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Les dessins de CAILLEBOTTE @ Hermé, mai 1989 Editions Hermé 3, rue du Regard — 75006 Tél. : (1) 45 49 12 50 ISBN : 2-86665-084-0 Maquette : Jacques Blot JEAN CHARDEAU

Les dessins de CAILLEBOTTE

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LES DESSINS DE

par Kirk Varnedoe

. our la plupart des gens, l'étiquette ture linéaire, et sur des études de détail soi- Mais Caillebotte utilisa ces méthodes clas- « '« Impressionnisme » suggère un art gneusement assemblées. siques d'une façon très personnelle. En p basé sur une réponse immédiate et construisant délibérément des perspectives spontanée aux impressions fugitives de la cou- Je me rappelle l'émotion que j'ai ressen- inhabituelles telles celles que donnent des pri- leur et de la lumière naturelle. tie, lorsque, grâce à la bienveillante coopé- ses de vue avec un grand angle, Caillebotte Nous attendons de la peinture présentée par ration des descendants de l'artiste, j'ai a su acquérir un sens dramatique original, les impressionnistes aux expositions des découvert les études de perspective et de sil- novateur, avec des premiers plans imposants années 1870 de s'intéresser à ce qui est ins- houettes qui ont préfiguré l'exécution et des perspectives fuyantes. Il a donné à ses tantané et fugitif, et d'être exécutée comme d'oeuvres comme « Rue de Paris ». Ces des- personnages un réalisme particulier par les une rapide esquisse. Le seul peintre qui sins prouvent combien sont injustes les criti- bizarreries des attitudes inhabituelles dans des échappe à cette règle est évidemment Edgar ques de l'époque, qui ont eu tort de suggérer gestes spécifiquement ordinaires, et en parti- Degas. Bien que ses peintures captent une cer- que «Caillebotte considère la composition culier n'a pas idéalisé les vêtements modernes. taine spontanéité et un mouvement instan- d'un tableau comme une affaire indigne de C'est la combinaison dans ses meilleures tané, leurs compositions construites, leurs lui... ses personnages sont groupés au œuvres de ces rigoureux espaces et de ce goût lignes saillantes montrent que ses dessins sont hasard... Caillebotte n'a pas appris la pers- spécifique dans l'originalité de la réalité obser- le fruit d'une préparation soigneuse et pective...». Ces dessins confirment, au vée qui donne à l'art de Caillebotte sa qua- patiente. L'autre exception, à l'intérieur du contraire, ce qu'écrit Georges Rivière : « Ceux lité intrinsèque et personnelle. Construisant noyau du groupe des impressionnistes, est qui ont critiqué ce tableau (« Rue de Paris ») sa vision à partir de ses dessins préparatoires Gustave Caillebotte. n'ont pas songé combien il était difficile et élaborés avec soin, Caillebotte était capable Dans le cas de Caillebotte une préparation quelle science était nécessaire pour mener à de saisir et de transcrire, à partir de sensations soignée, qui est mise en évidence dans les fini- bien une toile de cette dimension. » La grande fugitives de la vie moderne (son frère regar- tions scrupuleuses de ses œuvres principales majorité des dessins de Caillebotte qui ont été dant par la fenêtre, des passants marchant au comme « Rue de Paris », « Temps de pluie » conservés sont des études de travail pour des coin d'une rue), une étrange impression de et « Pont de l'Europe », obéit à un motif dif- vues de rues de villes ou des scènes d'inté- temps suspendu, et des espaces déformés par férent. Si la magie picturale de Degas adopte rieur; elles datent des années 1870 à 1880. une psychologie subjective. la technique d'Ingres pour saisir le monde Un peintre académique de l'époque Par sa vision de la modernité bizarrement rapide de Monet et de Renoir, celle de Cail- n'aurait rien trouvé d'anormal dans cette « archaïsante » et par son ambition de créer lebotte trouve dans la réunion entre les sujets méthode de base qui consistait à concentrer de grandes images, qui se révéleraient confor- strictement modernes et les méthodes pure- les espaces dans la perspective grâce à une mes à la fois à la sensation immédiate et à ment traditionnelles le pressentiment d'une règle et à des calculs très poussés ; il a des- l'ordre logique du grand art traditionnel, autre vision de la modernité proche de la rapi- siné les personnages séparément pour les Caillebotte était une « anomalie » au sein du dité émotionnelle que l'on trouve dans la reproduire ultérieurement sur la toile au groupe de ses amis comme Monet et Pissarro. peinture de Seurat. moyen de calques. Les petites études de pers- Ce n'est que bien plus tard, grâce à une Lorsque j'ai commencé à être fasciné par pective pour des tableaux comme le « Pont œuvre comme «Un dimanche d'été à la la peinture de Caillebotte au milieu des années de l'Europe» suggèrent la possibilité d'une Grande Jatte » de Seurat, que l'originalité de 1970, ses dessins n'étaient pas connus. Mais nouveauté dans la façon de travailler du pein- l'œuvre de Caillebotte deviendra compréhen- tout dans ses peintures, et en particulier son tre : un instrument optique ou un appareil de sible. Elle se résume en ces termes : les métho- extrême insistance à organiser ses espaces prise de vue photographique, utilisé pour des traditionnelles s'ajoutent au lieu de faire perspectifs, démontre que ses œuvres ont été effectuer une étude préliminaire du motif à obstacle à l'effort de découvrir une vision construites comme une charpente d'architec- dessiner. appropriée à l'expérience moderne. CAILLEBOTTE ET L'IMPRESSIONNISME

utour des années 1860, de jeunes artis- Au printemps suivant, il expose huit livrent à l'artiste désireux de faire une étude de A tes, las de l'enseignement traditionnel, tableaux, dont « Les Raboteurs de parquet ». nu un torse et un buste que les autres corps vont planter leurs chevalets en pleine nature Cette toile est l'une des plus remarquées de de métier n'exposent pas aussi librement. pour peindre directement des paysages clairs cette nouvelle manifestation des « impression- «Les Raboteurs de M.'Caiiiebotte ne sont cer- et lumineux d'Ile-de-France. nistes ». Caillebotte est maintenant un tes pas mal peints et les effets de perspective «impressionniste» à part entière. Il est éga- ont été étudiés par un œil qui voit juste. Je Le chef de file de ces « révolutionnaires » lement le mécène de ses amis dont il achète regrette seulement que l'artiste n'ait pas mieux s'appelle Claude Monet. Il est suivi par choisi ses types, ou que, du moment où il Camille Pissarro, Alfred Sisley, Pierre- les oeuvres majeures. acceptait ce que la réalité lui offrait, il ne se Auguste Renoir, , Frédéric Sans l'aide matérielle de Caillebotte, ils soit pas attribué le droit, contre lequel je puis Bazille, Berthe Morisot, Armand Guillaumin, subsisteraient avec difficultés et auraient tou- assurer que personne n'eût protesté, de les Paul Cézanne. tes les peines du monde à payer le loyer d'une interpréter plus largement. Les bras de ses misérable chambre. raboteurs sont trop maigres et les poitrines Rejeté des salons officiels, ce petit groupe trop étroites. Faites du nu... mais que votre nu décide de monter sa propre exposition, du Il faut dire que la presse n'est pas tendre soit beau, ou ne vous en mêlez pas! 15 avril au 15 mai 1874, parallèlement au avec eux. Dans la quasi-unanimité, leurs «Je ferai à peu près les mêmes observations Salon. œuvres sont condamnées par les critiques. au sujet du Jeune homme qui regarde à la fenêtre. Les objets matériels ne sont pas mal Ils choisissent comme lieu l'atelier d'un de peints et l'artiste a eu surtout le mérite de leurs amis, le photographe Nadar, au 35, bou- bien les placer à leur plan. Mais n'est-ce pas levard des Capucines. Monet y expose une vue un assez piètre emploi de son temps, de sa du bassin du Havre, peinte en 1872, où l'on Louis Enault (Le Constitutionnel, 10 avril 1876), couleur et de sa toile que de les consacrer à voit un soleil orange tenter de percer la brume porte un jugement sévère sur l'exposition de la peindre le dos d'un monsieur habillé d'un pale- qui enveloppe le port. Il intitule son oeuvre rue Le Peletier. tot de drap brun, acheté à la maison de «Impression, soleil levant ». confection qui est — ou qui n'est pas — au « Et cependant, parmi les dix-neuf noms qui coin de la rue ou au coin du quai? Le 25 avril, dans le journal le Charivari, viennent de s'affirmer très audacieusement, il « Le Jeune homme jouant du piano m'inspire Gustave Leroy, par dérision, traite ces nova- y en a qui appartiennent à des hommes aux- des craintes sérieuses... soit que ce beau teurs d'« impressionnistes ». Il a écrit : quels on ne saurait sans injustice refuser toute meuble en palissandre ne soit pas suffisam- « Impression, impression, je me disais aussi, espèce de talent. On en est donc réduit à cette ment calé, soit que les lois de perspective aux- puisque je suis impressionné, il doit y avoir alternative... de se demander si en organisant quelles, j'ai hâte de le dire, M. Caillebotte se de l'impression là-dedans. » Nul doute que cette exposition les Intransigeants ont cédé à montre ordinairement plus fidèle, n'aient pas Gustave Caillebotte est très intéressé par cette un égarement passager ou s'ils ont entendu été aussi strictement observées, l'instrument exposition. Il est vraisemblable que Caille- porter un défi à la patience du public... de musique menace de devenir un instrument botte connaît déjà Degas par une relation «Que M. Gustave Caillebotte sache son métier de torture ; on craint à chaque instant de le commune, le peintre Bonnat, et qu'il a donc c'est ce qu'il ne viendra à personne l'envie de voir tomber sur ce bon jeune homme qui va déjà rencontré les peintres « impressionnis- contester. Il y a certainement un faire assez être infailliblement écrasé. » habile dans les deux tableaux qu'il vient de tes ». Il semble admis qu'en 1875, Caillebotte consacrer à la gloire de MM. les Raboteurs de Dans cet article, Caillebotte est un des expo- propose au jury du Salon officiel « Les Rabo- parquet qui peut-être ne s'attendaient pas à sants le moins maltraités. Il est à noter cepen- teurs de parquet » et qu'à la suite du refus de tant d'honneur. Le sujet est vulgaire sans dant que si Degas, comme Pissarro et Renoir, son oeuvre, il embrasse définitivement la cause doute, mais nous comprenons pourtant qu'il est fort critiqué, son Bureau du Coton est des «impressionnistes». puisse tenter un peintre... [les Raboteurs] apprécié. cc L'air dans lequel se meuvent les personnages rement. Sur le côté, les tilleuls heureusement animés et inanimés de M. Caillebotte est lourd symétriques se perdent, ombrageant des cor- et gris, chargé de brumes ternes. L'impression beilles fleuries, où les couleurs crûment rouges R. Lepelletier (Le Radical, 8 avril 1877), sans de pluie, cherchée par l'artiste, est obtenue. des pélargoniums bordés d'herbe ressortent en s'associer aux ricanements de la foule, estime La Rue de Paris est un tableau d'une valeur répandant comme une clarté gaie derrière ce cependant l'exposition étrange, disparate, artistique réelle et frappante. Tant pis pour recueillement terne de provinciales ennuyées. » déconcertante : ceux qui veulent n'y voir qu'une tentative «... à côté de ces morceaux que j'avoue ne excentrique. pas comprendre... il est à l'exposition de la «M. Caillebotte a exposé en outre un Pont de rue Le Peletier des œuvres d'une valeur réelle l'Europe où se retrouvent les défauts et les E. Véron (L'Art, 1880, t. Il, p. 93). On retrouve et qui demandent l'attention et le sérieux exa- qualités de l'Effet de pluie. Un Portrait de une nouvelle fois ici le reproche fait à Caille- men de tout homme d'art de bonne foi.» vieille femme, et des Peintres en bâtiment botte de mépriser les lois de la perspective : d'une touche bien grise et bien maussade, Toute la suite de l'article est consacrée à complètent l'exposition intéressante de «Une Scène d'Intérieur amuse beaucoup les l'envoi de Caillebotte, le commentaire des M. Caillebotte.» visiteurs. Une grosse femme à la joue lie-de- autres œuvres étant annoncé pour un autre vin, fleurie de poudre de riz, est assise et lit. article. A côté d'elle sur un canapé qui touche à sa «L'œuvre la plus saillante de l'exposition est la chaise, est couché un homme qui lit égale- Rue de Paris, impression de pluie de M. Gus- ment. Cet homme, le mari sans doute, est tave Caillebotte. Il y a du talent et beaucoup Jacques (L'homme libre, 12 avril 1877) pro- réduit à des proportions infinitésimales ; sa lon- de talent dans cette toile que la bizarrerie de teste contre le parti pris de critique à l'égard gueur totale des pieds à la tête équivaut à des œuvres exposées : «Tout n'est pas beau peine à la longueur de la tête de sa femme. certains détails et le heurté du rendu n'empê- sans doute... mais le talent, le mérite incontes- cheraient point, selon moi, de figurer avec tables existent.» Il note que «quatre impres- « On a beaucoup ri du petit mari de M. Caille- honneur à côté des tableaux consacrés par le sionnistes se sont donné la mission de botte. Est-ce à dire que M. Caillebotte ignore à suffrage du Jury des Champs-Élysées. reproduire Paris; Renoir : le bal, Degas ; le ce point les lois de la perspective? Non. Mais «C'est un carrefour spacieux avec ses trottoirs théâtre et le café-concert, B. Morisot : le bou- c'est encore une convention qu'il a couchée en et ses pavés lavés par l'eau du ciel comme les doir, Caillebotte a choisi la rue : joue. Évidemment, quand il a fait son tableau, mauvaises briques d'Amsterdam par les ména- l'exiguïté du local l'a forcé à se placer trop gères hollandaises. Chaque pavé se détache « La rue de Paris par un temps de pluie près de la femme et il n'a pas voulu corriger avec une précision inouïe, on peut les déroute toutes les traditions. Des maisons bien le défaut apparent que lui imposait la vérité compter, les mesurer, les étudier en géologue, bâties, somptueuses, sans effet de tuiles des choses. Une feuille de saule peut cacher le en chimiste, en géomètre et en paveur. anciennes ni de mousses, avançent en une monde si on la rapproche suffisamment de I'oeil ; il est vrai qu'il aurait pu atténuer cette «Au premier coup, le défaut, le vice plutôt de saillie hardie leur angle sur un pavé lavé, net, l'impressionnisme nous saute aux yeux. C'est mesuré avec une patience — qui me chagrine impression en faisant sentir un espace quel- l'exagération du détail, c'est le grandissement un peu — et là des promeneurs hâtifs en conque entre la chaise de la femme et le de l'accessoire, c'est le soin, le toucher, la habits modernes — que dis-je, à la dernière canapé du mari. lumière, le talent de l'artiste concentrés sur les mode — se pressent sous leurs parapluies «Dans un café (n° 6). Un personnage debout, objets secondaires, c'est I'oeil du spectateur ruisselants. se présente de face, appuyé sur une table de tiraillé en tout sens par les choses de seconde «Le groupe du premier plan me paraît un peu café. importance et de troisième plan, traitées et grandi, étant posé le rapprochement de l'hori- «Au milieu de tous les défauts de dessin et de mises en avant comme les masses principales zon. Les personnages, la femme exceptée, ont couleur qu'on pourrait relever dans cette et les points capitaux de la composition. Le quelque mollesse et manquent peut-être de la figure, il n'est que juste de reconnaître qu'elle talent de l'artiste et l'attention du spectateur distinction voulue. Mais les comparses de la a une intensité de vie moderne bien remarqua- s'éparpillent également dans cette diffusion. perspective sont si alertes, si complets, ils ont ble. Il est facile de trouver dans un certain «Continuons l'examen de la toile de M. Caille- un tel diable au corps, tout ce monde se meut monde ce personnage. C'est un type saisi sur botte : sur ce pavé net, méticuleusement net- si aisément par le vaste carrefour, dans une le vif et qui appartient bien réellement à notre toyé... plusieurs groupes circulent. Ils circulent tonalité grise, savamment mouillée, que je ne époque.» réellement, car c'est le grand talent de M. Cail- me sens pas le courage d'accabler les acteurs lebotte de donner une intensité de vie extraor- principaux. Néanmoins je préfère cent fois Le De plus, des difficultés surgissent entre les Pont de l'Europe, dont la composition sobre dinaire à tous les personnages de sa offre plus de vérité en même temps que plus organisateurs des expositions et les peintres. composition. Il la distribue trop même cette de grâce. Le ciel est d'azur, le temps clair En 1877, Degas écrit à Caillebotte afin de lui vie, puisqu'il en doue des objets qui en sont accuse les ombres durement et sur l'espace faire part de ces contretemps qui se produi- aussi dépourvus que des parapluies ou des immense qui court jusqu'à la Trinité, qu'on sent et des défections de certains artistes. Les roues de voiture. devine, deux silhouettes particulièrement se dissensions n'iront qu'en s'aggravant. «Deux figures au premier plan se détachent en dessinent : un jeune oisif précédant une élé- pleine clarté crue; un monsieur et une dame, gante, exquise sous la transparence de son costume moderne, physionomies contem- voile moucheté; la figure de l'ouvrier accoudé poraines, abrités sous un parapluie... sur la balustrade est audacieuse, elle coupe «Au deuxième plan, autre monsieur à para- l'action, cependant qu'elle est une nécessité. DEGAS À CAILLEBOTTE pluie, levant avec précaution le pied droit, « Le peintre ne pouvait laisser tout le devant de s'appuyant du talon et faisant seulement porter sa toile complètement vide. C'est du tact que Dimanche s.d. (1877) la pointe du pied gauche sur le pavé mouillé. de l'avoir compris. Les Portraits à la campa- Très vivante aussi cette figure; l'homme mar- gne : toute une famille, mère, fille, grand- Eh bien, maître Caillebotte, ça ne marche pas? che et l'on suit sur le pantalon le jeu des mus- mère, amie cousant ou tapissant honnêtement Dites-le sérieusement !??! Sisley renonce. J'ai cles. Au fond de la toile s'ouvrent, profondes, auprès du pavillon blanc, dont les fenêtres vu Pissarro ce matin, Cézanne va arriver dans des rues enfonçant leur prolongement dans la entrouvertes envoient des bouffées de parfums quelques jours, Guillaumin le verra de suite. ville. bourgeois, sont d'un achevé qui m'effraie légè- Monet ne sait encore qu'une chose, c'est qu'il n'envoie pas au Salon. Manet a persuadé à une dame dont Forain faisait le portrait, que la ho-YI place de Forain n'était pas avec nous... Amen pour le petit Forain. Mlle Cassatt voit demain 4Y Mlle Morisot et saura sa résolution. Nous serons donc presque sûrement : Caillebotte Pissarro Mlle Cassatt Mlle Morisot Monet Cézanne Guillaumin Rouart Tillot Levert Ob, Raffaelli Zandomeneghi Maureau Bracquemond Cazin Degas Mme Cazin * N / fî SJ- y . 's r - Si vous avez le temps, venez me voir dans la journée de demain ou bien, si vous ne l'avez pas, venez chez May demain soir, nous cause- rons. Écrivez à Bellair si vous croyez que nous ne pouvons avoir rien de meilleur marché. A bientôt. Degas ÇaA^:, - tf S*"*"* (*ï? En 1881, Pissarro écrit une longue lettre à Caillebotte pour lui faire part des positions i _ | prises par Monet et Renoir. » U'a^^ Trt.3^^ t*~

PISSARRO À CAILLEBOTTE 9l4d4Ja$A M. Paris, 27 janvier 1881 Mon cher Caillebotte, 24 Je vous prierai de m'excuser de n'avoir pas répondu immédiatement à la lettre que vous 01> m'adressez concernant la demande de rentrée de Renoir et Monet à notre exposition et les conditions que ces messieurs veulent bien nous poser — j'ai dû prendre le temps de la lia.* réflexion. Sans entrer dans tous les détails roulant plutôt sur des questions personnelles, je me déclare tout à fait contre votre idée de placer la ques- tion sur le terrain de l'art, la seule à mon sens a** MM d. *«**- qui suit vraiment grosse de difficultés et faite pour nous diviser tous. Il n'est pas du tout certain qu'avec ce principe, vous, moi et ri 1"-f.'Ay" : même Degas, malgré son grand talent, ayons la chance d'être acceptés par certains artistes aveuglés par leur individualité qu'ils appliquent à tous leurs jugements. ! unrtiL*4 Le seul principe possible, aussi juste que faire se peut, est celui de ne pas laisser des confrè- 44 res que l'on a à tort ou à raison, acceptés, et que l'on ne peut jeter dehors sans façon. C'est aussi une question d'honnêteté. Vous me connaissez assez pour être persuadé que je ne ee4 demanderais pas mieux que d'avoir Monet et fu^ * *rtï>****** Renoir avec nous, mais ce que je trouve sou- tion de l'exposition de 1882 et de sa jalousie sobrement ce qu'il voit, et il fait des chefs- verainement injuste c'est que, nous ayant envers Renoir et Monet. d'œuvre et nous avons les Gratteurs de par- abandonné la maison sur les bras, ne crai- Le 28 janvier Caillebotte a répondu à la let- quet, cette merveilleuse étude de lumière et de gnant pas un seul instant de nous exposer à tre de Pissarro : «Je suis navré de voir que reflets ; L'effet de pluie, son plus grand un fiasco irrémédiable, ils veulent bien vous persistez dans l'opinion de Degas. tableau, une œuvre d'une incroyable vérité; un aujourd'hui, n'ayant pu réussir à l'Officiel, faire Renoir et Monet ne posent aucune condi- petit paysage où l'on voit une barque sur une rentrée avec des conditions posées en tion... ils ignorent ma démarche. Je crois l'eau, sous une pluie de lumière d'une éton- vainqueurs, quand, en bonne justice, on l'exposition impossible cette année... mais nante intensité ; quelques autres coins de terre devrait en subir juste punition des fautes certainement je ne recommencerai pas celle et de ciel, tous très lumineux; des études de commises. de l'année dernière. La vitrine de Degas ne canotiers, qui rappellent des Manet célèbres ; Je le regrette, mon cher Caillebotte, malgré me suffit pas... » enfin de très particuliers tableaux où le peintre mon amitié pour vous et tout ce que je vous tire des effets, d'une esthétique toute nouvelle, dois de reconnaissance, je ne puis accepter de Après avoir vu les tableaux exposés, Jacques de la fuite et des entrecroisements de pâtés de telles propositions. Crevelier (Le Soir, 8 juin 1894) pense que Cail- maisons et de rues, vus du haut d'un cin- Quant à ce que vous me dites de Degas, lebotte s'est réservé, entre les impressionnis- quième étage. avouez que s'il a beaucoup pèche en nous tes, dont les œuvres — grâce à lui — vont dotant de quelques artistes en dehors du pro- sans doute entrer au Luxembourg, une place «Décidément M. Caillebotte a bien fait de ne gramme rêvé, il a eu cependant quelques fois trop modeste : pas s'oublier dans son legs.» la main heureuse; rappelez-vous qu'il nous a Le Journal des Artistes, dont l'enquête, faite amené Mlle Cassatt, Forain et vous, il lui sera « Parmi les toiles exposées rue Le Peletier, quelques semaines plus tôt auprès des person- beaucoup pardonné! quelques-unes sont en effet des chefs-d'œuvre. nalités artistiques les plus célèbres de l'épo- D'après votre lettre je crains que nous n'arri- D'autres à côté ne m'ont pas le moins du que, sur «la Donation Caillebotte» avait eu un vions à nous entendre, mais vous me rendrez monde réjoui l'œil. Toutes m'ont paru avoir un grand retentissement, publie, dans son numéro un jour peut-être justice en constatant le peu point commun : ce sont les travaux d'un cher- du 10 juin 1894, un article signé G. L. [Gas- de solidité du terrain mouvant de l'art. cheur, d'un inquiet. Caillebotte était un inquiet ton Lesaulx] où est reconnue la qualité de Bien à vous. dans sa façon de voir les choses. A force de l'œuvre du peintre ; chercher à distinguer les moindres bizarreries C. Pissarro des ombres et des reflets, les moindres irrégu- «... Le service immense qu'il rendit à l'art, en larités de la couleur, il en arrivait même quel- dotant notre pays des œuvres d'artistes Je n'ai montré votre lettre qu'à Mlle Cassatt quefois à déformer les nuances et les aujourd'hui reconnus malgré des clabauderies, qui est de mon avis. J'en parlerai demain à contours. Lorsqu'il s'agissait d'autre part de des coteries et des envieux, ne doit pas faire Gauguin et Guillaumin. traduire sa vision, il se perdait dans les procé- oublier qu'il fut lui-même un peintre vigoureux, dés. Les théories de ses amis sur la décompo- un amoureux des clartés et des joies du plein Lettre inédite. sition de la couleur l'ont séduit et il s'est air... Cette manifestation n'était pas inutile Collection particulière, Paris. efforcé de les modifier en pratique ; et souvent après les dénigrements systématiques de ces cette double inquiétude de la vision et de la temps derniers. manière l'a égaré dans des complications dan- «Caillebotte s'était voulu le plus humble du N.B. : — Cette lettre du 27 janvier 1881 gereuses, dans des partis pris scabreux et lui groupe d'amis qu'il chérissait et qu'il a glori- répond à une longue lettre de Caillebotte du a fait peindre des tableaux d'une médiocrité fiés par le don qu'il a fait; le public pourra se 24 janvier, lui parlant des difficultés soule- indiscutable. Mais d'autres fois il réussit, il voit rendre compte quelle était la valeur et la sincé- vées par Degas à l'occasion de l'organisa- juste, il se contente de peindre largement, rité de ce vrai peintre. »

LA DÉCOUVERTE DE CAILLEBOTTE

n 1930, Marie Berhaut, ancienne élève Caillebotte n'est considéré, à l'époque, chés à promouvoir le renom de ce peintre au Er de l'École du , attachée au dépar- qu'au plan du mécénat. Rappelons qu'à sa cours de ces quarante dernières années. tement des peintures du musée du Louvre, mort, en 1894, il fait don de sa collection Kirk Varnedoe, professeur d'histoire de devenue par la suite conservateur du musée d'impressionnistes à l'État, collection qui est l'art, actuellement directeur du musée d'Art de Rennes, lui consacre sa thèse. refusée, puis acceptée partiellement sur les moderne de New York, est l'auteur de plu- Elle est la première à redécouvrir les qua- instances de son frère Martial. sieurs ouvrages écrits sur Gustave Caillebotte, lités de la peinture de Gustave Caillebotte, que dont le plus récent vient d'être publié par les ses amis impressionnistes avaient toujours Marie Berhaut écrit en 1968 un premier éditions Adam Biro. considéré comme leur égal. ouvrage sur Gustave Caillebotte et, en 1977 A tous ses amis et défenseurs d'un grand La quasi-totalité de ses œuvres est peu paraît, publié par la Fondation Wildenstein, talent, nous rendons hommage. Leur sagacité connue, les dernières sont demeurées dans le un important catalogue raisonné des peintu- et leur esprit de clairvoyance ont permis de sein familial, ou sont la propriété d'amis, ce res et pastels de Caillebotte. Philippe Brame dévoiler au monde les qualités et le talent d'un qui ne facilite pas la tâche. et Bernard Lorenceau se sont également atta- précurseur. CAILLEBOTTE ET LA PERSPECTIVE

ue reproche-t-on à Gustave Caillebotte Caillebotte adopte une telle méthode pré- Cette méthode de composition n'est pas et à ses amis en 1877 ? liminaire lors de l'exécution de ses premières nouvelle, bien des peintres l'ont pratiquée 0Leur nouvelle «façon de peindre», mais œuvres. Par la suite, lorsqu'il peint ses pay- avant Caillebotte, mais Caillebotte a su aussi cette novation dans la représentation de sages, on ne retrouve que très rarement cal- l'adapter à ses exigences de peintre moderne. la perspective. Gustave Caillebotte est l'un des que ou esquisse. Sa facture se rapproche alors Gustave Caillebotte meurt jeune, en 1894, premiers peintres à appliquer des principes de celle des impressionnistes qui peignent à l'âge de quarante-six ans. Après sa dispari- rigoureux de perspective dans la construction directement sur la toile par touches légères. tion, les critiques sont unanimes pour mettre de ses tableaux comme «Les Raboteurs », Gustave Caillebotte a-t-il utilisé ou non un en avant, non plus seulement son rôle de « Les Peintres en bâtiment », « Rue de Paris appareil photographique avant la réalisation mécène, mais aussi celui d'un grand artiste - temps de pluie », et plus particulièrement de ses esquisses? Il est impossible de répon- peintre contemporain. Malgré tout, son talent « Le Pont de l'Europe». Les lignes de fuite dre avec certitude car nous manquons d'élé- va rester dans la pénombre pendant près d'un sont respectées avec une grande méticulosité. demi-siècle. Un rapide exposé du principe des effets de ments pour l'assurer. Toutefois cette hypo- la distance sur l'aspect des objets permet, à thèse permettrait de confirmer l'exactitude ceux qui ne sont pas familiers avec la pers- mathématique de ses esquisses. pective, d'en comprendre les notions de base. Son frère Martial, avec qui il est très lié, Lorsque l'on apprend à dessiner, une est un photographe émérite non profession- Thiébault-Sisson (Le Temps, 7 juin 1894), méthode consiste à exécuter, avant dessin sur nel. La passion de ce dernier ne serait peut- estime excellente l'idée d'avoir organisé cette le papier, un carré encadrant le sujet à être pas étrangère à la perfection recherchée exposition : reproduire. par Gustave dans ses tableaux. Des centaines «Depuis une dizaine d'années, l'artiste avait Ce carré est très souvent divisé par des de clichés, soit sur verre, soit sur gélatine, de cessé d'exposer, force était donc de s'en tenir lignes verticales et horizontales en un vérita- personnages, de paysages et tout parti- pour juger de son talent aux toiles qu'il avait ble damier. culièrement de vues plongeantes, prises d'un exposées autrefois, et ces toiles n'avaient Ce système permet ainsi de respecter sur le balcon, tendraient à le prouver. Certaines guère eu d'autres mérites que celui d'une fan- taisie trop outrée pour n'être pas voulue et papier les proportions du sujet choisi et la photographies rappellent même dans leur caricaturale. méthode dite du bras tendu avec, dans la recherche les premières œuvres de Caillebotte. « Il est hors de doute qu'en mettant sous les main, un crayon tenu soit horizontalement, La mise en place des personnages sur des yeux du "bourgeois" ses perspectives osées soit verticalement, permet de contrôler l'exac- tableaux comme sur « Le Pont de l'Europe » de boulevards vus d'un cinquième étage, Cail- titude des lignes dessinées sur le damier. lebotte visait beaucoup plus à l'exaspérer qu'à C'est de cette façon très scolaire que tra- ou « Rue de Paris - temps de pluie » est effec- le convaincre. Son tempérament artistique, tout vaille Gustave Caillebotte avant l'exécution tuée avec une pareille rigueur. Il recherche, énergique qu'il fût, était plutôt calme, sa de ses tableaux. Il est à remarquer qu'il des- à la suite de nombreux dessins et croquis, le nature était plutôt appliquée. Ses premiers sine énormément. Toutes ses œuvres sont pré- meilleur positionnement de ses personnages, tableaux — Les Raboteurs de parquet sont du les dessine dans de nombreuses attitudes afin nombre — étaient d'une rare sagesse et les cédées de nombreuses esquisses et de dessins de donner à son ensemble le plus d'exactitude natures mortes auxquelles il s'est complu toute préparatoires sur calque. Ainsi, pour l'exé- et de relief possible. sa vie, sont puissantes, sans outrance aucune cution du tableau « Le Pont de l'Europe », on de couleur. Ses meilleures toiles, et il y en a retrouve un nombre très important de dessins, Toutes ces études préliminaires permettent beaucoup d'excellentes, valent surtout par des esquisses ou ébauches qui lui ont permis de de stabiliser, de créer un ensemble pictural sur notations délicates d'atmosphère, par de subti- construire une perspective réelle comme le fait des thèmes qui sont a priori difficiles à appré- les effets de contre-jour ou de lumières contra- aujourd'hui encore un architecte. hender en un seul regard. riées. Parmi ses études de plein air, les Achevé d'imprimer en avril 1989 sur les presses de la Société des Imprimeries Maury Z.I. Saint-Georges-de-Luzençon 12102 Millau N° d'édition : 212 N° d'imprimeur: D89/13876 C Relié par la Société Industrielle de Reliure et de Cartonnage (SIRC) 10350 Marigny-le-Châtel Dépôt légal : mai 1989 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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