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Archives de sciences sociales des religions

177 | 2017 Mondes juifs en mouvement frontières, porosités, circulations

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/29233 DOI : 10.4000/assr.29233 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2017 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 177 | 2017, « Mondes juifs en mouvement » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 11 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/assr/29233 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.29233

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© Archives de sciences sociales des religions 1

SOMMAIRE

In Memoriam François-André Isambert (1924-2017) Pierre Lassave

Mondes juifs en mouvement : frontières, porosités, circulations

Introduction Lucine Endelstein, Sébastien Tank-Storper et avec la collaboration de Yoann Morvan

« Qui est Juif ? » Loi du retour, conversions et définitions juridiques de l’identité juive en Israël Sébastien Tank-Storper

Lumières sur la ville Les fêtes de Hanoucca entre action missionnaire transnationale et appartenance événementielle Lucine Endelstein

Le balcon, les pots de fleurs et la mehitza Histoire de la politisation religieuse du genre dans les synagogues françaises Béatrice de Gasquet

Fronterizaciones jabadianas Análisis de los modos de identificación con la lubavitcheidad y las tensiones entre las dimensiones de identificación Damian Setton

Juifs d’Istanbul : du parcours minoritaire aux porosités exclusives Yoann Morvan

Like a Snake in Paradise Fundamentalism, Gender and Taboos in the Haredi Community Nicolas Stadler et Lea Taragin-Zeller

Boundary crossers The “Jewish Buddhists” and Judaism’s symbolic boundaries in a global age Mira Niculescu

Sortir des ghettos de l’ultra-orthodoxie Dialogue autour d’un fait social Florence Heymann et Yann Scioldo-Zurcher

Varia

Indicateurs de laïcité dans deux démocraties contemporaines Analyse comparative entre le Mexique et l’Argentine Roberto Blancarte et Juan Cruz Esquivel

Traditions et transcendance Processus incrémental de conversion dans les Églises chinoises Pierre Vendassi

La quête des reliques dans la mission du Japon (XVIᵉ -XVIIIᵉ siècle) Hitomi Omata Rappo

Sanctifier le cloître Les dons de reliques aux carmélites de Lyon et Rouen à l’époque moderne Nicolas Guyard

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« Christianisme, épistémologie et sciences humaines » défendu Réponse à la réponse de Charles-Henry Cuin Roger Pouivet

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In Memoriam François-André Isambert (1924-2017)

Pierre Lassave

1 Il y a seulement deux ans, nos colonnes (no 168) accueillaient un dernier texte de François-André Isambert dans lequel il présentait le manuscrit inédit de son ancêtre homonyme qui était une longue étude, datée de 1843, d’exégèse historique du Nouveau Testament dont une des hypothèses était que Jésus aurait vécu bien plus longtemps que ce qu’en dit la tradition. La présentation de ce manuscrit consultable à la Bibliothèque nationale était signée non sans une pointe d'humour à l’âge de quatre-vingt-dix ans, par « François-André Isambert Jr ». Notre junior vient de disparaître, tirant le dernier

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le rideau de la scène primitive des six fondateurs de notre revue. Une nouvelle page s’ouvre dorénavant, celle du travail de mémoire et d'histoire sur ce que leur œuvre a apporté à la connaissance des faits religieux et plus largement de la société, tant pour hier que pour aujourd’hui, présent et passé s’éclairant réciproquement.

2 François-André Isambert est né à Coblence en 1924 où son père assurait alors le secrétariat de la Commission interalliée pour le territoire de la Rhénanie. Après ses études à Paris (Janson-de-Sailly) puis à Lyon pendant l’Occupation, l’étudiant de khâgne embrasse la cause de la Résistance aux côtés des réseaux d’étudiants chrétiens. Il s’engage en 1944 dans la Première Armée qui libère l’Alsace. Agrégé de philosophie en 1947, il enseigne à Besançon, marié avec Viviane Jamati, future sociologue du travail féminin puis de l’éducation. Comme nombre de philosophes engagés dans le mouvement de l’histoire, Isambert se tourne vers la sociologie et devient assistant de Georges Gurvitch à la Sorbonne. Préoccupé par le fossé entre le monde ouvrier et le christianisme, il se rapproche de Gabriel Le Bras qui le recrute au Centre d’études sociologiques du CNRS dans le Groupe de sociologie des religions créé en 1954 avec Henri Desroche et qui est comme l’on sait à l’origine de notre revue.

3 Son premier essai, Christianisme et classe ouvrière (1961) prend la mesure statistique des écarts tout en apportant par l’histoire des nuances au schéma de la déchristianisation du monde. Dans ses travaux de mathématique sociale, Raymond Boudon a pu parler du « modèle écologique d’Isambert » consistant à montrer par des corrélations statistiques sophistiquées que plus l’ouvrier habite un quartier ouvrier plus grande est sa distance à l’Église. En parallèle, et après d’autres historiens, comme son grand-père Gaston auteur d’une histoire remarquée des idées socialistes, notre jeune chercheur est parti fouiller dans la mémoire des utopies chrétiennes du mouvement ouvrier.

4 Sa thèse d’État sous la direction de Gurvitch puis de Raymond Aron, De la charbonnerie au saint-simonisme. Étude sur la jeunesse de Buchez (1966) et Buchez ou l’âge théologique de la sociologie (1967), ouvre ainsi, à travers la figure méconnue de Philippe Buchez, une fenêtre sur les liens de parenté entre le catholicisme, le socialisme et la science du social à l’âge industriel. Sa thèse complémentaire sur la sociologie des fêtes de Noël et du Nouvel An, sous la direction de Jean Stoetzel, marque la diversification de ses centres d’intérêt et de ses méthodes d’enquête tant quantitatives que qualitatives.

5 Dans les années 1960, Isambert rejoint l’enseignement supérieur, professeur à Lille puis à Nanterre. Membre de la Revue française de sociologie, aux côtés de Stoetzel son fondateur, l’enseignant-chercheur participe activement à la reconnaissance universitaire de la discipline. En 1971, il est élu directeur d’études à la VIe section de l’EPHE – bientôt EHESS en 1975 – poursuivant son ouverture à la sociologie des religions inaugurée par Le Bras. Ses travaux sur la « sécularisation interne » et sur la « religion populaire » le conduisent au centre de débats savants, tant au sein de l’Association française de sociologie des religions (AFSR) qu’il contribue à déconfessionnaliser avec Jacques Maître, qu’au sein des conférences internationales en pleine extension (CISR). Sa sagacité critique montre comment ces constructions intellectuelles à forte charge polémique relèvent de fractures qui traversent conjointement les institutions ecclésiastiques et académiques. Revenant plus fondamentalement aux thèses de l’école durkheimienne sur la nature sociale du sacré, il décrypte par ailleurs les mécanismes de l’efficacité symbolique des rituels transformés, notamment après les réformes de Vatican II, ce qui aboutit à la publication de deux essais remarqués : Rite et efficacité symbolique. Essai d’anthropologie sociologique (1979) et Le sens du sacré. Fête et religion

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populaire (1982). Analyste de la force agissante, contagieuse et ambivalente du sacré, il atteint le seuil des mécanismes psychophysiologiques entrevus par Claude Lévi-Strauss à propos de la cure chamanique, mais sans aller au-delà de la fenêtre qu’il ouvre sur une pragmatique de la liturgie en prenant appui sur la théorie des actes de langage de John L. Austin et John R. Searle.

6 Observateur attentif des « situations à propositions profuses », comme il le dit à propos des débats sur la contraception et l’avortement, il créée à partir des années 1980 un laboratoire de sociologie de l’éthique avec ses collaborateurs Jean-Paul Terrenoire et Paul Ladrière. Ce centre qui reprend à nouveaux frais le projet de Gurvitch d’une sociologie de la morale, s’adonne entre autres à l’étude des justifications et des litiges qui accompagnent tout processus biomédical engageant le corps, la vie et la mort : manipulations génétiques, don d’organes, assistance à la fin de vie, etc. La généalogie de la bioéthique qu’il entreprend avec ses correspondants américains (Renée C. Fox) l’amène à mettre au jour le rapport expérimental à l’humain au même titre que Michel Foucault avait exploré la dimension clinique de la médecine. La phénoménologie de l’action théorisée par Alfred Schütz et la rationalité en valeur définie par Max Weber lui servent de balises. C’est à ce moment exploratoire, dans un perspectivisme sociologique résolu qu’il épingle dans une note critique très lue de la Revue française de sociologie (1985) le « programme fort » d’anthropologie des sciences de David Bloor, pris selon lui « en porte-à-faux entre une critique épistémologique qui se défend contre le réalisme scientifique et une sociologie qui développe les caractères d’une nature sociale confondue avec une procédure explicative de type mécaniste ».

7 Dans son livre bilan qui rassemble nombre de ses articles les plus commentés, De la religion à l’éthique (1992), il vise moins un improbable remplacement du religieux par l’éthique qu’une attention renouvelée aux références métaphysiques investies dans le débat public sur le statut du vivant. En cela sa pensée riche en nuances nous prévient contre tout étonnement face aux résurgences passionnelles d’aujourd’hui au nom de la « post-vérité ». Peu à l’aise dans les tâches croissantes d’organisation de la recherche malgré diverses responsabilités prises au plus haut niveau dans les comités nationaux, il a cependant formé quelques chercheurs qui se réclament de son héritage exigeant, notamment Patrick Pharo, spécialiste des questions morales, et Simone Bateman, analyste des pratiques biomédicales à controverses, sans parler des sociologues des religions qui telle Danièle Hervieu-Léger se réfèrent à lui.

8 Ses derniers travaux d’épistémologie critique qui reviennent sur la réduction des sciences à leur socialité, sur les traductions fautives de Max Weber, sur les premières enquêtes de Paul Lazarsfeld sur les chômeurs de Marienthal dans l’Autriche des années 1930 ou sur le coefficient moral de la théorie économique de John Maynard Keynes, témoignent de la curiosité universelle de cet auteur. Compagnon de route d’Alain Touraine, de Raymond Boudon et de Pierre Bourdieu, son œuvre demeure moins connue des manuels académiques et du grand public que celle de ces derniers. Mais comme on vient de le suggérer, nombre de ses articles et de ses essais ont été pris comme modèles de solidité théorique et de finesse d’analyse par au moins deux générations de sociologues. Avec sa disparition, le devoir d’inventaire frappe à la porte1.

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9 De façon plus personnelle, et pour tous ceux qui n’ont pu assister aux obsèques familiales et civiles, voici les paroles qu’il m’a été donné de prononcer au cimetière d’Orgeval, le vendredi 24 février 2017 :

10 François,

11 Il y a cinq ans seulement, je t’ai cherché sur la toile et suis tombé sur ton ancêtre homonyme, François-André Isambert, juriste et député connu pour son combat en faveur de l’abolition de l’esclavage sous la Monarchie de Juillet. Pour moi, Isambert c’était pourtant d’abord le nom d’un professeur discret mais à la critique sûre. Que ce soit pour chiffrer et comprendre le fossé entre le monde ouvrier et le christianisme, pour décrypter les valeurs morales engagées dans les débats autour de l’avortement, ou pour prévenir des risques de réduire toute science à ses conditions sociales.

12 Ton nom a longtemps flotté dans ma mémoire comme une référence savante avant que sur le tard les sinuosités de ma trajectoire me conduisent sur les traces de cet étrange Groupe de sociologie des religions d’après-guerre dont tu as été l’un des membres fondateurs aux côtés de Gabriel Le Bras, Henri Desroche, Émile Poulat, Jacques Maître et Jean Séguy. Une équipe peu conformiste qui a fait son trou et a assuré sa postérité, quand bien même la sociologie des religions a longtemps été une spécialité assez marginale dans ce pays. L’active revue Archives de sciences sociales des religions que tu as contribué à lancer dans les années cinquante est aujourd’hui florissante.

13 Il y a cinq ans seulement, je t’ai rencontré à Montrouge car tu cherchais à faire connaître le manuscrit de ton ancêtre homonyme, une étude historique inédite sur la Vie de Jésus qui anticipait sur celle d’Ernest Renan. J’ai alors profité de ta demande pour en savoir plus sur ta propre histoire. Ainsi ai-je également rencontré Viviane, devenue chère à mon cœur. Tous les deux, vous avez su me parler des heurs et malheurs d’une existence communément consacrée à la connaissance du monde social.

14 C’est dans une clinique de repos que, cher François, nous sommes passés du Vous au Tu. Bien que fort réticent à me raconter ta vie et cherchant péniblement tes mots, tu m’attendais dans le couloir certains jours de l’été 2014 en me reprochant d’arriver avec une minute de retard. Je ne réparais pas seulement ton appareil auditif ou ton téléphone portable, mais je te faisais aussi sortir par la parole de la prison où tu étais : « Aujourd’hui, on s’est bien rincé le cerveau, hein ! Et si on passait du Vous au Tu ? », m’as-tu dit un jour avec un éclair dans le regard. Cet éclair de l’esprit parcourt ta vie et ton œuvre. La ferveur et l’ardeur aussi, termes dont tu me détaillais les nuances. Je n’ai pas eu le temps ni le courage d’évoquer avec toi la fureur et la frayeur qui t’ont également trop de fois traversé et paralysé.

15 L’engagement dans la Résistance, tout jeune étudiant chrétien. La déclaration définitive d’amour à Viviane. La réflexion sur l’être et le néant après la mort soudaine d’un camarade de combat fauché à tes pieds par une mitrailleuse sur le front d’Alsace. La conversion de l’agrégé de philosophie à la sociologie renaissante. La joie des premiers sourires d’Emmanuel, de Françoise et de Christiane. L’investissement acharné dans les corrélations linéaires entre la structure sociale et la pratique religieuse, dans l’histoire des précurseurs de la pensée sociale, dans l’anthropologie des rites, des sacrements et des fêtes. Puis, au milieu du gué, le rebond vers la généalogie de la bioéthique, en passant par les États-Unis. Ta matière était des « situations à propositions profuses », comme tu disais, autour des questions posées par la vie interrompue, transplantée, manipulée, augmentée. L’observation du monde n’est jamais allée pour toi sans réflexion sur le sens de ce qui se passe et de ce qui nous fait. Descartes, Kant, Husserl et surtout Durkheim et Weber, inlassablement revisités.

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16 Tu ne nous laisses pas pour finir qu’une exigence d’élucider la complexité des choses mais aussi un univers caché d’émotions et de sentiments les plus vifs qu’une pointe d’humour laissait souvent entrevoir. Moïse sauvé des eaux montantes du Rhin, à Coblence ta ville natale, c’est aussi toi au berceau que tes parents évacuaient par précaution. La motte de terre glaise dans laquelle tu creusais des boyaux pour y faire circuler des billes, c’était ton jeu inventé dans le jardin de ta maison bleue de l’enfance, ici à Orgeval, lieu de villégiature de tes parents où tu as décidé de retourner pour toujours. La prochaine fois que je passe par mon midi natal, j’irai me pointer comme toi sur le cap de la Gorguette à Sanary-sur-Mer, scruter au loin La Ciotat et son île verte près de laquelle j’ai appris tout petit à nager. En guise de prière à nos bleus du ciel et de la mer.

NOTES

1. Une bibliographie complète, accompagnée d’éléments de parcours, est consultable sur notre site : http://assr.revues.org/25703

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Mondes juifs en mouvement : frontières, porosités, circulations

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Introduction

Lucine Endelstein, Sébastien Tank-Storper et avec la collaboration de Yoann Morvan

1 Le titre de ce dossier évoque des images qui peuvent sembler contraires à certaines idées reçues. Encore souvent perçu comme « un monde à part », le monde juif cultiverait sa différence par la reproduction à l’identique de rites et de traditions millénaires, et par un entre-soi entretenu dans la cellule familiale comme dans les relations sociales. Cette représentation d’un monde figé et uniforme est pourtant à l’opposé des profonds contrastes qui le traversent et des changements qui le travaillent, et dont rendent compte les textes ici réunis. Comme nous y invite Chantal Bordes-Benayoun dans l’introduction au numéro de la revue Ethnologie française qu’elle a dirigé, consacré aux Mondes juifs contemporains (Bordes-Benayoun, 2013), le fait juif ne peut aujourd’hui plus être pensé au singulier. « Les » mondes juifs donc, sont en perpétuel mouvement, en permanente recomposition, et les frontières qui les parcourent comme celles qui les distinguent du monde environnant se révèlent des membranes poreuses, des lieux d’échange, de relations et de circulations.

2 Le fait juif est donc un fait pluriel qui résiste à toute entreprise de définition exclusive, chacune menaçant de réifier un phénomène multiforme, qui peut aussi bien être appréhendé comme un peuple ou une nation (sans pour autant n’avoir de langue ni de territoire communs à l’ensemble de la judaïcité), comme une religion (alors même que de nombreuses personnes qui se définissent comme juives n’entretiennent aucune sorte de lien avec la « religion juive »), comme une confession (comme ce fut le cas en France dans le cadre du concordat napoléonien) ou comme une dénomination (comme aux États-Unis), comme une culture (sans pour autant que cette culture ne s’incarne dans une seule langue), comme une civilisation ou une diaspora (mais à laquelle il est possible de se convertir), etc. La difficulté, sans doute, réside dans le fait que le judaïsme est à la fois tout cela, sans qu’un seul de ces cadres définitionnels ne soit en mesure de rendre compte de son entière complexité ni de ses multiples actualisations historiques.

3 Loin d’être un collectif transhistorique figé, le monde juif est un construit, en perpétuelle évolution et en perpétuelle recomposition selon les contextes historiques, politiques et géographiques. Nous avons ainsi voulu dans ce dossier saisir les logiques

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contemporaines de construction, d’actualisation et de transformations des mondes juifs à partir de leurs frontières et de leurs multiples points de contact et de négociation avec leurs environnements. Il s’agit plus précisément d’explorer le rôle du religieux dans les jeux multiples sur les frontières : comment le judaïsme (entendu ici comme la dimension religieuse du fait juif) et ses multiples déclinaisons sont-ils mobilisés pour mettre en saillance des contenus identitaires, réélaborer des frontières, poser des limites sociales ou spatiales ? Dans quels contextes et dans quelles conditions ces frontières peuvent-elles être brouillées ou effacées ? Quelles sont les porosités à l’œuvre aussi bien au sein des multiples courants du monde juif qu’avec ses différents environnements ?

4 Chacun des textes réunis dans ce dossier questionne donc, à sa manière, les « situations de frontières » (Agier, 2013) qui travaillent ces différents mondes. La question du périmètre de la judaïcité ne cesse notamment de susciter débats et polémiques au sein de la démocratie israélienne. Trouver une définition juridique consensuelle et stable de l’identité juive est pour cet État un enjeu majeur, aussi bien pour déterminer le statut juridique des citoyens israéliens (dont le droit personnel dépend de l’affiliation religieuse) que pour clarifier la frontière avec les citoyens israéliens non juifs. Mais cette entreprise se heurte aux multiples interprétations possibles de la judéité, tantôt fondées sur le droit démocratique, tantôt fondées sur les multiples interprétations possibles du droit rabbinique (Sébastien Tank-Storper). La concurrence autour des interprétations de la Loi juive est également présente dans l’espace synagogal, la séparation physique entre hommes et femmes étant devenue « un marqueur symbolique des frontières internes au judaïsme français », marqué par l’influence des orthodoxies indépendantes sur le Consistoire (Béatrice de Gasquet). Quant au monde de l’ultra-orthodoxie, qui est lui-même traversé par différents courants et sensibilités, il s’appuie sur un ensemble de normes religieuses pour ériger des barrières et se protéger de la société extérieure perçue comme dangereuse, comme le soulignent Nurit Stadler et Lea Taragin-Zeller.

5 Mais les frontières ainsi tracées ne sont pas des murs hermétiques. Des porosités apparaissent, aussi bien entre les différents courants religieux (Yoann Morvan, Damian Setton, Lucine Endelstein) qu’avec les multiples environnements au sein desquels ces mondes juifs sont situés, qu’il s’agisse de mixités familiales (Sébastien Tank-Storper), de fêtes urbaines ouvertes à la société (Lucine Endelstein), d’influences du monde extérieur sur l’ultra-orthodoxie visible à travers l’évolution des rapports de genre (Nurit Stadler et Lea Taragin-Zeller), ou encore de départs des milieux ultra orthodoxes (Florence Heymann).

6 Le facteur religieux peut aussi être une source d’innovations et de fusion entre les cultures, à l’instar des Juifs bouddhistes, passeurs de frontières entre le monde oriental lui-même revisité par le monde occidental (Mira Niculescu), ou à l’instar de la pop kabbalah qui attire les Juifs stambouliotes (Yoann Morvan). Enfin par les circulations planétaires d’individus et de messages, le fait religieux contribue à transcender les frontières étatiques en inscrivant des pratiques religieuses transnationales au cœur du monde urbain, par exemple au cours d’événements festifs comme Hanoucca (Lucine Endelstein).

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Sur la notion de frontière

7 La frontière telle qu’elle est considérée ici n’est pas seulement une limite qui sépare des États Nations ou des entités territoriales ou sociales stables. Il s’agit, bien davantage, d’une « frontière en train de se faire et de se défaire », mettant en œuvre un partage et des relations (Agier, 2013). Ce sont différents types de « situations de frontière » qui sont explorés dans ce dossier, en concevant la frontière au sens large et sous des formes multiples, chacune traversant les mondes juifs contemporains en participant à leurs changements et à leurs redéfinitions permanentes : frontières religieuses, sociales, spatiales, nationales, frontières de genre, etc.

8 On doit à Fredrik Barth (1995) l’idée désormais classique que ce sont les frontières et non pas les contenus culturels qui définissent les groupes sociaux et qui permettent de rendre compte de leur persistance. Dans ce cadre, l’élucidation des phénomènes d’ethnicité passe avant tout par l’analyse générative des conditions d’établissement, de maintien, de transformation des frontières entre les groupes (Poutignat et Streiff- Fenart, 1995 : 166-167).

9 L’approche interactionniste proposée par Barth a permis de rompre avec les approches essentialistes des identités et des groupes ethniques, qui ne peuvent plus dans sa logique être pensés à partir de traits culturels ou religieux irréductibles, mais par la manière dont ils définissent et entretiennent la frontière qui les sépare des autres groupes. Elle s’est également révélée particulièrement féconde pour la compréhension des logiques de formation et de reformation des groupes ethniques au sein des États modernes. Pour autant, la perte de substance des identités n’est pas sans poser problème quand on s’intéresse à des groupes qui conservent une forte dimension religieuse, comme c’est le cas pour le judaïsme. La relégation des contenus religieux à des variables mobilisées et instrumentalisées pour (re)modeler les frontières du groupe dans ses interactions avec les autres groupes réduit les logiques religieuses à de simples phénomènes superstructurels par rapport à des faits ethniques infrastructurels.

10 Les travaux de Max Weber invitent pourtant à discuter ce type d’approche. L’auteur de l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme insiste notamment sur la capacité des systèmes religieux à produire des « éthiques de conviction » au nom desquelles les acteurs sociaux agissent en dehors de tout autre cadre de rationalité. Pour Max Weber auteur du Judaïsme antique, c’est bien la fidélité au message prophétique qui permet d’expliquer l’étrange pérennité du peuple juif par delà la dispersion ; fidélité au message prophétique qui s’incarne notamment dans le respect de la Loi, qui organise rituellement la séparation des Juifs et des non Juifs. Ainsi des règles alimentaires (casherout) qui limitent les possibilités de commensalité avec les non Juifs, de la règle d’endogamie qui interdit les mariages mixtes et de l’observance du shabbat, qui limite notamment les collaborations professionnelles. Ce seraient ainsi ces diverses mesures de ségrégation rituelle qui auraient eu pour effet de transformer graduellement le peuple juif en une communauté confessionnelle, en un Gastvolk séparé des populations étrangères, et qui auraient déterminé en grande partie la situation de paria des Juifs (Raphaël, 2012 : 81). Cette approche a le mérite de rendre une certaine agentivité aux populations juives, qui peuvent dès lors être pensés selon une historicité propre. Elle pose néanmoins un certain nombre de questions, dont celle de la responsabilité des politiques d’exclusion menées à l’égard des populations juives, qui expliquent pour une large part la ségrégation sociale qu’elles ont subie tout au long de leur histoire.

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11 Des travaux comme ceux de Danielle Juteau ont cherché à dépasser ces contradictions théoriques en proposant une conception dédoublée et dynamique de la frontière ethnique (1999, 2017). S’appuyant pour une part sur l’approche wébérienne et pour une autre part sur celle de Fredrik Barth, elle invite à distinguer ce qui relève de la dimension externe de l’identité ethnique et ce qui relève de sa logique interne. La face externe, propose-t-elle, est la frontière qui s’érige entre les groupes dans une relation d’interdépendance, sur la base de traits objectivables (langue, religion, passé historique commun) qui fondent le sentiment d’appartenance. La face interne, quant à elle, renvoie au patrimoine identitaire des groupes forgés dans la durée et sur lequel ils peuvent s’appuyer dans leurs actions. Patrimoine qui, bien entendu, ne doit pas être compris comme une « essence », mais comme le produit de représentations et de réinterprétations toujours à l’œuvre. Cette approche permet de rendre compte de manière dynamique de la manière dont sont mobilisées les différences culturelles et religieuses. Ces dernières sont moins objectives que considérées comme objectives par les acteurs, qui les mobilisent dans certaines situations et les mettent en « saillance » (Lyman et Douglas, 1972), pour ériger et négocier des frontières.

12 La perspective telle qu’elle est ici construite permet d’appréhender la construction des frontières non plus comme le produit d’une seule et même logique de différenciation avec les autres groupes sociaux (le groupe majoritaire et les autres groupes minoritaires), non plus seulement, dans une logique sartrienne, d’imposition par le groupe majoritaire, mais comme le fruit d’une négociation perpétuelle entre différentes logiques et différents acteurs qui peuvent fonctionner en synergie, en opposition, voire en conflit. Perspective dynamique qui est rendue plus fidèlement par la notion anglo-saxonne de « boundary making » ou « boundary work », qui n’a été appliquée que récemment au fait religieux (Brubaker, 2012 ; Dahinden et Zittoun, 2013 ; Salzbrunn, 2012).

13 Les débats souvent passionnés sur la question de savoir ce qu’est le judaïsme montrent en effet à quel point les enjeux de définition débordent largement les enjeux savants et ramènent toujours à du politique. Chercher à définir le fait juif, ce n’est pas tant chercher à déterminer ce qu’il est (ou ce qu’il n’est pas), que de viser à légitimer voire à imposer l’idée que l’on se fait de ce qu’il devrait être. La difficulté est redoublée quand on ne se soucie plus tant de savoir ce qu’est le fait juif, mais qui est Juif ? Car de multiples conceptions de l’identité juive coexistent sans nécessairement se recouper. Pour le droit rabbinique orthodoxe, est considérée comme juive toute personne née de mère juive ou régulièrement convertie au judaïsme. Cette définition ne fait cependant pas consensus, y compris parmi les rabbins, notamment libéraux. Elargissant la définition dite « matrilinéaire » des modes de transmission de l’identité juive, le CCAR (Central Conference of American rabbis), principale instance du judaïsme réformé aux États-Unis et au Canada, reconnaît ainsi depuis 1983 officiellement comme juive toute personne née d’au moins un parent juif (qu’il s’agisse de sa mère ou de son père) et élevée comme juive. L’adoption de cette mesure dite de patrilinéarité (mais que l’on pourrait aussi bien qualifier d’indifférenciation de la filiation) ne se limite pas à étendre le périmètre de la judéité aux enfants des couples mixtes dont la mère n’est pas juive. En conditionnant la reconnaissance de la judéité au fait d’avoir été élevé comme Juif, le judaïsme libéral le décale et le transforme qualitativement en insistant sur le fait que l’on ne nait pas seulement Juif, mais qu’on le devient par socialisation, excluant du

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cadre de sa définition les enfants nés d’une mère juive qui n’ont pas été élevés dans le judaïsme.

14 La création de l’État d’Israël et l’extension du bénéfice de la Loi du retour à chaque Juif, fils ou petit fils de Juif, ainsi qu’à leurs conjoints (qu’ils soient ou non juifs eux-mêmes), a contribué à brouiller davantage encore la frontière entre Juifs et non Juifs en multipliant les niveaux d’appartenance et les statuts identitaires. Sergio DellaPergola, spécialiste de démographie des judaïcités montre ainsi comment la population juive mondiale pouvait varier, en 2015, de 14 310 500 à 23 047 900, que l’on prenne en compte le noyau de ceux qui se déclarent Juifs (définition qui repose sur l’identification subjective et qui ne recoupe pas nécessairement les différentes définitions rabbiniques de l’identité juive) ou le seul périmètre de la Loi du retour (DellaPergola, 2016 : 33-34). Comme se propose de le montrer Sébastien Tank-Storper dans le texte qui ouvre ce dossier, la recherche d’une définition juridique de l’identité juive qui permettrait de résoudre de manière consensuelle les problèmes nés de la multiplication des statuts identitaires se heurte aux conceptions souvent antagonistes que se font les différents acteurs de l’articulation entre identité juive et identité israélienne : quand les rabbins sionistes religieux militent par exemple pour subordonner les critères de la conversion à la logique nationale afin de faire correspondre le plus parfaitement possible identité religieuse et identité nationale, les rabbins haredim refusent quant à eux de réifier l’identité juive en une identité nationale ou ethnique en réaffirmant l’inconditionnalité des critères religieux pour l’acceptation des candidats à la conversion, quand bien même ces derniers sont considérés comme Juifs par l’État. La question « Qui est Juif ? », avec ses allers-retours incessants entre la Knesset, la Cour suprême et la Rabanout, devient ainsi le lieu où s’affrontent non seulement les différentes conceptions de l’État d’Israël comme État juif et/ou démocratique, mais aussi où s’énoncent les conditions d’une normativité religieuse au sein d’un État démocratique et où le champ religieux juif trouve à se réguler, que ce soit dans les frontières de l’État ou au-delà.

15 Ici, et contrairement à la perspective de Fredrik Barth sur la construction des frontières ethniques subordonnant les contenus de l’identité aux logiques de construction et de clarification des frontières, c’est bien la définition de la frontière elle-même qui est mobilisée au service de la définition des contenus légitimes de l’identité, au prix parfois d’une plus grande confusion identitaire et d’un renforcement des frontières et de la conflictualité internes.

16 La définition des rapports de genre et la manière d’organiser la différence des sexes constituent également un puissant levier de production de frontières et de discrimination entre les différents mondes juifs. C’est aussi pour une grande part la manière dont rôles féminins et masculins sont strictement différenciés qui marque la singularité des haredim et qui trace une frontière avec les autres mondes juifs, mais plus largement avec une culture profane occidentale tendant à l’indifférenciation des modèles genrés (Nurit Stadler et Lea Taragin-Zeller).

17 La variable du genre peut cependant travailler dans plusieurs directions. L’histoire de la séparation des sexes dans les synagogues françaises depuis le XIXe siècle, constitue une bonne illustration de la manière dont ces différents éléments peuvent être agencés et renégociés en fonction des contextes et des enjeux propres à chaque situation historique (Béatrice de Gasquet). Si, au XIXe siècle, les nouveaux balcons pour les femmes dans les synagogues symbolisaient la modernité religieuse juive et signifiait, de la part des « Israélites » d’alors, la volonté de convergence avec les valeurs dominantes

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de la société française, l’arrangement des sexes à la synagogue est devenu, à partir des années 1980-1990, un marqueur symbolique des frontières internes au judaïsme français. Le retour de la meḥitsa (séparation physique entre les sexes à la synagogue) est ainsi utilisé comme un marqueur de conformité orthodoxe dans les concurrences entre Consistoire et synagogues orthodoxes indépendantes, avant que l’accès des femmes à la participation égalitaire au rituel ne devienne, en réaction, un marqueur de « non- orthodoxie » avec le développement des synagogues libérales et massorti en France. L’arrangement des sexes dans la synagogue et la conflictualité religieuse sur le genre sont loin de constituer des invariants. Ils sont étroitement dépendants du contexte historique et politique et s’inscrivent dans des processus plus large d’autonomisation, de transnationalisation et de différenciation interne des champs religieux.

Porosités et circulations : de la ville au transnational

18 Le judaïsme est régulièrement appréhendé sous les auspices de ses temporalités spécifiques, shabbat se distinguant des jours de la semaine, mais distinguant aussi ses pratiquants des autres, comme le notifie de façon explicite la havdala, la prière le clôturant. Les frontières des Bâtisseurs du temps (Heschel, 1957) n’en sont pas moins également spatiales, comme viennent le rappeler la plupart des contributions réunies ici. Car si les rapports de genre constituent par exemple un marqueur fort de la plus ou moins grande conformité avec l’orthodoxie, c’est, comme on l’a vu, dans l’espace clos de la synagogue que se matérialisent ces arrangements des sexes. La frontière est bien un espace où l’altérité, le rapport à l’autre se définit (Amilhat-Szary, 2015).

19 Deux points méritent ici d’être particulièrement soulignés : le caractère essentiellement urbain de la spatialité juive d’une part, et sa dimension transnationale croissante d’autre part.

20 Hormis quelques rares cas ou périodes historiques1, les diverses judaïcités ont, pour des raisons d’ordre religieux, social et/ou économique, toujours eu partie liée avec la ville (Bordes-Benayoun, 2000). Tour à tour choisie ou subie au gré de conditions politiques souvent discriminatoires, la place des Juifs dans les « citadinités » trouve à s’exemplifier dans la « rue juive2 » médiévale puis plus encore par le ghetto, à commencer par le premier d’entre eux, celui de Venise dont a été récemment célébré le cinq centième anniversaire. L’avènement de la modernité politique paraît signer la fin du ghetto et des résidences contraintes, accentuer la présence juive dans les grandes villes occidentales en essor et entamer un lent processus de démocratisation en Europe et en Amérique au cours des XIXe et XXe siècles, même si cela ne concerne pas l’ensemble des mondes juifs, en particulier ceux des différents Orients ou considérés comme tels. Parmi ces derniers, une proportion considérable reste proche de la ruralité, dans des bourgades ou de petites villes.

21 Le XXe siècle a constitué de ce point de vue un bouleversement majeur des mondes juifs. Aux grandes mutations démographiques, dont celles, tragiques, liées à la Shoah, à ses exils et aux nouveaux regroupements qui ont suivi (principalement dans le tout nouvel État hébreu et aux États-Unis), s’est ajoutée une urbanisation massive. La dimension urbaine du fait juif globalisé s’est en effet considérablement accrue au cours des dernières décennies. Environ 75 % de la population juive se concentrent dorénavant dans seulement une quinzaine de métropoles : , New York, Jérusalem, Los Angeles, Haïfa, South Florida, San Francisco, Washington, Philadelphie, Chicago,

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Paris, Boston, Be’er Sheva, Londres, Toronto, Buenos Aires et Atlanta (DellaPergola, 2016 : 48). Cette polarisation est plus nette encore si l’on considère ces métropoles au sein de régions urbaines ou de mégapoles : plaine côtière en Israël, côtes est et ouest aux États-Unis.

22 L’urbanisation des judaïcités ne se résume pas à un phénomène spatial, elle s’accompagne d’une profonde transformation des mœurs. La conférence pionnière prononcée par Georg Simmel à la fin du XIXe siècle, portant sur « Métropole et mentalités », montre bien comment la vie dans les « grandes villes » peut avoir des effets qualitatifs psychosociologiques qui ne sont pas nécessairement proportionnels à l’augmentation de la taille des agglomérations urbaines. Cette approche de la ville comme « écosystème » a profondément influencé les sociologues de l’École de Chicago dans leurs recherches sur les groupes ethniques de cette métropole nord-américaine alors en pleine croissance. Parmi eux, les Juifs occupèrent une place de premier choix, comme en témoigne l’œuvre fondatrice de Louis Wirth (1980) consacrée au Ghetto. Le cas des Juifs d’Istanbul illustre bien un tel parcours accompli par la minorité dans une agglomération devenue une mégapole (Yoann Morvan). Aux anciennes citadinités et aux anciens voisinages au sein de quartiers traditionnels se substituent, au fil de la croissance urbaine, des modes de vie urbains, puis suburbains. Cela contribue à modifier en profondeur la morphologie des groupes socio-ethniques ainsi que leurs frontières, engendrant de nouvelles porosités, notamment du fait de nouvelles dynamiques de côtoiements/évitements.

23 Le parcours historique des Juifs dans la ville d’Istanbul, dont la tendance actuelle les mène vers les gated communities qui se développent dans la majeure partie des grande métropoles mondiales, montre à quel point l’urbanité juive demeure intimement liée à la forme des villes elles-mêmes. Louis Wirth observait ainsi une sorte d’affinité élective entre la séparation rituelle des Juifs et la forme des villes médiévales, favorisant le développement de quartiers juifs spécifiques, bientôt matérialisés par l’institution du ghetto : Les facteurs qui favorisèrent la constitution, par les Juifs, de communautés localement séparées doivent être recherchés dans la nature des traditions juives et dans les habitudes et les coutumes non seulement des Juifs eux-mêmes, mais de l’habitant de la ville médiévale en général. Pour les Juifs, la communauté spatialement séparée et socialement isolée offrait, semble-t-il, les conditions optimales pour suivre leur préceptes religieux, pour préparer leur nourriture conformément au rituel religieux consacré, pour observer leurs prescriptions alimentaires, pour aller prier à la synagogue trois fois par jour et enfin pour assurer les nombreuses fonctions de la ville collective que le devoir religieux impose à chaque membre de la communautés. (…) On doit tenir compte aussi, à cet égard, de la nature générale de la vie sociale au Moyen Âge. Il était habituel, pour les membres d’un même corps de métier, de vivre dans la même rue ou dans le même endroit ; et les Juifs, qui formaient une catégorie professionnelle distincte et qui avaient un statut économique différent de celui du reste de la population, ne faisaient, par conséquent, que se conformer à l’organisation de la société médiévale (Wirth, 1980 : 41).

24 La séparation rituelle des Juifs ultra orthodoxes dans des enclaves urbaines est réapparue avec force avec la renaissance des mouvements hassidiques et lituaniens après la Seconde Guerre Mondiale. Cette urbanité haredi repose aussi bien sur les usages de l’espace engendrés par l’intensité de la pratique religieuse (fréquentation quotidienne de la synagogue, de la yeshiva, scolarisation des enfants dans les écoles

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juives, approvisionnement en produits cashers...) que sur la densité des liens communautaire qui structurent un monde préservant farouchement son mode de vie et inquiet pour sa survie au cœur de la modernité des métropoles. Si ces quartiers haredim rappellent symboliquement la fermeture du ghetto, le monde urbain n’en est pas moins plus ouvert qu’il n’y paraît à première vue. Ces quartiers haredim ne sont en effet pas hermétiquement isolés de leurs environnement urbain et national (Nurit Stadler et Lea Taragin-Zeller). L’enquête ethnographique approfondie auprès des communautés ultra orthodoxes dites « lithuaniennes » en Israël, révèle ainsi les transformations majeures que connaît aujourd’hui le monde haredi concernant notamment l’ascétisme, la séparation volontaire des communautés, les rôles genrés et les modèles familiaux. Malgré leur volonté d’ériger des murs avec la société, les communautés ultra orthodoxes ne peuvent s’abstraire des contraintes économiques nationales et globales, dont les répercussions sur leur propre réorganisation interne sont considérables. Les coupes dans les subventions publiques qui leur étaient allouées, la crise économique globale ont rendu impérieux le travail des femmes à l’extérieur de la communauté, le plus souvent hors du quartier. Il en est résulté un bouleversement dans les pratiques quotidiennes, les hommes s’investissant davantage dans les tâches du foyer et les femmes circulant quotidiennement entre le monde haredi et la société environnante. Face à des frontières urbaines de plus en plus poreuses, les « lituaniens » travaillent à intérioriser la frontière qui la sépare des houtznikim3, notamment par la réinterprétation masculine et féminine du yaiser ha’rah, le « mauvais penchant ». Alors qu’auparavant seule l’étude assidue entre les murs de la yeshiva pouvait permettre aux hommes de lutter au quotidien contre leurs « mauvais penchants », c’est leur place au foyer, la valorisation des relations familiales et leur rôle d’« instructeur domestique » qui sont désormais mis en avant. Les femmes, qui sortent tous les jours de leur quartier pour s’immerger dans le monde du travail, sont alors conduites à survaloriser les règles vestimentaires de la modestie, faisant de leur corps « un sanctuaire personnel immédiatement accessible par-delà les frontières de l’enclave urbaine ». On notera ici l’engagement croissant des hommes dans des organisations de défense et de premiers secours (Garde nationale, Croix rouge israélienne, etc.) qui révèlent chez une nouvelle génération l’atténuation des frontières entre le monde haredi et la société israélienne.

25 Dans l’entretien qu’elle a mené avec Yann Scioldo-Zurcher, Florence Heymann évoque quant à elle un phénomène jusqu’alors très peu documenté dans la littérature francophone : les sorties du monde de l’orthodoxie. Malgré le cortège de normes censées protéger les jeunes gens de la dépravation de la société extérieure, un certain nombre d’entre eux franchissent définitivement le seuil du monde haredi. L’enquête de Florence Heymann, conduite au sein d’associations israéliennes qui accueillent ces « revenus vers la question » (en référence au mouvement inverse de conversion à l’ultra-orthodoxie, désigné comme un « retour à la réponse ») montre toutes les difficultés de ces parcours de rupture.

26 Tout cela montre à quel point ces communautés n’échappent pas aux logiques d’ouverture de la ville contemporaine, les obligeant à retracer sans cesse de nouvelles lignes de démarcation. Loin de constituer des mondes clos sur eux-mêmes, les différentes ultra-orthodoxies se révèlent bien plus poreuses aux influences extérieures et aux différentes circulations économiques, matérielles, symboliques ou individuelles qu’on ne pouvait le supposer. C’est bien ce qui transparait des jeux sur les frontières dans le mouvement Habad Loubavitch de Buenos Aires, généralement classé parmi les

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mouvements ultra orthodoxes (Damian Setton). Plutôt que de partir d’une définition substantive de l’identité loubavitch (qui se résumerait à un ensemble de traits caractéristiques), il est ici proposé d’analyser la façon dont les acteurs habitent l’espace d’identification « habadien ». L’analyse fine des logiques de circulation entre le centre et la périphérie de ce mouvement permet de montrer qu’habiter cet espace suppose une expérience à plusieurs dimensions, chacune comportant une rationalité particulière : la dimension de l’organisation, celle de la communauté culturelle et celle de la spiritualité. L’originalité de l’approche proposée ici est non seulement de mettre au jour les logiques d’entrée dans le monde loubavitch, mais aussi de montrer comment les conflits qui apparaissent parfois entre les différentes dimensions de l’identité loubavitch et leurs différentes rationalités entrainent des processus de marginalisation (ou de « périphérisation ») qui contribuent à brouiller d’autant la frontière avec l’extérieur du groupe. Être Loubavitch ou, plutôt, habiter l’identité loubavitch, c’est gérer autant que possible les tensions entre ces différentes rationalités, tâche d’autant plus difficile et fragile qu’elle sont toutes soutenues par des injonctions à la virtuosité. Les acteurs sont ainsi en permanence pris entre des forces centrifuges et centripètes, des mouvements nucléarisants ou périphérisants, qui rendent la frontière entre ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui restent à l’extérieur d’autant plus perméable.

27 Ces logiques de circulation illustrent bien la place tout à fait particulière qu’occupe le mouvement loubavitch dans le paysage religieux juif contemporain. À la fois fortement ancré dans le monde de l’utra-orthodoxie, il n’en demeure pas moins au contact permanent avec l’extérieur, à travers notamment le prosélytisme très actif qu’il mène en direction des Juifs non pratiquants (Podslever, 2010). C’est ce qu’illustrent les célébrations publiques de la fête de Hanouka par le mouvement loubavitch (Lucine Endelstein). Ce mouvement transnational organise en effet chaque année à l’occasion de Hanouka des célébrations dans les lieux publics des métropoles mondiales, afin d’attirer les Juifs vers la pratique du judaïsme dans le but d’accélérer l’arrivée du Messie. Mais par-delà l’horizon messianique, l’enjeu est également, dans chaque contexte local, de gagner en légitimité, aussi bien vis-à-vis des autres composantes du monde juif que vis-à-vis des autorités locales en se posant en représentants d’une « communauté juive » dont cet événement participe à la mise en spectacle. En rassemblant pour un temps limité le spectre élargi du monde juif, ces célébrations réactualisent le sentiment d’appartenance et résolvent la tension entre la diversité du public et l’idée qu’il existe un collectif uni, local et diasporique. Scènes ouvertes sur la ville, ces événements sont des occasions de rencontres et d’échanges avec la société au cours desquelles le monde juif « prend place », pour reprendre l’expression d’Isaac Joseph (1995), et au cours duquel se brouillent les frontières entre le monde de l’ultra- orthodoxie et le monde urbain convié aux célébrations. La volonté des Loubavitch d’être présents au cœur des sociétés pour mener leur action missionnaire s’expose dans la mise en scène du judaïsme sur les lieux les plus symboliques des capitales que sont Trafalgar Square, le Champ de Mars ou la place de l’Opéra. Sur ces lieux touristiques, les passants curieux se mêlent aux Juifs Loubavitch, libéraux ou laïques, qui viennent affirmer et ressentir une appartenance, ainsi qu’à des chrétiens de différentes dénominations venus célébrer les racines juives du christianisme.

28 Ces fêtes sont un exemple emblématique de l’articulation du local au global qui caractérise les pratiques religieuses transnationales. Celles-ci transcendent les frontières étatiques et combinent des processus contraires : homogénéisation et

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différenciation, cosmopolitisme et particularisme, fermeture communautaire et ouverture sur le monde (Capone 2010).

29 Par delà le cas du mouvement loubavitch, les logiques de transnationalisation à l’oeuvre au sein du judaïsme contemporain, qui arasent les particularités nationales tout en traçant de nouvelles lignes de partage au sein même des espaces nationaux, apparaissent dans la plupart des textes ici réunis. La querelle du genre au sein du champ religieux juif français ne peut se comprendre en dehors des logiques de diffusion et de circulation des différents courants du judaïsme, notamment venus des États-Unis (Béatrice de Gasquet), tandis que les débats politiques israéliens autour de la question « qui est Juif ? » se nourrissent des entrelacs entre l’État d’Israël et la diaspora (Sébastien Tank-Storper). Mais plus encore, c’est bien l’insertion plus large du judaïsme dans le champ d’une spiritualité mondialisée que donnent à voir les « Juifs- bouddhistes » (Mira Niculescu). Dans le contexte du succès planétaire des pratiques de méditation orientales, la diffusion de celles-ci dans de nombreuses institutions juives américaines et européennes montre un double jeu sur les frontières internes et externes du judaïsme. Les Juifs-bouddhistes, les Juifs qui pratiquent à la fois le bouddhisme et le judaïsme, ont joué un rôle essentiel dans l’introduction de la méditation au sein des synagogues, jouant le rôle de « passeurs » entre les deux traditions juives et bouddhistes. L’étude de cas de six Juifs américains enseignant la méditation nous donne à voir comment des stratégies individuelles peuvent avoir un impact sur le collectif par des phénomènes de fusion : c’est ainsi que le « Jewish mindfulness » et la « méditation juive » apparaissent par exemple dans l’offre de nombreuses synagogues, y compris ultra orthodoxes. Et ce nouveau « produit » sur le marché des biens religieux est devenu propre à créer de nouveaux réseaux transnationaux et de nouvelles circulations planétaires qui enrichissent et renouvellent les échanges au sein de la diaspora.

* * *

30 L’hypothèse que nous avions formulé en ouvrant le dossier des « frontières du judaïsme » était qu’il existait un lien entre la porosité croissante entre mondes juifs et non juifs. Un phénomène lié à la fin des identités assignées et à l’hégémonie des logiques de choix au sein d’un monde juif vivant désormais quasi exclusivement dans des sociétés démocratiques, rendant d’autant plus vive la question de savoir qui était à l’intérieur ou à l’extérieur. Le corollaire de notre hypothèse était la tendance croissante à redessiner et à dramatiser les frontières internes au monde juif lui-même. Au brouillage des frontières externes répondrait ainsi la multiplication des oppositions internes, compromettant potentiellement à terme l’idée même d’un judaïsme unifié, l’indétermination de la frontière ne signifiant ainsi pas nécessairement la dissolution ou la disparition du judaïsme, mais plutôt sa multiplication et sa diffraction en de multiples judaïsmes. Pour une grande part, les articles ici réunis dressent bien le portrait d’un monde juif fortement divisé en de multiples mondes de plus en plus étrangers les uns aux autres. Pour autant, et sans nécessairement invalider cette analyse, une autre lecture peut être proposée. Les seuils entre ces différents mondes juifs, les multiples circulations et la conflictualité croissante témoignent également, par delà les forces centrifuges qui travaillent le judaïsme contemporain, de la persistance d’un horizon partagé. La capacité de rendre compte de ce double mouvement par lequel

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du commun se reconstruit malgré, ou peut-être même à partir des logiques de pluralisation, constitue sans doute l’un des principaux enjeux des sciences sociales du judaïsme contemporain.

31 Mais avant de laisser place aux textes, nous voudrions rendre ici un fervent hommage à Régine Azria, qui nous a quittés au mois de septembre de l’année 2016. Pour les coordinateurs du dossier et pour certains des auteurs, qui constituent une nouvelle génération de la recherche sur le judaïsme, Régine Azria a incarné une figure tout à la fois inspirante, bienveillante, ouverte. Qu’elle en soit ici remerciée.

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NOTES

1. Dossier « Retours à la terre », Cahiers du judaïsme, 2011, no 30. 2. Voir notamment le dossier « La rue juive », Cahiers du judaïsme, 2009, no 25. 3. Du mot hébreu houtz [extérieur], avec la désinence russo- nik et le pluriel – im.

AUTEURS

LUCINE ENDELSTEIN

CNRS LISST-CIEU (UMR 5193) Université Toulouse Jean Jaurès - Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor) - École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – [email protected]

SÉBASTIEN TANK-STORPER

CNRS LISST-CIEU (UMR 5193) Université Toulouse Jean Jaurès - Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor) - École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – [email protected]

AVEC LA COLLABORATION DE YOANN MORVAN

CNRS LISST-CIEU (UMR 5193) Université Toulouse Jean Jaurès - Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor) - École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) –

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« Qui est Juif ? » Loi du retour, conversions et définitions juridiques de l’identité juive en Israël “Who is a Jew? ” Law of Return, Conversions and Legal Definitions of Jewish Identity in “¿Quién es judío? Ley de retorno, conversiones y definiciones jurídicas de la identidad judía en Israel

Sébastien Tank-Storper

1 La création de l’État d’Israël le 14 mai 1948 a constitué un événement majeur et incontournable pour l’ensemble de la judaïcité mondiale. Davantage que la coprésence sur un même territoire d’une population majoritairement juive, le vote du 29 novembre 1947 de l’Assemblée des Nations Unies garantissait au « peuple juif » l’accès à la souveraineté politique et le droit à l’autodétermination, mais impliquait aussi la redéfinition de l’identité juive dans le cadre d’un État, qui supposait de lui donner une traduction juridique.

2 Si la liberté de religion et de conscience est en effet inscrite dans la Déclaration d’indépendance israélienne dès le 14 mai 1948 (à ce titre, toutes les religions sont égales devant la loi et le judaïsme n’est pas religion d’État), l’affiliation nationale et religieuse des citoyens israéliens (le fait d’être juif ou de ne pas l’être) reste cependant déterminante. Dans la continuité du système des millets en vigueur sous l’Empire ottoman, qui confiait aux dignitaires religieux le contrôle du statut personnel, différents systèmes judiciaires coexistent en Israël : le système judiciaire civil, compétent pour les délits et les affaires criminelles ; les systèmes juridiques religieux compétents pour le droit personnel. La « nationalité » des citoyens israéliens (juive, arabe, druze, etc.) conditionne ainsi le régime juridique de la personne concernant notamment le mariage, le divorce et les modalités de son enterrement. Les Arabes israéliens, les Druzes, etc., qui sont citoyens israéliens et qui ont à ce titre le droit de vote, ne sont par exemple pas soumis à la même juridiction en matière de droit personnel que les citoyens juifs et dépendent de leurs propres institutions religieuses.

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3 Le pays s’est par ailleurs doté d’une série de lois spécifiques aux citoyens juifs. Le premier article de la Loi du retour du 5 juillet 1950 pose ainsi que « tout Juif a le droit d’immigrer en Israël ». À sa suite, la Loi sur la citoyenneté du 1er avril 1952 conférait automatiquement la citoyenneté israélienne à quiconque pouvait faire foi de son ascendance juive.

4 La Loi sur la juridiction des tribunaux rabbiniques de 1953 a par ailleurs précisé le mode d’application du droit personnel des citoyens israéliens de nationalité juive. Elle dispose notamment que : Art.1 : Tout ce qui concerne le mariage ou le divorce des Juifs en Israël, nationaux ou résidents, est exclusivement de la compétence des tribunaux rabbiniques. Art.2 : Les mariages et divorces des Juifs s’effectuent en Israël en vertu de la loi établie par la Torah.

5 Dans le prolongement de cette loi, la loi de 1957 dite des Dayanim (les juges des tribunaux rabbiniques) a donné le statut de fonctionnaires aux juges des tribunaux rabbiniques ainsi qu’aux représentants officiels des autres religions. Cela s’est traduit par l’instauration d’un rabbinat d’État (Rabbanout) bicéphale (ashkénaze et séfarade), placé sous l’autorité du ministère de l’intérieur, qui conserve, à l’exception de toute autre institution religieuse, le monopole de l’attribution des biens juridiques relatif au statut personnel : la ketouba (le certificat de mariage), le guett (le certificat de divorce), les certificats de casherout1.

6 Enfin, la loi de 1965 sur le registre de la population précisait que chaque résident devait renseigner auprès de l’administration treize inscriptions différentes (nom, prénoms, date de naissance, statut personnel, etc.) dont deux relatives à leur identité nationale et religieuse : la religion (dat) d’une part, et la nationalité (leom) d’autre part.

7 C’est ce corpus législatif qui est désigné sous le terme de Statu Quo, sorte de point d’équilibre instable et mouvant encadrant la coexistence du droit rabbinique et du droit civil. Dans l’esprit de Ben Gourion, ce dispositif était le seul à même de bâtir les fondements institutionnels permettant à ces populations disparates venues en Israël, qui n’avaient de dénominateur commun que d’être juifs, de se construire un destin commun. Pourquoi avons-nous accepté la loi sur le mariage et le divorce ? […] Nous avons accepté cette loi afin d’éviter un schisme au sein de la Nation d’Israël et afin de faire en sorte que la fille d’un juif religieux puisse épouser la fille d’un juif non religieux […] Il ne s’agissait pas de faire une faveur aux religieux, mais d’agir comme doivent agir les dirigeants de la Nation juive (David Ben Gourion, cité par Fisher, 2014 : empl 3197).

8 Encore fallait-il s’entendre sur ce que pouvait bien signifier « être juif ». Ne voulant s’aventurer à choisir parmi les multiples définitions possibles de l’identité juive, le législateur s’était abstenu d’en produire une définition juridique explicite. Au sortir de la Guerre, personne n’imaginait vraiment que l’identité juive ni même la citoyenneté israélienne puissent être désirables, et vouloir se joindre à la construction de ce jeune État pouvait constituer en soi une preuve de bonne foi. Pour autant, le hiatus entre la forte contrainte juridique attachée au fait d’être Juif et l’absence de critère objectif validant cette affiliation posa progressivement problème, jusqu’à constituer l’un des plus vifs débats de la société israélienne. La question « Qui est Juif ? » allait ainsi cristalliser un certain nombre de questions relatives au caractère juif et/ou démocratique de l’État, aux compétences respectives des droits civils et rabbiniques, à

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la liberté de conscience, aux relations avec la diaspora et aux relations entretenues avec ses minorités nationales et religieuses.

Ben Gourion, le Parti National Religieux et les « sages d’Israël »

9 Durant les dix premières années du jeune État, l’absence de définition juridique explicite de la judéité n’a pas soulevé de débat particulier. Une simple déclaration suffisait pour bénéficier de la Loi du retour. Les choses se compliquèrent à partir de 1956 quand la Pologne autorisa les juifs encore présents sur son sol à émigrer en Israël. Durant les trois années qui suivirent, l’émigration gomułkowska (du nom du premier secrétaire du Parti communiste polonais de l’époque Władysław Gomułka) permit à environ 50 000 polonais de rejoindre l’État d’Israël (Węgrzyn, 2011 : § 18), parmi lesquels environ 10 % n’étaient pas considérés comme juifs au regard de la Halakha2 pour qui, rappelons-le, l’identité juive se transmet par la mère ou s’acquiert par conversion (Talmud Kiddoushin, 3 :12). Le chef de l’office d’enregistrement de l’immigration du ministère de l’Intérieur, membre du PNR3, fit alors circuler une note demandant que la « clause de la religion » soit désormais examinée avec le plus grand soin lors de l’enregistrement de ceux qui demandaient le bénéfice de la Loi du retour. L’objectif, selon lui, n’était pas tant de décider si ces individus pouvaient être accueillis en Israël en tant que citoyens israéliens, mais de déterminer s’ils devaient être inscrits comme Juifs au titre de la nationalité (Waxmann, 2015 : 157).

10 Cette note rencontra l’hostilité de l’aile gauche de la coalition gouvernementale, qui manqua alors d’exploser. L’arbitrage du premier ministre Ben Gourion se fit en deux temps. Il proposa dès le 3 juillet 1958 une solution de compromis : serait désormais inscrite comme « juive » la religion ou la nationalité de « toute personne adulte déclarant de bonne foi être juive et n’appartenir à aucune autre religion»4.

11 Il proposa dans un second temps de solliciter l’avis d’un « Comité des Sages d’Israël » afin : de formuler des directives qui soient conformes à la tradition reconnue par tous les milieux du judaïsme, les orthodoxes, les libres penseurs et leurs divers courants ; conformes aussi aux conditions spécifiques d’Israël en tant qu’État juif souverain, où la liberté de conscience et de culte est garantie, et qui constitue le foyer du rassemblement des exilés5.

12 L’objectif était, en d’autres mots, d’arriver à proposer une définition de l’identité juive fondée sur un plus petit dénominateur commun tout en garantissant les droits démocratiques. Ce « comité », composé de 51 personnalités juives, dont 20 Israéliennes et 31 issues de la diaspora, comptait 32 orthodoxes ou ultra-orthodoxes pour 19 personnalités non orthodoxes (rabbins réformés, conservatives ou reconstructionnistes, écrivains, intellectuels) et 46 Ashkénazes pour seulement 5 Séfarades. Aucune femme n’avait par ailleurs été jugée suffisamment sage pour être consultée (Ben-Rafaël, 2001 : 52-53). Sans grande surprise, deux positions difficilement conciliables se dégagèrent des réponses apportées, oblitérant toute possibilité de parvenir à une définition consensuelle de l’identité juive. La première, soutenue par la presque totalité des rabbins de tendance orthodoxe, affirmait la primauté du droit halakhique6 sur toute autre forme de définition de l’identité juive : ne pouvaient être considérés comme juifs que ceux dont la mère était juive ou qui s’étaient convertis au judaïsme auprès des

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autorités compétentes. La seconde position typique, portée davantage par les rabbins non orthodoxes, proposait à l’inverse une solution politique explorant les conditions de viabilité d’une identité civile juive instaurée par l’État (Ben-Rafael, 2001 : 258).

13 Une autre tension apparaissait par ailleurs à propos de la reconnaissance du pluralisme religieux et de la centralité d’Israël vis-à-vis de la diaspora. Tandis que la plupart des rabbins non orthodoxes cherchaient des solutions garantissant la reconnaissance du pluralisme religieux en Israël comme en diaspora, un certain nombre de sages, orthodoxes modernes israéliens pour la plupart, soutenaient au contraire qu’il était du devoir d’Israël d’assumer son rôle de centre mondial du judaïsme et d’adopter à ce titre, sous l’autorité du grand rabbinat israélien, les critères les plus stricts en matière d’identité et de conversion (Ben-Rafaël, 2001 : 67).

14 En l’absence de consensus, Ben Gourion désavoua dans un premier temps son ministre en annulant la directive qu’il avait promulguée : les olim polonais pouvaient être accueillis sur la foi d’une simple déclaration. Dès les débuts de l’année 1960 cependant, à la suite des élections législatives, le PNR conditionna sa participation au nouveau gouvernement à la réaffirmation des directives relatives à la définition de la judéité allant dans le sens d’une extension du droit rabbinique. De nouvelles instructions furent données, aux termes desquelles « [était] considérée comme juive de nationalité une personne née de mère juive ou convertie et qui n’appartient pas à une autre religion ». Selon cette nouvelle directive datée du 3 janvier 1960, les critères subjectifs de validation de l’identité juive ne suffisaient plus. L’enregistrement comme juif était désormais conditionné à la capacité des individus à produire des preuves objectives de leur judéité (ketouba – contrat de mariage – des parents, certificats de conversion). Les enfants nés d’une mère non juive ou d’une mère convertie après leur naissance devaient également se convertir auprès des institutions religieuses orthodoxes, qui restaient les seuls habilités à valider la judéité des citoyens israéliens. Ce qui excluait de fait les courants non orthodoxes (Kraines, 1976 : 20). Dès lors, « nationalité » juive et « religion » juive étaient désormais indivisibles et devaient nécessairement être validées par la Rabbanout.

Oscar Rufeisen versus Ministère de l’Intérieur

15 Les directives du 3 janvier 1960 faisaient très nettement pencher le curseur en faveur d’une définition religieuse de l’identité juive des Israéliens de nationalité juive, créant certaines tensions avec le droit démocratique par ailleurs garanti par l’État. La question « Qui est Juif ? » se déplaça ainsi du terrain politique au terrain judiciaire, à travers notamment différentes affaires plaidées devant la Cour suprême.

16 L’organisation judiciaire israélienne, héritée en grande partie du mandat britannique, est en effet organisée depuis la création de l'État d'Israël selon trois niveaux hiérarchisés (la justice de paix, le tribunal de district et, au sommet, la Cour suprême) et repose sur le principe de l’unité de juridiction. Ce qui signifie que la Cour suprême fait office de cour d’appel au niveau le plus élevé, en toute matière civile et pénale, et entend directement, en premier et en dernier ressort, les recours contre l’administration (ce que l’on nomme en France les recours pour excès de pouvoir). Dans ce cas elle est alors appelée Bagatz, ou Haute Cour de Justice (Klein, 2008 : 55). C’est en vertu de ce principe que la Cour a pu se prononcer sur un certain nombre de points relevant de la compétence des tribunaux rabbiniques, comme certains empêchements

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religieux au mariage ou l’attribution de certificats de casherout (voir Ben-Porat, 2013 ; Klein, 1997 : 246-256) : dans la mesure où la Rabbanout est juridiquement considérée comme une administration de l’État, la Cour suprême s’est estimée compétente pour connaître ses décisions.

17 La capacité de la Cour suprême à statuer en ultime recours a cependant longtemps été limitée par l’absence de texte constitutionnel formel. À l’instar de la Grande Bretagne, Israël ne s’est pas doté de constitution à proprement parler, mais d’un ensemble de lois fondamentales élaborées et votées au fil des différentes législatures, chacune étant considérée juridiquement comme constituante (Klein, 1997 : 118-124). Les lois fondamentales sur lesquelles pouvait s’appuyer la Cour restaient donc pour la plupart des lois ordinaires7 qui pouvaient être annulées par de nouvelles lois adoptées à la majorité simple. Ce qui permettait aux partis religieux d’utiliser leur minorité de blocage à la Knesset pour contourner les avis de la Cour qui allaient à l’encontre de leurs intérêts.

18 Le premier épisode judiciaire concernant la définition juridique de l’identité juive opposait Oscar Rufeisen au Ministère de l’intérieur. Oscar Rufeisen est né en Pologne en 1922 au sein d’une famille juive. Militant sioniste, résistant à l’occupation nazie, celui qui fut désormais connu sous le nom de frère Daniel se convertit en 1942 au catholicisme et intégra dès la fin de la guerre l’ordre des Carmélites dans l’espoir de servir en Palestine (Bakhrouric et Lunel, 2014 : 182). C’est ainsi qu’il demanda dès 1948 à l’État polonais de pouvoir rejoindre le jeune État d’Israël, demande qui lui fut accordée en 1958, à l’instar des 50 000 autres olim8 polonais de l’émigration gomułkowska, à condition qu’il renonce à sa nationalité polonaise. Il rejoignit alors un monastère en Israël, et demanda à acquérir la nationalité israélienne au titre de la Loi du retour.

19 Tenu par la directive du 3 juillet 1958 disposant que ne pouvaient être enregistrés comme Juifs ceux qui appartenaient à une autre religion, le ministère de l’Intérieur refusa d’accéder à sa demande, lui proposant toutefois de lui accorder la citoyenneté par voie de naturalisation. Ce dernier persista à réclamer le bénéfice de la Loi du retour et saisit la Cour suprême. Lors de l’audience qui eut lieu le 13 mars 1962, Rufeisen plaida que sa conversion au catholicisme n’avait dans son esprit jamais signifié de renoncer à son identité juive. Si un athée pouvait obtenir la nationalité israélienne au titre de la Loi du retour, sa foi chrétienne pouvait-elle justifier qu’il n’en puisse bénéficier ? Son argumentation juridique tenait en quatre points, tantôt s’appuyant sur le droit rabbinique, tantôt sur le droit civil :

20 1°) « nationalité » et « religion » ne sont pas synonymes, et un Juif de nationalité n’a pas besoin d’être de religion juive ;

21 2°) selon la elle-même, est juif celui ou celle qui est né(e) d’une mère juive ;

22 3°) la directive du 3 juillet 1958 justifiant la décision de lui refuser la nationalité juive n’est pas valide dans la mesure où elle ne se fonde sur aucune loi votée par la Knesset ;

23 4°) le refus du ministère constitue une discrimination à son encontre et se fonde sur des considérations extérieures au droit (Talmon, 2008 : 173).

24 Le jugement fut rendu le 19 novembre 1962. Rufeisen était débouté à quatre voix contre une. Contrairement l’idée défendue par le plaignant selon laquelle un refus ferait de l’État d’Israël un État théocratique, et contrairement aux apparences, le jugement de la Cour allait à l’encontre d’une interprétation halakhique de la question posée. Pour le

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droit rabbinique en effet, la conversion n’implique pas la sortie du peuple juif : « Israël il restera bien qu’il ait péché » (cité par Claude Klein, 2007 : 269). Autrement dit, l’application du droit rabbinique aurait dû permettre à Oswald Rufeisen d’obtenir gain de cause. Mais la Cour suprême argumenta précisément en faveur d’une lecture sécularisée de la loi du retour : dans la mesure où, pour le sens commun, un juif converti à une autre religion n’était jamais considéré comme juif, sa demande ne pouvait être acceptée (Klein, 1997 : 269). Pour les juges, la « Nation » d’Israël ne devait pas être interprétée dans son sens religieux (comme un fait transcendant), mais bien dans son acception historique. Le juge Moshe Landau souligne : Un juif qui s’est séparé de l’héritage national de son peuple en se convertissant n’est plus juif au sens national qui est celui de la Loi du retour […] Il nie son passé national [il] s’est lui-même exclu de la communauté de destin avec le peuple juif s’il a lié son destin avec d’autres forces, aux ordres desquels il doit obéir en fait9.

25 Seul le juge Haim Cohen, connu pour ses positions libérales et pour son combat en faveur des droits humains, se prononça favorablement. Son argumentation reposait sur une conception laïque de la citoyenneté israélienne : en l’absence de définition juridique précise de la judéité et de ses contenus, toute personne se déclarant juive et désirant vivre en Israël devrait bénéficier de la Loi du retour et être inscrit comme juif de nationalité, nonobstant ses croyances ses pratiques ou son appartenance religieuses. Restreindre le champ d’application de la Loi du retour à ceux qui ne professent aucune autre religion que la religion juive relèverait ainsi de la part de l’État d’un abus de pouvoir (Kraines, 1976 : 26).

Benjamin Shalit versus Ministère de l’Intérieur

26 Ce premier avis de la Cour suprême allait dans le sens des directives du 3 janvier 1960. Il confirmait le lien de dépendance entre nationalité et appartenance religieuse, même si cette confirmation reposait paradoxalement sur une interprétation non religieuse de l’identité juive. Ce ne fut pas le cas lors d’une nouvelle affaire qui fut portée devant la Cour en 1968. L’affaire ne concernait cette fois plus la Loi du retour, mais la Loi de 1965 sur le registre de la population et posait la question de l’enregistrement des enfants nés de pères citoyens israéliens de nationalité juive et de mères non juives.

27 Benjamin Shalit, officier de marine de l’armée israélienne marié à une Écossaise non juive demandait que ses enfants soient enregistrés comme « Juifs » à la rubrique Nationalité et comme « sans religion » à la rubrique Religion. Conformément aux directives du 3 janvier 1960 qui affirmaient l’indivisibilité entre nationalité et religion, les fonctionnaires chargés de l’enregistrement n’accédèrent pas à la demande du couple, qui porta à son tour sa cause devant la Cour suprême. Le jugement rendu le 23 janvier 1970 lui donna raison. La Loi d’enregistrement des habitants, estimait la Cour, est une loi civile, faite pour l’administration civile et le mot « Juif » n’a pas à être interprété selon la Halakha (Magonet, 1995 : 141).

28 À la suite de ce jugement, le PNR exigea que soit amendée la Loi du retour ainsi que la Loi sur l’enregistrement des habitants afin d’annuler la jurisprudence de l’arrêt Shalit. Au terme d’une profonde crise politique, une solution de compromis fut proposée. Contrairement aux recommandations de la Cour, la Loi sur l’enregistrement des habitants ne fut pas amendée, mais il devint désormais possible d’être enregistré comme Juif à la section « nationalité » (leom) et sans religion à la rubrique « religion ».

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La Loi du retour fut pour sa part amendée le 10 mars 1970 dans le sens des revendications des partis religieux : était désormais considérée comme juive « toute personne née d’une mère juive ou convertie au judaïsme, et qui n’appartient à aucune autre religion » (art. 4b).

29 Pour satisfaire les partisans d’une plus grande laïcisation de l’État, les bénéfices de la Loi du retour furent en contrepartie étendus aux conjoints non juifs, ainsi qu’aux enfants des mariages mixtes. Enfin, contrairement aux lois régissant le mariage et le divorce, pour lesquelles l’application du droit halakhique était clairement affirmée, et sous la pression notamment des institutions juives libérales et conservative américaines, le législateur n’avait pas précisé si la conversion devait être faite « selon la Halakha ». Elle laissait donc ouverte la possibilité de reconnaître les conversions non orthodoxes, ce qui constituait un casus belli pour l’ensemble du monde orthodoxe.

30 La question de savoir qui, comment et sous quelle autorité accepter des candidats qui se présentent au giyyur10 est en effet une question particulièrement sensible au sein du judaïsme contemporain, par-delà les débats israéliens. Elle cristallise, depuis le milieu du XIXe siècle, les conflits liés à la pluralisation des interprétations religieuses, face notamment à la multiplication des mariages mixtes, perçue comme une menace pour la survie du peuple juif (Ellenson, 1989 ; Ellenson et Gordis, 2012 ; Sagi et Zohar, 1997).

31 Si le Shoulkhan Aroukh11 ne ferme pas la porte aux conversions, il pose cependant un certain nombre de conditions à leur acceptation. Il dispose notamment que seuls les candidats motivés par une intention pure (le shem shamaim) peuvent être acceptés à la conversion, excluant potentiellement les candidats motivés par d’éventuels bénéfices ultérieurs, comme le mariage. Les candidats doivent par ailleurs s’engager à respecter les mitsvot (kabalat ol mitsvot), un candidat qui se présente en refusant explicitement les contraintes de la pratique, ou même en refusant une loi sur les 613 que compte la Loi, devant ainsi théoriquement être repoussé. Si le candidat répond à ces deux conditions préalables (intention pure et engagement envers les mitsvot), il doit alors être admis au rituel de conversion – non sans avoir été rituellement repoussé par trois fois, comme le fut Ruth par sa belle-mère Noémie avant d’être autorisée à la suivre (Ruth : 1).

32 Ce sont ces dispositions qui justifient la politique d’une majorité de rabbins orthodoxes, qui se montrent très réticents vis-à-vis des conversions par mariage et qui exigent des candidats une pratique rigoureuse des mitsvot, l’intention pure étant le plus souvent jugée exclusivement à l’aune d’une démonstration pratique (Tank-Storper, 2007 : 171-205). S’appuyant sur une interprétation moins restrictive du le shem shamaim et de la kabalat ol mitsvot, les rabbins non orthodoxes (libéraux et conservative) ont adopté quant à eux une position nettement plus favorable à l’accueil des convertis, notamment dans le cadre d’un mariage12. Face au danger que constitue selon eux la multiplication des mariages exogames en diaspora, la conversion des épouses non juives de ces couples mixtes peut permettre de limiter l’hémorragie, justifiant ainsi la mise en place de dispositifs visant à faciliter les conversions (Tank-Storper, 2013c). Aux États-Unis notamment, le nombre de conversions réalisées par des rabbins non orthodoxes n’a cessé d’augmenter depuis les années 1950 (atteignant selon les estimations entre quatre et cinq mille chaque année13), mais ces dernières ne sont pas reconnues par les rabbins et les institutions orthodoxes, qui contestent l’autorité des tribunaux libéraux et conservative en matière de droit personnel.

33 Dans ce contexte, la possible reconnaissance des conversions non orthodoxes par l’État israélien provoqua une levée de boucliers de la part de la Rabbanout et des partis

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religieux (qui craignaient que cela ouvre la voie à la reconnaissance officielle de ces courants par l’État d’Israël). Un accord fut trouvé sous forme de directive (sans qu’il n’ait par conséquent de fondement juridique) : les conversions établies à l’extérieur du pays seraient reconnues par le ministère, tandis que celles réalisées en Israël ne seraient validées qu’à la condition d’avoir été supervisées par une institution orthodoxe (Cohen, 2004 : 78).

Shoshana Miller versus Ministère de l’Intérieur

34 Loin de régler le problème, cet accord typique des compromis politiques israéliens allait au contraire créer les conditions de nouvelles crises, à la faveur notamment d’une polarisation croissante de la vie politique israélienne. La guerre des Six-jours a en effet lancé un mouvement de recomposition politique important, notamment dans le camp religieux. Peu de temps après la victoire de 1967 interprétée par certains comme le signe d’une intervention divine validant le projet sioniste, une « crise générationnelle » s’est déclarée au sein du Parti National Religieux. Les anciens dirigeants, traditionnellement alliés de Ben Gourion et de la gauche, ont été concurrencés par une nouvelle génération plus militante, aussi bien sur le plan nationaliste (on les retrouvera notamment à l’avant-garde des actions d’occupation des terres dans les territoires occupés) que sur le plan religieux, si bien que les anciens sionistes religieux laissèrent la place à de nouveaux dirigeants que l’on peut qualifier « d’ultra-orthodoxes nationalistes » (Greilsammer, 2013 : 76-79). Ce virage idéologique se traduisit par le divorce entre la gauche travailliste et le PNR, qui se rapprocha durablement du Likoud de Menahem Begin, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de ce dernier en 1977.

35 Le parti ultra-orthodoxe Agoudat Israël, qui représentait le courant haredi (les « craignant-Dieu », ou « hommes en noir ») historiquement hostile au projet sioniste, n’était pas non plus exempt de tensions. Les rabbins séfarades se sentaient depuis longtemps méprisés par les rabbins ashkénazes, qui les tenaient à l’écart des centres de décisions et se réservaient la plus grande partie des subventions publiques (Greilsammer, 2013 : 83). Sous l’autorité du grand rabbin Ovadia Yosef (ancien grand rabbin séfarade d’Israël, reconnu comme l’un des grands décisionnaires de son temps), fut créé le parti Shas14, qui s’imposa comme un acteur incontournable de la vie politique israélienne. Plus volontiers sensible aux thèses nationalistes que son pendant ultra- orthodoxe ashkénaze Agoudat Israël, le parti Shas orienta essentiellement son action politique vers l’action sociale à destination des Mizrahim15 et sur la défense du statu quo. Le succès de ce parti fut rapide et lui permit de participer à pratiquement toutes les coalitions gouvernementales depuis sa création en 1984 (à l’exception de deux passages dans l’opposition entre 2003 et 2006 et entre 2013 et 2015).

36 C’est dans ce contexte qu’un nouvel épisode politique et judiciaire relança le débat autour de la définition juridique de l’identité juive, à propos cette fois de la validité des conversions effectuées à l’étranger par des institutions non orthodoxes pour le bénéfice de la Loi du retour. En 1985, Shoshana Miller, une Américaine convertie au judaïsme, décida de faire son Alyah (sa « montée » en Israël) et demanda à ce titre de bénéficier de la Loi du retour. Le ministère de l’Intérieur, dirigé par le rabbin Itzhak Peretz (membre du Shas), refusa de la tenir pour juive, donc pour Israélienne, au prétexte qu’elle avait été convertie par un rabbin réformiste. Elle fut donc priée de se convertir à nouveau sous la supervision de la Rabbanout.

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37 Shoshana Miller porta son cas devant la Cour suprême, qui lui donna raison le 10 avril 1986. Contraint d’enregistrer celle qu’il considérait comme une non-juive, le ministre de l’Intérieur répondit par un décret rendant obligatoire la mention « converti » sur la carte d’identité de chaque « nouveau » Juif. Ce décret fut finalement annulé sous la pression du Grand Rabbinat cette fois, qui rappela que la loi juive interdit de rappeler son origine à un converti16. Comme la décision de la Cour le lui imposait, le ministère enregistra Shoshana Miller au registre des Juifs de nationalité, mais refusa d’en faire un cas de jurisprudence. Les convertis non orthodoxes devaient nécessairement obtenir un jugement favorable de la Cour suprême pour être enregistrés par le ministère de l’Intérieur (Samet, 1988 : 9).

38 L’affaire Miller conduisit le ministre à démissionner, mais son parti remit peu de temps après la question de l’autorité et du monopole de la Rabbanout à l’ordre du jour. Dès 1988, le parti Shas déposa une proposition de loi visant à instaurer la Rabbanout israélienne en instance suprême du judaïsme, qui deviendrait, aux yeux de l’État d’Israël, la seule institution habilitée à certifier des conversions.

39 Cette proposition de loi fut rejetée par la Knesset le 14 juin de cette même année à 60 voix contre 53 (Magonet, 1995 : 143), notamment sous la pression des organisations juives américaines (Shain, 2008 : 81). Le conflit prenait ainsi une dimension transnationale qui dépassait les seuls enjeux liés à la plus ou moins grande laïcisation du droit israélien. Il concernait la reconnaissance du pluralisme religieux en Israël, mais aussi en diaspora, avec le danger de voir se constituer différents pôles de plus en plus autonomes les uns des autres. Les partis religieux ne désarmèrent cependant pas et maintinrent leur pression. Le Parti Shas renouvela sa proposition de marginalisation des conversions non orthodoxes dès 1997, sans plus de succès (Shain, 2008 : 82). Au contraire, les décisions successives de la Cour suprême tendaient plutôt vers une plus grande libéralisation du droit. En 1995, un nouvel arrêt confirma la légalité des conversions non orthodoxes quand celles-ci étaient pratiquées en dehors des frontières de l’État israélien. Cet arrêt, qui reconnaissait la validité d’une conversion supervisée par un rabbin libéral brésilien, généralisait l’arrêt « Shoshana Miller » et donnait une reconnaissance automatique à tout Juif converti désirant faire son Alyiah. Il était d’autant plus important qu’il s’appuyait sur deux nouvelles lois fondamentales votées en 1992 et qui constituaient une véritable « Révolution constitutionnelle » (Barak, 1995). Comme il a été mentionné précédemment, de simples lois ordinaires pouvaient jusque-là amender les lois fondamentales. Ce qui signifiait concrètement qu’un arrêt de la Cour suprême pouvait être contourné par le vote d’une nouvelle loi adoptée à la majorité simple, donnant lieu à de fréquentes oppositions entre la Cour et le législateur. La nouveauté introduite par les lois de 1992 ne résidait pas seulement dans le contenu des lois (qui faisaient explicitement référence aux libertés individuelles), mais aussi dans le statut de ces lois, qui étaient supérieures aux lois ordinaires, ce que confirma en 1995 une décision de la Cour suprême qui fait aujourd’hui jurisprudence.

40 Sept années plus tard encore, le 20 février 2002, les courants non orthodoxes gagnaient une nouvelle bataille juridique grâce à un arrêt de la Cour suprême accordant la reconnaissance de l’État aux conversions non orthodoxes. L’arrêt disposait que : Le ministère de l’Intérieur doit enregistrer comme Juifs sur la carte d’identité les Juifs convertis par les réformés et les conservatives, qu’ils soient convertis en Israël ou à l’étranger17.

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41 Comme il était désormais de coutume, le parti Shas protesta vigoureusement contre cet arrêt. Il riposta en proposant d’enregistrer les Juifs convertis par les institutions non orthodoxes en tant que « Juifs libéraux » ou « Juifs conservative », arguant d’une imprécision de l’arrêt de la Cour qui disposait qu’il existait plusieurs tendances au sein du judaïsme18. L’opposition du Parti Shas fut par ailleurs facilitée par le fait que l’arrêt de la Cour ne se fondait pas sur les Lois fondamentales relatives aux libertés individuelles. Il avait donc moins de poids juridique que l’avis de 1995, si bien qu’il put presque immédiatement être contourné par une loi ad hoc marginalisant les conversions non orthodoxes réalisées sur le sol israélien.

42 Quoi qu’il en soit, la décision de la Cour suprême posait sans doute plus de questions qu’elle n’en résolvait. La possibilité, pour des citoyens israéliens, d’être enregistrés comme Juifs sans qu’ils ne soient pour autant reconnus comme tel par la Rabbanout, créait des situations juridiques délicates, dans la mesure où le droit des personnes (mariage, divorce, enterrement) restait de la seule compétence de l’institution orthodoxe.

Sionistes religieux versus Haredim

43 Cela ne faisait en fin de compte qu’accentuer les contradictions contenues dans les amendements portés à la Loi du retour en 1970, qui allaient déjà dans deux sens opposés : d’un côté ils contractaient la définition de la judéité en l’alignant pour une part sur les critères du droit rabbinique orthodoxe, mais d’un autre côté l’élargissement du bénéfice de la Loi retour aux parents non juifs et la reconnaissance des conversions non orthodoxes réalisées à l’étranger créaient les conditions de constitution d’une nationalité juive déconnectée de la religion juive et contribuait à brouiller les frontières de l’identité juive au sein même de l’État d’Israël.

44 Ce brouillage fut exacerbé à partir du début des années 1990 par l’arrivée de 800 000 à un million d’olim venus de l’ex-Union soviétique, dont 40 à 50 % n’étaient pas Juifs « selon la Halakha », mais qui bénéficiaient de la loi du retour au nom de leurs parents et grands-parents juifs (Ben-Porat, 2013 : 40-43 ; Cohen, 2004 : 83 ; Waxmann, 2015 : 164). Jusqu’alors marginal, le nombre des mariages mixtes a atteint environ 8 % des unions israéliennes. La question des conversions, qui se posait jusqu’à présent de manière plus ou moins théorique et qui se plaçait avant tout sur le plan des principes, revêtait un caractère plus urgent. L’augmentation du nombre de citoyens israéliens au statut religieux incertain multipliait les situations juridiques complexes et poussait un nombre de plus en plus important d’individus à contourner des lois qui entraient en tension avec la réalité de la société israélienne19, tandis que les recours devant la Haute Cour de Justice se multipliaient pour dénoncer les termes du Statu quo et l’absence d’état civil.

45 Dans le même temps, la Rabbanout qui, depuis le milieu des années 1990, était de plus en plus influencée par le courant haredi (même si les grands décisionnaires haredim, les Sages de la Torah, restent en dehors de l’institution), fermait de plus en plus les portes de la conversion à celles et ceux qui ne se conformaient pas scrupuleusement aux normes de l’orthodoxie (respect du shabbat, de la casherout, scolarisation des enfants dans des écoles religieuses, etc.). Ils se sont par ailleurs lancés dans une démarche dite de « clarification de la judéité », les conduisant à invalider l’identité de nombreux

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Israéliens jusque-là inscrits comme Juifs de nationalité et de religion, multipliant d’autant les situations juridiques confuses et les identités incertaines, comme le raconte notamment Julia Lerner dans un article consacré à ces jeunes russes israéliens dont l’identité est contestée par la Rabbanout israélienne (Lerner, 2015). Cette démarche de « clarification » ne s’est pas limitée à l’examen des certificats de judéité promulgués par l’administration civile. Sous l’influence du rabbin Schlomo Amar notamment (grand rabbin séfarade d’Israël entre 2003 et 2013), elle s’est étendue aux autres institutions religieuses, allant jusqu’à contester les certificats produits par certaines institutions orthodoxes en dehors d’Israël (Fisher, 2014 : empl.3252 ; voir aussi Ellenson et Gordis, 2012 : 157-158). Comme le souligne Chaim I Waxmann, il est désormais plus facile de bénéficier de la Loi du retour avec une conversion libérale ou conservative (dont la reconnaissance est aujourd’hui garantie par les différents arrêts de la Cour suprême) qu’avec une conversion supervisée par une institution orthodoxe à l’étranger (Waxmann, 2012 : 170-171).

46 En avril 2003, le Premier ministre Ariel Sharon proposa de régler le problème en créant un tribunal rabbinique entièrement financé par l’État et dédié exclusivement à la conversion. Placé non plus sous l’autorité du ministère de l’Intérieur mais sous l’autorité directe du Premier ministre, il était incité à adopter une position plus favorable à l’accueil des convertis, afin de trouver une solution à ces difficultés juridiques, mais aussi afin de renforcer le poids démographique des Juifs dans le cadre de ce qui était perçu comme une compétition démographique avec les Palestiniens. Il s’agissait, en d’autres mots, de mettre en place un programme de conversion d’État destiné principalement aux jeunes femmes russes en âge de fonder une famille, afin d’homogénéiser les différents statuts au sein de la population juive israélienne (à laquelle les Juifs russes avaient été assimilés malgré l’incertitude identitaire qui pesait sur nombre d’entre eux) et de clarifier la frontière avec la population non juive, et notamment la population palestinienne (Kravel-Tovi, 2014).

47 Une douzaine de rabbins furent nommés, dans leur écrasante majorité proches du sionisme religieux. Ce fut le rabbin Haïm Druckman (fondateur puis, à partir de 1977, député du Gush Emounim, un parti sioniste religieux à fort caractère messianique, proche du Parti National Religieux) qui prit la tête du tribunal, sous l’autorité suprême du grand rabbin séfarade Schlomo Amar nommé le 14 avril 2003.

48 Le fait de nommer des rabbins sionistes religieux était cohérent avec le projet du premier ministre. Ce courant idéologique développe une lecture particulière au sein de l’orthodoxie en militant pour une plus grande ouverture des conversions dans le contexte israélien. La politique mise en place par le grand rabbin israélien Shlomo Goren (1918-1994) a été historiquement l’une des plus emblématiques de ce type de posture. Figure majeure du sionisme religieux, fondateur et dirigeant du rabbinat de l’armée israélienne jusqu’en 1972, date de sa nomination à la tête du grand rabbinat ashkénaze qu’il dirigea jusqu’en 1983, Shlomo Goren a défendu une politique très favorable à la conversion des Juifs israéliens au statut religieux incertain, qui s’est traduite par un assouplissement des critères d’acceptation de certains candidats et par la création de centres de préparation et de tribunaux rabbiniques dédiés à la conversion. Sous son autorité, les services du rabbinat ont par exemple converti des personnes qui allaient ensuite vivre dans des kibboutzim non religieux, allant à l’encontre des positions classiquement orthodoxes qui conduisent à ne convertir que ceux qui s’engagent activement à respecter les mitsvot. Tout en exprimant son désarroi

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face au fait de convertir des individus dont il était certain qu’ils ne respecteraient pas les commandements, il justifiait sa politique par sa volonté de résoudre les conflits identitaires en cas de mariage mixte et par la nécessité, pour le rabbinat d’État, de trouver une solution afin de se protéger de l’intervention de la Cour suprême et d’éviter que ces questions ne deviennent suffisamment problématiques pour remettre en cause le Statu Quo et entraîner la séparation complète de l’État et du rabbinat (Fisher, 2013 : 228).

49 La politique défendue par ce programme de conversion était par ailleurs en parfaite cohérence avec la signification messianique que le sionisme religieux donne à l’État d’Israël, dont l’existence est comprise comme le signe de l’action de Dieu dans l’histoire et comme la promesse d’avènement des temps messianiques. Dans ce sens, et comme le souligne Immanuel Etkès, le repentir du peuple juif n’est plus perçu comme une condition nécessaire de la rédemption messianique, qui se concentre dès lors sur le terrain politique (Etkès, 2000 : 162) : ce n’est pas tant par le respect scrupuleux des mitsvot qu’adviendra le salut (idée défendue comme nous le verrons par les haredim), mais bien par la défense du territoire « d’Eretz Israël » et par l’affirmation du caractère juif de l’État (Fisher, 2013 : 231) ; affirmation qui passe notamment par la clarification des frontières entre Israéliens juifs et non juifs et par l’homogénéisation du statut religieux des citoyens israéliens de nationalité juive.

50 De nombreux rabbins au sein de la Rabbanout se sont fermement opposés à cette politique qu’ils accusaient de promouvoir une politique de conversion de masse. Des convertis jugés non conformes aux normes du Rabbinat se sont vus refuser l’inscription sur les registres de mariage, d’autres annuler leur conversion après un divorce. Le principal incident s’est produit en 2008, quand le beth din de la Rabbanout a annulé toutes les conversions réalisées par le tribunal de Haïm Druckman (en contradiction avec le principe énoncé par Maïmonide au XIIe siècle et jamais contesté, voulant qu’une conversion ne saurait être remise en cause). L’argument du rabbin Avraham Sherman à l’initiative de l’annulation était que seules les conversions motivées par un profond changement et par un engagement sincère envers les mitsvot pouvaient être considérées comme valides. Le sentiment d’appartenance nationale ne saurait à son sens constituer un motif valide de conversion, d’autant plus que, dans la majorité des cas, les convertis « pour la nation » continuent à vivre comme des non juifs : « ils ne se sentent appartenir à la nation juive que par ses dimensions sociales et nationales, sans que cette connexion soit sous-tendue par un engagement religieux authentique » (Sherman, 2008).

51 C’est la conception de l’État d’Israël et de son « caractère juif » qui oppose haredim et mizrahim (nom hébreu donné aux sionistes religieux) à travers la question des conversions. Pour les haredim, contrairement aux sionistes religieux, l’État d’Israël n’a aucune signification religieuse. Il n’a qu’un intérêt pratique au service de la promotion d’un judaïsme centré sur le respect des mitsvot (à travers par exemple le soutien financier au réseau d’écoles religieuses et aux yeshivot). En réaffirmant l’inconditionnalité des critères religieux pour l’acceptation des convertis, les haredim entendent ainsi lutter contre la réification de l’identité juive en une identité nationale ou ethnique et contre une conception du judaïsme et de ses institutions pensés comme des supports ou des variables d’ajustement d’une identité nationale dont la rationalité serait première. Leur posture face aux conversions est ainsi mise au service d’une politique plus large de promotion d’une forme spécifique de judaïsme fondée sur la

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centralité de la Torah : en fermant les conversions à celles et ceux qui ne démontrent pas leur engagement envers la Torah et les mitsvot, ils affirment, à l’intention de la judaïcité en son ensemble, que le judaïsme authentique est le judaïsme de la Loi (Tank- Storper, 2013a : 597).

52 Le conflit qui oppose ces deux grands courants de l’orthodoxie contemporaine n’a toujours pas trouvé de solution politique ou juridique à l’heure où ces lignes sont écrites. En 2010, une coalition en apparence hétéroclite formée par le parti d’extrême droite laïc Israël Beiteinu20, le grand rabbin séfarade d’Israël Schlomo Amar et le parti Shas, déposa une proposition de loi dite « Loi Rotem » (du nom du député David Rotem à l’origine de la loi) visant d’une part à confier de nouveau le monopole des conversions à la Rabbanout et à refuser le bénéfice de la loi du retour aux convertis venus de l’extérieur d’autre part, quelle qu’ait été l’institution certifiant leur conversion. Cette importante concession faite aux religieux devait s’accompagner en retour de leur soutien à une laïcisation de l’état civil, et notamment à la création d’un mariage civil (Ellenson et Gordis, 2012 : 161). Les nationalistes laïques d’Israël Beiteinu, soutenus par une grande majorité de Russes, obtenaient ainsi une inflexion dans le sens d’une définition nationale et ethnique de l’identité israélienne, tandis que les religieux maintenaient l’autonomie des principes religieux vis-à-vis de la dimension nationale tout en s’assurant le monopole sur l’attribution et le contrôle de l’identité juive.

53 Encore une fois, la proposition de loi achoppa sur l’opposition des dénominations américaines dont les conversions étaient remises en cause, mais fut reprise en partie dans une nouvelle proposition de loi présentée en 2014 par Elazar Stern, député du parti centriste de Tsipi Livni. Outre la décentralisation des tribunaux habilités à valider des conversions, cette nouvelle proposition envisageait la reconnaissance des courants non orthodoxes, ce qui constituait un pas important dans le processus d’extension du pluralisme religieux. Adoptée en première lecture, la loi fut finalement bloquée par le premier ministre Benjamin Netanyahu sous la pression des partis religieux et des principaux rabbins de la Rabbanout. Il accepta cependant (sous la pression des partis laïques de sa coalition cette fois) d’en publier une version modifiée par décret gouvernemental : le rôle du Rabbinat était renforcé et les conversions non orthodoxes n’étaient plus reconnues. Mais ce décret fut finalement annulé, par Benjamin Netanyahu lui-même, à l’issue des élections d’avril 2015.

* * *

54 Loin de parvenir à un consensus minimum sur les fondements et les modalités de définition de l’identité juive, le dispositif juridique et institutionnel du statu quo, qui entrelace le droit rabbinique et le droit civil et qui multiplie les instances de certification identitaire, crée une situation structurellement conflictuelle. Les débats récurrents autour de la question « Qui est Juif ? » dont nous avons ici retracé les grandes lignes montrent bien comment chaque solution de compromis adoptée, loin de régler le problème, porte en elle les conditions de la crise à venir.

55 Les conséquences en sont multiples : en place de se clarifier, les frontières identitaires se brouillent, les identités sont de plus en plus incertaines, les catégories statutaires se multiplient sans nécessairement se recouper, de sorte que se développe une sorte de zone grise de l’identité juive, une judaïcité périphérique qui participe à la vie collective

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juive sans en être de plein droit. Dans le même temps, les conflits qui accompagnent en Israël la question de la définition juridique de l’identité juive exacerbent les tensions entre les différents courants du judaïsme. Les courants orthodoxes et ultra-orthodoxes profitent de leur situation institutionnelle pour délégitimer les institutions non orthodoxes, dont les actes juridiques sont invalidés, faisant peser à terme le risque d’une véritable scission entre ces différentes formes de judaïsme. La question « Qui est Juif ? », avec ses allers-retours incessants entre la Knesset, la Cour suprême et la Rabanout, devient ainsi le lieu où s’affrontent non seulement les différentes conceptions de l’État d’Israël comme État juif et/ou démocratique, mais aussi où s’énoncent les conditions d’une normativité religieuse au sein d’un État démocratique et où le champ religieux juif trouve à se réguler, que ce soit dans les frontières de l’État ou au-delà. Comme l’écrit Yossi Shain : Quand les dénominations ultra-orthodoxes et les dénominations libérales s’affrontent aux États-Unis et en Israël sur la question centrale de savoir qui est juif, elles ne s’affrontent pas seulement autour de la définition de l’État juif moderne, mais aussi pour le droit de revendiquer et de déterminer l’identité religieuse et nationale pour l’ensemble des Juifs, quel que soit leur lieu de résidence (Shain, 2008 : 82).

56 C’est donc à travers ses dimensions et ses imbrications multiples que doit être abordée la question de la définition juridique de l’identité juive depuis la création de l’État d’Israël, soumise à des logiques à la fois religieuses, politiques, étatiques et transnationales. La laïcisation de l’état civil pourrait constituer un premier pas vers la solution du conflit, mais ne règlerait sans doute pas tout. Outre qu’elle rencontrerait l’hostilité massive des partis religieux, elle laisserait ouverte la question du périmètre de la Loi du retour, dont la remise en cause – que proposent des partisans du post- sionisme comme Shlomo Sand (2013) – reviendrait à désarrimer judéité, nationalité juive et citoyenneté israélienne, à revenir sur la définition de l’État d’Israël comme État juif et à rompre le lien entre Israéliens et Juifs de la diaspora. Ce qui, en l’état, n’est concevable ni pour les sionistes religieux, ni pour les nationalistes laïques, ni pour une majorité des Juifs de la diaspora. En ce sens, le conflit « Qui est Juif ? » témoigne autant de la grande fragmentation du monde juif contemporain (il en est même le lieu d’expression privilégié, pourrait-on dire) que de la persistance d’un « commun » qui peine à trouver une traduction juridique consensuelle.

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NOTES

1. La casherout désigne l’ensemble des pratiques alimentaires normées du judaïsme, codifiées dans le Lévitique puis dans le Deutéronome. Les prescriptions principales concernent l’interdiction de certains aliments (comme le porc ou les crustacés, et plus généralement l’ensemble des animaux ne rentrant pas explicitement dans la catégorie des animaux comestibles) et l’interdiction de mêler des produits carnés et des produits lactés. Les viandes doivent par ailleurs avoir été abattues suivant des règles précises. 2. La loi juive. 3. Le Parti National Religieux, fondé en 1956 à partir de la fusion du parti Mizrahi et du parti Hapoel Hamizrahi, et qui allait faire partie de toutes les coalitions gouvernementales jusqu’en 1992. 4. Lettre de Ben Gourion aux Sages d’Israël (Ben Rafael, 2001 : 135). 5. Lettre adressée aux 51 sages par Ben Gourion, cité par Eliezer Ben Rafaël, 2001, p. 133. 6. Le droit rabbinique. 7. À l’exception des articles 4 portant sur le mode de scrutin proportionnel et 45 sur les ordonnances prises en vertu de l’état d’urgence portant atteinte à la loi fondamentale sur la Knesset (Klein, 2008 : 58). 8. Olim (au singulier oleh) : ceux qui font leur alyah, qui immigrent en Israël en tant que Juifs. 9. Le juge Landau, cité par Élie Barnavi (1998 : 94). 10. Terme hébreu désignant le processus de conversion au judaïsme.

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11. Compilation juridique établie par le rabbin Joseph Caro (1488-1575), qui fait depuis autorité au sein du monde orthodoxe. 12. Ils considèrent par exemple le fait de vouloir fonder un foyer juif comme une intention pure et sincère. La kabalat ol mitsvot quant à elle est interprétée dans son sens le plus restreint : comme l’absence de rejet explicite de tout ou partie des commandements. 13. Haaretz, 9 octobre 2014 (http://www.haaretz.com/jewish/features/1.619502). 14. Sefaradim Shoméré Tora, qui signifie « Séfarades orthodoxes pour la Torah ». 15. Le terme mizrahim désigne les Juifs « Orientaux » descendant des communautés juives du Proche et du Moyen Orient (les réfugiés des pays arabes, les Juifs d’Irak, du Yémen, d’Iran, d’Inde, du Caucase, du Kurdistan, etc.). En dépit de leurs origines hétérogènes, le rite de ces Juifs est principalement séfarade. 16. « Ne lui dis pas [au prosélyte] : “hier tu rendais un culte à Bel, Korech et Nebo, et jusqu’à présent de [la viande] de porc est entre tes dents, et tu te tiens devant moi et tu me parles !”. D’où apprenons-nous qu’il ne faut pas le maltraiter ? Car il peut répliquer : “vous avez été des prosélytes au pays d’Égypte”. C’est pourquoi rabbi Nathan avait coutume de dire : “ne rappelle pas à ton prochain le défaut qui est en toi-même” » (Gérim, 4 :1). 17. “The Interior Ministry must register Reform and Conservative converts to Judaism, converted by rabbis in Israel or abroad, as Jewish on their Israeli identity card”, Ha’aretz (English edition), Thursday, February 21, 2002. 18. “Analysis Shas Gears Up to Put the Brakes on Conversion Ruling”, Ha’aretz (English edition), Thursday, February 21, 2002. 19. Les « mariages chypriotes » consistant à se marier à l’étranger, et notamment à Chypre, pour contourner les interdits matrimoniaux se sont multipliés. 20. Parti nationaliste qualifié d'extrême droite fondé par Avigdor Lieberman pour représenter les Israéliens d’origine russe. Il milite contre les négociations de paix avec les Palestiniens et pour une plus grande laïcisation de la société israélienne.

RÉSUMÉS

La question de la définition juridique de l’identité juive ne cesse de susciter débats et polémiques au sein de la démocratie israélienne. Si la loi du retour garantit à tout Juif de pouvoir trouver refuge en Israël, la question de savoir « Qui est Juif ? » ne fait en effet l’objet d’aucun consensus, suscitant de multiples crises politiques et institutionnelles engageant notamment la Knesset, le Rabbinat et la Cour suprême. Sont ici retracés les principaux épisodes de ce débat, en dégageant les principaux enjeux et en montrant comment chaque solution de compromis porte en elle les conditions de la crise à venir. L’impossible consensus autour de la définition juridique de la judéité témoigne en définitive autant de la grande fragmentation idéologique et religieuse du monde juif contemporain que de la persistance d’un « commun » qui peine à trouver une traduction juridique.

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The legal definition of jewish identity remains a major controversy within the Israeli democracy. On the one hand, the Law of Return gives every Jew in the world the right to live in Israël and to gain Israeli citizenship. But on the other hand, the legal definition of “Who is a Jew?” never had got any consensus, creating multiple and recurring political and institutional crisis among the Knesset, the Rabanout and the High Court of Justice. This article retraces the main developments of the “Who is a Jew?” conflict, attempting to identify its main issues and to demonstrate that each compromise solution brings the crisis to come. Thus, the “Who is a Jew” conflict demonstrates both the high level of ideological and religious fragmentation of contemporary Jewish world than the persistence of a “common” that can’t find a legal translation.

La cuestión de la definición jurídica de la identidad judía no cesa de suscitar debates y polémicas en el interior de la democracia israelí. Si la ley de retorno garantiza a todo judío la posibilidad de encontrar refugio en Israel, la cuestión de saber “¿quien es judío?” no ha generado consenso alguno, y genera múltiples crisis políticas e institucionales. Se rastrean aquí los principales episodios de este debate, distinguiendo los desafíos primordiales y mostrando cómo cada solución de compromiso conlleva las condiciones de la crisis por venir. El consenso imposible alrededor de la definición jurídica de la judeidad da cuenta, en definitiva tanto de la fragmentación del mundo judío contemporáneo como de la persistencia de un común al que le cuesta encontrar una traducción jurídica.

INDEX

Mots-clés : judaïsme, identité juive, loi du retour, démocratie israélienne, refuge Keywords : Judaism, jewish identity, Law of Return, Israeli democracy, refuge Palabras claves : judaísmo, identidad judía, ley de retorno, democracia israelí, refugio

AUTEUR

SÉBASTIEN TANK-STORPER

Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor) - École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – [email protected]

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Lumières sur la ville Les fêtes de Hanoucca entre action missionnaire transnationale et appartenance événementielle

Lucine Endelstein

1 Des places centrales et symboliques des grandes métropoles jusqu’aux confins des agglomérations, de Buenos Aires à Sidney en passant par New York, Munich et New Delhi, la fête de Hanoucca est aujourd’hui célébrée dans les espaces publics urbains à travers le monde entier. Cette fête transnationale témoigne de façon spectaculaire du succès du mouvement hassidique Loubavitch1 qui l’organise depuis la fin des années 1970 (Gutwirth, 2004). C’est surtout depuis les années 2000 que ces fêtes se sont multipliées et participent d’une mise en spectacle recherchée par le mouvement Loubavitch pour diffuser ses messages dans une perspective missionnaire, interne au monde juif, qui vise à ramener un maximum de juifs à l’accomplissement des commandements divins. Les allumages publics des bougies de Hanoucca s’inscrivent dans la série des marches, parades et autres performances publiques menées par d’autres religions (Abdullah, 2009 ; Baby-Collin et Sassone, 2010 ; Fer, 2007 ; Garbin, 2012b), associées à la notion de « religions urbaines » (Orsi, 1999) et qui prennent l’espace urbain comme terre de mission.

2 La littérature récente portant sur les phénomènes contemporains de pratique religieuse événementielle, articulant fortement le local au global, a montré que ces derniers sont des expressions d’appartenance collective (Salzbrunn, 2014). De plus, comme le fait remarquer David Garbin, « l’expérience religieuse urbaine des groupes diasporiques – à travers leur visibilité et leur oralité, promulgue la différence, en nous faisant réfléchir à la manière dont les frontières entre insiders et outsiders, public et privé, sacré et profane, peuvent jouer un rôle crucial dans les politiques de l’appartenance et des identités2 » (Garbin, 2012a). Les événements religieux en public marquent ainsi un mode d’appartenance dans un collectif local et diasporique, et s’inscrivent avec d’autres processions, marches et carnavals dans la recherche d’un droit moral à exister.

3 Au-delà du sens religieux et missionnaire qui leur est attribué par le mouvement Loubavitch, les fêtes de Hanoucca offrent des occasions privilégiées pour examiner le rôle de la religion sous sa forme transnationale, événementielle et spectaculaire, dans

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la construction et la reformulation du sentiment d'appartenance au monde juif et dans la mise en scène d'une différence qui ouvre un échange avec la société urbaine. Quels sont alors les enjeux de la pérennisation de ces festivités pour la construction de l’image du monde juif exposé en public ?

4 Pour répondre à ces interrogations les analyses présentées ici reposent sur des observations de ces festivités et sur des enquêtes par questionnaires courts menées in situ auprès du public sur plusieurs places de Paris et de Londres3. Peu d’attention a été portée jusqu’à présent à la diversité interne du public qui s’expose pendant les événements religieux spectaculaires tels que les fêtes, parades et processions (Abdullah, 2009 ; Eade et Garbin, 2007). Pourtant donner des voix aux publics de ces événements permet de mettre en lumière les clivages et la porosité des frontières d’un groupe souvent perçu comme harmonieux et « fermé ». Les témoignages recueillis montrent comment se résout dans l’émotion d’un rassemblement éphémère l’opposition entre la diversité du groupe et l’unité de sa représentation, à laquelle fait écho sa désignation courante comme une « communauté ».

5 Mener des enquêtes dans des contextes urbains et nationaux différents permet de saisir l’articulation d’échelles à l’œuvre dans les pratiques religieuses transnationales, qui combinent à la fois des processus d’homogénéisation et de différenciation (Capone, 2010). Ces derniers tiennent au succès d’un mouvement religieux planétaire qui tend à homogénéiser des pratiques urbaines, aux histoires de l’insertion géographique des juifs dans les deux capitales, ainsi qu’aux différences du statut public de la religion dans deux grandes démocraties européennes aux modèles de société souvent présentés comme opposés. Avec ces variations locales comme trame de fond, différents processus communs sont ici exposés : tout d’abord, la dimension missionnaire de la fête pour le mouvement Loubavitch et ses stratégies d’ouverture sociale et politique ; ensuite, les sens multiples de la fête pour le public juif qui dessine un continuum depuis les Loubavitch les plus militants jusqu’aux juifs éloignés du monde juif et de ses traditions ; enfin la rencontre entre le monde juif et la société à l'occasion de ces fêtes et les enjeux de leur pérennisation.

Hanoucca, une fête transnationale et missionnaire

6 C’est à New York, en 1977 que le rav Menachem Mendel Schneerson, chef spirituel du mouvement Hassidique Habad, a lancé ces allumages publics en leur attribuant la mission de soutenir la « survivance spirituelle de la flamme juive ». Le premier allumage à Paris a eu lieu sur la place des Fêtes, près du premier centre Habad parisien, en 1980. Ces célébrations se sont progressivement étendues aux grandes métropoles du monde entier, et dans tous les lieux où les shluchim, les émissaires du rabbi, sont installés pour diffuser et promouvoir le judaïsme et le hassidisme dans une perspective missionnaire et messianique, l’attente de l’arrivée imminente du Messie étant une caractéristique importante du mouvement4.

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Photo 1. Allumage du candélabre place de l'Opéra, décembre 2016 © Guillaume Poux

7 Le message de la fête de Hanoucca est particulièrement adapté à cette perspective missionnaire. Cette fête rabbinique commémore en effet la réinauguration du second Temple de Jérusalem au IIe siècle avant Jésus-Christ, suite à la victoire des Maccabées sur les Grecs et les troupes d’Antiochus IV. L’allumage de bougies pendant les huit jours de la fête symbolise le miracle qui, selon la tradition rabbinique, s’est produit lors de la réinstallation du culte dans le Temple : le fait qu’une très petite quantité d’huile a suffi pour brûler pendant huit jours. La lumière de cette fête d’hiver représente aussi la résistance spirituelle juive dans un milieu voué à la faire disparaître. Cette fête est très suivie aujourd’hui dans le monde juif même par les familles qui se définissent comme laïques : joyeuse, peu contraignante car il ne s’agit pas de jours chômés, Hanoucca qui tombe pendant la période de Noël est devenue la fête des enfants et l’occasion de s’offrir des cadeaux.

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Photo 2. Message affiché sur un stand par le mouvement Loubavitch, place de l'Opéra, décembre 2016 © Guillaume Poux

8 Quel que soit le lieu, le déroulement des festivités est quasiment identique et dure environ une heure. Trois objets symbolisant la fête et l’action du mouvement Loubavitch attribuent une fonction festive à l’espace. Tout d’abord un candélabre géant, qui sera le centre de l’attention, est dressé sur le lieu de la fête juste avant qu’elle ne commence (photo 1). Il sera rapidement démonté immédiatement après la célébration. Ensuite une ou plusieurs tentes sont placées à proximité, abritant la régie musicale ou un orchestre, ainsi qu’un stand de distribution de différents objets : prospectus expliquant le sens de la fête et détaillant le procédé de l’allumage des bougies, candélabres jetables, bougies et beignets distribués gracieusement. Le message adressé à la foule par le mouvement Loubavich est inscrit en grands caractères sur cette tente : « Allumez vos bougies de Hanoucca. Le Beth Loubavitch vous souhaite une joyeuse fête de Hanoucca » (photo 2). Enfin, l’arrivée bruyante d’une voiture diffusant une musique hassidique, et sur le toit de laquelle est fixée une hanoukkia lumineuse, annonce le début des festivités. La fête débute ainsi par la diffusion de musiques hassidiques et klezmer, qui en donnent le ton joyeux. Au cœur de l’événement, des représentants du mouvement Loubavitch, des responsables communautaires et parfois des personnalités du monde politique ou de la culture se succèdent sur une grue qui les hisse à la hauteur du candélabre. Ils y prononcent des discours puis allument les torches électriques qui symbolisent les bougies.

9 Le rituel religieux est accompli publiquement par la brève énonciation de bénédictions en hébreu au moment de l’allumage des lampes, à laquelle la foule répond en chœur « Amen ». Cet instant solennel ritualise le particularisme du rassemblement juif, mais il est intégré dans une ambiance festive et ouverte sur la ville où tout passant est convié. Si les frontières externes du monde juif s’effacent, les frontières de genre établies par les mouvements ultra-orthodoxes sont strictement respectées et mises en scène lors de ces festivités : les hommes en costume sombre, barbe et chapeaux du mouvement Loubavitch ne tardent pas à effectuer des danses traditionnelles, s’enlaçant par les

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épaules et tournant en cercle. Leurs femmes restent spectatrices car la tsiniout – ou règles de la pudeur – leur interdit de danser sous le regard des hommes. Il arrive de voir d’autres femmes danser, mais ces dernières ne font pas partie du mouvement Loubavitch ou d’autres courants ultra-orthodoxes. Musique, lumières, danse, spectacle : l’ambiance de cette fête qui se déroule au mois de décembre se fond dans l’ambiance de Noël et dans les lumières qui illuminent la ville au creux de l’hiver.

Pratiques transnationales, variations locales

10 Déroulement identique, objets similaires et diffusés dans le monde entier par le même mouvement religieux, similitude des messages qui circulent : cette fête donne à voir des processus d’homogénéisation propres à la globalisation et aux pratiques religieuses transnationales (Capone, 2010). Mais même s’ils portent la marque du global, ces événements ne sont pas rigoureusement similaires d’un lieu à l’autre et encore moins « déterritorialisés ». Au contraire chacun met en scène à la fois des pratiques religieuses transnationales et les particularités d’un contexte local et national, et c’est cette articulation d’échelles qui se donne à lire chaque soir et en chaque lieu.

11 Les lieux de la fête reflètent dans chaque pays récepteur de ces pratiques religieuses transnationales les variations de la place du monde juif dans sa société d’installation. Il est révélateur par exemple qu’à Madrid une seule soirée d’allumage public soit organisée chaque année, sur une place de taille modeste et non sur un lieu emblématique de la Nation, ce qui reflète à la fois la faible importance démographique du monde juif espagnol et la tardive liberté religieuse promulguée dans un pays longtemps marqué par la dictature. À Paris et à Londres, capitales de démocraties anciennes où la liberté religieuse est inscrite de longue date dans les textes fondamentaux, et capitales du monde juif européen, les allumages ont lieu tous les soirs et sur des places centrales. À Paris, de très nombreux allumages sont organisés, des places les plus symboliques (place de la République, place de l’Opéra, place de la Bastille, place de l’Étoile, etc.) jusqu’aux places périphériques des villes de banlieue, mettant en lumière la diffusion du mouvement Loubavitch dans toute l’agglomération parisienne. À Londres, les allumages sont resserrés sur une seule place centrale, Trafalgar Square, ainsi que dans quelques quartiers marqués par une forte présence juive orthodoxe et ultra-orthodoxe, notamment Golders Green et Stamford Hill. Ces variations reflètent les différences de l’insertion urbaine des juifs dans les deux capitales : alors qu’il existe à Londres d’importantes centralités juives orthodoxes, la géographie du judaïsme dans l’agglomération parisienne est marquée par une plus grande dissémination.

12 Une large littérature a montré l’inversion de l’ordre social vécu dans l’expérience éphémère des fêtes et carnavals. Dans le cas de ces groupes religieux minoritaires qui prennent place sur les lieux symboliques des sociétés d’installation, il s’agit aussi d’une inversion de l’ordre spatial. En effet les lieux de culte du judaïsme sont historiquement situés dans des rues périphériques et non pas des places centrales, souvent intégrées dans la perspective des rues comme les synagogues consistoriales parisiennes (Jarrassé, 2001), ou dissimulées dans des impasses comme dans l’East End de Londres (Kershen et Vaughan, 2013). Les synagogues bâties à l’époque contemporaine se caractérisent toujours par une relative discrétion, contrastant avec la spectacularisation des fêtes de

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Hanoucca qui donne une occasion de sortir des lieux périphériques pour prendre place en pleine lumière au cœur du monde urbain.

13 Les déroulements des fêtes à Paris et à Londres portent l’empreinte des deux politiques de la diversité religieuse française et britannique. Organiser une fête religieuse sur la plus grande place de Londres est conforme à la conception multiculturaliste de la nation où les Faith communities sont institutionnalisées comme interlocuteurs avec l’État (Beckford, 2015). C’est une mise en scène de ce dialogue entre les autorités publiques et des collectifs politiquement définis comme des « communautés » religieuses – considérées sans doute à tort comme des communautés de foi (ibid.) – qui a lieu à Trafalgar Square où le Maire de Londres ne rate aucun de ces rendez-vous annuels avec « la communauté juive ». À Paris les autorités publiques ne se rendent pas en personne sur le lieu d’allumage majeur, celui du Champ de Mars, mais transmettent leurs vœux. Malgré les différences politiques qui opposent le multiculturalisme britannique et la laïcité française qui reconnaît l’individu-citoyen avant les groupes religieux, on voit qu’il existe au cours de l’événement festif un acte de reconnaissance d’une minorité religieuse, différemment mis en scène.

14 Enfin la résonnance mondiale de la fête de Hanoucca est mise en scène à Paris lors du rassemblement du Champ de Mars. Des écrans géants conjuguent en duplex ces célébrations avec celles de New York et de Jérusalem, et matérialisent le fort ancrage local de pratiques religieuses transnationales (Levitt, 2007). Avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication les modalités de célébration de la fête publique de Hanoucca transcendent les frontières étatiques, rassemblant virtuellement ces trois lieux phares de la diaspora juive. Avec cette mise en spectacle de la diaspora et de ses liens avec Israël, le transnational s’ancre dans le local pour réactualiser le sentiment d’appartenance à un collectif dispersé dans l’espace et dans le temps.

15 L’utilisation de l’image et d’une technologie de pointe peut surprendre de la part d’un mouvement juif ultra-orthodoxe, qui perçoit la société moderne comme une source de perdition, et souvent perçu lui-même comme rétrograde. Cet usage rappelle pourtant que la technologie est aujourd’hui un vecteur prodigieux de diffusion des messages religieux y compris les plus radicaux (Campbell, 2013 ; Duteil-Otaga et al., 2015) et que les mouvements radicaux accompagnent le processus de modernisation des sociétés jusqu’à être considérés par certains auteurs comme un « symptôme » de cette modernisation (Fath, 2010).

16 Cette diffusion des fêtes des places centrales jusqu'aux lieux plus périphériques des métropoles parisienne et londonienne exprime dans l’espace urbain l’action missionnaire et la stratégie d’ouverture qui font la particularité du mouvement Loubavitch au sein du monde hassidique (Gutwirth, 2004).

Action missionnaire et stratégies d’ouverture

17 Placer des candélabres géants sur des places publiques, au cœur de la cité aujourd’hui, vise à envoyer des messages aussi bien aux juifs les plus pratiquants qu’aux plus éloignés de la religion. En démultipliant les allumages et en incitant un maximum de juifs à procéder à la mitsva de l’allumage des bougies chez eux, les membres du mouvement espèrent hâter la venue du Messie : « Ainsi, très bientôt viendra le temps où « nous allumerons les lumières dans ton sanctuaire », par la venue du Machia’h »

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écrit le rav Schneerson en 19785. « Illuminer le monde » c’est ainsi pour le mouvement Loubavitch s’adresser à la société en affirmant la victoire de la lumière de la liberté sur la « nuit de l’oppression6 ».

18 Mais ces événements polysémiques ne s’adressent pas uniquement au monde juif, et les messages émis lors des allumages des bougies sont souvent explicitement dirigés vers la société dans son ensemble, comme le discours prononcé place de l’Étoile par le rabbin Haïm Nissenbaum, leader du mouvement Loubavitch à Paris : « Que vous soyez israélite ou d’autres religions, vous êtes les bienvenus. Hanoucca se fête dans la rue, car le message de Hanoucca est universel, pour toute l’Humanité ». Cet usage de la rue comme scène de diffusion de messages rappelle que les lieux où ces fêtes prennent place, en tant qu’espaces publics ou endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, remplissent une fonction essentielle de la vie collective et de l’« urbanité élémentaire » (Paquot, 2015) : la communication. La rencontre et l’échange, la mise en scène d’une différence lors de fêtes comme celles de Hanoucca contribuent à unir les « espaces publics matériels de la circulation » et l’« espace public métaphorique de la communication » (ibid., 2015). La terminologie goffmanienne du « théâtre urbain », considérant que la ville toute entière est espace de représentation, est parfaitement adaptée pour ces fêtes initialement religieuses mais qui interviennent dans un processus séculier : celui par lequel un groupe « prend place » (Joseph, 1995) dans la ville et met en scène son particularisme lors de spectacles joués par et pour les citadins.

19 Lors de ces festivités urbaines et dans tous les contextes nationaux, les Loubavitch mènent une double stratégie d’ouverture : tout d’abord une ouverture « vers le haut », en établissant des liens avec les autorités municipales et préfectorales pour l’organisation de leurs manifestations publiques. Or s’engager dans l’organisation d’événements apporte une caution aux acteurs qui échangent avec les pouvoirs locaux (Di Méo, 2005). Le fait que le mouvement hassidique Loubavitch se positionne lors de ces fêtes publiques comme le représentant de « la communauté » juive et comme son interlocuteur auprès des autorités publiques locales pose la question de l’enjeu politique des célébrations et de la légitimation d’un mouvement ultra-orthodoxe, rivalisant ainsi avec les institutions historiquement établies pour représenter le judaïsme (Consistoire en France, United Synagogues au Royaume-Uni).

20 Le mouvement travaille également à l’établissement de bonnes relations avec l’ensemble du monde juif institutionnel, en conviant à prononcer des discours de nombreux responsables et personnalités. Ensuite, la stratégie d’ouverture « vers le bas » consiste à mener une diffusion sociétale en se présentant comme les gardiens des traditions juives, en cherchant tout aussi bien à renforcer et « orthodoxiser » la pratique religieuse des juifs déjà pratiquants mais sur un mode plus traditionnel, et à ramener des juifs non pratiquants vers la techouva, c’est-à-dire vers la pratique du judaïsme7. La visibilité du mouvement Loubavitch dans l’organisation des célébrations fait partie de sa recherche d’influence au sein du monde juif. Le militantisme Loubavitch contribue ainsi à des changements au sein de la population juive, tout en exerçant à la fois une concurrence et une influence sur les institutions juives dans les deux contextes.

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Sens multiples de la fête

« Illuminer le monde »

21 Pour les membres les plus actifs du mouvement Loubavitch, venir allumer publiquement les bougies de Hanoucca représente tout d’abord l’accomplissement d’une mitsva8 : « Je suis ici parce que je suis juive et je dois allumer les bougies », dit à Golders Green une jeune femme9 qui se déclare orthodoxe et fréquentant une synagogue Habad. Pour les Loubavitch le sens religieux de la fête est donné spontanément comme la première raison de la participation à l’événement : « (Je participe à cet événement) pour commémorer ce grand miracle qui a eu lieu il y a deux mille ans, quand ils ont voulu détruire le peuple Juif » déclare un jeune homme10. Le mouvement Loubavitch étant organisé autour de la personnalité du « rabbi » Schneerson, l’accomplissement de sa volonté est avancée comme l’une des raisons de l’organisation de la fête, comme poursuit ce jeune homme Loubavitch londonien : « Le rabbin a dit que nous devions organiser les allumages en public. Plus vous faites cela en public, plus vous rapprochez les gens du judaïsme ». Dans cette perspective ouvertement missionnaire, les lumières de Hanoucca s’adressent à tous les juifs afin de les ramener vers l’accomplissement des mitsvot11.

22 Nombre de participants appartenant au mouvement Loubavitch insistent sur l’universalité de la dimension spirituelle de la fête, qui doit franchir les frontières du monde juif. Place de la Bastille, une femme très active dans le mouvement Loubavitch à Paris et qui suit tous les allumages de la semaine déclare : « Le rabbi disait que pour illuminer le monde il faut de la lumière… matérielle ! Contre l’obscurité de la société actuelle, qui est bien éloignée de la loi de la morale ». Une autre s’exclame : « La lumière de Hanoucca est là pour le monde, pas seulement pour les juifs » déclare à Paris une femme Loubavitch12. Ainsi les allumages publics des bougies de Hanoucca font partie de ces nouvelles « liturgies urbaines » (Abdullah, op. cit.) vécues comme des vecteurs de diffusion de la foi pour le monde urbain.

23 Les Loubavitch ne se contentent pas d’être présents et visibles dans l’espace public, mais vont chercher dans la rue parmi les passants ou parmi les participants à ces fêtes, les « juifs égarés » qu’ils souhaitent ramener au judaïsme. De jeunes hommes en costume noir et chapeautés sont chargés d’aller vers les passants et les participants de la fête pour leur demander s’ils sont juifs, et le cas échéant s’ils ont allumé les bougies de Hanoucca. Des hanoukkiot, les candélabres utilisés pour la fête de Hanoucca, des bougies ainsi qu’un livret explicatif de la fête et des coutumes sont gracieusement offerts.

24 En souhaitant placer une hanoukkia dans un maximum de maisons juives, les Loubavitch désirent rallumer la lumière symbolique de la spiritualité juive et réinscrire de la continuité identitaire après des ruptures de transmission des rites, fréquentes dans le contexte de sécularisation et dans le contexte des tragédies familiales et collectives vécues par les juifs au XXe siècle. Ces hanoukkiot gracieusement distribuées représentent un ancrage matériel du lien communautaire à partir duquel s’élabore, ou se reconstruit un sentiment d’appartenance : c’est justement pour « ressentir la communauté » dans la joie de la fête que des juifs non Loubavitch se rassemblent pour ces allumages collectifs.

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« Être avec la communauté »

25 Même si l’origine de cette célébration publique est l’accomplissement d’un rite religieux et la volonté d’un mouvement messianique de ramener les juifs vers les mitsvot, tel n’est pas le sens donné à leur présence par tous les participants. En premier lieu, les personnes interrogées ont été nombreuses à mettre en avant explicitement la volonté d’appartenance au monde juif le temps d’une célébration, aisément désigné à Londres comme « une communauté » tandis que ce terme semble émerger moins fréquemment à Paris. Le mot communauté n’a pas la même résonance lorsqu’il est énoncé par le public dans le contexte français ou britannique. Dans le monde anglo- saxon ce mot est utilisé pour désigner toutes sortes de groupes sociaux, ainsi que des instances (supposées être) représentatives des faith communities (Beckford, opus cité). En France le mot « communauté » est considéré comme opposé à l’universalisme républicain et souvent associé au mot péjoratif « communautarisme13 ».

26 « La communauté juive » en tant qu’entité homogène, fermée, pérenne, n’existe que dans les représentations et les discours communs, politiques et journalistiques, alors que les sociologues montrent depuis longtemps la grande diversité du monde juif et les limites de la représentativité des institutions dites « communautaires ». Mais si l’image d’« une » communauté unie émerge souvent au sein du public des allumages de Hanoucca, c’est qu’elle montre la capacité de l’événement à réactualiser un sentiment d’appartenance à un collectif : par exemple cet homme de 31 ans14 qui se définit comme pratiquant dit participer « pour être avec la communauté […] C’est une manière de s’impliquer dans la fête ». Un homme de 72 ans15 qui se dit « légèrement pratiquant » déclare participer « pour apporter [son] soutien à la communauté juive londonienne ». Si le terme « communauté » ne peut désigner l’ensemble de la population juive, la notion de communauté peut trouver une valeur heuristique lorsqu’elle désigne la représentation d’un collectif dont l’unité est imaginaire (Endelstein, 2008, 2016), et auquel la fête réactualise le sentiment d’appartenance. Ce sentiment d’appartenance s’exprime dans des liens sociaux qui se déploient concrètement dans la vie sociale, et de manière parfois événementielle dans l’espace public16.

27 Mais l’idée qu’il existe « une » communauté coexiste avec la conscience d’un rassemblement dans la diversité. Une femme17 « très pratiquante » d’une cinquantaine d’années, qui fréquente une synagogue orthodoxe déclare : « Tout le monde se rassemble. Des juifs et des personnes intéressées ; des gens religieux et des gens moins religieux, ils se rassemblent, c’est incroyable ». L’émotion produite par ces rassemblements18 est au cœur du mécanisme qui permet de dépasser la diversité des parcours, des sensibilités et affiliations religieuses au profit d’une identité juive commune19.

28 Il s’agit là sans doute d’un succès majeur des actions spectaculaires du mouvement Loubavitch : ses allumages publics sont quasiment les seules occasions susceptibles de rassembler, pour un temps limité, le spectre élargi du monde juif. Nous touchons ici à l’originalité du mouvement Loubavitch au sein du monde hassidique et à ses paradoxes : ultra-orthodoxe, il est capable de rassembler même temporairement le monde juif ; prônant un « retour » à des pratiques strictes, il utilise les moyens les plus modernes de communication comme autant de vecteurs de diffusion locale et planétaire de ses messages. Faisant de ces paradoxes son originalité et sa force, ce mouvement suscite au sein du monde juif tantôt le rejet et la réprobation, tantôt

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l’admiration et la sympathie pour ses efforts constamment déployés pour rassembler et réanimer le monde juif.

Appartenances événementielles

29 Pour ceux qui se déclarent « non pratiquants » ou « légèrement pratiquants », la dimension religieuse de l’événement et la croyance au miracle sont explicitement mises de côté, au profit de ses dimensions sociale et identitaire. Un jeune étudiant parisien, qui dit « faire les fêtes et c’est tout », autrement dit ne pas observer le shabbat et ne pas être pratiquant, déclare : « Je suis venu par tradition plus que par religion ». À Londres, pour une femme20 « légèrement pratiquante », « c’est un incontournable de la religion juive même si vous n’êtes pas orthodoxe ». Ces discours et le sens donné à cette célébration collective par les juifs les moins pratiquants montrent bien comment une pratique religieuse peut être utilisée à des fins identitaires. Refusant les contraintes de l’observance maximaliste de la Loi juive, si omniprésente dans la vie quotidienne des ultra-orthodoxes, les participants juifs peu ou pas pratiquants viennent affirmer et ressentir leur appartenance au monde juif.

30 De nombreux juifs ont en effet recours à la religion pour fonder leur identité tout en ayant des relations irrégulières voire très distendues avec l’observance religieuse. Une grande partie d’entre eux de par le monde sélectionnent et accomplissent certaines pratiques dans le but de s’inscrire dans un collectif communément désigné comme « le peuple juif » : c’est ce qu’Herbert Gans a nommé une « religiosité symbolique » (Gans, 1994). Par la célébration des principales fêtes, en se rendant épisodiquement dans les lieux de culte (qui sont des lieux de rencontre et de sociabilité), en participant à des événements tels que l’allumage des bougies de Hanoucca, c’est l’appartenance à un collectif qu’ils expriment plutôt qu’une « tradition appréhendée comme principe normatif » impliquant un « ritualisme plus prononcé […] au sens d’une conformité à une praxis » (Tank-Storper, 2015). C’est ce que signifie l’auto-désignation des juifs qui se déclarent « traditionnalistes ». Cette expression courante met en avant une interprétation de la tradition qui privilégie l’attachement à un héritage et sa transmission, plutôt que l’observance des commandements. S’il existe une transcendance dans l’accomplissement de ces rituels en public, celle-ci réside dans le sentiment d’appartenance à un peuple-monde transhistorique plutôt que dans un rapport au divin.

31 D’autres participants sont « juifs de loin » ou viennent pour affirmer leur solidarité en raison des liens familiaux qui les unissent au monde juif : à Golders Green, une femme21 hongroise, chrétienne, dit assister à l’allumage de Hanoucca « parce que j’aime le peuple juif. Dans ma famille j’ai une grand mère qui était juive ». Un homme non juif22, qui ne pratique aucune religion, vient pour exprimer sa solidarité avec sa femme juive : « J’aime participer à ces événements de toutes façons, et c’est pour montrer ma solidarité avec ma compagne ». Pour les conjoints non-juifs des mariages mixtes qui peinent à se faire reconnaître comme membres du monde juif lorsqu’ils le désirent, en particulier par les mouvements orthodoxes, le caractère public de ces événements festifs permet d’exprimer leur sympathie et de se sentir inclus dans ce collectif.

32 Enfin, c’est aussi pour raccommoder un lien relâché par l’histoire familiale ou la sécularisation, que certains viennent jusqu’à cet événement qui les rapproche pour quelques instants d’un monde juif qu’ils connaissent à peine. Ces « spectateurs de la

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frontière » du monde juif tendent à se positionner en retrait dans l’espace des festivités, là où se placent également les passants qui s’approchent par curiosité. Sur l’esplanade du Champ de Mars, une femme se tient à distance sur son vélo et observe la fête. Elle dit pourtant être venue exprès, même si elle ne sait pas expliquer le sens de la célébration. Elle dévoile sa judéité en déclarant : « Si on n’est pas juif on ne vient pas… », puis elle repart aussi furtivement qu’elle s’est approchée. À Trafalgar Square, un jeune lycéen de 17 ans dit qu’il participe à l’événement « pour en savoir plus sur le judaïsme ». Il a de lointaines origines juives, veut pratiquer et se rapprocher mais ne sait pas comment. Il s’agit précisément des personnes que les Loubavitch cherchent à toucher avec leurs actions de rue. Existe-t-il un lien entre cette participation et l’adoption durable d’une pratique du judaïsme ? Même minoritaire, ce profil montre en tout cas que le mouvement Loubavitch atteint son objectif initial d’attirer des juifs isolés des réseaux de sociabilité juifs sur les lieux de célébrations.

33 Les fêtes de Hanoucca parviennent à rassembler dans la diversité, « du cœur aux confins des mondes juifs » (Bordes-Benayoun, 2013). Par-delà le monde juif, elles s'adressent aux spectateurs urbains, du passant au sympathisant.

Faire la fête avec la société : regards croisés

Célébrer les racines juives du christianisme

34 Dans les deux capitales, ces festivités attirent chaque soir le public peu nombreux mais fidèle d’un ensemble de sympathisants venus exprimer leur solidarité. Certains participants à la fête se sentent solidaires de ces célébrations pour des raisons religieuses : chrétiens très fervents, ils se sentent « juifs d’origine ». En célébrant les fêtes juives, ils viennent reconnaitre les racines juives du christianisme comme le déclare cette femme23 protestante évangélique : « Je participe à cet événement parce que je suis chrétienne. Mais le christianisme a des racines juives ». On rencontre aussi des « juifs pour Jésus », mouvement qui reconnait Jésus comme le Messie des juifs et qui pratique conjointement des rites juifs et chrétiens, Jésus n’ayant pas eu, d’après eux, l’intention de fonder une nouvelle religion. À Trafalgar Square, une femme24 se déclare membre de ce mouvement de juifs messianiques, et explique : « [je participe] parce que je crois en Jésus mais tout vient du peuple juif, donc j’aime partager cela ». À Paris, deux femmes25 catholiques expliquent avoir pris le prospectus de Hanoucca distribué par les Loubavitch rue des Rosiers, et déclarent suivre les allumages chaque année. « On est catholiques mais on ne rejette pas l’Ancien Testament. On s’intéresse à la kabbale. À l’église pendant la messe on lit l’Ancien Testament. Et on va dans les synagogues au moment des grandes fêtes en Israël ». D’autres sympathisants chrétiens saisissent l’occasion de cette scène ouverte pour découvrir et célébrer une fête juive. Une femme26 accompagnée de sa fille se présente comme une protestante pentecôtiste : « J’ai beaucoup d’amis juifs, je veux seulement célébrer cette fête. Ma fille étudie le judaïsme à l’école27 ».

35 S’il ne s’agit pas de célébrations interreligieuses officielles et institutionnelles, qui se déroulent dans d’autres contextes publics et privés (Lamine, 2004), ces festivités religieuses en public offrent des occasions d’interaction aux frontières du monde juif, qui rendent possibles des démarches individuelles de connaissance du judaïsme et de

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reconnaissance de la différence religieuse. Des passants de hasard et des participants plus ou moins avertis font eux aussi partie de ce public hétéroclite.

« Faire la fête avec les autres »

36 Les allumages publics de Hanoucca mettent en scène la rencontre du monde juif avec la société urbaine, ce dont les participants semblent souvent conscients. À Paris comme à Londres, des enquêtés juifs déclarent explicitement vouloir convier la société à la fête, comme l’explique un couple parisien28 qui se déclare « traditionnaliste » : « Cette fête c’est le rassemblement, la communion, l’ouverture sur la ville et sur la cité ; parce que tout le monde peut s’y joindre. C’est pour tout le monde. On essaie d’ouvrir la cité à cette fête ».

37 Une femme retraitée qui se définit comme « assez pratiquante mais pas Loubavitch » considère que « c’est bien de faire la fête avec les autres ». L’ouverture sur la ville est aussi mise en avant par des participants juifs londoniens. Un homme29 souligne ainsi « Tout le monde peut venir participer… On n’a pas besoin d’être juif. On veut tous que l’humanité soit une grande famille ». Une femme30 qui se définit très pratiquante, fréquentant une synagogue orthodoxe insiste : « C’est bien que des non-juifs voient cela ». Ces allumages publics peuvent ainsi être vécus comme des occasions d’échange avec la société.

38 Dans le cas particulier du monde juif, inscrit dans une longue histoire de persécutions, et dans le contexte des violences des années 2000 et 2010 à l’encontre de personnes et de lieux juifs en Europe31, ces fêtes prennent aussi une dimension plus grave. C’est ce que dit le couple parisien précédemment cité, en 2011 : « Et puis il y a un désir de continuer à exister. Après toutes les tentatives pour nous faire disparaître, c’est un témoignage qu’on est là, pour continuer à exister ». La sinistre réalité des attentats de novembre 2015 à Paris est venue renforcer cette démonstration, les allumages publics de Hanoucca ayant pris un sens de résistance à la menace physique et de continuité existentielle32. Un homme33 né en 1983, qui se dit « légèrement pratiquant » déclare : « Ça fait toujours plaisir de voir les allumages, surtout aujourd’hui quand les gens ont peur de montrer qu’ils sont juifs ». Une femme âgée de 85 ans34, qui se définit juive libérale et légèrement pratiquante explique que cette fête symbolise les valeurs de liberté et de respect de son pays : « Cela veut dire la liberté, le respect des autres, mais nous pouvons nous exprimer. Nous vivons dans un pays dans lequel nous pouvons exprimer le vrai sens de notre croyance. Cela signifie le respect pour les autres, la sécurité pour tous. Pas de radicalisme ». Cette dernière affirmation peut sembler étonnante pour désigner une fête organisée par un mouvement juif ultra-orthodoxe, qui tente de propager l’application de la loi juive et qui se tourne vers l’observance extrême des mitsvot. C’est justement le propre de la stratégie du mouvement Loubavitch qui ne cherche pas à imposer un mode de vie religieux et se contente de « donner l’exemple » en rendant publics des rites d’une manière festive et joyeuse.

39 Ce caractère très festif des allumages de Hanoucca les rend potentiellement attractifs pour un plus large public, notamment sur les lieux touristiques. À Londres, deux jeunes femmes35 de 26 et 36 ans, l’une « sans religion » et l’autre « culturellement musulmane », se sont donné rendez-vous à l’allumage de Trafalgar Square pour se livrer à une activité gratuite au moment où elles souhaitaient se retrouver : « Nous voulions nous rencontrer jeudi et faire quelque chose gratuitement ». L’événement

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figurait sur le site web de la Ville de Londres, ainsi que parmi les « les choses gratuites à faire à Londres » du Time Out. Aux yeux de ce public, la fête de Hanoucca est une fête urbaine comme les autres, dont le sens religieux est à peine saisi, permettant de se rassembler avec un public joyeux, d’écouter de la musique et de bénéficier d’une distribution gratuite de beignets. Les Loubavitch en barbe, chapeau et costume sombre sont simplement considérés comme de curieux protagonistes de l’événement… La présence de touristes sur les places majeures de ces célébrations indique que les lieux choisis et négociés jouent un rôle décisif dans les échanges qu’ils permettent entre le monde juif et l'ensemble du monde urbain.

Symbolique des lieux

40 L’importance des lieux où se déroulent les fêtes, processions, manifestations de rue a déjà été fréquemment soulignée. Les significations politiques des modes d’investissement de l’espace ont retenu l’attention d’historiens des marches et manifestations (Pigenet et Tartakowsky, 2003) tandis que dans les approches géographiques des fêtes, les lieux ne sont pas considérés comme « de vulgaires cadres de l’action festive », mais comme « des acteurs signifiants de l’événement […], consubstantiels de la fête » (Di Méo, 2001). Dans le cas présent les lieux participent ainsi, autant que les usages, à la ritualisation de la rencontre entre le monde juif et la société.

Photo 3. Allumage des bougies de Hanoucca à Trafalgar Square, Londres, décembre 2015, photo de l’auteur

41 Dans les deux capitales, les lieux choisis pour le déroulement de certaines festivités sont chargés d’une grande puissance symbolique puisqu’il s’agit de hauts lieux des nations française et britannique : le Champ de Mars devant la Tour Eiffel, l’Arc de

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Triomphe, la place de la République, Trafalgar Square, etc. Ces contextes spatiaux interviennent dans la fête de manière déterminante, en superposant pour une durée très limitée les symboles du monde juif et ceux de la nation d’installation, produisant ainsi des images insolites de candélabres géants en arrière-plan desquels figurent les principaux monuments des capitales (photo 3). Ces images sont ensuite pérennisées sur les différents médias utilisés par le mouvement Loubavitch : sites internet, prospectus d’information, affiches, etc. La nation n’est pas présente uniquement dans la symbolique des lieux, mais également dans l’action festive : les orchestres jouent souvent les hymnes nationaux, et les autorités publiques sont systématiquement remerciées par les responsables communautaires pour leur autorisation à tenir ces fêtes, en affirmant ainsi leur lien au politique et la légitimité de la place d’une fête juive dans les espaces publics.

42 Quels sont les enjeux durables de ces images et de ces actions superposant les références à la Nation et les références au monde juif ? Au-delà de la recherche de légitimité précédemment évoquée autour de la négociation de lieux avec les autorités locales, il existe pour le monde Loubavitch une volonté manifeste d’être présent au cœur des nations. En effet cette spectacularisation du judaïsme sur les lieux les plus symboliques des capitales met en scène l’idéologie politico-religieuse du mouvement Loubavitch, pour lequel la présence de ses émissaires dans toute la diaspora est fondamentale pour ramener les juifs de par le monde aux pratiques des mitsvot et hâter la venue du Messie. C’est pourquoi ce mouvement ne prône pas l’Alya – immigration des juifs en Israël – et se distingue des autres mouvements hassidiques qui ne recherchent pas les contacts avec le reste du monde juif. Les Loubavitch accordent à leur place dans chaque nation une importance capitale, puisque c’est en faisant pleinement partie de la société qu’ils peuvent y diffuser leurs messages et remplir leur mission de prosélytisme au sein du monde juif.

43 Par ailleurs pour le public élargi, ces fêtes ne sont-elles pas une occasion de prendre place en tant que juif dans la société et de devenir visibles le temps d’une cérémonie ? Si la fête, comme le pèlerinage, est un moment privilégié de cristallisation du sentiment d’appartenance à une communauté, n’est-elle pas un moment où s’expose aussi l’appartenance à une nation ? C’est ce que semble indiquer l’auto-identification des participants interrogés, qui se définissent presque systématiquement par leur judéité et par leur nationalité. En considérant la fête avec Guy Di Méo comme « l’expression territoriale, à la fois concrète et symbolique, d’une collectivité sociale cherchant à affirmer son identité en se servant des lieux à cette fin » (2001 : 643), la combinaison dans l’espace des symboles du judaïsme et de la nation peut être regardée comme une manière de « prendre place » en tant que juifs français ou britanniques dans la cité.

* * *

44 Les allumages publics des bougies de Hanoucca jouent un rôle ambivalent à l’égard de l’altérité : festivités ouvertes sur la ville, lieux d’échanges et de liesse partagée, elles cultivent en même temps le particularisme de l’appartenance au monde juif et les normes strictes d’un mouvement ultra-orthodoxe. Ces fêtes urbaines sont emblématiques des paradoxes de la transnationalisation religieuse qui « confronte le chercheur au défi de comprendre comment se met en place cette dynamique qui

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conjugue cosmopolitisme et particularisme, fermeture communautaire et ouverture sur le monde ». (Capone, 2010 : 247). Porteuses d’une attente messianique aussi bien que de démarches identitaires pouvant être dissociées du croire, ces célébrations participent aussi au niveau collectif d’une recherche de reconnaissance au sein des nations d’installation.

45 Donner la parole au public des allumages de Hanoucca organisés par le mouvement Loubavitch a mis en lumière des expériences multiples de la fête et a donné à voir le monde juif mis en spectacle comme un collectif hétérogène et aux frontières externes floues. La fête offre une occasion pour voir se brouiller – ne serait-ce que temporairement – les frontières entre la religion institutionnalisée et non institutionnalisée, entre le monde de l’ultra-orthodoxie et le monde urbain, entre les différents courants du judaïsme. L’émotion du rassemblement ravive le sentiment d’appartenance et résout la tension entre la diversité du public et l’idée qu’il existe une « communauté » unie, locale et diasporique – bien que cette fête n’existerait pas sans la volonté des Loubavitch d’attirer des juifs vers la pratique religieuse.

46 Ces rencontres festives ouvrent ainsi des questions sur les images du monde juif produites et éventuellement pérennisées par ces événements, qui nécessitent d’être étayées par des enquêtes ultérieures. Avec la mise en scène de l’ultra-orthodoxie comme organisatrice des festivités, c’est une lecture religieuse du monde juif qui est proposée pendant ces fêtes et l’on peut supposer que ces dernières contribuent, avec d’autres événements, à renforcer l’image du monde juif comme étant une minorité religieuse (Cohen, 2014), bien que la judéité dépasse l’identification à une religion. Alors que la diversité du public juif s’expose pendant ces fêtes, celle-ci échappe à l’observation des passants non avertis. Ces festivités peuvent-elles alors contribuer à (re)construire l’imaginaire d’une « communauté juive » homogène et solidaire ? Tendent-elles par ailleurs à banaliser la présence juive dans la cité ? La dimension religieuse de ces célébrations publiques contribue-t-elle à reconstruire l’image d’une différence qui serait éternellement associée au monde juif ?

47 On peut enfin interroger le rôle du statut public accordé à la religion selon chaque contexte national dans les perceptions de ces fêtes urbaines par les citadins. Le Royaume-Uni accordant plus de place aux religions dans la vie publique et quotidienne, alors que la visibilité religieuse fait l’objet de virulents débats en France, la mise en spectacle du judaïsme est-elle reçue différemment dans les deux pays ? Le caractère festif et extraordinaire de ces allumages publics les renvoie à un folklore urbain dont l’existence est peut-être moins polémique que la visibilité religieuse ordinaire et les prières de rue.

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NOTES

1. Le mouvement Loubavitch, également appelé Habad, est un mouvement hassidique né en Europe orientale au XVIIIE siècle. Chacune des branches hassidiques est organisée autour d’un leader spirituel descendant d’une dynastie, et porte le nom de la ville ou du village où elle est apparue. Voir (Baumgarten, 2005). Sur le développement du mouvement Loubavitch en France voir (Podselver, 2010). 2. Traduit de l’anglais. 3. À Paris en 2011, place du Trocadéro, place de l’Opéra, place de l’Étoile, place de la Bastille et place des Fêtes ; à Londres en 2015 (Trafalgar Square, Golders Green). Les principales questions traitées dans le cadre de cet article portent sur les raisons de la présence à l’événement et sur le sens donné à la fête, ainsi que sur la pratique et l’auto- identification religieuse.

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4. Le mouvement Loubavitch a développé à partir des années 1980 un très fort messianisme qui s’est tourné vers son leader, le Rabbi Menahem Mendel Schneerson. Sa mort en 1994 provoqua une profonde division au sein du mouvement. Voir Kravel-Tovi (2009). 5. http://www.fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/601900/jewish/La-lumire.htm 6. http://www.fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/594687/jewish/Illuminons-le- monde.htm 7. Si cette stratégie a bien fonctionné au cours des dernières décennies dans le monde, le phénomène de techouva en France est original au sens où il concerne en grande partie – mais pas exclusivement – un public sépharade qui prend certaines distances avec les traditions familiales originaires d’Afrique du Nord pour adopter des pratiques hassidiques venant d’Europe orientale. 8. Une mitsva est une prescription contenue dans la Torah (elles sont traditionnellement estimées à 613) ou dans la Loi juive dans son ensemble. 9. Femme née en 1981, puéricultrice. 10. Homme né en 1997, étudiant de yeshiva (Centre d’études talmudiques pour hommes mariés). 11. Commandements divins. 12. Femme d’une cinquantaine d’années, enseignante dans une école Loubavitch. 13. Pour une réflexion sur le débat social autour des communautés et minorités religieuses en France, voir Obadia et Zwilling (2016). 14. Homme né en 1984, chercheur. 15. Homme né en 1944, ingénieur. 16. Sur l’articulation entre la matérialité des liens sociaux et la production d’un imaginaire communautaire, et pour une critique de la notion de « communautés imaginées» de Benedic Anderson, voir Chivallon (2007). 17. Femme d’une cinquantaine d’années, consultante technique. 18. Les rituels et l’émotion collective ont un impact profond sur le sentiment d’intégration dans un groupe. Voir Knottnerus (2014). 19. La fusion de la diversité dans une unité événementielle peut s’observer au cours d’autres rassemblements religieux, tels que les Journées Mondiales de la Jeunesse par exemple. Voir à ce sujet Jean-Philippe Perreault, « Le pluralisme uniformisant des JMJ », http://presence-info.ca/article/opinion/le-pluralisme-uniformisant-des-jmj 20. Pas de réponse aux questions concernant l’âge et la profession. 21. Femme née en 1960, femme de ménage. 22. Homme né en 1946, retraité. 23. Femme d’une cinquantaine d’années, puéricultrice. 24. Femme née en 1950, travailleuse social. 25. Femmes d’une cinquantaine d’années, professions non renseignées. 26. Femme née en 1958, consultante en recrutement. 27. Dans le contexte multiculturaliste du Royaume-Uni, les religions sont au programme des enseignements scolaires publics. 28. Couple, environ cinquante ans, directrice commerciale et agent immobilier.

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29. Homme né en 1930, retraité. 30. Femme d’une cinquantaine d’années, consultante technique. 31. Voir par exemple pour la France les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) : http://www.cncdh.fr/fr/publications/ rapport-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie-2014 32. À Paris les allumages publics de Hanoucca ont failli être tous annulés par la Préfecture, de nombreux allumages ont finalement été maintenus dont celui du Trocadéro en duplex avec Jérusalem et New York. 33. Homme né en 1983, informaticien. 34. Femme née en 1930, retraitée. 35. Femmes nées en 1979 et 1989, profession non déclarée.

RÉSUMÉS

Les fêtes de Hanoucca sont organisées par le mouvement Loubavitch depuis les années 1980 dans les espaces publics des métropoles du monde entier. Elles relèvent d’une action missionnaire qui vise à ramener un maximum de juifs à la pratique du judaïsme. Des enquêtes auprès des publics à Paris et à Londres révèlent que ces festivités organisées par un mouvement ultra-orthodoxe parviennent à rassembler le monde juif dans sa diversité ainsi que des sympathisants non juifs. En brouillant temporairement les frontières entre l’ultra-orthodoxie et le monde urbain et entre les différents courants du judaïsme, ces événements permettent d’analyser le rôle de la religion sous sa forme transnationale et événementielle dans la (re)construction du sentiment d’appartenance au monde juif, et dans la négociation d’une place dans la ville.

Since the 1980’s the festival of Hanukka has been organised by the Habad-Lubavitch movement in the public spaces of the metropolis around the world. They are part of a missionary action that aims to bring as many Jews as possible to the practice of judaism. Surveys among the publics in Paris and London reveal that these festivals organized by an ultra-orthodox movement bring together the Jewish world beyond its own diversity along with non-Jewish sympathisers. Those events participate in a temporay bluring of boundaries between the urban and the ultra- orthodox worlds, and between the different movements within Judaism. They provide an opportunity to examine the role of transnational religious events in the (re)building of the belonging to the Jewish world and in negotiating a place in the city.

Desde los años 1980 las fiestas de Januca están organizadas por el movimiento Lubavitch en las metropolis del mundo. Forman parte de una accione misionaria cuyo ámbito es traer al máximo de judíos a la practica del judaísmo. Unas encuestas sobre los publicos en Paris y en Londres revelan que estas fiestas organizadas por un movimiento ultra-orthodoxo consiguen reunir al mundo judío en toda su diversidad, asi que simpatizantes no judíos. Estas celebraciones desdibujan temporalmente les fronteras entre el mundo ultra-ortodoxo y el mundo urbano y entre los diferentes movimientos del judaísmo. Permiten analizar el papel de acontecimientos religiosos transnacionales en la (re)construcción de la pertenencia al mundo judío, y en la negociación de una plaza en la ciudad

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AUTEUR

LUCINE ENDELSTEIN

CNRS LISST-CIEU (UMR 5193) Université Toulouse Jean Jaurès – [email protected]

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Le balcon, les pots de fleurs et la mehitza Histoire de la politisation religieuse du genre dans les synagogues françaises The balcony, the flower pots and the mehitza: history of the religious politicization of the genre in the French synagogues El balcón, las macetas y la mehitsa: la politización religiosa del género en las sinagogas francesas

Béatrice de Gasquet

1 En 1999, dans les colonnes de l’hebdomadaire Tribune juive, le rabbin Philippe Haddad, alors membre du Consistoire israélite, se voyait demander par Albert Bettan, un lecteur de Montmorency, près de Sarcelles : « Quelle est la hauteur minimale d’un rideau ou d’une barrière pour séparer les hommes et les femmes à la synagogue ? » Par sa prudence extrême, la réponse du rabbin Haddad était suggestive non seulement de la diversité des pratiques, mais aussi de la sensibilité de la question au sein du judaïsme orthodoxe (dont se revendique le Consistoire) : La démarcation entre hommes et femmes est exigée à la synagogue pour permettre à l’homme (reconnu comme « sexe faible ») de se concentrer durant la prière. En matière de séparation (mehitza), la coutume et la paix communautaire ont autant de poids que les impératifs rituels. Ainsi, si les femmes sont en hauteur, la séparation est suffisante, si elles sont en bas, la mehitza est variable d’une communauté à l’autre : certaines, même d’obédience orthodoxe, marquent une simple distance, d’autres placent une barrière à un mètre du sol, d’autres encore sont plus exigeantes et lèvent un rideau de façon à cacher les femmes en position debout. Toutes ces décisions doivent suivre le rythme psychologique des fidèles, la bonne halakha étant un équilibre harmonieux entre les impératifs du ciel et ceux de la terre, à l’image de l’échelle de Jacob (Haddad, 1999).

2 La question d’Albert Bettan en 1999 n’est ni anodine ni isolée. D’autres témoignages suggèrent qu’à partir des années 1980 et surtout dans les années 1990-2000, les conflits sur les modalités de la séparation des sexes se sont multipliés dans les synagogues françaises, en particulier rattachées ou associées au Consistoire, aboutissant dans bien

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des cas à rendre plus rigide et normative une séparation qui jusque-là était souvent considérée comme un usage plus qu’un commandement religieux. En 2006, une association féministe juive française, la WIZO, dénonçait ainsi une séparation des sexes de plus en plus rigoureuse dans les synagogues et centres communautaires juifs, y compris hors du cadre cultuel (Sebbag, 2006), tandis que plus récemment, la photographe Myriam Tangi montrait ce phénomène à travers l’exposition Mehitza. Ce que femme voit1. Plus qu’à un durcissement linéaire, on assiste à une polarisation nouvelle : les synagogues libérales et massorties2 qui se développent dans la même période introduisent dans le judaïsme français la participation active et égalitaire des femmes au rituel synagogal, jusqu’à l’accès au rabbinat.

3 Évidence silencieuse pour la majorité des pratiquant.e.s en temps ordinaire, « l’arrangement des sexes »3 dans les synagogues contemporaines est un phénomène difficile à documenter. Et pourtant, dans le cas du judaïsme contemporain, c’est un enjeu qui focalise de manière particulière la conflictualité religieuse. À propos du judaïsme états-unien, l’historien Jonathan Sarna (1987) a défendu l’idée que la place des femmes dans les synagogues avait servi de « marqueur symbolique » ou de « frontière dénominationnelle ». Qu’il s’agisse des synagogues libérales, qui à la fin du XIXe siècle font de la mixité le symbole d’un judaïsme « américanisé », ou des leaders d’institutions orthodoxes, qui dans les années 1950 interdisent à leurs rabbins d’exercer dans une synagogue sans séparation des sexes, l’arrangement des sexes fut utilisé (y compris devant la justice) comme le symbole du positionnement religieux des synagogues.

4 Nous proposons d’appeler « politisation religieuse du genre » de telles configurations où un enjeu lié au genre4, variable suivant les époques et suivant les religions (séparation des sexes à la synagogue, ordination des femmes, normes de pudeur, avortement), est explicitement mis en saillance comme ligne de démarcation des frontières externes ou internes à un groupe religieux (de Gasquet, 2011, 2016). Une idée similaire a été exprimée par Mark Chaves (1997), qui à propos du protestantisme états- unien a montré comment, à partir des années 1970, l’ordination des femmes a été érigée en « marqueur symbolique » du positionnement politique de chaque Église protestante par rapport au clivage entre libéraux et fondamentalistes, indépendamment des pratiques internes concernant la participation effective des femmes au rituel. Dans des contextes religieux moins pluralistes et autonomes, la politisation religieuse du genre a surtout à voir avec la négociation de frontières externes, comme l’a suggéré Leila Ahmed à propos des débats sur le voile dans l’Égypte à la fin du XIXe siècle (Ahmed, 1992). Cette notion rejoint donc l’intuition de Joan Scott (1988) sur le fait que dans certaines configurations historiques le genre est un outil privilégié pour marquer discursivement les rapports de pouvoir : deux rabbins qui s’affrontent sur la séparation des sexes peuvent se préoccuper moins de la place des femmes dans leur synagogue, que de défendre leur conception du judaïsme, libérale ou orthodoxe – ou, dans un contexte antérieur au pluralisme religieux, leur conception de l’identité juive par rapport à la société majoritaire, ce qui relève moins spécifiquement d’un registre religieux.

5 L’hypothèse est faite ici à propos du judaïsme français que, loin d’être un invariant historique, la centralité du genre dans la conflictualité religieuse est d’autant plus forte que le groupe religieux observé traverse des moments particuliers de renégociation de ses frontières externes ou internes, que l’on analysera ici comme des étapes dans un processus d’autonomisation du champ religieux au sens de Pierre Bourdieu5 (1971). On

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montrera en effet comment, à la différence du contexte états-unien, analysé par Scott ou Chaves où ces conflits s’inscrivent dans un pluralisme religieux ancien, ce n’est que tardivement que les registres de justification spécifiquement religieux (au nom des textes) sont devenus prégnants dans les conflits sur l’arrangement des sexes à la synagogue, et qu’avant les années 1980 ce débat était « cadré » (au sens goffmanien) par des argumentaires plus « hétéronomes » centrés sur les relations avec la société majoritaire. Relier cette nouvelle politisation religieuse du genre à une dynamique d’autonomisation du champ religieux permet également de mettre l’accent sur l’autonomie relative des phénomènes religieux, qui ne sont notamment pas la traduction automatique d’évolutions du côté de la « demande » religieuse ; par-delà des lectures parfois culturalistes du fait religieux, les données historiques suggèrent ainsi qu’un phénomène comme le poids démographique croissant des séfarades en France est en soi beaucoup moins explicatif de la conflictualité religieuse croissante sur le genre que des phénomènes, moins visibles ou lisibles pour le grand public, de concurrences entre organisations religieuses.

Allers-retours de la galerie des dames

Le balcon contre la mehitza

6 Innovation du XIXe siècle, la galerie surélevée et découverte où les femmes assistent à l’office constitue aujourd’hui encore une caractéristique des grandes synagogues consistoriales françaises, mais sa signification et ses aménagements ont fortement évolué en deux siècles. Aujourd’hui associée à la séparation des sexes, cette configuration est à son origine au contraire perçue comme une manière de réduire celle-ci en abolissant les barrières qui empêchaient les femmes de voir et d’être vues.

7 Au début du XIXe siècle, pour les notables de l’Europe ashkénaze, et dans un contexte où l’exercice du culte est soumis à de très fortes contraintes étatiques et sociales, mettre fin à la « Weibershul6 » s’inscrit dans le souci de mettre en scène la conformité aux normes occidentales. Cette expression désignait dans l’Europe ashkénaze parfois une annexe séparée de la synagogue masculine, et plus souvent l’espace réservé aux femmes dans les synagogues, séparé des hommes par un rideau ou une grille (la mehitza, הציחמ en hébreu). Dans les grandes synagogues, il s’agissait le plus souvent d’un balcon surélevé, auquel s’ajoutait une cloison en hauteur empêchant les femmes de voir et d’être vues d’en bas. Dans les nouvelles synagogues construites au début du XIXe siècle, notamment dans l’esprit de la « réforme du judaïsme » en Allemagne puis dans le reste de l’Europe, le balcon est en général maintenu7, mais la nouveauté est qu’il est ouvert, sans grillage ni rideau supplémentaire devant les sièges féminins comme auparavant, et l’espace prévu pour les femmes est élargi, même s’il reste plus petit que pour les hommes (Bitton, 2000).

8 C’est l’arrangement qui s’impose en France dans les synagogues consistoriales de la moitié du XIXe siècle jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. La première synagogue consistoriale construite à Paris conserve dans sa première version un arrangement assez traditionnel (Jarrassé, 2004). Une gravure de 18308 montre, dans un intérieur néoclassique comportant peu de symboles associés au judaïsme, une galerie pour les femmes munie de treillages en bois sur toute sa hauteur. Mais à l’occasion de la reconstruction de cette synagogue en 18519, l’architecture intérieure est radicalement

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renouvelée. La bima (l’estrade où se tiennent les officiants) est placée au fond et non plus au centre de l’espace, les assistants étant désormais les spectateurs d’une cérémonie lointaine et solennelle sur le modèle catholique. Deux vastes tribunes en hauteur sont prévues pour les femmes, et les grilles sont cette fois supprimées. Le nouveau règlement de la synagogue impose de plus que les femmes soient admises en bas les jours de mariage, avec une séparation des sexes entre aile gauche et aile droite, ce qu’un observateur de l’époque interprète avec enthousiasme comme un progrès vers l’égalité – sans envisager pour autant que les femmes puissent participer aux offices : « [La femme] est maintenant l’égale de l’homme dans la nef ; est-il téméraire de prévoir que le jour n’est peut-être pas éloigné où l’un et l’autre s’assoieront côte à côte dans le Temple » (Kahn, 1893, cité dans Bitton, 2000).

9 À la manière typique d’une configuration de faible autonomie du champ religieux, les argumentaires en faveur de la suppression de la mehitza, comme de nombreuses autres transformations du rituel à la même période, sont (quand ils existent) principalement « hétéronomes » au sens de Bourdieu, puisqu’ils se font au nom d’impératifs sociaux ou politiques, beaucoup plus qu’au nom des textes et des usages religieux propres au judaïsme. Pour les notables du Consistoire, il s’agit surtout de rendre les offices plus « dignes » et plus familiers aux yeux des autorités, des rares visiteurs chrétiens, et des fidèles juifs ayant intériorisé les normes françaises – catholiques – de l’esthétique religieuse. C’est dans cet esprit qu’un texte du Consistoire central adressé en 1846 aux candidats au poste de Grand rabbin de France demandait ainsi, entre autres : D’assurer aux filles, jusqu’à présent exclues de la synagogue, une position plus nette et plus digne dans notre communion, en les consacrant à notre culte dès leur naissance, par un acte dont la forme serait déterminée plus tard ; en rendant pour elles la cérémonie de l’initiation religieuse obligatoire et en les admettant à prendre part dans nos temples à la prière publique (cité dans Albert, 1977, p. 386).

10 Comme l’a montré notamment Paula Hyman (1997), la question de la place des femmes juives dans l’Europe du XIXe siècle est liée à la renégociation des frontières externes du judaïsme, en réponse aux menaces et aux promesses de l’assimilation. D’un côté, il s’agit de lutter contre l’assimilation en confiant aux femmes un rôle nouveau de transmission religieuse, dans le contexte d’une sécularisation qui touche principalement les hommes. D’un autre côté, les galeries spacieuses et confortables pour les femmes participent à l’assimilation en alignant l’esthétique des synagogues sur celle des espaces de la bourgeoisie européenne. Elles entrent ainsi en homologie avec la perception de soi des notables juifs ayant conquis un nouvel espace dans les sociétés non juives en sortant du ghetto : espace périphérique, ces galeries sont dotées du confort bourgeois, elles ont vue sur le centre et peuvent être vues depuis le centre de la synagogue.

11 Dans les contextes nationaux autorisant le pluralisme religieux, la question de la place des femmes à la synagogue a pu aussi être érigée en frontière religieuse interne entre les « réformateurs » et leurs opposants. C’est dans le contexte des premières expérimentations de « réforme » du judaïsme dans les communautés juives de Westphalie, de Berlin et de Hambourg au début du XIXe siècle10, que la question de l’arrangement des sexes à la synagogue est apparue comme un enjeu de débat religieux, de manière d’abord très périphérique par rapport à d’autres novations (comme le sermon en langue vernaculaire, l’usage de l’orgue, le déplacement de la bima du centre vers le fond de la synagogue, la célébration du shabbat le dimanche etc.). Dans un premier temps, les réformateurs qui introduisent de nouvelles pratiques, comme dans

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la congrégation réformée de Berlin à partir de 1845 (Meyer, 1988 :129), où femmes et hommes sont assis sur un même niveau (les hommes à gauche, les femmes à droite, sans mehitza, ni balcon), ne les accompagnent pas de justifications particulières. L’exception souvent citée aujourd’hui est un mémorandum du rabbin David Einhorn en faveur de l’abolition des différences de statut rituel entre femmes et hommes : mais ce premier jalon dans la construction d’argumentaires spécifiquement religieux ne fut en réalité pas discuté lors de la conférence rabbinique de Breslau en 1846. Et à la fin du XIXe siècle, les synagogues réformées allemandes étaient loin de toutes pratiquer la « mixité » – pour employer un terme anachronique. « Quelque importante qu’ait pu être la question du statut des femmes, il y eut peu de sujets dans le programme des réformateurs du judaïsme qui furent aussi peu discutés et traduits en actes de manière officielle » (Prell, 1982 : 580).

12 C’est chez les adversaires des réformateurs (pour lesquels le terme d’« orthodoxes » émerge alors), dans les responsa d’autorités rabbiniques des grands yeshivot de Hongrie ou de Pologne, que l’on trouve les premiers argumentaires juridico-religieux sur la séparation des sexes (Golinkin, 1999 : 221). En cherchant à justifier religieusement ce qui était jusque-là de l’ordre de l’usage, ils amorcent le statut de la mehitza comme symbole parmi d’autres de l’« orthodoxie ». C’est plus tard, aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, que la non-séparation des sexes devient un emblème du mouvement réformateur, et par là une frontière interne entre courants religieux. L’émigration juive allemande, un contexte politique favorable au pluralisme religieux et l’influence d’Églises protestantes à forte participation féminine ont en effet abouti à ce que la mixité (d’abord partielle, avec le système des stalles familiales ou mixed pew seating, qui mêle les sexes mais isole chaque famille) se généralise, et fasse l’objet de décisions rabbiniques formelles de la part du mouvement au début du XXe siècle.

13 En France, la forte régulation étatique du fait religieux dans le cadre concordataire (1808-1905) a limité ces dynamiques d’autonomisation et de pluralisation interne du champ religieux juif (et notamment l’émergence d’argumentaires fondés sur les textes religieux et non pas seulement sur le contexte social et politique), ce qui peut expliquer que de tels conflits autour de la séparation des sexes à la synagogue n’y soient apparus que près d’un siècle après les États-Unis. Si l’arrangement des sexes a été ponctuellement utilisé comme marqueur au début du XXe siècle, c’est entre « établis » et immigrés, les notables du Consistoire s’insurgeant contre la mehitza dans les oratoires créés par les immigrés d’Europe centrale et orientale (Green, 1985).

14 L’association, aujourd’hui très forte, entre judaïsmes orthodoxes et séparation des sexes d’un côté, entre judaïsmes non orthodoxes et mixité de l’autre, trouve ses racines historiques au XIXe siècle. La question est cependant restée périphérique dans les débats sur la modernisation du culte, et n’a pas réellement inclus l’horizon de la participation effective des femmes à l’office synagogal. A contrario, le relâchement des pressions assimilationnistes et du contrôle étatique sur le judaïsme a graduellement rendu possibles la revalorisation d’arrangements des sexes plus traditionnels, et l’émergence d’un pluralisme religieux sur la question.

Le retour des femmes au balcon dans les années 1960-1970

15 L’évolution vers une moindre séparation des sexes semble s’être poursuivie dans nombre de synagogues consistoriales, où au début des années 1960, femmes et hommes

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sont souvent assis sur un même niveau (hommes devant et femmes derrière, ou hommes au centre et femmes sur les côtés), certes séparément mais sans partition physique, les femmes n’occupant les balcons des synagogues que dans les occasions d’affluence particulière11. Mais à partir des années 1960, et alors que Vatican II puis mai 1968 mettent définitivement fin à la séparation des sexes dans les dernières paroisses catholiques qui la pratiquaient encore, on assiste au contraire dans les synagogues consistoriales à un retour des femmes au balcon. Un ancien vice-président de la synagogue de Neuilly décrit rétrospectivement ce qu’il attribue à l’arrivée des Juifs d’Algérie : À partir de ce moment [1962], la situation évolue. [...] L’orgue et le chœur des enfants disparaissent, les femmes d’abord séparées des hommes par une rangée de plantes vertes regagnent la galerie qui leur était initialement consacrée (Zenouda, 2000 : 206).

16 À propos de son accès au poste de grand rabbin de Marseille en 1975 – l’année où la loi Haby rend la mixité obligatoire dans l’enseignement primaire et secondaire en France – Joseph Sitruk décrit, parmi les changements auxquels il a procédé (dont la suppression de l’orgue), le renvoi des femmes au balcon comme une priorité et une fierté. Le samedi matin, lors de l’office de shabbat, on jouait de l’orgue, encore, à la synagogue [de la rue] de Breteuil ; et les femmes étaient assises en bas, en face des hommes. Dès mon entrée en fonction j’ai dit à l’organiste qu’il n’avait plus besoin de se déranger le samedi et j’ai proposé aux femmes de retourner à l’endroit qu’elles n’auraient jamais dû quitter, « au-dessus des hommes » [...] À Marseille, avant mon arrivée, hommes et femmes étaient répartis de chaque côté de la synagogue et se faisaient face (Sitruk, 1999, p. 121).

17 Si en surface le retour des femmes au balcon est un simple retour à la situation antérieure à la guerre, relationnellement, le sens que prend le balcon a totalement changé : au XIXe siècle passer de la mehitza aux tribunes spacieuses des synagogues consistoriales représentait une convergence vers les normes de la bourgeoisie dominante en France, mais au moment de la généralisation de la mixité dans les années 1960-1970, passer de la séparation « simple » à l’éloignement du balcon représente, au contraire, une réaction par rapport à l’évolution majoritaire.

18 Cette inflexion peut alors rétrospectivement être considérée comme l’amorce d’une évolution de plus long terme dans les synagogues orthodoxes françaises vers une séparation plus stricte entre les sexes. Cependant, à l’époque, cette inversion de tendance est peu visible, faisant l’objet de moins de commentaires que la suppression de l’orgue dans les synagogues consistoriales.

19 Les années 1960 constituent en effet une période de renouveau religieux marquée par des débats intenses sur la forme des offices synagogaux, où la question de l’arrangement des sexes est ponctuellement présente. La contestation du rituel consistorial dans les années 1960 se fait au nom de deux registres principaux bien distincts12, qui tous deux ont à voir avec une dynamique d’autonomisation du champ religieux : l’un, que nous appelons celui de « l’authenticité », s’intéresse moins aux logiques religieuses qu’à la place de la minorité juive dans la société française, en dénonçant les normes assimilationnistes des anciennes élites ; l’autre, que nous appelons le registre « dénominationnel », est plus spécifiquement religieux en ce qu’il concerne la définition des frontières entre judaïsme orthodoxe et judaïsme libéral.

20 Il ne nous semble pas, en revanche, qu’un registre « ethnique » ait été présent dans les changements rituels, notamment en matière d’arrangement des sexes. Il est réducteur

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d’attribuer, comme c’est parfois le cas, l’évolution subséquente du Conservatoire vers des normes plus conservatrices à l’arrivée en métropole des Juifs séfarades. Et ceci pour plusieurs raisons. En premier lieu, si la réappropriation des synagogues consistoriales par les séfarades a été parfois conflictuelle13, la question de la séparation des sexes ne semble pas avoir été saillante dans les différences entre usages rituels séfarades et ashkénazes. Au contraire, l’un des usages spécifiques introduit par les séfarades dans les synagogues de métropole sera ultérieurement combattu par les tenants d’une séparation stricte des sexes, à savoir le fait que, pour la bénédiction solennelle des Cohen à Kippour, les hommes, invitent les femmes de leur famille à les rejoindre, et à venir se placer sous leur châle de prière pour y recevoir ensemble la bénédiction. De plus, les étudiants séfarades sont par ailleurs nombreux à participer à une expérience d’enseignement religieux mixte à l’école d’Orsay. Dans cet espace qui réunit jusqu’à la fin des années 1960 des jeunes adultes juifs désireux d’approfondir leur savoir en matière juive, Léon Askenazi dit Manitou enseigne en effet les textes juifs, Talmud compris, à un public mixte.

21 Surtout, la critique de l’ancien modèle du « franco-judaïsme » (Cohen, 2008) au profit de « l’authenticité », qui allie une revendication de retour à la tradition, de participation et de modernité démocratique, est loin d’être spécifique aux séfarades. Si des séfarades, étudiants ou présidents de communautés de banlieue, se joignent à la contestation du rituel consistorial, c’est moins au nom d’une spécificité « ethnique » ou « culturelle » que parce qu’ils partagent avec d’autres (résistants juifs issus de l’immigration, ou héritiers du judaïsme alsacien) la critique politique d’un judaïsme consistorial jugé sclérosé, bourgeois, assimilé, inauthentique. C’est sur ce registre qu’en mai 1968, les locaux du Consistoire à Paris sont brièvement occupés par des étudiants qui demandent la suppression de l’orgue et les chœurs mixtes à la synagogue parisienne de la rue de la Victoire, mais aussi une plus grande démocratie au sein des organisations juives. À la suite de cette occupation que le Consistoire annonce l’abandon, à titre d’abord expérimental, de l’orgue et des chœurs mixtes, dans le but d’attirer la jeunesse aux offices.

22 Ce registre de l’« authenticité juive » a pu donner lieu à des évolutions contradictoires concernant le genre. D’un côté, la mixité se développe aux Éclaireurs israélites et, en mai 1968, le Consistoire expérimente brièvement le remplacement de la cérémonie d’initiation religieuse des filles (d’inspiration chrétienne) par une cérémonie de bat- mitsva, ce que le journal Tribune juive salue aussi comme un retour vers l’authenticité14. De l’autre, non seulement les femmes reviennent au balcon dans les synagogues, mais le développement d’offices des jeunes plus participatifs s’est accompagné dans certains cas d’une demande de mehitza, y compris quand les autorités consistoriales s’y opposaient15.

23 Minoritaire à l’époque, moins visible et principalement mobilisé par les élites religieuses, un second type de registre, « dénominationnel », est aussi présent pour demander l’abandon de l’orgue, des chœurs mixtes, et, de manière explicite quoique secondaire, une séparation plus stricte des sexes. À la différence du registre précédent, étroitement lié à des débats français sur le « franco-judaïsme », ce second registre critique est lié au sentiment d’appartenir à un courant religieux, le judaïsme orthodoxe, qui ne connaît pas de frontières nationales. Les changements rituels sont exigés dans ce cas au nom de la conformité à la loi religieuse, et comme symboles de la renonciation à des concessions historiques liées à la réforme du judaïsme. En France, ce

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discours est essentiellement porté par les porte-parole du judaïsme « traditionaliste » (majoritairement ashkénazes en l’occurrence), qui regroupés depuis 1953 dans le CRJTF (Conseil représentatif du judaïsme traditionaliste en France) militent pour le judaïsme orthodoxe. Très actifs dans le renouveau religieux des années 1960, ils concurrencent avec succès le Consistoire sur des « capitaux » religieux cruciaux comme la surveillance de la cacherout et la formation des élites (lycées juifs, yeshiva d’Aix-les-Bains, etc.), et lui reprochent sa proximité avec les réformateurs.

24 À la fin des années 1960, dans un contexte de réorganisation transnationale du pluralisme religieux juif (notamment côté orthodoxe), la question du positionnement idéologico-religieux du Consistoire français est très sensible chez les élites religieuses. Si certains rabbins du Consistoire, comme le grand rabbin André Chekroun, dénoncent l’intransigeance de l’orthodoxie et prônent un positionnement de juste milieu, ni libéral, ni orthodoxe, mais « conservateur »16, la plupart cherchent surtout à se défendre de toute accusation de réformisme. L’abandon de l’orgue en 1968 marque de ce point de vue une étape importante dans l’affiliation du Consistoire au judaïsme orthodoxe, saluée comme telle par Jean Schwartz, le rabbin de la synagogue de la rue Montevideo, qui se félicite ainsi vivement de ce que le Consistoire ait été « obligé [...] de progresser dans le sens d’une orthodoxie plus stricte17 », mais aussi par un communiqué de presse de la conférence des rabbins européens18.

25 Ce moment particulier de conflictualité religieuse sur le rituel est à relier à un contexte plus large d’autonomisation du champ religieux juif. L’autonomisation par rapport au politique se lit dans les critiques à l’égard d’un franco-judaïsme trop soumis aux injonctions étatiques, et va de pair avec un début de différenciation religieuse, visible dans le second registre, qui s’appuie sur des légitimités religieuses construites de manière transnationale. Après la Seconde Guerre mondiale, différents facteurs politiques, au premier rang desquels la trahison de l’État français pendant la Shoah, remettent en effet en cause un modèle consistorial de faible séparation (malgré la loi de 1905) entre l’activité proprement religieuse et l’activité politique de représentation de « la communauté juive », la légitimité des autorités consistoriales restant fortement construite par la relation avec les pouvoirs publics. Cette remise en cause amène le Consistoire à se recentrer sur la dimension religieuse, laissant à d’autres organisations (au premier rang desquelles le CRIF) les dimensions politique et culturelle.

26 Le retour des femmes au balcon correspond donc à une période où le champ religieux s’autonomise ; mais la séparation des sexes reste peu conflictuelle tant que les frontières institutionnelles entre courants ne sont pas fixées, et que la pluralisation religieuse, inachevée du fait du maintien de l’hégémonie du Consistoire, reste peu visible pour le grand public. L’arrangement des sexes, à quelques exceptions près, est vécu sur le mode du « ça va de soi », sans justification explicite, qu’il s’agisse de la séparation, le plus souvent, ou de la mixité, quand elle est pratiquée (par exemple, lors des après-midis dansants dans des espaces traditionalistes comme le cercle Dufrénoy ou encore dans les enseignements talmudiques mixtes à Orsay). Si la logique « dénominationnelle » d’affiliation à un courant religieux (orthodoxes versus libéraux par exemple) est prégnante pour les élites religieuses, elle demeure à l’époque invisible pour le grand public fréquentant des synagogues. Celui-ci est en revanche plus exposé à la nouvelle grille de lecture ethnique (ashkénazes versus séfarades) qui émerge progressivement dans la presse.

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27 Jonathan Sarna remarquait qu’alors qu’aux États-Unis la séparation des sexes était au début du XXe siècle devenue le marqueur principal entre réformés et orthodoxes, ce rôle était en Europe occupé par l’orgue. Cette remarque n’est vraie pour la France que jusqu’aux années 1968-1975. Signe d’un alignement du Consistoire au sein des organisations transnationales du judaïsme orthodoxe, l’abandon de l’orgue par le Consistoire dans les années 1960 représente un tournant majeur pour la vie religieuse juive en France. La voie à ce que la mehitza devienne un nouveau marqueur est d'autant plus ouverte que c’est aussi le moment où, la mixité se généralisant dans la société française, la séparation des sexes peut devenir un marqueur de distinction entre un « nous » authentiquement religieux et le reste de la société. Avant 1968-1975, le retour des femmes au balcon, ou la présence de partitions plus marquées dans la multitude de nouvelles synagogues qui se créent, ne peuvent d’ailleurs être interprétés comme critique de la mixité (au sens de coprésence des sexes) sans risque d’anachronisme, puisque le mot et les pratiques de « mixité » ne font alors qu’émerger dans la société française. Ce n’est qu’après, lorsque la mixité devient une norme dominante que peut émerger une opposition religieuse à celle-ci, pour en faire une nouvelle frontière, externe et interne, du judaïsme.

Femmes derrière la mehitza ou à la Torah ?

28 Après le tournant des années 1960, les années 1970 voient un très net retrait des questions religieuses dans les débats entre organisations juives en France, focalisées sur des questions politiques, concernant notamment Israël. Sur le plan tant de la conflictualité religieuse que des questions de genre dans le judaïsme, ce sont les années 1980 qui marquent un tournant, rapprochant alors la configuration française de la situation décrite par Sarna pour les États-Unis. Au sein d’un champ religieux fortement différencié, la question de l’arrangement des sexes à la synagogue devient le marqueur symbolique principal des positionnements religieux des uns et des autres, dans des logiques de distinction entre des acteurs religieux qui restent d’abord très majoritairement masculins. Dans un premier temps, la concurrence croissante à l’intérieur du monde orthodoxe se focalise en bien des synagogues sur la mehitza, prise comme test de conformité à la loi juive. En réaction, dans les années 1990, les juifs libéraux font alors de la participation des femmes au rituel, et non plus seulement de la mixité, un enjeu de distinction clairement lisible par un public même peu pratiquant. Dans les années 2010, la mehitza est devenue un emblème suffisamment incontestable au sein du judaïsme orthodoxe pour être reprise, et contournée, par des initiatives féministes autorisant les femmes à lire dans la Torah. Les débats sur la mehitza ne sont donc plus seulement « symboliques » des positionnements religieux des hommes : les femmes y font un peu plus souvent entendre leurs voix. Cette politisation a des effets pratiques, parfois paradoxaux, sur les possibilités de participation des femmes. La nouveauté est que les polémiques sur la mehitza concernent désormais l’hypothèse d’une participation des femmes au rituel, qu’il s’agisse ou non de l’encourager, alors que jusque dans les années 1980, personne, en dehors de quelques acteurs isolés dans le judaïsme libéral, n’envisageait la possibilité qu'elles puissent être actrices du rituel synagogal en dehors de leur bat-mitsva.

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La hausse de la conflictualité religieuse sur l’arrangement des sexes

29 Si la décennie 1960-1970 voit le retour des femmes au balcon des synagogues, les années 1980-1990 sont celles du retour de la mehitza. De manière graduelle et avec des chronologies et des modalités variables suivant les lieux, celle-ci devient en effet la norme dans un nombre croissant de synagogues orthodoxes. À la différence de la période antérieure où l’arrangement des sexes faisait l’objet de peu de discours spécifiques, et était en quelque sorte annexe, il y a désormais une nette politisation religieuse de la question. En effet, loin d’être un sujet périphérique et silencieux, il s’agit de plus en plus souvent d’un casus belli pris par tous les acteurs comme le symbole du positionnement religieux de telle ou telle communauté locale. La question de l’arrangement des sexes est un marqueur symbolique suffisamment important pour qu’elle soit posée y compris hors de l’enjeu des offices religieux : elle est débattue dans des termes voisins pour les usages « séculiers » de l’espace du culte (enseignements religieux par exemple), ou pour des événements hors de l'espace synagogal (mariages, conférences, etc.).

30 Cette politisation religieuse du genre a lieu dans un champ religieux plus autonome, ce que l’on repère au fait que ce sont désormais des références à la loi juive (halakha), et non à « l’usage », ou à des arguments sociaux ou politiques, qui sont avancées dans les négociations religieuses locales pour justifier tel ou tel arrangement. À la « fragmentation religieuse » du judaïsme français analysée par Annie Benveniste (2002) et Laurence Podselver (2004), correspond une considérable diversification des modalités de séparation des sexes (pots de fleurs, balcon, rideau, balcon et rideau, vitres sans tain, paravent de 1 m 50 ou de 1 m 80, etc.). Un continuum émerge, allant de la séparation légère (la rangée de pots de fleurs), associée à un positionnement presque « libéral » au sein du judaïsme consistorial, jusqu’aux séparations les plus strictes (où les femmes ne peuvent être vues des hommes pendant l’office, et où la plupart des activités à la synagogue sont non mixtes) qui sont a contrario associées à l’ultra- orthodoxie.

31 Les colonnes d’Actualité juive (fondé en 1981 à Sarcelles), permettent de repérer l’émergence d’un nouveau discours sur la séparation des sexes. Encore marginal dans les années 1980, il se diffuse dans les années 1990-2000. À la différence des publications antérieures sur « femmes et judaïsme », principalement issues du courant de la stricte observance (rabbins Élie Munk et Jean Schwarz), les normes religieuses traditionnelles (concernant par exemple les commandements religieux qui incombent aux femmes en lien avec le shabbat ou la sexualité) sont intégrées à un discours nouveau de réaction au féminisme et à mai 1968. L’insistance sur des normes de féminité spécifiquement juives (tsniout) est ainsi une manière de jouer sur le registre de la différenciation ou de l’autonomie par rapport aux non juifs, comme on le voit ici dans la chronique d’une promotrice sarcelloise du mouvement Loubavitch : C’est pourquoi je voudrais dire à la femme juive de ne pas faire du combat pour la libération de la femme, son combat, car ce n’est pas le sien. En vérité, elle n’est pas concernée [...] Parce que, avant d’être femme, elle est juive, et c’est uniquement à travers son adhésion à la Thora, qu’elle trouvera sa juste place dans la Société, dans son foyer et au sein de son couple19.

32 Dans les années 1970 puis 1980, ce discours se développe d’abord dans des petites communautés homogènes, où il joue le rôle de marqueur de séparation non seulement par rapport à la société non juive, mais aussi par rapport aux autres organisations

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juives. On le repère notamment à la diffusion des critiques contre les soirées dansantes mixtes entre adolescent·e·s ou jeunes adultes, pratique couramment encouragée par de nombreuses associations communautaires afin de favoriser des mariages endogames. Si cette résistance religieuse à la mixité peut faire écho à d’autres réactions conservatrices à la libération sexuelle, elle donne l’occasion aux nouveaux militants orthodoxes de développer à propos de la séparation des sexes des argumentaires religieux de plus en plus approfondis qui sont le moyen d’utiliser la légitimité religieuse contre les organisations juives alors dominantes.

33 Ces normes se diffusent ensuite dans les années 1990 plus largement. Un conflit à Dijon, rapporté dans les colonnes d’Actualité juive en décembre 1994, illustre cette deuxième phase. Un article relayant des tensions à la synagogue suite à l’arrivée d’émissaires Loubavitch dénonce ainsi le fait qu’« hommes et femmes ne sont pas séparés pendant les offices20 », ce qui donne lieu à un démenti ultérieur du président de l’association israélite de Dijon : Contrairement à ce qui est dit, les femmes et les hommes sont séparés, dans la même salle certes, mais séparés tout de même. Pour une petite communauté comme la nôtre, avec une fréquentation moyenne des offices, cette manière de faire nous paraît plus conviviale et ne heurte que qui le veut bien [...] Les seules difficultés que nous rencontrons ne sont pas dues au couple Loubavitch installé à Dijon mais plutôt à quelques personnes qui, sous couvert d’une soi-disant plus grande religiosité, voudraient prendre en main les destinées et la direction de la communauté21.

34 Plusieurs témoignages recueillis à propos de petites synagogues non consistoriales en banlieue parisienne (Montmorency, Colombes) rapportent aussi des cas de conflits dans les années 1990 et 2000, où une séparation des sexes plus stricte est exigée par des « entrepreneurs de morale » orthodoxes (pas forcément Loubavitch), avec plus ou moins de succès. Ils dénoncent de plus en plus souvent la simple séparation par le balcon, qui perdure cependant dans de nombreuses synagogues consistoriales, comme insuffisamment conforme à la halakha. Ainsi, dans la synagogue consistoriale de Villeurbanne, construite en 1984, les femmes sont au balcon, mais derrière une vitre sans tain, afin de voir sans être vues des hommes22. Rattachée au Consistoire même si elle en est relativement indépendante idéologiquement, la communauté Michkenot Israël, à Paris dans le XIXe arrondissement, pratique dans les nouveaux locaux inaugurés en 1994 un arrangement où les femmes sont au balcon, mais derrière une balustrade grillagée et surmontée de pots de fleurs23. Dans de nombreuses synagogues orthodoxes non consistoriales, la norme est désormais que les femmes ne peuvent voir ce qui se déroule à la bima qu’en des moments bien précis, essentiellement pendant la lecture de la Torah.

Au nom des textes : mehitza et frontières internes du judaïsme orthodoxe

35 La conflictualité religieuse autour de la séparation des sexes est liée à une dynamique déjà documentée par d’autres auteur·e·s (Saada, 1993 ; Simon et Tapia, 1998 ; Benveniste, 2002 ; Podselver, 2004) celle qui voit des « entrepreneurs d’identité juive » contester les pratiques – et les dirigeants – d’une communauté locale au nom de la conformité à la halakha (loi juive). À partir des années 1980, un nombre croissant de jeunes hommes et de leurs conjointes, passés par des yeshivot orthodoxes au Maroc, au

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Royaume-Uni, en Israël ou en France, en diffusent les normes de séparation stricte des sexes, d’abord dans des oratoires ou des synagogues spécifiques, puis, dans les années 1990, dans des synagogues plus anciennement établies.

36 Le développement d’un militantisme associant judaïsme orthodoxe et mehitza est étroitement lié à la diffusion du judaïsme ḥaredi, ou ultra-orthodoxe, après la Seconde guerre mondiale. Dans l’après-guerre, les survivant·e·s des communautés religieuses juives orthodoxes de l’ancienne Russie reconstituent en diaspora les yeshivot prestigieuses et les communautés hassidiques détruites par les soviétiques et les nazis, pratiquant en autarcie une ségrégation stricte des sexes. En France, si leur séparatisme fait au départ l’objet d’une certaine mise à distance de la part des « traditionalistes » des années 1960, leur influence est cependant croissante, dans le double contexte du départ pour Israël d’une partie importante des élites intellectuelles consistoriales et traditionalistes après 1967, et d’une demande croissante de services religieux (offices, enseignement religieux, surveillance de la cacherout, etc.). Qu’il s’agisse des Loubavitch, les plus visibles dans l’espace public, ou de « yeshivistes » plus spécialisés sur l’étude des textes, ils fournissent aux différentes synagogues, consistoriales ou non, ces ressources religieuses devenues rares, et par ce biais exercent une influence importante sur les jeunes générations de juifs pratiquants, majoritairement séfarades.

37 Or les divers courants du judaïsme haredi ont, depuis le XIXe siècle, été les fers de lance de l’« orthodoxie », et ont gardé la mémoire d’une opposition farouche à la réforme du judaïsme, dont l’attachement à la séparation des sexes est un élément important. Ce combat a été en particulier réactivé aux États-Unis dans les années 1950 : l’arrivée de nouveaux leaders religieux, rescapés des yeshivot et séminaires rabbiniques européens, conduit à une réorganisation du judaïsme nord-américain. Frontière externe du judaïsme orthodoxe, la séparation des sexes y devient aussi un enjeu de distinction interne à celui-ci : La séparation des sexes sert non seulement à marquer plus clairement la frontière entre synagogues orthodoxes et Conservative24, comme l’a montré Sarna, mais aussi souvent à contester le courant Modern Orthodox qui émerge alors aux États-Unis.

38 Ces conflits internes au judaïsme orthodoxe nourrissent des argumentaires juridico- religieux précis contre la mixité et le féminisme, comme ceux, très cités, du rabbin Moshe Feinstein (1895-1986), né en Biélorussie, formé en Lituanie, et devenu chef d’une yeshiva à New York, développent dans cette période de nombreux argumentaires (Joseph, 1998). Ce qui est nouveau en France à partir des années 1980 est l’utilisation croissante, au-delà des élites religieuses, de ces argumentaires relativement ésotériques dans le cadre de conflits locaux. Cela correspond à ce qu’on a appelé plus haut le registre dénominationnel : l’arrangement des sexes est désormais justifié par la « loi religieuse » telle qu’elle est définie par un courant religieux précis, et non par des usages culturels, ou par telle ou telle conception sociopolitique de la place des Juifs dans la société environnante.

39 Les débats sur la séparation des sexes s’inscrivent en effet dans un contexte plus large, où pluralisation interne du judaïsme, diffusion des dispositifs d’étude juive, circulation internationale des argumentaires religieux, et appropriation individuelle des textes s’entretiennent mutuellement dans un « “marché” de l’orthodoxie » (Endelstein, 2008 : 111). Sur ce marché, les rabbins consistoriaux sont généralement dominés, le Consistoire ne produisant pas de responsa écrites dont ses membres pourraient se prévaloir face à leur communauté. A contrario, des forums comme cheela.org, où des

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« rabbanim » orthodoxes, souvent enseignants dans une yeshiva ou un kollel, répondent aux questions concrètes des internautes participent à la pluralisation religieuse et à l’appropriation des argumentaires religieux par des militants dénués de titres rabbiniques mais soucieux de conformité halakhique. Ces enseignants « virtuels » en évoquant la diversité des argumentaires juridico-religieux produits sur la question, fournissent à leurs lecteurs des outils dans le cadre de conflits locaux, y compris pour contester l’expertise religieuse du rabbin (même lorsqu’ils rappellent son autorité). Question no 4575 posée le 15 février 2003 sur cheela.org] Quelles doivent être les propriétés d’une mehitza cachère dans une synagogue ? […, Réponse du Rav David Zenou] Shalom, Cette décision est à prendre, par excellence, par le Rabbin de votre communauté. Il y a plusieurs opinions à ce sujet. Je citerais de manière non exhaustive l’opinion qui est la plus suivie, celle d’exiger une hauteur de 1 m 80 pour la mehitza, et que celle-ci soit suffisamment opaque pour ne pas que les hommes puissent voir les femmes de manière nette.

40 De tels dispositifs contribuent à diffuser chez les participants l’idée d’un judaïsme pluriel, y compris, et surtout, à l’intérieur du monde orthodoxe où les décisions ne sont pas prises à la majorité par une assemblée centralisée, mais émanent de décisionnaires individuels. En particulier, si les argumentaires cités sont souvent décontextualisés, ils participent à la transnationalisation des débats internes au judaïsme orthodoxe. Le rav Feinstein, mentionné plus haut, est ainsi l’une des références souvent citées sur la question sur cheela.org25. La manière dont ses textes sont cités (ex. « Igrot Moche OH. 1, 39 ») donne l’impression de controverses exégétiques atemporelles, masquant le fait qu’ils furent dans le passé produits dans le cadre de controverses avec le mouvement Modern Orthodox états-unien sur les frontières du judaïsme orthodoxe.

De nouvelles actrices : mehitza et participation des femmes au rituel

41 Jusqu’au début des années 1990, l’offensive orthodoxe contre la mixité n’est pas liée à la concurrence avec le judaïsme libéral français. Celui-ci, d’abord limité à deux principales synagogues, l’Union libérale israélite rue Copernic à Paris (1907) et le Mouvement juif libéral de France (1977), est plus stigmatisé pour sa politique envers les mariages mixtes que pour ses usages rituels. Si la « réforme » est souvent évoquée comme adversaire par les orthodoxes, c’est en référence au XIXe siècle ou bien aux États-Unis des années 1950 (à propos de la séparation des sexes) puis des années 1980 (lorsque le judaïsme réformé officialise une politique de conversions en rupture avec le judaïsme orthodoxe).

42 En 1990, l’ordination de Pauline Bebe, première femme rabbin en France (près de vingt ans après les États-Unis) rebat les cartes : elle rend visible le fait que les synagogues libérales, encore très marginales, ne se distinguent plus seulement par la mixité, mais par l’égale participation des femmes et des hommes au rituel synagogal, au-delà du rabbinat (des femmes lisent dans la Torah, conduisent les offices, etc.). Si cela n’est pas d’emblée allé de soi26, les synagogues libérales, puis massorties qui se développent alors en France s’alignent en effet progressivement sur les politiques d’égal accès au rituel des instances états-uniennes de leur mouvement27.

43 Le passage de la mixité de l’assistance à l’accès des femmes à la participation au rituel permet aux synagogues non orthodoxes de se distinguer autrement que par l’ouverture aux conversions, qui fonctionne dans un champ religieux dominé par le judaïsme orthodoxe comme un stigmate et un signe d’hétéronomie. Certes, si l’on regarde les

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motivations des personnes qui rejoignent les synagogues libérales et massorties, ou ce que les rabbins orthodoxes ou consistoriaux reprochent à ces synagogues, ce n’est pas l’arrangement des sexes, mais la politique de conversions qui constitue l’enjeu principal. Mais la participation des femmes au rituel joue bien le rôle, différent mais crucial, de marqueur symbolique de « non-orthodoxie » : elle est de ce point de vue un signe immédiatement visible et lisible par un public en quête d’un contexte religieux non « intégriste » y compris quand il est peu familier des synagogues. La participation active de femmes à la conduite du rituel permet aussi de contrer la critique orthodoxe dénonçant le manque d’exigence quant à la pratique religieuse. Dans un contexte français où la référence au catholicisme est dominante, elle offre un surcroît de distinction, notamment dans les médias grand public, ce gage de modernisme étant d’autant plus indispensable après 2000 quand la réforme pour la parité en politique, puis la loi sur les signes religieux, établissent une nouvelle équation entre modèle républicain français et égalité des sexes.

44 Cette contrainte est encore plus forte du côté des initiatives féministes au sein du judaïsme consistorial et orthodoxe (souvent inspirées par des initiatives similaires aux États-Unis et en Israël à partir de la fin des années 1970, dont la plus visible est celle des Femmes du Mur28). À partir des années 1990-2000, pour les promoteurs d’une séparation stricte des sexes, ce n’est plus seulement à la mixité, mais la participation religieuse des femmes, qui est prise comme symbole du pôle libéral. De ce fait, les femmes qui, dans les années 2000, cherchent au sein du judaïsme orthodoxe à développer la participation des femmes à la vie religieuse sont ainsi soupçonnées de ne pas être vraiment orthodoxes, même quand elles sont en mesure d’argumenter que ces pratiques sont conformes aux textes talmudiques. La crainte de cette disqualification comme « libérales de service » est ainsi explicitée par Rivka, qui enseigne les matières religieuses aux jeunes filles dans une école juive : C’est une question qui revient chez toutes [mes élèves] : c’est surtout « quelle place on nous fait en tant que femmes dans la pratique, dans le judaïsme, dans la communauté... ? » À la synagogue surtout. Ce sont des questions qui reviennent fréquemment. Tout en ne voulant pas être libérales. Parce qu’il y a toujours cette accusation alors que je ne veux pas le modèle libéral ! J’ai choisi le modèle, on va dire du judaïsme rabbinique, orthodoxe [...] C’est vrai que [...] dès qu’on sort des actions sociales et maternantes, la place des femmes dans la communauté elle est réduite à peau de chagrin, hein ? [...] Moi j’ai l’impression qu’il y a une très, très grande frilosité des rabbins, parce que je connais la halakha, je sais… pour l’avoir étudiée, là pour le coup je raconte pas n’importe quoi [...] C’est dommage, parce que moi je pense qu’y auraient des choses à faire, et tout en restant dans le cadre de la loi, hein ! Mais bon on a peur de paraître pour des libérales de service, ou si on est rabbin, pour celui qui va ouvrir la boîte de Pandore : voilà. Qui va être montré·e du doigt forcément29.

45 La cristallisation de la mehitza comme frontière du judaïsme orthodoxe a cependant des effets plus complexes. En s’inspirant d’expériences et de controverses ayant eu lieu ailleurs (aux États-Unis dès les années 1980, en Israël ensuite), des femmes virtuoses dans l’exégèse séparent la question de la mixité et celle de la participation au rituel. En 2013, l’experte en droit talmudique Liliane Vana est à l’origine, avec l’appui du rabbin de la synagogue consistoriale de Neuilly, d’une expérience novatrice en France (Singer, 2013) : les femmes lisent dans la Torah, séparées des hommes par une mehitza (gauche/ droite et non devant/derrière). La mehitza dont la hauteur dépasse le 1 m 80 est un gage d’orthodoxie, elle est ici retournée en outil de légitimation de la participation religieuse

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des femmes. Si cette initiative, régulièrement répétée depuis, rencontre l’hostilité de nombreux dirigeants du Consistoire, le fait qu’elle s’appuie sur un argumentaire religieux précisément étayé dans les formes en usage dans le judaïsme orthodoxe (Vana, 2004) la rend beaucoup plus difficile à disqualifier publiquement.

46 Poussée dans ses retranchements, la logique qui avait été utilisée pour renforcer la séparation des sexes à la synagogue, à savoir l’expertise juridico-religieuse, peut ainsi être utilisée pour permettre la participation des femmes au rituel. Ce retournement montre ainsi combien le sens de la mehitza est variable d’une configuration historique à l’autre. Derrière un même mot, il y a peu en commun entre les claustras du début du XIXe siècle, mis au ban par des réformateurs masculins au nom de la modernité, mais sans que les femmes aient réellement voix au chapitre, et la mehitza des féministes orthodoxes contemporaines, utilisée pour permettre aux femmes de lire dans la Torah à la synagogue et ainsi participer à l’un des actes rituels les plus valorisés du judaïsme.

..

47 Depuis le XIXe siècle, l’arrangement des sexes dans le judaïsme français illustre trois configurations possibles de politisation religieuse des questions de genre. Au XIXe siècle, dans un contexte de faible autonomie du champ religieux, la place des femmes à la synagogue est principalement vue comme marqueur des frontières externes du judaïsme, et fort peu comme logique de distinction entre courants religieux. Fin XXe début XXIe, le genre est mobilisé principalement pour marquer, voire construire, des différenciations internes dans un champ religieux d’autonomie récente. La séparation des sexes est mise en saillance par les promoteurs du judaïsme orthodoxe comme signe de distinction à la fois externe (revendication d’une authenticité ou autonomie juive par différence avec la société majoritaire), et interne (marquer une différence avec les synagogues jugées libérales ou insuffisamment orthodoxes). Dans une moindre mesure, les courants libéral et massorti ont fait de même en érigeant la participation des femmes au rituel en marqueur de modernité. Les périodes intermédiaires, par exemple les années 1960-1970, sont caractérisées par une troisième configuration, probablement la plus fréquente : les questions de genre ne sont pas l’objet principal des conflits religieux, et leur faible politisation implique que la position des acteurs dans le champ religieux n’est pas forcément prédictive de leur politique sur les questions de genre. Cette dernière période montre aussi le caractère non linéaire des évolutions, avec un retour à la mehitza qui était loin d’aller de soi historiquement.

48 Loin d’être une constante, la politisation des questions de genre est donc profondément variable suivant les contextes historiques et nationaux, comme le révèlent les fortes différences entre les chronologies française et états-unienne. L’histoire de la conflictualité autour de la mehitza suggère le lien avec un processus relativement tardif d’autonomisation : le poids croissant des argumentations spécifiquement religieuses (le registre « dénominationnel » de justification) contre des argumentations plus « hétéronomes » (« authenticité » ou « franco-judaïsme ») ; la multiplication des modalités d’arrangement des sexes à la synagogue, parallèle à la fragmentation croissante du judaïsme français ; la circulation internationale croissante, que ce soit depuis Israël ou les États-Unis, des argumentaires religieux sur la séparation des sexes, liée à la déprise du cadre politique national sur les pratiques religieuses.

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49 La configuration contemporaine illustre également une dimension importante des cas de politisation religieuse des questions de genre, à savoir qu’il ne s’agit pas d’un phénomène purement discursif ou imaginaire. La cristallisation de la conflictualité religieuse sur le genre a des effets bien concrets, en délimitant les marges de manœuvres politiques des responsables religieux (un rabbin ne peut aujourd’hui se dire orthodoxe sans souscrire à l’importance de séparer les sexes), en contraignant les modalités de participation religieuse pour les femmes (par exemple au nom de quels arguments, selon quelles modalités, et avec quels soutiens, une femme peut-elle lire dans la Torah ?), et en construisant des subjectivités religieuses genrées (par exemple, devoir faire attention, quand on est une féministe orthodoxe, à se dissocier en permanence des juifs libéraux).

50 La modélisation du cas de la séparation des sexes dans le judaïsme français fournit ainsi des pistes pour penser plus largement l’articulation entre genre et dynamique des champs religieux, qui appellent à des études comparatives. La notion de politisation religieuse des questions de genre permet de souligner que les conflits sur le genre, loin d’être une caractéristique intrinsèque des champs religieux, surgissent dans des configurations historiques précises, étroitement liées aux dynamiques de la modernité religieuse. L’hypothèse proposée ici est que deux types précis de configurations, distincts, sont propices à cette politisation religieuse du genre : les moments de difficile émancipation du champ religieux par rapport à l’État ou au regard de la société dominante, où la conflictualité religieuse sur le genre est exprimée avant tout au prisme de préoccupations sociopolitiques ; et les moments où l’autonomisation du religieux par rapport à ces préoccupations autorise une pluralisation interne du religieux, mais où la conflictualité religieuse sur le genre est l’occasion de marquer et tester ces nouvelles frontières internes.

51 Enfin, cette étude de cas invite à poursuivre le chantier d’une histoire religieuse de la mixité en France, au-delà des contextes éducatifs. On connaît encore mal les variations et les évolutions dans la manière dont les sexes ont pu ou non être séparés concrètement dans les espaces chrétiens depuis le XIXe siècle. Si le judaïsme contemporain est relativement singulier par le degré de politisation religieuse de l’arrangement des sexes dans l’espace du culte, certaines dynamiques à l’œuvre dans les synagogues, que ce soit au début du XIXe siècle ou dans les années 1960-1970, ne se comprennent sans doute pas sans leur relation à un contexte plus global, notamment catholique.

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NOTES

1. Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, 19 janvier 2015-24 janvier 2016. 2. « Traditionaliste » en hébreu. Ce courant non orthodoxe, d’abord institutionnalisé aux États-Unis depuis la fin du XIXe siècle sous le nom de Conservative, s’implante en France dans les années 1990. Il revendique une position intermédiaire entre le judaïsme orthodoxe et le judaïsme libéral. 3. On reprend ici l’expression du sociologue Erving Goffman (2002), qui a l’avantage de ne pas réduire la question à l’alternative mixité/séparation des sexes. 4. Cela n’exclut pas que d’autres questions liées au genre fassent conflit, mais elles n’ont pas ce même statut de « marqueur symbolique » des frontières du groupe. 5. Sur l’intérêt d’une analyse en termes de champ religieux à propos du judaïsme dans le cas des conversions, voir Tank-Storper (2005). 6. « Synagogue des femmes », en yiddish. Sur l’institutionnalisation de la séparation des sexes dans les synagogues médiévales, voir Baumgarten, 2016.

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7. Meyer, 1988, par exemple p. 55. Dans certains cas exceptionnels, il semble que les femmes aient pu être assises sur le même niveau que les hommes, quoique séparées (ainsi dans la congrégation réformée de Berlin à partir de 1845, les hommes sont à gauche, les femmes à droite, sans mehitza ni balcon). 8. La synagogue de Paris, rue Notre-Dame de Nazareth, en 1830, lithographie de Jeramec- Raphaël et Baruch-Weil, propriété du Musée d’art et d’histoire du judaïsme (inv. 2000.14.001). 9. Installation du grand Rabbin, synagogue de la rue Notre Dame de Nazareth, la prière pour l’Empereur de Charles Barbant (graveur) et Godefroy Durand (dessinateur), coupure de presse de 1852, propriété du Musée d’art et d’histoire du judaïsme (inv. 002.01.0294). 10. Sur l’histoire de la réforme du judaïsme, et des réactions à celle-ci, cf. essentiellement Meyer 1988. 11. Cette section s’appuie sur la consultation de la presse juive des années 1960-1970 – le Journal des communautés (Consistoire), le Trait d’union (synagogues « traditionalistes » des rues Montevideo et Cadet), le Rayon (libéraux de la rue Copernic), et Tribune juive – ainsi que sur des témoignages rétrospectifs recueillis dans les années 2000. Entre autres exemples, un chroniqueur dans la revue du Consistoire précisait qu’à l’occasion de la cérémonie en l’honneur des déportés à la synagogue de la Victoire en 1961, « les dames occuperont les tribunes » (Journal des communautés, no 265, 24 novembre 1961, p. 9). À propos de l’office des jeunes à Strasbourg dans les années 1950, un homme rencontré dans une synagogue massortie se remémorait quant à lui la configuration suivante : « Il n’y avait pas de rideau, mais les femmes étaient derrière et les hommes devant, pas mélangés, mais c’était à la limite moins choquant que dans les synagogues traditionnelles » (entretien avec Simon, né en 1933, 2007). 12. On peut y ajouter un registre « pragmatique » défensif, principalement tenu par les rabbins du Consistoire pour neutraliser la contestation (si l’orgue est supprimé c’est pour faciliter le chant des fidèles, si les femmes remontent au balcon c’est pour faire de la place aux hommes plus nombreux qu’avant dans les synagogues). 13. Un exemple célèbre est celui de la synagogue de la rue des Tournelles à Paris (Laloum, 2013) : en 1961 elle est divisée en deux parties, l’espace principal (avec grandes tribunes) devenant une synagogue de rite séfarade, tandis que l’ancien logement du rabbin, donnant place des Vosges, est aménagé pour devenir une synagogue de rite ashkénaze, plus petite et sans balcon (la séparation des sexes est aujourd’hui simplement marquée par une rangée de pots de fleurs). 14. Tribune juive, 1968, no 11, p. 23. 15. Comme à Strasbourg où un représentant de l’office des jeunes dans la synagogue consistoriale évoque une telle opposition dans Tribune juive (1968, no 23, p. 37) : « Mais qu’un jour on veuille installer une mehitza dans l’oratoire, c’est un tollé. De longs et pénibles pourparlers seront nécessaires pour que l’autorisation de son installation définitive soit accordée ». 16. Journal des communautés, no 424, 11 octobre 1968, p. 5 (à l’époque, le terme « conservateur » est fréquemment employé pour distinguer le Consistoire des « traditionalistes », terme alors synonyme d’« orthodoxes »). 17. Trait d’Union, no 152, 1968, p. 2. 18. Le Consistoire est membre de cette instance, fondée en 1956, qui le pressait de s’éloigner du judaïsme « réformé ».

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19. Mme Bensimhon, « Lettre ouverte aux femmes de notre temps ». Actualité juive, n° 17, 17 mars 1983, p. 5. 20. Actualité juive, n° 407, 8 décembre 1994, p. 19. 21. Actualité juive, n° 410, 29 décembre 1994. 22. Cf. la photographie disponible sur le site du journal Le Progrès : http:// www.leprogres.fr/faits-divers/2015/04/21/deux-agents-de-securite-agresses-devant- la-synagogue-de-villeurbanne. 23. Cf. photographie de 2008 disponible sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/ Synagogue_Michkenot_Isra%C3%ABl#/media/File:Syna_Jean-Nohain_-interieur-2.JPG 24. En 1959, le rabbin Soloveichik, l’un des leaders du courant Modern Orthodox, interdit aux juifs orthodoxes de prier dans une synagogue sans séparation des sexes, car il s’agit d’un héritage du judaïsme libéral. 25. Cf. questions 3146, 6478, 11408. 26. Dans la synagogue de la rue Copernic, les femmes ne « montent à la Torah » que depuis décembre 2014. 27. Dont ils dépendent à travers leur affiliation à la World Union for Progressive Judaism dans un cas, et à Masorti Olami dans le second. 28. Cette association féministe israélienne milite pour que les femmes soient autorisées à réaliser les prières collectives et à lire dans la Torah, comme le font les hommes, au Mur des Lamentations. 29. Entretien avec Rivka, Paris, juillet 2005.

RÉSUMÉS

L’histoire de la séparation des sexes dans les synagogues françaises depuis le XIXe siècle illustre le fait que loin d’être un invariant, la conflictualité religieuse sur le genre est liée à des moments d’autonomisation, de transnationalisation et de différenciation interne des champs religieux. À partir des années 1980-1990, l’arrangement des sexes à la synagogue est devenu un marqueur symbolique des frontières internes au judaïsme français. Le retour de la mehitza (séparation physique entre les sexes à la synagogue) est utilisé comme marqueur d’authenticité orthodoxe dans les concurrences entre Consistoire et synagogues orthodoxes indépendantes, avant que l’accès des femmes à la participation égalitaire au rituel ne devienne, en réaction, un marqueur de « non-orthodoxie » avec le développement des synagogues libérales et massorties en France. La configuration actuelle contraste avec un moment antérieur de politisation religieuse du genre au XIXe siècle, où les nouveaux balcons pour les femmes dans les synagogues symbolisaient, vis-à- vis de l’État français et de la société majoritaire, la modernité religieuse juive.

The history of the separation of the sexes in French synagogues since the nineteenth century illustrates the fact that far from being an invariant, religious conflict on gender is linked to moments of empowerment, transnationalization and internal differentiation of religious fields. From the 1980s to the 1990s, the arrangement of the sexes in the synagogue became a symbolic marker of the internal borders of French Judaism. The return of mehitza (physical separation

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between the sexes to the synagogue) is used as a marker of orthodox authenticity in the competition between Consistory and independent orthodox synagogues, before women's access to egalitarian participation in the ritual becomes, Reaction, a marker of "non-orthodoxy" with the development of liberal synagogues and massorties in France. The present configuration contrasts with an earlier moment of religious politicization of the 19th century genre, where the new balconies for women in the synagogues symbolized Jewish religious modernity in relation to the French state and the majority society.

La historia de la separación de sexos en las sinagogas francesas desde el siglo XIX muestra que lejos de ser un invariante, género conflictividad religiosa está relacionado al autonomización veces, transnacionalización y la diferenciación interna de los campos religiosa. A partir de los años 1980-90, el ordenamiento de los sexos en la sinagoga se vuelve un marcador simbólico de las fronteras internas del judaísmo francés. La vuelta de la mehitsa (separación física entre los sexos en la sinagoga) es usada como un marcador de autenticidad ortodoxa en las competencias entre el Consistorio y las sinagogas ortodoxas independientes, antes que el acceso de las mujeres a la participación igualitaria en el ritual se volviera, en reacción, un marcador de “no-ortodoxia” con el desarrollo de las sinagogas liberales y masortíes en Francia. La configuración actual contrasta con un momento anterior de politización religiosa del género en el siglo XIX, donde los nuevos balcones para las mujeres en sinagogas simbolizados, frente el Estado francés y la sociedad mayoritaria, la modernidad religiosa judía.

INDEX

Keywords : genre, Judaism, synagogue, ritual, religious field Palabras claves : género, judaísmo, sinagoga, ritual, campo religioso Mots-clés : genre, judaïsme, synagogue, rituel, champ religieux

AUTEUR

BÉATRICE DE GASQUET

Unité de Recherche Migrations et Société Université Paris Diderot –

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Fronterizaciones jabadianas Análisis de los modos de identificación con la lubavitcheidad y las tensiones entre las dimensiones de identificación Frontières chabadiennes. Analyse des modes d’identification des Chabad Louvabitch et des tensions entre les dimensions d’identification Habadian boundaries. Analysis of the identification modes with the Habad Lubavitch and of the tensions between the identification dimensions

Damian Setton

1 El artículo indaga en la construcción de fronteras en el interior del movimiento Jabad Lubavitch, analizando cómo los actores sociales actualizan su identificación con la categoría lubavitcher y cómo, en ese proceso, van trazando fronteras internas que distinguen diversas maneras de proyectar dicha categoría y recrear la lubavitcheidad. Nuestra investigación muestra cómo la lubavitcheidad es recreada a partir de tres dimensiones de identificación: dimensión de organización, dimensión comunitario- cultural y dimensión espiritual. Cada dimensión comprende modos particulares de construcción de la lubavitcheidad que se complementan y tensionan entre sí, dando forma a un espacio de identificación1 complejo. La lubavitcheidad es recreada en el cruce de racionalidades organizacionales, comunitario-culturales y espirituales a través de las cuales los actores se posicionan en relación a la categoría de identificación y, a la vez, son posicionados desde la mirada externa. En este sentido, la lubavitcheidad no puede reducirse a un conjunto de caracteres que podrían ser reproducidos en mayor o menor medida por los actores, sino que, al modo de la experiencia social tal como es analizada por F. Dubet (2010), supone una tensión entre las racionalidades propias de cada dimensión2. Estas tensiones expresan la fisonomía de un espacio de identificación cuyas fronteras, tanto internas como respecto al exterior, se encuentran en movimiento.

2 La investigación fue realiza entre 2003 y 2009 en la sede argentina del movimiento Jabad Lubavitch. Se trabajó sobre la base de un paradigma constructivista mediante las técnicas de observación participante, entrevista en profundidad y análisis de contenido de folletos y artículos producidos por el grupo. Se apuntó a indagar en el sentido que la “realidad” cobraba para los actores y en la reproducción del sentido a través de las interacciones. Como resultado, se propone contribuir a la formación de una “caja de

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herramientas” para la investigación en ciencias sociales que pueda ser aplicada a otros grupos y movimientos religiosos, políticos, artísticos, etc.

De Jabad Lubavitch e implantación en la Argentina

3 Jabad Lubavitch es una de las vertientes del jasidismo, movimiento pietista cuya emergencia marca una cisura respecto a las corrientes tradicionales del judaísmo (J. Baumgarten, 2006: 12). Los orígenes de Jabad se remontan a la Rusia del siglo XIX, pero una serie de procesos llevarán a sus líderes a migrar hasta instalarse definitivamente en Brooklin (J. Gutwirth, 2004). Desde la segunda mitad del siglo XX, su Rebe3 Menajem Mendel Schneerson llevará a cabo un programa de difusión del judaísmo, enviando emisarios a distintos puntos del planeta. Desde su perspectiva mesiánica, el mundo se aproximaba hacia la llegada del Mesías, por lo que cada precepto cumplido por un judío conllevaba un aceleramiento del proceso de redención. La militancia transformó a aquella comunidad surgida dentro del entramado jasídico en uno de los principales movimientos de revitalización del judaísmo ortodoxo, proceso éste cuyo inicio puede ubicarse a mediados de los años sesenta (J. Aviad, 1983; H. Danzger, 1989). De este modo, Jabad alcanzó una fuerte presencia en el espacio público y se ramificó a escala global4. Podemos identificar entre las características principales de Jabad: 1) Un encuadre dentro del marco de la ley judía y, dentro del jasidismo, en la versión que se desprende de los escritos del fundador del movimiento, Schneur Zalman de Liadi, así como de los sucesivos líderes de la dinastía jabadiana. 2) Una visión mesiánica positiva según la cual el mundo estaría acercándose hacia la redención (M. Friedman, 1991). Esta perspectiva produjo tensiones con otros sectores del judaísmo ortodoxo y, tras la muerte del Rebe en 1994, dentro mismo de Jabad (M. Kravel Tobi, Y. Bilu, 2008; S. Dein, 2001). 3) Una fuerte identificación con el Rebe Menajem Mendel Schneerson 5 en tanto figura carismática, identificación vinculada también a la perspectiva mesiánica. 4) Una actitud proselitista que conduce a la formación de emisarios y a la organización burocrática del proselitismo, lo que redunda en el establecimiento de relaciones con judíos no ortodoxos a través de la organización de eventos a ellos destinados. Entre estas actividades, destaca la invitación a cenas de shabat en las cuales los lubavitchers proyectan la lubavitcheidad frente a un auditorio de judíos no ortodoxos (E. Berman, 2009).

4 En el año 1955, el emisario del Rebe, Dov Ber Baumgartem, arribó a la Argentina donde se vinculó con jóvenes judíos que formaban parte del mundo ortodoxo. Estos, mediante su relación con el rabino, acentuaron su perspectiva ortodoxa del judaísmo, comenzando a percibir que la religiosidad de sus padres no era lo suficientemente estricta. Este caso es una expresión de un proceso más amplio de re-ortodoxización iniciado a mediados del siglo XX, restringido a la población ortodoxa (S. Brauner, 2009). En esos momentos, el espacio social judeo- argentino se encuentra marcado por el conflicto entre las tendencias seculares del sionismo y la izquierda antisionista. A mediados de la década del 50, el sionismo impone su presencia en el espacio social judeo- argentino, desplazando a las tendencias de izquierda (S. Schenkolevsky-Kroll, 2002; L. Bell, 2003; A. Svarch, 2009) y constituyéndose en el elemento hegemónico en torno al cual se definen las identificaciones con el judaísmo (J. Elkin, 1986). Habrá que esperar hasta la década del 80 para que comience a dar muestras de una crisis de legitimidad que habilitará la proyección de otras opciones de identificación (S. Brauner,

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2002). Si bien ya en los años ‘50 la población judía de la Argentina había dejado atrás la matriz antireligiosa propia del período comprendido entre 1914 y 1939 (Sh. Rosenberg, D. Rubinstein-Novick, 1969) a la vez que se iba constituyendo una red institucional religiosa, será en los años ‘80 que la ortodoxia se perfilará como movimiento proyectado hacia la ortodoxización de judíos no ortodoxos. El crecimiento de Jabad se expresará en la incorporación, al movimiento, de judíos que, habiendo sido socializados por fuera de la ortodoxia, comienzan a abrazar esta vertiente religiosa como forma de vida. Esto redundará en el aumento de la presencia pública de Jabad Lubavitch.

La multidimensionalidad de la lubavitcheidad

5 Más que intentar definir al lubavitcher como si se tratara de un sujeto reproductor de un conjunto delimitado de características observables, la investigación coloca el foco en el espacio de identificación en el interior del cual se recrea la lubavitcheidad. Desde esta perspectiva, la pregunta por la identidad carece de potencial heurístico. No nos preguntamos quién es lubavitcher y quién no, sino cómo se conforma el espacio de identificación habitado por los actores. Esta forma de encarar el objeto de estudio se desprende de los mismos datos emergentes en el proceso de investigación. Al indagar en el sentido que, para los actores, tenía el hecho de “ser lubavitcher”, nos encontramos con que personas que habíamos definido previamente como tales mostraban cierta ambigüedad al definirse a sí mismos. Por momentos no me siento un lubavitcher. No sé, me siento re identificado con la idea y con lo poco que estudio y lo poco que sé. Pero bueno, siento que me falta mucho para ser un lubavitcher, para estar metido en todos los inionim [temas], en todos los temas como tendría que estarlo. Como ideal sí, me encantaría ser un lubavitcher. Hoy muy pocos viven siendo lubavitchers. Te vuelvo a decir, no de acuerdo a la parte exterior, porque de la parte exterior vos hacés un censo, un análisis de las personas, y hay cientos de personas que tienen sombrero, barba larga, usan capota en shabat [día sagrado]. Pero bueno, digo ¿qué tiene que ver todo eso con lo que son ellos? Vos me preguntás si me gustaría ser lubavitcher. Sí, el ideal mío es que si algún día tengo barba, sombrero y capota, que yo tenga que ver con eso, que me sienta eso como para tenerlo (entrevista realizada en 2008).

6 El entrevistado proyecta un conjunto de marcadores propios de la lubavitcheidad, como la fachada corporal, a la vez que realiza una serie de prácticas que lo vinculan al movimiento Lubavitch, como la asistencia a los rezos, la práctica cotidiana del estudio de los textos sagrados, el envío de sus hijos a la escuela de Jabad, la alimentación bajo estrictas reglas de , la veneración por el Rebe. En este sentido, desde el punto de vista de sus vínculos con la comunidad y de las prácticas religiosas, podría ser definido como un miembro del núcleo duro de la comunidad de lubavitchers. No obstante, en el modo que tiene de definirse a sí mismo, se observa la proyección, a través de su discurso, de un criterio de identificación que va más allá de las prácticas estrictamente religiosas, los lazos comunitarios y organizacionales y la reproducción de la cultura jabadiana. Ese otro criterio se vincula con la percepción de que existe una manera auténtica de ser lubavitcher que no es posible de ser recreada a través de los criterios mencionados. En efecto, “hoy muy pocos viven siendo lubavitchers”, nos dice antes de distinguir entre los aspectos externos de la lubavitcheidad y la lubavitcheidad profunda, distante, hacia la cual el actor debe encaminarse en un trayecto largo. “¿Qué tiene que ver todo eso [la lubavitcheidad exterior] con lo que son ellos [los lubavitchers]?, se

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pregunta y, al hacerlo, da cuenta de cómo en su modo de percibir la lubavitcheidad hay una dimensión del ser profunda que entra en tensión con los aspectos externos.

7 Hemos podido observar situaciones en las que el sentido de la lubavitcheidad se construía señalando las tensiones entre esa dimensión profunda y los aspectos exteriores. Observábamos esto en los cursos que se dictaban en la ieshivá6, en especial los de jasidut (jasidismo), así como en un conjunto de situaciones de interacción cotidianas y en los farbrenguens7. Conceptos de este tipo pueden observarse en la siguiente intervención de un rabino frente a un grupo de jóvenes estudiantes de la ieshivá: ¿Para qué está uno en la ieshivá? ¿Para pertenecer a un grupo de gente cool? ¿De qué sirve estar en el espacio de la ieshivá si uno no pertenece al Rebe, si sigue preocupado por sus necesidades y deseos? No es cuestión de estar en la ieshivá y vestirse como bojer [estudiante de religión]. Eso no hace al cambio de la persona (observación de campo, reconstrucción de memoria del autor, 2008).

8 El rabino marcaba la tensión entre diversas dimensiones de identificación con la lubavitcheidad. A la idea de comunidad como pertenencia a un grupo se opone una pertenencia más profunda al Rebe, que reclama un estado de anulación del yo. La vestimenta, uno de los criterios básicos de expresión de la religiosidad en el judaísmo ortodoxo, se torna mera apariencia al no ir acompañada de la transformación de la persona. Pertenecer al Rebe significa liberarse de las propias necesidades y deseos para alcanzar un estado de ascesis que los lubavitchers definen con el término itzkafia. La conversión no pasa solamente por la inserción en la comunidad a través de la proyección de referentes culturales, sino por poder alcanzar el estado ascético en el cual la persona abandona sus deseos personales para entregarse al Rebe8 y llevar a cabo la acción proselitista que adelanta la llegada del Mesías. Así, la fachada corporal, uno de los principales marcadores de fronteras entre el interior y el exterior, no sólo queda relativizada en su función de fronterización, sino que se torna susceptible de sospecha al enfrentarse a un conjunto de criterios de identificación que emanan de una racionalidad diferente.

9 A este conjunto de criterios de identificación los hemos denominado “dimensión espiritual”, entendiendo lo espiritual como la conexión con aquello que desde la perspectiva del actor adquiere las características de lo sagrado. En la perspectiva que los actores tienen de la lubavitcheidad, esta conexión se complementa y a la vez se tensiona con un conjunto de criterios de identificación que hemos distinguido en dos dimensiones: dimensión de organización y dimensión comunitario-cultural.

10 La dimensión de organización remite a los vínculos entre el actor y la organización Jabad Lubavitch. Muchos lubavitchers mantienen vínculos laborales con esta, son empleados en puestos de rabinos, morim [maestros] y shlujim [emisarios] oficiales. Mientras algunos cobran un sueldo, otros poseen la autorización otorgada por las instancias condensadoras de autoridad para administrar una de las sedes del movimiento. Los vínculos con la organización pueden expresarse a través del trabajo en diversos espacios, como aquellos destinados a la acción social, a la educación o al “proselitismo”. Más que dar cuenta de una descripción detallada del funcionamiento de la organización, lo que aquí nos interesa resaltar es el hecho de que para muchos lubavitchers su experiencia de identificación está mediada por la inserción en una trama burocrática, en un espacio jerarquizado y diferenciado en función de los cargos, de las posibilidades de ejercicio de autoridad y de toma de decisiones así como del acceso a la

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información. De lo que se trata es de analizar el modo en que esa inserción en el entramado organizacional se complementa y tensiona con la experiencia recreada desde lo comunitario-cultural y lo espiritual.

11 La dimensión comunitario-cultural remite a la reproducción de un conjunto de referentes de identificación que vinculan al actor con la comunidad de creyentes. Se trata de reproducir formas de vestimenta, de corporeidad, de alimentación, de manejo del tiempo, de lenguaje, de vinculación con el Rebe, reconocidas en el interior de la comunidad como criterios de pertenencia. No se trata de concebir a estos elementos como partes de un bloque homogéneo e invariable. Por ejemplo, el dominio de la lengua idish se ha ido perdiendo en las nuevas generaciones de lubavitchers, del mismo modo que elementos que hoy día parecen determinantes como criterios de pertenencia, pueden no serlo en el futuro.

12 Por dimensión espiritual entendemos el entramado de símbolos y referentes, temas y motivos, que remiten a criterios de identificación vinculados con aquello que los actores definen como autenticidad. La autenticidad es una propiedad de la acción del actor que se realiza en la intersección de las definiciones de sí y las externas. Son los demás quienes reconocen a las acciones de un actor como ejemplares. Esa autenticidad concierne a la mayor conexión con algo superior que, variando en función del espacio de identificación, puede ser Dios, la nación, el honor, la revolución, la ética de rechazo a la comercialización o la camiseta de un equipo de fútbol, entre otros. En el interior de cada espacio de identificación se definen los tipos las figuras correspondientes a la dimensión espiritual como, por ejemplo, el asceta o el mártir. Puede ocurrir que quienes habitan un determinado espacio reconozcan a una minoría de entre ellos como encarnaciones de esas figuras ideales (los curas mártires, los militantes asesinados, los artistas que no se dejaron corromper por el “sistema”). A la vez, cada espacio define un conjunto de estrategias de escenificación y dramatización de la autenticidad. Ciertamente, no son las acciones en sí las que definen a un actor como más o menos auténtico, sino el prisma compartido por un conjunto de personas que habitan un determinado espacio de identificación en el interior del cual ciertas acciones son definidas como expresiones de autenticidad.

13 Conviene distinguir la dimensión espiritual del carisma. Esta última se encuentra demasiado identificada con el ejercicio de autoridad por parte de individuos excepcionales (M. Weber, 1996) o con roles específicos (E. Shils, 1965). Nuestro enfoque, por su parte, concibe el trabajo identitario como atravesado por momentos (J.-C. Kaufmann, 2004). En este sentido, cualquier actor puede experimentar su identificación con la lubavitcheidad bajo la dimensión espiritual, sin por ello pasar a ser definido como una figura carismática. Esa experiencia puede ser fugaz, basándose en el modo en que una determinada acción es definida por el entorno en un momento determinado. Más que la construcción de un sujeto, importa aquí la construcción de un momento de la experiencia.

14 Para la mayoría de los miembros del grupo, los criterios que definen la dimensión espiritual se tornan inalcanzables. Constatan, en el proceso de socialización dentro del espacio jabadiano, que los criterios de autenticidad se encuentran más allá de sus posibilidades. Incorporan la memoria del grupo y, con ella, el relato de una edad de oro donde, se afirma, los lubavitchers eran auténticos. Esa edad de oro, correspondiente a las comunidades de lubavitchers que vivieron en la Rusia del siglo XIX, contrasta, en la visión de los actores, con la época actual en la que los lubavitchers serían pálidas copias

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de sus antepasados. La construcción del linaje se realiza sobre la base de la creencia de que los antepasados eran seres más elevados y conectados con la divinidad y el jasidismo. Cuando un rabino le dijo a uno de sus estudiantes: “En la ieshivá de Lubavitch [se refiere a la ieshivá que se encontraba en la ciudad de Lubavitch en el siglo XIX y comienzos del XX], a vos no te hubieran dejado entrar ni a mirar”, estaba dando cuenta de la distancia espiritual entre los primeros lubavitchers y los de la actualidad. En este sentido, la identificación con la lubavitcheidad comporta el acto de memoria de la edad de oro en la que la dimensión espiritual era alcanzada por la totalidad de los fieles y de manera más profunda que en la actualidad.

15 Bajo la dimensión espiritual, los criterios de pertenencia se tornan difusos. Bajo la racionalidad propia a esta dimensión, los mecanismos burocráticos no pueden tornarse criterios de pertenencia. A la vez, las marcas reproducidas bajo la dimensión comunitario-cultural no necesariamente son consideradas, por los actores, como criterios de identificación bajo la dimensión espiritual. Esto significa que el trazado de las fronteras entre el interior y el exterior del espacio jabadiano no es el resultado del conjunto de procedimientos burocráticos o de la reproducción de marcadores de identificación que delimitan los contornos comunitarios.

16 El actor se identifica con la categoría lubavitcher posicionándose en el cruce de las racionalidades de las dimensiones de identificación. A la vez, es desde este cruce que clasifica a los demás y los sitúa más acá o más allá de las fronteras de la lubavitcheidad. Lo que bajo la racionalidad de una determinada dimensión puede funcionar como un criterio de pertenencia, bajo otra dimensión puede funcionar como un marcador de exterioridad. La identificación se realiza en un delicado juego de equilibrios, donde un excesivo grado de racionalidad X podría significar una excesiva falta de racionalidad Y. Por ejemplo, desde la dimensión organizacional, cierta medida de éxito económico permite al actor mantener su posicionamiento como parte de la organización. Un lubavitcher que administra una de las sedes del movimiento debe lograr que la misma crezca y se reproduzca. Para ello, precisa conseguir donantes que le aseguren un flujo constante de dinero. Pero si el actor escenifica su lubavitcheidad a través de la racionalidad organizacional, su performance puede ser leída, por otros, como la proyección de una identificación defectuosa. La construcción, por parte del actor, de una narración anclada en la dimensión organizacional, puede ser leída con desconfianza por alguien cuya escucha se configura, en mayor medida, desde la dimensión espiritual. Un ex lubavitcher relata una situación que nos permite indagar en las formas en que las dimensiones se articulan y tensionan. Cuenta que pudo presenciar una convención donde un rabino habría relatado el modo a través del cual había logrado obtener una importante donación económica. En vísperas de Rosh ha shaná [Año nuevo judío], cuando se encontraba muy atareado y apurado, un hombre le había solicitado visitar a su madre enferma. A pesar de la falta de tiempo, cumplió con el pedido, tras lo cual el hombre le entregó un cheque de mil dólares y le prometió que continuaría donando. Nuestro informante, entonces, reflexiona: ¿Qué quiere contar el rabino cuando está contando este caso? Yo, lo que leo, a primera vista, es “ayuden a todos porque uno no sabe por dónde puede venir la ayuda [la donación económica]”. ¿Sabés lo que estaría bueno?, que venga uno y cuente que vio a un tipo que pidió que visiten a la madre, y que la madre lo vio a él y se emocionó y murió contenta porque se acordó de su infancia en Europa, y el tipo se fue y le agradeció. Eso está bueno, ¿no?, porque visitar a los enfermos es una mitzvá [precepto]. Pero a mí no me estás contando qué pasó judaicamente con todo

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esto. Me estás contando que te ganaste una luca [mil dólares] (entrevista realizada en febrero de 2006).

17 El relato de nuestro informante expresa el atravesamiento de los temas y motivos propios de diferentes racionalidades. El motivo del éxito económico, mediante el cual se narra cómo un rabino se conecta con una fuente de financiamiento, se distingue del de la acción religiosa desinteresada que narra cómo el actor se conecta con una fuerza superior [“no me estás contando qué pasó judaicamente”]. En la percepción del informante, la racionalidad organizacional parece haber eclipsado la racionalidad espiritual. Desde este punto de vista, el hecho mismo de narrar esta anécdota aleja, al narrador, de su identificación espiritual con la lubavitcheidad. Que este relato sea factible en una convención de emisarios, daría cuenta, siempre desde la perspectiva de nuestro informante, de un corrimiento hacia la dimensión organizacional por parte de Jabad como un todo y de una pérdida de la esencia espiritual.

18 Del mismo modo que lo espiritual conlleva una tensión con lo organizacional, lo comunitario-cultural puede ser percibido, por los actores, como una fuente de potenciales tensiones con lo espiritual. En una conversación que pude presenciar en la ieshivá, un lubavitcher comentó que comenzaría a administrar una de las sedes del movimiento en el conurbano bonaerense, un lugar dónde no había comunidad ortodoxa. Uno de sus compañeros se alegró, explicando las bondades de alejarse del centro de la comunidad. Quienes permanecían allí, afirmaba, comenzaban a “aburguesarse”, es decir, a preocuparse por problemas insignificantes como el modo de colocarse el sombrero [dimensión comunitario- cultural], olvidando la misión jabadiana de combatir la asimilación. En este sentido, alejarse del centro comunitario permitía al lubavitcher escenificar la dimensión espiritual, vinculada con el hecho de salir de misión a espacios que carecen de los elementos necesarios para reproducir un estilo de vida basado en los preceptos religiosos y donde los lazos con los restantes miembros de la comunidad se tornan más esporádicos. Ciertamente, no estamos ante un alejamiento de la comunidad, sino ante la percepción de una tensión entre la comunidad vivida bajo el modo de relaciones de interacción cara a cara y la identificación profunda con la lubavitcheidad.

Los conceptos de nuclearización y periferización

19 Los conceptos de núcleo y periferia tienen una tradición en las ciencias sociales y, a la vez, son parte del lenguaje cotidiano. En las ciencias sociales, la teoría de la dependencia distinguió entre centros y periferias a los fines de dar cuenta de las relaciones de poder entre los Estados. En el lenguaje de sentido común se hace referencia al núcleo duro de una organización para designar a los miembros más comprometidos. La periferia es entonces entendida como un espacio donde podemos encontrar personas menos comprometidas en comparación a los que ocupan el núcleo, o como espacio subordinado en las teorías de la dependencia.

20 Tanto en la sociología de la religión como en el campo de los estudios judíos se han planteado maneras de construir el objeto de estudio donde estos conceptos, aunque no aparezcan de manera explícita, tienden a configurar la mirada del investigador. Los estudios sobre trayectorias de conversión dan cuenta del pasaje desde la periferia hacia el núcleo. Esta distinción entre núcleo y periferia integra la misma idea de trayectoria, es decir, de un movimiento nuclearizante.

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21 Los conceptos de núcleo y periferia resultan productivos para dar cuenta de la heterogeneidad del espacio social religioso y de las organizaciones. Indagando en el funcionamiento de una organización pentecostal, el estudio de J. Algranti (2010) recurre a los conceptos de núcleo duro, cuadro medio y periferia a los fines de dar cuenta de los múltiples modos de habitar el espacio evangélico. A la vez, un estudio sobre creencias y actitudes religiosas en la Argentina reflejó la distinción entre núcleos y periferias mediante un cuestionario que medía el grado de acuerdo, en los encuestados, respecto a ciertos postulados proyectados en los discursos de los líderes religiosos (F. Mallimaci, 2013). Los encuestados que mostraban alto grado de acuerdo eran definidos como miembros del núcleo duro, mientras que quienes mostraban menos acuerdo eran colocados en las periferias. Se construía una taxonomía que permitía ubicar a cada actor de manera unívoca. Este procedimiento, creemos, resulta válido siempre y cuando no conlleve una reducción del análisis de los procesos de posicionamiento de los actores o una tendencia a considerar los núcleos y las periferias en términos del “grupismo”9, como si fueran entidades concretas con fronteras claras. En este sentido, la técnica de encuesta nos permite una primera clasificación de los actores como nucleares o periféricos, pero las técnicas de observación participante y entrevista en profundidad nos muestran que estos posicionamientos son multidimensionales. De este modo, la encuesta clasificaba a los actores de acuerdo a la dimensión de organización y comunitario-cultural, pero no indagaba en la dimensión espiritual y en las tensiones entre esta y aquellas otras dimensiones. Los conceptos de núcleo y periferia resultan útiles para dar cuenta de las formas de habitar el espacio de identificación, pero como ese espacio es fragmentado, hay núcleos y periferias dependiendo de las lógicas de esos fraccionamientos.

22 Los estudios sobre judíos ortodoxos han tendido a dar cuenta de las distinciones entre actores nucleares y periféricos. En su investigación pionera, W. Shaffir ya daba cuenta de la complejidad de los procesos de identificación en el interior de la comunidad religiosa cuando señalaba la posibilidad de cuatro posicionamientos diferentes basados en cómo los actores se veían a sí mismos y eran vistos por los demás y en la relación que mantenían con el liderazgo carismático (1974: 73-75). Por su parte, L. Podselver (2010) dedica parte de su análisis a las experiencias identitarias de aquellos a quienes denomina “simpatizantes” de Jabad. Se trata de aquellos actores que participan en actividades del movimiento religioso y realizan rituales a los cuales proveen de significados diferentes a los que podría otorgar el actor nuclear, realizando tanto la experiencia de la distancia como de la fusión efímera con el grupo (2010: 75-77).

23 El interés por la periferia puede observarse en los estudios que colocan el énfasis en los procesos de desinstitucionalización del judaísmo. Por ejemplo, R. Rein (2011) ha señalado la necesidad de investigar acerca de los judíos no afiliados a las organizaciones comunitarias. En este caso, la categoría de no afiliado reenviaría a la dimensión de organización. El no afiliado es aquel que no posee vínculos formales con las organizaciones judías. Centrado también en el concepto de desinstitucionalización se encuentra el trabajo de P. Hupert (2009), quien indaga en las experiencias de aquellos actores a los que denomina “judíos sueltos”, mostrando cómo el judaísmo adquiere diversos sentidos por fuera de los proyectos identitarios institucionales. En este sentido, la desinstitucionalización no implicaría el debilitamiento del judaísmo como categoría de identificación, sino su pluralización y desanclaje respecto a las organizaciones. No obstante, los estudios sobre revitalización del judaísmo ortodoxo

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han tendido a enfocarse en aquellos actores que podríamos identificar, en primera instancia, como nucleares. Estos trabajos analizan los modos de inserción a la comunidad y las trayectorias de conversión, considerando a la ieshivá como uno de los principales espacios de producción de la identidad religiosa (J. Aviad, 1983; H. Danzger, 1989). Otras investigaciones se centraron específicamente en la construcción de espacios periféricos y en las relaciones entre los lubavitchers (considerados como actores nucleares) y aquellos que participaban en actividades organizadas por Jabad pero sin definirse como miembros de la comunidad (M. Gruman, 2002; C. Fidel, T. Weiss, 2009).

24 Estos estudios resultan sumamente valiosos para la comprensión de los procesos contemporáneos de construcción de identificaciones. Tienen en común, cabe señalar, el hecho de considerar a los núcleos y las periferias como espacios claramente distinguibles, lo que redunda en la perfecta distinción entre actores nucleares y periféricos. Cada actor, entonces, podría ser definido como nuclear o periférico, siendo la periferia un espacio constituido sobre un conjunto de constelaciones que van desde la mayor cercanía al núcleo a la mayor lejanía.

25 Hemos realizado ya varios trabajos que dan cuenta de cómo se actualiza la distinción entre el núcleo y las periferias dentro de Jabad Lubavitch, por lo que no volveremos aquí sobre los resultados de esas investigaciones. Nuestra propuesta en el presente artículo radica en desontologizar estos conceptos a los fines de concebirlos como términos procesuales. Más que concentrarse en el núcleo y la periferia, nos interesa indagar en las prácticas de periferización y nuclearización. No se trata de identificar a cada actor como nuclear o periférico, sino en observar las prácticas y cómo, a través de estas, los actores se proyectan y son proyectados como nucleares o periféricos. El actor, así, se nucleariza y periferiza cuando sus prácticas son revestidas de sentido por él mismo y por los otros significativos. Incorporar el uso del sombrero es una práctica significativa para los actores que funciona como un vector de nuclearización desde la racionalidad propia a la dimensión comunitario-cultural. Abandonar un aspecto de la corporeidad jabadiana sería, por el contrario, percibido como una práctica periferizante. Cuando el actor muestra una cuota de éxito en lo que concierne a la recaudación de fondos, está construyendo legitimidad desde la racionalidad de la dimensión de organización. No obstante, como vimos, lo que funciona como vector de nuclearización desde la racionalidad organizacional puede funcionar como vector de periferización desde la racionalidad espiritual, por lo que las fronteras internas que dividen núcleos y periferias se encuentran atravesadas por la multiplicidad de racionalidades disponibles para la construcción del sentido.

Análisis de las tensiones entre las dimensiones de identificación

Caso 1

26 Una situación de periferización fue observada cuando dos actores, a los cuales llamaremos Federico y Daniel, mencionaron su intención de recortarse la barba. Este deseo, que suponía la dramatización de un movimiento de periferización respecto a lo comunitario-cultural, fue cuestionado por un rabino. Pero los actores lo justificaron apelando a los criterios de la dimensión espiritual. El argumento de ellos era que el

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dejarse crecer la barba no estaba reflejando cambios interiores, sino una importancia en la apariencia externa. Sentían que se dejaban la barba larga por conformismo respecto a ciertas reglas impuestas desde la comunidad. Afirmaban sentir temor ante el corrimiento hacia un tradicionalismo desgajado de la experiencia de una autenticidad religiosa. Más que dejarse la barba como resultado de la anulación a la divinidad, lo estarían haciendo para ser aceptados en la comunidad. La nuclearización comunitario- cultural era interpretada como periferización espiritual. La posibilidad de construir ese pensamiento radicaba en el hecho de haber estudiado jasidismo y, de este modo, haber internalizado los criterios de la dimensión espiritual.

27 El mismo rabino que les había impartido esos conocimientos se mostró consternado e intentó impedir el recorte de las barbas. El rabino definía a Federico y Daniel como miembros del núcleo duro cuando afirmaba: “No es que me molesta que la gente se afeite. Me molesta que vos te afeites.” Para el rabino podía haber judíos vinculados a Jabad que se afeitaran, pero no todos. La disputa no concernía específicamente a la violación de un precepto religioso, sino al lugar que ocupaban Federico y Daniel en el espacio de identificación. Pero Federico y Daniel sentían que se estaban periferizando bajo la dimensión espiritual y la manera de solucionar esta tensión radicaba en la periferización desde la dimensión comunitario-cultural. Es un tema complejo que el rabino debía resolver poniendo en escena una definición de la realidad que fuera susceptible de ser internalizada, comprendida y apreciada por Federico y Daniel. Debía recurrir al lenguaje de ellos, articulando un discurso desde el jasidut, una de las bases de la dimensión espiritual. Con el pasar de la reunión, las palabras del rabino contribuyeron a redefinir la situación, imponiendo la idea de que la motivación de afeitarse se debía a la incomodidad que suponía, para Federico y Daniel, llevar la barba larga delante de los compañeros de trabajo.

28 Esto muestra que, para los actores, existe la necesidad de representarse el espacio de pertenencias como un espacio que delimita un núcleo de una periferia. El actor define a otros actores como nucleares y periféricos, ya que de otro modo, no podría relacionarse con ellos, no podría exigirles determinados comportamientos ni podría saber qué puede esperar de ellos. De ahí la necesidad de contar con determinados diacríticos nuclearizantes o periferizantes. Pero la reproducción de estos diacríticos no evita las disonancias entre la mirada interna y la externa. Los actores realizan acciones periferizantes que ponen en cuestión las clasificaciones que sobre ellos han sido realizadas. Esas acciones dan testimonio de cómo la compartimentalización entre espacios nucleares y periféricos es frágil, susceptible de ser reinterpretada por diferentes actores.

Caso 210

29 Rubén era rabino de Jabad Lubavitch y ocupaba un cargo en la organización. Era un actor nuclearizado bajo los criterios organizacionales y comunitario-culturales. Su empleador, otro rabino al que llamaremos Ioshúa, le exigía, de acuerdo al relato de Rubén, una tarea por la cual no cobraba el dinero adecuado. Yo cobraba una miseria. Una miseria. Y Ioshúa me dice “¿podés venir a la radio?” [...] “¿Para qué?” [pregunto]. Me dice “para atender el teléfono”, que era si alguien llamaba, tomar el mensaje. Gratis, obviamente. Le digo “la verdad estoy en pijama, estoy en mi casa”. “Bueno, pero es una horita, te tomás un taxi y venís”. [...] Yo le dije: “mire, la verdad no cené, quiero hablar con mi señora, trabajé todo el día”. [...]

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A los dos, tres días, todavía me aborda, en joda […] y me dice “eh, que no viniste”, que esto, que lo otro. Y yo le digo “rabino, ¿por qué no soluciona el problema y pone una secretaria?”. “Porque la secretaria no trabaja veinticuatro horas por día, el sheliaj [emisario] sí” [responde].

30 Esa ética del sacrificio que implica trabajar las veinticuatro horas reenvía a la dimensión espiritual. En efecto, desde dicha dimensión, el emisario se caracteriza por no descansar en pos de luchar por el judaísmo y la pronta redención mesiánica. Ioshúa le recuerda a Rubén su posición de sujeto nuclear, pero Rubén no se siente interpelado por ese mensaje, ya que pone en primer plano ciertas exigencias que reenvían a su situación de trabajador. Al ser interpelado como emisario y serle exigido un sacrificio, Rubén responde como un trabajador en conflicto con su jefe. Pone en escena una tensión entre actores nucleares y periféricos en el interior de una organización, antes que una concordancia entre actores nucleares que forman parte de la misma comunidad religiosa. La mirada nuclearizante, hacia Rubén, de Ioshúa, es entendida como una estrategia hipócrita para explotarlo aún más.

31 No es posible comprender esta disputa sin tener en cuenta que Rubén ocupa, en relación al otro rabino, una posición dominada en la organización. A la vez, es un actor nuclear bajo los criterios comunitarios-culturales, ya que de otro modo no podría ser un emisario empleado de Jabad. Si hasta aquí pareciera que Rubén ocupa posiciones fijas, la disputa muestra que no es tan así. El sacrificio que pide Ioshúa no es arbitrario. Surge de las más profundas concepciones de la filosofía jasídica y jabadiana. Emerge del corazón mismo de los criterios de identificación con la lubavitcheidad. El lubavitcher se define a sí mismo como un sujeto sacrificado. Trabajar las veinticuatro horas es un modo de emular al Rebe, del cual los lubavitchers dicen que nunca descansó de su trabajo de difundir el judaísmo. Ese sacrificio supone la anulación de los deseos y comodidades personales en beneficio del judaísmo y, por extensión, de la humanidad. ¿Qué posición ocupa Rubén bajo este criterio de identificación? Para la mirada de Ioshúa, la negativa supone una periferización: Rubén se aleja del ideal ascético y baja su calificación espiritual. Para la mirada de Rubén, es posible que no sea así, ya que si el pedido de Ioshúa es interpretado como el de un hipócrita, es Ioshúa quien resulta periferizado. Es posible que Rubén comprenda que una acción nuclearizante bajo la dimensión espiritual suponga legitimar una posición dominada, en relación a Ioshúa, dentro de la organización.

32 Hemos puesto estos dos casos como ejemplos de las tensiones entre las racionalidades de cada dimensión de identificación. Si los hemos elegido, se debe a que dan cuenta de dos posibilidades relativas a los procesos de institucionalización. En efecto, en el primer caso, el rabino logra proyectar una definición de la situación en la que las racionalidades en tensión logran articularse, evitando la periferización de los actores. En el segundo caso, el emisario abandona la organización, lo que muestra el fracaso del trabajo instituyente. La frontera de la lubavitcheidad es inestable, debido a la tensión potencial entre las tres dimensiones de identificación. El trabajo de institucionalización de la lubavitcheidad consiste en la posibilidad de articular estas dimensiones, evitando las derivas hacia una u otra. En este sentido, debemos identificar a los agentes de institucionalización que se perfilan en las diferentes situaciones de manifestación de la tensión. En el primer caso, el rabino resulta ser el agente encargado de evitar la deriva de una racionalidad que pondría en peligro el delicado equilibrio entre las dimensiones11.

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F0 F0 2A 2A

33 En función de los resultados de la investigación, podemos afirmar que no hay una identidad lubavitcher, si por ello se entiende el trazado de fronteras claras en función de factores que conducen a la homogeneidad del sentido de la lubavitcheidad. Más bien, hay prácticas de identificación realizadas a través de relaciones de interacción en el interior de espacios de identificación fragmentados. Hay racionalidades en tensión que son dramatizadas por los actores sociales. En este sentido, entendemos por prácticas instituyentes aquellas que apuntan a la articulación de las dimensiones de identificación y a evitar la deriva de una de ellas. Entendemos que estas prácticas pueden ser llevadas a cabo por diversos actores ellos mismos fragmentados. Pero las mismas no aseguran la homogeneidad del sentido, sino que se proyectan en el interior de ese espacio de identificación ya tensionado.

34 Internamente, el espacio de identificación con la categoría lubavitcher se encuentra diferenciado en función de las racionalidades de las dimensiones de identificación. En este sentido, se trata de un espacio con fronteras internas que pueden evidenciarse, remarcarse, mediante prácticas de nuclearización y periferización. En los modos de concebir y proyectar la lubavitcheidad, los actores expresan las fronteras internas al distinguir diversas lógicas de identificación. Al hacer esto, dan cuenta de cómo los criterios que demarcan las fronteras respecto al exterior no son unívocos, sino que dependen de las racionalidades en tensión.

35 La pregunta por la frontera supone una pregunta por la construcción de grupos, las diferenciaciones entre ellos y las divisiones internas a los mismos. En este sentido, es sobre la noción de grupo – con su estructuración interna – que debemos enfocar nuestra crítica si pretendemos problematizar la frontera. Siguiendo la propuesta conceptual de R. Brubaker, centrada en la desontologización de los grupos y el enfoque en procesos y categorías de identificación, es que nos inclinamos hacia el análisis de la recreación, proyección y dramatización de categorías de identificación más que hacia la búsqueda de grupos establecidos con sus divisiones internas claramente demarcadas. El análisis, entonces, se dirige hacia las prácticas de fronterización, tomando en cuenta los significados puestos a disposición para los actores, los recursos conceptuales que permiten construir los sentidos de esas prácticas y tornarlas legibles en determinados contextos de interacción.

36 La pertenencia al núcleo precisa ser proyectada, dramatizada, puesta en escena, a través de prácticas que son interpretadas por los actores de acuerdo a los recursos significativos que estos tienen a disposición. Pero este universo de significaciones no es una totalidad coherente, sino un espacio fragmentado en diversas lógicas y racionalidades que aquí hemos conceptualizado en tres dimensiones. De ahí que una misma práctica pueda proyectar, al mismo tiempo, tanto un movimiento de nuclearización como de periferización. Este enfoque nos coloca en una sociología de la experiencia basada en nociones como fragmentación y disociación antes que homogeneidad y estabilidad, donde más que fronteras institucionalmente definidas, encontramos prácticas de fronterización que dan cuenta de experiencias multidimensionales de identificación.

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NOTAS

1. Utilizamos el término espacio de identificación antes que espacio identitario, debido a la problemática que el concepto de identidad comporta así como a las potencialidades del concepto de identificación (R. Brubaker, F. Cooper, 2000). 2. Dubet analiza la experiencia social como una tensión entre las lógicas y racionalidades desprendidas de tres dimensiones: integración, competición y subjetivación. Resulta pertinente para nuestro estudio su consideración del trabajo del actor como administrador de las tensiones entre varias lógicas de acción y la carencia de un centro organizador de la experiencia. 3. El término designa al líder de un grupo jasídico. El rasgo distintivo de los judíos jasídicos fue la relación mantenida con el Rebe, del cual creían “en el poder extraordinario de su contemplación espiritual individual de Dios y de su encuentro con El” (S. Heilman, 1994: 41). 4. Se han realizado diversas investigaciones sobre Jabad Lubavith y otros grupos que forman parte del proceso de revitalización de la ortodoxia judía en diferentes contextos nacionales. Para el caso de Canadá, ver W. Shaffir (1974), para el caso de Brasil, ver M. Topel (2005), para el caso de Francia, ver L. Podselver (2010), para el caso argentino ver S. Brauner (2009) y Sh. Jacobson (2006). El caso israelí resulta más complejo debido a las articulaciones entre judaísmo, sionismo y nación, donde se ponen en juego dimensiones religiosas, nacionales y étnicas de identificación, así como dimensiones políticas vinculadas al mesianismo sionista y a la formación de partidos y movimientos políticos (G. Aran, 1986; A. Ravitzky, 1993; E. Don-Yehiya, 1994; D. Lehmann, B. Siebzehner, 2006). 5. Sobre Menajem Mendel Schneerson ver A. Ehrlich (2004) y S. Heilman y M. Friedman (2010). 6. Espacio de estudios y formación religiosa. 7. Reunión jasídica. 8. El Rebe falleció en 1994, sin dejar sucesor. Esta entrega el Rebe no debe entenderse como la entrega a un líder carismático, sino a la actividad de difusión del judaísmo. 9. Para una crítica al grupismo, ver R. Brubaker (2002). 10. Al igual que en el resto de los testimonios, no es su carácter de veracidad o falsedad lo que nos interesa, por lo que no deberían ser leídos de ese modo. Desde nuestra perspectiva epistemológica, recurrimos a estos testimonios a los fines de comprender los sentidos a través de los cuales los actores sociales habitan el espacio de identificación. 11. En este análisis, resulta evidente nuestra deuda con D. Hervieu-Léger (2005).

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RESÚMENES

El artículo explora el proceso de identificación con la categoría lubavitcher en actores sociales vinculados con el movimiento judeo-ortodoxo Jabad Lubavitch en Buenos Aires. Más que preguntarse por los rasgos de la identidad lubavitcher, se analiza cómo los actores habitan el espacio de identificación jabadiano. Habitar este espacio supone una experiencia de la multidimensional, articulada sobre la base de tres dimensiones de identificación, cada una con su propia racionalidad: dimensión de organización, dimensión comunitario-cultural y dimensión espiritual. Las prácticas de los actores consisten en la administración de las tensiones entre las racionalidades propias a cada dimensión. Uno de los objetivos del artículo es discutir las potencialidades de los conceptos de núcleo y periferia. Con este fin, se coloca el foco en las prácticas de los actores y en cómo estas producen movimientos nuclearizantes y periferizantes. Finalmente, se analiza la dificultad que supone demarcar fronteras claras tanto al interior de Jabad como en relación con el exterior.

Le processus d’identification des Loubavitch est exploré auprès d’acteurs sociaux en rapport avec le mouvement orthodoxe juif Chabad Louvabitch à Buenos Aires. On se propose ici d’analyser la façon dont les acteurs habitent l’espace d’identification chabadien plus que de définir les traits d’une identité loubavitch. Habiter cet espace suppose une expérience articulée sur la base de trois approches d’identification, chacune avec une rationalité particulière : la dimension de l’organisation, la dimension communautaire-culturelle, et la dimension spirituelle. Les pratiques des acteurs se centrent sur la gestion des tensions entre les rationalités propres à chaque dimension. L’un des objectifs de l’article est de discuter les notions de centre et périphérie. Ainsi, on pointe sur les pratiques des acteurs et sur la manière qu’ils ont de produire des mouvements nucléarisants ou péripherisants. Enfin, on analyse les difficultés dans la démarcation de frontières claires soit à l’intérieur du groupe, soit entre Chabad et l’extérieur.

The paper explores the process by which social actors connected with the Jewish orthodox movement Habad Lubavitch of Buenos Aires identify themselves with the category of Lubavitch. Instead of asking about the characteristics of the Lubavitch identity, it is analyzed how social actors dwell the habadian space of identification. By dwelling this space the actors engage in the experience of multidimensional identification which is based on three dimensions of identification: organizational, communitarian-cultural and spiritual. The tensions that arise between the rationalities of each dimension are managed through the practices of the actors. One of the purposes of the article rests on discussing the potentialities of the concepts of nucleus and peripheries. To this aim the author focuses on the practices of the actors and the nuclearized and peripheralized movements produced by them. Finally, the difficulty in demarcating clear frontiers both inside Habad and with the external is analyzed.

ÍNDICE

Palabras claves: Judaísmo ortodoxo, Jabad Lubavitch, procesos de identificación, espacio de identificación, fronteras Keywords: orthodox Judaism, Habad Lubavitch, processes of identification, space of identification, frontiers Mots-clés: judaïsme orthodoxe, Chabad Loubavitch, processus d’identification, espace d’identification, frontières

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AUTOR

DAMIAN SETTON

[email protected]

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Juifs d’Istanbul : du parcours minoritaire aux porosités exclusives Istanbul's Jews: from a minority trajectory to exclusive porosities Judíos de Estambul: del recorrido minoritario a las porosidades exclusivas

Yoann Morvan

1 Minorité historique de l’Empire ottoman et de sa capitale, les Juifs d’Istanbul ont connu trois strates principales de profondes transformations autant territoriales qu’identitaires entre la fin du XIXe siècle et nos jours. Ainsi, la minorité juive stambouliote a vécu, durant les siècles de l’Empire, dans le « système des millet », ce qui lui a conféré des droits et des devoirs spécifiques : un certain nombre de contraintes, seulement négociables à la marge. Puis, avec l’avènement de la République turque à la suite de la Première Guerre mondiale, les Juifs d’Istanbul ont dû s’adapter à un nouveau contexte notamment statutaire, qui en apparence assigne moins, mais se trouve être moins protecteur. Enfin, l’évolution de la donne politique et culturelle en Turquie et le progressif abandon du modèle kémaliste vont contribuer à modifier encore les positions possibles des Juifs au sein de la société urbaine stambouliote.

2 On voudrait ici analyser la manière dont chacune de ces strates (idéal-typiques) a pu générer des types de frontière ad hoc ainsi que des façons de les franchir. Notre attention particulière s’attache à appréhender ces frontières dans leurs territorialités, aux interactions réciproques entre sociétés et formes urbaines. En effet, il n’est pas indifférent aux dynamiques frontalières que tel groupe réside majoritairement dans un quartier « traditionnel », dans un parcellaire d’avenues/rues/îlots/immeubles ou encore dans des gated communities, etc. À chacun de ces espaces résidentiels correspondent des logiques sociales spécifiques avec leurs fermetures et porosités.

3 L’intérêt du cas étudié ici provient du fait que ces trois strates ne sont pas strictement chronologiques. Elles continuent à jouer leur partition propre, superposant les uns aux autres des registres de frontières, qui suscitent non seulement des apories et des contradictions mais aussi des créativités dans la capacité des Juifs d’Istanbul à redéfinir leur(s) groupe(s), en pluralisation croissante.

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Ghettos minoritaires ?

Photo 1. Mahalle et köy à forte présence juive (XIXe-XXe siècle), carte de l’auteur

Territorialités de la millet juive à Istanbul

4 Sans remonter à la principale vague d’installation dans l’Empire ottoman des Juifs séfarades aux lendemains de l’Inquisition (1492), nous nous bornerons ici à décrire la géographie de la présence juive à Istanbul au tournant des XIXe-XXe siècles, cela afin de tenter d’éclairer quels étaient alors les gradients de fermeture/porosité de la minorité vis-à-vis de ses environnements tant résidentiel que professionnel.

5 Les Juifs d’Istanbul se sont principalement agglomérés dans deux quartiers historiques de la métropole ottomane jouxtant la Corne d’Or (Balat, Hasköy), dans un certain nombre de villages le long du Bosphore (Ortaköy, Yeniköy, Kuzguncuk) (Karmi, 1992), ainsi que dans de nouveaux points de fixation urbaine (Galata, Kadiköy) qui annoncent déjà la strate ultérieure. Ce semis territorial, en évolution du fait de la modernisation de l’Empire et de sa capitale à cette période, se voit matérialisé par les synagogues (Güleryüz, 2008). En effet, les Juifs d’Istanbul sont à cette époque encore largement pratiquants. Cela implique que leur habitat ne soit pas trop éloigné de ces lieux de culte, en particulier afin de pouvoir se rendre à pied à la synagogue lors du shabbat. Le faubourg de Balat, auquel Marie-Christine Varol a consacré une monographie (1989), est un exemple archétypique de cette géographie religieuse avec ses nombreuses synagogues dénommées en fonction des origines (surtout balkaniques) de leurs fidèles.

6 Si la minorité [millet] juive d’Istanbul a pendant longtemps résidé dans des quartiers [mahalle] spécifiques, ces derniers ne paraissent pas avoir constitué des ghettos, ne

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serait-ce que parce que ces espaces résidentiels n’étaient en général pas ceints de murs et jamais exclusivement habités par l’une des millet (Seni, 2006). La meilleure étude sur la notion et la pratique du quartier a été réalisée par l’historienne Noémi Lévy-Aksu, dans Ordre et désordres dans l’Istanbul ottomane (1879-1909) (2013). Rappelant les difficultés à définir le quartier et le regain d’intérêt que celui-ci connaît au sein de l’historiographie, elle montre bien à quel point c’est un échelon essentiel de la gouvernance urbaine et comment la vie interminoritaire n’y était pas toujours pacifique. S’appuyant sur les différences religieuses réelles et fantasmées, les querelles trouvent la plupart du temps leurs racines dans des différends commerciaux1, en particulier entre Grecs [Rums] et Arméniens d’un côté et Juifs de l’autre2. Ces « ordres » et « désordres » constituent des frontières démarquant les territorialités locales des uns et des autres, et révèlent également les rapports différenciés à l’autorité politique surplombant ces millet.

Devenirs (néo-)ottomans et enclavement subi aujourd’hui

7 À l’instar du quartier [mahalle] et pour des raisons convergentes, le système des millet a été appréhendé avec une curiosité renouvelée au cours des dernières années (Barkey, Gravilis, 2016). Si l’ouvrage de synthèse publié par Benjamin Braude et Bernard Lewis (1982) adoptait déjà un regard plutôt positif à leur égard, la tendance s’est renforcée depuis (Levy, 2002), jusqu’à devenir un lieu commun de nos jours. Cet éloge rétrospectif des millet s’inscrit dans un courant qui vise plus généralement à promouvoir la période ottomane, en particulier ses prétendues vertus de « tolérance » en matières politique, religieuse et culturelle. La rhétorique de ce courant, porté par le parti issu de la mouvance de l’islam politique et actuellement au pouvoir en Turquie (AKP), a été partiellement assimilée et reprise par la communication de la communauté juive d’Istanbul, au prix parfois d’exagérations manifestes telle celle de cette publication intitulée : The Turkish Jews, 700 Years of Togetherness (Güleryüz, 2009). Le musée célébrant le 500e anniversaire de l’arrivée massive (1492) des Séfarades dans l’Empire ottoman incarne lui aussi ce tropisme : « “Amitié judéo-turque”, “paix”, “liberté religieuse”, “coexistence”, “respect mutuel”, “égalité”, “humanisme” et “civilisation” abondent dans les textes des panneaux d’affichage », pointe l’anthropologue Marcy Brink-Danan ; selon cette dernière, « plutôt que d’exiger des droits […], leurs représentants officiels demandent […] la reconnaissance, le consentement et les faveurs » (Brink-Danan, 2010a). Les Juifs d’Istanbul reproduisent ainsi leur ethos de millet, plus d’un siècle après…

8 L’enracinement de cette attitude, qui se caractérise notamment par le « profil bas », est ancien au sein de la minorité juive d’Istanbul. La fin de l’Empire ottoman constitue l’une des périodes clé dans l’adoption de cette posture. En effet, le contexte des relations entre les millet et les autorités de l’Empire changent à cette époque (fin XIXe). Tandis que ce dernier est de plus en plus suspicieux à l’égard des Grecs et des Arméniens, les Juifs font tout pour faire figure de « minorité modèle » (Cohen, 2014). Cette volonté d’apparaître toujours plus loyaux est une stratégie qui présente d’évidentes limites puisque les Juifs n’en sont pas moins considérés, quoi qu’il arrive, comme des « invités », voire, au gré des circonstances, comme des hôtes ingrats3… C’est du reste ce que n’ont pas manqué de rappeler certaines autorités turques lors de pics du conflit israélo-palestinien, synonymes de détériorations des relations turco-

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israéliennes. Impliquant bien des silences, le prix à payer de cette loyauté est assez exorbitant !

9 Ainsi, les Juifs d’Istanbul vivent jusqu’à aujourd’hui dans un enclavement partiellement subi et intériorisé. En effet, pour assurer sa sécurité, la minorité se voit contrainte de surprotéger ses lieux communautaires. Leurs entrées sont placées sous double surveillance : policière et privée (Morvan, 2011b). Elles ressemblent à des sas d’embarquement pour des vols internationaux (Brink, Danan, 2005). Un exemple particulièrement significatif de cette spatialisation de l’enclavement est fourni par la synagogue d’Ortaköy, ancien village au bord du Bosphore. Ainsi, la forme urbaine du lieu de culte est révélatrice du caractère centrifuge de la vie communautaire : il s’agit d’un îlot introverti au cœur du parcellaire du mahalle. Cette forme urbaine fermée, héritière de l’Empire ottoman, a été mise sous cloche de verre renforcée à la suite du double attentat perpétré en 2003 (dans les synagogues de Sisli et de Neve Şalom). Malgré les petites ouvertures laissées pour que les arbres de cette synagogue, dénommée Etz Ha ‘Haïm [arbre de vie], prolongent leur existence, plus de la moitié ont fini par succomber… Lors du festin organisé pour la fête de Pourim en 2016, les opulentes grillades de diverses viandes ont, quant à elles, totalement enfumé l’espace de l’ancien patio autrefois à ciel ouvert… Cette atmosphère d’auto-étouffement marque également la vie sociale. La nostalgie de l’insularité enchantée qui caractérise le sentiment de nombreux Juifs d’Istanbul à propos des estivages sur les îles au Prince s’est transformée par ailleurs en hantise pour les plus jeunes générations, lasses du (trop) fort contrôle social interne qui y règne.

10 Le mixte d’enclavement et de néo-ottomanisme provoque deux effets complémentaires et, à première vue, paradoxalement convergents sur la minorité juive d’Istanbul : un effacement progressif, ne serait-ce qu’en raison du déclin inexorable de sa démographie4, doublé d’une visibilité sur commande. Cette mise en visibilité s’est notamment manifestée lors de l’année 2010, durant laquelle Istanbul a été « Capitale européenne de la culture ». Ainsi, plusieurs événements se sont déroulés dans les lieux de la minorité, telle l’installation minimaliste d’art contemporain « Molecular » dans l’ancienne synagogue de la Mayor à Hasköy5, détruite en 1923 par un incendie et occupée depuis par des ateliers d’artisans (Morvan, 2011b). Un concert dénommé « Intersection », entendant ainsi magnifier la vocation de creuset culturel de la métropole6, s’est déroulé quant à lui dans la synagogue italienne, toujours en activité le samedi matin et lors des fêtes juives (Morvan, 2011a). Le cas des activités des synagogues de Kuzguncuk est également significatif de ce double mouvement d’effacement et de mise en visibilité à des fins politico-symboliques. Tandis que le quartier n’abrite plus que quelques très rares Juifs, les deux synagogues y connaissent une intense activité. En plus du calendrier juif qui voit bon nombre d’originaires du quartier revenir y célébrer le culte dans une joviale atmosphère aux accents nostalgiques, les synagogues accueillent de nombreux événements musulmans, en particulier des ruptures de jeûne du ramadan (iftar). Participant d’un prétendu dialogue judéo-musulman, ces événements servent de faire valoir aux autorités municipales stambouliotes et assurent de leur part une tolérance en apparence bienveillante7 à l’égard de la minorité juive locale. Le quartier, dorénavant gentrifié et vidé de ses minoritaires, se situe dans l’arrondissement d’Üsküdar, haut lieu de l’Islam à Istanbul dans les imaginaires musulmans et l’un des fiefs de l’AKP. La minorité juive d’Istanbul se voit de facto contrainte de jouer ce jeu de dupes au sein de cette nouvelle économie symbolique « néo-ottomanisante ». Le summum de théâtralisation des rapports

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politico-religieux trouve son incarnation dans la figure du grand rabbin (’Hakham Bashi) de Turquie aujourd’hui. Alors que celle-ci avait perdu de sa prestance durant la période kémaliste et son idéologie de laïcisation à marche forcée, cette figure paraît reprendre des couleurs et du lustre à l’ère néo-ottomane. Ce retour, un brin pastiche, aux millet s’affiche dans des vidéos diffusées dans le métro : elles représentent le ‘Hakham Bashi en costume d’apparat ouvrant une porte.

Le miroir aux alouettes de la turquification

11 Revenons à la strate ultérieure à celle de la fin de l’Empire ottoman : le passage à la République turque et ses conséquences sur les Juifs d’Istanbul et leurs frontières identitaires et urbaines.

Les avatars du kémalisme

12 L’avènement de la République a constitué un bouleversement radical, non seulement pour ce qui est des rapports entre l’État et les minorités mais aussi sur la place d’Istanbul dans les représentations et la nouvelle configuration du pouvoir. En effet, considérée comme l’une des causes de la décadence de l’Empire, en particulier en tant que lieu de l’intrusion étrangère, notamment via les minorités, la métropole du Bosphore se voit destituée de son statut de capitale au profit d’Ankara (Pérouse, 2010). À la suite des négociations du traité de Lausanne, l’adoption du Code civil le 17 février 1926 met un terme aux millet, exerçant en amont des pressions sur les minorités pour qu’elles acceptent d’abandonner de leur plein gré ce statut. L’objectif est de les turquiser. Cette politique comporte deux volets principaux. L’un est culturel, il vise à l’application du triptyque « langue unique, culture unique, idéal unique », dont l’impact sur les Juifs d’Istanbul est plus fort que sur les autres minorités car, à la différence de l’arménien et du grec, leur langue, le judéo-espagnol, n’est pas reconnue du tout (Bali, 2001). L’autre est économique : « la turquisation a consisté à limiter le nombre d’employés des communautés minoritaires dans les entreprises à capital étranger. Jusqu’en 1923, 90 % des cadres de ces entreprises étaient non-musulmans. En 1923, on a imposé à toutes ces entreprises d’employer 50 % de personnel musulman et annoncé que celles qui ne rempliraient pas cette condition seraient fermées […] La distinction entre musulmans et non-musulmans s’est surtout manifestée dans le secteur public qui n’embauchait pas de non-musulmans » (Bali, 2001). Cette politique discriminatoire atteint son paroxysme avec l’impôt sur la fortune [varlik vergisi] qui entre en vigueur en novembre 1942. Celle-ci finit de compléter le dispositif de turquification économique et s’apparente à une forme de spoliation des minorités, touchant plus particulièrement la minorité juive (Bali, 2009). Si la condition minoritaire a cantonné le destin économique des Juifs d’Istanbul au sein de l’espace social de la métropole durant la période ottomane, le passage à la République, sous couvert d’égalitarisme formel, vient quasiment aggraver le niveau de ségrégation à leur encontre. L’heure est à la constitution d’un bloc national homogène… turc8 !

13 Malgré la perte de son statut de capitale, le coup d’arrêt que cela a représenté et la décrue démographico-économique qui s’en est suivie, Istanbul continue sa lente marche vers la modernisation (Pérouse, 2010). Déjà engagée dans ce processus durant la fin de la période ottomane, l’élite juive stambouliote l’accompagne, d’un point de vue

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identitaire autant qu’urbain. Elle tente le jeu de la turquification et délaisse ses quartiers traditionnels au profit de nouvelles polarités urbaines. Dès la fin du XIXe siècle, notamment par le biais de l’enseignement en français dispensé par l’Alliance israélite universelle, les couches supérieures avaient d’elles-mêmes renoncé au judéo- espagnol, synonyme pour elles d’arriération culturelle et entravant la mobilité sociale. Elles poursuivent alors les ouvertures linguistiques qu’elles avaient entamées grâce à leurs voisinages, à leurs apprentissages divers et/ou à leurs activités professionnelles locales et internationales : turc, grec, arménien, hébreu, français, anglais, etc. Pas encore victimes de la réduction linguistique qu’a fini par constituer l’assimilation par la turquification, l’âge d’or de ce polyglottisme est le demi-siècle allant de 1910-1920 à 1950-1960 : des routes commerciales anatoliennes au lycée francophone Notre Dame de Sion ou des intérieurs londoniens aux stambouliotes rues cosmopolites de Péra, le roman de Mario Levi, Istanbul était un conte (2011), en décrit avec justesse les territorialités (Morvan, 2011b).

14 Les parcours résidentiels des Juifs d’Istanbul à cette époque corroborent leur désir d’intégration aux évolutions urbaines de la métropole vers la modernité. Riva Kastoryano (1992b) emploie un joli jeu de mot turc pour décrire leur trajectoire comme un « mouvement vers le haut », signifiant ainsi la double ascension, sociale et spatiale. En effet, côté européen de la métropole du Bosphore, ces trajectoires suivent l’axe nord de développement de l’agglomération (Köksal, 2010) : partant de Galata pendant le premier quart du XXe siècle, elles se prolongent dans le temps et l’espace quasi immédiatement vers Taksim puis, en fonction des classes sociales, Şişli, Kurtuluş et Nişantaş, avant et après la Seconde Guerre Mondiale, puis enfin Gayrettepe. Au cours de ces mouvements migratoires à l’intérieur d’Istanbul, les points de passage et de redistribution des Juifs d’Istanbul sont au premier chef Galata9, puis Şişli ainsi que Kadiköy (coté asiatique). Bien que ces populations y soient assez regroupées, ce sont des étapes de désenclavement choisi. Reprenant le modèle de l’écologie urbaine conçu par l’École de Chicago, Kastoryano (1992b) décrit le mécanisme de push and pull interne et externe à la communauté juive : chaque nouvelle arrivée de populations pauvres, Juifs ou Turcs d’Anatolie, fait fuir les populations installées préalablement et prospères vers des secteurs urbains plus valorisés. Galata est un exemple de « stade de transition », selon le modèle de Louis Wirth. Galata a constitué le premier accès aux immeubles à appartements, synonymes de modernité et instaurateurs de fines distinctions sociales, d’une rue ou d’un bâtiment à l’autre. Cette forme urbaine sera la norme jusqu’à Gayrettepe côté européen et Bostancı côté asiatique. D’une certaine manière et outre son caractère universel, elle matérialise dans l’espace urbain l’homogénéisation kémaliste décrite plus haut.

Les Juifs d’Istanbul ne seront jamais des « Turcs blancs » !

15 Ces trajectoires résidentielles témoignent également d’un alignement de l’ancienne minorité sur ceux que l’on désigne comme les « Turcs blancs » [Beyaz Türkler]. Cette appellation qui apparaît au cours des années 1990, période à laquelle les populations issues l’exode rural (dénommées par contraste « Turcs noirs » [Zenci Türkler] par les premiers) commencent à figurer aux premiers plans des scènes socio-économique et politique à Istanbul. Les « Turcs blancs », musulmans se voulant/disant « laïcs » et « européanisés », représentent les fers de lance du maintien de l’idéal kémaliste. L’identification territoriale et morale avec cette élite turque est particulièrement

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frappante à Caddebostan le long de l’avenue de Bagdad coté asiatique. Longtemps destination d’estivage avec ses maisons en bois avec jardin, ce secteur urbain est devenu assez central dans l’agglomération stambouliote à la faveur de l’ouverture des deux ponts sur le Bosphore (1973, 1988) (Montabone, Morvan, 2011). Cet axe d’urbanisation constitue en quelque sorte le pendant, du côté asiatique, de l’axe nord du côté européen. Il s’origine à Kadiköy, « l’autre ville de l’autre côté » (Akbulut, 2010), et se prolonge désormais bien au-delà de l’avenue de Bagdad, jusque vers Pendik. Si les Juifs d’Istanbul se sont égrainés tout le long de ce vecteur d’urbanisation, ce sont les alentours de Caddebostan qui concentrent leur écrasante majorité avec environ un millier de foyers (Morvan, 2011b). En général d’origine un peu plus modeste que la plupart de ceux du côté européen, exceptés certains secteurs comme Kurtuluş, les Juifs de Caddebostan se caractérisent, globalement et idéal-typiquement, par une plus grande homogénéité religieuse (traditionalistes assez pratiquants et affichage laïc) et socioculturelle (classes moyenne à supérieure) que leurs homologues du reste d’Istanbul ; homogénéité qui elle-même définit ce secteur de la métropole, tant par ses formes urbaines (immeubles de six à dix étages et trame urbaine hyper régulière) que par les lifestyles de leurs habitants, notamment très friands de consommation : l’avenue de Bagdad est devenu une sorte de shopping mall à ciel ouvert. Il s’agit d’un nouvel épicentre de l’arrondissement de Kadiköy, le principal et à présent l’un des rares bastions à Istanbul du CHP, le parti kémaliste. Caddebostan est l’un des points de contact, géographique et moral, où la distance entre Juifs d’Istanbul et « Turcs blancs » est la plus ténue.

16 Au moment où s’est instituée la République, espérant à tort « jouir pleinement de leur citoyenneté turque sans avoir à renoncer à leur identité », les Juifs de Turquie se sont trouvés confrontés à un « dilemme identitaire », lourd d’ambivalences dont Rifat Bali (2010) a bien retracé les linéaments. Le choix du plus grand nombre d’entre eux a été de mimer l’assimilation, de ressembler autant que faire se peut aux « Turcs blancs » tout en maintenant, au sein des foyers et de la communauté, une partie des traditions juives. Cette forme de « marranisation », dans un environnement alors majoritairement turco- laïc à la mode kémaliste, a pendant longtemps pu avoir pour devise « pour vivre heureux vivons cachés » (Kastoryano, 1992a), devise qui reste de mise aujourd’hui encore, malgré certains accommodements (cf. supra et infra). Cet alignement était sans compter sur le nationalisme des « Turcs blancs » (Insel, 2006). Les Juifs d’Istanbul ont trouvé une parade en jouant parallèlement leur rôle classique de minorité intermédiaire, en particulier via leurs activités dans l’économie métropolitaine (Morvan, 2013). Ce rôle s’est aussi porté sur la scène géopolitique internationale10. Une telle « intégration politique par l’extérieur » (Kastoryano, 1992c) a été, jusqu’au tournant des années 2000 et l’arrivée au pouvoir de l’AKP à l’échelle nationale, une stratégie plutôt payante, couronnée notamment par l’accord militaire des années 1990 entre la Turquie et Israël, accord qui constituait en retour un gage sécuritaire important pour les Juifs turcs. Néanmoins, comme l’explique Rifat Bali, les dirigeants communautaires doivent, aujourd’hui comme hier, composer avec un « nombre réduit d’options » et une « marge de manœuvre étroite », déplorant que « la marche de la Turquie vers plus de démocratisation et de libéralisation n’ait eu que si peu de conséquences positives à long terme pour la communauté juive du pays » (Bali, 2009). Le processus de turquification a, pour l’essentiel, été un miroir aux alouettes pour les Juifs de Turquie et leurs dilemmes en conséquence paraissent avoir accouché d’autant d’apories.

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17 Malgré leur nom, les « Turcs blancs » ne considèrent nullement les Juifs comme étant des leurs, ni réciproquement11. L’un des symptômes de cet état de fait est particulièrement problématique lors de mariages et unions mixtes, de plus en plus nombreux en Turquie, de Juifs avec des non-Juifs. Ces derniers, musulmans ou non- musulmans (en particulier des Arméniens), ont la plupart du temps en commun leur identification avec un certain nombre de valeurs portées par les « Turcs blancs ». Cependant, le partage de ces valeurs ne garantit en rien l’acceptation par les familles « turques blanches » d’alliance matrimoniale avec des Juifs. L’homogamie ne suffit pas12. Marcy Brink-Danan (2013) montre bien les grandes difficultés rencontrées, en particulier par les Juives d’Istanbul, dans ce cas de figure. Si loin si proche… La réticence provient du côté turc blanc plus que du côté juif. Malgré leur traditionalisme religieux, ainsi que les réprobations et découragements quasi automatiques contre ces unions, les Juifs d’Istanbul se montrent finalement un peu moins intolérants que les « Turcs blancs »13. Une des raisons de ce phénomène paraît tenir à ce que Ayşe Buğra qualifie de « « tache de naissance » [doğum lekesi] propre à la grande bourgeoisie turque, dont une partie des familles a fait fortune grâce aux lois discriminatoires ayant frappé les minorités arménienne, grecque et juive » (Behar, 2011). Cette origine niée semble de nature à aiguiser la violence du « narcissisme de la petite différence » tel qu’il peut s’exprimer dans le contexte turc, comme l’a mis en évidence Benoît Fliche à partir du cas des Alévis : pour se protéger, ceux-ci se voient parfois contraints de recourir à l’art de la dissimulation [takiye] de façon à « apparaître tel que l’on n’est pas et être tel que l’on ne paraît pas », une « manipulation des objets d’identification pour ne pas être identifié » (Fliche, 2014). Cela confère aux Juifs de Turquie forces et faiblesses à la fois : « fort comme le fer, fragile comme une rose », pour reprendre les mots délicats de Leyla Neyzi (2005). Ainsi, la strate issue du kémalisme et de la turquification, en dépit de son égalisation apparente et de ses ouvertures en clair-obscur, participe d’une rigidification des frontières entre les mondes juifs et non-juifs.

Les nouvelles frontières des communautés imaginées

18 Cette dernière strate nous conduit à appréhender de nouvelles urbanités et religiosités en cours, sans la profondeur historique des deux autres strates. En effet, les évolutions décrites dans cette dernière partie remontent à moins d’une génération. Elles sont aussi très liées à l’intense globalisation de la mégapole du Bosphore.

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Photo 2. Polarités juives dans la mégapole stambouliote au début du XXIe siècle, carte de l’auteur

Des communautés imaginées à l’heure des gated communities

19 L’Istanbul d’aujourd’hui, avec ses plus de 15 millions d’usagers, a peu à voir avec la métropole de la fin de l’Empire ottoman puis des débuts de la période républicaine. En effet, ses horizons urbains se sont démultipliés : le territoire de l’agglomération croît de 2 000 à 500 000 hectares et de nouveaux secteurs urbanisés surgissent de toutes parts. Parmi ceux-ci, la forme urbaine qui obtient le plus vif succès auprès des classes moyennes et supérieures est la gated community [en turc : site]. Les Juifs d’Istanbul ne font pas exception et prisent particulièrement ces complexes résidentiels fermés et sécurisés. Les raisons en sont multiples et ne se distinguent qu’assez peu du reste des consommateurs de ces biens immobiliers, même si certaines site concentrent quelques dizaines de foyers juifs désireux d’avoir des coreligionnaires dans leur voisinage. Le cas d’Alkent à Etiler, analysé par Ségolène Debarre (2004), est paradigmatique : les familles juives y seraient une centaine environ, attirées par l’appartenance du promoteur à la communauté juive et par le bouche-à-oreille, sans que ce réseau soit prépondérant car d’autres effets de club influencent tout autant son peuplement et ses sociabilités, tel celui des anciens élèves du lycée Galatasaray, par exemple. Le renouveau de la synagogue d’Ortaköy doit beaucoup à la proximité de plusieurs zones de gated communities en remontant sur les contreforts du Bosphore. Cela a eu des effets en retour sur les formes communautaires dans et autour de ce lieu de culte, puisqu’il est devenu lui-même une sorte de club. Pendant les travaux de sécurisation suite aux attentats de 2003, la synagogue a été fermée durant une année, les offices religieux s’effectuant alors chez les uns et les autres, les rouleaux de la Thora passant d’une gated community à une autre, semaine après semaine, entre Ulus et Etiler (Morvan, 2011b). Depuis lors, la synagogue est très fréquentée le samedi matin avec sa riche collation à la

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fin de l’office. Elle offre ainsi une sorte de complément à la vie des site, avant qu’une quarantaine de fidèles n’aillent non loin de là, au bord des eaux du Bosphore, deviser des affaires du monde et de l’économie turco-stambouliote au House Café. L’affinitaire et l’hédonisme y priment sur le communautaire stricto sensu ou l’argument sécuritaire, de la même manière que les effets de mode pour les gated communities les plus en vogue.

20 Hormis pour les plus démunis, la métropolisation des territorialités stambouliotes se caractérise par la multiplication de nouveaux espaces de consommation (shopping malls, plus d’une centaine désormais dans la mégapole) et de résidence (gated communities, déjà 600 en 2009). Ce sont autant d’enclavements choisis qui, à l’instar d’un kaléidoscope, font de la mégapole une juxtaposition polycentrique de parcs à thème en recomposition rapide. Cela signe, entre autres, la fin du rêve « Turc blanc » d’un univers urbain stable et homogénéisé selon leurs critères. Si la fin du kémalisme s’est progressivement accompagnée de la montée de l’islam politique comme modèle souhaitant s’y substituer, l’un et l’autre ont été partiellement contrebalancés par un mouvement parallèle d’assez vaste ampleur : l’essor de la pluralisation des pratiques et des représentations par les effets de la globalisation et des mutations du capitalisme urbain sur les modes de vie. Les Juifs d’Istanbul ont ainsi été happés par ce double mouvement, notamment en matière religieuse. Certains ont accompli un retour à la pratique religieuse orthodoxe, comme chez leurs concitoyens sunnites ; tandis que d’autres se sont essayés à diverses pratiques religieuses et parareligieuses, ici aussi à l’image de nombreux stambouliotes de diverses obédiences confessionnelles. Volatiles, ces communautés imaginées instables sont tributaires des dernières tendances de consommation du moment. Elles composent des portfolios à la carte, loin des menus proposés par les deux autres strates étudiées précédemment. Cependant, cette pluralisation n’est, par ailleurs, pas exempte d'une nouvelle quête de sens holistique que les autorités religieuses traditionnelles semblent mal en mesure de proposer de façon adéquate.

La « pop-Kabbalah14 », révélatrice de nouvelles aspirations

21 La présence à Istanbul d’un groupe de disciples des enseignements de Berg à partir de sa vision (édulcorée) de la kabbale peut, à première vue, sembler assez marginale15. En effet, la communauté juive est démographiquement restreinte et reste globalement très affiliée aux instances rabbiniques de la minorité. Néanmoins, ces dernières ont au fil du temps (voir supra, les deux précédentes strates) perdu de leur autorité. Les dynamiques de retour à l’orthodoxie religieuse, limitées mais vivaces, ont été guidées par des rabbins étrangers ou turcs vivants à l’étranger. Si l’émissaire du mouvement ‘Habad Loubavitch a éprouvé de grandes difficultés à s’implanter dans la vie juive stambouliote, il a fini par exercer une influence notable sur d’assez nombreux fidèles. Cette concurrence religieuse a poussé les rabbins locaux à hausser leur niveau d’enseignement, voire leur degré de respect des lois alimentaires (cacherout), etc. Toutefois, à mesure que cette influence s’est propagée, les Juifs d’Istanbul « ré- orthodoxisés » ont eu tendance à quitter la Turquie, en général pour émigrer vers Israël (alya). De plus, ce processus de ré-enclavement relatif n’est pas du goût de tous et surtout de toutes, les Juives d’Istanbul étant en général plus rétives que les hommes à la pratique orthodoxe du judaïsme. Il ne peut de surcroît que concerner des membres officiellement reconnus de la minorité juive stambouliote et non pas donc, les réprouvés : couples non admis (non-juifs ou homosexuels) ou candidats musulmans au

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rapprochement d’avec les mondes juifs. Cela laisse de larges pans de ou autour de la communauté juive d’Istanbul sans offre d’enseignements en matière de judaïsme(s). Ces divers éléments de contexte ont constitué les conditions de possibilité de l’émergence d’un groupe de disciples de la Kabbalah de Berg à Istanbul, numériquement modeste mais particulièrement significatif des nouvelles dynamiques de pluralisation16.

22 Le groupe stambouliote de disciples compte environ une centaine de personnes. Il est composé d’un premier cercle d’une trentaine de fidèles auxquels s’adjoignent des visiteurs plus ou moins occasionnels qui gravitent à des degrés divers autour de ce premier cercle. Il comporte une majorité de Juives, parfois accompagnées de leur conjoint. Des non-Juives font également partie des disciples réguliers, dont notamment quelques Sabbataïstes17 ou encore des femmes travaillant dans les médias, attirées par l’effet de mode à l’échelle globale. Les leçons se déroulent un soir par semaine, via skype depuis les États-Unis, principalement18 dans une proto-gated community des hauteurs du Bosphore, anciennement coopérative de journalistes [gazeteciler sitesi]. Elles ont lieu à Safir, un centre proposant une large gamme d’activités allant de la thérapie gestaltiste et des cures par la danse ou les massages, jusqu'au taïchi et au yoga, en passant par la « détox ». L’environnement immédiat de Safir est, quant à lui, formé d’entreprises technologiques ou à vocation créatives. Istanbul y prend des faux airs de Beverly Hill. Los Angeles est la mégapole où s’origine le mouvement initié par Berg, aidé par sa femme qui lui a succédé après son décès (2013). Affaire de femmes donc… qu’à Istanbul, la vie communautaire juive n’a sans doute pas assez intégrées en matière d’enseignements herméneutiques et holistiques du judaïsme. La frontière est ici celle du genre et la Kabbalah de Berg y fait office de passeur pour elles et pour certains non- Juifs désireux d’être en lien avec un judaïsme non rabbinique19. L’anthropologue Véronique Altglas (2014) montre bien comment les centres Kabbalah représentent des formes de « synagogue inclusive ». Cependant, le paradoxe est que cette inclusion s’effectue à Istanbul en contexte fermé, celui des site, dont le maître mot est en turc özel, « exclusif ». Les porosités que la « pop-Kabbalah » permet se trouvent limitées par cette exclusivité. Le cas de ce groupe est ainsi révélateur de nouveaux types, urbains et moraux, de partage des frontières des mondes juifs. Il témoigne aussi de la difficulté des autorités religieuses traditionnelles, avec leurs conceptions héritées et parfois arrêtées des frontières, à pourvoir une récollection fluide20 aux subjectivités divisées des métropoles contemporaines que les urbanités pluralisées suscitent.

* * *

23 Le parcours de la minorité juive d’Istanbul, de par ses frontières propres et celles rencontrées au fil des strates successives, représente un baromètre de l’évolution de la société turco-stambouliote. La trajectoire urbaine et commerciale de la firme Vakko en est un indicateur. En effet, Vitali Hakko tenait une modeste boutique de chapeaux à Péra, établie en 1934. Son premier magasin de prêt-à-porter ouvre ses portes en 1962 non loin de là, tandis qu’une usine commence à produire à partir de 1968 à Merter, dans ce qui était alors une périphérie industrielle à proximité de l’aéroport ; quarante ans plus tard, c’est à Esenyurt, sur les franges occidentales de l’immense mégapole stambouliote, que Vakko inaugure son nouveau centre de production. Fleuron du textile de luxe accompagnant les évolutions ambivalentes de la société turque, la marque propose aujourd’hui aussi bien des voiles que de très courtes minijupes21. La

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minorité juive est contrainte de s’adapter. Si, dans le meilleur des cas, il peut s’agir d’une « tension créatrice » faisant de la minorité une sorte de « poisson pilote » (Morvan, 2013), elle doit en toutes circonstances naviguer dans le « jeu trouble » des représentations complexes et souvent péjoratives (Mallet, 2011) des contextes successifs ottomano-turcs. Cela a conduit de larges proportions de Juifs d’Istanbul à quitter la Turquie, ou à s’inscrire dans des mobilités transnationales. Sur cet état de fait s’articulent également les frontières sociales internes à la minorité juive, mouvantes au gré de ces strates et départs. Cela invite à poursuivre la réflexion dans la perspective adoptée par Georg Simmel (2010), pour lequel « la frontière n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale ». L’humain est un « être de frontière qui n’a pas de frontière » (Simmel, 1993).

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NOTES

1. Ces relations commerciales intercommunautaires sont d’ailleurs assez mal connues dans le détail. Il s’agirait de tester les stimulantes hypothèses formulées par Francesca Trivilatto (2009) à propos du cas livournais, en particulier la notion de « communitarian cosmopolitanism ». 2. Une partie de ces débats a été faussée par des historiographies partisanes, notamment anti arméniennes. 3. La communauté reproduisant cette attitude, j’ai moi-même été plusieurs fois soupçonné durant mon enquête de terrain. 4. La diminution du nombre des Juifs en Turquie s’est réalisée par étapes : 82 000 en 1927, puis 77 000 en 1948, ils ne sont plus que 46 000 en 1951, trois ans après la création de l’État d’Israël, et passent à 38 000 en 1965 (Bali, 2009). Ce déclin doit être mis en perspective avec les évolutions démographiques, selon des chronologies un peu différentes, des anciennes minorités grecque (100 000 en 1927, 47 000 en 1965 contre environ 4 000 de nos jours), ou arménienne (30 000 rejoints par un nombre comparable de migrants venus d’Arménie récemment), et surtout avec l’accroissement considérable de la population turque à Istanbul comme dans l’ensemble du pays (24 millions en 1955 et 77 millions aujourd’hui). 5. Elle se situe à proximité d’une autre synagogue qui, après avoir servi de magasin de goudron puis de fonderie, a été cédée par la municipalité de Beyoğlu à un investisseur privé, qui l’a rénovée et transformée en café touristique. Le destin de ces édifices

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cultuels témoigne de la difficulté de la conservation du patrimoine dans une vocation autre que touristique. « Bâti orphelin, malmené », faisant l’objet de « spoliations spontanées », notamment pour faire des parkings, comme la synagogue Kastorya à Balat de l’autre côté de la Corne d’Or, les biens non-musulmans sont soumis à rude épreuve une fois les territorialités désinvesties, les présences « en creux » (Pérouse, 2005). 6. Le maintien d’une présence juive à Istanbul concourt à son européanisation (Brink- Danan, 2010b). 7. L’efficacité de cette mise en scène politico-religieuse est telle que cela a même conduit une chercheuse américaine à quasiment prendre ce discours pour argent comptant (Mills, 2010). 8. Ce caractère turc comprend un versant linguistique mais aussi implicitement religieux : musulman sunnite. 9. En témoignent les multiples synagogues, dont Neve Şalom, ainsi que la présence du grand rabbinat. 10. Pour plus de détails, en particulier sur l’auto-instrumentalisation des Juifs d’Istanbul dans l’articulation avec les lobbies juifs américains, voir Bali (2001). 11. Parmi les derniers mots de judéo-espagnols couramment employés figurent des vocables qui servent à l’autodéfinition, comme « nosotros » [nous], ou qui marquent la différence avec les Musulmans, appelés « vedre » [vert] 12. En revanche, sous l’influence des normes de la bourgeoisie turque blanche, cette homogamie a été appliquée à l’intérieur de la communauté juive (Behar, 2006), réduisant drastiquement l’univers des possibles en matière matrimoniale et compartimentant les couches sociales d’une minorité déjà faible démographiquement. 13. Un juif d’Istanbul, jeune cadre dynamique, m’a ainsi confié avoir été menacé de mort par le père turc blanc de sa petite amie, issu du prestigieux lycée Galatasaray tout comme lui, celui-ci l’accusant de la corrompre, notamment en la droguant. 14. L’expression est de l’auteur de cet article, forgée en raison de la participation pendant plusieurs années de la chanteuse Madonna aux activités des Kabbalah centre de Berg. 15. L’étude de ce groupe bénéficie de ma participation au programme ANR franco- allemand NeoReligitur, dirigé par Alexandre Toumarkine (Orient Institut Istanbul) et Nathalie Clayer (Cetobac). 16. Étudiées par l’ANR NeoReligitur, ces nouvelles dynamiques concernent l’ensemble des populations de Turquie, musulmans sunnites compris. Concomitantes de l’homogénéisation promue par l’islam politique au pouvoir actuellement, elles témoignent de la complexification à l’œuvre, notamment en matière religieuse, au sein de la société turque. 17. Musulmans d’origines juives ayant suivi le nouveau messie Sabbataï Zevi. 18. Un plus petit groupe se réunit à Göktürk, un autre secteur de l’agglomération d’Istanbul constitué uniquement de gated communities (Pérouse, 2004). 19. Il faut noter ici l’absence à Istanbul, pour des raisons historiques, des courants libéraux et conservatives. 20. Là encore, comme face à la concurrence du mouvement ‘Habad, le judaïsme stambouliote tente de rivaliser. Ainsi le rabbin de la synagogue d’Ortaköy, espace

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cultuel auquel le groupe de disciple de Berg est lié puisque une dizaine de membres de son noyau dur s’y rend chaque samedi matin, propose-t-il désormais des cours mixtes précédés d’un cocktail sur la réincarnation, pensant de la sorte répondre à leur demande de spiritualité. 21. Vakko possède également trois magasins hors de Turquie : deux en Allemagne et un à Abu Dhabi, reflétant les connections économiques globalisées de la métropole turque.

RÉSUMÉS

Depuis la fin de l’Empire ottoman, la minorité (millet) juive d’Istanbul a principalement résidé dans des quartiers (mahalle) spécifiques, sans que ces derniers ne fassent figure de ghetto. Avec le passage à la République kémaliste, le nouveau contexte statutaire et politique a imposé aux Juifs turcs d’importantes mutations identitaires. Ceux-ci ont progressivement délaissé leurs quartiers d’origine au profit de nouvelles polarités urbaines, participant à la modernisation d’Istanbul à l’instar des nouvelles élites kémalistes. La perte progressive de poids de cette élite au sein de la Turquie post-kémaliste a entrainé les Juifs d’Istanbul à se repositionner dans un environnement plus complexe que révèlent leurs nouvelles stratégies résidentielles : mixte d'homogénéisation et de différenciation sur fond d’enclavement. Les groupes de Juifs d’Istanbul se caractérisent de plus en plus par leurs porosités exclusives, analysées ici au prisme de l’étude des disciples, surtout féminines et incluant Juifs et non Juifs, de la Kabbalah de Berg.

The paper retraces the urban trajectory and the evolution of the identity of Jews of Istanbul from the end of Ottoman Empire until today. The Jewish minority (millet) lived for centuries in specific neighbourhoods (mahalle), nevertheless, they were not ghettos. With the arrival of the Kemalist Republic, new statuses where imposed on minorities, forcing the Jewish identity to mutate. The Jews left their traditional neighbourhoods, moving to new urban polarities, participating to the modernisation of Istanbul, following the example of the Kemalist elite. The decline of these elites in post Kemalist Turkey had an impact on the Jews of Istanbul. This new and more complex context is revealed by their residential strategies: dialectics between homogenization/ differentiation in a metropolis where enclave/gated community is the standard for these urban upper classes. The different groups of Jews of Istanbul are increasingly characterised, simultaneously by forms of porosity, and exclusion. This paradox is analysed through the study case of local disciples of the Berg’s Kabbala, a predominantly feminine group, inclusive to Jews and non-Jews.

Desde el fin del Imperio Otomano, la minoría (millet) judía de Estambul residió principalmente en barrios específicos (mahalle), sin que estos barrios se constituyeran en la figura del ghetto. Con el pasaje a la república kemalista, el nuevo contexto estatutario y político impuso a los Judíos turcos importantes mutaciones identitarias. Éstos dejaron progresivamente sus barrios de origen en provecho de nuevas polaridades urbanas, participando de la modernización de Estambul dirigida por las nuevas élites. La pérdida progresiva de peso de esta élite en el seno de la Turquía post- kemalista llevó a los judíos de Estambul a reposicionarse en un ambiente más complejo evidenciado por sus nuevas estrategias residenciales, mezcla de homogeneización/diferenciación sobre un fondo de enclave. El grupo de Judíos de Estambul se caracterizan cada vez más por sus

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porosidades exclusivas, analizadas aquí desde el estudio de los discípulos, sobre todo mujeres, de la Kabbalah de Berg, e incluyendo judíos y no judíos.

INDEX

Mots-clés : Istanbul, (post-)ottoman, judaïsmes, nouveaux mouvements religieux (NMR), espaces urbains Keywords : Istanbul, (post-)Ottoman, Judaism, new religious movements (NMR), urban spaces Palabras claves : Estambul, (post)otomano, judaísmos, nuevos movimientos religiosos (NMR), espacios urbanos

AUTEUR

YOANN MORVAN

Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC) Aix Marseille Université – [email protected]

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Like a Snake in Paradise Fundamentalism, Gender and Taboos in the Haredi Community Comme un serpent au paradis : le combat contre le mal dans la communauté Haredi Como una serpiente en el paraíso: el combate contra el mal en la comunidad Haredi

Nicolas Stadler and Lea Taragin-Zeller

Sin lieth at the door… Genesis 4:7

1 The present article focuses on modern-day fundamentalist norms that pertain to the body, carnality, and related transgressions. Although most scholars work under the premise that fundamentalist movements generally manage to preserve their lifestyles and tenets (Almond, Appleby and Sivan, 2003; Antoun, 2001; Beeman, 2001), particularly in all that concerns the body and attendant taboos, we will demonstrate how institutionalized groups of this sort undergo major transformations with respect to their asceticism, community-wide isolation, gender roles, and the family model. Our case study on Israel’s Lithuanian Haredi1 community places an emphasis on recent male and female reinterpretations of the yaiṣer ha'rah (evil inclination) – a concept that turns up in various Jewish sources and is a regular topic in the Haredi discourse. According to Boyarin (1995: 460), the term is often synonymous with sexual urges (also see Tishby 1989: 803) and undergirds the sector’s taboos and notions concerning the body. Our fieldwork data indicates that younger ultra-Orthodox men and women are criticizing and introducing possible replacements for two of their community’s paradigms: the yeshiva scholar and the virtuous mother.2 Against this backdrop, we will take stock of various ways in which community members, especially religious educators, are rethinking their group’s ideals and practices. Pursuant to our analysis of recent male and female interpretations of the yaiṣer ha'rah, we point to a shift from an ascetic and insular fundamentalism to a piety that demands more involvement with mainstream society. More specifically, as such movements institutionalize and\or their members hanker to contribute to the “greater good,” creative solutions are being found for this sort of enterprise.

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Fundamentalism, Carnality and Transgression

2 Over the past two decades, anthropologists and sociologists of religion have explored how fundamentalists integrate modern practices and ideas into established traditions and laws (Ammerman, 1987, 2005; Davidman, 1991; Deeb 2006; Mahmood, 2005, Stadler, 2009, 2012). Most scholars agree that fundamentalist communities are inclined to reinforce internal taboo systems by tightening restrictions that pertain to modesty, probity, and body-based practices (e.g., Mahmood, 2005). Building on Mary Douglas’s research (Douglas, 1966), researchers have defined these groups as “enclave cultures” (Almond et al., 2003:34; Sivan, 1995) – distinct communities with highly demarcated cultural and moral boundaries as well as strict taboos that partition outsiders from insiders and men from women. Aimed at thwarting the putative efforts of “demonic forces” to corrupt the flock (Almond et al., 2003: 34-36), these taboos and barriers segregate the “virtuous” and “morally superior” fundamentalists from the influences of the “depraved,” “polluted,” and “dangerous” host society (Sivan 1995). Such stereotypes are all the more pronounced when the “outside” (i.e., the general public) seemingly “partakes of the same tradition as the inside [i.e., the enclave], while being in essence its very negation” (Sivan, 1995: 19). For the sake of buttressing the walls around the enclave and between the sexes, fundamentalist movements have invested heavily in socialization techniques and educational institutions; and the same can be said for corporeal practices that are designed to safeguard the body’s purity. Independent schools are the primary builders of the community’s segregated identity, which reinforces gendered taboos, concepts, and practices (Aran, 1991; Davidman, 2011; El-Or, 2010; Fader, 2009; Hakak, 2012; Zalcberg-Block, 2011). However, studies on many and manifold religious groups point to mounting discontent with one-dimensional gender roles (Abu-Lughod, 1986, 1998; Avishai, 2008; El-Or, 2010; Fishman, 2009; Griffith, 2000, Taragin-Zeller, 2014, Taragin-Zeller, 2015). Some devotees, both men and women alike, are even clamoring for reform (Fishman, 2008; Leon & Lavie, 2013). In the pages ahead, we will build on these insights for the sake of addressing the ways in which members of Israel’s ultra-Orthodox Lithuanian community are challenging its taboos and perceptions of the body. Moreover, the article will examine how the group’s men and women negotiate religious ideals and practices. Davidman recently explored the topic of defections from the Haredi community (Davidman, 2014). This withdrawal, she explains, is not simply a matter of losing faith, but of altering one’s behavior. Like all identity changes, religious defection is carried out through the medium of the body. Following in Davidman’s footsteps, we will show how younger ultra-Orthodox Ashkenazim are reformulating masculine and feminine devotional models via the notion of the yaiṣer ha'rah. Leaning on an in-depth analysis of Haredi texts and narratives concerning the evil inclination, we challenge existing scholarship on the “enclave culture,” not least the ideals of the isolated-cum-restrained male body and the isolated female body. In the process, the following questions will be broached: What is the impact of member criticism on a fundamentalist group’s basic precepts regarding carnality and gender? Put differently, what are the ramifications of such actions on the group’s conception of the body and corporeal transgressions? And how do they affect the community’s models of piety and gender roles in the domestic sphere? Before delving into these issues, let us briefly survey Israeli ultra-Orthodoxy.

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“Lo, the People shall dwell Apart” (Numbers, 23: 9)

3 To date, the Haredi sector accounts for roughly 8 percent of Israel’s population (ICBS, 2009). The community’s religious mores purportedly adhere to the Hebrew Bible as well as a voluminous body of rabbinic literature, commentary, and rulings. Ultra-Orthodoxy is distinguished from other Jewish streams (Reform, Conservative, and Religious Zionists, among others). In practice, the Haredi sector consists of multiple groups, each with their own religious leaders (rabbis), teachings, and observances. This populace can be loosely divided into the Lithuanian yeshiva-based (Torah learning) communities and the Hassidic dynasties.3 Differences aside, all the sector’s members are easily identified by their more or less shared dress code: black hats and darks suits for men; and similarly colored ankle-length skirts, long sleeves, and head coverings for women.

4 In contrast to other Haredi communities across the globe, the post-war Israeli branch was originally intended to be a quietist society charged with a historic mission: to perpetuate the “age-old” Jewish tradition that was nearly wiped out by the Nazis (Friedman, 1987; Heilman, 1983, 1992, 1994; Selengut, 1994: 246; Soloveitchik, 1994a, 1994b). To this end, the community’s founders sequestered the flock and its “sacred” culture into enclaves with the objective of shielding them from what they considered the liberal, depraved, and spiritually corruptive influences of Western civilization. During the mid-twentieth century, various ultra-Orthodox streams publically opposed the founding and existence of a Jewish state4. Be that as it may, community members rarely exhibited activist zeal, either before or after Israel’s establishment. The most glaring exceptions were demonstrations against perceived violations of major religious tenets or the status quo between the country’s secular and observant Jewish citizens, such as the heated rallies against the opening of Jerusalem’s first public swimming pool in the late 1950s. The Haredi ethos of Talmudic erudition and mitigating temporal concerns was sharply at odds with the fledgling Jewish state’s secular and nationalist symbols, especially that of the productive and self-dependent Zionist worker or the self-sacrificing Hebrew warrior (Morgan, 1994: 165). Consistent with their ideology of passively waiting for God to usher in the Messianic era, the vast majority of Haredis rejected (at least in public) Zionism, secularism, and all other proactive models. Likewise, they deemed Israeli aggressiveness to be coarse and initially refrained from partaking in the affairs of state, politics, the military, and the labor market.

5 Upon Israel’s establishment, the community’s leaders introduced a new strain of ultra- Orthodox fundamentalism. Unlike the Jewish education system in pre-war Eastern Europe where only a few gifted young men had been chosen to pursue full-time Talmudic studies, all Haredi men were heretofore slated for a path of erudite seclusion from the temporal world for the purpose of instituting what Menachem Friedman has coined a “society of learners.” From that point on, the Lithuanian community deemed the all-male yeshiva5 to be the only institution capable of defending and preserving the enclave. Research on ultra-Orthodox male piety has demonstrated just how central yeshiva learning is to the sector (Friedman, 1987; Heilman, 1983, 1992, 1994a; Selengut, 1994; Soloveitchik, 1994a, 1994b). Accordingly, the community viewed the yaiṣer ha'rah (evil inclination) exclusively as a self-control mechanism for shoring up the Haredi man’s compliance with piety codes and as an impetus for safeguarding the enclave by means of constantly learning Torah in the seminary (Heilman, 1994a), where men are immured from the temptations of the flesh. In parallel, ultra-Orthodox women were

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assigned the role of “virtuous mother.” To this end, the community’s education system has trained girls for a life of supporting their future husbands’ Toranic endeavors (Friedman, 1988) and bolstering the enclave’s culture by attending to all the domestic chores (Davidman, 1991; El-Or, 1994).

6 The communal redoubts of Israel’s ultra-Orthodox sector are Mea She'arim (a Jerusalem neighborhood) and the coastal city of . Owing to the community’s rapid growth and the limited capacity of its existing strongholds, new Haredi neighborhoods were established in towns like Ashdod, Netanya, and Beit Shemesh (Cahaner, 2009; Shilhav, 1991, 1998: 6). Over the past decade, new cities and suburbs have emerged in occupied territories specifically with this populace in mind (e.g., Modi'in Ilit, Beitar Ilit and Elad), as the master plans included high-school and adult yeshivas, religious day schools, synagogues, kosher markets, and ritual baths. These new suburbs were a perfect solution for low-income families searching for affordable housing.

7 From a material standpoint, most Haredis live exceedingly modest lives, have sizeable families, reside in dense quarters, and rely on government support (Berman, 2000; Dahan, 1998; Shilhav, 1991). As a result, the community has been quite vulnerable to the steep cutbacks in Israel’s welfare budget since the 1990s. Whereas the quality of the sector’s religious education is quite high, poverty and unemployment are ballooning. These developments have hindered the ultra-Orthodox male’s ability to devote himself fully to Toranic pursuits. In a similar vein, the ascetic yeshiva-based ideology has become an onerous burden on the average household. While some families are sustained by income from property in Europe and/or still receive German war reparations, these sources are gradually drying up or are no longer sufficient. Moreover, support from the North American community has dropped off on account of the global recession. These economic hardships, along with the realization that a considerable percentage of male adults simply lack the temperament or motivation for full-time study, have stoked intra-communal tensions and are even prompting far- reaching changes.

8 Until recently, fundamentalist norms were mainly examined through the lens of the “isolated enclave model.” However, this approach is now under fire, as many scholars have gradually caught wind of the major shifts in the ultra-Orthodox worldview (Ben- Yehuda, 2010; Bilu, 2000; Caplan, 2007; El-Or, 1994; Goodman, 2013; Hakak, 2012; Shenkar, 2009). In recent decades, the Haredi sector has indeed undergone radical changes in a wide array of lifestyle and cultural issues. Many of the traits that exemplified Israeli yeshiva fundamentalism at its inception, such as uncompromising dedication to Torah study, the exclusion of women from public life, sizeable families, male asceticism, and community-wide segregation, have all been called into question by community members. In consequence, ultra-Orthodox leaders, who hitherto saw themselves as the “guardians of the walls” (shomrai ha-ḥomot) of authentic Judaism, have been compelled to reassess their basic outlooks.6

9 As Haredis ratchet up their involvement in mainstream society, the group’s dichotomy between the virtuous and superior “us” and the debauched “them” is becoming all the more untenable, for members are coming to the realization that mainstream Israelis elude facile compartmentalization. With this in mind, the ultra-Orthodox leadership is searching for dialectical and case-specific ways to redefine the enclave’s relationships with the surrounding culture. In light of the above, scholars are increasingly referring

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to the sector as a panoply of communities and individuals. Moreover, they are searching for new concepts with which to describe this phenomenon. Among the suggestions have been “gentle ultra-Orthodoxy” (Leon, 2009), “Haredi ambivalence” (Finkelman, 2014), and “modern Haredis” (Zicherman and Cahaner, 2012). These changes are indeed transpiring within a dynamic social context, so that a variety of analytical paradigms – political, economic, cultural, and more – have been bandied about in the hopes of illuminating these developments. As explained in the next section, this is one of the reasons that the present article will concentrate on what Israeli Haredis themselves term, the “Ashkenazic segment” of their community.

10 Haredis have also been affected by Israel’s lack of stability. The wars, terrorism, and political instability that have plagued the country since the early 1990s have prompted different social groups, like immigrants, religious-Zionists, ethnic minorities, and the Haredi populace as well, to recalibrate their relationship with the state and civil society. By slowly adopting certain elements of Israel’s mainstream identity, the ultra- Orthodox community has assuaged the tensions with the state and civil society. A small handful of researchers claim that the welfare state’s aforementioned contraction is, and will continue to be, the primary impetus for change in the yeshiva world (e.g., Lupo, 2003: 12).7 Although the Haredi ideal of “poverty by choice” still carries weight within the sector, even its most fervent advocates wish to improve their standard of living. To this end, numerous internal discussions have been held on “secular education,” namely vocational training, for Haredi men. A few sub-groups, particularly those on the margins (e.g., Sephardim and ba'alei tshuva8), have begun to enroll in universities and build professional careers. Furthermore, some ultra-Orthodox women have taken jobs at secular high-tech companies (Layosh, 2014; Zicherman & Cahaner, 2012). Spurred on by economic pressures, these debates are provoking a great deal of controversy, as Haredi elders nervously vacillate over how to tackle this problem.

11 The realization that corrections are long overdue has indeed transformed many aspects of ultra-Orthodox life. For instance, Haredis have modified their views on politics, religion, the economy, medicine, government aid, technology, the state, citizenship, culture, family, and gender. Our findings indicate that young kollel members,9 inter alios, are rejecting the accepted male ideal of the “Torah Scholar” in favor of an activist, body-based model of masculine piety. Proponents of this outlook are encouraging husbands to transcend the borders between male and female, communal and national, and holy and temporal expanses. By virtue of his Torah knowledge and wisdom, so the thinking goes, the kollel member has the necessary tools to serve as the family glue, ensure that the children are raised properly, and share in the household duties with his spouse. In parallel, Haredi women are also casting doubt on a few of the sector’s principal memes, foremost among them the idea of battling against the evil inclination for the sake of abiding by corporeal taboos. After generations of connecting to God exclusively through their husbands and children, we have found that younger ultra-Orthodox women are embracing a paradigm of modesty that offers a direct path to “the All Mighty.” As more Haredi wives leave the safety of their homes for better employment opportunities, they are reinterpreting the confrontation with the yaiṣer ha'rah as a life-long mission that revolves around adherence to modesty rules. By adopting this outlook, these women are upgrading their spiritual contribution from an auxiliary role to an unmediated and intimate relationship with the divine.

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12 The quietist, exceedingly study-based approach for men and the home-oriented model for women are giving way to innovative frameworks. In the process, both sexes are being called upon to rethink their current roles and attitudes to, above all, the body and related taboos. Men are ratcheting up their domestic involvement at the expense of time spent in the yeshiva. For their part, women are putting a greater emphasis on modesty than childbearing, while venturing beyond their front doors ever more frequently. A manifestation of these far-reaching developments is the challenges to the long-standing perception of the yaiṣer ha'rah. In our estimation, these changes have come in response to several trends. First and foremost, Israel’s Ashkenazic Haredi population has swelled over the past fifty years thanks to high birthrates and a steady influx of new members (i.e., ba'alei tshuva). At one and the same time, the global recession and cuts to government welfare spending have whittled away at the financial support that the community receives, thereby forcing ever more ultra-Orthodox men and women to join the workforce. More recently, acrimonious mainstream debates on Haredi military service, participation in the labor market, and poverty are affecting the community’s own discourse on boundaries and identity.

13 Under the circumstances, the traditional Lithuanian ideals of the “Torah scholar” and “virtuous mother” are being subjected to intense scrutiny within the enclave. Haredis understand that given their dependence on the modern nation-state and the global capitalist system, there is a growing need for models of religiosity that are “this- worldly” and can thus be implemented outside of the home and the sector’s established institutions. In advancing such reforms, though, Israeli Haredis have found it necessary to reinforce taboos that pertain to carnality and attendant transgressions.

Methodology

14 As discussed above, the Israeli ultra-Orthodox sector is comprised of various courts and subgroups. We decided to focus on the Lithuanian (Ashkenazic) community because of its spirited devotion to male-based yeshiva culture. Similarly, the “Litvaks” are the most dedicated Haredi group to the model whereby the “yeshiva scholar” is supported by the “virtuous mother.”

15 Like other fundamentalist groups, a defining element of the Lithuanian community is extreme gender separation (Bartkowski, 2004; Bendroth, 1993; Davidman, 1991, 2011; El-Or, 1993; Gallagher, 2003; Griffith, 2000; Jenkins, 2005; Messner, 1997). This ideology is promoted by a wide range of images that leading ultra-Orthodox rabbis and educators feature in the sector’s public discourse. For instance, pedagogues stress the communal and familial roles of Haredi men and women, including each spouse’s emotional relationships with their children. These gender differences are reflected in the group’s prevalent notions of the body, pollution, and devotion to God. Mirroring this same division, researchers are inclined to study the religious experiences of Haredi men and women on a separate basis (Aran, 2003; El-Or, 1994; Goodman, 2013; Hakak, 2003; Sered, 1992). That said, comparing male and female views is bound to enhance our understanding of nuanced ideals and practices in all that concerns gender, taboos, piety, and the evil inclination. With this in mind, we designed a multifaceted methodology that employed the following tools: in-depth interviews, textual analysis, and participant observations.

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16 Interviews were conducted with Israeli ultra-Orthodox men and women: 67 in-depth interviews with male seminarians at various Lithuanian institutions; and twenty in- depth, semi-structured interviews with pupils and teachers at Ma'ayanot – a Bais Ya'akov (House of Jacob) school for girls.10 The objective behind these conversations was to discern our subjects’ attitude toward, interpretations of, and experiences with piety, the body, corporeal taboos, and gender differences. To this end, we decided to conduct semi-structured interviews. Finding female informants who were willing to participate in a study on such intimate topics was far from simple. The second author contacted a student at the school who told some of her classmates about the project. As word spread, other girls and teachers “signed up.” The fact that the two authors are both women constituted a formidable obstacle to the enlistment of male informants. In the yeshiva world, the presence of women is considered a distraction from male Torah study. Accordingly, the very foundation of anthropological fieldwork – the intimate encounter between researcher and subject – is anathema to the community’s sacred order and basic conception of masculinity and femininity. The first author turned to a variety of strategies with the objective of penetrating the yeshiva fellowship. After recruiting a key informant, she studied ancient texts with him and other male seminarians using the institution’s venerable techniques. These methods helped her win the subjects’ trust and gain access to a world still off-limits to women.11

17 After obtaining some standard background information, we asked all the interviewees, male or female, to describe their views on and experiences with gender, piety, the body, and related taboos. Though many of our questions were prepared in advance, a handful of extemporaneous follow-up questions were posed for the sake of clarification. This structure generated an informal, protean, and free-flowing environment that enabled the respondents to candidly speak their minds.

18 Participant observations:12 Over the course of 50 field observations at Ma'ayanot, we ascertained the values that the institution sought to instill in its charges and the negotiation processes between the instructors and their students. Furthermore, we attended “Modesty Nights” that the pupils organized on their own. Conducted after school hours, the stated goal of these events was to help the teenagers le-hitḥazek (“strengthen ourselves”). Given the fact that they were initiated and run by the girls themselves, these evenings spoke to the ideology that they are striving to promote, rather than merely the values that Bais Ya'akov pass on to them.

19 Analysis of canonical and popular texts: In the 1980s, Israel’s ultra-Orthodox community embarked on a publishing enterprise that has since put out many and manifold books, manuals, and journals. These works, which are by and large distributed via bookshops in Haredi commercial districts, offer insights on how the sector contends with a variety of quotidian issues, not least gender, family, customs, and festivals. We poured over approximately 150 publications that target ultra-Orthodox males, including full-length self-help books about seminary life, kuntras (small booklets for yeshiva students), and manuals offering advice on everyday problems.13 Of course, our emphasis was on a smaller number of publications that focus on the yaiṣer ha'rah and Haredi models of piety for men. With respect to literature intended for female audiences, we combed through books, manuals and guidebooks for emergent themes that pertain to the body, female carnality, the evil inclination, and transgressions. This material fell under one of two categories: published books that are available in the aforementioned outlets; and books and pamphlets that are circulated exclusively at

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Bais Ya'akov seminaries. Needless to say, the latter texts contain in-house rules and perspectives that are unique to this institution. Most of these works were penned by teachers who felt the need to add to the community’s existing literature on modesty. As such, these texts are germane to the changes in the realm of female piety throughout the Haredi sector. The Bais Ya'akov material appears to contain the first seeds of this transformation, even if neither the instructors nor the pupils grasp these works as novel. On the contrary, they deem these texts, as well as their own selves, to be links in the age-old chain of Orthodox Judaism.

20 Searching for emergent themes and categories, all our findings were coded using the grounded theory of category content analysis (Strauss & Corbin, 1990). As the data on experiences involving the yaiṣer ha'rah were analyzed and compared, it became evident that there were significant differences between Haredi men and women.

Reimagining the Evil Inclination

21 Most fundamentalist communities are situated in the heart of diverse urban expanses. This location presents quite a few challenges to the groups’ insular lifestyle and rigid theology. For example, devotees are forced to cross religious and gender borders on a regular basis, thereby exposing themselves to what they perceive as the “evils of big city life.” To shield the enclave from these hazards, fundamentalist leaders inevitably reinforce taboos that limit contact – be it visual, aural, and tactile – between the sexes. More specifically, these groups interpret and enforce strictures that govern modesty, corporeal taboos, and gender separation in a rigid manner.

22 Given this idea of an endless struggle with the modern city’s vices, yeshiva scholars are commonly depicted in the popular male-targeted Haredi books under review and by most of our interviewees as “fending off” the yaiṣer ha'rah. In this discourse, men are portrayed as spiritual beings whose erudite pursuits constitute the only road to heaven. On the other hand, the women figures in these same narratives are cast in the secondary role of “virtuous mother,” namely domestic assistants who enable their husbands to fully dedicate themselves to a sin-free life of Torah study. Furthermore, these household duties are considered the sole means by which a Haredi wife can contribute to her family’s holiness and to the perpetuation of authentic Judaism.

23 In discussions on the accepted model of the Torah scholar and his struggle against the evil inclination, our male interviewees used various metaphors to convey their “love,” “lust,” “yearning,” and “affection” for Talmudic study. Moreover, they all spoke about the exalted pleasure and sense of rejuvenation that they derive from this enterprise. Conversely, an emphasis was also placed on the corporeal hardships that the battle against the yaiṣer entails. For instance, a young Lithuanian seminarian named Yosef told us that “Our main mission is to learn how to fight and withdraw from the yaiṣer ha'rah, how to fight against this physical need, to learn how to control our thoughts, our body, our sight, and behavior with our own mind. It is a question of how to use all this in a positive direction, the direction of the Torah – how to transcend in your studies.”

24 Aside for the enchantment of yeshiva piety and learning Torah, the prevailing ultra- Orthodox narrative accentuates the bodily struggle against earthly temptations, female seduction, and the “ills” of modernity. Not surprisingly, virtues like physical restraint, self-mastery, and the repression of ceaseless internal and external distractions (i.e., the

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evil inclination) are major themes in the community’s popular male discourse. All these skills help the seminarians contend with what is viewed as the most dangerous pitfall of them all: bitul torah, or wasting time better spent learning. Chaim, a kollel member from Jerusalem, explained that “the yaiṣer ha'rah is the force that stands behind everything we do, throughout our lifetime… Our desires, wishes – they all come from this force. The yaiṣer ha'rah is inside everyone. We all fail because of it; there is nothing more difficult than fighting it.”

25 Despite the evil inclination’s preponderance in the traditional Israeli ultra-Orthodox male discourse, it rarely surfaces in the frameworks for women.14 However, the term is widespread in an emergent paradigm for female piety. As we shall see, this model runs counter to the leading male conception of the wife’s role.

26 Most female ultra-Orthodox pupils in Israel attend schools that are run by Bais Ya'akov (House of Jacob) – a network of all-girl seminaries that, as noted above, was founded in Poland during the early 1900s. The raison d’être of this institution is to train its charges to be “good wives.” More specifically, it strives to produce child-rearers that are capable of simultaneously holding down decent jobs, so that their future husbands can learn Torah on a full-time basis (Caplan, 2003: 78; El-Or, 1993: 586; Friedman, 1988: 22). Within the community, Bais Ya'akov’s vision is seen as an age-old ideal of the consummate Jewish mother, even though it is a modern invention (Friedman, 1988). Despite the sector’s above-mentioned financial woes, yeshiva asceticism and, paradoxically, its members’ obligation to “multiply and be fruitful” still reign supreme in the Haredi mindset. The ordeals of parturition and the community’s burdensome purity rules notwithstanding,15 the evil inclination barely registered in the hegemonic ultra-Orthodox discourse on the “virtuous mother.” Therefore, the term’s integration into the current Haredi discussion on the woman’s role betrays a shift from a paradigm in which the wife is merely a crutch for her husband’s spiritual quest to a more autonomous model of female piety.

27 As we shall see, both the “yeshiva scholar” and “virtuous mother” ideals are currently under fire. The passive male who spends most of his waking hours in the seminary is ceding ground to activist models, such as the “home teacher” (see the ensuing section). Likewise, the “virtuous mother” is giving way to a new paradigm of modesty that is fomenting substantial changes in the way Haredis grasp female corporeality and piety (Taragin Zeller, 2014, 2015; Zalcberg-Block, 2011). In addition, these developments are seeding major transformations in the community’s male and female perceptions of the yaiṣer ha'rah. The men are now grappling with the evil inclination outside the yeshiva’s walls, even if the new strategies to repulse these urges are predicated on knowledge obtained within the seminary. With respect to Haredi women, the transformation appears to be more innovative.

28 Heretofore excluded from the female discourse, the yaiṣer ha'rah is now seen as a powerful force that conspires to prevent women from realizing their spiritual goal of modesty. Although the evil inclination is said to cause havoc in all spheres of life, our Bais Ya'akov informants describe it as a powerful goad for unchaste behavior. What is more, they equate their modesty-centric bout with the yaiṣer with that of men over Torah study. In other words, males and females possess distinct spiritual worlds, predilections, and life missions, so that they each contend with a different evil inclination. As one of the Bais Ya'akov teachers put it:

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A point constituting a central axle of spiritual work attracts... all the forces of the yaiṣer. The central axle that a Jewish man is built on is the study of Torah, and there is no greater or more challenging inclination than... bitul torah. And the central axle that the Jewish woman is built on is the virtue of modesty, and there is no virtue that is more challenging for her than modesty.

29 If so, all Haredis must overcome some form of yaiṣer ha'rah, but the struggle centers around different urges for each of the sexes.

30 The appreciable changes to the male paradigm aside, bitul torah continues to be the main front in the “war” against the evil inclination. In forging a model of autonomous female piety, ultra-Orthodox women have introduced the concept of the yaiṣer ha'rah into the discourse over their communal role and spiritual aspirations. In so doing, the Bais Ya'akov teachers and pupils are evidently aspiring to place their quest for modesty on a par with the prestigious male mission of learning Torah.

Spending Time with the Woman You Love

31 As exhibited in numerous self-help books for Haredi men, the yeshiva underwent a major conceptual alteration beginning in the late 1980s. This institution is no longer exclusively seen as a male haven for coping with the yaiṣer ha'rah, but a place where the scholar learns how to contend with a variety of prohibitions, daily urges, and contingencies. For example, a row of published books and pamphlets exhort kollel members to spend more time at home for the sake of filling the aforementioned role of “domestic teacher.” In this capacity, men will be able to “import the yeshiva atmosphere” to the household – a realm that was once under the exclusive jurisdiction of their wives. Furthermore, kollel members are enjoined to develop close relations with their spouses, take an interest in their daily routine, and provide emotional support for the entire family. A couple of the manuals advise readers to forgo the solitude of the yeshiva and spread Talmudic wisdom to their homes, neighborhoods, and beyond. Similar thoughts were raised in our interviews. According to our informants, the seminary remains the lone place for restraining the body and complying with appurtenant taboos. That said, by availing themselves of the textual and interpretive skills acquired therein, the men can impart Toranic norms and ethics to their kin. In the process, kollel members will improve their domestic standing. As per this new mindset, the perception of women has also been appreciably modified. Whereas women were previously viewed as hostile forces that, not unlike the snake in Paradise, are in league with the yaiṣer ha'rah, they are now perceived as juvenile creatures that require manly supervision.

32 In his well-received book, Spend Your Life with the Woman You Love, Hayim Meir Halevi Vazner discusses the ultra-Orthodox man’s relationship with his spouse and expanded role within the family unit.16 The chapter on marital relations and the evil inclination opens with the following advice: Every man in Israel must know that most problems and turmoil in the house are caused directly or indirectly by men; or we know that at least men could have prevented them […] Because the husband has persevered and is immersed in his studies, and because he dwells in the world of the Torah […and is well-versed in] religious matters, he is prepared and trained to pour this goodness into the house […] Since Torah brings joy and grace […], all the treasures that the student learns in the study hall must be brought home […] The husband] must be happy and kind,

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and project his psychological fulfillment onto his wife and children […], for the [elements of the] triple bond – men, women, and Torah – are connected and empower each other; and when there is joy in this bond, and there is the wish to build a home that is grounded on Torah, all this kindness grows and blossoms and is predicated on the sense of awe (1986: 9).

33 While the link between piety, Torah knowledge, and communal norms is entrenched in the Haredi literature, Vazner shifts the spotlight away from the yeshiva. He argues that learning Torah should not be confined to the seminary, but extended to the domestic sphere as part of the kollel members’ paternal responsibility to impart the ultra- Orthodox worldview to his family. By heeding this advice, the Haredi man will bolster his standing at home. Many of our interviewees expounded on this paradigm shift, including a Lithuanian kollel member by the name of Yehezkel: “We are now told that in order to deal with our yaiṣer ha'rah, it is necessary that we teach our wives and kids the ways of the Torah. We have to sit with her [i.e., the wife] and teach her the wisdom and help her do the right thing.” By working in tandem, Yehezkel posits, the couple can avoid setbacks in its battle against “the yaiṣer.”

34 The long-standing ultra-Orthodox model of piety deems the yeshiva, by dint of the safe haven it provides from the corrupting outside world, to be the only institution capable of defending and sustaining the enclave. Under the current dispensation, though, the seminary is also entrusted with teaching students how to handle domestic and emotional problems. Equipped with Torah knowledge and wisdom, the kollel member has the requisite skills to preside over a “God-fearing” household. Among his domestic responsibilities is to provide his wife emotional succor by listening to her needs and openly supporting her.

35 Haredi thinkers are even drawing analogies between the struggle against the yaiṣer ha'rah in the traditional Jewish ethical literature 17 and the feats of the Israeli soldier- hero. For instance, Shimon Vaanunu shares a thought that he had while boarding a bus in Jerusalem amid a spate of terrorist attacks in the mid-1990s: There I saw a yeshiva boy sitting and studying a page of Gemara lishma [for no ulterior motives]; and I realized that merely through this [act], his study, he has hindered and prevented a suicide bomber from exploding and massacring people, even far away from him, and we realize that through his studies he has saved many souls in Israel and that only those who rise to heaven can understand this act and comprehend how the Torah provides life to its possessor (Vaanunu, 1998: 1).

36 The writer believes that a public display of learning singlehandedly thwarted a terrorist plot. Put differently, he equates Torah study with military service.

37 According to the younger generation of Haredi rabbis and students, the yeshiva is not a refuge for avoiding temptation. On the contrary, it is an institution for learning how to actively cope with the evil inclination wherever one may be for the purpose of contributing to the wellbeing of the family, denomination, and society at large. In response to our questions about the yaiṣer ha'rah and ethics, a yeshiva student from Jerusalem underscored the husband’s present role in the changing ultra-Orthodox family: Today, in order to be a Jewish father, you have to become an educator. This is your mission as a father. This is how you enable your children to grow and develop morally. In the past, men dedicated themselves to the yeshiva, but today we all understand that in order to educate good men for a typical Haredi life, [in order to cultivate] a person who will maintain the ambience of the yeshiva and the Talmud

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at home, we must let the fathers do the work, to educate according to the yeshiva [way] and pass it on to his family.

38 In sum, Haredi publications and our interviews with seminarians demonstrate that male piety is being reinterpreted as an undertaking that also encompasses the domestic sphere. Put differently, the sector’s taboos against leaving the yeshiva or spending too much time with the wife and children are steadily fraying. Moreover, the “domestic teacher” is being couched in heroic terms. Under the social conditions in modern-day Israel where the body, according to the Haredi worldview, is being exposed to myriad secular temptations of the flesh, mind, and spirit, it is all the more difficult to walk in the path of the Torah. As a result, it is incumbent upon the ultra-Orthodox community to adapt its ideology to overcome these “unprecedented” challenges.

Creating an Inner Sanctuary: The Female Model

39 While kollel members are being encouraged to apply their Torah wisdom at home, their spouses are finding innovative ways to maintain a high level of piety outside the boundaries of the household and enclave. A rash of changes sweeping through Israeli society has opened up new opportunities for young Haredis to participate in various frameworks beyond their community’s purview. The phenomenon of ultra-Orthodox women securing jobs outside of the house is already old news, but they have now begun to work beyond the enclave’s walls, engrossing themselves in academic studies and the business world (Layosh, 2014). In light of the above, Haredi schoolgirls need skills and techniques that will allow them to continue pursuing their spiritual quest on secular ground. “In a generation like ours,” one of the Bais Ya'akov teachers said, “women need to work outside of their homes because they have accepted the yoke of employment. Hence, she needs to learn how to create an inner home – one that she can take with her whenever she leaves her house.”

40 According to many of our Bais Ya'akov subjects, modesty rules help ultra-Orthodox women that venture beyond the safety of their abodes forge an “inner sanctuary” with which to repel the evil inclination and readily commune with God. Instead of safeguarding themselves by means of physical isolation, these girls are embracing the public sphere; when necessary, though, they seek refuge in their mobile sanctuaries. Unlike Haredi men who consider the secular world a defiled realm in which the yaiṣer ha’rah constitutes a grave threat, the women do not believe that they are susceptible to the temptations of this expanse; they merely view it as a sphere that is rife with “those who deny the inner world.” As posited in Instilling Modesty in the Students, one of Bais Ya'akov’s in-house pamphlets, the power is in the ultra-Orthodox woman’s own hands: A girl who invests in her inner world […], [who] constantly checks what the Holy One blessed be He wants of her […] builds a rich inner world right now, which will accompany her in her own house, which will go with her after a hundred and twenty years18 to her final abode, to the world that she built throughout her lifetime (Rosenthal, n.d.).

41 Besides tightening the rules of modesty and carnality, Haredi women believe that these practices create a sort of haven for communicating with “the holy One blessed be He” whenever the need arises. The life-long struggle with the yaiṣer ha'rah apparently facilitates an ongoing relation with God. Put differently, the quest for modesty is a constant reminder of the shekhinah (divine presence) and the woman’s own religiosity. According to one of the Bais Ya'akov instructors, “The LORD knows the depths of my

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soul – the fact that He knows this is what gives me the strength not to externalize myself for others. I am with God. He knows, and that is all I need.” Since God is always by her side, the teacher has no need for others to validate her existence, approve her lifestyle, or assign her a role. As per this narrative, the ultra-Orthodox woman’s calling in life derives from within – from her inner pursuit of modesty. This spiritual enterprise helps the individual connect to God and distinguish herself from the “externalized” surroundings.19

42 In summation, these young men and women are calling into question and reinterpreting the established ideals of the “Torah scholar” and “virtuous mother.” Correspondingly, the gendered missions against the yaiṣer ha'rah are in flux. For the ultra-Orthodox man, the current model of piety involves venturing beyond the safety of the yeshiva and entering new frontiers. The main sphere of duty is the home, but he can even reach secular frameworks that were once off-limits to the entire community. As opposed to the passive model of yesteryear, the kollel member has been thrust into a more active role. The antidote to the evil inclination is no longer yeshiva-based asceticism, for the “battle” is now being waged in the house, the workplace, and other profane realms. Nowadays, then, the seminary is understood as a place for learning how to influence and regulate the male body in new spheres of activity. With respect to Haredi women, the ideal of the “virtuous mother” is being challenged by a novel modesty paradigm. The notion of the yaiṣer ha'rah is no longer alien to the female discourse. While keeping the inclination at bay by means of corporeal practices, women are reinterpreting the meaning of modesty and transforming it into a spiritual outlet for regularly bonding with God. This relationship is conducted in a mobile, personal sanctuary that is readily accessible beyond the enclave’s borders. As more ultra- Orthodox women take jobs outside their neighborhoods, their complex modesty mission and endless struggle with the yaiṣer serve as constant reminders of the divine presence. In light of the above, the current model is expanding the Haredi wife’s opportunities for enhancing her community’s spirituality.

43 One of the defining elements of both the male and female transformations is the growing role of prohibitions and transgressions. That said, the strategies for fulfilling the missions that are assigned to each of the sexes vastly differ. According to the emergent male paradigm, the husband’s authority is supreme. By virtue of his Torah knowledge, he is expected to leave an imprint on his family and even parts of the secular world. Conversely, the woman plays an auxiliary role in this narrative and can only influence herself. Pursuant to the new female ideal, however, the wife has an unmediated, direct route to piety. The ultra-Orthodox man’s erudition indeed constitutes a source of power, but the woman’s special relationship with the LORD gives rise to a unique and autonomous female virtue. Although this role might seem negligible, it sharply diverges from the established model in which the wife’s contribution runs entirely through her spouse and children. That said, even under the current paradigm, she can only directly affect her own life, so that the gendered “division of labor” remains in force.

Conclusion

44 Ultra-Orthodox religiosity in Israel is emblematic of the present-day challenges to fundamentalist norms. This article has focused on Haredi-Lithuanian attitudes to

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female and male piety, carnality, and related taboos through the prism of the yaiṣer ha'rah. In the process, we have analyzed the shifting relations between conceptions of the body and piety models in this particular community’s lifestyle. According to both the group’s established and up-and-coming outlooks, men and women struggle against the evil inclination on a daily basis and thus determine their body-based practices in response to this encounter. As the research on ultra-Orthodoxy in Israel demonstrates, the sector’s main strategies against temptations of the flesh have heretofore been to reinforce the following elements: its members’ asceticism, the enclave’s borders, gender separation, and bodily prohibitions. For Haredi men, the lynchpin of this approach is the admonition to spend most of their waking hours studying in the yeshiva, while keeping their dealings with the temporal and corporeal realms to a bare minimum. For women, it has entailed sequestering themselves at home for the sake of avoiding “polluted” modern spheres. Additionally, they have fully dedicated themselves to rearing large families under extremely modest conditions and instilling Haredi values in their children. Pursuant to long-standing Haredi beliefs, the modern city is teeming with defiled public spaces and other formidable obstacles that tempt devotees to violate the sacred. For this reason, the urban environment poses a mortal threat to the group’s piety and very existence. The older generation believes that the only way to defend the “holy community” against these perils is via isolation and a gendered division of labor. However, as our findings illustrate, these prohibitions are being challenged by young devotees, both men and women alike. More specifically, the sector is currently in the midst of a transition from ascetic-cum-reclusive fundamentalism to a piety grounded in interaction with society at-large and changing marital relations. Unlike Davidman’s subjects (2014), our informants are casting doubt upon the entrenched models of piety. However, they have no intention of straying from the enclave or adopting a secular lifestyle. For instance, men are advised to use their Talmudic knowledge in domestic and public realms. First and foremost, they have been urged to embrace the role of “home teacher.” Insofar as Haredi women are concerned, they are validating their existence, assuming a direct role in the familial and community-wide quest for spiritual transcendence, and impugning the notion that “virtuous motherhood” is their sole path to olam ha'bah (“the world to come”) by tightening the rules of modesty.

45 Why have these developments transpired over the past few decades in Israel? And what are the ramifications thereof on the general scholarly discourse regarding changes to religious groups? In our estimation, there are three likely catalysts behind these phenomena. First, the ultra-Orthodox population in Israel has skyrocketed over the past fifty years. More recently, the global economic recession and cuts to the welfare state have drained the community’s financial resources, thereby compelling more Haredis to join the ranks of the employed. As a result, the old pious models of the Torah scholar and the virtuous mother are no longer sustainable. Second, the sector is no longer a “community in-the-making.” In fact, Haredis are now a force to be reckoned with in Israeli politics and the urban sphere. Ultra-Orthodoxy’s rapid growth and the institutionalization of every facet of its communal life have stirred up demand for behavioral paradigms that are firmly planted in the temporal world as well as Jewish religious norms that are more amenable to the greater Jewish public. Against this backdrop, there is a growing need for models of piety that both men and women can emulate outside the enclave’s borders. To this end, it behooves the community to redefine the rules that govern its members’ bodies, to reinterpret carnality, and modify

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current gender relations. Lastly, throughout this period, Israel has been under constant threat from external adversaries. For this reason, among the top criteria for inclusion in mainstream society is active participation in various civil and national frameworks, especially those that pertain to state security. Correspondingly, Haredis are thirsting for greater acceptance from the rest of the Jewish populace. Although the sector largely eschews military service, members have found other channels for giving back to the country. Moreover, they have partially adopted the Zionist ethos and the country’s models of citizenship and voluntarism. These, then, are the developments that have elicited significant changes to the above-mentioned ultra-Orthodox paradigms of religiosity.

46 The all but unanimous support within the community for military operations in the occupied territories and massive Haredi enrollment in various defense and first-aid organizations, such as the police, the army (albeit it haltingly and sparingly), the civil National Guard, the Israeli Red Cross, and most notably Zaka (an ultra-Orthodox rescue and recovery organization) all attest to this systemic reboot. What is more, these phenomena betray a gradual shift in how fundamentalist groups view the body and carnal taboos (Davidman, 2011). As these sorts of movements grow and institutionalize, our findings reveal that they adapt their strategies. Interestingly enough, our case study indicates that the ensuing reactions differ for men and women. While Haredi wives assume roles outside the household, their spouses are being drawn home. This turn of events naturally leads us to the question of whether such developments can be interpreted as a challenge to the gendered division of fundamentalist societies the world over.

47 Similar to other fundamentalist groups (Abu-Lughod, 1986, 1998; Avishai, 2008; El-Or, 2010; Fishman, 2009; Griffith, 2000), ultra-Orthodox men and women are expressing discontent with their one-dimensional roles, and some are even clamoring for reform (Fishman, 2008; Leon and Lavie, 2013). To some extent, this phenomenon may be viewed as subversive, for it is blazing a distinct and autonomous path for Haredi female piety and raising doubts as to the ascendance of Talmudic study. In many respects, this shift is empowering ultra-Orthodox femininity, as the sector’s women are no longer relegated exclusively to the functions of mother and wife. Alternatively, the men are improving their domestic standing by spending more time with the family. On the other hand, these same trends are also buttressing many conservative principles: gendered religious roles; ascetic piety; and suppression of the female body and sexuality via onerous corporeal strictures, to name but a few. Despite the radical dimensions of these emergent models, in the final analysis they are simultaneously bolstering traditional precepts.

48 In any event, the case study on Israel’s ultra-Orthodox Lithuanian community – not least the internal criticism of its gendered ideals and practices – places the spotlight on a fundamentalist society in the midst of an ideological realignment. As burgeoning fundamentalist movements gain their bearings and\or its members feel a strong desire to contribute to the greater good (e.g., to lend a hand to Israel’s struggle against terrorism), their educators, among others, find innovative ways to allow the flock to interact with mainstream factors beyond the enclave’s walls. For instance, creative interpretations are put forth for the norms of both men and women. In light of the above, the following question begs asking: Are these particular findings relevant to the overall picture of institutionalized religious behavior?

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49 The present article concentrated on a single group within Israel’s ultra-Orthodox populace, so that we do not purport to cover every nuance of this multifaceted sector. Be that as it may, meticulous ethnographic studies are capable of highlighting phenomenon that are germane to broader contexts. Against this backdrop, are the transformations in our case study unique to Israeli Lithuanian ultra-Orthodoxy, or are they “standard procedure” for any society entering a new phase of institutionalized fundamentalism? The question of the “bourgeoization” or “mellowing out” of radical groups merits further research. Are fundamentalist groups at this stage in their development open to interactions with society at large? With respect to our case study, the answer is a resounding yes. By reinterpreting the concept of yaiṣer ha'rah, ultra- Orthodox men are expanding their ambit from the yeshiva to the domestic realm, while the group’s women are constructing inner sanctuaries that enable them to maintain high standards of modesty even beyond the thick walls of their fundamentalist redoubts.

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NOTES

1. A synonym for ultra-Orthodox, the term “Haredi” derives from Isaiah 66: 5: “Hear the word of the Lord, you who tremble [ḥaredim] at His word” (Heilman and Friedman, 1991: 198; Heilman, 1983, 1992). 2. Both terms shall be explained at length in the next section. 3. According to Vasserman, there are sharp differences between the Lithuanian and Hassidic camps. Whereas the former endeavors to attain piety through Torah study, the latter is organized around an ethic of kedusha (holiness) (Vasserman, 2011). In any event, both communities include many distinct sub-groups that are differentiated by origin, rabbinic leaders, customs, etc. 4. As secular Zionism was established, Ultra-Orthodox Jews percieved Zionism as a threat to Jewish faith and observance. They also firmly believed that is it forbidden for Jews to reconstiture rule in the Land of Israel and must wait for a godly action. These ideas run contrary to Religious-Zionists groups who embraced, supported and even sanctified Zionism (Aran, 1991).

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5. Yeshiva is the Hebrew word for the Eastern European-style Talmud seminary – a center for male worship, study, and fellowship. From an ultra-Orthodox standpoint, it refers to a male institution dedicated to the study of Torah. 6. For instance, a couple of Haredi women have decided to run for Israeli Parliament. 7. These developments cast doubt on the affinity between Israeli and North American ultra-Orthodoxy. For a detailed account of the latter: see (Sarna, 2005). 8. Ba'alei tshuva are secular Jews who have “returned” to the fold of Orthodox Judaism. 9. A kollel is a yeshiva program for married students. 10. The Ma'ayanot seminary is affiliated with Bais Yaakov (House of Jacob), a Haredi all- girls school network that is part of Israel’s Chinukh aṣma'i (Independent Education) system. Founded by Sarah Schneirer in 1917, the network began as a small academy in Krakow with all of thirty pupils. However, the pioneering school grew at a brisk pace, gradually expanding into the Bais Yaakov Network – the largest ultra-Orthodox high- school chain for girls. As Weissman demonstrates, Schneirer sparked a revolution in Jewish female education (Weissman, 1995). 11. For a detailed description of this method see: Stadler (2007). 12. Due to the gender separation enforced at Haredi Yeshivas, we were only able to employ this method at Ma'ayanot. 13. The reams of Haredi-authored outreach material (pamphlets, cassettes, etc.) that are targeted at secular Israelis, other observant camps (e.g., religious Zionists), and non-Jews (Caplan, 2007) are beyond the scope of this article. 14. The topic of the yaiṣer ha'rah comes up sporadically in the literature on Haredi women’s participation in the workforce (El-Or, 1994, 2006; Neriya-Ben Shachar, 2011; Sered, 1992). However, the topic has yet to garner the attention it deserves. 15. For example, a menstruating woman is forbidden to so much as touch her spouse (Hartman and Marmon, 2004; Sered, 2000). 16. The title of this book derives from Ecclesiastes 9: 9: “Live joyfully with the wife you love, through all the fleeting days of the life that God has given you under the sun.” 17. E.g., Ḥovot ha'levavot (The Duties of the Heart, n.d.), an eleventh century work by Bahya ibn Paquda; and Moshe Chaim Luzzatto’s Path of the Just (1740). 18. Among Jews, it is customary to wish a colleague a long life with the words Ad me'ah ve-esrim (“May you live until a hundred and twenty”). 19. Fader (2009) discusses a similar trend in the American ultra-Orthodox context.

ABSTRACTS

The meeting with an ultra-Orthodox group in Israel reveals their internal work to protect themselves from the harmful influences of the surrounding society. The new generations call into question the immutable figures of the man devoted to study and of the mother devoted to the family. Male asceticism and feminine virtue change in interaction with the world.

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La rencontre avec un groupe ultra-orthodoxe en Israël révèle le travail interne de ses membres pour se préserver des influences néfastes de la société environnante. Les nouvelles générations remettent ainsi en question les figures immuables de l’homme adonné à l’étude et de la mère dévouée à la famille. L’ascèse masculine et la vertu feminine s’infléchissent au contact du monde.

El encuentro con un grupo ultraortodoxo en Israel revela su trabajo interno para preservarse de las influencias nefastas de la sociedad circundante. Las nuevas generaciones cuestionan así las figuras inmutables del hombre dedicado al estudio y de la madre devota de la familia. La ascesis masculina y la virtud femenina se desalinean en el contacto con el mundo.

INDEX

Mots-clés: fondamentalisme, [email protected], ultra-orthodoxie, Haredi, penchant pour le mal, genre, Israël, judaïsme Keywords: fundamentalism, taboos, ultra-orthodoxy, Haredi community, evil inclination, gender roles, Israel, Judaism Palabras claves: fundamentalismo, tabús, ultraortodoxia, Haredi, inclinación por el mal, género, Israel, judaísmo

AUTHORS

NICOLAS STADLER

Université Hébraïque de Jérusalem –

LEA TARAGIN-ZELLER

Université Hébraïque de Jérusalem – [email protected].

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Boundary crossers The “Jewish Buddhists” and Judaism’s symbolic boundaries in a global age Passeurs de frontières. Les « juifs-bouddhistes » et les frontières symboliques du judaïsme à l’ère de la globalisation religieuse Contrabandistas fronteras. Los límites "judíos budistas" y simbólicos del judaísmo a la era de la globalización religiosa

Mira Niculescu

1 In the late sixties in New York, a college student named Suzanne Krieg was taken by her parents to a “cult clinic” because she was practicing Zen meditation. There a doctor was to have a conversation with her and determine if she was sane or had lost her mind. “He had the power to have me locked up in an institution,” she recalled during our interview at the San Francisco Zen Center in the summer of 2009. She has now been a resident Buddhist nun there for more than a decade. Today, in the same city, synagogue Beth Shalom, a large American mainstream conservative congregation, has a meditation room in which rows of dark blue Zen meditation cushions await congregants before their prayer services1. This is not an exception. Increasingly over the last decade, throughout the United States, but also in Israel, Canada, Australia, England and even France, “Jewish meditation,” whether Buddhist-inspired or traditionally Jewish, is being offered in Jewish institutions of all denominations.

2 How did such a cultural change occur, in such a short time? How did we get from denunciations of Buddhist meditation as “cultic” not even five decades ago, to seeing “meditation” classes throughout the Western Jewish world today?

3 I would like to suggest that it is those who are called “jewish Buddhists” themselves who have been instrumental in bringing about this change.

4 Jewish Buddhists – or Jubus, as they have been called since the publication of the Jew in the lotus (Kamenetz, 1994), can be roughly defined as Jews who claim to be connected both to Judaism and Buddhism. After its beginnings in Europe at the turn of the twentieth century (Baumann, 1997), this phenomenon mainly appeared in America with the counterculture of the sixties. Studies speak today of Jewish Buddhists in

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various Western counties: in Canada (Vallely, 2008), France (Obadia, 2007, 2015; Niculescu, 2014) and Israel (Loss, 2010; Pagis, 2015). Still, the “Jewish Buddhists” phenomenon remains mainly an American one. This is why in this article I will focus on the American scene. There, since its popularization subsequent to the Jew in the lotus, the phenomenon has been increasingly addressed in the Jewish press, in popular literature, and on the internet. Yet in spite of their growing visibility, Jewish Buddhists remain a marginal phenomenon within the Jewish world. The few studies published have estimated that they represent from 3 % or 16 % (Coleman, 1999: 95) to 30 % (Linzer, 1996:12) of the Buddhist practitioners in America2, and comprise about 50 % (Linzer, ib.) of the Western scholars of Buddhism. While these numbers become more noticeable when considering that American Jews form less than 3 % of the American population, this phenomenon remains quantitatively marginal: according to a recent evaluation, no more than 5 % of American Jews would call themselves “jubus” (Boys, 1997: 17).

5 Jewish Buddhists are therefore twice marginal: quantitatively, they are a minority within the Jewish field; symbolically, they stand on Judaism’s symbolic borders.

6 Because this phenomenon mostly consists in a constellation of individual strategies of subjective bricolage between Judaism and Buddhism, it has largely been viewed through the lens of individualism: most works on the topic have been describing it as a subjective dialectical journey, from Judaism to Buddhism and back (Linzer, 1996; Vallely, 2008; Obadia, 2015; Niculescu, 2014). From a sociological perspective, in previous articles, I have looked it from the perspective of the relationship between the individual and Jewish institutions (Niculescu, 2012, 2014). Here I address this relation again, but this time focusing, not on the reactions of the system but rather on the way individuals impact it.

7 Using Barth’s concept of “agents of change” (1969) to explain cultural change, I look at the shifts in Judaism’s symbolic boundaries caused by the Jewish Buddhist’s own positions and choices. I consider how Jewish Buddhists, through their own individual spiritual and professional trajectories, have made a collective impact on the Jewish field over the last four decades.

8 Using Bourdieu’s conception of religion as a language, and of religious groups as fields of human activity governed by the relationship between supply and demand (1971), I suggest that by acting as importers and translators of Buddhist meditation within the Jewish world, Jewish Buddhists have caused Judaism’s symbolic boundaries to shift, both externally and internally. Externally, they have done so by inviting Buddhist- derived practices to enter the contemporary Jewish spiritual supply, thereby increasing the porosity of Judaism’s outside boundaries; and internally, they have done so by triggering, directly or indirectly, the growth of the practice of meditation as a new spiritual supply within the mainstream Jewish world. By doing so, I will argue that they have caused a reshaping of the Jewish religious field.

9 In this article, I describe these processes as an example of the way individual strategies can impact a religious group – that is, in Barth’s terms, how the margins can impact the center.

10 Through ethnographic interviews and the Critical Discourse Analysis (Fairclough, 1995) of the writing of six American born Jewish teachers, I will try to show these processes by focusing on the trajectory of these “agents of change”.

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Boundary breakers: the counter-culture, the dharma, and the Jews

11 After an early start in Europe at the dawn of the twentieth century when Jewish intellectuals were discovering the teachings of the Buddha (Baumann, 1997), the phenomenon of the “Jewish Buddhists” really took off after World War II. It did so especially with the rise of the counter-culture, a broad cultural movement sparked by the educated middle and upper class within the baby boomer generation. Responding to the deep upheaval shaking the Western culture they had been born into (the aftermath of World War II3, the Shoah and the atomic bomb, the decolonization conflicts, the Cold War, and the persistence of social and racial inequalities4), they set out to go “against” the norms and values of the culture of their parents, and experimented with new ways of being in the world- hence the expression “counter- culture.” Although mainly in America, the counter-culture was also speaking in England and France, speaking to a deep general crisis of Western modernity.

12 Such was the fertile ground of a cultural protest movement, which led many students, artists and intellectuals- to turn into a “generation of seekers.” (Roof, 1993). They were called “seekers” precisely because, while relinquishing the religions of their fathers (namely Judaism and Christianity), they were in search of spiritual alternatives. And in this search, many “turned East” (Cox, 1978) towards other belief and practice systems. They did so just in time to meet the globalization of Buddhism, Hinduism and yoga (Baumann, 2001; Baumann and Prebish, 2002; Turner and Khondker, 2010), a trend expressed in particular via the transnationalization of religious groups from various Asian countries (India, Japan, Tibet)5. Indeed, as Roof puts it aptly: The counterculture sensitized the better educated to new values and experiences, encouraging them to be more open and experimental in matters ranging from family and sexual styles to religious views. The so-called “new religions” – Zen Buddhism, Meher Baba, transcendental meditation, and many others – also flourished, introducing students to eastern spirituality (1993: 51).

13 The American Jewish-born Buddhist teacher Wes Nisker in his spiritual autobiography (aptly called The big bag, the baby boom and the Buddha) helps understand why so many young Westerners of his time would turn towards Buddhism in particular: We were born into a time of physical and metaphysical disruption, of homelessness and uncertainty […] We lived through so many revolutions – social, political, sexual, and scientific – that our heads are now permanently spinning (2003: 9, 13).

14 The exploration into other spiritual paths was either facilitated by an already existing disconnection with inherited Western religions, as was the case for Nisker, or paired with a relinquishing thereof: Roof reports that in his study, “over 60 % of the young adults […] dropped out of active involvement for a period of two years or more”. A figure, he specifies, that is “somewhat higher for Jews and mainline Protestants” (2003: 55).

15 Indeed, among the Western “spiritual seekers,” especially in the newly emergent Western Buddhist circles, the number of American Jews was noticeable (Prebish, 1998: 2; Coleman, 1999: 95). Why were these baby boomers, mostly from Ashkenazi6 secular backgrounds7 so attracted by the teachings of the dharma8? While most scholars studying the Jewish Buddhist phenomenon have argued that the choice of Buddhism

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for the Jews had to be understood as a direct reaction to a spiritual crisis triggered by the Shoah (Linzer, 1997; Gez, 2011), Nisker’s account suggests other motives: For me, as for others of my generation, the teachings of the Buddha spoke directly to my personal confusion. Many of us lived with a perpetual identity crisis, and Buddhist meditation practices promised to get us to the bottom of the issue of “self,” or even better, well beyond it. Buddhism also offered us the solace of vast perspectives and methods to cope with the torrents of change we were experiencing (2003: 14).

16 For Nisker, Buddhist practice was simply the best ways to help young Westerners like himself cope with existential anxiety. This resonates with the majority of my respondents’ accounts, including those whose profiles are described below. Yet both interpretations are correct. As I have suggested elsewhere (Niculescu, 2014), what made Jews proportionally more visible in Buddhist circles can be explained by three other factors: first, Buddhism, as a non-theistic path, was not contradicting directly Judaism’s prohibition of idolatry; second, adhering to Buddhism was less taboo than adhering to Christianity or Islam (two competing monotheistic religions and two cultures with which Jewish communities had sad historical records of conflict and religious oppression); and third, Buddhism addressed the question of suffering, which had been central throughout Jewish history and had just painfully climaxed with the Shoah. Together, all these reasons may explain the Jewish visibility in the new Western Buddhist circles (cf. Kamenetz, 1994; Lew, 1999; Nisker, 2003).

17 By embracing Buddhist practice, these individuals crossed Judaism’s religious symbolic boundaries. But they became an unusual type of boundary crossers: ones that stay on the border line. The reason was that for them, adopting Buddhism did not mean ceasing to be a Jew. Nisker for example, a Buddhist teacher with no formal ties with Judaism, asserts: “Through it all, I still considered myself Jewish. Maybe that’s because you can’t convert out of being Jewish just as you can’t convert out of being Italian” (2003: 12).

18 Even more so, for many, as we will see, embracing Buddhism actually led them to eventually come closer to Judaism, either informally (through (re)connecting to Jewish spirituality) or formally (through (re)connecting to some form of religious practice9). Indeed, what is significant about the phenomenon of the Jewish Buddhists, as scholars observing the phenomenon in the seventies in California (Linzer, 1997) and in the early 2000’s in Canada (Vallely, 2008) and in France (Obadia, 2015; Niculescu, 2014) have noticed, many of those who are called “Jewish Buddhists” claim to have “come back” to Judaism, as an effect of their Buddhist practice.

19 This movement of “return to religion”, although not systematic, is a core characteristic of a “seeker generation”: according to Roof, “what is really significant religiously is not that they drift away, but whether or not they return to these institutions later on in their lives – which many are now doing” (1993, p. 56). This is why it is important to understand that Jewish Buddhists are not just Jewish-born individuals who crossed over to Buddhism. They are those individuals who subsequently crossed over again back to Judaism – to various degrees and extents, thus completing a dialectical process of “exile and return” (Vallely, 2008: 23). And what makes it a social phenomenon rather than a quiet constellation of individual bricolages, is that for some of them, crossing back meant taking initiative, especially in introducing other Jews to meditation, either Buddhist, or Jewish, or both. By doing so, they turned into “agents of change.”

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20 “Agents of change” is a concept introduced by Norwegian sociologist Frederik Barth in his study on “ethnic groups and boundaries.” When examining the processes of “culture contact and change” (1969: 31), he focuses on the charcters of “agents of change,” which he calls “innovators.” For him, “agents of change” are individuals, generally coming from the elite of a given culture, who make the larger cultural boundaries shift due to the impact of their own choices and positioning vis à vis the system. This is why for Barth, when wanting to understand boundary change, one has to look at these individuals, “examine the strategies that are open and attractive to them, and wonder what are the organizational implications of different choices on their part” (1969: 3).

Boundary blurrers: six Jewish characters in quest of their story via Buddhist practice

21 Let us now look at the specific “agents of change” whose action will be described below. They are middle or upper-class American-born Ashkenazi Jews from the East and West Coasts (mainly the New York or Los Angeles areas). With the exception of Maisels and Lester, who are born in early seventies, they are all frm the Baby boomer generation, born after World War II. Except Lew, who passed away a few months before I first came to San Francisco, I interviewed each of them between 2009 and 2016, in San Francisco, New York or Jerusalem. The quick portraits below are extracted from these interviews and in some cases from their autobiographical writings. Whatever Jewish world they came from – secular, reform, conservative or orthodox, they have comparable landmarks in their trajectories: they were all exposed to Judaism in their primary childhood, from which they have kept positive memories; they all have chosen to practice Buddhist meditation because they were in search of something they could not find in Judaism (spirituality, existential answers, a concrete account of the truth of their life experience, an efficient pragmatic method to cope with anxiety…); they are all today teachers of meditation: either Jewish, or Buddhist, or both.

22 I present them here gradually according to their Jewish background: from the least orthodox to the most, although no profile is clear-cut.

23 Alan Lew was born in Brooklyn to a family in which half of his grandparents were observant – his grandfather was an orthodox rabbi, and half, not. After spending the first years of his life in the traditional world of Yiddish Brooklyn, as his family followed the gentrification pattern and moved to the residential suburbs of New York, his life still became totally secular. After a long spiritual search during which he looked into many spiritual paths in a quest for inner peace and coherence, Lew engaged thoroughly in Zen meditation. After ten years of practice, while he was about to be ordained a Zen monk, he realized he could not totally cross to the other side. Here is how he explains this moment: The problem wasn’t that I felt I was betraying god. In fact, when I was sitting in zazen, I often felt more in contact with god than I ever had before. But I felt I was betraying my soul. Mine was a Jewish soul. I was betraying myself. […] Zen meditation, which focused on the present moment […], allowed me to overhear the constant arguments going on in my head. Now I heard something else, underneath, after all the veils were drawn back. I confronted my essence, and my essence was Jewish (Lew, 1999: 120).

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24 Of course, this account, which comes from Lew’s spiritual autobiography, is a reconstructed exemplary narrative aiming to be inspirational, as are most retrospective accounts of conversion (Tank-Storper, 2007). Yet it gives us a glimpse into this moment of symbolic border crossing, and at the inner limits that can be felt at different points by different people. For Lew, that meant returning within the fold of Judaism’s symbolic boundaries: after this turning point, Lew decided to become a rabbi.

25 Hillel Lester grew up in a Reformed community in Orange County, California. Soon disappointed by synagogue life which as a teenager he found “not beautiful, not engaging,10” he started exploring other spiritualities, namely Tibetan and Zen Buddhism. Towards the end of high school, when his parents got involved with the Jewish Renewal movement, he started learning with David Cooper, a Renewal rabbi who had spent decades meditating in the Sufi and Vipassana worlds, and who was teaching ecumenical forms of Jewish meditation informed by these other traditions. Over the years, Lester became more orthodox and more interested in meditation practices that are specifically Jewish. He eventually moved to Israel and joined a neo-Hassidic Zionist yeshiva, where he was ordained a rabbi.

26 Norman Fischer was a close friend of Lew’s. He grew up in a traditionalist Conservative Jewish world near Philadelphia, and enjoyed the Jewish learning he was provided with. But as soon as he became a young adult, he decided to explore other paths, because he felt Judaism was not addressing his existential questions. When a passion for truth, for the real, began to consume me. It simply never occurred to me to seek answers in Judaism, in any other religion for that matter. In fact, to me, religion seemed the opposite of what I was interested in. I was consumed with questions (2003: 253).

27 Fischer’s critique of Judaism frames itself as a critique of organized religion in general. In that sense, he is representative of most Buddhist Jews, which take Buddhism not as a religion but as a “spirituality” – in the Foucaldian sense of spiritual practice as a “practice of the self” – une “pratique de soi” – (1981-1982). When he moved to San Francisco, Fischer started practicing intensely Zen meditation, became a Zen monk, and received the prestigious title of Zen Abbot. The death of his mother brought him back to the synagogue and closer to Jewish practice – although in an autobiographic article, he specified for his readers that this was for him “more of a family tradition rather than an individual quest11.”

28 In her spiritual autobiography (1997), Sylvia Boorstein declares she had only good memories of the orthodox Brooklyn world she was born into – a world which she describes as traditionalist, open and warm. Yet once married and away from this very Jewish New York world, she progressively parted from its lifestyle and became less and less observant. Confronted later on in life by existential angst, she tried Buddhist meditation, under the recommendations of her husband who had been himself a spiritual seeker and had explored many paths. Sylvia was very taken by Insight Meditation, a Western translation of the Vipassana school of Buddhism, and after years of practice, she became a Buddhist teacher. At the opening of her autobiographical book on being both “a faithful Jew and a passionate Buddhist,” she recounts how Judaism suddenly resurfaced in her spiritual life, along her Buddhist practice: In the middle of a Buddhist meditation retreat, my mind filled with a peace I had not known before – completely restful, balanced, alert, joyous peace – and I said, baruch hashem (“praise to god”). The next thing I did was say the Hebrew blessing of thanksgiving for having lived long enough, for having been “sustained in life and

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allowed to reach” that day. The blessings arose spontaneously in my mind. I didn’t plan them. My prayer life in those days was a memory rather than a habit, but the blessing felt entirely natural (1997: 1).

29 Since then, without changing a thing in her career as a Buddhist teacher, she has invested again in Jewish prayer and learning which she integrates with her Dharma practice, and she has endeavored to teach meditation to rabbis (Niculescu, 2015).

30 James Maisels grew up in the Pennsylvania countryside in an Ashkenazi family from South Africa with an orthodox background. Yet for practical reasons, James’ family joined a Conservative synagogue, and James grew up between traditional observance and more liberal accommodations. In college, he became more involved in Jewish life and observance. At the same time, he encountered meditation, upon the recommendation of therapists, as he was struggling with anxiety12. This led him to deepen his meditation practice, including within Buddhist groups, while not only retaining his Jewish practice, but wanting to go more deeply into Jewish spirituality. He moved to Israel to study in an American non-denominational coed Yeshiva, where he later received orthodox rabbinic ordination before completing a Ph.D. with Chicago University on Jewish mysticism. All the while, he started teaching “Jewish meditation”: both traditional Jewish meditation and “Jewish mindfulness”: a meditation technique derived from Buddhist Insight Meditation and applied to Jewish practice (Niculescu, 2015).

31 Len Moskowitz grew up in a “very religious13” modern orthodox family on Long Island, New York. After completing his Yeshiva high school curriculum, he experienced a crisis, realizing he had never been explained “why” he was observing all the Jewish commandements he had been practicing all his life. “I didn’t see why I should be Jewish.” So for a few years, he drifted in and out of the symbolic line of Halakha14 – "in” when he was at home with his parents, and "out" when on his own. A couple of years later, after learning about other faiths (Eastern spiritualities, Native American religion), he was convinced that the “truth claims of Judaism were valid”, and decided to go back fully to orthodox Jewish observance. But he still kept looking for spiritual practices, and he could not find them in the Jewish world. So he started practicing zazen -but carefully, he specifies, “within the frame delimited by Halakha”: taking on silent sitting, and leaving out the Buddhist tenets and rituals. Like Lester and Maisels, this led him to want to explore further the tradition of Jewish meditative practices. He later enrolled in Yeshiva University to become a rabbi and help inspire other Jews who had defected to Buddhism to return to Jewish spirituality. All the while he kept meditating, but in Jewish contexts, as he had met with Alan Lew and Norman Fischer, who were teaching silent sitting to Jewish audiences.

32 These quickly painted portraits show something noteworthy about Jewish identity and practice: Jewish worlds are not wholly coherent: lines are not always that clear-cut; most people grow up in families in which the relationship to Jewish observance varies according to the individuals but also to the time periods. Some family members are more observant than others, and are so at some times in their lives more than others. So in-betweeneness is already there. These lead to various reactions, and it seems that the more in-betweenness there is at the beginning, the more circulation and back-and- forth crossovers can be found in one’s journey.

33 The most startling reversals are those of Fischer and Lew: the one raised observant became a Zen teacher, and the one raised secular became a rabbi. Lester and Maisels

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exemplify more progressive trajectories. Moskowitz, except for a brief period of exploration, has kept to his homogenous and coherent orthodox life.

34 Of course, not all Buddhist Jews become Buddhist teachers or rabbis. These are ideal typical cases. But these archetypal profiles help show the variety of cases subsumed under the expression “Jewish Buddhists:” Moskowitz and Maisels are observant Jews who practice the dharma for its silent meditation techniques while keeping to an orthodox Jewish lifestyle; Fischer and Boorstein are Buddhist teachers who reconnected with Jewish spirituality. Lester and Lew are observant Jews who have engaged in the dharma as an exploratory stage and who have kept its inspiration in the Jewish meditation practice they offer.

35 No matter how diverse these profiles, they have in common that they have been motivated, at some point, by a spiritual search: for enlightenment or spiritual experience in the cases of Lester and Moskovitz, for appeasing existential discomfort in the cases of Boorstein and Maisels, for truth and clarity in the cases of Fischer and Lew.

36 For all of them, there was an initial connection to Judaism followed by a moment of rupture due to search for a spirituality unfulfilled in Jewish life, and finally a reencounter with Judaism, in various ways and to various instincts. This dialectical pattern is very similar to both the spiritual path of the spiritual seekers described by Roof (1993), and of religious conversions in general (to Judaism: Tank-Storper, 2007 and to Buddhism: Koné, 2000). But the difference between the pattern of religious conversion and that of spiritual seekers, in our case, as well as the broader pattern of the “spirituality of seeking” described by Roof (1993), is that for the latter patterns, the stage of synthesis in the dialectical trajectory consists in some form of return to the starting point: to one’s origin. This is what we see in the various profiles quoted above, whatever the extent of the recommitment to Judaism is.

37 Our six cases seem to exemplify three main forms of patterns: circular, vertical and horizontal.

38 Lester and especially Lew exemplify a circular dialectic path, in which Buddhism is a detour before reencountering Judaism.

39 Boorstein and Fisher embody a vertical one. The way they claim to find spiritual fulfilment both in their Jewish spiritual origin and in their Buddhist elected practice seems to embody the “Jewish roots and Buddhist petals” self-description by Marc Lieberman, the first Jubu described by Roger Kamenetz (1994: 12).

40 Moskowitz and Maisel, with a steady Jewish commitment that is only reinforced by their Buddhist exploration, can be seen as embodying a horizontal path: the linear cumulative path of the river that gathers other streams on its way to the sea.

Letting a little dharma in: shifting external symbolic boundaries

41 Let us now see how each of these characters have become “agents of change”. One of the first and main ways that Buddhist-practicing Jews are acting of agents of change is by introducing Buddhism within the confines of Judaism’s symbolic boundaries – namely, by teaching Buddhist, or Buddhist-derived, forms of meditation.

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42 Those for whom this process is the more explicit are, unsurprisingly, the two Buddhist teachers in our sample: Boorstein and Fischer. To schematize, one could say that Boorstein is bringing Jews to the dharma while Fischer is bringing the dharma to the Jews.

43 Boorstein has been working for years to introducing Jews to the dharma. She was the first Buddhist teacher to train rabbis to Buddhist meditation (Niculescu, 2015) and was therefore very influential in the genesis of the practice of “Jewish mindfulness.” In the summer of 2009, along with rabbis and other Jewish meditators, she held for the first time at the Spirit Rock Meditation Center, the second Western Insight Meditation center in America that she cofounded near San Francisco in the late eighties, a “Jewish mindfulness retreat.” This was a classical Buddhist mindfulness retreat, adapted to a Jewish audience (with Buddha statues concealed, and with Kosher food). The retreat was a big success, and was reconvened every year since, but with a shift towards more Jewish content: the retreat left the premises of the Buddhist center, and the schedule included Jewish prayers and chanting every morning and a contemplative celebration of Shabbat.

44 Fischer’s endeavor was to bring the dharma to the Jews. Instead of having Jews come to Buddhist settings, he would go to Jewish settings in order to teach Buddhist meditation. In 2000, he accepted Lew’s invitation to found Makor Or15, a center for Jewish spirituality that organizes meditation sessions and retreats for Jews. With the passing of Lew in 2009, Fischer, the Zen abbot, started working with conservative Rabbi Dorothy Richman. There, he teaches contemplative practices for Shabbat and Jewish Holidays with the insights gained from his Buddhist practice. For instance, during Passover, the “passage”, in which Jews celebrate their exodus from Egypt and freedom for slavery is being read through a Buddhist lens, as a practice bringing freedom from inner bondage (that is as freeing oneself from the enslavement of one’s mind). Over the past few years, he has also increasingly engaged in teaching meditation in Jewish settings, with other Jewish Buddhist meditation teachers and rabbis. In a recent internet article, Fischer was mentioning that when a young American Jew came to see him in a Zen context, they both knew that “what (they) really were doing was Jewish meditation16.”

45 So both Boorstein and Fischer’s postures have shifted over the past few years towards more integration of Jewish content within their teachings, as they have gotten more involved with rabbis and started teaching in Jewish settings. This indicates that when the boundaries shift, they shift in both directions: it is not only the Jewish field that is impacted by the import of Buddhist content. As contacts multiply, Jewish Buddhist teachers themselves find their teaching more influenced by Jewish contents.

46 Less explicit approaches of bringing the dharma are exemplified in the works of rabbis Lew, Lester, Moskowitz and Maisels. Each have taken the practice of silent sitting from the Buddhist world and have integrated it within a Jewish frame. This integration can be seen on three different levels:

47 First, silent sitting meditation can be explicitly a practice borrowed from Buddhism and extracted from the Buddhist ritual frame in order to offer the tool of quiet meditation to Jews. This is what Lew did when he opened a meditation room in his Conservative synagogue in San Francisco. The practice would look very much like Zen meditation: simply sitting quietly – but without the Zen rituals, and within a Jewish space and time – right before prayer services.

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48 Second, silent sitting meditation can be presented as a proper hybrid Jewish practice: “Jewish mindfulness” (Niculescu, 2015). The extent of the secularization and the legitimation of Mindfulness Meditation within Jewish circles is such that orthodox rabbi Moskowitz is teaching it as part of his “Jewish Meditation class” at Yeshiva University in New York, the largest strictly Jewish orthodox Jewish university and seminar in the world: “I teach three secular mindfulness techniques, to give our very stressed-out students the ability to reduce stress.” But, at the very same time, he specifies: “And I teach why and how the non-Jewish meditation world (Buddhist, Hindu/Yoga, Christian, Muslim, and so-called secular) are almost completely off-limits to Jews who are serious about their Judaism.”17

49 We therefore witness a very interesting paradox: on the one hand, meditation techniques are extracted from the Buddhist tradition and taught in a strictly halakhic orthodox institution; on the other hand, a pedagogic effort is being made to explain to the students why Buddhist meditation is forbidden to them, as Jews.

50 This paradox between borrowing de facto while explicitly forbidding practicing Buddhist meditation is in fact neither surprising, nor new from the viewpoint of the Jewish history of cultural contacts. In fact, as the historian Beth Berkowitz shows in her book, Defining Jewish culture (2012), it is a classical mechanism by which rabbis have constantly allowed for cultural adaptation and borrowing while maintaining a strict principle of separation. This mechanism is the founding concept of Jewish culture (Douglas, 1966) – and for Arjun Appadurai the founding definition of any culture as “situated difference (2005: 12). The process consists in finding halakhic grounds to frame the scope of the borrowing so that it stays within the domain of the permitted. Hence for Moskovitz, silent meditation, as a quieting technique, is permitted for a Jew. What is not is the Jewish rituals and concepts that go with it in a Buddhist context18.

51 Hence, while the boundaries of Judaism are being made permeable to some Buddhist content, it is within a very defined and controlled frame. What matters is to maintain the idea of separation and of impermeability of Jewish symbolic boundaries, while allowing de facto the contacts and porousness which make any culture.

52 Third, silent sitting meditation can be presented in its specifically Jewish version. We have seen earlier that one of the main outcomes of the Jewish journeys towards Buddhism was a desire to reinvestigate and explore the Jewish tradition. One of the main consequences is the retrieving of many Jewish meditation techniques. Among the most famous of these techniques today is Hashkata, the “quieting” technique taught by the Piaceszner Rebbe, a Hassidic rabbi of the early twentieth century. This technique, which is also the most similar to Buddhist silent meditation, is one of the main being taught today by orthodox rabbis who, like Maisels, Moskowitz and Lester, want to teach Jewish meditation to their peers.

53 These three strategies show the interplay between absorbing innovation and reappraising tradition. They are the mark of the work of “agents of change:”individuals who by their own actions end up impacting a system. Although Barth’s concept is meant to describe “political innovators,” his portrayl of these agents is very relevant in the case of the “religious innovators” described above: Much of the activity of political innovators is concerned with the codification of idioms: the selection of signals for identity and the assertion of value for these cultural diacritics, and the suppression or denial of relevance for other differentiae. The issue as to which new cultural forms are compatible with the native ethnic

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identity is often hotly contended, but is generally settled in favor of syncretism for the reasons noted above. But a great amount of attention may be paid to the revival of select traditional culture traits, and to the establishment of historical traditions to justify and glorify the idioms and the identity (Barth, 1969: 35).

54 What Barth depicts here fits very well with the way our teachers are tailoring their own hybrid theology; by highlighting some elements of each tradition and downplaying others. By so doing, they form a coherent system that becomes their unique teaching, and that integrates the hybridity that inevitably comes along with innovation, while emphasizing the way they each reappraise their tradition.

Promoting Jewish meditation: reorganizing Judaism’s internal boundaries

55 If teaching meditation has been a way to impact Judaism’s external boundaries, it has also impacted the center; by carving itself a place within the Jewish religious supply, meditation is changing the topography of the Jewish field itself.

56 This internal reorganization of Jewish institutional religion is caused by the introduction of Buddhist meditation techniques has been both direct and indirect. We have just seen an example of each above. The direct way is when Jewish meditation teachers teach Buddhist or Buddhist-derived meditation within a Jewish context. The indirect way is when rabbis start promoting Jewish meditation as a reaction to the success of Buddhist meditation. This started with the publication of Jewish Meditation, a best-selling book by orthodox Rabbi Aryeh Kaplan (1985), which aims at listing all the main traditional Jewish meditation techniques. Reading the references made to the attraction of the author’s contemporaries to Eastern meditation in its introduction, it becomes clear that this meditation manual was compiled in order to respond to the Jewish interest in Buddhism and Hinduism.

57 But beyond the “reactive stance”, popularizing Jewish traditional meditation is in itself a shift within Judaism’s internal symbolic boundaries: for millennia, Jewish meditative practices have been esoteric, oral, and exclusive – reserved to a learned elite of male rabbis. But as I have explained elsewhere (Niculescu, 2014), the threat felt by the success of Buddhism has triggered creative responses19, under the above descrbied Jewish endeavors to popularize traditional Jewish spiritual practices. An example is the number of publications on “Jewish mindfulness” and Jewish meditation today on the website of “ultra-orthodox” outreach Lubavitch group Chabad20.This is why I have argued that the development of traditional Jewish meditation today has to be read as a competitive response to the success of Buddhism (Niculescu 2014).

58 Consequently, it can be said that the Jewish Buddhists phenomenon has indirectly caused another boundary shift, internal this time, under the form of a reorganization of the religious supply within the Jewish field. This internal reorganization of the Jewish field can be seen either when looking qualitatively, as we just did, at the changes in content, or when looking structurally at the emergence of new organizations.

59 More specifically, structurally speaking, it seems that there are four main ways by which Buddhist-practicing Jews are impacting the Jewish world: by publicizing their discourses; by entering Jewish institutions; by creating their own groups; and by establishing their own institutions.

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60 By publicizing their discourses, I mean the publishing of books. In our examples, half of the teachers, the most senior ones, have published their spiritual autobiographies and teachings. Boorstein’s That’s funny you don’t look Buddhist (1997) and Lew’s One God clapping (1999), in particular, have since the late nineties become best-sellers in the Jewish world. These spiritual autobiographies have a triple impact: they are pedagogical in that they articulate for large audiences their author’s positions with regards to Judaism and Buddhism; they are inspirational in that they offer exemplary discourses of the virtue of crossing the boundary between Judaism and Buddhism; and they are strategic in that they advertise for their authors as teachers. Through such publications, our innovators do not only appear as exemplary figures. They also play the role of cultural translators between the Buddhist and the Jewish world. Sometimes the translation between these two forms of spirituality is practice-based, as with Alan Lew’s book, Be still and get going. A Jewish meditation practice for real life (2005), or Boorstein’s, Don’t just do something, sit there. A mindfulness retreat (1996). Sometimes the translation is more literally text-based. For instance, Norman Fischer has translated in Zen terms a selection of Jewish psalms in (2003b) and prayers, which are now used widely in American Jewish meditation settings.

61 The second manner of structurally impacting change in the Jewish field is by entering Jewish institutions. We saw above a striking example of Buddhist meditation techniques entering the orthodox institution Yeshiva University. This case is not isolated. Indeed, one main way that Buddhist meditation-practicing Jews are bringing change within the Jewish world is by introducing a new practice tool within Jewish institutions: synagogues, Jewish community centers, Jewish centers at various Universities, are now offering various forms of “Jewish meditation” clases. To give but a few examples, a “ mindfulness project” at the Jewish “Bronfman Center” of New York University (NYU),” has been offering since 2010 meditation practices combined with teachings on the weekly Parasha, while Ha Makom, the Center for Jewish spirituality at the Manhattan Jewish Community Center (JCC), offers for about a decade, twice daily Buddhist-based meditation sessions. Likewise, today, synagogues from all the scope of Jewish denominations21 in America offer various types of “Jewish meditation classes.”

62 A third way is by creating one’s own new group, where meditation is taught in a Jewish setting. Such is the case Fischer and Lew’s Makor Or mentioned above, Maisels’ Center for Jewish Spirituality and Meditation Or Ha Lev, or Lester’s Shalev Center for Jewish Personal Growth in Jerusalem.

63 Lastly, a major sign of the importance taken, within the contemporary Jewish religious field, of Buddhist-inspired or traditional Jewish meditation, is the creation of a new institutions dedicated to this discipline. Such is the case of the Institute for Jewish Spiritualty (IJS) in New York, founded by a group of Reconstructionist rabbis and practitioners of mindfulness meditation and dedicated to “cultivating Mindful Jewish Leaders.” Since 2000, the IJS has trained more than 475 clergy members (rabbis and cantors), and led more than 70 “Jewish mindfulness retreats.” Five years ago, it opened a “Jewish Mindfulness Teacher Training”, that offers two years certifications. That there is today a training program and certificate of “Jewish mindfulness,” a hybrid practice between Judaism and Buddhism, speaks to the boundary stretching that has occurred within Judaism since the sixties.

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The new global networks of Jewish meditation

64 By turning the practices born out of their own choices and experiences into a new Jewish religious supply, Buddhism-practicing Jews have been reshaping the contours of the contemporary Jewish religious field. They are doing so both externally, by introducing a porosity between Jewish and Buddhist frames of spiritual practice, and internally, by carving a larger space for Jewish meditative practices – old and new, within the Jewish mainstream. But these are not the only borders that are being blurred. So are the spatial ones: in an increasingly interconnected world, these changes are going beyond American borders. This is not only because two among our six teachers, Maisels and Lester, have moved to Israel. But mostly because the newly created Jewish meditation groups are being created through and as transnational networks: Maisels travels several times a year to teach in America, but also England and Canada; the IJS has formed Jewish meditation teachers from England, Canada, New Zealand, and France, who are then encouraged to start their own “Jewish mindfulness” groups in their own home communities; Rabbis from America come regularly since 2009 to Israel to teach “Jewish Mindfulness” retreat, a field which is now developing as a new practice among English speaking Jews in Israel; and so it goes for orthodox groups who are reacting to this trend: Chabad offers strictly Jewish “Jewish meditation” classes in America, Australia, and all around the Jewish world.

65 As a result, Jewish meditation’s “change agents” are impacting the Jewish field, not only locally but globally, as they are shaping new transnational networks along the preexisting lines of the Jewish diaspora (Niculescu, 2015). One of the predictable consequences of this globalization of Jewish spirituality seems, is that, paradoxically, rather than becoming more diverse as the consequence of personalized strategies of individual initiatives, the field of Jewish spirituality, may be become increasingly homogenous.

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NOTES

1. URL : http://bethsholomsf.org/, last accessed October 20th, 2016. 2. In addition, because they do not form a proper religious group but rather a constellation of individual postures, it is difficult to assess their actual demographic weight. 3. Culminating with the two traumatic events of the Shoah and the Atomic bomb. 4. Both on a national and on an international scale. 5. Although perceived as utterly Asian, these practices had already been westernized even before their missionary exportation towards the West. See Gil Fronsdal (1998: 165-180). 6. Ashkenazi Jewry is from Eastern Europe and was particularly touched by the Shoah. 7. For the first assessment, from a fieldwork done in the seventies in California, see Judith Linzer (1996), for direct observations in the nineties, see Roger Kamenetz (1994). 8. The teaching of the Buddha, which Westerners commonly call “Buddhism.” 9. I distinguish between “religion” and “spirituality” the way Roof’s does between “spirit” and “institution” as the “inner, experiential aspect” and the “outer, established form of religion” (1993: 30). 10. Interview, Jerusalem, June 2015. 11. URL: http://www.Dharmalife.com/issue18/roshiandrabbi.html, last accessed October 20th, 2016. 12. From a series of interviews: Jerusalem 2010, New York 2012, email exchanges 2016. 13. Excerpts from an interview, New York, September 2012. 14. Jewish law. 15. URL: https://www.jccsf.org/adult/adult-classes/makor-or-Jewish-meditation/, last accessed October 20th, 2016. 16. URL : http://www.awakenedheartproject.org/articles/jewish-meditation-and- buber, last accessed January 12, 2017. 17. Email exchange, January 2017. 18. Interview, New York, September 2012. 19. Jewish Historian Jacob Neusner also described the birth of Rabbinic Judaism as a creative response to exile and destruction (2004). 20. URL : http://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/1442811/jewish/On- Mindfulness-and-Jewish-Meditation-Part-I.htm, last accessed January 12, 2017. 21. Still very few from the orthodox world, but the orthodox world is also a minority today in the American Jewish world, representing less than 10% of Jewish affiliations according to the latest Pew study on American Judaism.URL: http:// www.pewforum.org/2013/10/01/Jewish-american-beliefs-attitudes-culture-survey/, last accessed January 11, 2017.

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ABSTRACTS

While the practice by Jews of Eastern meditation was sharply criticized in the Jewish world in the sixties, today, Buddhist-inspired new forms of “Jewish meditation” are being taught in most mainstream Jewish institutions in America and the Western world. What has led to such a turnaround? Using Barth’s concept of “agents of change,” the case studies of six American Jews teaching meditation shows how individual strategies can end up impacting the topography of a religious field, how the margins can impact the “center” of a religious group. As it reshapes Judaism’s symbolic boundaries, both external and internal, the phenomenon of the Buddhist Jews invites us to rethink religion as a process constantly in the making, continuously shaped by individual choices and cultural interactions.

Alors que les juifs qui pratiquaient les méditations orientales étaient virulemment critiqués au sein du monde juif dans les années soixante, aujourd’hui, de nouvelles formes de « méditation juive » inspirées du bouddhisme sont proposées dans la plupart des institutions juives américaines et occidentales mainstream. Comment un tel retournement a-t-il-pu s’opérer ? À partir du concept Barthien d’« agents du changement », l’étude de cas de six juifs américains enseignant la méditation montre comment des stratégies individuelles peuvent en venir à avoir un impact sur la topographie collective d’un champ religieux : comment dans un groupe religieux, les marges peuvent en venir à avoir un impact sur le « centre ». Alors qu’il remodèle les frontières symboliques du judaïsme, externes comme internes, le phénomène des juifs- bouddhistes, nous invite à repenser la religion comme un processus continuellement en train de se faire, constamment en train de se (re)structurer au fil des choix individuels et des interactions culturelles.

Mientras Judios que practicaban las meditaciones orientales fueron criticados con virulencia en el mundo judío en los años sesenta la actualidad, las nuevas formas de "meditación judía", inspirado en el budismo están disponibles en la mayoría de las instituciones judías dominantes estadounidenses y occidentales. Como tal tiene una inversión que podría tener lugar-? De barthiano concepto de "agentes de cambio", voy a describir, a través del estudio de caso de seis maestro judío americano de la meditación, cómo las estrategias individuales pueden llegar a tener un impacto en la topografía colectiva de un campo religiosa cómo un grupo religioso, los márgenes puede llegar a tener un impacto en el "centro". A pesar de que cambia la forma de límites simbólicos del judaísmo, externa e interna, el fenómeno de la judía-budista, nos invita a reconsiderar la religión como un proceso continuo en la fabricación, constantemente en el proceso de (re) estructura sobre la la elección individual y las interacciones culturales.

INDEX

Keywords: Jewish Buddhists, symbolic boundaries, boundary crossing, agents of change, religious globalization Mots-clés: Juifs-bouddhistes, frontières symboliques, passeurs de frontières, agents du changement, globalisation religieuse Palabras claves: Judíos, budistas, fronteras simbólicas, trascienden límites, agentes de cambio, la globalización religiosa

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AUTHOR

MIRA NICULESCU

Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor) - École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) – [email protected]

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Sortir des ghettos de l’ultra- orthodoxie Dialogue autour d’un fait social

Florence Heymann et Yann Scioldo-Zurcher

1 Florence Heymann publie Les déserteurs de Dieu, ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto1, étude sensible aux questions que les « sortants »2 posent à la société israélienne. Observant les parcours et les difficultés de ces personnes peu préparées à affronter le monde « extérieur », l’auteure montre comment le phénomène de sortie du « ghetto » est un processus corollaire de la croissance du secteur ultra-orthodoxe, et de son influence grandissante dans la vie sociale du pays. Si, lors de la création de l’État hébreu en 1948, les haredim3 étaient une minorité plus que marginale, ils avaient toutefois obtenu que David Ben Gourion, qui comptait sur chaque voix juive, adresse une lettre à l’Agoudat Israël4, proposition depuis connue sous le nom de Statu quo, qui érigeait certains préceptes de la loi juive, notamment concernant l’état-civil et le droit des personnes, le jour de repos hebdomadaire et les règles alimentaires, en fondement de l’État. Les groupes des ultra-orthodoxes, dont l’importance démographique grandit, compte aujourd’hui pour un dixième de la population. Cette explosion numérique est due à leur natalité galopante, à des phénomènes de retour à la religion de Juifs sécularisés, et à l’immigration séfarade qui s’est, en partie, pliée à leurs règles strictes. La petite poignée d’individus qui tente de s’extraire de ce cadre social rappelle combien la sortie de ces milieux constitue un passage, voire une épreuve, très similaire à ceux que connaissent les migrants quand ils s’installent dans un monde qui leur est étranger.

2 Yann Scioldo-Zürcher Vos travaux évoquent tout d’abord le ghetto dans lequel les ultra-orthodoxes israéliens vivent. En premier lieu, pourriez-vous justifier l’usage de ce terme de ghetto ? Peut-il être employé stricto sensu dans son sens historique ? Dans la négative, quels sont ses liens, avec son usage contemporain ?

3 Florence Heymann

Les ghettos ultra-orthodoxes ne sont pas stricto sensu des ghettos dans le sens historique du terme, puisqu’il s’agissait alors de quartiers où les Juifs étaient forcés

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de vivre pour être mis à l’écart de la société dominante environnante, généralement chrétienne. L’on sait que le terme est apparu en 1516 à Venise, et nous en célébrons les cinq cents ans cette année. Mais le terme s’applique aujourd’hui à tout quartier qui concentre, de manière ségrégative, une minorité ethnique, culturelle ou religieuse et, en cela, l’utilisation de ce terme pour les communautés ultra- orthodoxes est parfaitement adéquate. Celles-ci vivent en effet dans des quartiers, comme Méa Shéarim à Jérusalem, ou des villes, comme Bnei Brak, opérant une réelle ségrégation vis-à-vis de leurs voisins juifs israéliens non ultra-orthodoxes, une ségrégation spatiale, mais également sociale, culturelle et idéologique.

4 Y. S.-Z.

Toujours au regard de cette notion de ghetto, tous les groupes ultra-orthodoxes fonctionnent-ils sur un même modèle spatio-socio-culturel ? Pouvez-vous nous donner des précisions sur leurs modes de vie ?

5 F. H.

D’un point de vue extérieur, le monde des haredim offre les apparences d’un univers uniforme. Les pratiques vestimentaires sont totalement codifiées, tout comme les usages de l’espace urbain, la praxis, tous ces éléments visant à les distinguer, et même à les séparer des individus qui n’appartiennent pas à leur groupe. Mais derrière cette apparente unité, existe une importante hétérogénéité : les ultra-orthodoxes se scindent en plusieurs blocs. La classification habituelle en distingue trois principaux : les Lituaniens, les hassidim (principalement « Habad » ou Loubavitch et Nahman, assez différents et peu ou différemment ghettoïsés) et les ultra-orthodoxes séfarades. Betzalel Cohen, dans un article récent, en définit quant à lui sept : le vieux yishouv5, les hassidim, les Lituaniens, les Séfarades, les « retournés à la religion », les haredim venus de l’étranger et les ultra-orthodoxes israéliens modernes (Cohen, 2015 : 11-12). Par ailleurs, d’importantes brèches apparaissent sur les murs derrière lesquels ils se dissimulent, tant au niveau social, que culturel ou même idéologique. C’est par exemple le cas dans le monde du travail. Dans les premières années de l’État, 84 % des hommes religieux exerçaient une activité. Aujourd’hui, ils sont moins de 50 %. Les haredim de la première génération pouvaient ainsi entretenir leurs foyers. Mais de décennie en décennie, la part des hommes qui se sont consacrés à la seule étude religieuse a considérablement augmenté jusqu’à dépasser les 60 %. Ils ont institué une « société des voués à l’étude », une Hevrat Halomdim, selon l’expression de Menahem Friedman6. Avec la crise économique qui s’installe à partir de 2003, les dons de l’étranger et les subsides de l’État ne suffisent plus à subvenir aux besoins des familles. Cela a eu pour conséquence l’accentuation du travail des femmes harediot (Horowitz, 2015 : 4-8). Dans les années 1970, seules 40 % des femmes travaillaient. Aujourd’hui, ce nombre s’élève à 71 % (ibid. : 6). Elles supportent donc la plus grande part du fardeau de la subsistance du ménage. Il s’agit là d’une véritable révolution dans un univers où le rôle de la femme avait été jusque-là de garder la maison et d’élever les enfants. Non seulement le nombre des actives est en forte progression, mais les professions se diversifient également, de même que les études les autorisant à sortir de l’ultra-orthodoxie pour être employées dans la société générale – même si jusque-là certaines filières leur étaient normativement interdites. Elles ne sont pas rares, aujourd’hui, les harediot qui occupent des postes d’administration des affaires, qui sont assistantes sociales, expertes comptables, avocates, même si elles continuent

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à se défendre bec et ongles de « faire carrière », une expression taboue dans cet univers. En ce qui concerne les hommes, l’association Kemah [farine]7, nouvelle dans le paysage israélien, s’occupe d’envoyer les hommes suivre des formations professionnelles, l’exercice d’une activité rémunérée étant devenue une impérieuse nécessité pour tenter de sortir cette population de l’extrême pauvreté dans laquelle elle se trouve actuellement. En plus des disparités, sociales, économiques, culturelles, des failles apparaissent, en lien avec la globalisation et l’influence des ultra-orthodoxes de l’étranger, principalement d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, qui viennent pour un temps ou s’installent définitivement en Israël. Dans leurs pays d’origine, ils avaient été plus en contact avec la société environnante. À la différence de leurs homologues israéliens, ces houtznikim8, comme ils sont appelés, ne craignent pas le brouillage des limites et la confrontation avec la société générale israélienne, comme ils n’ont pas peur de naviguer dans un espace liminaire. Ils ont adopté des pratiques sociales plus contemporaines, et ce sont sans doute eux qui se trouvent à l’origine de la nouvelle catégorie évoquée plus haut, celle des « ultra-orthodoxes modernes ». Et si pour l’instant leurs membres ne se voient que comme une collection d’individus, et non un secteur distinct ou une communauté organisée, par crainte de perdre leur légitimité dans un monde ultra-orthodoxe classique, ils n’ont cependant pas peur de sortir du ghetto, ou d’en traverser les frontières. Leur liminalité s’illustre dans leurs vêtements, ceux des femmes en particulier – ils suivent les évolutions de la mode –, dans le choix des lieux d’habitation – des quartiers moins insularisées, comme des zones de mixité avec la population sioniste religieuse ou traditionaliste –, et dans les institutions d’enseignement où ils envoient leurs enfants, des établissements qui ne négligent pas les matières profanes, en prévision d’études à l’université ou d’un apprentissage professionnel. Enfin, ils se sont ralliés à une culture des loisirs et de la consommation. Les plages séparées sont bondées pendant la période des vacances estivales, et les centres commerciaux sont pris d’assaut par ce public ultra-orthodoxe. Les habitudes alimentaires, sous la double influence de la diaspora et de la mondialisation, voient se généraliser la tendance de fréquentation des restaurants, depuis les fast-foods jusqu’aux auberges gastronomiques, diluant, par là même les frontières entre espace privé et espace public. Au-delà des failles et des fissures, augmentent également sur le terreau de ces multiples tensions et des nouvelles pratiques sociales, les différentes formes de dissidences.

6 Y. S.-Z.

L’ouvrage interroge ainsi la société israélienne par la figure du religieux qui quitte l’environnement social dans laquelle il est né. Ce nouvel acteur de la société israélienne est- il de plus en plus visible ?

7 F. H.

Dans le monde juif israélien, on dénombre beaucoup d’acteurs, avec comme catégories principales les laïcs, les religieux, les traditionalistes. Parmi ces derniers, certains sont plus religieux et d’autres le sont moins. Par ailleurs, la plupart des Séfarades perpétuent certaines pratiques issues de la religion, même s’ils se disent laïcs. Par exemple, dans la société israélienne, si l’on ne dénombre que 30 % de laïcs,

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on compte 95 % de Juifs qui apposent une mezuza9 à leur porte. Pour des raisons évidentes liées « à un marché matrimonial juif », la très grande majorité des couples se marient à la rabbanout10, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils sont religieux. S’ils épousent un conjoint juif, quelle importance ? Ils ne vont pas aller se marier à Chypre et engager une procédure de reconnaissance de leur mariage (le mariage civil n’existe pas en Israël) ; et si un rabbin vient célébrer l’union, cela n’empêche pas de faire une soirée arrosée, tout en mangeant, pourquoi pas, un sandwich « jambon beurre » ! De même, 99 % des parents juifs vont circoncire leurs fils, signe d’affiliation identitaire fort. Quant au nombre de gens qui font le kiddoush11 et qui enlèvent leur kippa12 juste après pour regarder la télévision ou prendre leur voiture, il est tout aussi grand… En d’autres termes, la société israélienne ne se catégorise pas aisément, et les sortants ne sont pas des acteurs signifiés comme tels, du moins dans les recensements de la population. Mais on sait, en revanche, comment les évaluer par des questionnaires, en étudiant les évolutions de leurs pratiques sociales. Si une personne déclare, par exemple, habiter Tel-Aviv, et travailler dans le high-tech et avoir, dix ans auparavant, résidé à Bnei-Brak (principale ville ultra-orthodoxe du centre du pays) et fréquenté une yeshiva, il y a toutes les chances que l’on ait affaire à un sortant ! Ainsi, cette classification est-elle déductive. Par ailleurs, les statistiques ne rendent pas toujours compte de l’ampleur du phénomène. Les associations, les témoignages permettent peut-être mieux de le cerner. Ainsi, aujourd’hui on évalue entre 1 300 et 1 500 le nombre des sorties annuelles. Dans mon ouvrage, je dresse un parallèle entre migrants et sortants de l’ultra- orthodoxe. Michel Agier, qui théorise « l’épaississement des zones de frontières », ouvre la voie à une réflexion sur les espaces identitaires hybrides. La sortie du monde religieux est ainsi un passage qui induit un changement total, à la fois culturel, identitaire et géographique (Agier, 2013 : 58).

8 Y. S.-Z.

Comment observer et penser alors la dissidence ?

9 F. H.

Pour mener cette étude j’ai travaillé de façon transdisciplinaire, principalement entre sociologie, anthropologie et histoire. Outre, évidemment, l’influence de l’École de Chicago et de la sociologie interactionniste, j’ai aussi puisé mes cadres théoriques de pensée auprès des chercheurs intéressés à la question des identités et du passage des frontières de toutes les frontières, géographiques, culturelles, sociales, intellectuelles, idéologiques, et, de façon plus générale, autour de la question des transfuges13. J’ai observé ces « mobilités culturelles » en travaillant comme bénévole dans l’association Hillel14, qui depuis 1991, vient en aide « aux sortants ». Mon travail de terrain, fondé sur l’observation participante, s’est organisé en contribution à la vie quotidienne de l’association et à son éventail d’activités : permanences téléphoniques, premières rencontres de futurs membres et accompagnement rapproché de certains d’entre eux, présence aux ateliers, etc. En parallèle, de nombreux entretiens individuels sont venus étayer mes propos. Ces activités m’ont permis d’observer les différents stades du processus de sortie.

10 Y. S.-Z.

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La trajectoire des individus qui quittent le monde de l’ultra-orthodoxie inclut le passage, par ce que vous appelez « l’entre-lieu », qui correspond au moment de l’éloignement d’avec le ghetto…

11 F. H.

Dans les semaines et les mois qui suivent l’entrée dans un monde nouveau, l’individu a tout particulièrement besoin d’être soutenu, soit par des instances d’aide sociale, des organisations caritatives, ou par une communauté de pairs qui ont traversé les mêmes expériences. Tous les dissidents passent par cet « entre-lieu », le deuxième stade des rites de passage tels qu’ils ont été décrits par Arnold Van Gennep, c’est-à- dire, la marge, le moment de flottement entre l’avant et l’après, entre la séparation d’avec le monde ancien et l’intégration dans le nouveau (Van Gennep, 1994 [1909]). Certains avec grande difficulté et non moins grande fragilité. En janvier 2014, après une importante vague de suicides, une association israélienne « Pour la Vie », a évalué que 40 % des « sortants » montraient des tendances suicidaires, en comparaison de 12 % des laïcs, de 10 % des traditionalistes et de 6 % des religieux. Il s’agit donc d’une population en grand danger. Mais il peut y avoir aussi des « sorties douces ». Nous avons vu combien le monde ultra-orthodoxe n’est pas homogène. On y rencontre des familles, tout particulièrement extrémistes quant à leur orthopraxie et d’autres plus souples. Et comme dans tous les autres milieux, là comme ailleurs, il y a des gens intelligents et d’autres qui le sont moins ; des bons parents et des moins bons. Ce qui nous conduit à la problématique de l’individualité. De façon générale, il est un peu plus simple de sortir du monde ultra-orthodoxe séfarade que de l’ashkénaze. Comme aussi, il est sans doute plus aisé de quitter le milieu ashkénaze lituanien que le hassidique. La tradition orientale des Séfarades fait qu’ils vivent dans une société plus ouverte, et qui, par exemple accepte plus facilement de côtoyer des segments moins orthodoxes de leur communauté ou de leur parentèle. Car, dans ce groupe la famille joue un rôle central et les ultra-orthodoxes ne se coupent généralement pas de leur parentèle, même si celle-ci n’est pas aussi religieuse qu’eux-mêmes. Quant à la différence entre Lituaniens et hassidim, les premiers sont considérés comme un peu plus ouverts et modernes que les seconds. Rappelons, par exemple, que les haredim modernes sont la plupart du temps des Lituaniens et là encore, les sorties y sont peut-être moins violemment ressenties. Enfin, tout dépend d’un faisceau d’éléments déclencheurs de la sortie, et des réactions qui l’accompagne. Certains adolescents sont exclus sur le champ de leur foyer quand un parent découvre, par exemple, un smartphone dans leurs affaires. De manière générale, la sortie a lieu chez les adolescents et les post-adolescents, autour de l’âge de dix-huit ans. L’acte de sortir pourrait aussi s’expliquer par un des nombreux paradoxes de ce secteur : il érige en modèle suprême pour les hommes d’étudier leur vie durant, alors que nombreux d’entre eux ont des difficultés à se conformer à ce principe. La sortie est, à mon sens, due au fait qu’un très grand nombre de gens sont coincés dans un système qui ne leur convient pas et qui ne leur offre que très peu de marge de manœuvre. Et c’est sans doute là le principal élément déclencheur. Chez les femmes, nouveau paradoxe, le phénomène de saturation est peut-être moins prégnant du fait de leur activité professionnelle qui leur ouvre des portes du monde extérieur. En effet, pendant longtemps, celles-ci étaient vouées à exercer des professions à l’intérieur de la communauté, les métiers type étant ceux de gardes d’enfants et de maîtresses d’école, mais durant ces dernières décennies,

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elles ont pu étudier dans des mihlalot, instituts d’études supérieures ultra-orthodoxes pour femmes, où elles ont pu acquérir des qualifications élevées.

12 Y. S.-Z.

« L’entre-lieu » peut aussi être la situation dans laquelle se trouvent les individus qui se qualifient eux-mêmes de « marranes », anoussim en hébreu15, ceux qui vivent en secret une vie laïque, tout en s’affichant comme membre de leur communauté ultra-orthodoxe. 13 F. H.

Pour ces derniers, « l’entre-lieu » est un espace figé, alors que celui des sortants est temporaire. Et alors même qu’ils n’appartiennent plus complètement au monde ultra-orthodoxe, ils ne voient cependant aucun moyen de s’en couper. C’est un espace social d’autant plus inconfortable qu’ils se sentent isolés, sauf s’ils arrivent à établir des relations avec des personnes qui vivent une situation similaire. Mais cela n’est pas aisé à faire. Il n’est pas rare que les forums électroniques sur lesquels ils peuvent échanger soient espionnés par des censeurs de l’ultra-orthodoxie, ils vivent dans la crainte d’être découverts. Les marranes sont des gens qui ont tout particulièrement peur de « l’Inquisition » et leur « néocommunauté », très informelle, est construite autour d’un pacte implicite de discrétion et de respect de l’anonymat. Certains affirment toutefois pouvoir se reconnaître entre eux, grâce à ce qu’une femme du groupe avait ainsi qualifié de « détecteur à marrane » (Heymann, 2015 : 255). On observe différents types de marranisme. Les intellectuels veulent poursuivre leurs réflexions par l’étude d’auteurs profanes, Spinoza ou Nietzsche ; d’autres, pragmatiques, ne veulent plus s’imposer le fardeau des commandements, les solitaires, les homosexuels… tous considèrent qu’ils ne peuvent s’épanouir dans les cadres communautaires qui sont les leurs, sans pour autant pouvoir les quitter. Beaucoup ont peur de leur conjoint, car ce dernier ne fera pas le chemin vers la sortie, et tous redoutent de tout perdre : familles, enfants, biens, emplois. J’ai ainsi pu participer à la rencontre de certains d’entre eux avec le rabbin Benny Lau, un orthodoxe moderne (Benchimol, 2015 : 24). Des hassidiques, en caftan, bas blancs, grands chapeaux et papillotes sur les épaules affirmaient au rabbin que la Torah était mensonge… Parmi les plus laïcs des Israéliens, peu tiendraient les mêmes propos et beaucoup affirmeraient au contraire, qu’il s’agit là du livre fondateur de l’identité de leur peuple.

14 Y. S.-Z.

Quelles sont les logiques de discours des gardiens du ghetto ?

15 F. H.

L’acte de sortir, pour les responsables ultra-orthodoxes, est équivalent à une trahison, car les haredim se présentent comme les uniques détenteurs du judaïsme authentique. La société moderne représente pour eux Sodome et Gomorrhe, la personnification du mal. Le monde haredi érige de hauts murs, visant à empêcher toute intrusion externe : presse, littérature, radio, télévision. Leurs dernières luttes, une guerre malgré tout sans doute perdue, vise Internet et les smartphones. En dépit des fournisseurs d’accès cashers pour l’Internet et les téléphones cashers16, les brèches continueront vraisemblablement à s’élargir et les murs du ghetto à s’effriter. Aussi, les « gardiens du Temple » vont manifester leur désapprobation, parfois menacer, mettre en place « des gardes de pudeur » voire des sortes de commandos17. Ce discours prescriptif de l’insularité est donc à la fois fait d’impérieuses menaces,

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comme il joue sur les peurs et les responsabilités qui sont supposément celles des ultra-orthodoxes de « transmettre la Torah » pour un avenir messianique meilleur.

16 Y. S.-Z.

Si la réponse des ultra-orthodoxes face au monde moderne consiste à imposer plus de contraintes religieuses, ceux qui ne veulent plus appartenir à ce monde ont-ils d’autres choix que la sortie radicale ou le marranisme ?

17 F. H.

On observe un troisième phénomène, celui des shababnikim18, qui touche les jeunes qui quittent la yeshiva, ayant généralement perdu la foi, ces « laissés-pour-compte » sont alors désœuvrés : certains vivent dans les rues et peuvent même verser dans la délinquance. Jusqu’à peu, les ultra-orthodoxes attendaient qu’ils soient pris en charge par des services de la municipalité. Désormais, il y a des institutions qui tentent de les faire rentrer dans le droit chemin. Certains s’y plient, d’autres sortent. Enfin, les sortants sont souvent des enfants de hozerim bitshouva19. Cela peut aisément se comprendre, car si leurs parents ont été accueillis à bras ouverts dans le monde ultra-orthodoxe, ils n’y sont pas moins considérés comme des personnes de « deuxième choix ». Pour les mariages arrangés, on va notamment leur proposer des unions avec d’autres prétendants de deuxième choix du point de vue de l'offre matrimoniale et des échelles de valeur des mondes haredi : d’autres hozerim bitshouva, ou encore des convertis, des divorcés et des individus hors-normes. Il est probable que les enfants se rendent compte que leurs parents n’ont pu totalement s’épanouir dans cet univers. Ou encore, leurs familles peuvent aussi être devenues particulièrement radicales, comme cela s’observe souvent dans les phénomènes de réaffiliation.

18 Y. S.-Z.

Vous faites la comparaison, « sortant/nouvel immigrant », ou « sortant/nouveau-né ». Le sortant est-il un homme nouveau ?

19 F. H.

Un homme nouveau je ne sais pas, mais un migrant c’est sûr, car c’est quelqu’un qui arrive dans un monde qu’il ne connaît pas, ou très mal, et dont il ne saisit pas les codes. Un jeune qui sort à dix-huit ans, frais émoulus de la yeshiva, ne sait presque rien du monde profane, il n’a pas fait l’armée, n’a pas reçu d’éducation sexuelle, n’est pas sorti le soir dans des bars ou des boîtes de nuit. Certains n’ont pas parlé l’hébreu jusqu’à tard, principalement dans les groupes hassidiques donc la langue maternelle est le yiddish. Aussi, la sortie demande l’apprentissage d’une autre culture, et de nouveaux comportements. Sortir revient à se confronter à cinq épreuves principales : l’espace, le temps, le culturel, le social, et l’idéologique. Concernant la géographie tout d’abord. Le sortant doit appréhender la vie hors de son quartier ou de sa ville et se voir confronté à un autre usage des lieux, à une autre relation avec le voisinage, à une autre façon de se vêtir, de marcher, et à d’autres itinéraires. Le temps ensuite. La vie séculaire impose d’autres horaires, d’autres rythmes quotidiens, mensuels, annuels. La troisième épreuve est celle de la culture. Il ne s’agit pas d’abandonner le judaïsme, mais de l’ouvrir à d’autres secteurs qui avaient été jusque-là négligés dans leur apprentissage. On ne traite pas de pensée juive dans le ghetto. On ne lit pas Leibowitz, ni Levinas,

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encore moins des auteurs non juifs. L’épreuve sociale ensuite. Il faut assimiler de nouveaux rapports de genre. L’univers social change radicalement et ces jeunes sont désormais confrontés à la difficile liberté des choix, alors que même dans les yeshivot tout avait été fait pour gommer l’individualité. L’épreuve idéologique enfin. Dans le ghetto, la notion de citoyenneté n’existe pas, au profit de celle de communauté. Les sortants découvrent donc le rapport à l’État et à l’israélité. Jusque-là, Yom Hahatzmaout, le jour de l’indépendance avait été soit ignoré, soit vécu comme un jour de deuil. Ces nouveaux apprentissages entraînent, du moins les premiers temps, une grande excitation, qui peut malheureusement être suivie par une profonde dépression. On pourrait peut-être introduire ici une comparaison avec les individus qui sortent de prison et les problèmes qu’ils peuvent alors rencontrer pour leur réinsertion. Si cette dernière n’est pas anticipée, et que la sortie n’a pas été préparée, l’épreuve ne pourra qu’être que plus complexe. Enfin, si la sortie n’est pas un phénomène nouveau, elle rencontre cependant des obstacles résolument liés à la société israélienne contemporaine et à ses évolutions postmodernes. Sortir durant la décennie 1950 revenait à quitter un monde structuré pour un autre qui proposait une idéologie différente, mais toute aussi forte. Aujourd’hui, le monde séculaire est plus instable.

20 Y. S.-Z.

Peut-on aussi faire le parallèle entre le fait de sortir aujourd’hui avec ce que pouvait être la sortie dans les siècles précédents ? Lorsque les communautés juives ont été confrontées au monde des Lumières, de nombreuses personnes ont du faire des choix similaires. Ne peut-on pas établir un parallèle entre les phénomènes contemporains d’éloignement de l’ultra-orthodoxie avec les éclairés (maskilim), ces hommes qui ont prôné au XVIIIe siècle l’entrée dans la modernité ?

21 F. H.

La comparaison est difficile. Le contexte historique est trop différent. À l’époque des Lumières, le « ghetto » était entouré d’un monde non-juif. En Israël, sortir du ghetto, c’est aussi apprendre à vivre avec d’autres Juifs, et des non-Juifs, sans risquer la perte de sa confession. Que les ultra-orthodoxes le veuillent ou non, ils sont bien obligés de reconnaître que la société israélienne est composée de Juifs, halakhiquement parlant. Et c’est pour cela qu’il y a un important raidissement des positions ultra-orthodoxes et une construction de murs symboliques encore plus hauts qu’en diaspora. Vivre à l’extérieur, c’est aussi être juif. Et de ce fait, la comparaison avec les phénomènes de sortie en l’Europe au XVIIIe siècle ne me paraît pas opportune.

22 Y. S.-Z.

Cette nouvelle vie du sortant qui va évoluer dans un autre monde juif est-elle encore très différente de celle des autres Israéliens ? Rencontre-t-on encore des formes de distinction et des traces du « ghetto » antérieur ?

23 F. H.

Les traces laissées par le « ghetto » peuvent être profondes, ne serait-ce que parce que jusqu’à dix-huit ans les dissidents n’ont pas eu la même enfance. Quand des jeunes laïcs vont évoquer, par exemple, tel film, telle série télévisée, tel chanteur de rock… ceux qui ont vécu dans un monde sans télévision, sans cinéma, sans musique seront perdus dans ces références culturelles. Même si une personne est devenue laïque dans sa manière de manger, de s’habiller et dans ses occupations, elle sera

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toujours un peu à part. Et, de ce fait, elle se sentira plus complice avec des pairs. Il ne se crée pas pour autant des sociétés de sortants, avec par exemple, des niches d’emploi dans lesquels tous travailleraient. Leurs trajectoires universitaires, militaires et professionnelles divergent et occupent tout le spectre social, économique et culturel. Certains tiennent à faire leur service militaire, y compris dans des unités combattantes. Les bourses d’étude distribuées par l’association Hillel témoignent de l’importante variété des parcours, qui incluent des lycées professionnels et des universités de pointes.

Conclusion

24 Si les sortants sont très déconsidérés, sinon perçus comme de parfaits traîtres, par leurs communautés d’origine, la société séculaire israélienne apprend à apporter une réponse nouvelle pour l’accompagnement de ces individus « hors du ghetto ». L’association Hillel, par exemple, vient d’ouvrir un abri d’urgence, financé en grande partie, et pour la première fois, par l’État. Et si à ses débuts, Hillel a joué la « carte du secret », ses volontaires devant alors signer un formulaire de confidentialité, sur sa porte le terme « famille Hillel » avait été préféré à celui « d’association Hillel », aujourd’hui, la discrétion n’est plus de mise. Les nouveaux locaux de l’association sont signalés par une plaque explicite, visible depuis la rue. C’est la volonté de son directeur général qui exprime un message positif aux sortants en leur affirmant que le secret et la discrétion, sinon la honte, ne font pas partie de leur nouvelle vie.

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NOTES

1. Heymann Florence, 2015, Les déserteurs de Dieu, ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto, Paris, Grasset. 2. Traduction littérale de l’hébreu iotzim bi-sheela, désignant ceux qui quittent le monde ultra-orthodoxe. 3. Haredi, masculin ; pluriel haredim ; féminin haredit ; pluriel harediot : littéralement « craignant », sous-entendu Dieu. Le substantif désigne les ultra-orthodoxes. 4. Ce parti, fondé en 1912, était alors le bras politique des ultra-orthodoxes. 5. Le yishouv est le nom de la communauté juive de Palestine avant la fondation de l’État d’Israël. Le vieux yishouv est la communauté ashkénaze de Jérusalem. Elle se caractérise par le plus extrême conservatisme et par un comportement agressif envers le sionisme et l’État d’Israël (Cohen, 2015 : 11). 6. Voir à titre d’illustration : Friedman (1988). 7. Le nom de l’association fait référence au verset du Traité des Pères « ein kemah, ein Torah » [pas de farine, pas de Torah], pour signifier que celui qui ne peut moudre son grain afin de nourrir sa famille n’est pas en mesure d’étudier la Torah. 8. Du mot hébreu houtz, « extérieur », avec la désinence nik russo-yiddish (et le pluriel – im). 9. La mezuza est un rouleau de parchemin comportant deux passages bibliques, enfermé dans un réceptacle, généralement décoratif, fixé aux linteaux des portes d’un lieu d’habitation. 10. Rabbanout : siège des autorités rabbiniques en Israël, équivalent du Consistoire en France. 11. Cérémonie rituelle de bénédiction sur le vin lors des repas de Shabbat. 12. La kippa est la calotte portée par les hommes observant le judaïsme.

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13. Pour citer certains de ces chercheurs (par ordre alphabétique) : Michel Agier (2013), Benedict Anderson (1996), Marc Augé (2013), Howard S. Becker (1985), Jean-Michel Belorgey (2000), Helen Rose Fuchs Ebaugh (1988), Serge Gruzinski (1999), Paul Ricœur (2004), Keri E. Iyall Smith (2008), Victor Turner (1987). 14. Hillel est un acronyme de l’hébreu « Ha-Agouda Le-yotzim Le-sheela », soit littéralement « association des sortants vers la question ». Hillel est aussi le nom d’un des plus célèbres rabbins des débuts du premier siècle de l’ère chrétienne qui, avec Shammaï, a formé la dernière des « paires » ayant eu pour fonction de préserver la tradition juive. 15. Littéralement « violés ». Le terme désigne les individus qui, du temps de l’Inquisition espagnole, étaient officiellement devenus chrétiens, mais continuaient à pratiquer, en secret, la religion juive. Les « marranes » haredim, sont ceux qui sont sortis, dans leurs pratiques, de l’ultra-orthodoxie, mais comme ceux dont ils ont adopté le nom, vivent ce choix dans le plus grand des secrets, en continuant à se fondre totalement, pour un regard extérieur, dans leur groupe d’origine. 16. Ce sont des appareils munis d’une carte Sim spéciale et de numéros repérables, dépourvus d’Internet et d’appareil photo, n’autorisant ni messages, ni SMS. 17. Voir les articles sur les « commandos de la pudeur » à Jérusalem, faisant régner la terreur et attaquant et molestant toute personne qui contreviendrait aux règles toujours plus strictes d’un comportement normé dans l’espace public, lire par exemple : http://www.lapresse.ca/international/200809/19/01-670440-des-commandos-de-la- pudeur-font-regner-la-terreur-a-jerusalem.php. 18. Le terme est sans doute un dérivé de l’arabe shebab, « jeune homme ». 19. Littéralement « ceux qui reviennent à la réponse ». Il s’agit de Juifs venus, ou revenus, après avoir vécu une vie séculaire, dans le monde religieux.

AUTEURS

FLORENCE HEYMANN

Centre de recherche français à Jérusalem – [email protected]

YANN SCIOLDO-ZURCHER

Centre de recherche français à Jérusalem – [email protected]

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Varia

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Indicateurs de laïcité dans deux démocraties contemporaines Analyse comparative entre le Mexique et l’Argentine Indicators of secularism in contemporary democracies: a comparative analysis between Mexico and Argentina Indicadores de la laicidad en las democracias contemporáneas: análisis comparativo entre México y Argentina

Roberto Blancarte et Juan Cruz Esquivel

1 Les prises de position et les débats récents autour de la ou des laïcités nous ont amenés à un constat fondamental : on ne peut réduire les alternatives réelles de la plupart des sociétés contemporaines aux seules deux catégories d’État confessionnel et d’État laïc ou séculier. La mondialisation, les migrations, l’expansion des codes libertaires et la non-discrimination, la pluralisation des croyances et la prise de conscience de notre diversité en tant qu’êtres humains, ont donné lieu à la constitution de régimes plutôt laïques, quel que soit le nom qu’ils se soient octroyés. Faisant référence à la vie publique, Émile Poulat affirme : « Celle-ci a longtemps été commandée par le principe de catholicité ; elle est désormais soumise au principe de laïcité », (Poulat, 2003 : 113). Si cet auteur fait explicitement référence au cas français, il est clair que le postulat dépasse le catholicisme et peut être appliqué à de nombreux autres régimes du monde occidental, voire au-delà du christianisme, à de nombreuses autres nations non occidentales. Malgré la montée des fondamentalismes religieux, les régimes qui organisent formellement la vie publique du monde obéissent de moins en moins à des critères religieux. Les régimes de chrétienté, de catholicité, les régimes islamiques, bouddhistes ou fondés sur une autre religion sont de plus en plus rares. Le problème n’est donc plus de savoir quels sont les pays laïques et ceux qui ne le sont pas, mais plutôt de comprendre dans quelle mesure et jusqu’à quel point un pays est laïque. Cette grande question en amène plusieurs autres: existe-t-il une seule façon de comprendre et d’exercer la laïcité ? Comment pouvons-nous affirmer qu’un État est laïque ? Y a-t-il une laïcité meilleure que l’autre ? Quels critères nous permettraient d’en faire l’évaluation ?

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2 Nous nous proposons ici de mettre à l’épreuve un outil méthodologique qui offre une série d’indicateurs de laïcité, afin de parvenir non seulement à identifier des niveaux de laïcisation étatique, mais également le profil adopté par la laïcité dans chaque État. Cet outil prétend analyser la laïcité dans différents contextes politiques et culturels. Une première comparaison portera sur le Mexique et l’Argentine, deux pays qui ont emprunté des voies différentes quant aux rapports entre politique et religion.

3 L’analyse repose d’une part sur des considérations d’ordre juridique qui permettent de détecter les indices religieux présents dans la législation et, d’autre part, sur une approche politique et institutionnelle qui examine les contenus des politiques publiques, les instances de médiation politiques et religieuses impliquées dans l’élaboration et la formulation de celles-ci, et qui identifie les niveaux de confession présents dans la culture politique hégémonique.

De la discussion théorique à la construction méthodologique

4 Nous partons du postulat qu’il n’y a pas une seule manière de comprendre ou de concevoir la laïcité. « Ce qu’on est venu à appeler globalement la laïcité est une notion complexe qui renvoie à une réalité proliférante. Dire la laïcité, comme on l’entend souvent, c’est faire dans l’abstraction et la simplification ; c’est parler entre initiés qui s’accordent sur un certain nombre de choix fondamentaux, ou entre adversaires qui se combattent sur ces choix » (Poulat, 2003 : 11). Or l’affaire a dépassé le cercle des initiés ; elle s’est massifiée et a pénétré l’opinion publique, non seulement en France, mais encore dans des pays comme le Mexique, la Turquie ou l’Uruguay. La laïcité fait partie des débats centraux dans de nombreux pays, que ceux-ci portent sur sa conception générale, ou certains de ses aspects particuliers comme l’avortement, l’éducation, les libertés, etc.

5 Nombreux sont ceux qui ont cru que la question pouvait être résolue, ou du moins élucidée, en ajoutant des adjectifs. On obtient ainsi une vaste panoplie de laïcités : les tenants de l’antagonisme ont clamé une laïcité ouverte (ce qui supposait l’existence d’une laïcité fermée) ; d’autres ont clamé une nouvelle laïcité, ce qui impliquait le dépassement d’autres laïcités, même si celle-ci courait le risque de vieillir rapidement au regard d’autres laïcités toujours plus actuelles ; le Saint-Siège parle d’une laïcité saine (ce qui implique l’existence d’une laïcité malade ou nocive) ; falsifiée ou lepénisée, face à une version compréhensive ou intégratrice ; républicaine, bien qu’il puisse y avoir une laïcité monarchique et constitutionnelle. Les possibilités sont aussi diverses que les adjectifs possibles : laïcité identitaire, subsidiaire, intelligente, jacobine, catholique, défigurée, nocive, avancée, fictive, authentique, soumise, menacée, réelle, etc. Face à l’inévitable prolifération d’épithètes, il ne nous reste plus qu’à revenir au fondamental : la laïcité n’a pas besoins d’adjectifs, de qualificatifs ou de déterminants, que ceux-ci soient explicatifs ou relationnels. « On parle beaucoup aujourd’hui d’une laïcité nouvelle, oubliant trop souvent qu’à son corps défendant, elle n’a cessé de se renouveler pour des raisons parfois contradictoires. On parle aussi de laïcité ouverte, mais que serait une laïcité refermée sur elle-même sinon la négation ou la falsification de ce qu’elle entend être : un principe d’organisation publique d’une coexistence acceptable et acceptée par tous ? » (Poulat, 2003, 21). La laïcité est finalement soumise à une redéfinition permanente, au fur et à mesure des changements et des époques. Il

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faut donc accepter que le concept doive être interprété et approprié au contexte culturel dans lequel il prend corps.

6 Tenter un inventaire des laïcités est une autre approche possible. Il y a ici deux points de vue possibles : ceux qui prétendent interpréter la laïcité à partir d’un modèle unique, générateur essentiel dans le temps et dans l’espace, diffusé ensuite dans d’autres lieux, sous une forme plus ou moins pervertie par rapport à un modèle original et authentique. Pour certains, « l’exception française » et le modèle de l’Hexagone constitueraient l’archétype qui fait office de norme. D’autres pensent que la laïcité est un phénomène aux multiples origines qui se nourrit d’expériences diverses, et que celles-ci ont conformé différents modèles qui se sont alimentés les uns les autres. Nous en avons un exemple clair dans le cas des laïcités nord-américaine et mexicaine, qui sont le produit de plusieurs influences (tout spécialement à travers les révolutions anglaise et française), mais qui a leur tour ont d’une certaine manière influencé la laïcité européenne. Cette dernière approche implique non pas une mais plusieurs laïcités, façonnées au gré des différentes expériences nationales, voire plusieurs laïcités qui coexistent au sein d’une même réalité nationale.

7 Mentionnons à ce propos l’effort réalisé par Jean Baubérot et Micheline Milot, qui ont récemment proposé une caractérisation fondée sur des types idéaux, à partir de plusieurs expériences. Ils ont essayé de montrer que la liberté de conscience et l’égalité prennent des formes différentes selon les modalités d’autonomie du politique à l’égard du religieux : 1. Laïcité séparatiste où l’idée de séparation (entre religion et politique, État et Église, public et privé) peut être perçue comme une fin en soi ; 2. Laïcité anticléricale, spécifique des pays dans lesquels les religions ou les Églises ont dominé la vie sociale et qui surgit par réaction militante contre le pouvoir des états religieux ; 3. Laïcité autoritaire, qui s’accompagne généralement d’une ingérence de l’État dans les affaires internes des religions organisées, ou d’atteintes à la liberté d’expression et de manifestation ; 4. Laïcité de foi civique, où l’on finit implicitement par exiger que les minorités religieuses partagent les valeurs de la majorité religieuse qui sont intégrées à la culture ; 5. Laïcité de reconnaissance, fondée sur l’autorité morale de chaque personne (fondamentale pour la notion de libre conscience) et qui privilégie la justice sociale et le respect des décisions individuelles ; 6. Laïcité de collaboration, dans laquelle l’État se considère comme autonome par rapport aux autorités religieuses, mais qui sollicite leur collaboration dans plusieurs domaines (Baubérot et Milot, 2011, 87-120).

8 Comme on peut le constater, et comme le signalent Baubérot et Milot, aucun de ces types idéaux n'est le reflet d’une réalité spécifique et aucune expérience historique ne répond à un modèle unique. Dans la pratique, les pays partagent plusieurs traits de ces types-idéaux de laïcité. Le cas français, par exemple, contient des éléments des cinq premiers types de laïcité, et la proposition de Sarkozy était d’y ajouter le sixième, celui de la collaboration. Les États-Unis d’Amérique présentent un mélange de laïcité de séparation, de foi civique et de reconnaissance, mais celle-ci n’est ni anticléricale ni autoritaire. Le cas mexicain offre clairement des traits de laïcité séparatiste, anticléricale, voire autoritaire, surtout à certains moments de son histoire, mais également de foi civique et de reconnaissance, tout particulièrement au cours des

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dernières décennies ; toutefois, elle s’oppose clairement à toute forme de collaboration, en raison du « principe historique de séparation » inscrit dans la constitution.

9 Il ne s’agit donc pas de suivre des modèles nationaux de laïcité, parce qu’il n’en existe pas de forme pure. Il y a dans la pratique plusieurs conceptions de la laïcité, qui naviguent entre la normativité juridique, la jurisprudence, la pratique publique et la culture politique. On peut trouver plusieurs formes de laïcité, complémentaires ou contradictoires dans un même pays, voire sous une même législation. En témoigne l’article 24 de la constitution mexicaine, récemment réformé (juillet 2013). À la suite d’une négociation, l’article 24 combine plusieurs conceptions de la laïcité. Les premières lignes de l’article, dans lesquelles sont reconnus le droit à la liberté de convictions éthiques, la liberté de conscience et de religion, pourraient suggérer une laïcité de reconnaissance ; la seconde partie de ce même paragraphe, dans lequel il est stipulé que personne ne pourra utiliser la liberté religieuse à des fins politiques, évoque plutôt une laïcité anticléricale. Les paragraphes suivants, dans lesquels il est stipulé que « le Congrès ne pourra dicter des lois qui établissent ou interdisent une religion quelconque » et que les manifestations de culte public devront généralement être célébrées dans les temples, s’inscrivent dans une laïcité de séparation. Ainsi, plutôt que de chercher à définir des types idéaux ou des qualificatifs de laïcité, il serait peut-être plus utile pour l’analyse d’identifier les particularités des divers modèles de laïcité et éventuellement d’en mesurer les degrés dans les différents domaines de la laïcité de l’État.

10 C’est à partir du constat précédent qu’a surgi la possibilité de construire un indice fiable, susceptible de répertorier les composantes des processus juridiques, politiques et culturels, et qui, au-delà de simples perceptions, permettrait une comparaison utile à grande échelle. Depuis quelques années, plusieurs spécialistes latino-américains se sont efforcés de développer une série d’indicateurs dans trois domaines spécifiques, liés à la laïcité des institutions : 1) la normativité juridique 2) les politiques publiques 3) la culture politique. Entre 2009 et 2010, nous avons réalisé un exercice comparatif, centré uniquement sur la première des trois sections, soit la normativité juridique générale. Ce premier exercice partiel nous a permis de formuler quelques interrogations méthodologiques qui furent recueillies dans le document initial. Nous signalions dans ce document combien les débats sur la laïcité tendaient non seulement à l’eurocentrisme, mais ils étaient également confus, localistes et donc de faible portée. Nous l’attribuions à l’époque à l’absence d’une compréhension universelle du concept, et donc à une définition peu claire du phénomène. De là nos efforts pour parvenir à une définition globale. Nous avons fait référence à la « Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle » et aux principales composantes de cette définition : 1) la liberté de conscience 2) autonomie du politique par rapport au religieux et 3) garantie d’égalité et de non-discrimination. Ainsi, nous avons défini l’État laïque comme « un instrument juridique et politique au service des libertés dans une société qui se reconnaît comme plurielle et diverse » et la laïcité comme « un régime social de coexistence, dont les institutions politiques ne sont plus légitimées par des éléments sacrés ou religieux, mais en premier lieu par la souveraineté populaire ».

11 Dans cet article, nous affirmons que la proposition, bien que fondée sur une définition de la laïcité qui prétend être universelle, a été élaborée par des spécialistes d’une région spécifique du monde, l’Amérique latine, marquée par une approche particulière de ce que doivent être un état laïque et la laïcité. Nous y signalons également que

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l’indice est lui-même le produit de cette approche de la laïcité, et que dans ce sens il s’inscrit dans un débat plus vaste sur la définition et la mise en pratique de celle-ci. Nous prétendons cependant éviter, dans la mesure du possible, des confrontations inutiles sur un sujet en soi difficile et polémique. Il est clair, toutefois, que l’indice reflète une définition de la laïcité qui pénalise aussi bien le confessionnalisme que l’ingérence de l’État dans les affaires des associations religieuses ou la sacralisation des symboles civiques. Il est clair également que l’indice proposé tend à une définition de la laïcité qui repose sur le principe de la séparation, de la défense des droits sexuels et reproductifs, droits qui symbolisent d’une certaine manière les nouvelles frontières des droits humains. Bref, nous reconnaissons qu’aucun indicateur ne peut être objectif, puisqu’il dépend d’une perspective culturelle et d’une définition qui considère la diversité des droits et le pluralisme comme des éléments fondamentaux et essentiels de nos sociétés. C’est dans ce sens que notre proposition de construire un indice mondial de laïcité doit être appréhendée.

Les indicateurs de laïcité

12 La définition opérationnelle d’un terme complexe, condensée dans une série d’indicateurs, ne présuppose pas un outil neutre. Comme nous l’avons affirmé précédemment, elle renvoie forcément à une définition conceptuelle déterminée. La sélection des indicateurs qui permettront de contraster empiriquement ce terme complexe repose sur des bases théoriques. De là l’explicitation des principes que nous considérons comme constitutifs de la laïcité et qui sont à la base de la construction de notre outil méthodologique. Même si celui-ci est constamment soumis à la révision et la reformulation, il prétend être l’instrument qui analyse l’agir de l’État à travers ses liens avec le religieux dans différents contextes historiques, politiques et culturels.

13 L’exercice proposé pour aborder les types et les niveaux de laïcité des États commence par identifier les différents plans où celle-ci s’avère opérationnalisée et d’y analyser ses différentes variantes en fonction des dimensions d’analyse proposées. Nous pourrions ainsi explorer la modalité assumée par la laïcité au sein de la normativité juridique, des politiques publiques et dans le domaine de la culture politique. Pleinement conscients que l’analyse n’est pas réductible à de seules approches juridiques, nous contemplons des facteurs socioculturels pour parvenir à une approche plus précise de l’objet d’étude. Les trois dimensions considérées sont à leur tour divisées en sous-dimensions et une multiplicité d’indicateurs, dont l’ensemble renvoie à une définition théorique du concept de laïcité.

14 La sélection des trois dimensions développées obéit à la considération des trois niveaux de la vie sociale historiquement reflétés par les points d’intersection, de conflit et de négociation entre le politique et le religieux.

15 78 indicateurs au total ont été élaborés : 20 pour la dimension « normativité juridique », 44 pour les « politiques publiques » et 14 pour la « culture politique ». Chacune des dimensions possède un facteur de pondération particulier : 30 % dans le cas de normativité juridique ; 45 % pour les politiques publiques et 25 % pour la culture politique. Étant donné que les politiques publiques établissent le terrain d’application des politiques de l’État et montrent la diversité des domaines de gestion (éducation, sexualité, bioéthique, développement social, sciences, culte religieux, moyens de communication, etc.), on a préféré leur octroyer un poids spécifique plus grand par

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rapport aux autres dimensions d’analyse. On a appliqué également un facteur de pondération distinct pour les sous-dimensions et les indicateurs des trois dimensions analytiques, selon l’importance octroyée à chacun d’entre eux. Dans tous les cas, le chiffre 0 représente le niveau le plus bas de laïcité, alors que le 4 exprime le niveau le plus élevé.

16 Mentionnons par ailleurs qu’il s’agit d’une analyse qui porte sur les États nationaux dans des conjonctures historiques déterminées, et que l’année 2014 marquera la limite temporelle de référence. La dynamique politique et culturelle des sociétés conduit à des transformations et des redéfinitions au sein des législations, des politiques publiques, voire de la propre culture politique, qui exigeront dans le futur de nouvelles données pour identifier les niveaux de laïcisation dans chaque formation politique particulière.

La normativité juridique

17 Nous avons considéré trois sous-dimensions et leurs indicateurs respectifs pour rendre compte du cadre légal : fondement et caractère de l’État ; relations État/institutions religieuses ; garantie des droits fondamentaux.

18 Comme le montre le tableau 1, un État qui détient une religion officielle obtient la note la plus basse en termes de laïcité, de même qu’un État qui se proclame athée. Toute imposition par l’État d’une doctrine particulière, qu’elle soit religieuse ou philosophique, s’oppose à la pleine garantie de la liberté de conscience, droit humain universel. C’est dans ce sens que tout État confessionnel ou tout État qui prétend diffuser dans la société un cadre idéologique homogénéisateur et totalitaire constituent l’antithèse d’un État laïque.

19 La laïcité repose explicitement sur un principe d’autonomie entre le politique et le religieux. À ce stade de l’analyse, il est donc pertinent d’affirmer que l’existence d’accords passés avec les institutions religieuses, le financement du culte, la présence de symboles religieux durant les cérémonies gouvernementales, entre autres, compromettent la souveraineté de l’État, et par conséquent, sa laïcité. Parallèlement, tout État qui se mêle des affaires confessionnelles (désignation des responsables, autorisation de distribution des documents religieux, influence sur les ordres ou les communautés) ou qui impose des restrictions au prosélytisme religieux, porte non seulement atteinte à la liberté de culte, mais encore ne respecte pas intégralement les principes constitutifs de la laïcité.

20 Précisons dans ce sens que l’indicateur « financement gouvernemental à des fins religieuses » inclut et différentie la contribution directe de l’État, la non-imposition des institutions religieuses et les apports fiscaux individuels.

21 Dans la rubrique « type d’enregistrement du culte », deux aspects sont considérés simultanément pour la construction des catégories de l’indicateur : au cas où celui-ci existerait, on évalue d’une part son caractère obligatoire, et d’autre part si l’obligation concerne toutes les institutions religieuses ou seulement certaines d’entre elles. Au Mexique, par exemple, toutes les associations religieuses peuvent le faire, mais aucune d’entre elles n’y est obligée, pas plus qu’aucune n’en est exemptée. En Argentine, par contre, l’enregistrement du culte précède toute activité, mais elle ne concerne que les institutions religieuses non catholiques, dans la mesure où l’Église catholique est la seule à avoir une personnalité publique, au même titre que tout organisme gouvernemental.

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22 La catégorisation et l’évaluation de l’indicateur « participation des agents religieux dans les hôpitaux publics, les prisons et les forces armées » témoignent également de la conceptualisation de la laïcité qui est faite ici. Aussi bien la présence officielle des agents religieux que leur interdiction sont considérées comme contraires à la laïcité. Dans le premier cas, parce que le prosélytisme des agents religieux est institué par l’État. Dans le second, parce qu’il contredit le principe de liberté de conscience dans la mesure où il prive le citoyen du droit à demander personnellement la présence d’un spécialiste religieux.

23 Nous présentons dans les pages suivantes le tableau complet de la dimension « normativité juridique », avec ses sous-dimensions respectives, ses indicateurs et ses catégories, tableau dans lequel on précise les facteurs de pondération correspondants.

Tableau 1 : dimension « normativité juridique »

Dimension Sous-dimension Indicateurs

I) Type d’invocation à l’origine de la légitimité étatique (25 %) - Dieu/autre figure religieuse 0 Normativité a) Fondement et - Dieu/Souveraineté populaire juridique caractère de l’État 1 (30 %) (20 %) - Aucune 2 - Souveraineté populaire 4

II) Définition de l’État en matière religieuse (50 %) - Religion officielle/État athée 0 - Religion privilégiée ou nationale

1 - Référence au principe de séparation 3 - Laïque 4

III) Référence à des éléments religieux parmi les symboles de la patrie (25 %) - Oui 0 - Non 4

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I) Existence d’un Concordat/Accords avec les institutions religieuses b) Relation État/ (20 %) Institutions religieuses - Oui (40 %) 0 - Non 4

II) Financement gouvernemental à des fins religieuses (20 %) - Contribution directe de l’État 0 - Exemptions fiscales pour les institutions religieuses

1 - Apports fiscaux par décision individuelle 2 - Sans financement 4

III) Type de procuration/personnalité juridique des institutions religieuses (10 %) - Publique 0 - Sans personnalité 1 - Privée 4

IV) Type d’enregistrement du culte (10 %) - Obligatoire différentié 0 - Optatif différentié 1

- Obligatoire égalitaire 2 - Optatif égalitaire 3 - Sans enregistrement 4

V) Existence de tribunaux religieux exclusifs interdisant l’exercice de la législation nationale (5 %) - Oui 0 - Non 4

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VI) Existence de cérémonies religieuses dans les célébrations officielles (10 %) - Prévu légalement 0 - Non prévu légalement 2 - Interdit légalement 4

VII) Existence de registres civils en matière de naissances, mariages, et décès (10 %) - Non 0 - Reconnaissance par le civil des registres religieux 1 - Oui 4

VIII) Ingérence de l’État dans les affaires intérieures des institutions religieuses (10 %) - Oui 0 - Non 4

IX) Restrictions légales au droit à la conversion ou au prosélytisme religieux (5 %) - Oui 0 - Non 4

I) Reconnaissance de la liberté de conscience et/ou de croyance et de culte c) Garantie des droits (12,5 %) fondamentaux - Non (40 %) 0 - Oui 4

II) Discrimination pour raison de croyances à l’accès à des postes publics (12,5 %) - Non 0 - Oui 4

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III) Reconnaissance de la diversité comme valeur (12,5 %) - Non 0

- Oui en termes d’anti-discrimination 2 - Non en termes de réaffirmation 4

IV) Ratification du protocole facultatif de la CEDAW (Convention on the Élimination of All Forms of Discrimination Against Women) (12,5 %)

- Non 0 - Oui 4

V) Respect de l’autonomie reproductive (12,5 %) - Non

0 - Oui 4

VI) Établissement de l’éducation laïque (12,5 %) - Non

0 - Oui 4

VII) Objection de conscience dans les services publics (12,5 %) - En aucun cas 0

- Dans tous les cas 1 - Seulement dans les cas de respect du droit des tiers 4

VIII) Pénalisation de l’homosexualité (12,5 %) - Oui

0 - Non 4

Les politiques publiques

24 L’élaboration et la formulation des politiques publiques reposent sur des contenus axiologiques qui nous permettent d’évaluer et de nuancer leur fond laïc ou confessionnel. La bioéthique, les droits sexuels et reproductifs, l’éducation, le genre, le

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développement démographique sont des domaines de la gestion publique, dont l’analyse permet d’appréhender les modalités de la laïcité de l’État.

25 Afin de pouvoir appliquer notre outil d’évaluation, on ne considérera pas ici la mise en pratique des politiques publiques, mais leurs instances de formulation. Sans méconnaître les possibilités de déphasage entre les deux instances, analyser l’application des politiques publiques suppose d’étendre l’analyse aux provinces et aux municipalités, ce qui impliquerait d’autres unités d’analyse. Nous avons choisi de nous concentrer sur les contenus des politiques publiques des États nationaux, susceptibles d’exprimer en eux-mêmes une intention et une orientation dans les grandes lignes stratégiques adoptées, indépendamment de leur exécution.

26 Étant donné les multiples domaines de relation potentielle entre le politique et le religieux, nous avons abordé les sous-dimensions suivantes qui reflètent différents domaines de la gestion publique : • bioéthique ; • droits sexuels et reproductifs ; • éducation ; • genre ; • développement social et démographique ; • religion ; • sciences et arts ; • communication.

27 Évaluer le degré de laïcité en partant d’une analyse de l’autonomie de l’État dans la définition des politiques publiques renvoie à la discussion sur la place occupée par les religions dans un système démocratique. Comment considérer la participation des institutions ou des agents religieux aux débats sur la bioéthique, par exemple, à l’aune de la laïcité de l’État ? Devons-nous considérer leur apport au même titre que celui d’autres organisations de la société civile, ou bien les considérer comme une limitation des obligations de l’État, chargé de formuler des programmes gouvernementaux qui concernent différents droits, sans imposer de doctrine particulière ? Les particularités historiques et politiques de chaque pays, le rôle qu’y jouent les différentes personnalités ecclésiastiques conditionneront certainement les réponses à ces interrogations. Au moment d’évaluer la participation religieuse aux conseils ou aux comités publics, nous avons décidé de distinguer d’une part entre la présence d’une autorité religieuse proprement dite, et celle d’agents non religieux qui véhiculent des valeurs confessionnelles ; et de l’autre, nous nous sommes demandés s’il existait un principe d’équité entre toutes les croyances – religieuses et non religieuses – et leurs représentants, ou si seules étaient présentes les dénominations religieuses prédominantes. Ainsi, l’évaluation ne condamne pas la participation des acteurs religieux en tant que tels, mais il surveille la présence équitable de toutes les voix confessionnelles et non confessionnelles sur la scène publique.

28 Il s’avère intéressant de nous arrêter sur l’indicateur « autorisation de traitements médicaux alternatifs dans les services publics de santé pour des raisons de croyance ». Étant donné que la liberté de conscience est une composante constitutive de la laïcité, la note sera plus élevée si l’État, dans son système public de santé, accepte qu’un témoin de Jehova refuse la transfusion et envisage la possibilité d’autres procédés.

29 Dans le domaine éducatif, l’enseignement religieux dans les institutions éducatives publiques exige quelques précisions. Tout d’abord on évalue si l’enseignement y est

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doctrinaire, quelle que soit la doctrine enseignée. Puis on analyse si la législation la prévoit ou l’interdit, ou bien ni l’un ni l’autre. Cette situation hybride se rencontre en Argentine : bien que l’éducation soit perçue dans l’imaginaire collectif comme une éducation laïque, les imprécisions normatives font que des cours de religion sont enseignés dans certaines écoles publiques du pays.

30 On retrouve cette même gradation – permission, non-régulation et interdiction – dans d’autres indicateurs, comme celui de « reconnaissance du mariage entre personnes du même sexe » de la sous-dimension « genre ». Les nuances enrichissent l’observation et permettent un relevé plus précis de l’état de cette situation particulière.

Tableau 2 : dimension « Politiques publiques »

Dimension Sous-dimension Indicateurs

I) Participation des ministres de culte/agents religieux aux Comités nationaux de Bioéthique (20 %) - Uniquement les Églises principales 0 Politiques - Autres agents non formellement religieux qui véhiculent publiques a) bioéthique des valeurs religieuses (45 %) 1 - Représentants de toutes les croyances (religieuses et philosophiques) 2 - Aucun 4

II) Autorisation de l’euthanasie ou de toute forme de décès assisté (17 %) - Non 0 - Oui, de manière passive 2 - Oui, de manière active 4

III) Autorisation de la recherche sur les cellules mères (17 %) - Non

0 - Oui 4

IV) Autorisation de la reproduction assistée (17 %) - Non 0

- Uniquement pour les hétérosexuels 1 - Oui 4

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V) Autorisation de traitements médicaux alternatifs dans les services publics de santé pour raison de croyance (transfusions de sang) (12 %)

- Non 0 - Oui 4

VI) Autorisation des opérations de changement de sexe dans les services publics de santé (17 %) - Non 0 - Sans régulation 1 - Oui 4

I) Législation sur l’avortement (20 %) - Interdit dans tous les cas 0 - En cas de risque pour la vie de la femme Politiques 1 publiques b) Droits sexuels et - En cas de risque pour la santé de la femme reproductifs 2

- En cas de violence sexuelle 3 - Limité exclusivement par la durée de la gestation 4

II) Accès aux méthodes contraceptives dans les services publics de santé (préservatifs, diaphragmes) (11 %) - Non 0 - Oui 4

III) Accès à des méthodes contraceptives d’urgence dans les services publics (la pilule du lendemain) (14 %) - Non 0 - Uniquement en cas de violence 2 - Oui 4

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IV) Information aux victimes de violence sexuelle dans les services publics de santé (11 %) - Possibilité de négation d’information à la victime 0 - Absence de réglementation à ce sujet 1 - Obligation d’information sur les droits légaux 4

V) Promotion de l’abstinence et de la fidélité pour la prévention du VIH/Sida dans les politiques publiques (11 %) - Oui, comme mesure exclusive 0 - Oui, parmi d’autres mesures 1 - Non 4

VI) Programmes d’attention aux droits sexuels et reproductifs (11 %) - Non 0 - Oui 4

VII) Programmes d’attention aux droits sexuels et reproductifs pour les communautés GLBTI (11 %) - Non 0 - Oui 4

VIII) Programmes de santé sexuelle et reproductive des jeunes et des adolescents (11 %) - Non 0 - Avec accord des parents ou tuteurs 1 - Oui 4

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I) Programmes d’éducation sexuelle fondés sur des principes scientifiques (20 %) - Non c) Éducation 0 - À partir de l’âge de 12 ans 2 - En dessous de l’âge de 12 ans 4

II) Financement des institutions d’éducation religieuses (20 %) - Direct 0

- Indirect 1 - Non 4

III) Enseignement religieux (ou d’une philosophie particulière) dans les institutions publiques d’enseignement (20 %) - Prévu dans la législation 0 - Non prévu ni interdit par la législation 2 - Interdit par la législation 4

IV) Participation de ministres de culte/agents religieux à l’élaboration de politiques/programmes éducatifs (10 %) - Oui 0 - Autres agents non formellement religieux qui véhiculent des valeurs religieuses 1 - Représentants de toutes les croyances religieuses et philosophiques 2 - Non 4

V) Contenus religieux doctrinaires ou philosophiques particuliers dans les livres scolaires ou programmes d’éducation primaire officiels (10 %)

- Oui 0 - Non 4

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VI) Lieux et symboles religieux dans les écoles publiques (10 %) - Oui

0 - Non 4

VII) Positionnement officiel sur les fêtes ou pratiques religieuses dans les écoles publiques (10 %) - Soutien 0 - Acceptation par omission des fêtes religieuses 1 - Acceptation des fêtes traditionnelles à fondement religieux 2 - Interdiction des fêtes religieuses ou de toute fête à fondement religieux 4

I) Politiques et/ou programmes de promotion de l’égalité des genres (20 %) d) Genre - Non (12,5 %) 0 - Oui 4

II) Politiques séculaires de lutte contre la violence intrafamiliale (refuges, assistance juridique, tribunaux spéciaux) (10 %) - Non 0 - Uniquement pour les femmes, sans inclusion des enfants, garçons et filles 2 - Oui, pour tous 4

III) Politiques qui établissent des quotas pour les femmes à des postes d’élues (10 %) - Non 0 - Oui 4

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IV) Politiques de lutte contre l’homophobie et/ou la lesbianophobie (10 %) - Non 0 - Oui 4

V) Reconnaissance des unions civiles ou des PACS entre personnes du même sexe (10 %) - Interdiction 0 - Absence de régulation 1 - Autorisé 4

VI) Reconnaissance du mariage pour tous (20 %) - Interdiction 0

- Sans régulation 1 - Autorisation 4

I) Participation des ministres du culte/agents religieux dans la définition de politiques sociales de développement (15 %) - Oui e) Développement 0 social et - Autres agents qui véhiculent des valeurs religieuses

démographique 1 (12,5 %) - Représentants de toutes les croyances religieuses ou philosophiques 2 - Non 4

II) Participation des ministres du culte/agents religieux à l’application de programmes gouvernementaux ou de programmes d’assistance à la pauvreté (15 %) - Oui 0 - Autres agents avec fondement religieux qui appliquent les

programmes 1 - Représentants de toutes les croyances religieuses ou philosophiques 2 - Non 4

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III) Participation des ministres du culte à la gestion de programmes gouvernementaux d’appui à la participation sociale (Coopératives, migrants, auto emploi) (15 %)

- Oui 0 - Non 4

IV) Participation de ministres rdu culte à la gestion de programmes gouvernementaux d’options productives – PME (15 %)

- Oui 0 - Non 4

V) Assignation de fonds publics aux institutions religieuses/ ONG d’obédience religieuse dans la gestion de programmes sociaux (20 %)

- Oui 0 - Non 4

VI) Politiques de population à contenu religieux/ONG d’obédience religieuse dans la gestion de programmes sociaux (maternité, famille, soins des enfants, abstinence ? fidélité ?) (20 %) - Oui 0 - Non 4

I) Utilisation de fonds publics et promotion de fêtes ou pratiques religieuses institutionnalisées (22 %) Politiques f) Religion - Oui publiques 0 - Non 4

II) Participation officielle de hauts fonctionnaires aux cérémonies religieuses de culte public – Te Deum, ou autres (22 %) - Oui 0 - Non 4

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III) Lieux et symboles religieux dans les institutions publiques – pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire (sauf les institutions éducatives) (17 %)

- Oui 0 - Non 4

IV) Présence d’une invocation religieuse dans la prestation de serment à des postes publics ou lors de témoignages juridiques (17 %) - Oui, obligatoirement

0 - Oui, mais parmi d’autres options non religieuses 2 - Non 4

V) Présence de toute argumentation religieuse dans les décisions de la Cour Suprême (22 %) - Oui 0 - Non 4

I) Liberté de chaire, de recherche et de divulgation (50 %) g) Sciences et Arts - Non

(12,5 %) 0 - Oui 4

II) Censure des œuvres d’art et de la production culturelle (50 %) - Oui

0 - Non 4

I) Censure dans les médias pour des raisons religieuses (30 %) h) Communication - Oui

(12,5 %) 0 - Non 4

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II) Programmes de doctrine religieuse dans les institutions étatiques (40 %) - Oui 0 - Non 4

III) Interdiction de manifestation d’expression religieuse dans les médias (30 %) - Oui 0 - En situation extraordinaire 2 - Non 4

Culture politique

31 Appréhendée à l’aune des imaginaires et des représentations collectives qui constituent le répertoire des pratiques naturalisées et qui façonnent le modus operandi des décideurs politiques, la culture politique ne répond pas exclusivement à la législation en vigueur ni à la mise en place d’un programme précis de gouvernement, mais plutôt à une culture politique instituée. La promotion de l’identité nationale à partir de symboles religieux, la participation d’agents religieux aux inaugurations de travaux publics, la participation des autorités confessionnelles durant les processus électoraux, la présence de symboles religieux dans les édifices publics, la réalisation du Te Deum, sont autant d’éléments fondamentaux qui permettent d’évaluer la culture politique au sein des coordonnées analytiques que nous avons explicitées. Il s’agit d’identifier des pratiques naturalisées, qui se reproduisent inconsciemment, parce qu’ancrées dans l’idiosyncrasie politique dominante.

32 La culture politique est particulièrement sensible aux indicateurs suivants : 1. Promotion de l’identité nationale à travers les symboles religieux ; 2. Participation de religieux à l’inauguration de travaux publics ; 3. Participation des institutions ou des agents religieux aux processus d’élection des hauts fonctionnaires ; 4. Jurisprudence tendant à respecter les cultures particulières du pays (multiculturalisme, accommodements raisonnables) ; 5. Politiques publiques qui tendent à la sacralisation de symboles civiques (drapeaux, héros nationaux) ; 6. Réunion entre mandataires gouvernementaux et des leaders religieux pour l’élaboration et/ ou l’application de politiques publiques ; 7. Rencontres entre les élus et les leaders religieux ; 8. Invocation des symboles et de références religieuses dans les discours politiques dans le but de prosélytisme ;

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9. Exposition de la part de l’État de symboles/espaces religieux dans les lieux publics non gouvernementaux (hôpitaux, aéroports, places publiques) ; 10. Assistance religieuse dans les lieux de réclusion I : les forces armées ; 11. Assistance religieuse dans les lieux de réclusion II : les unités pénitentiaires 12. Assistance religieuse dans les lieux d’isolement : les hôpitaux 13. Utilisation des fonds publics pour les « traditions » ou les manifestations religieuses populaires non institutionnelles 14. Promotion étatique d’une culture de la pluralité et de la diversité dans les médias.

33 En fonction des critères sous-jacents à la définition de la laïcité, nous nous sommes limités à la gestion de l’État pour évaluer la présence de symboles ou d’espaces religieux dans le domaine public, sans analyser les initiatives qui pourraient venir de la société civile. On distinguera ici entre l’affichage de symboles d’un seul culte dans les espaces publics et l’existence d’un espace interreligieux (par exemple dans les aéroports). Il ne faut pas confondre un état pluriconfessionnel et un état laïc, même si la reconnaissance par l’État d’une pluralité religieuse obtient une note élevée. Cependant, un État qui ne contemple l’implantation d’aucun symbole religieux dans les espaces publics obtient un niveau maximum de laïcité.

34 Les catégories correspondantes à l’indicateur « assistance religieuse dans les espaces de réclusion ou d'isolement (forces armées, hôpitaux, unités pénitentiaires) » requièrent un travail minutieux de composition. En effet, au moment de mettre en rapport le principe d’autonomie de l’État et celui de la liberté de conscience des individus, nous nous sommes retrouvés face à un éventail de possibilités qui devaient être contemplées par l’outil de mesure. L’interdiction de toute pratique religieuse est aussi pénalisée que l’autorisation légale d’exercer un monopole religieux de l’assistance confessionnelle dans les lieux de réclusion. Dans une séquence intermédiaire, il est précisé s’il n’existe de fait qu’un seul culte dans les contextes institutionnels mentionnés, ou si au contraire toutes les religions peuvent exercer leur activité confessionnelle. Les États qui garantissent légalement à toutes les religions le droit d’exercer une pratique confessionnelle dans les lieux de réclusion obtiennent une note élevée, mais les États qui autorisent cette assistance lorsqu’elle vient d’une demande personnelle et volontaire de l’individu obtiennent la note maximum.

Tableau 3 : dimension « Culture politique »

Dimension Indicateurs

I) Promotion de l’identité nationale à travers des symboles religieux (5 %) Culture - Oui Politique 0 - Non 4

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II) Participation d'agents religieux à l’inauguration de travaux publics (10 %) - Oui 0

- Parfois 2 - Non 4

III) Participation d’institutions ou d'agents religieux au processus électoral (15 %) - Directement 0

- Indirectement 1 - Non 4

IV) Jurisprudence tendant à respecter les cultures particulières dans le pays, multiculturalisme, accommodements raisonnables (5 %) - Non 0 - Oui 4

V) Politiques publiques tendant à la sacralisation de symboles civiques (5 %) - Oui

0 - Non 4

VI) Réunions entre hauts fonctionnaires et responsables religieux pour l’élaboration ou l’application de politiques publiques (15 %) - Oui 0 - Non 4

VII) Rencontres entre élus et responsables religieux 5 %) - Oui

0 - Non 4

VIII) Invocation de symboles ou de références religieuses dans les discours politiques (5 %) - Oui

0 - Non 4

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IX) Affichage par l’État de symboles/espaces religieux dans les lieux publics non gouvernementaux (hôpitaux, aéroports, places publiques) (10 %) - Oui, mais d’un seul culte 0 - Espace interreligieux 2 - Non 4

X) Assistance religieuse dans les lieux de réclusion 1 : forces armées (5 %) - Non ou Oui, dans les espaces définis par une seule religion 0 - Autorisation de fait, mais pour une seule religion 1 - De fait pour toutes les religions 2 - Garantie juridique pour toutes les religions 3 - Personnellement demandée 4

XI) Assistance religieuse dans les lieux de réclusion II : unités pénitentiaires (5 %) - Non ou Oui, dans les espaces définis par une seule religion 0 - Autorisation de fait, mais pour une seule religion 1 - De fait pour toutes les religions 2 - Garantie juridique pour toutes les religions 3 - Personnellement demandée 4

XII) Assistance religieuse dans des lieux d’isolement : hôpitaux (5 %) - Non ou Oui, dans les espaces définis par une seule religion - Autorisation de fait, mais pour une seule religion 1 - De fait pour toutes les religions 2 - Garantie juridique pour toutes les religions 3 - Personnellement demandée 4

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XIII) Utilisation des fonds publics pour les « traditions » ou manifestations religieuses populaires non institutionnelles (5 %) - Oui 0 - Non 4

XIV) Promotion par l’État d’une culture de la pluralité et de la diversité dans les médias (5 %) - Non

0 - Oui 4

Le Mexique et l’Argentine

Tableau 4 : Normativité juridique au Mexique et en Argentine

Laïcité

Dimension Sous-dimension Indicateurs Mexique Argentine

I) Type d’invocation qui est à l’origine de la légitimité de l’État - Dieu/autre figure religieuse 0 Normativité a) Fondement et - Dieu/Souveraineté populaire 4 (4,5) 0 (0) juridique caractère de l’État 1 - Aucune 2 - Souveraineté populaire 4

II) Définition de l’État en matière religieuse - Religion officielle/État athée 0 - Religion privilégiée ou nationale 3 1 (2,25) 1 (6,75 %) - Référence au principe de séparation 3 - Laïque 4

III) Référence à des éléments religieux parmi les symboles de la patrie - Oui 4 (4,5) 4 (4,5) 0 - Non 4

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I) Concordat/Accords avec les institutions religieuses b) Relation État/ - Oui Institutions 4 (7,6) 0 (0) 0 religieuses - Non 4

II) Financement étatique à des fins religieuses - Contribution directe de l’État 0 - Exemptions fiscales pour les institutions religieuses 1 (1,9) 0 (0) 1 - Apports fiscaux par décision individuelle 2 - Sans financement 4

III) Type de procuration/ personnalité juridique des institutions religieuses - Publique 0 4 (3,8) 0 (0) - Sans procuration 1 - Privée 4

IV) Types d’enregistrement du culte - Obligatoire différencié 0 - Optatif différencié 1 - Obligatoire égalitaire 3 (2,85) 0 (0) 2 - Optatif égalitaire 3 - Sans enregistrement 4

V) Tribunaux religieux exclusifs interdisant l’exercice de la législation nationale - Oui 4 (1,9) 4 (1,9) 0 - Non 4

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VI) Rituels religieux durant les cérémonies officielles - Prévu légalement 0 4 (3,8) 2 (1,9) - Non prévu légalement 2 - Légalement interdit 4

VII) Registres civils des naissances, mariages et décès - Non 0 - Reconnaissance civile des registres 4 (3,8) 4 (3,8) religieux 1 - Oui 4

VIII) Ingérence de l’État dans les affaires intérieures des institutions religieuses - Oui 4 (3,8) 4 (3,8) 0 - Non 4

IX) Restrictions légales au droit à la conversion ou au prosélytisme religieux - Oui 4 (1,9) 4 (1,9) 0 - Non 4

I) Reconnaissance de la liberté de conscience et/ou de croyance et de culte c) Garantie des droits - Non 4 (4,75) 4 (4,75) fondamentaux 0 - Oui 4

II) Limitation de l’accès aux postes publics pour raisons de croyance - Oui 4 (4,75) 4 (4,75) 0 - Non 4

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III) Reconnaissance de la diversité comme valeur - Non 0 2 (2,38) 2 (2,38) - Oui, en termes antidiscriminatoires 2 - Oui, en termes de réaffirmation 4

IV) Ratification du Protocole facultatif de la CEDAW - Non 4 (4,75) 4 (4,75) 0 - Oui 4

V) Respect de l’autonomie reproductive - Non 4 (4,75) 4 (4,75) 0 - Oui 4

VI) Éducation laïque - Non Garantie des droits 0 4 (4,75) 4 (4,75) fondamentaux - Oui 4

VII) Objection de conscience dans les services publics - En aucun cas 0 - Oui, dans tous les cas 0 (0) 4 (4,75) 1 - Uniquement quand il s’agit de respecter les droits d’un tiers 4

VIII) Pénalisation de l’homosexualité - Oui 0 4 (4,75) 4 (4,75) - Non 4

Total Normativité 53 69 (77,98) juridique (55,68)

Élaboration des auteurs, 2014

Tableau 5 : Politiques publiques au Mexique et en Argentine

Laïcité

Dimension Sous-dimension Indicateurs Mexique Argentine

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I) Participation des ministres du culte/ agents religieux aux comités de bioéthique nationaux - Uniquement des Églises prédominantes 0 - Autres agents formellement non Politiques religieux qui véhiculent des valeurs a) Bioéthique 1 (0,88) 0 (0) Publiques religieuses 1 - Représentants de toutes les croyances (religieuses et philosophiques) 2 - Non-participation 4

II) Autorisation de l’euthanasie ou d’une autre forme de décès assisté - Non 2 (1,49) 2 (1,49) 0 - Oui 4

III) Autorisation de la recherche sur les cellules mères - Non 4 (2,98) 4 (2,98) 0 - Oui 4

IV) Autorisation de la reproduction assistée - Non 4 (2,98) 4 (2,98) 0 - Oui 4

V) Autorisation de traitements alternatifs dans les services publics de santé pour raisons de croyance (transfusions de sang) 4 (2,1) 4 (2,1) - Non 0 - Oui 4

VI) Autorisation d’opération de changement de sexe dans les services publics de santé - Non 0 0 (0) 4 (2,98) - Sans régulation 1 - Oui 4

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I) Législation sur l’avortement - Interdit dans tous les cas 0 - Risque pour la vie de la femme 1 b) Droits sexuels et - Risque pour la santé de la femme 3 (2,63) 3 (2,63) reproductifs 2 - Violence sexuelle 3 - Prise en compte exclusive de la gestation 4

II) Accès aux méthodes contraceptives dans les services publics de santé (préservatifs, diaphragmes) - Non 4 (1,93) 4 (1,93) 0 - Oui 4

III) Accès aux méthodes contraceptives d’urgence dans les services publics de santé (la pilule du lendemain) - Non 0 4 (2,45) 4 (2,45) - Uniquement en cas de violence sexuelle 2 - Oui 4

IV) Information aux victimes de violence sexuelle dans les services publics de santé - Possibilité de nier toute information à la victime 0 4 (1,93) 4 (1,93) - Absence de réglementation 1 - Obligation d’information sur les droits légaux 4

V) Promotion de l’abstinence et de la fidélité dans les politiques publiques pour la prévention du VIH/Sida -Oui, comme mesure exclusive 0 1 (0,48) 4 (1,93) - Oui, comme mesure parmi d’autres 1 - Non 4

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VI) Attention aux droits sexuels et reproductifs - Non 4 (1,93) 4 (1,93) 0 - Oui 4

VII) Attention aux droits sexuels et reproductifs pour les communautés LGBTI - Non 4 (1,93) 4 (1,93) 0 - Oui 4

VIII) Programmes d’attention à la santé sexuelle et reproductive pour les jeunes et les adolescents - Non 0 4 (1,93) 4 (1,93) - Avec consentement des parents ou tuteurs 1 - Oui 4

I) Programmes d’éducation sexuelle fondés sur des principes scientifiques - Non 0 c) Éducation 4 (3,5) 4 (3,5) - À partir de l’âge de 12 ans 2 - Pour les moins de 12 ans 4

II) Financement des institutions éducatives religieuses - Direct 0 4 (3,5) 4 (3,5) - Indirect 1 - Non 4

III) Enseignement religieux (ou d’une philosophie particulière) dans les institutions d’éducation publique 4 (3,5) 2 (1,75) -Prévu dans la législation 0 -Non prévu ni interdit par la législation 2 - Interdit par la loi 4

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IV) Participation des ministres du culte/ des agents religieux à l’élaboration de politiques/programmes éducatifs - Oui 0 - Autres agents non formellement religieux qui véhiculent des valeurs 4 (1,75) 1 (0,44) religieuses 1 - Représentants de toutes les croyances religieuses et philosophiques 2 - Non 4

V) Contenus religieux doctrinaires ou philosophiques particuliers dans les livres scolaires ou les programmes éducatifs officiels de primaire 4 (1,75) 4 (1,75) - Oui 0 - Non 4

VI) Lieux et symboles religieux dans les écoles publiques - Oui 4 (1,75) 0 (0) 0 - Non 4

VII) Positionnement officiel sur les fêtes ou pratiques religieuses dans les écoles publiques - Pour 0 - Acceptation par omission des fêtes religieuses 2 (0,88) 2 (0,88) 1 - Acceptation des fêtes traditionnelles à fondement religieux 2 - Interdiction des fêtes religieuses ou à fondement religieux 4

I) Politiques et/ou programmes de promotion de l’égalité des genres - Non d) Genre 4 (1,75) 4 (1,75) 0 - Oui 4

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II) Politiques séculières de lutte contre la violence intrafamiliale (refuges, assistance juridique, tribunaux spéciaux) - Non 0 4 (1,75) 4 (1,75) - Uniquement pour les femmes (exclusion des enfants) 2 - Oui pour toutes ces catégories 4

III) Politiques fixant des quotas pour l’accès à des femmes à des postes d’élues - Non 4 (1,75) 4 (1,75) 0 - Oui 4

IV) Politiques de lutte contre l’homophobie et/ou la lesbianophobie - Non 4 (1,75) 4 (1,75) 0 - Oui 4

V) Reconnaissance des unions civiles ou de Pacs entre personnes du même sexe - Interdiction 0 1 (0,44) 4 (3,5) - Non régulation 1 - Autorisation 4

VI) Reconnaissance du mariage entre personnes du même sexe - Interdiction 0 1 (0,88) 4 (3,5) - Sans régulation 1 - Autorisé 4

VII) Possibilité d’adoption pour les couples de même sexe - Interdit 0 1 (0,88) 4 (3,5) - Sans régulation 1 - Autorisé 4

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I) Participation des ministres du culte/ agents religieux à la définition de politiques sociales et de développement - Oui 0 e) Développement - Autres agents qui véhiculent des social et valeurs religieuses 4 (2,63) 0 (0) démographique 1 - Représentants de toutes les croyances qui véhiculent des valeurs religieuses 2 - Non 4

II) Participation des ministres du culte/ agents religieux à l’application de programmes gouvernementaux et d’assistance à la pauvreté - Oui 0 - Autres agents d’obédience religieuse 4 (2,63) 0 (0) qui appliquent les programmes 1 - Représentants de toutes les croyances religieuses ou philosophiques 2 - Non 4

III) Participation des ministres du culte à la gestion de programmes gouvernementaux de stimulation à la participation sociale (coopératives, migrants, auto emploi) 4 (2,63) 4 (2,63) - Oui 0 - Non 4

IV) Participation de ministres religieux à la gestion de programmes gouvernementaux d’options productives (PME) 4 (2,63) 4 (2,63) - Oui 0 - Non 4

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V) Assignation de fonds économiques publics aux institutions religieuses/ONG à fondement religieux dans la gestion de programmes sociaux 4 (3,5) 4 (3,5) - Oui 0 - Non 4

VI) Politiques de population à contenus religieux (maternité, famille, soin des enfants, abstinence, fidélité ?) - Oui 4 (3,5) 4 (3,5) 0 - Non 4

I) Utilisation des fonds publics et promotion de fêtes et de pratiques religieuses institutionnalisées f) Religion - Oui 4 (3,85) 0 (0) 0 - Non 4

II) Participation officielle de hauts fonctionnaires à des cérémonies religieuses de culte public (Te Deum, autres) 4 (3,85) 0 (0) - Oui 0 - Non 4

III) Lieux et symboles religieux dans les institutions publiques (pouvoir exécutif, législatif, judiciaire, ne pas évaluer les institutions éducatives) 4 (2,98) 0 (0) - Oui 0 - Non 4

IV) Invocation religieuse au moment de prêter serment pour les postes publics ou les témoignages judiciaires - Oui, obligatoirement 0 4 (2,98) 2 (1,49) - Oui, entre autres options non religieuses 1 - Non 4

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V) Argumentation religieuse dans les décisions de la Cour Suprême - Oui 4 (3,85) 4 (3,85) 0 - Non 4

I) Liberté de chaire, de recherche et de divulgation - Non g) Sciences et arts 4 (8,75) 4 (8,75) 0 - Oui 4

II) Censure des œuvres artistiques et de la production culturelle - Oui

0 - Non 4

I) Censure des médias pour motifs religieux - Oui h) Communication 4 (525) 4 (525) 0 - Non 4

II) Programmes doctrinaires religieux dans les médias publics - Oui 4 (7) 0 (0) 0 - Non 4

III) Interdiction de manifestation religieuse dans les médias - Oui 0 2 (2,63) 4 (5,25) - En situation exceptionnelle 2 - Non 4

Total 146 124 Politiques (117,13) (100,61) publiques

Élaboration des auteurs, 2014

Tableau 6 : culture politique au Mexique et en Argentine

Laïcité

Dimension Indicateurs Mexique Argentine

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I) Promotion de l’identité nationale à travers des symboles religieux Culture - Oui 4 (3,9) 0 (0) Politique 0 - Non 4

II) Participation d'agents religieux à l’inauguration de travaux publics - Oui 0 4 (7,8) 0 (0) - Parfois 2 - Non 4

III) Ingérence participative d'institutions ou d'agents religieux dans les processus électoraux - Directement 0 4 (11,7) 4 (11,7) - Indirectement 1 - Non 4

IV) Jurisprudence tendant à respecter les cultures particulières dans le pays (multiculturalisme, accommodements raisonnables) - Non 4 (3,9) 4 (3,9) 0 - Oui 4

V) Politiques publiques tendant à la sacralisation de symboles civiques - Oui 0 (0) 0 (0) 0 - Non 4

VI) Réunions entre hauts fonctionnaires et leaders religieux pour l’élaboration ou l’application de politiques publiques - Oui 4 (11,7) 0 (0) 0 - Non 4

VII) Rencontres entre candidats électoraux et responsables religieux - Oui 0 (0) 0 (0) 0 - Non 4

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VIII) Invocation des symboles et références religieuses pour motif de prosélytisme dans les discours politiques - Oui 4 (3,9) 0 (0) 0 - Non 4

IX) Affichage de la part de l’État de symboles/espaces religieux dans les lieux publics non gouvernementaux (aéroports, hôpitaux, places) - Oui, mais d’un seul culte 0 2 (3,9) 0 (0) - Espace interreligieux 2 - Non 4

X) Assistance religieuse dans les lieux de réclusion I : forces armées - Non ou Oui, dans les espaces définis par une seule religion 0 - Permise, de fait pour une seule religion 1 4 (3,9) 0 (0) - Pour toutes les religions de fait 2 - Garantie juridique pour toutes les religions 3 - À la demande de la personne 4

XI) Assistance religieuse dans les lieux de réclusion II : unités pénitentiaires - Non ou Oui, dans les espaces définis par une seule religion 0 - Permise, de fait pour une seule religion 1 2 (1,95) 2 (1,95) - Pour toutes les religions de fait 2 - Garantie juridique pour toutes les religions 3 - À la demande de la personne 4

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XII) Assistance religieuse dans les lieux d’isolement : hôpitaux - Non ou Oui, dans les espaces définis par une seule religion 0 - Permise, de fait pour une seule religion 1 4 (3,9) 0 (0) - Pour toutes les religions de fait 2 - Garantie juridique pour toutes les religions 3 - À la demande de la personne 4

XIII) Utilisation des fonds publics pour les « traditions » ou manifestations religieuses populaires non institutionnelles - Oui 0 (0) 0 (0) 0 - Non 4

XIV) Promotion gouvernementale d’une culture de la pluralité et de la diversité dans les médias - Non 4 (3,9) 4 (3,) 0 - Oui 4

Total Culture 14 40 (60,45) Politique (21,45)

Élaboré par les auteurs, 2014

Tableau 7 : Synthèse de la laïcité au Mexique et en Argentine

Laïcité Mexique Argentine

Normativité juridique 69 (77,98) 53 (55,68)

Politiques publiques 146 (117,13) 124 (100,61)

Culture politique 40 (60,45) 14 (21,45)

Total Général 255 (255,56) 191 (177,74)

35 Les différents plans d’analyse formulés nous donnent non seulement une base empirique indispensable pour analyser les niveaux de correspondance ou de déphasage entre la législation, les politiques publiques et la culture politique hégémonique, mais ils nous fournissent également des éléments de plus grande envergure pour approfondir théoriquement les processus d’imbrication entre le politique et le religieux, et repenser les cadres conceptuels qui existent sur la laïcité.

36 L’application des indicateurs aux cas du Mexique et de l’Argentine nous offrent des conclusions significatives sur les formes, les niveaux et les modalités de laïcité qui

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caractérisent leurs États, dès lors que l’on prend en considération le tissu juridique, politique et culturel des deux pays.

37 L’analyse montre que nous sommes face à des processus et des agencements complexes, dans lesquels il n’y a pas toujours de continuité entre deux dimensions analytiques au sein d’une même formation politique et géographique: les processus de laïcisation impulsés par certaines politiques publiques au Mexique ne sont pas homologables à toutes les initiatives gouvernementales concernant d’autres domaines de la vie sociale. Si l’on observe le cas de l’Argentine, des normes qui relèvent des principes de la laïcité coexistent avec une culture politique marquée par une forte empreinte religieuse.

38 En termes comparatifs, la configuration juridique inscrite dans la constitution et les législations qui sont au fondement de la légitimité de l’État mexicain reflète un cadre laïque qui déterminera l’autonomie et la souveraineté de l’État face aux institutions religieuses. En Argentine, la présence historique du catholicisme dans les milieux politiques se retrouve dans sa structure normative : l’invocation des valeurs confessionnelles et l’interpellation de l’Église catholique comme une institution de caractère public obligent l’État à soutenir le culte catholique apostolique romain. Or l’empreinte religieuse du juridique ne restreint à aucun moment la garantie des droits fondamentaux qui jouit, à cet égard, de la même reconnaissance qu’au Mexique.

39 L’inventaire des politiques publiques nous a orientés sur des lois spécifiques et sur les programmes gouvernementaux. Cette dimension est peut-être la plus dynamique et, en tant que telle, perméable aux aléas du profil politique des gouvernements à chaque période historique. C'est là que le Mexique et l’Argentine se rapprochent le plus, tout en conservant des spécificités qu’il est important de mentionner.

40 Dans le domaine de la bioéthique – politiques de genre et de droits sexuels et reproductifs – les deux pays font apparaître, au moins au plan intentionnel de leurs États respectifs, une reconnaissance explicite des droits civiques. Dans le cas de l’Argentine, cette reconnaissance coexiste avec la participation d’agents religieux ou non formellement religieux, mais porteurs des prescriptions axiologiques de leurs institutions confessionnelles, à divers Conseils Consultatifs ou à des Comités de Bioéthique. Dans le cas du Mexique, l’éventail des droits sexuels garantis s’oppose à l’inexistence de normes concernant l’union civile et/ou le mariage entre personnes du même sexe, même si la Cour Suprême de Justice de la Nation cherche dernièrement à faire ratifier ce droit dans tous les états fédérés. En Argentine ces normes sont garanties par la loi. Le suivi des dynamiques parlementaires et des conjonctures politiques permettront de comprendre, à partir d’autres repères, le caractère discontinu des processus ici analysés.

41 Sur le plan fédéral, l’avortement reste une question épineuse dans les deux pays. Si l’on prévoit une dépénalisation dans des cas spécifiques comme le viol, le risque de vie pour la femme et la malformation du fœtus, rien n’indique que celle-ci pourrait s’étendre à une décision souveraine de la femme.

42 Sur le plan éducatif, le Mexique se caractérise par une forte exclusion du religieux du système public. En Argentine, malgré le mythe de l’éducation laïque, nombreux sont les interstices où le gouvernemental et le religieux sont complémentaires : financement public des institutions éducatives confessionnelles, participation des acteurs religieux aux espaces consultatifs pour l’élaboration des politiques publiques, présence des symboles religieux dans les écoles publiques, etc.

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43 La prédominance catholique au sein du gouvernement argentin rend compte d’une inégalité religieuse. Mais il ne faut pas interpréter cette situation comme un obstacle à la garantie de multiples libertés. Il existe en Argentine une pleine liberté religieuse, liberté de chaire, de divulgation et de recherche (y compris sur les cellules mères et sur la reproduction assistée), sans constatation de censure pour des motifs religieux. Au Mexique, une certaine tradition anticléricale dans l’agir étatique a rendu ces mêmes libertés viables, raison pour laquelle les cérémonies religieuses de culte public qui ont lieu à l’extérieur des temples sont d’ordinaire bannies, y compris celles qui ont lieu dans les media électroniques (radio et télévision).

44 La culture politique fait apparaître des différences plus nettes entre les deux pays. Le Mexique est marqué par une idiosyncrasie prédominante de différenciation entre les espaces gouvernementaux et les espaces religieux, et les frontières qui séparent les plans politique, religieux et éducatif sont clairement définies. Par ailleurs, la culture politique se caractérise par une non-ingérence dans la vie interne des associations religieuses, elle n’intervient pas non plus sur le marché de la religion, et elle est régie par une juridictionnalisation – issue du régalisme et du patronat – de l’État souverain sur les effets sociaux des manifestations religieuses. La laïcité de la République est inscrite dans la Constitution et elle repose sur le principe de séparation de l’État et des Églises, séparation nette entre le religieux et le politique et entre l’exercice de la fonction publique et les pratiques confessionnelles privées.

45 Dans le cas argentin, la culture politique fait apparaître depuis fort longtemps des signes confessionnels qui favorisent l’imbrication des processus de légitimation mutuelle entre le politique et le religieux, et qui alimentent également les instances de socialisation religieuse de la direction politique. D’où l’invocation des symboles religieux dans les discours politiques, les rencontres avec les responsables religieux en période préélectorale ou la participation des religieux à l’inauguration des travaux publics.

46 Le tableau suivant synthétise en pourcentages les niveaux de laïcité relevés dans les deux pays :

Tableau 8 : Niveaux de laïcité au Mexique et en Argentine

Laïcité Mexique Argentine

Non pondéré Pondéré Non pondéré Pondéré

Normativité juridique 86,3 % 83 % 66,3 % 59,2 %

Politiques publiques 83 % 83,7 % 70,5 % 71,9 %

Culture politique 71,4 % 77,5 % 25 % 27,5 %

Total Général 81,7 % 81,9 % 61,2 % 57 %

47 Si l’on considère l’ensemble des indicateurs, l’évaluation de l’État mexicain fait apparaître un parcours plus uniforme. En Argentine, les espaces d’autonomie gouvernementale et une reconnaissance accrue de divers droits citoyens côtoient un cadre extrêmement normatif et surtout, une culture politique qui renvoie à un noyau catholique fort, à l’origine même de l’histoire de l’État argentin. Au lieu de les considérer comme des contradictions, il est intéressant d’analyser les tensions et

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distensions générées par les processus de négociation entre un ensemble de normes, leur traduction dans des politiques publiques et une culture politique ancrée dans les cadres administratifs chargés d’appliquer ces politiques. Que le phénomène soit dû à la culture politique dans laquelle bon nombre des décideurs gouvernementaux ont été socialisés, ou que ceux-ci soient persuadés, bien au-delà du politique, qu’ils sauront tirer profit des liens qu’ils entretiennent avec les ecclésiastiques, ces processus paraissent constitutifs de la laïcité argentine.

48 Ceux-ci sont loin d’être méconnus au Mexique. Les gouvernants recherchent des formes de légitimités extra-politiques, donc religieuses. Mais face aux dénonciations formulées dans l’opinion publique, ils sont obligés de faire marche arrière, ce qui témoigne d’une culture politique laïque.

49 Produit des tensions émergentes entre structures, groupes, acteurs religieux et non religieux qui se battent pour modifier les normes, influencer les politiques publiques, préserver un cadre axiologique, la variabilité est une composante qu’on ne peut ignorer. Si l’on prend en compte les brèches qui se creusent entre les normes et les politiques publiques, il est fondamental d’observer la dynamique des conjonctures politiques et les traditions des cultures politiques pour évaluer le poids relatif des principes de la laïcité dans chaque contexte particulier.

* * *

50 Faire l’effort de comparer les laïcités mexicaine et argentine, au-delà de leurs résultats spécifiques, suscite de nombreuses interrogations quant à notre propre champ d’étude, aux manières différentes d’appréhender la laïcité et aux outils que nous utilisons pour l’observer et éventuellement la mesurer. La première d’entre elles est la suivante : est-il possible de construire un indice universel de laïcité ? Si nous y répondons de manière affirmative, il nous faut nuancer. Il est clair, par exemple, que les expériences historiques de l’Argentine et du Mexique sont en principe voisines : elles partagent un même héritage colonial, une tradition catholique prédominante et des développements historiques similaires. Or si les trajectoires nationales après l’indépendance de l’Espagne se ressemblent au plan économique et social, leurs processus culturels et politiques sont divergents. Le problème n’est pas géographique, mais culturel, lié à des trajectoires nationales particulières. Nous pourrions faire la même affirmation pour deux pays voisins, très proches ethniquement et socialement comme le sont l’Argentine et l’Uruguay, par exemple, mais dont les régimes en matière de laïcité et de catholicisme sont presque opposés. Le même phénomène se retrouve à plus forte raison pour deux sociétés différentes culturellement (la migration) et ethniquement (la majorité de la population argentine est blanche, tandis que la population mexicaine est métissée), et qui ont connu des développements politiques divergents. La victoire de la révolution mexicaine en 1910 a consolidé le libéralisme et l’anticléricalisme, tandis que l’Argentine a connu à partir de la décennie des années trente du XXe un processus de militarisation et de « catholicisation » accru, qui a fortement marqué la culture politique postérieure.

51 Mesurer la laïcité des États de ces sociétés interroge donc d’emblée l’outil utilisé : les indicateurs sont-ils adéquats et exhaustifs ou reflètent-ils une vision de ce que devrait

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être la laïcité ? L’approche des phénomènes politiques est-elle flexible, ou ces indicateurs sont-ils le produit d’une certaine rigidité conceptuelle ?

52 Nous en avons longuement discuté lorsque nous nous sommes rendus compte que certains cas remettaient en cause la généralité de notre projet, ou lorsque nous avons craint de voir s’imposer une perspective plus locale, et donc non généralisable. Si notre approche est possible en matière de normativité juridique et de politiques publiques (dans lesquelles on retrouve une certaine uniformité culturelle), elle devient plus complexe en matière de culture politique. Ainsi, la participation des agents religieux à l’inauguration des travaux publics et à la définition des politiques publiques, ou l’invocation de symboles ou de références religieuses dans les discours politiques peuvent paraître anodins dans un cas, tandis que dans l’autre ces actions sont jugées sévèrement, voire punies par la loi. De même, il existe toujours une certaine indéfinition de diverses pratiques au départ religieuses, mais qui sont devenues avec le temps des traditions presque séculières, plus liées au marché (Noël) ou à des coutumes folkloriques et identitaires (la Toussaint, « le jour des morts », au Mexique). La question fait problème lorsqu’il s’agit de l’utilisation des fonds publics pour ces « traditions » populaires, au sein des écoles ou des édifices publics. Quelle différence y a-t-il entre le financement public d’une tradition populaire religieuse, proche du culte des ancêtres mais transformé en événement folklorique sans lien particulier avec une Église, et le financement d’un rituel ou d’une cérémonie propres à une religion établie ? Nous avons cherché à différencier ces pratiques et à assumer que le financement d’une « tradition folklorique » ne constitue pas toujours une infraction au principe de laïcité de l’État, à moins qu’il ne soutienne ouvertement une tradition particulière, comme peuvent l’être la reproduction de crèches de Noël ou la représentation d’images liées à une religion. L’évaluation de ces phénomènes est effectuée, rappelons-le, non seulement en fonction du principe de l’autonomie de l’État face à toute doctrine religieuse, mais également en fonction d’un critère d’équité. Il est donc important de vérifier si le financement public des « traditions culturelles » ou des « coutumes populaires ou traditionnelles » masque un appui financier à une religion majoritaire ou hégémonique, sous prétexte de « normalité », s’agissant d’une croyance religieuse identifiée à la culture ou à l’identité nationale. Ce que cette évaluation nous montre bien, c’est qu’il n’existe dans le monde aucun gouvernement complètement aseptique en matière religieuse.

53 Enfin, le fait que notre outil d’évaluation se situe au niveau national présente une difficulté supplémentaire. Il passe outre une infinité de variations régionales et locales, les différentes formes de gouvernement, les multiples cultures politiques qui coexistent à des moments historiques divers et sous des modalités différentes.

54 Si nous nous heurtons à ce type de difficultés dans deux sociétés au départ aussi proches que l’argentine et la mexicaine, il est clair que notre outil affrontera des difficultés d’autant plus grandes, qu’il sera appliqué à des sociétés non occidentales comme la Turquie islamique ou le Japon Shintoïste Bouddhiste, régis par d’autres religions prédominantes. Est-ce que nous mesurons bien ce que nous voulons mesurer ? Notre outil n’est-il pas exclusivement le reflet des relations entre un État séculier et le monde chrétien ? Ou bien s’agit-il seulement d’adapter la séquence d’indicateurs à différentes cultures afin que l’outil soit mieux compris et que l’on puisse y répondre de manière plus précise ? L’exercice auquel nous nous sommes livrés nous permet d’affirmer que l’outil d’évaluation est non seulement adaptable, mais qu’il est également modifiable en fonction des réalités locales. Mais s’il veut conserver sa

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capacité comparative, il faut que les adaptations se réduisent au minimum indispensable, sous peine de mesurer des phénomènes différents. De toutes manières, l’outil devra être repensé lors de chaque exercice de mesure.

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RÉSUMÉS

Nous ne pouvons pas réduire les alternatives réelles de la plupart des sociétés contemporaines aux seules deux catégories d’État confessionnel et d’État laïc ou séculier. Le problème n’est plus de savoir quels sont les pays laïques et ceux qui ne le sont pas, mais plutôt de comprendre dans quelle mesure et jusqu’à quel point un pays est laïque. Nous nous proposons ici de mettre à l’épreuve un outil méthodologique qui offre une série d’indicateurs de laïcité, afin de parvenir non seulement à identifier des niveaux de laïcisation étatique, mais également le profil adopté par la laïcité dans chaque pays. Cet outil prétend analyser la laïcité dans différents contextes politiques et culturels. La comparaison porte sur le Mexique et l’Argentine, deux pays d’une même aire culturelle qui ont pourtant emprunté des voies différentes quant aux rapports entre politique et religion.

We should not reduce the real alternatives of most contemporary societies only to the categories of Confessional State and Secular (Lay) State. The question is not about which countries are secular and which are not, but to understand to what extent a country is secular. In this article we propose to test a methodological instrument that offers a series of “laícity” (secularity) indicators with the intention of identifying not only the levels of secularization of each State, but also the particular profile adopted by secularity/laicity in every country. This instrument pretends to analyze the “laïcity” or secularity in different political and cultural contexts. A comparison made between Argentina and Mexico, two countries of a similar cultural background, which have nevertheless taken different paths concerning relations between politics and religion.

No podemos reducir las alternativas reales de la mayor parte de las sociedades contemporáneas únicamente a las categorías de Estado confesional y Estado laico o secular. El problema no es el de saber cuáles son los países laicos y cuáles no lo son, sino de comprender en qué medida y hasta qué punto un país es laico o secular. Aquí nos proponemos poner a prueba un instrumento metodológico que ofrece una serie de indicadores de laicidad, con el objeto de identificar no solamente los niveles de laicización del Estado, sino también el perfil adoptado por la laicidad en cada país. Este instrumento pretende analizar la laicidad en diferentes contextos políticos y culturales. La comparación se hace entre Argentina y México, dos países de una misma región cultural, que sin embargo han tomado vías diferentes en cuanto a las relaciones entre política y religión.

INDEX

Mots-clés : laïcité, État, sécularité, Mexique, Argentine Keywords : laicity, state, secularity, Mexico, Argentina Palabras claves : laicidad, estado, secularidad, México, Argentina

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AUTEURS

ROBERTO BLANCARTE

El Colegio de México – [email protected]

JUAN CRUZ ESQUIVEL

Conicet-UBA – [email protected]

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Traditions et transcendance Processus incrémental de conversion dans les Églises chinoises Traditions and Transcendence: Incremental Conversion Process in Chinese House-Churches Tradiciones y trascendencia: proceso incremental de conversión en las Iglesias chinas

Pierre Vendassi

La conversion comme perpétuation et changement de tradition

1 En dépit d’une histoire récente marquée par la promotion étatique de l’athéisme et les campagnes de répression religieuse, la République populaire de Chine connaît depuis les années 1980 une remarquable revitalisation du religieux, étendue à une diversité de traditions : culte des ancêtres et des divinités populaires, pratiques divinatoires, bouddhisme, taoïsme, islam, catholicisme, protestantisme, nouveaux mouvements religieux, etc. Selon des études récentes forcément approximatives1, 85 % de la population s’adonnerait à une forme ou une autre de croyance ou de pratique religieuse (Wenzel-Teuber, 2013). Dans ce contexte, l’accroissement des chrétiens, qui pourraient représenter 4 à 5 % de la population (contre moins d’1 % avant 1949), suscite la curiosité voire l’enthousiasme des observateurs et la fébrilité d’un l’État toujours actif dans le contrôle, voire la répression du religieux2.

2 Le christianisme prend en Chine des formes variées. Comme le bouddhisme, le taoïsme et l’islam, catholicisme et protestantisme bénéficient d’une reconnaissance officielle quand leurs adeptes pratiquent leur religion dans le cadre des associations nationales contrôlées par l’État. Mais de nombreux mouvements dépourvus de statuts légaux, parfois qualifiés de « souterrains » se propagent aussi dans le pays. On compte parmi eux de nombreuses communautés protestantes, rassemblant quelques dizaines d’individus privilégiant les assemblées informelles dans les foyers des croyants aux réunions dans des lieux de cultes consacrés ; on y trouve aussi des réseaux plus

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organisés rassemblant plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fidèles, souvent héritiers du mouvement des « Églises indigènes » de la première moitié du XXe siècle (Xi, 2010), mais aussi très influencés par les mouvements transnationaux évangéliques et pentecôtistes contemporains. Certaines de ces communautés sont de simples groupes d’étude biblique tandis que d’autres administrent des sacrements et organisent en leur sein la distribution de l’autorité religieuse. On parle de mouvement des « Églises- maisons3 » pour désigner ces formes de christianisme hétéroclites, mais idéalisant généralement une pratique religieuse communautaire à taille humaine, exercée dans un espace domestique, en marge des Églises bureaucratisées. C’est à cette nébuleuse protestante que le christianisme de Chine doit l’essentiel de sa croissance (Bays, 2012). Les frontières entre Églises officielles et Églises-maisons, sont cependant poreuses : il n’est pas rare que les acteurs pratiquent leur religion au sein des deux types de structures. De façon bien plus discrète, d’autres variantes du christianisme mondialisé pénètrent aussi progressivement le paysage religieux chinois : mormons, adventistes, témoins de Jéhovah, etc. Ce renouveau constitue la dernière étape en date d’une histoire longue et mouvementée du christianisme en Chine, dont la présence y est attestée dès le VIIe siècle (Bays, 2012).

3 La progressive destruction du système religieux traditionnel au cours du XXe siècle, le vide idéologique provoqué par l’échec du maoïsme, l’ouverture du pays depuis les années 1980 ont créé les conditions du développement d’une offre chrétienne dynamique et variée (Goossaert et Palmer, 2011 ; Yang, 2011). Toutefois, si ces facteurs d‘ouverture4 rendent la croissance chrétienne possible, ils ne disent rien de ce qui conduit un nombre croissant d’individus socialisés en Chine à s’affilier à des organisations chrétiennes et à se convertir aux croyances qu’elles proposent. Pour produire une explication satisfaisante de la croissance chrétienne, leur analyse doit encore être articulée avec celle de processus concrets d’affiliation et de conversion.

4 L’intérêt d’une telle analyse dépasse le cadre des évolutions socioreligieuses chinoises contemporaines. En effet, le christianisme ne fait pas partie du système religieux traditionnel chinois et constitue donc l’une des manifestations actuelles de l’accroissement de légitimité de mouvements religieux minoritaires au sein d’espaces socioculturels qui les tiennent toujours pour étrangers. De tels phénomènes nous conduisent à questionner les cadres théoriques par lesquels nous pensons d’ordinaire le religieux et posent la question du ressort traditionnel de ce dernier : si la continuité de la tradition constitue un rouage essentiel du phénomène religieux (Hervieu-Léger, 1993 ; Ji, 2007), les conversions, entendues comme passages d’une tradition religieuse à une autre impliquant non seulement une affiliation formelle mais aussi une modification de la vision religieuse du monde, de l’identité et des croyances (Stark et Finke, 2000 : 114 ; Gooren, 2010 : 49) constituent un paradoxe.

5 Une première explication que nous nommons théorie de la tradition choisie permet de le résoudre, en considérant que les conversions sont l’expression « d’une aspiration forte à une intégration personnalisée dans une communauté où l’on est reçu comme individu, mais plus largement d’un “droit au choix” religieux qui prend le pas sur tout devoir de fidélité à une tradition héritée » (Hervieu-Léger, 2001 : 123). Dans cette perspective, la lignée croyante connaîtrait une existence indépendante des trajectoires des individus qui la composent. Une telle conception implique que les bonnes raisons conduisant les individus à adopter une nouvelle tradition religieuse ne reposent pas

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elles-mêmes sur un ressort traditionnel, mais relèvent plutôt d’une logique d’émancipation de leur tradition d’origine.

6 L’analyse des processus de conversion que nous avons observés au sein de plusieurs Églises chinoises conduit plutôt à proposer une seconde explication, fondée sur la commensurabilité des traditions. Il en ressort en effet que l’inscription dans une nouvelle lignée de croyants repose d’abord sur de bonnes raisons d’une nature « traditionnelle », c’est-à-dire relevant de la conformité perçue à un ordre passant pour naturel (Ji, 2007 : 148 ; Weber, 2003 : 253) et que l’individu n’a aucune raison de remettre en question (Boudon, 2012 : 39). Les convertis envisagent en effet d’intégrer une nouvelle organisation religieuse parce que les modèles sociaux qui y sont à l’œuvre leurs paraissent suffisamment cohérents avec les valeurs et représentations du monde auxquelles ils adhèrent déjà du fait de leur socialisation, en dépit de la distance apparente entre leur tradition d’origine et celle à laquelle se réfère explicitement leur groupe religieux de destination. Une telle hypothèse, si elle est vérifiée, accrédite la notion de Religious Availability selon laquelle les croyances, pratiques ou modes de vie antérieurs à la conversion sont au moins partiellement compatibles avec la nouvelle option religieuse de l’acteur (Rambo, 1993 : 62) et la proposition selon laquelle les individus entreprenant une conversion religieuse cherchent généralement à maximiser la conservation de leur capital religieux (Stark et Finke, 2000 : 123).

7 Sans universaliser inutilement le religieux, admettre ainsi que « tout change, mais rien ne change » au cours de la conversion (Le Pape, 2009) interdit de penser celle-ci comme une rupture radicale et ramène au premier plan la présence « d’une opposition interne entre l’idée de retour à l’origine et l’idée de renaissance » constitutive de la conversion (Hadot, 2002 : 223). L’enjeu de l’analyse sociologique devient alors de rendre intelligible la façon dont s’opère le changement de tradition religieuse à partir de la continuité même des représentations, valeurs et aspirations individuelles. Ceci est possible si l’on analyse les phénomènes de conversion comme des processus graduels déterminés à la fois par des facteurs contextuels d’ouverture et de réceptivité, par des situations contingentes incluant des crises et des nouvelles rencontres et par des choix faits sur la base de la confrontation entre les aspirations déjà existantes des individus et l’expérience vécue au cours de l’initiation religieuse (Lofland et Stark, 1967 ; Rambo, 1993). Dans les cas que nous avons étudiés, une telle analyse révèle que les conversions reposent sur un processus incrémental (Bronner, 2009) au cours duquel les raisons subjectives de l’affiliation religieuse, initialement liées à des facteurs contextuels d’ouverture et de réceptivité, sont modifiées par l’initiation religieuse et l’expérience spécifique qu’elle engendre.

Le processus incrémental dans la conversion des Chinois au christianisme

8 Dans le cadre d’une recherche conduite entre 2009 et 2014 nous avons conduit 69 entretiens semi-directifs, en mandarin pour la grande majorité, avec 22 hommes et 47 femmes chinois, convertis à la foi chrétienne. 12 d’entre eux pratiquaient leur religion à titre principal au sein d’Églises affiliées au mouvement national des trois autonomies. Ces Églises jouissent d’une reconnaissance légale mais font aussi l’objet d’un étroit contrôle qui justifie en partie le développement d’une offre chrétienne extralégale. 30 autres croyants interrogés étaient affiliés à trois Églises-maisons indépendantes,

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évoluant dans cet espace extralégal, proches de la mouvance évangélique, privilégiant l’étude de la Bible et l’expérience personnelle du salut, sans verser toutefois dans le pentecôtisme, par ailleurs dynamique en Chine. Ces assemblées inscrites dans des réseaux locaux, régionaux ou internationaux, comptaient chacune moins de cent membres se réunissant dans les foyers des croyants et parfois dans des locaux loués à cette fin. Elles se définissaient comme « chrétiennes » (jidujiao/jidutu) – terme dont l’usage chinois est réservé au christianisme issu de la Réforme. 8 entretiens ont été conduits avec les membres du mouvement de l’Église Locale, fondée sur une version de la Bible dite du « recouvrement » et sur les enseignements de son fondateur Watchman Nee, figure éminente du mouvement des Églises Indigènes dans la première moitié du XXe siècle. Occupant une position quasi-sectaire dans le paysage protestant, et incarne la dynamique d’expansion globale du christianisme chinois, comptant des adeptes dans le monde entier. Nous avons aussi interrogé 19 membres de l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours (Église SDJ), forme de christianisme hétérodoxe, branche majoritaire du mouvement mormon dont le canon scripturaire intègre à côté de la Bible d’autres volumes d’écritures saintes dont le Livre de Mormon. Sa dynamique d’expansion est symétriquement opposée à celle de l’Église Locale : d’origine américaine mais largement mondialisée, elle tente de s’implanter durablement en Chine dans un entre-deux légal : ses dirigeants négocient constamment avec les autorités chinoises leurs conditions d’exercice, sans toutefois que l’Église soit affiliée à une association religieuse nationale (Vendassi, 2014). En dépit d’un accès au terrain difficile, nous avons aussi interrogé quelques membres de l’Église catholique et de l’Église du Dieu tout-puissant, doublement hétérodoxe, combattue par le gouvernement chinois et par le reste des chrétiens (Pan, 2015). Le peu de données que nous avons à propos des parcours de conversion au sein de ces mouvements nous empêche de les inclure dans l’analyse. Nous avons aussi conduit des observations au sein de ces Églises, dont l’analyse croisée avec celle des entretiens a permis de dégager l’essentiel des idées défendues ici. En dépit de variations mineures, l’analyse des données collectées fait apparaître un processus de conversion incrémental comportant quatre étapes :

9 1- À un moment de son parcours propice à l’évaluation d’une nouvelle offre religieuse, l’acteur interagit avec les membres d’une organisation religieuse et reconnaît dans ces interactions et dans l’organisation religieuse qu’il découvre des modèles sociaux au moins partiellement familiers et qu’il juge positivement parce qu’ils correspondent à un ordre passant à ses yeux pour naturel. C’est ici le ressort traditionnel initial du processus de conversion.

10 2- Séduit par ces modèles, l’acteur entreprend une initiation au cours de laquelle il assimile les contenus moraux et religieux de l’organisation : la communauté le convainc de la valeur pratique de ces modèles, ce qui en refonde une première fois la légitimité. Émerge aussi l’idée qu’ils sont conformes à une volonté divine.

11 3- L’acteur participe aux rituels collectifs et se livre aux pratiques dévotionnelles prescrites par l’organisation religieuse. Il fait au cours de cette initiation l’expérience d’un état émotionnel et cognitif à ses yeux inédit et que l’on qualifiera de sacré (Durkheim, 2005 : 49).

12 4- Cette expérience engendre un travail interprétatif au terme duquel l’acteur s’approprie les croyances positives fondamentales prônées par l’organisation, en vertu de sa rationalité « ordinaire » et donc limitée par ses capacités cognitives5 (Boudon, 2012 : 38).

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13 Les raisons de l’affiliation religieuse ne sont donc plus comme au départ d’une nature traditionnelle, mais plutôt d’une nature que l’on qualifiera de subjectivement transcendante6. Les modèles que l’acteur avait d’abord approuvés au nom de sa tradition lui semblent désormais étroitement liés à l’existence de forces surnaturelles, qu’il croit avoir vérifiées par son expérience individuelle ; sa pratique devient « la preuve expérimentale » des croyances qui lui sont proposées (Durkheim, 2005 : 596 ; Cuin, 2012 : 231). Ce processus de re-légitimation des modèles sociaux sur un fondement transcendant permet finalement leur dépassement partiel.

14 Le processus incrémental ici présenté est attesté dans toutes les Églises que nous avons étudiées en dépit de leur diversité, ce qui confère à notre analyse une certaine force. Néanmoins, il nous faut préciser que ces Églises ne montrent qu’un des nombreux visages des chrétiens chinois : les acteurs étaient en grande majorité âgés de 20 à 40 ans, plus éduqués que la moyenne, cosmopolites, soucieux de développement personnel, de réussite économique et familiale (Vendassi, 2016a). D’autres modèles de conversion pourraient donc être aussi à l’œuvre au sein de la société chinoise.

La conformité à l’ordre naturel : fondement traditionnel des affiliations

15 Chez les acteurs étudiés, l’entreprise d’une affiliation religieuse est souvent corrélée avec deux formes d’affaiblissement des liens sociaux préexistant (Bainbridge, 1992 ; Stark et Finke, 2000). La première relève de la crise (Rambo, 1993) : les acteurs effectuent une rencontre décisive avec une Église dans une période de rupture amoureuse (12 cas), de deuil (5 cas), de conflit familial (13 cas) ou de pression professionnelle accrue (28 cas). La seconde est celle d’une distanciation géographique des groupes de socialisation habituels, au cours d’une migration interne ou d’une expatriation (49 cas). Bien qu’il n’y ait pas toujours trace de rupture ou de détresse affective dans ces cas-là, les acteurs font l’expérience d’un bouleversement propice à envisager de nouvelles options religieuses. La combinaison de circonstances de crise et de distanciation géographique est cumulée chez certains (20 cas). Néanmoins, 8 entretiens ne permettaient pas d’identifier de contextes de crise ou d’éloignement, suggérant ainsi qu’il s’agit là de facteurs facilitants, mais non-nécessairement déterminant des conversions.

16 La capacité des individus à juger positivement l’Église qu’ils rencontrent et ses membres, à partir de leurs propres valeurs et représentations détermine en revanche l’initiation du processus d’affiliation quel qu’en soit le contexte. les croyants sont jugés bons, aimables ou gentils, honnêtes, leur vie semble « harmonieuse ». La connivence morale se mue rapidement en sympathie: les futurs convertis sont « touchés » par les croyants qui souvent se montrent avenants et serviables, contribuant à ce que l’acteur se sente « comme en famille ». L’absence d’étrangeté et l’immédiateté de ce jugement positif témoignent per se d’une continuité culturelle partielle éprouvée par les acteurs.

17 Celle-ci est évidente pour les acteurs ayant déjà connu des formes de socialisations à la religion chrétienne. 15 des convertis interrogés au cours de notre enquête comptaient ainsi au moins un chrétien parmi leurs ascendants directs ; 8 autres en comptaient un parmi leurs cousins, oncles ou tantes. Cette présence chrétienne ne les a pas d’emblée conduits à la conversion, mais constitue un élément structurant de leur parcours

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religieux : certains ont fréquenté occasionnellement une Église dans leur jeunesse, connaissent quelques contenus bibliques, ont expérimenté la prière, ou ont simplement observé, à distance, ce type de pratique dans leur environnement familial. Hormis ces 23 cas, la proximité avec des acteurs chrétiens était faible voire nulle, la plupart des acteurs interrogés étant issus de structures familiales porteuses d’une tradition religieuse fragilisée et fragmentée, où se côtoient pratiques bouddhistes occasionnelles, croyances populaires, lectures taoïstes et athéisme militant, tout en demeurant culturellement imprégnées de valeurs et représentations relatives à l’ordre social et familial relevant du confucianisme.

18 Le sentiment de familiarité avec les chrétiens rencontrés est exacerbé lorsque les contacts initiaux avec le christianisme ont lieu en contexte de mobilité géographique, interne ou internationale. Certains acteurs éprouvent cette familiarité au sein d’Églises ethniques. JD, 32 ans, shanghaienne devenue femme au foyer suite à sa conversion et son mariage, évoque cette familiarité éprouvée lors de sa rencontre avec une communauté mormone chinoise tandis qu’elle était étudiante en Australie quatre ans auparavant : Là-bas, c’était une branche chinoise […] Et je me sentais bien, parce que c’était un peu comme si j’étais dans ma ville d’origine. Parce que tu sais en Chine, on apprend à lire et écrire l’anglais mais pas bien à le parler. Alors se retrouver avec des Chinois, c’était sympa. J’ai donc commencé à assister aux réunions de Sainte Cène et au cours d’introduction à l’Évangile. J’aimais beaucoup les cours… je pense que j’étais préparée ! Quand je suis allée à l’église, j’avais le sentiment d’avoir déjà été là avant.

19 Le sentiment « d’avoir déjà été là avant » qu’elle éprouve, s’il revêt une dimension charismatique à ses yeux, est renforcé par le fait que son entrée en religion est objectivement un mouvement de sortie d’un environnement social étranger (anglophone et australien) et d’entrée dans un environnement social connu et maîtrisé (mandarinophone et culturellement chinois).

20 Une semblable affinité se développe aussi lorsque les convertis se joignent à une communauté non-chinoise, dans un environnement a priori moins familier et moins maîtrisé. L’évocation du motif familial, omniprésent dans les récits de conversion tout comme dans le fonctionnement des Églises observées en constitue le point focal. Ainsi dans le récit de MP, ingénieur trentenaire ayant découvert la religion chrétienne lors de son adolescence par le biais de sa grand-mère mais s’étant converti au mormonisme lors d’un séjour d’étude en Utah, la familiarité avec la culture religieuse se manifeste dans une identification au modèle familial promu et pratiqué dans la communauté : Lorsque je me suis rendu pour la première fois à l’église, j’ai vu un père de famille, bien habillé, assis à côté de sa femme, souriant et entouré d’enfants. Ils écoutaient quelqu’un qui donnait un discours. Et je me suis dit : « c’est ce que je veux pour moi ».

21 Tout l’entretien de MP montre qu’il est au départ moins séduit par les discours prononcés à l’église (dont on ignore d’ailleurs s’il en comprenait tout le contenu) que par un modèle social mormon familialiste et conservateur mis en scène sous ses yeux et traduit dans les attitudes des croyants qu’il fréquente. Son aspiration à mettre en œuvre pour lui-même ce modèle ne découle pas d’ailleurs d’une longue socialisation aux institutions mormones, mais d’une adhésion spontanée. La quasi-totalité des acteurs que nous avons interrogés ont par ailleurs recours à la métaphore familiale pour qualifier leur relation à la communauté religieuse qu’ils joignent (« l’Église est

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comme une famille » ; « c’est ma famille »). Or, si l’assimilation de l’organisation religieuse à une famille n’est pas une nouveauté (Hervieu-Léger, 1999), elle attire ici l’attention, parce que son expression subjective traduit une proximité objective entre les organisations chrétiennes auxquelles s’affilient les acteurs et les structures familio- religieuses de la culture traditionnelle chinoises qui continuent d’imprégner leurs représentations (Vendassi, 2016b).

22 Cette proximité est frappante dans le fonctionnement des Églises-maisons : l’espace domestique et l’espace sacré s’y confondent ; le modèle patriarcal idéalisé y met en scène un ancien, détenteur de sagesse et d’autorité qui forme avec son épouse un couple incarnant la complémentarité et l’harmonie, subvenant spirituellement et parfois matériellement aux besoins de la communauté, organisée comme une fratrie au sein de laquelle les aînés secondent les parents symboliques. La distribution de l’autorité et des tâches dans la communauté respecte la distinction de l’ancienneté, des sexes et des statuts matrimoniaux, sans que jamais rien ne soit figé par une règle : l’allant-de-soi de ce familialisme patriarcal marque la continuité des traditions entre le christianisme contemporain de Chine, les écoles philosophiques traditionnelles (Schipper, 2008) et l’idéologie confucianiste qui fait des relations familiales le fondement de la société et qui imprègne le contexte social et les représentations des acteurs que nous avons étudiés.

23 La continuité culturelle se prolonge dans le travail moral des organisations chrétiennes. Les convertis interrogés dans le cadre de notre enquête identifiaient fréquemment comme une plus-value le fait d’avoir trouvé par leur conversion une claire définition du bien et du mal, confirmant l’idée que l’exclusivisme théorique total des deux notions constitue une innovation propre aux religions abrahamiques en contexte asiatique (Madsen, 2003 ; Cao, 2009). Mais les convertis font coexister dans leur discours l’affirmation de cette innovation morale avec une absence de redéfinition fondamentale des valeurs auxquelles ils adhèrent. WZ, après avoir fréquenté l’Église protestante officielle dans les années 1990 avec sa fille encore enfant, a finalement été baptisée dans l’Église-maison que cette dernière a jointe une fois devenue adulte (Hosanna). Elle décrit ainsi ce changement qui n’en est pas un : Avant, je savais ce qui était bien et ce qui était mal, mais j’agissais avec approximation. Je me disais : « c’est presque bon », ou « ce n’est pas tout à fait mauvais ». Mais quand je suis devenue chrétienne, ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas faire était beaucoup plus clair.

24 La redéfinition morale évoquée par les croyants réside dans la mise à sa disposition d’un système cohérent de valeurs et de normes permettant à l’acteur d’orienter son action. DY, 31 ans, associé dans un cabinet de conseil, introduit à l’Église TO par une amie depuis 8 mois, indique à ce propos : J’avais un bon travail à l’époque. Et le salaire n’était pas mal non plus. Mais dans cette vie, tu dois toujours te battre pour toi-même. La vie est une guerre. C’est assez dur. Et parfois je pensais que la vie n’avait pas de joie. Ce n’était pas un état permanent mais souvent je me disais que ça n’avait pas d’intérêt au fond… les valeurs qui nous dirigent dans cette vie… en fait elles ne sont pas claires. Il n’y a pas vraiment de valeurs pour nous diriger. Tes parents ont une manière de voir les choses, tes amis en ont une autre et parfois ce n’est pas clair. Et je ne dis pas que tout était complètement mauvais ; il y avait du bon et du mauvais. Mais la Bible donne un ensemble de valeurs plutôt cohérent […] Une fois mon amie m’a fait lire l’Évangile de Matthieu dans le Nouveau Testament et dans le Nouveau Testament, il y a beaucoup de principes qui sont clairs et applicables […] Il y a beaucoup de

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choses que je suis capable de comprendre et d’accepter. Donc je me suis dit que ces choses sont des choses auxquelles je peux croire.

25 DY juge positivement les principes moraux chrétiens qu’il découvre parce que ceux-ci lui paraissent « clairs et applicables », au contraire d’un système de valeurs précédent jugé inapte à « diriger » l’acteur. Il évoque néanmoins à deux reprises l’absence d’une rupture totale entre sa conception morale avant et après sa découverte du christianisme. D’abord, il n’avait pas une conception amorale de la vie avant sa conversion (« il y avait du bon et du mauvais »). Ensuite, il évalue bien la morale chrétienne à l’aune d’un capital moral déjà présent (« Il y a beaucoup de choses que je suis capable de comprendre et accepter. Donc je me suis dit que ces choses sont des choses auxquelles je peux croire »). RH, chef d’entreprise quarantenaire, converti dans une Église-maison, fait ainsi un constat souvent entendu parmi les croyants : « Les gens à l’église respectent par exemple la chasteté et les autres commandements. Le peuple chinois est déjà familier avec tout ça. C’est juste qu’il ne s’y plie pas. Mais en fin de compte je pense que c’est la même chose. » Pour lui comme pour les autres convertis que nous avons rencontrés, c’est sur cette continuité qu’est ensuite bâtie la conversion à proprement parler.

26 En effet, l’organisation chrétienne ne se contente pas de fournir à ses convertis un corpus moral partiellement familier, mais vise expressément à leur faire endosser un corpus de croyances « positives » distinctes de celles qui sont disponibles sur le marché religieux traditionnel : croyance en un dieu unique, à l’expiation et à la résurrection de Jésus-Christ, à la valeur divine de la Bible, etc. L’initiation à ces croyances par le biais de la participation aux diverses réunions, aux rituels collectifs et aux pratiques dévotionnelles, modifie alors significativement les bonnes raisons de l’adhésion à l’organisation chrétienne.

Vers une légitimité instrumentale : les vertus pratiques des principes moraux

27 Les Églises que nous avons étudiées proposent une offre foisonnante de réunions d’information et d’enseignement, allant des cours d’étude bibliques aux groupes de lecture de littérature religieuse en passant par le coaching pour relations amoureuses. Au cours de ces réunions, les pratiques sociales de l’organisation religieuse se détachent de leur fondement traditionnel, pour acquérir une nouvelle légitimité, davantage pratique et que l’on qualifiera d’instrumentale. Les sermons, ouvrages, commentaires bibliques, témoignages des fidèles et conseils individuels, permettent à l’ensemble de la communauté, incluant les nouvelles recrues, de se convaincre des bénéfices quotidiens découlant de l’application normative des valeurs prônées par le groupe. Les valeurs traditionnelles que sont l’honnêteté, la fidélité, la piété filiale, l’éducation par l’étude, et celles davantage chrétiennes que sont la foi ou le repentir, deviennent des prescriptions à suivre pour conduire une vie à la fois juste et heureuse. NW et ancienne manager d’une multinationale à la recherche d’un emploi. Elle s’est jointe à l’Église-maison TO à l’âge de trente ans, quelques mois avant que nous ne la rencontrions. Elle s’est tout d’abord intéressée au christianisme dans l’optique de trouver une stabilité sociale qui lui manquait et éventuellement un époux. Elle a entrepris son initiation religieuse parce qu’elle jugeait les chrétiens et leurs

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enseignements « convenables ». Elle évoque ainsi cette instrumentalisation des principes moraux qui la convainc ensuite de persévérer dans la pratique chrétienne : Aujourd’hui, tout le monde ment et personne n’en a rien à faire de mentir. Alors la Bible nous dit pourquoi il ne faut pas. Il y a des bénédictions que Dieu donne si tu fais les bonnes choses, comme ça tu peux mener une bonne vie. Et parfois c’est difficile de faire les choses bien et de mener une vie juste. Mais, croire en Dieu et Jésus Christ, ça te permet d’avoir un standard, de ce qui est juste et ce qui n’est pas juste. Alors que chez les bouddhistes, c’est vague […] Et les commandements disent qu’il ne faut pas de relations sexuelles avant le mariage […] Je me suis demandée pourquoi. Alors j’ai étudié ce sujet. Et finalement, je me suis rendu compte que c’était très bien comme ça, Et que les bénédictions du Seigneur sont grandes pour ceux qui font ça […] Je suis avec A., et je trouve que notre relation est super saine et naturelle. On apprend à se connaître. On a besoin d’avoir une vie chrétienne. Et quand on sort ensemble, on a vraiment de la joie.

28 Les bénéfices que les acteurs croient pouvoir obtenir par leurs pratiques comprennent souvent une double dimension à la fois intramondaine et extra-mondaine. Il ressort de nos observations que si les discussions et enseignements partagés au sein des communautés peuvent aborder des questions véritablement théologiques à propos de la nature de la divinité, du salut et de l’au-delà, l’accent est aussi souvent mis sur les bénéfices pratiques de l’application de l’éthique biblique, à commencer par l’assurance d’une protection divine, la paix de l’âme, ou l’harmonie relationnelle censées en découler. Le fait de bénéficier de prescriptions normatives claires pour gérer ses conduites quotidiennes est considéré comme un bénéfice à part entière comme nous l’avons vu dans le cas de DY. D’autres insistent plutôt sur les bénéfices découlant des pratiques ascétiques, à l’instar de JD convaincue que l’abstinence d’alcool, de tabac, de thé et de café a rendu son ouïe et son odorat plus fins, son esprit plus clair et sa personnalité plus mature.

29 Dans la majorité des cas, les enseignements théologiques et moraux reçus lors des premiers contacts avec le groupe sont prodigués dans un contexte collectif. Ils permettent au futur converti, non seulement de se familiariser avec un type de discours, mais aussi de contempler, de manière simultanée, une communauté dont les acteurs professent goûter les fruits de leur pratique et dont les interactions dans l’espace religieux produisent une image idéale de l’application de ces principes (Abel, 2006). Les « frères et sœurs » plus expérimentés ont ainsi valeur d’exemple, et leurs témoignages sont des gages de l’efficacité testée des produits moraux proposés. Les Églises-maisons comportent de ce point de vue un avantage sur les Églises officielles. Dès la première rencontre, le futur croyant plongé dans une atmosphère familiale et chaleureuse y a l’occasion de faire l’expérience de la vie du groupe, de nouer des relations avec des acteurs déjà socialisés au christianisme, donnant à voir les produits les plus concrets de la pratique religieuse7.

Vers la possibilité de croire : l’expérience sacrée

30 Les extraits précités montrent que les principes moraux et prescriptions normatives (e.g. honnêteté, fidélité, ascétisme, etc.) sont simultanément justifiés par leurs bénéfices pratiques perçus et présentés comme émanant d’un décret divin. Une forme de rationalité pragmatique tend donc à légitimer la croyance au nom de l’efficacité perçue de la pratique. Néanmoins, un tel raisonnement, compte tenu du biais évident qu’il renferme, ne suffit généralement pas à faire du nouveau venu un croyant. La

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participation aux rituels collectifs et l’expérience qu’ils produisent permettent alors d’envisager sérieusement la possibilité d’adhérer aux croyances positives de l’organisation.

31 Lors des rituels, les gestes et les sons produits par l’assemblée gènèrent une ambiance particulière, différente de l’ordinaire, à même de générer des sensations et des sentiments rarement, voire jamais expérimentés auparavant. La recrue accède alors à un état cognitif et sensoriel qu’il convient de nommer sacré (Durkheim, 2005 :49). Dans les Églises-maisons, la ferveur de la communauté, le caractère intime des histoires partagées, l’affection éprouvée au contact des autres, ou le charisme du pasteur contribuent à faire émerger cet état cognitif inhabituel. Dans les Églises officielles, l’absence d’une intimité chaleureuse et familiale est compensée par la grandeur des lieux de culte, la majesté des chœurs, la solennité des rituels ou l’ampleur de l’assemblée.

32 Mais l’état sacré obtenu par le rituel dans le cadre d’un processus de conversion ne conduit alors à l’état de croyance que dans la mesure où il génère un processus réflexif chez l’acteur impliqué dans le rituel. En effet, comme les sensations et sentiments éprouvés lors de l’accomplissement des rituels ou des pratiques dévotionnelles paraissent insolites aux yeux du nouveau pratiquant, il en vient à interroger ce qu’il éprouve et dont l’interprétation n’est pas évidente. Les entretiens et récits de conversions montrent notamment une variété d’expériences provoquant chez l’acteur un état à la fois actif et contemplatif favorisant l’adhésion aux croyances de l’organisation religieuse.

33 Un premier type d’expérience sacrée rapportée dans les récits de conversion se produit tandis que l’acteur participe ou accomplit un rituel. Il est alors de manière fortuite ou imprévue « touché » par ce qu’il observe ou accomplit. Des larmes inexpliquées mais sans tristesse, un bien-être particulier ou une altération des sens et de la conscience sont les principaux effets relatés dans les entretiens. Cette expérience engendre une forme de surprise chez l’acteur qui se retrouve, en même temps qu’il est touché, contemplatif de son état. XM, entrepreneur de 37 ans, pratiquant au sein de l’Église Hosanna, venu au christianisme parce qu’il trouvait très sensés les propos de chrétiens de son entourage, relate l’expérience qu’il a vécue trois ans auparavant, lorsqu’il s’est rendu pour la première fois avec son épouse dans une Église Chrétienne à Taïwan dont cette dernière est originaire : On est allé dans une église à Taizhong. Mais on ne connaissait rien de ce qui s’y passait. Et les gens là-bas parlaient la langue locale. Et on ne comprenait rien. Mais on est allé assister à leurs réunions qui étaient en taïwanais. Ce qui est surprenant, c’est que quand ils chantaient en taïwanais, j’ai pleuré. Je ne sais pas pourquoi, je ne comprenais pas, mais ça m’a fait pleurer. C’était l’œuvre du Saint-Esprit.

34 Il évoque sa surprise d’être ému lors du rituel auquel il assiste, et son incapacité à identifier immédiatement la cause de cette réaction inhabituelle. L’étrangeté de son expérience, qui se serait avérée gênante en d’autres circonstances, renforce alors l’attention qu’il porte à ce qu’il éprouve, accroissant sans doute l’intensité de l’expérience et suscitant un questionnement quant à l’origine d’une telle émotion.

35 D’autres relatent des expériences s’apparentant à l’expression de pensées inhabituelles et dont ils peinent à s’attribuer l’origine. JC a 31 ans et travaille dans une école. Après une découverte infructueuse de la religion chrétienne par le biais d’une amie à l’âge de 17 ans, elle a joint à 21 ans une Église-maison sur son campus universitaire. Désormais

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pratiquante au sein d’une autre Église-maison (Apollos) elle décrit une voix intérieure entendue alors qu’elle priait individuellement. De façon insolite, elle ne classe pas son expérience dans la même catégorie que ses expériences sensorielles habituelles : Je ne savais pas ce qu’était la prière, mais ils m’ont dit de prier avant le repas, quand tu sors et quand tu rentres et quand tu vas te coucher. Donc avant ça, j’avais appris des choses, mais je n’avais pas de communication spirituelle avec Dieu […] Un jour, j’étais seule, et j’ai posé tous mes problèmes devant Dieu. Et j’étais vraiment pas bien, défaite et il m’a répondu : « tu sais que je t’aime. » Cette parole m’a donné une grande force et donc je n’avais plus peur et je savais qu’il me connaissait […] La première fois, je ne pouvais pas confirmer ce que j’avais entendu, mais après j’ai eu des expériences qui ont confirmé ce que j’avais entendu. À cette époque, je n’osais pas prier, parce que je n’arrivais pas à discerner si c’était moi ou Dieu qui parlait, mais j’ai appris à discerner avec le temps, parce que je lisais plus la Bible et donc j’ai mûri. Et les autres ont été importants, parce qu’ils étaient des instructeurs pour moi. Parce que ce n’est pas une chose facile.

36 JC évoque clairement la difficulté qu’elle a d’abord éprouvée à discerner l’origine de la « voix » qu’elle a « entendue » et à propos de laquelle elle émet deux hypothèses : l’une relevant d’une forme d’autosuggestion (c’est « moi » qui parle) l’autre de la communication avec le divin (c’est « Dieu » qui parle). La reproduction de l’expérience et le renforcement positif des membres de sa communauté la conduit à admettre qu’elle a été destinatrice d’une communication transcendante.

37 Certains font aussi le récit d’une prise de conscience liée à l’interprétation d’événements extérieurs favorables et semblant improbables, à l’instar de MP qui est convaincu que l’obtention de son visa pour les États-Unis était un miracle. C’est aussi le cas de GC, juriste trentenaire pratiquant au sein d'une Église patriotique, qui a reçu sa « révélation » de l’existence divine à l’adolescence, alors qu’il était au lycée, en amont de toute socialisation à une Église particulière. Son expérience fait intervenir un stimulus extérieur, une réaction émotionnelle et suscite un retour réflexif immédiat ainsi qu’un questionnement sur l’origine de ce qu’il éprouve : Quand j’étais au lycée, j’avais 17 ans. J’avais des problèmes. Je ne sais plus ce qu’étaient les problèmes, mais c’était de gros problèmes, les plus gros que j’ai jamais rencontrés. J’étais déprimé. J’avais lu des chapitres de la Bible déjà, mais je ne croyais pas en Dieu. Et un jour, j’étais très déprimé et il pleuvait. Il y avait beaucoup de nuages. J’étais assis près d’une fenêtre dans la salle de classe. Le temps n’était pas très lumineux, il pleuvait, il y avait des nuages et mes sentiments étaient pires à cause de ça. Mais ce fut comme un miracle. Je ne pouvais plus supporter ces sentiments […] J’avais juste envie de crier : « je ne peux plus supporter ça ! » Et à ce moment-là, le nuage s’est ouvert et j’ai pu voir une éclaircie. C’était une fine lumière entre deux nuages. La lumière du soleil est allée à travers ce creux dans les nuages. Et la lumière était sur moi. J’étais juste dans le rayon de lumière. Ce n’était pas sur mon collègue qui était juste à côté ni sur l’autre derrière. C’était moi qui étais dans la lumière. Donc j’ai pensé que c’était un miracle. C’était Dieu qui m’aidait à relever la tête. Même si c’était très simple, je crois que c’est Dieu qui m’encourageait. Donc à partir de ce moment, mon esprit a été réconforté et je me suis senti mieux. C’était la première fois que je croyais en l’existence de Dieu.

38 Un autre type répandu de manifestations revêt un caractère moins spectaculaire. Certains évoquent une paix, un calme profond éprouvé lors de pratiques dévotionnelles (prière, étude biblique) suffisamment forts pour ouvrir la porte à une interprétation divine. D’autres encore évoquent avoir conscience d’une présence surnaturelle, ou d’une conviction que les enseignements ou les modèles prodigués à l’acteur dans le

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cadre de l’organisation religieuse constituent la voie qu’il doit suivre à titre individuel. C’est le cas de JD, déjà présentée qui évoque ainsi son expérience : J’avais le sentiment d’avoir déjà été là avant et je me sentais bien. Parce que…on ne peut pas voir Dieu, mais on peut le sentir. J’avais juste le sentiment d’avoir envie d’être là. C’est le Saint-Esprit. Parce que avant le baptême, on peut avoir l’influence du Saint-Esprit. Et je suis sûre que c’est ça.

Vers une légitimité subjectivement transcendante : interpréter l’expérience sacrée

39 Toutes ces expériences, insolites et spontanément a-rationnelles (Lamine, 2010 : 111) appellent un travail cognitif de l’acteur qui doit donner du sens à ce qu’il éprouve. Les propos tenus par les acteurs que nous avons interrogés montrent invariablement que ces derniers cherchent à en produire des explications ou à sélectionner parmi les explications disponibles sur le marché cognitif, celles qui lui semblent les plus satisfaisantes. Ceux qui choisissent d’interpréter leurs expériences comme le produit d’une interaction avec le divin deviennent alors croyants.

40 Dans certains cas, l’expérience sensorielle est aussi vécue comme une expérience cognitive : elle ne convainc pas simplement l’acteur qu’il est entré en contact avec une force surnaturelle, mais aussi qu’il y a acquis une connaissance. Dans quelques cas, le récit laisse entendre que l’attribution d’une origine divine à l’expérience vécue est quelque chose qui va de soi et que l’expérience physique comprend un contenu interactionnel ou cognitif indéniable. Ceci est le cas de JD (SDJ), mais aussi de NW (TO) qui déclare : La première fois que je suis allée à l’église j’ai entendu parler du baptême. La deuxième fois, il y avait un baptême et donc j’étais très touchée, j’ai pleuré et j’ai reçu l’amour de Dieu. Je n’avais pas spécialement de doutes. Je me suis juste rendue compte, j’ai réalisé que Dieu était là. C’était très simple […] Et puis, je me suis rendu compte du fait que Dieu t’aime tout le temps. C’est ce que tu apprends.

41 Sa prise de conscience de l’amour de Dieu lors d’une situation de rituel collectif est spontanée. Elle mentionne son absence de doute, sur l’instant, quant à la nature de son expérience. La dernière phrase de la citation (« C’est ce que tu apprends ») rappelle néanmoins à quel point l’identification de l’origine divine de l’émotion demeure liée à un apprentissage, qui se fait en règle générale dans l’organisation religieuse, au contact des autres convertis. L’expérience suivante, relatée par RH, permet aussi de saisir la façon dont se conjuguent expérience physique et expérience cognitive dans le cadre de la répétition d’un rituel : En 2003, j’ai reçu le baptême. Et ce baptême c’était comme une nouvelle naissance. Pas littéralement, mais c’était quelque chose de nouveau. En réalité je ne croyais pas encore vraiment à Dieu. Je n’ai reçu un témoignage qu’en 2004. C’est là que Dieu m’a sauvé, il est venu me chercher. J’ai commencé à faire l’expérience que Dieu existait. C’était merveilleux. Je ne croyais pas en ces choses. Je voyais des gens que Dieu touchait, ils pleuraient, mais moi, je me disais que ce n’était pas vrai. Mais j’ai eu cette expérience qui m’a fait comprendre qu’il y avait vraiment Dieu […] J’écoutais un pasteur prêcher. Et il parlait de la voie de l’amour. Et j’avais toujours pensé que toutes les religions parlaient d’amour. Même les athées, ils parlent d’amour. Mais ce jour-là, ce frère a parlé d’amour et il m’a touché. Il m’a touché. Dans mon cœur il y a quelque chose qui s’est passé. Et je savais que Dieu était amour. C’était un sentiment vraiment particulier et très concret. C’est comme s’il y avait de l’électricité qui était passée à travers moi. Oui, comme une sensation

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d’électricité. Et le sommet de mon crâne avait une sensation particulière aussi. C’était vraiment le sentiment du Saint-Esprit. Avant, j’allais à l’Église toutes les semaines sans y croire. Mais à partir de ce moment-là, j’allais adorer et chaque fois j’avais les larmes aux yeux. Donc il y avait un changement.

42 Le récit livré ici rend manifeste le cadre chrétien par lequel est mise en forme l’expérience vécue (« nouvelle naissance », « témoignage », « Dieu m’a sauvé », « c’était le sentiment du Saint-Esprit »). Dans son cas, l’expérience a été précédée d’un an au moins de socialisation religieuse, facilitant peut-être l’interprétation de son expérience, et l’attribution d’une valeur cognitive à son expérience sensorielle («je savais que Dieu était amour. C’était un sentiment vraiment particulier et très concret. »).

43 Dans les cas que nous avons analysés, le choix fait par l’acteur d’interpréter l’expérience vécue comme résultant d’une action divine, en dépit de son caractère initialement indécidable (Cuin, 2012 : 223) peut être expliqué par l’existence de divers biais cognitifs de confirmation ou liés à la propension à attribuer des causes extraordinaires à des phénomènes perçus comme tels (Bronner, 2007).

44 Néanmoins, plus que sur un biais cognitif à proprement parler, on peut penser que c’est sur l’adoption d’une posture subjectiviste assumée que repose le plus souvent l’interprétation transcendante de l’expérience religieuse dans les cas que nous avons étudiés : les explications plus objectives des sensations éprouvées réduisent ces dernières à une forme d’illusion et tendent ainsi à nier la subjectivité des acteurs. Ces derniers préfèrent alors s’abandonner à une interprétation valorisant leur subjectivité. La communauté religieuse agit ensuite comme une instance de reconnaissance de cette subjectivité, par l’accumulation des témoignages similaires et la mise à disposition de cadres pour donner sens à ces expériences. L’adhésion préalable aux modèles, principes et pratiques en vigueur dans l’organisation religieuse, fondée sur une légitimité initialement traditionnelle, puis instrumentale, après avoir rendu possible l’expérience sacrée, facilite l’option pour une interprétation transcendante de cette dernière. Le culte procure dans son entièreté « la preuve expérimentale de ses croyances » (Durkheim, [1912] 2005 : 596) et la croyance repose alors sur un fondement de nature subjectivement transcendante.

Transcender les modèles traditionnels

45 Le processus incrémental au terme duquel l’individu en vient à devenir croyant produit en retour un double effet. D’une part, les modèles sociaux en vigueur dans l’organisation dont la légitimité reposait autrefois sur la tradition sont désormais dotés d’un fondement transcendant. La structure familiale conservatrice et la morale qui l’accompagne et qui sont au cœur du projet religieux, ébranlées par les transformations socio-économiques successives de la société chinoise, sont réhabilitées et affublées d’une légitimité située au-delà des conjonctures et des aléas de l’histoire. Cette légitimité transcendante est éprouvée subjectivement par l’acteur, ce qui lui confère une force supérieure. D’autre part, précisément parce qu’elle est subjectivement éprouvée comme émanant d’une source située dans un au-delà, elle autorise l’adaptation des modèles sociaux qu’elle contribue à réhabiliter. Puisqu’aux yeux des acteurs ces derniers ne reposent plus sur une légitimité traditionnelle, ils peuvent être aménagés en fonction des desseins que les croyants prêtent à leur divinité. C’est ainsi que, dans les Églises que nous avons observées, certains convertis embrassent une

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carrière missionnaire au lieu de s’engager dans des projets familiaux, ou que les rapports de genre sont renégociées au sein d’une structure idéalisant toujours le patriarcat (Macé, 2015) : les hommes peuvent investir au nom de l’Esprit-Saint et de l’amour divin le domaine réputé féminin de la sensibilité et du care tandis que les femmes prennent des rôles directeurs dans la vie spirituelle et sont reconnues pour leur esprit d’entreprise autant que pour leurs qualités de mères ou d’épouses.

46 La mise au jour de ce processus de conversion incrémental permet donc peut-être de pousser plus loin la réflexion sur le ressort traditionnel du religieux, en montrant que l’innovation religieuse peut être rendue viable par la perpétuation de motifs culturels et institutionnels « traditionnels » en dépit des ruptures discursives ou institutionnelles apparentes. Elle permet aussi de proposer une issue à l’épineux problème du réductionnisme auquel échappe difficilement la sociologie du religieux. En effet, comme nous avons tenté de le montrer, en transposant l’idée selon laquelle la religion est avant tout perpétuation d’une tradition aux parcours individuels de conversions, on parvient à produire une explication des phénomènes religieux accordant une place centrale à une expérience vécue comme transcendante dans l’explication des phénomènes religieux. Dès lors, même si des conditions et mécanismes sociaux non religieux par nature peuvent jouer un rôle essentiel dans l’émergence et la structuration du fait religieux, c’est bien l’expérience proprement religieuse d’une réalité interprétée subjectivement comme transcendante qui en constitue le cœur. Cette « réalité transcendante », précisément parce qu’elle est vécue comme telle, s’autonomise des conditions sociales ayant contribué à son émergence, pour devenir un fait social d’une nature spécifiquement religieuse, capable de modifier ces dernières en retour.

47 L’auteur tient à remercier les membres de l’atelier Écriture en sciences sociales du Centre Émile Durkheim ainsi que les évaluateurs de la revue pour leur lecture attentive et leurs commentaires des plus utiles.

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NOTES

1. En raison de l’étendue de la population et du territoire, des tensions politico- religieuses actuelles, de la difficile superposition des affiliations, croyances, et pratiques dans la culture chinoise et de la porosité des frontières entre traditions religieuses (Vermander, 2009). 2. Une campagne de destruction de croix chrétiennes est ainsi en cours dans la province du Zhejiang depuis 2014. 3. Jiating juhui; house churches. 4. Les facteurs d’ouverture sont « ces variables qui font de la considération du christianisme par les Chinois une option plus plausible maintenant qu’elle n’a pu l’être par le passé » (Hall, 2006 : 134). 5. L’apparence socioconstructiviste de notre analyse ne repose pas tant sur un postulat adopté a priori, que sur le contenu des récits de conversions recueillis, dans la mesure où les acteurs évoquent spontanément des processus interprétatifs complexes, tâtonnants, où les doutes et les hésitations révèlent sans cesse le caractère objectivement non-nécessaire des croyances qu’ils endossent et des choix religieux qu’ils opèrent. 6. Sans renoncer à un nécessaire agnosticisme épistémologique (Willaime, 2003 : 258), nous évoquons une bonne raison subjectivement transcendante dans la perspective d’un théisme méthodologique selon lequel « il n’y a aucune raison de tronquer le fait religieux de ses interactants “invisibles”, en tant qu’ils sont jugés importants par les acteurs eux- mêmes » (Piette, 1999 : 24). 7. Nous ne suggérons pas ici que les chrétiens seraient effectivement plus vertueux que les autres, mais plutôt que ceux-ci valorisent les bienfaits perçus de la pratique religieuse.

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RÉSUMÉS

Expliquer l’essor chrétien contemporain en Chine nécessite d’analyser, au-delà des facteurs contextuels, les étapes de la conversion des croyants. Une telle analyse effectuée à partir des résultats d’une enquête conduite auprès de membres de divers types d’Églises de Chine permet ainsi de questionner le fondement traditionnel souvent prêté au fait religieux. Elle montre que les conversions impliquent un changement de tradition opéré à partir de la continuité même des représentations des acteurs. Un tel mouvement repose sur un processus incrémental au cours duquel la légitimité de l’organisation religieuse ainsi que des modèles sociaux et moraux qu’elle véhicule est graduellement transformée. Tandis qu’une forme de commensurabilité des traditions chrétienne et chinoise facilite l’affiliation de l’acteur, son initiation religieuse engendre une expérience spécifique qui lui permet d’adopter les croyances prônées par l’organisation. Cette dernière, ainsi que les modèles sociaux et moraux qu’elle véhicule s’en trouvent dotés d’une nouvelle légitimité « subjectivement transcendante ».

Explaining contemporary Christian growth in China requires not only to identify contextual factors allowing for conversions to happen, but also to carefully analyse believer’s conversions process. The results of a research conducted among believers affiliated to a diversity of Churches from China raise questions about the supposedly traditional foundation of the religious. They show that conversions imply a tradition shift based on continuity in individuals representations. This shift occurs through an incremental process during which the religious organisation’s legitimacy and its underlying social and moral patterns are gradually transformed. While a certain commensurability of Christian and Chinese traditions facilitates individuals affiliation, the religious initiation generates a specific experience that allows the newly affiliated to adopt the beliefs promoted by the religious organisation. The latter, along with its underlying social and moral patterns are therefore provided with a new“subjectively transcending” legitimacy.

Explicar el auge cristiano contemporáneo en China requiere abordar, más allá de los factores contextuales, las etapas de la conversión de los creyentes. Un análisis de este tipo efectuado a partir de los resultados de una investigación llevada a cabo con miembros de distintos tipos de iglesias de China permite así cuestionar el fundamento tradicional a menudo atribuido al hecho religioso. Se muestra además que las conversiones implican un cambio de tradición operada a partir de la continuidad misma de las representaciones de los actores. Este movimiento reposa en un proceso incremental en el curso del cual la legitimidad de la organización religiosa, así como los modelos sociales y morales que ésta vehiculiza, se ve gradualmente transformada. Mientras que una forma de conmensurabilidad de las tradiciones cristianas y china facilita la afiliación del actor, su iniciación religiosa engendra una experiencia específica que le permite adoptar las creencias sostenidas por la organización. Esta última, así como los modelos sociales y morales que vehiculiza, se encuentran dotados de una nueva legitimidad “subjetivamente trascendente”.

INDEX

Mots-clés : conversion, religion, christianisme, Chine, croyance, expérience religieuse Keywords : Conversion, religion, christianity, china, belief, religious experience Palabras claves : conversión, religión, cristianismo, China, creencia, experiencia religiosa

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AUTEUR

PIERRE VENDASSI

Centre Émile Durkheim Université de Bordeaux – [email protected]

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La quête des reliques dans la mission du Japon (XVIᵉ -XVIIIᵉ siècle) The Quest for relics thorough the Mission in Japan (XVIᵗʰ-XVIIIᵗʰcentury) La búsqueda de reliquias en la misión de Japón (siglos XVI-XVIII)

Hitomi Omata Rappo

1 La grande exposition missionnaire organisée sur l'initiative du Pape Pie XI s’est ouverte à Rome le 21 décembre 1924, et a attiré de très nombreux visiteurs, dont certains ont laissé un récit de leur passage. Parmi ces personnes, l’on trouve Louis Chorin des Missions étrangères (Chorin, 1925), Pierre Troyon de la Revue des deux mondes (Troyon, 1925), ou encore John J. Considine, révérend de la Société des missions étrangères catholiques d’Amérique (Considine, 1925 : 66-72)1. Dès les premières pages du livre qu’il a publié en 1925, Considine s’attarde particulièrement sur une pièce qu’il nomme Hall of Heroes, la salle des martyrs, consacrée au souvenir des « héros » morts pour la propagation de la foi2. La vision de cette salle lui inspire une longue digression dans laquelle il détaille l’histoire des martyrs récents de l’Église catholique, en mettant un accent particulier sur ceux d’Asie, essentiellement du Japon. Le développement qu’il y consacre laisse transparaître une émotion semblable à celle de Troyon et Chorin à la vue de la salle, et il parsème son texte d’exclamations telles que What a tragedy! (Considine, 1925 : 62).

2 Cette salle était ornée de portraits des martyrs, des instruments de leurs supplices, et de ce que Troyon appelle des « reliques » (Troyon, 1925 : 402-403), c’est-à-dire des possessions des martyrs, comme des vêtements, des lettres ou encore des objets de culte, dont certains sont même tachés de sang (1925 : 237). L’utilisation du mot « reliques » ici n’est pas sans ambiguïté. En effet, il ne s’agit que de reliques indirectes, et aucun de nos visiteurs ne fait mention du moindre corps saint, alors que ces derniers sont pourtant les reliques par excellence. Celles-ci ne sont en outre pas comprises dans la liste des objets recherchés pour l’exposition. Considine évoque, lui, la présence de reliques de deux martyrs chinois, Agatha Lin et Lucy Yi (Considine, 1925 : 72). Ces deux jeunes femmes avaient été exécutées par décapitation au milieu du XIXᵉ siècle, puis béatifiées en 1909. La dépouille de l’une d’entre elles était conservée dans la cathédrale

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d’Anlong, une ville de la province de Guizhou, mais il est fort probable que l’exposition ne montrait pas ces corps saints, mais plutôt des objets leur ayant appartenu (Tiedemann, 2007 : 93-94, 103)3.

3 Les reliques corporelles sont la preuve fondamentale du martyre, et de la sainteté de celui qui l’a subi, et elles sont l’objet d’un culte de haute antiquité dans l’Église (Herrmann-Mascard, 1975 : 23). On peut donc s’étonner de leur discrétion au sein d’une exposition qui consacrait une salle entière aux martyrs. Or, malgré cette absence apparente, les reliques des corps saints, ces restes humains si proches de la mission, étaient encore à l’esprit d’un visiteur comme Considine. Ce « hall des héros » rappelle ainsi l’importance capitale de ces objets dans la stratégie évangélisatrice ainsi que dans la dévotion catholique depuis l’époque moderne. Cet article va examiner le rôle et l’impact des reliques au sein de la mission asiatique, au moyen d’exemples tirés de la Chine et, surtout, du Japon, ainsi que les discours construits par les missionnaires autour de ces corps saints.

4 L’histoire des reliques dans la mission peut se diviser en plusieurs phases (Boutry et al., 2009 : 12). Tout d’abord nous assistons à une importation de reliques occidentales vers les terres d’évangélisation. Ces objets s’étaient en effet multipliés en Europe suite à la « redécouverte » des catacombes romaines en 1578, ainsi que la fouille de divers cimetières de la région du Latium durant la même période (Hirschfeld, 2008 : 17). Comme le montre l’exemple de la Nouvelle Espagne, où des reliques sont amenées de Rome pour la fondation d’un collège jésuite en 1578 (Karnal, 2009 ; Fabre, 2016), ou encore le Vietnam, ces corps saints venus d’Europe servent d’une certaine façon pour une prise de territoire par les missionnaires ; elles marquent une nouvelle topographie en des terres inconnues (Duteil, 1999). Il faut rappeler ici que le Concile de Trente avait décidé que des reliques étaient nécessaires pour la fondation d’une nouvelle église, une règle qui fut respectée dans la mission quand les circonstances le permettaient (Fabre, 2013 : XXIII et s.). C’est également durant cette « première phase » que l’on a prétendument retrouvé la trace lointaine d’un passage évangélisateur, comme ce fut le cas en Inde avec les reliques de Saint Thomas (Županov, 2009).

5 La seconde phase dans l’utilisation des reliques dans la mission, celle qui va nous intéresser plus particulièrement, est celle de la production de corps saints sur place. Cette production est une conséquence directe du changement d’environnement brusque qui frappe les missions dans chacun des pays d’Asie à partir du début du XVIIᵉ siècle. En effet, alors que dans un premier temps les missionnaires avaient été bien accueillis et relativement libres de leurs mouvements, les gouvernements locaux, à commencer par celui du Japon, décident successivement d’interdire le christianisme et de bannir les pères européens, prohibant toute entrée dans le pays en question. Le Japon met au ban la nouvelle religion en 1612 dans les territoires du shôgun. Cette interdiction est étendue à l’ensemble du pays et accompagnée d’une expulsion des missionnaires en 1614, alors que la Chine fait de même au siècle suivant, en 1724, et la Corée la déclare croyance néfaste en 1758.

6 Avec ces mesures, les missionnaires n’avaient alors plus qu’une seule possibilité, évangéliser à l’abri des regards. Et si le secret était brisé, souvent du fait des reliques ou des divers objets pieux que distribuaient les pères et qui attiraient facilement l’attention, les fidèles ne pouvaient que difficilement échapper à la répression. L’un des faits marquants de la mission en Asie est la mise à mort des vingt-six « martyrs » de Nagasaki au Japon en 1597 (Jacquelard, 2011), un groupe composé de six franciscains

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européens, avec dix-sept fidèles japonais, ainsi que trois jésuites eux aussi originaires de l’Archipel. Cet incident peut être considéré comme la première étape, au Japon, de la longue période que les Occidentaux ont désignée sous le nom de « persécution ».

7 L’exécution des vingt-six a en effet fait prendre conscience aux missionnaires des risques encourus, à la fois par eux-mêmes et par les chrétiens indigènes. L’idée de préparer les fidèles au martyre, et même de les y encourager, commença alors à s’imposer, et l’on rédigea tout un ensemble de manuels dans ce but. Les plus connus sont les Exhortations au martyre (Maruchiriyo no susume マルチリヨの勸め), sans doute composées à partir d’un petit texte rédigé par le vice provincial Pedro Gomez après l’exécution des vingt-six, et les Instructions au martyre (Maruchiriyo no kokoroe マルチリ ヨの心得), tous deux écrits et publiés après 1615 (Turnbull, 1998 : 34).

8 Alors qu’en Europe, par l'effet des critiques protestantes, dont Calvin et son Traité des reliques de 1543 ont été le fer-de-lance, l’Église tentait de réglementer le culte des corps saints (Ditchfield, 1993 ; Julia, 2009), les missions d’Asie orientale, confrontées aux interdictions du christianisme, encourageaient de plus en plus les fidèles et les pères au martyre, et se servaient activement de ces derniers, avec un certain succès, dans le processus d’évangélisation. Il en allait de même pour les reliques, qui étaient traitées avec une révérence particulière, et les chrétiens locaux comme les missionnaires cherchaient activement à les obtenir. C’est avant tout dans les récits des événements locaux que ces corps saints acquièrent une importance prépondérante, et sont intégrés dans un discours qui fait parfois fi de la réalité du terrain afin d’accentuer les potentialités symboliques des reliques ainsi que leur rayonnement supposé auprès des fidèles. C’est là que débute notre « quête des reliques ».

Le Japon, champ de reliques

9 L’importance des reliques pour les chrétiens locaux est particulièrement apparente au Japon, où dans de nombreux cas on a fait en sorte d’en obtenir dès le moment de l’exécution des chrétiens, ou à la suite de celle-ci. Les sources destinées à l’Europe, malgré leur évident caractère hagiographique, insistent particulièrement sur la ferveur des fidèles envers ces dernières. Ainsi, l’on rapporte qu’après la mort des vingt-six de Nagasaki en 1597, les dépouilles auraient été laissées sur les croix de leur supplice pendant plus de neuf mois, durant lesquels de nombreuses personnes ont pris des parties de leurs corps pour en faire des reliques (Ribadeneira, 1947 : 503-504)4. Une autre source raconte qu’au moment de la mise à mort d’une fameuse chrétienne, Magdalena, survenue en 1613, les fidèles auraient même arraché les reliques des mains du bourreau (Vieira, 1617a : 50-51). Si l’on en croit les missionnaires, ce désir presque viscéral de reliques avait d’ailleurs pu s’observer au moment de la mort des vingt-six. En effet, les fidèles se seraient rués sur leurs corps après l’exécution. Ils seraient même parvenus à se saisir de leurs vêtements, provoquant l’indignation du fonctionnaire chargé de garder les dépouilles (Froís, 1935 : 106 et s.).

10 Les missionnaires évoquent également des translations de corps de martyrs. C’est le cas de Leo Shichiemon, exécuté en 1608 à Satsuma. Sa dépouille aurait déjà été enterrée une première fois, mais elle aurait été déplacée par la suite dans l’église dominicaine de Nagasaki, avant d’être envoyée à Manille en 1614 (Orfanel, 1633 : 5r.-5v.). Avant l’interdiction du christianisme au Japon, les reliques, et notamment les ossements des martyrs, furent ainsi récoltées dans toutes les parties du Japon et rassemblées à l’église

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de « Todos os Santos (Tous les saints) » de Nagasaki. Celle-ci devint finalement un « reliquaire des martyrs », attirant beaucoup de fidèles (Pagès, 1870 : 237). L’existence de ce temple des corps saints dans le chef-lieu de l’évangélisation du Japon suggère que cette quête des reliques s’est déroulée sous l’œil bienveillant, et même les encouragements des missionnaires. Sous leur impulsion, les chrétiens locaux comme les pères consentirent visiblement à de grands efforts pour mettre la main sur ces dernières.

11 Cette importance des reliques produites localement pour les pères se confirme également par leur tentative d’impliquer le gouvernement colonial dans une demande de restitution de celles des Vingt-six. Une ambassade fut envoyée de Manille l’année suivant leur mort, avec pour but de récupérer les dépouilles des martyrs. Les moyens déployés à cette occasion témoignent de l’importance de l’enjeu. Un éléphant fut en effet ramené d’Inde pour être offert à Hideyoshi5. Bien que ravi du présent, le dirigeant du Japon n’accéda cependant pas à la requête (Schilling - Lejarza, 1935 : 103 et s.).

12 Le traitement des reliques des Vingt-six martyrs de Nagasaki est également assez emblématique du flou qui entoure la véritable provenance des multiples corps saints présentés comme venus d’Asie. Leur acheminement concret en Europe ne s’est pas toujours fait de manière claire et transparente, et, dans le cas de ceux des Vingt-six, certains témoignages suggèrent que ce ne fut pas seulement la piété ou la dévotion qui ont poussé à leur collecte par les personnes présentes sur place. En effet, un Français nommé « Paul Bartolo » (d’après le marchand espagnol basé à Nagasaki Bernardino de Avila Girón) avait appris la nouvelle de la mort des martyrs dans cette ville, et il parvint à faire voler probablement une partie des cadavres. Ces derniers n’étant jamais arrivés en France, il est fort probable aussi qu’il ait décidé de vendre au moins une partie des reliques (Schilling - Lejarza, 1935 : 233 et s.). C’est en tout cas l’hypothèse de plusieurs sources japonaises, qui remarquent d’ailleurs que de tels objets s’échangeaient à grand prix parmi les Européens : Ils ont volé les cadavres qui venaient à peine de commencer à pourrir, même les ossements et les crânes. J’ai entendu qu’en plus ils sont devenus des objets de commerce, dont la valeur est très élevée (Harajô kiji 原城紀事, livre IV, original en japonais classique, transcription par Ebisawa Arimichi, notre traduction) (Ebisawa, 1963 : 162).

13 S’il n’y eut visiblement pas de restitution officielle, un missionnaire dominicain, Martín de León, nous apprend que plusieurs des dépouilles furent placées dans des boîtes et envoyées par bateau par les pères Jésuites vers Manille, mais ce dernier sombra dans les flots (Pérez, 1928 : 309-310). Or, malgré cet acheminement visiblement chaotique, et la perte d’une bonne partie des corps, une grande quantité de reliques attribuées, de manière certes contestable, aux Vingt-six sont conservées à Manille, Macao ou encore dans le monde ibérique, ainsi qu’à Rome (Teixeira, 1993 : 33-34, 41). Il est possible que le père Alonso Sánchez en ait apporté une partie dans la capitale des Philippines, en passant par Macao (Nuñez, 2009 : 115-116). Une procession est d’ailleurs organisée en 1598 à Manille (Summers, 1999).

14 Si l’on en croit les missionnaires, les autorités elles-mêmes se rendent progressivement compte de l’existence et du rôle des reliques, et cherchent à empêcher leur obtention par les chrétiens. Après l’affaire des corps des Vingt-six, les fonctionnaires locaux, jusqu’alors insensibles à ce phénomène, vont faire en sorte d’éviter que de tels événements se reproduisent. D’après les témoignages des pères, la récolte de reliques,

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considérées comme une profanation superstitieuse de cadavres, est punie à partir des années 1620 (San Francisco, 1625 : 90-91).

15 Les pères affirment également que les bourreaux déploient des trésors d’ingéniosité pour empêcher la création de corps saints (Collado, 1630 : 177v-184). Plusieurs sources laissent même entendre que les exécutions commencent à inclure des moyens pour faire disparaître entièrement les corps, ne laissant aucune relique. En effet, en 1614, après l’interdiction officielle du christianisme, la mise à mort d’un converti nommé « Adam » à Amakusa se serait déroulée à huis clos, et son corps aurait été lesté d’une lourde roche et jeté au fond des mers (Morejón, 1617 : 101-103). Dans les récits de la grande persécution de 1622, il est, dans de nombreux cas, précisé que les fonctionnaires font même brûler les possessions des chrétiens avec ces derniers, afin qu’absolument aucun objet pouvant remplir cet office ne subsiste. Les dépouilles des victimes auraient de fait été surveillées pendant plusieurs jours après l’exécution, et tous ceux qui cherchent à s’en approcher sont arrêtés (Sicardo, 1698 : 224).

16 Certains rapportent même que la destruction des reliques potentielles était conduite avec une grande minutie. En effet, d’après une autre lettre missionnaire, les restes calcinés des martyrs, qui à cette époque étaient condamnés à la peine de l’incinération, sont recouverts de terre, puis brûlés à nouveau, avant que les cendres ne soient éparpillées dans la mer (Sicardo, 1698 : 225-226). C’est ainsi que d’après Bartoli, au moment de la mise à mort du père Pietro Paolo Navarro, en 1622, seuls son rosaire et sa ceinture, qui avaient été saisis par le bourreau, échappèrent à la destruction (Bartoli, 1660 : 176)6.

17 Au Japon, les cadavres n’étaient pas enterrés ou détruits après les exécutions. Ils étaient laissés visibles pendant quelque temps afin de servir d’exemple, et étaient aussi utilisés, en tout cas à l’époque d’Edo, pour tester les sabres des guerriers (tameshi giri) (Takeuchi, 2009). Un document officiel du fief (Han) d’Owari rapporte qu’en 1667, des corps de chrétiens locaux exécutés avaient été fournis dans ce but à des officiers de la région (Uji’ie 2016 : 59-60). L’on croyait à cette époque que la manière de mourir d’un condamné révélait un message aux vivants qui assistaient à l’événement, ou permettait de comprendre quel genre de personne il avait été dans sa vie. C’est ainsi que les gens cherchaient à voir les dépouilles des criminels. L’on pensait aussi que les morts pouvaient rester attachés à leur corps, et s’adonner à divers maléfices contre les vivants, de telle sorte qu’il existait toute une série de manières de s’en prémunir (Katsumata, 2011).

18 La méfiance des autorités locales envers les reliques et leur influence que décrivent les missionnaires était ainsi relativement plausible. Si leurs récits sont sans doute exagérés, et remplis de détails hagiographiques, le discours est toujours le même. Les reliques sont perçues, et souvent fonctionnaient de fait comme un puissant vecteur d’identité, et il est dès lors assez naturel d’affirmer que les fidèles auraient continué, au mépris du danger, à chercher à les obtenir. Une veuve convertie aurait par exemple conservé chez elle les restes du martyre Pedro de la Assumpcion pendant treize ans (Collado, 1630 : 137v-141v).

Le culte des reliques dans les communautés locales

19 Les missionnaires n’ont ainsi pas manqué de relever l’ardeur remarquable des chrétiens japonais dans l’obtention des reliques. Cela suggère l’importance que ces derniers

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accordaient aux corps saints. De fait, la quête des reliques n’aurait sans doute pas été possible sans leur coopération. Mais le grand nombre de reliques provenant de l’Archipel ne s’explique pas seulement par cet enthousiasme.

20 Pour le comprendre, une comparaison avec la Chine est très instructive. Dans ce pays, les missionnaires ont également essayé de diffuser le culte des corps saints, et ces derniers y ont attisé une certaine ferveur de la part des convertis. Les témoignages des missionnaires sont assez similaires dans leur ton aux récits de leurs collègues du Japon.

21 C’est particulièrement apparent dans le récit de l’arrestation et de la mise à mort de cinq dominicains, avec à leur tête Pedro Sanz, dans la province de Fujian, en 1746 (Menegon, 2009 : 229 ; Omata Rappo, 2009). Alors que dans la culture chinoise les esprits des condamnés passent pour amener le malheur à ceux qu’ils rencontrent, et qu’on évite donc d’entrer en contact avec des cadavres, les Lettres édifiantes et curieuses affirment que les chrétiens se seraient précipités vers celui de Sanz pour obtenir des reliques (1749 : 407-408). D’après le rapport d’un père chinois du nom de Matthias Fu, sur la base des témoignages des protagonistes en prison, ces derniers auraient même tout fait pour y parvenir, à commencer par acheter ses vêtements et ses effets personnels. Au moment même de l’exécution, un converti aurait répandu des cendres sur le sol afin de pouvoir récolter le sang du martyr7. On en fait ensuite des pastilles utilisées à des fins médicinales, et une partie d’entre elles est mélangée à du parfum et envoyée dans le Sichuan où elles font l’objet d’un culte, alors qu’une autre est acheminée à Manille (Launey, 1924 : 89). Fu nous apprend en outre que les fidèles auraient même fait usage de la corruption. Si ce cas précis semble relever davantage de l’hagiographie que d’un témoignage factuel, ils auraient soudoyé les fonctionnaires pour obtenir que l’exécution d’un des leurs, une décapitation, ne se déroule pas au- dessus d’un pont, ce qui ferait disparaître le sang du martyr, mais sur une pierre. Un chrétien fraîchement converti emporte d’ailleurs cette pierre une fois l’acte accompli, la dépose chez lui et la remplace par une autre8.

22 Au-delà de ces anecdotes très proches des récits japonais, le principal intérêt de ces témoignages est qu’il peut être recoupé avec les sources provenant des autorités chinoises. En effet, ces dernières permettent de mieux comprendre comment les reliques ont été perçues, et confirment l’existence de mesures destinées à empêcher leur création. De manière générale, les corps des martyrs étaient perçus comme des objets particulièrement choquants par les fonctionnaires locaux9. Cela rappelle une pratique en vogue à la même période, qui consistait à enterrer un cadavre en lieu précis afin de le « maudire » (Kuhn, 1990 : 185). En outre, les cadavres qui n’auraient pas été traités correctement après leur mort pouvaient potentiellement devenir des mauvais esprits (Souda, 1994).

23 Matthias Fu délivre aussi un compte rendu assez complet du déroulement du procès des dominicains, qui comprend le détail des délibérations et qui est confirmé en grande partie par les documents chinois10. Les reliques y deviennent l’un un des principaux arguments qui ont motivé la condamnation des cinq missionnaires de 1746. C’est le cas de la dépouille du protomartyr de la Chine, Francisco Capillas, mort en 1648, qui avait été découverte lors d'une perquisition au moment de l’arrestation des pères dominicains. Le fait qu’un cadavre décapité n’ait pas été enterré, mais soit honoré sur un autel choque les autorités, et les confirme dans leur perception du christianisme comme une hérésie dangereuse pour les mœurs publiques. Le corps est ensuite enterré en dehors de la ville (Gonzalez, 1952 : 184 et 185, et AMEP vol. 435, pp. 1004-100511). Il

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en va de même pour les ossements découverts au même moment. Les mandarins ne croient pas à la version des missionnaires, et sont persuadés qu’il s’agit d’ossements d’enfants utilisés pour de la magie noire destinée à la contraception (Gonzalez, 1952 : 139 et 172, AMEP vol. 435, pp. 1079-108012). Ils décident finalement de les détruire et de faire surveiller les restes par des soldats.

24 De fait, en Chine, plus encore qu’au Japon, les missionnaires et les chrétiens ont éprouvé dans la plupart des cas les pires difficultés à obtenir restitution des restes de leurs martyrs. Au XVIIᵉ siècle, on amenait parfois des reliques du Japon afin qu’elles servent de substitut (Clossey, 2008 : 222).

25 Dans l’Archipel aussi, le concept des corps saints chrétiens a fait l’objet de critiques, mais il n’a pas été rejeté avec une telle force. Un bon exemple est celui du moine Zen Sessô Sôsai (雪窓宗崔 1589-1649), auteur d’une Réfutation de la doctrine pernicieuse (Taiji jashû-ron 対治邪執諭, sur ce texte voir Girard, 2005 : 109), qui est en fait une attaque contre le christianisme. Il y analyse toute une série de concepts, symboles et objets de la doctrine chrétienne (Dieu, anges, purgatoire, enfer, baptême, confession, rosaire, etc.) en les présentant comme une perversion d’éléments équivalents dans le bouddhisme. Au sujet des reliques, Sessô relève que les chrétiens vénèrent les ossements de criminels, les appelant des « Kurikimo » (rendu approximatif de Reliquia), et les compare avec les śarīra (terme sanskrit pour les reliques du Bouddha) (Ebisawa, 1970 : 462-463)13. Ainsi, dans cet ouvrage, ce n’est pas tant le principe des reliques, qui existait déjà en Chine et au Japon dans le cadre du bouddhisme (p. ex. Ruppert 2000), qui est rejeté, mais le fait que les chrétiens vénèrent celles de criminels, condamnés pour leur appartenance à une « doctrine pernicieuse ». Ce témoignage peut aussi être compris comme un indice ou une preuve de la popularité des corps saints chez les fidèles. C’est également ce que relèvent les missionnaires eux-mêmes. Luis Froís explique que, dans l’Archipel, les gentils ne portent rien autour du cou, alors que les chrétiennes arborent des reliquaires ou des chapelets. Froís confirme d’ailleurs que les pères offraient des reliques de saints et des rosaires aux fidèles (Castro et al., 1994 : 53 et 67).

26 La diffusion de ces objets sur le terrain de mission avait aussi été préparée et attisée par les textes destinés aux convertis. En effet, parmi les premiers ouvrages traduits en Japonais figure le Vidas gloriosas de algues Sanctos e Sanctas (Sanctos nogosagveono uchinvqigaqi14) (1591). Ce livre insiste sur l’importance des corps des saints, et rappelle toute une série de miracles qu’on leur attribue, y adjoignant un commentaire : On plaça le corps dans un cercueil et les (membres de) l’église se hâtèrent de constater cela… Les malades furent en quelques instants complètement guéris, et les sourds de naissance arrivèrent à entendre, seulement en regardant le corps de loin. Les muets se mirent à parler, et les lépreux recouvrèrent une belle peau. Toutes les autres mauvaises choses, les calamités, maladies mentales ou encore soucis disparurent rapidement… (Obara, 1996 : 120, notre traduction du japonais classique)15.

27 Les miracles causés par ces reliques sont aussi relevés dans les récits des onze mille vierges de Cologne (Obara, 1996 : 189-214), de « Sam Barlão », ou encore des saints Justo et Pastor, martyrs (Obara, 1996 : 150). Le texte se poursuit en outre ainsi : Étant de bons chrétiens, ils ont récupéré le corps et l’ont conservé précieusement où le saint a subi son martyre. Comme de nombreux prodiges se produisirent, une merveilleuse église y fut fondée.

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28 Des fondations d’églises similaires sont mentionnées, entre autres, dans les traductions des chapitres Vida da gloriosa Anastazia martyr (ibidem : 158), ou Vida de sam Mantio e de seus companheiros Maryres gloriosos (ibidem : 180). Leurs récits de martyrs présentent d’ailleurs souvent comment les fidèles ont pu obtenir des reliques après leurs exécutions, décrivant le moment opportun pour le faire.

29 La difficulté d’acquisition de ces reliques est aussi contée dans de nombreux textes. C’est le cas de celui qui nous est connu sous le nom de « Bonifacio martire glorioso de Christo Nosse Senhor », où est raconté un achat de reliques de martyr dans le but d’édifier un autel (Obara, 1996 : 217). Dans Vidas gloriosas de algues Sanctos e Sanctas (1591), est présenté le récit de « Sao Vicente » (St. Vincent de Saragosse). Son corps avait été jeté à la mer, mais il avait été ensuite retrouvé intact par une veuve convertie (Obara, 1996 : 325 et s.)

30 Ainsi, sur le terrain, les prêtres européens avaient clairement poussé les fidèles japonais à se saisir d’autant de reliques que possible. Cette stratégie fut combinée avec une distribution de ces objets saints par les autorités religieuses, et notamment le Saint-Siège, à l’attention des chrétiens japonais. Les membres de la célèbre « ambassade » de jeunes convertis japonais arrivée en Europe en 1585 à l’initiative des Jésuites avaient reçu des « fragments de la Sainte Croix », lors de leur passage à Rome. À leur retour au Japon, l’on organisa une grande fête pour commémorer leur arrivée16. Même s’il est légitime d’avoir des doutes sur leur authenticité, le fait d’offrir d’aussi éminentes reliques, les plus importantes de la chrétienté, peut être considéré comme une grande faveur de la papauté envers les nouveaux fidèles. Elles furent conférées par la suite aux diverses communautés du pays, à Arima ou encore Ômura. En 1598, le père Francisco Montilla envoie de Rome deux lettres du pape, ainsi que des reliques que ce dernier destinait aux fidèles (Willeke, 1963 : 114 ; Magnino, 1947 : 58-62).

31 En 1615, au moment de l’arrivée de l’ambassade de Hasekura Tsunenaga (支倉常長, 1571-1622)17, appelée cette fois par les Franciscains, le partage des reliques n’était plus à sens unique. L’on procède de fait à un échange de reliques du Vieux Continent avec de nouveaux corps saints venus du Japon. Hasekura reçoit en effet des reliques de saints, vouées à des fondations d’église18, alors qu’il amène lui-même une croix fabriquée avec le bois de celles qui avaient servi au crucifiement des vingt-six martyrs de Nagasaki, en 1597 (Amati, 1615 : 76)19.

32 Les reliques occupent indubitablement une position assez particulière, car leur production sur place n’implique pas les mêmes difficultés physiques et ne nécessite pas les mêmes compétences techniques que la fabrication d’objets dévotionnels typiques du christianisme, comme les tableaux, croix, ou rosaires. Après l’interdiction de la nouvelle religion, les missionnaires et les communautés de fidèles sont très isolés, et ne peuvent que difficilement faire réaliser ou mettre la main sur ces œuvres d’artisanat. Or, ces conditions de persécution, pendant lesquelles de nombreux chrétiens trouvèrent la mort, ont au contraire favorisé l’apparition de reliques. L’enthousiasme pour la quête et le culte des corps saints observé dans l’Archipel s’explique par la position singulière de ces derniers dans le contexte dévotionnel des communautés chrétiennes japonaises de l’époque.

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L’impact des reliques japonaises et leur arrivée en Europe

33 Comme le montre l’exemple de Hasekura, ainsi que celui de Leo Shichiemon et d’autres encore, les reliques japonaises ne sont pas restées dans l’Archipel. Une bonne partie d’entre elles est cependant demeurée dans les territoires de mission, que ce soit à Manille ou à Macao, où elles ont acquis une importance cruciale pour les nouvelles communautés chrétiennes20.

34 L’exemple le plus célèbre est celui du corps de François Xavier. Contrairement aux recommandations répétées d’Ignace de Loyola, sa dépouille ne fut jamais ramenée entièrement en Europe après sa mort, en 1552. Elle est restée en Asie, où elle est devenue l’objet d’un culte important en tant que relique. Sa plus grande partie se trouve encore de nos jours à Goa, alors qu’un fragment de son crâne a été envoyé à Macao. Comme l’a très bien montré Inès Županov, la dépouille de Xavier à Goa était le véritable centre de l’Asie portugaise ; le corps saint y occupait une place essentielle, figurant la vitalité et l’unité de l’empire colonial (Županov, 2005).

35 La communauté chrétienne de Macao vouait une dévotion comparable, quoique sans doute moins intense, aux martyrs du Japon, et notamment aux trois jésuites de 1597. Le 4 juillet 1663, une octave entière leur fut consacrée, où l’on pria pour tous les pères présents dans les Indes. (« In Macao habbiamo i corpo de tre nostri m.m. del Giappone se desidera l’ottava e che se estenta pure à tutti i PP.i nostri che stan nell’India21 »). Le même jour, il est fait état de l’arrivée de Filippo di Marini depuis le Vietnam, suggérant l’existence d’un culte semblable dans cette région22.

36 Quand une partie des reliques des martyrs japonais a été rendue à l’Archipel en 1995, les habitants catholiques de Macao s’y sont vivement opposés, et le projet manqua d’échouer (Nagasaki Shinbun, 1995) ; elles ont été revendiquées avant tout pour des raisons religieuses, mais une fois obtenues par le diocèse de Nagasaki, une partie d’entre elles a été placée dans le siège de l’archidiocèse de Nagasaki, et une autre dans le mémorial des Vingt-six martyrs (Nijûrokuseijin kinenkan), un complexe à mi-chemin entre le lieu de culte et le musée, ce qui permet de leur accorder non seulement une valeur dévotionnelle, mais aussi celle de bien culturel japonais (Omata Rappo, 2017) (photo 1).

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Photo 1. Le musée des Vingt-six martyrs (Omata Rappo)

37 Cette présence dans les territoires de mission et les empires coloniaux n’était toutefois pas le seul rôle, ou le seul impact, qu’ont eu les reliques japonaises à l’époque moderne. En effet, quantité de témoignages évoquent l’envoi de corps saints du Japon en Europe. Dans le contexte dévotionnel de cette période, ces reliques ont eu un rôle multiple et complexe, qui touchait autant au culte qu’à la publicité de la mission en Asie.

38 La première est d’apporter des preuves tangibles et visibles des martyres survenus dans l’Archipel. C’est d’ailleurs sans doute là la motivation principale, au Japon, de la « quête des reliques », comme le démontre l’attitude du converti Pedro Kibe en mars 1614. Celui-ci exhume en effet la dépouille de Matthias Shichirobê, qui avait subi le martyre à Akizuki, une ville de la province de Chikuzen, et l’apporte à l’église Todos os Santos de Nagasaki. Il souhaitait ensuite transférer le corps à Macao dans la perspective d’une canonisation. Il va même plus loin, puisqu’il découpe un doigt du martyr et en fait don à titre de sainte relique au père Nuño Mascarenhas, assistant du préposé général de la Compagnie de Jésus à Rome pour les provinces portugaises. Plus tard, le cadavre de Pedro Kibe lui-même est apporté à Todos os Santos, où il rejoint les reliques de 187 martyrs (Gonoi, 2009 : 46).

39 Les corps saints ont d’ailleurs eu un impact décisif dans le procès de béatification des Vingt-six martyrs de Nagasaki. En effet, le père Sebastian Vieira avait été envoyé de Macao à Rome, en 1626, pour y présenter l’état de l’Église du Japon. Il réalise un grand exposé devant le pape Urbain VIII, où il fait preuve d’une certaine éloquence. Ce n’est toutefois pas seulement son habileté de langage qui a impressionné le Saint-Père, mais aussi, et surtout, la relique qu’il avait pris soin d’amener avec lui. Il s’agissait d’un sabre japonais (décrit comme un « catana »), teinté de sang. À sa vue, le pape s’exclama : « Grande reliquia, grande reliquia » (Franco, 1719 : 155). C’est alors qu’il promit la canonisation éventuelle de Vieira lui-même, au cas où il serait exécuté en revenant au Japon. Il promulgue dans la foulée cinq brefs destinés aux chrétiens de tout l’Archipel,

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où il fait l’éloge des martyrs de ce pays, morts comme le Christ, sur la croix (Magnino, 1947 : 132-140).

40 Un autre aspect important du rôle des reliques japonaises en Europe est leur utilisation dans la propagande pour la mission en Asie. Le jésuite wallon Nicolas Trigault (1577– 1628), auteur d’une célèbre histoire des martyrs du Japon, De Christianis apud Japonios triumphis, qui fut publiée en 1623, avait organisé des présentations de reliques japonaises en Allemagne dans ses efforts de récolte de fonds pour la mission en Chine. Les Jésuites avaient même cherché à envoyer la tête de Leo Sichiemon ainsi que celle de sa fille Magdalana à un évêque bavarois afin qu’elles soient présentées à Guillaume V de Bavière, qui était favorable à la mission en Chine et la soutenait financièrement (Clossey, 2008 : 222 ; Collani, 2009 : 102).

41 De la même manière qu’à Goa ou Macao, les reliques ont aussi été liées à un culte, ou une église locale. L’on peut citer ici encore les ossements de la convertie Magdalena d’Arima, qui avaient été envoyés au Pape Urbain VIII par Luis de Cerqueira (Vieira, 1617b : 49-51). Le Saint-Père, qui avait été saisi d’une vive émotion au moment de leur réception, les offrit par la suite au couvent carmélite de Florence, dont la sainte patronne était Marie Madeleine de Pazzi (Charlevoix, 1736 : 329-330). L’on trouve là un exemple très intéressant d’intégration, sur la base de la similitude de leurs noms, des restes d’une martyre japonaise au culte d’une sainte européenne.

42 Dans les régions ibériques, les reliques du Japon ornent parfois les autels des églises. C’est le cas de celles de Pedro Bautista, un missionnaire mort sur l’Archipel, dont le crâne est disposé dans une chapelle qui lui est dédiée à San Estevan del Valle23. On y trouve aussi une image du martyr crucifié, qui est utilisée encore aujourd’hui lors de processions annuelles24.

Les reliques du Japon en Europe

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Photo 2. L'église romaine du Gesù (Omata Rappo)

43 L’utilisation concrète de ces reliques du Japon en Europe n’est pas tout à fait claire. Or, un document des archives romaines de la Société de Jésus affirme que les reliques des trois victimes jésuites de 1597 étaient intégrées à des présentations solennelles25 (photo 2). Une liste manuscrite, non datée, des corps saints conservés dans le Gesù indique par exemple l’existence de petits reliquaires26 . Le texte se conclut avec une « Note sur les reliques qui sont exposées de manière solennelle dans l’église du Gesù, en des jours déterminés (Note delle Reliquie che in modo solenne sogliono in determinanti giorni esporsi nelle chiesa del Jesù) ». Le jour d’exposition des reliques japonaises est fixé au 5 février, la date de leur fête déterminée au moment de la canonisation de 1627. Le détail de la manière de présenter ces corps saints est expliqué plus précisément dans un autre document, consacré à l’église S. Ignace27. La lecture de ce texte permet de constater que des cérémonies étaient régulièrement organisées autour de ces reliques dans les lieux de culte romains de la Compagnie. On y apprend également que lors de la fête des martyrs japonais de 1708, le 5 février, étaient exposés encore quatre reliquaires, ainsi que quatre bras en argent brillant, entourés d’une décoration de douze vases de fleurs28. Par la suite, le nombre de ces reliques japonaises va curieusement augmenter. Ainsi, selon l’Inventario delle SS. Reliquie che sono nel Noviziato di S. Andrea29, écrit en 1729, des fragments de leurs ossements se trouvaient dans un autre récipient en argent placé dans la sacristie du Gesù30.

44 Ces éléments nous suggèrent qu’une mise en scène luxueuse et ostentatoire était indispensable aux présentations de reliques. L’acte même de voir, ou de regarder, les corps saints devaient impressionner ou attirer l’attention du spectateur, et le plonger dans une ambiance de solennité. Le tableau des trois martyrs japonais qui était conservé dans l’église du Gesù, mais perdu de nos jours (König-Nordhoff, 1982 : 77), était sans doute lié à la présentation de leurs reliques. L’importance de cet aspect visuel

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des corps saints est encore plus manifeste dans la translation d’une goutte de sang de François Xavier en Suisse en 1677 (Beckmann, 1938 : 58 ; Imorde, 2002). Au moment de la réception de cette relique, une pièce de théâtre mettant en scène le saint patron de la mission fut jouée (Nebgen, 2006).

45 Les reliques de l’Europe moderne n’étaient ainsi pas que des objets matériels, mais elles avaient aussi une dimension narrative. Ainsi dans une autre pièce jésuite dont l’action est située au Japon, le Sanctae Crucis Victima, Dacatondono, Bungi Rex. Jouée à Ratisbonne en 1729, elle met en scène une série de martyres survenus dans la province japonaise de Bungo, et l’obtention de reliques constitue le clou du récit31. Une pièce consacrée à François Xavier fut également jouée à Lucerne, en 1677. Dans ce cas, la combinaison de l’œuvre dramatique à la présentation visuelle n’était d’ailleurs pas qu’un simple moyen de renforcer la dévotion des fidèles. Cette visualisation de ses exploits avait également pour fonction de prouver l’authenticité de son sang, qui avait été amené en tant que relique dans cette ville la même année (Beckmann, idem). Une cérémonie semblable, mêlant théâtre et reliques, a aussi été organisée à Landsberg am Lech et Dillingen pour célébrer le centenaire de la canonisation de Xavier en 1722 (Oba, 2016).

46 Cette question de l’authenticité était en fait cruciale. Les reliques ne se suffisent pas à elles-mêmes, et il est presque impossible d’en identifier la provenance sans informations extérieures, qu’il s’agisse du contexte de leur culte, de leur lieu de conservation, ou, et surtout, de leurs étiquettes, ces indications écrites de leur identité32. Cela était d’autant plus vrai pour les corps saints d’Extrême-Orient, qui arrivaient en Europe au terme d’un parcours particulièrement chaotique, souvent difficile à retracer pour les protagonistes eux-mêmes.

47 L’identité du rédacteur des étiquettes des reliques des Vingt-six martyrs de Nagasaki est en ce sens très instructive. Il s’agit de Pedro Morejón (1562-1639), un jésuite espagnol qui joua un rôle décisif dans la mission japonaise (Alonso Romo, 2012). Il accomplit cette tâche, le 5 octobre 1630, après leur béatification, aidé d’un autre père du nom de Juan de Bueras (Velarde, 1939 : 291-292). Or, l’on peut se demander s’il était vraiment possible de réaliser un tel travail plus de trente ans après la mort des martyrs. En fait, Morejón jouissait d’une légitimité indiscutable. Il n’avait pas seulement été proche de l’un des trois martyrs jésuites, Paolo Miki, mais il avait surtout été l’auteur de plusieurs martyrologes des chrétiens japonais (par exemple Relación de una grande persecución que el Año del 1614 se leuantó contra la Iglesia de Iapón, et Relación del Martyrio… ou encore Relación del Martyrio de qvarenta y cinco Christianos qve padecieron por nuestra santa Fè, réunis et publiés au Mexique, en 1616). C’est en cet état de narrateur des exploits de tous ces martyrs que Morejón fut considéré comme parfaitement à même d’identifier et d’attester de la valeur de ces corps saints.

48 Le père Nicolas Trigault mit aussi très probablement à profit sa qualité d’auteur de sa célèbre histoire des martyrs japonais pour faire venir les reliques de ces mêmes trois martyrs en Allemagne. Bien que leur arrivée dans ce pays ne soit pas confirmée par les sources, une peinture à l’huile (photo 3)33 les représentant se trouve encore à l’église Saint-Michel de Munich (Clossey, 2008 : 223). Cette collaboration, sous l’impulsion du narrateur du récit martyrologique, entre les présentations des reliques et l’image constitue une mise en scène comparable à celle du Gesù.

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Photo 3. L’église Saint-Michel de Munich (Omata Rappo)

Entre authenticité et contemporanéité

49 Cette pratique de la mise en scène des martyrs d’Asie et de leurs reliques s’est longtemps perpétuée, notamment à travers le théâtre jésuite. Elle procède d’un discours que nous avons pu examiner à la fois dans les sources chinoises et japonaises de l’époque moderne, qui présente les reliques comme le produit d’une glorieuse mort pour la foi, et en fait tout autant des symboles du succès de la mission que des difficultés qu’elle doit surmonter. Ainsi, si le caractère relativement sanglant ou choquant que pouvaient revêtir les reliques corporelles n’est pas forcément mis en avant au moment de l’exposition vaticane de 1924, l’ensemble de ce message est encore d’actualité. Revenons pour finir à cet événement.

50 Pendant sa visite, Considine assiste en effet à une allocution du Pape, qui proclame que les martyrs coréens sont aptes à la béatification, et il s’en réjouit fortement. Il achète même une petite brochure intitulée Martyrs and Poets à la boutique à la fin de sa visite, et cet aspect semble le marquer davantage que les questions ethnologiques, bien qu’il loue aussi l’érudition des missionnaires (Considine, 1925 : 119, 162, 165-168). Les martyrs occupaient ainsi, pour lui encore, une fonction essentielle dans l’effort d’évangélisation.

51 Son récit permet toutefois de constater que d’autres objets, moins chargés spirituellement et aussi plus faciles à obtenir, ont pris la place des reliques au sein de l’exposition. Ainsi, comme je l'ai noté, on ne montre pas directement les corps saints, mais des photographies de ceux-ci, ou bien l’on figure les martyrs par des images. L’essentiel du contenu de la salle des héros décrite par Considine peut en fait se résumer à des portraits et des représentations de ces héros du Christ. Sur le plan

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symbolique et doctrinal, cette substitution peut se justifier, car déjà dans la définition du concile de Trente, les reliques étaient mises en parallèle avec les images cultuelles. L’iconoclasme protestant, qui avait sévi en France au XVIᵉ siècle, visait d’ailleurs avant tout les images auxquelles l’on vouait un culte, et il était lié à la critique des reliques (Christin, 1991). Les images ne sauraient cependant pas remplacer complètement les reliques, car il leur manque une des caractéristiques essentielles de ces dernières : la singularité. En effet, la relique renvoie au souvenir précis d’un martyr, comme un véritable objet de mémoire34 et en tant qu’ensemble ou partie de son corps défunt, si elle peut être fragmentée, elle ne peut être reproduite à l’infini comme pourrait l’être théoriquement une image, ou une photographie.

52 C’est là que se situe toute l’importance des reliques de la mission asiatique acheminées en Europe, malgré leur origine parfois douteuse. D’ailleurs, en plus de celles des martyrs japonais, évoquées plus haut, des fragments du corps de Xavier ont également été transférés sur le Vieux continent, dont notamment son bras droit à Rome. Il est conservé dans l’église du Gesù, où il rappelait à tous les visiteurs du grand centre jésuite de la Ville éternelle les exploits de l’apôtre de l’Asie, ainsi que ceux de ses successeurs en ces contrées. De fait, les corps saints ont été, comme les martyrologes, d’importants vecteurs de construction d’identité, non seulement au niveau local, et notamment en Amérique du Sud35, mais également pour les ordres religieux eux- mêmes. On trouve aussi des reliques venues d’Asie dans les musées privés de certaines congrégations missionnaires, comme la salle des martyrs des Missions étrangères de Paris ou encore le musée de la Propagation de la foi à Lyon36.

53 Bien que les corps saints constituent le moyen par excellence de prouver la légitimité des martyrs, les pères ne s’en sont pas contentés, et ils ont déployé des efforts considérables pour perpétuer le souvenir de ces derniers et le transmettre en Europe, produisant à la fois des œuvres écrites, pièces de théâtre ou traités, et des objets d’art tels que des peintures. Par ces efforts de diffusion venant compléter le témoignage tangible des reliques, les missionnaires se sont assurés du fait que le sacrifice des martyrs laisserait une marque indélébile dans les représentations de l’Extrême-Orient. Ils ont ainsi créé une nouvelle topographie missionnaire, où le retour des traces des martyrs constitue une sorte de prise de territoire associant l’Orient et l’Occident, légitimant par la même occasion leur entreprise dans ces deux parties du globe. Dans l’histoire de la mission, il a toujours été nécessaire de réactiver ce lien, et l’exposition de 1924 a mis un point d’honneur à le rappeler, ainsi qu’à évoquer la mémoire des martyrs d’Asie, tout en prenant en compte les problèmes spécifiquement engendrés par les reliques.

54 Les reliques en elles-mêmes ont en effet subi de vives critiques depuis Luther, très agacé par leurs collections, puis surtout Calvin37. Elles passent pour des objets anachroniques au sein de la modernité, et l’Église catholique a dès l’époque moderne eu des difficultés à en justifier le culte (Boutry et al., 2009 : 11). Cela pourrait aussi expliquer d’éventuelles réserves de la part des concepteurs de l’exposition missionnaire, car de tels objets apparaissaient en décalage avec l’image qu’ils voulaient donner de la mission (Zerbini, 2004a et b). Il faut d’ailleurs noter aussi que ce sont les diverses organisations et ordres missionnaires qui en fournissaient les composants, et beaucoup étaient sans doute réticents à l’idée de voir des corps saints auxquels ils vouaient une grande dévotion derrière les vitrines d’exposition d’un musée largement ouvert au public. Ce ne sont en effet pas des objets comme les autres, par leur statut de

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restes humains, mais aussi par l’histoire et surtout la charge spirituelle qui leur sont attribuées dans un groupe ou une culture donnée. Les reliques sont formées par ce que l’on pourrait appeler une accumulation de « capital sacré ». Et c’est sans doute parce que ce capital sacré était encore reconnu dans le monde catholique de l’époque qu’on a fortement hésité à les livrer directement au public, comme on a pu le faire en d’autres occasions pour des restes humains provenant d’autres cultures, qui se voyaient définis comme de simples « curiosités anthropologiques ».

55 Cet article a été rédigé grâce au soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (SNF).

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ZERBINI Laurick, 2004b, « Les expositions missionnaires de l’objet-témoin à l’objet-mémoire », Chantal Paisant (éd.), La mission en textes et en images : XVIᵉ-XXᵉ siècles, colloque 2003 du Groupe de recherche interdisciplinaire sur les Écritures missionnaires, Paris, Karthala, coll. « Mémoire d’Églises », p. 273-290.

ZHONGGUO diyi lishi dang an guan (ed.), 2003, Qing zhong qian qi xi yang Tianzhu jiao zai Hua huo dong dang an shi liao, Beijing, Zhonghua shuju.

ŽUPANOV Ines G., 2005, Missionary Tropics : The Catholic Frontier in India (16ᵗʰ-17ᵗʰ centuries), Arbor A., The University of Michigan Press, coll. “History, Languages, and Cultures of the Spanish and Portuguese Worlds”.

ŽUPANOV Ines G., 2009, « Une ville reliquaire : São Tomé de Meliapor, la politique et le sacré en Inde portugaise au XVIᵉ siècle », Boutry P., Fabre P. A., Julia D. (éds.), Reliques modernes : cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, vol. 2, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « En temps & lieux », p. 705-729.

NOTES

1. On trouve aussi une description de l’exposition dans Annales de propagation de la foi, (1925a : 52) pour la première partie du récit de la visite, p. 99 pour la seconde, et p. 151 pour la troisième. La description la plus complète se trouve dans Missions catholiques (1925 : 234) pour la première partie, p. 245 pour la seconde et p. 258 pour la dernière. Sur cette exposition, voir les articles Zerbini (2004a et 2004b), ainsi que Cakpo (2013). 2. Le chapitre entier est consacré pour la description de cette salle des martyrs dans son livre (Considine, 1925 : 60-75). 3. Sur leurs reliques, qui comprennent de nombreux effets personnels, voir (Launay, 1908 : 512). 4. Cette durée de neuf mois est évidemment peu vraisemblable. Un cadavre laissé à l’air libre au Japon, et notamment près de Nasagaki, se décomposerait au maximum en quelques mois (voir Suzuki, 1972 : 47), ce qui va à l’encontre du témoignage de Ribadeneira, qui explique que les fidèles avaient pris des parties des corps. En outre, ce chiffre, qui rappelle celui de la période de la gestation maternelle, est très certainement un mimétisme, évoquant, entre autres, le délai entre la crucifixion de Jésus et le martyre de saint Étienne. Il se retrouve dans le récit des reliques de sainte Thérèse d’Avila, dont le corps fut exhumé neuf mois après ses funérailles, car il exhalait une douce odeur qui attira l’attention. Voir Guérin (1885 : 378). 5. L’intérêt particulier de Hideyoshi pour ces animaux était un fait bien connu à l’époque, même en Asie du Sud (Phan Hai Linh, 2014 : 415). 6. Les récits missionnaires décrivent quantité d’autres exemples. C’est le cas de celui du martyre d’Ômura de 1624 (Boxer, 1951 : 436-438), qui fut publié en Europe en 1630. On trouve aussi des discours similaires au sujet des martyrs d’Ikitsuki, à la même période (Turnbull, 1998 : 39).

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7. Archives des Missions étrangères de Paris, vol. 435, p. 529-532. Il s’agit d’un rapport des persécutions par le père chinois Mathias Fu, écrit en chinois classique. 8. Idem. 9. Les documents administratifs des Qing, les Dang’an, évoquent en effet cette question. C’est en particulier le cas dans le rapport du 28 mai 1748 envoyé par Zhou Xuejian, Xunfu (grand coordinateur et gouverneur provincial) de la région de Fujian, à l’empereur Qiang Long où il est dit que les chrétiens possédaient des ossements étrangers (Zhongguo di yi lishi dang an guan, 2003 : 87). 10. Plusieurs détails de son rapport se retrouvent ainsi dans certains des documents administratifs chinois (recensés dans Zhongguo di yi lishi dang an guan, 2003). Voir aussi Omata Rappo (2009 : 80). 11. Document écrit en chinois classique. D’après le rapport d’enquête des autorités chinoises vis-à-vis du père dominicain Francisco Diaz (AMEP, vol. 435, p. 1029), il s’agit d’un rapport des tortures organisées dans les provinces de Zhangzhou (漳州), Zhangpu (府漳浦), Shaowu (邵武) et Jianning (建寧). 12. Idem. 13. Il existe une traduction partielle en français (Millioud, 1895), mais cette partie n’est pas traduite. Nous avons utilisé l’édition en japonais. 14. Texte écrit en japonais, mais avec des caractères latins. La méthode de transcription phonétique n’est pas la même que la Hepburn modifiée, qui donnerait ceci : Santosu no gosagyô no uchinukigaki (『サントスの御作業のうち抜書』, littéralement Extraits des actes des saints). 15. Nous avons utilisé l’édition la plus récente. 16. Voir la transcription de la lettre de Grégoire XIII à ce sujet : particulam ligni S. Crucis, in auream crucem inclusam, ensem et pileum pro galea, nocte Nativitatis D.N.J.C. consecratos (Magnino, 1947 : 32-33). Sur les fêtes organisées à ce moment, voir Bartoli (1660 : 238-242). 17. Il s’agit d’une ambassade en Europe organisée par Date Masamune, un puissant seigneur de la région de Sendai, avec l’aide du père franciscain, Luis Sotelo (1574-1624). Le groupe est arrivé à Rome après un passage en Nouvelle Espagne. Sur leur voyage et leur mission, voir Fiorvanti (1990). 18. Archivio Segreto del Vaticano, Fondo Borghese, serie IV, lettere diverse, no 65, lettre du Cardinal Borghese de Rome au nonce pontifical à Madrid, le 9 décembre 1615. 19. Les reliques de ces martyrs avaient pourtant été l’objet d’une quête assidue, en Europe même, auparavant (Ribadeneira, 1947 : 507). 20. Macao a fait office de lieu de refuge pour les chrétiens japonais, notamment après 1640 (Tang, 2016 :126). 21. Archivio di Propaganda de Fide, Rome, SOCG. vol. 226, f. 161r-162r (copie f. 183r-184r), document intitulé Dal Sommo Pontefice p. i Missionarij della Prov.a del Giappone, f. 162r/ 184r. 22. Idem, f. 190r, 195r. À Macao la réception des reliques du martyr vietnamien, André de Phû Yên, a été solennellement fêtée en 1644 (Gutiérrez, 2008). 23. Voir le site internet de cette institution : http://www.turismoavila.com/es/ermita- de-san-pedro-bautista.html (consulté le 29.01.2017).

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24. Information encore relayée par un site internet : http://tietarteve.com/noticias/ san-pedro-bautista-sanestebandelvalle/ (consulté le 29.01.2017). 25. En effet, on les encore trouve à notre époque à Rome. Insérées dans des reliquaires en forme de buste, elles sont exposées dans une étagère vitrée, située dans le petit couloir de la chapelle de Loreto, à l’intérieur du Gesù. Des photos en noir et blanc se trouvent dans le catalogue de Nishikawa (1984 : 211). 26. Archivum Romanum Societatis Iesu (ci-après ARSI), Fondo Chiesa del Gesù, Busta IV, no 615v. 27. ARSI, Rom. 243 et 243 a., volume 243 intitulé : Direttorio della Chiesa di S. Ignatio del Collegio Romano per tutte le festa dell’Anno si nell’ornamento degli Altari, come nella quantità della Cerare i adopra nelle feste solenni, et ordinarie cavato dalle memorie, che si conservavano ne’ libri antichi, et era stato approvato da Padri Provinciali l’anno MDCCVIII nel Mese di Marzo B. P Prote Ranieri Carsughi p. Ret.e Fabio Manzi ; volume 243a, manquent le frontispice, le titre et la date. 28. Idem, f. 9. 29. ARSI, Rom 166. Première page sans numéro avec un titre plus long. 30. Op. cit., f. 80, 82 et 129. 31. Le programme de la pièce est conservé à la Bayerische Staatsbibliothek, (cote: 4 Bavar. 2193, XI,1/69). 32. L’on notera que l'étude des reliques dans ces églises jésuites romaines ne va pas sans difficultés, notamment au niveau de leur identification, qui semble avoir été oubliée avec le temps. Voir la très belle étude de Pierre Antoine Fabre sur celles de l’église San Ignazio (Fabre, 2009). 33. Pour la photo 3, voir Paal (1997 : 37). 34. Cette expression est empruntée à Borgeaud-Volokhine (2005). 35. Pour un exemple du rôle des martyrs dans le contexte local à travers le cas des Vingt-six, voir notre doctorat à paraître 36. Ce musée est décrit dans « Annales de la propagation de la foi », 1911, t. 83, p. 346-347. 37. Sur les différents arguments, voir Balzamo (2015).

RÉSUMÉS

L’Europe catholique post-tridentine a reconnu un renouveau du culte des reliques. Le Japon, du fait des « persécutions » menées par les autorités locales depuis la fin du XVIe siècle, fut une des principales terres de production de nouveaux corps saints, dont nombre furent acheminés en Europe. Les écrits missionnaires évoquent ces événements en mettant en scène une véritable quête des reliques où faits réels sont mêlés à une symbolique savamment travaillée pour rappeler les premiers temps de l’Église. Vénérées déjà dans les principaux centres de la mission en Asie, les reliques du Japon ont aussi eu un impact important en Europe. Elles y ont non seulement orné

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des églises, mais sont aussi devenues des sujets de pièces de théâtre, et elles ont aussi servi d’argument pour la béatification des premiers saints issus de la mission des Indes orientales.

Post-Tridentine Catholic Europe saw a renewed worship of relics. In Japan, “persecutions” were carried out by local authorities since the end of the 16th century. As a result, Japan was one of the main lands for the production of new holy objects, many of which were sent to Europe. Missionaries’writings evoke a real quest for such relics. In these writings, real facts are mingled with skillful rhetoric that is reminiscent of the early times of the Church. Already venerated in the main centers of the mission in Asia, relics from Japan also had an important impact on European Christendom. These objects not only decorated churches but also became subjects of dramas. They also served as an argument for the beatification of the first saints from the mission of the East Indies.

La Europa católica post-tridentina reconoció un renovado culto de las reliquias. El Japón, debido a las “persecuciones” llevadas a cabo por las autoridades locales desde fin del siglo XVI, fue una de las principales tierras de producción de nuevos cuerpos santos, un gran número de los cuales fue llevados a Europa. Los escritores misioneros evocan estos hechos poniendo en escena una verdadera búsqueda de reliquias donde los hechos reales se mezclan con una simbólica trabajada de manera erudita par evocar los primeros tiempos de la Iglesia. Veneradas ya en los principales centros de misión en Asia, las reliquias del Japón tuvieron también un impacto importante en Europa. Éstas no solo adornaron las iglesias, sino que se volvieron también tema de obras de teatro, y sirvieron también de argumento para la beatificación de los primeros santos surgidos de la misión de Indias orientales.

INDEX

Palabras claves : reliquias, la misión en Japón, mártires, catolicismo moderno, antropología de los reliquias Keywords : relics, mission in Japan, martyrs, modern Catholicism, anthropology of relics Mots-clés : reliques, la mission au Japon, martyrs, catholicisme moderne, anthropologie des reliques

AUTEUR

HITOMI OMATA RAPPO

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Sanctifier le cloître Les dons de reliques aux carmélites de Lyon et Rouen à l’époque moderne Sanctification of the cloister. Gifts of relics to the Carmelites of Lyon and Rouen in the modern period Santificar el claustro. reliquias de donaciones a Carmelite Lyon y Rouen en la era moderna

Nicolas Guyard

1 En 1626, Anne de Souvré, abbesse de Saint-Amand et de Préaux, écrit une courte lettre à la prieure du carmel de Rouen, accompagnant des reliques de saint Gérin : Madame, tres humble Salut en nre seigr, Je vous de mande pardon davoir sy lhontans manque amaquiter de la promesce que ie vous avois faite de vous en voier de nos sainte reliques qui sont tres asurer les exquirians sont sur chaque ossemens. Nous vous suplirons madame que nous puissions avoir part à vos sainctes prieres et que me croyes sans fin. Votre trs humble seur trs affeccionnée voysine et servante en nre seigneur1.

2 Cet exemple met en scène deux membres importants de la vie religieuse rouennaise, au début du XVIIe siècle. Anne de Souvré, abbesse élue en 1620, réforme l’abbaye de Saint- Amand de Rouen, durement touchée par les troubles religieux de la fin du XVIe siècle, tout en accumulant un important trésor de reliques2. Les carmélites, installées à Rouen depuis 1609, incarnent alors le renouveau monastique féminin dans la ville, soutenues par le clergé local et les élites parlementaires de la ville. Différents liens ici se nouent. Le premier est matériel : un couvent demande à un autre un fragment d’une relique désormais partagée. Le second est spirituel : des dévotions communes peuvent se fixer autour du corps saint et les carmélites prient, comme l’a demandé l’abbesse, pour leurs consœurs de Saint-Amand. Le troisième est social. Le don de relique est une relation entre deux milieux fermés car cloîtrés. La correspondance sanctionne une bonne relation de voisinage, puisque les deux monastères ne sont distants que de quelques dizaines de mètres.

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3 Autant de dynamiques qui sont au cœur des arrivées progressives et massives de reliques dans les carmels de Lyon et Rouen. Car cet exemple liminaire n’est pas un cas isolé dans l’ordre fondé par Thérèse d’Avila, acteur majeur de la circulation des corps saints dans la catholicité moderne3. Ces deux exemples français4 témoignent de l’importance de ces échanges dans la catholicité du XVIIe siècle, dans une véritable économie du sacré, mobilisant des réseaux divers, avec des finalités autant sociales que spirituelles5. Ces processus d’accumulation et de concentration du sacré ont surtout été étudiés pour la période médiévale6. Peu de travaux ont été consacrés à ce sujet pour l’époque moderne7, même si ces circulations commencent à être de mieux en mieux connues, grâce notamment aux deux grandes enquêtes collectives du Centre d’Anthropologie Religieuse Européenne (CARE, aujourd’hui CéSor) sur les corps saints8.

4 Le Grand Siècle apparait comme un temps fort dans la circulation de reliques9, dont certaines ont terminé leur parcours dans les carmels de Rouen et Lyon. Ce processus n’est bien sûr pas propre à l’ordre du Mont-Carmel. D’autres ordres religieux, principalement ceux fondés dans la mouvance du Concile de Trente, ainsi que les églises séculières, ont été concernés10. Mais les carmélites se distinguent par la quantité et la diversité du trésor ainsi que par la pluralité des réseaux d’approvisionnement en corps saints. Pour obtenir des reliques, les carmélites ont bénéficié de nombreux dons, mode d’échange intrinsèquement lié à la nature et au statut des restes saints, qui, en droit, ne peuvent être vendus. Ces dons ont pu être spontanés ou bien provoqués par une demande des deux couvents, comme le laisse entendre la lettre d’Anne de Souvré. De nombreux individus et communautés ont donné aux carmels de Lyon et Rouen un des objets les plus précieux et recherchés du monde catholique, par l’entremise d’un don qui ne laisse pas entrevoir de contrepartie, tout au moins immédiate. Une question demeure, simple dans sa formulation : pourquoi donner des reliques à ces deux couvents ? L’étude des motivations des donateurs et des carmélites permet de comprendre les enjeux sociaux et dévotionnels autour de cette pratique massive, à travers la constitution du trésor sacré, et la valeur du geste du don dans les sociétés urbaines du XVIIe siècle.

La constitution du trésor sacré. L’accumulation

Où trouver des reliques à donner ?

5 Comme tous les nouveaux ordres religieux qui s’installent en ville, les carmélites, lorsqu’elles fondent leur couvent à Rouen en 1609 et Lyon en 1616, ont besoin de reliques pour sanctifier leur chapelle conventuelle. Tout au long de la période étudiée (jusqu’en 1720), les deux carmels en reçoivent 250. Différentes catégories de reliques apparaissent, renvoyant à des circulations et des temporalités différentes.

6 La première catégorie, la plus massive, est constituée par les corps saints des catacombes de Rome. Elle représente plus des deux tiers des reliques arrivant dans ces couvents (168 sur 250). Ces reliques catacombaires ont été diffusées dans toute la catholicité moderne, après la (re)découverte des catacombes de Rome en 157811 (Baciocchi, Duhamelle, 2016 : 11-12). À partir de la fin du XVIe siècle, Rome et ses sous- sols deviennent donc le principal « centre de production » de reliques (Geary, 1986 : 181). Les archives vaticanes témoignent de 37 000 restes saints envoyés dans la catholicité12. La réception de ces reliques des catacombes dans ces carmels suit peu ou

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prou la diffusion générale, avec un point culminant entre 1670 et 1700. Elles constituent alors plus des trois quarts des reliques données. Les couvents carmélites sont un réceptacle parmi d’autres. À Lyon, ce sont dix-neuf établissements religieux, réguliers, séculiers, confréries, qui reçoivent 240 corps saints des catacombes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. À Rouen, vingt-quatre sanctuaires ont été durant la même période la destination finale de quelques 281 reliques catacombaires. Les carmélites, en obtenant ce premier type de corps saints, participent donc à un vaste mouvement qui concerne toute la catholicité (Baciocchi, Duhamelle, 2016).

7 La deuxième catégorie est constituée des reliques découvertes avant le XVIIe siècle, comprenant les restes des saints locaux, des saints de l’Évangile et des saints médiévaux. Ces reliques sont généralement données par des églises ou couvents anciens, constituant déjà un trésor reliquaire important. Par exemple, le carmel de Rouen reçoit de nombreuses reliques en provenance d’abbayes normandes relativement anciennes, comme celle de Jumièges, de Fécamp, du Bec ou de Préaux. Ces différentes reliques ont été inventées ou reçues au cours des différents temps forts de circulations de corps saints, principalement aux IXe, XIe et XIIIe siècles (Geary, 1986 : 178-179). Le don prend ici la forme d’une diffusion par morcellement, de petites particules de reliques. Dans cette deuxième catégorie, plusieurs réseaux spécifiques de diffusion apparaissent, comme par exemple celui des reliques de sainte Ursule et des onze mille vierges martyres de Cologne (Legner, 2003 ; Moulinier, 1992). Le carmel de Rouen reçoit en 1617, en provenance de l’Abbaye de Fécamp, un os d’une des onze mille vierges, complété en 1624 par un autre don fait par la prieure du carmel de Louvain13. Le couvent de Lyon reçoit lui en 1629 une côte de « Saincte Benoite, du nombre des onze mil vierges » (Grisard, 1887 : 168). Cette relique, à l’origine, avait été donnée en 1288 depuis Cologne à Jean de Picquigny, vidame d’Amiens, patron fondateur de la collégiale Saint-Martin de Picquigny. Trois siècles et demi plus tard, Honoré d’Albert, duc de Chaulnes et vidame d’Amiens, fit prélever quelques ossements saints, dont une côte offerte au carmel d’Amiens en 1628. La mère prieure de ce couvent envoie l’année suivante une particule des os de la sainte au monastère lyonnais.

8 Une troisième et dernière catégorie correspond aux reliques des saints canonisés à l’époque moderne, objets d’une diffusion spécifique. Les reliques des saints du carmel ont bien sûr été mises en avant par l’ordre. Le couvent de Rouen pouvait s’enorgueillir de posséder un morceau du voile de la fondatrice Thérèse d’Avila, offert par Jean de Brétigny en 1615. La première prieure, Isabelle des Anges, espagnole, donne également une particule d’os de la sainte la même année. À Lyon, le carmel obtient en 1706 des reliques de la sainte fondatrice données par le père minime Francoeur, ancien prieur du couvent romain de la Sainte-Trinité, qui les avait reçues à Rome auprès de Nicolas Poplauski, évêque de Livonie (Grisard, 1887 : 1673). Une autre relique de Thérèse accompagnée d’un os de saint Jean de la Croix arrive au carmel lyonnais, en 1732 après un parcours sinueux. Le couvent des carmélites déchaussées de Barcelone offre en 1731 une parcelle de ses reliques de la sainte à l’évêque de Gérone, Baltasar Bastero. Celui-ci reçoit une demande de la part du nouveau gouverneur de Bellegarde-en-Roussillon, François de Valadous, qui souhaite offrir cette relique insigne à une carmélite lyonnaise, « Madame Gautier ». L’évêque procède donc à une nouvelle fragmentation pour satisfaire la demande. La relique arrive finalement une année après, après être passée entre de nombreuses mains (Grisard, 1887 : 174-175). Ce don n’est pas quelconque. En effet, « Madame Gautier » défraie la chronique par sa conversion subite, alors qu’elle menait une carrière de comédienne depuis 1692. Elle est notamment

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sociétaire au Théâtre-Français en 1716. En 1722, elle décide de changer de vie et entre au carmel de Lyon sous le nom de Marie-Jeanne Augustine de la Miséricorde. La cérémonie est personnellement dirigée par François-Paul de Villeroy, archevêque de Lyon (Grisard, 1887 : 137-139). Enfin, autre saint important pour l’époque moderne, les reliques de François de Sales sont envoyées directement depuis Annecy au carmel de Lyon par Joseph-Nicolas Deschamp de Chaumont, évêque de Genève, en 1752 (Grisard, 1887 : 173).

9 Il existe donc à l’époque moderne des lieux de production et des réseaux d’acheminement de reliques. Comment les carmélites, religieuses cloitrées, les ont-elles intégrées ?

Obtenir des reliques : circulations et réseaux

10 La constitution d’un trésor reliquaire relève d’une « politique » (Bozoky, 2006 : 10), terme jusque-là appliqué dans l’historiographie au pouvoir laïc en quête de corps saints. La construction d’un tel ensemble apparait cependant très empirique. Les carmélites saisissent les occasions qui se présentent à elles pour obtenir des reliques, au gré des relations nouées avec des personnalités, des institutions religieuses internes et externes à l’ordre. Ce sont ces relations sociales qui leur ont permis de s’intégrer au sein des réseaux de circulations des corps saints à l’époque moderne. La chronologie des arrivées correspond à deux temporalités parallèles, celle de l’histoire particulière de ces deux carmels dans leur contexte urbain respectif, et celle des dynamiques propres à la catholicité dans son ensemble. L’articulation de cette double temporalité est l’objet de tactiques de la part des carmélites (Certeau, 1990 : 59-63). En effet, ces dernières semblent régulièrement jouer sur des occasions d’obtenir des reliques pour leur propre sanctuaire au fil des relations nouées et surtout au gré des opportunités à liées à la chronologie des centres de production et de diffusion.

11 Différents types de relations apparaissent lors des arrivées de reliques. L’étude de la trajectoire de ces corps saints par les acteurs qui les font circuler montrent divers registres à l’œuvre, souvent complémentaires. Le premier type de relation sociale dans le don de relique est celui du lien ecclésiastique. De nombreux ordres monastiques donnent des reliques au nom d’une parenté et proximité spirituelle, matérielle et géographique. Ce n’est guère étonnant de retrouver de tels acteurs qui ont un accès facilité ou même parfois contrôlent les grands centres de distribution de reliques, en particulier Rome. Le second type de lien social est celui de patronage. Ce terme désigne ici la relation entre un grand personnage, revendiquant une forme de noblesse, et un couvent carmélite. Le don de relique témoigne alors d’une forme de libéralité (Davis, 2003 : 30) qui honore le donateur, tout en faisant la satisfaction du carmel. Le troisième type est un lien familial. Certaines familles offrent des reliques au carmel dans lequel réside leur fille. Ce don est autant fait à une personne qu’à une institution. Il sanctionne à la fois la réussite familiale et l’élection sacrée du couvent. Ces trois types qui apparaissent ici ne sont pas exclusifs. Ils peuvent se conjuguer. Ainsi un ecclésiastique peut donner une relique à un carmel où réside une de ses nièces, le réseau ecclésiastique jouant alors tout autant que le lien familial. Ces types de relations n’apparaissent pas de manière uniforme dans la chronologie de la constitution d’un trésor reliquaire. Ils s’inscrivent dans une histoire de la structuration et de la diversification des réseaux propres à la temporalité de chaque carmel.

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12 Deux temps forts se dégagent dans les arrivées de reliques, entrecoupés par un creux de vague. La première période concerne le temps de la fondation du carmel jusqu’à la normalisation de son fonctionnement, généralement marquée par la consécration de l’église du monastère, et la fin des travaux de construction. Le carmel de Rouen est fondé en 1609, celui de Lyon en 1616. Ce temps de création doit se comprendre dans le contexte urbain du premier tiers du XVIIe siècle en France, période de constitution de la « ville monastère » (Lignereux, 2003 : 719). Depuis la fin des guerres de religion jusqu’aux années 1640, de nombreux ordres sont apparus en ville. À Rouen, ce sont près de dix-sept nouvelles maisons religieuses qui sont fondées (Mollat, 1979 : 195). À Lyon, 39 maisons masculines et 36 maisons féminines s’installent en ville (Lignereux, 2003 : 720). S’intégrer dans la ville, dans un contexte de concurrence entre ordres religieux, nécessite alors l’appui de puissants fondateurs, laïcs ou ecclésiastiques, permettant aux carmélites d’obtenir la nécessaire permission municipale. Les conseils de ville sont parfois réticents à accorder le droit d’installation, car ces nombreux ordres, souvent mendiants, risquent de ne pas pouvoir subvenir à leurs besoins grâce à la seule quête. Une autonomie financière basée sur des rentes et autres possessions foncières14 est requise. Dans le cas des deux carmels, les figures fondatrices sont caractérisées par leur proximité avec le pouvoir royal et par une assise locale importante. Et dans les deux cas, les fondateurs font don d’une relique illustre. À Rouen se détache la figure de Jean de Quintanadoine, sieur de Brétigny, qui joue un rôle important dans le développement de l’ordre du Mont-Carmel en France et à Rouen. Originaire de Burgos en Espagne par son père, il est né à Rouen dans un milieu marchand déjà bien intégré à la bourgeoisie locale15. Au cours d’un voyage à Séville en 1583, il visite le couvent des carmélites. Marqué par cette rencontre avec l’ordre, il œuvre ensuite pour l’introduction de l’ordre en France auprès du roi Henri III (Morgain, 1996 : 27-30 et Benedict, 1981 : 197-198). C’est lui qui obtient de carmélites espagnoles ayant connu Thérèse d’Avila une relique du voile de la sainte fondatrice de l’ordre (Serouet, 1971 : 88-89), donnée au carmel de Rouen en 1615. Son don est complété la même année par celui d’Isabelle des Anges, première prieure, qui donne une particule d’os de la même sainte obtenue du couvent de Salamanque16. Ce double don renvoie à une fondation spirituelle du couvent, désormais rattachée au temps sacré des origines de l’ordre.

13 À Lyon, le carmel reçoit un don de relique similaire, effectué par le patron fondateur laïc du couvent, Charles de Neufville de Villeroy, gouverneur de la ville pour le roi (Baciocchi, Bonzon, Julia, 2016 : 444-449). Son épouse, Jacqueline de Harlay, contribue à fonder le monastère de Lyon en 1616, deux ans avant son décès (Martin, 1908 : 80). Elle avait souhaité introduire l’ordre réformé du carmel à Lyon après avoir rendu visite à sa sœur, carmélite au couvent de Paris17 (Vachet, 1895 : 214). Charles de Neufville, par le don d’une relique au carmel, honore ainsi la mémoire de son épouse et accomplit dans le même temps un acte d’évergétisme. Ce personnage maitrise les circuits des reliques des catacombes depuis son séjour à Rome en 1605 en qualité d’ambassadeur exceptionnel du roi Henri IV (Lignereux, 2003 : 275). En 1612, il donne au collège des jésuites de Lyon le corps de saint Gabin, ramené de Rome (Lignereux, 2003 : 408). Il donne également un os de saint Rosalie au carmel du Faubourg Saint-Jacques à Paris (Eriau, 1929 : 109). Et en 1628, il demande au chapitre cathédral de Saint-Jean de Lyon d’accorder aux carmélites de la ville un des six corps saints rapportés par le défunt archevêque Denis Simon de Marquemont, après une ambassade exceptionnelle auprès du Pape en 1623 (Grisard, 1887 : 160). Le carmel reçoit, lors d’une cérémonie officielle le 12 février 1628, le corps de saint Faustin18. Ces deux exemples mettent en scène une

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relation de patronage. Les fondateurs, par leur rayonnement qui dépasse les simples murs de la cité, se caractérisent par leur capacité, exceptionnelle à l’époque, à obtenir des reliques et à les donner selon leur volonté propre.

14 Dans les deux cas lyonnais et rouennais, lors de ce temps de fondation, les carmélites sollicitent également des ordres religieux dont elles sont proches. Les autres couvents carmes font parvenir des reliques dans les nouveaux carmels : ce sont les arrivées des reliques des onze mille vierges de Cologne, en 1624 à Rouen et en 1629 à Lyon, en provenance des fondations de Louvain et d’Amiens, créées respectivement en 1611 et 1606. Ces dons sont complétés par ceux d’ordres ecclésiastiques proches des carmélites. Par exemple, le couvent feuillant de Saint-Bernard de Paris accompagne la fondation du carmel rouennais, s’endettant pour fonder le nouveau monastère. Le père Jean de Saint-François, prieur, envoie en 1607 un premier don, puis un second en 1617 alors qu’il est provincial de l’ordre (Pierre, 2006 : Annexe III). Un réseau ecclésiastique plus régional est également mobilisé, celui des abbayes normandes, qui disposent au début du XVIIe siècle d’un trésor reliquaire considérable. Le don s’effectue grâce à l’intermédiaire d’ecclésiastiques rouennais, possédant également une charge dans ces monastères, comme Anne de Souvré ou le père Gatteau, qui donne quatre reliques en provenance de l’abbaye de Fécamp en 161719.

15 Cette première période de dons de reliques est ainsi caractérisée par le désir de combler un manque de sacralité dans des carmels nouvellement fondés. Fondateurs et milieux ecclésiastiques s’activent pour fournir le matériau nécessaire, dans des relations de patronage et de proximité ecclésiastique.

16 Un deuxième grand moment d’arrivées de reliques débutera vers 1670. Avant cette date, diverses occasions permettent toutefois aux carmélites d’obtenir des reliques. Les relations de patronage sont ici encore au cœur des donations. De grandes figures prestigieuses de l’époque font parvenir des reliques aux carmels. Le monastère lyonnais reçoit par exemple en 1642 une parcelle de la Vraie Croix, donnée par le père Philippe de l’Oratoire, confesseur de la reine d’Angleterre Henriette-Marie, relique prélevée dans la chapelle royale. Puis le couvent reçoit en 1652 et 1656 deux dons de Lucrezia et Carlo Barberini, petits-neveux d’Urbain VIII, dont la famille obtient et distribue de nombreuses reliques romains (Ticchi, 2016 : 203). Ils sont présents à Lyon20 en 1652 (Grisard, 1887 : 167-168). Lucrezia est proche des milieux carmélites, car sa tante habite le couvent de Modène. Elle a donc pu tout à fait visiter le carmel de Lyon lors de sa présence dans la ville.

17 Ces grands donateurs sont aussi présents, à la même époque, à Rouen, notamment autour du milieu des missions étrangères. Luc Fermanel, issu d’une famille rouennaise, directeur du séminaire des missions étrangères, donne en 1655 des reliques de saint Hyppolite et saint Candide, obtenues directement auprès du Pape Innocent X (Baudry, 1875 : 96). Puis François Pallu, tout juste promu évêque d’Héliopolis et surtout vicaire apostolique de l’administration de la Chine de l’Ouest, donne à son tour au carmel, en 1658, des reliques de saint Marcelin et saint Flavien, puis un corps entier en 1670. Proche des carmélites chez qui il avait fait une retraite à Tours en 1651 (Baudiment, 2006 : 30), ce prélat se distingue par une politique de don de corps saints très organisée. Ayant reçu six corps à Rome du cardinal vicaire Ginetti et de Tommaso Candido21, il les distribue à différentes institutions ecclésiastiques, renforçant des liens préexistants : le chapitre Saint-Martin de Tours dont il est chanoine, le couvent de la Visitation à Paris, et le carmel de Rouen (Baudiment, 2006 : 66-67). Enfin, la duchesse de Longueville, dont

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l’époux est gouverneur de Normandie, donne en 1659 une parcelle du corps de saint Hildevert, prélevée dans le trésor de l’Abbaye de Gournay, patronnée par son mari22.

18 Si ces grands donateurs ne sont plus les fondateurs des deux carmels, ils entretiennent des liens particuliers avec les carmélites et font preuve d’une libéralité qui s’explique en grande partie par leur accès privilégié aux lieux détenant et diffusant des reliques, comme la cour pontificale.

19 Les réseaux ecclésiastiques sont toujours présents lors de cette période de creux. Le carmel lyonnais envoie en 1651 quatre reliques prélevées en partie dans le trésor de l’abbaye d’Ainay aux carmélites de Rouen. Celles-ci reçoivent également quinze reliques tirées des catacombes romaines, apporté par Philippe Meunier, prêtre de la Compagnie de Jésus23.

20 Ainsi, jusqu’en 1670, les dons de reliques demeurent-ils des événements exceptionnels dans le quotidien du carmel, qui mettent en scène la libéralité des grands donateurs et la solidarité des réseaux ecclésiastiques, qui diffusent les corps saints en les partageant.

21 Le second temps fort dans les arrivées de reliques aux carmels de Lyon et Rouen s’étend donc entre 1670 et 1720. Ce sont alors 179 reliques qui densifient les trésors, soit près des trois quarts du total. Différents facteurs expliquent un tel essor. Le premier renvoie au contexte global de la catholicité. C’est de l’achèvement de la réglementation en matière de corps saints, qui permet une diffusion massive et contrôlée. En 1672, le pape Clément X publie un décret de la constitution Ex Commissae, qui règlemente l’extraction et la distribution des reliques des catacombes. À l’échelle du royaume de France, les reliques prennent une signification plus militante après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Les corps saints assument alors pleinement le statut d’armes contre le protestantisme. Enfin, durant cette période, les couvents carmélites connaissent une activité importante. À Lyon, une nouvelle chapelle est consacrée en 1680 par l’archevêque Camille de Neufville de Villeroy (Grisard, 1887 : 102). Le carmel est alors dirigé par Éléonore de Villeroy, descendante du fondateur lyonnais, attirant ainsi d’autres reliques. Les couvents des deux villes recrutent de nombreuses novices dans les milieux locaux, favorisant les donations familiales.

22 Car cet essor du don de reliques s’explique par la densification des réseaux de patronage, ecclésiastiques et familiaux. De nombreuses opportunités permettent aux carmélites de multiplier et diversifier les réseaux d’approvisionnement en corps saints.

23 Quelques grands donateurs donnent encore des reliques, comme la dominicaine romaine Maria Jozzi (Ticchi, 2016 : 218) ou Louis Piffer d’Altisophen, dont la famille est très active parmi les gardes suisses pontificaux (Duhamelle, Baciocchi, 2016). Une élite urbaine, marchande et parlementaire, s’engage également dans la pratique du don, grâce notamment à un séjour à Rome ou à une proximité avec les milieux ecclésiastiques pontificaux. Par exemple, à Rouen, Philippe de Bojan de Castilly et Michel Certé, tous deux issus de familles de parlementaires normands, donnent respectivement sept et quatre corps saints romains obtenus lors d’un voyage à Rome au carmel rouennais, en 1671. Ils sont imités en 1687 par quatre autres familles de Normandie24. À Lyon, François Merle25 et Octave de la Bordésière, issus de familles consulaires, donnent six et sept reliques en 1685 (Grisard, 1887 : 173 et 157), obtenues directement auprès du cardinal vicaire et de la sacristie pontificale. La famille de Rochebonne, cliente des Villeroy, donne en 1687 six reliques romaines (Gadille, 1983 : 162).

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24 C’est durant cette période que s’effectuent le plus grand nombre de dons familiaux. Les carmels étant bien ancrés dans la société urbaine, une deuxième génération de carmélites est à l’œuvre, souvent issue de la région. Charles Maignard26, Comte de Bernières, donne six reliques obtenues à Rome à deux de ses sœurs, carmélites à Rouen27. À Lyon, la pratique semble plus généralisée. La marquise de Pourcelet, Matthieu Pécoil, André Compain, Lucas Regnault de Bellescize ou encore Louis Carrel donnent durant cette période une relique au carmel qui accueille une fille ou une nièce. Tous ont séjourné à Rome ou ont occupé une fonction leur donnant accès, directement ou indirectement, aux reliques romaines28.

25 Les relations avec le milieu ecclésiastique sont également un facteur décisif dans les donations. Le réseau carme est encore une fois très actif. Le monastère de Lyon reçoit en 1680 des reliques en provenance du carmel d’Amiens en 1680 (Grisard, 1887 : 154), puis du carmel de Pontoise en 1721, dans lequel Éléonore de Villeroy avait prononcé ses vœux (Grisard, 1887 : 151). Le couvent rouennais reçoit lui des reliques de la part du carmel parisien du faubourg Saint-Jacques en 1680, mais aussi de la part de la branche masculine de l’ordre du Mont-Carmel. Philippe de Saint-Joseph, en 1672, achemine directement depuis Rome trois reliques. Victorin de Nymphe, vicaire provincial, en donne lui dix obtenues auprès du cardinal vicaire Carpegna à Rome29. D’autres ordres religieux interviennent également, tous issus de la réforme tridentine. Les carmélites nouent des contacts avec certains membres de ces ordres, qui interviennent comme prédicateur, supérieur ou encore directeur spirituel des carmélites. Si les feuillants continuent à donner des reliques30, les capucins sont également très actifs auprès du carmel lyonnais. Cette activité se concrétise par le don de deux lots de reliques des corps saints des catacombes en 1671 et 1692, grâce à l’entremise de prédicateurs prestigieux comme Alexandre de Lyon (Dompnier, 1990 : 46), qui font le lien entre la maison romaine et Lyon. Même démarche à Rouen en 1700, où le frère capucin Hyacinthe de Paris donne deux reliques. Les Antonins, ordre plus ancien mais bien inséré dans les réseaux de distribution des corps saints, donnent trois lots de reliques au carmel de Lyon, en 1672, 1685 et 1693, motivés par des liens familiaux.

26 Et puis, après 1721, seuls deux dons pour le carmel de Lyon, dont celui effectué par François-Michel de Valadous en 1732, et un autre effectué par l’évêque d’Egée, suffragant du diocèse de Lyon, supérieur du couvent (Grisard, 1887 : 173). La pratique du don de reliques disparait donc subitement. Comment l’expliquer ?

La société urbaine, les reliques, le don

Valeur des reliques, valeur du don

27 Le don de reliques aux carmels de Lyon et Rouen recouvre, au XVIIe siècle, des dynamiques autant sociales que spirituelles, qui expliquent en grande partie cette chronologie des arrivées. En tant qu’objets échangés, ou autrement dit, en tant que marchandises, les reliques peuvent être définies comme porteuses d’une valeur économique (Appadurai, 1986 : 3). Cette valeur n’est pas interne à l’objet, mais un jugement produit à partir de lui par des sujets (Simmel, 1987). Cette valeur subjective est par définition fluctuante. En outre, les reliques ne sont pas un objet ordinaire. Relevant du domaine des choses sacrées, elles ne peuvent être vendues. Ce statut est défini dès le droit canon médiéval (Boiron, 2006 : 27). Cette inaliénabilité est confirmée

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par les décrets du concile de Trente (Alberigo, 1994 : 1577). La valeur économique de la relique ne peut donc pas être, en droit, financière31. La valeur de la relique est liée à des considérations symboliques (ce que l’objet représente) et ontologiques (une réalité matérielle sacrée), qui en font un bien inestimable. Cette valeur repose ensuite sur la singularité de l’objet relique, insubstituable (Bartholeyns, 2012 : 107), et sur son originalité, certifiée par les authentiques qui l’accompagnent. Si, durant la période médiévale, la valeur des reliques n’est quasiment pas remise en cause32 par l’ensemble de la société, le XVIe siècle constitue une première période de crise. En effet, des théologiens comme Luther, Zwingli, Calvin, attaquent frontalement le culte des reliques, souvent sur le ton du sarcasme, pointant du doigt l’objet lui-même, émettant des doutes sur son authenticité33. Les protestants enlèvent toute valeur sacrale à la relique, n’y voyant qu’un reste humain (Harris, 2014 : 221), et critiquent également la marchandisation des reliques34. Face à cette dévaluation symbolique et ontologique, à cette remise en cause des reliques et des dévotions qui leur sont associées, l’Église catholique, lors du concile de Trente, met en place des dispositifs visant à certifier l’authenticité des reliques, par la pratique systématique de l’authentique et du contrôle épiscopal. Ces mesures sont accompagnées par des écrits visant à justifier le culte des reliques par l’Écriture (Julia, 2009). Ainsi, dès le début du XVIIe siècle, les reliques renforcent leur position dans l’économie catholique du sacré, valorisées et régulées par les autorités ecclésiastiques. À ce même moment, les catacombes romaines commencent à livrer leur trésor, et les nouveaux ordres installés dans la catholicité désirent posséder des corps saints. C’est cette conjoncture qui explique en grande partie la valeur accordée au don de reliques, à cette période.

28 Il faut attendre le début du XVIIIe siècle pour voir réapparaitre une nouvelle critique contre les reliques. Sous la plume des philosophes des Lumières, elles apparaissent alors comme l’exemple abouti de la superstition religieuse. Là se trouve peut-être une première explication à la disparition du don de reliques. Les milieux urbains, particulièrement sensibles aux courants de pensée des Lumières, délaissent cet objet de plus en plus controversé, trop ancré dans une matérialité jugée dangereuse, pour se consacrer à d’autres activités comme la charité, l’assistance et l’éducation (Gutton, 2004 : 135).

29 À cette histoire intellectuelle de la valeur des reliques répond un versant matériel. La courbe des dons de reliques aux carmélites de Lyon et Rouen suit celle d’une diffusion plus générale à l’échelle de la catholicité. L’extraction et la mise en circulation de plus en plus massives de corps saints des catacombes sont allées bien au-delà de la demande, dévalorisant un objet qui, de fait, apparait progressivement comme de moins en moins extraordinaire. Au carmel de Rouen, ce sont vingt-trois dons de reliques qui sont reçus entre 1671 et 1700. Dans celui de Lyon, huit lots de corps saints arrivent entre 1683 et 1689. Dès lors, au tournant du XVIIIe siècle, les carmels ont déjà constitué des trésors reliquaires dont il devient difficile de tenir l’inventaire exact. Le désir de reliques s’est sans doute affaibli à ce moment-là, alors que les reliques n’ont jamais été aussi accessibles.

30 Dans cette explication, si la valeur des reliques est fondamentale, la place du don et des acteurs qu’il met en jeu l’est également. Donner des reliques, au XVIIe siècle, est un geste ambigu. En effet, le statut inaliénable des corps saints entraîne une nécessaire forme de don. Autre caractéristique, le don peut être partiel. La duchesse de Longueville donne, en 1659, un os de saint Hildevert, par fragmentation, le corps restant à Gournay. Enfin,

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les décrets tridentins insistent sur le monopole des ecclésiastiques sur les reliques. Au fil de la période, un laïc a de plus en plus de difficulté à en avoir la pleine propriété. Le 13 janvier 1672, le pape Clément X interdit aux personnes privées de posséder des reliques, qui doivent dès lors reposer dans un sanctuaire (Boiron, 2006 : 109). Seuls les princes et prélats sont dorénavant autorisés à en garder pour un usage privé. Les laïcs, et ils sont de plus en plus nombreux pour la période étudiée, qui reçoivent un corps saint à Rome doivent donc, après 1672, le donner à une institution régulière ou séculière. Les carmélites provoquent parfois le don, comme dans le cas des reliques de saint Gérin, données par Anne de Souvré. En 1655, Marie de Brauvillier, abbesse de Montmartre, envoie des fragments d’os des martyrs de Montmartre « sur l’insistante prière que nous a faite la mère supérieure [du carmel de Rouen] »35. Mais pour la plupart des dons, le geste semble spontané et volontaire. Carlo Barberini, en 1656, envoie un os de saint Adrien, tiré des catacombes de Rome par Innocent X, au carmel de Lyon « de son bon gré » (Grisard, 1887 : 167).

31 Dans l’économie du don, si la libéralité du donateur est donc visible dans les sources, elle se conjugue avec une forme de contre-don qu’est la prière des carmélites36. Donner une relique à un carmel ou en général à un établissement religieux, c’est s’assurer de prières en guise de remerciement. Ainsi le frère Poissuel, de l’ordre de Saint-Antoine, qui donne des reliques de sainte Dorothée et des saints Pie, Vital et Félicien à sa tante, carmélite à Lyon, lui demande dans sa lettre de « priez ces saincts pour moy, je vous en supplie » (Grisard, 1887 : 157-158).

32 Si cette dimension spirituelle du don de reliques demeure présente tout au long de la période, la dimension sociale, elle, évolue. En effet, la multiplication des dons va de pair avec une évolution des profils des donateurs, surtout laïcs. Durant les deux premiers tiers du XVIIe siècle, les dons sont le fait de personnalités importantes à l’échelle du royaume de France et de la catholicité, et l’exceptionnalité du geste répond à l’exceptionnalité du statut. Puis, à partir des années 1670, par une forme de mimétisme social, des milieux jugés de moindre qualité commencent, eux-aussi, à donner des corps saints. Les élites urbaines lyonnaises et rouennaises s’approprient progressivement cette pratique du don ainsi que les réseaux d’accès aux reliques, jusque-là réservés à un cercle restreint, dans un processus d’aristocratisation par mimétisme de la noblesse (Mollat, 1979 : 196). Cette appropriation est rendue possible par l’augmentation de la diffusion des reliques catacombaires. Et au fur et à mesure de sa généralisation, la valeur du don diminue, en même temps que la pratique se popularise.

33 Les deux conjonctures se rejoignent au début du XVIIe siècle : la valeur de la relique diminue, le geste perd en honorabilité et en portée sociale. Pour les donateurs et pour les carmélites, la quête des corps saints perd en intérêt, et s’interrompt.

Pratiques de distinctions

34 Cette double évolution doit s’accompagner d’une contextualisation du don dans ces deux sociétés urbaines du XVIIe siècle. Donner des reliques aux carmélites peut, tout au long de cette période, revêtir une signification politique et sociale qui se superpose au spirituel. En effet, l’ordre carmélite est lié, dès son introduction en France, au milieu dévot (Meyer, 2001). Soutenir par sa libéralité un carmel, c’est affirmer son soutien et son appartenance à ce parti37. La pratique du don peut participer de la construction d’une sociabilité dévote, autour de dévotions et pratiques sociales communes, dans la

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lignée des fondateurs des carmels. À Rouen, le milieu dévot est assez actif, notamment dans le voisinage la compagnie du Saint-Sacrement. De nombreuses familles parlementaires y participent (Chaline, 1976 : 129). Le don par Madame des Hameaux de sept reliques, dans la décennie 1630, s’inscrit dans cette dynamique. Son mari, Jacques Dyel de Miromesnil, sieur des Hameaux, conseiller au parlement de Normandie, est intendant du roi en 1636. Il pose, l’année précédente, la première pierre du couvent des carmes déchaux de Rouen. Un autre membre de cette Compagnie du Saint-Sacrement fait le lien avec le premier jansénisme normand. Charles Magnard de Bernières, fils d’un président du parlement, marié en 1638 avec Marie Amelot, fille d’un président de la cour des requêtes, développe des activités d’assistance, tout en léguant six corps saints des catacombes aux carmélites rouennaises après sa mort en 1662. Il joue un rôle important dans la conversion de la duchesse de Longueville au jansénisme. Il est également proche de la famille des ducs de Chaulnes, qui donne une relique au couvent lyonnais (Féron, 1930 : 38 et 176). Le carmel de Lyon apparait lui comme particulièrement attaché à la famille des Neufville de Villeroy, proche du pouvoir royal, dont la plupart des membres ont leur sépulture dans la chapelle conventuelle. Dans une cité de Lyon en prise avec le pouvoir monarchique (Lignereux, 2004 : 291-324), s’associer à une telle famille constitue bien un geste politique et religieux.

35 À l’échelle de la ville, le don de reliques permet également d’affirmer publiquement une réussite sociale. Le don de relique suppose des activités ou des relations qui permettent d’obtenir le précieux corps saints. Le cas des banquiers expéditionnaires lyonnais à la cour de Rome est assez représentatif. Le don dans le carmel de leur ville d’origine ressemble à un acte d’évergétisme, dans lequel la réussite personnelle d’un individu rejaillit sur l’ensemble de sa ville d’origine, qui gagne en sainteté.

36 À l’autre bout de la chaîne du don, l’accumulation du sacré participe aussi d’une stratégie de distinction pour les carmélites. À l’échelle de la ville, l’importance de leur trésor reliquaire distingue les carmels des autres couvents installés depuis peu. Ce trésor est souvent jugé exceptionnel par les contemporains. Ainsi, François Farin, prêtre rouennais, auteur d’une importante Histoire de Rouen publiée en 1668, mentionne cette spécificité : Il y a peu de monastères à Rouen qui ayent le bonheur de posséder tant de saintes reliques que celui-ci (Farin, 1738 : 114).

37 À Lyon, les différents Almanachs spirituels du XVIIIe siècle signalent neuf reliques pour les carmélites38. Si le nombre parait peu élevé par rapport au total, le carmel lyonnais est l’un des grands centres reliquaires de la ville, avec la cathédrale Saint-Jean et l’église de l’Île-Barbe. Ces neuf reliques sont pour la plupart issues des dons effectués par les grands donateurs39. L’importance du trésor est un facteur important pour attirer des fidèles dans l’église conventuelle, ainsi que d’éventuels nouveaux donateurs. Les carmélites mettent ainsi en place des dispositifs à l’intérieur de leur sanctuaire pour rendre public et visible leur important trésor. À Lyon, les reliques sont réparties, d’après l’inventaire de 1782 (Grisard, 1887 : 1445-151) dans quatorze reliquaires, placés dans le grand autel, la chapelle Saint-Nicolas et la sacristie. Les reliques sont ainsi visibles à la fois depuis le chœur des carmélites, mais aussi depuis la partie non cloitrée de l’église. Ce dispositif est renforcé par un calendrier de vingt-six fêtes autour des reliques, qui scandent l’année liturgique du couvent, avec à chaque fois des offices particuliers40. Ces deux carmels sont des centres spirituels dans leur ville respective, grâce aux reliques, malgré une situation périphérique dans l’espace urbain.

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38 La constitution d’un trésor reliquaire permet donc aux carmels de Rouen et Lyon à la fois de pérenniser leur installation grâce au soutien des nombreux donateurs, tout en se distinguant dans le paysage religieux de la ville. Religieuses cloitrées, les carmélites sont pourtant très actives pour obtenir des reliques, multipliant les relations sociales : familiales, épistolaires, ecclésiastiques. Ainsi se créent les occasions de recevoir les corps saints, mobilisant tout un milieu urbain dévot, soucieux de montrer sa foi par des dévotions publiques (Chatellier, 1987 : 163). La multiplication et la diversité des réseaux témoignent du besoin de posséder l’objet sacré chez les carmélites, pourtant souvent érigées dans l’historiographie comme l’exemple d’un renouveau spirituel fondé sur une intériorité dévotionnelle. Le désir des corps saints anime ainsi le cloître, suscitant d’importantes circulations. Les décrets tridentins, s’ils ont imposé un contrôle ecclésiastique sur l’objet relique, n’ont donc en rien limité son importance dans le catholicisme moderne.

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NOTES

1. Archives Départementales de la Seine-Maritime (désormais A.D.S.M.), 64H13, Reliques des carmélites de Rouen. La lettre est signée « sr Anne Souvré, abaisse indigne ».

2. L’abbaye amasse un trésor de près de 120 reliques tout au long du XVIIe siècle. Voir A.D.S.M., 55H20. 3. Les historiens n’ont guère insisté sur les aspects matériels des dévotions de l’ordre (Hours, 1987 ; Morgain, 1995 ; Hours, 2001 ; Roullet, 2015). D’autres carmels ont accumulé un trésor de reliques important, comme celui de Pontoise, Metz, Toulouse ou celui du faubourg Saint-Jacques à Paris (Eriau, 1929 : 106-111). 4. Ces deux couvents carmélites sont particulièrement documentés. Le dossier 64H13 aux A.D.S.M. contient une importante documentation archivistique pour le cas rouennais, alors que l’ouvrage de Jacques-Jules Grisard (Grisard, 1887) contient une documentation sur les reliques absente des archives publiques. 5. Sur ce sujet, une étude pionnière a été menée pour la période médiévale par Patrick J. Geary (Geary, 1986). Katie A. Harris, plus récemment, a mené un travail similaire pour l’époque moderne (Harris, 2014).

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6. Edina Bozoky (Bozoky, 2007) et John Osborne (Osborne, 1999) ont étudié ce phénomène en tant que politiques royales et diplomatiques. Patrick H. Geary (Geary, 1990) et Pierre-Vincent Claverie (Claverie, 2009) ont étudié les modalités des circulations, à travers les pratiques du vol, de l’achat et du don. Enfin, Philippe Cordez a étudié la constitution des trésors d’église (Cordez, 2016). 7. Un des cas le mieux documenté reste la collection de Philippe II à l’Escurial (Lazure, 2009 ; Diez, 2005). Sur le don, voir l’article de Maddalena Gana (Gana, 2005). 8. Un premier ouvrage collectif a ouvert de nombreuses pistes de recherche (Boutry, Fabre et Julia, 2009), reprises par l’enquête sur les corps saints des catacombes de Rome (Baciocchi, Duhamelle, 2016). 9. Françoise Le Hénand a donné un aperçu des translations en France au XVIIe siècle (Le Hénand, 2009). 10. Deux exemples dans les villes étudiées : les récollets du couvent de Lyon obtiennent 127 reliques entre 1628 et 1673 ; l’église paroissiale Saint-Vivien de Rouen amasse un trésor de 34 reliques entre 1670 et 1708. 11. Les premiers résultats de l’enquête du CARE sur ces reliques ont été publiés dans un article collectif (Baciocchi, Boutry, Duhamelle, Fabre, Julia, 2010), puis dans un livre restituant les résultats de l’enquête (Baciocchi, Duhamelle, 2016). Pour la période médiévale, voir l’article de Massimiliano Ghilardi (Ghilardi, 2003) et celui, pionnier, de Philippe Boutry pour la période contemporaine (Boutry, 1979). Pour les conséquences de la découverte, voir l’article de Roberto Giordani (Giordani, 2007). 12. Ce chiffre doit être considérablement augmenté si l’on prend les archives perdues ou inconnues à ce jour. 13. A.D.S.M., 64H13. 14. À Lyon, par exemple, des rentes sont constituées dès 1615. Voir Archives Départementales du Rhône (désormais A.D.R.), 38H13-14, rentes et pensions du carmel de Lyon. 15. Son père a notamment essayé de sauver les reliques de la Cathédrale Notre-Dame de Rouen durant la prise de la ville par les Huguenots en 1562. Voir à ce sujet A.D.S.M., G 3666. 16. A.D.S.M., 64H13. 17. Il s’agit de Charlotte de Harlay de Sancy, qui finance la fondation du carmel de Pontoise, alors que Charles de Neufville est gouverneur de la ville (Mellot, 1994 : 41). 18. Outre le corps de saint Faustin, Denis Simon de Marquemont reçoit en 1624 les corps de saint Jovin, donné à la chapelle de l’hôpital de la Charité de Lyon, de saint Théodore, saint Léon, saint Porphyre, saint Pontain et saint Anasthase, donné à Mme de Chevrière qui le transmet au couvent des Annonciades Bleues Célestes de Lyon. 19. A.D.S.M., 64H13, inventaire de 1626. 20. Carlo Barberini aurait notamment loué la maison des Oratoriens de Lyon (Martin, 1909 : 250). Selon l’acte de donation, Lucrezia Barberini séjourne rue de la Monnaie (Grisard, 1887 : 168). 21. Tommaso Candido, d’origine vénitienne, est très actif à Rome pour obtenir et distribuer des reliques (Duhamelle, 2016).

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22. La famille de Longueville est très liée au Carmel depuis la fondation de l’ordre : Catherine d’Orléans a participé notamment à la fondation du carmel de Paris en 1603 (Morgain, 1995 : 84). 23. Les Jésuites bénéficient depuis la découverte des catacombes d’un droit spécifique d’extraction. Ils développent une importante activité autour des reliques comme à Lille (Platelle, 1968 : 81-88). Luke Clossey a dressé un bilan de la politique des reliques de la Compagnie (Clossey, 2008 : 220-230). 24. A.D.S.M., 64H13, authentiques de reliques et validations épiscopales. Un tel investissement de la part des milieux parlementaires se retrouve à Bordeaux (Figeac et Le Mao, 2004) et à Grenoble (Coulomb, 2004). 25. Descendant d’un autre François Merle, prévôt des marchands de Lyon entre 1618 et 1621. 26. Ou Maignart. 27. A.D.S.M., 64H13, authentiques et vérification épiscopale. Barbe entre au carmel en 1643 sous le nom de Barbe de la Sainte-Trinité ; Françoise prend l’habit en 1646 sous le nom de Françoise du Saint-Sacrement (Féron, 1930 : 171).. 28. On retrouve dans cette liste plusieurs banquiers expéditionnaires à la Cour de Rome comme Pierre Compain ou Matthieu Pécoil. 29. A.D.S.M. 64H13, authentiques. 30. Le Provincial de la province Saint-Bernard, Nicolas de Saint-Augustin, visite régulièrement le carmel et donne deux reliques prélevées dans le trésor de l’abbaye Sainte-Marie de Pignerol, en 1669 (Grisard, 1887 : 169-170). 31. Même si certains spécialistes de reliques trouvent, encore à l’époque moderne, le moyen de vendre leurs services Dans son article, Katie A. Harris montre qu’il existe une économie souterraine (« Underground Economy ») des reliques des catacombes, avec de fréquents vols et ventes (Harris, 2014 : 213). 32. Quelques théologiens émettent des critiques isolées comme Guibert de Nogent au XIIe siècle (Hermann-Mascard, 1975 : 107). 33. Un bilan de la critique protestante contre les reliques a été rédigé par Marie- Christine Gomez-Péraud (Gomez-Péraud, 1999). 34. Un polémiste réformé comme Antoine Marcourt associe notamment nombre de pratiques cultuelles catholiques aux échanges économiques de son époque (Marcourt, 1540). 35. A.D.S.M., 64H13, Reliques des martyrs de Montmartre, 1655. 36. Depuis l’ouvrage de Marcel Mauss (Mauss, 2007), le débat a été vif sur l’existence et la place du contre-don. On peut retenir avec Alain Testart (Testart, 2006), que le contre- don n’est pas exigible, mais dépend bien de la bonne volonté du receveur. Cependant, la contrepartie peut être l’objectif du donateur ; ici la prière. 37. Sur le parti dévot, voir la synthèse de Jean-Pierre Gutton (Gutton, 2004). 38. Nous sont parvenus les Almanachs spirituels des années 1698, 1705, 1729, 1733. 39. On retrouve le fragment de la croix donné par Philippe de l’Oratoire en 1642, le corps de saint Faustin obtenu du chapitre de Saint-Jean en 1628, un os de saint Adrien envoyé par Charles Barberini en 1656, un os de saint Victor donné par le carmel d’Amiens, un os de saint Érasme donné par la marquise de Pourcelet, le bras de sainte

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Clémence donné par Lucrèce Barberini, et enfin le corps de sainte Faustine envoyé par la dominicaine Maria Jozzi en 1682. 40. Semi-double, double et fête simple.

RÉSUMÉS

La fondation des carmels dans les villes de Lyon et de Rouen au début du XVIIe siècle entraîne un besoin de sacralité. Les nouveaux monastères doivent être dotés de reliques, pour sanctifier le sanctuaire, mais aussi attirer des fidèles, favoriser les donations en tout genre. Pour cela, les carmélites mobilisent de multiples réseaux, suivant des logiques spatiales et sociales qui s’amplifient jusqu’à la fin du siècle. Bien que cantonnées dans leur cloître, elles obtiennent des reliques variées, tirées des différents centres de distribution, grâce aux relais efficaces de donateurs, laïcs et ecclésiastiques. Les carmélites amassent ainsi des trésors considérables, au centre de la société urbaine de leur époque.

The foundation of carmels in the cities of Lyon and Rouen in the beginning of the XVIIth century brings a need for sacred. The new monasteries must possess relics in order to sanctify the sanctuary, but also attract the believers and encourage all kinds of donations. With this aim in mind, the Carmelites muster various networks, following spatial and social logics which grow stronger until the end of the century. Though they are confined in their cloister, they manage to obtain various relics, through the different centres of distribution and thanks to the efficient mediation of donators, lays and ecclesiastics. The Carmelites thus accumulate substantial treasures, acting as true reliquaries at the heart of the urban society of their time.

La fundación de los carmeles en las ciudades de Lyon y Ruan en el principio del siglo XVII entrena una necesidad de sagrado. Los nuevos monasterios deben dotarse con reliquias para santificar el santuario, pero también para atraer a los fieles y favorecer las donaciones de todos tipos. Para eso, las Carmelitas recurren a varias redes, según lógicas espaciales y sociales que se amplifican hasta el final del siglo. Aunque están encerradas en su claustro, consiguen varias reliquias obtenidas en los varios centros de distribución, a través del intermediario efectivo de donadores, laicos y eclesiásticos. De esta forma, las Carmelitas acumulan tesoros sustanciales, actuando como verdaderas relicarias al centro de la sociedad urbana de su época.

INDEX

Mots-clés : reliques, carmélites, don, circulation, catholicisme Keywords : relics, Carmelites, gift, circulation, catholicism Palabras claves : reliquias, Carmelitas, donación, circulación, catolicismo

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AUTEUR

NICOLAS GUYARD

LabEx COMOD – LARHRA. Université de Lyon – Université Lyon 2 – [email protected]

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« Christianisme, épistémologie et sciences humaines » défendu Réponse à la réponse de Charles-Henry Cuin

Roger Pouivet

1 Dans le numéro 173 des Archives de sciences sociales des religions (janvier-mars 2016), Charles-Henry Cuin a publié une réponse à mon article : « Christianisme, épistémologie et sciences humaines » (Archives des sciences sociales des religions, 2, 2015, n° 169, p. 143-156). Pour lui, je comprends mal ce que sont et ce que disent les sciences sociales des religions. La critique que j’en propose témoignerait aussi d’un parti pris en faveur du bienfondé épistémologique des croyances religieuses. En outre, le ton de mon article serait violent et imprécatoire. J’aurais réussi à m’immiscer dans un numéro des Archives de sciences sociales des religions pour poursuivre une entreprise apologétique et régler des comptes avec mes collègues. Mon interlocuteur me reconnaît quelques compétences en épistémologie des croyances, mais il regrette que cet article ne soit pas à la hauteur de la prétention critique que j’y affiche.

2 Ce qui suit est une réponse à la réponse de Charles-Henry Cuin. Dans l’article incriminé, en matière de religion, seul le christianisme, comme le titre l’indiquait, était concerné. Charles-Henry Cuin parle pour sa part d’autres religions, voire de religion en général. J’ai des doutes, que je ne développerai pas ici, sur la possibilité d’utiliser, en théologie et en philosophie, mais aussi bien dans les sciences sociales, une notion de religion aussi indéterminée. Quoi qu’il en soit, ma réponse, comme l’article qui en est l’origine, ne porte pas sur la valeur épistémique des croyances chrétiennes.

* * *

3 Pour Charles-Henry Cuin, les enquêtes effectuées auprès des croyants montrent qu’ils reconnaissent le caractère incertain de leurs croyances. La foi serait ainsi dépourvue de certitude objective, même pour ceux qui l’ont. C’est la doctrine de Kant : « Quand la

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créance n’est suffisante que subjectivement, et qu’en même temps elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi » (Kant, 1980 [1781] : 1377).

4 Mais la conception de la foi que je retiens n’est pas kantienne. Je reprends plutôt la formule de Saint Paul : la foi est « une ferme assurance des choses qu’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas » (Hébr., 11, 1). Sans être fondée sur des raisons, la foi est pourtant certaine. Pour reprendre le vocabulaire de Kant, mais en renversant ce qu’il dit : la foi est objectivement suffisante tout en étant subjectivement insuffisante. Pour Saint Thomas, « cet acte qui consiste à croire contient la ferme adhésion à un parti : en cela le croyant se rencontre avec celui qui a la science et avec celui qui a l’intelligence ; et pourtant sa connaissance n’est pas dans l’état parfait que procure la vision évidente : en cela il se rencontre avec l’homme qui est dans le doute, dans le soupçon ou dans l’opinion »1. La foi a l’imperfection cognitive de l’opinion, tout en ayant la même certitude que la science. Certes, dira mon interlocuteur, mais comme les enquêtes sociologiques confirment que les fidèles reconnaissent le caractère incertain de leur croyance, il faut abandonner la conception de la foi héritée de la scolastique comme « ferme adhésion à un parti » ! C’est l’enquête de terrain qui finalement décide ce qu’est la foi : une conviction subjective.

5 Mais les enquêtes invoquées et surtout leur interprétation ne sont-elles pas faites en présupposant la définition kantienne de la foi ? À la question posée au fidèle, s’il serait possible qu’il doute de sa croyance, une réponse positive ne peut-elle pas signifier seulement que le fidèle ne revendique pas l’infaillibilité ? Ce qui serait raisonnable. La certitude de la foi n’implique pas l’infaillibilité de la croyance. La certitude de la foi concerne des propositions : Dieu est créateur, Jésus-Christ est le Fils de Dieu, Jésus est mort et ressuscité. En revanche, l’infaillibilité est une faculté : ne pas pouvoir se tromper, jamais, en aucune circonstance et en rien (Newman, 2010 [1870] : 295 et suiv.). On a pu spécifier un domaine de cette infaillibilité, la foi et la morale, par exemple, et l’attribuer au Souverain pontife, en l’affirmant comme un dogme. Mais des chrétiens interrogés sur leur prétention à l’infaillibilité, des chrétiens qui ne seraient pas pape, et ils sont tout de même nombreux, peuvent répondre qu’ils n’ont nullement cette prétention. Ils pourraient n’en être pas moins certains que Dieu existe, qu’il s’est révélé, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu. Imaginons qu’ils disent être chrétiens, mais que l’existence de Dieu est douteuse, que la révélation est un mythe, que Jésus-Christ était, en réalité, simplement un chic type, dans lequel on pouvait avoir toute confiance, et vraiment irréprochable humainement, le voisin parfait en quelque sorte, un modèle pour chacun d’entre nous ; mais Jésus n’était peut-être pas le Fils de Dieu, car il ne faut rien exagérer non plus ; mon conseil est de s’interroger sur ce qu’ils veulent dire par « être chrétien », plutôt que de penser que, décidément, les chrétiens n’ont qu’une conviction subjective et qu’ils doutent des dogmes fondamentaux du christianisme.

6 La conception kantienne de la foi, qui est fausse à mon sens, a cependant un grand attrait quand on fait des sciences sociales des religions. Elle définit un programme de recherche portant sur l’origine sociale d’une conviction religieuse, dont le manque de fondement épistémologique encouragerait à lui donner une autre cause que la vérité de son objet. Il a été dit que la Critique de la faculté de juger, de Kant, « est le point de flexion où des concepts métaphysiques devenus intenables se métamorphosent en “figures du savoir” du XIXe siècle » (Lebrun, 1979 : 10). À partir de Kant, certaines questions philosophiques deviennent effectivement des questions de sciences sociales. Par exemple, si l’idée d’une finalité dans le monde est une illusion, d’où nous vient-elle, et

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si cette idée nous convainc, à quoi nous est-elle bonne en réalité, puisque définitivement la finalité dans le monde n’est pas réelle ? De la critique kantienne de la finalité, on passe alors à une réflexion sur sa genèse historique, voire sur sa généalogie. La métaphysique est abandonnée, au profit d’une histoire ou d’une anthropologie sociale de nos représentations et de nos concepts. Hume avait déjà entamé ce processus, en particulier au sujet de la religion, dans son Histoire naturelle de la religion. Peut-être faudrait-il même remonter à Montaigne, voire à Celse ! Il se pourrait que les sciences sociales des religions soient l’aboutissement dans la pensée moderne, de toute cette tendance, mais dopée cette fois par le kantisme. Or, d’autres traditions sont possibles en philosophie. J’en ai évoqué une en citant Saint Thomas, et plus généralement la scolastique. C’est certainement dans cette épistémologie que se situe mon propos à l’encontre des sciences sociales des religions.

* * *

7 À la question de savoir s’il existe une épistémologie propre aux croyances religieuses, alors que Charles-Henry Cuin m’attribue une réponse positive, elle est au contraire négative. Par « épistémologie religieuse », j’entends une épistémologie portant sur des questions religieuses, et non pas une épistémologie particulière, ne valant que pour elles.

8 Distinguons deux types de légalité épistémologique. Dans l’une est interdit tout ce qui n’est pas explicitement autorisé. C’est une épistémologie ambitieuse, parce qu’elle prétend énoncer des règles dont le respect fixe le droit de croire ; elle se fait le juge du droit de croire. Dans l’autre est autorisé tout ce qui n’est pas explicitement permis. C’est une épistémologie modeste (ce qui ne veut pas dire molle ou laxiste), parce que nous avons le droit de croire tant qu’aucune règle épistémique n’a été enfreinte (Pouivet, 2011). Selon l’évidentialiste, une croyance est justifiée si elle repose sur des évidences suffisantes, et il faut proportionner le degré de croyances à l’évidence disponible. Cette conception présente les conditions de légitimité des croyances comme des critères de leur justification rationnelle. Une épistémologie ambitieuse répond à ce qu’on a désigné comme « le défi sceptique » (Tiercelin, 2016) ; elle fonde le droit de croire. En revanche, dans une épistémologie modeste, les conditions de légitimité garantissent notre activité cognitive, plutôt qu’elle ne la justifie. Qu’est-ce qui, dès lors, fait la rationalité d’une croyance pour une épistémologie modeste ? Que nous soyons autorisés à l’avoir (Dretske, 2000), au sens où rien ne l’interdit ; et non pas que nous disposions de justifications qui la fondent. Si nos croyances sont légitimes tant qu’il n’existe pas de bonnes raisons d’en douter, elles n’ont pas à se présenter avec l’évidence qui les justifie ; elles n’ont pas à montrer leurs papiers épistémologiques, en quelque sorte. Mais l’épistémologie modeste n’est en rien propre aux croyances religieuses. Elle concerne toutes nos croyances, quels que soient leurs objets, y compris s’agissant de la connaissance scientifique. (Je crois qu’une épistémologie ambitieuse court le fâcheux risque de ne pas laisser place à quelque croyance justifiée que ce soit, ni même à quelque connaissance que ce soit, et qu’elle fait le lit du scepticisme.)

9 Charles-Henry Cuin me semble faire une erreur si, comme il me semble, il pense que Swinburne est un représentant de ce que j’appelle une « épistémologie modeste ». Swinburne entend montrer que les croyances chrétiennes satisfont l’exigence

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évidentialiste, donc une légalité ambitieuse2. Il pense donc que les croyances chrétiennes sont justifiées ; c’est pourquoi il se fait le défenseur du projet même de la théologie naturelle. Pour ma part, je rejette l’évidentialisme. Mais cela ne signifie cependant pas le refus de la théologie naturelle. Les croyances chrétiennes ne sont pas dépourvues de justifications, a priori (les arguments ontologiques) et a posteriori déductives (l’argument cosmologique, par exemple) ou inductives (à la Swinburne, par exemple). La théologie naturelle est fort respectable ; et elle montre que la foi n’est nullement un saut épistémique dans l’irrationnel et la croyance en des absurdités. Mais à mon sens nous n’avons pas besoin d’une justification, pas même inductive, en faveur des croyances chrétiennes afin de nous assurer de leur légitimité épistémique. Il suffit qu’elles soient autorisées, plutôt que justifiées. Mais les arguments en faveur des arguments théistes classiques, par exemple, sont tout à fait sérieux et solides. Hume et Kant ne les ont pas réfutés, comme d’aucuns le croient. Mais je conseille d’aller les examiner de près plutôt que de se fier à la rumeur.

* * *

10 Pour certains philosophes contemporains, la justification d’une croyance ne suppose pas qu’elle satisfasse des règles épistémiques, selon un modèle déontologique (des règles à respecter), mais qu’elle soit acquise au terme d’un processus fiable (voir Engel, 2007). C’est pourquoi on parle d’épistémologie fiabiliste. Des vertus épistémiques, comprises comme des facultés (perception, mémoire, rationalité, etc.) assurent la fiabilité du processus d’acquisition des croyances. La conscience de cette fiabilité n’est cependant pas, disent certains épistémologues, une condition nécessaire de la justification d’une croyance. Dès lors, la capacité de contrôle par l’agent cognitif de ses propres croyances ne serait pas un critère de la justification. Le modèle déontologique en épistémologie, selon lequel la justification de nos croyances suppose un contrôle épistémique – une thèse à laquelle le cartésianisme nous a accoutumés – est alors mis en question. Cependant, d’autres philosophes pensent que le droit de croire suppose que l’agent cognitif soit non seulement fiable, mais aussi responsable de ces croyances ; et dès lors qu’il exerce sur eux une forme de contrôle épistémique. Ce qui revient à faire de certaines vertus – l’ouverture d’esprit, l’humilité, le courage ou la tempérance – les conditions épistémiques d’un processus fiable d’acquisition des croyances. La responsabilité épistémique supposerait des vertus, des qualités acquises de caractère. Le droit de croire repose alors moins sur des normes épistémologiques, sous forme de règles, que sur le respect de valeurs épistémiques que notre activité cognitive réalise. Cette activité vise des biens épistémiques, comme la connaissance, mais aussi l’intelligence des choses – ce qu’en anglais on appelle understanding. Ce qui doit être recherché est la « vie épistémique bonne », par la réalisation de notre finalité cognitive. Comme le dit Linda Zagzebski, « la question de savoir ce qu’est la connaissance n’est pas indépendante de celle de savoir pourquoi nous accordons une valeur à la connaissance » (Zagzebski, 2003).

11 À mon sens, l’épistémologie des vertus, en particulier sa version responsabiliste, modifie beaucoup le projet épistémologique en général3. L’une de ses applications peut consister à prendre une position dans le débat sur l’épistémologie du témoignage. Premièrement, S peut savoir que p sur la base d’un témoignage T, même si S n’a aucun moyen de vérifier que p indépendamment de T. C’est une position dite non

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réductionniste. Deuxièmement, croire que p sur la base d’un témoignage suppose l’exercice de vertus intellectuelles grâce auxquelles S est susceptible de ne pas se tromper au sujet de T (voir Pouivet, 2013 : 77-90). J’indique simplement les raisons qu’un épistémologue des vertus peut avancer pour affirmer qu’un chrétien possède, sur la base du témoignage biblique, une croyance garantie en la résurrection de Jésus. Je dis pourquoi sa certitude ne consiste dès lors en rien en une conviction subjective. Et pourquoi, en cela, il n’outrepasse en rien le droit de croire.

12 L’un des arguments que Charles-Henry Cuin avance contre la légitimité de croyances religieuses testimoniales consiste à dire que l’existence de Pékin, pour tous ceux qui n’y sont pas allés, repose certes sur une croyance testimoniale acceptable, mais que l’existence de Pékin ne crée pas de désaccord et ne produit pas de violence, à la différence des croyances religieuses, qui sont controversées et font « couler des fleuves de sang ». Mais est-ce parce que l’accord se fait sans violence sur l’existence de Pékin que la croyance en l’existence de Pékin est épistémologiquement justifiée ? Outre qu’on peine à saisir pourquoi, il serait alors possible de recourir à l’argument ancien du consensus gentium (Réhault, 2015), en faisant remarquer que la croyance en l’existence de Dieu est fort répandue, comme celle en l’existence de Pékin, même si elle n’est certes pas universelle. Quant aux fleuves de sang que les croyances religieuses ont fait ou font couler, faudrait-il dire que la valeur épistémique des théories physiques au sujet de la fission nucléaire se juge au nombre de personnes tuées par les bombes atomiques ou aux risques que nous font courir les centrales nucléaires à uranium ? Je reconnais que contre la thèse selon laquelle la croyance chrétienne repose sur la valeur épistémique du témoignage biblique, on trouverait dans l’épistémologie du témoignage de bien meilleurs arguments que celui de Charles-Henry Cuin, et surtout que l’argument de la controverse et des fleuves de sang (Lacker and Sosa, 2006) ! Pourtant, je continue à penser qu’il n’y a rien d’épistémologiquement inacceptable à croire, sur la base du témoignage biblique, que Jésus-Christ est ressuscité (voir Greco, 2012).

13 On pourrait répliquer que cette affirmation de la valeur épistémique du témoignage biblique est outrageusement laxiste en épistémologie. Mais l’épistémologie modeste n’a pourtant rien de laxiste. Charles-Henry Cuin dit qu’« il peut être intellectuellement légitime aussi bien d’adhérer à des croyances fausses (ou, simplement, douteuses ou fragiles) que de ne pas adhérer à des énoncés parfaitement vrais » (p. 258). N’est-ce pas exactement le contraire ? Il est toujours, partout et pour quiconque intellectuellement illégitime d’adhérer à des croyances fausses. Une épistémologie modeste, qui ne nous accule pas au scepticisme, peut ainsi imposer une exigence très élevée au vertueux épistémique. Il ne peut pas être vertueux en croyant ce qui est faux. Jamais ! Si Dieu n’existe pas, aucun chrétien n’est donc intellectuellement vertueux. Mais si Dieu existe, l’incroyance est vicieuse. Que parfois nous ne soyons pas en mesure de ne pas nous tromper, cela ne nous en donne pas le droit. (Si vous provoquez de façon non intentionnelle un accident faisant une victime, vous n’en avez pas pour autant le droit de faire une victime !) Peut-on se tromper tout en étant rationnel ? Oui, mais la raison en est plutôt que nous ne dirions pas d’un être qui n’est pas rationnel qu’il s’est trompé, même d’un animal supérieur, comme un chien ou un dauphin. Et encore une fois, que nous puissions nous tromper en toute rationalité, cela ne nous en donne pas le droit. Jamais.

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14 Dans l’article, il est question du naturalisme des sciences sociales et Charles-Henry Cuin s’en inquiète. Le naturalisme est la thèse philosophique selon laquelle rien d’autre n’existe que des choses naturelles (Dieu n’existerait donc pas) ; et toute explication rationnelle se situe exclusivement dans le cadre des sciences physiques. Un naturalisme « libéral » (voir Di Caro et David Mc Arthur, 2010) affirme que toute explication rationnelle se situe dans le cadre des sciences physiques et des sciences humaines et sociales. Le naturalisme libéral (ou élargi) consiste en quelque sorte à dire que les sciences naturelles, mais aussi les sciences humaines et sociales, sont la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui sont, et de l’inexistence de celles qui ne sont pas4.

15 Pourquoi parler d’« idéologie » au sujet du naturalisme ? Parce qu’il ne s’agit pas d’une thèse scientifique. C’est le présupposé selon lequel les sciences physiques et les sciences sociales ont l’exclusivité de l’explication rationnelle. Ce présupposé est aujourd’hui dominant, en particulier dans le monde académique, à tel point que, si vous ne le partagez pas, vos collègues universitaires peuvent être surpris et apparemment choqués. Vous pouvez même passer pour un traitre à la cause scientifique. Mais je ne suis pas convaincu que le rejet du naturalisme soit si peu recommandable que cela (voir à ce sujet Koons and Bealer, 2010 ; Nagel, 2012).

16 Les sciences des religions se situent dans le cadre du naturalisme élargi. Elles tendent à expliquer les croyances religieuses en termes de causes naturelles (psychologiques, sociologiques, historiques, voire psychanalytiques, neurologiques, évolutionnistes) des croyances. Si les croyants connaissaient ces causes, ils y renonceraient. Il convient alors d’expliquer que le croyant puisse continuer à entretenir une croyance fausse, même s’il est détrompé. Il me semble épistémologiquement problématique (voire paradoxal) de prétendre expliquer des croyances en les supposant systématiquement fausses, c’est-à- dire en partant du principe que le croyant se trompe au sujet de ce qu’il croit et donc que les causes réelles de ses croyances lui échappent. Quand un physicien pense qu’une théorie est vraie, on peut aussi expliquer sa croyance en faisant appel à une explication psychologique, sociologique, historique (par exemple, il pense qu’elle est vraie parce qu’il adopte la théorie dominante chez les physiciens de son époque). Mais dans ce cas, le sociologue, par exemple, ne prétend pas expliquer que le physicien a cette croyance malgré sa fausseté. Alors, s’agissant du croyant, pourquoi devrait-on raisonner différemment, sinon par idéologie naturaliste ?

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17 Tous les sociologues ne sont pas causalistes ; certains sont intentionnalistes : ils font appel, au niveau individuel, à une explication par les raisons et font porter leurs efforts explicatifs sur les effets sociaux de l’agrégation des croyances rationnelles. Cela signifie-t-il qu’ils distinguent radicalement causes et raisons ? Et expliquent-ils les croyances religieuses par les raisons que des croyants avanceraient eux-mêmes en faveur de leurs croyances ? J’en doute, car cela impliquerait de renoncer à la sorte d’explication des comportements que les sciences sociales, me semble-t-il, encouragent.

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Si vous dites qu’une personne agit d’une certaine façon en vue du bien, et que cela constitue sa raison d’agir, votre explication n’est pas causale, mais finaliste. (Si cause il y a, c’est ce qu’Aristote appelait une cause finale.) Sur toute cette question, il conviendrait de reprendre la discussion à partir de l’opposition entre Elizabeth Anscombe et Donald Davidson5. Pour la première, les agents rationnels ne sont pas assimilables à des entités physiques, et c’est ce que veut dire qu’ils ont des raisons (bonnes ou mauvaises) ; alors que pour le second, si la description du comportement des agents rationnels fait appel à des concepts irréductibles à des états et des événements physiques, ces agents n’en sont pas moins des entités strictement matérielles – d’où le naturalisme élargi. Il va de soi aussi que la question du libre- arbitre, si discutée aujourd’hui dans la philosophie de l’action, est ici importante. Il ne suffit pas de dire que la sociologie n’est pas intégralement déterministe (dans la lignée de Pierre Bourdieu), qu’elle s’intéresse aussi aux raisons (dans la lignée de Raymond Boudon), pour que la question de savoir ce que veut dire d’avoir des raisons (bonnes ou mauvaises) soit réglée.

18 Certes, les sciences religieuses n’ont pas pour finalité de déterminer si les fidèles se trompent ou non ; elles ne posent pas la question de la vérité éventuelle des croyances religieuses ; elles entendent expliquer, si je comprends bien, pourquoi ceux qui en ont (ou n’en ont pas) les ont (ou ne les ont pas). Ce que je souhaitais faire dans mon article, c’était comparer cette ambition et celle des épistémologues s’interrogeant pour leur part sur la légitimité épistémique des croyances religieuses. Il me semble que le sociologue, s’il pratique une suspension au sujet de cette légitimité, n’en est pour le moins conduit à les expliquer comme si elles n’étaient pas épistémiquement légitimes, voire en partant du principe qu’elles ne le sont pas. Il lui faut alors les expliquer autrement que par leur vérité. Que se passe-t-il alors, d’une part si elles sont vraies et, d’autre part, si elles sont épistémiquement légitimes ? Rien n’est à changer en ce cas dans le projet des sciences humaines et sociales ?

19 Charles-Henry Cuin dit que les résultats des sciences sociales sont « considérables ». S’agissant des croyances religieuses, les résultats me semblent au contraire fort limités, pour les raisons que j’ai avancées, et aussi peu originaux. Sans remonter à l’Antiquité grecque ou latine, l’essentiel n’est-il pas déjà dans L’Histoire naturelle de la religion de Hume ? Bien sûr, les sciences sociales des religions procèdent à des enquêtes empiriques que les philosophes du passé ne pratiquaient pas. Mais je parle des présupposés les plus fondamentaux et de l’attitude épistémologique adoptée généralement dans les sciences sociales. Y a-t-il en cela de remarquables « avancées », comme on dit aujourd’hui ? Je ne vois pas ce qu’on a ajouté dans les sciences sociales à la critique sceptique et relativiste de la religion, telle qu’elle s’est pratiquée depuis bien longtemps en philosophie. S’il m’est répondu que c’est la même chose s’agissant de la thèse que je défends – qu’est-ce d’autre qu’une vieille antienne de la philosophie chrétienne ? – j’en suis bien d’accord.

20 Charles-Henry Cuin présente mon attitude intellectuelle comme « post-séculariste »6. Peut-être faut-il la caractériser de « pré-kantienne », voire de « pré-humienne », plutôt que de « post-quoi que ce soit 7». Quant au caractère quelque peu inquiétant pour les Archives de sciences sociales des religions qu’un article comme le mien, avec son contenu si douteux, ait pu y être publié, ne doit-on pas plutôt louer l’ouverture d’esprit – une vertu d’éthique intellectuelle – des responsables de la livraison dans laquelle l’article a paru, et étendre la louange à la direction de la revue ?

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NOTES

1. ST, II-IIae, 2, 1. Le contexte indique clairement que Thomas parle de la foi. 2. À la page 255 de son article, Charles-Henry Cuin semble penser qu’un inductiviste, comme Swinburne, est conduit à penser que les théories scientifiques sont incertaines. On peut soupçonner que, pour lui, les critiques poppériennes de l’induction sont justifiées. Le livre de Stove, 1982, n’est décidément pas assez connu ! 3. On ne peut que conseiller à cet égard de prendre connaissance du cours de Claudine Tiercelin au Collège de France, lors de l’année 2015-2016 : . 4. Pour paraphraser une remarque de Wilfrid Sellars (1992 [1963] :87). 5. À ce sujet, le livre de Ford, Hornsby and Soutland (eds.), 2011, est recommandable, mais aussi le chapitre 6 de Descombes, 2013. 6. Je suppose que c’est une allusion à Blond (ed.), 1998. Mais il suffit de jeter un coup d’œil au contenu de ce livre pour s’apercevoir qu’il est fort éloigné de la sorte de philosophie de la religion que je m’efforce de pratiquer et de ce qu’on appelle « Radical Orthodoxy » (John Milblank, Catherine Pickstock, Graham Ward). 7. Voir Wolterstorff, 1998 ; voir aussi le prologue (« Pourquoi Hume et Kant ont eu tort de rejeter la théologie naturelle ? ») de l’édition française de Swinburne, 2015.

AUTEUR

ROGER POUIVET

Université de Lorraine, LHSP-Archives Poincaré (UMR 7117) - Institut Universitaire de France – [email protected]

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