5 LE RÉALISME PICTURAL

Le réalisme pictural est une notion qui n’est pas facile à cerner. Si l’on prend comme point de départ l’affirmation que les peintres représentent dans leurs toiles la vie quotidienne, l’histoire contemporaine, le paysage, toutes sortes de personnages (issus de la paysannerie, de la classe ouvrière, de la bourgeoisie, etc.) tels qu’ils sont en réalité, tels que les voient les artistes, le terme pourrait être appliqué à Millet et aux paysagistes de l’école de Barbizon, à Courbet, Daumier, Manet, ainsi qu’aux impressionnistes, pour n’en citer que quelques-uns. Ce qui lie les peintres cités, c’est également leur recherche de la modernité et le rejet des valeurs prônées par l’Académie qui continue à dominer le monde de la peinture et qui veut être la gardienne des traditions tant en ce qui concerne le choix des thèmes que les techniques utilisées par les artistes. Ceux-là privilégient les sujets sociaux et sont encouragés et soutenus par certains critiques d’art, surtout Champfleury31, ardent défenseur du roman réaliste. Dans leurs œuvres, l’inspiration littéraire, mythologique ou religieuse disparait au profit de la représentation du réel. Les réalistes deviennent témoins d’une époque marquée par la nostalgie du passé, mais aussi par l’évolution sociale accompagnée de progès technique que l’on ne peut arrêter et qui conditionne la vie de la classe ouvrière et celle des paysans. Les sources que nous avons consultées mettent l’étiquette de « réaliste » sur un groupe de peintres beaucoup plus restreint et y intègrent , Camille Corot, Jean- François Millet, Honoré Daumier, Henri Fantin-Latour, Édouard Manet et .

31 Jules François Félix Husson, dit Fleury ou Champfleury (1821-1889) est un écrivain, journaliste et critique d’art, ami de V. Hugo et de G. Flaubert. L’un des fondateurs de la revue Le Réalisme, il encourage les représentants de ce mouvement dans la littérature, ainsi que dans la peinture.

44

En 1855, Gustave Courbet (1819-1877) résume l’esprit de son œuvre dans une simple phrase qui apparaît dans le catalogue rédigé pour son exposition particulière : « Faire de l’art vivant, tel est mon but ». Nombreux sont les tableaux qui montrent la réalisation concrète de cette intention de l’artiste. Courbet entend peindre ce qui l’entoure, ce qu’il voit et tel qu’il le voit. Parfois, il se heurte à l’incompréhension du public, certaines de ses œuvres suscitant même un scandale, comme c’est le cas de son Enterrement à Ornans dont nous parlons dans un chapitre particulier. Au Salon de 1850, il expose le tableau Les Casseurs de pierre qui, de nos jours, n’est connu que grâce à la photographie, car il est détruit en 1945 lors du bombardement de Dresde où il faisait partie des collections d’une galerie. Deux hommes, un vieillard et un jeune, font du gravier pour les routes, un travail fort épuisant. Même si l’artiste a déclaré que l’objectif de ses œuvres n’était pas didactique ou propagandiste, on peut constater que cette toile est une critique de la société du XIXe siècle. Le tableau, lors de son exposition, est l’objet de divers commentaires, dont celui du philosophe Pierre-Joseph Proudhon selon lequel il est un symbole philosophique et un manifeste social. Mais Courbet ne se limite pas, dans sa création, aux sujets sociaux. Il peint des paysages, portraits, natures mortes, scènes de chasse ou de guerre et des nus. Dans le chapitre consacré aux œuvres d’art qui ont scandalisé le public, nous présentons l’une de ses toiles les plus célèbres : L’Origine du monde. Une autre, visible au Musée d’Orsay, L’Atelier du peintre (1854), est qualifiée par Courbet d’une « allégorie réelle ». D’ailleurs, son titre complet est : L’Atelier du peintre. Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique. Ce chef-d’œuvre monumental a été exécuté pour le Salon de l’Exposition Universelle à en 1855. Comme il est refusé par son jury, Courbet décide de l’exposer avec plusieurs

45

autres tableaux dans son propre pavillon, construit à quelques pas de l’entrée du Salon officiel. Cette immense toile (361 x 598 cm) suscite de nombreuses polémiques, et son caractère mystérieux des interprétations, parfois singulières, comme ce geste de la main droite du peintre dans lequel certains voient la main de Dieu de la Création d’Adam, peinte par Michel-Ange sur le plafond de la chapelle Sixtine au Vatican. Le tableau réunit dans un même espace et au même moment une trentaine de figures réparties en deux groupes avec, au milieu, l’autoreprésentation de l’artiste peintre accompagné d’une femme nue, sa muse, la Vérité. L’enfant pieds nus dans ses sabots qui regarde le tableau symbolise l’innocence, la liberté, la vie. Le peintre, habillé d’un costume élégant, travaille à un paysage de sa Franche-Comté natale prouvant ainsi son attachement à ses origines. Le magnifique ciel du paysage est selon Delacroix « un vrai ciel au milieu du tableau ». À gauche, Courbet a peint ceux qui d’après lui « vivent de la mort », les exploités et les exploiteurs. Il s’agit des figures-types représentant un juif, un républicain de 1793, un braconnier, un faucheur et un ouvrier, symbolisant les classes sociales les plus pauvres, un curé, une mendiante, un chasseur dont les traits, surtout la barbiche, rappellent Napoléon III. Cette dernière figure est rajoutée plus tard. Dans la partie droite sont représentés ceux qui soutenaient Courbet dans son art. Il s’agit de véritables portraits : celui d’Alfred Bruyas, son premier mécène et collectionneur, du philosophe Pierre-Joseph Proudhon, de Champfleury (le théoricien du réalisme) et de Baudelaire représenté en train de lire. Le couple du premier plan doit personnifier les amateurs d’art, celui près de la fenêtre l’amour libre. La guitare, la dague et le chapeau noir posés par terre dénonceraient l’art académique. L’emblématique tableau L’Atelier du peintre, plein de références, n’arrête pas d’intriguer les chercheurs qui lui

46

trouvent différentes interprétations. L’historienne de l’art, Hélène Toussaint essaie de donner aux figures, à gauche du tableau, des noms de personnalités de l’époque. Ainsi, le juif au turban pourrait être le Ministre des Finances Achille Fould, le turban est éventuellement une toque et dans ce cas, l’homme serait Lajos Kossuth (révolutionnaire hongrois), le braconnier portant une blouse blanche et un foulard brun serait représenté par Giuseppe Garibaldi, homme politique italien et ainsi de suite. Tout comme le pratiquaient d’autres peintres, Courbet combine dans ce tableau plusieurs genres : scène d’intérieur, autoportrait, portrait et paysage.

L'Atelier du peintre

Au Salon de 1857, Courbet présente son tableau Les Demoiselles des bords de la Seine. Deux jeunes femmes, allongées au bord de l’eau, reposent parmi les fleurs. La scène reflète les loisirs contemporains et annonce en quelques sorte Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Selon le philosophe Proudhon, qui souligne l’érotisme de cette œuvre, il s’agit d’un tableau social dénonçant les femmes de vertu légère. Honoré Daumier (1808-1879) est non seulement un célèbre caricaturiste, mais aussi un peintre, lithographe et sculpteur. Dans ses œuvres, il se penche sur la vie quotidienne du petit peuple et y projette ses idées politiques

47

et sociales. En 1832, le journaliste Charles Philipon l’engage à La Caricature, qui devient plus tard Le Charivari32. Sur les pages du journal, Daumier, par ses dessins, attaque violemment le régime politique. Dans une planche célèbre, il dénonce sa cruauté et rend hommage aux victimes de la rue Transnonain33 (La Rue Transnonain, le 15 avril 1834). Il y représente une histoire sanglante, liée à la répression, menée contre le mouvement républicain, pendant laquelle tous les habitants de la maison d’un insurgé, y compris les enfants, sont massacrés. La diffusion de cette lithographie, accompagnée du commentaire du journaliste Charles Philipon, quelques mois après l’événement a un tel retentissement que Louis-Philippe donne l’ordre de détruire tous les exemplaires qui sont disponibles sur le marché. Par la suite, Daumier se consacre à la satire des mœurs bourgeoises, conjugales, financières et judiciaires, produisant plusieurs séries, comme celle des Gens de justice. Dans ses dessins, il fustige la société parisienne de son temps, tout comme le fait Balzac dans sa Comédie humaine. À partir de 1848, c’est la peinture qui l’intéresse davantage. Il privilégie les sujets sociaux, ce que reflète son tableau réaliste Le wagon de troisième classe (peint entre 1863 et 1865) montrant quelques voyageurs accablés par la misère. Au premier plan, la femme au panier attire l’attention du spectateur en le fixant de son regard sombre. Ses mains, posées sur le panier, évoquent la prière. Prie-t-elle pour demander de l’aide ? Les tonalités sombres de la toile ne font que renforcer le sentiment de pitié que l’on ressent en l’observant.

32 Le Charivari est un journal satirique, fondé par Charles Philipon, qui paraît de 1832 à 1937. À ses débuts, c’est la tribune de l’oppostion républicaine à la Monarchie de Juillet. Parmi les caricaturistes qui travaillent pour ce journal, on compte, à part Daumier, le photographe Nadar et le peintre, illustrateur et sculpteur Gustave Doré. Le nom commun charivari désigne, entre autre, un bruit assourdissant, un vacarme. 33 l’actuelle rue Beaubourg

48

Une autre toile de Daumier, La Blanchisseuse (peinte vers 1863), témoigne de l’intérêt que l’artiste porte à la classe ouvrière urbaine. Une femme, chargée d’un baluchon de linge mouillé, revient du lavoir sur la Seine où elle exerce un travail dur et répétitif. Elle aide sa petite fille à monter la dernière marche du rude escalier. La petite porte dans sa main un battoir, symbole du destin qui l’attend à l’âge adulte. Les deux figures traduisent l’effort et la fatigue. Les contours des maisons au second plan laissent deviner les demeures de la bourgeoisie qui employait les femmes du peuple comme blanchisseuses et repasseuses. Le fleuve marque la frontière divisant les deux mondes, celui de la classe laborieuse et des bourgeois. Les couleurs utilisées par le peintre, le contraste des parties sombre et lumineuse du tableau ne font qu’accentuer les différences qui existent entre ces deux mondes. Il existe trois versions de La Blanchisseuse dont la plus célèbre est accrochée au musée d’Orsay. On sait que Daumier habitait dans l’île Saint-Louis, sur le quai d’Anjou, et qu’il a peint à plusieurs reprises ces femmes qui revenaient de leur travail.

La Blanchisseuse

49

Daumier est l’auteur de plusieurs petits bustes d’hommes politiques d’extrême droite que lui a demandés le journaliste Charles Philipon. Le sculpteur a éxécuté des terres cuites d’un expressionnisme saisissant qui montrent, encore une fois, son talent de caricaturiste. Quand on prononce le nom de Gustave Caillebotte (1848- 1894), c’est le mécène des impressionnistes qui nous vient aussitôt à l’esprit. Limiter le personnage à son rôle de mécène serait une erreur, puisque Caillebotte est un peintre remarquable, redécouvert dans les années 1970. Ce peintre, mécène et collectionneur, héritier d’une grande fortune, soutient ses amis Manet, Monet, Renoir ou Cézanne. Il achète leurs toiles, ainsi que celles de Pissarro et de Degas, et constitue une magnifique collection qu’il va léguer à l’État. Il s’implique personnellement dans l’organisation des expositions impressionnistes qu’il finance en même temps. Mort à l’âge de 45 ans, il laisse plus d’une centaine d’œuvres. Les Raboteurs de Parquet, son tableau peut-être le plus connu aujourd’hui, est refusé par le jury du Salon de 1875. Après cet échec, Caillebotte décide de se joindre aux peintres impressionnistes et présente le tableau à leur seconde exposition en 1876. Les réactions que sa toile provoque sont mitigées. Certains critiques admirent sa modernité, d’autres la jugent trop réaliste, bourgeoise, allant à l’encontre de la représentation artistique, puisqu’elle est, selon eux, « transparente ». Même Zola, qui défend les peintres refusés par le Salon, dénonce le réalisme photographique du tableau dont il donnera le commentaire suivant : « Caillebotte a exposé Les Raboteurs de Parquet et Un jeune homme à sa fenêtre, d’un relief étonnant. Seulement, c’est une peinture tout à fait anti-artistique, une peinture claire comme le verre, bourgeoise, à force d’exactitude. La photographie de la réalité, lorsqu’elle n’est pas rehaussée par l’empreinte originale du talent artistique, est une chose pitoyable ».

50

Le tableau est l’une des premières représentations d’ouvriers de la ville, une étude documentaire de leur travail, considéré comme un sujet novateur. Trois hommes rabotent le parquet dans un grand appartement parisien. On ne distingue que partiellement leurs visages, deux semblent discuter entre eux. Agenouillés, ils effectuent un travail fort fatiguant tant par la pose que par les efforts physiques qu’il demande. En représentant les outils et autres accessoires (un marteau, une lime, des sacs à outils, une bouteille de vin et un verre rempli), Caillebotte souligne le réalisme du sujet.

Les Raboteurs de Parquet

Caillebotte vit l’époque des modifications architecturales qui vont modifier le visage de la capitale française. Napoléon III, voulant moderniser la ville, charge le baron Haussmann, préfet de la Seine, de réaliser de vastes travaux qui entraînent la démolition de quartiers médiévaux aux ruelles étroites et insalubres. L’objectif est de percer de nombreux grands boulevards et avenues pour faciliter la

51

circulation, de construire de nouveaux immeubles, de mettre en valeur les monuments de la capitale et d’en construire d’autres. Les travaux du baron Haussmann auraient modifié Paris à 60%. Le peintre est fasciné par la nouvelle physionomie de Paris, due à Haussmann, et ne manque pas de rendre ses impressions dans un tableau intitulé Rue de Paris, temps de pluie (1877). Il y représente les traits caractéristiques du Paris haussmannien : des immeubles alignés le long des nouveaux axes de communication qui, eux, débouchent sur un carrefour en étoile. Les chaussées sont larges, pavées régulièrement, le réverbère signale l’installation de l’éclairage public moderne. Au loin, on voit un échafaudage symbolisant la poursuite de l’ubanisation. L’élégance et l’harmonie qui se dégagent du tableau sont rehaussées par l’utilisation du gris et du noir. Certains voient dans ces couleurs l’intention de l’artiste d’exprimer une vision triste et monotone de Paris, la solitude des personnages et vont même à prédire que le couple au premier plan ne durera pas longtemps...

Rue de Paris, temps de pluie

52

Dans le contexte du réalisme, Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) est une figure particulière. Celui dont Degas dit qu’il est « toujours le plus grand et [qu’] il a tout anticipé » reste encore aujourd’hui difficile à ranger de façon claire dans un courant pictural. Les uns le considèrent comme l’un des fondateurs de l’école de Barbizon, les autres le qualifient de précurseur des impressionnistes ou bien le classent parmi les réalistes. Corot, avec son esprit libre, reste en marge des courants artistiques qu’il voit évoluer durant sa vie. Il est de formation classique (pour certains historiens d’art et critiques, c’est le dernier peintre de l’école néoclassique), mais ses œuvres portent les marques du romantisme, du réalisme ou du naturalisme. Corot voyage beaucoup : il séjourne à Rome à plusieurs reprises, parcourt les provinces françaises, de temps à autre il travaille à Barbizon. Les sujets qu’il peint sont très variés. Le possède 134 de ses tableaux qui évoquent les aspects les plus divers de son inspiration et les étapes de sa carrière. On peut y admirer des paysages de France et d’Italie, des figures, des portraits, le fameux Souvenir de Mortefontaine, etc. Les peintures très personnelles de Corot attirent l’attention de ses contemporains et elles sont reçues favorablement. Zola voit en lui un précursseur de Pissarro, mais son jugement n’est fondé que sur les derniers paysages de l’artiste. Même s’ils constituent une grande partie de la production de Corot, l’artiste s’intéresse également aux portraits et figures, comme nous l’avons déjà constaté. Pour que notre lecteur puisse se faire une idée des tableaux de ce peintre, nous reproduisons ici deux de ses œuvres : Le Beffroi de Douai (1871) et La Dame en bleu (1874), exposés au Musée du Louvre à Paris.

53

Le Beffroi de Douai

En 1871, Paris est en pleine ébullition révolutionnaire. Pour échapper à la Commune de Paris, Corot se réfugie à Douai où il peint un des derniers chefs-d’œuvre de sa vie. Il réussit une image paisible qui invite le spectateur à se promener dans les rues de cette ville du Nord. La Dame en bleu, cette magnifique figure féminine, éblouit par son élégance, la grâce de son visage et le naturel de sa pose.

54

La Dame en bleu

Notons encore que Corot, très apprécié par les amateurs d’art, est l’un des artistes les plus visés par les faussaires. Heureusement, des centaines de ses œuvres ont été authentifiées et sont réparties dans les collections du monde entier. En France, les musées du Louvre et d’Orsay à Paris et, en province, les musées de Reims et de Strasbourg conservent le plus grand nombre de ses tableaux.

55

En ce qui concerne Jean-François Millet (1814-1875), grande figure de l’école de Barbizon, nous le présentons dans le chapitre consacré à cette école picturale. Édouard Manet (1832-1883) est associé au réalisme grâce à certaines de ses peintures, dans lesquelles il exprime son engagement politique. Son tableau L’Exécution de Maximilien est une critique de la désastreuse campagne au Mexique de Napoléon III. L’œuvre étant censurée par l’empereur, Manet ne peut l’exposer au public sous le Second Empire. L’œuvre de Manet marque une étape importante dans la peinture du XIXe siècle. Toute une génération d’artistes subit son influence et le respecte beaucoup. Pour ces raisons, nous lui réservons un petit chapitre particulier.

56