de la tête ; pour les lèvres, des bourrelets comme un nègre ; des dents de requin » (Veuillot, 1867, p. 144). Thérésa se rapproche de la clientèle par son apparence ordinaire, sa façon de se mouvoir et ses expressions. Cette similitude a d’ailleurs deux effets : elle augmente, d’une part, la popularité de l’artiste qui devient la voix du peuple et engendre, d’autre part, une rêverie du public qui s’imagine également sur les planches.

19 De plus, la présence de Thérésa sur scène paraît scandaleuse à ces critiques, peut-être en raison de son manque de féminité. Sa gestuelle appuyée, ses grimaces, son manque de grâce et ses effets vocaux forcés dérangent l’ordre établi. Habituée à un certain raffinement, l’élite découvre des valeurs populaires encensées par le public du café- concert : « Elle joue des yeux, des bras, des épaules, des hanches, hardiment. Rien de gracieux ; elle s’exerce plutôt à perdre la grâce féminine ; mais c’est peut-être là le piquant, la pointe suprême du ragoût », poursuit L. Veuillot. Dans Le Figaro illustré de 1896, V. Joncières livre ses impressions sur l’artiste : « Avec Thérésa, le grotesque succédait au comique, la grimace remplaçait le jeu de la physionomie, le coup de gueule – qu’on me pardonne l’expression – faisait oublier le charme de la voix ». Le comique provient de l’aspect ridicule de cette femme qui utilise tous les moyens en sa possession pour divertir le public, notamment la puissance et les effets de sa voix, sa gestuelle et son physique. Elle parvient aisément à ses fins puisque, de par ses origines, Thérésa est proche des milieux populaires. Avant de débuter au café-concert, elle a en effet effectué de nombreux apprentissages chez des modistes (Valadon, p. 14-16).

20 La réaction des critiques est contradictoire. Même s’ils demeurent déroutés, certains critiques, notamment G. Jollivet, P. Véron, R. Prudent, ne peuvent s’empêcher d’admirer la souplesse et la sonorité de sa voix de contralto, son articulation, sa truculence et la sobriété de son style. De nombreux articles lui sont consacrés, notamment dans Le Charivari, L’Eclipse, L’Echo des concerts et Le Figaro illustré, permettant ainsi de mesurer l’impact de cette vedette sur la presse parisienne. Avec le temps, sa voix et son jeu s’élargissent, ce qui lui offre la possibilité d’accéder à un nouveau répertoire. Par sa voix imposante et son répertoire comique, Thérésa devient la première vedette de l’époque. L’un de ses grands succès s’intitule « Rien n’est sacré pour un sapeur ». Bien que le texte soit de caractère amusant, l’artiste l’interprète d’un

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ton dramatique en mélangeant les genres. L’aspect crapuleux de l’ensemble de son répertoire, reposant sur l’argot de barrière, choque les spectateurs. « La Femme à barbe », « C’est dans l’nez qu’ça m’chatouille » ou encore « La Gardeuse d’ours » figurent parmi ses chansons les plus célèbres.

21 Mais les détracteurs de Thérésa, notamment A. Ménetière, V. Joncières et L. Veuillot, s’insurgent principalement envers la stupidité et la grossièreté des paroles. Ce dernier écrit d’ailleurs les propos suivants : « Quant à son chant, il est indescriptible, comme ce qu’elle chante. Il faut être Parisien pour en saisir l’attrait, Français raffiné pour en savourer la profonde et parfaite ineptie. Cela n’est d’aucune langue, d’aucun art, d’aucune vérité. Cela se ramasse dans le ruisseau ; mais il y a le goût du ruisseau, et il faut trouver le produit qui a bien le goût du ruisseau » (Veuillot, p. 144-145).

22 Habitués à se rendre au théâtre pour goûter à des plaisirs littéraires, ces critiques semblent découvrir le monde du café-concert. Appartenant à une classe bourgeoise et cultivée, les valeurs culturelles de ces hommes sont peut-être éloignées des préoccupations quotidiennes et parfois triviales du public populaire. Ce divertissement semble à la fois les intriguer, les dégoûter et les fasciner. Cherchant à raisonner, L. Veuillot, par exemple, semble être gêné pour décrire le plaisir qu’il éprouve à « s’encanailler » dans ces établissements. Aussi cherche-t-il à justifier sa présence dans ce qu’il semble considérer comme étant des lieux de perdition. N’admirant ni le physique, ni le talent de Thérésa, il est cependant attiré par cette femme qui, en même temps, le repousse. Souhaitant toutefois se démarquer de la clientèle ordinaire, Veuillot précise qu’il faut être « Parisien » et « Français raffiné » pour apprécier le fait de côtoyer « le produit qui a bien le goût du ruisseau », c’est-à-dire le quart monde. Pour lui, le comique de cette prestation semble provenir des différences de classes sociales.

23 Contrairement à Thérésa, Y. Guilbert est appréciée de l’ensemble des critiques. D’une manière générale, ces derniers demeurent admiratifs devant son talent, sa clairvoyance, son obstination et sa recherche de la perfection. V. Joncières souligne également que la diction indolente et la platitude de la voix d’Y. Guilbert lui permettent de prononcer des grivoiseries sans choquer. Armand (La Revue d’art dramatique, 1er janvier 1891) déclare quant à lui qu’elle allie la perversité et la naïveté en un même visage.

24 Si l’ensemble des critiques apprécie les propos qu’elle dissimule sous son ingénuité, l’un d’entre eux, E. Blémont, s’oppose à ces éloges car il considère ce répertoire consternant (L’Artiste, août 1895, p. 123-124), probablement parce que les chansons d’Y. Guilbert mettent en scène, entre autres, des vierges, un ivrogne ou encore des amants. De plus, l’interprétation de l’artiste accentue l’aspect grotesque de ces personnages. Par exemple, dans la chanson « Je suis pocharde », la voix est languissante puisque la chanteuse imite une personne ivre. Sa difficulté à parler se traduit également par une variation subite dans les aigus et les graves. Accompagnant la voix, la musique emploie un rythme rapide afin de suggérer les cabrioles de la femme. Dans cette prestation, le comique provient de la parodie d’une femme en état d’ébriété, ce qui entraîne des effets vocaux surprenants.

Les ambitions des chanteuses de café-concert

25 Malgré leur succès, Thérésa et Y. Guilbert délaissent le café-concert, considéré alors comme étant un art mineur et plus « facile », afin de satisfaire leurs ambitions élevées.

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Ce choix indique qu’elles tentent de contester les codes de l’époque. Souhaitant révéler une autre facette de leur talent artistique au public et à leurs détracteurs, concrétiser leur rêve d’ascension sociale et accéder au rang honorifique de vedette de théâtre, elles acceptent des rôles dans diverses revues. Si le statut d’étoile de café-concert permet à Thérésa d’intégrer aisément le théâtre, on l’empêche toutefois de se « réaliser » puisque, dans la plupart de ses interventions, elle se voit confinée dans un rôle de chanteuse. Ne possédant probablement que peu de talent en tant qu’actrice, elle n’atteint pas le succès escompté.

26 En effet, lorsque l’on écoute la chanson extraite de La Chatte blanche intitulée « Les Canards tyroliens », on constate que Thérésa exploite, d’une part, le même répertoire et, d’autre part, emploie toujours des effets comiques. Elle intègre son propre rire qui est communicatif et, sans craindre le ridicule, se livre à une imitation animale qu’elle mélange à un procédé à l’origine de son succès : la tyrolienne. Le comique de cette prestation provient en effet du mélange des genres. Le but étant de déclencher l’hilarité, peu importe le message délivré au public. Aussi cette œuvre repose-t-elle entièrement sur la personnalité de la romancière comique.

27 Cependant, ce détour par le théâtre est bénéfique puisqu’il modifie l’opinion de ses détracteurs. A cette époque, tout comme aujourd’hui, l’expression théâtrale permet à un artiste d’accéder à la reconnaissance non seulement de ses pairs, mais aussi d’un public élitiste. Devenus bienveillants à son égard, les critiques admirent particulièrement la façon dont Thérésa détaille une chanson. Le répertoire qu’elle interprète au café-concert est également en cause dans ce revirement d’opinion puisque, de 1863 à 1888, il évolue de manière littéraire. Précisons que Thérésa est alors en rapport avec des compositeurs talentueux, notamment avec J. Darcier, J. Richepin et J. Jouy. Cette nouvelle manière apparaît comme étant à la fois poétique, sentimentale, dramatique et comique.

28 Tout comme Thérésa, Y. Guilbert délaisse par la suite le répertoire des poètes montmartrois, pourtant à l’origine de son succès, préférant mettre son art au service d’anciennes chansons françaises du XVIIIe siècle (Dieudonné, Fémina, 1er avril 1905). Admirant son talent, son obstination et sa recherche de la perfection, les musiciens l’encensent, notamment M. Ravel (Chalupt, 1956, p. 141) et G. Reynaldo Hahn. Agréablement surpris par sa diction, ce dernier recommande même aux élèves du conservatoire de l’écouter chanter (Reynaldo Hahn, Fémina, 1er mai 1909). Souhaitant étendre le domaine de ses compétences, elle s’oriente aussi vers le cinéma muet et parlant. Elle tourne plusieurs films parmi lesquels Les deux orphelines en 1933.

29 Les carrières de Thérésa et d’Y. Guilbert fascinent à la fois le public et les artistes. D’ailleurs, de nombreuses jeunes filles viennent les écouter chanter afin de reproduire leurs gestes et leurs particularités vocales dans des établissements de province (d’Herbenoire, Comoedia, 25 octobre 1923). Leur position au café-concert et leurs appointements sont en effet enviés. Encouragées par leur succès, Y. Guilbert et Thérésa n’hésitent pas à renégocier leur contrat à la hausse auprès des directeurs de café- concert car les rémunérations sont attribuées en fonction du succès obtenu auprès de la clientèle, lequel est partiellement lié à la qualité de la représentation. Afin d’accroître leurs bénéfices, les cafés-concerts se livrent une concurrence acharnée pour faire signer un contrat à ces artistes.

30 Le café-concert devient donc le lieu privilégié de l’expression de la contradiction de notre société moderne puisque le spectacle est associé de plus en plus étroitement à

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l’industrie : la presse, l’imprimerie, l’édition musicale et, de nos jours, les disques, la radio et la télévision. Les artistes représentent en effet des investissements pour les établissements qui s’apparentent davantage à des entreprises, puisqu’ils tentent de concilier des aspects souvent jugés comme contradictoires, notamment financiers et artistiques.

Conclusion

31 Cette étude nous a permis d’évaluer l’impact considérable de ces vedettes sur les critiques et le public éclectique du café-concert. Même s’il n’est pas en adéquation avec les canons esthétiques de l’époque, leur physique joue un rôle non négligeable. Se distinguant des femmes bien en chair – par exemple Paulette Darty, Suzanne Lagier, Demay ou encore Jeanne Bloch –, Y. Guilbert sait, par exemple, tirer parti de sa minceur et de sa pâleur. Cependant, l’apparence quelconque de ces femmes sur scène déclenche des polémiques car elles instaurent un esprit de contestation qui scandalise et divertit le public. En ce sens, le café-concert conteste les idéaux du théâtre, notamment en ce qui concerne la représentation de la beauté.

32 Bien que ce divertissement soit principalement fréquenté par des classes populaires à ses débuts, il accueille par la suite un public plus large. Maints critiques se rendent alors au café-concert afin, d’une part, de goûter à des plaisirs inconnus et, d’autre part, de se faire une opinion sur ces artistes. Bien qu’elles soient considérées par certains critiques comme étant triviales, ces femmes, qui acceptent leur fonction divertissante et défendent dans leurs chansons des valeurs populaires, s’opposent à leurs détracteurs en s’orientant vers le théâtre.

33 Mettant en place une gestuelle en adéquation à leur genre, ces artistes adaptent leur répertoire et leur genre en fonction de leur voix : Y. Guilbert exploite ses capacités théâtrales, tandis que Thérésa valorise la puissance de sa voix, ce qui l’incite à se lancer dans des effets vocaux. Leur but étant de divertir le public, elles emploient tous les procédés comiques à leur disposition. Bien que le répertoire interprété par ces vedettes soit fréquemment grivois, ces dernières s’appliquent à faire évoluer leur genre en opérant une sélection parmi les chansons qui leurs sont proposées. En conséquence, Thérésa, à partir de 1863, et Yvette Guilbert, aux alentours de 1900, délaissent progressivement leur genre initial afin de se consacrer à un répertoire dénué de tout aspect licencieux. Toutefois, ces genres ne perdurent pas. Beaucoup plagiés, ils perdent de leur originalité, lassant finalement la clientèle.

34 En privilégiant la chanson, le café-concert permet l’émergence d’une nouvelle esthétique musicale, celle du divertissement, puisque des musiciens s’inspirent du café- concert, du music-hall et du cirque dans maintes compositions afin d’abolir les frontières entre l’art « léger » et l’art dit « sérieux ». Cette légitimation des spectacles parisiens par l’avant-garde intellectuelle et artistique se met en place lors de la Première Guerre mondiale. Influencés par Erik Satie qui, le premier, a composé pour le café-concert et le cabaret, six jeunes musiciens, menés par Jean Cocteau, se regroupent autour de ce nouveau « maître ». Souhaitant imposer à la société leur sensibilité artistique et intellectuelle et établir une nouvelle école régie par la volonté d’associer l’Art élitiste et l’Art populaire, les artistes du Groupe des Six sont fascinés par les valeurs que véhiculent non seulement le café-concert, mais aussi le music-hall et le

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cirque. Souhaitant rejeter l’influence des maîtres du passé, ces spectacles leur permettent de balayer le passé (Cocteau, 1993, p. 62).

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RÉSUMÉS

Actuellement, le café-concert, le music-hall et le cabaret sont des divertissements fréquemment confondus qui véhiculent une image obsolète et stéréotypée. Dans cette étude, nous nous intéresserons tout particulièrement à l’ancêtre du music-hall : le café-concert. Apparaissant aux alentours de 1850 à Paris, ce dernier associe la boisson à la chanson et au spectacle. Pourtant, à ses débuts, rien ne laisse présager le succès de ce loisir convivial et disparate qui connaît une vogue croissante jusqu’à la Première Guerre mondiale. Afin de contenter les spectateurs devenus exigeants face à un spectacle créé à leur intention, les directeurs des cafés-concerts recrutent des artistes charismatiques. Aussi aborderons nous la représentation des chanteuses au café-concert, ce qui nous amènera à prendre en considération, d’une part, la spécificité de leur genre et, d’autre part, l’impact de ces vedettes sur la clientèle. Afin de se démarquer de leurs concurrentes, elles étudient avec minutie leur gestuelle, leur costume et leurs effets vocaux. Parmi les nombreuses catégories du café-concert, nous avons choisi de présenter deux genres principaux : celui de la « romancière comique », dans lequel s’illustre Thérésa, et de la « diseuse », la plus notoire étant Yvette Guilbert. Même s’il n’est pas en adéquation avec les canons esthétiques de l’époque, leur physique joue un rôle non négligeable. Cependant, l’apparence quelconque de ces femmes déclenche des polémiques car elles instaurent un esprit de contestation qui scandalise les critiques et déclenche l’hilarité du public populaire. Afin de divertir ce dernier et d’obtenir la renommée tant convoitée, elles emploient tous les procédés comiques à leur disposition. Pour accroître leurs bénéfices, les cafés-concerts rivalisent d’ingénuité pour s’arracher ces chanteuses car les enjeux de ce spectacle se situent entre préoccupations commerciales et artistiques.

INDEX

Index géographique : France nomsmotscles Guilbert (Yvette), Thérésa / Emma Valadon Mots-clés : café-concert / music-hall / cabaret, corps, divertissement / spectacle, féminité / masculinité / genre, humour / comédie, stars / icônes, performance / mise en scène Index chronologique : 1800-1899 Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson Keywords : body, café-concert / music-hall / cabaret, femininity / masculinity / gender, stars / icons, performance / staging, entertainment / show, comedy / humor

AUTEUR

CAROL GOUSPY

Carol GOUSPY, docteur de l’université Lumière de Lyon. mail

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En bordure de voix, corps et imaginaire dans la chanson réaliste The Edges of Voice: The Body and Imagination in the Chanson Réaliste Genre

Joëlle-Andrée Deniot

1 SI LA CHANSON EST ESSENTIELLEMENT SYNTHÈSE, unité de mots, de sons et de sèmes, le discours sur la chanson est majoritairement analytique et séparateur. Elle est partition pour le musicologue. Elle est message thématique, signal événementiel pour qui se préoccupe des sciences de l’homme et des sociétés. Dans cette division historique du travail intellectuel sur l’objet-chanson, peu d’études se sont intéressées à son oralité, à ses circonstances de (re)création et d’écoute, d’abord difficiles à saisir en ethnographes, puis difficiles à commenter théoriquement. Plus rares sont encore les tentatives d’approche par leur fondamentale vocalité.

2 C’est à partir du répertoire dit réaliste des années 1920-1950 en France, principalement interprété par des femmes, que j’ai pour ma part, choisi de centrer mes recherches sur le thème de la voix, de l’expression, de l’émotion vocales qui deviennent alors les médiatrices privilégiées de ce chanter populaire des cieux, des rues, des mondes, des amours, des errances sombres. Ces voix s’incarnent dans des silhouettes, des visages, ceux de Berthe Sylva, de Fréhel, de Damia, d’Yvonne George, de Piaf pour ne citer que les figures passées à la postérité. Mon analyse à travers les archives sonores et filmiques, s’attache à saisir tout le théâtre de la voix de cette chanson de la vie captée par son destin. Il y a là toute une esthétique du tragique quotidien. Ces interprètes en portent l’art et la passion.

Sonorités passionnelles

3 Le répertoire de genre réaliste de cette période de l’entre-deux-guerres parle d’amour, de tourment, de souffrance et de chute ; sentiments auxquels ces interprètes féminines dédient leur voix. Leur chant deviendra le miroir vocal de ces états d’intense passion. Il emportera le public de l’époque et bien au-delà, il gagnera l’adhésion populaire de plusieurs générations. Mais il est vrai que ce scénario de condensation expressive entre

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chair de la voix et mouvement brûlant, souffrant des passions s’adosse tout d’abord au temps long de l’histoire et de la civilisation.

4 En effet, si l’on examine la toile de fond de ce théâtre émotionnel, on constate que voix et passion ont ensemble leur destin culturellement et psychiquement liés. C’est la scène mythologique qui nous livre l’image d’Écho, aimante, ombre de voix, privée d’amour et dépossédée de la parole signifiante. C’est la scène spéculative de la philosophie qui associe nativement affects et langage articulé ; c’est Jean-Jacques Rousseau, par exemple, dans son « Essai sur l’origine des langues », qui propose un enracinement du verbe humain dans sa musique immanente, dans les mouvements de la réceptivité auditive, les sursauts pathétiques de l’être et de l’agir. C’est plus immédiatement, le vécu des fulgurances amoureuses qui grave en nous le message évident d’une telle affinité. Sans oublier les scènes littéraires qui, de figures romanesques en incantations poétiques, nous en ravivent les miroirs et les moires.

5 Puis au final, ce sont sans doute les chants et les chansons qui, de leurs plus lointaines traditions, signent au mieux, délimitent au plus près et au plus familier aussi, cette coïncidence littérale et métaphorique entre voix et passion. En effet, passer au chant, c’est entrer dans des modulations intonatives intenses, dans une dramatique des souffles, c’est ipso facto s’embarquer, être dans le moment épiphanique des ardeurs, qui suppose la création d’un espace, d’une communauté fusionnelle d’écoute et s’effectue dans un acte de célébration émotionnelle du monde, à un seuil que la phénoménologie a pu désigner comme seuil de « passionalisation » du corps (Parret, 2002, p. 34).

6 De la coïncidence troublante entre voix et passion, on peut entendre que « la passion est destinée à être mise en musique » (Assoun, 2001, p. 159). Que les voix, que leur chant puisse se donner comme inspiration, expiration de la passion, c’est pour la période et le genre chansonnier qui nous occupent, la rencontre d’Yvonne George et de Robert Desnos qui en fournit l’exemple le plus achevé.

7 On est en 1925.Yvonne George est chanteuse de music-hall. Robert Desnos est poète, tôt venu au mouvement surréaliste dans les premières fièvres expérimentales, celles des « effusions verbales » entre veille et sommeil, celle de l’écriture automatique. Quelques années plus tard, en 1929, Yvonne George meurt. Robert Desnos tente de la faire revivre dans le chant du poème, dans un recueil intitulé « A la mystérieuse ». Mais c’est dès les premiers moments de leur rencontre que Desnos, alors journaliste occasionnel à Paris- Soir, reçoit ce choc émotionnel d’une musique vocale et consacre quelques articles éblouis à l’interprétation d’Yvonne George chantant à l’Olympia. « Las de l’inexplicable tristesse du temps Nous nous réfugions au music-hall /…/ Mais voici qu’une femme… Visage d’aventure et yeux évocateurs Menue sur la scène immense Geste rare et cruel… Voici que sa voix émouvante s’élève… »

8 Desnos ne décrit pas la voix d’Yvonne comme un musicologue ou un mélomane. Il la suit des yeux « mimique éloquente de comédienne, mimique poussée au plus haut du pathétique, cette femme apparue nous parle… ». Yvonne George s’inscrit dans un chanter du tourment tragique dont la palette expressive est particulièrement sensible à travers son interprétation de la chanson ‘Pars’, dans un enregistrement de 1926. Yvonne George, astre aimé par/dans sa voix, appartient à cette catégorie de chanteuse

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écorchée qui, vouée à leur chant, appendue à son extase éphémère, s’y consume corps et âme. On pense à des personnages comme Fréhel, Lys Gauty, Piaf pour d’autres temps, à Catherine Ribeiro, Barbara pour la génération d’après la seconde guerre mondiale. Ce sont là de littérales voix de la passion, celles où le désir de l’Autre s’est mué en une effusion du chant, devenu source de sombre sublimation, ancrage d’éclat et d’éclipse de vie, devenu « manteau des peines » (Bertin, CD, 1996), soutenu par cette autre force, cette force de la douleur qui survient « comme un deuxième amour » (Duras, 1983).

9 Yvonne George et Robert Desnos : leur rencontre passionnelle, à travers l’illumination de la voix chantée, condense un ensemble de traits paradigmatiques contenus dans nos interrogations, explorations ethnologiques de ces images musicales du monde noir des vies, des villes, des marges. En effet, leur rencontre met l’accent sur cette mutation scénique de la chanson, sur l’invention de style, de thème et de couleur parcourant l’univers esthétique, affectuel des répertoires néoréalistes, alors portés à leur acmé, par des femmes vibrantes, dans les années de l’entre-deux-guerres du XXe siècle. Leur rencontre souligne l’horizon d’attente des sensibilités individuelles et collectives, assaillies par cette étrange soif d’abandon au pathétique ; car dans l’onde de mort de cet après-guerre si meurtrier beaucoup se laissèrent gagner par ce « deuil fasciné de l’âme », cet état de fatale mélancolie qui, à d’autres périodes historiques critiques, contribua à produire cet humus où naquit par exemple, le genre noir dans le roman (Lebrun, 1982, p. 95). Leur rencontre place l’écoute du geste vocal, la réception de ses enveloppements, l’écriture de ses grammaires comme meilleurs liens d’intelligibilité à l’aventure, à la culture historique de ces chansons.

10 Le motif qui m’anime dans ce choix raisonné d’une traversée de la chanson par l’émotion et le secret des voix, est aussi dicté par le corpus, le terrain de référence, comme je viens de le suggérer. On le sait, dans les goguettes du XIXe siècle, se sont transmis des chansons séditieuses, révoltées (Duneton, 1998). Avec toute la puissance évocatrice, toute la rapidité de propagation de cet art éphémère – la chanson – Charles Gilles, Eugène Pottier, Jean Baptiste Clément ont chacun inventé un répertoire mettant au centre de la geste chansonnière des peuples, la crise sociale ouvrière. Ce transport de mélodies, de refrains, de rythmes inscrit au cœur du verbe militant irriguera longtemps les mémoires et les colères, tout un élan collectif de passions publiques. Pourtant les scènes de spectacles vont offrir d’autres figures du chanter populaire et ces nouvelles figures plus plaintives qu’insurgées vont bientôt, dès les années 1920, occuper la plus grande place.

11 On passe d’un dire réaliste modulant message et lyrisme d’un engagement à un art chansonnier mu par le lyrisme plus opaque de la souffrance, car instillé pour l’essentiel, par le toucher vocal de l’interprétation. La sémiotique des voix devance alors la sémantique des paroles. « Ces babioles de mots, je m’en sers comme d’un fil rouge, d’un tracé souvent mal fait, qui s’arrête sans fixer la totalité pensive » du chant affirme en novatrice éclairée Yvette Guilbert. En effet, c’est elle, artiste de la fin du XIXe siècle, créatrice d’une nouvelle théâtralité gestuelle et vocale dans le chant populaire, parfois rivale d’Yvonne George sur des répertoires communs, qui va rédiger et éditer en 1928, un véritable traité de l’interprétation, puisé à son expérience de diseuse de café- concert, puis de cabaret. C’est elle qui explicite déjà ce rapport de la chanson à un imaginaire plastique et visuel affirmant qu’ à la pure prononciation, « il faut ajouter l’art d’allumer et d’éteindre les mots, de les caresser ou de les mordre, de les

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envelopper ou de les dénuder, il faut y joindre ce sens visible, vivant, peint, sculpté » (Y.Guilbert, 1928).

12 C’est ainsi que des figures féminines apparaissent, elles deviendront de véritables allégories de cet art renouvelé des anciennes complaintes racontant l’histoire des parias et des gueux, les déplaçant plus universellement peut-être, vers une poétique du tressaillement devant un destin d’enfance, de désamour, de déchéance que l’on défie et auquel on consent tout à la fois. Ces femmes vibrantes par le sentiment et la voix s’appellent Berthe Sylva, Fréhel, Damia, Yvonne George, Germaine Lix, Andrée Turcy, Lys Gauty, d’autres encore et la môme Piaf, bien sûr.

Le corps et l’insularité de la voix

13 Dans des dramaturgies scéniques de l’ombre et de la lumière, déjà bien rodées, une femme comme Damia invente la silhouette épurée de la chanteuse réaliste française, à robe noire. Elle fera des émules ; car ce théâtre noir et blanc enchâsse la voix, son insularité, en un véritable écrin qui porte à écouter, à accueillir les inflexions du chant sur les dévoilements du visage de l’interprète, sur les ciels du regard et la rime des mains. Dans son rapport frontal à la salle, l’interprète occupe le centre de son chant, délimitant ainsi une esthétique de l’intériorité, une catharsis des solitudes que les fondements en soient sociaux ou privés.

14 S’attacher à la voix, c’est faire la part belle à la dominance des signifiants ; c’est suivre la vague de cette écriture aérienne, la vague des modulations et des souffles où tout le corps est signe, où tout l’espace de la corporéité visible – horizon du geste et de son décor, paysage de la face, lisière des cheveux, des tissus – tend à réverbérer l’élan sensitif du corps audible, tend à livrer pour sa propre reconnaissance et pour la fascination de l’œil, l’image du corps invisible de la voix. S’attacher à la voix, c’est également envisager cet inter-corps des sujets, cet inter-corps de la réceptivité que suscite l’enveloppe synesthésique de la voix. En effet, c’est souvent dans le tissé perceptif des chansons que se fixait, que se fixe un sensorium commun, que se cultivent de l’amateur aux fans, des passions identificatoires, que s’ébauchaient et que s’apprennent encore des sensibilisations au collectif, à ses légendes, peut-être même au récit, à l’histoire des peuples, voire à leurs épanchements les plus incandescents et les plus indicibles : mystérieux punctum du flamenco, du fado, du blues, des mélisses arabo-musulmans.

15 Les premiers raisonnements sur la voix sont philosophiques. Lucrèce dans De rerum natura, décrit la voix comme une morsure, Descartes dans le Traité de l’homme, la décrit comme un chatouillement, l’un inaugure, l’autre poursuit toute une tradition théorique d’approche tout à la fois somatique et phono-esthétique des surgissements vocaux, tantôt entailles, tantôt caresses. Á suivre la logique des signifiants du chanter, dont nous venons de signaler l’importance, il nous faut pour ces chansons, souvent interprétées par d’anciennes goualeuses des rues, entrer dans une physique de cet enchantement passionnel innervant leur imploration vocale. La Pierreuse qui chante son drame, selon Yvette Guilbert, « regarde les yeux dilatés, fous de fièvre, en proie à une frayeur mortelle, son amant marcher vers la mort » (Guilbert, 1928, p. 114).

16 Trois exemples particulièrement frappants suffisent à illustrer ce frémissement taillé à même la chair de la voix. C’est ‘Pars’ que chante Yvonne George en décembre 1926, c’est ‘Obsession’ interprétée par Suzy Solidor en 1933, et c’est ‘Le grand voyage du pauvre

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nègre ’ interprétée par Edith Piaf en 1938. En premier lieu, c’est par cet aveu primordial du souffle, d’une respiration ‘gros plan’ que ces voix – bien loin de la spiritualité jubilante des vocalises lyriques ou sacrées – s’affirment comme voix du corps rapproché, intime, engageant dans le trouble méconnu d’un désir et d’un abîme.

17 À l’écart des lois impérieuses du chant sublime, ces styles de voix du chant vécu ou réaliste, sont reliés à la tradition des chansons populaires d’Europe, et mobilisent, elles aussi, toutes les ressources contrastées de cette mise en écho du corps dans la voix. Au centre nerveux de ces voix incarnées, l’honneur revient à la rugosité du timbre, à cette résultante du son laryngé en prise directe avec tout le corps, à ce paramètre complexe de la résonance phonatoire, à cette tension qui dit la vie exposée, usée, brûlée (Vives, Vinot, 1999, p. 106-107). Sans doute est-ce là une de ces formes les plus intérieures de l’expression tragique, celle par conséquent qui s’abreuve à son propre drame, qui trouverait à ce moment de l’histoire, sous cette modalité, son gîte et sa puissance (Y. Guilbert, 1928, p. 109). Et c’est d’ailleurs autour de cette présence rugueuse que d’autres éléments marginalisés de la corporéité vocale, tressent leurs fibres et leurs couleurs décriées.

18 Place est ainsi faite à la nasalisation, ce trait vocal imparfait, au glissando, ce trait proscrit, à la démesure expressive, cette autre inhibition. En introduisant des bribes de chant parlé, en se risquant aux abords du sanglot, en s’abandonnant à l’irruption brutale de quelque éclat tranchant – qu’il s’agisse d’un rire, d’un appel ou d’un gémissement, ce répertoire opère des transgressions sans calcul. Sur son versant négatif, l’œuvre chantée s’est élaborée sur le refoulement de toutes ces densités « hirsutes » de la voix, densités considérées comme malséantes et impudiques par tous les représentants bourgeois des bonnes mœurs. Au contraire, passant à côté de ces scandales de l’impureté, les chansons réalistes des années vingt, vont dans leur logique et leur passion interprétatives, explorer texture, puissance et secret des bas-fonds de la voix. Ces voix affrontées aux bruits des rues, ces voix de l’énergie portée à ciel ouvert, ces voix graves sont également des voix du ventre. Elles sont voyages et métaphores d’un souffle et d’un corps tirés vers le bas, celui de la déchéance sociale, celui des insécurités de l’enfance. En effet, cette physique ne peut exister sans une sémiotique de cette « passionalisation » du corps, qui est ivresse, transe, extase.

19 Des paroles qui racontent le plaisir bref et les longs tourments des ‘mômes de la cloche’, du ‘petit boscot’, du ‘vieux pataud’, ‘d’Anna la bonne’ ; mais un univers où naufrage social et chavirement de la personne ne font plus qu’un ; le tout associé à un traitement musical servant les valeurs vocales – les plus corporelles – du souffle et du cri : c’est ainsi que ces chansons vont transcrire et propager une image mélodique lancinante de la déchirure, s’adressant à cette part vulnérable, indicible de nos plus profonds dénuements. Car, par le biais du contexte évoqué, c’est à de grandes traversées de la peur, à des sentiments d’effondrement que nous convient ces musiques vocales. La voix de Fréhel, en 1927, dans ‘J’ai le cafard’ entraîne de façon exemplaire et pour le thème et pour le timbre, vers ces sombres contrées de l’être.

20 En 1943, quand Piaf crée ‘Coup de grisou’, sa voix porte le malheur poignant de cet homme « aux yeux brûlés » de lassitude et d’amour. « C’était un Dieu de l’obscurité /…/ Le grand jour l’empêchait de parler /…/ Et il aimait par-dessus tout Une fille des plaines aux cheveux roux Après, il a tout fait sauter

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La terre, la mine et tout le fourbi /…/ Mais Coup de grisou était guéri, il avait épousé la nuit »

21 Le malheur fou de ce mineur amoureux s’impose au fil d’un crescendo de plus en plus pressant. L’espace musical est comme saturé. La ligne mélodique, la puissance vocale, l’orchestration s’enflent jusqu’à la sensation d’un tumulte interne insoutenable. Cet indicible là est plein de fureur et de bruit. Il gronde comme un volcan. Mais la force irradiante de ces états d’oppression, de ces déroutes de l’être, jaillie de l’élan et de la culture de ces voix chantées, atteint sans doute son apogée dans une mélodie composée plus tardivement lorsque Piaf en orante, entonnera le fameux « mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu laissez-le moi encore un peu mon amoureux ». Ici, c’est à l’instant même où le chant s’élève, au moment où s’amorce l’enroulement incantatoire de la voix que s’opère pour l’auditeur, ce transport immédiat dans l’intimité d’un effroi. Car chanter n’est pas dire. Et ces voix – au-delà des intentions sociales, sentimentales des thèmes chansonniers de référence – sont virtuellement, comme toute musique, en étroit rapport avec les tensions, les murmures assourdis, la vie antérieure d’un non-dit verbal que chacun porte en soi. Le non-dit de ces voix-là, l’intime familier, étranger qu’elles enferment et qu’elles éveillent, c’est l’inouï des blessures qui chavirent, c’est le non-dit des failles majeures.

22 Car ces voix surgissent du ventre des villes peuplées d’un prolétariat nombreux, « dangereux » ; du ventre de la faim qui propulse la chanteuse sur le trottoir. Elle se fait ventre et miroir vocal du désarroi parvenant à développer un quasi toucher sensoriel de la nuit. Panique de la nuit. Passion de la nuit. L’inouï de ces voix-là, c’est leur désir d’approche de l’émotion, leur abandon à l’inconnu du dedans, leur farouche appétit de coïncidence entre voix projetée et voix intérieure. Il est frappant de constater que ces chanteuses voudront dans les conventions d’un répertoire, parler de leur propre chaos, et trouver via l’énergie du chant, quelque unité perdue. C’est ce retour sur soi, cette consolation, cette réflexivité sans concept du chant, ce sont ces silences, cette insularité nocturne qui vont s’incarner sur scène (Deniot, 2002). Dans cette extase et ce code interprétatifs, devenus indissociables, on peut dire que l’on se situe dans la veine d’un art baroque – celui où « l’exprimé n’est plus en dehors de ses expressions », celui où tout signe déplie, replie du sens (Deleuze, 1988). A ce moment, tout élément, éclat de voix, éclat de robe, fatigue du geste, puissance du regard, tout actualise l’âme, tout est métaphore de ses appels.

23 Mon approche esquissée en introduction, je peux désormais la dénommer plus précisément comme tentative d’élaboration d’une poétique culturelle, sociétale des voix Le terme de poétique renvoie alors à cette esthétique cognitive qui, en matière de sciences sociales, se propose de comprendre les schèmes rationnels, les schèmes iconiques communs circulant entre expérience artistique et expérience scientifique (Brown, 1985).

24 Cette poétique de la connaissance, je la conçois comme une dialectique à tenir entre une physique des sensations et une esthétique des sensibilités, institutionnellement, psychiquement, attachées à ces voix de femmes qui, dans l’immanence de rengaines évidentes et rudes à la fois, font entendre un chant plus profond, une supplique bouleversante et que l’on ne peut proférer. Dans cette physique du chant affleure une mystique suscitant tous les transports de l’interprète et du spectateur, il s’agit d’approcher en compréhension l’alchimie de ce mélange et de creuser analytiquement cette fugitive impression d’art poignant qui en émane encore.

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Graphies et portraits vocaux

25 Écrire la voix, c’est se placer du côté d’un imaginaire ténu, chercher à sculpter une pensée analogique, une rêverie raisonnée autour d’un timbre, d’une respiration. C’est peu, mais c’est tentant. Car cet imaginaire volatile, léger est aussi un imaginaire amoureux. Parler d’une voix, c’est toujours construire son écriture au gré d’une identification, en ses logiques entremêlées d’attrait et de rejet, mais toujours situés dans cette « hallucination » de l’écoute qui fait que « dans la voix, j’entends d’autres voix » (Barthes, 1982).

26 Et là aucun avertissement méthodologique ne peut faire barrage à l’intuition et l’impression. C’est bien, sur cette puissance d’agir d’une résonance, sur cette force bue d’une intonation, d’une saveur mélodique, sur cette capacité d’un chant à exister en vous, que s’entendent les premières mesures de l’écriture des corps et des visages de la voix. Rapport halluciné, jeux d’identification à l’interprète, c’est cette même gravité, ce même élan que subissent observateur obsessionnel ou consommateur ordinaire. De cette même attitude d’écoute et de vision immergées, l’anthropologue, l’ethnologue vont tenter de faire naître une autre écoute qui est à dire. À penser donc, mais en partance de ce lieu initial où écrire et aimer sont « le même défi de la connaissance mise au désespoir » (Fernandes, 1997). En effet si de ce lieu, on craint « de connaître ce que l’on voit » (ibidem), si de ce lieu, on débouche sur l’infiniment inconnu, ce non- savoir n’est toutefois pas ignorance nue, privée d’alphabet, de symboles et de correspondances « qui chantent les transports de l’esprit et des sens » comme l’indique joliment le vers de Baudelaire.

27 Car, « si dans ces voix, on entend d’autres voix », ce n’est pas là pure expérience phénoménologique, c’est que de telles voix sont parcourues, d’empreintes civilisatrices, de strates accumulées de la représentation qui en apprivoisent le langage. Si l’observateur parvient malgré tout, à les dire, à imaginer pour elles quelques traces discursives, c’est qu’elles s’insèrent dans de longues généalogies d’images, d’archétypes, d’allégories qui en préfigurent socialement le texte (Legendre, 2001).

28 Il y a les images des lignées : ces chanteuses ont leurs ancêtres et leurs descendantes. Cette mise en écho d’icônes, de dramaturgies, de persona de la voix au féminin, constitue déjà l’un des premiers pas dans le passage au lisible et au prédicable. L’interprétation est toujours une ré-interprétation.

29 Il y a les textures des archétypes qui découpent la silhouette de ces femmes autour de quelques traits et bio-graphèmes : Ce sont des croquis de rue, des sanguines du froid, de l’abandon, de la survie, de la bagarre. C’est l’errance des ‘mômes de la cloche’ délurés et paumés. On y entend les sonorités de l’argot. On y retrouve la houle de la précocité de toutes les épreuves ; maladie, violence, prostitution et autres expédients nombreux de la pauvreté n’excluant pas non plus la chance, voire le miracle. En tout cela se profile une épure de la féminisation de la misère, une fiction biographique extrême dont les contours et sèmes mythiques sont également préparés par l’héritage romanesque et la critique sociale du XIXe siècle.

30 Puis il y a le palimpseste des allégories du corps et de l’âme d’un tragique chrétien ; les chanteuses de la scène réaliste seront inspirées par les messages d’une religion populaire tournée vers les grandes sanctifiées, les grandes icônes d’une théologie

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mystique, réactivée durant cette période de la IIIe République (Maître, 1997). Fréhel, Piaf vouent un culte déclaré à Sainte Thérèse de Lisieux, celle qui a inversé Dieu en image bienveillante de la toute-puissance maternelle, celle qui vénère un Christ de Miséricorde, épris seulement d’amour sacrificiel. La chanson réaliste s’enracine dans cet imaginaire du féminin compris entre dévotion et abjection. Elle se bâtit essentiellement sur le tissage immémorial, obsédant de la féminité catholique : sur fil de trame, le thème de la Madone, sur fil de chaîne, celui de pécheresse ; mais toujours en leurs nuances les plus oblatives, les plus humainement abandonnées. Et c’est grâce à ces interprétations d’orante, grâce à leurs chants traversés par une tradition mystique affective, qu’au-delà de l’antique image du destin, ces femmes vont ouvrir l’espace d’une nouvelle intériorité du souffrir, qu’elles vont incarner dans l’art populaire, cette métamorphose des passions, qui est en œuvre tout au long de ce premier tiers du siècle dernier.

31 Avec ce texte sociétal silencieusement gravé, observons alors quelques gestes-phares de ce chanter populaire pathétique. On remarque d’abord une forte verticalité du corps immobile ; des bras largement ouverts qui suivent le mouvement ascendant d’une supplique ou d’un hymne ; la paume offerte de l’implorante ; des poings serrés sous la poitrine ; un poing brandi dans la tempête ; des jeux de mimes ; un effleurement de la joue pour la caresse absente ; des doigts « secs et nerveux », comme ceux de ‘l’accordéoniste’, déployés en éventail à la hauteur du cou ; des paumes s’élevant en corolles le long des tempes ; des bras en croix, ceux du funambule ou ceux du Christ. Finalement, cette danse mesurée des bras et des mains nous conduit toujours au visage – ce miroir énigmatique des plissés émotifs, ce topos transcendant de la Passion incarnée. La sainte face serait-elle la scène augurale, l’espace métaphorique inconnu du théâtre inouï de ces voix ? Damia est sans doute celle qui a le mieux cultivé cette mobilisation méta-physique de la face (Deniot, Dutheil,1997). « Libérez vos visages de leurs portières, offrez-les nus, et magnifiques sans truquages, dans la toute splendeur de leur adorable sensibilité » déclarait en 1928, Yvette Guilbert dans son guide inspiré de l’interprétation, véritable ode à la face et au corps immergés dans l’onde poétique de la plus humble chanson dont elle veut transmettre la vision, le transport et même la part d’initiatique élévation « abandonnez-vous, riez, pleurez sans honte, en exprimant la vérité, vous exprimez Dieu, et ainsi, vous divinisez votre art » (Guilbert, 1926, p. 43).

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RÉSUMÉS

Au siècle dernier, dans la période de l’entre-deux-guerres, dans les rues, sur les scènes de music- hall et de cabaret, à la TSF, les chansons du répertoire réaliste se font entendre ; elles deviennent populaires. Ce réalisme-là n’est pas celui de la critique sociale, il parle de souffrance, de fatalité, de deuil. Ce sont des voix de femmes qui vont porter ces chants du drame personnel ou commun et devenir figures héroïques de ce sombre réel. Comment cette connivence peut-elle s’établir ? Ce texte se proposant d’envisager la chanson à travers le style vocal, analyse les liens existant entre passion – cette forme paroxystique de l’amour – et voix ; entre passion de la voix et incarnation féminine de l’interprétation de ces complaintes intériorisées. Au-delà de la référence explicative aux cadres historiques et idéologiques permettant de comprendre ce registre émotif des chansons, il s’agit d’aborder les questions relatives à la conceptualisation de la voix, à l’humus intuitif et sensible dont son écriture naît et dont elle se nourrit.

INDEX

Index géographique : France Keywords : body, café-concert / music-hall / cabaret, execution / performance / instrumental technique, femininity / masculinity / gender, imaginary, poetry, realism, voice nomsmotscles Damia, Fréhel, George (Yvonne), Piaf (Édith), Sylva (Berthe) Mots-clés : café-concert / music-hall / cabaret, corps, exécution / interprétation / technique instrumentale, féminité / masculinité / genre, imaginaire, poésie, réalisme, voix Index chronologique : 1920-1929, 1930-1939, 1940-1949, 1950-1959 Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson

AUTEUR

JOËLLE-ANDRÉE DENIOT

Joëlle DENIOT, professeur de Sociologie, Université de Nantes – LESTAMP. mail

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The career of Léo Ferré: a Bourdieusian analysis La carrière de Léo Ferré : une analyse bourdieusienne

Peter Hawkins

Introduction

1 Ten years have passed since the death of Léo Ferré (1916-1993) and this provides a customary opportunity for a retrospective of his work. This is not an easy task, however: an extraordinarily prolific artist, he doesn’t fit comfortably into any received category of cultural production. He is probably best known as a singer-songwriter in the chanson tradition of the French music hall in the years after the Liberation of France in 1945; and as a famous and controversial left-wing icon in France for most of the latter half of the twentieth century. This familiar view corresponds neither to the way he saw himself, however, nor to the diversity of his artistic output. His ambition was to be recognised as a poet and as a serious composer of classical music, and beyond that to operate a decisive fusion of these prestigious forms of high culture with the popular form of chanson which made him famous. How can one do justice to such a long career and to such a complex and ambitious project? The approach of Pierre Bourdieu, as outlined in essays such as those collected by Randall Johnson in The Field of Cultural Production (Bourdieu 1993b) or in volumes such as Les Règles de l’Art (Bourdieu 1993a) offers a coherent model for the articulation of diverse forms of cultural production within their social context. It is interesting to see how this methodology might be mapped onto the long and tumultuous career of Ferré, and the ways in which it allows us to see it in persepctive. In the process we may also identify some limitations of the approach, whilst looking critically at the conclusions to which it may lead us.

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The Bourdieusian approach

2 I shall begin with a brief summary of Bourdieu’s ‘toolbox’ of concepts (Bourdieu 1993a, 249-291): this will necessarily be a little schematic, but may help those unfamiliar with his work (Johnson 1993). The first is the notion of the ‘field of cultural production’ which can be seen as a dynamic model of the established positions in a particular genre of artistic creation at a given point in time, conceived as analogous to the economic market-place. Within this ‘field’ the holders of the established dominant positions, according to the conventions or what Bourdieu calls the ‘habitus’ which govern it, inflict upon any work which threatens to disrupt it what Bourdieu calls ‘symbolic violence’ designed to protect the established positions. This can take the form of negative reviews, exclusion from public forums, disqualification from membership of artistic organisations, etc. Individual creators invest their energy and reputation, called their ‘cultural capital’, in the field, with the intention of increasing the ‘symbolic value’ of their work. This ‘symbolic value’ may also be translated into financial reward, but not necessarily so. Although the model is an economic one, that of the market-place, Bourdieu sees the field of cultural production as an autonomous set of dynamic relations, only indirectly linked to economic forces.

3 I have prepared a tabular analysis of Ferré’s artistic career using these terms of reference. For the purpose of this I have begun elsewhere by dividing Ferré’s career into five broad chronological periods, which each correspond to a particular status and position which he occupied in French culture, his level of success and recognition (Hawkins 2000, 104-18). These provide the vertical axis of the chart. The horizontal axis is made up of the three main ‘fields’ in which Ferré invested his ‘cultural capital’: popular chanson, classical music and poetry. With reference to this table, I shall comment on the various stages in Ferré’s career in relation to each of the fields, noting as we go along the ways in which Ferré attempts to fuse them together in interesting ways, and his degree of success in doing this.

Explanatory commentary on the adjacent table: 1946-53

4 In his early years as a practising artist, Ferré struggled to achieve recognition, and lived in bohemian poverty (Belleret 1996: 206). He was the victim of several instances of ‘symbolic violence’: the most striking of these was the rejection of his oratorio setting of Apollinaire’s poem ‘La Chanson du Mal-Aimé’ by the music committee of the state radio broadcasting monopoly, the ORTF (Ferré 1972a; Belleret 1996: 296). His performances of his song material were largely restricted to Parisian Left-Bank night clubs: his rather timid performing style at the piano was not yet suited to larger auditoria. He invested his energy in musical settings of lyrics by contemporary poets such as René Baër, author of ‘La Chanson du Scaphandrier’ and ‘La Chambre’ (Belleret 1996, 128-30), or Jean-Roger Caussimon, author of ‘Monsieur William’ (Belleret, 1996: 131), which were among his most popular early songs: it was as if he was at this time less confident of his own poetic material. He eventually managed first to publish, then to record these songs for the ‘classical’ label Le Chant du Monde (Ferré, 1993b), first on 78 rpm singles and then in an early LP album in 1953.

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The carreer of Léo Ferré: a tabular representation

1953-1960

5 Recognition was slow to come, but it eventually did, in the form of a recording contract with the major firm Odéon. It took until he was 38 years old in 1954 for his first major classical composition, an oratorio setting of Apollinaire’s La Chanson du Mal-Aimé, to be given its first performance in his home city of Monte Carlo, and to be subsequently recorded in 1956 (Ferré 1993c). This fusion of modernist poetry and classical orchestration was quickly followed by a more radical combination: an album of popular musical settings of Baudelaire’s Les Fleurs du Mal (Ferré 1993c). In the meantime, Ferré’s own poetry was recognised and published by La Table Ronde in the collection Poète… vos papiers! (Ferré 1956) Even so, Ferré had to endure further examples of ‘symbolic violence’: the refusal of his friend and mentor André Breton to write a preface for this volume of poems (Belleret 1996, 244-53) and the critical massacre of his multimedia music and dance spectacle La Nuit, devised in collaboration with Roland Petit (Belleret 1996, 257-63). He did achieve some recognition of his symbolic value in the popular music field, however, with his first, tentative performances at the prestigious Parisian music hall L’Olympia (Ferré 1993c).

1960-1968

6 As a rising star, he was signed up in 1960 by the Barclay label, who were then building a roster of the most prestigious artists in the chanson field. This was the prelude to a period of broad popular success, consecrated by many hit songs and ‘top of the bill’ appearances at the Olympia, Bobino and Alhambra music halls. He was at last able to reap some reward for the investment of his ‘cultural capital’ over the previous 14 years,

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in financial as well as symbolic terms. Not all his material was so well received, however: songs such as ‘Thank you Satan’ and ‘Les Temps difficiles’ were banned from the state-controlled media: ‘symbolic violence’ directed at the provocative moral and political content of their lyrics. His classical music ambitions seemed to take a back seat at this point: a lot of his energy in the next few years was directed at the links between poetry and popular music. In the early 1960s he produced a series of of popular settings of poems: firstly those of the ex-Surrealist and politically committed poet (Ferré 1961), but also of the ‘canon’ of modernist poetry constituted by Verlaine, Rimbaud (Ferré 1964) and Baudelaire (Ferré 1967). Apart from the intention of making these prestigious texts available to a wide audience in a popular audio format, Ferré seemed to be making comparable claims for his own poetic lyrics: his texts were the first song lyrics to be published in the Seghers ‘Poètes d’aujourd’hui’ series, (Estienne 1962) and he was invited to preface a popular volume of Verlaine’s poetry (Verlaine 1962).

1968-1973

7 The violent break-up of his second marriage in 1968 (Belleret 1996: 429-43) was the prelude to a renewal of his style and his audience. In the autobiographical text Et basta! he qualified the period of 1968-73 as ‘non-stop’ (Ferré 1973a, 1993a: 402-4) to suggest the hectic pace of change and artistic innovation of what has to be seen as the peak of his career. This opens with an interesting ‘re-positioning’ of his work in the field of popular music, probably under the influence of Anglo-American rock music, such as the group The Moody Blues (Ferré 1993a: 338). He began to declaim poetic texts against a musical accompaniment rather than them, and to experiment with the radically different musical style of progressive -rock, in collaboration with the group Zoo (Ferré 1970, 1972a). This, combined with the fallout from the political upheaval of May 1968, led to a complete renewal of his audience: his anarchism and revolt appealed to a new generation of radical students. This had its negative side, however: he was regularly attacked and verbally abused during this period by various left-wing groups who accused him of opportunism and hypocrisy (Belleret 1996: 535-40; Raemackers 2002). This violence was sometimes rather more than symbolic, and it was one of his reasons for choosing to live in exile in . An unexpected development at this time was his return to classical composition with the re-recording of his oratorio La Chanson du Mal-Aimé (Ferré 1972b). He began to arrange his songs for full symphony orchestra, and this culminated in the album Il n’y a plus rien (Ferré: 1973b) which brought together popular chanson and a classical orchestral style.

1973-1993

8 From this point on, as soon as he was able to free himself from his contract with Barclay in 1974, Ferré was in a position to produce his own albums and record them using the Symphony Orchestra of Milan. His ambitions as a classical composer and conductor were foregrounded, and although he achieved considerable public recognition through invitations to conduct various provincial and foreign orchestras, he was never accorded the consecration of the Parisian musical establishment. He insisted on fusing together his own more popular work and that of classical composers, on breaking conventions by singing and conducting at the same time, by rejecting the

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high-culture avant-garde of (Belleret 1996: 586-602). He oversaw the printing and publication of his own poetic texts, which often no longer corresponded to performed song lyrics (Ferré 1980); at the same time he accumulated an extended repertoire of popular settings of established poets like Villon, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud and Apollinaire, which surfaced in his albums in the 1980s, including a full orchestral setting of Rimbaud’s Le Bateau ivre (Ferré 1981, 1986). One of his last Parisian concerts was devoted entirely to his settings of poems, Léo Ferré chante les poètes, and this was captured in the new media format of the concert video (Ferré 1990b). He no longer seemed interested in popular hit songs, but acquired a considerable following of admirers and imitators in the subsequent generation of singer-songwriters: notably Bernard Lavilliers, Renaud, Jacques Higelin, William Sheller, Alain Souchon and Francis Lalanne. His cultural capital was such that he could afford to exercise complete freedom in his work, and he used this to blur still further the distinctions between popular chanson, classical music and poetry. He maintained his popular appeal even so by regular, tireless solo touring, with occasional Parisian residencies usually captured on video (Ferré 1984, 1988). In his last years there were many tribute concerts such as at the Francofolies festival in La Rochelle in 1987, confirming his status as a revered figure in French popular music. Yet he never accepted to receive the honours that would normally be accorded to such a figure by the French state (Belleret 1996: 694-5); nor was his contribution to the individual fields of classical music and poetry ever fully recognised.

The advantages and limitations of the Bourdieusian approach

9 It is apparent from this outline of Ferré’s career that the Bourdieusian notion of the ‘field of cultural production’ is a useful concept which allows us to see Ferré’s work in perspective. It is equally evident that, while it allows us to see the implications of his attempts to break down the divisions between such fields, the concept is ill-suited to encompass these attempts at fusion, which question a larger ‘habitus’, by undermining the widely respected convention of the critical separation of different artistic activities. Each ‘field of cultural production’ is still to some extent autonomous, being governed by a different set of criteria, and determined by a different set of power relations between its major participants. Ferré, according to this way of looking at him, appears to ‘fall between several stools’: in the end recognition is only accorded to him in the field of popular music. As he commented ironically in a song of 1972, ‘Je ne suis qu’un artiste de Variétés…’ (Ferré 1972a, 1993a: 295-6).

10 Another difficulty of this approach when applied to Ferré is that it appears to leave out of account an extremely important aspect of his work: his politics. Ferré is probably most famous for his anarchist beliefs, and these condition his artistic production in many important ways. In the Bourdieusian approach, political views do not constitute a field of cultural production as such. Ferré was never actively involved in the political field proper, except perhaps as an occasional voluntary fundraiser for the Anarchist Federation (Belleret, 1996: 182-4) but then he was also sometimes involved in similar activites for the French Communist Party (Belleret 1996: 169, 725). The importance of his political views colours his cultural production as a whole, and it is difficult to take account of this within the analytical framework we have established. Yet this

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observation itself paradoxically confirms one of the principles of Bourdieu’s approach, which is to analyse the constitution of artistic production as an autonomous field, with its own logic separate from political and economic determinism. In the interests of completeness, it leads us to consider Ferré’s politics as a separate question from the positioning of his artistic production.

Ferré’s politics

11 Right from the beginning of his career as an artist and public figure, Ferré made no secret of his anarchist convictions, which have been a significant theme in his song lyrics and poems, as well as in manifestoes and declarations of various kinds which have often accompanied them (e.g. Ferré 1993a: 280-9). It is equally clear that he has always shied away from any direct political involvement, most notably in May 1968, when he declined an invitation to join some students sympathetic to his views in street demonstrations (Belleret 1996: 445). His anarchism has always been a personal and individual creed, not a programme of political activism. In terms of political position, his opinions have carried considerable weight even so because of his public persona as a star, and in this respect it is worth examining these in their own right. He has always made public declarations of his political views an integral part of his artistic output , and to this extent it is difficult to ignore them or to leave them out of account in any survey of his career. It is interesting to look at his positions on a number of issues not directly implied by his anarchism, which will enable us to situate him more precisely as a generally left-wing political commentator, a fellow-traveller of French radical politics in the post-war years.

12 One of the most striking features of this is his anti-clericalism, expressed most forcibly in one of his earliest songs, ‘Monsieur Tout-blanc’ (Ferré 1993a: 21), a telling denunciation of the silent complicity of Catholic papacy in the repression and genocide perpetrated by the Nazis during the Second World War. Another typical feature is his anti-authoritarianism, through attacks on the Spanish dictatorship of Franco (Ferré 1993a: 14, 274) or the military regime of Videla in Argentina (Ferré 1993a: 452); but also the political ambitions of De Gaulle (Ferré 1993a: 16, 272). Several songs are attacks on capital punishment, including his anarchist anthem ‘Ni Dieu ni Maître’ (Ferré 1993a: 277). His attitude to the Communist Party is interestingly nuanced: despite a brief period of membership (Belleret 1996: 169) he has little time for the major ideologues of the Communist pantheon, mocking such figures as Lenin, Trotsky, Fidel Castro or Mao Zedong (Ferré 1993a: 276, 308), but often alludes appreciatively to Karl Marx (Ferré 1993a: 387) and is prepared to collaborate with the French Communist Party in festivals such as the Fête de l’Humanité (Belleret 1996: 725), or to work with one of its major literary figures, Louis Aragon (Ferré, 1961). He will also champion the cause of Jean- Paul Sartre in his selling of the banned Maoist newspaper La Cause du Peuple (Ferré 1993a: 296). He is prepared to celebrate the memory of the Marxist Salvador Allende (Ferré 1993a: 455) and to attack the proponents of neo-liberalism, such as Margaret Thatcher (Belleret, 1996: 645, 655). This places him as a broadly left-wing libertarian figure but not far removed from a certain received political correctness, and this ideological vagueness, coupled with his detachment from any practical involvement, is probably the reason for the virulent ultra-leftist attacks he sustained in the early seventies (Belleret 1996a: 535-40, Raemackers 2000). He is often presented in this

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context as a bogus left-winger who has sold out to a comfortable middle-class lifestyle while exploiting his radical image for easy profit. One can understand this view, although on closer examination his position seems coherently libertarian, even if it doesn’t always coincide with the ideological dogmatism of his opponents.

Conclusions

13 With the distance provided by an interval of 10 years, we are in a position to make a provisional assessment of the legacy of Léo Ferré’s work. In doing so, we shall take account of the principal artistic fields in which he worked, whilst bearing in mind that this may have distorting effect, in that they do not take account of his attempts at fusion of these domains. We shall also have to estimate whether this blurring of artistic genres and frontiers has also had any lasting effect.

14 In relation to French popular music, it is certainly true that the younger generation of French singer-songwriters who came to prominence after Ferré showed marked traces of his influence. The clearest example of this is probably Bernard Lavilliers, who has made no secret of his admiration for Ferré and has regularly re-interpreted some of his songs and texts (Lavilliers 1980, 1997). Others, such as Alain Souchon, have acknowledged his influence, even if their style is far removed from that of Ferré (Hawkins 2000: 189). But it is equally obvious that few of today’s younger generation of artists can be traced back to the direct influence of Ferré: even those grouped on the recent tribute album Avec Léo, such as Alain Baschung, Noir Désir, Miossec, do not show a clear filiation in their own style of songwriting or performing. The dominant modes of contemporary chanson tend rather to show evidence of influences from outside France, such as World music or Anglo-American rock. Even in terms of the lyrics, the influence of Serge Gainsbourg is noticeably more visible than that of Ferré.

15 With reference to classical music, this has been a great growth industry in French culture over the last twenty years or so, with a considerable increase in public interest in the practice of traditional instruments, in choral singing and in concert-going. How much is this attributable to the influence of Ferré? A little, perhaps: his championing of symphonic music in the 1970s may have been one of the factors initiating this trend. Music is now very much ‘in the streets’, as Ferré demanded, in the form of open air concerts, chamber-music buskers, music festivals and many other examples. Yet in one other crucial respect, there has been little posterity for Ferré’s attempts at fusing classical and popular music. The two fields seem to be as separate now in France as they were at the time of Ferré’s 1970s landmark concerts with a symphony orchestra.

16 In terms of Ferré’s effect on the field of poetry, surveys in the French press, such as the left-wing paper Libération, suggest that, on the one hand, for many French children, their first experience of poetry was hearing a classic poem by Baudelaire, Rimbaud or Verlaine sung by Ferré (Hazera, 1993). On the other hand the ‘crisis of contemporary French poetry’ has equally been widely reported: surveys in the same paper have reported that the general public in France are usually unable to cite the name of a single contemporary, living poet. This has provoked a widespread reaction in educational and literary circles in the form of campaigns to promote contemporary poetic writing. In the meantime Ferré’s own poetic experiments and iconoclastic challenges seem worlds away from the proccupations of contemporary poets, and seem to have gone largely unrecognised in that field. Similarly, very few contemporary

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singers seem interested in continuing the practice of performing poetic texts as songs. There is, however, one major exception to this general rule: the development of rap in France can be seen as continuing Ferré’s practice of reciting a poetic text rather than singing it; but even in this analogous sub-field, the influence of Serge Gainsbourg seems much more evident than that of Ferré (MC Solaar 1994).

17 Interestingly, the systematic application of Bourdieusian ‘fields of cultural production’ seems to lead to some rather negative conclusions about the long-term posterity of Ferré’s multiple output. Yet the recent celebration of the 10th anniversary of his death (14 July 2003) on the popular state radio station France-Inter and generally in the press suggest that he is certainly not a forgotten figure. Re-issues of his recordings continue apace (Ferré 2000, 2002), and they still occupy a sizeable amount of space in most French record stores. It may well be that his long-term impact is obscured precisely by the application of a Bourdieusian strategy dividing his output according to notions of field and artistic genre. His long-term importance should lie precisely in the questioning of these categories, in the assertion of the artist’s freedom to experiment across different media, to intervene in a variety of different fields at the same time, even if this has apparently had little visible effect in recent times. What is abundantly clear even so is that he remains a major icon of French culture in the second half of the 20th century, whose influence reached far beyond the circumscribed limits of the artistic genres in which he chose to express himself.

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FERRÉ, Léo, Léo Ferré chante les poètes, Barclay, Paris, 1993d, boxed set of CDs.

FERRÉ, Léo, Sur la Scène, La Mémoire et la Mer, Monaco, 2002, double CD.

LAVILLIERS, Bernard, ‘Est-ce ainsi que les hommes vivent?’ in O Gringo, Barclay, Paris, 1980, LP/CD.

LAVILLIERS, Bernard, ‘Préface’ in Clair-obscur, Barclay, Paris, 1997, CD.

MC SOLAAR, ‘Nouveau Western’ in Prose Combat, Polydor, Paris, 1994, CD.

Videography

FERRÉ, Léo, Léo Ferré en public au Théâtre des Champs-Elysées, 1984, RCA, Paris, 1984, VHS SECAM cassette; re-issued on DVD by La Mémoire et la Mer, 2003.

FERRÉ, Léo, Léo Ferré au TLP Dejazet 1988, EPM, Paris, 1988, VHS SECAM cassette; to be re-issued on DVD by La Mémoire et la Mer.

FERRÉ, Léo, Léo Ferré chante les poètes, EPM, Paris, 1990b, VHS SECAM cassette; to be reissued on DVD by La Mémoire et la Mer.

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ABSTRACTS

This article attempts a retrospective of the prolific, forty-seven year career of Léo Ferré, French anarchist singer-songwriter, poet and composer, some ten years after his death in 1993. The approach used, inspired by the cultural sociology of Pierre Bourdieu, applies the notions of the field of cultural production, symbolic capital and symbolic violence to analyse Ferré’s artistic production, identified as intervening in three main fields: popular chanson, classical music and poetry. Five principal stages in his career are identified as those of bohemian poverty, cult status as a cabaret singer, established stardom, post-1968 experimentation and the return to classical composition after 1973. This approach leaves out of account, however, Ferré’s widely-publicized political views, which are reviewed separately: his anarchism was a personal creed, not a programme of political action, and his views were in practice broadly left-wing and sympathetic to the French Communist Party. The article concludes that the Bourdieusian methodology shows some limitations as it leaves out of account the political dimension of his work and tends to obscure the posthumous influence of Ferré and the significance of his attempts to fuse the three separate fields identified earlier.

INDEX

Geographical index: France Keywords: anarchism / communism, café-concert / music-hall / cabaret, methodology, poetry, politics / militancy, composer / composing / score Mots-clés: anarchisme / communisme, café-concert / music-hall / cabaret, méthodologie, poésie, politique / militantisme, compositeur / composition / partition nomsmotscles Ferré (Léo) Chronological index: 1940-1949, 1950-1959, 1960-1969, 1970-1979, 1980-1989, 1990-1999 Subjects: chanson / song, chanson française / French chanson

AUTHOR

PETER HAWKINS

Peter HAWKINS, Department of French University of Bristol. mail

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Putain d’camion: Commercialism and the Chanson Genre in the Work of Renaud Putain d’camion : chanson et commerce dans l’œuvre de Renaud

Kim Harrison

1 RENAUD HAS BEEN A SIGNIFICANT FIGURE IN FRENCH CHANSON from the mid-1970s to his latest, highly successful album, Boucan d’enfer, released in 2002. It is widely recognized that his songs explore contemporary French society by means of acute social observation, often concerning young people and youth culture; a fact which in the 1980s turned him into something of a youth icon and a superstar. Indeed, in one of the few serious academic essays devoted to Renaud, Peter Hawkins argues that his ‘main importance’ as an auteur-compositeur-interprète lies in ‘his manipulation of the imagery of the mass media, popular culture and youth [which] is extremely perceptive and skilful’(Hawkins, 2000). This analysis is undoubtedly true. However, I would argue that Renaud is important as a chanson artist for another – albeit not unrelated – reason. Perhaps because of this complex professional position he occupies, midway between the time- honoured old world of French chanson and the brash new world of pop stardom, Renaud’s songs also explore, in a variety of ways, the medium and the milieu in which he is working, in particular the pressures inflicted on that medium by the music industry and more broadly by capitalist society.

2 This article, then, will do two things. First, through an examination of his songs and interviews, it will briefly outline Renaud’s relationship with the music industry, exploring how his almost arrogant defiance of the industry, and the mass media generally, changes over his career as he has to come to terms with commercial success. It will explore Renaud’s reasons for the ongoing struggle with the industry and hypothesize that his distaste for commercialism is concomitant with his projection of himself as a chanson artist, which is equated as the binary other of the ‘pop’ or variétés singer. The second part of the article will focus on some of the ways in which Renaud distinguishes himself from more commercial pop singers and draws attention to

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himself as an auteur. This exploration will illuminate Renaud’s views on the place and status of the chanson artist in contemporary society, which, of course, raises the question of the place and status in general of the chanson artist in today’s society.

Société, tu m’auras pas!

3 From the beginning of his career, there has been an ongoing battle with the music industry and the mass media generally in Renaud’s songs and his actions. When he started out, he projected a confident image of himself as a rebellious, independent singer-songwriter, aware of media pressures but positive about his ability to remain an authentic chanson artist. Two songs from the mid-1970s illustrate this attitude perfectly: ‘Société tu m’auras pas’ and ‘Le blues de la Porte d’Orléans’. ‘Société’ (1974) was released on his first album (Laisse béton), before he had achieved commercial success or notoriety as an artist. Although the music industry is only one of the concerns in this song, it is evident that Renaud wants to see himself, and wants his listeners to see him, as a rebellious singer. Through an anarchist attack on the military (‘cons en uniforme’) and the government (‘j’ai connu l’absurdité/ de ta morale et et de tes lois) Renaud is simultaneously projecting an image of himself as a supporter of the under classes, and placing himself in a protest-song tradition (François Béranger, Léo Ferré). There is also a strong sense of autonomy in ‘Société tu m’auras pas’, as Renaud gives a defiant, almost arrogant view of the ‘selling out’ of singer-songwriters before him (Antoine, Dylan), delivered to an aggressive fast-paced accompaniment, protesting ‘société/ tu m’auras pas’. Although at times this may sound naïve and simplistic, the constant interplay of meaning and the evocation – and questioning – of the political role of the singer-songwriter raises the song above the level of the rather trite ‘me against the world’ pop song.

4 A similarly enthusiastic, defiant stance is to be found in ‘Le blues de la Porte d’Orléans’, written two years later in 1976. In this blues pastiche Renaud declares himself ‘l’autonomiste de la porte d’Orléans’ arguing that ‘le quatorzième arrondiss’ment/ possède sa langue et sa culture’ and that if other regions and peoples of France – les Alsaciens, les Occitans, Les Corses – can claim independence then so can he for his region. The only drawback with the area, he argues, is that the River Seine does not pass through it, but he claims, ‘ça peut toujours s’arranger […] on pourrait p’t’être la détourner’. Despite the obviously tongue-in-cheek subject matter, this hyperbolic claim is in keeping with his overall attitude of infallibility. He sees himself as an independent artist who can achieve anything he wants. He is attached to his immediate locality and not to outside influences. The choice of music also echoes the sentiments expressed in the lyrics, as the blues is traditionally associated with local settings and music which is ‘performed in social contexts for the local market’ (Longhurst, 1999). Renaud’s lyrical claims for regional independence and his musical reference to the blues have the combined effect of positing him as a confidently independent, autonomous and local singer-songwriter.

5 His success started to grow in the immediate years after these songs and by 1980 he played a sell-out tour at Bobino for one month. At this stage in his career certain ambiguities concerning his relationship with the mass media become evident: while on the one hand he is still clinging to his independent, local aspirations, on the other a sense of impotence is starting to creep into work, and the realization that it is more

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difficult than he first assumed to be free of industry pressures. In an article in Le Monde in 1980 Claude Fléouter describes Renaud as being one of the ‘nouvelle génération’ singer-songwriters who ‘n’a pas envie de faire une carrière dans la chanson, d’aller chanter pour la nième fois à Bobino, l’Olympia ou dans les salles de cinéma’ and quotes Renaud as saying, ‘je veux m’arrêter avant qu’on me le fasse sentir. J’aurai toujours envie, je crois, d’écrire des chansons mais pas celle de les défendre sur une scène ou à la télévision’ (Fléouter, 1980). Fléouter’s assertion compounds the sentiments expressed by Renaud in the above songs and Renaud’s own claim suggests that he is willing to sacrifice his career as a singer-songwriter in order to stay true to his beliefs in the autonomous nature of the chanson artist.

6 Indeed, finding the balance between staying true to one’s art and making a career from music is one of the most prescient dilemmas in music today. Many critics cite as the only music which managed to transcend this dilemma by the musicians collecting and sharing out all the profits equally between them, thus cutting out the music industry altogether (see Longhurst, 1999 for more on this dilemma). However, this Marxist approach was not a viable option for Renaud, who was already beginning to feel morphed into a pop star and commercial ‘product’ by the public. ‘Où c’est qu’j’ai mis mon flingue’ (1980), which questions the power of song and Renaud’s place in the chanson tradition, illustrates this attitude. There is a dual metaphor at work here: his ‘flingue’ is a metaphor of song, which is in turn seen as a metaphorical weapon. Throughout the song, the title line is repeated, referring to Renaud continually searching for a weapon with which to react against passivity. This apparent celebration or threat of violence which is fairly common in his work (the pathetically violent Gérard Lambert for example) seems always to be metaphorical rather than real, allowing Renaud to distance himself from the violence and to, at times, explore the power of song as a peaceful means of social change. In the opening verse he declares that: J’veux qu’mes chansons soient des caresses Ou bien des poings dans la gueule À qui qu’ce soit que je m’agresse J’veux vous remuer dans vos fauteuils

7 This double-edged assertion is a crisp description of his work generally, especially his earlier songs (‘Hexagone’, ‘Société tu m’auras pas’) where he did actively explore song as a means of social protest and fought passivity through his aggressive (note the ‘je m’agresse’ rather than the expected ‘je m’adresse’) lyrics and musical accompaniments. Equally, in this song he maintains that for him being a singer is not about achieving high sales or securing a solo performance at the Olympia. It is not for the fame or publicity but to say something, to produce a reaction through his songs: ‘rien à foutre de la lutte des crasses/ tous les systèmes sont dégueulasses!’. In this song, however, one also sees the reasons for his renewed attack on social structures and the public generally as there is an overriding sense of despair at the realization that song is not as powerful a medium as he had hoped, and clear signs also of his personal frustration and despair (his future, he says in the song, is with his head on the bar, totally drunk). The public, he suggests, are drawn to the image and fame of an artist rather than paying attention to the content of his/her songs. He comments that it is not only kids who want his autograph when he is out: Y’a même des flics qui me saluent Qui veulent que j’signe dans leurs calots

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8 In earlier songs, Renaud has attacked the police, violently at times. Therefore, it is a bitter irony for him that policemen are now asking for his autograph. They too see only the star, which ultimately indicates that his songs have done little to change the world. Even though the following lines in the song suggest that he is still willing to uphold his protest-singer beliefs, ‘moi j’crache dedans [dans leurs calots], et j’crie bien haut/ qu’le bleu marine me fait gerber/ qu’j’aime pas l’travail, la justice et l’armée’, the fact that he is having to re-assert his anti-establishment stance so aggressively is evidence in itself of the despair he feels at the impotence of his songs to change the world.

9 In spite of his frustrations Renaud continued to write and perform songs in public, and in so-doing became one of the most commercially successful French artists of the decade. Changes in Renaud’s private life in the mid-1980s also marked a change in the tone of his songs and the focus of the narration. He got married and had a daughter, Lolita, to whom, the album, Morgane de toi (1983) is dedicated. Morgane de toi sold 1,300,000 copies in a few months and, as Marc Robine (1995) comments, this is a figure which no album by a French-speaking singer had achieved since Jacques Brel’s Les Marquises (1977). When his subsequent album, (1985) was released Renaud was at the peak of his career, and was chosen to inaugurate the Zénith in January 1984. He was also voted, by 31% of young people at the time of the student protests, the personality who most embodied their hopes and aspirations (Robine, 1995).

10 However, after this period of personal and professional success, the anti-commercial sentiments and questioning of his own status as a chanson artist first expressed in ‘Société tu m’auras pas’, resurfaced from 1985 onwards. The song ‘Fatigué’ (1985) clearly indicates Renaud’s weariness at fighting societal ills and the kinds of injustices he has taken as his subject matter in previous songs. Once more despair, fatigue and bitterness are omnipresent, rather than the aggressive nihilism of his earlier songs: Fatigué, fatigué Fatigué de parler, fatigué de me taire Quand on blesse un enfant, quand on viole sa mère

11 The sentiments of tiredness expressed in the lyrics are juxtaposed with a bitter irony by the use of an eighties celebratory MOR genre of instrumentation (‘middle of the road’, radio-friendly music) – drums, bass, guitar, electronic keyboard and the obligatory saxophone solo – and upbeat melodies so prevalent in that decade. This ironic juxtaposition on an album where the title track, ‘Mistral gagnant’, takes a stance against the inauthentic musical styles and globalization of the 1980s, hints at Renaud’s despair with the state of the music industry and his own status as a chanson artist working in that industry. The despair becomes magnified in 1988 with his choice to engage in no publicity for the release of the album .

12 The album is a homage to the comedian Coluche, a close friend and Renaud’s daughter Lolita’s godfather, who was killed in a motorbike accident in 1986. Renaud wrote the following message on a whiteboard at his record company: ‘pour son prochain LP (avril 88) Renaud ne fera AUCUNE promo. Ni presse pourrie, ni radios nulles, ni télé craignos’. However, this no-publicity ploy failed, as Renaud explained in a later interview with Claude Fléouter: ‘partagé entre le ras-le-bol de devoir me justifier dans cent émissions de radio et trente de télévision, et l’envie viscérale de m’exprimer en dehors même de mes complaintes, j’ai eu finalement une trop grande confiance en la capacité de mes

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chansons à se défendre toutes seules. J’ai refusé les médias. Je me suis fait piéger. Je me suis autobaillonné. D’autant plus que je n’ai pas fait de prouesses au Top 50. Résultat: je me suis aperçu que, dans les régions, des gens qui m’aimaient bien ignoraient la sortie de l’album. Je me suis planté. Je reprends un peu du collier pour dire: voilà, j’ai un spectacle au Zénith. J’ai envie de m’éclater sur scène et de donner du bonheur à ceux qui m’aiment’ (Fléouter, 1988).

13 As we have seen, from his very first album Renaud has been aware of the power of the music industry, the media, and commercialism and has tried to fight against it. However, he humbly admits now that the media, as well as the commercial side of the music industry, are an integral part of being an artist. The realization that to work as a chanson artist involves co-operation with the music industry – and therefore the impossibility of the totally autonomous singer-songwriter – may explain the attitude of frustration and despair seen in many of his songs after this album, and also his silence from 1994 to 2002. The rather burnt-out sadness of his 2002 album, Boucan d’enfer, as well as the unprecedented high level of publicity he engaged in for its release, is also an indication that he has reluctantly reconciled himself to the fact that to have a career as a chanson artist means taking on board the more commercial side of the industry. On his latest album, instead of portraying a defiant confrontational image, his narrator in ‘Je vis caché’ merely comments on the proliferation of manufactured pop stars seen on French television in shows such as ‘Star Academy’, and although the tone of the song is as bitter towards the mass media as many of his earlier ones, instead of offering solutions or representing himself as being able to combat the inauthenticity and commercialism he simply claims that ‘pour vivre heureux, je vis caché, au fond de mon bistrot peinard’, thus preferring escapism to activism.

Docteur Renaud, Mister Renard

14 As the first part of this article demonstrates, Renaud has lost his more overt battles with the mass media, and has seemingly resigned himself to engage in the more commercial side of the music industry. However, there are also more covert battles in his work against commercialism and capitalist society on which we shall now focus. First, Renaud distinguishes himself from more commercial pop stars – and claims his creative independence – through drawing attention to himself as an auteur. Similarly, by invoking a chanson heritage, Renaud not only attempts to place himself within that genre but also set chanson apart from commercial and variétés.

15 One of the ways in which he draws attention to his own creative input in his songwriting is through references to his own previous songs, fictional characters, or constructed image. We find, for example, a number of sequels in his work: ‘Le Retour de la Pépette’, ‘Le Retour de Gérard Lambert’, ‘Ma chanson leur a pas plu (suite)’ which suggest that Renaud is aware – and is making his audience aware – of the fictional world he has created. This, in turn, leads us to see him more as a creator, an auteur than a commercial pop singer. Similarly, he constructs his own image as a rebel (through album covers – the ‘Gavroche’ cap, the dungarees and accordion – and through his songs) and then continually parodies it over his career. In this way he implicitly represents himself as always having the upper hand over the industry: he has a well- crafted image like all major pop stars, but he also has the intelligence, wit and possibly, humility, to parody – and even subvert – that image. And this parody, be it visual, lyrical or musical, becomes a tool and a means of connotation.

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16 Similarly, throughout his career Renaud makes reference to other singer-songwriters and interprètes in his songs, comparing and contrasting his style to theirs. The two versions of ‘Ma chanson leur a pas plu’, the first released in 1983 and the ‘suite’ in 1991, are good illustrations of this. They both depict the protagonist engaged in imaginary conversations with singer-songwriters and performers concerning a song the former has written but which is not in his usual style. The main interest of the song lies in his trying to convince his ‘imaginary’ interlocutors that they would benefit from performing the song. In both versions the song the protagonist has written is comparable to the style of song usually associated with the singer he is approaching, thus producing a conscious awareness of the style of that singer. Renaud is also ironically distancing himself from the singers he is talking to, as ultimately he does not produce the song and we have the impression that he is (kindly, perhaps) mimicking them. For example, in the 1983 version, the narrator attempts to sell a song to Jean- Patrick Capdevielle called ‘Le cataclysme’ which ‘raconte l’histoire d’un ange/ qu’est marchand de certitudes’. The lyrics cited here are generally similar in content to songs by Capdevielle himself. This produces a humorous effect through audience complicity as the listener is more than likely aware of Capdevielle’s repertoire and of Renaud’s ironic references. Similarly, in the second version, the protagonist first asks Alain Souchon if he wants ‘une chanson très mignonne’. As in the first version, elements of the protagonist’s surplus song can be identified with the work of the artists in question. Renaud does not make overt value judgments about the style and content of the singers mentioned, but the intertextual element, the ironic distance and the slightly mocking mimicry allows him to suggest otherwise: J’ai écrit une autre chanson […] mais elle ne correspondait pas trop à mon image, mon créneau un peu comme si Dalida chantait Be Bop a Lula

17 Furthermore, in the final verse of the second version of the song, the protagonist sounds bitter at the state of the music industry and the fabrication of rock stars. He approaches a stranger with a pre-written song since none of his singer ‘potes’ were interested: ‘on l’enregistre dès ce soir/ et demain t’es une rock-star’. This last comment suggests the importance of the singer-songwriter in chanson discourse, who is seen in opposition to variétés singers who do not write their own material and are therefore more false, and less ‘authentic’. The intertextual references are, in this way, being used to distance the singer-songwriter from the more commercial genre of variétés, and more broadly, to suggest a scale of values and discrimination applicable to chanson.

18 Throughout his work Renaud is searching for his own specific niche in the chanson tradition and calculating exactly where he belongs. He does this through frequent references to other singer-songwriters with whom he seems to have an affinity, or whom he evokes in order to project his own style in a certain way. In a similar way to his confident, overt anti-commercial sentiments expressed towards the beginning of his career, Renaud’s references to other singer-songwriters from the mid-1970s to the early 1980s suggest a confidence in his ability to remain an independent, rebellious chanson artist. He evokes – and places himself within – the international protest song tradition in ‘Société, tu m’auras pas!’ through lyrical references to Antoine and Bob Dylan, as seen above. Similarly, as Peter Hawkins notes, Renaud’s early persona as well as his choice of material allude to the rebellious late-nineteenth century singer- songwriter and cabaret owner, Aristide Bruant (Hawkins, 2000). Before his recording career started, Renaud busked on the streets of Paris singing Bruant songs, and his early material in the realist vein equally evokes the style of Bruant, with the use of

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Parisian slang, an anti-bourgeois stance and a narrative focus on the ‘petites gens’ of the Montmartre area. Bruant himself, as Michael Wilson contends in an essay on the ‘Portrait of the Artist as a Louis XIII Chair’, ‘built a reputation at the Chat Noir with his eccentric costume of corduroy suit, high boots, broad-brimmed black hat, and red scarf, and with his songs about the Parisian underworld. These songs narrated the lives of the poor, of criminals, pimps, and prostitutes, and they were usually cast in the first person and made liberal use of Parisian argot’. And just as Bruant cast himself as ‘a poet-outlaw, following in the tradition of Villon in speaking the truth about the lives of ordinary people’ (Wilson, 2001) Renaud too constructs his own image as a rebellious outlaw through his references to Bruant and other anti-establishment figures.

19 As Renaud’s confidence in his own abilities to stay independent of the music industry decreases so too do his positive references to other singer-songwriters in his work. In ‘Où c’est qu’j’ai mis mon flingue’, for example, he makes reference to Gainsbourg’s reworking of the ‘Marseillaise’: ‘La Marseillaise, même en reggae/ Ça m’a toujours fait dégueuler’. He is making reference to a singer-songwriter known for his non- conformist attitude, and to one of the songs that most evokes Gainsbourg’s provocative tendencies. However, even Gainsbourg’s scandalous reggae version of the Marseillaise is not shocking enough for this rebellious, anarchistic (and despairing) Renaud, who uses Gainsbourg’s version as a benchmark of anarchy to surpass in his own songs.

20 In the 1988 song ‘Jonathan’, Renaud again compares himself to a singer-songwriter seen as a rebel, an outsider within the music industry, Johnny Clegg, and overtly asserts that he too is a chanson rebel: Jonathan, je suis comme toi un peu fou Un peu kanak, un peu zoulou Un peu beur, un peu basque, un peu tout Rebelle, vivant et debout

21 However, the sense here is that Renaud is having to declare or re-affirm his status as a rebel, and that the affirmation in the chorus is more a reminder to himself and a self- motivating statement than a true reflection of the way he sees himself. Indeed, this song is the last in which he directly compares himself to another singer-songwriter in such a positive way.

22 In his latest album, a now older and wiser Renaud again alludes to other singer- songwriters. There is an implicit reference to Gainsbourg, and more specifically his constructed alter-ego ‘Gainsbarre’ in ‘Docteur Renaud, Mister Renard’ which evokes the Gainsbourg song ‘Docteur Jeckyll et Monsieur Hyde’ in its style and structure. It also references the two personae of Gainsbourg at a more general level, with Renaud comparing himself to Gainsbourg’s ‘other’: Comme y’a eu Gainsbourg et Gainsbarre Y’a le Renaud et le Renard Le Renaud ne boit que de l’eau Le Renard carbure au Ricard

23 This ‘autoportrait féroce’ as Anne-Marie Paquotte (2002) describes it, does seemingly take an autobiographical stance confessing alcohol and relationship problems, but ‘le Renaud’ here refers as much to the constructed persona of the singer as ‘le Renard’ does, and the song is ultimately adetached, rather world-weary comment on the construction – and deconstruction – of the public image of the chanson artist Renaud: Renaud a choisi la guitare Et la poésie et les mots

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Comme des armes un peu dérisoires Pour fustiger tous les blaireaux Renard, c’est son côté anar Crache sur tous les idéaux

24 Similarly, in ‘Mon bistrot préféré’, from the same 2002 album, Renaud, as songwriter, alludes to his creative influences and to favourite singers and literary figures who ‘peuplent ma mémoire’. The first influences he refers to are, unsurprisingly, three of the major chanson artists of the twentieth century: Georges Brassens, Jacques Brel and Léo Ferré. Renaud’s allusion to them, however, focuses on their mythical status in chanson history: Tirant sur sa bouffarde, l’ami Georges Brassens Il y a Brel aussi et Léo l’anarchiste Je revis, avec eux une célèbre affiche

25 The ‘célèbre affiche’ is, of course, the still image from their only interview together in 1968 with François-Roger Cristiani on RTL and later published in the magazine Rock & Folk (see Tinker, 1999 for more on this). This image helped forge the notion of the three as a golden ‘trinity’ of chanson greats, which, as David Looseley comments, ‘today functions as a national signifier, a benchmark not only of aesthetic excellence but also of authenticity and truth, against which other French artists must be measured and measure themselves’ (Looseley, 2003). Renaud’s allusions to the Brel-Brassens-Ferré trinity, and to a total of twenty-eight figures from the worlds of poetry, chanson, literature and politics in this song are a testament, in much the same way as Trenet’s ‘L’âme des poètes’, to the creative inspiration of the figures cited and also to their place in his creative mind, and in chanson’s history. The figures cited – Verlaine, Rimbaud, Villon, Boris Vian, Maupassant, Bruant, Coluche, Boby Lapointe – come as no surprise to those familiar with Renaud’s work as they have either appeared in some of his songs to date in an overt manner (Robert Doisneau and Aristide Bruant in ‘Rouge-gorge’; Coluche in ‘Putain de camion’) or have influenced his work in some way (Gainsbourg who helped produce videos for Renaud, especially ‘Morgane de toi’; Boby Lapointe for his word play).

26 While on the one hand this song is a way of enabling Renaud to acknowledge and pay tribute to his predecessors, on the other it is a means of allowing him to invoke a (mythical) chanson heritage. Renaud, who has been described by Claude Fléouter amongst others, as an ‘amoureux fou de la chanson’ is here making clear his chanson roots and inspirational forbearers and, in so doing, is tracing a genre-specific path for chanson, which posits the art form as separate from variétés or pop music. In this way, although he has perhaps lost many of his battles with the music industry over the course of his career, he continues to project himself as a chanson artist working in a complex and multi-layered art form.

Pour vivre heureux, je vis caché

27 What conclusions can be drawn from Renaud’s ongoing battles with the music industry and his continuous allusions to chanson artists? It seems clear that Renaud believes chanson should be more than a commercial enterprise, even if his belief in the power of song as a medium for social change has dwindled over the years. He continues to compare himself to other singer-songwriters which suggests that he still sees chanson as a genre in its own right, with its own set of exponents, and different from variétés or

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pop music. But what about the power of chanson to change the world? While admitting that he is no longer the same rebellious, anarchistic singer-songwriter as at the start of his career, he does suggest that chanson can still bring about social change. In a recent article in Le Parisien (May 2002) he declares: ‘j’ai moins envie qu’avant de changer le monde avec des chansonnettes. Plus qu’autrefois, je pense que c’est vain, inutile, même si des idéaux comme le combat antiraciste me tiennent toujours à cœur. J’ai aussi moins envie d’être un porte-parole’, but, he adds, with a more positive nod to the future of chanson: ‘D’autant que la relève est assurée avec des groupes comme Zebda ou Noir Désir’ (Catroux, 2002). Although Renaud’s own personal battles with the mass media have perhaps not been as victorious as he may have hoped, the fact that he has inspired a whole new generation of singer-songwriters working in the chanson tradition and looking to ways of mediating the genre’s roots and traditions with today’s more commercial industry, is a testament to Renaud’s own place and importance in chanson history, and reason to view his work as a valid area of academic investigation.

BIBLIOGRAPHY

CATROUX (S.), ‘Renaud: “J’étais bouffi d’alcool”’, Le Parisien, 10 May 2002.

FLÉOUTIER (C.), ‘Renaud et le P.C.’, Le Monde, 24 July 1980, p.15.

FLÉOUTIER (C.), ‘Une rencontre avec Renaud’, Le Monde, 4 October 1988, p.4.

HAWKINS (P.), Chanson: The French Singer-Songwriter from Aristide Bruant to the Present Day, Ashgate, Aldershot, 2000, p.18.

LONGHURST (B.), Popular Music and Society, Polity Press, Cambridge, 1999, p.135.

LOOSELEY (D.), Popular Music in Contemporary France, Berg, Oxford, p.68.

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TINKER, (C.), Léo Ferré, Georges Brassens and Jacques Brel: A Study of Personal and Social Narratives, unpublished doctoral thesis, University of Birmingham, 1999.

PAQUOTTE, (A-M.), ‘Renaud laisse pas béton’, Télérama, 22 May 2002, p.78.

WILSON, (M.), ‘Portrait of the Artist as a Louis XIII Chair’ in Weisberg (G.), Montmartre and the Making of Mass Culture, Rutgers University Press, New Brunswick, 2001, p.192-197.

ABSTRACTS

The singer-songwriter Renaud, whose work stretches from the mid-1970s to 2003, shows a constant awareness of the genre in which he is working and its place in popular cultural history. This article will concentrate on Renaud’s struggle to come to terms with his own place and status as a chanson artist, and with the place of the chanson artist generally in a commercialised and globalised music industry.

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Through an examination of his songs and interviews, it will briefly outline Renaud’s relationship with the music industry, exploring how his almost arrogant defiance of the industry, and the mass media generally, changes over his career as he has to come to terms with commercial success. It will explore Renaud’s reasons for the ongoing struggle with the industry and hypothesize that his distaste for commercialism is concomitant with his projection of himself as a chanson artist, which is equated as the binary other of the ‘pop’ or variétés singer. The second part of the article will focus on some of the ways in which Renaud distinguishes himself from more commercial pop singers and draws attention to himself as an auteur. It will argue that although Renaud’s own personal battles with the mass media have perhaps not been as victorious as he may have hoped, the fact that he has inspired a whole new generation of singer-songwriters working in the chanson tradition and looking to ways of mediating the genre’s roots and traditions with today’s more commercial industry, is a testament to Renaud’s own place and importance in chanson history, and reason to view his work as a valid area of academic investigation.

INDEX

Mots-clés: authenticité, mainstream / commerce / marchandisation, médias, politique / militantisme, presse musicale, paroles nomsmotscles Gainsbourg (Serge), Renaud (Séchan) Subjects: chanson / song, chanson française / French chanson, chants de lutte / protest songs Geographical index: France Keywords: authenticity, mainstream / commercialism / commodification, media, politics / militancy, press (musical), lyrics Chronological index: 1970-1979, 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009

AUTHOR

KIM HARRISON

Kim HARRISON, University of Leeds. mail

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« Chantez-vous en français ou en anglais ? » Le choix de la langue dans le rock en France “Do You Sing in French or English?” Language Choice in Rock Music in France

Gérome Guibert

1 DÉJÀ VISIBLES AU SEIN DU MUSIC-HALL ET DU JAZZ après la Première Guerre mondiale (Tournès, 1999), les influences anglo- américaines dans la culture populaire musicale française se font plus prégnantes au tournant des années 1960 avec l’affirmation du rock’n’roll, courant musical lié au développement de l’industrie du disque et à la constitution de l’adolescence comme temporalité sociale spécifique (Guibert, 1998). L’interprétation et la composition du rock par les Français apparaîssent dès lors comme paradoxales car elles se situent entre la nationalité française des pratiquants et la provenance anglo-saxonne du style. Ce phénomène est encore accentué lorsque la « langue de Molière » est préférée. On peut poser l’hypothèse en fait que les ajustements et les hybridités textuelles et musicales en œuvres dans le rock français sont susceptibles de permettre aux groupes de construire leur propre identité.

2 L’étude des groupes de rock français montre que plusieurs variables amènent à l’adoption du français ou de l’anglais pour leurs propres textes de chansons. En observant l’histoire de vie des groupes, on s’aperçoit ainsi que leurs préoccupations évoluent en fonction du temps, ceci ayant un impact sur leurs références stylistiques et le façonnement de leurs personnalités, mais aussi, phénomène lié, sur la perception du français qu’ont les musiciens. Pour autant, cette recherche identitaire n’est pas isolée mais insérée dans un environnement structurel influencé par l’économie, le droit ou les

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mutations culturelles. Ce contexte joue aussi un rôle dans l’utilisation du français ou de l’anglais par les groupes.

3 Ce double niveau déterminera l’articulation du texte. Dans une première partie on illustrera les débats en vigueur au sein des groupes. On prendra l’exemple des nantais Little Rabbits, auteurs de cinq albums et existant depuis quinze ans. On verra ainsi, d’une part, comment les préoccupations esthétiques d’un collectif peuvent évoluer en fonction du développement du projet artistique et de sa professionnalisation, et, d’autre part, le rôle que peut jouer la langue française dans ce processus de singularisation et d’émancipation par rapport à un courant musical initialement fédérateur. Si la focalisation sur le fonctionnement interne d’un groupe permet de saisir certaines données, il ne permet pas d’appréhender des tendances plus générales.

4 C’est pourquoi dans un second temps, on adoptera une approche plus globale du milieu des musiques amplifiées dans leur rapport au débat sur le français et l’anglais. On montrera alors comment, au cours des quarante dernières années du XXe siècle, les représentations à l’égard de l’utilisation du français ont pu évoluer en faveur de cette langue, avant de s’attacher au rôle qu’ont pu jouer certaines décisions politico- économiques. On pourra alors constater l’importance des évolutions structurelles dans les trajectoires de chacun, et notamment dans celle des Little Rabbits.

De l’anglais au français : le parcours d’un groupe à travers l’exemple des Little Rabbits (1988-2003)

5 Les Little Rabbits sont un groupe de rock constitué par cinq copains d’enfance. Formé en milieu rural dans l’Ouest de la France en 1988, le groupe édita son premier disque en 1991 chez Single K.O./Virgin. Après quinze années d’activité, le groupe existe toujours aujourd’hui. Concernant les langues utilisées dans les textes de leurs chansons, les Little Rabbits ont changé, comme en témoigne leurs albums successifs. De l’anglais ultra-majoritaire du début, ils sont passé à un répertoire exclusivement français. Cette évolution langagière peut être imputée à la carrière du groupe et aux changements dans les relations interpersonnelles qui lui sont liées, elle peut également provenir de la recherche d’une autonomie artistique qui trouve peu à peu un équilibre.

Age, rite de passage et durée de vie du groupe

6 Amateurs, débutant en groupe, âgés d’à peine vingt ans à la formation de leur projet musical, les Littles Rabbits ont aujourd’hui près de 35 ans de moyenne d’âge et sont professionnels. Signés en contrat d’artiste, ils ont réalisé plusieurs centaines de concerts. Le passage entre ces deux états a nécessité plusieurs étapes successives et a été vecteur de changement dans le rapport à la langue.

7 Comme de nombreuses monographies de terrains l’ont montré (Bandier, 1987 ; Dutheil, 1991 ; Guinchard, 1995 ; Guibert, 2001), l’idée de former un groupe de rock se concrétise chez les individus au cours de l’adolescence, au lycée ou dans le quartier d’habitation. C’est une pratique de fans qui passent de l’écoute à l’interprétation et à la composition (Bennett). On fait des reprises (souvent les plus faciles techniquement) des groupes qu’on aime, on cherche un nom puis, dès qu’un répertoire à interpréter est constitué, le plus tôt possible, on cherche à jouer.

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8 Cette façon d’aborder la musique est confirmée par les Little Rabbits. Pour Gaëtan, le bassiste : « On a monté le groupe en tant que fans de musique, pour faire des reprises des Housemartins, des Pastels (toute cette mouvance pop qui permettait de faire des morceaux sur trois accords) avec un niveau musical pitoyable. On était d’abord un groupe de répétition, on achetait un pack de bière et on jouait tous les week-ends. Puis on a commencé à faire des concerts dans les bars du coin. En Vendée, il n’y avait pas une scène très élaborée, notre seule référence était Katerine [un ami] qui chantait en yaourt dans des groupes comme Flexi Sparadra ou Jacob Delafon (…). On était incapable de faire un bœuf avec d’autres musiciens, on ne pouvait jouer que nos propres solos de guitare. Comme on a appris à jouer ensemble, on était enfermé dans notre façon de faire. Au moment d’enregistrer le premier album, on n’avait aucune compétence, aucune vue d’ensemble sur la musique. Cet album est ce qu’il est parce que notre niveau technique ne nous permettait pas de faire autre chose ». (Les Inrockuptibles, 1998, p. 30)

9 Pour la plupart des groupes de rock, la musique prime, au départ, sur le chant et d’autant plus sur les paroles. Maîtrisant mal l’anglais, langue des groupes modèles, beaucoup de groupes français marmonent d’ailleurs des mélodies en « yaourt » (c’est-à- dire avec des mots sans signification précise mais avec des sonorités inspirées des modèles anglophones), enregistrant même à l’aide de ce « langage » singulier. Au début du groupe, Stéphane, guitariste-chanteur confie : « Moi, quand j’arrive à trouver des mélodies de voix, je chante en yaourt pour faire des maquettes des morceaux et pour les filer à Fred qui travaille ensuite dessus. (…) Moi, je n’écris pas les paroles, je n’y arrive pas ». (L’Ancolie, 1992, p. 5)

10 A cela, s’ajoute un argument de goût pour l’anglais, ses sonorités et les significations qu’il véhicule. Ainsi, Olivier (clavier) déclare, en réponse à la question « Que pensez vous de certains critiques qui cassent les groupes français chantant en anglais ? » : « Cela nous touche et nous fait rire en même temps (…) La question ne se pose pas pour nous. On chante en anglais parce que c’est ce qui nous convient le mieux. On a essayé de faire une fois des paroles en français mais cela ne nous a pas plus et on n’a pas recommencé ». (Superstars, n° 4, 1997, p. 15)

11 Enfin, les critiques sur le sens des paroles arrivant lorsque les textes peuvent facilement être compris, il semble plus difficile d’assumer le français que l’anglais. D’après Stéphane : « Il faut dire qu’on prend certainement moins de risque au niveau de la langue puisqu’on chante en anglais, c’est certainement une histoire de facilité, (…) on n’est pas prêt du tout à faire l’effort de chanter en français » (Superstars, 1994, p. 29)

12 Pour le groupe de rock, une difficulté importante à gérer est la bonne marche du collectif. Chaque musicien n’a pas obligatoirement les mêmes attentes, ni les mêmes souhaits. La cohésion des musiciens doit être obtenue par une gestion des tensions interpersonnelles alors que le succès commence à arriver. Pour éviter les dissenssions, les Little Rabbits font le choix d’une égalité de statut des différents membres. Par exemple, tous les textes sont, jusqu’en 1993, officiellement co-signés par les cinq membres du groupe à la SACEM, quel qu’en soit leur véritable créateur. Il faudra attendre le troisième album pour qu’un changement s’opère et que les textes soient attribués à leurs auteurs réels. Pour Gaëtan : « Au début, faire du rock, c’est un fantasme (…) Il faut que tu trouves une musique, un son, un ego pour ton groupe. Il faut poser des fondations. On se persuadait qu’il n’y avait pas de leader même si Fred et Steph écrivaient les morceaux » (Gaëtan Châtaignier, comm. pers., 2003)

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13 Il semble que, face au monde extérieur au groupe, chacun des membres des Little Rabbits s’exprime au nom du collectif et non en tant qu’individualité. Interviewé sur Radio Nantes en 1991, Gaëtan répond à trois questions en commençant par déclarer « Là, c’est moi qui te parle, mais les autres te diraient la même chose… ». Pour les rares groupes qui y accèdent, le stade de la professionnalisation est ensuite vecteur de remises en cause de cette cohésion interne (Guibert, 1999). Concernant les Little Rabbits, Gaëtan estime ainsi que : « On est passé par des périodes où on se demandait ce qu’on foutait là ensemble et si on ne ferait pas mieux de faire autre chose. Après le deuxième album, il y a eu une période un peu plus dure, moi je l’ai ressenti à ce moment là » (Foetustriel, 1998, p. 17)

14 Chez les Little Rabbits, les musiciens, étudiants ou objecteurs, cherchent à gagner leur vie par la musique. Après quelques remous, un processus qu’on pourrait en quelque sorte comparer à celui du couple (Kaufmann, 1992) amène, autour de 1995, à une stabilisation ou chacun trouve une place spécifique, en bonne entente. Outre l’attribution réelle des droits d’auteurs à chacun des compositeurs, c’est par exemple Gaëtan qui s’occupe de la conception des pochettes, Olivier s’intéressant aux techniques de travail de son en studio. D’autre part, chacun des membres s’investit de son côté dans la composition : « Au fur et à mesure on se penche de plus en plus sur ce que l’on fait et on le fait autrement (…) Tu apprends à faire de la musique, à te connaître à travers la musique que tu fais (…) On pourrait penser que c’est une perte de fraîcheur d’une certaine façon mais c’est plutôt un regard sur soi qu’une perte de fraîcheur » (Foetustriel, 1998, p. 18)

15 Les Little Rabbits, porteurs d’une image mieux définie, notamment par leur histoire passée, sont également composés d’individualités plus affirmées. Comme chez de nombreux groupes, après des débuts anglophones, la stabilité et la maturité amènent un terrain propice à l’adoption du français. Selon Frédérico, chanteur-guitariste : « Quand j’étais plus jeune, à 20 ans, ça avait un sens de faire du rock en anglais. Aujourd’hui j’ai à peu près utilisé tous les mots anglais que je connaissais et je n’aurais jamais pu continuer à m’exprimer dans une langue qui n’est pas la mienne » (Les Inrockuptibles, 2001, p. 35) Pour Frédérico, l’affirmation du statut de chanteur va jusqu’à l’abandon de la fonction d’instrumentiste en concert (il pose parfois sa guitare), il travaille même un jeu de scène spécifique.

De l’essentialisme du style à l’affirmation d’une identité française

16 A côté de la construction identitaire du groupe et le passage au statut d’adulte de ses membres, on doit prendre en compte les tâtonements qui conduise le projet artistique dans une direction plus affirmée, cautionnée par le groupe. L’acceptation du français comme langue, même s’il s’agit d’un certain français, contenant un vocabulaire que le groupe se sera approprié, peut alors prendre corps. Avant cette évolution toutefois, l’identité stylistique débute dans la citation des modèles et le partage des conventions d’un style revendiqué par les musiciens.

17 Dans le rock, les groupes référents étant la plupart du temps des célébrités du monde anglo-saxons, l’utilisation de l’anglais dans les enregistrements commercialisés est

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souvent justifié comme allant de soit en début de carrière. Aussi, les Little Rabbits des premières années défendent l’idée de l’anglais : « Les sonorités des mots anglais vont avec les sons qu’il y a : une batterie, des basses, des guitares. Ça sonne forcément avec l’anglais puisque c’est né aux Etats- Unis. Une guitare flamanco ça sonne espagnol » (Roger Le Chat, 1991, p. 10)

18 Plus spécifiquement, au début de leur carrière, les Little Rabbits sont considérés comme un groupe qui officie dans la grande tradition « beatlesienne » de la « pop anglaise ». Les préceptes du style impliquent tout particulièrement le chant en anglais. D’après Eric, le batteur « le français, ça passe pas dans la pop » (Radio-Nantes, 1991)

19 Il en va autrement des contemporains des Little Rabbits issus de la scène indie influencés aussi par les musiques anglo-saxonnes mais qui revendiquent l’interprétation d’une nouvelle chanson française. A propos du chant en français, Stéphane estime ainsi que : « Il y a des gens qui le font, il y a Dominique A qui le fait, mais ce n’est pas la même chose que nous. Katerine c’est pareil… » (Superstars, n° 1, 1994, p. 32)

20 La pop anglaise, c’est avant tout du rock, c’est pourquoi, au sein des musiques indépendantes du début des années 90, une différence existe entre pop et chanson. Frédérico ajoute ainsi : « Notre style n’est pas d’écrire des chansons à la Miossec. Les points communs que l’on a avec tous ces groupes que les magazines spécialisés appellent « la nouvelle scène française » ( Miossec, Dominique A…) c’est d’avoir sa propre façon de faire qui n’est pas celle de la variété ou de la grosse industrie française. A ce niveau là on est du même ordre mais sinon on n’écrit pas les mêmes choses. On ne fait pas la même musique » (Shamrock, n° 1, 1998, p. 13)

21 Si dans la chanson, le texte est décisif, dans la pop anglaise du début des années 1990, la voix est avant toute chose traitée comme un instrument. La mélodie passe avant les significations du texte et un aspect impressionniste est revendiqué. Dans les enregistrements, la voix est sous-mixée et on y ajoute souvent des effets sonores, comme sur les guitares.

22 Paradoxe prémonitoire, les Little Rabbits connaissent en 1991, à l’époque de leur premier album, leur plus grand succès grâce à un titre chanté en français, ‘La mer’, qu’ils refusent pourtant de sortir en single. Connaissant maintenant les positions des musiciens dans la première partie de leur carrière, on peut se demander comment ce titre a pu voir le jour. ‘La mer’ est en fait une reprise du groupe anglais Jazz Butcher, écrite et chantée dans un français très approximatif. D’après Gaëtan : « C’était un truc français mais abordé par un anglais, donc ça ne nous dérangeait pas. Le phrasé, la façon de placer les mots… C’est typiquement anglais. Ça montre comment un Anglais peut faire swinguer le français » (Gaëtan Châtaignier, comm. pers., 2003)

23 Alors que le deuxième album Dedalus n’est chanté qu’en anglais, le français apparaissant uniquement lors des transitions entre les morceaux – à travers des extraits de dialogues du film « A Bout de Souffle » de J. L. Godard – un changement de position dans la façon d’aborder la musique va se faire jour chez les Little Rabbits au moment du troisième album. On peut dire qu’il proviendra en partie d’une acculturation, une immersion de plusieurs mois aux Etats-Unis. Alors que le groupe change de maison de disque, quittant Labels/Virgin pour Rosebud/Polygram, il part en effet enregistrer Grand Public à Tucson, en Arizona avec l’ingénieur du son Jim Waters

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(qui a travaillé notamment avec Sonic Youth et John Spencer Blues Explosion). Pour le groupe, c’est une remise en question : « En 1995, lorsqu’on a débarqué là-bas pour la première fois, on est tout de suite tombé sur des gens très ouverts qui ont très bien saisi le sens de nos chansons et qui nous ont convaincu dans l’idée que notre musique possédait une sensibilité propre, qu’il ne s’agissait pas d’un plagiat (…). En France, avec les deux premiers albums, on était toujours considéré comme des sous- quelque chose. A Tucson, personne ne nous parlait de ça, on mettait au contraire l’accent sur notre singularité. Même lorsqu’on chantait en anglais, les gens trouvaient qu’il y avait une vraie sensibilité française dans nos chansons. On était assez fiers de ça ». (Les Inrockuptibles, 1998, p. 32)

24 Percevant dorénavant qu’ils puissent être porteurs d’une singulière originalité liée à leur identité française, les musiciens posent un nouveau regard sur leur propre situation et adoptent progressivement le français. Deux morceaux sur Grand Public (1995), trois sur Yeah ! (1998) puis l’intégralité de l’album sur La Grande Musique (2001) voit le jour en français. On peut poser l’hypothèse que, pour les Little Rabbits comme pour de nombreux groupes hexagonaux, la distance à l’égard du français provient de son poids dans la culture légitime (littérature, poésie, chanson) et les multiples connotations auxquelles renvoie la langue (Naudin, 1968). Frédérico avoue ainsi les difficultés qu’il a pu rencontrer : « A Tucson, on voulait trouver une espèce de compromis. Chanter en français mais enregistrer à la manière américaine, avec des gens qui ne se préoccupent pas du sens (…). En France, c’est toujours difficile de placer la voix. La musique française a un peu tendance à flatter les mots, à leur donner bien plus d’importance qu’ils n’en ont (…) Moi je tâtonne entre l’écriture des textes et la musique. Je n’ai pas de modèle français ». (Les Inrockuptibles, 1998, p. 32) Dans ce soucis de prise de distance par rapport au passé de la culture lettrée, il précise que le français n’était pas utilisé dans sa globalité : « Je me suis volontairement restreint en écrivant en français, car il y a un nombre important de mots et d’expressions que je ne pourrais pas supporter de chanter. ». (Les Inrockuptibles, 2001, p. 35)

25 Chantant en français, mais axant le répertoire et l’image du groupe sur une image spécifique de la culture française liée au cinéma de la Nouvelle Vague et à la culture pop des années 60, le groupe trouve alors un nouvel élan en régénérant son inspiration : « [L’album] Yeah ! a été un petit peu un déclencheur : c’est-à-dire un peu se déstresser par rapport au language. Après j’ai trouvé ça de plus en plus rigolo. Au bout d’un moment une fois que tu es parti dans une énergie en français, c’est plus facile de tout faire comme ça (…) Le français ça permet aussi de faire une autre musique, dans l’écriture. Je n’écris plus avec ma guitare, « gling- gling » en chantant. Ce n’est plus pareil, c’est une autre démarche » (Merry-go-round, 2001, p. 4)

26 Les Little Rabbits construisent dorénavant un univers artistique où cultures françaises et anglo-saxonnes se répondent : « Dans la nouvelle vague, il y a déjà tout ce qui nous intéresse et qu’on cherche à intégrer dans nos morceaux : des dialogues très écrits qui paraissent improvisés, des chansons légères à la France Gall, des bruits (…) et surtout une certaine forme de joie de vivre un peu fausse, qui masque en réalité une profonde désillusion. Sur le disque, on voulait retrouver ce climat en y apportant une touche à la Russ Meyer, ce côté beaucoup plus américain. Cette mise en parallèle de deux cultures, l’une étant de toute façon intimement liée à l’autre, correspondait finalement assez bien à notre propre histoire ». (Les Inrockuptibles, 2001, p. 34)

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27 Si des références anglo-saxonnes sont utilisées et revendiquées, c’est passe à travers le prisme d’une perception française, comme cela pouvait d’ailleurs être le cas pour le Godard de la Nouvelle Vague par exemple. L’adoption du français accompagne alors la construction d’une expression créative qui cherche son originalité par hybridités successives.

Français et anglais : pour une socio-histoire de la langue dans le milieu des musiques amplifiées

28 On s’est jusqu’à présent focalisé, de manière microsociologique, sur l’évolution d’un groupe vers la professionnalisation puis sur le rôle des aléas du parcours artistique, vers la recherche d’une personnalité propre. Pourtant, si la maturation du groupe dépend de décisions individuelles et interactionnelles, on doit également tenir compte de tendances plus générales. Comment expliquer selon les chiffres de l’industrie du disque, que la part des ventes des répertoires francophones augmente régulièrement et soit devenu largement majoritaire en France ? On peut tenter de mettre en évidence un certain nombre de facteurs externes qui ont permis, chez nombre de groupes de rock et de musiques amplifiées, la transition de l’anglais au français.

29 Les Little Rabbits n’apparaissent qu’à la fin des années 1980, alors que le rock est pratiqué en France depuis presque trente ans. Situer les débats en vigueur quant aux langues du rock dans une perspective dynamique de long terme peut nous permettre de mieux comprendre les positions premières, mais aussi en partie les évolutions des Little Rabbits comme celles de la majorité des groupes. Alors que chants en français et rock paraissent dans un premier temps antinomiques, ou pour le moins artificiels, les années 1980 semblent inverser cette tendance. Le français dans le rock devient peu à peu vecteur d’une nouvelle authenticité, sans doute parce qu’il devient à la fois synonyme d’une identité assumée en même temps qu’ouverture sur l’extérieur ; un mouvement dans lequel entrent d’ailleurs les Little Rabbits.

Le français n’est pas une langue rock

30 D’abord considéré comme une mode dans le secteur des variétés, le rock sera ensuite conjugué en anglais, l’industrie du disque se contentant de commercialiser les groupes étrangers. Il faudra attendre les années 1980 pour qu’une nouvelle génération puisse se faire entendre, portée par libéralisation du secteur radiophonique et des courants musicaux qui amènent à se questionner sur l’hégémonie anglo-saxonne des musiques amplifiées. Quand il arrive en France au tournant des années 1960, le rock’n’roll est d’abord considéré comme un « music-hall pour les jeunes ». Sur le modèle des autres courants musicaux arrivant de l’étranger, les succès anglo-saxons sont donc adaptés en français, avec un « son » qui convient aux directeurs artistiques français et des paroles françaises.

31 Puis, à partir de 1963 et la fin de la mode des groupes de rock français, l’industrie du disque trouve son équilibre entre variété française produite localement et rock anglo- saxon produit à l’étranger et distribué en France (Looseley, 2003). Le phénomène est favorisé par l’internationalisation progressive des majors du disque. Alors que Pathé- Marconi/EMI, Philips et RCA sont présents de longue date, CBS implante sa division

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française en 1963 et Warner s’allie avec Filipacchi- Médias en 1971. Pour le rock, leur rôle est de diffuser les dinosaures anglais et américains. Les émissions radios (France- Inter et radios périphériques) comme la presse spécialisée (Rock&Folk et Best principalement) se montrent critiques envers les groupes de rock français en recherche de notoriété. Il en va d’ailleurs de même des vagues folk et progressive folk françaises. Après la vague punk de 1977, et la question posée sur la pertinence d’un rock typiquement français, les médias et l’industrie du disque s’accordent sur l’impossibilité d’un rock français, Téléphone et Trust semblant constituer l’exception qui confirme la règle. Après le changement politique de 1981, l’explosion des radios libres et la parole donnée aux musiques les plus diverses (punk, new-wave, heavy metal, funk, hip-hop…) sont porteurs d’un élan de créativité. Une nouvelle génération de groupes a l’occasion de se faire entendre, opportunité confirmée par l’émergence de labels et distributeurs indépendants.

32 Aussi, on peut considérer que le changement d’attitude à l’égard du français dans le rock débute dans la seconde partie des années 1980 avec ce qu’on commence à appeler le rock alternatif. Alors que les labels indépendants émergents avaient débuté en signant des groupes anglophones à la notoriété le plus souvent underground (Little Bob Story, Dogs, Kid Pharaon…), un certain nombre de groupes qui paraissent également sans compromissions abordent le chant en français (Bérurier Noir, Ludwig Von 88 ou les VRP sur Bondage, Les Garçons Bouchers sur Boucherie). Se servant du français dans un but revendicatif ou parodique, ils respectent les préceptes punk de simplicité et de spontanéité en utilisant leur langue maternelle.

Le français devient un des attributs de l’originalité

33 Les musiques du monde et le mouvement alternatif populariseront l’idée d’une expression francophone dans le rock. Une tendance renforcée par l’action du Ministère de la Culture en faveur de « l’exception culturelle ». Le mouvement général se sera alors renversé et le chant en français dans les musiques amplifiées apparaît comme le plus évident pour se faire connaître en France, mais aussi, de plus en plus souvent à l’étranger. Même s’ils argumentent leurs choix comme conséquence de leurs décisions propres, les Little Rabbits suivent cette nouvelle évolution.

34 Au cours des années 1980, l’utilisation de la langue est favorisée par le développement de la production des musiques du monde. Diaspora africaine de Paris, puis rap et musiques électroniques sont popularisées sous le vocable de « Sono Mondiale » par le magazine Actuel et la station Radio Nova dirigés par Jean-François Bizot. A la même époque, les musiques du monde sont d’ailleurs également plébicitées en Grande- Bretagne par Peter Gabriel, son label Realworld et son festival Womad.

35 Ces musiques amènent une redécouverte du patrimoine des musiques populaires françaises. Par exemple, alors que l’accordéon symbolisait en 1973 l’instrument à bannir par les groupes progressifs – car considéré comme trop conventionnel – (Jouffa, 1994, p. 108), il est remis au goût du jour par les groupes de la seconde génération du rock alternatif (Endimanchés, Pigalle, Négresses Vertes…). Gardant l’esprit punk, de nombreux groupes de la mouvance alternative s’emparent d’autres musiques. Dans les Négresses Vertes figure Helno (ex- Bérurier Noir) qui revendique la chanson réaliste, et La Mano Negra est influencée par la culture espagnole et les Clash.

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36 A partir du rock alternatif, l’utilisation du français va se diffuser dans le rock en général. Au début des années 90, au sein des Inrockuptibles même, fans des Smiths et représentants de la pop anglaise, un débat éclate avec certains journalistes, dont Arnaud Viviant, affirmant que l’avenir des groupes est dans le chant en français, seule possibilité d’une expression ‘authentique’.

37 Les Little Rabbits d’ailleurs, au moment de leur transition et sans qu’ils relient ce contexte à leur changement, reconnaissent qu’il devient difficile pour un groupe français de chanter en anglais et d’acquérir une notoriété nationale. En 1994, alors que le groupe est encore anglophone, Stéphane estime ainsi, à propos de Rock’n’Folk et des Inrockuptibles : « Ces magazines là, c’est paradoxal, le fond de leur revue c’est la musique anglo- saxonne et ils boycottent les groupes français qui ont eux aussi la même fascination qu’eux pour la musique anglaise ou américaine. Et à nous, on nous le reproche sans cesse. « Pourquoi vous chantez en anglais ? ». Alors qu’eux-mêmes, ces médias-là, leur contenu est là-dessus, ils ont la même fascination… » (Superstars, 1994, p. 30)

38 Trois ans plus tard, après la transition vers le français, Stéphane aboutit à une conclusion proche mais, dans la polémique anglais/français, il semble plus distancié à propos de son groupe : « Un groupe français qui chanterait en anglais et qui ferait de la musique comme Oasis ou Blur, il pourra être un très bon groupe, il n’aura pas le même succès en France que peuvent avoir Blur ou Oasis, JAMAIS (…) Regarde le succès qu’a eu Nirvana… Ça n’a pas permis de découvrir des groupes en France (…). On n’a jamais craché sur le français. A partir du moment où on trouve que certains morceaux peuvent faire partie intégrante du disque, on le fait ». (Superstars, n° 4, 1997, p. 16)

39 A cet esprit du temps, qui commence à envisager autrement que de façon anecdotique le chant en français, s’ajoute en 1994 une modification institutionnelle, le projet de loi sur les quotas (40 % de chanson francophone à la radio) qui sera mis en place de manière effective en 1996.

40 Dans un environnement où l’internationalisation est croissante, une solide implantation nationale s’avère nécessaire avant d’affronter les groupes concurrents. Au sein de cet environnement, la diffusion radio, charnière de la médiatisation en France, est plus facile si le groupe chante en français. Ensuite (comme l’avaient intuitivement constaté les Little Rabbits en Arizona), l’aspect français d’un groupe peut constituer un « cachet original » dans un contexte où les exportations de musiques françaises croissent. Il semble alors que l’adoption du français n’a pas seulement pour résultat d’aboutir à du rock en français mais bien à du rock français, musique ayant en quelque sorte conquis sa spécificité. Mouvement que peut, à titre d’exemple, illustrer la sortie d’une compilation de rock français, Cuisine Non-Stop, au sein du label de world music Luaka Bop de David Byrne avec notamment Mickey 3D, Lo’Jo ou Louise Attaque. A côté de musiques ethniques du monde entier, le rock français est alors considéré comme une expression musicale originale.

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RADIO

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Emission « Tapage nocturne », Radio Nantes, 10/11/91. Entretien avec Gaëtan Châtaignier, bassiste des Little Rabbits, 29 mai 2003, Nantes.

RÉSUMÉS

Faut-il chanter en français ou en anglais lorsqu’on est un groupe de l’Hexagone interprète de rock ou d’autres musiques amplifiées ? Chez les musiciens et les autres acteurs de la musique (critiques, militants, fans…) le débat existe et se fédère autour de deux idées antagonistes. Pour les uns, l’authenticité passe par un un respect strict des codes du courant musical revendiqué : « l’esprit » de ces musiques est anglo-saxon et s’exprimer en français c’est trahir l’essence des mouvements concernés. Pour les autres, l’adhésion au mouvement passe par une adaptation de ses codes à sa propre culture. Si l’on est français, l’originalité et la singularité créative ne peuvent venir que de l’utilisation de la langue maternelle, seul moyen de véhiculer les messages qui comptent pour soi. À l’occasion de cette contribution, on cherchera à mettre en évidence quelques variables importantes qui amènent aujourd’hui la plupart des groupes à privilégier la seconde position après avoir, historiquement, longtemps défendu la première.

INDEX

Mots-clés : authenticité, groupe, langue / multilinguisme, origine / original / originel, paroles nomsmotscles Little Rabbits Keywords : band, language / multilingualism, origin / original, authenticity, lyrics Index géographique : France Thèmes : rock music

AUTEUR

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT, Maître de conférences à l’Université de Paris 3 (Sorbonne Nouvelle) mail / site

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Strands of the future: France and the birth of electronica Strands of the future : la France et la naissance de l'électro-rock

Sean Albiez

1 IN : MAN, MACHINE AND MUSIC (2001: 74-75), Pascal Bussy describes the remarkable early success of the ‘godfathers of techno’ in France. The Anglo-American record buying public had ostensibly (but temporarily) written off Kraftwerk’s 1975 success with ‘Autobahn’ as a novelty hit. However, in France, the band had a phenomenal impact, and in summer 1976, the single ‘Radio-Activity’ from the experimental and esoteric album of the same name, was a hit with sales of 1 million. French receptiveness to such electronic sounds should be no surprise as there was an ‘indigenous’ 20th century tradition of . Edgard Varese’s experimentation with new sonic and musical sources, Olivier Messiaen’s use of the Ondes Martenot, and Pierre Schaeffer and Pierre Henry’s musique concrète (‘non- musical’ sound manipulated with record decks and tape ‘cut-up’ compositions), placed France at the forefront of sonic and electronic musical experimentation. Furthermore, Pierre Boulez’s electronic sound laboratory IRCAM, opened in 1977, demonstrated a public commitment to 20th century contemporary electronic music.

2 But what of popular electronic music? Arguably, Frenchman Jean-Jacques Perrey’s 1960s Moog, Ondioline and musique concrète compositions were a precursor of later artists working in electronic popular music. But it is usually Varese, Schaeffer and Henry (alongside Stockhausen and Cage) who are cited as antecedents of electronic experimentation in rock and dance music; from the Beatles, Pink Floyd and The Who, through to Kraftwerk, Tangerine Dream, Klaus Schulze and Brian Eno, and on to Electro-pop (Numan, Foxx, Depeche Mode), hip-hop, dance and ambient musics in the Anglo-American context.

3 Looseley (2003:190) suggests this developmental slide of electronic music, from the modernist avant-garde to rock to techno, is viewed with suspicion by the pioneers – as the populist inf(l)ection of a culturally radical form. Diederichsen (2002: 22-23) also claims there is a mismatch between the ‘sound creation’ of ‘classic’ electronic music

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and the ‘administration of sounds’ by contemporary techno artists. However, in the history of electronica the high modernist art music/electronic popular music opposition is far from clear.

4 The recent growth and success of home-grown French techno and represented by ‘French Touch’ artists/DJs/producers (e.g. Laurent Garnier, Air, Daft Punk, Alex Gopher and Etienne de Crecy), arguably demonstrates a new cultural confidence and a wider acceptance, in France and the UK, of music existing at the interface between French and Anglo-American music. However, other French artists involved in developments in electronic popular music in the last 30 years are little known or sidelined. I would suggest this is due to the marginalisation of European rock in the Anglo-American context, and the links these artists have to the 1970s progressive (or prog) rock genre which until recently has figured little in the academic study of rock (with Moore (1993/2001) being one of the few exceptions). In France, the oversight is arguably due to the obsession with chanson as representing all that is (and can be) authentically French, without considering the possibility of an ‘indigenous’ 1970s French rock tradition (Looseley, 2003). Contemporary techno and electro in France exist in an indeterminate trans-cultural space, and the music cannot be dismissed as an American blight on French music as French ‘techno’ musicians have developed a musical vocabulary that has self-assuredly adopted and adapted US and UK dance music. Similarly, 1970s French electronic prog rock should be re-evaluated to consider if it also demonstrates evidence of appropriation and innovation rather than imitation.

5 Prog rock has been neglected as a field of academic study (Holm-Hudson: 1) ever since the establishment of the Year Zero rhetoric of punk, and is inextricably linked in the popular imagination to decadent images of ELP, Pink Floyd and Yes. Yet, within the rock music of the 1970s, low key avant-garde experimentation by Henry Cow, Peter Hammill, Robert Fripp and Brian Eno stood in opposition to the excesses of stadium rock. These musicians felt intellectualism and cultural political engagement could be developed through aesthetic practice, by probing the affective nature of minimalist ambient works as well as investigating the textural possibilities and boundaries between sound, noise and music. Yet, this counter-cultural and transformative dimension of prog rock is rarely documented in popular rock histories. (Stump, 1997)

6 Prog rock is a diverse genre. Jerry Lucky (1998: 120-121) attempts a definition arguing it embodies, among other things, long, carefully constructed songs, loud and soft passages with musical crescendos, and Mellotrons, extended instrumental solos and the inclusion of non-rock formats (classical, jazz, folk, world and avant-garde music). However, the classical or symphonic dimensions evident in this description do not account for some of the brutal or minimalist sonic experimentation found in the work of Eno, Fripp and Hammill.

7 In 1970s France, musicians and rock artists were drawn to British prog rock as music, spectacle and political project. It has been argued that: «To French audiences, US & British music represented energy and protest, while local product, still suited to the French variety show, began to look old-fashioned and corny… Even if [the audience] didn’t always understand the words they identified with the sentiments, creating a sort of cultural consciousness completely divorced from any French roots.» (Breatnach et al., 2000p. 50-51)

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8 As such, through British prog rock, French artists developed a creative cultural consciousness that was dissident rather than conventional – even Pink Floyd promoted an anti-consumerist, individualist and pro-left message of sorts. Ironically, by looking to Britain for inspiration, French artists began to find their own ‘voice’ – inspired by but not always in obeisance to British artists. They also re-connected with the early French avant-garde precursors (Schaeffer, Varese) who had influenced British rock musicians in the late 1960s. In this respect, through prog rock French musicians were actually rediscovering their modernist ‘French roots’ rather than divorcing themselves from them.

9 Furthermore, Robert Wyatt of Soft Machine argues that prog rock had more vitality outside Britain due to public support and better access to the music, suggesting that in the 1970s, «…on the Continent they really did have lots of weird little radio stations [and] they had a much more anarchic network of alternative musical dissemination… Independence was a strong idea. [In Italy and France] a lot of concerts were promoted by local authorities [and] arts councils … That meant you could be neither classical or pop music – it gave you space, and a lot of groups on the Continent used it» (Wyatt qtd. in Stump: 122-23)

10 As such, it may well have been outside of the UK that prog rock had its greatest impact, and it developed locally to reflect the artistic and political concerns and voices of disparate European nations and regions. France may not have had the ‘weird little radio stations’ until after 1981, but it did have an underground gig circuit developed by Giorgio Gomelsky, supporting bands such as Magma and Gong, as well as progressive imports such as Can, Art Bears and Supersister. (Patterson, 2003). As such, France was a nodal point in a European prog rock network whose politics were informed by the post-60s growth of a global cold war and counter-cultural politics that opposed conservative nationalism, and political and cultural imperialism.

11 However, the question of the ‘authenticity’ of the progressive ‘voice’ of French rock is fraught with complexity. American rock journalists felt that British prog rock’s classical pretensions compromised rock’s ‘purity’ (Sheinbaum, p.28-29). Anglo- American audiences on the whole resisted European rock with a few successful exceptions (e.g. Tangerine Dream), arguably due to their shaky grasp of English and rock idioms. Prog rock’s evident embrace of synthesizers betrayed the centrality of the guitar as the authentic rock icon. In France itself, rock was often viewed either as a form of creeping Americanisation and therefore ‘inauthentic’ as ‘un-French’, or as an Anglo- American form French artists could not hope to reproduce. Looseley (2003, p.45) identifies this attitude in Bollon’s 1981 analysis of the 1970s as the era of ‘the big sleep’ in French pop and rock music. Bollon argued ‘French rock is rock made by the colonised’. Prévos (1991, p. 192) seems to deny the existence of French rock at all in the 1970s, citing Trust and Telephone as bands who gave birth to ‘French pop-rock music’ by adapting Anglo-American rock around 1980. As such, 1970s-French-electronic- progressive-rock would seem, from all accounts, to be a pale imitation several times removed of a predominantly British genre that was widely considered to have betrayed the authentic roots of American rock and roll.

12 Instead of dismissing this music it is time to excavate and re-evaluate it and to acknowledge French artists who provide links between Varese, Schaeffer, Henry and the electronic musicians, French or otherwise, of today. It is also important to highlight

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their diversity. The ‘progressive’ nature of prog rock was inflected differently by artists with diverse and competing creative and political transformative agendas. If this music was ‘progressive’, where was it intending to progress to, and what did it hope to transform in the process?

13 Contrary to Bollon and Prévos’s pessimism, there are many artists who created ‘progressive’ electronic music in France in the 1970s (e.g. Zed, Lard Free, Clearlight/ Cyrille Verdeaux, Red Noise, Didier Bocquet, Hydravion, Clearlight, Space Art), as well as others who incorporated electronics into their sound (e.g. Magma, Ange, Christian Boule and multi-national Gong). This study will consider three examples that represent distinct versions of French progressive electronic rock and will attempt to identify the diversity of their music.

Pulsar

14 Pulsar were one of several mainly instrumental French symphonic rock bands of the mid-late 1970s (others are Atoll and Shylock), who found an amount of commercial and critical success. Keyboards dominated the sound of these bands who used EMS VCS3s, Moogs, polyphonic synthesizers and Mellotrons alongside traditional rock instrumentation with sparse vocals. They were typically influenced by British bands (Yes, Pink Floyd, and King Crimson) and classical composers (Debussy, Stravinsky and Mahler) (Asbjørnsen: 145).

15 Gross (1991) writes that Lyons band Pulsar began their musical lives in the 1960s as ‘Soul Experience’ playing American R’n’B cover versions in youth centres and parties. In 1968, marking changing times and musical priorities, they became ‘Free Sound’ and developed a new improvisational approach to performance. They had an epiphany when attending a Pink Floyd gig in Lyon in 1970. Pink Floyd were at this stage an experimental, free improvising space rock band with impressive light and slide shows, and for a time Free Sound performed mainly Floyd cover versions alongside their improvisations. In 1971, they changed their name to Pulsar to denote a new intention to create original compositions. In 1974, after building a reputation playing many gigs in and around Lyon, Pulsar signed to an English label, Kingdom (due to lack of interest from French labels, sceptical of home-grown prog rock) and released Pollen in 1975.

16 In Pulsar’s music, we hear a keyboard heavy electronic sound, with French and English vocals in between long, languid and melancholic symphonic instrumental sections. Over their 1970s albums they used increasingly complex analogue synthesizers but refrained from aping the decadent musical virtuosity of Keith Emerson (ELP) and Rick Wakeman (Yes). Pulsar seem largely to use synthesizers for their sonic and textural possibilities, and when they carry a melody, they are deployed with a restraint rarely found in symphonic prog rock. However, Pulsar are a ‘conventional’ prog band, aspiring to middle-class musical values (Gross, 1991) to transcend rock and pop’s populist roots. This was arguably a conservative transformation of rock, which reconfigured and reinscribed rock through the adoption of classical music norms and conventions. It was music that seemed to aspire to middle-class cultural capital, implying rock did not itself have cultural value – that is, it could only be legitimated through an aspirational stance.

17 However, Sheinbaum (2002) argues that prog rock existed on a spectrum between rock and classical music that operated through ‘tensions, frictions and incompatibilities’ and

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that no clear synthesis was ever made between these binary musical value systems. Prog rock’s aspirations did not result in an elimination of rock idioms. Pulsar’s transformative aspirations created music in process, travelling through divergent modes of musical practice without creating a final definitive fusion. To criticise its prog rock aspirational orientation is therefore too simplistic, as are most critiques that pit middle-class prog rock against other musical forms (e.g. punk) (Albiez, 2003).

18 Pulsar’s music feels oddly prescient due to its analogue textures, now so familiar in contemporary electronic ambient and dance musics. Most of all, Pulsar created an electronic soundscape that Air, from Moon Safari (1998) through to 10,000 Hz Legend (2001) unwittingly revisit in their nostalgic trawl through 1970s analogue technology and their quest for ‘progressive’ innovation. This may be due to their shared influences (e.g. Pink Floyd). James (2003p. 244) shows Air’s discomfort with such an analysis, but convincingly demonstrates the disingenuousness of their ‘anti-prog’ stance.

19 Pulsar, though often labelled a ‘French Pink Floyd’, were arguably more successful in exploring the textural possibilities of electronic sound than Pink Floyd. This may partly account for Pulsar’s creative and commercial success, particularly on their second album The Strands of the Future (1976). Pulsar increasingly gained recognition in the French press, with reviews in Best, Rock ‘n’ Folk and Rock en Stock insisting on the originality and authenticity of their sound (Gross 1991). With this support, unlike many of their contemporaries, they signed to a French label (CBS France) and released Halloween in 1977 as punk broke and CBS had a management re-shuffle. Pulsar were soon viewed as ‘old-fashioned’ and lost label support. (Asbjørnsen: 217)

20 Punk and several American rock journalists (Sheinbaum, 2002) explicitly questioned whether the transformative agenda of prog rock, as deployed by Pulsar, was anything other than musicians trying to ‘wear their parents clothes’ and adopt alien anti-rock musical and cultural values rather than use rock music to change the world. This kind of analysis is flawed, and with Richard Pinhas, this criticism is far from correct.5

Richard Pinhas / Heldon

21 Whereas Pulsar looked to Pink Floyd and Mahler for inspiration, Richard Pinhas undertook an intellectual assault on rock music conventions, incorporating the theory (and spoken vocals) of Gilles Deleuze and his own philosophical project on the relationship between time and music. Pinhas, who in the 1960s was tutored by Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard and Gilles Deleuze, was a former philosophy professor who gave up academia for rock music, but continued his philosophical inquiry with the band Heldon and in solo electronic albums. Pinhas explicitly referenced the assaultive rock of King Crimson/Robert Fripp (‘In the Wake of King Fripp’ from Allez Teia (1975)) and released Heldon albums on his own label, recorded in his home studio (often straight to stereo tape). He dismissively argued his music was only French because made there, that he had more empathy with the ‘English national sentiment’ and no interest in American music (Gill, 1980). David Bowie, a fan of Pinhas, considered collaborating with him on “Heroes” (1977), and by the end of the 1970s Pinhas was a friend of Kraftwerk, Eno, Fripp and Wyatt.

22 Pinhas constructed minimalist, ambient compositions – originally inspired by Eno and Fripp’s No Pussyfooting (1973) – which transformed over Heldon’s 1970s albums into an increasingly uncompromising industrial soundscape, using a combination of

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synthesizers, sequencers, , live drums and treated tapes. The most brutal of these albums, a precursor of the industrial rock of Nine Inch Nails and Ministry, is Un rêve sans conséquence spéciale (1977). In the 1990s, Pinhas claimed Trent Reznor of Nine Inch Nails was as artistically important as Eno in the 1970s, suggesting Pinhas recognised in Reznor a kindred creative spirit (Polizzi, 1994).

23 Pinhas, also drawn to electronic minimalism, released Rhizosphère (1977) – a solo electronic album with live drums, dedicated to Philip Glass. Pinhas felt Glass, Stockhausen and Wyatt’s Soft Machine, alongside Fripp and Eno, were crucial to his philosophical work on ‘musical-time relations’. Pinhas characterised this, saying: «My first rapport with musical-time relations was with Soft Machine – that made a very big impression on my music. I continued with the work of Philip Glass. I realised that repeating the same thing, only changing the accent when you play, can change the listener’s perception of … time» (Gill, 1980)

24 Pinhas was committed to the view that rock music was a valid forum for transformative critical, philosophical and creative exploration, and though he recognised the importance of classical music in the past, he felt it irrelevant to the future of music. He stated: «One of the most important things is that I am a rock musician. I don’t think any other music apart from rock is important. The last big creator in music was I think Messiaen. But his music hasn’t changed since the 40s or 50s. And I think if anyone is to take the place of contemporary music, it should be Fripp and Eno.» (Gill, 1980)

25 Pinhas’s philosophical work on time, repetition and the eternal was close to that of his friend Deleuze, who appeared on Heldon’s Electronique Guerilla (1974). They both argued that art, science and philosophy potentially transform life (Colebrook 2002: 12). As such, music can disrupt, rupture and transform experience by pushing at the boundaries of common perception in a process of ‘becoming’; by continually creating the challenging and unfamiliar, to demonstrate a process and trajectory of constant escape from the fixed and conventional.

26 Pinhas’s commitment to pushing instrumental electronic rock into increasingly extreme sonic exploration and the oppositional nature of his music demonstrated that, unlike Pulsar, he was committed to a radical transformative project, but one that was not located in a specific ideology. In this way, he shares much with Fripp’s continual anarchic search for new modes of musical expression. Pinhas’s layered, minimalist, repetitive sequenced synthesiser loops, and his improvised, highly distorted, sustained and brutal electric guitar sound created music that moved beyond traditional song structures. Pinhas therefore created music as sonic philosophy that was in the process of becoming, internally structured, developmental and challenged expectations and the conventions of rock music.

27 Pinhas and Deleuze’s legacy for contemporary electronic music is perhaps best understood through the 1996 tribute album In Memoriam Gilles Deleuze, released by the German label Mille Plateaux. This album samples fragments of Heldon and Deleuze, and contains tracks by Intelligent Dance Music (IDM) artists Alec Empire, Oval, Mouse on Mars, Scanner and DJ Spooky. One could argue that it is Pinhas’s consistent championing of Deleuze (through to the present), and the efforts of Mille Plateaux label head Achim Szepanski, that have encouraged some contemporary electronic musicians to eschew formulaic dance music for more cerebral work – music that contests the

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notion that electronic music must be synonymous with the visceral pleasures of dance music.

Jean- Michel Jarre

28 Jean-Michel Jarre is probably the most commercially successful electronic artist over the last 30 years, selling 35M albums in just the first decade after his international success with Oxygène (1977) (Prendergast: 310). Despite, or perhaps because of this, Jarre is rarely discussed in histories of electronic music. This is arguably due to his possession of a surfeit of cultural capital without any corresponding subcultural capital – in other words, Jean-Michel is deeply uncool!

29 The Jarre documentary Making the Steamroller Fly (1998), and Jarre’s official web site, Jarre.net, provide useful biographical detail of Jarre’s upbringing and career. Jarre, son of French film music composer , was born in Lyons. He had little contact with his father who was in Los Angeles when he was growing up, but through his mother, France Pejot, he met jazz musicians as a child at the Paris jazz club, ‘Le chat qui pêche’ (including Chet Baker). He played in pop/rock bands in the 1960s, introducing SW radio and tape composition into the performances of his band, The Dustbins, while studying classical music at the Paris Conservatoire. In 1968, he joined the Groupe de Recherches Musicales, studied musique concrète under Schaeffer and Henry, and released a single ‘La Cage’ the same year. In the early 1970s, he composed electronic music for the ballet AOR performed at the Paris Opera and Opera Garnier, wrote music for Nestlé and Pepsi commercials, jingles for radio and TV, and released an experimental electronic album, Deserted Palaces. In 1973, he created the soundtrack for the film Les granges brûlées and had a minor hit with the Jean-Jacques Perreyesque ‘Zig Zag’. He also composed music and lyrics for French singers Christophe, Patrick Juvet, Gerard Lenorman and Francoise Hardy.

30 Jarre, without apparent discrimination, undertook most commissions or projects that came his way to bankroll his own electronic compositions. This is crucial to explaining his invisibility in electronic music history, as he did not indisputably invest in critical modernist music, prog rock, or purely commercial music. He therefore courted neither rock nor avant-garde ‘credibility’. He felt comfortable, then and now, in working across the fields of musical production. He is not a classical composer (though (1993) has orchestral and choral sections), not a jazz composer (though (2002) is jazz oriented), not a pop or rock musician (though he often identifies himself as such), not a world musician (but has recently experimented with this), not a folk musician (though the crowds attending his gigs suggest a populist appeal and sensibility) or an avant-garde artist (but worked with the pioneers of musique concrète). He is an entirely inconvenient subject.

31 With the breakthrough 1976 Oxygène album, it is difficult to imagine what kind of critical vocabulary music journalists could deploy to understand Jarre. At that time, electronic rock music really did sound as strange as an alien space communication, and Jarre’s music was often used to connote this in BBC2 Horizon science documentaries in the UK. Oxygène was a DIY concept album, produced on modest home equipment, and released independently. Oxygène has sold 15 million copies to date. Jarre had an international hit single with ‘Oxygène 4’ in 1977 and, like Kraftwerk, found the USA

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receptive, but confused, by his electronic sound (Oxygène could be found on the US classical, jazz and rock charts) (Jarre.net, 2003).

32 Jarre’s electronic compositions are archetypally prog rock. Though not usually identified as such, his work clearly belongs to this milieu. Weinstein (2002) suggests that: «Progressive rock is rather less than a genre and a lot more than one, too … its defining feature is not a set of concrete sonic elements, such as particular rhythms or instrumentation. Instead, progressive rock is distinguished by a conceptual trope: the appropriation of non-popular musical forms … the sources are “classical music”, jazz and avant-garde music» (Weinstein p.91).

33 This clearly applies to Jarre, and in common with other prog rock musicians, he adopted the classical romanticist/modernist conception of the artist – perpetuating the notion of the tenacity and dedication of the single-minded genius who produces innovative and unique work through the mastery of a medium (in his case emerging synthesiser and electronic music technologies). However, he is dismissive of the relevance of classical music to his work, saying «I have got my degree in classical music… but who gives a shit?» (Scott 2000).9

34 The ambition and scale of his performances since1979 have arguably only been matched by those of Peter Gabriel, Pink Floyd and U2. Jarre’s projections and light shows performed across the cityscapes of Houston, Paris, Lyon, London Docklands, and Moscow could leave him open to accusations that his music little matters in his attention to visual spectacle – a criticism that arguably could also be levelled at progressive musicians throughout the 1970s.

35 Jarre’s drive to continually innovate in his modes of composition and performance through employing new technology while nostalgically referencing the accordion and the music of French fairgrounds also marks the romanticist/futurist dichotomy found in the work of Yes and Pulsar. Dugdale (2002) argues his nostalgia is particularly French and marks a musical return to memories of 1950s French dance halls -specifically in his fascination with the Rhumba.

36 Jarre does not make music in a Pinhas-like drive to question and politically transform contemporary perception and hegemonic thought, but he does use it for traditional and liberal political causes. Jarre embodies the rock musicians’ dilemma described by Toynbee (2001) – between the contradictory struggles for individual artistic success and the utopian drive to transform the world. As a UNESCO good will ambassador, and in promoting his 1995 Concert pour la Tolérance at the Eiffel Tower, Jarre became a fully-fledged member of the global rock aristocracy (Peter Gabriel, Sting, Bono) who perhaps use music as a platform for a liberal, but hardly counter-cultural, political message while simultaneously furthering their individual status.

37 Jarre’s music is populist, and has a melodic immediacy, steady rhythmical, percussive urgency and emotional dimension that is arguably alien to oppositional prog rock, and Detroit/Berlin inspired versions of techno. Unlike Pinhas or Pulsar, his music has mainly relied on electronic instrumentation, incorporating rhythm machines and sequencers with short, song-like tracks, in side-long musical movements. The hit status of ‘Oxygène 4’ was as much to do with its dance/ disco appeal as its melodic content.

38 Jarre retains links to the (post-modern) avant-garde, collaborating with on (1984) and Métamorphoses (2000). In many respects, Jarre is the ultimate post-modern artist. He employs a form of cultural bricolage, celebrates surface

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texture, spectacle and hybridity, and works across the fuzzy boundaries of high and popular culture, pop and classical music, and rock and dance music. He arguably has enough remaining commitment to the 1960s avant- garde ‘electronica’ to make his work interesting and demonstrably evolutionary. For example, on0

39 Zoolook his debt to musique concrète (and ambivalence to his French musical identity) was clear in his exploration of: «a form of music which can tell a story without words, because words in French don’t work in rock music – if there was a new Maurice Chevalier who came from Chicago, or an Edith Piaf from Brighton, they wouldn’t be accepted in France…» (Jarre qtd. in Tobler 1997).

40 Zoolook sampled speech fragments from many in a musical work emphasizing rhythm, timbre and texture rather than meaning. On Métamorphoses, he has recently discovered the sonic experimentation that Pro Tools software offers the contemporary musician, explaining it in musique concrète terms saying: «I used a lot of samples as building blocks for this new album, I sampled myself … the Fairlight … my coffee machine … I was using my Walkman earphones as a microphone and recording the results.» (Scott, 2000) Jarre tellingly dedicated his 1997 sequel to Oxygène, Oxygène 7-13, to Pierre Schaeffer.

41 Jarre treads a creative path removed from the accelerated generic and sub-generic micro-revolutions of dance music, but also attempts to forge connections with it. As James (2003p. 308) argued, Jarre has had little influence on contemporary French techno and electro. However he has been the subject of two collaborative projects – 1995’s Jarremix (released to coincide with the Concert for Tolerance – mixes by Laurent Garnier, Sunscreem, Slam, Black Girl Rock and Bruno Mylonas) and 1998’s Odyssey through O2 (with by Tetsuya Komuro, Apollo 440, DJ Cam, Loop Guru, Resistance D - mixed by Claude Monnet). These albums are collaborations rather than tributes and demonstrate Jarre’s and dance artists’ willingness to meet each other halfway.

42 When asked if he felt Jarre whether had an influence on French dance music, Monnet suggested: ‘Yes and no at the same time – yes because he had the intelligence to make his music cross over from the underground, but also no because his music is very similar to which is more a German or Belgian speciality’ (Monnet 2003). There is also a respectful but tangible reluctance to claim Jarre as an influence in DJ Cam’s and Apollo 440’s sleeve note contributions to these albums, suggesting ambivalence to Jarre. However, Jarre is a precursor of contemporary electronic pop and dance music, and is an originator and innovator whether by historical accident or genius. The reluctance of musicians to claim Jarre as an influence, although he probably introduced synthesised electronic music to many of them, is perhaps due to the ‘cooler than thou’ world of dance music, where there is little or no subcultural capital to be gained by aligning oneself to Jarre.

Conclusion

43 In the histories of electronic music, these artists remain more or less anonymous. If their marginalised position is due to being too popular and visible (Jarre), too avant- garde and invisible (Pinhas) and too outdated though now oddly contemporary (Pulsar), we need to examine the processes of ‘authentication’ that canonise only

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certain areas of Anglo-American and French popular music. These artists made important interventions in electronic popular music, and it should little matter that the cultural imaginary of their music was more international than local, or that their influence may be elsewhere than France. Nationalist discourse creates borders that music was never contained by. And, given that prog rock has continually returned in all but name in alternative rock (math rock (Cateforis 2002) and post-rock), IDM, and Radiohead, it is time to reconsider prog rock, the diversity of its musics, its disparate transformative agendas and its crucial role in electronic music history.

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HELDON II, Allez Teia, Cuneiform Records, Rune 37, 1975

HELDON, Un rêve sans conséquence spéciale, Spalax, CD 14234, 1977

JARRE, Jean-Michel, Les Granges brûlées (Soundtrack), Disques Dreyfus, FDM 36254-2, 1973

JARRE, Jean-Michel, Oxygène, Disques Dreyfus, EPC 487375-2,1976

JARRE, Jean-Michel, Equinoxe, Disques Dreyfus, EPC 487376-2, 1977

JARRE, Jean-Michel, Zoolook, Disques Dreyfus, EPC 488140 2, 1984

JARRE, Jean-Michel, Chronologie, Disques Dreyfus, EPC 487379 2, 1993

JARRE, Jean-Michel, Jarremix, Disques Dreyfus, FDM 36155-4, 1995

JARRE, Jean-Michel, Oxygène 7-13, Disques Dreyfus, EPC 486984 2, 1997

JARRE, Jean-Michel, Odyssey Through O2, Disques Dreyfus, EPC 489764 2, 1998

JARRE, Jean-Michel, Métamorphoses, Disques Dreyfus, EPC 496022 2, 2000

JARRE, Jean-Michel, Sessions 2000, Disques Dreyfus,

FDM 36165-2, 2002

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PINHAS, Richard, Rhizosphère / Live, Paris 1982, Cuneiform Records, Rune 61, 1977/1982

PULSAR, Pollen, Musea Records, FGBG 4015.AR, 1975

PULSAR, The Strands of the Future, Musea Records, FGBG 4018.AR, 1976

PULSAR, Halloween, Musea Records, FGBG 4022.AR, 1977

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VARIOUS, In Memoriam Gilles Deleuze, Mille Plateaux, MP CD 22, 1996

VIDEOGRAPHY

Jean Michel JARRE, Oxygen in Moscow / Making the Steamroller Fly (documentary), Disques Dreyfus/ SMV Enterprises, 1998

BIBLIOGRAPHY

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ABSTRACTS

The early history of 1970s electronic rock music, or electronica, often centres on the innovations of Brian Eno, Tangerine Dream and Kraftwerk, whose creative roots are identified as in avant- garde modernist and contemporary music (e.g. Luigi Russolo, Edgard Varese, John Cage, Karlheinz Stockhausen and Pierre Schaeffer). German, British and American artists have gained wide recognition for their roles in this history, but French artists who made important contributions to developments in early electronica have seemingly been overlooked. This oversight is arguably due to a general antipathy to French rock of the 1970s (both inside and outside France) (Looseley: 2003), the considerable antagonism of rock critics to the progressive rock genre (then and since) (Sheinbaum, 2002), and perhaps due to the prejudices and priorities of earlier academic studies of popular music (Hebdige, 1979). This study analyses the work of Pulsar, Richard Pinhas / Heldon, and Jean-Michel Jarre, and suggests these artists, though having diverse creative agendas, produced music that was more than a simple imitation of 1970s British progressive rock. Alongside their foreign counter-parts, they attempted to transform and challenge Anglo-American pop and rock music. They forged a creative path that looked outside the French context for inspiration, while creating music that connected to the twentieth century French tradition of electronic music - from Messiaen to Boulez to Jean-Jacques Perrey. Rather than viewing this music as being created in the shadow of Eno, Robert Fripp and Pink Floyd, it is suggested that it may well be a fruitful exercise to excavate and re-evaluate French electronic rock music of the 1970s. With the recent growing success of French Techno, it seems an appropriate time to reconsider earlier French electronica, as it has yet to be adequately explored either inside or outside the French context.

INDEX

Geographical index: France nomsmotscles Heldon / Richard Pinhas, Jarre (Jean-Michel), Pulsar Chronological index: 1970-1979, 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Subjects: électronique / electronic music, electro pop / rock, rock progressif / prog rock

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AUTHOR

SEAN ALBIEZ

Sean ALBIEZ Subject Leader – BA Popular Culture University of Plymouth Earl Richards mail

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Aux armes et caetera! re-covering nation for cultural critique Aux armes et caetera! La réappropriation de la nation en vue d'une critique culturelle

Edwin C. Hill Jr.

1 Serge Gainsbourg’s album Aux armes et cætera (1979), entirely recorded in Kingston with legendary reggae musicians, takes French song where it had never geographically or musically gone before. Gainsbourg’s personal musical trajectory, his public persona, and his place in the history of French popular music may lead us to overlook the particular implications of this transatlantic collaboration. After all, by 1979 he had already successfully utilized jazz and disco as he would later use rap to push the boundaries of French popular music and to experiment with personal musical identity. However, while Gainsbourg’s previous work earned him recognition as an innovator of French song in part because of his playful and provocative eccentricities, the title track of this album, a reggae cover of the French national anthem, sparked public backlash. Gainsbourg’s play with genres crossed borders in ways that touched on socio-cultural sore spots and national anxieties within dominant narratives of French identity.

2 Twenty years later, francophone hip hop artists like Big Red, a former member of Raggasonic, turn the art of surprising national borders with new combinations of musical identity into a rule of cultural practice. With songs like ‘El Dia de los Muertos,’ a collaboration with La Cliqua’s MC Rocca, ‘1001 Nuits’ recorded with 113, and ‘Respect or Die’ from his solo album Big Redemption (1999), Big Red refutes any suggestion that today’s popular music is devoid of political content and ideological self-awareness. Vocal delivery, linguistic strategies, and artistic collaborations decenter official French and francophone identities by relocating them within the musical boundaries of the banlieue and the bled, boundaries extending beyond and cutting across those of the nation-state and the postcolony.

3 What follows from this transnational musical encounter? How specifically does this encounter resonate with cultural reception and the production of musical meaning? And what are the implications for discourses of power and protest in popular culture?

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In short, how do these two cover songs critique grand narratives of identity and live to tell ‘the half of the story that’s never been told’? I explore these questions through an imaginative and theoretical metaphor I am calling recovery, in order to propose hearing performance quotation and cover songs as musical interrogations of and recuperations from dominant narratives of identity. In this paper I argue that these musical recoveries of the ‘Marseillaise’ point up disjunctures between the histories of French universalism and imperial discourse on one hand and the reality of the postcolonial, postmodern condition on the other.6

Provocateur à la tête de chou

4 Serge Gainsbourg initially gained credibility as a great composer, if not so great singer, of chanson française. ‘Le Poinçonneur des Lilas’ (1958) typifies in many respects the established tradition of French song where wit and word play frame a psychological portrait of the quotidian. Here, Gainsbourg pays homage to the poinçonneur, a subway ticket puncher in the Paris metro. Haunted by the petits trous that seem destined to follow him everywhere, the poinçonneur contemplates shooting himself. Realizing that this would still be making petits trous, and that no matter how he dies he will be buried in a petit trou, he teeters on the brink of insanity. The song ends with him stuck between worlds, muttering “des petits trous, des petits trous, des petits trous.”

5 A slick up tempo jazz feel provides the narrative’s musical backdrop. The song depicts the daily travails of Parisian modernity in a genre strongly associated with (African) American musical culture; yet it is the French narrative, privileged by a lyrical, economic melody, that dictates the piece musically. The musicians’ tight playing, the sparse texture created through instrumentation (oboe, baritone sax, flute, piano, snare drum, and upright bass), and the closeness of the voice in the mix work with the text to produce the intimate feel characteristic of chanson française. The quick swing pattern of the brushes on the snare drum mimics the sound of the train moving down the tracks. The chromatic climbs and descents in the winds evoke the subway’s motion while dissonant contrapuntal movement and voicings between the baritone saxophone and the flute produce a musical sound effect akin to (European) police sirens; together they suggest the unexpected dark turns of the subway tracks. The double time feel (with occasional piano and saxophone double time fills) against the slower movement of the bass and melody mirrors the depressing paradox of the poinçonneur who spends all day in a bustling environment of movement while never really going anywhere. The flat second that punctuates the descending line at the end of phrases adds an ominous air that underpins the thematic of the world of the subway as it leads inevitably back down to the tonic. Essentially, the piece uses various strategies of instrumentation and rhythm playfully to create the psychological soundscape of the fast-paced and alienating life below the big city.

6 In the Sixties, Gainsbourg continues to musically evoke other places while he increasingly pushes the envelope on social taboos. While chanson française struggles to figure out its place (or understand its lack of one) on the UK and US dominated international music market (Looseley, 703), Gainsbourg explores the playful and pleasureful possibilities (whether financial, aesthetic, or sexual) of transnational dynamics for French musical traditions. ‘Je t’aime…moi non plus’ and ‘Les Sucettes’ (both 1969) transgressed social norms with clever if blatant play with sexual themes and

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innuendos. ‘Ford Mustang’ (1968) and ‘New York, U.S.A.’ (1964) evoke modernity through association with American symbols. ‘Qui est ‘in’ qui est ‘out’’ (1968) combines symbolic and musical contact with bilingual expression. ‘69 Année érotique,’ through Jane Birkin’s performance (and English accent) pulls these themes together by locating sexual encounters and musical trips in transnational movements.

7 Although at times Gainsbourg speaks rather than sings the text, in ‘69…’ a clean, economic melody again takes center stage, dictating harmonic and rhythmic progression. Even when he is not singing, the piano and vibraphone strongly indicate the melody without interfering with textual clarity. While the larger instrumentation, particularly the sweeping runs in the strings during the chorus, creates a potential for the grandiose, the song retains a playful intimacy. The clin d’oeil of the text suggests a faux melancholy. The lyrics evoke crossing the English channel in a ‘ferry-boat bed’ where “Ils s’aiment et la traversée / Durera toute une année / Et que les dieux les bénissent / jusqu’en soixante-dix.” Gainsbourg’s commercial successes seem to suggest the cultural acceptability of his signature strategy. His music challenges the limits of French song by relating desire and creativity to transnational (gender) encounters.

Frenchy Reggae Irie?

8 Considering Gainsbourg’s history we might be tempted to dismiss the implications of his 1979 release of the single ‘Aux armes et caetera,’ recorded with Sly Dunbar (drums), Robbie Shakespeare (bass), Ansel Collins (keys), and backup singers Marcia Griffiths, Rita Marley, and Judith Mowatt (the I Threes). After all, the French Ministry of Education includes Gainsbourg’s version in La Marseillaise, a book/CD put together in 2002 to help teach French schoolchildren history and civic appreciation. Jack Lang (Ministry of Culture 1981-86 and 88-93) writes in his preface that the ‘Marseillaise’ is an “oeuvre emblématique” that “fait partie du patrimoine de l’humanité.” Here, ‘Aux armes’ has been recast to fit the ‘multicultural,’ ‘universal’ take on the anthem and on French history that the book promotes: a postcolonial ‘nos ancêtres les Gaulois.’

9 Yet, at the time of its release Gainsbourg’s collaborative reprise triggered a scathing, overtly anti- Semitic backlash. Negative reaction, especially from the military and the far right, included demonstrations, death threats, and performance cancellations. The reaction of Michel Droit, an award winning writer and media personality as well as military veteran, has become emblematic of this reception. The conservative Droit, elected to the Académie française in 1980, writes the following for the Figaro magazine in 1979: “Que l’on veuille bien m’excuser de dire aussi nettement les choses et de manquer peut-être à la plus élémentaire charité, mais quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologique. Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous un tunnel routier.”

10 Droit’s attack on this “profanation pure et simple de…ce que nous avons de plus sacré” continues with a description of Gainsbourg’s “œil chiasseux” and “lippe dégoulinante” (LNO, 2001). Just as Droit pits the ‘sacred,’ national ‘purity’ and moral character against the ‘polluting’ cultural presence of outsiders, Gainsbourg’s cover uncovers racist and nationalist currents in French narratives of identity.

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11 The album comes at an uneasy historical moment; it was only “[a]fter de Gaulle and Pompidou had died [in 1974, that] it became possible to acknowledge openly that France had entered the post-colonial era, that it was a medium-sized economy rather than a world power” (Forbes 188). Still shaken from May 68, Giscard d’Estaing, just a few years before the release of the song, had called for a period of ‘décrispation’ and declared that France would be ‘governed from the center.’ May 68 suggested that revolution need not be strictly based on the class-consciousness of the proletariat; just as important as economics, cultural production can provide the ideological impetus to move people to action (Forbes, 1996). For if, as Benedict Anderson (1983) has it, mass media helps build national sentiment, popular culture was proving its ability to construct and contest national, class, and ethnic identities.

12 ‘Aux armes’ also coincides with important intellectual trends emerging in or building from French thought and aesthetics. Works like Jean-François Lyotard’s La Condition postmoderne (1979) and Pierre Bourdieu’s La Distinction (1979) can be used to relate Gainsbourg’s cover with important developments in the study of culture. Lyotard’s work reveals the decline in power and viability of grand narratives to serve as tools of epistemological and ethical legitimation. At the same time, writers like Bourdieu recognize that popular culture and taste participate in the construction and9

13 policing of dominant paradigms of identity. The impact of these critical modes of thought will not be lost on students of popular music. Dick Hebdige’s groundbreaking Subculture: the Meaning of Style (1979) explores reggae music to reveal the powerful identity wars taking place on the surface of popular culture through networks of minor transcultural and transnational circulation. Our challenge here will be to “account for the appearance of specific fusions at [this] particular historical moment… [and] to probe the power relations implicit in… such [an] encounter” (Walser 58).

(v)Ital music and authenticity

14 Irregardless of Gainsbourg’s intentions, reggae’s ability to make the French national anthem resonate with discourse of the far Right implicitly performs a musical and cultural critique which is then made explicit through socio-cultural contexts and cultural reception. ‘Aux armes’ runs the language of French republicanism into music reggae – a genre built around the expression of Rastafarian discourse and its belief in “the imminent downfall of ‘Babylon’ (i.e. the white colonial powers) and the deliverance of the black races” (Hebdige 34). ‘Aux armes’ forces the myth of French universalism to face the history of racial colonialism and its aftermath. The cover’s musical networks of meaning and the far Right’s violent reaction to them reveal the reality of French cultural insiderism and its historical roots in the colonial discourse of French universalism. Whether or not Gainsbourg’s French listeners in 1979 related reggae with the racist cultural politics of colonialism, Big Red indicates the way this connection is made by cultural practitioners of today’s francophone black Atlantic. How do these musical trajectories (French song, national anthems, reggae) and discursive traditions (French universalism, national sentiment, and black Atlantic critique) produce or contest the meaning of French identity?

15 David Loosely investigates the politics of authenticity in chanson française through the ‘Brel- Brassens-Ferré trinity’: «So what were they? White, male, solo performers initially leading somewhat bohemian Parisian lives, accompanying themselves on

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guitar or piano as befitted the intimate Left-Bank cabarets where they began, and writing songs whose lyrics were remarkable for their polish, complexity and wit, their dissidence and political incorrectness, their combination of personal emotion and social criticism. This is still chanson’s Platonic ideal.» (68)

16 Gainsbourg may have already drifted a bit from the stylistic path of chanson française by 1979. His penchant for provocation, his creative use of English, his taste for American symbols of modernity, and his flippant experimentation with non-French musical identities set him apart from the ‘trinity’ in many respects. Yet, Gainsbourg’s overall musical identity and his cultural reception up until his 1979 album still circulated via French song’s politics of authenticity. And despite reactions in 1979 Gainsbourg has today been recuperated by French cultural and political institutions. The public mourning of Gainsbourg’s death in 1991 and his inclusion in the state’s Marseillaise book are demonstrative of his iconic status in the mythology and ‘musicalization’ of French culture (see Looseley, 2003).

17 The politics of authenticity involved in the ‘Marseillaise’ create musical identity myths that are interesting to compare with those in chanson. Patriotic songs and national anthems in the West share “a great intermusematic similarity,” strongly tied to meter, tempo, lyrics, and certain types of melodic movement (Tagg, 2000). Composed in 1792 by Claude Joseph Rouget de Lisle, the ‘Marseillaise’ was named after the volunteer troops of Marseilles. The latter it took up and participated in the storming of the Tuileries during the Revolution. It was adopted as the national anthem in the late 18th century, although it was banned twice in the 19th century for its revolutionary associations. Although the ‘Marseillaise’ differs from many anthems in that Rouget de Lisle composed it as a battle march for his troops (as its alla marcia tempo and its text indicate), it generally follows lyrical and musical traditions of the genre. The melody suggests harmonic progression through arpeggios and by landing on pivotal notes during key harmonic changes and phrases. Frequent melodic leaps of fourths and fifths generate the perceived majestic quality. The text violently projects Frenchness by distinguishing the natural, free, civilized, authentic citizen- self from the barbarous Other (from within and without) who savagely attacks the (‘French’) ideas of humanity and freedom.

18 While the ‘Marseillaise’ constructs identity with paradigms of national inclusion based on forms of otherness and exclusion, reggae protest songs strive towards transnational solidarity along lines of oppression like ‘race,’ class, and colonialism. Bob Marley’s ‘Them Belly Full (But We Hungry)’ from Natty Dread (1974) and Max Romeo’s ‘Uptown Babies,’ off War ina Babylon (1976), inform and are informed by a crystallization of transcultural class consciousness. Rastafarianism’s interpretations of dominant narratives help connect black Atlantic culture to African history and politics. “And it was through music, more than any other medium, that the communication with the past, with Jamaica, and hence Africa, considered vital for the maintenance of black identity, was possible” (Hebdige 39). Reggae recovers the lost and officially forgotten bodies, voices, and cultures upon which European wealth, freedom, and brotherhood are built. In addition, reggae sound systems and rebellious styles provided a locus for interracial subcultural exchange (Hebdige, 1979).

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Peau noire, masques blancs

19 Gainsbourg’s cover puts these traditions into contact with one another in a way that cannot be understood as simple black face. While the effect of parody operates musically through the mix of genre and Gainsbourg’s extra-musical image, reggae and its musical value are not being mocked at all. These musicians and this genre would soon draw the interest of American and British pop musicians. Sly Dunbar, for example, has recorded with the Rolling Stones, Bob Dylan, and the Fugees. Neither does the reggae genre only serve to mock French culture. Gainsbourg successfully sticks with the genre for the entire album and connects it to other cultural contexts as well. In ‘Harley Davidson,’ a song which would describe as “engraved in [his] heart” in 1991 (Drozdiak, 1991), Gainsbourg combines dub sound effects with American symbols of modernity and masculinity. His album suggests that white Frenchmen can legitimately try on reggae and participate in black diasporic culture. It may even imply that French identity actually needs to take similar routes in order to negotiate a place for ‘its self ’ in the transnational dynamics of contemporary popular culture. If Gainsbourg uses this genre to try on seductive, non-European musical forms of otherness, parody operates to the detriment of traditional French narratives of musical identity, not those of reggae.

20 Gainsbourg’s performance uses the three musical trajectories of ‘Aux armes’ to undermine the power of the original text to be heard, let alone to dictate officially sanctioned forms of identity. This time Gainsbourg’s ‘talk-over’ delivery obliterates the melody of the ‘Marseillaise’ by following reggae’s compositional and studio aesthetics. Musical power operates from the bottom up; drums, bass, and rhythmic riffs overtake both melody and lyrics, rendering the message of what was once an imperative singular voice ‘unreadable’ at best, irrelevant at worst. Rather than relying on traditional methods of critique, Gainsbourg’s tune musically opens up the authoritative, absolute, and non-dialogic communication of the national anthem to the possibilities of re- contextualization.2

21 Gainsbourg does not alter the lyrics as much as he carefully chooses and ambivalently delivers them. “Liberté chérie” chez Gainsbourg ambivalently suggests both ‘our cherished Liberty’ and a more sexually charged ‘sweet Liberty’ that emphasizes the feminine aspect of its symbolic embodiment. “Liberty, beloved Liberty / Fight with your defenders. Fight with your defenders” could make us think of his ‘Love on the Beat’ (1984) in which a woman’s ambivalent cries can be heard as signs pleasure and pain. Rhythmically, the half time feel transforms the ‘Marseillaise’ from a march into an indolent and sexually charged dance. While the anthem functions to dictate direction and to ensure efficiency of movement, building the will of troops to defend the motherland, ‘Aux armes’ suggests slow, easy bodily movement and transforms this international cultural encounter into a another kind of corps-à-corps.

22 While even Jack Lang, an important backer of the French institutional turn around towards popular music since 1981 (Looseley, 2003), has argued that “‘mass culture’… amounted to interference in the international affaires of states” (Forbes 189), I suggest we hear popular musical recovery by instead ‘listening otherwise.’ Unexpected musical encounters and performance quotes create a distortion that disrupts clear communication of the politics of authenticity and difference maintained through cultural emblems. Jimi Hendrix and Bruce Springsteen offer important lessons

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concerning musical performance, reception, and socio-cultural critique. Bruce Springsteen’s ‘Born in the U.S.A.’ offers a textual criticism of US policy that rock fails to effectively deliver as a genre. Its national ethos (Springsteen himself calls rock’n’roll America’s music) overpowers the textual criticism of war and racism; so much so that, quite sadly, even conservative American presidential hopefuls like Ronald Reagan can find it appropriate for campaigns. Jimi Hendrix’s performance of the American national anthem at Woodstock is quite different. Hendrix’s psychedelic encoding of the American national anthem uses subcultural style to distort ‘original’ narrative meaning and to perform and produce cultural critique (see Whiteley, 2000).

23 Gainsbourg’s strategy is to put the French national narrative in a geographic, musical, and racial place that makes us hear its message ‘otherwise.’ The musical Other, as Susan McClary has shown, “can be anything that stands as an obstacle or threat to identity and that must, consequently, be purged or brought under submission for the sake of narrative closure” (McClary 16). In ‘Aux armes,’ the message of national identity and solidarity eventually breaks down entirely for the last minute of the three-minute song. Completely eschewing melody, the musical element which traditionally constructs and focalizes the narrative voice, Gainsbourg’s cover allows rhythm and drums to completely take over and suppress the national message of the text and the national self speaking it. Rather than traversing a musical territory of otherness to reassure the integrity of the self, ‘Aux armes’ stays in the place of the Other. The latter becomes a legitimate, attractive, and possibly necessary mode of self exploration (or self undoing). Linguistic signs do not have to be changed because they are simply overpowered by stronger musical parameters which suggest the frictions and contradictions already present within those signs (see Walser, 1993). ‘Aux armes’ casts the ‘Marseillaise’ through the prism of reggae projects a heterogeneity and threatens to musically invert the traditional paradigms of French self and racial Other to racial Self and French Other. In contrast to the postmodern information society of the West that punishes or eliminates the ‘non-functional’ (Lyotard, 1979), the final musical break in ‘Aux armes’ generates ‘surplus’ bodily pleasure. Free from the dictates of melody or harmony, information or efficiency, outside “cette logique du plus performant,” the body moves freely in order to go nowhere. Unlike the poinçonneur, the rasta takes pleasure in upsetting the boundaries between stasis and movement.

Rude Boy Redemption

24 If Gainsbourg uses his cover to disempower the original narrative of the ‘Marseillaise,’ Big Red’s ‘Aux armes’ demonstrates the empowering potential of ‘recovery.’ His rendition includes many musical changes. The instrumentation is more sophisticated and includes new electronic sounds, saxophones with harmonies and glissandos, and a slightly more up tempo delivery and feel. Big Red also uses his trademark vocal sound in the mix; instead of the intimacy of Gainsbourg’s close microphone recording, Big Red’s Redemption commands presence in the mix through the multiple tracks of vocal space. His delivery is dynamic and proclamatory, toasting through the intro to hype up his audience. The Jamaican accent that may add an element of exoticism in Gainsbourg’s version becomes fully readable in Big Red through his signifying on key reggae words like ‘reality’ and ‘society’ pronounced with a Jamaican accent. Both

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verlan and Jamaican English gain importance by virtue of landing on the rime of the verses.

25 However, full recovery from the ‘Marseillaise’ for Big Red means re-authorizing and remembering the promise of French republican discourse, this time from the point of view of the “enfants de la téci.” While Gainsbourg follows the original lyrics to the letter (Rouget de Lisle marked ‘et caetera’ on the manuscript instead of writing out the chorus), ‘Aux armes’ is one of the more textually elaborated tracks on Big Redemption. While the ‘Marseillaise,’ like many national anthems, contains textual ambiguities and complexities I cannot fully address here, its cultural and institutional use seeks to dictate singular meaning from the top-down and to promote belief in a unified national voice. The text quite encourages defense of motherland in graphically violent detail. Identity and solidarity are based on the fear of an Other who threatens to rape your land, cut the throats of your sons, and enslave you. “To arms, citizens! / Form up your battalions / Let us march, Let us march! / That their impure blood / Should water our fields.”

26 The ‘Marseillaise,’ whose narrative has already suffered a musical take over from the ‘bottom’ in Gainsbourg’s cover, is now recontextualized and renarrated from below in Big Red’s ‘Aux armes:’ “Je suis le bras vengeur de ma liberté chérie Je ferai de ta demeure ma nouvelle colonie Pour l’instant tu ne pleures pas mais ça viendra j’te le dis Plus que perspicaces sont les mômes de quatre ans et demi Ils représentent une menace pour ta society Met des soldats en famas dans tous les quartiers la nuit Voitures en flammes, commissariats brûlés D’un côté les gendarmes de l’autre des gens armés Inutile de tirer l’alarme elle est cassée Qui a raison ou tort, question déplacée Je suis pas là pour divertir mais plutôt pour t’avertir Le monde doit nous revenir, soundboy tu devras courir Aux armes etc.”

27 Perhaps contrary to the expected comparison between today’s popular music and chanson française, it is Gainsbourg’s cover that privileges “dance over words, sound over sense, communion over cerebration, body over mind, intensity over rationality” (Loosely, 2003). In contrast, Big Red recovers from that move through a stronger understanding of the way reggae challenges these binary oppositions and their interaction with paradigms of power. The sexual play of Gainsbourg’s musical rendition has been subsumed and remilitarized. The urgency of the message dictates the soundboy run to arms, which may be both real weapons and musical ones. The “et caetera” is no longer a whimsical political dismissal and potential sexual reference, it is specifically explicated in scenarios Big Red sketches, and in the actions his music prepares the listening audience to undertake.

Conclusion…

28 We might be overstating the case to imply that Gainsbourg specifically intends a type of political critique of the state and its foreign policy with respect to its former colonies. Indeed his music rarely if ever approaches straightforward political engagement. On the other hand, as Jill Forbes notes, “cultural politics in France is often considered, by parties of the Left and of the Right, as the pursuit of war by another means” (189). Gainsbourg’s flippant cover of the national anthem has been recovered by Big Red’s black Atlantic empire singing back. ‘Aux armes’ creates musical sites for wars of identity; its recovery suggests the potential for pop music to participate in the meaning

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of the negotiation of power and to struggle for the authority and the authorship of transnational identity.

… et caetera

29 Later, Gainsbourg would buy Rouget de Lisle’s original manuscript of the ‘Marseillaise’ “Le retour de Versailles fut grandiose. J’étais accompagné par Phify, d’origine polonaise. Il y avait Bambou, ma petite amie, une Niak. Moi je suis russe, juif et la voiture c’était une Chevrolet, une américaine ! Et sur la banquette arrière y’avait le manuscrit original de La Marseillaise… Étonnant !” (www.sergegainsbourg.com.fr)

BIBLIOGRAPHY

ANDERSON, Benedict. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London and New York: Verso, 1983.

BOURDIEU, Pierre. La Distinction:critique sociale du jugement. Paris: Éditions de Minuit, 1979.

DROIT, Michel. Le Figaro Magazine. June 1, 1979.

DROZDIAK, William. “The Man Who Loved Wine, Women and Song; France Mourns Enfant Terrible Serge Gainsbourg.” The Washington Post. March 8, 1991.

FORBES, Jill. French Cultural Studies: An Introduction. Oxford: Oxford University Press, 1996.

HEBDIGE, Dick. Subculture: The Meaning of Style. London and New York: Routledge, 1979.

LOOSELEY, David. Popular Music in Contemporary France: Authenticity, Politics, Debate. Oxford and New York: Berg, 2003.

LYOTARD, Jean-François. La Condition postmoderne. Paris: Les Editions de Minuit, 1979.

“Dix ans après sa mort, la passion de Gainsbourg.”, Le Nouvel Observateur n° 1893 (15-21 February 2001), p. 8-16.

MCCLARY, Susan. Feminine Endings: Music, Gender and Sexuality. Minnesota and London: University of Minnesota Press, 1991.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, La Marseillaise. Paris: Centre National de Documentation Pédagogique, 2002.

TAGG, Phillip. “Analysing Popular Music. Theory, Method, and Practice” in MIDDLETON Richard, Reading Pop: Approaches to Textual Analysis in Popular Music, Oxford: Oxford University Press, 2000.

WALSER, Robert. Running with the Devil: Power, Gender, and Madness in Heavy Metal Music. New England: Wesleyan University Press, 1993.

WHITELEY, Sheila. “Progressive Rock and Psychedelic Coding in the Work of Jimi Hendrix.” in MIDDLETON Richard, Reading Pop: Approaches to Textual Analysis in Popular Music, Oxford: Oxford University Press, 2000.

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DISCOGRAPHY

BIG RED, Big Redemption. Virgin Records, 1999.

GAINSBOURG, Serge. Aux armes et caetera. Philips, 1979.

ABSTRACTS

Gainsbourg’s 1979 release Aux armes et cætera, an album entirely recorded in Kingston with legendary reggae musicians, takes French song where it had never geographically or musically gone before. In retrospect, we might be tempted to dismiss this cover of the French national anthem; after all, Gainsbourg had already borrowed other musical genres like jazz and disco. Yet, while Gainsbourg’s previous work had earned him recognition as a major innovator of French song somewhat because of his playful and provocative eccentricities, this song was met with a scathing, overtly anti-Semitic and nationalist backlash. Gainsbourg’s play with genres (national anthem, French song, and reggae) touched on sour spots of French identity. years later, Big Red recovers Gainsbourg’s cover of the national anthem on his release Big Redemption. While Gainsbourg only minimally alters the words of ‘La Marseillaise,’ letting the genre itself perform the critique, Big Red’s release remilitarizes and desexualizes the cover while inverting and re- inscribing the roles of revolutionary and oppressor in the contemporary dynamics of popular culture and postcoloniality. His recovery of the national anthem becomes a performance of the ‘empire singing back.’

INDEX

Geographical index: France Mots-clés: citoyenneté / identité nationale, hymne national, race / racisme / ethnicité, reprise / pastiche / parodie, paroles Chronological index: 1970-1979, 1980-1989 nomsmotscles Big Red, Gainsbourg (Serge) Keywords: anthem (national), citizenship / national identity, cover version / pastiche / parody, race / racism / ethnicity, lyrics Subjects: chanson / song, chanson française / French chanson, jamaïcaine / Jamaican music, ska / rocksteady / reggae / dub, chants de lutte / protest songs

AUTHOR

EDWIN C. HILL JR.

Edwin C. HILL, Jr. University of California, Los Angeles, Department of French and Francophone Studies mail

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L’image de « l’Arabe » dans la chanson française contemporaine The Image of the “Arab” in Contemporary French Chanson

Ursula Mathis-Moser

Préliminaires

1 AU DERNIER CHAPITRE DE SON LIVRE ORIENTALISM, E. Said constate que la culture populaire américaine et occidentale a tendance à représenter l’Arabe, le musulman, de manière péjorative et stéréotypée comme « an oversexed degenerate, capable […] of cleverly devious intrigues, but essentially sadistic, treacherous, low » (Said, 1979, 287). L’analyse suivante se propose d’examiner cette présupposition en étudiant un domaine important de la culture populaire, la chanson, dans un pays - la France - qui, historiquement, a eu des relations particulièrement intenses avec les pays arabes. La collection de disques et CDs hébergée dans les Archives de la chanson de l’Université d’Innsbruck servira de base à cette analyse.

2 L’histoire des interactions politiques et culturelles entre la France et le Maghreb est bien connue. Il s’agit d’une histoire qui ne se termine pas une fois pour toutes en 1957 (Maroc, Tunisie) ni en 1962 (Algérie) ; il s’agit plutôt d’une histoire qui porte et continuera à porter l’empreinte du colonialisme et de la décolonialisation, de la soumission et de la domination, de contrastes religieux et d’injustices sociales. Pour la France comme pour le Maghreb, l’autre est celui qui paraît étrangement proche, celui qu’on prétend connaître, qui fascine et qui, en même temps, inquiète (Asholt, 1997, 39). Parallèlement, la culture de l’autre reste omniprésente dans chacun des pays, que ce soit par la langue et par les médias ou bien par les effets de l’immigration et la présence d’une deuxième génération (Asholt, 1997, 39).

3 Comparée aux 3,6 millions d’immigrants au total, la présence maghrébine en France – 1,4 millions (Asholt, 1997, 52) – peut être considérée comme particulièrement forte, ethniquement hétérogène et surtout riche en tensions sociales. Ces tensions sont dues avant tout aux changements politiques, économiques et sociaux survenus depuis le

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XIXe siècle, changements qui ont eu des répercussions « durables » malgré le fait que la France se considère toujours comme état-nation intégrateur qui reconnaît comme citoyen tout individu né sur le sol français – et désirant le devenir – indépendemment de son origine ethnique ou culturelle (Loch, 1999, 119). De nos jours pourtant, la sphère privée a cessé d’être le lieu privilégié de la différence, les immigrants vivent leur différence plus ouvertement et ils sont moins facilement intégrés au monde du travail. En outre, après les années florissantes de l’après-guerre, la population française tout entière se voit confrontée à un marché du travail visiblement restreint et à une stagnation économique. En même temps surgissent les problèmes des banlieues et des zones industrialisées auxquels s’ajoutent assez souvent l’instabilité politique et économique et les effets d’une islamisation fondamentaliste dans les pays d’origine (Manfrass, 1979). En France, les déficits politiques et d’information font naître inquiétude et peur au sein de la population, émotions qui se traduisent dans des lois comme la loi Pasqua (1993) ou la loi Debré (1997). On cherche un bouc émissaire. Or, selon Asholt (1997, 52), l’Arabe – et Asholt identifie avec le terme « Arabe » l’habitant d’origine des anciennes colonies maghrébines – vient à représenter l’immigrant typique et problématique des temps modernes.

4 Les pages qui suivent examineront donc l’image de « l’Arabe » telle qu’elle se présente dans la chanson. Les guillemets indiquent la polyvalence du terme à l’intérieur du domaine de la chanson, de sorte que « Arabe » peut désigner l’habitant d’origine des anciennes colonies maghrébines (dans ce sens, « Arabe » se trouve parfois remplacé par « Algérien », etc.), l’individu de culture arabe dans un sens général ou bien le Maghrébin indifférencié et nommé « Arabe » par ses interlocuteurs blancs (souvent des Français « de souche ») qui ne font pas la différence. Il s’agit d’abord de définir l’image de « l’Arabe » et d’ébaucher par la suite ses éventuelles transformations ; il s’agit aussi de déterminer le moment de l’apparition de « l’Arabe » dans la chanson et de différencier auto- et hétéro-stéréotypes si c’est possible. Dans ce but, une première partie quantitative précédera l’analyse exemplaire de quelques titres emblématiques pour aboutir à une conclusion qui ne montrera pas seulement le potentiel critique de la chanson en tant que genre intermédiatique mais aussi sa diversité et sa richesse plurielle.

L’image de « l’Arabe » dans la chanson française contemporaine

Représentation quantitative

5 Vu la forte visibilité de l’élément arabo-musulman dans la société française contemporaine – nous rappelons les chiffres cités ci-dessus –, l’état des lieux dans le domaine de la chanson peut surprendre. Parmi les quelques milliers de chansons collectionnées aux Archives de la chanson de l’Université d’Innsbruck, le mot « arabe » apparaît seulement dans trois titres :

1973 Serge Reggiani L’Arabe

1987 Sapho Arabe

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1995 Zebda Arabadub1

6 A côté de ces références littérales dans le titre, d’autres chansons dénomment « l’Arabe » à l’intérieur du texte ou font correspondre au protagoniste un nom, une langue, une localité ou bien des circonstances qui le relient, au moins indirectement, au monde arabe. Parmi ces titres citons :

1975 Yves Simon Les héros de Barbès

1983 Francis Cabrel Saïd et Mohamed

1983 Renaud Deuxième génération

1983 Jean Sommer Trichlo-blues

1987 Julien Clerc Barbare

1990 Djur Djura Identité

1990 Lionel D. Pour toi le Beur

1991 Colette Magny Carte d’identité

1992 Michel Bühler Djamel

1992 Siria Khan La main de Fatma

1992 Prophètes du vacarme Kaméléon

1998 Bruno Joubrel Entre Paris et Alger

1999 Patrick Bruel Au café des délices

7 On repère, troisièmement, des textes de chansons qui situent l’Arabe à l’intérieur du groupe des immigrants :

1975 Yves Simon Paris 75

1987 Maxime Le Forestier Né quelque part

1988 Yves Simon Nés en France

2002 Zebda J’y suis, j’y reste

8 et, quatrièmement, un choix assez impressionnant d’excellentes chansons sur la problématique de l’immigration ou de la banlieue en général :

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1966 Claude Nougaro Bidonville

1977 Pierre Perret Lily

1978 Chantal Grimm Monsieur Tout-le-Monde

1978 Gilbert Laffaille Le gros chat du marché

1980 Michel Bühler Je n’ai pas de pays

1984 Karim Kacel Banlieue

1992 Daddy Nuttee 1992, l’Année des jeunes en bizness

1993 Rachid Taha Voilà, voilà

1996 Gnawa Diffusion Bleu blanc gyrophare

2002 Zebda Du soleil à la toque

9 Très souvent, les chansons de ce dernier groupe assignent à leurs protagonistes non pas la peau noire, mais la peau basanée (cf. Catherine Lara, « Etranger » 1985 ; Jean Humenry, « Tout juste un peu trop bronzé » s.d. ; Zebda, « Tombés des nues » 1998) et corroborent ainsi notre constatation initiale qu’en France, l’Arabe représente la figure emblématique de l’immigrant-travailleur (Bernard, 1993, 71, cité dans Asholt, 1997, 51). D’autre part, la réticence à prononcer le mot magique « arabe » frappe, et ceci d’autant plus que les trois chansons à titre référentiel citées ci-dessus sont l’oeuvre d’artistes qui eux-mêmes, que ce soit par coïncidence ou non, ont des liens biographiques avec le monde arabe. La grande majorité des autres, par contre, ont nettement tendance à éviter le mot ou à camoufler l’arabicité, i.e. l’appartenance soit à la culture arabe soit au groupe de Maghrébins « indifférenciés », derrière des noms propres ou une ambiance culturellement significative. Il va de soi que cet étrange refus du mot propre face à l’omniprésence de la problématique de l’immigration maghrébine permanente et la forte présence de personnes appartenant à la culture arabe dans la société demande plus qu’une seule et unique explication. Néanmoins, il rappelle le mécanisme de refoulement collectif qui expliquerait aussi pourquoi la France, après les horreurs de la guerre de l’indépendance, aurait si rapidement rétabli des relations avec l’Algérie (Asholt, 1997, 42) et pourquoi elle aurait si peu réagi aux événements des années 1990. Rémy Leveau n’hésite pas à en tirer la conclusion suivante : la France semble vouloir oublier l’Algérie tandis que l’Algérie, elle, ferait tout son possible pour rester ancrée dans la mémoire collective française. Même des actes d’aggression sur le territoire français n’en sont pas exclus (Leveau, 1997, 60).

Représentation qualitative et chronologie

10 Au total le bilan quantitatif est donc relativement maigre et l’on constate également des limitations temporelles car « l’Arabe » ne conquiert la chanson que tardivement, au cours des années 1970 et 1980. Ces décennies vont de pair avec une première prise de conscience de la problématique de l’immigration maghrébine en France et,

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parallèlement, avec la plus grande visibilité de l’élément étranger au sein de la société hexagonale en général. Après les Belges et les Italiens qui arrivent en France avant 1914, après les Polonais et les Espagnols qui suivent jusqu’en 1939, immigrent à la suite de la Deuxième Guerre mondiale les soi-disant minorités visibles en provenance des anciennes colonies. Celles-ci constitueront à partir des années 80 plus de la moitié des immigrants en France (Lüsebrink, 2000, 22) qu’ils ont tendance à considérer - contrairement aux immigrants d’avant la guerre - comme la destination définitive de leur périple migratoire. Parallèlement à cette évolution le rythme et la texture des chansons parlant du monde arabe se transforment : les préjugés sont plus ouvertement exprimés, les ambivalences se multiplient, les rôles des acteurs se font plus ambigus. « L’Arabe » de la chanson s’identifie de plus en plus au délinquant mal-aimé. Mais suivons de près les étapes.

Serge Reggiani, « L’Arabe » (1973)

11 La chanson de Serge Reggiani créée en 1973, ne répond pas encore aux caractéristiques évoquées ci-dessus mais marque plutôt la transition entre deux manières de « dire l’Arabe ». Ici, un moi, européen, blanc sans aucun doute, évoque sa rencontre avec un Arabe en plein milieu du désert africain mais, contrairement au scénario de la chanson coloniale (voir entre autres Ruscio, 2001), une même menace les unit. Alors, laissant derrière lui tout préjugé, le Blanc partage son eau avec l’Arabe et celui-ci porte l’Européen sur ses épaules. Amour du prochain et altruisme jaillissent et lorsque les deux hommes se quittent, le monde , au moins temporairement, aura changé.

12 Le texte de Reggiani montre donc une image positive de l’Arabe et en même temps il marque un progrès par rapport à la chanson coloniale qui fleurit encore au milieu des années 30. A la différence de la chanson des années 80, la chanson coloniale abonde en évocations du Maghreb, évocations de paysages étendus, de nuits tropicales pleines de charme exotique, de soldats et de vaillants spahis. Mais comme chez Reggiani (1973), ces évocations sont loin de vouloir représenter la réalité maghrébine des années 30 en tant que telle ; elles restent schématiques et substituent à une vision réaliste de l’Afrique du Nord celle de l’aventurier européen. Les personnages dépeints sont également conformes à cette vision européenne : l’Arabe - et je renvoie à E. Said - incarne ici la sexualité comme le fera plus tard le Noir (voir des titres comme « Nénufar » 1931 ou « Un petit negro. Amour en noir et blanc » 1934, mais aussi « À la Martinique. Chanson nègre » vers 1913) ; sa femme baragouine infantilement le français et offre ses services au Blanc. Qu’il suffise de citer deux exemples avec « Ali Ben Baba (Chanson arabe) » de Maurice Chevalier (1942) et « Moi tout faire pour te plaire » de Simone Simon (1934). La chanson coloniale est donc le miroir de son temps ; elle confère au Blanc le rôle de maître tandis que l’autre, l’Arabe, incarne tout au plus les tentations de la chair. Perçue dans cette perspective, la chanson de Reggiani de 1973 signale un revirement important : délaissé par la chanson de la Deuxième Guerre mondiale et après, l’Arabe rentre sur scène au cours des années 1970 et cette fois-ci il n’incorpore certainement pas - comme le suggère E. Said dans Orientalism - « lechery or bloodthirsty dishonesty » et il n’est certainement pas « an oversexed degenerate, capable […] of cleverly devious intrigues » (Said, 1979, 287). Au contraire : chez Reggiani l’Arabe est moralement bon et intègre, même si dans la chanson une telle image reste encore exceptionnelle. Par moments, l’Arabe de Reggiani va même jusqu’à rappeler l’Auvergnat de Georges Brassens : il donne au moi, métaphoriquement et « sans façon »,

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« quatre bouts de bois/ Quand dans ma vie il faisait froid », « quatre bouts de pain/ Quand dans ma vie il faisait faim ».

Les années 1980 : Sapho, « Arabe » (1987)

13 Avec « Arabe » de Sapho une nouvelle étape semble amorcée. Au lieu de parler de l’Arabe, la chanson confère à l’Arabe le rôle de sujet et, simultanément, de victime. Le protagoniste a le teint basané, il est socialement dépravé par rapport aux gens « bien nés » mais doué de fierté ; en un mot, pour faire honneur aux clichés, il est « [je suis] arabe » (« Arabe »). Les autres ne lui reprochent pas seulement la pauvreté, vol et viol, mais aussi l’odeur, et lorsqu’il y a des choses à payer, c’est lui, immanquablement, qui doit régler les comptes. L’épisode évoqué est éloquent : dans une crêperie s’affrontent l’Arabe et un aggresseur blanc, l’Arabe tire son couteau ; suivent la chasse à l’Arabe, sa fuite et son arrestation qui, avec de « jolis bracelets », met fin au cauchemar.

14 En choisissant ce fait divers, Sapho reprend une thématique des plus caractéristiques de la chanson française de l’après-guerre : le moi en marge de la société. Ici, il est vrai, ce moi est défini ethniquement, fait dont Sapho connaît les implications : « Il est de bon ton de se montrer dans les meetings antiracistes, » dit-elle lors d’un concert à Innsbruck en 1993. « Mais chanter ‘Je suis arabe’, c’est de très mauvais ton. » Le « mauvais ton » est voulu pourtant. En s’identifiant à un individu arabe, la chanteuse s’attaque à un tabou de la société occidentale. Elle aborde une thématique sur laquelle, en général, on fait silence et aggrave la portée de son geste en ajoutant, « je sens mauvais » (« Arabe »). A cela s’ajoute un autre effet novateur par rapport à la chanson française dite classique de l’après-guerre : au lieu de se réfugier dans l’ironie comme le ferait le moi,5

15 marginal lui aussi, de Georges Brassens, le moi des temps modernes en vient aux mains et devient ainsi indicateur et exécutant de la violence sociale. Finalement, il y a subversion à un autre niveau encore : si, à première vue, le texte peut faire croire au rétablissement de l’ordre avec l’arrestation du délinquant, la musique et l’interprétation contredisent une telle interprétation. Au contraire, la fonction primaire de la musique consiste à créer un état de tension qui se prolonge dans une mesure à quatre temps au rythme battant, interrompue d’intermèdes musicaux qui illustrent la chasse à l’Arabe. De son côté, le moi se sert de sa voix comme d’un instrument, la fait vibrer, scande les mots et crie sur fond sonore ; le spectacle de la voix étant accompagné d’une musique mi rock mi arabisante. Qu’on le veuille ou non : le résultat est un plaidoyer passionné pour l’accusé - ce jeune homme marginalisé, hors-la-loi, d’origine maghrébine, dont la faute principale consiste à réagir trop violemment à la provocation, à l’exclusion et à l’offense. Ce qui en ressort aussi est l’apprentissage du fait que les catégories de victime et d’agresseur sont ambivalentes et que les préjugés ethniques comptent pour beaucoup dans la communication problématique entre les gens d’ici et ceux venus d’ailleurs.

16 La chanson de Sapho est représentative du corpus en question de plus d’une manière. Tout d’abord, dans beaucoup des chansons citées ci-dessus le moi se caractérise par la couleur de sa peau, presque sans exception « bronzée » ou « basanée », rappelant ces « dirty faces » dont parle Zebda (Zebda, « Arabadub ») et qui semblent exercer une fascination magique sur la police : « Les flics c’est bien connu respectent les usages. L’usage veut qu’on contrôle plutôt les gens bronzés. » (Michel Bühler, « Djamel »)

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17 La couleur de la peau, l’accent et les cheveux frisés répondent aussi largement de la discrimination de l’immigré à l’école comme le démontre, de manière convaincante, la chanson de Humenry « Tout juste un peu trop bronzé » : « Il est juste un peu trop bronzé Tout juste un petit trop frisé Dans la voix, juste un petit accent Il parle pas souvent. »

18 De plus, dans la plupart des cas, le moi est jeune et fait partie de la deuxième génération des Beurs. Il n’a pas d’expérience primaire de son pays d’origine ou bien il l’a quitté pendant son enfance, le souvenir cédant de plus en plus au sentiment de désillusion et d’amertume (cf. Djura, « Identité » ; Prophètes du vacarme, « Kaméléon », etc.). D’autre part, lorsqu’il s’agit de protagonistes adultes, il est souvent aussi question de la génération des enfants. Francis Cabrel par exemple intitule « Saïd et Mohamed » une chanson destinée à une jeune mère arabe, et dans « Carte d’identité » de Colette Magny, l’Arabe déclare non sans fierté : « Inscris, je suis arabe Le numéro de ma carte est cinquante mille J’ai huit enfants Le neuvième Naîtra après l’été Vas-tu te mettre en colère ? »

19 Le thème de la fierté déjà annoncé s’avère par la suite un élément constitutif du corpus en question. Le jeune homme à l’air dur et renfermé porte en lui le sang combatif de son père et est trop fier pour mendier ou crier au secours, comme le démontre Lionel D. dans « Pour toi le Beur ». Même fierté de l’Arabe dans « Carte d’identité » de Colette Magny au moment où celui-ci affronte son adversaire ; fierté aussi chez le protagoniste de « Barbare » de Julien Clerc lorsqu’il se souvient de son passé vécu dans les paysages sauvages de l’Atlas. Fierté finalement chez le jeune délinquant face à la langue kabyle et à la position qu’il a acquise au milieu du groupe des copains (Renaud, « Deuxième génération »).

20 Mais la fierté, dans la logique des chansons analysées ici, rend aussi vulnérable, et cette vulnérabilité se reflète soit dans de petites observations réalistes soit dans les réactions des protagonistes. Il est éternellement question d’inspections et de fouilles de corps (cf. Bühler, « Djamel »), de contrôles d’identité (cf. Djur Djura, « Identité » ; Magny, « Carte d’identité » ; Zebda, « Arabadub »), de défenses de fréquenter des restaurants (cf. Bühler, « Djamel »), de conditions de travail et de vie épouvantables, à proximité de la scène des jeunes drogués (cf. Cabrel, « Saïd et Mohamed » ; Lionel D., « Pour toi le Beur » ; Bühler, « Djamel » ; Prophètes du vacarme, « Kaméléon ») et, il est questions de nouveau d’accusations indifférenciées comme nous les avons vues dans « Arabe » de Sapho. L’Arabe, synonyme de « crouille », « indigeste indigène » ou « animal sauvage » (cf. Reggiani, « Arabe » ; Zebda, « Arabadub ; Prophètes du vacarme, « Kaméléon »), est automatiquement considéré comme « voleur, frappeur, flambeur, zonard » (Lionel D., « Pour toi le Beur ») et comme « falsificateur/s/ d’identité » (Zebda, « Arabadub »). Il est entouré d’« Un monde de flics, de fric, de putes, de stups / L’habitat d’un béton qui pue la zup » (Lionel D., « Pour toi le Beur »).

21 L’on ne s’étonne donc pas de la solution suggérée par ces chansons : l’humiliation mène infailliblement à la violence. Ceci dit, l’Arabe agit partiellement en défense car c’est lui en général qu’on attaque et frappe (cf. Lionel D., « Pour toi le Beur » ; Bühler, « Djamel »). En même temps il met en garde son vis-à-vis contre sa faim et sa colère (cf. Magny,

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« Carte d’identité ») ou - ultime réaction - , désillusionné comme il est, il donne libre cours à sa haine des gens « bien nés ». Ainsi, Renaud dans « Deuxième génération » fait-il chanter à Slimane, un enfant beur : J’ai rien à gagner, rien à perdre Même pas la vie J’aime que la mort dans cette vie d’merde J’aime c’qu’est cassé J’aime c’qu’est détruit J’aime surtout tout c’qui vous fait peur, La douleur et la nuit…

L’image de « l’Arabe » : un amas de stéréotypes ?

22 La fierté nous ramène vers les questions du début : est-ce que la représentation de l’Arabe dans la chanson française est donc irrémédiablement stéréotypée ? Qui produit ces stéréotypes ? La réponse sera nuancée : au cours de l’histoire des relations franco- arabes, on constate tout d’abord une pluralité d’images de l’autre ou, mieux encore, des appréciations divergentes au cours des décennies, à l’intérieur d’un même complexe de stéréotypes. Ainsi, l’aspect sexuel par exemple, si présent dans la chanson coloniale des années 1930, a nettement disparu dans la chanson des années 1970 ou 1980.

23 On constate également que la représentation de l’histoire des interactions réciproques comporte des « pages vides », c’est-à-dire des phases dans lesquelles il n’est pas question du personnage de l’Arabe dans la chanson, ou bien uniquement sous un angle général, humanitaire. « L’Arabe » de Serge Reggiani peut ici servir d’exemple.

24 À partir du moment où la chanson se permet de verbaliser les traits typiques d’un protagoniste appartenant à une ethnie ou à une culture spécifique, les auteurs- chanteurs qui choisissent cette voie ont en même temps tendance à éviter de nommer expressément l’Arabe comme protagoniste. Dans ce contexte, il a été question de refoulement collectif.

25 Les traits distinctifs que l’analyse des chansons nous a fait attribuer à cet « être basané », autrement dit l’Arabe, concernent avant tout la couleur de la peau et l’âge et, dans le domaine des comportements, la fierté et la violence avec laquelle le moi répond à la violation de sa dignité. Mais il n’a pas encore été question des autres facettes de l’Arabe tout aussi représentatives et tout aussi présentes dans le corpus de nos chansons. Ainsi trouve-t-on à côté de la thématisation de la violence, la tolérance, le pacifisme et la compassion (Lionel D, « Pour toi le Beur » ; Cabrel, « Saïd et Mohamed ») qui caractérisent un Arabe digne et honorable. Dans d’autres chansons, la stéréotypisation est neutralisée par l’évocation de protagonistes doués d’individualité et de vie intérieure, telles les hésitations et angoisses du moi dans « La main de Fatma » de Siria Khan, telle la compassion d’un moi masculin pour le déchirement d’une jeune femme dans « Entre Alger et Paris », tel encore le rayonnement positif d’une adolescence maghrébine dans « Au café des délices » de Patrick Bruel. A cela s’ajoutent des chansons qui dressent le portrait complaisant d’un marchand arabe (cf. Clerc, « Barbare » ; Lionel D., « Pour toi le Beur » ; Gnawa Diffusion, « Bleu blanc gyrophare »), qui cherchent à évoquer, à travers des détails réalistes et à l’aide de la musique, la réalité maghrébine (Sapho, « Marrakesch ») ou bien qui chantent le cantique des cantiques de l’amour. La réponse à la question de la stéréotypisation de l’Arabe est donc donnée. On peut tout au plus regretter la trop grande stéréotypisation de l’Européen comme être

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puissant et manquant de compréhension, et ce, indépendemment de la question de savoir si à l’origine des textes se trouve la plume d’un auteur français, arabe ou autre.

26 Connaître l’origine de l’auteur-compositeur-interprète ou du groupe d’artistes et confronter cette origine à la représentation de « l’Arabe » dans la chanson mériterait certainement un examen plus approfondi. Il n’en reste pas moins que ce que nous pouvons constater pour l’instant n’est pas exempt d’intérêt : il n’est pas possible d’attribuer a priori et de manière schématique, certaines auto- et hétéro- représentations à des origines précises. Le Français (Cabrel), le Suisse (Bühler), le Maghrébin (Prophètes du vacarme) tout comme le rappeur noir africain (Lionel D.) peuvent se solidariser avec l’Arabe, faire appel à la solidarité des autres, ou déplorer l’impuissance et l’incompétence d’organismes d’assistance (Djur). Le Français (Renaud) comme le Maghrébin (Sapho) peuvent tracer une image négative de l’Arabe, qu’ils ramènent par la suite assez souvent aux conditions de vie déplorables de l’immigré. Ainsi la violence de Slimane s’explique-t-elle par le fait que le jeune protagoniste est un « rien » aux yeux des autres : « Des fois, j’me dis qu’à trois mille bornes/ De ma cité, y’a un pays/ Que j’connaîtrai sûr’ment jamais/ Que p’t’être c’est mieux, p’t’être c’est tant pis/ Qu’là bas aussi, j’s’rai ètranger/ Qu’là-bas non plus, je s’rai personne. » (Renaud, « Deuxième génération ») Le désespoir du Beur s’explique par le fait qu’il « attend à la frontière de son être », comme le dit Lionel D. dans « Pour toi le Beur ».

27 Les musiques enfin sont tout aussi diversifiées comme le sont les voix et les rythmes. A côté de la chanson française presque classique - rappelant la chanson de l’auteur- compositeur-interprète de l’après-guerre (voir Mathis, 1984) - on trouve la chanson vocalement et musicalement expérimentale de Colette Magny, le rock, le raï et le rap. Toutes ces musiques servent à façonner l’image de l’Arabe, la musique populaire de la France ayant largement ouvert ses portes aux soi- disant musiques du monde. Insister davantage dépasserait le cadre de ce petit tour d’horizon.

28 Cependant, en terminant, nous voudrions esquisser quelques pistes d’une future réflexion et confronter nos résultats esquissés ci-dessus aux conclusions que tire D. McMurray de son étude de La France arabe publiée par A. Hargreaves. McMurray constate d’abord une « extraordinary plenitude of Arab-ness in French popular culture » et, par conséquent, un « very high level of Arab content » (McMurray, 1997, 27), observation qui jusqu’à un certain degré s’oppose à la nôtre. Car en ce qui concerne la représentation de « l’Arabe » dans la chanson, nous avons relevé une représentation quantitativement limitée qui connaît des hauts et des bas, des éclipses même et, plus récemment, une nette tendance à éviter le mot propre « arabe ». La « plenitude of Arab-ness in French popular culture » se réfère donc moins aux représentations et contenus qu’au domaine de la production que nous avons écartée de propos délibéré. Notre interrogation ne porte pas sur l’origine du producteur, sur l’origine de l’auteur/ compositeur/ interprète. Nous avons même pu noter l’absence de corrélation entre la représentation de « l’Arabe » et l’appartenance du producteur à la culture arabe.

29 Nos résultats se conforment par contre à ceux de McMurray dans deux autres aspects : si nous avons juxtaposé l’image de l’immigrant « arabe » problématique et délinquant à celui du « bon Arabe », McMurray semble repérer la même bipolarité lorsqu’il parle de

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l’Arabe dépravé des banlieues et du « bon Arabe », « objet » du paternalisme bien- veillant et néo-colonialiste de l’ancien colonisateur. Mais c’est en banlieue que se trouvent les sources de la créativité des artistes, que foisonne la production de la chanson : « [T]he popular cultural - particularly musical - production of these most marginalized and dispossessed segments of French society has come to claim so much of the nation’s attention, almost to the point of dominating it musically. » (McMurray, 1997, 37) De futures recherches pourraient donc suivre les traces multiples des producteurs et éclairer leur diversité éthnique, le rôle du groupe d’artistes face au chanteur individuel, le rapport entre « masculin » et « féminin », etc. Notons enfin une dernière convergence entre McMurray et notre propre étude : le degré d’érotisation de « l’Arabe » dans la chanson contemporaine et la culture populaire en général. Si nous avons signalé la disparition du stéréotype sexuel, McMurray affirme « a paucity of powerful, specifically Arab erotic imagery in France at the moment » (McMurray, 1997, 34). On pourrait poursuivre et approfondir cette question en ajoutant à l’étude de la représentation de « l’Arabe » sdans le texte celle du corps exotique sur scène et dans le clip vidéo.

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RÉSUMÉS

Prenant comme point de départ la constation d’Edward Said que la culture populaire américaine et occidentale a tendance à représenter l’Arabe, le musulman, de manière péjorative et stéréotypée, les pages qui suivent examineront l’image de « l’Arabe » telle qu’elle se présente dans la chanson française contemporaine, tout en jetant un regard sur la chanson coloniale et celle des années 1970. Le corpus de notre étude est constitué par la collection de disques et CDs hébergée dans les Archives de la chanson de l’Université, corpus de plus de 40.000 titres, mais néanmoins limité. Malgré la forte présence maghrébine dans la société française actuelle, le terme « Arabe » apparaît seulement dans trois titres, il se manifeste un peu plus fréquemment à l’intérieur des textes ou bien le personnage de « l’Arabe » se trouve mêlé – et représenté, sans être nommé – au groupe des immigrants. Parallèlement, on note la polyvalence du terme à l’intérieur du domaine de la chanson, de sorte que « Arabe » peut désigner l’habitant d’origine des anciennes colonies maghrébines, l’individu de culture arabe ou bien le Maghrébin indifférencié et nommé « Arabe » par ses interlocuteurs blancs. Basée sur ces observations et une première partie quantitative, l’analyse exemplaire d’une chanson de S. Reggiani et de Sapho définit les contours de la représentation de « l’Arabe » et nous amène à une caractérisation générale du corpus contemporain. Une différenciation entre auto- et hétéro-stéréotypes selon l’origine des producteurs ne semble pas possible et pourrait être approfondie dans une future étude.

INDEX nomsmotscles Reggiani (Serge), Sapho, Nougaro (Claude), Magny (Colette), Le Forestier (Maxime), Lionel D, Gnawa Diffusion, Cabrel (Francis), Bruel (Patrick), Perret (Pierre) Keywords : migration / diaspora / exile, perceptions / representations (cultural), imperialism / (post)colonialism, race / racism / ethnicity, stereotypes / stigma Index géographique : France Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson, gnawa Mots-clés : migration / diaspora / exil, perceptions / représentations culturelles, impérialisme / (post)colonialisme, race / racisme / ethnicité, stéréotypes / stigmates

AUTEUR

URSULA MATHIS-MOSER Ursula Mathis-Moser, Université d’Innsbruck – Institut für Romanistik Abteilung « Textmusik in der Romania » mail

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Exposer des objets sonores : le cas des chansons de Brassens Sound Objects on Display: The Case of Georges Brassens’s Songs

Juliette Dalbavie

1 EN 1991, LOUIS-JEAN CALVET, professeur de sociolinguistique, auteur d’une biographie consacrée à Georges Brassens, rappelait, en introduction de son livre, à quel point la personnalité du chanteur ainsi que ses chansons avaient marqué la mémoire de la France, et parfois même au-delà. Il existe en France, en effet, des dizaines de rues, d’avenues ou de boulevards Georges Brassens, des dizaines de centres culturels ou de salles Georges Brassens, des écoles, des collèges ou des lycées Brassens. Il y a également à l’étranger des centaines de milliers de gens pour lesquels le nom de Brassens est synonyme de chanson française. L’auteur se risquait alors à une image : « Brassens est un véritable monument historique » (Calvet, 1991, p. 7).

2 Brassens est indéniablement une figure marquante de notre histoire. Toutefois, en ce qui concerne la chanson, la métaphore du monument historique (au sens premier du terme) trouve vite ses limites. Art du temps, la chanson tout comme le cinéma, parce qu’elle ne fixe pas son objet dans la pierre ou sur la toile, déconcerte l’analyse. En effet, comme le souligne Antoine Hennion : « Même sous sa forme enregistrée, la plus objectivée, même s’il suffit de tourner un bouton, l’auditeur n’a pas l’œuvre en face de lui, saisissable d’un coup, mais une durée, qu’il ne peut comprendre que s’il s’y abandonne – adieu la distance critique – et commenter que s’il en est sorti, à travers la reconstruction de sa mémoire. » (Hennion, 1993, p. 286)

3 La chanson, art de synthèse entre un texte et une musique, ne dure qu’un temps par définition. Elle est a priori plutôt une forme auditive qu’une forme visuelle. Les objets témoins de la chanson (disques, partitions, textes, etc.), tout ce qui en concrétise un peu le souvenir, ne se confondent pas avec elle. Comment commémorer alors les chansons qui ont marqué notre mémoire ? Peut-on exposer des chansons célèbres comme on exposerait des tableaux de maîtres ?

4 L’exposition désigne à la fois l’acte de présentation au public de choses, les objets exposés (les expôts) et le lieu dans lequel se passe cette présentation. Quelle que soit la

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catégorie à laquelle elles appartiennent, toutes les expositions répondent à cette définition. Qu’elle se veuille simple situation de rencontre avec des objets, qu’elle vise à transmettre un message ou que son objectif soit une efficacité sociale, toute exposition met en rapport le public avec des objets. C’est en ce sens que l’exposition est un média au même titre que le théâtre ou l’architecture (Davallon, 1986, p. 204-205). Ce média vient à l’origine des arts plastiques ou visuels. On pourrait penser a priori que l’exposition est inadaptée à la nature de la chanson. En effet, vouloir exhiber un matériau sonore peut paraître paradoxal. Or il existe plusieurs tentatives de « mise en musée » de la chanson. Le musée des Beatles à Liverpool, ainsi que ceux consacrés à Elvis aux Etats-Unis en sont des exemples. Il convient donc d’interroger ces formes de mise en musée pour tenter de comprendre comment les concepteurs d’une exposition consacrée à la chanson arrivent à résoudre cette contradiction de départ. Mettre en exposition l’œuvre d’un chanteur n’est pas un geste anodin. Il s’agira aussi de réfléchir sur le statut que donne l’exposition aux chansons exposées.

5 C’est à partir de l’analyse sémiotique de l’exposition proposée par l’Espace Georges Brassens, situé à Sète, et consacrée tout autant au chanteur qu’à son œuvre, que nous tenterons d’apporter quelques réponses à ces questions. En effet, la musique n’existe pas en dehors de ces nombreux dispositifs sensibles qui la manifestent au monde. Comme l’a fait remarquer justement Antoine Hennion, la musique n’existe pas en soi : « […] Il n’est d’auditeur, il n’est de musique qu’en situation, dépendant des lieux, des moments et des objets qui les présentent, tenus par les dispositifs et les médiateurs qui les produisent […] » (Hennion, 1993, p. 375)

6 Dans un premier temps, nous présenterons l’exposition et étudierons sa muséographie. Il s’agit de mieux comprendre cette forme de la médiation ainsi que la contribution des différents dispositifs et registres sémiotiques mobilisés et, ainsi, de voir ce que l’exposition fait de la chanson et réciproquement, comment la chanson transforme l’exposition. On tentera notamment de mettre au jour les stratagèmes que mettent en place les concepteurs pour rendre visible la chanson. Puis nous nous interrogerons sur la spécificité de cette muséographie : en quoi l’Espace Georges Brassens se distingue-t-il ou non d’autres musées ou d’autres formes d’évocation ? Enfin, nous tenterons de déterminer si cette exposition donne un statut particulier à l’œuvre de Brassens.

7 Comment se présente l’exposition consacrée à Brassens qui constitue le terrain de recherche ? Situé Boulevard Camille Blanc à Sète, en face du cimetière Le Py où est enterré Brassens, l’Espace Georges Brassens a été créé en 1991 à l’occasion du 10e anniversaire de la mort du chanteur. Sa création a été financée par la municipalité de Sète, en partenariat avec la Région Languedoc Roussillon et le Conseil Général de l’Hérault. Le lieu dédié au chanteur accueille, environ, 50 000 visiteurs par an. Installé dans la ville natale du chanteur, il commémore son histoire et son œuvre en proposant un parcours de découverte aux visiteurs.7

Agencement et découpage de l’exposition

8 L’exposition suit la chronologie de la vie du chanteur puisqu’elle débute par sa naissance et son enfance à Sète et s’achève par la zone consacrée à la célèbre chanson « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ». La trame narrative de l’exposition proposée par l’Espace Georges Brassens est organisée en trois parties, divisées elles- mêmes en zones (figure 1). La première partie s’intitule « la vie de Georges Brassens ».

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Elle est axée, essentiellement, sur des éléments biographiques et comporte 4 zones. Une première zone retrace « l’enfance et l’adolescence » du chanteur à Sète, une seconde « la période Jazz », la troisième, celle de « l’impasse Florimont » (en 1944, Brassens se réfugie chez Jeanne Le Bonniec, impasse Florimont à Paris), enfin la quatrième est une reconstitution de « la loge » du chanteur.

9 La deuxième partie est constituée d’une salle vidéo à l’intérieur de laquelle différents documents sont diffusés : émissions de télévision, interviews, tours de chant. Ces documents sont, pour la plupart, peu connus. Enfin, la troisième partie propose une approche de l’œuvre de Georges Brassens au travers de quelques grands thèmes : « l’anticonformisme » (zone 5), « la vie d’artiste » (zone 6), « les poètes » (zone 7), « les femmes » (zone 8), « la mort » (zone 9). Ce dernier thème qui vient conclure la visite est traité avec ironie et humour à la manière de Brassens dans la chanson « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ». La quasi totalité des objets exposés dans cette dernière salle réfère d’ailleurs à cette célèbre chanson : un agrandissement du brouillon manuscrit des paroles, une photo de Brassens, pipe à la main sur une plage de Sète, un défilant de dessins humoristiques illustrant les paroles de la chanson, projetés en boucle sur un des murs de la salle. La chanson est également diffusée dans le casque des visiteurs.

10 Il est impossible de rapporter ici le contenu détaillé de chacune de ces zones mais précisons que tout au long de l’exposition, par l’intermédiaire d’un casque d’écoute, qui diffuse des extraits d’entretiens (issus d’émissions télévisuelles ou radiophoniques) et des extraits de chansons, c’est la voix de Georges Brassens qui guide le visiteur dans son cheminement. Des sélections ont été faites par l’équipe du musée parmi ces entretiens et ainsi c’est le chanteur lui-même et non un tiers qui accompagne de sa voix les visiteurs dans le musée. Ce dispositif donne l’illusion que Brassens est toujours vivant puisqu’il glisse à l’oreille des visiteurs-auditeurs des confidences sur sa vie et sa carrière artistique en rapport avec les zones qu’ils traversent. Il faut préciser que les zones que nous avons présentées plus haut, sont en fait des zones d’émission auxquelles correspondent des énoncés sonores particuliers (d’une durée de trois à quatre minutes environ par zone) et qui sont diffusés en boucle. Lorsque le visiteur traverse une nouvelle zone d’émission, il entend automatiquement un nouvel énoncé, sans avoir à appuyer sur un bouton, le système fonctionnant par infrarouge. Notons que ce dispositif comporte un certain nombre d’imperfections. Tout d’abord, le passage d’une zone à une autre entraîne la plupart du temps des interférences entre les deux énoncés. Par ailleurs, le changement de salle du visiteur peut ne pas correspondre au début du nouvel énoncé.

Procédures et registres sémiotiques utilisés

11 Après avoir présenté les salles de l’exposition Brassens, il s’agit maintenant de décrire les différents registres sémiotiques auxquels a recours le dispositif afin de comprendre comment les concepteurs de l’exposition donnent à voir la chanson.

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Figure 1. Plan de l’espace Georges Brassens

12 Les expositions font appel, généralement, à trois types de registres : le registre scriptovisuel, le registre audiovisuel, et le registre objectal (Davallon, 1999). L’exposition Brassens utilise ces trois registres. En ce qui concerne le registre scriptovisuel, il est intéressant de constater que l’exposition fait appel à deux types d’écrits : d’une part, le texte des panneaux d’information qui jalonnent l’exposition, et d’autre part, l’écrit exposé, c’est-à-dire l’ensemble des manuscrits ou des tapuscrits produits par Brassens lui-même et qui sont à considérer comme des documents authentiques (cf. l’extrait de la chanson « Les Amoureux des bancs publics » placé sous vitrine à côté de deux petites figurines).

13 Parmi ces documents écrits, figurent aussi des textes de chanson qui ont été agrandis pour être exposés dans leur intégralité. Il faut insister sur le fait qu’exposer des chansons dans une forme écrite, c’est sous-entendre que le texte prévaut sur la musique. D’ailleurs le musée parle de Brassens comme d’un « poète ». En mettant en avant les textes de Brassens, le musée participe en quelque sorte au faux débat qui consiste à opposer « chanson à texte » et « chanson de variétés » mais qui permet de légitimer en quelque sorte l’entrée de la chanson au musée. L’exposition propose ici une réinterprétation des chansons de Brassens comme des poèmes.

14 Au registre scriptovisuel se superpose un registre audiovisuel. Ce registre est utilisé par l’Espace Georges Brassens, puisqu’une salle audiovisuelle accueille les visiteurs au milieu du parcours. On peut inclure dans ce registre les unités sonores (extraits d’interviews et extraits de chansons) qui sont diffusées au fil de l’exposition et qui, finalement, jouent le rôle d’expôts sonores.

15 À propos du troisième registre, le registre objectal, il est intéressant de remarquer que plusieurs sortes d’objets, dont le statut diffère, cohabitent au sein d’un même espace. Tout d’abord, sont exposés, ce qu’on pourrait appeler les objets de la chanson : disques

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vinyl, pochettes d’albums, manuscrits de chansons, instruments de musique… L’exposition met également en scène les objets personnels du chanteur : stylo, pipe, paire de lunettes, lettres manuscrites et dactylographiées, etc. Enfin, des objets créés exprès pour l’exposition et destinés à illustrer les paroles de chansons et les « valeurs » du chanteur sont présentés aux visiteurs.

16 Par exemple, dans la zone 5 de l’exposition intitulée « l’anticonformisme » – zone qui retrace la période libertaire de Georges Brassens – sept panneaux de couleurs différentes présentent les thèmes considérés comme récurrents par les concepteurs de l’exposition dans les chansons du chanteur : « la guerre », « la contestation », « la loi », « la tendresse et l’amour », « la religion », « la mort », « le temps ». Chacun des panneaux est constitué de citations de chansons et de caricatures qui donnent ainsi à lire et à voir les prises de position de Georges Brassens face à ces différents thèmes. Devant chacun de ces panneaux, se trouvent les œuvres d’un artiste plasticien (Beb Phalip). Ces œuvres prennent toute la forme de mini dioramas (planche 1). Le terme « diorama » signifie littéralement « voir à travers ». « A l’origine, les dioramas présentaient des espèces animales dans un cadre réaliste correspondant à leur habitat naturel et comprenant des objets en trois dimensions (rochers, arbres, etc.). Aujourd’hui, le terme « diorama » est utilisé dans un sens beaucoup plus large, et désigne un élément d’exposition comportant des objets tridimensionnels présentés dans un cadre réaliste avec ou sans fresque représentant un paysage, à l’arrière plan. » (Bitgood, 1996, p. 38).

17 Les mini dioramas présentés dans l’exposition Brassens ont pour fonction d’illustrer chacun des thèmes précédemment cités.

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Planche 1. Trois des mini dioramas présentés dans la zone 5 de l’exposition intitulée « l’anticonformisme ».

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Ces œuvres, créées de toute pièce pour l’exposition, sont censées mettre en image les prises de position de Georges Brassens sur des thèmes souvent abordés dans ces chansons : « la religion », « la contestation », « la loi »…

18 Un premier diorama placé devant le panneau « la religion » présente des moutons en plastique avec le mot « dogme » inscrit sur le dos. Plus loin, devant le panneau consacré au thème de « la contestation », on peut voir un entonnoir laissant se déverser des lettres d’un scrabble à l’intérieur d’un crâne. Ces lettres forment les mots : « idées », « drapeaux », « grand » « soir » (ces mots renvoient en fait au texte de la chanson « Mourir pour des idées » dont un extrait est cité sur le panneau consacré à « la contestation »). Enfin, dernier exemple, devant le panneau consacré à « la loi », est mis sous verre un képi de gendarme recouvrant plusieurs manuels : « manuel de la bonne famille », « manuel du valeureux soldat », « morale pour tous », « scout toujours », « catéchisme ».

19 Ces œuvres, créées de toutes pièces pour l’exposition, sont censées mettre en image les prises de position de Georges Brassens, celles qu’il a affichées ouvertement dans ses chansons et qui correspondent à son statut de « poète » (c’est le terme utilisé par l’Espace Georges Brassens) non conventionnel. Ces mini dioramas proposent en fait, une traduction intersémiotique des valeurs du chanteur. Cette traduction consiste en un passage d’un système de signes (des signes linguistiques : les paroles des chansons de Brassens qui renvoient à ses valeurs) à un autre système de signes non linguistiques (objets en 3D) sur lesquels s’inscrivent parfois des mots (Jakobson, 1963, p. 79). Il s’agit d’être aussi proche que possible du sens du système initial en jouant de l’ironie ou de la provocation comme pouvait le faire Brassens dans ses chansons.

20 Ces objets ont un caractère conventionnel. Il s’agit de prendre l’image à la lettre : le képi de gendarme n’est en fait qu’un couvre chef, partie d’un uniforme. Pour qu’il devienne par métonymie la valeur moquée par Brassens, il faut une série de déplacements et de renvois à une culture convenue de la répression (Lyotard, 1971). Ces

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mini dioramas s’adressent à des visiteurs qui connaissent déjà les chansons de Brassens et le chanteur lui-même. Ils supposent en effet que les visiteurs mobilisent leurs compétences idéologique et culturelle (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 18) sinon ils passeront à côté de ces objets sans comprendre leur fonction. Le discours de l’exposition construit dans cette zone un visiteur modèle qui a pour caractéristique première d’être un expert. On trouve un autre exemple de ces artefacts, c’est-à-dire de ces objets créés de toute pièce pour l’exposition, dans la zone 6 intitulée « la vie d’artiste ». Dans une vitrine, deux personnages en terre cuite s’embrassent sur un banc, pour illustrer sous forme d’un quasi pléonasme un extrait de la chanson « Les amoureux des bancs publics ».

21 La chanson n’est pas un objet, mais une durée impalpable, une forme auditive. Les objets témoins de la chanson (disques, partitions, textes, etc.), tout ce qui en concrétise un peu le souvenir, ne se confondent pas avec elle. C’est pourquoi, les expositions qui n’ont pas d’objet à présenter sont obligées d’avoir recours à de véritables ruses de la re- présentation pour suppléer cette présence. La chanson n’est pas un objet visuel mais une durée. La mise en place d’artefacts devient une nécessité à moins d’envisager le musée non plus comme un lieu d’exposition mais comme une discothèque. Ces objets (képi de gendarme, manuel de morale, crâne, soldats en plastique, lettres de scrabble, personnages en terre cuite dans un mini diorama…) jouent le rôle d’expôts car, bien sûr, pas d’exposition sans objet à exhiber. Ils vont permettre ainsi de réifier la chanson.

22 Toujours à propos du registre objectal, il faut noter que la distinction évidente que l’on peut faire habituellement dans une exposition entre deux sortes d’objets, à savoir les objets exposés, et les objets outils d’exposition (les vitrines, les socles, les cimaises), se révèle être plus complexe dans le cas de l’exposition Brassens.

23 Par exemple, dans la zone 8, intitulée « Georges Brassens et les femmes », les textes des chansons de Brassens qui parlent de femmes (« Le blason », « La complainte des filles de joie », « Une jolie fleur », « La non demande en mariage »…) sont présentés, non pas sous vitrine, mais à l’intérieur d’une guitare dont on a retiré les cordes (cf. planche 2). La guitare, stylisée et réduite à une forme évocative, emblématise ainsi le rapport entre l’objet musical, qui accompagnait chaque apparition en public du chanteur, et la représentation de l’artiste. La guitare devient ainsi une sorte de rime visuelle qui correspond assez bien au style du chanteur et conforte sa représentation populaire. Le choix d’une guitare comme support à des textes consacrés aux femmes n’est pas anodin, les courbes de la guitare évoquant celles du corps féminin. Cette métaphore a d’ailleurs souvent été utilisée dans l’histoire de l’art. Man Ray, dans la célèbre photographie intitulée Violon d’Ingres (1924), comparait déjà les courbes du corps de Kiki de Montparnasse à celles d’un violon. Par ailleurs, dans le hall, deux guitares ayant appartenu à Brassens sont placées sous vitrine.

24 On constate ainsi que, selon les zones de l’exposition, les mêmes objets peuvent avoir des statuts différents. Les guitares situées dans le hall et placées sous vitrines sont d’authentiques objets patrimoniaux. Quant aux guitares situées dans la zone consacrée aux femmes, leur statut est plus complexe ; ce sont à la fois des objets outils d’exposition (puisqu’elles jouent le rôle de supports des textes de chanson), mais ce sont aussi des objets exposés (Ces guitares de par leur forme proche de la guitare emblématique du chanteur évoquent celui-ci par métonymie. Elles évoquent également les courbes féminines par métaphore).

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Planche 2.

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25 L’étude des différents registres sémiotiques de l’exposition fait apparaître certaines particularités. Il convient de se demander maintenant plus précisément en quoi l’Espace Georges Brassens se distingue ou non d’autres musées ou d’autres formes d’évocation.

26 La première remarque que l’on peut faire, c’est que les artefacts mis en place par les concepteurs de l’exposition pour donner à voir la chanson ne sont d’aucune façon spécifiques à la mise en musée de la chanson. En effet, on procède de la même façon dans une maison d’écrivain. La Maison de Tante Léonie (Illiers-Combray, Eure et Loir), par exemple, qui évoque l’œuvre et la vie de Marcel Proust, rassemble, elle aussi, dans un même espace, objets authentiques et objets créés de toutes pièces. La Maison est, en effet, à la fois un lieu historique, puisque Marcel Proust venait y passer ses vacances de Pâques et d’été entre six ans et neuf ans, et un lieu « fabriqué » puisque les chambres ont été reconstituées pour correspondre au plus près aux descriptions du roman A la recherche du temps perdu (Saurier, 2003).

27 Ce qui fait la spécificité de l’exposition Brassens, à notre avis, c’est sa capacité à rappeler et à montrer l’importance des médiateurs humains, médiateurs sans lesquels la musique n’existerait pas. En effet, la chanson est un art de la présence, c’est-à-dire qu’elle a besoin d’être incarnée par un chanteur ou une chanteuse et de musiciens pour exister. Contrairement aux musées de la musique (comme la Cité de la musique à Paris par exemple) qui la plupart du temps réduisent la musique à une collection d’instruments anciens, l’Espace Georges Brassens met en place diverses ruses pour signifier l’importance de ces médiateurs humains et tenter ainsi de pallier leur absence.

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Le recours à l’oralité

28 Le parti pris de l’équipe du musée consiste tout d’abord, à transmettre un maximum d’informations par le canal oral. Même si le registre scriptovisuel est présent tout au long du parcours de l’exposition, les concepteurs ont choisi d’avoir, le plus souvent possible, recours à l’oralité (en diffusant dans le casque des visiteurs des extraits sonores de chansons mais aussi des extraits d’interviews de Brassens), ce qui se justifie par rapport à la chanson. Il s’agit de donner à écouter tout autant qu’à lire et éviter le plus souvent possible à la chanson d’être coupée de sa dimension musicale et sonore. En effet, on ne peut confondre la forme écrite d’une chanson avec la chanson elle-même.

29 La chanson est un acte de langage syncrétique et complexe. Le texte ne peut être disjoint de sa poétique musicale singulière. Les syllabes sont chantées et scandées singulièrement. Bien sûr, le texte de la chanson peut être réduit à des mots et à des phrases. Mais la chanson ainsi rabattue sur sa facette de texte écrit acquiert alors une valeur performative simple : elle dit quelque chose à celui qui la lit. On a face à soi un énoncé et non plus l’énonciation d’une chanson (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 29).Cette transcription à l’écrit de l’oral chanté et accompagné entraîne une nécessaire modification de l’essence même de l’objet. Amputer les chansons de tous leurs traits d’oralité et de musicalité n’est pas une opération anodine. Celle-ci prive, en effet, de tels objets d’une de leurs caractéristiques principales, le principe de variabilité, le fait « d’être perpétuellement modifiés par la transmission vivante qui les perpétue » (Cheyronnaud, 1986, p. 16).

30 La forme écrite d’une chanson, tout comme un enregistrement d’ailleurs, ne peut rendre compte des interprétations variées de cette même chanson, que cette variabilité concerne certains des mots du texte lui-même, la rythmique, l’orchestration, l’intonation, etc. La voix de Georges Brassens qui guide le visiteur de zone en zone, d’une part, et la diffusion de quelques extraits de chansons dans le casque des visiteurs, d’autre part, viennent alors compenser un peu la perte qu’entraîne ce passage artificiel de l’oral à l’écrit. Au-delà des mots prononcés, la diffusion de la voix du chanteur, celle qui est mémorisée par le visiteur et signe l’authenticité des propos, provoque, en effet, de l’émotion. Le grain de voix de Georges Brassens, ses mots, son timbre, l’intonation des paroles, sont en tout cas tout aussi signifiants et importants que le sens des mots qu’il prononce. Quant aux extraits des chansons, on peut déterminer sans difficulté (sans avoir soi-même le casque audio sur les oreilles), à quel moment ils sont diffusés, en observant simplement les réactions qu’ils provoquent : à l’écoute d’un de ces extraits, les visiteurs se mettent très souvent à battre la mesure avec le pied ou avec les mains, ou à chantonner la mélodie écoutée, dans le musée lui-même ou après en être sortis.

31 Un autre moyen de signifier cette présence et de rappeler l’importance des médiateurs humains consiste pour les concepteurs à mettre en scène des statues au sein de l’exposition. C’est ainsi que dans la zone intitulée « la période jazz », trois statues représentant des musiciens forment un orchestre, chacune arborant un instrument : trombone, contrebasse, banjo.

32 De manière plus flagrante pour la chanson que pour la musique classique, il apparaît que la relation qui s’instaure entre l’interprète, les musiciens, les instruments et le public est tout aussi importante à conserver que les œuvres musicales et les instruments eux-mêmes. Toute la difficulté des concepteurs d’exposition consiste alors,

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comme ici, à trouver des stratagèmes de présentation pour rendre compte de cette relation singulière.

Le geste de mise en musée

Il convient maintenant de réfléchir sur le statut que confère le geste de mise en musée aux objets exposés. Il faut dire si l’exposition en tant que média donne un statut particulier à l’œuvre de Brassens.

33 Le geste de mise en musée a nécessairement pour conséquence de faire changer de statut l’objet muséifié. Habituellement, ce geste fait quitter la sphère des échanges à l’objet muséifié pour le faire entrer dans un univers symbolique. L’économique est en quelque sorte dénié et remplacé par un capital symbolique. Dans un article intitulé « De l’objet quotidien à l’objet-de-musée », Céline Rosselin (1993, p. 22-27) retrace le parcours qu’effectue l’objet depuis son acquisition jusqu’à son exposition au musée. L’auteur rend compte ainsi des différents rites de passage par lesquels passe l’objet et des différents statuts qu’il acquiert.

34 Ce changement de statut qu’engendre la mise en musée est d’ailleurs un principe fondateur du musée. Au moment de la Révolution française, le musée, parce qu’il opère ce changement de statut va permettre de protéger du vandalisme les objets qui représentaient l’autorité royale ou religieuse. « Le transfert des morceaux incriminés en un lieu moins exposé constitue la principale alternative à l’iconoclasme in situ » (Poulot, 1997, p. 149). Dès lors, le musée se présente comme un lieu de refuge. « La valeur artistique, celle que le musée consacre en l’isolant des autres – politique ou religieuse – est ce qui sauve les œuvres, et le musée s’offre comme un abri » (Schaer, 1993, p. 55). La plupart des musées sont nés d’un transfert d’objets qui changent de statut en même temps qu’on les déplace. L’objet passe de la sphère du quotidien à celle du musée et acquiert ainsi un statut juridique et irréversible et un statut scientifique, nécessaires à la légitimation de sa présence dans l’enceinte du musée.

35 Dans le cas de l’exposition Brassens, les chansons « exposées » acquièrent un statut esthétique, du fait de leur mise en musée. Mais au contraire d’autres objets muséifiés, elles demeurent également dans la sphère marchande et sociale : les chansons de Brassens, en dehors du musée, sont diffusées quasi quotidiennement à la radio dans leur version originale ou sous forme de reprises. Tout comme le film, la chanson revendique la possibilité d’exister ailleurs qu’au musée, ce qui n’est pas le cas de toutes les collections de musées. Nous pensons notamment aux collections des écomusées et à celles des musées d’ethnographie, où la mise en musée d’objets du quotidien constitue, en fait, une mise en tombeau de ces derniers. En entrant au musée, ils deviennent des vestiges, des objets ne vivant plus dans la contemporanéité. L’article sur la « beauté du mort » de Michel de Certeau offre, près de trente ans après sa première publication, une conceptualisation encore satisfaisante du processus de mise en patrimoine (De Certeau et al., 1993).

36 À travers l’analyse sémiotique de l’exposition Brassens, nous nous rendons compte à quel point la mise en exposition de la chanson est un processus qui met en jeu des préoccupations aussi bien sociologiques, qu’esthétiques et sémiotiques. La chanson vient sans cesse réinterroger la notion d’exposition puisqu’en effet le son ne s’expose pas en tant que tel. Art de la présence, la chanson soumise à l’écoute et par là-même à une durée ne se laisse pas mettre en exposition de la même manière qu’un tableau. Les

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ruses que met en place le musée pour rendre visible la chanson sont variées : création d’artefacts (statuettes illustrant les paroles des chansons, dioramas donnant à voir les prises de positions du chanteur), exposition de textes agrandis, d’objets de la chanson (disques, partition, instruments, etc.), et d’objets personnels du chanteur (pipe, stylo…). Pourtant ces stratagèmes ne sont pas spécifiques à la chanson, ils sont également utilisés pour la mise en exposition de l’œuvre littéraire (Maison de la Tante Léonie) et de la découverte scientifique (musée Curie). D’ailleurs, tout comme le font les maisons d’écrivains, l’exposition Brassens propose à la fois une évocation de l’œuvre, une évocation biographique et une évocation hagiographique. Le chanteur est tout autant le sujet de l’exposition que ses chansons.

37 La singularité de la muséographie de cette exposition tient plus à la tentative des concepteurs de pallier l’absence de médiateurs humains au sein de l’exposition (chanteur et musiciens) et de signifier par là-même leur importance, en ayant d’une part, recours à l’oralité grâce à un casque d’écoute prêté aux visiteurs pendant la visite et d’autre part, en plaçant des statues évoquant les musiciens de Brassens au sein même de l’exposition. En même temps, l’usage de ce casque d’écoute place les visiteurs dans des conditions de visite particulières : ils ne peuvent dialoguer entre eux à moins d’ôter le casque et sont soumis à la durée de l’énoncé diffusé dans la zone qu’ils traversent. Cette dimension multicanale de l’exposition rend d’autant plus complexe la tâche du visiteur qui doit lire les panneaux, regarder les objets présentés, tout en écoutant les paroles de Brassens. Cette mise en correspondance d’objets et d’extraits sonores génère d’ailleurs de nouveaux effets de sens. C’est donc une nouvelle écoute des chansons de Brassens qui est proposée aux visiteurs qu’ils soient experts ou novices.8

38 Le fait que la diffusion de cette mémoire chansonnière passe par une exposition, et non plus seulement par des émissions télévisuelles de type « hommage à… », confère aux chansons exposées, à l’œuvre de Brassens un statut particulier, un statut esthétique. Le musée, parce qu’il est un dispositif légitimant, contribue à la mise en patrimoine de la chanson. En effet, le terme « exposition » implique à la fois rassemblement et présentation d’un certain nombre d’objets : ce qui sous-entend que ceux-ci possèdent une valeur, et qu’ils intéressent un public. Pourtant le dispositif étudié hésite sans cesse entre préserver la nature de la chanson (recours à l’oralité) et légitimer cet objet quitte à en faire autre chose que ce qu’il est (de la poésie) pour prouver qu’il est digne d’entrer au musée.

39 La forme prise par l’exposition Georges Brassens montre à quel point la mise en patrimoine de la chanson hésite sans cesse entre légitimation et transgression. A la fois, les musiques populaires constituent un pan fort de notre mémoire nationale, et en même temps, cet objet ne relève pas de la culture savante mais de la culture populaire. C’est peut-être pour cela que les dispositifs institutionnels, comme ceux des musées, demeurent des formes anecdotiques de médiation. En effet, en marge de ces dispositifs légitimés et légitimants, existent des médiations plus « officieuses » mais néanmoins variées et nombreuses. En pratique, à l’heure actuelle, accéder à la mémoire de la chanson en France, cela se résume le plus souvent pour le public à passer par l’un ou l’autre des dispositifs suivants : souvenirs et goûts pour tel ou tel artiste transmis par les parents, les grands parents ou par des amis, ouvrages encyclopédiques et biographies de vedettes disparues, anciens titres enregistrés sur format CD, émissions TV, reprises d’anciens tubes par des chanteurs d’aujourd’hui, radios spécialisées, sites Web de passionnés, fan-clubs, conventions de disques, etc. La liste de ces médiations

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reste nécessairement ouverte puisque nous ne cessons d’accumuler des objets, d’installer divers dispositifs de production de la musique parmi nous et de mobiliser différents intermédiaires humains pour construire notre « goût » (Bourdieu, 1979).

40 Il faut reconnaître au patrimoine chansonnier sa spécificité. La mémoire chansonnière, c’est aussi tout un patrimoine intime de souvenirs et d’images auditives brèves que la chanson construit et véhicule en chacun de nous.

BIBLIOGRAPHIE

BITGOOD (S.), « Les méthodes d’évaluation de l’efficacité des dioramas : compte rendu critique » in Publics et musées n° 9, PUL, janvier-juin 1996, p. 37-53.

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CALVET (L-J.), Georges Brassens, [1991], Ed. Payot, 1993.

CHEYRONNAUD (J.), Mémoires en recueils. Jalons pour une histoire des collectes musicales en terrain français, Office Départemental d’Action Culturelle de l’Hérault, Montpellier, 1986.

DAVALLON (J.) (dir.), Claquemurer pour ainsi dire tout l’univers ; la mise en exposition, Ed. du Centre G. Pompidou, 1986.

DAVALLON (J.), L’exposition à l’œuvre : Stratégies de communication et médiation symbolique, L’Harmattan, Paris, Montréal, 1999.

DE CERTEAU (M.), JULIA (D.), REVEL (J.), « La beauté du mort », in La culture au pluriel, [1974], Ed. du Seuil, 1993, p. 45-72.

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JAKOBSON (R.), Essais de linguistiques générales, Ed. de Minuit, Paris, 1963.

KERBRAT-ORECCHIONI (C.), L’énonciation, de la subjectivité dans le langage, Armand Colin, 1980.

LYOTARD (J-F.), Discours, Figure, Ed. Klincksieck, Paris, 1971.

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ROSSELIN (Céline), « De l’objet quotidien à l’objet-de-musée », in Lettre de l’OCIM, n° 30, 1993, p.-27.

SAURIER (D.), Publics et construction du patrimoine : le cas des maisons d’écrivain, intervention dans le cadre du séminaire de l’EHESS « musées, cultures et sociétés », 12 juin 2003.

SCHAER (R.), L’invention des musées, Gallimard Réunion des Musées Nationaux, 1993.

SITES WEB CONSULTÉS

Espace Georges Brassens : http://www.ville-sete.fr/brassens/index.html

Cité de la musique : http://www.cite-musique.fr/0

DISCOGRAPHIE GEORGES BRASSENS

BRASSENS (G.), La mauvaise réputation – 1952/1955

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BRASSENS (G.), Les amoureux des bancs publics – 1953/1954

BRASSENS (G.), Chanson pour l’auvergnat – 1953/1956

BRASSENS (G.), Je me suis fait tout petit – 1956/1957

BRASSENS (G.), Le pornographe – 1958/1960

BRASSENS (G.), Le mécréant – 1960/1961

BRASSENS (G.), Les trompettes de la renommée – 1961/1966

BRASSENS (G.), Les copains d’abord – 1965

BRASSENS (G.), Supplique pour être enterré à la plage de Sète – 1966

BRASSENS (G.), La religieuse – 1969

BRASSENS (G.), Fernande – 1972

BRASSENS (G.), Don Juan – 1976

RÉSUMÉS

L’exposition, parce qu’elle vient des arts plastiques et visuels, n’est pas, a priori, le média le plus apte à commémorer les chansons qui ont marqué notre mémoire. En effet, la chanson n’est pas un objet à trois dimensions, mais un objet sonore s’inscrivant dans la durée. Or l’existence de plusieurs musées consacrés à la chanson (musée des Beatles à Liverpool, musées consacrés à Elvis aux Etats-Unis) remet en cause ce présupposé. L’analyse sémiotique de l’exposition proposée par l’Espace Georges Brassens, situé à Sète, et consacrée entièrement au chanteur (à sa vie et à son œuvre), nous permet d’une part, de comprendre comment les concepteurs d’une exposition consacrée à la chanson arrivent à résoudre cette contradiction de départ et d’autre part, nous amène à réfléchir sur le statut que confère l’exposition aux « chansons exposées ». La mise en place d’artefacts permet de donner à voir la chanson aux visiteurs. Le recours à l’oralité via l’utilisation d’un casque audio distribué aux visiteurs, préserve un peu la nature de l’objet exposé. La spécificité de cette exposition, par rapport aux musées de la musique notamment, tient à sa capacité à rappeler et à montrer l’importance des médiateurs humains, médiateurs sans lesquels la musique n’existerait pas. Cette muséographie singulière qui met en correspondance objets visuels et extraits sonores propose, de fait, une nouvelle écoute des chansons de Brassens. Par ailleurs, le geste de mise en exposition confère un nouveau statut aux « chansons exposées ». En entrant au musée, elles acquièrent un statut esthétique. Le musée parce qu’il est un dispositif légitimant, contribue à la mise en patrimoine de la chanson.

INDEX

Index géographique : France Keywords : heritage (material / immaterial), exhibit / museum, lyrics nomsmotscles Brassens (Georges) Mots-clés : exposition / musée, patrimoine matériel / immatériel, paroles Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson

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AUTEUR

JULIETTE DALBAVIE

Juliette DALBAVIE, ATER en Sciences de l’Information et de la Communication Laboratoire Culture et Communication Université d’Avignon. mail

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